Anabases Traditions et réceptions de l’Antiquité

16 | 2012 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/anabases/3859 DOI : 10.4000/anabases.3859 ISSN : 2256-9421

Éditeur E.R.A.S.M.E.

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2012 ISSN : 1774-4296

Référence électronique Anabases, 16 | 2012 [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2015, consulté le 21 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/anabases/3859 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anabases.3859

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SOMMAIRE

Historiographie et identités culturelles

Jugurtha héros national : jalons sur un itinéraire Jacques Alexandropoulos

La classification des songes de Macrobe en moyen français : continuité, ruptures et déplacements Mireille Demaules

Traditions du patrimoine antique

Henry de Montherlant « entre les deux mondes » : la leçon des manuscrits (I) Pierre Duroisin

Le vol d’Icare, du Roman de la Rose à Christine de Pizan : de la dénonciation de l’orgueil à la défense de la curiositas intellectuelle Jean-Claude Mühlethaler

Charles Garnier et l’histoire du théâtre. À propos du gala de l’Opéra du 26 janvier 1886 Marie Saint Martin

L’Épître aux Pisons d’Horace dans l’Antiquité et au Moyen Âge : prégnance de l’interprétation théorique Robin Glinatsis

Archéologie des savoirs

Un inédit de Michel Foucault : « La Parrêsia ». Note de présentation Henri-Paul Fruchaud et Jean-François Bert

La Parrêsia Michel Foucault

De la philologie à la sociologie : honneur et « capital symbolique » dans la Rome républicaine Mathieu Jacotot

Humanistes et antiquaires. Le De Asse de Guillaume Budé Luigi-Alberto Sanchi

Actualités et débats

Érasme revisité, ou les nouveaux visages du De ratione studii : le LabEX « Structuration des mondes sociaux (SMS) » Corinne Bonnet

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Relire les classiques des sciences de l'Antiquité

Une nouvelle rubrique pour Anabases : relire les classiques des Sciences de l’Antiquité Pascal Payen

Rutilius Namatianus : Jérôme Carcopino avait raison ! Stéphane Ratti

La date et le sens du voyage de Rutilius Namatianus Jérôme Carcopino

L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Archives de savant (11)

L’archivio delle (Berlino) Daniela Summa

Voyages et voyageurs (9)

Regards antiquaires : voyages pittoresques et excursions archéologiques à l’épreuve des visual studies Odile Parsis-Barubé

L'atelier des doctorants (8)

Le péplum, et après ? L’Antiquité dans les récits postmodernes Vivien Bessières

Les mots de l'Antiquité (4)

Les thrillers de Daniel Chavarría, ou la rencontre de l’érudition classique et du polar cubain 1. L’écriture policière : une forme ouverte aux affleurements de la référence antique Magali Soulatges

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Comptes rendus et notes de lecture

Benjamin ACOSTA-HUGHUES, Christophe CUSSET, Yannick DURBEC et Didier PRALON (éd.), Homère revisité. Parodie et humour dans les réécritures homériques Alain Ballabriga

Larissa BONFANTE (éd.), The Barbarians of Ancient Europe. Realities and Interactions Claire Joncheray

William M. CALDER III, Men in Their Books : Studies in the Modern History of Classical Scholarship, Volume II Pascal Payen

Mario CAPASSO (éd.), Hermae. Scholars and Scholarship in Papyrology. II Amedeo Alessandro Raschieri

Angelo COLOMBO, Sylvie PITTIA, Maria Teresa SCHETTINO (dir.), Mémoires d’Italie. Identités, Représentations, Enjeux (Antiquité et Classicisme) Delphine Loupsans

Trevor V. EVANS et Dirk D. OBBINK (éd.), The language of the Papyri Amedeo Alessandro Raschieri

Annick FENET, Documents d’archéologie militante. La mission Foucher en Afghanistan (1922-1925) Corinne Bonnet

Lin FOXHALL, Hans-Joachim GEHRKE, Nino LURAGHI (éd.), Intentional History. Spinning Time in Ancient Greece Pascal Payen

Philip HARDIE and Helen MOORE (éd.), Classical Literary Careers and their Reception Germaine Aujac

Homère, L’Iliade, traduit du grec par Philippe Brunet Cristina Noacco et Adeline Grand-Clément

André LARONDE, Pierre TOUBERT et Jean LECLANT (éd.), Histoire et archéologie méditerranéenne sous Napoléon III Yohann Le Tallec

Francis LARRAN, Le bruit qui vole. Histoire de la rumeur et de la renommée dans la Grèce ancienne Geneviève Hoffmann

Carol C. MATTUSCH, Johann Joachim Winckelmann : Letter and Report on the discoveries at Herculaneum (introduction, traduction et commentaire) Carlamaria Lucci

Jan NELIS, From Ancient to Modern : the Myth of Romanità During the Ventennio Fascista. The Written Imprint of Mussolini’s Cult of the Third Rome Philippe Foro

Wilfried NIPPEL, Liberté antique, liberté moderne. Les fondements de la démocratie de l’Antiquité à nos jours Claudine Leduc

Luke PITCHER, Writing Ancient History. An Introduction to Classical Historiography Pascal Payen

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Francesco PRONTERA, Geografia e storia nella Grecia antica Germaine Aujac

Stéphane RATTI, Polémiques entre païens et chrétiens Amedeo Alessandro Raschieri

Béatrice ROBERT-BOISSIER, Pompéi. Les doubles vies de la cité du Vésuve Philippe Foro

Coline RUIZ DARASSE, Eugenio R. LUJAŃ (éd.), Contacts linguistiques dans l’Occident méditerranéen antique Éric Dieu

Nicolas WIATER, The Ideology of Classicism : Language, History, and Identity in Dionysius of Halicarnassus Germaine Aujac

Amanda WRIGLEY (éd.), Translation, performance, and reception of Greek drama, 1900-1960 : international dialogues Geneviève Hoffmann

XÉNOPHON, L’intégrale de l’œuvre équestre Amélie Perrier

Luba FREEDMAN, The Revival of the Olympian Gods in Renaissance Art Adeline Grand-Clément

Christina S. KRAUS, John MARINCOLA and Christopher PELLING (éd.), Ancient Historiography and its Contexts. Studies in Honour of A. J. Woodman Pascal Payen

Alexandra LIANIERI (éd.), The Western Time of Ancient History. Historiographical Encounters with the Greek and Roman Pasts Hinnerk Bruhns

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Historiographie et identités culturelles

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Jugurtha héros national : jalons sur un itinéraire

Jacques Alexandropoulos

1 Dans un long article intitulé « De l’éternel Méditerranéen à l’éternel Jugurtha », paru en 19821, Jean Déjeux revient sur le rôle et l’affrontement des différents « mythes et contre-mythes » créés par les colonisateurs et les colonisés autour de la question algérienne. Au thème de l’éternel Méditerranéen latin d’un Louis Bertrand vient s’opposer celui de l’éternel Jugurtha berbère de Jean Amrouche. J. Déjeux expose ainsi, en spécialiste des littératures maghrébines contemporaines, la dialectique de cet affrontement. La richesse de ce travail suggère aussitôt à l’antiquisant de prolonger à sa façon la réflexion en reliant le mythe contemporain à ses sources antiques par un retour sur l’itinéraire de Jugurtha héros national, depuis le texte fondateur de Salluste jusqu’aux réélaborations contemporaines les plus achevées, celle de Jean Amrouche en 1943 et de Mohammed Chérif Sahli en 1946. S’il ne peut s’agir, compte tenu de l’extrême richesse du thème, que de quelques sondages dans le vaste champ d’études de la récupération coloniale et postcoloniale de l’Antiquité, au moins cela servira-t-il à mettre en évidence un cas de particulière efficience de l’idéologie coloniale appuyée sur l’autorité des Anciens ainsi que de la réaction suscitée en retour.

2 Les origines de la guerre de Jugurtha remontent à la querelle de succession ouverte par la mort du roi numide Micipsa en 118 av. J.-C. Trois princes briguent le trône, les deux fils du roi, Adherbal et Hiempsal, et un neveu de naissance illégitime mais beaucoup plus talentueux, Jugurtha, qui élimine les deux autres par la ruse et la violence. Corrompue par Jugurtha, l’aristocratie romaine se cantonne dans une « neutralité » favorable à ce dernier, jusqu’au moment où le prince commet l’erreur de massacrer des commerçants italiens. La plèbe de Rome pousse alors à la guerre, une longue et dure guerre de six ans au bout de laquelle Jugurtha est capturé par traîtrise et livré à Marius par le roi de Maurétanie, Bocchus. C’est un peu plus d’une soixantaine d’années après la fin de la guerre que Salluste rédige l’ouvrage qui constitue quasiment notre seule source sur le prince numide2. En ce sens il est bien le créateur absolu de Jugurtha ; c’est lui qui en construit le personnage sans que nous ayons la possibilité, sauf découverte archéologique révolutionnaire, d’en dresser un contre-portrait à partir de sources

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internes. Nous en sommes réduits à suivre le regard de Salluste avec comme seules défenses celles de la critique des textes. On remarquera que Jugurtha est, de ce point de vue et malgré les apparences, le plus mal loti des grands souverains berbères. En effet, s’il est le seul à bénéficier d’une quasi-biographie quasi-contemporaine, il n’a en revanche laissé, contrairement aux autres, aucun discours propre. On entend par discours propre, sinon des écrits qui nous seraient miraculeusement parvenus, du moins des inscriptions ou des émissions monétaires qui, correctement interprétées, pourraient nous permettre de reconstituer un tant soit peu son message politique. Or, curieusement, Jugurtha, quoi qu’on ait pu en dire, ne nous a laissé aucune émission monétaire comme nous le verrons plus loin. Salluste constitue donc bien l’alpha et l’oméga de nos sources. 3 Or le Bellum iugurthinum présente des singularités souvent relevées, qui compliquent particulièrement le travail d’approche de Jugurtha par l’historien et facilitent d’autant la construction du mythe. Ainsi, la chronologie de la guerre reste très obscure dans le détail. Certes, nous connaissons les commandants en chef successifs du « corps expéditionnaire » romain, en pouvant reconstituer, mais non pas grâce à Salluste, les dates approximatives de leur entrée en fonctions. Mais, au-delà de ces cadres très généraux, la chronologie des épisodes n’est pas indiquée, et la seule date précise que Salluste nous donne est erronée3. C’est donc d’un flou chronologique particulier qu’émergent d’autant plus vigoureusement les épisodes de combat et l’image des personnages-clefs : Jugurtha lui-même, Métellus, Marius et les membres éminents de l’aristocratie romaine. 4 Si le temps reste approximatif dans l’œuvre de Salluste, il en va de même de l’espace. Où s’est déroulée la guerre de Jugurtha ? R. Syme rappelle que l’on ne peut relever dans le récit, pour six années de campagne, que neuf indications de villes et trois de fleuves, et encore certaines d’entre elles sont-elles pour nous impossibles à localiser ou très discutées4. Reste-t-il au moins un cadre général ? Ce dernier même demeure imprécis au point que le Bellum iugurthinum a pu donner lieu à un essai déconcertant de recomposition drastique de nos conceptions géographiques de l’Afrique antique. L’archiviste A. Berthier, établi à Constantine et de ce fait sensible aux réalités géographiques locales, s’était attaché à reprendre les difficultés posées par la géographie de Salluste. Ainsi, la ville de Cirta (Constantine), ce nid d’aigle qui domine les légendaires gorges du Rhummel, semble présentée comme une ville de plaine5. Il en va de même de Zama, récemment identifiée à l’actuelle Jama 6. Par ailleurs, certains déplacements de troupes romaines, tels qu’ils sont décrits par Salluste, déroutent le lecteur : ainsi lorsque l’auteur juxtapose quasiment la prise d’une ville du sud tunisien et l’attaque d’un fortin que l’on devrait situer aux actuels confins algéro-marocains. S. Gsell en avait été réduit à supposer que Salluste avait négligé d’indiquer qu’un hiver s’est écoulé entre les deux faits7 ! On sait que tout cela a amené A. Berthier à proposer une redéfinition drastique de termes aussi généraux que ceux de « Numidie » ou de « Maurétanie8 ». La Maurétanie se trouve ramenée du Maroc actuel à l’Aurès, et le terme « Numidie », au lieu de recouvrir l’essentiel de l’Algérie contemporaine, ne désignerait plus que le nord-ouest tunisien. La guerre de Jugurtha ne se serait plus déployée sur la majeure partie du Maghreb, mais uniquement dans une zone territoriale comprise entre Constantine et l’Aurès en Algérie, Le Kef et Gafsa en Tunisie. Ces théories ont été plus que fraîchement accueillies, donnant lieu à de sévères mises au point. Ce que l’on retiendra de la querelle, c’est le flou exemplaire de la géographie de Salluste, aussi remarquable que son imprécision chronologique. Et cela quoi qu’en

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ait pensé notre historien, qui jugeait en avoir assez dit sur ce point pour l’édification de son lecteur9. Jugurtha est donc capable de se mouvoir hors de certaines contraintes de l’espace et du temps. Seuls comptent son caractère et son action. 5 Toutes ces imprécisions font ressortir par contrecoup la vigueur des portraits sallustéens, et Jugurtha est dépeint avec une puissance souvent notée10. Cela étant, de quelle manière la construction du personnage par Salluste prépare-t-elle l’avènement futur du héros national ? 6 Jugurtha relève, comme son entourage et sa région d’origine, d’un ensemble de stéréotypes liés aux barbares africains, habituels dans l’historiographie romaine et largement connus. Chez Salluste, bien des traits du caractère africain peuvent se résumer dans le terme latin de mobilitas11. Ce mot revient souvent dans le texte, avec ses synonymes et dérivés pour désigner aussi bien certains aspects du caractère de Jugurtha que des Numides en général. Cette « mobilité » qui apparaît comme la caractéristique essentielle du Numide dont Jugurtha devient l’incarnation, peut signifier agilité d’esprit, adaptation, souplesse, mais aussi désorganisation, versatilité, instabilité, ruse et déloyauté. Sur le plan de l’action, elle explique une rapidité exceptionnelle du roi et des Numides, leur capacité à se jouer de l’armée romaine, à apparaître et à disparaître dans un milieu naturel et humain complice. Au plan de la civilisation, elle rejoint l’idée de nomadisme par opposition au système de la cité où peut s’épanouir la constantia romaine. Elle participe ainsi de l’essence même de l’Africain dont elle fait pour le conquérant un être insaisissable dans son mode de fonctionnement et comme objet de conquête. Et de fait, c’est par la versatilité et la ruse d’un autre Africain, le roi Bocchus de Maurétanie, que Rome aura raison de Jugurtha. L’Afrique, au bout du compte, s’est prise au piège de sa propre mobilitas ! Cette perspective essentialiste est la contribution de Salluste à la fondation de l’imaginaire collectif de la conquête romaine, qui annonce l’établissement du nouvel ordre impérial augustéen12. Sa contribution aussi et du même coup, à plus long terme et par analogie, à la formation de l’imaginaire impérial et colonial français contemporain. 7 Mais à plus longue échéance encore, et selon d’autres modalités que nous verrons, Salluste a préparé aussi le Jugurtha du nationalisme algérien. Et sur ce point, on fait évidemment le rapprochement entre ce héros sur-caractérisé et un Vercingétorix créé dans des conditions assez similaires et littérairement quasi contemporaines, par un conquérant dont le récit est guidé par des considérations de politique purement romaine13. Comme Vercingétorix, Jugurtha a connu le succès, puis, tout aussi importante, la défaite. On sait que les héros nationaux sont souvent des vaincus dans la mesure où la défaite même joue un rôle fondateur dans la construction des identités nationales. S’y référer permet de prouver l’existence de la communauté nationale avant même sa reconnaissance officielle, tout en expliquant par la lutte de libération nationale le long temps qui peut s’écouler jusqu’à l’avènement de l’État-nation correspondant14. 8 Après avoir souligné en quoi le récit de Salluste offrait une matière de choix pour une récupération mythique contemporaine, on peut rappeler certains des écarts entre ces mythes aboutis et la source romaine. Et d’abord, l’Afrique n’est pas la préoccupation première de Salluste. 9 L’historien l’indique nettement au début de son ouvrage. S’il raconte cette guerre, c’est « d’abord qu’elle fut rude et acharnée, mêlée de succès et de revers, ensuite parce que c’est alors pour la première fois qu’on osa marcher contre l’insolence de la noblesse15 ».

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La hiérarchisation des deux points d’intérêt est claire. Il y a, certes, les péripéties de l’événementiel, et c’est là la part proprement africaine de l’ouvrage. Quelle qu’en soit l’importance pour la conscience impériale romaine, l’essentiel reste, pour le césarien jadis engagé dans la politique qu’était Salluste, le rôle de ce conflit dans l’engrenage qui a mené au cataclysme des guerres civiles. Elles sont loin d’être terminées lorsque Salluste écrit, et c’est là une préoccupation essentielle, qui nourrit sa réflexion d’historien et son légendaire « pessimisme ». L’Afrique n’est donc pas sa préoccupation première, et cela nous invite à relativiser d’autant plus certains aspects de son Jugurtha. Celui-ci n’est pas qu’un prince numide, mais aussi une sorte de double de Catilina. Il est, comme lui, à la fois proche et loin du pouvoir, doté de qualités exceptionnelles qu’il dévoie en prenant des chemins de traverse. Les deux personnages rappellent tous ceux qui, par leur course au pouvoir, mènent leur communauté à une lutte fratricide. Cette perspective proprement romaine est évidement sans intérêt pour la construction des mythes contemporains, mais elle pointe l’écart entre le mythe et sa source antique, et met ainsi d’autant mieux en valeur l’accentuation qu’il effectue sur un autre point, celui de la critique de l’impérialisme romain. 10 On voit en effet, chez Salluste, Jugurtha lancer des invectives contre l’expansion militaire de Rome16. Ce passage fait écho à un autre texte sallustéen plus développé et célèbre : la lettre de Mithridate au roi des Parthes, qui se présente comme un réquisitoire en règle contre l’impérialisme romain. Nul doute que cette page du Bellum iugurthinum ait contribué à donner à Jugurtha sa stature de héros national, mais le lien entre les deux passages montre, comme on le sait, qu’il faut plus y voir un « topos » et une attaque répétée de Salluste contre la gestion de la conquête par l’oligarchie sénatoriale qu’une véritable critique de l’expansionnisme romain reproduisant un authentique discours de Jugurtha. Le roi ne fait ici que prêter sa voix aux critiques de l’historien romain17. Il n’en reste pas moins que Salluste en fait dire assez à son Jugurtha pour le promettre à un bel avenir de champion de la liberté numide. 11 La fécondité du personnage sallustéen dans la perspective d’une construction mythique et d’une récupération analogique se trouve donc à la confluence de plusieurs éléments. Donné par Salluste comme l’incarnation du caractère numide, il constitue d’abord un archétype qui servira plus tard d’assise au stéréotype colonial du Berbère. Il est d’autre part vaincu après une guerre acharnée contre les futurs maîtres de l’Afrique du Nord, les Romains, dont se réclameront ensuite les conquérants français du Maghreb. Par ailleurs, son épopée, du fait de Salluste, jaillit comme une brusque et violente lumière, d’un contexte historique africain qui reste très obscur. Installé enfin par un conteur exceptionnel en plein centre d’un récit à la fois imprécis et haut en couleur, il reçoit du génie littéraire de Salluste un surcroît de force. Car on a maintes fois souligné, chez notre historien, une puissance de plume, des capacités de mise en scène des personnages, de suggestion des situations et des paysages qui relèvent d’un art consommé du récit18. Une narration qui reste par ailleurs, et cela lui donne encore plus de force, notre seule source sur le sujet19. 12 Mais quand et comment donc Jugurtha devient-il véritablement un héros national ? Sa « consécration » en ce sens n’attend pas en fait la lutte des partis nationalistes maghrébins pour l’indépendance et ne vient pas des milieux colonisés. On peut en trouver une première étape l’année même de la conquête de l’Algérie, dans un cours prononcé par Michelet à l’École Normale Supérieure en 1829-1830 et qui deviendra l’ Histoire romaine, publiée en 1831.

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13 Michelet introduit, sans surprise, la lecture révolutionnaire et nationale du héros. Il ne consacre que quelques pages à Jugurtha, dans lesquelles la part belle est faite, comme chez Salluste, aux aspects proprement romains de l’épisode. Néanmoins, il en dit bien assez sur Jugurtha pour que nous puissions aussitôt saisir la distorsion qu’il fait subir à sa source latine en inversant la hiérarchie des buts de guerre du roi. Chez Salluste, le prince écarté a priori de la succession par sa naissance illégitime cherche avant tout le pouvoir suprême en Numidie ; c’est en second lieu seulement, comme argument mobilisateur, qu’il utilise dans un discours le thème de la défense de la liberté contre Rome qui permet surtout à Salluste de charger l’aristocratie romaine. Michelet inverse l’ordre des priorités et l’annonce d’ailleurs d’emblée : « On a regardé Jugurtha comme un usurpateur, il aurait fallu s’informer d’abord s’il existait une loi d’hérédité dans les déserts de Numidie… Les Numides pensèrent que la volonté d’un mort ne pouvait prévaloir sur le droit de la nation20. » La lutte prend alors une tournure essentiellement nationale. Lorsque Jugurtha élimine son frère Adherbal, il supprime le « candidat antinational » qui constitue « le dernier obstacle à l’unité de la Numidie ». Il est le « vrai Numide désigné au trône par la voix des Numides », et donc titulaire d’une double légitimité, celle d’incarnation de son peuple et de candidat désigné en quelque sorte par le suffrage universel. Rien d’étonnant donc à ce que, semblables aux Français de l’An II, les Numides face à un ennemi pratiquant « une guerre d’extermination » et venant « égorger dans toutes les villes tous les mâles en âge de puberté », se dressent pour « soutenir avec une héroïque obstination le chef qu’ils s’étaient donné ». Les références nationales et révolutionnaires orientent ici la relecture du texte de Salluste, modifiant le sens de la lutte de Jugurtha, et par là-même la stature du personnage dont le combat personnel pour le trône de Numidie devient lutte nationale contre l’envahisseur romain à l’image de ce qui s’écrivait alors pour la Gaule21. 14 Il reste, par les vertus de l’analogie, à revivifier, réactualiser ce héros, à achever de le « nationaliser » en lui trouvant un double contemporain22. Il faut pour cela une méthode et le double en question. En ce qui concerne la méthode, l’historiographie coloniale à ses débuts approche le personnage de Jugurtha dans la tradition bien connue de fidélité absolue à la lettre des textes anciens, illustrée entre autres par le mot de Fustel de Coulanges : « Le meilleur des historiens est celui qui se tient le plus près des textes, qui n’écrit et même ne pense que d’après eux23. » Cette attitude, qui recoupe le souci du Ministère de la Guerre de s’appuyer sur l’expérience des Anciens pour conquérir et coloniser l’Algérie, amène à déchiffrer les réalités contemporaines à travers le regard de ces autorités, jusqu’à fusionner dans l’écriture les mots de jadis et ceux du moment, dans une clarification et légitimation réciproques du passé et du présent. Il s’agit dès lors et par ce biais, pour toute une lignée d’historiens comme S. Gsell, de prouver, outre la validité de leur discours scientifique, leur fidélité à la culture classique dont ils sont les héritiers, les représentants et les maîtres d’application dans l’œuvre en cours en terre coloniale. Il en sortira une vision de Jugurtha et des Africains, antiques comme contemporains, très proche du stéréotype du Numide tel qu’il apparaît chez Salluste : mobile, versatile, rusé, déloyal, désorganisé et cruel24. Tite-Live y rajoutait une sensualité immodérée25. On retrouve alors le Maghrébin intemporel dans le rôle de l’individu éternellement à civiliser par le non moins éternel civilisateur latin. Tout cela avec le risque évident, si l’on réunit cette approche avec celle de Michelet, d’offrir une construction idéologique parfaite aux mouvements nationalistes26.

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15 Le double contemporain du roi numide s’impose assez rapidement, et la version en partie commune aux coloniaux et aux nationalistes, du Jugurtha « héros national » de Michelet et archétype colonial du Berbère intemporel, s’achève par sa superposition avec Abdelkader. Lorsque Michelet décrit Jugurtha, il le dépeint comme « ardent et intrépide » et surtout comme « le meilleur cavalier d’Afrique, le plus ardent chasseur, toujours le premier à frapper le lion27 ». Cette imagerie qui reprend celle de Salluste28, et liée par ailleurs à celle du souverain hellénistique et d’Alexandre le Grand, en annonce de nouvelles : celles du « cavalier d’Afrique », du « chasseur d’Afrique » et du chasseur de lion en Afrique, intimement liées à la conquête de l’Algérie dans la vision romantique qu’en avaient certains cercles d’officiers français, ce que Jacques Berque appelait « le romantisme des bureaux arabes29 ». C’est dans ces cercles que naît l’image d’un affrontement chevaleresque entre Abdelkader et les généraux français, cercles cultivés qui ont tôt fait de conférer à cet affrontement ses lettres de noblesse en effectuant le parallèle avec la guerre de Jugurtha. Dès 1843 le maréchal Bugeaud lui- même parlait du chef algérien comme « d’un homme de génie que l’histoire doit placer à côté de Jugurtha30 ». On pourrait citer de nombreux autres exemples31. Jugurtha a désormais repris vie, s’est réincarné, effectuant une médiation entre les époques, au moins du côté du colonisateur pour l’instant. 16 Le Jugurtha ainsi recréé aux débuts de la colonisation ne peut pas être exempt des ambiguïtés liées à sa constitution. Ses aspects nationaux et emblématiques peuvent bien servir le colonisateur si l’on considère qu’en se soumettant, son successeur Abdelkader confie sa nation à l’ordre français reconnu comme porteur d’avenir ; il se retourne évidemment contre la France si l’on perçoit la résistance de l’émir comme justifiée face à une armée qui n’a rien à faire en Algérie32. Cette ambiguïté, qui permettra sa récupération nationaliste sous des modalités que nous verrons, se retrouve parfaitement, par exemple, dans le fameux poème de Rimbaud, écrit en 187033. Abdelkader n’y est pas directement nommé, mais il se profile derrière l’évocation de son descendant, « ce nouveau Jugurtha » qui, s’il « croupit, enchaîné, dans une indigne prison », avait auparavant exhorté à défendre la nation et la patrie afin que « le Français ne déshonore plus les rivages arabes ». L’enthousiasme national du héros reçoit sa force de celui de Rimbaud, et la strophe finale, lui recommandant de s’abandonner à la générosité de la France, n’en paraît que plus décalée, avec le recul du temps, au regard de l’exaltation patriotique précédente34. 17 Néanmoins, dans cette perspective ambiguë, ce Jugurtha-Abdelkader qui s’est enfin soumis, lui, à la différence du personnage sallustéen, peut aussi devenir, chez le colonisateur, un support à la construction de l’imaginaire collectif d’une « nation » qui accède à l’existence, si l’on peut entendre ainsi l’utopie parfois entretenue de plusieurs communautés enfin réunies en Algérie sous la haute autorité de la France, héritière de Rome. Le Jugurtha des nationalistes algériens est-il plus univoque ? Et quels liens entretient-il avec le précédent et avec le modèle antique ? 18 C’est, bien entendu, L’éternel Jugurtha de Jean Amrouche, rédigé en plusieurs étapes de 1943 à 1946, et publié cette même année dans la revue L’Arche, qui constitue l’étape décisive de la carrière contemporaine du personnage de Salluste, élargissant l’utilisation aux milieux colonisés35. L’essai se présente comme une réfutation du stéréotype du berbère, non pas en le niant, purement et simplement, mais en retournant positivement les défauts qu’on lui imputait.

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19 Jusqu’ici, la charge symbolique double de Jugurtha comme représentant de l’éternel Numide et comme opposant irréductible à la conquête n’avait été définie et utilisée que par le colonisateur pour illustrer d’une certaine manière la vocation du Berbère à subir le joug civilisateur et les obstacles que l’on allait rencontrer en chemin. La réflexion ambivalente sur Jugurtha n’était en fait que le monologue d’un conquérant qui s’interrogeait avec les outils intellectuels dont il disposait sur la nature et les chances de sa mission. Désormais, le mythe allait migrer d’un camp vers l’autre, avec un premier acte où la double identité de Jean Amrouche assume les personnages des deux adversaires à la fois. Berbère par sa naissance et sa langue maternelle mais de confession chrétienne, normalien, professeur de lettres et poète français autant que berbère, Amrouche algérianise le mythe avec toutes les ambiguïtés liées à sa propre pluralité identitaire. C’est pourquoi ce dialogue prend tout au long la forme d’une interrogation douloureuse sur la berbérité, une interrogation porteuse des ruptures de la double identité d’Amrouche irrémédiablement imprégné d’une culture classique qui l’oblige à assumer l’archétype du Numide sallustéen, et vivant par ailleurs comme un espoir celui de l’irréductible Jugurtha. Il est trop proche des auteurs latins pour évacuer d’un trait de plume l’archétype antique et limiter désormais Jugurtha, comme le fera l’idéologie nationaliste ultérieure, à une préfiguration des maquis algériens. Encore comme intimidé face à l’archétype dominant du Berbère, il hésite entre explication, autojustification et avertissement en demi-teinte, mais tout cela en maintenant toujours son discours au sein des catégories culturelles latino-françaises. 20 Quelles sont, en effet, ses références ? D’abord Salluste, bien sûr, et en ce sens, l’admirateur de la culture latine qu’était Amrouche n’avait pas encore coupé le mythe de sa source. Mais outre Salluste, le vocabulaire utilisé par Amrouche, certaines tournures de phrase montrent l’utilisation directe, ou presque directe si l’on considère qu’elles avaient fini par constituer une sorte de vulgate, des réflexions que Paul Monceaux avait exprimées sur le tempérament des auteurs latins d’Afrique en 189436 et des analyses que Stéphane Gsell mettait en conclusion des deux volumes consacrées aux Berbères dans son Histoire ancienne de l’Afrique du Nord en 1925 37. « Je suppose, pour plus de commodité, qu’il existe un génie africain » : ainsi débute Amrouche en écho à divers sous-titres de Monceaux, « Le génie africain et l’éducation classique » ou « Les éléments du génie africain ». Une analyse plus détaillée montre que ces « éléments » définis par Monceaux se retrouvent chez Amrouche : emphase, enflure, passion, goût de la joute, tentation de l’absolu, démesure, ivresse des images brillantes38. Les critères mêmes qui définissent de manière globalement positive l’auteur africain chez Monceaux font une partie essentielle de l’âme berbère chez Amrouche. Il faut se tourner vers Gsell pour trouver le complément négatif de la description : caractère insaisissable, indiscipliné, apte au chaos, démesuré en tout et en particulier dans sa sensualité, cyclothymique, fuyant et faux, revêtant tour à tour comme des masques les traits de civilisation des divers conquérants. Les tournures de phrase utilisées par Amrouche renvoient aussi bien à Monceaux qu’à Gsell lorsqu’elles transforment l’exposé en un « manuel d’utilisation » du Berbère par le conquérant : « Ne confondez pas cette inactivité… avec la… paresse » ; « si l’on ménage son amour-propre… on peut obtenir de lui… jusqu’au dévouement le plus passionné » ; « Soyez éloquent, pressez-le de paroles émouvantes et obtenez de lui qu’il se range à votre avis39 ». Dans ce manuel, Amrouche lui-même hésite à se situer comme le montre le jeu des pronoms nous/vous : « Nous voici affrontés au masque premier : le visage nu de Jugurtha… c’est à lui que vous avez affaire40. » C’est là une des dernières tentatives d’en faire un héros collectif

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pour une Algérie commune, mais la disjonction se profile. Si Amrouche a puisé ainsi à deux œuvres incontournables d’un historien et d’un spécialiste d’histoire littéraire qui furent les plus grands du moment, il n’a sans doute pas besoin de leur truchement dans ses recours aux Anciens pour ses réflexions sur la « mauvaise foi punique41 » et pas davantage pour approcher deux autres aspects importants de son Jugurtha. Son passage sur la superstition et la magie au Maghreb montre qu’il a bien en tête l’auteur ancien considéré comme l’Africain par excellence, Apulée, et son héros Lucius métamorphosé en âne, victime de sa curiosité pour la magie42. Mais surtout, l’image qu’il donne d’un Berbère en perpétuelle métamorphose civilisationnelle, insaisissable dans son goût du mouvement de la vie, fasciné avant tout par le brillant et l’éclat des mots et des choses, rejoint une définition du baroque par les thèmes de Protée et du Paon que l’on a pu proposer43. Or ce que G. Picard suggère d’appeler le « baroque africain » reste l’une des expressions privilégiées des spécificités culturelles de l’Afrique romaine et Apulée, revendiqué comme modèle par les écrivains africains ultérieurs, en constitue pour la région l’exemple littéraire par excellence. Sans le dire explicitement, mais en tournant autour de la notion, Amrouche perçoit le Berbère comme une éternelle métamorphose qui s’adapte aux mouvances infinies de la vie44 et en ce sens on peut considérer que sa vision est fondamentalement celle d’un écrivain « latin » du Maghreb pour qui Apulée reste à travers le temps le grand ancêtre. Quant à la quête tourmentée de l’absolu, elle caractérise tout autant les autres grands Africains que sont Tertullien et saint Augustin que le Jugurtha d’Amrouche. 21 C’est ici l’Amrouche « latin » qui tente de réconcilier le Berbère avec le stéréotype du Numide, issu des textes anciens et utilisé par le conquérant français pour justifier sa présence. La mobilitas berbère n’est plus incohérence, versatilité et indiscipline, mais fidélité à soi-même en une constante adaptation aux mouvements de la vie. 22 Outre ce mythe de Jugurtha construit par Amrouche, J. Déjeux en étudiait deux autres : celui de l’éternel Méditerranéen chanté par Louis Bertrand et celui de l’éternel Méditerranéen « méditerranéen » (sic) de Gabriel Audisio et Albert Camus. Le premier, le mythe latin, reposait sur l’idée d’une Méditerranée fondamentalement latine, voire romaine45 ; le second, plus universel, renâclant devant l’exclusivisme volontiers raciste et certains aspects régimentaires du mythe latino-latin lui préférait l’image d’un Ulysse cosmopolite et voyageur, d’un héros profondément sensuel, fils du soleil et de la Méditerranée, homme à deux visages, voire contradictoire, Janus, homo duplex46. 23 Ces deux mythes s’enracinaient dans la culture antique et on remarquera qu’en ce sens l’éternel Jugurtha d’Amrouche fait de même. Sur ce point les trois mythes sont parents et c’est d’un même fond culturel qu’émergent les divers héros. On peut même dire que c’est de Louis Bertrand que l’éternel Jugurtha est de ce point de vue le plus proche par ses sources essentiellement latines. Et c’est du sein même de cette perspective latine, et donc coloniale compte tenu de l’époque, qu’Amrouche présente la défense et les revendications de son Jugurtha. 24 Rien d’étonnant dès lors, si l’autre stéréotype constitutif de son mythe, celui de Jugurtha-héros national revendicatif s’exprime de manière aussi timide. Amrouche se limite à des recommandations modérées de reconnaissance du besoin de dignité, d’égalité et de liberté qui émanent du Berbère. Comme l’indique Déjeux : « On ne peut pas ne pas constater que l’auteur ne parle jamais de la conjoncture politique, du “colonialisme47”. » Il en cherche ensuite les raisons : « mystification » ? « Mythe- opium » ? Pour conclure que compte tenu de son assimilation, Amrouche ne peut

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proposer aux Berbères qu’un dépassement de soi vers la pensée et la technique occidentales et il y voit une limite du Jugurtha d’Amrouche qui ne peut être, dès lors, que partiellement mobilisateur dans la perspective du nationalisme algérien. Il suggère une autre raison à cette faiblesse à partir du témoignage de personnalités qui ont connu Amrouche, Armand Guibert et Jean Daniel : « Son héros, tel qu’il le décrit, n’est guère “positif”. Peut-être cela découle-t-il du fait que l’auteur est parti non d’une belle idée, mais d’un homme concret, lui-même, plus vrai que le portrait d’un ancêtre purement imaginé48. » Le mythe deviendrait alors plus personnel que collectif. Les deux raisons alléguées par Déjeux, assimilation et projection personnelle, sont sans doute exactes, mais elles montrent surtout à quel point le recours à l’Antiquité par l’idéologie coloniale fut efficient. Amrouche a parfaitement intériorisé comme image de lui-même celle d’un Africain vaincu et largement négatif, issue de l’Antiquité, et dont le devenir ne peut se trouver que dans un dépassement de soi en direction de la francisation, comme l’Africain s’était accompli dans la romanisation. On comprend d’autant mieux sa violente réaction contre lui-même exprimée en 1959 dans ses carnets : « J’apprenais à vivre à la manière de mes maîtres, de qui j’avais fait miens les héros, les fables, les chansons et le langage… Un mimétisme de corps et d’esprit, qu’on reconnaît volontiers à ceux de ma race comme une disposition native particulière m’aidait dans ma tentative d’enracinement en une patrie distincte de ma patrie naturelle49. » Rien d’étonnant non plus à la méfiance que l’histoire nationaliste maghrébine manifeste parfois à l’égard de l’histoire ancienne50. L’image d’un Amrouche prisonnier de ses stéréotypes et déjà largement engagé dans le métissage culturel par le biais de la culture classique montrait qu’il existait bien là une séduction et un danger. 25 J. Déjeux note que « d’autres essayistes ou romanciers, engagés dans le combat nationaliste pour l’indépendance, ressusciteront eux aussi l’ancêtre mais pour une affirmation radicale de la rupture : Mohamed Chérif Sahli et Henri Kréa51 ». La radicalisation vient évidemment de l’avancée de la lutte pour l’indépendance. Et la rupture vient de la sélection, parmi les deux composantes du mythe, du seul élément nationaliste, largement étranger au Jugurtha latin de Salluste. On abandonnait l’image d’origine romaine autrefois principale, la perception antique du Numide, intériorisée par Amrouche et qui lui avait inspiré son Jugurtha. La colonisation avait suscité la nation algérienne, avait fourni par le biais de sa propre réception de l’Antiquité un héros national correspondant. Il restait en effet à en achever la réappropriation algérienne. 26 On reviendra donc rapidement, pour achever cet itinéraire de notre héros, sur Le message de Yougourtha de Mohamed Cherif Sahli, publié en 1947 comme « un livre de combat » destiné à « montrer que la liberté avait dans notre pays des racines… profondes ; (montrer) le dur et inévitable chemin de la lutte armée qu’avaient emprunté tant de générations et qu’allaient emprunter de nouveau avec succès les héros du 1er novembre 1954 ; (montrer) la nécessité d’une large union des forces patriotiques… d’une action rationnelle52 ». Le cadre de la récupération du héros est donc clairement indiqué dès le départ. Il rejoint celui qui est fixé par les chartes nationales successives du peuple algérien après l’indépendance : « Charte d’Alger » de 1964, puis chartes de 1976 et 198653, à travers lesquelles on voit que Jugurtha constitue le symbole de l’éternelle résistance algérienne à l’impérialisme, renforçant la dynamique téléologique de l’histoire nationale. L’ouvrage de Sahli commence par revisiter l’histoire ancienne de l’Afrique du Nord avant Jugurtha. On y retrouve la perspective dominante de l’historiographie algérienne qui perçoit la nation comme une

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proie éternellement convoitée par des impérialismes successifs qui profitent des divisions de la société berbère. L’histoire algérienne est en fait une longue et tragique résistance au fil du temps, dont Jugurtha est donc l’initiateur et qui culmine avec la révolte de novembre 1954. Dans cette évocation d’une quarantaine de pages, la moitié de l’ouvrage, la phraséologie contemporaine est systématiquement appliquée à l’Antiquité : Carthage devient « un cancer impérialiste au flanc du Maghreb » et les révoltés de « la Guerre des Mercenaires » sont qualifiés de « patriotes tunisiens ». 27 Mais que reste-t-il de Salluste dans la suite de l’essai de Sahli, lorsqu’il évoque l’épopée de son héros ? Juste une trame événementielle et deux citations textuelles un peu longues de l’auteur latin pour évoquer la description physique et morale de Jugurtha puis un assaut victorieux des Numides devant Zama54. Il serait par ailleurs bien difficile de retrouver après Sahli dans le texte sallustéen la phrase qui indiquerait que « les Numides ne peuvent être enchaînés ni par la crainte ni par les bienfaits » ! Le reste est une reprise de l’événementiel à travers le prisme de l’analogie avec l’histoire contemporaine. Ainsi Jugurtha se voit-il attribuer par Rome « la province d’Oranie et l’Algérois55 ». Plus tard, le Numide demande l’assistance de Bocchus « roi du Maroc », mais « l’armée maghrébine (Algériens et Marocains réunis) » est vaincue. Suit la « trahison » du souverain marocain, « un coup de poignard dans le dos56 », qui évoque clairement l’abandon d’Abd El-Kader par le sultan du Maroc après leur défaite commune de l’Isly, puisque Sahli avait auparavant associé les deux personnages en remarquant : « Que le noble Abd El-Kader, vingt siècles plus tard, imitât son prédécesseur (en demandant l’aide “marocaine”), ce n’était pas une coïncidence57. » 28 Le combat nationaliste s’est ici largement coupé des racines latines, développant son propre Jugurtha. Salluste ne sert plus alors que de trame événementielle pour la construction d’un héros national : « Tombé en pleine lutte (Jugurtha) reste pour nous l’émouvant messager de cette grande espérance du cœur humain, qui se nomme liberté. De génération en génération, de siècle en siècle, son message a été le credo du peuple, le mot d’ordre des patriotes58. » Le rêve d’unité maghrébine sera en fait réalisé par les Almohades qui verront « la fusion du génie arabe et du génie berbère59 ». Cette phrase, comme celle où l’auteur indique que « l’islam est un admirable complément du génie africain60 » résonne, par la reprise du terme de « génie », comme un écho affaibli de l’historiographie coloniale au cœur de l’affirmation d’une identité algérienne arabo- musulmane. 29 Nous terminerons cette étude de la réception contemporaine de Jugurtha sur une allusion à son portrait monétaire. De manière étonnante, ce roi ne nous a laissé aucune effigie, ni même aucune émission à son nom. Cet étrange silence qui contraste avec la force du témoignage de Salluste a suscité l’imagination des numismates et certains lui ont assigné des portraits en déshérence sur des émissions difficiles à attribuer. C’est le cas de Lüdwig Müller, qui en 1870, lui avait donné une effigie maintenant correctement identifiée comme étant celle de Melqart (fig. 1)61.

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Figure 1 (Photo CNGcoins)

30 On utilise plus rarement, dans le même rôle, une pièce d’argent frappée en Espagne durant la deuxième guerre punique, qui montre à l’avers une effigie de Melqart ou d’Hannibal, au revers un cheval et un palmier symboles de Carthage (fig. 2)62.

Figure 2 (Photo CNGcoins)

31 Le premier « portrait de Jugurtha » est encore largement répandu en Algérie, aussi bien dans les travaux d’historiens que dans ceux de vulgarisation ou les manuels scolaires63. Le second est repris sur une émission tunisienne de prestige, surmontant une carte de la Numidie et une balance dont les plateaux portent à gauche la louve romaine et à droite une monnaie de Carthage au palmier (fig. 3).

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Figure 3

32 Jugurtha tient donc la balance du destin entre Rome et l’Afrique, mais une Afrique aux couleurs de Carthage puisque le motif de la monnaie est punique et non numide. La Tunisie se réclame du héros berbère, mais dans un cadre civilisationnel carthaginois qui garantit la spécificité « tunisienne » du héros. Par ailleurs, le plateau « romain » de la balance se trouve à l’ouest, le plateau « punique » à l’est, inversant l’ordre des réalités géographiques au profit d’un ordre symbolique : Rome représente l’Occident et Carthage l’Orient. Au-dessus, Jugurtha semble alors curieusement vouloir tenir un équilibre entre les deux plateaux, à l’image de la politique de Bourguiba qui se voulait « un Jugurtha qui a réussi64 ». Ce qui, après tout, reste fidèle à l’un des aspects paradoxaux de Jugurtha héros national : un certain rôle de médiation, par-delà les récupérations, entre colonisateurs et colonisés. 33 On voit que la rupture effectuée par l’idéologie nationaliste avec les sources littéraires latines et le choix d’un Jugurtha essentiellement national ne supposent évidemment pas que l’on renonce à parer le héros du prestige d’un ancrage antique65. 34 L’attention que nous avons portée à quelques jalons de l’itinéraire de Jugurtha à travers le temps nous ramène en conclusion aux conditions d’une histoire partagée du Maghreb antique. Si on laisse de côté des positions limites selon lesquelles l’Antiquité n’est d’aucun ou que de peu d’intérêt pour la constitution ou la compréhension des identités maghrébines contemporaines, on voit que la récupération analogique a fonctionné aussi bien dans tous les camps idéologiques pour expliquer, légitimer et dénoncer. Le personnage de Jugurtha s’y prêtait particulièrement bien dans la mesure où il avait été créé d’emblée avec assez de précision et de vague à la fois pour servir successivement à la formation de plusieurs imaginaires collectifs successifs liés aux conquêtes impériales comme à la résistance qu’on leur oppose. En l’occurrence, une différence parmi d’autres tient aux sources mises en valeur. L’époque coloniale

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privilégiait le texte antique où elle puisait dans la fidélité à l’écrit un schéma explicatif des lieux et des hommes. La lutte anticoloniale puis l’époque des indépendances se défient de l’autorité du texte vis-à-vis duquel elles prennent leurs distances, n’empruntant que tel ou tel morceau choisi voire un élément largement recréé. On lui préfère une trace interne à la berbérité, un portrait monétaire largement diffusé malgré toutes les incertitudes qu’il comporte sur son authenticité. Outre une suspicion vis-à-vis des écrits de l’adversaire vainqueur, qui ont nourri au fil du temps la culture de son « héritier » colonial, outre une tradition culturelle évidemment plus étrangère au latin, il faut y voir la nécessité d’un symbole tangible, mobilisateur, le besoin de donner un visage à ce Jugurtha afin de pouvoir l’inscrire en tête du martyrologe de l’indépendance algérienne. La disjonction du personnage de Jugurtha, entre celui des textes et le héros essentiellement ramené à un symbole contemporain, accompagne et nourrit l’évolution de Jean Amrouche dont l’identité biculturelle a procédé à l’ultime tentative de conciliation des deux approches. Cette attitude relève peut-être de ce que l’auteur a ensuite regretté comme un inutile asservissement de sa part. Quoi qu’il en soit, ces réceptions différentes et instrumentalisées, si elles n’empêchent pas de belles et fructueuses coopérations archéologiques bilatérales, expliquent peut-être en partie que la dernière histoire « générale » du Maghreb incluant l’Antiquité et rédigée en français par un historien, celle de Ch. A. Julien, soit quasi nonagénaire et arrête son étude à l’année 1830 !

NOTES

1. Dans les Studi maghrebini, volume XIV, 1982, p. 67-162. 2. Pour le texte : Salluste, Catilina, Jugurtha, Fragments des Histoires, éd. A. ERNOUT, Paris, Les Belles Lettres, 1941 ; sur les autres sources, très secondaires, et les conditions de rédaction du texte : S. GSELL, Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, Paris, Hachette, 1913-1928, VII, p. 123-134. 3. Voir déjà Th. MOMMSEN, Histoire romaine, trad. C. A. ALEXANDRE, éd. C. NICOLET, Paris, Laffont, 1985, p. 814, la longue note 1 sur les incertitudes chronologiques dans le B.J., « La chronologie a été négligée plus que de raison ». Même remarque chez S. GSELL, Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, VII, p. 130 : « La chronologie étant sacrifiée ou devant se soumettre aux convenances de la composition » ; R. SYME, Sallust, Berkeley, 1964, traduction P. ROBIN, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 123 sqq. sur la chronologie en général et les problèmes liés à la mention de la date de 109 pour l’attaque de Spurius Albinus. 4. Les neuf villes en question s’entendent en dehors de celles (6) qui apparaissent comme de grands repères connus de tous : Cirta, Hippone, Carthage, Utique, Hadrumète et Leptis. Sur l’imprécision géographique de Salluste dans le B.J. : S. GSELL, Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, p. 124-125 ; R. SYME, Sallust, p. 126 sqq. ; E. TIFFOU, « Salluste et la géographie », Mélanges R. Dion, Caesarodunum, IX bis (1974), p. 151-160 ; et surtout la querelle déclenchée par A. BERTHIER, voir infra. 5. B. J., XXIV, où Salluste indique que Jugurtha entoure la ville d’un fossé et de divers moyens de siège.

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6. B.J., LVII, 1. Sur l’identification : A. FERJAOUI, « Localisation de Zama regia à Jama », Comptes rendus des séances de l’AIBL (2002), vol. 146, n° 3, p. 1003-1017. 7. B.J., XCII ; S. GSELL, Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, VII, p. 235. 8. A. BERTHIER, R. CHARLIER, J. JUILLET, « Le Bellum iugurthinum de Salluste et le problème de Cirta », RSAC 67 (1950-51), p. 1-150 ; repris dans A. BERTHIER, « Note sur l’épigraphie du Kef », RSAC 68 (1953), p. 175-198 ; « Colonia Cirta Sittianorum », RSAC 70 (1957-58-59), p. 91-118 et La Numidie, Paris, Picard, 1981, en particulier p. 71-79. Parmi les réactions résolument défavorables, « Compte rendu de l’ouvrage de MM. Berthier, Juillet et Charlier », RA (1951), XXXVII, p. 248-250 et J. DESANGES, « Compte rendu de l’ouvrage de M. Berthier », REL (1982), p. 570-572. 9. On voit revenir des notations vagues, comme « (Metellus) brûle nombre de forteresses » (LIV, 6) ; « Le consul marche sur les places et les châteaux forts » (LXXXIX, 1) ; « Le consul marche sur d’autres places » (XCII, 3). Et par ailleurs, il conclut un exposé sur la géographie générale de l’Afrique par : « Ces quelques notes sur l’Afrique et ses habitants suffisent aux exigences de mon sujet » (XIX, 8). 10. Voir entre autres les remarques de S. GSELL, Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, VII, p. 130 : « Le Jugurtha est un véritable drame où quelques scènes choisies se détachent en haut-relief, les épisodes intermédiaires étant négligés ou même complètement omis, la chronologie étant sacrifiée ou devant se soumettre aux convenances de la composition, la géographie étant réduite au strict nécessaire pour situer ces scènes dans l’espace. » 11. « Genus Numidarum infidum, ingenio mobili… », (XLVI) ; « … tanta mobilitate sese Numidae gerunt… », (LVI) ; Bocchus : « id simulaveritne… an mobilitate ingeni… », (LXXXIX) ; « … regiae voluntates ut vehementes sic mobiles… », (CXIII). 12. Parmi une très abondante bibliographie, A. MOMIGLIANO, Sagesses barbares. Les limites de l’hellénisation, Paris, Maspero, 1979 ; J.P.V.D. BALSDON, Romans and Aliens, Londres, Duckworth, 1979 ; J.-A. DAUGE, Le Barbare. Recherches sur la conception romaine de la barbarie et de la civilisation, coll. « Latomus », vol. 176, Bruxelles, 1981 ; Michel DUBUISSON, « La vision romaine de l’étranger – Stéréotypes, idéologie et mentalités », www.class.ulg.ac.be/ressources/vision. 13. Ch. AMALVI, De l’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France, Paris, Albin Michel, 1988, p. 53-87 ; Ch. GOUDINEAU, Le dossier Vercingétorix, Arles, Actes Sud/Errance, 2001, première partie : « Naissance, vie et crépuscule d’un mythe » ; M. REDDÉ, « Alésia et la mémoire nationale française », Anabases 9 (2009), p. 13-24. 14. « Une défaite illustre… l’hypothèse de base des nationalismes modernes : l’antériorité logique et chronologique de la nation par rapport à l’État » : J.-P. ALBERT, « Pourquoi les héros nationaux sont-ils souvent des vaincus ? », in P. CABANEL et P. LABORIE éd., Penser la défaite, Toulouse, Privat, 2002, p. 25. 15. B.J., V, 1. 16. B.J., XLIX : « Il (Jugurtha) les (les Numides) encourage, et les conjure de se rappeler leur antique valeur, leur victoire passée, et de défendre leur royaume et leur roi contre l’avarice des Romains. » Voir surtout le discours de Jugurtha au roi Bocchus (LXXXI) : « Les Romains… sont un peuple injuste, d’une cupidité sans bornes, ennemi de tout le genre humain ; ils ont pour lui faire la guerre le même motif qui les a armés contre lui-même et tant d’autres nations, leur besoin de dominer, qui en fait les adversaires de tous les empires. Aujourd’hui c’est lui-même, hier c’étaient les Carthaginois, et le roi Persée, demain ce sera quiconque leur paraîtra le plus riche qui sera leur ennemi » ; à rapprocher de la lettre VI des Epistulae et orationes. 17. Sur ces points, R. SYME, Sallust, p. 204 sqq. et dernièrement E. ADLER, Valorizing the Barbarians : Enemy Speeches in Roman Historiography. Ashley and Peter Larkin series in Greek and Roman culture, Austin, University of Texas Press, 2011. 18. R. SYME, Sallust, p. 127, relève la valeur pittoresque de l’Afrique chez Salluste en s’inquiétant de sa valeur historique : « Salluste présente une peinture de la guerre d’Afrique valable à toute

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époque. Des formules vigoureuses évoquent le désert, le maquis, le terrain inégal, l’ennemi qui se dérobe, la soif et la fatigue, la trahison et le meurtre. En ce domaine les mérites de Salluste sont manifestes et reconnus. Il reste à se demander s’il a mis convenablement en lumière le caractère spécifique de cette guerre : causes, durée et conclusion. » 19. On peut citer ici S. GSELL, Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, VII, p. 122 : « Dans l’obscurité qui enveloppe l’Afrique du Nord entre la destruction de Carthage et la campagne de Jules César, la figure de Jugurtha apparaît, entourée de l’éclat que lui donne l’œuvre célèbre de Salluste. » 20. J. MICHELET, Histoire romaine, éd. P. PETITIER, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 389-394 ; p. 390 pour la citation. 21. On sait que Michelet s’était beaucoup inspiré d’Amédée Thierry (1797-1873) qui, dans son Histoire des Gaulois (1828), insistait à propos de la guerre contre César, sur l’opposition parmi les Gaulois entre un « parti romain » et un « parti national » ; cf. Christian GOUDINEAU, Le dossier Vercingétorix, p. 30 sqq. 22. Voir P. CENTLIVRES, D. FABRE, F. ZONABEND, La fabrique des héros, Collection Ethnologie de la France, cahier 12, Paris, MSH, 1998, et notamment la contribution de D. FABRE, « L’atelier des héros », p. 233-309. 23. Histoire des institutions politiques de la France. La monarchie franque, Paris, Hachette, 1888, p. 33. 24. S. GSELL, Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, VI, p. 274 sqq. 25. Ainsi lorsque Massinissa succombe au charme de Sophonisbe « ut est genus Numidarum in Venerem praeceps » : Histoire romaine, XXX, 12, 18. 26. Jugurtha est entériné comme héros national berbère par l’historiographie coloniale, par des historiens aussi différents que S. GSELL (« Salluste avait raconté la dernière grande lutte des Africains pour l’indépendance nationale »), Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, p. 89, et Ch. A. JULIEN (« Mais les Numides ne perdaient pas le souvenir de l’aguellid qui les avait conduits dans la lutte contre l’impérialisme romain »), Histoire de l’Afrique du Nord, Paris, Payot, 1930, p. 129-130. 27. Histoire romaine, p. 389-390. 28. B.J., VI : « … equitare, jaculari… pleraque tempora in venando agere, leonem atque alias feras primus aut in primis ferire… ». 29. « Cent-vingt-cinq ans de sociologie maghrébine », Annales ESC, 11e année (juillet-septembre 1956), p. 299-301. L. LACROIX, Numidie et Maurétanie, in L’univers pittoresque, Afrique Ancienne, Firmin Didot, 1844, p. 27, parle à propos de Jugurtha, des « brusques évolutions que les anciens admiraient et que nous admirons encore chez les cavaliers africains ». Sur le goût d’Abdelkader pour les chevaux : B. ÉTIENNE, Abdelkader, Paris, Hachette, 1994, p. 67-72. Une passion qu’il partage avec le consul Daumas dont il corrigera le traité d’hippologie ; ibid., p. 141. 30. Cité dans ABDELKADER, Écrits spirituels, Paris, Seuil, 1982, p. 15-16. Pour l’expression de « moderne Jugurtha », voir la lettre de Bugeaud à Thiers du 5 avril 1843, Par L’épée et la charrue. Écrits et discours de Bugeaud, Paris, PUF, 1948, p. 139 : « Tant que nous n’aurons pas réduit à presque rien le moderne Jugurtha… » 31. En 1852, « La complainte d’Abdelkader » reprise par les journaux parle aussi du « moderne Jugurtha » : B. ÉTIENNE, Abdelkader, p. 248. La comparaison devient rapidement une banalité inévitable : « Ainsi finit celui qu’on a appelé justement l’Abdelkader de l’Antiquité » (É. CAT, Histoire de l’Algérie, Alger, Jourdan, 1880, p. 56) ; « Cette guerre nous montre le caractère des indigènes tel que nous le trouverons à toutes les époques, qu’il s’agisse de soutenir Jugurtha, Tacfarinas… ou Abdelkader » (E. MERCIER, Histoire de l’Afrique septentrionale, Paris, Leroux, 1880, I, p. 67). 32. Et cela même si B. ÉTIENNE indique bien par ailleurs la difficulté à trouver un équivalent arabe au concept de « nation » dans le lexique utilisé par l’émir : Abdelkader, p. 120 et 168. Le terme bilad renverrait à la patria latine au sens de lieu des racines ; al-Wa.tan utilisé au XXe siècle avec le sens actuel de « patrie » désignait à l’époque le territoire de la tribu.

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33. Œuvres complètes, Correspondance, Paris, Bouquins, Laffont, 1992, p. 16-21. 34. Sans compter qu’au moment où écrit Rimbaud Abdelkader n’est plus prisonnier depuis longtemps. La grande popularité de l’émir en France même et l’admiration qu’il suscite tiennent en partie à son rôle de héros national : cf. une médaille de Bovy de 1862 à l’effigie de l’émir et portant au revers la mention : ÉMIR DE L’AFRIQUE DU NORD. DÉFENSEUR DE LA NATIONALITE ARABE. JUGURTHA MODERNE/ IL A TENU EN ÉCHEC/ L’UNE DES PLUS PUISSANTES NATIONS/ DE LA TERRE. 35. J. AMROUCHE, L’éternel Jugurtha, consulté ici dans Algérie. Un rêve de fraternité, textes choisis et présentés par G. DUGAS, Paris, Omnibus, 1997, p. 373 sqq. Sur la genèse de l’œuvre, J. DEJEUX, Studi maghrebini, p. 129-131 ; biographie par R. LE BAUT, Jean El-Mouhoub Amrouche, Algérien universel, Paris, Alteredit, 2003, p. 47 pour la formation d’Amrouche. 36. P. MONCEAUX, Les Africains. Étude sur la littérature latine d’Afrique. Les païens, Paris, Lecène et Oudin, 1894. J. Déjeux a noté l’importance des idées de P. Monceaux pour la construction du mythe de G. Audisio, mais curieusement ne l’utilise pas pour expliquer le Jugurtha d’Amrouche. Le thème de l’influence du sol et du climat africain sur le tempérament berbère, utilisé par J. Amrouche (et signalé par J. DÉJEUX, op. cit., p. 129) est largement développé chez P. Monceaux. 37. Cf. supra, note 23. Cette fois, J. Déjeux note des « résonnances » (p. 133) entre S. Gsell et J. Amrouche. Il s’agit de bien plus que cela, d’une véritable réponse à S. Gsell. 38. P. MONCEAUX, Les Africains, chapitre I surtout, puis passim dans le reste de l’ouvrage. 39. J. AMROUCHE, L’éternel Jugurtha, p. 378-379. Pour le style « mode d’emploi » du Berbère à l’usage du conquérant, voir S. GSELL, op. cit. p. 284 : « Il faut que des étrangers viennent imposer à ce peuple l’ordre et la paix… Ils doivent être… ils se résigneront… Ils ne feront pas ; La nation dominante devra… elle invitera… elle trouvera… » ; ou P. MONCEAUX, Les Africains, p. II-III. 40. J. AMROUCHE, L’éternel Jugurtha, p. 375. 41. Ibid., p. 380. 42. Apulée, Métamorphoses ; et Apologie pour sa défense contre une accusation de magie. 43. Sur le baroque africain : G. C. PICARD, La civilisation de l’Afrique Romaine, Paris, Études augustiniennes, 1990, chapitre VI. On emprunte la métaphore de Protée et du Paon à J. ROUSSET, La littérature de l’âge baroque, Paris, Corti, 1953. 44. « Pour Jugurtha, vivre c’est épouser aussi étroitement que possible le mouvement, la durée, c’est rester souple, pour faire face aux circonstances changeantes, qui modifient sans cesse les conditions de l’action », op. cit., p. 381. 45. J. DEJEUX, Studi maghrebini, p. 70 sqq. 46. Ibid., p. 103 sqq. ; G. AUDISIO, Ulysse ou l’intelligence, Paris, Gallimard, 1945. 47. J. DEJEUX, Studi maghrebini, p. 141. 48. Ibid. et p. 136-137 pour l’autoportrait d’Amrouche en Jugurtha. 49. Ibid., p. 143. 50. Méfiance exprimée de manière particulièrement exemplaire par A. LAROUI, L’histoire du Maghreb. Un essai de synthèse, Paris, Maspéro, p. 21 sqq. 51. J. DEJEUX, Studi maghrebini, p. 121-122. 52. M. C SAHLI, Le message de Yougourtha, Alger, En-nahda, 1968 (2e édition), p. 5-7. 53. La Charte d’Alger, édition de la commission centrale d’orientation du FLN, Alger, 1964 ; texte de 1976 et commentaire dans R. LAMBOTTE, Algérie. Naissance d’une société nouvelle, Paris, Éditions sociales, 1976. Jugurtha est « l’initiateur de la résistance à l’impérialisme romain » (1976, p. 83) ; à « la résistance populaire acharnée (contre l’impérialisme) s’attachent des noms tels que celui du véritable héros que fut Jugurtha » (1964, p. 10) ; « Sous la conduite de Jugurtha, le peuple a entrepris de résister à cette tentative de subjugation, et de défendre le patrimoine des ancêtres. Jugurtha s’est attaché à préserver l’unité de l’État et son indépendance et à arracher la Numidie à la tutelle de Rome. La poursuite des années durant de cette résistance face à la plus grande puissance de l’époque témoigne de la cohésion du peuple autour de Jugurtha, de son adhésion

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aux objectifs proclamés visant à la préservation des fondements de l’État et de l’indépendance de la décision. » (1986) 54. M. C SAHLI, Le message de Yougourtha, p. 42 et 57. 55. Ibid., p. 48. 56. Ibid., p. 61. L’analogie était faite par l’historiographie coloniale dès 1880 par E. MERCIER, Histoire de l’Afrique septentrionale, Paris, Leroux, tome 1, p. 40 : « Telle fut la chute du Jugurtha moderne. De même que pour l’ancien, c’est grâce à la coopération du roi de Maurétanie, son ancien allié, qu’elle fut obtenue. » 57. Ibid., p. 62. 58. Ibid., p. 68. 59. Ibid., p. 12 et 76. 60. Ibid, p. 8. 61. L. MÜLLER, Numismatique de l’Ancienne Afrique, Copenhague, 1870, III, p. 34-35. Pour l’identification correcte : G. K. JENKINS, Sylloge Nummorum Graecorum. The Royal Collection of Coins and Medals, Danish National Museum, North Africa, Syrtica-Mauretania, Copenhague, 1969, n° 382-383. Un point de la question par L. I. MANFREDI, Monete puniche, repertorio epigrafico e numismatico, Bolletino di numismatica, monografia 6, 1995, p. 210, répertoire SIB, 5-6. 62. G. K. JENKINS, Sylloge Nummorum Graecorum, n° 295. 63. Deux exemples récents : M. KADDACHE, L’Algérie des Algériens, de la Préhistoire à 1954, Paris, Edif, 2000, p. 54 ; M. A. HADDADOU, Les Berbères célèbres, Alger, Berti, 2003, couverture de l’ouvrage. 64. Cf. notre article « Bourguiba et l’Antiquité : le témoignage des monnaies », Mélanges Robert Sablayrolles (sous presse). 65. Une émission algérienne de 1994 à l’effigie de Jugurtha (C. KRAUSE-C. MISHLER, Standard Catalogue of World’s Coins, 35e édition, 2008, n° 134) reste beaucoup plus sobre : une simple effigie stylisée à partir de l’habituel « portrait de Jugurtha » des monnaies antiques.

RÉSUMÉS

En créant son Jugurtha comme archétype du Numide en éternel mouvement dans un espace et un temps imprécis, Salluste pose les conditions d’une récupération « nationale » officielle du héros après l’indépendance algérienne. Cela suppose néanmoins des relais, dont celui de Michelet qui fait de Jugurtha un champion de l’indépendance berbère à l’époque où les circonstances de la conquête de l’Algérie tendent à rapprocher Jugurtha de son double contemporain Abdelkader. L’analogie permet alors un basculement progressif du personnage de Jugurtha. Pour le colonisateur, il représente l’éternel Numide enfin soumis, comme Abdelkader. Le poète Jean Amrouche, écartelé entre sa culture berbère algérienne et celle de la France, intériorise à la fois le portrait charge de l’éternel Numide et son potentiel de révolte en un dernier avertissement au colonisateur (L’éternel Jugurtha, 1943). La prégnance de la réception « occidentale » de l’Antiquité apparaît ici dans toute sa force. Puis le nationalisme algérien de l’indépendance se réfère dans les chartes nationales algériennes successives à un Jugurtha désormais délesté des défauts numides, ne gardant de ses origines sallustéennes qu’un cadre événementiel emblématique d’un combat contre l’éternel « colonisateur » et ses alliés, comme Bocchus « le Marocain ».

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On creating his Jugurtha as the archetype of the eternally mobile Numid in an indefinite space and time, Sallustius laid the conditions of an official “national” recuperation of the hero after Algeria’s independence. It nevertheless called for relays, among which Michelet’s who made Jugurtha a champion of Berber independence at a time when the circumstances of Algeria’s conquest tended to bring Jugurtha closer to Abdelkader, his double at the time. The analogy made possible a progressive subversion of Jugurtha’s personage. For the colonizer he represented the eternal Numid subdued at last as Abdelkader had been. The poet Jean Amrouche, torn between his Algerian Berber culture and that of France, internalizes both the caricature of the eternal Numid and his capacity for revolt in an ultimate warning to the colonizer (L’Éternel Jugurtha, 1943). The “western” reception of Antiquity here appears in its full strength and meaningfulness. As regards the nationalism of independent Algeria in its successive national charts, it refers to a Jugurtha henceforward relieved of his Numid failings and keeping of his Sallustean origins a bare emblematic framework of struggle against the eternal “colonizer” and his allies, like Bocchus “the Moroccan”.

INDEX

Keywords : Jugurtha, Abdelkader, Amrouche, reception of Antiquity, Maghreb, Numidia, Sallustius, antique Algeria, Berber Mots-clés : Jugurtha, Abdelkader, Amrouche, réception, Antiquité, Maghreb, Numidie, Salluste, Algérie antique, Berbère

AUTEUR

JACQUES ALEXANDROPOULOS

Université de Toulouse II-Le Mirail, PLH-ERASME (EA 4601) [email protected]

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La classification des songes de Macrobe en moyen français : continuité, ruptures et déplacements

Mireille Demaules

1 Pour nommer l’expérience onirique, le français moderne dispose essentiellement de trois substantifs : le plus courant est le mot rêve, le plus littéraire est le mot songe, un peu suranné ; à côté, pour dénommer le mauvais rêve existe le substantif cauchemar. D’une certaine manière, la dénomination n’est pas très riche et nous avons coutume de ranger sous les hyperonymes songe ou rêve, selon le niveau de langue, des expériences très diverses que les Anciens distinguaient par des dénominations propres. Ainsi, il existait dans l’Antiquité grecque et latine de savantes classifications des rêves, qui ont permis de penser le rêve et sont restées valides jusqu’à l’aube de la Renaissance. L’une d’entre elles a été particulièrement célèbre au Moyen Âge, c’est celle de Macrobe, un grammairien latin de la fin du IVe siècle – début du Ve siècle après Jésus-Christ, qui a été transmise en langue latine par des traités savants, puis en langue vulgaire par des traductions dans des ouvrages didactiques. Ces transpositions en langue vernaculaire à l’usage d’un lectorat cultivé, voire savant, témoignent d’une certaine continuité dans la transmission de la classification antique des songes, mais également de ruptures ou de déplacements dans la dénomination que nous aimerions examiner, en tant qu’ils révèlent des changements dans la représentation du rêve. De plus, il faudra se demander pourquoi les termes français issus des classifications antiques ne se sont pas imposés dans la langue vulgaire. Pour finir, nous tenterons de déterminer pourquoi des mots d’origine obscure, tels que rêve et cauchemar, ont fini par s’imposer au détriment de termes reliés à la culture antique.

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La classification des songes de Macrobe

2 Macrobe est célèbre au Moyen Âge pour avoir écrit un commentaire mathématique, astronomique et philosophique sur un récit de rêve, composé par Cicéron dans le livre VI de son traité De re publica 1. Dans ce récit, Cicéron prête à un général romain, Scipion Émilien, un rêve prémonitoire alors qu’il était venu en Afrique pour donner l’assaut à Carthage. Scipion Émilien voyait en rêve apparaître son grand-père, Scipion l’Africain, qui lui annonçait qu’il allait détruire Carthage. Outre cette prophétie, le rêve dévoile des secrets de l’univers. Scipion Émilien monte en effet dans les régions célestes d’où il contemple le monde. Son père et son grand-père l’invitent également à se tourner vers le bien pour gagner l’immortalité de l’âme. Commentant cette fable, Macrobe écrit un traité encyclopédique d’inspiration néo-platonicienne, qui initie aux sciences de la nature et à la philosophie. Pour lui, la fable du rêve est une voie d'accès au dévoilement de mystères sur l’immortalité de l’âme, que l’on ne peut approcher directement par le discours rationnel.

3 En préambule à son commentaire, Macrobe veut prouver la valeur de vérité du rêve auquel il accorde la même fonction que Platon attribuait au mythe : il peut révéler des vérités inaccessibles à la raison. Il entame donc une dissertation sur les songes en distinguant d’une part les songes vrais et d’autre part les songes faux2. 4 Parmi les songes faux, illusoires, il distingue tout d’abord l’insomnium. Le mot est un composé de la préposition in- et du mot somnium signifiant le sommeil. L’insomnium désigne ainsi la vision intérieure au sommeil et qui s’évanouit avec lui sans laisser de trace. L’insomnium est d’origine physique ou psychique. Il peut être provoqué par les besoins du corps, la faim ou la soif, ou inversement par un excès de nourriture ou de boisson. Lorsqu’il a une origine psychique, il s’agit d’un rêve provoqué par les préoccupations de la veille, les désirs, l’amour et les soucis. Par le terme visum, Macrobe désigne les visions hypnagogiques qui apparaissent entre la veille et le sommeil. Ce sont des visions confuses et désordonnées. Il classe dans cette catégorie un type de songe qu’il dénomme par un terme grec, ephialtes, et qu’il définit en se référant à une croyance populaire : il serait provoqué par un démon incube qui, pesant sur la poitrine du dormeur, produit un cauchemar oppressant. 5 À ces songes illusoires, Macrobe oppose ceux qui contiennent une vérité oraculaire et qui induisent chez le dormeur qui les reçoit une disposition mentale propice à la divination. L’oraculum est un songe clair, de nature programmatique : il se produit lorsqu’un parent, un ami ou une personne inspirant le respect – ce peut être un dieu ou un prêtre – révèle clairement un événement à venir ou invite à tenir une conduite de toute urgence. La visio préfigure en clair un événement qui se réalise peu de temps après. Quant au terme somnium, il désigne le songe allégorique. Il cache sous des symboles, des voiles et des énigmes la signification du rêve qui demeure incompréhensible sans interprétation. 6 Cette classification des songes appelle quatre remarques. 1. Le latin somnium, qui est l’hyperonyme de toutes les catégories de songe dégagées, dérive de somnus, terme désignant le sommeil et la divinité du sommeil chez Virgile et Ovide. La forme crée un rapport étroit entre les deux mots. Indirectement, le rêve appartient au sommeil, ce qui peut être un critère permettant de le distinguer des autres expériences oniriques, telles que l’apparition ou l’extase. Le mot somnus possède des connotations négatives en latin, puisque au sens figuré il peut désigner la paresse,

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l’inaction, l’oisiveté, notamment chez Cicéron. Il peut aussi par métaphore évoquer la mort. Par contamination métonymique, le songe peut prendre des connotations négatives et ainsi être perçu comme une illusion. En français, somnium a donné par évolution phonétique le mot songe, mais le lien entre le songe, le sommeil, le somme n’apparaît plus si nettement qu’en latin dans la forme des mots3. 2. La catégorie du visum est assez hétérogène chez Macrobe, puisque le mot traduit deux termes grecs distincts que donne le grammairien : celui de phantasma qui désigne une apparition, une image sans consistance, et celui d’ephialtes qui dénomme un spectre induisant un songe oppresseur. Pour la catégorie de l’ephialtes, Macrobe ne produit pas de correspondant latin. La création lexicale des langues vernaculaires remédiera à ce manque dans la terminologie latine. 3. Tout autant qu’une suite d’images ou de choses vues, le songe est compris comme un message oral qui s’entend : il est un oracle, c’est-à-dire une parole prophétique. Il dit quelque chose. C’est une conception qui est commune à la Bible et à l’Antiquité gréco- latine. 4. La conception des rêves véhiculée par la typologie de Macrobe est ambiguë : elle est à la fois empreinte de magie et rationaliste. En effet elle rend compte de croyances populaires. Elle confirme le lien du songe au domaine de la magie en lui accordant une valeur oraculaire. Elle fait également référence de manière indirecte à des pratiques religieuses propres au paganisme et dont héritera la culture chrétienne. Ainsi dans la catégorie des songes insignifiants le terme ephialtes renvoie à la croyance selon laquelle des démons oppressent la poitrine du dormeur. Macrobe rapporte que selon la croyance populaire (publica persuasio), il s’agit d’un être réel. Mais lui-même attribue une origine naturelle au songe oppresseur : l’être fantastique qui agresse le rêveur entre veille et sommeil n’existe que dans son imagination. Enfin la catégorie de l’ oraculum renvoie sans doute au songe homérique, mais implicitement aussi à la pratique du songe incubatoire : dans l’Antiquité, il était d’usage de dormir dans les temples dans l’espoir d’obtenir un rêve curatif ou un rêve oraculaire qui prophétise le destin du rêveur4. Le terme oraculum désigne d’ailleurs en latin à la fois un lieu de prières, de culte, et l’oracle des dieux obtenu par un songe. Toutefois Macrobe ne développe pas cette catégorie de rêve par des exemples précis, ce qui suggère peut-être une certaine réserve de sa part. Mais le point de vue rationaliste de Macrobe ne va pas toutefois jusqu’à rejeter l’oniromancie, en particulier parce que son but est de montrer la valeur de vérité du rêve.

Traduction et créations savantes en moyen français

7 Le Commentaire au Songe de Scipion a été recopié et glosé durant tout le Moyen Âge5, mais la classification de Macrobe a été surtout commentée à partir du XIIe siècle. Elle est glosée par Guillaume de Conches6 et, en dehors de la tradition des commentaires, reprise par Jean de Salisbury dans le Policraticus (vers 1159) 7, au livre II, dans les chapitres XV à XVII, et chez un auteur cistercien, identifié à Alcher de Clairvaux, dans le Liber de spiritu et anima 8. Chez ces auteurs latins la terminologie macrobienne est reprise avec fidélité.

8 Aux XIVe et XVe siècles la langue vulgaire commence à investir des champs du savoir réservés jusqu’alors à la langue latine, de sorte que l’on traduit en français des traités latins des siècles antérieurs. Ainsi le traité de Jean de Salisbury est transposé en langue

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vulgaire, en 1372, par un traducteur de Charles V, un frère mineur nommé Denis Foulechat, sous le titre Le Policratique 9. Au milieu du XVe siècle, Antoine de La Sale, précepteur des fils de Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, écrit à l’usage de ses élèves un traité intitulé La Sale, une compilation de grands auteurs et d’histoires qu’il a entendues ou vécues. Au livre III, il consacre deux chapitres aux songes : l’un est une typologie des songes, visiblement calquée de Macrobe, l’autre est le récit d’un rêve célèbre du roi Crésus10. Or, il nous a semblé intéressant d’examiner comment la langue vulgaire transposait les dénominations de Macrobe. Parvenait-elle à rendre compte par une terminologie adéquate des distinctions subtiles opérées par la langue latine ? Que nous révèle de la conception du rêve la transposition en langue française11 ? 9 La traduction de la typologie de Macrobe en moyen français présente a priori une certaine continuité avec son original latin. En effet les traducteurs conservent les cinq catégories de rêves ainsi que la bipartition entre songes vrais et songes illusoires, laquelle donne son architecture conceptuelle à la typologie de Macrobe. Denis Foulechat débute ainsi son chapitre : « Il sont pluseurs especes de songes et pluseurs causes et diverses figures et significacions ; car ou c’est ensonge ou fantosme ou songe ou enseignement de Dieu ou vision12. » 10 Quant à Antoine de La Sale, il introduit son exposé en ces termes : « Il convient savoir, selon que les philosophes dient, et premier Macrobe assez près du commencement de son livre qui est nommé Disposicion de Songes, ou il dist que sont .V. manieres de songes : dont la premiere est simplement appellee songe ; la seconde est appellee vision ; la tierce est appellee oracle ; la quarte est appellee insonge ; la quinte est appellee fantosme. Dont de ces .II. dernieres : de insonge et de fantosme, dit que on ne doit faire compte13. » 11 La traduction des termes dénommant les songes vrais semble avoir été aisée tant les mots de la langue vulgaire présentent une filiation nette par les sons et le sémantisme avec leur étymon latin. Ainsi somnium est-il traduit facilement par songe et visio par vision. Le mot oracle, qui est bien le descendant transparent du mot latin oraculum et qui comme tel est conservé dans les deux textes, embarrasse néanmoins Denis Foulechat et Antoine de La Sale. Cet embarras est imputable à deux raisons. La première est purement linguistique : en moyen français le mot oracle n’évoque pas d’emblée un type de rêve, mais plutôt un type d’énoncé : « une réponse divine dans l’Antiquité » ou « un lieu où la divinité rend l’oracle » selon le Dictionnaire du Moyen Français. La deuxième raison tient au rejet du paganisme, à l’impossibilité d’inclure dans la catégorie des songes vrais des rêves où apparaissent des dieux païens. Accessoirement s’ajoute le rejet de la pratique du songe incubatoire condamnée par l’Église, sans qu’elle parvienne, tout du moins jusqu’au Haut Moyen Âge, à éradiquer totalement la coutume, puisqu’on allait incuber auprès de tombeaux de saints14. La traduction du mot oraculum par oracle requiert donc une glose qui manifeste la distance du chrétien vis-à-vis des croyances païennes. Ainsi Denis Foulechat évite dans un premier temps le mot oracle et emploie pour présenter cette catégorie de rêve la périphrase : « enseignement de Dieu15. » Ensuite, lorsqu’il définit plus précisément ce type de rêve, il emploie le terme oracle, mais précédé du mot espece – « espece de oracle 16 » – qui marque sa réticence, puis il glose cette expression par une périphrase explicative absente de son original latin : « C’est a dire response du ciel. » L’oracle est défini comme une annonciation, une « devine volenté par bouche d’omme annunciee17 ». L’apparition des dieux anciens est rejetée comme une croyance diabolique par Jean de Salisbury et Denis Foulechat ou

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attribuée à une « maniere du parler de Macrobe18 » par Antoine de La Sale. Afin d’éclairer la signification de l’oracle, les auteurs médiévaux ajoutent des exemples qui illustrent la définition macrobienne et construisent sous les yeux du lecteur la traduction : ils sont principalement tirés du Nouveau Testament et prennent la forme de l’apparition d’un ange qui transmet la volonté divine à des humains. Sont cités comme oracle par exemple le songe des Rois Mages (Matthieu 2, 12), dans lequel un ange les avertit de ne pas retourner auprès d’Hérode ; ou celui de Joseph (Matthieu 2, 13), dans lequel un ange lui ordonne de fuir en Égypte avec la Vierge et le Christ nouveau-né. Hors de ces exemples, le songe oraculaire est considéré comme une superstition diabolique. Jean de Salisbury et son traducteur Denis Foulechat condamnent très expressément les rêves oraculaires de l’Énéide où apparaissent les dieux ou le défunt Anchise : « Eneas, par l’enseigne de leur devins respons, trouva Ytalie, qui par eulz li estoit promise et de luy tres diligenment avoit esté quise et poursuye, et en ycelle, par l’inspiracion non pas tant des esperis, que il appellent leurs dieux, comme par l’inspiracion de dyables, il establi son siege et sema la semence du lignage romain ou jardin qui mieulx leur plaisoit. Et quelle autre chose feist en songe le pere Anchises et quelle autre Jupiter et quelle Apollo et aussy les autres, qui seroit longue chose a raconter19 ? » 12 Ce jugement explique sans doute la disparition dans l’Eneas, adaptation médiévale (vers 1160) du texte virgilien, de tous les songes prophétiques de l’Énéide : les trois songes où apparaissent successivement à Énée Hector20, les dieux Pénates21 et Mercure 22. En revanche, l’apparition d’Anchise à Énée est conservée, peut-être parce qu’elle est conçue comme une vision éveillée23.

13 C’est pour la traduction des termes désignant les songes illusoires que l’on observe la tension la plus nette entre un effort de continuité, voire de fidélité, par rapport à la source latine et la nécessité de son abandon au profit d’un déplacement de la terminologie. Le mot insomnium, qui désigne le songe le plus banal, le plus quotidien chez Macrobe, est rendu par le néologisme ensonge qui est le calque de l’étymon latin. Le terme ensonge est bien attesté au XIVe siècle, chez Froissart, dans le roman de Méliador (1373-1388), au sens de « rêve », « songe », « imagination trompeuse » : il rime avec une forme du verbe mensongier24. Il est encore attesté au XVe siècle, chez Antoine de La Sale, sous la forme insonge, mais il n’est plus attesté dans le Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle d’Edmond Huguet et semble avoir disparu de la langue à cette époque. On peut supposer que ce mot n’a jamais vraiment pénétré la langue courante, en raison peut-être de sa proximité phonique avec le mot ensoigne signifiant « inquiétude », « difficulté ». 14 Le mot visum n’est pas traduit par son descendant monosyllabique vis dont les sens s’étaient trop écartés de sa racine et qui signifiait principalement « avis », « opinion », « impression ». Il est traduit par Denis Foulechat et par Antoine de La Sale par le mot fantosme, qui a pour origine le mot grec ionien *phantagma, altéré en *phantauma dans le grec massaliote. L’emploi du mot fantosme contourne l’imprécision du mot latin visum en faisant retour au mot grec phantasma, dont il était la traduction dans le texte de Macrobe25. En moyen français, le mot fantosme désigne « une illusion », « une chimère », « le fruit de l’imagination » et plus spécialement « une apparition », « un esprit malfaisant », « un être fantomatique ». Dans tous les exemples cités par le Dictionnaire du Moyen Français, le terme est en collocation avec des mots ou des expressions qui lui donnent une signification négative, voire diabolique : illusion, euvre dyabolique,

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deableries. Les deux auteurs que nous avons retenus présentent le fantosme ou le songe de fantosme comme la création de l’état intermédiaire entre veille et sommeil. 15 Dans cette catégorie, Macrobe classait le songe oppresseur qu’il dénommait par le substantif grec ephialtes26. Les Latins ne semblent pas avoir eu de mot particulier pour désigner le cauchemar et les lettrés employaient l’expression suppressio (subp) nocturna (= « oppression nocturne »). Denis Foulechat décrit le songe oppresseur sans le nommer ni reprendre le mot grec qui se trouve pourtant dans son texte original ; il laisse à cette variété de mauvais rêve le nom de fantosme et la définit comme une maladie : « En ceste maniere est il de une maladie dont aucuns par diverses oppressions cuide estre grevé d’aucun fais sus lui aussi comme se il feust esveillié, et cuide estre esveillié, et toutesvoies il dort, mais il repose mal ; tele puet estre dite fantosme. Et ces choses ont mieulx mestier de cure et de medecine que de nostre determinacion, et par especial quant il n’appert rien vray en eulz fors tant que ce sont tres vraies et angoisseuses passions dont personne est grevee27. » 16 Selon lui, le rêve oppresseur est une illusion des sens du dormeur comme l’indique l’emploi du verbe cuidier signifiant « croire à tort », ou de la locution conjonctive « comme se ». Se fondant sur l’autorité des « phisiciens », il donne au rêve oppresseur une cause endogène, qui peut être de nature physiologique ou psychologique. Il associe le fantosme à une condition pathologique, curable, mais néanmoins extrêmement pénible pour le rêveur. Sa compréhension du songe oppresseur est rationaliste.

17 Antoine de La Sale s’inscrit de la même manière dans une tradition rationaliste, mais il donne une désignation spécifique au songe oppresseur et le nomme incube : « Aussi quant il samble que aulcune chose viengne assaillir, qui samble que monte sur luy et le charge si fort que on ne se poeut remouvoir ne parler. Et ce appellent les medecins incubz ; et est une malle maladie pour tant qu’elle dure28. » 18 Par cette définition, Antoine de La Sale se réfère à la tradition médicale de l’incube et non à la tradition théologique qui le définit comme un démon, un satyre qui agresse le rêveur, pèse sur sa poitrine et lui insuffle ainsi un rêve effrayant29. Pour Antoine de La Sale le rêve oppresseur, qui annihile la mobilité et la faculté de parole chez le dormeur, n’a pas de cause réelle, comme l’indique l’emploi du verbe sembler, et il est causé par un état de conscience particulier.

19 Au contraire de Macrobe, qui faisait allusion à la croyance populaire selon laquelle ce type de rêve est provoqué par la présence d’un être pesant sur la poitrine du dormeur, aucun des deux commentateurs ne mentionne précisément une telle croyance. De même aucun des deux ne précise l’origine de l’oppression ressentie : ils demeurent vagues. Pour Denis Foulechat il s’agit d’un poids (« fais »), tandis que selon Antoine de La Sale, l’oppression ressentie semble être due à l’agression d’« aulcune chose ». Aucun des deux ne mentionne la croyance selon laquelle le rêve effrayant serait causé par l’agression d’un animal, d’un démon ou d’une vieille femme sur la poitrine du rêveur. Pour avoir une idée des croyances que ces lettrés répugnent à mentionner, sans doute parce qu’ils y voient une résurgence du paganisme ou une superstition, il faut se reporter à l’ouvrage du médecin Bernard de Gordon, le Lilium medicine (vers 1305), dans lequel l’incube est précisément défini : « Incubus est un fantasme qui, pendant le sommeil oppresse le corps, provoquant le mouvement et la parole. Incubus est le nom d’un démon : certains pensent que lorsque l’incube se dirige vers le corps humain – surtout si l’homme est allongé sur le dos –, par le fait d’une influence corrompue, il pèse sur le corps et fait croire à une suffocation. Lorsque cela survient aux nourrissons, ils s’étouffent souvent,

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parce qu’ils ne peuvent soutenir une si grande corruption : telle est l’opinion des théologiens. Mais le vulgaire pense que c’est une vieille femme qui foule et comprime le corps : il n’en est rien. Les médecins ont une meilleure opinion30. » 20 L’exposé de Bernard de Gordon nous éclaire sur l’existence de trois interprétations différentes de l’incube. Il mentionne une interprétation théologique, sans donner de référence ni préciser la définition de l’incube élaborée par les théologiens. Selon la tradition théologique, dont on trouve la trace chez saint Augustin par exemple31, l’incube est un démon qui attaque les nourrissons pour les tuer ou les dormeurs pour avoir un commerce sexuel. Bernard de Gordon fait également état d’une croyance populaire selon laquelle il s’agit d’une vieille femme maléfique. Enfin, il rend compte de la tradition médicale, rationaliste, qui conçoit l’incube comme un simple mauvais rêve. On constate que les commentateurs de la typologie des songes de Macrobe se rattachent à cette dernière catégorie et se refusent même à évoquer précisément les croyances qu’ils taisent. Elles demeurent du domaine du non-dit.

21 L’examen des traductions de la typologie de Macrobe révèle une réticence à accorder une valeur oraculaire au songe et une difficulté à concevoir l’origine du songe effrayant. Nous avons vu que sous l’espèce du fantosme, il est une sorte de pathologie. Les catégories de songes qui sont l’émanation de croyances relevant du paganisme, que ce soit l’oracle ou l’ephialtes, sont définies avec circonspection et réticence. Le terme grec ephialtes est abandonné, le terme oracle est admis avec une glose. Toutes ces réticences attestent l’émergence d’un doute sur la validité de cette typologie. Nous allons voir maintenant que la langue vulgaire courante a opéré des ruptures et des déplacements bien plus radicaux vis-à-vis de cette classification et nous essaierons d’en déterminer l’origine.

Les créations de la langue vernaculaire et l’empreinte de la culture folklorique

22 À partir du moyen français la langue vulgaire ne retient, parmi toutes les catégories de songe définies par Macrobe, que celles du songe et de la vision, mais sans considérer comme nécessairement vrai le phénomène onirique désigné. Les changements les plus frappants concernent la catégorie du songe illusoire, avec l’abandon de la terminologie héritée de Macrobe et l’installation dans la langue vulgaire de mots d’origine obscure qui désignent de manière adéquate les croyances folkloriques attachées à ce type de songe. On peut émettre l’hypothèse que la dénomination savante, partagée comme un trésor par le milieu clérical lettré, n’a jamais pu s’imposer en face de vocables d’origine populaire véhiculés par la masse parlante.

23 Le terme ensonge, insonge qui désigne le songe le plus banal, le plus quotidien, a disparu de la langue à la Renaissance. Mais s’était-il vraiment implanté dans la langue ? A-t-il jamais été populaire ? Il était usité pour dénommer le songe quotidien, sans signification. Le terme qui s’est progressivement imposé pour dénommer ce type d’expérience est le substantif rêve qui n’est attesté dans les dictionnaires qu’au XVIIe siècle, postérieurement au verbe resver entré dans la langue dès le XIIe siècle. En ancien français resver signifie au sens propre « errer », « aller çà et là », « se promener », « rôder », « vagabonder ». Par métaphore il a pris le sens de « divaguer », « délirer » et avec cette signification il est souvent lié à la rime avec le verbe desver signifiant « être fou », endesver« devenir fou ». Par extension il a pu s’appliquer à l’activité nocturne

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déréglée, au sens de « se livrer à une réjouissance nocturne », « se livrer à la débauche ». Le sens moderne « avoir une vision durant le sommeil » est attesté au XIVe siècle, mais ne s’imposera progressivement qu’au XVIIe siècle. Pour bien comprendre le lien entre tous ces différents sens, qui sont dépréciatifs, il faut se reporter à l’étymologie de resver qui est sans doute liée à celle de desver. Ces deux verbes ont probablement pour racine un adjectif vagus, qui signifie « errant », « vagabond » et qui se rattache au latin classique vagari ayant pour sens « aller çà et là », « errer ». Jakob Jud a supposé l’existence d’un verbe gallo-roman *re-exvagare de même sens avec une valeur intensive32. Rêver signifie donc essentiellement « vagabonder », « divaguer », puis au sens figuré « vagabonder en esprit », « délirer ». On peut donc se demander pourquoi ce mot d’origine obscure s’est progressivement imposé dans la langue vulgaire au point de remplacer le mot songe. 24 Il est possible que resver, puis le substantif resve, se soient imposés parce qu’ils véhiculaient un ensemble de croyances très anciennes et largement répandues selon lesquelles la nuit, durant le sommeil, l’âme ou l’esprit se détache du corps pour voyager, vagabonder33. Cette croyance est bien attestée par des légendes recueillies au Moyen Âge et dans des contes populaires parvenus jusqu’à nos jours. Au Moyen Âge, dans la deuxième partie du Roman de la Rose (écrite vers 1270-1280), Jean de Meun expose et réfute la légende de dame Habonde. Cette réfutation s’inscrit dans le discours de Nature qui rapporte que maintes gens s’imaginent devenir la nuit des « estries » (v. 18396), c’est-à-dire des stryges, des vampires ou des sorcières, qui errent la nuit en compagnie de dame Habonde. De vieilles femmes prétendent que le tiers de l’humanité possède cette faculté de quitter le corps, trois fois la semaine, durant le sommeil, pour accompagner les « bonnes dames » et pénétrer avec elles dans les maisons à travers les fentes, les chatières ou les crevasses. Au réveil, l’âme qui a couru le monde durant la nuit réintègre le corps, mais si celui-ci a été retourné, elle ne peut plus rentrer en lui34. Les « bonnes dames » et « dame Habonde » en particulier sont des femmes surnaturelles, dotées de la faculté de voler dans les airs. Dans les maisons qu’elle visite, et où elle trouve des offrandes sous forme de quelque boisson ou nourriture, dame Habonde apporte l’abondance de biens. Selon Nature, qui est le porte-parole du rationaliste Jean de Meun, cette légende est une « folie horrible » (v. 18419), des « fables » (v. 18446) véhiculées par de « foles vielles » (v. 18459). Toutefois, même s’il lui dénie une quelconque vérité, Jean de Meun transmet et fait rayonner malgré lui cette légende qui semble bien accréditée au XIIIe siècle.

25 Par ailleurs, il existe un conte type (1645 A) répertorié par A. Aarne et S. Thompson sous le titre Dream of Treasure Bought, qui témoigne de la croyance au vagabondage de l’âme durant le sommeil35. Ce conte met en scène deux personnages, un rêveur et un observateur. Tandis que l’un est endormi, l’autre aperçoit sortant de sa bouche un petit animal : un lézard, une mouche, une souris, un serpenteau, qui cherche à franchir un ruisseau, visite le crâne d’un cheval, d’un âne ou s’enfonce dans un trou de la montagne. L’animal réintègre ensuite le corps endormi et le dormeur s’éveille aussitôt : il raconte qu’en rêve il a visité un palais et découvert un trésor. Le rêveur et l’observateur confrontent leurs points de vue et, creusant la terre sous le crâne de l’animal, découvrent un trésor36. Une célèbre version de ce récit est relatée par Paul Diacre dans l’Histoire des Lombards qui met en scène le roi Gontran de Bourgogne dans le rôle du rêveur37, une autre est recueillie lors de l’interrogatoire du berger Pierre Maury par l’inquisiteur Jacques Fournier et relatée par Emmanuel Le Roy Ladurie dans

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Montaillou, village occitan de 1294 à 132438, enfin Félix Arnaudin dans les Contes populaires de la Grande-Lande la recueille en 1881 sous le titre Lou rèbe39. Ce conte, dans lequel l’animal représente l’âme ou l’esprit du rêveur qui s’échappe de son corps à l’occasion du rêve, reflète une représentation du rêve comme vagabondage, voyage de l’esprit ou de l’âme en dehors de son enveloppe charnelle. Par son étymologie supposée, le mot « rêve » s’accorde ainsi avec des croyances très anciennes refoulées par la culture savante mais bien présentes dans le folklore, de sorte qu’il se serait peut-être imposé dans la langue sous la pression d’un usage populaire. Ce phénomène pourrait expliquer pourquoi, alors que le substantif « rêve » n’est attesté pour la première fois qu’au XVIIe siècle, il est noté inexplicablement comme « vieux » par Antoine Furetière et commenté en ces termes dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie Française (1694) : « Il est de peu d’usage et bas. » Il est « vieux » et « bas » peut-être parce qu’il véhicule un ensemble de croyances très anciennes, et « de peu d’usage » parce qu’il n’est pas généralisé dans la culture savante écrite, ce qui ne signifie pas qu’il ne l’était pas dans la culture orale. 26 On retrouverait un phénomène de rupture et de déplacement similaires pour la catégorie définie par Macrobe sous le terme de visum. Le mot fantosme qui le traduit dans les classifications des XIVe et XVe siècles s’est spécialisé dans la langue savante tout d’abord pour désigner les spectres et les apparitions de défunts. Dans la langue vulgaire, il existait pour dénommer le cauchemar le substantif masculin apesart, dérivé du verbe peser et qui exprime la sensation d’oppression que ressent le rêveur. Mais ce terme relevé, selon le dictionnaire d’ancien français de Tobler et Lommatzsch, au XIVe siècle chez Raoul de Presles, ne semble pas avoir connu une large diffusion : il n’est pas attesté dans le Dictionnaire du Moyen Français. Le substantif incube (1372), calque savant du latin incubus, est resté un terme de théologie désignant un démon masculin censé abuser des femmes durant leur sommeil, par opposition à succube désignant un démon féminin. Le terme d’ancien français enquibedes, résultat probable d’un croisement entre incubus et equipedes (« pieds de cheval »), est usité vers 1200-1210 dans le Roman de Merlin de Robert de Boron pour désigner la variété de démon aérien, à laquelle appartient le père de Merlin : « Je voil [dit Merlin] que tu saiches et croies que je sui filz d’un enemi qui engigna ma mere, et cele meniere d’enemi qui me conçut a non enquibedes et sont et repairent en l’air40. » 27 Ce mot, qui ne bénéficie d’aucune entrée ni dans le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch ni dans celui de Godefroy, est un hapax plaisant, qui, selon Anne Berthelot, « a l’avantage de laisser affleurer les origines mythiques de ces créatures, proches des “chèvre-pieds” ou satyres de l’Antiquité, réputés pour leur luxure41 ». Mais il reste une création de clerc. Le substantif qui s’impose pour désigner le rêve oppressant est un mot de la langue rustique, d’origine picarde : le mot cauchemar. Précisons que, si l’étymologie de resver est obscure, celle de cauchemar est elle aussi assez embrouillée, ce qui témoigne d’une origine orale se perdant dans la nuit des temps. Ce terme est tout d’abord attesté sous la forme cauquemare (1375), puis cauchemare (1584), avant de se fixer en cauchemar (1677). Il a des variantes régionales recueillies dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse et le Trésor de la Langue Française, parmi lesquelles on peut citer les termes cauquevieille (lyonnais), chauchi-vieilli (Isère), chauce-vieille (Rhône), chaouce-vielio (Languedoc). Le premier élément du mot (cauche) est une forme verbale de cauchier, résultant d’un croisement entre le picard cauquier et l’ancien français chauchier signifiant « presser », « fouler aux pieds », « piétiner ».

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L’origine de ces verbes est probablement le latin calcare de même sens. La seconde partie du mot est l’ancien picard mare, emprunté au moyen néerlandais mare, « fantôme qui provoque le cauchemar ». Ce mot néerlandais est attesté dans toutes les langues d’origine germanique : il correspond à l’anglais mare « spectre » qui entre dans la composition du mot nightmare, à l’ancien haut allemand mar et mara et au moyen haut allemand mar, à l’allemand moderne Marh, au norrois mara. L’origine du deuxième constituant du mot est encore discutée par les étymologistes, mais l’hypothèse soutenue par Claude Lecouteux est que le mot mar remonterait à une racine indo- européenne *mer signifiant « mourir 42 ». Cette étymologie correspond bien à la description du « songe de fantôme » : c’est un spectre malfaisant qui revient hanter le vivant. À partir de cette origine sémantique, qui correspond sans doute à la croyance originelle, on peut repérer une superposition de croyances d’origine culturelle parfois différente (latine, autochtone), ce dont témoigne par exemple au début du XIIIe siècle le livre III des Otia Imperialia de Gervais de Tilbury, qui rapporte plusieurs légendes au sujet du cauchemar. Selon certaines croyances, l’être irréel qui agresse le rêveur est un démon ou encore, une lamie, monstre fabuleux qui passait pour dévorer les enfants : « Les lamies, appelées communément « masques » ou « estries » en français, sont, aux dires des médecins, des visions nocturnes qui, du fait de l’épaississement des humeurs, troublent les âmes des dormeurs et les écrasent de leur poids. 28 Augustin d’autre part dit, en citant certains auteurs, que ce sont des démons qui, à partir d’âmes malfaisantes, emplissent des corps aériens43. »

29 Gervais mentionne une autre croyance qui comprend les démons oppresseurs comme une catégorie d’êtres humains – des sorciers et des sorcières – qui tourmentent les dormeurs. Il s’agit là d’une anthropomorphisation de la croyance : « Mais pour ne pas heurter les habitudes et les oreilles des hommes, posons que c’est le destin fatal de certaines femmes et certains hommes qu’ils parcourent la nuit les pays d’un vol très rapide, pénètrent dans les maisons, tourmentent les dormeurs, leur donnent des songes lourds qui les font pleurer : on les voit aussi manger, allumer les lumières, disjoindre les os des hommes pour les remettre parfois dans un autre ordre, boire le sang humain et déplacer les petits enfants d’un endroit à l’autre44. » 30 On observe ainsi une évolution de la croyance qui fait de l’être irréel qui oppresse le rêveur un démon, puis un être humain maléfique, le plus souvent une vieille femme, doté de pouvoirs surnaturels. À ces croyances s’oppose la doctrine des médecins qui attribuent le cauchemar à un simple épaississement des humeurs. Ces déplacements dans les croyances s’observent dans la polysémie du mot cauquemare, qui signifie à la fin du Moyen Âge « être féerique », « démon de la nuit » et « sorcière ». Dans les Évangiles des Quenouilles45, recueil de propos échangés à la veillée par des matrones, entre Noël et la Chandeleur, écrit dans la seconde moitié du XVe siècle, la cauquemare est un être fantastique de la nuit, associé au lutin et au loup-garou, qui vient tourmenter l’homme durant son sommeil46. À l’articulation des XVe et XVIe siècles, chez le poète Jean Lemaire de Belges (1474-ca 1525), le mot cauquemare a pour sens « succube » en collocation avec luiton, et peut-être « sorcière » lorsqu’il est précédé de l’adjectif « vieille », comme dans ces exemples cités par Le Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle de Huguet : – « [Le diamant] chasse ces fantosmes nocturnes, qu’on appelle Incubes et Succubes. Ce sont Luittons et Cauquemares, et dissipe toutes vanitez de songes. » (La Couronne Margaritique, IV, 76) ;

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– « Griffons hideux, qui mengent gens barbares ; Fiers Loups garoux, et vieilles Cauquemares. » (2e Epistre de l’Amand Verd, III, 25).

31 Au XVIe siècle, dans le traité De la démonomanie des sorciers de Jean Bodin (1580), la cauquemare est la face nocturne de la sorcière : « Au pays de Valois et de Pycardie, il y a une sorte de sorcieres qu’ils appellent cochemares, et de faict Nicolas Noblet, riche laboureur demeurant a Hautefontaine en Valois, m’a dit que luy estant jeune garçon il sentoit souvent la nuict tels incubes, ou ephialtes, qu’il appelloit cochemares, et le jour suyvant au matin la vieille sorciere, qu’il craignoit, ne failloit point a venir querir du feu ou autre chose, quand la nuit cela luy estoit advenu. » (Demon., 108, v°, [G]). 32 Dans cet exemple, le mot cochemare fonctionne comme une réalisation dialectale de l’hyperonyme sorcière. Ce sens semble s’imposer au moment de la répression de la sorcellerie. Parce qu’il était d’usage courant, et que son origine rustique lui permettait d’agréger des sémantismes divers, reflétant des croyances populaires, le terme cauquemare, cauchemar a ainsi remplacé les mots savants incube, calque du latin, et fantosme, d’origine grecque. Ce sont donc des mots « sans pedigree », selon l’heureuse expression de Daniel Fabre définissant le mot rêve47, au sémantisme lourd de croyances populaires qui ont remplacé les termes issus de la classification des songes de Macrobe, restée l’apanage lexicologique d’une élite lettrée.

33 Si l’on observe le devenir de la classification des songes de Macrobe au Moyen Âge, on remarque tout d’abord une diffusion large dans les milieux lettrés jusqu’au XVe siècle, comme en témoignent les traductions en langue vulgaire. On mesure la validité de cette classification dans les esprits à la création lexicale du terme ensonge, censé rendre le plus fidèlement possible la catégorie de l’insomnium. Toutefois, l’examen comparatif de deux textes rédigés au XVe siècle, l’un relevant de la culture savante, La Sale, l’autre de la langue populaire, Les Évangiles des Quenouilles, révèle que la typologie savante n’a pas pénétré la langue vulgaire commune, en particulier pour dénommer les variétés du songe illusoire. Les mots qui s’imposent à partir du moyen français puis du français classique sont des mots d’origine obscure, sans doute rustique, qui véhiculent des croyances populaires, au rang desquelles il faut placer celle de la migration de l’âme et celle de l’oniropompie, pouvoir qu’ont certaines créatures, démons ou sorcières, d’insuffler des rêves. L’étude du devenir de la terminologie macrobienne des songes démontre que l’histoire de la vie des mots s’explique parfois grâce au croisement de données mythologiques et linguistiques.

NOTES

1. Voir Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, texte établi, traduit et commenté par M. ARMISEN-MARCHETTI, 2 vol., Paris, Les Belles Lettres, 2001-2003. 2. Id., I, 3, 1-20, p. 10-16. 3. Voir F. SCHALK, « Somnium und verwandte Wörter in den romanischen Sprachen », in Exempla romanischer Wortgeschichte, Francfort-sur-le-Main, éd. Klostermann, 1966, p. 295-337.

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4. On pourra se reporter sur ce point à C. A. MEIER, « Le rêve et l’incubation dans l’ancienne Grèce », in R. CAILLOIS et G. E. VON GRUNEBAUM (dir.), Le rêve et les sociétés humaines, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines », 1967, p. 290-304. Voir aussi Aelius Aristide, Discours sacrés. Rêve, religion, médecine au IIe siècle après J.-C., introduction et traduction par A. J. FESTUGIERE, préface de J. LE GOFF, Paris, Macula, coll. « Propylées », 1986. 5. Sur la réception médiévale du Commentaire au Songe de Scipion, voir principalement I. CAIAZZO, Lectures médiévales de Macrobe, Paris, Vrin, coll. « Études de philosophie médiévale », 2002, p. 15-19 et p. 36. Sur sa réception dans les différentes langues vernaculaires, on se reportera également à l’ouvrage d’A. HÜTTIG, Macrobius im Mittelalter : ein Beitrag zur Rezeptionsgeschichte der Commentarii in Somnium Scipionis, Francfort-sur-le-Main, P. Lang, 1990, « Schriften der Nationalsprachen », p. 171-173. 6. Voir P. DRONKE, Fabula, explorations into the uses of myth in medieval platonism, Leyde et Cologne, E. J. Brill, 1974, chap. 1, « Fabula : critical theories », p. 13-68. On se reportera aussi à l’excursus (p. 68-78) qui propose une sélection des gloses de Guillaume de Conches extraites de son Commentaire sur Macrobe, encore inédit dans son ensemble. 7. Jean de Salisbury, Policraticus, édition WEBB, 2 vol., Londres‑Oxford, Clarendon Press, 1909, t. I, chap. XV-XVII, 429a-436a. Pour une édition plus récente, Jean de Salisbury, Policraticus (I-IV), éd. K. S. B. KEATS-ROHAN, Turnhout, Brepols, Corpus Christianorum, Continuatio Mediævalis, 118, 1993, p. 94-106. 8. Alcher de Clairvaux est identifié comme le Pseudo-Augustin, auteur du Liber de spiritu et anima, Patrologie Latine, éd. MIGNE, t. XL, chap. XXV, col. 798. Alcher de Clairvaux reprend les cinq catégories des songes de Macrobe, mais remplace visum par le terme d’origine grecque phantasma. 9. Denis Foulechat, Le Policratique de Jean de Salisbury (1372), Livres I-III, éd. C. BRUCKER, Genève, Droz, 1994, Livre II, chap. XV, p. 149-152. 10. Antoine de La Sale, Œuvres Complètes, éd. F. DESONAY, 2 vol., Liège, Faculté de Philosophie et Lettres, Paris, Droz, 1935-1941, t. II, La Sale, p. 229-231. 11. Je remercie Jean-Marie Fritz d’avoir attiré mon attention sur ces deux textes. 12. Le Policratique, chap. XV, 1-2, p. 149. 13. La Sale, p. 229. 14. Voir J. LE GOFF, Le christianisme et les rêves (IIe-VIIe siècle), in L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1985, p. 265-316, et, plus particulièrement p. 289. On consultera également P. SAINTYVES, En marge de la légende dorée. Songes, miracles et survivances, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1987 [Émile Nourry, 1930], « Des songes provoqués et de l’incubation », p. 518-523. 15. Le Policratique, 1, p. 149. 16. « Mais, quant la chose par repos esclarcist a l’annunciacion d’autrui, toutesvoies se la personne de celui qui l’annunce est honeste et honorable, ce est espece de oracle, c’est a dire response du ciel. », Le Policratique, 42, p. 151. 17. Ibid. 18. La Sale, p. 230 : « Oracle est quant lui appert pere ou mere ou aulcune sainte personne, prestres ou aulcuns dieux, selon la maniere du parler de Macrobe. » 19. Le Policratique, chap. XV, 48-49, p. 151. 20. Virgile, Énéide, éd. et trad. de J. PERRET, 3 vol., Paris, Les Belles Lettres, 1977-1980, t. I, livre II, v. 268-297, p. 48-49. 21. Id., t. I, livre III, v. 147-171, p. 80-81. 22. Id., t. I, livre IV, v. 553-570, p. 131-132. 23. Id., t. II, livre V, v. 722-739, p. 32-33. Voir Eneas, roman du XIIe siècle, éd. J.-J. SALVERDA DE GRAVE, 2 vol., Paris, Champion, 1925-1929, t. I, v. 2161-2220, p. 66-68.

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24. « Plus a de .X. jours que n’oÿ / Parolle qui si bien m’agrée / Et, ou cas que je m’i recrée, / Si me di ci presentement, / De tout ton meilleur sentement, / Se tu dis voir u tu mençonges / Pour moi oster de telz ensonges. » (Jean Froissart, Meliador, éd. A. LONGNON, 3 vol., Paris, Firmin-Didot, SATF, 1895-1899, t. II, v. 11867-11873, p. 74). 25. Voir Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, I, 3, 1, p. 10 et I, 3, 7, p. 12. 26. Id., I, 3, 7, p. 12. 27. Le Policratique, chap. XV, 11-12, p. 149. 28. La Sale, p. 229-230. 29. M. DULAEY, Le rêve dans la vie et la pensée de saint Augustin, Paris, Études augustiniennes, 1973, « Le cauchemar », p. 132-133. 30. Bernard de Gordon, Lilium medicine, II, 24, (Lyon, G. Rouillium, 1550, p. 220-221), cité et traduit par D. JACQUART et C. THOMASSET, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, Paris, PUF, 1985, p. 227. Pour l’analyse de ce texte et les différentes traditions de l’incube, on se reportera à M. VAN DER LUGT, Le ver, le démon et la Vierge. Les théories médiévales de la génération extraordinaire, Paris, Les Belles Lettres, coll. « L’âne d’or », 2004, en particulier « La théorie de l’incube dans la littérature onirique et médicale », p. 317-336. 31. Augustin, De civitate Dei, XV, XXIII, 1, trad. G. COMBÈS, Bibliothèque Augustinienne 36, p. 142. 32. Sur cette étymologie de resver, rêver, voir J. JUD, « Rêver et Desver », Romania, t. LXII, 1936, p. 145-157. Pour une synthèse des hypothèses étymologiques, on se reportera à l’article « rêver » du Dictionnaire historique de la langue française, établi sous la direction d’A. REY, 2 vol., Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, t. II, p. 1797-1798. 33. Sur ce point voir l’article de D. FABRE, « Rêver, le mot, la chose, l’histoire », Terrain 26 (mars 1996), p. 69-82. 34. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. F. LECOY, 3 vol., Paris, Champion, CFMA, 1965-1970, t. III, v. 18395-18484, p. 52-55. Sur ce passage du Roman de la Rose, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage, La Corne et l’Ivoire. Étude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion, coll. « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 2010, p. 583-590. 35. A. AARNE et S. THOMPSON, The types of the folktale : a classification and bibliography, Folklore fellows communications, n° 184, Helsinki, 1961, « Dream of Treasure Bought. Treasure has been seen by man’s soul absent in sleep in form of fly (or bubble). The purchaser of the dream finds the treasure. » (p. 469). 36. Voir D. FABRE, « Rêver, le mot, la chose, l’histoire », p. 72-74. 37. C. GINZBURG rapporte l’histoire dans Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1992, p. 147 : « L’historien lombard Paul le Diacre, qui vécut au VIIIe siècle, raconte que, un jour, de la bouche du roi burgonde Guntram, qui dormait veillé par un écuyer, sortit soudain un animal, une sorte de petit serpent. Celui-ci se dirigea vers un ruisseau non loin de là, qu’il tenta en vain de traverser. Alors l’écuyer posa son épée en travers, d’une rive à l’autre. Le serpent passa de l’autre côté et disparut derrière une colline ; quelque temps plus tard, il fit le même chemin à l’envers, et se glissa dans la bouche du dormeur. Le roi s’éveilla et dit qu’il avait rêvé qu’il passait sur un pont de fer, pour entrer ensuite dans une montagne où était caché un trésor (qui fut effectivement trouvé). » 38. E. LE ROY LADURIE, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1982 [1re éd. 1975], p. 608-609. Dans cette version, c’est un lézard qui sort de la bouche du dormeur et passe une rivière sur une planche avant d’aller visiter le crâne d’un âne. L’observateur ôte la planche, de sorte que le lézard ne pouvant plus passer la rivière, le corps du dormeur s’agite énormément. Le veilleur ayant remis la planche, le lézard peut traverser la rivière et réintégrer le corps du dormeur en passant par la bouche. Le parfait cathare qui

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interprète l’aventure déclare que l’âme demeure attachée au corps, mais que l’esprit s’évade et vagabonde en rêve. 39. F. ARNAUDIN, Contes populaires de la Grande-Lande, éd. J. BOISGONTIER et G. LATRY, Bordeaux, Confluences, 1994, p. 276-277. En l’occurrence l’animal qui s’échappe de la bouche du rêveur est une mouche. 40. Robert de Boron, Merlin, roman du XIIIe siècle, éd. A. MICHA, Paris-Genève, Droz, 1980, 15, 20, p. 68. 41. Merlin, texte établi par I. FREIRE-NUNES, présenté par P. WALTER, traduit et annoté par A. BERTHELOT, dans Le Livre du Graal, 3 vol., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001-2009, t. I, p. 1774, note 3. Pour le terme enquibedes, le manuscrit S 526 de la Bibliothèque Universitaire de Bonn, sur lequel est fondée l’édition de la Pléiade, présente la variante esquibedes, traduit par « équipède » (voir p. 606, § 34). 42. C. LECOUTEUX, « Mara-Ephialtes-Incubus. Le Cauchemar chez les Peuples germaniques », Études germaniques, 42e année, janvier-mars 1987, p. 1-24, et plus particulièrement p. 5. 43. Le Livre des merveilles : divertissement pour un empereur (troisième partie) de Gervais de Tilbury, trad. fr. A. DUCHESNE, Paris, Les Belles Lettres, coll. « La Roue à Livres », 1992, 86, p. 94. 44. Ibid., p. 94-95. 45. M. JEAY, Les Évangiles des Quenouilles, Montréal, Presses de l’Université de Montréal et Paris, Vrin, 1985. Voir la traduction d’A. PAUPERT, in Voix de femmes au Moyen Âge. Savoir, mystique, poésie, amour, sorcellerie XIIe-XVe siècle, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2006, p. 727-817. Du même auteur, on lira Les fileuses et le clerc. Une étude sur les Évangiles des Quenouilles, Paris, Champion, 1990. Voir aussi P. UHL, « De la “cauquemare”et du “luiton”. Le témoignage complémentaire des Évangiles des Quenouilles et de Perceforest », in Le Cauchemar, mythologie, folklore, arts et littérature, textes réunis par B. TERRAMORSI, Paris, SEDES-Le Publieur, 2003, p. 87-107. 46. Voir M. JEAY, Les Évangiles des Quenouilles, p. 143 : « Se un homme a tele destinee d’estre leu warou, c’est fort se son filz n’en tient. Et se fille a et nulz filz, volentiers sont quauquemaires. » La quauquemaire peut descendre d’un loup-garou. Il existe ainsi une parenté des esprits malfaisants. 47. D. FABRE : « […] Rêve était vraiment un mot sans pedigree, peut-être sorti tout cru du parler ordinaire » (« Rêver, le mot, la chose, l’histoire », p. 70). Cette remarque vaut également pour cauchemar, c’est ce que nous avons voulu montrer.

RÉSUMÉS

Parmi les classifications des rêves de l’Antiquité, celle de Macrobe, grammairien latin du IVe-Ve siècle après Jésus-Christ, a connu une très large diffusion dans les milieux lettrés jusqu’au XVe siècle comme en témoigne la fidèle traduction dans la langue française de tous les termes latins dénommant les catégories de songes. Toutefois la typologie savante de Macrobe n’a pas totalement pénétré la langue populaire, notamment quand il s’agit d’évoquer les variétés du songe illusoire. Ainsi s’imposent peu à peu en moyen français et dans la langue classique des mots nouveaux comme « rêve » et « cauchemar » dont le sémantisme et l’étymologie sont plus étranges et mystérieux. L’article explique pourquoi la savante classification macrobienne, fidèlement retranscrite par les lettrés, n’a pu se maintenir et comment les croyances populaires ont fini par imposer de nouveaux substantifs pour nommer jusqu’à ce jour toutes nos expériences oniriques.

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Amid Antiquity’s classifications of dreams, that of Macrobius, a Latin grammarian of the IV- Vth century A.D., knew a highly extensive distribution in the learned circles as late as the XVth century, as testifies the accurate translation into the French language of all the Latin terms naming the categories of dreams. Macrobius’s learned typology however did not thoroughly penetrate the common language, notably when the various forms of illusory dreaming have to be evoked. As a consequence new words gradually prevail in middle French such as “rêve” and “cauchemar”, whose semantism and etymology are stranger and more mysterious. The article explains why the learned Macrobian classification, so accurately handed down by the scholars, failed to hold its ground and how popular beliefs finally imposed new substantives to name until today all our experiences of dreaming.

INDEX

Keywords : classification, continuity, popular beliefs, displacement, etymology, Latin language, vulgar language, translation, transposition, typology (dream, nightmare). Mots-clés : classification, continuité, croyances populaires, déplacement, étymologie, langue latine, langue vulgaire, traduction, transposition, typologie (songe, rêve, cauchemar)

AUTEUR

MIREILLE DEMAULES

Université d’Artois (pôle d’Arras), Centre « Textes et Cultures » EA 4028 [email protected]

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Traditions du patrimoine antique

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Henry de Montherlant « entre les deux mondes » : la leçon des manuscrits (I)

Pierre Duroisin

Je voudrais concilier l’antiquité païenne et le catholicisme, comme la Rome de la Renaissance, une main sur la Louve, une main sur la Croix1. 1 Parmi les autographes de Montherlant qui se vendirent le 23 mars 2009 chez Drouot se trouvait un ensemble de « 10 pages in-4 » daté très précisément du 30 décembre 1922 et intitulé La Garde autour de Pan et Julien l’Apostat2. C’est ce dossier qu’on va examiner, à commencer d’ailleurs par son titre, qu’il faut lire en deux temps : Montherlant avait d’abord écrit, à l’encre, La Garde autour de Pan, avant d’ajouter, en dessous et au crayon, et Julien l’Apostat, comme pour associer l’empereur accusé d’avoir trahi sa foi3 au dieu dont la mort avait été annoncée, au Ier siècle de notre ère, à des marins croisant au large de Paxos4.

2 Sur ce diptyque se grefferont, en temps voulu, quelques pages manuscrites vendues de même chez Drouot, le 15 juin 2011, et intitulées, pour la circonstance, « Sur la Religion5 ». 3 S’y ajouteront enfin deux inédits, un « conte antique » de 1912 intitulé Le dieu Pan et un petit texte appelé Guerre, qu’on doit à M. Jean-Claude Barat, l’exécuteur testamentaire de Montherlant, de quoi fournir une matière assez riche pour qu’on la répartisse sur deux numéros d’Anabases.

Pan et Julien dans l’œuvre de Montherlant

4 La première fois que Montherlant a évoqué La Garde autour de Pan, c’est dans la Nouvelle Revue française du 1er mai 1923, dans des Notes relatives à la religion et aux passions qu’il avait sous-titrées À propos du « Songe », son roman tout frais paru chez Grasset 6. Rien

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d’autre, selon lui, que « des fragments décousus et qui sans mal fussent rentrés au tiroir7 », rien qu’« un tour de valse avec le sacré » où il feint de donner la parole à son héros, un Alban de Bricoule que la « critique catholique » a « déclaré “saugrenu” pour son orgueil, sa “dureté”, sa sensualité, son manque de vertus chrétiennes », mais qui n’en demeure pas moins « un exemplaire du catholique ».

5 Mis en présence de ses détracteurs, qui lui reprochent de faire « les gestes de la foi » sans avoir la foi, Alban rétorque – ou rétorquerait – qu’il a reçu le Christ dans son héritage et qu’en l’accueillant « avec le reste » (liturgie, sacrements), il se conforme « à la recommandation du pontife Aurelius Cotta dans la Nature des dieux, qu’“un bon citoyen accepte la religion des anciens et la pratique parce qu’elle est le fondement de la Cité” », et quand on le taxe d’hypocrisie, il convoque les « Romains de vieille souche (du type de Celse, de Cœcilius, de Symmaque), qui, devant le christianisme triomphant, refusaient de rompre avec un culte qui avait été mêlé à tout ce qu’il y avait eu de bon et de grand dans leur famille et dans l’Empire et sacrifiaient d’un cœur religieux à une religion à laquelle ils ne croyaient pas8 ». 6 Et tandis que le héros du Songe se demande si cette « attitude […] ne fut pas celle de tous les Romains éclairés dès la fin de la République : des pratiquants sans la foi », l’auteur rompt avec la fiction pour feuilleter un album de famille où il se découvre de rudes ancêtres qui tuèrent et pillèrent mais « n’ont pas plus quitté la communauté catholique qu’ils n’ont quitté la communauté nationale ». Rejetant « le vieil esprit de dissociation qui travaille le monde […], le vieil esprit qui a créé les prétendues antinomies inconciliables entre le corps et l’âme […], entre le divin et l’humain […], entre la pensée et l’action […], entre le christianisme et le paganisme et qui ensuite traite de confusion l’union supérieure qu’il a dans l’abstrait défaite9 », il entend rétablir « le mot catholique » dans son statut d’origine, qui est l’universel. Pour lui, pas de doute, c’est le catholicisme qui « a remis debout ce dont le christianisme avait été le principal destructeur » : « ROMA capta cœpit [sic] ferum victorem. Le grand Pan n’est pas mort, et c’est l’Église qui, autour de lui, monte la garde1. Un Alban de Bricoule peut être considéré, si l’on veut, comme un de ces produits du monde antique adaptés à la religion nouvelle à laquelle l’Église les incorpora. Je songe à ces divinités champêtres évoquées par Heine, qui, au triomphe du christianisme, se convertirent à la religion nouvelle, parfois même se firent ermites, et mouraient, le chapelet dans les mains, mais le cœur plein de leurs anciennes Arcadies10. » 7 C’est ici, dans la note de bas de page correspondant à l’appel inséré par Montherlant après « Le grand Pan n’est pas mort, et c’est l’Église qui, autour de lui, monte la garde », qu’on aura de quoi faire le lien avec le manuscrit du 30 décembre 1922 : « Voici l’occasion d’annoncer, à seule fin de prendre date, le livre d’essais qui paraîtra quelque jour sous ce titre : La garde autour de Pan11. » 8 Un projet sans lendemain, mais que l’écrivain a pris soin de rappeler à deux reprises au moins et à trente ans d’intervalle : une première fois en 1940, dans Paysage des Olympiques, et une seconde fois en 1972, dans Mais aimons-nous ceux que nous aimons ?

9 1940. L’auteur de Paysage des Olympiques vient de renvoyer le lecteur à Pershing 1920, un essai vieux de vingt ans qui se terminait par une prière à la façon de Socrate : « Ô Dieu des corps et des âmes, donnez-moi de mener une vie juste ! Que j’aime toujours davantage les choses que vous avez créées ! », doublée d’un mot de Michel-Ange : « Car il doit aimer l’œuvre, celui qui en adore l’auteur. » C’est alors qu’il commente pour le lecteur de 1940 :

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« Je retrouve dans ce texte cette aspiration vers l’unité qui me hanta jusqu’à ma trentième année environ. Résoudre toutes les antinomies, celles notamment que crée le christianisme, unir par la même piété toutes les croyances et tous les âges, me semblait tâche haute, et d’ailleurs non difficile. […] Dans un syncrétisme éperdu, je rêvais sur Septime Sévère qui plaça l’image de Jésus au Panthéon, sur cette académie platonicienne de Florence qui s’était proposé formellement pour but de fondre ensemble l’esprit du christianisme et celui du paganisme, sur ce pape Grégoire que Dante fait prier pour l’âme de Trajan. Je méditais de composer un livre, La Garde autour de Pan, où l’on eût soutenu que le christianisme n’est devenu ce qu’il est aujourd’hui que par son alliance avec l’antiquité, que Platon et Aristote restaient incompréhensibles pour les Renaissants, si ceux-ci n’avaient connu Saint Paul et l’Évangile, et qu’enfin c’est dans l’Église seule que l’on peut retrouver vivant quelque chose de l’âme antique ; et déjà je dessinais la couverture du volume : des prêtres en surplis portant sur leurs épaules, avec le plus grand cérémonial, une châsse de verre où repose Pan endormi12. » 10 En 1972, quelques semaines avant sa mort volontaire, Montherlant termine Mais aimons-nous ceux que nous aimons ?, où il avoue, quand il évoque le temps de ses Olympiques, que s’il n’allait pas à la messe le dimanche tout en disant à sa pieuse et vénérée grand-mère qu’il y était allé, c’était « par indifférence ». La suite nous renverra à Paysage des Olympiques : « Dans ces années-là, 1920 et 1921, les prêtres cherchaient à annexer le sport parce qu’il était à la mode ; je faisais comme eux non pour les suivre mais parce que mêler christianisme et paganisme était un mouvement inhérent à ma nature, bien que je n’eusse ni foi ni pratique catholique. Je rêvais sur Septime Sévère qui plaça l’image de Jésus au Panthéon ; sur cette académie platonicienne de Florence qui s’était donné formellement pour but de fondre ensemble l’esprit du christianisme et celui du paganisme, sur la phrase de Michel-Ange : « Il doit aimer l’œuvre, celui qui en adore l’auteur. » Je méditais de composer un livre, La Garde autour de Pan – ce qui vit en nous du paganisme nous a été conservé par le catholicisme, – et déjà j’en dessinais la couverture : des prêtres en surplis portant sur leurs épaules, avec le plus grand cérémonial, une châsse de verre dans laquelle repose Pan endormi13. » 11 Cela posé, entre la note de 1923 et les textes de 1940 et de 1972, où il est nommément question d’un livre qui devait s’appeler La Garde autour de Pan, s’insèrent deux textes de 1929, Le dernier Retour et Trois Jours au Montserrat, regroupés dès 1930 sous le titre Pour une Vierge noire, puis insérés, en 1945, dans Un Voyageur solitaire est un diable.

12 Voici d’abord la plainte du Dernier Retour : « Je suis des trois premiers siècles. Le monde adore le Soleil, et il va se faire chrétien. Je souffre de la souffrance de Pan avant qu’il se fasse chrétien, quand l’Orient lui a tourné la tête. Le tableau de Signorelli appelé L’École de Pan, et que j’ai toujours appelé La Tristesse de Pan. Si jeune, et quelle mélancolie, sous sa lourde couronne de joie ! Ferrero a un bel essai sur la tristesse des Romains du temps d’Auguste. Flaubert écrit qu’à aucun moment du monde l’homme ne fut aussi seul entre les dieux auxquels il ne croyait plus, et le dieu auquel il ne croyait pas encore. Pater dit qu’il n’est aucun accent de mélancolie que la fin du paganisme ait ignoré14. » 13 Trois Jours au Montserrat, quant à lui, résulte d’une courte retraite que fit Montherlant à l’abbaye de Montserrat alors qu’il venait de découvrir le jansénisme dans le Port-Royal de Sainte-Beuve15.

14 Notre diable de voyageur a commencé par rappeler que le Montserrat, dénoncé par les chrétiens comme le Mons Luxuriae parce qu’on y avait bâti un éphémère temple à Vénus, fut ainsi « perdu et repris, tour à tour, par Pan et par Jésus-Christ ». Il a ensuite

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raconté, à sa manière, la légende de Juan Guarin, le jouisseur qui se fait ermite, puis retombe dans le péché (avant de retourner pour de bon à son ermitage) quand « l’esprit de Pan a repris possession du libertin de jadis ». Il a démasqué le Tentateur dans « le petit chat » où Saint-Cyran reconnaissait une créature de Dieu : « Inquiétant petit chat ! Je le vois cousin du barbet de Faust. Il est éternel, il est Pan. Il est le Diable, en parler chrétien. » Il tire enfin la leçon du baptême qui, même s’il n’a pas la foi, le « maintient catholique », estimant qu’il a désormais du catholicisme « une vue plus saine et plus digne que celle qu’[il] en prenai[t], ou plutôt qu’[il] voulai[t] [s]’en faire, autrefois » : « Chercher à concilier Pan et Jésus-Christ sera toujours un exercice souverain pour vous faire jouir l’imagination, si vous n’êtes pas croyant : cela mène à s’exciter l’esprit, et se fouetter le sang […]. Mais si l’on croit ! Si l’on croit, même en faisant le départ entre ce qu’il y a de vivant et ce qu’il y a de mort dans l’Évangile ! L’Église catholique mêlant Jésus-Christ aux patries, Jésus-Christ à l’argent, Jésus-Christ au sport, que sais-je, donnant pour dames d’honneur à Jésus-Christ les trois Concupiscences en habits de fête, c’est un spectacle qui vous remplit d’une poésie trouble et âcre, si vous êtes au dehors, mais qui vous fige si vous vous mettez seulement un instant dans la peau d’un homme qui aime le Crucifix16. » 15 Après 1929, et mis à part un mot des carnets de 1970 sur lequel on reviendra, Pan se fit plus rare dans l’œuvre de Montherlant. Les textes de 1940 et de 1972 ne sont, à tout prendre, que des retours sur le passé, et l’auteur de Paysage des Olympiques a bien dit que « cette aspiration vers l’unité » qui le poussait à « résoudre toutes les antinomies », ce « syncrétisme éperdu » qui devait déboucher sur La Garde autour de Pan, ne s’étaient guère étendus au-delà de sa trentième année. Le dossier du 30 décembre 1922 se situe donc au nœud de la « crise », et ce n’est pas un hasard si vers 1925 le héros des Bestiaires, le même que celui du Songe, évoque lui aussi « le syncrétisme éperdu qui bouillonne en lui17 », tout en se réclamant de ce Julien que ledit dossier associe à La Garde autour de Pan.

16 Mais avant d’en venir à Julien, il faut parler d’un dieu Pan qui est lié à la jeunesse de l’écrivain et qu’on va découvrir, comme on l’a dit plus haut, grâce à M. Jean-Claude Barat. 17 L’œuvre, intitulée Le dieu Pan et datée du 7 décembre 1912, devait s’inscrire dans un recueil de Contes antiques. Le Christ est seul et songeur dans la nuit, « parmi les oliviers bleuissants de Gethsémani », quand il voit surgir « une forme étrange » dont les jambes et le front sont ceux d’un bouc ; c’est le grand Pan, qui d’emblée lui reproche d’avoir détruit la beauté : « Tu as dit : l’âme seule compte, le corps est méprisable. À l’époque du grand Pan, les hommes étaient beaux, robustes et sains. On ne se rassasiait pas de les contempler. Maintenant, absorbés par l’extase spirituelle, ils laissent leur corps s’étioler, et ils le flagellent ; leur visage sera creusé par la pensée, leur dos voûté par l’étude, leur poitrine rentrée, leur peau molle et blanche, car ils savent qu’il n’y a que l’âme qui soit digne d’être cultivée… » 18 Autre reproche, celui de s’acharner « à perpétuer une espèce dégradée et impropre à la vie, à faire demeurer tout ce qui est médiocre et malingre », et quand Jésus répond : « La beauté m’est indifférente », Pan rétorque : « Je te l’avoue, Jésus, aimer mon prochain quand il est bien proportionné, cela m’est facile, et le difficile serait de ne pas l’aimer ; mais aimer les jambes cagneuses, la peau flasque, les ventres proéminents et les mollets grêles, sans compter les trognes que tu devines, je t’assure, Jésus, tu n’aurais pas dû demander cela. […] Tu as faussé l’esprit des hommes ; tu as introduit un amour maladif pour ce qui est humble, pour ce qui est pauvre, pour ce qui souffre, et c’est contre la nature. Au siècle du grand

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Pan, l’homme sympathisait avec ce qui est sain, ce qui est beau, ce qui est la vie ; et c’était naturel. Aujourd’hui, il n’aime plus ce qui est parfait, mais ce qui est imparfait. » 19 Autre reproche encore, celui d’avoir « créé le péché » en même temps qu’une « vertu impraticable » et sans grandeur : « La vertu n’est vertu que désintéressée. Tout acte de vertu qu’on fera, on le fera par peur de ton enfer, et dans ton ciel immoral, il n’y aura que les égoïstes et les lâches ! » 20 Tant et si bien que le Christ perd contenance. Quand les hommes d’armes viennent l’arrêter, il s’étonne que Pan ne l’ait pas plus tôt tué, qu’il ne le tue pas en cet instant même, mais le faune lui répond en baissant la tête : « C’est que, moi aussi, je me suis fait chrétien. »

21 L’attrait qu’exerce la beauté, la répulsion que provoque la laideur seront parmi les thèmes cardinaux, d’ailleurs hérités de Platon, de Thrasylle, un « conte antique » lui aussi, que Montherlant commence de rédiger en 191318. Le jeune Thrasylle le dira en des termes qui rappellent ceux de Pan : « N’est-il pas plus logique d’aimer et de choyer la perfection plutôt que l’imperfection quelle qu’elle soit : misère, maladie, bêtise, laideur, insignifiance19 ? » 22 L’exaltation du corps, avant d’être au cœur des Olympiques, sera dans Pershing 1920, où l’écrivain vitupère les « misérables intellectuels » qui « du fond de leurs tristes tanières, laids, exsangues et pas soignés […] ont décrété le divorce entre christianisme et paganisme », semant « la tristesse sur la terre avec leurs interdictions et leurs exclusions20 ». 23 Le refus de l’« amour maladif pour ce qui est humble, pour ce qui est pauvre, pour ce qui souffre », avant d’être martelé dans l’Appendice nietzschéen des Lépreuses 21, sera dénoncé en 1926 dans La Mort de Peregrinos, qu’on retrouvera d’ailleurs dans le manuscrit de 192222. 24 Le ciel « immoral » où le faune de 1912 ne trouve « que les égoïstes et les lâches » annonce la conclusion de Trois Jours au Montserrat, où l’écrivain ne voit dans l’espérance qu’un « daemon funeste aux hommes », estimant qu’« une grande âme, et qui douterait de son immortalité, devrait vivre et mourir comme si elle la niait », et que « c’est bien désespérer de l’humanité, que penser qu’il lui faut une religion pour être haute et pour être honnête23 ». 25 Comment, enfin, ne pas penser, devant ce Pan de 1912 qui confesse : « Moi aussi, je me suis fait chrétien », à celui auquel s’assimilera, en 1929, l’auteur du Dernier Retour : « Je souffre de la souffrance de Pan avant qu’il se fasse chrétien, quand l’Orient lui a tourné la tête » ? Déchirements d’un jeune adulte, puis d’un homme fait qui jusqu’en 1925 (il l’a dit en termes exprès dans l’avant-propos de Service inutile) était « imbu des sine caritate Romani » tout en « faisant joujou » avec le christianisme24. 26 Pour le Grand Pan, on est parti des Notes relatives à la religion et aux passions de 1923 ; pour Julien, il faut commencer par deux témoignages : celui de Jacques-Napoléon Faure-Biguet, ami d’enfance de Montherlant, qui rapporte qu’« en 1922, tandis que les catholiques célébraient la Relève du Matin, il méditait déjà d’écrire une vie de Julien l’Apostat, et, enflammé par son modèle, louait un petit logement rue de la Harpe, afin d’être tout proche des thermes de Julien25 », et celui de l’écrivain lui-même, qu’on lira dans Moustique, un récit des années vingt mais publié après sa mort :

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« J’ai loué à Paris un petit appartement meublé. Malgré le quartier que j’ai en horreur, je me suis décidé pour lui parce que, de mes fenêtres, je vois les thermes de Julien, que les chrétiens appellent l’Apostat26. » 27 Cette dévotion pour Julien, comme on l’a dit plus haut, Montherlant la prêtera bientôt au Bricoule des Bestiaires, roman qui paraît en 1926. Fort travaillé par « la religion du Taureau » et les légendes entourant Mithra, Bricoule est aussi un admirateur de Julien : « Son esprit voletait avec insistance autour de l’empereur Julien, – et Julien était un fervent de Mithra, dont il célébrait les mystères dans son palais de Constantinople27. » 28 De là vient sans doute qu’en 1925 l’auteur d’Aux Fontaines du désir, devant une mosquée de Tolède convertie en église, imaginait que « quelque Julien, restaurant Pallas Athéné, l’installerait dans Notre-Dame de Paris28 », et qu’en 1929 l’auteur de Trois Jours au Montserrat, rappelant que « c’est toujours dans les grottes que devait être célébré le culte de Mithra », évoque à nouveau Julien, même si l’image qu’il s’en fait alors est un peu écornée : « Souvent, sur ces hauteurs aimées des aigles […], m’est apparu le Génie de l’Empire, tenant une proie dans sa bouche pleine de sang. Julien, auquel il se montra deux fois, le vit plus aimable. Mais Julien n’était pas tout à fait celui dont ont soif nos imaginations romantiques, le jeune homme brûlant et dur, voué par son double baptême d’eau chrétienne et de sang de taureau à un grand destin ambigu ; c’était un foutriquet hirsute, au nez en l’air, “à peine un homme”, dit Ammien Marcellin, et l’on comprend que ses visitations aient été d’une nature un peu éthérée29. » 29 Aigreur toute passagère si l’on en juge par la Lettre à M. Pioch, maire des Saintes-Maries, sur le sacrifice du Taureau et la sauvegarde du Vaccarès qui parut dans Comœdia le 13 juin 1930.

30 Sollicité pour faire partie du Comité des Fêtes du Centenaire de Mistral pour la Camargue, Montherlant commence par renvoyer le lecteur au « paganisme toujours respirant sur la montagne catalane du Montserrat » qu’il vient de célébrer dans Pour une Vierge noire (le futur Trois Jours au Montserrat), avant de se réjouir de ce que « la même voix » lui arrive « d’un autre sanctuaire méditerranéen » : « C’est la voix de la Bonne Nouvelle, qui dément celle que Tibère entendit sur les eaux : “Le Grand Pan n’est pas mort !” » Suit la lettre au maire, où il dit son émotion à l’idée du « peuple méridional rallumant le feu générateur et pacificateur allumé par Aurélien et Julien contre la menace chrétienne, comme ces feux qu’on allume, en Afrique, autour des campements, contre les bêtes sinistres de la nuit ». Un bel élan de lyrisme, mais qui débouche sur un refus : « Il n’eût manqué à ma joie que celle d’être moi-même le sacrificateur. J’aurais pu l’être il y a quelques années encore. Je ne le peux plus30. » 31 Pourquoi « Je ne le peux plus » ? Jean Datain eut raison de suggérer qu’après Montserrat, où s’exprimait encore « le regret de ne pouvoir concilier Pan et Jésus-Christ », Montherlant s’en tint à l’alternance parce qu’il avait admis que « les syncrétismes ne pouvaient demeurer qu’à l’état de vœu31 », mais enfin ce refus n’était pas un reniement. Julien reviendra dans les carnets de 1931, dans ceux de 193732 et dans L’Assomption du Roi des Rois en 1942, et ce n’est pas un hasard si Montherlant à deux reprises, en 1942 comme en 1931, cite les mots de Vigny pour qui l’empereur « prend la résolution de se faire tuer quand il est sûr qu’il a été plus avant que les masses stupides et grossières ne peuvent aller », avant de les commenter, dans une parenthèse peu amène pour les tenants de la religion nouvelle : « (les masses qui veulent être chrétiennes)33. »

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32 Parenthèse qui va nous ramener à 1940 pour l’essai qui donna son titre au Solstice de juin. On y retrouvera ensemble, comme dans le manuscrit de 1922, le dieu déchu et l’empereur traité d’apostat, Pan à cause de l’annonce de sa mort, Julien pour le mot qu’il aurait prononcé avant de rendre l’âme : « Tu as vaincu, Galiléen. » 33 L’écrivain est à Marseille, l’armistice a été signé une semaine auparavant, au solstice d’été, et « la croix gammée, qui est la Roue solaire, triomphe en une des fêtes du Soleil » : « Le soir, j’ai été marcher le long de cette côte livide : quand on arrive du large, comme on voit tout de suite que mon pays a toujours été saigné. Rien n’a lieu sur la grande eau, plus douce que la terre. Elle vague vaguement, jouant un peu sur son bord. Saute parfois une petite vague, comme un chien qui bondit pour avaler une mouche. C’est la mer où une voix passa qui disait : “Le grand Pan est mort”, traduisez : “Tu as vaincu, Galiléen.” Et où j’entends ce soir une autre voix qui passe : “Tu es vaincu, Galiléen34”. » 34 Montherlant évoque ensuite le mois qu’il a passé dans la zone des armées, entre le 20 mai et le 20 juin, comme correspondant de guerre de Marianne. Il y eut d’abord l’attente : « J’étais parmi les troupes chrétiennes et numides, et les nègres portant au poignet des “Immaculée Conception” pour grigris. Longtemps j’avais eu faim de voir cette armée en face, et de savoir quelle était sa contenance, quels étaient ces hommes “qui nomment dieu le secret des bois” [en note : Tacite, La Germanie] ; dont c’était la gloire ancienne d’avoir haï le christianisme [en note : Goethe, Xénies], et dont maintenant c’était la mission de ruiner la morale bourgeoise et la morale ecclésiastique, depuis les rives de l’Atlantique jusqu’aux marches de Russie35. » 35 Puis vint la débâcle, qui de nouveau appelle le mot de Tacite, associé au retour de Julien : « À nos trousses, la païennie déferlait, ses casques ceints de couronnes de branchages : “Ils nomment dieu le secret des bois” […]. Et je pensais que la terre qu’elle gagnait maintenant lui était acquise […], et qu’un jour viendrait où je verrais flotter l’étendard de la Roue solaire sur les tours de Notre-Dame de Paris. La cité n’était plus la cité de Geneviève, mais la cité de Julien. Le pays n’était plus le pays des Saintes, mais le pays de l’Empereur. » 36 Des lignes assez dures pour que l’auteur (Christopher Gérard l’a noté dans son essai sur Julien) décide de les éliminer de la version revue du Solstice36, des lignes qui lui furent vivement reprochées en 1945 et lui sont encore reprochées aujourd’hui, bien qu’elles soient dans le droit fil de ce qu’il disait en 1925 devant la mosquée de Tolède transformée en église, dans le droit fil aussi des Notes relatives à la religion et aux passions de mai 1923, parentes enfin, ne serait-ce que par l’allusion à Tacite, de cette page du Songe où Bricoule considère, sur sa table de travail, le christ d’ivoire qu’il « avait nommé Génie de son travail » : « Il lui avait demandé davantage de valeur, demandé le pouvoir de créer la phrase secrète qui rapprocherait de son autel “ceux qui nomment Dieu le secret des bois”. Et telle était la disposition du lieu, que, lorsqu’il était à sa table, le jeune homme s’apercevait, sous le geste de ce christ, réfléchi dans la vitre de sa bibliothèque […]. Et à côté d’eux, suspendu dans l’air, vrai spectre d’un monde refroidi, un diaphane visage féminin […] : le marbre rapporté d’Achaïe […], qui du fond de la pièce venait mettre son image […] auprès des images d’Alban et de la Croix37. » 37 Le voilà bien le héros « saugrenu » qui déplut aux lecteurs catholiques du Songe, celui qui attend d’un crucifix qu’il lui souffle les mots capables de réaliser l’utopie que son créateur entretint « jusqu’à sa trentième année environ » (on en revient une fois de

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plus à Paysage des Olympiques) et qui était d’« unir par la même piété toutes les croyances et tous les âges ». Ce n’était pourtant, ici encore, que l’amorce de ce que dira en 1925 l’auteur de Syncrétisme et alternance quand à l’élan syncrétiste il associera la nécessité « d’alterner les idéals38 », l’amorce aussi de ce que le Montherlant du Solstice jugera bon de rappeler à ses lecteurs de 1941 lorsque, dans une note fort explicite et dont nul ne fit grand cas, il les renverra à ses écrits des années vingt et trente, dont le fameux essai, précisément, de 192539.

38 On s’étonne moins, après cela, de retrouver dans Le Solstice le mot de Tacite qu’on a lu dans Le Songe, à vrai dire sorti des Mémoires d’outre-tombe que le soldat Montherlant s’était fait envoyer par sa grand-mère fin 1917, quand il était à Mirecourt dans les Vosges40. 39 Chateaubriand vient d’exalter « la jeune Allemagne » de 1813 qui s’est rebellée contre Napoléon ; il commente : « Les Allemands adorent aujourd’hui la liberté dans un vague indéfinissable, de même qu’autrefois ils appelaient Dieu le secret des bois : Deorumque nominibus appellant secretum illud41… » On ne conçoit pas traduction plus libre, ni plus originale, ni qui fasse davantage rêver, pour ces quelques mots de La Germanie. Montherlant eut la bonne idée de la retenir, mais derrière Chateaubriand, c’est aussi l’étroite parenté du Songe et du Solstice qui s’impose au lecteur, pour lui rappeler qu’il s’agit toujours de la guerre opposant la France à l’Allemagne, autant dire la chrétienté au paganisme. 40 Pour annoncer La Garde autour de Pan, on avait Le dieu Pan de décembre 1912. On n’aura pas de Julien l’Apostat avant l’heure pour annoncer celui de décembre 1922, mais on tient quand même une piste avec le manuel d’histoire que Montherlant avait utilisé en sixième à Janson de Sailly. Il s’agit en l’occurrence de L’Histoire de l’Antiquité d’Albert Malet, où il a volontiers picoré pour ses écrits de jeunesse et qu’il a consulté sa vie durant42. Or on trouve à la page 401 de Malet une illustration qui s’intitule « Restauration d’une partie des thermes de Julien à Paris – Le Frigidarium », et aux pages 428-429 tout un paragraphe consacré à Julien lui-même : « La tentative de restauration du paganisme fut l’œuvre de l’empereur Julien, neveu de Constantin, qui était né chrétien. Il avait longtemps vécu à Athènes dans l’étude des belles-lettres et de la philosophie grecque. Quand les guerres civiles l’eurent porté à l’empire, il s’empressa d’abjurer le Christianisme, adopta le culte de Mithra, rouvrit les temples abandonnés et restaura toutes les cérémonies de l’ancien culte. Les Chrétiens le surnommèrent l’Apostat. Cependant il ne procéda pas à des persécutions sanglantes. Il disait lui-même : “J’ai résolu d’user de douceur et d’humanité envers tous les Galiléens.” Mais il s’efforça de ruiner leur influence ; il les exclut des fonctions publiques et leur interdit d’enseigner les lettres profanes en leur disant : “Contentez-vous de croire et cessez de vouloir connaître.” Sa tentative n’aboutit pas ; car il mourut bientôt dans une expédition contre les Perses (360-363). – Il avait, au début de son règne, résidé à Lutèce-Paris, et il avait embelli ce séjour qu’il affectionnait. Il reste de lui des Thermes, qui sont aujourd’hui compris dans le Musée de Cluny. » 41 Pour un jeune lecteur qui avait « sauté dans Quo vadis les pages consacrées à l’apôtre Pierre43 », il y avait là matière à réflexion et à rêveries.

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Le manuscrit du 30 décembre 1922

42 Quand on a devant soi un ensemble de pages qui ne sont pas numérotées ou ne le sont que partiellement, on commence par les lire dans l’ordre où elles se présentent, quitte à le modifier ensuite, s’il apparaît qu’il n’était pas le plus approprié. Qu’en est-il dans le cas présent ?

43 Pour la première et la dernière page, c’est assez simple. D’abord maintenue par une épingle qui laissa une marque dans le coin supérieur gauche de chaque page44, la liasse le fut ensuite par deux trombones juxtaposés qui laissèrent eux aussi leur empreinte sur les dix pages. L’un des trombones a de surcroît déposé de sa rouille au recto d’une page qui est tout justement celle portant la date et le double titre, ainsi qu’au verso d’une autre page qu’on tiendra, en principe, pour la dernière45. Suivront six pages, dont cinq numérotées par Montherlant, qui développent le canevas figurant sur la première. Pour les trois dernières pages, essentiellement consacrées à Julien, on renvoie le lecteur au n° 17 d’Anabases. 44 Une autre difficulté surgit quand on entreprend de transcrire le manuscrit, Montherlant ayant semé des notes et des références un peu partout : dans la marge de gauche le plus souvent (si on peut parler de marge), mais aussi, parfois, en bas de page, voire au verso. Une note en italique et entre crochets droits précisera leur place sur la page. 45 Les remords de l’écrivain seront soigneusement notés : les mots barrés seront repris comme tels, et les corrections signalées par un espacement étendu. 46 La lecture et le commentaire se feront par tranches, en fonction de la teneur même du document. On lira d’abord la première page, où figure, en cinq points, le plan de La Garde autour de Pan, puis les six pages où ces cinq points sont inégalement développés, les trois dernières pages étant, comme on vient de le dire, renvoyées à plus tard. 47 Dernière remarque : pour éviter toute confusion entre les pages numérotées par Montherlant et les pages du manuscrit en tant que tel, on parlera désormais de pages et de feuillets. FEUILLET 1 30-12-1922 [coin supérieur gauche] La Garde autour de Pan. et Julien l’Apostat [ajouté au crayon] 1. comment ils deviennent amis------ds le Nord 2. leur dignité lui se sent romain et antique, uniquement l’autre est devant lui un nazaréen (de ma part aucune idée de conciliation : tout d’une pièce, antique) 3. aux thermes de Julien il est le symbole de l’envie de retour au paganisme le grand Pan est mort la tristesse de Pan les dieux en exil tjrs antique tout d’une pièce [dans la marge en regard des quatre lignes précédentes] 4. Dans les Vosges Kyriolés – Pagani Il voit que toutes choses sont l’une et l’autre Symphonie : vœu de conciliation.

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5. Office Se rend compte que le catholicisme a tué le christianisme et est en réalité le paganisme continué, tout ce qui nous reste de vivant de la res romana. Certitude joyeuse 48 Que voilà un plan des plus précis pour… mais pour quoi au fait ? Un « livre d’essais » comme annoncé dans la Nrf du 1 er mai 1923 ? Les cinq temps que définit ce plan donnent plutôt l’idée d’un récit unique avec une structure bien charpentée et des péripéties qui se déroulent dans le Nord, puis à Paris-Lutèce, puis dans les Vosges.

49 Acte I. C’est dans le Nord que les protagonistes se rencontrent et se lient d’amitié. Quel Nord ? L’auteur lui-même n’y a, semble-t-il, pensé qu’après coup, un blanc séparant très nettement les groupes de mots « comment ils deviennent amis » et « dans le Nord ». 50 Acte II. Cette amitié n’entame nullement les convictions des deux hommes, du Romain comme du pseudo-Nazaréen. Mais s’ils ont l’un et l’autre « leur dignité » (un mot qui s’éclairera plus loin), l’auteur insiste sur le caractère entier du païen : « Lui se sent romain et antique, uniquement », « de ma part aucune idée de conciliation », et on lit bien « de ma part », comme si les mots sortaient de la bouche même du personnage. 51 Acte III. La scène se passe aux thermes de Julien. Le « Romain » ne rêve que du « retour au paganisme » et restera inflexible tout au long de l’acte III, « toujours antique, tout d’une pièce ». C’est ici que Pan se manifeste, avec le cri annonçant sa mort et avec cette « tristesse » dont parlera en 1929 l’auteur du Dernier Retour quand il évoquera le tableau de Signorelli46. 52 Autre « invité », Henri Heine, avec « les dieux en exil ». Faut-il ici rappeler ce qu’en disait l’auteur des Notes relatives à la religion et aux passions quand il voyait en son Alban « un de ces produits du monde antique adapté à la religion nouvelle à laquelle l’Église les incorpora » : « Je songe à ces divinités champêtres évoquées par Heine » ? 53 On connaît le thème des Dieux en exil 47. Le très savant Henri Kitzler a terminé La Magnificence du christianisme, dont il était fort satisfait jusqu’à ce que « quelques écrivains modernes », parmi lesquels Gibbon, lui révèlent les crimes de ces « chrétiens vainqueurs » qui de persécutés devinrent persécuteurs. Poursuivant son enquête, il découvre les pages où Libanius « conjurait les dévots barbares » d’épargner les temples grecs. Résultat, il prend fait et cause pour le paganisme et jette au feu son manuscrit. Le narrateur intervient alors pour dénoncer la responsabilité des philosophes grecs dans leur lutte contre les Pères de l’Église : « Il n’importait pas en effet de donner par des subtilités néo-platoniciennes une signification plus profonde à la mythologie, d’infuser aux dieux défunts une nouvelle vie, un nouveau sens symbolique, de se tuer à réfuter la polémique grossière et matérielle de ces premiers pères de l’église, qui attaquaient, par des plaisanteries presque voltairiennes, la moralité des dieux ! – Il importait plutôt de défendre l’essence de l’hellénisme, la manière de penser et de sentir, toute la vie de la société hellénique, et de s’opposer avec force à la propagation des idées et des sentiments sociaux importés de Judée. La véritable question était de savoir si le monde devait appartenir dorénavant à ce judaïsme spiritualiste que prêchaient ces Nazaréens mélancoliques qui bannirent de la vie toutes les joies humaines pour les reléguer dans les espaces célestes, – ou si le monde devait demeurer sous la joyeuse puissance de l’esprit grec, qui avait érigé le culte du beau et fait épanouir toutes les magnificences de la terre48 ! » 54 Dans ce monde christianisé, « Neptune resta le souverain de l’empire des mers, de même que Pluton, malgré sa métamorphose diabolique, conserva le trône du Tartare ».

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Les habitants de l’Olympe, en revanche, furent moins heureux, et notamment Jupiter, que des marins voyageant dans les mers de glace avaient, paraît-il, retrouvé seul et sous les traits d’un vieillard ravagé par les ans dans une île seulement peuplée de lapins où il se lamente désormais sur sa gloire passée.

55 Que Montherlant ait fait son miel d’un tel récit et qu’il ait songé à s’en inspirer pour son Romain aux thermes de Julien, quoi de plus normal ? Il avait sans doute reconnu dans « la joyeuse puissance de l’esprit grec, qui avait érigé le culte du beau et fait épanouir toutes les magnificences de la terre » ce qu’il avait lui-même écrit en décembre 1912, qu’« au siècle du grand Pan, l’homme sympathisait avec ce qui est sain, ce qui est beau, ce qui est la vie ». 56 Acte IV. Nous voici dans les Vosges (où Julien guerroya en 357 pour le compte de Constance II, où Montherlant a servi de décembre 1917 à juin 1918, à Mirecourt d’abord, comme on l’a vu plus haut, puis à Remiremont, Gérardmer et Bande-Laveline), et c’est dans ce contexte qu’il est d’abord question de kyriolés et de pagani. 57 Le mot pagani, qui l’ignore ? a d’abord désigné les paysans avant de désigner les païens, la campagne étant restée plus longtemps fidèle aux cultes anciens ; le mot kyriolés, en revanche, est lorrain et désigne des cantiques populaires comme ceux que chantaient, chaque lundi de Pentecôte, les jeunes filles venues en procession des villages voisins pour honorer l’abbesse et les dames chanoinesses en leur église de… Remiremont. On peut rêver que le païen est ému par ces kyriolés comme le fut en avril 1916, par des « cantiques populaires » lui aussi, l’auteur d’Atlantes49, et qu’il découvre, dans un mouvement très « montherlantien », que « toutes choses sont l’une et l’autre ». Le voilà moins « tout d’une pièce » désormais et animé d’un désir de « conciliation » dans le sens, une fois encore, où l’entendra l’auteur de Syncrétisme et alternance quand il dira « qu’être humain, c’est comprendre tous les mouvements des hommes », et que « tout le monde a raison, toujours », et que « l’univers n’ayant aucun sens, il est parfait qu’on lui donne tantôt l’un et tantôt l’autre50 ». Dans ce texte cardinal de 1925, Montherlant a repris un mot de Romain Rolland, à qui l’essai était d’abord adressé : « L’humanité est une symphonie de grandes âmes collectives » ; ce n’est peut-être pas un hasard si le mot « symphonie » est aussi celui qui devait terminer l’épisode vosgien : il rappelle les kyriolés, tout en suggérant le syncrétisme. 58 Acte V et dernier. Comment faut-il entendre le mot « office » ? Notre païen a-t-il assisté à une messe de Pentecôte où l’on chantait de ces kyriolés, à l’image de la messe de Pentecôte qui avait tant ému l’auteur des Enfants du matin 51 ? A-t-il alors compris, au point d’en tirer une « certitude joyeuse », que « le catholicisme a tué le christianisme » et qu’il « est en réalité le paganisme continué, tout ce qui nous reste de vivant de la res romana » ? 59 C’est par commodité qu’on a défini les grandes lignes de La Garde autour de Pan comme s’il s’était agi d’un « mystère », alors que l’épisode qui a pour cadre les thermes de Julien fait davantage penser à un dialogue dans le genre du De Natura deorum auquel l’auteur des Notes relatives à la religion et aux passions renverra bientôt ses lecteurs. Dans ces entretiens philosophiques à l’ancienne, on voit des amis conférer sur les sujets les plus graves dans les lieux les plus aimables qui soient : une palestre, une villa ou le lieu de rencontre par excellence que sont les thermes52. Pour La Garde autour de Pan, ceux de Julien s’imposaient, que Montherlant avait découverts, enfant, dans son Malet et qu’il avait sous les yeux en décembre 1922, tandis que les Vosges, et pourquoi pas l’église de Remiremont, auraient servi de cadre à la « révélation ».

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60 Simple hypothèse, bien sûr, que n’infirment ni ne confirment les six feuillets qu’on va lire et dont le contenu même donne à penser que la date figurant sur la page du sommaire est à prendre comme un point de repère à la fois précis et relatif. FEUILLET 2 1 [coin supérieur gauche au crayon bleu] espérance : le pain des faibles tout était inutilisé alors qu’aujourd’hui tout est utilisé Ce qu’il y a eu de beau dans le monde antique, c’est son désintéressement. On vivait, on luttait, on mourait pcq. on avait le talent de vivre et de lutter, de mourir. L’acte était pur, parfait en soi. Du jour où l’important a été rejeté dans une autre vie, les actes ont perdu leur éminente dignité, sont descendus d’un rang, parce qu’ils n’étaient plus des fins mais des moyens (à cette même époque, les choses inanimées perdirent leur valeur). La vie a perdu sa netteté, parce que rien n’y étaint jamais fini totalement accompli, puisque cela se continuait dans l’au-delà : excellente justification pour toute médiocrité. À tous les points de vue, le tremblement est entré dans le monde. Il devait y devenir une des nouvelles divinités. laissent au ciel le soin de punir les coupables. Laissez-vous dépouiller. Ne savez- vous pas que les injustes n’auront pas le royaume de Dieu St Paul, Corinth. I, p. 196 [dans la marge] Dans le monde ancien, l’homme avait une conscience. C’est pour elle qu’il agissait. Ceci toujours plus ou moins, mais jamais autant que vers ce qu’on a appel(l)é la décadence romaine. À cette époque de « décadence » Jamais la dignité personnelle n’a été si grande qu’à cette époque de décadence où, la religion étant déconsidérée, Dieu est descendu du ciel pour se mettre dans la conscience de l’homme [dans la marge III, 193]. L’exemplaire de Marc Aurèle marque le plus haut degré de l’accomplissement intérieur. À aucune époque n’a été fait par l’homme un plus violent effort pour se substituer à Dieu. On comprend l’irritation la rage du dieu des Juifs : « Je prendrai les sages dans leurs ruses » – « Le Seigneur connaît les pensées des sages : il sait qu’elles sont vaines » (1) (1) Paul, I Ep. Corinth. ISRAËL [isolé en bas à droite] FEUILLET 3 2 1 [coin supérieur gauche au crayon bleu, le 1 surchargeant le 2] Guign. p. 41 [dans la marge] lui, c’est une matière religieuse dans cette action p[arce] qu’il vit moins la coutume des ancêtres, l’hérédité romaine moi c’est un peuple qui a toujours été digne et à sa hauteur G. 42 [dans la marge] lui un peuple qui a souffert, déporté par le roi de Babylone exilés, pleins de la croyance à l’obligation de se racheter une doctrine d’exilés, de patients (Guignebert 46) cette sorte d’espérance est une chose juive (Guignebt 47) le frère du mangeur de sauterelles p 68 / 74 sqq. [en dessous et au crayon] FEUILLET 4 1 2 [sur le 1] 2 [au crayon bleu sur un bout de papier oblitérant les 1 et 2 précédents] Il fallait qu’ils eussent durement souffert pour avoir accepté cette religion qui 1° renonçait à la vie 2° était apportée à eux, citoyens romains, par des circoncis, à eux, hommes libres, par une race infiniment servile ! Certes ils devaient être à leur point de moindre résistance. Me voici devant lui, semblable à un de ces vieux romains du 1er temps de notre ère, écoutant avec un certain dédain, une certaine répulsion la doctrine qu’apporte Israël. Car lui, se heurtant à l’ordre antique, soudain se trouve allié avec le christianisme : il n’y a plus chrétien d’une part et juif de l’autre ; il est un apôtre chez les Gentils. Il tient pour la religion orientale du Salut ; moi pour la dignité de

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l’homme pris en soi. Romain et barbare, face à face Derrière lui il a Isis l’Égyptienne d’Égypte, Cybèle la Phrygienne, Mithra le Perse et le Syrien Adonis Israël a subi l’influence syro-chaldéenne Guign 40 et voir tout le haut de la p. 41 [en regard et en dessous de Israël a subi…] les Nazaréens justification de Pilate p. 54 Guignebert FEUILLET 5 On se demande comment un idéal va pouvoir se substituer à peut être placé moins haut que Il est trop facile de comprendre, par la naturelle faiblesse laisser-aller de l’homme, qu’un autre idéal ait pu se substituer à celui de l’homme qui agit bien parce qu’il est son juge, sans demande, sans espérance et sans recours. Il est plus difficile de comprendre comment il n’y a pas une opinion unanime pour reconnaître loyalement que cet idéal abandonné était cependant plus haut. On voudrait que les chrétiens, qui aiment bien parler de leur faiblesse, reconnussent qu’il y a bien quelque faiblesse dans leur perpétuel besoin de ceci et de cela ; on voudrait que ces tenants du quia absurdum condamnassent la position de l’âme antique autrement morale sans sanction autrement que par un : c’est absurde. Saugrenu pas saugrenu dans l’espèce [dans la marge] conforme à une sa tradition et à son hérédité un certain nombre de réactions plus extraordinaires à garder que la trace de tel sentiment ou le nez long des difformes la vie violente étant réapparue ces sentiments peuvent avoir disparu et reviennent [sur un béquet] le peuple, toujours en retard, encore païen q[uan]d les cl[asses] cultivées sont chrétien[nes], aujourd’hui croyant q[uan]d les hautes classes sont incrédules, est le grand unificateur, et l’unité etc. (voir Vœu Renaissance) [sur un second béquet] FEUILLET 6 4 [coin supérieur gauche au crayon bleu] Vosges Conciliation [le tout au crayon bleu] La voix du peuple, surtout des paysans, appelait pour cette conciliation. Toujours en retard (p 14), païen quand ils étaient chrétiens, incroyant quand nous sommes incrédules, la lenteur insensible de sa mutation maintenait une unité et un syncrétisme, mêlait aussi les uns et les autres et appelait pour cette unité de la croyance dont la science a hérité. Guignbt 15 [dans la marge à la hauteur du texte précédent] Tayac : entrée de la chapelle – colonnes temple ancien à la rivière p 17 [référence associée par une flèche à cette unité de la croyance…] FEUILLET 7 5 [coin supérieur gauche au crayon bleu] Office [au crayon bleu] Guignebert 236. Revanche du paganisme éternel, re l’Église catholique a rendu supportable le christianisme en le trahissant, en devenant l’Église. Le rôle de l’Église a été de reprendre la tradition romaine et de corriger l’idée évangélique. Songe Valery Larbaud Chacun de ces hommes est un consul etc… moi, comme les dieux de Heine, un dieu devenu chrétien 61 Les six pages qu’on vient de lire – autrement dit les feuillets 2 à 7 – développent les points qui figuraient sur la toute première page du manuscrit, à l’exception toutefois du point 1 : « Comment ils deviennent amis dans le Nord », qui n’était sans doute qu’un préambule.

62 Ce qu’on lit sur la page 1 (feuillet 2) est du pur Montherlant, un premier jet mais de belle venue, et avec quelques corrections qu’on aurait plaisir à relever, tel ce « On

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vivait, on mourait parce qu’on avait le talent de vivre et de mourir » devenu « On vivait, on luttait, on mourait parce qu’on avait le talent de vivre, de lutter, de mourir ». 63 Pour le fond, on est à mi-chemin des reproches qu’adressait à Jésus le dieu Pan de 1912 : « La vertu n’est vertu que désintéressée. Tout acte de vertu qu’on fera, on le fera par peur de ton enfer, et dans ton ciel immoral, il n’y aura que les égoïstes et les lâches !… », et des anathèmes qu’on lira en 1929 dans Le dernier Retour comme dans Trois Jours au Montserrat. 64 « Ce qu’il y a eu de beau dans le monde antique, c’est son désintéressement », lit-on dans le manuscrit ; et un peu plus loin : « Le tremblement est entré dans le monde. Il devait y devenir une des nouvelles divinités. » L’auteur du Dernier Retour s’en est de toute évidence souvenu, jusqu’à reprendre des formules vieilles de près de sept ans, quand il a décrété qu’« un homme en bonne santé ne s’occupe pas de son âme » : « Des hommes qui tremblaient de l’âme décidèrent que le tremblement serait le meilleur de l’homme. Dans le Panthéon des grands hommes, ceux qui ont tremblé sont au rayon d’honneur ; jamais quelqu’un d’équilibré n’y accédera. À cela désormais rien à faire. La religion du tremblement est une des maladies du monde moderne ; c’est la forme évoluée du convulsionnisme sacré des primitifs53. » 65 Et le point de vue est le même dans Trois Jours au Montserrat, où l’auteur, en bon disciple de Lucrèce, décrète que « le Grand Criminel, avec des majuscules, c’est le premier homme qui inventa l’idée de Dieu » et que « c’est bien désespérer de l’humanité, que penser qu’il lui faut une religion pour être haute et pour être honnête54 ».

66 D’où le blâme, si l’on retourne au manuscrit, dirigé contre Paul, pour qui l’homme est jugé après sa mort et toute sagesse vaine aux yeux de Yawhé55. De là aussi, a contrario, la réhabilitation de la « décadence », ou prétendue décadence, qui va de pair avec l’éloge de Marc Aurèle : l’empereur philosophe est devenu pour un païen du IVe ou Ve siècle l’image même de la « dignité personnelle ». On s’était demandé, en lisant la toute première page du manuscrit, comment il fallait entendre « leur dignité » ; il est clair que pour le païen elle réside dans le « désintéressement56 ». 67 La seconde page 1 (feuillet 3), qui a d’abord porté un numéro 257, nous conduit à un ouvrage de Charles Guignebert dont il sera désormais question tout au long des « chapitres » à venir. Le nom de l’ouvrage n’apparaît nulle part dans le manuscrit, mais les références ne laissent aucune place au doute ; il s’agit du Christianisme antique que Guignebert avait fait paraître chez Flammarion en 192158. C’est que Montherlant, qui parle ici pour son héros (« lui-moi »), voulait opposer au païen un Nazaréen ou un converti qui fût conforme à l’histoire. Quand il le définit comme « une matière religieuse », il cite un mot de Guignebert à la page 41 : « Il y avait là […] une matière religieuse énorme » ; quand il évoque l’exil à Babylone, il est à la page 42 :« Les exilés […] se persuadèrent que les maux d’Israël venaient de ce qu’il s’était montré infidèle à l’Alliance et qu’il ne lui restait qu’un moyen d’apaiser Dieu, c’était de se soumettre à la plus grande rigueur dans l’observance cultuelle » ; quand il affirme que « cette sorte d’espérance est une chose juive », il se souvient d’avoir lu à la page 47 que « l’espérance messianique dont Israël attendait la réparation éclatante de ses infortunes » allait au contraire « le jeter dans les plus désastreuses aventures », et s’il écrit de son Nazaréen qu’il est « le frère du mangeur de sauterelles », c’est pour avoir lu à la page 49 de Guignebert qu’« il se peut que Jésus ait connu Jean le Baptiste ». Quant à dire ce qu’il avait retenu ou se proposait de retenir des pages 68, 74 et suivantes… Peut-être ceci, que les Juifs hellénisés « se pénétraient de plus en plus de l’idée grecque du dualisme de

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la nature humaine », et très certainement les pages sur « les combinaisons syncrétistes », comme on va tout de suite le constater en lisant la page 2. 68 Cette page 2 (feuillet 4), qui fut d’abord numérotée 159, est intéressante à plus d’un titre.

69 Elle est intéressante parce qu’elle donne à lire, comme la première page 1, une forme plus accomplie de l’écriture. Elle est intéressante parce que ses premiers mots : « Il fallait qu’ils eussent durement souffert pour avoir accepté cette religion » préfigurent ceux qu’on lira en 1927 dans La Mort de Peregrinos : « Il fallait être durement excédé pour avoir accepté Jésus-Christ60 », et ceux qu’on lira en 1929 dans Earinus : « Il fallait avoir durement souffert pour accueillir comme un sauveur Jésus-Christ61. » Elle est intéressante enfin parce qu’on y voit se dessiner la personnalité de « l’autre ». 70 Cet adversaire pourrait être l’un de ces Romains qui ont accepté une religion par quoi ils « renonçaient à la vie », se heurtant ainsi à « l’ordre antique » auquel est resté fidèle celui qui parle à la première personne. De cet antagonisme où reparaît la « dignité » dont il fut plus haut question (« Il tient pour la religion orientale du Salut ; moi pour la dignité de l’homme pris en soi ») émerge une nouvelle définition de la barbarie : « Romain et barbare, face à face. » Le Barbare, désormais, est celui qui a tout absorbé et s’est du même coup renié. À preuve, la suite du texte : « Derrière lui il a Isis d’Égypte, Cybèle la Phrygienne, Mithra le Perse et le Syrien Adonis », qui vient tout droit de la page 255 du Christianisme antique : « Le christianisme est une religion orientale par ses origines et par ses caractères fondamentaux ; et, s’il était resté ce qu’il fut d’abord, il portait en lui beaucoup moins de chances de conquérir le monde occidental que n’en avait rassemblées la religion d’Isis l’Égyptienne, celle de la Grande Mère Cybèle la Phrygienne, celle du Syrien Adonis ou celle du Perse Mithra. » 71 Guignebert rappelle en quoi cette religion-là est « plus riche et plus simple que les autres religions du Salut », et c’est le mot de Montherlant avec sa majuscule. Il dit aussi pourquoi elle pouvait « opposer […] sa science divine révélée à la vaine sagesse du monde, qui est folie devant Dieu », et ce sont les paroles de saint Paul qu’on a lues un peu plus haut. Il explique enfin comment « dès le IIe siècle elle s’ouvrit aux désabusés de la philosophie profane62 », autrement dit : « Il fallait qu’ils eussent durement souffert pour avoir accepté cette religion. »

72 Restent les notes que Montherlant a griffonnées, en deux temps, au bas de cette page 2, et qui n’ont pas toutes le même intérêt. Dans la mesure où on vient d’en lire l’essentiel sous une forme achevée qui dérive de la page 255 du Christianisme antique, on peut tenir les renvois aux pages 40 et 41, ainsi que les mots « Israël a subi l’influence syro- chaldéenne », pour les aléas d’un brouillon. Mais ce qu’il faut considérer de près, c’est la toute dernière ligne : « Les Nazaréens justification de Pilate p. 54 Guignebert. » 73 Pilate était une belle matière pour les écrivains. Qui ne se rappelle Le Procurateur de Judée d’Anatole France ou le Ponce Pilate de Roger Caillois 63 ? On connaît moins la « nouvelle » intitulée La Mort de Pilate que Montherlant composa en 1908, à treize ans, mais dont il fut assez content pour en confier l’édition près de trente ans plus tard à son ami Ventura García Calderón : obsédé par la vision du « Nazaréen en croix » et persuadé que seule la mort lui apportera la « guérison », l’homme va se noyer dans une rivière proche de Jérusalem64. Celui qui avait écrit, adolescent, cette Mort de Pilate ne pouvait que retenir, adulte, la page où Guignebert s’étonne que d’aucuns veuillent « prouver que, si Jésus ne s’est pas lui-même avoué ouvertement Messie, il a cru qu’il l’était, il l’a laissé croire à ses disciples, il a péri pour l’avoir laissé croire à Pilate ; et

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que, s’il en avait été autrement, jamais les Apôtres n’auraient pu penser que le Crucifié était ressuscité des morts ». 74 Le chapitre 3 de La Garde autour de Pan était censé se passer aux thermes de Julien, mais si le manuscrit compte bien une page 4 intitulée « Vosges Conciliation » qui correspond au chapitre 4 et une page 5 intitulée « Office » qui correspond au chapitre 5, on n’y voit aucune page 3 qui développe le chapitre 3 « Aux thermes de Julien ». On y trouve seulement une page sans numéro (le feuillet 5) où furent collés deux béquets. C’est même la note figurant sur le second béquet, encore que l’argument ne soit pas très solide65, qui nous fera lire cette page avant la page « Vosges Conciliation ». Cela étant, le texte lui-même réserve quelques surprises. Sinon le texte continu, où Montherlant revient sur l’idéal désintéressé du monde antique tout en opposant aux chrétiens leurs inconséquences et leur intransigeance, en tout cas celui des deux béquets. 75 Le « saugrenu » du premier béquet66, c’est l’épithète que « la critique catholique » avait décernée à l’Alban du Songe et que Montherlant réfutera dans ses Notes relatives à la religion et aux passions : celui qui passe pour saugrenu ne l’est que pour la société de son temps ; replacé « dans son espèce », le voilà « conforme à sa tradition et à son hérédité ». Quant au second béquet, s’il retient l’attention, c’est moins pour le texte, qu’on retrouvera page 4, que pour l’allusion, dans la parenthèse « (Voir Vœu Renaissance) », à l’ouvrage de Joséphin Péladan publié en 1905 chez Sansot. 76 Jean-François Domenget a bien défini l’intérêt de Montherlant pour cet auteur fin-de- siècle que fut le Sâr Péladan67. Il a ainsi relevé, dans les Malatestiana des années cinquante, une note où l’écrivain se retranche derrière Le Vœu de la Renaissance pour justifier une réplique de son Porcellio, l’assassin de Malatesta68, et dans des carnets de la même période, une note où, présentant son œuvre comme une « œuvre de réconciliation » (c’est quasiment le chapitre 4 de La Garde autour de Pan), il renvoie le lecteur « à ce livre de Péladan, Le Vœu de l’unité [sic], où Péladan disait que ce vœu fut celui des hommes de la Renaissance69 ». 77 D’irréfutables témoignages que renforcent ceux qu’on grappillera dans les parages immédiats du manuscrit, à commencer par l’article que Montherlant avait publié dans Les Écrits nouveaux de janvier 1921 sous le titre Pour l’anniversaire de Paul Adam 70. Jeune écrivain, il se rallie à la majorité pour saluer en lui « un homme de la Renaissance », mais « en partie » seulement, et quand il range parmi ses vertus « le pli de juxtaposer sans exclure », il se permet une restriction : « Encore que les Renaissants aient cherché une conciliation que lui ne cherchait pas », où l’on reconnaît l’empreinte de Péladan autant que le leitmotiv de notre manuscrit71. 78 Mais enfin, la marque la plus évidente du Vœu de la Renaissance est en aval du manuscrit, dans le final des Notes relatives à la religion et aux passions où se dessine l’image de l’homme qui « réalise tout l’humain » et à qui revient le droit de chanter l’hymne à la gloire du Père que Péladan produisait comme une preuve de la hauteur d’âme de Laurent le Magnifique : Grand Dieu ! toi dont la loi régit cet univers et entre l’âme dans ce corps […] de toi, premier auteur, tout prend sa vie72. 79 Faut-il encore, après cela, tenir pour un hasard que l’ami Faure-Biguet, dans l’opuscule qu’il publia en 1925 sous le titre Montherlant homme de la Renaissance, ait rapproché telle ou telle page de la Première Olympique des écrits d’un Pic de la Mirandole ou d’un

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Marcile Ficin tant célébrés par Péladan ? Faut-il s’étonner qu’il ait enfin évoqué Le Vœu de la Renaissance en précisant que « ce vœu, c’était l’unité73 » ?

80 On a suggéré que le chapitre « Dans les Vosges » du sommaire avait pour cadre un lieu de prières dans un milieu rustique et que le païen, le « saugrenu », avait alors pris conscience de l’indifférence de toutes choses, l’indifférence selon Montherlant, c’est-à- dire celles de Pyrrhon (« À toute raison s’oppose une égale raison ») et de Montaigne (« Il n’y a raison qui n’en aye une contraire »)74. Il n’est rien dans la page « Vosges Conciliation » qui n’aille dans le même sens. Quand on lit que « la voix du peuple […] appelait pour cette conciliation », on se rappelle ce qu’écrivait en décembre 1916 l’auteur des Enfants du matin, qu’avec le plain-chant « nous recréons quelque chose de l’âme antique75 ». Il parlait alors d’un « ethos » de la musique, l’ethos dans La Garde autour de Pan jaillit de l’appel « pour cette unité de la croyance dont la science a hérité ». 81 Que viennent faire ici, cependant, les pages 14 et 15 du Christianisme antique ?

82 Guignebert, après avoir rappelé que « chaque société se façonne la religion qui lui convient », mais aussi que « dans une même société, chaque milieu social […] se crée de cette religion une variété qui réponde à ses besoins particuliers », commence par donner un exemple qui ne pouvait échapper à l’attention de Montherlant : « Aux derniers temps de la République romaine la religion des esclaves retardait de deux ou trois siècles sur celle de leurs maîtres. » Après quoi il explique que le peuple « d’instinct […] s’attache toujours […] à une conception et à une pratique religieuses qui ne correspondent exactement ni à l’enseignement de la religion officielle, ni à la mentalité de ses ministres instruits, ni à la représentation de ses dogmes et de ses préceptes qui prévaut parmi les fidèles éclairés » ; il dit encore que « cette religion populaire se révèle à l’analyse comme un syncrétisme, un mélange de croyances et d’usages, divers par l’origine, l’âge et le sens, et qui ne subsistent côte à côte que parce que ceux qui les acceptent ne les comparent jamais » ; il termine en disant que « le peuple, et particulièrement celui des campagnes, ne fait jamais tout à fait table rase de ses croyances et de ses rites », mais qu’« il les adapte spontanément à la religion nouvelle qui s’impose à lui, ou bien, si elle s’y refuse, les refoule au tréfonds de sa conscience et dans le secret de sa vie, où ils durent à l’état d’actives superstitions ». Condensé par Montherlant, cela donnait sur le béquet de la page précédente « Le peuple, toujours en retard etc. », avant d’aboutir à la version de « Vosges Conciliation » : « La voix du peuple, surtout des paysans, appelait pour cette conciliation. Toujours en retard, païen quand ils étaient chrétiens, croyant quand nous sommes incrédules, la lenteur insensible de sa mutation maintenait une unité et un syncrétisme, mêlait aussi les uns et les autres et appelait pour cette unité de la croyance dont la science a hérité. » 83 La difficulté sera de démêler dans cette version revue ce que Guignebert appelait le milieu social. C’est bien le païen, l’incrédule d’aujourd’hui, qui parle du peuple, dont il se démarque parce qu’il fait lui-même partie des « classes cultivées », mais pourquoi « quand ils étaient chrétiens », plutôt que « quand nous étions chrétiens » ? Un lapsus de Montherlant, qui tout juste après corrigera « incroyant » en « croyant » ? Ce n’est peut- être qu’une question de perspective : « nous » valant pour « nous aujourd’hui », « ils », pour « nous hier ».

84 On hésitera moins sur la clausule « cette unité de la croyance dont la science a hérité », associée par Montherlant à une page 17 qu’il faut chercher non pas chez Guignebert

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mais dans Le Vœu de la Renaissance, quand Péladan proclame que « le vœu admirable des humanités fut sans cesse de travailler à la paix spirituelle, c’est-à-dire de concilier les doctrines, d’établir leurs concordances, pour préparer cette unité idéale de la croyance dont la science a hérité76 ». De quoi éclairer a posteriori les mots « et l’unité etc. » qu’on a lus sur le second béquet du précédent feuillet, tout en conférant à cette page « Vosges Conciliation » un statut proprement littéraire : ce ne sont pas de banales notes de lecture, c’est un texte élaboré, avec un de ces « arrangements » qu’affectionnait Montherlant. 85 Reste la note sur Tayac, l’entrée de la chapelle et les colonnes du temple ancien à la rivière. Une note qui pour le fond annonce la mosquée de Tolède convertie en église ou la « colonne engagée » de la façade de Sainte-Marie in Cosmedin que Mathilde Pomès signale à Montherlant quand elle le guide dans Rome en octobre 1947 : « Il tire son calepin, prend une note ; cette colonne reparaîtra. Ce sera la colonne de la collaboration (le paganisme forcé de servir le christianisme)77. » Mais enfin 1922 n’est pas 1947, ni 1925. « Tayac » est le souvenir du stage bucolique en Dordogne auquel fut astreint, en août 1917, le soldat Montherlant. Envoyé aux Eyzies après une semaine à l’École militaire, le nouvel engagé gagne Périgueux, qui le déçoit, puis les Eyzies-de-Tayac, qui le ravit. Il fait même, à cette occasion, de longues promenades le long de la Vézère, allant à pied jusqu’à Saint-Léon, où il visite « une église bâtie sur un ancien temple romain, car il aime par dessus tout, comme il l’écrit alors à sa grand-mère, ces “combinaisons pagano-chrétiennes78” ». La note de 1922 sur Tayac79, c’est quelque chose de similaire à ce « kyriolés » du premier feuillet qui nous avait ramenés au Remiremont de 1918 dans les Vosges. 86 Les premières lignes de la page intitulée Office (feuillet 7) s’accordent si étroitement avec le point 5 du plan initial : « Se rend compte que le catholicisme a tué le christianisme et est en réalité le paganisme continué, tout ce qui nous reste de vivant de la res romana. Certitude joyeuse80 », qu’on pourrait se passer de les commenter, ou se contenter de lire, avec Montherlant, les pages 236 et suivantes du Christianisme antique, où Guignebert oppose à la « religion du prophète galiléen, humble et doux » le christianisme « universaliste et guerrier » du Moyen Âge qu’il voit comme un retour du paganisme : « Il semble que, sous le nom du Christ, ce soit la vie philosophique et religieuse du paganisme, avec tous ses contrastes et toutes ses incohérences, qui ait repris vigueur et triomphé de la religion en esprit et en vérité que le Maître juif avait vécue. » 87 La conclusion de Guignebert est sans équivoque : « C’est la vie gréco-romaine tout entière qui revêt une apparence chrétienne et elle se juxtapose à cet idéal qui la désavoue sans la gêner. Le grand résultat visible, au seuil du Ve siècle, c’est […] que le triomphe du christianisme n’a été, à tous points de vue, qu’une apparence et que, loin d’avoir transformé le monde gréco-romain, il a été réellement absorbé par lui […]. Et parce que c’est l’Église, en tant qu’elle est devenue une puissance de gouvernement et, comme telle, qu’elle a incliné aux compromis et aux concessions, parce que c’est l’Église qui a triomphé dans de pareilles conditions, après s’être identifiée au christianisme, c’est elle qui est responsable de l’inévitable résultat81. » 88 On est à plein dans La Garde autour de Pan, qu’il s’agisse du point 5 du plan initial, la joie de celui à qui on ne sait quel office a révélé la connivence de l’Église et du paganisme,

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ou des premières lignes de la page 5 : « Revanche du paganisme éternel, l’Église catholique a rendu supportable le christianisme. »

89 Reste à faire un sort aux quelques annotations qui terminent cette page 5 : « Songe / Valery Larbaud / Chacun de ces hommes est un consul etc. / moi, comme les dieux de Heine, un dieu devenu chrétien. » 90 Les allusions au Songe et aux dieux de Heine sont limpides pour qui se souvient de l’image que donnera de Bricoule l’auteur des Notes relatives à la religion et aux passions : « Je songe à ces divinités champêtres évoquées par Heine… ».

91 « Chacun de ces hommes est un consul etc. » semble amorcer une citation (de la même façon qu’au feuillet 5 « et l’unité etc. » annonçait la formule de Péladan qui fut incorporée au texte de « Vosges Conciliation »), et s’il en est ainsi, le mot serait lié à la « donation » qu’aurait faite Constantin au pape Sylvestre pour le remercier de l’avoir guéri de la lèpre. L’humaniste Lorenzo Valla, explique Péladan, avait été le premier à dénoncer le caractère apocryphe de ce document qui fondait « la dignité impériale » de Sylvestre et de ses successeurs, et il avait pointé les assimilations qui le rendaient d’emblée suspect : « Les révérendissimes clercs sont assimilés à des sénateurs ; on les crée tous patrices et consuls. Ils auront des chevaux caparaçonnés de blanc82… » Simple hypothèse, faut-il le dire. 92 On hésitera beaucoup moins pour Valery Larbaud, que Montherlant tenait alors pour « un très grand écrivain83 » et qu’il faut ici voir comme le père spirituel du Joanny Léniot de Fermina Márquez. 93 Ce Léniot a de l’Église une vision proche de celle de Bricoule. Il est « partisan d’un retour à l’hégémonie impériale romaine, telle que cette hégémonie existait sous Constantin et sous Théodose », et s’il déplore que Clovis, sous sa « pourpre consulaire », n’en fut « pas moins roi des Francs », il s’en console en reconnaissant dans l’Église « ce qui reste de l’Empire » : « Je ne suis pas français. Mon catéchisme me dit que je suis catholique romain, et moi je traduis cela ainsi : Romain et maître du monde ! Mon souverain, mon unique maître, c’est […] le divin-auguste Léon, empereur d’Occident ! […] Lorsque je regarde l’autel, ce ne sont pas des cierges allumés, des draps et des fleurs d’or, c’est la majesté romaine que je vois. Le prêtre, les fidèles, tous sont assemblés là en qualité de catholiques romains ; autant dire, de Romains, n’est-ce pas ? La Ville est aux mains des infidèles ; les divinités de l’Empire sont tous les jours insultées ; et cependant, ceux qui sont dans cette maison se glorifient d’être appelés Romains. Ô mânes de Caton, voici les derniers citoyens !… Là, dans cette maison du Seigneur, j’entends parler encore la langue de ma vraie patrie : le latin84. » 94 Cet acte de foi sui generis a dû plaire à Montherlant, lequel méditait sans doute, fin 1922, l’essai Tibre et Oronte qu’il mettra bientôt en tête de sa Première Olympique en le datant du 15 août 1923. On connaît les « principes » de cette dissertation : « Deux philosophies se disputent le monde, où elles ont tour à tour installé leur empire. L’une, féminine dans son génie, est fondée sur l’invérifiable […]. Née en Orient […], elle a enfanté l’utopie, qui a enfanté le désordre. Alexandrinisme, messianisme, christianisme, byzantinisme, Réforme, concepts de liberté et de progrès, Révolution française, romantisme, humanitarisme (libéralisme, cosmopolitisme, pacifisme), bolchevisme enfin, voilà de ses génitures. Sur son sceau est gravé un cœur. L’autre, virile, est fondée sur la nature et la raison : esprit et corps. Elle tient pour le fini et elle tente d’y réaliser l’ordre, c’est-à-dire une valeur de qualité. Elle a atteint son expression la plus complète dans la Rome antique, après la conquête de la Grèce. Elle a inspiré le catholicisme romain, la Renaissance,

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les concepts de tradition et d’autorité, le classicisme, les nationalismes, les protectionnismes matériels et moraux85. » 95 Une idéologie de cette sorte, où le christianisme et le catholicisme romain sont tenus pour des valeurs « répugnantes », se situe, comme on voit, dans le droit fil de La Garde autour de Pan aussi bien que du Christianisme antique de Guignebert. Et la suite est de la même farine : l’essayiste exalte les vertus « doriennes », en clair le sport, qu’il pratiquait en ces temps-là avec assiduité86, déplore que l’heureuse combinaison du spirituel et du temporel, « retrouvée à la Renaissance, confortée par les papes, vivifiée en quelques créatures », ait été ruinée par Luther, et cite, dans un mouvement comparable à celui qu’on a vu dans les Notes de mai 1923, l’exemple de ses aïeux (le trisaïeul guillotiné par une Révolution « dirigée contre la survivance spirituelle de Rome », le bisaïeul légitimiste et ultramontain, le grand-père zouave pontifical défendant par les armes « l’héritage des Césars »), qu’il ne voit pas comme des « tenants du catholicisme », mais bien comme les « tenants d’un ordre du Tibre dont le catholicisme fait partie ».

96 Cela posé, Montherlant s’est assez vite distancié de ces « généralisations » qu’il qualifiait, dès 1926, de « bulles de savon intellectuelles87 », et s’il conserva dans toutes les éditions des Olympiques la conclusion de Tibre et Oronte, en bref « La grande affaire n’est pas de renoncer. La grande affaire est de garder tout en composant tout88 », il y pratiqua aussi quelques élagages lourds de sens : éliminée la symbolique du Tibre et de l’Oronte ; disparue l’exaltation de « la minute complète » où la Trinité « Force, beauté, mystique » se traduisait « Rome, Athènes, Bethléem » ; gommée l’idée d’un catholicisme perçu comme « un gage donné au pacte social89 ». 97 Ces considérations, en fait, s’accordaient mal avec l’homme qui, le 15 janvier 1925, quitte la France « avec deux valises » pour devenir le « voyageur traqué » qui se découvrira dans Aux Fontaines du désir, La petite Infante de Castille, Un voyageur solitaire est un diable. Et le temps n’est pas si éloigné où on le verra prendre ses distances avec l’idéal prôné dans les Notes relatives à la religion et aux passions. À preuve, ce qu’on lira au tout début de 1929 dans Earinus : « Essayer, comme je l’ai fait durant toute mon adolescence, et jusqu’à ces dernières années, de concilier une foi catholique sincère avec l’amour des corps, pour leur beauté et pour leurs réalisations, cela peut être un idéal respectable et touchant, – ce fut celui de la Renaissance. Ce ne peut être jamais, je le crois aujourd’hui, qu’une position fausse de l’esprit90. » 98 À preuve aussi, les pages de Trois Jours au Montserrat où se renforcera l’idée, le Port-Royal de Sainte-Beuve ayant semé sa graine, qu’on ne peut « prendre le christianisme au sérieux » qu’à la condition de choisir « la voie qui toujours se rétrécit ». On l’a vu plus haut, Montherlant reconnaîtra volontiers – alors – que « chercher à concilier Pan et Jésus-Christ » est un « exercice » réservé à ceux qui, comme lui, sont « à l’extérieur du catholicisme91 », et encore l’exercice est-il franchement aléatoire : « J’incline volontiers à respecter Jésus-Christ, sans croire en lui, mais que le soleil se lève, que retentisse une musique entraînante, me voici païen, qui me reprends au monde. Et inversement, quand j’en serai à la satiété. Les autres font de même : tel croit parce qu’il a pleuré, ou parce qu’il a eu une déception sentimentale, ou parce qu’il vieillit. Tel autre ne croit plus parce qu’il a vu un mauvais prêtre. […] Voilà le sérieux de nos opinions92. » 99 Une note manuscrite en marge de Pour une Vierge noire (de Trois Jours au Montserrat, si l’on préfère93) permettra de faire le point :

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« Il y a unité dans mon œuvre de 1920 à 1925, et unité nouvelle de 1925 à 1930 […]. Dans Les Bestiaires qui sont de 1926, je me plaisais à mêler encore, comme dans Le Songe, catholicisme et paganisme. Aujourd’hui, dans La Vierge noire, je reconnais qu’il n’y a là qu’un jeu de l’imagination et de la poésie. Le christianisme est autre chose […], l’idée que je me fais de lui me permet de le respecter beaucoup plus que quand je le mêlais aux mythes païens des premiers siècles. » 100 Le « tour de valse avec le sacré » de mai 1923 a fini par prendre les allures d’une valse- hésitation. Ce que confirme à sa manière le dossier « Sur la Religion » qu’on lira dans le prochain numéro d’Anabases avant d’en revenir – pour son volet « Julien » – au manuscrit de 1922.

ANNEXES

Feuillet 1

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Feuillet 5

NOTES

1. Le mot, rapporté par Paul Abraham comme étant de 1924, se trouve dans « Un entretien avec Henry de Montherlant » (Le Mail, n° 1, 1927, p. 8). Remarques pratiques : le lieu d’édition ne sera pas donné s’il s’agit de Paris et pour les œuvres de Montherlant éditées dans la Bibliothèque de la Pléiade, les abréviations E, T, R1 et R2 renverront aux volumes Essais (1963), Théâtre (1972), Romans I (1959, 2008) et Romans II (1982, 2009). 2. Il s’agissait du lot 245 d’une vente organisée par la société Piasa, la date étant celle que Montherlant a notée dans le coin supérieur gauche du premier feuillet : 30-12-1922. La notice du catalogue de vente fait aussi remarquer que la plupart de ces dix pages sont « au dos d’une circulaire de l’Œuvre du souvenir des défenseurs de Verdun – Monument de Douaumont ». Montherlant, comme le rappelle d’ailleurs un post-scriptum de la circulaire, fut le premier secrétaire général de l’Œuvre de l’Ossuaire et le Chant funèbre pour les morts de Verdun qu’il publia en 1925 est l’expression même du soutien qu’il lui apporta entre 1920 et 1924. 3. Lucien Jerphagnon a remis les choses à leur place quand il a donné pour épigraphe à son Julien dit l’Apostat (Tallandier, 2008) ce mot de Pierre Renucci : « Il nous paraît incongru d’affirmer, d’une façon générale, qu’il y a abandon du christianisme s’il n’y eut au préalable abandon au christianisme. » 4. Grand lecteur des Vies parallèles, Montherlant savait probablement, même s’il ne cite jamais Paxos, que ce soit dans Les Bestiaires en 1925 (R1, p. 578) ou dans Le Solstice de juin en 1940 (E, p. 954), qu’on tient cette légende de Plutarque et de son opuscule sur la disparition des oracles. 5. Il s’agissait du lot 72 d’une vente organisée par Brissonneau, à quoi on associera le texte d’une « Note sur Pour une Vierge noire » qui se vendit chez Piasa le 11 avril 2002. 6. Ces Notes occupent les pages 756 à 769 de la revue. Cela dit, les extraits qu’on en lira ci-après sont repris du placard que Montherlant avait reçu le 13 avril de l’imprimerie Paillart d’Abbeville

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et qu’il renvoya le 17 avec le bon à tirer, non sans y avoir apporté d’assez nombreuses corrections. C’est de nouveau à M. Barat que je dois d’avoir pu lire ce document qui, comme le texte publié, compte 14 pages. 7. Une variante qui intéressera les historiens de la Nrf : « qui sans mal fussent rentrés au tiroir » a, sur le placard même, remplacé « qui fussent rentrés au tiroir sans l’insistance amicale de Jacques Rivière ». 8. Alban fait allusion au début du chapitre II du livre III, quand Cotta rappelle qu’il s’en tient à la coutume, en tant que pontife aussi bien qu’à titre personnel : « J’ai toujours défendu et défendrai toujours la religion et les cérémonies qui nous sont venues de nos pères », ajoutant que les auspices, les sacrifices et les prédictions sont pour lui « les fondements de la cité », fundamenta civitatis. Mais c’est sans doute par La Fin du paganisme de Gaston Boissier que Montherlant découvrit le personnage de Cotta. Boissier, en effet, consacre tout un chapitre de son livre à l’ Octavius de Minucius Felix, lequel reprend pour son Caecilius les arguments que Cicéron a mis dans la bouche de Cotta : « La religion nationale est une institution comme les autres, il faut la respecter au même titre. […] Un bon citoyen l’accepte et la pratique, parce qu’elle est le fondement de la cité. » (G. BOISSIER, La Fin du paganisme, I, p. 271, Hachette, 1903, 4e éd.). Caecilius rejoint d’ailleurs, dans le discours d’Alban, ces deux défenseurs acharnés du paganisme, l’un du IIe s., l’autre du IVe, que furent Celse et Symmaque, encore que ce rapprochement ne laisse pas de surprendre dans la mesure où, tout à la fin de l’Octavius, le païen Caecilius s’avouera vaincu par son adversaire. Cela dit, le De Natura deorum est un traité sur lequel Montherlant est plusieurs fois revenu : en 1928 dans Jeux olympiques et Antiquité (dans Earinus, Troisième Olympique, p. 137, Hazan, 1929), en 1944 dans La Déesse Cypris (E, p. 1584 dans Textes sous une occupation) et dans les « carnets sans dates et carnets 1972 », où il le cite d’après d’Yves BATTISTINI (Tous Feux éteints, p. 134, Gallimard, 1975). 9. On sent poindre le Syncrétisme et alternance de 1925. 10. P. 11 sur les épreuves d’imprimerie, p. 766 de la Nrf. Inutile de préciser que le Roma capta cepit… (car coepit fut corrigé in extremis dans la revue) s’inspire du Graecia capta ferum victorem cepit d’Horace (Ép., II, I, 156). 11. P. 767 de la Nrf, p. 11 et 12 du placard, où le texte retenu a remplacé « À la seule fin de prendre date, je me permets d’annoncer un livre d’études qui paraîtra quelque jour sous ce titre : La garde autour de Pan ». Pierre Sipriot cite le texte mais sans la note dans Montherlant sans masque, p. 194, Le Livre de Poche, 1990. 12. Paysage des Olympiques, p. 43-44, Grasset, 1940. Le texte de 1920 auquel renvoie Montherlant avait paru dans Le Monde nouveau de septembre 1920 sous le titre Quant aux Jeux Olympiques… avant d’être inclus en 1929 dans Earinus, sous le titre Pershing 1920. La légende du pape Grégoire priant pour que Trajan ressuscite afin de mourir en chrétien est reprise par Dante au chant XX de son Paradis. 13. Mais aimons-nous ceux que nous aimons ?, p. 39-40, Gallimard, 1973. Pour ce qui est de Septime Sévère accueillant Jésus au Panthéon, on verra dans la note 69 ce qu’il y a lieu d’en penser. 14. E, p. 427. D’abord publié dans Les Nouvelles littéraires du 29 mars 1930, Le dernier Retour fut joint à Pour une vierge noire pour l’édition en volume qui parut peu après aux Éditions du Cadran. Le mot de Flaubert (qu’on trouve dans une lettre de 1861 à Mme Roger des Genettes : « Les dieux n’étant plus et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été »), n’était pas dans la version des Nouvelles littéraires, cependant que le mot de Pater se trouvait sous une forme plus explicite dans Pour l’anniversaire de Paul Adam, un essai que Montherlant publia dans Les Écrits nouveaux de janvier 1921 avant de le reprendre près de dix ans plus tard sous le titre Pour Reims dévastée : « Il n’y a presque pas un accent mélancolique dans l’Église du Moyen Âge que le Polythéisme n’ait connu avant elle. » (Au petit Mutilé, p. 80, Les Éditions du Portique, 1930). Et ce n’est sans doute pas une coïncidence si, dans le

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même recueil mais dans l’essai intitulé Sur le Malheur des temps, on lit : « Ferrero consacre toute une étude à montrer la tristesse et l’inquiétude des Romains du temps d’Auguste » (ibid., p. 95). 15. Voir à ce sujet la « Note sur “Port-Royal” » jointe au Maître de Santiago (T, p. 526) et aussi Le Treizième César, p. 155, Gallimard, 1970. Le texte qu’on lit sous le titre Trois Jours au Montserrat est en fait composé de deux éléments bien distincts : une brève évocation qui parut d’abord dans L’Intransigeant du 9 mars 1926, puis dans le recueil Trois Images de l’Espagne en 1928, puis dans le recueil Le Génie et les fumisteries du Divin en 1929, sous le titre Remparts flambants du monde (les pages 373 à 375 partim de l’édition de la Pléiade), et l’essai qui fut publié dans Les Nouvelles littéraires des 26 avril et 3 mai 1930 sous le titre Montserrat avant de paraître sous le titre Pour une vierge noire dans le recueil du même nom publié peu après par le Cadran (l’équivalent, même s’il y aura d’importants ajouts et variantes, des pages 375 à 401 de l’édition de la Pléiade). 16. E, p. 377- 378, 396-397 et 399 successivement. 17. E, p. 516. 18. Voir P. DUROISIN, « Henry de Montherlant et L’Amitié antique de Ludovic Dugas : les dessous et les à-côtés d’un manuscrit », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2010-2012, p. 173-184. 19. Ibid., p. 165-169 et Thrasylle, p. 52, Laffont, 1984. 20. Earinus, p. 68-69, Hazan 1929 (repris dans Paysage des Olympiques, p. 36-37). 21. R1, p. 1537 notamment. À noter que Montherlant ne découvrit Nietzsche qu’en 1916 (voir J.- N. FAURE-BIGUET, Les Enfances de Montherlant, Paris, Plon, 1941, p. 170 et p. 171). 22. Quand Peregrinos est emprisonné pour s’être converti au christianisme, autour de lui s’empresse une « multitude de pauvres types, esclaves, vieillards, femmes, orphelins, et de ratés de toutes sortes », en bref « les adeptes habituels du “sophiste crucifié” » (E, p. 250). 23. R1, p. 400-401. 24. E, p. 577-578. L’avant-propos de Service inutile est de 1935. 25. Les Enfances de Montherlant, p. 176. 26. Moustique, p. 113, La Table Ronde, 1986. 27. R1, p. 513. Pour l’origine de la relative « dont il célébrait… », voir P. DUROISIN, Montherlant et l’Antiquité, Bibl. de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’ULg, CCL, Paris, Les Belles Lettres, 1987, p. 230. 28. E, p. 274. 29. E, p. 380. Pour la lecture quelque peu maligne du texte d’Ammien (Mediocris erat staturae…), voir P. DUROISIN, Montherlant et l’Antiquité, p. 21. 30. Jean José MARCHAND, Montherlant, Paris, Éd. Jean-Michel Place, Archives du XXe siècle, 1980, p. 89-90, où l’article de Comœdia, dont le brouillon fut vendu chez Drouot le 23 mars 2009, est repris sous le titre Le Grand Pan n’est pas mort. Pour le fond, on a noté le raccourci à propos de Tibère, à qui le cri fatidique fut seulement rapporté, et le rapprochement entre Julien et cet Aurélien qui mérita le surnom de « restaurateur du monde romain » pour avoir réintroduit à Rome le culte du Soleil invincible. 31. Montherlant et l’héritage de la Renaissance, Amiot-Dumont, 1956, p. 68-69. 32. E, p. 989 et 1217 respectivement. Le lecteur pouvait s’attendre à ce qu’on mentionne ici les carnets de 1930, où l’écrivain se réfère à la Nouvelle Histoire romaine de Léon Homo pour évoquer les empereurs qui, avant de mourir, demandent à boire : Néron, Othon et Julien (E, p. 987). Les références que donne Montherlant (p. 340, 341 et 501) sont bien exactes, mais l’ouvrage de Homo n’ayant paru qu’en 1941 chez Arthème Fayard, puis, en 1943, chez Firmin Didot, c’est évidemment par erreur que cette note fut insérée dans des carnets de 1930. 33. E, p. 1445 dans Textes sous une occupation. 34. E, p. 954. 35. Ibid., p. 955.

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36. Voir Julianus Redivivus, Bruxelles, Antaios, 2002, p. 16 (repris dans La Source pérenne, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2007). Pour ce passage du Solstice, voir la p. 303 de l’édition originale publiée par Grasset en 1941. 37. R1, p. 12-13. Entre Le Songe et Le Solstice de juin, on aura cette application très particulière de la formule de Tacite dans les carnets de 1934 : « Arrivé au nid de toutes les délices, qui était un beau bosquet, je me redisais le mot de Tacite sur les Germains : “Ils nomment dieu le secret des bois” » (E, p. 1114). 38. E, p. 244. 39. Cette note qui figure aux pages 312 et 313 de l’édition de 1941 du Solstice sera reprise dans l’édition de la Pléiade (E, p. 961), mais elle est nettement plus explicite dans l’édition originale. 40. Voir Album Montherlant de la Bibl. de la Pléiade, p. 78. 41. Mémoires d’outre-tombe, XXII, 5. Pour le De Germania, voir IX, 2 : Lucos ac nemora consecrant deorumque nominibus appellant secretum illud quod sola reverentia vident. (« Ils sanctifient les bois et les bosquets et donnent les noms des divinités à ce mystère qu’ils ne voient que par les yeux de la vénération. ») 42. Pour les emprunts des jeunes années, voir P. DUROISIN, « Le De Augusto du jeune Henry de Montherlant (suite et fin) », dans Les Lettres romanes 63/3-4 (2009), p. 242-243, et plus encore des textes inédits des années 1906-1907 comme Suprême défi et Nadia. Pour les témoignages de l’âge mûr, voir Port-Royal et le puritanisme romain (T, p. 921) ou le texte intitulé Poissons (Coups de soleil, Paris, Gallimard, 1972, p. 186). 43. C’est ce qu’affirme Montherlant de l’Alban des Bestiaires (R1, p. 385), mais qui va dans le sens de ce qu’il dira pour lui-même dans Le Treizième César, p. 151 à 155. 44. En l’espèce, deux petits trous distants d’un peu moins de 2 cm. 45. Pour les plus minutieux, on dira pourquoi l’épingle, dont la tête et l’extrémité laissèrent elles aussi un point de rouille sur le premier et le dernier feuillet, précéda les trombones. Dans l’angle supérieur gauche de l’une des pages numérotées par ses soins, Montherlant a collé un bout de papier destiné à corriger la numérotation ; or ce bout de papier a masqué les trous de l’épingle, mais il porte les empreintes des trombones. 46. Voir plus haut dans le texte. Le tableau, qui se trouvait à , fut détruit par un incendie en mai 1945. 47. D’abord publié dans la Revue des deux mondes du 15 février 1852, il fut édité chez Lebègue, à Bruxelles, en 1853, puis chez Lévy, à Paris, en 1855, dans le recueil intitulé De l’Allemagne. 48. P. 189 dans l’édition Lévy. 49. L’essai fut intégré dans La Relève du matin (E, p. 111). 50. Voir E, p. 239 et 244, respectivement dans Aux Fontaines du désir. 51. Cet essai, daté de décembre 1916, fut incorporé, lui aussi, à La Relève du matin (voir E, p. 123). 52. Tous les romans « antiques » de la fin du XIXe s. y ont recouru, et Arthur Koestler encore en 1939 pour son Spartacus. Anatole France a choisi le forum pour les personnages de Sur la pierre blanche. 53. E, p. 436-437 dans Un Voyageur solitaire. 54. E, p. 400-401 dans Un Voyageur solitaire. 55. C’est bien à l’Épître I aux Corinthiens, au verset 6, 9, puis au verset 3, 19-20, que renvoie Montherlant, mais les références « p. 196 » et « III, 193 » restent mystérieuses. 56. Inutile de se perdre en conjectures sur le mot Israël en bas de page, aide-mémoire peut-être pour l’auteur. 57. Il semble en tout cas que c’est bien le 1 qui surcharge le 2, et non l’inverse. 58. Un ouvrage tout récent par rapport au manuscrit. La BN en a évidemment un exemplaire. 59. Montherlant donne d’abord à cette page un n° 1, puis 2, avant de coller un bout de papier avec un 2 qui confirme son premier remords. On a vu de même sur le feuillet 3 un n° 1 surchargeant le 2.

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60. E, p. 253, dans Aux Fontaines du désir. 61. Dans l’essai Jeux olympiques et Antiquité déjà cité dans la note 8, p. 138. 62. Le Christianisme antique, p. 257. 63. Les récits de France (1891) et de Caillois (1961), pour passionnants qu’ils soient, relèvent surtout de la légende de Pilate. Le Pilate de l’Histoire, c’est celui de Jean-Pierre Lémonon dans le Ponce Pilate qu’il a publié en 2007 aux Éditions de l’Atelier. 64. La nouvelle occupe les pages 90 à 97 d’Explication de Montherlant, Bruxelles, Les Cahiers du Journal des Poètes, Série Essais, n° 41 de septembre 1937. M. Barat m’a communiqué le texte original, que Montherlant avait intégré dans le carnet Érold et Sylvaine ; il n’y a que fort peu de différences entre les deux versions. 65. On pourrait s’épuiser en conjectures, se fonder par exemple sur les différences d’écriture (car Montherlant n’a pas utilisé le même stylo tout au long des dix pages), ou sur les différences de support (un des « versos » témoigne d’un échange, daté des 16 et 21 mars 1922, entre l’écrivain et la revue France-Amérique). 66. Ce béquet est découpé dans la lettre circulaire décrite dans la note 2. 67. Il faut ici lire les pages 29, 38, 40 et 173 de son Montherlant critique qui parut à Genève, chez Droz, en 2003. 68. Voici le texte des Malatestiana : « La réplique de Porcellio : “En tant qu’homme raisonnable, je ne crois pas en Dieu. Mais en tant que chrétien baptisé, je suis bien obligé d’y croire”, est authentique, mais dans la bouche d’un autre humaniste, cité par Péladan (Le Vœu de la Renaissance) » (T, p. 427), et voici le texte de la p. 47 du Vœu de la Renaissance, d’où il ressort que Montherlant a davantage exploité le commentaire de Péladan que le mot de Pomponace cité par lui : « “L’immortalité de l’âme ne souffre de ma part aucun doute, puisque les Écritures canoniques qui doivent être préférées à toute raison et à toute expérience, confirment cette thèse. Mais l’objet de mon doute, c’est de savoir si cette thèse n’excède pas les limites de la raison.” Voilà du comique philosophique et de l’excellent comique. Comme chrétien Pomponace croit ; comme philosophe, il ne croit pas. » 69. Garder tout en composant tout, Paris, Gallimard, 2001, p. 214, dans une note du 27 janvier 1954 intitulée « Garder tout en composant tout ». Un peu plus loin dans cette même note, l’écrivain, parlant du catholicisme comme de quelque chose qui « n’est pas cru, mais accueilli », ajoute qu’il est « accueilli à une place secondaire, comme Jésus qui a sa place dans le panthéon d’Alexandre Sévère ». Il corrigeait ainsi l’erreur qu’il avait commise en 1940 dans Paysage des Olympiques (et qu’il reproduira en 1972 dans Mais aimons-nous ceux que nous aimons ?) lorsqu’il imputait à Septime Sévère, empereur de 193 à 211, un éclectisme qui fut en réalité celui d’Alexandre Sévère, empereur de 222 à 235, ou du moins l’éclectisme que lui attribue l’Histoire Auguste quand elle rapporte qu’il avait un laraire où l’image du Christ voisinait avec d’autres (H. A., Alex. Sev., XXIX, 2). 70. Voir la note 14 pour les références. 71. Sans oublier, peu après, l’éloge appuyé de « ces régions où nulle chose ne rompt de façon formelle avec une autre, où le paganisme épuré d’un Platon ne contredit en rien d’important le christianisme et d’où l’on voit se lever au lointain le vieux rêve d’une pensée libre et d’une vie libre dans le sein de la communauté catholique » (Les Écrits nouveaux, p. 5 et 10 ; Au Petit Mutilé, p. 55 et 70). Pour tout ce qui concerne Montherlant et Adam, voir, ici encore, J.-Fr. DOMENGET, Montherlant critique, p. 33-41, passim. 72. P. 70 du Vœu de la Renaissance et, dans une version légèrement revue, p. 13 et 14 du placard (769 de la Nrf). 73. Montherlant, homme de la Renaissance, p. 43 et 63-64 respectivement, Plon-Nourrit et Cie, 1925. 74. « L’univers n’ayant aucun sens, il est parfait qu’on lui donne tantôt l’un et tantôt l’autre », dira l’auteur de Syncrétisme et alternance (E, p. 244). 75. E, p. 121 dans La Relève du matin.

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76. Un texte qu’on trouve à vrai dire aux pages 19 et 20 du Vœu de la Renaissance, mais on aura la faiblesse de croire que c’est par inadvertance que Montherlant a écrit 17 plutôt que 19. Cette référence à la p. 17 fut du reste notée, comme il ressort très clairement du manuscrit, après la note sur Tayac. 77. À Rome avec Montherlant, p. 14, André Bonne, 1951. 78. Pour tout cet épisode, voir P. SIPRIOT, Montherlant sans masque, p. 84-87. Lorsque Montherlant parle de l’église Saint-Léon comme d’une église « bâtie sur un ancien temple romain », il reprend une théorie qui était admise en 1917. On est aujourd’hui plus nuancé. Max Sarradet, par exemple, dit qu’« il semble qu’elle fasse suite à un lieu de culte remontant à la fin de la période gallo- romaine » (« Fouilles archéologiques dans l’église de Saint-Léon-sur-Vézère (1961-1962) », p. 73-100 dans Documents d’Archéologie et d’Histoire Périgourdines, t. 8, 1993, article qui me fut généreusement fourni par la Mairie de Saint-Léon-sur-Vézère). 79. Montherlant parle d’une chapelle, alors que Saint-Martin de Tayac est une église-forteresse, mais qui sans doute n’avait pas en 1917 l’allure qu’elle a maintenant retrouvée. Pour ce qui est des colonnes provenant d’un temple ancien, rien de plus vrai : l’une des archivoltes du portail repose sur deux colonnes antiques de marbre vert qui pourraient provenir de l’antique Vesunna (et je remercie au passage l’Office de Tourisme Terre de Cro-Magnon et M. Bernard Coste de la Bibliothèque municipale de Périgueux, qui m’ont aidé dans toutes ces recherches). Pourquoi Montherlant a-t-il ajouté « à la rivière » ? Parce qu’il était admis en 1917 que ces colonnes avaient été repêchées dans la Vézère, ou qu’elles avaient été transportées par bateau de Vesunna à Tayac ? À moins qu’il n’ait voulu écrire « face à la rivière », l’entrée de l’église Saint-Martin se trouvant face à la Vézère. 80. Voir le feuillet 1. 81. Le Christianisme antique, p. 236 à 239, passim. 82. Le Vœu de la Renaissance, p. 56. 83. Voir ici encore DOMENGET, Montherlant critique, p. 137, texte et note 14. 84. Fermina Márquez, p. 353-355, passim dans le vol. Œuvres de la Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1984. Ce sera l’occasion de signaler que Léniot est, comme son créateur, un lecteur assidu de l’Histoire des Romains de Victor Duruy et qu’il fait l’éloge de La Cité antique de Fustel de Coulanges et du Cicéron et ses amis de Gaston Boissier, autant d’ouvrages qui ont beaucoup compté pour Montherlant. 85. Première Olympique Le Paradis à l’ombre des épées, p. 7-8, Grasset, « Les Cahiers verts », n° 31, 1924. Le titre de l’essai inaugural s’inspire d’un vers de Juvénal : « Il y a beau temps que l’Oronte syrien s’est déversé dans le Tibre. » (Iam pridem Syrus in Tiberim defluxit Orontes – III, 62.) 86. Montherlant, sur ce point, se démarque du personnage de Larbaud. Alors que Théodose symbolise pour Léniot « l’hégémonie impériale romaine », pour l’auteur de Tibre et Oronte il est le chrétien qui ruina la gymnastique en supprimant les Jeux Olympiques (Le Paradis à l’ombre des épées, p. 9). 87. À l’occasion d’un article qu’il consacre à Louis Hémon dans Les Nouvelles littéraires du 6 février (voir DOMENGET, Montherlant critique, p. 92). 88. P. 16 à 24 dans l’édition originale, sous le titre « L’Angelus sur le Stade », et p. 157-163, comme Note, dans l’édition de 1938 regroupant les deux Olympiques (R1, p. 307-309). 89. P. 20 et 21 de l’édition originale. 90. Earinus, p. 132 touchant un essai publié en 1924 sous le titre Sport et catholicisme. À rapprocher de ce qu’on a lu dans Mais aimons-nous ceux que nous aimons ? : « Dans ces années-là, 1920 et 1921, les prêtres… » 91. E, p. 398-399. Il est remarquable que ces considérations aient longtemps figuré en marge de Service inutile. On les trouve encore en 1943 dans l’édition bruxelloise de la Toison d’or (p. 24, note 1) et en 1947 dans l’édition Laffont (p. 23-24, note 2) ; elles ne figurent plus dans l’édition de la Pléiade.

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92. E, p. 986 dans des carnets de 30-31. On a noté l’allusion au mot de Chateaubriand : « J’ai pleuré et j’ai cru. » 93. L’équation est un peu abusive, mais on renvoie ici le lecteur à la note 15. Quant au texte qu’on va lire, on le trouve sur la Toile dans le lot n° 167 du catalogue de vente de Piasa du jeudi 11 avril 2002.

RÉSUMÉS

Concilier l’antiquité païenne et le catholicisme, sinon le christianisme, fut l’idéal de Montherlant jusqu’aux environs de 1925, et les notes manuscrites qu’on a ici présentées (elles portent sur la première page la date du 30 décembre 1922 et s’intitulent La Garde autour de Pan et Julien l’Apostat) montrent comment il s’y employa, avant de reconnaître que cet « idéal respectable et touchant » n’était qu’une « position fausse de l’esprit », un « jeu de l’imagination et de la poésie ». La matière étant copieuse, on s’est dans un premier temps limité à La Garde autour de Pan, qui nous conduira des Dieux en exil de Heine au Christianisme antique de Charles Guignebert en passant par Le Vœu de la Renaissance de Péladan et le Fermina Márquez de Larbaud. Une suite, plus proprement consacrée au volet Julien du manuscrit de 1922, ainsi qu’à un ensemble de manuscrits « Sur la religion », paraîtra dans le prochain numéro d’Anabases.

To reconcile pagan antiquity with Catholicism, rather than with Christianism remained Montherlant’s ideal until about 1925, and the manuscript notes presented here (the first page is dated 30 December 1922 and the title reads La Garde autour de Pan et Julien l’Apostat) demonstrate how he committed himself to this task before admitting that this “respectable and touching ideal” was nothing but a “false position of the mind”, a “game of imagination and poetry”. As the material is abundant, our study will at a first be restricted to La Garde autour de Pan, which will take us from Heine’s Les Dieux en exil to Charles Guignebert’s Le Christianisme antique, taking in Peladan’s Le Vœu de la Renaissance and Larbaud’s Fermina Márquez. A further article, more closely devoted to the Julien section of the 1922 manuscript, as well as to a set of manuscripts “On religion”, will appear in the next issue of Anabases.

INDEX

Mots-clés : Montherlant, antiquité païenne, catholicisme, Pan, Julien l’Apostat, Heine H, Guignebert Ch., Péladan, Larbaud Keywords : Montherlant, pagan antiquity, Catholicism, Pan, Julian the Apostate, Heine H., Guignebert Ch., Péladan, Larbaud

AUTEUR

PIERRE DUROISIN [email protected]

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Le vol d’Icare, du Roman de la Rose à Christine de Pizan : de la dénonciation de l’orgueil à la défense de la curiositas intellectuelle

Jean-Claude Mühlethaler

S’il nous était donné de faire Ce voyage démesuré, Et de voler, de sphère en sphère, À ce grand soleil ignoré. Victor Hugo1 1 La fuite de Dédale et d’Icare, retenus en Crète par Minos, leur vol fatal, ont fasciné Ovide qui leur consacre un récit à la fois dans L’Art d’aimer et dans Les Métamorphoses 2. Comme l’a bien vu Marc Eigeldinger, Icare est condamné dans cette fable où « le soleil meurtrier symbolise le châtiment divin, réprimant la transgression de l’interdit3 ». Selon lui, l’époque médiévale aurait fait sienne la dénonciation ovidienne de l’orgueil, de l’hybris du fils qui, négligeant les mises en garde de son père, s’élève trop haut dans le ciel et finit par s’abîmer dans la mer. Marc Eigeldinger cite à l’appui L’Ovide moralisé et, de manière plus étonnante (nous y reviendrons), L’Enfer de Dante pour conclure qu’il en « va tout autrement dans la poésie française de l’époque renaissante et baroque4 », quand la fable, désormais solaire, en vient à traduire l’élévation de l’esprit ou du désir. Même si le mouvement général des réécritures du récit antique ne saurait être contesté, il nous paraît hasardeux de trancher ainsi dans le vif, car le Moyen Âge est moins monolithique que ne le croient trop souvent les spécialistes d’époques plus récentes. Aux XIVe et XVe siècles, la fable de Dédale et d’Icare se trouve placée sous des éclairages variés qui témoignent aussi bien de la suggestion exercée par le récit ovidien que de la suspicion5 qu’il suscite parmi bien des auteurs de l’époque.

2 Deux textes sont déterminants pour la réception de la fable à la fin du Moyen Âge. Il y a, d’un côté, L’Ovide moralisé, véritable somme mythologique6 rédigée au début du XIVe siècle, puis mise en prose au XVe et imprimée, à Bruges (1484) et à Paris (1493), dans

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une version remaniée due à la plume de Colart Mansion7 ; de l’autre côté, voici Le Roman de la Rose, mis en prose et moralisé par Jean Molinet8 en 1500 et dont le succès ne se dément pas pendant la Renaissance9. Le vol d’Icare est la première référence mythologique à être intégrée au récit, tout au début de la partie attribuée à Jean de Meun, alors que dame Raison se lance dans une diatribe contre le « baraz10 » – la fraude – et l’avarice qui triomphent à tous les échelons de la société. Elle oppose aux avares, esclaves de leurs biens, les « vaillant homme » (v. 5217) qui savent faire de l’argent une source de jouissance générale en le faisant circuler. Ils suivent, dit-elle, l’exemple de Dédale fabriquant des ailes pour lui-même et pour son fils : A Dedalus prennent essample, Qui fist eles a Ycarus, Quant par art et non pas par us Tindrent par l’air voie commune11. 3 De la fable, Raison ne retient que l’art de Dédale, déjà qualifié d’opifex 12 par Ovide, et passe sous silence la chute mortelle d’Icare. Dans le contexte – plutôt inattendu ! – d’une louange de la « largece13 » et de la charité, leur vol se trouve valorisé positivement. Même la remarque qu’ils n’ont pas agi « par us », laquelle pourrait faire allusion au caractère transgressif de leur entreprise, se transforme en défense de l’inventivité créatrice : à l’instar de Dédale, qui a su fabriquer des ailes et voler, il faut que les hommes généreux donnent, eux, des ailes « a peccune » (v. 5226), à l’argent ! L’actualisation de la fable, que Jean de Meun applique aux réalités économiques de son temps, surprend le lecteur qui perçoit dans ce rapprochement inattendu un indice d’ironie. Il y a bel et bien un détournement du récit ovidien, car le clerc en fait une lecture des plus sélectives, déterminée par les implications satiriques qui sous-tendent le passage : les enjeux moraux de la fable antique ne s’y retrouvent pas.

4 À la dénonciation des avares, dont l’attitude bloque le bon fonctionnement de l’économie, répond l’exemplum dont Jean de Meun retient en fait le seul verbe voler, utilisé comme métaphore d’une activité fertilisante – la même qui caractérise, dans un tout autre registre, l’œuvre de Nature à la fin du Roman de la Rose. C’est elle, dit le texte, qui a forgé la besace et le bourdon de l’amant, mieux « c’onques Dedalus ne sot » (v. 21371) réaliser ses œuvres. Le pèlerinage d’amour se clôt par une accumulation de métaphores érotiques, au moment où Bel Accueil, figure de la dame, permet enfin à l’amant de cueillir la rose. L’acte créateur unit Nature à Dédale, Dédale à Nature, même si aucun artiste ne saurait, aux yeux de Jean de Meun, égaler le travail que Nature réalise dans sa forge14 ! Dédale sert ici d’étalon auquel se mesure l’activité créatrice ; son nom fonctionne comme un clin d’œil au lecteur (averti), il est – comme déjà dans le premier passage – un ornement rhétorique appelé à donner plus de force persuasive au message. 5 Architecte du labyrinthe15 – de la « maison », « prison » ou « tour Dedalus 16 », comme l’appellent les poètes, pour qui elle symbolise l’enfermement amoureux17 ou mélancolique18 – et artisan qui, en fabriquant des ailes, réussit à défier les lois de la pesanteur, Dédale est souvent une figure de l’artiste à la fin du Moyen Âge. Il l’est toutefois rarement de manière aussi marquée que dans Le Roman de la Rose ; la plupart du temps, les auteurs se contentent d’un adjectif ou d’un substantif qui suffit à le camper en créateur. Renart le Contrefait, œuvre du clerc (ou épicier) de Troyes, évoque ainsi la « subtilité19 » de Dédale, terme dont se sert notamment Guillaume de Machaut20, poète et musicien, pour caractériser son art. On le retrouve, toujours au XIVe siècle, sous la plume d’Evrart de Conty, médecin de Charles V et mythographe à ses heures ; il

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accumule les épithètes laudatives, lorsqu’il fait allusion à « Dedalus », ce « moult soutilz ouvriers et mout ingenieux de Athenes21 » dans Le Livre des eschez amoureux moralisés. 6 L’Archiloge Sophie, traité réalisé vers 1400 et dédié au duc Louis d’Orléans, fait écho au Livre des eschez amoureux moralisés. Jacques Legrand, aumônier et confesseur de Charles VI, y propose une véritable rhétorique de la fiction22 en indiquant aux (futurs) poètes comment utiliser les fables mythologiques à des fins de persuasion. L’exploit de Dédale (la fuite par les airs) est, selon ce moine augustin, un exemple bienvenu, quand il s’agit d’illustrer les concepts de « soubtivité-contemplation », tandis que la désobéissance du fils servira à fustiger le péché d’« orgueil23 ». Au-delà de la récupération du père considéré comme un artiste ou, d’un point de vue chrétien, comme un exemple de vita contemplativa, le manuel de Jacques Legrand confirme combien la lecture moralisante de la chute d’Icare, mise en évidence par Marc Eigeldinger, reste courante en ce Moyen Âge finissant. Ainsi, Eustache Deschamps, officier et poète à la cour de Charles VI, ne s’intéresse qu’au père, figure de sage qu’il place dans une liste où figurent Hippocrate, Platon, Orphée et Ptolémée. En désignant le labyrinthe par « bel ouvrage 24 », il en fait une œuvre d’art, puisqu’ouvrier est à l’époque couramment utilisé pour désigner l’écrivain ou l’artiste ; nous venons d’en voir un exemple dans le passage où Evrart de Conty chante les louanges de Dédale. 7 La traduction-adaptation des Métamorphoses par l’auteur de L’Ovide moralisé annonce le double éclairage – positif pour Dédale, négatif pour Icare – que propose L’Archiloge Sophie à ses lecteurs. Jacques Legrand, qui renvoie explicitement au « Li. VIII° Methamorphoseos25 », condenserait-il le récit et la morale qu’en avait tirée le clerc du XIVe siècle ?… Par son « sens », écrivait ce dernier, Dédale réussit à rattacher « ordeneëment26 » les plumes les unes aux autres, de sorte que l’ouvrage ressemble au chalumeau des bergers. La comparaison avec l’instrument de musique, déjà présente chez Ovide27, met à la fois en évidence l’« art » du père – que celui-ci maudira après la mort d’Icare ! – et révèle à quel point le récit du traducteur-adaptateur se veut fidèle à la fable antique. Dans la glose, le clerc renchérit en multipliant, comme le fera Evrart de Conty, les indications qui campent définitivement Dédale en créateur. Il est à la fois forgeron, charpentier et « trouveres », terme qui désigne, de manière générale, l’inventeur et, plus précisément, le poète lyrique : Li bons fevres, li charpentiers, Li trouveres de tous mestiers, Li bons mestres, c’est Dieux meïsmes28. 8 De l’artiste, on passe au deus artifex, concept que le Moyen Âge chrétien a hérité de l’Antiquité29 et qui autorise le clerc à voir en Dédale une figure de Dieu 30. Qualifié de « charpentier » (v. 1767), il est également un double de Joseph31, père du Christ, à qui il va être assimilé par la suite, puisque son vol est lu comme une représentation de l’ascension du Messie au ciel (v. 1814-1815). Icare, incapable de suivre l’exemple de son père, en vient à représenter le pécheur qui, pourtant doté de deux ailes – l’amour du prochain et l’amour de Dieu (v. 1823-1824) –, se « forvoie » (v. 1828) en sortant du droit chemin. Le mauvais chrétien vole soit vers la gauche, la « partie au dyable » (v. 1831), soit il vole trop bas et se laisse séduire par l’« amor en cest monde » (v. 1837), à moins que, poussé par l’orgueil, péché capital, il ne s’élève dans les airs comme « li folz » Icare (v. 1622).

9 D’un côté, la glose fait du vol d’Icare une métaphore de la vie humaine ; de l’autre, elle est l’expression d’un contemptus mundi qui débouche sur une diatribe contre les

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« mondains » (v. 1838), puis contre les « mescheans » (v. 1857) que le clerc menace des pires peines de l’enfer. Son discours tient du sermon et recèle les traces de la spiritualité franciscaine. Mais, en appliquant la leçon qu’il a tirée du récit antique à sa propre époque, le translateur-commentateur actualise le message ovidien et fait sienne une démarche récurrente dans la satire médiévale32. Fort du savoir, grâce auquel il a identifié les valeurs chrétiennes sous le voile de la fable, le clerc peut se poser en prophète indigné et dénoncer les mœurs perverties de ses contemporains avec l’espoir de provoquer chez l’un ou chez l’autre une prise de conscience salutaire. 10 Tandis que L’Ovide moralisé dénonce la folie et l’outrecuidance d’Icare (v. 1673), Renart le Contrefait – c’est-à-dire Renart le fourbe, celui qui imite et falsifie les discours – évoque le deduit, le plaisir que prend le jeune homme à voler, négligeant les mises en garde de son père. Même si la version du clerc de Troyes fait écho au coepit gaudere volatu 33 ovidien et que l’insouciance juvénile se substitue au péché d’orgueil, elle rejoint L’Ovide moralisé avec son intention didactique affichée. Les deux textes plaident pour la « moyenne voie34 », autrement dit pour l’idéal du juste milieu, le rejet de tout excès, prôné par les clercs dans le sillage de Thomas d’Aquin35. Selon Brunet Latin, contemporain du dominicain, la voie moyenne est la voie de la vérité, parce qu’elle est « le mi entre .II. estremités36 ». Renart qualifie d’ailleurs son récit d’« exemple » (v. 29232)… mais, justement, c’est Renart qui parle et le problème se pose de savoir quel est le statut de vérité que nous pouvons accorder au « chatoy » (v. 29230), à la leçon d’un rouquin dont la tradition médiévale a fait un maître trompeur. 11 À une lecture plus attentive, différents indices convergent qui font naître le soupçon d’un discours biaisé. Ainsi, les arguments que Renart place dans la bouche de Dédale, alors qu’il cherche à convaincre son fils de ne pas s’écarter du droit chemin, paraissent pour le moins ambigus : Car quicunques est forvoyé, Par la moyenne est ravoyé37. 12 « Ravoyer » signifie remettre dans le bon chemin, ce qui revient à dire que l’on peut s’en écarter – tomber dans le péché, dirait un moraliste – et le retrouver. Bien avant Tartuffe, Renart entrevoit, semble-t-il, des « accommodements38 » possibles avec le Ciel et ne porte pas sur la transgression d’Icare le regard sévère du clerc de L’Ovide moralisé. Loin de tirer de la fable une leçon propre à montrer à son public la voie du salut, Renart s’en sert ad usum proprium. Non seulement il parle dans le cercle restreint de sa petite famille, mais clôt le récit par l’exhortation, adressée au fils qui l’accompagnera à la chasse, de ne pas suivre l’exemple d’Icare : Beau filz, tout ainsi te prens garde, Qu’ainsi com faire me verras Trestout ainsi tu le feras39. 13 La logique du récit animalier l’emporte ici sur la logique d’une récupération morale de la fable. L’intérêt majeur de Renart, qui s’identifie à Dédale, va à l’autorité parentale et à l’attention avec laquelle ses enfants doivent écouter ses « bons dits » (v. 29332). Non seulement sa morale – si l’on peut dire ! – se résume à une leçon pratique, voire domestique, mais Renart refuse de commenter le récit ovidien, invitant ses enfants à le gloser pour en extraire eux-mêmes la substantifique moelle. Après avoir vidé la fable de son suc didactique, Renart laisse de surcroît une grande liberté interprétative à son public, de sorte que le lecteur, désorienté, se demande où a passé le maître à penser que le goupil prétendait être, quand il avait annoncé une histoire exemplaire. L’inquiétude

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se justifie d’autant plus que, sous l’effet de la passion, on peut « mal » gloser (v. 29402) un discours, comme Renart lui-même le rappelle quelques vers plus loin en évoquant une célèbre mésaventure de Virgile. L’auteur de l’Énéide n’avait-il pas été berné et ridiculisé par la courtisane dont il était amoureux ? Toute sa sagesse ne l’avait pas empêché de prêter foi à des propos trompeurs, de sorte qu’il s’était retrouvé suspendu dans une corbeille, livré aux quolibets des Romains40.

14 Au contraire du clerc de L’Ovide moralisé, le rusé goupil n’offre pas à son auditoire des vérités stables, illuminées par la foi. Même lorsque, dans la deuxième branche, il raconte longuement l’histoire du monde au roi Noble et que l’intention d’« édifier le lecteur » et de « transmettre des savoirs41 » s’impose au fil de la chronique – rédigée d’abord en vers, puis en prose –, l’ambiguïté n’est pas absente. On finit certes par oublier qui parle, car l’épicier de Troyes néglige de rappeler la situation d’énonciation qu’il avait pris soin de préciser avant de laisser la parole à Renart. La chronique sert au goupil à démontrer que son art maléfique est antérieur même à la création de Nature, de sorte que, dès le début, il a marqué de son sceau l’histoire de l’univers et l’histoire de l’humanité. L’étalage d’érudition, auquel Noble « delyt prend » (v. 5962), n’est pas une fin en soi : Renart chante à la fois son propre triomphe et sauve sa peau en offrant à son suzerain un passetemps agréable. 15 Est-ce un hasard si le goupil accorde – au contraire de la chronique dont s’inspire l’épicier de Troyes42 – une large place au périple d’Alexandre le Grand ? À l’instar de maître Renart43 – ce « souverain / Qui de toute scïence est plain 44 » ! –, le conquérant macédonien a su, grâce à sa maîtrise des « ars » (v. 16399) et son « sçavoir » (v. 16397), soumettre le monde à sa loi… La chronique est faussée à la base, car elle renvoie, en fin de compte, à la seule renardie ; le lecteur, entraîné dans le jeu de « la répétition du savoir encyclopédique et la dérision45 », se trouve déstabilisé et ne sait quel crédit accorder à un discours qui lui est à la fois familier et étranger. L’exemplum d’Icare est entaché de la même ambiguïté46 : là encore, le goupil laisse entendre combien la parole humaine, même quand elle se veut la voix de la sagesse, peut être détournée de sa fonction première, voire induire en erreur, puisqu’il faut se méfier autant du locuteur (de ses intentions) que de sa propre compétence à gloser les dires d’autrui. 16 Le récit exemplaire consacré à Icare nous paraît reproduire la trajectoire caractéristique du renversement parodique47. Renart ne commence-t-il pas par faire miroiter à son auditoire le leurre du sérieux pour descendre ensuite le récit exemplaire de son piédestal en proposant une lecture de la fable au ras des pâquerettes ? Dans la bouche du goupil, l’auctoritas finit par être tournée en dérision, la posture initiale du clerc par perdre toute crédibilité. Le rire jaillit de la rupture registrale, du contraste entre les prétentions intellectuelles affichées et l’application de la fable à l’une des deux principales fonctions de la vie animale, la nutrition48. La chasse à laquelle le goupil convie son fils évoque la tradition du Roman de Renart où la faim, si souvent, sert de départ à une nouvelle aventure, à une nouvelle branche. 17 Moralisation, satire, parodie : au début du XIVe siècle, la fable ovidienne se trouve placée sous des éclairages fort variés. Elle le reste quelque cent ans plus tard, alors même que Jean de Courcy, contemporain de Jacques Legrand, perpétue la tradition qui voit en Icare une incarnation du péché d’orgueil. Déjà âgé, ce chevalier normand49 rédige, entre 1410 et 1422, La Bouquechardière, une compilation d’histoire ancienne qui va de la Création à la révolte des Maccabées. Dans le livre I, consacré à l’histoire de la Grèce, il est amené à faire le récit des amours de Pasiphaé, puis relate la construction du

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labyrinthe, dans lequel Minos a enfermé le Minotaure, puis consacre un chapitre à « Comment Dedalus se partit de Crete et comment son filz cheit en la mer50 » (rubrique). 18 Jean de Courcy connaît de toute évidence L’Ovide moralisé. Comme sa source, il parle de l’« art et engin » de Dédale, qualifie l’idée de s’enfuir par les airs d’« artifice encontre nature » et compare la forme des ailes aux « chalemeaulx de quoy chantoient jadiz les anciens51 ». Il s’en inspire aussi, quand il dit la stupéfaction des « pastours », puis des « pescheurs » témoins du vol des deux hardis voyageurs52. Par contre, notre chevalier ne situe pas, comme Les Métamorphoses et L’Ovide moralisé, le drame à la hauteur de Lebintos et Calimnos en mer Égée, mais le place au moment où Dédale et Icare « pouvoient les terres de Cecille plainement veoir53 ». En évoquant la Sicile, l’île où Dédale finit par arriver selon le récit antique, Jean de Courcy condense sensiblement le voyage ; de même, il élimine les témoignages d’affection que le père, craignant pour la vie de son fils, lui prodigue avant leur départ54. Le chroniqueur tend généralement à réduire les récits à l’enchaînement des actions pour passer ensuite à un commentaire qui en dégage les enjeux moraux. 19 L’aventure d’Icare et de Dédale n’a pas le même statut dans L’Ovide moralisé, où elle est considérée comme une fable, et dans La Bouquechardière, qui en fait un récit historique ; les deux textes se rejoignent pourtant dans la glose. Sans reprendre vraiment les termes de sa source ni suivre son développement, Jean de Courcy loue, lui aussi, le « moyen chemin » (fol. 102) et dénonce la « jeunesse ou folle oultrecuidance » (fol. 102vo) d’Icare. Il introduit un point de vue chrétien, quand il identifie la mer à la périlleuse « mer du monde », puis met en garde contre le « mal gouvernement », c’est- à-dire les mauvais comportements qui poussent l’homme à ne pas respecter l’enseignement de « sainte Eglise » (fol. 103), voire à pécher contre Dieu et contre lui- même. 20 Jean de Courcy ne se laisse pas pour autant aller à la virulence de la satire. Il ne se pose pas, comme le clerc de L’Ovide moralisé, en juge de ses contemporains, mais soumet à ses lecteurs une réflexion sur la bonne conduite à tenir dans cette vie. Il recourt alors à un nous qui l’inclut dans la foule des hommes faibles, soumis à la tentation : « quant nous vouldrons aucune chose faire », écrit-il, « que nous n’ensuivons du tout noz voulentez (nos désirs), ainçois croyons et querons conseil ! » (fol. 102vo). La soumission à l’Église, l’avis des sages, la suprématie de la raison sur les appétits (au sens aristotélicien du terme), tout laisse transparaître, chez Jean de Courcy, son profond respect de l’autorité et l’importance qu’il accorde à la hiérarchie sociale. Ainsi, il condamne Icare, parce que celui-ci, en volant plus haut que son père, a voulu « devenir maistre avant que disciple » (fol. 102vo) – comme Phaéton qui a payé de la vie son mépris pour les conseils d’Apollon. 21 Jean de Courcy n’est pas le premier à rapprocher Icare de Phaéton ; déjà Ovide avait craint pour son livre le sort du premier et comparé son destin d’exilé au sort du second dans les Tristes55. Mais, loin de suivre les traces de l’auteur antique, qui fait d’Icare et de Phaéton des figures de projection, dans lesquelles Ovide se reconnaît, le chevalier- écrivain rejoint Jacques Legrand, pour qui les deux héros mythologiques sont des exemples de désobéissance filiale. L’un, note le moine augustin, « ne crut pas son pere » ; l’autre « voult gouverner le ciel contre la monicion de Phebus son pere56 ». L’Ovide moralisé ne disait pas autre chose, quand il terminait son récit par l’épitaphe où s’inscrit le souvenir de l’interdit bravé par le malheureux fils d’Apollon :

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Ci gist Pheton, qui par orgueil Vault guier* le char dou soleil57. *guider 22 Parmi les différentes gloses de la fable proposées par L’Ovide moralisé, seuls retiendront ici notre attention les vers dénonçant une forme particulière de l’orgueil58, celle de l’intellectuel qui s’aventure au-delà des limites que lui impose son savoir. La mise en cause d’un clerc, qui « se vault d’astrenomie / Entremettre » (v. 648-649) pour comprendre la structure de l’univers et le mouvement des planètes, pourrait avoir pour origine la comparaison d’Icare à un astrologue, qui se rencontre déjà sous la plume de Lucain et se retrouve çà et là au XVIe siècle59. En même temps, le passage se lit comme une dénonciation de la curiositas, dans laquelle saint Augustin voyait un vice, mais un vice qui peut parfois inciter à la vertu, puisqu’il est habité par le désir d’accéder à la (vraie) connaissance60. Dans le sillage d’Aristote, dont s’inspire Thomas d’Aquin61, le Moyen Âge finissant a condamné la curiositas, si elle n’est pas contrôlée par la studiositas et ne se limite pas aux choses utiles à l’homme62. La curiosité reste condamnable, rappelle Jean Gerson63 à l’époque de Charles VI, quand elle s’aventure dans des domaines auxquels l’intelligence humaine ne saurait atteindre. La sagesse de Dieu n’est-elle pas, selon les dires mêmes de l’apôtre, insondable64 ?

23 Sur un tel arrière-fond, la relecture du vol d’Icare par Christine de Pizan dans Le Chemin de longue étude (1403) ne manque pas de frapper. Elle interpelle d’autant plus que La Mutacion de Fortune, datée de la même année, se focalise sur l’exploit de Thésée terrassant le Minotaure dans la « prison Dedalus65 », mais passe sous silence à la fois la construction du labyrinthe et la fuite de Dédale et d’Icare par les airs. Au cours du voyage allégorique qui constitue la trame du Chemin de longue étude, Christine parvient, entraînée par la Sybille de Cumes, au pied de l’échelle de « Speculation66 ». Elle se met à gravir les échelons pour accéder au firmament, mais est saisie de crainte à la vue de l’abîme qui se creuse sous ses pieds et, confrontée brutalement à sa condition humaine et terrestre67, elle appelle sa guide à l’aide : Si considerés ma foiblece Et la chaleur qui ja me blece, Et ne vueillés que tant me dueille* *que je souffre au point Qu’a Ycarus soie pareille Qui pour trop hault monter chaÿ*68 *tomba 24 Même si la mention de la fable reste des plus allusives, Christine de Pizan suit à première vue L’Ovide moralisé auquel elle recourt aussi ailleurs dans ses œuvres 69. À l’instar de sa source, elle dénonce la « presompcion » (v. 1735) du fils désobéissant ; seulement, au lieu d’en faire un exemple à portée générale, qui mettrait en garde contre le péché d’orgueil et légitimerait une satire sociale, Christine s’en sert pour lire sa situation personnelle à la lumière de la tragédie vécue jadis par Icare. Par son geste d’appropriation de la fable, la poétesse place le récit ovidien sous un éclairage subjectif exceptionnel dans notre corpus. Christine pourrait néanmoins s’être inspirée de Dante, à qui elle emprunte aussi le titre du Chemin de longue étude, ainsi qu’en témoigne le passage où la Sybille évoque la rencontre du poète florentin et de Virgile au début de L’Enfer70. Dante s’était souvenu de la chute d’« Icaro misero71 » – et de celle de Phaéton ! – quand, assis avec son guide sur le dos du monstre Géryon, volant à travers les ténèbres de l’Enfer pour rejoindre le huitième cercle, il est saisi de crainte comme le sera Christine sur l’échelle de Spéculation.

25 La réécriture de Christine porte sur plusieurs éléments constitutifs de l’épisode. Au guide (Virgile) se substitue une guide (la Sybille) et le mouvement descendant est

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remplacé par un mouvement ascensionnel. Icare n’est plus, pour la poétesse, une figure à laquelle il est possible de s’identifier sous l’effet de la peur comme l’a fait Dante en qualifiant le jeune homme de « misero », de malheureux72 ; sous la plume de Christine, il devient un contre-exemple dont la voyageuse, lucide, désire se démarquer. La Sybille la conforte dans cette attitude en relevant les différences entre leur situation et celle des deux voyageurs mythiques. Elle permet ainsi à Christine de remettre la fable à sa juste place, de manière à corriger la lecture erronée qu’en fait son élève sous l’emprise de la peur. La Sybille lui fait entendre la voix de la raison : les ailes (spirituelles) de son « humble chamberiere » (v. 697) ne sont pas faites de cire ! Christine n’a pas entrepris cette périlleuse escalade en réalisant une quasi-métamorphose en oiseau ou poussée par la « presomcion » (v. 1749) : Ainçois* grant desir de veoir *au contraire Choses belles te fait avoir La voulenté* de hault monter73 *le désir 26 Maître à penser et guide prévoyante, la Sybille ne répète pas l’erreur de Dédale qui a entraîné son fils en utilisant un art entaché du soupçon de la transgression. Quand elle oppose le concret (la cire) à l’abstrait (l’échelle de Spéculation), elle nous invite à ne pas prendre le récit du voyage à la lettre, mais à le lire en clé allégorique. Christine suit un cheminement intellectuel et ne cède pas, comme Icare, à la tentation du plaisir ni au péché d’orgueil. Elle fait figure de bonne élève, capable de maîtriser ses passions et de se contenter des « misteres » (v. 672) et « merveilles » (v. 726) que la Sybille veut bien lui révéler : les deux voyageuses n’iront pas au-delà du cinquième ciel, celui du firmament (v. 1781).

27 Au contraire du Phaéton de L’Ovide moralisé, figure d’un intellectuel qui ne connaît pas ses limites, le « grant desir de veoir » est, chez Christine, l’expression d’une soif de savoir légitime, d’une curiositas placée sous le signe de la studiositas. « Spéculation » a, sous sa plume, le sens que lui donne Nicole Oresme au XIVe siècle, celui d’une activité de l’esprit ayant pour but la connaissance pure74, désintéressée. L’image de l’échelle pourrait s’inspirer de l’échelle d’or qui, chez Dante, se dresse entre le ciel de Saturne et l’Empyrée ; elle devient, pour la clergesse, l’expression des degrés du savoir75 qu’il lui faut gravir en toute humilité, si elle veut accéder à la contemplation des beautés célestes. Illuminée par des vérités éternelles auxquelles les esprits moins subtils n’ont pas accès, la sagesse acquise sur le chemin de longue étude investit Christine d’une autorité qui fait d’elle la Sybille de son temps. À l’instar de son illustre guide, qui a jadis porté à Rome les « livres de loys et coustumes » (v. 622), elle devient la messagère de Raison auprès des princes de France à la fin de l’œuvre. Sa mission politique est le fruit de sa curiositas, et sa curiositas d’« amarresse de sapïence » (v. 667) la réponse au manque de discernement du jeune Icare. 28 Loin du plaisir égoïste ou de l’orgueil, la curiositas de Christine est légitime, car la clergesse est partie en quête d’un savoir utile à la société. Son voyage sous l’égide de la Sibylle n’a-t-il pas pour but de connaître les causes premières des malheurs qui frappent le monde et plus particulièrement la France au bord de la guerre civile ?… Ne désire-t-elle pas apporter, sinon un remède, du moins une explication à la situation désespérée dans laquelle se débat son pays ? L’envol, le désir d’atteindre les sphères interdites aux hommes, peut donc être valorisant et valorisé, rejoignant ainsi le symbolisme positif qu’a habituellement l’image archétypale de l’ascension vers la lumière76 : dans La Bible des poètes, Colart Mansion77 ne voit-il pas dans le vol un retour

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au paradis, par opposition au labyrinthe, allégorie des vices et des biens mondains78 qui emprisonnent l’homme ? 29 On retrouve Dédale et Icare, liés à l’image d’un envol vers la lumière au début du Champion des Dames (1442) de Martin Le Franc, grand admirateur – comme il le précise bien plus tard dans le texte – de la « clergie » de « dame Cristine79 ». Véritable somme qui entend corriger les thèses défendues par Le Roman de la Rose, Le Champion est une longue disputatio, au fil de laquelle Franc Vouloir réduit à néant les arguments misogynes avancés par ses adversaires. Le texte évoque les deux voyageurs antiques dans la partie introductive, au détour d’une comparaison, alors que l’Acteur vient d’arriver au cimetière d’Amour avec Valentin. Ils y assistent à un « nouveau mistiere » (v. 1869) : des corps ailés attendent le Jugement dernier pour s’envoler ! Et Valentin, serviteur du dieu d’Amour, de commenter80 : En servant Amours fait se sont Eles dont voleront au ciel, Quant leurs espris retourneront Au jugement dedens leur pel*. *leur peau, leur corps Dedalus qui se fist oysel Oncq en l’air si hault ne vola, Ne son filz Ycarus ysnel* *le rapide Icare Qui pour hault voler s’affola*. *se blessa grièvement 30 Le service d’Amour permet de gagner le ciel et l’envol est ici l’image de la récompense réservée aux élus – les nobles des cours de Bourgogne et de Savoie – qui, dans leur vie, ont pratiqué la caritas, vertu sans laquelle l’univers ne saurait fonctionner. Pour Martin Le Franc, l’amour, le vrai, est d’origine divine81. Il se manifeste dans l’harmonie des sphères et s’incarne, entre autres, dans l’amour courtois ; il règle la vie sur terre, assure la cohésion sociale et la stabilité des royaumes : « es choses mondaines », écrit le poète dans le prologue adressé à Philippe le Bon, « Amours porte le ceptre et la couronne » (p. 3). Si, juste avant notre passage, Martin Le Franc loue Isabelle de Portugal, duchesse de Bourgogne, c’est parce qu’elle a œuvré de manière exemplaire pour la paix et mérite d’avoir un jour sa place parmi les bienheureux, près de Dieu.

31 Dans un tel contexte, l’évocation de Dédale, qui peut représenter le parcours du bon chrétien, s’explique ; la présence d’Icare par contre a de quoi étonner, car la tradition ne fait jamais de son vol un service voué à un idéal, qu’il soit amoureux, éthique ou politique. Comme sous la plume de Christine de Pizan, la tentative de Dédale et la chute d’Icare servent ici de repoussoir. Pour ses élus, Dieu réalisera le miracle : ils voleront jusqu’au ciel, sans entraves et plus haut que le père tout en évitant le sort du fils. La comparaison faite par Martin Le Franc tient de l’étalage d’érudition (il connaît sa mythologie) face à son public de cour. Dans la mesure où la fable se définit « par le degré d’ornatus qui la caractérise82 », on peut se demander si ce lecteur du Roman de la Rose prend au sérieux la métamorphose (artificielle) de Dédale « qui se fist oysel ». Pour Martin Le Franc, elle fait partie des impossibilia : si l’on veut acquérir louange et honneur, écrit-il ailleurs, un brin ironique, il est inutile d’entrer dans le labyrinthe, passer entre Charybde et Scylla, imiter Hercule ou « Dedalus qui vola / Tout par-dessus la mer salee83 » ! La réalité a des exigences, auxquelles la fable n’offre pas de réponses ni, par conséquent, de modèles à suivre pour ses lecteurs : elle tourne en quelque sorte à vide. 32 Du Roman de la Rose au Champion des Dames en passant par Renart le Contrefait, le statut véridictoire de la fable est sans cesse interrogé à nouveau. La portée didactique en

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arrive parfois à s’estomper, surtout quand le récit mythologique se trouve réduit à sa fonction d’ornatus, voire est entraîné dans les jeux de la parodie ou de la satire. Les implications morales du vol d’Icare, explicites dans les traités d’Evrart de Conty et de Jacques Legrand, caractérisent l’utilisation qu’en font L’Ovide moralisé et, dans son sillage, Jean de Courcy ; on en trouve les échos jusque dans Le Chemin de longue étude de Christine de Pizan, mais celle-ci n’en tire aucune leçon à portée générale, utilisant la fable de manière à mettre en valeur sa posture de clergesse consciente et (politiquement) responsable. Au-delà des nuances dont est susceptible la dénonciation de l’orgueil ou de la désobéissance, le sort réservé au malheureux fils de Dédale peut donc, par contraste, servir à légitimer le désir de perfection et cautionner un envol intellectuel ou, chez Martin Le Franc, spirituel. Condamné par sa chute, Icare reste un contre-modèle jusque dans sa tentative de se rapprocher du soleil : le poète médiéval ne saurait s’y identifier. Seul le vol réussi de Dédale, fruit des compétences de l’artiste, peut tracer à l’écrivain un chemin qu’il désirerait suivre à son tour, ainsi sous la plume de Boccace : O utinam ab inferis remearet Dedalus, qui solus homini pennas induere novit, et mortalibus insuetas celi via sostendere84 ! 33 Nouveau Dédale, Boccace part – entreprise ô combien téméraire85 ! – à la conquête des cieux dans les Genealogie deorum gentilium86 : n’en révèle-t-il pas les mystères, quand il offre à ses lecteurs le récit de la vie des dieux et de leurs descendants ?… Dans aucun texte français de notre corpus, même chez Christine de Pizan ou Martin Le Franc qui ont lu l’auteur italien, le vol de Dédale ne symbolise le parcours créateur du poète ni ne devient la métaphore du livre en train de s’écrire. Si l’ascension de la clergesse laisse entrevoir une association possible entre l’envol et l’écriture, le lien n’est explicitement établi que chez Boccace. Son admiration pour l’exploit de Dédale ouvre, peut-être, la voie à la récupération d’Icare à l’époque de la Renaissance.

NOTES

1. Les Contemplations, III, XXX, 2. 2. Art d’aimer, II, 21-96 ; Métamorphoses, VIII, 183-235. 3. M. EIGELDINGER, Lumières du mythe, Paris, PUF, 1983, p. 92. 4. Ibid., p. 93-94. Sur la réception du mythe, voir aussi A. PEYRONIE, « Dédale », in Dictionnaire des mythes littéraires, éd. par P. Brunel, Paris, Éditions du Rocher, 2003 (1re éd. 1988), p. 420-425. C. VÖHRINGER, Pieter Bruegels d. Ä. Landschaft mit pflügendem Bauern und Ikarussturz, Munich, Wilhelm Fink, 2002, p. 94-101, esquisse la réception du mythe dans les mythographes, l’emblématique et les proverbes du XVIe siècle. 5. Au sens que donne à ces termes Y. CITTON, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 205-206. 6. M. POSSAMAÏ-PÉREZ, L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, Paris, Champion, 2006, p. 256-262. 7. Sur cet ouvrage, connu sous le titre de Bible des poètes, qui adapte aussi l’Ovidius moralizatus de Pierre Bersuire, voir : M. B. WINN, Anthoine Vérard, Parisian Publisher, 1485-1512, Genève, Droz, 1997, p. 269-281 ; M.-F. VIEL, « La Bible des poëtes : une réécriture rhétorique des Métamorphoses

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d’Ovide », Tangence, 74 (2004), p. 25-44 [URL : http://id.erudit.org/iderudit/009204ar, consulté le 5 avril 2012]. 8. Nous remercions Philippe Frieden qui a bien voulu contrôler le passage concernant Icare dans le manuscrit conservé à Paris (BnF, fr. 24393). Le résultat est décevant : Molinet ne juge pas le passage digne d’être moralisé (chap. 25 : Raison contre les avaricieux). 9. P.-Y. BADEL, Le Roman de la Rose au XIVe siècle. Étude de la réception de l’œuvre, Genève, Droz, 1980 ; S. HUOT, The Romance of the Rose and Its Medieval Readers, Cambridge, Cambridge University Press, 1993. 10. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. et trad. par A. STRUBEL, Paris, Le Livre de Poche (Lettres Gothiques), 1992, v. 5151. 11. Le Roman de la Rose, v. 5222-5225. Contrairement à l’éditeur, nous avons écrit les noms propres avec majuscules. 12. Métam. VIII, 201. La capacité créatrice de Dédale est centrale dans le récit ovidien : cf. N. RUDD, « Daedalus and Icarus (I) : From Rome to the End of the Middle Ages », in Ch. MARTINDALE (éd.), Ovid Renewed. Ovidian Influences on Literature and Art from the Middle Ages to the Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 23. 13. Le Roman de la Rose, v. 5243 (la générosité). 14. Voir J.-Ch. PAYEN, La Rose et l’utopie. Révolution sexuelle et communisme nostalgique chez Jean de Meung, Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 149-150. 15. Si le labyrinthe, figure archétypale, est un topos du discours amoureux au Moyen Âge, Richart de Fournival semble être, au XIIIe siècle, l’un des premiers à l’associer explicitement à Dédale : voir M. GALLY, « Entre fin’amor et Ovide : Richart de Fournival soutieus parliers d’amour », Cahiers de Recherches Médiévales, 9 (2002 : Lectures et usages d’Ovide), p. 15-17 [URL : http://crm.revues.org/ 872, consulté le 17 février 2012]. 16. Dans la Ballade contre les ennemis de la France, François Villon (Lais, Testament, Poésies diverses ; Ballades en jargon, éd. et trad. par J.-C. MÜHLETHALER et É. HICKS, Paris, Champion Classiques, 2004, p. 330) multiplie les allusions mythologiques : que la « tour Dedalus » (v. 10) serve de prison aux ennemis du pays, qui sont ainsi associés au Minotaure ! L’utilisation de la fable à des fins politiques semble être exceptionnelle. 17. Pour Evrart de Conty, Le Livres des eschez amoureux moralisés, éd. par F. GUICHARD-TESSON et B. ROY, Montréal, CERES, 1993, p. 402, la « maison Dedalus » représente le « vergier de Deduit » où se perdent les « folz amans ». À la fin du XVe siècle, Guillaume Alexis lui fait écho, quand il écrit : « C’est une maison Dedalus, / Car, quant on cuide sortir hors, / Tant y a de chemins retors / Qu’on ne scet jamais trouver l’us » (« Le Blason des faulses amours », v. 1185-1188, in Œuvres poétiques de Guillaume Alexis, éd. par A. PIAGET et É. PICOT, Paris, Firmin Didot, 1896, p. 234). 18. Charles d’Orléans, Le Livre d’Amis : poésies à la cour de Blois (1440-1465), éd. et trad. par V. MINET- MAHY et J.-C. MÜHLETHALER, Paris, 2010, rondeau 513, v. 1-2 : « C’est la prison Dedalus / Que de ma merencolie ». 19. Renart le Contrefait, éd. par G. RAYNAUD et H. LEMAÎTRE, Genève, Slatkine Reprints, 1975 (1re éd. Paris 1914), v. 29239 et 29243. Il rédige une première version entre 1319 et 1322 ; la seconde date de 1328-1342. 20. J. CERQUIGLINI, « Un Engin si soutil ». Guillaume de Machaut et l’écriture au XIVe siècle, Paris, Champion, 1985. 21. Le Livres des eschez amoureux moralisés, p. 402. Dans le roman de Bérinus (éd. par R. BOSSUAT, Paris, SATF, 1931, vol. I, p. 114), Dédale est aussi qualifié de « moult -soubztil engignerres » : on associe à son nom l’une des merveilles du palais d’Ysope, le pont périlleux. 22. D. POIRION, « Jacques Legrand : une poétique de la fiction », in Écriture poétique et composition romanesque, Orléans, Paradigme, 1994, p. 259-267.

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23. Jacques Legrand, Archiloge Sophie / Livre de bonnes meurs, éd. par E. BELTRAN, Paris, Champion, 1986, p. 185. 24. Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, éd. par le marquis DE QUEUX DE SAINT-HILAIRE, Paris, Firmin Didot, 1882, vol. III, p. 183 (pièce n° CCCXCIX, v. 8). 25. Archiloge Sophie, p. 183. L’éditeur plaide pour une influence du Reductorium morale de Pierre Bersuire, dont le livre XV, l’Ovidius moralizatus, contient les « fictions » mythologiques (p. 15). 26. L’Ovide moralisé, poème du commencement du XIVe siècle, vol. III, éd. par C. DE BOER, M. G. DE BOER et J. Th. M. VAN ‘T SANT, Wiesbaden, Sändig, 1966 (1re éd. 1931), livre VIII, v. 1600 et 1602. 27. Métam. VIII, 191-192 : « rustica […] fistula ». 28. L’Ovide moralisé, livre VIII, v. 1767-1769. 29. E. R. CURTIUS, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. par J. Bréjoux, Paris, PUF, 1986 (1re éd. 1956), vol. II, p. 401-404. 30. Sur la moralisation de la fable en clé chrétienne, voir M. POSSAMAÏ-PÉREZ, L’Ovide moralisé, notamment p. 518, 615-616 et 715, ainsi que l’ouvrage pionnier de P. DEMATS, Fabula. Trois études de mythographie antique et médiévale, Genève, Droz, 1973, p. 107-113. 31. Voir M. POSSAMAÏ-PÉREZ, L’Ovide moralisé, p. 714. 32. Sur ce mécanisme, voir J.-C. MÜHLETHALER, Fauvel au pouvoir. Lire la satire médiévale, Paris, Champion, 1994, notamment p. 234-245. 33. Métam. VIII, 223. 34. L’Ovide moralisé, v. 1637 ; Renart le Contrefait, v. 29287. 35. É. GILSON, Le Thomisme : introduction à la philosophie de Saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1989, p. 378-379. 36. Brunetto Latini, Li Livres dou tresor, éd. par F. J. CARMODY, Genève, Slatkine Reprints, 1998 (1e éd. 1948), p. 185. 37. Renart le Contrefait, v. 29287-29288. 38. Molière, Tartuffe, IV, 5. 39. Renart le Contrefait, v. 29326-29328. 40. Sur les légendes qui entourent Virgile au Moyen Âge, l’ouvrage de référence reste D. COMPARETTI, Virgilio nel Medio Evo, Florence, La Nuova Italia, 1941 (1e éd. 1872), vol II : voir notamment les p. 108-148. 41. L. BRUN, « Maistre Regnart, enseignant et moraliste ? Renart le contrefait et son contexte littéraire », in H. BELLON-MÉGUELLE, O. COLLET, Y. FOEHR-JANSSENS et L. JAQUIÉRY (éds.), La Moisson des lettres. L’invention littéraire autour de 1300, Turnhout, Brepols, 2011, p. 304. En négligeant la situation d’énonciation, Laurent Brun tranche dans le vif et propose une lecture à nos yeux réductrice. 42. Il s’agit des Chroniques abregees : cf. L. BRUN, art. cit., p. 303. 43. Sur le traitement ambigu que Renart réserve à Alexandre, entre la célébration de son art et une condamnation au nom de la morale chrétienne, voir C. GAULLIER-BOUGASSAS, « Histoires universelles et variations sur deux figures du pouvoir : Alexandre et César dans l’Histoire ancienne jusqu’à César, Renart le Contrefait et le Livre de la Mutacion de Fortune de Christine de Pizan », Cahiers de Recherches Médiévales, n° 14 spécial (2007), p. 17-18. 44. Renart le Contrefait, v. 22569-22570. 45. J. R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le texte de la dérision, Genève, Droz, 1989, p. 349. On relira avec profit les p. 338-359 consacrées au « savoir contrefait », même si on ne partage pas toutes les conclusions de l’auteur. 46. M. GROSSE, Das Buch im Roman. Studien zu Buchverweis und Autoritätszitat in altfranzösischen Texten, Munich, Wilhelm Fink, 1994, p. 192-193, arrive à la même conclusion en étudiant le traitement des auctoritates dans Renart le Contrefait : Renart apparaît à la fois comme sage et hypocrite.

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47. Tel que le décrit M. BONAFIN, Contesti della parodia. Semiotica, antropologia, cultura medievale, Turin, UTET, 2001, p. 25-35. 48. L’autre étant évidemment la génération : voir G. AGAMBEN, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, trad. par J. Gayraud, Paris, Rivages, 2002, p. 34-35. 49. Sur sa vie, voir A. DEZELLUS, Jean de Courcy, seigneur de Bourg-Achard, un écrivain et poète normand au temps de Jeanne d’Arc, Luneray, Bertout, 2001. 50. BnF, fr. 65, fol. 101. Nous remercions Delphine Burghgraeve d’avoir attiré notre attention sur ce texte encore inédit. 51. BnF, fr. 65, fol. 101vo. Cf. L’Ovide moralisé, v. 1599-1607. 52. Le pêcheur et l’arator – ainsi que le berger – figurent dans les Metam. VIII, 217-220. Ils sont au premier plan d’un célèbre tableau dont l’original perdu est attribué à Bruegel l’Ancien, dans lequel les trois témoins ne réalisent pas le drame qui se joue : cf. C. VÖHRINGER, Pieter Bruegels d. Ä. Landschaft mit pflügendem Bauern und Ikarussturz, p. 157 et 168-169. 53. BnF, fr. 65, fol. 102 : la réduction témoigne d’un désintérêt récurrent, chez Jean de Courcy, pour la réalité géographique dont on connaît l’importance dans Les Métamorphoses, mais aussi dans L’Ovide moralisé. 54. L’Ovide moralisé, v. 1648-1660, qui amplifient Métam. VIII, 210-216. « Lermoier », « paour », pitié », « baise », « amistié », « doute », « cremour », etc. : le vocabulaire de l’affectivité traverse le passage. 55. Tristes I, 79-92. 56. Archiloge Sophie, respectivement p. 185 et 160. 57. L’Ovide moralisé, livre II, v. 627-628. Cf. Métam. II, 327-328, mais où l’on ne trouve aucune mention explicite de l’orgueil. 58. L’Ovide moralisé, livre II, v. 645-688. Sur les autres aspects de la dénonciation de l’orgueil, voir M. POSSAMAÏ-PÉREZ, L’Ovide moralisé, p. 403-404. 59. Voir C. VÖHRINGER, Pieter Breugels d. Ä. Landschaft mit pflügendem Bauern und Ikarussturz, p. 95-99. 60. De vera religione / Über die wahre Religion, éd. et trad. par W. THIMME, Stuttgart, Reclam, 1983, chap. LII : « Quid enim appetit curiositas nisi cognitionem […] » (p. 168). – Cf. G. MOMBELLO, Les Avatars de « talentum », Turin, Società Editrice Internazionale, 1976, p. 48-49. 61. Voir J. AERTSEN, Nature and Creature. Thomas Aquinas’s Way of Thought, Leiden, Brill, 1987, p. 39-40. 62. Sur cette méfiance d’origine antique, que l’on rencontre jusque dans l’Iconologia de Cesare Ripa (1618), voir K. KRÜGER, « Einleitung », in K. KRÜGER (éd.), Curiositas. Welterfahrung und ästhetische Neugierde in Mittelalter und früher Neuzeit, Göttingen, Wallstein, 2002, p. 10-13. 63. Voir M. VIAL, Jean Gerson, théoricien de la théologie mystique, Paris, Vrin, 2006, p. 175, qui cite le Contra curiositatem studentium. 64. Ad Romanos 11, 33 : « O altitudo divitiarum sapientiae et scientiae Dei / quam inconprehensibilia sunt iudicia eius / et investigabiles viae eius. » 65. Christine de Pizan, Le Livre de la mutacion de Fortune, vol. II, éd. par S. SOLENTE, Paris, Picard, 1959, v. 13425. 66. Christine de Pizan, Le Chemin de longue étude, éd. et trad. par A. TARNOWSKI, Paris, Le Livre de Poche (Lettres Gothiques), 2000, v. 1647. 67. Sur la chute comme expérience fondatrice de l’angoisse humaine, voir G. DURAND, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1969 (10e éd.), p. 123-129. 68. Le Chemin de longue étude, v. 1725-1729. 69. Voir D. LECHAT, « Dire par fiction ». Métamorphoses du je chez Guillaume de Machaut, Jean Froissart et Christine de Pizan, Paris, Champion, 2005, p. 447-453 ; les présentes remarques, plaçant le passage sous un éclairage différent, se limitent à compléter son analyse pertinente. 70. Le Chemin de longue étude, v. 1127-1138. Cf. Inferno I, v. 83-85.

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71. Inferno XVII, v. 109. 72. Comme le relève N. RUDD, « Daedalus and Icarus », p. 30-31, Dante, et Chaucer après lui, se servent d’Icare pour exprimer l’intensité de la peur. La fable ne véhicule chez eux aucun message moral. 73. Le Chemin de longue étude, v. 1751-1753. 74. Voir le Dictionnaire du moyen français en ligne, entrée « Spéculation ». 75. Paradiso XXI et XXII, qui la rapprochent de l’échelle de Jacob et de l’échelle de la Règle de saint Benoît. – Voir Ch. HECK, « De la Mystique à la raison : la spéculation et le chemin du ciel dans Le Livre du chemin de long estude », in E. HICKS, D. GONZALEZ et Ph. SIMON (éds), Au Champ des escriptures. IIIe Colloque international sur Christine de Pizan. Lausanne, 18-22 juillet 1998, Paris, Champion, 2000, p. 709-721 (surtout p. 716-721). Voir aussi son étude L’Échelle céleste dans l’art du Moyen Âge : une image de la quête du ciel, Paris, Flammarion, 1997. 76. Voir G. DURAND, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 162-169. 77. L’édition de Vérard (Paris, 1493) peut être consultée sur Gallica (site de la BnF) sous le titre d’ Ovide, De metamorphose. Voir le fol 75 vo, « Sens allegoricque de la fable precedent » : Icare est l’exemple des malheurs qui guettent les enfants désobéissants. 78. On trouve la même lecture en clé chrétienne déjà sous la plume de Pierre Bersuire (Reductorium morale) : voir N. LABERE, « Labyrinthe dans la littérature médiévale », in Dictionnaire des lieux et pays mythiques, éd. par O. BATTISTINI, J.-D. POLI, P. RONZEAUD et J.-J. VINCENSINi, Paris, Laffont, 2011, p. 676-678, qui offre une bonne vue d’ensemble sur les valences symboliques du labyrinthe au Moyen Âge. 79. Martin Le Franc, Le Champion des Dames, éd. par R. DESCHAUX, Paris, Champion, 1999, v. 18940-18942. 80. Le Champion des Dames, v. 1881-1888. 81. Sur les implications sociales et politiques de l’amour chez Martin le Franc, voir notre article : « Amour et identité politique : Le Champion des Dames de Martin Le Franc », in M. NANNI (éd.), Urbanität, Identitätskonstruktion und Humanismus : Musik, Kunst und Kultur zur Zeit des Baslers Konzils, Turnhout, Brepols (à paraître). 82. H. CAMPANGNE, Mythologie et rhétorique aux XVe et XVIe siècle en France, Paris, Champion, 1996, p. 23, où il discute la position de Jacques Legrand face aux fables ovidiennes. 83. Le Champion des Dames, v. 12655-12656. 84. Boccace, Genealogie deorum gentilium, éd. par V. ZACCARIA, Milan, Mondadori (Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, vol. VII-VIII), 1998, p. 1060 (Livre XI, prohemium) : « Si seulement Dédale revenait des Enfers, qui seul a su revêtir l’homme d’ailes et révéler à l’homme les voies insolites du ciel. » 85. Le terme, utilisé par Boccace, participe du topos d’humilité : voir Genealogie deorum gentilium, p. 44 (Livre I, prohemium) et 1060. 86. Cf. N. RUDD, « Daedalus and Icarus », p. 29.

RÉSUMÉS

À la fin du Moyen Âge, la fable de Dédale et Icare ne sert pas seulement, comme on a pu le croire, à dénoncer l’orgueil auquel succombe le mauvais chrétien. Tandis que les traités mythologiques et l’historiographie s’insèrent volontiers dans cette tradition morale, Le Roman de la Rose ou Renart

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le Contrefait font du récit ovidien une utilisation surprenante en l’entraînant dans les jeux de la satire et de la parodie. La désobéissance d’Icare, même si elle n’est jamais valorisée positivement, n’est pas toujours un exemplum à portée générale, qui s’adresse à un chacun ; elle est aussi utilisée de manière subjective et s’applique alors à une situation et une expérience individuelles. Sous la plume de Christine de Pizan, la chute d’Icare permet ainsi de légitimer, par contraste, la curiositas de l’intellectuelle qui cherche à comprendre les causes profondes des malheurs que vit la France. Pour Christine, comme, plus tard, pour Martin Le Franc, la fable sert de repoussoir, quand il s’agit de célébrer l’ascension à la lumière. On perçoit, au-delà de la suspicion face à l’acte transgressif du héros, une fascination qui prépare le terrain à la récupération d’Icare à l’époque moderne.

In the late Middle-Ages, contrary to what may have been thought, the fable of Daedalus and Icarus has not for sole purpose the denouncing of pride to which the bad Christian may yield. While mythological treatises and historiography readily adhere to that moral tradition, Le Roman de la Rose or Renart le Contrefait make a startling use of the Ovidian narrative, leading it playfully into satire and parody. Icarus’s disobedience, though never positively valued, is not always an exemplum of general significance applicable to each individual case. It is also subjectively used and is then applicable to individual situations and experiences. Penned by Christine de Pisan, Icarus’s fall can thus legitimate by contrast the intellectual curiositas which tries to understand the deep-seated causes of France’s misfortunes. For Christine and later for Martin le Franc, the fable is used as a foil when the point is to celebrate the rise into light: one perceives, beyond the suspicion in front of the hero’s transgressive action a fascination which paves the way to the recuperation of Icarus in modern times.

INDEX

Keywords : Daedalus, Icarus, Ovid, moralization, myth, rewriting, Middle-Ages, Renaissance Mots-clés : Dédale, Icare, Ovide, Moralisation, mythe, réécriture, Moyen Âge, Renaissance

AUTEUR

JEAN-CLAUDE MÜHLETHALER

Université de Lausanne, Section de Français, Filière Médiévale [email protected]

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Charles Garnier et l’histoire du théâtre. À propos du gala de l’Opéra du 26 janvier 18861

Marie Saint Martin

1 Le 26 janvier 1886 eut lieu, au théâtre national de l’Opéra, une représentation de gala organisée par Charles Garnier « au bénéfice des pauvres de Paris », à l’occasion des Fêtes du Commerce et de l’Industrie. En quête d’une pièce originale qu’il ne trouvait plus dans le répertoire classique2, Garnier3 se mit en tête de présenter une « Histoire du théâtre4 », restituant, dans leurs conditions de création, un choix de pièces historiquement représentatives et marquant les étapes importantes de l’évolution du genre théâtral en France (puisque le projet se cantonne, faute de temps, à ce pays – même si Garnier y inclut l’Antiquité gréco-romaine). C’est avec une grande économie de moyens, et sans aucune répétition générale du fait des répétitions ordinaires de l’opéra et du Théâtre-Français5, que Garnier parvient à monter un spectacle qui suscite un écho notable dans les journaux des jours suivants.

2 Si cette représentation est aujourd’hui complètement oubliée6, la lecture des comptes rendus et des documents d’archives la concernant n’en est pas moins révélatrice d’un certain courant de la réception du théâtre ancien dans la deuxième moitié du XIXe siècle. En particulier, le clou de la soirée, l’un des moments les plus soignés par Garnier et les plus remarqués des spectateurs, fut la présentation de l’Agamemnon d’Eschyle, qui suivit immédiatement le prologue de Théodore de Banville récité par Coquelin : la représentation du 26 janvier 1886 fut l’un des moments importants de la réception du théâtre antique, en particulier du théâtre grec, au XIXe siècle. En tant que telle, elle nous permet de soulever un certain nombre de problèmes liés à la conception « archéologique » de la représentation des textes anciens – questions qui se trouvent déjà au cœur des critiques contemporaines, et qui ont mené à l’abandon, au début du siècle suivant, de telles tentatives. 3 Cette représentation n’est pas un fait isolé dans la deuxième moitié du XIXe siècle, mais s’inscrit au contraire dans un mouvement plus vaste. Déjà en 1844, Tieck avait reproduit les costumes, les chœurs, la chorégraphie et l’espace scénique antiques7 pour

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ce qui fut considéré comme une « résurrection » d’Antigone à l’Odéon. En 1881, la représentation triomphale d’Œdipe Roi, avec Mounet-Sully en Œdipe, avait imposé un nouveau jeu très stylisé, plus conforme au regard désormais porté sur l’Antiquité, frayant une nouvelle voie à l’interprétation de ce théâtre, dont les chœurs ne sont plus exclus8. Mais la représentation de 1886 inaugure véritablement la série de représentations archéologiques données sur les théâtres nationaux (Antigone à la Comédie française en 1893, Les Perses à l’Odéon en 1896) ou sur les scènes en plein air (Orange, Nîmes, Béziers) jusqu’à la fin du siècle9. Elle cristallise déjà une série d’apories problématiques, qui marqueront également les représentations suivantes, et que nous voudrions souligner dans cet article. 4 Le programme (fig. 1) indique : « Spectacle de gala à l’occasion des fêtes de l’industrie et du commerce parisiens, présentant l’histoire des théâtres, et comprenant un théâtre grec, un théâtre romain, un théâtre du moyen âge, un théâtre du marais, une farce du XVIIe siècle, une comédie italienne. » L’objectif était de dresser une Histoire du théâtre, en représentant des fragments de pièces de diverses époques, selon une « restitution archéologique », avec une Fanfare antique. 5 Ce programme comporte un extrait d’Agamemnon d’Eschyle, « restitution de la Tragédie antique », sur lequel nous reviendrons dans la suite de l’article. Disons déjà que cette pièce est réduite, dans le programme, à « un acte en vers » (on ne peut guère reprocher à Henri de Bornier, le traducteur, ce choix d’une division en actes, maintenue encore de nos jours par les meilleures éditions). Suivent une scène des Captifs de Plaute, puis un fragment de théâtre du Moyen Âge (La farce de maître Pathelin), qui précèdent un extrait du Cid, comme représentant du théâtre du Marais. Enfin, L’Illusion comique, puis Les Jumeaux de Bergame, qui illustre le théâtre italien. Pour chacun des six moments, l’ambition de Garnier était de reconstituer les conditions de représentation propres à l’époque à laquelle ils furent créés. Les articles de journaux relèvent l’originalité des représentations de l’Antiquité grecque et du théâtre du Marais, qui firent toutes deux l’objet de soins particuliers. 6 Première remarque : cette ambition totalisante, l’idée de présenter une reconstitution diachronique large, nous semble caractéristique de la fin du XIXe siècle et des débats agités, en particulier autour de Wilamowitz-Moellendorf et de Nietzsche, au sujet de la tragédie10. Die Geburt der Tragödie, publiée en 1872, est justement rééditée en 1886 ; l’ Héraklès date de 1889. Si le texte de Nietzsche demeure longtemps ignoré en France11, la « traduction-reconstitution historique » de Leconte de Lisle, publiée chez Lemerre en 1872, célébrée par Georges Mounin comme capable de « ressusciter l’historicité du “miracle grec”12 », a introduit fermement l’idée de reconstitution historique et archéologique de l’étrangeté grecque, dans le but de dépayser le spectateur13. Comme le note Sylvie Humbert-Mougin, cette traduction « marque un jalon important [dans l’itinéraire poétique de Leconte de Lisle] parce qu’elle renouvelle totalement sa vision de l’Antiquité, non plus symbole de beauté et de bonheur sensuel, mais désormais associée aux motifs négatifs de la barbarie et de la primitivité14 ». On prétend désormais restituer l’Antiquité avec plus de vérité historique que ne le faisait le siècle précédent, en respectant les œuvres plus que le goût des spectateurs modernes – nous verrons ce qu’il en est. 7 Déjà, Émile Bergerat, dans un article fort argumenté de la Revue illustrée, s’interroge sur cette perspective historicisante : le journaliste met en question le projet même de Garnier, et souligne en particulier le caractère très subjectif des choix opérés par

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l’organisateur. À juste titre, il s’interroge sur les fondements scientifiques du projet : quelle est la Grèce que ce spectacle cherche à montrer, et surtout quelle est celle que Garnier ne montre pas ? Si l’histoire du théâtre remontant à Thespis est devenue un lieu commun des Académiciens15, le journaliste regrette que l’on ne présente rien d’Aristophane, rien de Sophocle ni d’Euripide. Ce reproche ne va pas sans une certaine injustice : il était bien difficile à Garnier, dans le cadre d’un projet aussi vaste, de consacrer plus d’une pièce à la Grèce. Le choix d’Eschyle marque cependant un alignement sur les conclusions du mouvement romantique et de ses prolongements philosophiques16. En 1886, Eschyle a bénéficié d’une réhabilitation certaine, qui le promeut chef de file des Tragiques grecs. Les fouilles de Schliemann à Mycènes et la découverte du « masque d’Agamemnon » ont lancé un véritable engouement pour le mythe des Atrides dans sa forme eschyléenne, et il est désormais de bon goût d’aller à la rencontre d’Agamemnon par un voyage en Grèce, ou par la lecture du premier Tragique grec : le choix de Garnier ne fait que confirmer cette position. Loin de se montrer l’audacieux pionnier que les articles plus consensuels (et plus mondains) du Rappel, du Temps ou du Figaro veulent bien dire, Garnier se contente d’entériner une vision convenue de l’Antiquité, consistant à faire de cette période l’origine de la culture occidentale, ce que confortent le choix d’Eschyle comme auteur tragique17 et les références à Thespis dans le prologue de Banville. 8 Les mêmes réserves peuvent s’appliquer aux choix suivants : l’auteur de la Revue illustrée déplore le choix de Plaute au détriment de Térence, et, pour le Moyen Âge, regrette qu’on ait préféré un fabliau adapté par Fournier aux Mystères de Gringoire. Bergerat aurait aimé voir Shakespeare, Calderon, Racine, Regnard, « le vrai génie » français, Marivaux, Beaumarchais, et regrette qu’on se soit cantonné à Corneille et à une mauvaise pièce italienne. Le spectacle préparé par Garnier, malgré son ambition totalisante, est ainsi nécessairement partiel, voire partial, et se révèle finalement conformiste dans le choix des œuvres présentées. Surtout, l’ambition totalisante est d’emblée confrontée à une aporie : on ne peut, même en ne montrant que des extraits, donner en une soirée une vision globale de l’histoire du théâtre, et une telle entreprise demeure nécessairement tributaire des choix et des préférences du régisseur. Sous couvert d’objectivité scientifique, Garnier fait ici œuvre particulièrement subjective. 9 Caractéristique de l’époque, et tout aussi problématique, est également la volonté pédagogique qui anime le projet, reprise une décennie plus tard par Antoine dans ses projets de mise en scène18. Certains comptes rendus louent à plaisir le double profit de la représentation, à la fois œuvre de charité pour les indigents et œuvre d’instruction pour les spectateurs : « En quatre heures deux mille personnes ont pu avoir au moins une notion de ce qu’a été le théâtre depuis sa naissance jusqu’à nos jours19. » Cette dimension didactique est largement appuyée par les articles, qui citent à l’envi (et parfois avec inexactitude) le vocabulaire technique présent sur le programme : « Orchestrum », « pulpitum », « periactes », « Coryphée », « Enkkyclème » (sic) (ce dernier mot est particulièrement apprécié, mais également particulièrement abîmé par les journalistes)20. On veut faire œuvre « archéologique » qui, si elle n’amuse pas les spectateurs, du moins les instruit et les étonne21. 10 Ici affleure déjà un aspect problématique des représentations archéologiques, prises entre trois contraintes contradictoires et, chacune, problématique : savante, vulgarisatrice et divertissante. On prétend en effet proposer une sorte d’expérience scientifique, en reconstituant le spectacle dans les conditions « réelles » de la

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représentation antique – tentative vouée à l’échec, et sur la légitimité de laquelle on peut s’interroger : y a-t-il un sens à vouloir reproduire dans ses moindres détails un spectacle, à partir du moment où il est déraciné, à la fois de son public et de son cadre d’origine ? À vouloir, comme le dit le Ménestrel en précisant le sens du mot reconstitution, « retrouver ce qui n’existe plus22 » ? Dans tous les cas, cette ambition ne peut aboutir, et Garnier n’est pas assez puriste pour, par exemple, mettre son théâtre en plein air. Ses ambitions scientifiques demeurent limitées, et pour cause : c’est qu’il est confronté à une autre contrainte, celle des spectateurs. La présence d’un public peu savant impose des aménagements avec le premier point, et entre en contradiction avec lui : il s’agit d’instruire ce public, donc de vulgariser le savoir scientifique, de demeurer dans les limites de ce qu’il peut comprendre. Les réactions, face au choix opéré par Garnier de reproduire des masques « grecs » pour la représentation, sont révélatrices : dès que le régisseur se montre un peu trop audacieux, l’assistance en est choquée, et la visée instructive perdue. On peut se demander si, par sa représentation, Garnier instruit le public plus qu’il ne se conforme aux attentes de ce dernier vis-à-vis d’une Antiquité plus rêvée que connue. Déjà à propos des représentations des Érinnyes de Leconte de Lisle, Sarcey dénonçait une mascarade bien éloignée de l’esprit d’Eschyle23. Il ne semble pas que la veine archéologique ait su sortir de cette impasse. C’est que, en contradiction avec ces deux premiers objectifs, un dernier élément entre en jeu : celui que Molière reconnaissait comme la seule règle du théâtre, plaire au public. Et c’est bien à celui-là que Garnier est astreint, malgré toute la bonne foi avec laquelle il travaille à instruire ou à éclairer la recherche, car, dès qu’il va trop loin dans la visée instructive ou scientifique, le plaisir fait défaut. C’est donc sur une ligne de crête dangereuse et fort étroite que se trouve le metteur en scène désireux de produire une reconstitution archéologique24. Cela s’explique par l’ambiguïté sur laquelle repose le concept d’« étrangeté », lorsqu’il s’applique au théâtre grec : une étrangeté à la fois attendue, appréciée lorsqu’elle reste dans le cadre de la convention (dès le milieu du XVIIIe siècle, des dramaturges comme Voltaire avaient compris le parti qu’on pouvait tirer de la « barbarie grecque » pour renouveler la scène française), mais aussi rejetée lorsqu’elle la dépasse.

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11 C’est sur cette étrangeté que nous aimerions revenir plus longuement, pour comprendre en quoi elle consiste, et à quel endroit se situe la frontière entre étrangeté plaisante et étrangeté insupportable. La reconstitution d’une représentation grecque passe ici avant tout par un decorum qui se veut propre à restituer le « génie antique », effet que les spectateurs ont cru ressentir devant la pièce selon les articles de journaux25. Une note manuscrite de Charles Garnier donne quelques indications concernant la mise en scène26 : on peut relever la volonté d’éviter tout anachronisme dans le choix de remplacer « la boîte du souffleur » par « l’autel de Bacchus27 », « élevé sur deux gradins avec palier ». « Deux escaliers » descendent « de la scène dans l’orchestre qui reste libre pendant la représentation antique ». Il y a un grand nombre de figurants, en particulier « deux joueurs de flûte placés au devant de l’autel de Bacchus sur le gradin », « vingt choristes de l’opéra vêtus de longues robes », représentant des vieillards, donc pourvus de barbes et de perruques grises et blanches ainsi que d’un « bandeau sur la tête », « six captifs traîn[a]nt le char d’Agamemnon », « huit ou dix personnages entour[a]nt le char, bonnes femmes ou enfants ». Sont

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prévues, pour les joueurs de flûte, « une flûte double et une lyre ». L’ensemble de ces données, qui relèvent du pittoresque, semble avoir été fort apprécié du public.

12 Le décor, dû à Rubé, Chaperron et Jambon, est reconstitué par l’architecte Bouvard, d’après des indications fournies par Léon Heuzey28, archéologue membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres et ancien membre de l’École française d’Athènes, entré en 1886 à l’Académie d’architecture, et conservateur du musée du Louvre depuis 1881. Soutenu par ce savant auxiliaire, Bouvard a pu reconstituer « l’édifice orné de guirlandes de verdure et de cariatides », ainsi que « l’enkhyclème [sic], dont on ne retrouve que de très succinctes descriptions », ce qui témoigne, selon le Rappel du 26 janvier 1886, « de la part de son habile auteur, d’une science archéologique très étendue ». Selon le même journal, on a cependant choisi de reconstituer un théâtre du IIIe siècle, « pour éviter certaines difficultés insurmontables » (peut-être, simplement, l’absence de théâtre en pierres à l’époque d’Eschyle, prouvée par les travaux de Dörpfeld en 1886 ?). 13 Garnier semble lui aussi, dans sa note manuscrite, attacher une grande importance à « l’Ekkyclème », qui « s’avance sur la scène par la porte centrale », et « supporte Clytemnestre en avant tenant une hache à la main, par dessus les corps de Cassandre et d’Agamemnon devant une baignoire peinte ou nature ; mais presque cachée ». Garnier entend bien que les deux moments forts de la représentation soient soutenus par des éléments de mise en scène relevant du spectaculaire : il s’agit de l’arrivée d’Agamemnon sur son char (représentée dans les journaux illustrés, fig. 2), dont la mise en scène est également dictée avec précision, ainsi que de l’apparition des cadavres sur l’eccyclème. Cette scène finale, et peut-être simplement le nom fort exotique de l’accessoire qui la rend possible, est l’une des plus populaires dans les comptes rendus, qui estiment que « le souffle de la tragédie classique, à ce moment, enveloppait vraiment cet horrible groupe29 ». L’étrangeté du procédé est pourtant mise en évidence, neuf ans plus tard, par la gêne d’un spécialiste comme Octave Navarre devant cet « artifice un peu primitif » qui « supposait, de la part du public, beaucoup de complaisance et de naïveté30 ». 14 Le texte retenu amplifie cette forme de spéculation sur la scène à faire : la pièce d’Eschyle semble avant tout un prétexte pour présenter au public des accessoires spectaculaires et inhabituels, et Bornier, responsable de la traduction, a donné une version très écourtée du texte grec31. Le traducteur a supprimé quasiment tous les chœurs32 ; il a éliminé tout ce qui se passe entre la première apparition de Clytemnestre et l’arrivée d’Agamemnon (arrivée du héraut, puis nouvelle entrée de Clytemnestre) ; l’ensemble de la discussion entre Agamemnon et Clytemnestre, au sujet de la pourpre. Enfin, il a supprimé toute la partie finale dans laquelle Égisthe prend la parole (à partir du vers 1577). Bornier se contente ainsi de quelques scènes maîtresses montrant tour à tour les différents personnages : le veilleur ; Clytemnestre ; Agamemnon ; Cassandre ; Clytemnestre et les cadavres, scènes propices à l’effarement et à l’édification du public, sous forme d’une série de tableaux33. L’ensemble de ces choix de mise en scène semble avoir rencontré auprès du public un certain succès, peut-être parce que des décors similaires étaient déjà utilisés depuis le siècle précédent dans les tragédies « à l’antique », dont la nouvelle représentation ne diffère que peu sur ce point. 15 Au contraire, et bien qu’ils aient été pour la plupart supprimés, le problème des chœurs, chantés et non déclamés34, est l’un de ceux qui reviennent régulièrement dans les recensions : on s’interroge sur le choix de réintroduire des chœurs qui discutent

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sans prendre part à l’action35. Le public rit au spectacle de ces vieillards débattant pour savoir s’il faut agir ou non alors qu’Agamemnon crie à l’intérieur du palais36. Les chœurs sont bien l’une des « étrangetés » insurmontables du théâtre grec. On ne comprend pas le lien avec le reste de la pièce – et pour cause, sans doute, vu la mutilation qu’ils ont subie : le rôle du chœur est réduit à un « défilé dans l’orchestrum où il se promène en chantant entre les principales scènes37 », rôle « très curieux » effectivement dans ces conditions. L’année 1886 coïncide pourtant avec le début des fouilles, par Dörpfeld, du théâtre de Dionysos à Athènes, et la découverte de la proximité entre le chœur et les acteurs, dans l’orchestra38. Ces travaux, ainsi que ceux qui ont déjà commencé à Épidaure depuis 1881, renouvellent la vision de la scène antique, mais cette polémique a peu d’incidences sur les reconstitutions théâtrales, comme en témoignent la grande discrétion des chœurs dans le gala de l’opéra, et leur séparation d’avec les acteurs. 16 Les rôles sont entièrement tenus par des hommes39, drapés dans de longues robes flottantes, reconstituées à partir de statues antiques (on rit d’ailleurs lorsqu’un comédien s’y empêtre40), chaussés de cothurnes, et masqués. Le journal La Liberté du 28 janvier 1886, dont on peut attendre l’expression de convictions relativement conventionnelles et proches de celles des spectateurs, parle de « costumes de chienlit ». Ces personnages principaux contrastent avec le chœur, qui lui n’est pas masqué : choix dicté par l’étude des bas-reliefs grecs41, mais dont le public est surpris. De fait, la grande innovation, qui choque beaucoup et déplaît souvent, ce sont les masques, que Garnier a voulus rigides et affreux pour restituer la solennité antique, et qui empêchent le jeu du visage (fig. 3 et 4). Même la représentation de la pièce en grec au Balliol College, en 1880, qui avait tenté un effort de reconstitution des conditions antiques, n’avait pas été aussi audacieuse, et s’était contentée de suggérer l’Antiquité par des costumes plus conformes aux attentes des spectateurs qu’à la vérité historique42. Ces masques ont été reconstitués par Dalou43, à partir des reproductions figurant sur les monuments antiques44. Ils sont en bois, « avec la chevelure en grande superficie et le plumet arrangé en pyramide au-dessus de la tête45 ». Les auteurs de comptes rendus font un effort pour remettre les masques dans leur contexte, et jugent en général qu’ils n’ont plus de raison d’être sur une scène aussi réduite que l’est la scène française – sans relever que c’est l’ambition archéologique dans son ensemble qui peut pâtir du même jugement. Vaudet, le journaliste du Rappel du 26 janvier, estime que « l’immobilité » de ces masques « enlève à l’action une grande partie de son intérêt » : on a bien des difficultés pour comprendre un théâtre non psychologique. 17 Le Ménestrel, journal plus spécialisé et mieux informé, tente un effort de reconstitution archéologique en forme d’explication : « Il faut se reporter, pour les comprendre, aux cirques immenses où se donnaient les tragédies grecques – cirques à ciel découvert et qui pouvaient contenir jusqu’à 20 000 spectateurs. Comme les jeux de physionomie des acteurs et leurs voix elles-mêmes se fussent perdus dans l’espace, il fallait bien inventer le masque qui stéréotypait dans de grandes proportions l’expression de visage propre à chaque personnage. La bouche disposée en forme d’entonnoir servait à porter la voix au loin vers les plus hauts gradins. » Il rattache à la même nécessité le choix de n’employer que des hommes, dont la voix « s’entendait mieux », et d’utiliser les « cothurnes élevés » qui « donnaient aux héros la taille nécessaire pour ne pas sembler de véritables nains, étant donné l’éloignement de la scène ». Si l’effet en paraît étrange sur la scène de l’opéra, c’est que cette salle n’a aucune commune mesure avec les cirques antiques ; pourtant, selon le Ménestrel, après une première impression de

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« grotesque », le public s’est « familiarisé avec ces masques ». Les journaux non spécialisés, qui se contentent d’un compte rendu succinct et un peu mondain, comme le Figaro ou la Liberté, s’accordent cependant pour les qualifier d’« épouvantables », ce qu’ils attribuent à la volonté de « rester dans la tradition » – « horribles », au point que même des savants présents lors de la soirée « semblaient ahuris en présence d’une telle restitution ». Ces jugements ne sont pas neufs : on trouve un étonnement et un raisonnement similaires dès 1788, dans le Voyage du jeune Anacharsis, de l’abbé Barthélémy46. Plus intéressante, parce que mieux informée et donnée par un spécialiste averti de critique théâtrale, c’est une chronique due à Francisque Sarcey47 qui adopte un ton plus vivement polémique : l’auteur rend compte de ses craintes avant la représentation, et de ses avertissements à Garnier. Comme le faisait le Ménestrel, il insiste sur la différence entre les conditions de représentation antiques et modernes48 : « Le masque ne sera plus pour nous qu’une caricature immobile du visage humain. Nous verrons à plein par les trous noirs de ce masque les lèvres s’agiter, et ce sera un spectacle peu régalant de voir sous une bouche rigide une bouche qui remue, et dont il semblera que l’on tire les fils. » La discussion se prolonge au cours de la représentation, où les craintes de Sarcey sont confirmées, en particulier au sujet du masque de Cassandre, « qui avait étonné d’abord, puis égayé les Parisiens, ces incorrigibles sceptiques, ces blagueurs endiablés » : « L’impression de la tragédie avait été, pour nombre de gens, gâtée par ce détail du masque. » Cela n’attaque en rien l’enthousiasme de Garnier, pour qui ces masques sont « de l’antique le plus pur » et à qui il semble « voir des bas-reliefs s’animer et nous rendre la tragédie grecque. » En somme, au sujet des masques, le pari de Garnier laisse sceptiques les spécialistes les plus éduqués, comme Sarcey : sur ce point, l’étrangeté a dépassé les bornes admises. Les reconstitutions archéologiques ultérieures ne se risqueront d’ailleurs pas à reproduire ce choix, préférant concentrer leurs efforts sur des aspects jugés plus essentiels au théâtre que le décor, comme l’interprétation. 18 Le dernier élément qui suscite l’intérêt et la polémique, c’est la décision de donner une musique restituée de l’antique : une « Fanfare antique » ouvre le spectacle, sous la direction de M. Léon, le chef d’orchestre du Théâtre-Français. « A quelle musique s’en référer le plus exactement ? À la musique indoue avec ses seize mille modes ? ou à la musique grecque qui ne comprenait pas moins de seize cent vingt notes différentes ? Enfin, sur quel document s’appuyer49 ? » Finalement, le choix de Garnier demeure ici dans les limites du conventionnel, et se porte sur un morceau rien moins qu’antique, puisqu’il s’agit de la fanfare de Rome vaincue, exécutée par l’orchestre Sax, avec de légères modifications. À l’inverse, la musique des chœurs de l’Agamemnon fait l’objet d’une reconstitution plus érudite, menée par Charles de Sivry50. Cette musique est décrite dans le Ménestrel, qui lui consacre une longue analyse, comme une « mélopée musicale » « qui accompagnait d’un bout à l’autre la tragédie antique, sorte de mélodie douce et continue sans contours bien arrêtés qui enveloppait comme d’un nimbe les vers harmonieux du poète ». Grâce aux travaux d’Annie Bélis51, on sait aujourd’hui combien ténus sont les indices permettant de reconstituer ces morceaux musicaux. Pourtant, le journal estime à l’époque que « la didactique en est connue, que l’on sait les modes sur lesquels se basait la musique de ce temps, et que d’autre part on connaît également les instruments qui servaient à ces exécutions : la lyre, la double flûte et une certaine espèce de trompette ». Il ne s’étonne pas davantage qu’on ait pu « donner tout au moins un semblant de ce que pouvait être cette musique ». Le Figaro signale malgré tout que cette ambition avait été plaisantée, d’autant plus que Charles de Sivry y est

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désigné comme un « wagnérien enragé » : caractérisation qui semble incompatible avec l’idée, rappelée dans ce journal, que « les Grecs n’avaient pas d’harmonie, pas d’accord », et que « tout était à l’unisson ». L’ambition de Sivry semble s’être cantonnée à reconstituer « par analogie » quelques « mélopées » jouées sur des lyres et des flûtes, à partir des indications données par les textes grecs. Cet essai, malgré les incertitudes de sa méthode, semble avoir emporté l’adhésion du public. 19 Cette conclusion, formulée à propos de la partie musicale de la restitution, semble s’imposer au sujet de l’ensemble du spectacle : malgré une visée scientifique et « archéologique » appuyée sur un travail mené depuis plus d’un siècle, en particulier par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres52, et la caution de savants et de philologues comme Heuzey, Garnier semble avoir cédé pour son spectacle à une perspective plus romantique. Le projet repose sur « des raisons d’art et de sentiment », comme le rapporte Sarcey : « Si l’on voulait faire une restitution de l’art antique, il fallait la pousser aussi avant que le permettaient les moyens dont nous disposons de notre temps. » Garnier a conscience de la relativité de sa proposition, prise entre des contraintes incompatibles, mais il estime qu’elle touche à la vérité du caractère antique, parce qu’elle puise « à des sources authentiques ». Sans doute, « l’impression [est] parfois étrange, baroque même ». À l’étonnement, souhaité par Garnier qui veut innover, s’ajoute parfois « la frayeur53 » : « Ça ne fait rien, nous n’avons pas cherché à faire d’effets de chic, nous avons voulu être sincères. » L’essentiel, c’est l’émotion ressentie à la vue du spectacle : « C’étaient des bronzes antiques qui vivaient, qui marchaient et qui me remuaient profondément », et tant pis si les savants y trouvent à redire54. Garnier se prend à espérer qu’un riche amateur puisse consacrer sa fortune à « faire revivre dans son entier ce qui reste de ce passé si noble et si puissant55 ». 20 Sarcey résume l’opposition entre les deux manières d’assister à un tel spectacle, l’œil du philologue et celui du philosophe : « Il me semble que j’y goûterais un plaisir d’archéologue, non d’artiste. » Garnier se place bien du côté du romantisme, qui « rêve de rebâtir » les vieux temples en ruine, fût-ce au prix de quelques libertés à l’égard de la réalité historique. Quant à Sarcey, il montre déjà un certain scepticisme à l’encontre de la vocation archéologique du gala de 1886. Au même moment, et dans une critique qui porte davantage, Becq de Fourières dénonce les incohérences de ces « essais aussi vains que puérils » et affirme le « caractère tout relatif d’une vérité historique » reconstituée à partir d’œuvres d’art56. Il faut cependant attendre la systématisation des représentations-musées, et en particulier la représentation d’Antigone à la Comédie française en 1893, pour voir naître un véritable questionnement sur la légitimité et la possibilité de reconstituer le théâtre antique57 : en 1886, la grande majorité de la critique se montre convaincue par l’essai de Garnier.

ANNEXES

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Figure 1 : Programme du gala (BMO, fonds Charles Garnier, carton 2238)

Figure 2 : Décor de l’Agamemnon, extrait de La République illustrée (28 février 1886, même dessin paru dans L’Illustration du 6 février 1886)

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Agamemnon rentrant dans son palais avec Cassandre, sa captive

Même décor par André Marie illustration parue dans le Monde illustré, 6 février 1886

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Figure 3 : Masques exécutés pour l’Exposition théâtrale de 1878 (BMO, Mus 40)

(gauche) Masque antique de tragédie, exécuté par MM. Darvant et Pelez pour l’Exposition théâtrale de 1878. Ce masque répond dans la classifcation des masques tragiques au rôle appelé par les Grecs : la femme pâle chevelue. (droite) Masque antique de comédie, exécuté par MM. Darvant et Pelez pour l’Exposition théâtrale de 1878. Ce masque répond à l’un des rôles de Géronte de la Comédie grecque.

Figure 4 – Masques utilisés au cours de la représentation du gala de l’opéra Bibliothèque de grec de l’université Paris-Sorbonne

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NOTES

1. Tous mes remerciements vont à Pierre Vidal et Jean-Pierre Blanche pour la gentillesse avec laquelle ils ont bien voulu orienter cette recherche, puis m’ouvrir les portes des réserves de la Bibliothèque-Musée de l’Opéra. 2. Le Ménestrel, 31 janvier 1886 : « Il n’était pas facile de trouver du nouveau pour une représentation de gala dans ce Paris, qui en a déjà vu de toutes les couleurs. De quoi n’avait-on pas usé ? Où chercher de grands artistes inédits ? Tous ont plus de cent fois payé leur écho à la charité. » 3. Architecte, élève de Lebeil puis de Lebas, Charles Garnier (1825-1898) a voyagé à Rome, en Grèce et à Constantinople avant de gagner, en 1861, le concours de l’Opéra. Alors que le bâtiment, dont la conception repose sur une observation des autres salles européennes, est inauguré en 1875, Garnier se fait reconnaître comme homme de lettres : il est élu à l’Académie française en 1874 et membre de la Société des gens de lettres en 1883. Il poursuit toutefois son activité d’architecte, tout en se consacrant à de multiples autres activités. 4. La Revue illustrée du 1 er février 1886 fait de Garnier le principal responsable et inspirateur du projet. 5. Selon Le Rappel du 26 janvier 1886. 6. Je ne l’ai moi-même redécouverte que grâce à la présence, dans la bibliothèque de l’UFR DE GREC DE LA SORBONNE, DE DEUX MASQUES UTILISÉS AU COURS DE CETTE REPRÉSENTATION. CES OBJETS, PASSABLEMENT POUSSIÉREUX ET EUX-MÊMES EN GÉNÉRAL OUBLIÉS, ONT ÉTÉ SIGNALÉS À MON ATTENTION PAR M. PAUL DEMONT À L’OCCASION D’UNE CONFÉRENCE DE MME FIONA MACINTOSH, DIRECTRICE DES ARCHIVE OF PERFORMANCES OF GREEK AND ROMAN DRAMA (OXFORD), SUR L’IMPORTANCE DE LA RECENSION ET DE L’ARCHIVAGE DANS LES ÉTUDES DE RÉCEPTION (14 OCTOBRE 2011). M. DEMONT M’A SUGGÉRÉ D’ÉLUCIDER LEUR ORIGINE. 7. Voir S. HUMBERT-MOUGIN, DIONYSOS REVISITÉ, LES TRAGIQUES GRECS EN FRANCE DE LECONTE DE LISLE À CLAUDEL, PARIS, BELIN, 2003, P. 173-174. 8. Au même moment, au Balliol College à Oxford, on représentait la pièce d’Eschyle dans sa version grecque (donnée par Browing en 1876, avec une traduction controversée car l’auteur refuse de domestiquer la langue d’Eschyle pour la soumettre aux normes de l’Anglais, et préfère torturer la langue de réception au point de donner une transcription jugée illisible par certains ; la traduction de Browning avait déjà grandement contribué à mettre Eschyle en lumière). Cette représentation s’accompagne de tentatives pour reproduire certains aspects du théâtre ancien, du moins lorsqu’ils étaient compatibles avec les attentes modernes (on ne s’aventure pas à montrer les masques ; on restitue les chœurs, qui rencontrent peu de succès) : les organisateurs se contentent de donner une impression globale d’Antiquité (E. HALL ET F. MACINTOSH, GREEK TRAGEDY

AND THE BRITISH THEATER, 1660-1914, OXFORD, OXFORD UNIVERSITY PRESS, 2005, P. 449-454 ; F. MACINTOSH,

« AGAMEMNON IN NINETEENTH-CENTURY BRITAIN », DANS AGAMEMNON IN PERFORMANCE, 458 BC TO AD 2004, SOUS LA

DIRECTION DE F. MACINTOSH, P. MICHELAKIS, E. HALL ET O. TAPLIN, OXFORD, OXFORD UNIVERSITY PRESS, 2005, P. 157).

BROWNING SOULIGNE, DANS UNE LETTRE DE 1876, LE LIEN ENTRE L’INTÉRÊT DU PUBLIC, ET DE LUI-MÊME, POUR AGAMEMNON, ET LES EXCAVATIONS MENÉES À MYCÈNES PAR SCHLIEMANN. 9. Sur les liens entre théâtre en plein air, recherche nietzschéenne de l’énergie originelle et réception d’Eschyle, voir C. LECHEVALIER, L’INVENTION D’UNE ORIGINE. TRADUIRE ESCHYLE EN FRANCE DE LEFRANC DE POMPIGNAN À MAZON : LE PROMÉTHÉE ENCHAÎNÉ, PARIS, CHAMPION, 2007, P. 372-373. 10. L’opposition entre une méthode scientifique et une méthode empathique, entre le philologue et le poète, trouve un écho dans le débat alimenté par Gustave Ollendorf (« Conférence sur les Érinnyes de Leconte de Lisle », dans Conférences de l’Odéon, Paris, Crémieux, 1889, tome I, p. 239 ; voir LECHEVALIER, L’INVENTION D’UNE ORIGINE, P. 359-362). 11. La traduction française, publiée en 1901 seulement, suscite peu de commentaires (voir

HUMBERT-MOUGIN, DIONYSOS REVISITÉ, P. 96). CEPENDANT, C. LECHEVALIER, APRÈS G. BIANQUIS, SOULIGNE QUE, DÈS

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1875, EDOUARD SCHURÉ S’EST FAIT LE MÉDIATEUR DE LA NAISSANCE DE LA TRAGÉDIE, DANS LE DRAME MUSICAL

(LECHEVALIER, L’INVENTION D’UNE ORIGINE, P. 383-385, ET G. BIANQUIS, NIETZSCHE EN FRANCE, L’INFLUENCE DE NIETZSCHE SUR

LA PENSÉE FRANÇAISE, PARIS, FÉLIX ALQUAN, 1929).

12. G. MOUNIN, LES BELLES INFIDÈLES, PARIS, CAHIERS DU SUD, 1955, P. 99-100, CITÉ PAR HUMBERT-MOUGIN, DIONYSOS REVISITÉ, P. 35. 13. Cette ambition a des origines plus anciennes : déjà les acteurs du XVIIIE SIÈCLE, EN PARTICULIER MLLE CLAIRON, AVAIENT INTRODUIT DES RÉFORMES DANS LA RÉCITATION ET LES COSTUMES, EXIGEANT DAVANTAGE DE COULEUR LOCALE – MÊME SI LA CLAIRON SE PRÉOCCUPAIT SANS DOUTE PLUS DE LA CONVENANCE DU COSTUME À LA

SITUATION QUE DE L’EXACTITUDE HISTORIQUE (VOIR L. BERTRAND, LA FIN DU CLASSICISME ET LE RETOUR À L’ANTIQUE DANS

LA SECONDE MOITIÉ DU XVIIIE SIÈCLE ET LES PREMIÈRES ANNÉES DU XIXE, EN FRANCE, PARIS, HACHETTE, 1897, P. 142-163).

LEKAIN DÉFINISSAIT D’AILLEURS LA TRAGÉDIE COMME « UN COURS D’HISTOIRE VIVANTE », DÉFINITION REPRISE PAR

TALMA, QUI SYSTÉMATISE CE SOUCI DE VÉRITÉ HISTORIQUE DANS LES COSTUMES (TALMA, RÉFLEXIONS DE TALMA SUR

LEKAIN ET L’ART THÉÂTRAL, PARIS, AUGUSTE FONTAINE, 1836). C’EST TALMA QU’ON CRÉDITE HABITUELLEMENT D’UN SOUCI DE VÉRITÉ HISTORIQUE DES COSTUMES. EN PEINTURE, CAYLUS AVAIT LUI AUSSI MIS L’ACCENT SUR L’IMPORTANCE DU COSTUME, ET FOURNI UNE SÉRIE DE MÉMOIRES FORT UTILES À QUI VOULAIT S’INSTRUIRE SUR CES SUJETS. DIDEROT AVAIT, À SON TOUR, CONSACRÉ D’IMPORTANTS CHAPITRES À LA DÉCORATION, AUX VÊTEMENTS, À LA

PANTOMIME (DE LA POÉSIE DRAMATIQUE, XIX, XX, XXI). VOIR F. GAIFFE, LE DRAME EN FRANCE AU XVIIIE SIÈCLE, PARIS,

ARMAND COLIN, 1910, P. 534-545. 14. Dionysos revisité, p. 66. 15. Le prologue de Banville, qui fait parler Bacchus, rappelle le rapprochement entre théâtre et genre de l’invective. 16. M. BRIX, « “QUELQUE CHOSE D’ÉNORME, DE SAUVAGE ET DE BARBARE”. LE ROMANTISME FRANÇAIS ET LES

TRAGÉDIES D’ESCHYLE », LES ÉTUDES CLASSIQUES LX (1992), P. 329-343. VOIR ÉGALEMENT F. MACINTOSH, « AGAMEMNON IN

NINETEENTH-CENTURY BRITAIN », DANS AGAMEMNON IN PERFORMANCE, P. 141, QUI SOULIGNE QUE LA PIÈCE, PREMIER VOLET DE LA SEULE TRILOGIE GRECQUE QUI NOUS SOIT PARVENUE, ET DUE AU « PÈRE » DE LA TRAGÉDIE, EST PAR EXCELLENCE UNE PIÈCE INAUGURALE. 17. Et, parmi les pièces d’Eschyle, le choix d’Agamemnon, œuvre qui, selon Fleeming Jenkin, permettait d’assister à la naissance de l’art dramatique sur le lyrisme avec l’arrivée d’Agamemnon ; la scène de Cassandre, selon lui, « célébrait la naissance d’un art nouveau » (H.C. FLEEMING JENKIN, DANS S. COLVIN ET J.A. EWING, PAPERS, LITERARY, SCIENTIFIC, ETC., LONDRES, LONGMANS, GREEN,1887, I.

17, CITÉ PAR MACINTOSH, « AGAMEMNON IN NINETEENTH-CENTURY BRITAIN », P. 156). 18. La veine du théâtre pédagogique fonctionne sur la même démarche comparatiste qui anime le projet de Garnier : « Mettre en lumière les caractéristiques propres à chaque tradition théâtrale », et les éclairer par une conférence qui précède la pièce ; « Mettre en valeur l’altérité de la tragédie grecque » ; options naturalistes pour la mise en scène, dans un compromis entre recherche de vérité archéologique et concessions aux pratiques théâtrales modernes (HUMBERT-

MOUGIN, DIONYSOS REVISITÉ, P. 188-192). VOIR ÉGALEMENT LECHEVALIER, L’INVENTION D’UNE ORIGINE, P. 377-378. 19. Le Figaro, 27 janvier 1886. Un peu plus tôt : « L’admirable public a tout regardé attentivement, curieusement, avec un rare goût de s’instruire. » 20. Selon S. HUMBERT-MOUGIN, « CETTE CURIOSITÉ POUR LES ASPECTS TECHNIQUES ET MATÉRIELS DU THÉÂTRE ANTIQUE N’EST PAS SEULEMENT LE FAIT DES SPÉCIALISTES, ELLE EST AUSSI PARTAGÉE PAR LES “AMATEURS” », CE DONT TÉMOIGNE LE SUCCÈS DES MAQUETTES DE THÉÂTRE ANTIQUE PRÉSENTÉES AUX EXPOSITIONS ET LA PARUTION DE PLUSIEURS OUVRAGES DE VULGARISATION (DIONYSOS REVISITÉ, P. 102). 21. Cette ambition est peut-être comparable à celle de Caylus, lorsqu’il collabore avec Vien pour ressusciter la peinture à l’encaustique (voir BERTRAND, LA FIN DU CLASSICISME, P. 42-70, ET EN PARTICULIER P. 64). LE MÊME CAYLUS AVAIT, PLUS D’UN SIÈCLE PLUS TÔT, DONNÉ UN MÉMOIRE RESTITUANT LE THÉÂTRE DE CURION ET PUBLIÉ UN GRAND NOMBRE DE RECUEILS D’ANTIQUITÉS, FOURNISSANT D’ABONDANTES DONNÉES AUX ARTISTES EN MAL DE COULEUR LOCALE.

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22. J. ROUCHE CONSTATE, AU MOMENT OÙ LES REPRÉSENTATIONS ARCHÉOLOGIQUES TOUCHENT À LEUR FIN : « EN VAIN PRÉTENDRAIT-ON, POUR LA RECONSTITUTION DU PASSÉ, ET MÊME POUR LA REPRÉSENTATION DU PRÉSENT, OBTENIR, À GRAND EFFORT DE RECHERCHES ÉRUDITES, UNE PRÉCISION REGRETTABLE ET LABORIEUSE ; LA VÉRITÉ AINSI ATTEINTE AUJOURD’HUI, PARAÎTRAIT DEMAIN FAUSSE ET SURANNÉE. CHAQUE ÂGE SE FAIT DES DIVERSES ÉPOQUES DU PASSÉ UNE CONCEPTION PLUS OU MOINS ARBITRAIRE, QUI CHANGE AVEC LUI » (L’ART THÉÂTRAL MODERNE, PARIS, BLOUD ET GAY, 1924 [1910].) R. BARTHES REJOINT CE JUGEMENT LORSQU’IL ESTIME QUE « CETTE RECONSTITUTION EST IMPOSSIBLE ; […] PARCE QUE LES FAITS EXHUMÉS PAR L’ÉRUDITION N’ÉTAIENT JAMAIS QUE LES FONCTIONS D’UN SYSTÈME TOTAL, QUI ÉTAIT LE CADRE MENTAL D’UNE ÉPOQUE, ET QUE SUR LE PLAN DE LA TOTALITÉ, L’HISTOIRE EST

IRRÉVERSIBLE » (R. BARTHES, « LE THÉÂTRE GREC », DANS HISTOIRE DES SPECTACLES, PARIS, GALLIMARD, 1965, P. 535). 23. Le Temps, 13 janvier 1873. 24. Voir, sur les multiples obstacles qui guettent les auteurs de tentatives archéologiques, LECHEVALIER, L’INVENTION D’UNE ORIGINE, P. 376. 25. Par exemple, La Liberté, 28 janvier 1886. 26. BMO, PIÈCE 196 DU FONDS CHARLES GARNIER. 27. Le Rappel, 26 janvier 1886, reprend l’idée : « Dans l’orchestre, affecté, comme c’était l’usage alors, aux chœurs des femmes et des vieillards, on a élevé, d’après les indications fournies par M. Heuzey, le thymeie [sic], ou l’autel de Bacchus, mais au lieu de le placer, comme au théâtre grec, au milieu même de l’orchestra, on l’a placé sur la logette du souffleur, façon très ingénieuse d’éviter un anachronisme, le souffleur étant d’origine beaucoup plus moderne. » 28. Selon le journaliste du Rappel du 26 janvier 1886. 29. La Liberté, 28 janvier 1886 : « En revanche, une véritable émotion s’est emparée du public quand, dans le chariot en forme d’immense armoire qu’on pousse en dernier sur scène, on a vu Clytemnestre brandissant sa hache sanglante sur les cadavres d’Agamemnon et de Cassandre. Le souffle de la tragédie classique, à ce moment, enveloppait vraiment cet horrible groupe. » Voir également Le Ménestrel, 31 janvier 1886 : « Quand l’-ekkychlème, sorte de chariot couvert, qui contenait dans ses flancs toute la scène du meurtre d’Agamemnon, s’est avancé, puis ouvert, déroulant dans un tableau vivant cette scène de carnage, le spectateur parisien était conquis et certainement dominé comme un simple Grec par le génie d’Eschyle. » 30. O. NAVARRE, DIONYSOS. ÉTUDE SUR L’ORGANISATION MATÉRIELLE DU THÉÂTRE ATHÉNIEN, PARIS, KLINCKSIECK, 1895,

P. 130, CITÉ PAR S. HUMBERT-MOUGIN, DIONYSOS REVISITÉ, P. 106. 31. Alors même que l’on disposait, à cette date, d’une série de traductions complètes du texte grec, par exemple, en France, celles de Lefranc de Pompignan (1770), de Laporte du Theil (1785) ou de Pierron (1841) ou en Angleterre, celle de Potter (1777) : voir LECHEVALIER L’INVENTION D’UNE

ORIGINE, P. 127-202 ET 279-282 OU J. M. WALTON, « TRANSLATION OR TRANSUBSTANTITATION », DANS AGAMEMNON IN

PERFORMANCE, P. 189-206. VOIR ÉGALEMENT D. FRANCOBANDIERA, LES EUMÉNIDES D’ESCHYLE, THÈSE SOUTENUE EN 2005

SOUS LA DIRECTION DE P. JUDET DE LA COMBE ET V. CITTI. 32. Ce qui paraît salutaire au journaliste du Rappel du 26 janvier 1886 : « La traduction en a été faite en quatre jours par M. de Bornier, qui, tout en suivant le texte de très près, a dû cependant sacrifier quelques parties du chœur d’une longueur démesurée. » 33. Qui répondent à l’idée que se fait Copleston, au moment de présenter le théâtre grec pour une série populaire intitulée Ancient for English readers (1870), de la tragédie grecque comme une « série de tableaux » (voir MACINTOSH, « AGAMEMNON IN NINETEENTH-CENTURY BRITAIN », P. 140). 34. Le Rappel, 26 janvier. 35. C’est une question déjà débattue à la fin du XVIIIE SIÈCLE, À PROPOS D’ATHALIE : EN 1791, LE PUBLIC AVAIT RÉAGI FORT VIOLEMMENT AUX TENTATIVES D’Y INSÉRER DES CHŒURS CHANTÉS, POURTANT PRÉVUS PAR

RACINE (GRIMM, CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, LETTRE 299 ; VOIR F. GAIFFE, LE DRAME EN FRANCE AU XVIIIE SIÈCLE, PARIS,

ARMAND COLIN, 1910, P. 542). 36. Le Ménestrel, 31 janvier 1886 : « Je ne dis pas qu’on n’ait été surpris au premier instant de toutes les étrangetés du théâtre grec. Bien étonnant, ce chœur ambulant qu’on voit deviser si

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tranquillement des choses de la scène et échanger de paisibles réflexions sur les horreurs qui se déroulent sous ses yeux au lieu d’aller chercher la garde. » La Liberté, 28 janvier 1886 : « Cependant on a bien ri quand, au lieu de porter secours à Agamemnon qui crie qu’on l’égorge, on a entendu les coryphées tenir conseil longuement et conclure qu’après tout il valait mieux ne pas se mêler de leur affaire. » Le Temps, 28 janvier 1886 : « Je dois à la vérité de dire que les chants des vieillards d’Argos, couronnés de roses, et qui occupaient l’orchestre, transformé en hyposcène, n’ont pas toujours été accueillis avec le sérieux qu’ils méritaient. Le public parisien est un enfant terrible dont le rire ne désarme jamais. » 37. Le Figaro, 27 janvier 1886. 38. Cette hypothèse avait déjà été formulée en 1884 par Höpken, sans preuves archéologiques mais avec l’appui des textes. 39. Le Rappel, 26 janvier 1886. La même expérience avait été faite au Balliol College en 1880. 40. Le Figaro, 27 janvier 1886 : « [Le public] n’a ri qu’une fois quand Agamemnon s’est empêtré dans sa robe collante, reconstituée d’après une vieille sculpture par Clairin. » 41. Le Figaro. 42. MACINTOSH, « AGAMEMNON IN NINETEENTH-CENTURY BRITAIN », P. 157. 43. Administrateur provisoire adjoint au musée du Louvre pendant la Commune, Aimé-Jules Dalou (1838-1902) doit s’exiler après les événements de 1871 ; en 1886, sa carrière française vient seulement de commencer, mais il est déjà un sculpteur reconnu, grâce à son triomphe au Salon de 1883. 44. Le Rappel, 26 janvier 1886 : « M. Dalou s’est livré, à ce sujet, à un travail très curieux. Chargé de refaire ces masques tragiques, dont les monuments antiques nous offrent d’ailleurs de très nombreuses reproductions, il a suivi ses modèles avec la plus grande sincérité. » 45. Ibid. 46. BARTHÉLÉMY, VOYAGE DU JEUNE ANACHARSIS EN GRÈCE DANS LE MILIEU DU IVE SIÈCLE AVANT L’ÈRE VULGAIRE, PARIS, DE BURE L’AÎNÉ, 1788, TOME IV, P. 20 : « COMMENT SOUTENIR L’ASPECT DE CETTE BOUCHE DIFFORME, TOUJOURS IMMOBILE, TOUJOURS BÉANTE, LORS MÊME QUE L’ACTEUR GARDE LE SILENCE ? » 47. Cet article ne porte pas de nom de journal, mais il est écrit selon le format des chroniques théâtrales que Francisque Sarcey écrivait chaque lundi pour le journal le Temps à cette période. Je n’ai pas réussi à en retrouver l’original dans le Temps de 1886, mais on peut le lire dans les coupures regroupées dans le dossier « Opéra presse 1886 », collection « Charles Garnier ». 48. « En nous rendant le masque, lui disais-je, il faudrait nous rendre en même temps les conditions qui en faisaient jadis la nécessité. Le masque se comprenait devant ces auditoires immenses et dépourvus de lorgnettes. C’était une convention admise, parce qu’elle résultait de la fatalité des choses. Les yeux et les esprits s’y étaient habitués, comme ils étaient habitués d’ailleurs à d’autres détails de costume que tu ne nous rendras pas, des cothurnes à semelle épaisse, qui exhaussaient l’acteur à la taille que l’imagination prêtait au héros. À l’opéra, c’est une autre affaire. Nous sommes en quelque sorte sur les acteurs, et ceux des spectateurs qui en sont le plus éloignés s’en peuvent rapprocher autant qu’ils le souhaitent, à l’aide d’une bonne jumelle. » 49. Le Rappel, 26 janvier 1886. 50. Ami de Paul Verlaine dont il était le beau-frère, Charles Ehrardt de Sivry (1848-1900) se signala surtout par ses talents de pianiste au Chat Noir, où il put fréquenter différents clubs littéraires bohèmes, comme les Hydropathes. 51. A. BELIS, LES MUSICIENS DANS L’ANTIQUITÉ, PARIS, HACHETTE, 1999. 52. Plusieurs discours, parus dans les Histoires et mémoires de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, à partir de 1717, sont consacrés à la « monstruosité » des pratiques théâtrales grecques, notamment dans l’usage qui y est fait du masque et du cothurne (voir Nicolas BOINDIN, « DISCOURS SUR LES MASQUES ET LES HABITS DE THÉÂTRE DES ANCIENS », PRONONCÉ LE 1ER JUILLET 1712, ET PUBLIÉ

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DANS LE TOME IV DES HISTOIRES ET MÉMOIRES, 1723, P. 132-147 ; BOINDIN JUSTIFIE L’USAGE DES MASQUES DE LA MÊME

MANIÈRE QUE LE FONT LES JOURNALISTES DU XIXE SIÈCLE : « IL FAUT METTRE LES MASQUES DANS LEUR VÉRITABLE

POINT DE VÜE » ET LES RAMENER À LA TAILLE DU THÉÂTRE). LA QUESTION DES CHŒURS SE TROUVE DÉJÀ DISPUTÉE

PAR L’ABBÉ VATRY DANS LE TOME VIII DES MÉMOIRES. VOIR L’ÉTUDE DE J. BRILLAUD, SOMBRES LUMIÈRES, ESSAI SUR LE

RETOUR À L’ANTIQUE ET LA TRAGÉDIE GRECQUE AU XVIIIE SIÈCLE, LAVAL, ÉDITIONS DU CIERL, 2010, P. 72-80. 53. Le Rappel, 28 janvier 1886 : « Il nous a semblé que, chez quelques spectatrices, l’étonnement côtoyait un peu la frayeur. » 54. L’Echo de Paris, 27 janvier 1886 : « Cette modestie n’a pas désarmé les quelques savants en us que l’Institut nous conserve ; et nous avons entendu des protestations indignées contre cette profanation de l’antiquité. » 55. Ibid. 56. BECQ DE FOURIÈRES, L’ART DE LA MISE EN SCÈNE. ESSAI D’ESTHÉTIQUE THÉÂTRALE, PARIS, CHARPENTIER, 1886, P. 128. 57. HUMBERT-MOUGIN, DIONYSOS REVISITÉ, P. 188.

RÉSUMÉS

La représentation de gala du 26 janvier 1886, à l’Opéra, s’inscrit dans une visée de reconstitution archéologique. Cette ambition éclaire l’histoire de la réception du théâtre antique au XIXe siècle. La question des masques, en particulier, cristallise les interrogations de la critique sur les nouvelles pratiques scéniques attachées à cette visée archéologique. Les problèmes que soulève cette tentative sont déjà au cœur des commentaires contemporains : la représentation de Garnier met en valeur les apories du système de reconstitution adopté, puis abandonné par le XIXe siècle antiquisant.

The gala performance given on January 26, 1886, at the Opera aims at archeological reconstruction. Such an ambition lights up the history of the reception of Antique drama in the XIXth century. The issue of the masks in particular crystallizes the questionings of the critics on the new scenic practices attached to that archeological vision. The problems raised by such an attempt are already at the heart of the contemporary comments: Garnier’s performance highlights the apories of the system of reconstruction adopted, then relinquished by the antiquating XIXth century.

INDEX

Mots-clés : réception, théâtre antique, mise en scène, masques antiques, Eschyle, XIXe siècle Keywords : reception, antique drama, staging, antique masks, , XIXth century

AUTEUR

MARIE SAINT MARTIN

Université de Paris-Sorbonne [email protected]

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L’Épître aux Pisons d’Horace dans l’Antiquité et au Moyen Âge : prégnance de l’interprétation théorique

Robin Glinatsis

1 Peu de textes antiques ont subi le poids de la tradition critique avec autant de force que l’Épître aux Pisons d’Horace. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la régularité avec laquelle les éditeurs, dès la Renaissance, ont publié l’œuvre sous le titre d’Ars poetica ou de son équivalent dans la langue vernaculaire du pays d’édition. En France, y compris entre spécialistes, on parle plus spontanément de l’Art poétique d’Horace que de son Épître aux Pisons (désormais EP). Cette prédilection n’est pas anodine ; elle reflète un positionnement interprétatif qui, au fil des siècles, devient un postulat de lecture. Au lieu d’être assimilée à une pièce de circonstance, adressée à des destinataires identifiables, la composition horatienne est lue comme un bréviaire de théorie poétique. Faut-il rapporter cet usage à Quintilien ? Le rhétoricien, en effet, semble être le premier à avoir attribué le titre d’ars poetica à l’épître d’Horace : Vsus deinde Horati consilio, qui in arte poetica suadet ne praecipitetur editio « nonumque prematur in annum », dabam his otium, ut refrigerato inuentionis amore, diligentius repetitos tamquam lector perpenderem. (« Puis, selon le précepte d’Horace, qui, dans son Art poétique, conseille de ne pas précipiter une publication et de la “garder en réserve pendant neuf ans”, je l’ai laissée reposer, pour que l’ardeur de la création se refroidisse, que je reprenne mon travail avec un soin accru et que j’en pèse bien le contenu, comme le ferait un lecteur1. ») Il serait réducteur et sans doute erroné de considérer qu’un seul homme, aussi importante son influence sur les auteurs et les théoriciens contemporains et postérieurs fût-elle, est à l’origine de l’approche strictement théorique de l’EP. Si le rôle de Quintilien doit être pris en considération, un examen global de la réception du texte dès les premiers siècles de notre ère paraît plus apte à mettre en lumière les raisons d’un tel déterminisme interprétatif et, corollairement, à expliquer la tendance générale consistant à négliger la dimension poétique de l’œuvre. Horace, en effet, est bien plus

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poète que théoricien, et s’il interroge sa pratique scripturale et l’art des Muses lui- même dans un grand nombre de ses compositions, il le fait toujours en s’appuyant sur des procédés poétiques, au sens large du terme. L’EP ne déroge pas à ce principe. Sans viser l’exhaustivité, la présente étude entend donc éclairer, par un certain nombre de références, les conditions dans lesquelles a été instaurée et vulgarisée l’assimilation de l’EP à un traité technique. La tendance amorcée dans l’Antiquité se poursuivant au Moyen Âge, les deux périodes méritent, nous semble-t-il, une attention particulière.

Réceptions antiques de l’auteur et du texte

L’exemplarité d’Horace dans l’Antiquité

2 L’œuvre d’Horace rayonne sur la postérité de manière quasi immédiate, et ce rayonnement se maintient sans faiblir jusqu’à la période tardo-antique, atteignant même les auteurs latins d’inspiration chrétienne. Si le corpus horatien est accueilli dans sa pluralité et valorisé de tel ou tel point de vue générique en fonction des intérêts littéraires de chacun2, c’est sans nul doute sa partie lyrique qui retient le plus de suffrages. Le poète de Venouse est bel et bien parvenu à bâtir un monument « plus durable que le bronze », capable de résister aux attaques du temps3. Il apparaît comme le grand modèle de la poésie lyrique romaine et ses carmina sont souvent traités avec déférence. Quintilien, en particulier, dans la typologie qu’il dresse des genres poétiques et de leurs représentants romains, ne dissimule pas son admiration pour les odes horatiennes, au point de présenter leur auteur comme le seul lyricus « digne d’être lu4 ». Pétrone, pour sa part, utilise l’expression, intraduisible, de curiosa felicitas pour désigner l’élégance recherchée qui émane selon lui des vers du poète5. Au IIe siècle ap. J.-C., l’aura des Carmina ne s’estompe pas et Suétone, dans sa Vita Horati, révèle que l’œuvre horatienne est la cible de plagiats6. Celle-ci gagne ensuite l’Antiquité tardive avec une vigueur dont témoignent de nombreux passages issus de textes païens, comme ceux d’Ausone et de Claudien à la fin du IVe siècle ap. J.-C. ou encore de Boèce au début du VIe siècle ; elle est aussi convoquée par les auteurs chrétiens7. Ces quelques témoignages, échelonnés sur une période couvrant les cinq premiers siècles de notre ère, reflètent toute l’autorité acquise en peu de temps par l’œuvre d’Horace. Très vite, ce dernier atteint, au côté de Virgile, le statut de parangon dans le domaine de la poésie et devient une référence que les écoles exploitent de manière systématique. Les grammairiens fondent volontiers leurs enseignements sur les compositions horatiennes et, ce faisant, contribuent à leur institutionnalisation. Ainsi Suétone, dans le De grammaticis et rhetoribus, révèle-t-il que Q. Caecilius Épirota est le premier à « expliquer Virgile et d’autres poètes modernes8 ». Auparavant, seules les œuvres des « anciens » – Livius Andronicus, Ennius, Naevius, Pacuvius, Plaute, Lucilius… – servaient de supports aux analyses grammaticales ; Épirota introduit en milieu scolaire les poèmes de Virgile, mais aussi, très certainement, ceux d’Horace, de Tibulle, de Properce ou encore d’Ovide. Juvénal confirme cette tendance en déclarant que les jeunes élèves romains de son temps ne se séparent plus « de leur Virgile et de leur Horace9 ». Dans ces conditions, les écrits horatiens deviennent des exempla. Les Odes, notamment, font figure de paradigmes en matière de technique prosodique et sont régulièrement convoquées en tant que textes témoins dans les artes metricae des premiers siècles de notre ère10.

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3 L’EP, elle aussi exposée aux analyses et aux interprétations en vigueur dans les écoles, ne tarde pas à apparaître comme un manuel de poétique recelant les principes fondamentaux qui doivent présider à toute entreprise poétique. Elle est attirée vers le champ de la théorie, comme l’atteste une consultation de l’Institution oratoire de Quintilien. Le rhétoricien fonde un certain nombre de ses développements sur des images conceptuelles ou des préceptes empruntés à l’EP. Au livre VIII, par exemple, il évoque la pratique du σαρδισμός, répréhensible car elle consiste dans l’association de divers dialectes ou registres langagiers, ce qui entraîne une hétérogénéité stylistique de mauvais aloi ; pour l’illustration du propos, référence est faite à la chimère décrite dans les vers liminaires de l’épître horatienne : 4 Σαρδισμός quoque appellatur quaedam mixta ex uaria ratione linguarum oratio, ut si Atticis Dorica, Aeolica, Iadica confundas. Cui simile uitium est apud nos si quis sublimia humilibus, uetera nouis, poetica uulgaribus misceat – id enim tale monstrum quale Horatius in prima parte libri de arte poetica fingit : « Humano capiti ceruicem pictor equinam iungere si uelit » et cetera ex diuersis naturis subiciat. 5 « Il y a aussi ce qu’on appelle le σαρδισμός, un mélange fait d’un système varié de langues, comme si, par exemple, l’on employait sans discrimination le dorien, l’éolien, le lydien avec l’attique. Semblable faute consisterait, chez nous, à associer des mots nobles et des mots banals, archaïques et nouveaux, poétiques et vulgaires : ce serait en effet une monstruosité comparable à celle qu’imagine Horace au début de L’Art poétique : « Un peintre, s’il voulait sur un col de cheval mettre une tête d’homme » et adapter d’autres éléments de natures diverses11. » 6 Pourtant, Horace ne cherche pas, par cette représentation monstrueuse, à figurer et à stigmatiser dans le même temps le mélange stylistique. Les premières considérations, singulièrement imagées, de l’EP mènent à l’exigence d’une unité de l’œuvre (Denique sit quod uis, simplex dumtaxat et unum. (« Bref, écris ce que tu voudras ; que du moins ton sujet ait simplicité et unité. ») et portent sur la question de la composition, non sur celle du style. La chimère horatienne incarne le poème dont l’harmonie narrative est parasitée par des descriptions inopportunes, des « lambeaux de pourpre12 » resplendissants, mais s’intégrant mal au récit. Elle fait donc, chez Quintilien, l’objet d’un détournement. De même, les vers 25 à 30 de l’épître (Breuis esse laboro, | obscurus fio ; sectantem leuia nerui | deficiunt animique ; professus grandia turget ; | serpit humi tutus nimium timidusque procellae ; | qui uariare cupit rem prodigialiter unam, | delphinum siluis appingit, fluctibus aprum : | in uitium ducit culpae fuga, si caret arte. « Je fais effort pour être concis, je deviens obscur ; à chercher l’élégance, je perds la force et le souffle ; je veux atteindre le sublime, je tombe dans l’enflure ; il rampe à terre, celui qui est trop préoccupé de sa sûreté et redoute la tempête ; pour vouloir apporter, par des détails prodigieux, de la variété dans un sujet un, on en vient à peindre un dauphin dans les bois, un sanglier sur les flots ; on veut éviter une faute, on tombe dans un mal, si l’on manque d’art13. ») sont perçus par le rhétoricien comme un modèle de transitus ad diuersa ut similia, procédé théorisé et développé par l’art oratoire : Huic diuersam uolunt esse distinctionem, cui dant nomen παραδιαστολή, qua similia discernuntur : « Cum te pro astuto sapientem appelles, pro confidente fortem, pro inliberali diligentem ». […] Cui contraria est ea qua fit ex uicino transitus ad diuersa ut similia : « Breuis esse laboro, obscurus fio » et quae secuntur. (« On voit quelquefois séparer cette figure de la distinction, en grec

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παραδιαστολή, qui isole des notions similaires : “Quand tu t’appelles sage et non rusé, courageux et non présomptueux, économe et non ladre.” […] L’opposé de cette figure est celle avec laquelle on passe de concepts voisins à d’autres opposés, comme s’ils étaient semblables : “Je tâche d’être bref et je deviens obscur”, et la suite14. ») Le discours horatien est annexé par l’ars rhetorica. Quintilien semble jouer à l’égard du texte d’Horace le rôle d’un filtre en reprenant et en élevant plusieurs passages au statut de paradigmes théoriques, alors qu’il en occulte d’autres peu enclins à servir sa démonstration. Un siècle à peine après sa parution, l’EP est mise en étroite relation avec une discipline prompte à se définir sur la base de cadres conceptuels précis. C’est donc bien sa dimension technique que l’on tend à privilégier. Cette approche se radicalise avec les lectures et les commentaires qu’en font les grammatici latini.

Perception de l’auteur et du texte par les grammatici latini

7 Au Ier siècle ap. J.-C., au moment où la postérité pose ses premiers regards sur les œuvres d’Horace, les grammairiens tiennent une place importante dans le domaine de la pensée et du savoir à Rome. Ils se posent comme les héritiers des γραμματικοί alexandrins, engagés au IIIe et au IIe siècle av. J.-C. dans une entreprise de formalisation de la discipline15. Pour ces derniers, la grammaire correspondait à « l’interprétation et à l’appréciation de textes littéraires canoniques, notamment les épopées homériques, et à la culture d’un discours et d’une écriture grammaticalement purs, formant un dialecte artificiel lettré16. » Durant les premiers siècles de notre ère, elle tire donc sa substance de l’étude des poètes promus au rang d’exempla. Au seuil de son Ars grammatica, Marius Victorinus, grammairien du IVe siècle ap. J.-C., donne ainsi à la question Grammatica quid est ? (« Qu’est-ce que la grammaire ? ») une réponse qui se place dans le sillage de la conception alexandrine : Scientia interpretandi poetas atque historicos et recte scribendi loquendique ratio (« C’est la science qui consiste dans l’interprétation des poètes et des historiens, c’est la théorie du bien écrire et du bien parler17. »). Les œuvres des auteurs canoniques forment le socle sur lequel la grammaire antique, à partir de l’époque hellénistique, fonde sa légitimité et élabore ses outils d’analyse. L’aspect formel du discours poétique, dont les grammatici se préoccupent en composant des artes metricae, est volontiers considéré à l’aune des grands textes virgiliens et horatiens. Ainsi ces traités consacrés à la métrique se dotent- ils en majorité d’un chapitre spécifiquement dédié aux vers d’Horace. L’Ars grammatica de Diomède, qui accorde une large place à l’étude de la métrique, comporte un chapitre intitulé De metris horatianis dont le but est d’examiner les différents types de vers employés dans les Odes et les Épodes d’Horace. Servius, quant à lui, consacre une réflexion exclusive aux mètres horatiens en rédigeant un De metris Horatii. D’une manière générale, à partir du Ier siècle ap. J.-C., les compositions du Venousien, aussi bien que celles de Virgile, ponctuent sous la forme de fragments et viennent exemplifier la plupart des développements menés dans ce genre d’écrits. Elles sont régulièrement intégrées à un schéma analytique fondé sur la division de la langue en catégories grammaticales (le mot, la syllabe, le nom, l’adverbe, le cas…). Il n’est que de compulser les dix-huit livres des Institutions grammaticales de Priscien pour s’en convaincre. Cicéron et surtout Virgile y sont fréquemment convoqués, mais la démonstration aime également à s’appuyer sur des références à Horace. Dans un paragraphe dédié à la morphologie du vocatif, le grammairien évoque un cas particulier et cite, en exemple, un passage des Odes :

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Iuniores autem gaudentes breuitate per abscisionem extremae literae protulerunt pro « Virgilie » « Virgili » et pro « Mercurie » « Mercuri ». Horatius in I carminum : Mercuri, facunde nepos Atlantis. In eodem : Multis ille bonis flebilis occidit, nulli flebilior quam tibi, Vergili. « Mais les poètes plus récents, privilégiant la brièveté par l’ablation de la dernière lettre, écrivirent Virgili au lieu de Virgilie et Mercuri au lieu de Mercurie. Ainsi Horace au livre I des Odes : Mercuri, facunde nepos Atlantis. Et dans le même livre : Multis ille bonis flebilis occidit, nulli flebilior quam tibi, Vergili18. » 8 Plus loin, au livre VIII, où l’accent est mis sur le parfait des verbes de troisième conjugaison, les Odes fournissent à nouveau la matière d’une illustration précise : « Findo » quoque « fidi » facit, licet quidam « fissi » putauerunt. Sed […] Horatius in III carminum : Demersa exitio, diffidit urbium portas uir Macedo et subruit aemulos. « Findo fait aussi fidi, bien que certains aient pensé qu’il faisait fissi. Mais […] Horace au livre III des Odes : Demersa exitio, diffidit urbium portas uir Macedo et subruit aemulos19. » 9 En vertu de leur valeur paradigmatique, les poèmes horatiens sont donc associés à l’art de bien écrire et de bien parler et deviennent, dans le cadre de ces exposés grammaticaux, des objets théoriques vidés de tout contenu subjectif20.

10 Mais le corpus horatien se singularise en un point crucial : il comporte une œuvre qui prend pour sujet l’art poétique lui-même. À la différence de Virgile, Horace fournit un instrument d’étude théorique en même temps qu’un matériau poétique susceptible de nourrir et d’illustrer les analyses de facture grammaticale. Cette double exploitation invite les grammairiens à désolidariser l’EP du reste de l’œuvre. Une telle marginalisation se traduit matériellement par l’isolement du texte dans les éditions d’Horace. À l’époque d’Hadrien, Quintius Terentius Scaurus propose une édition en dix livres, cinq d’entre eux renfermant les Odes et les Épodes, les cinq autres les Satires et les Épîtres ; l’EP, elle, n’est rattachée à aucun de ces ensembles, puisqu’elle forme, dans l’esprit de l’éditeur, un livre à part entière21. Dans cette perspective, il semble naturel qu’elle soit mobilisée dans la plupart des artes traitant d’une discipline en rapport avec le discours dans son acception la plus générale22. Au IVe siècle ap. J.-C., par exemple, l’influence de l’épître horatienne se fait sentir dans deux essais portant sur le théâtre : Sur le drame d’Evanthius et Sur la comédie de Donat. On la perçoit aussi dans le livre III de l’Ars grammatica de Diomède, où le grammairien mène à son tour quelques développements sur les genres dramatiques ; il met à l’honneur la tragédie et le drame satyrique, comme Horace l’avait fait avant lui : 11 Ideoque Horatius utraque significatione interpretatur, cum ita de fabula dicit, aut agitur res in scenis aut acta refertur, sicut in choro. In Graeco dramate fere tres personae solae agunt, ideoque Horatius ait ne quarta loqui persona laboret, quia quarta semper muta. At Latini scriptores conplures personas in fabulas introduxerunt, ut speciosiores frequentia facerent. Satyrica est apud Graecos fabula, in qua item tragici poetae non heroas aut reges sed Satyros induxerunt ludendi causa iocandique, simul ut spectator inter res tragicas seriasque Satyrorum iocis et lusibus delectaretur, ut Horatius sensit his uersibus, carmine qui tragico uilem certauit ob hircum, mox etiam “agrestes” Satyros nudauit et asper incolomi “grauitate” iocum temptauit, eo quod inlecebris erat et “grata” nouitate morandus spectator. « Aussi Horace l’entend-il dans les deux sens, lorsqu’il parle ainsi de l’intrigue : “Soit l’action se déroule sur scène, soit elle est racontée une fois qu’elle a été accomplie, comme dans le chœur.” Dans le drame grec, il n’y a généralement que trois personnages qui sont engagés dans l’action, et c’est la raison pour laquelle Horace dit : “Qu’un quatrième personnage ne s’efforce pas de parler, parce que le

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quatrième est toujours muet.” Mais les auteurs latins ont introduit un assez grand nombre de personnages dans leurs pièces, afin de les rendre plus brillants par leur abondance. Le drame satyrique est, chez les Grecs, une pièce dans laquelle les poètes tragiques ont, de la même manière, mis sur la scène non pas des héros ou des rois, mais des satyres, pour l’amusement et la plaisanterie, afin que le spectateur, confronté à des événements tragiques et sérieux, soit en même temps charmé par le badinage et les jeux des satyres, comme Horace l’a perçu dans ces vers : “Celui qui concourut avec un poème tragique pour un bouc de peu de prix ne tarda pas à montrer aussi les agrestes Satyres nus sur scène et, avec rudesse, mais sans abdiquer sa gravité, il se risqua à la plaisanterie : il fallait en effet des séductions et une agréable nouveauté pour retenir le spectateur23.” » 12 Ainsi fragmentée, l’EP apparaît comme une réserve de prescriptions et d’allusions à l’histoire littéraire dans laquelle tout théoricien peut venir puiser à loisir. Ses particularités stylistiques, que seule une lecture globale et continue est susceptible d’éclairer, s’en trouvent sinon occultées, du moins largement estompées. Le morcellement opéré par Diomède dans le passage reproduit tend par exemple à faire disparaître l’animation des concepts qui se fait jour au sein de l’épître horatienne. La démonstration y prend souvent le théâtre pour point d’ancrage, et ce sont bien alors les caractères qui occupent le centre de la discussion. Preuve en est le long excursus dans lequel Horace établit la nécessité d’une adéquation entre l’éthos du personnage représenté sur scène et son âge : l’enfant doit être versatile, le jeune homme impétueux, l’homme mûr mesuré et prudent, le vieillard irascible et enclin à faire l’éloge du temps passé24. Horace cite par ailleurs des figures mythologiques associées au théâtre des grands tragiques grecs : Médée, Atrée, Procné ou encore Cadmus25. Et, comme par un effet de contamination, les concepts deviennent eux-mêmes des personae à qui l’on prête des sentiments, des états d’âme. Ainsi la tragédie est-elle comparée à une matrone pleine de pudeur : Effutire leuis indigna tragoedia uersus, ut festis matrona moueri iussa diebus, intererit Satyris paulum pudibunda proteruis. « La tragédie n’est pas digne de répandre des vers légers, et comme la matrone contrainte de danser les jours de fête, elle se mêlera aux satyres impudents non sans quelque honte26. » 13 L’EP connaît, en définitive, un sort comparable à celui des Odes et, plus largement, des autres œuvres du poète lorsqu’elles sont intégrées à un exposé de facture théorique. Elle est soumise à une méthode de prélèvements qui, littéralement, la met en pièces. Dans le cas des Odes, il demeure néanmoins possible de percevoir le caractère poétique des vers mis en exergue, des disiecti membra poetae, pour reprendre une expression qu’Horace utilise dans les Satires afin de distinguer le style prosaïque du satiriste et celui, inaliénable, d’un poète tel qu’Ennius27. Or, l’EP, à l’instar des satires horatiennes, peut être qualifiée de sermo, car elle mobilise un ensemble de procédés – bifurcations discursives soudaines28, interventions régulières d’interlocuteurs, anonymes ou non29, emploi d’une langue parfois familière30… – prompts à la rapprocher de la conversation à bâtons rompus. Son démembrement dans les traités grammaticaux entraîne donc l’abolition de ses propriétés stylistiques, de la même manière que les Satires perdraient quelque peu leur identité textuelle si on en extrayait ainsi des bribes de façon arbitraire.

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Les commentaires du Pseudo-Acron et de Porphyrion

14 L’un des commentaires antiques à l’EP qui nous sont parvenus a été attribué à Helenius Acron, scholiaste du IIe siècle ap. J.-C., qui aurait également expliqué certaines pièces de Térence et peut-être les Satires de Perse. Cette attribution se révèle pour le moins incertaine, dans la mesure où le recueil des scholies acroniennes, dans son état actuel, résulte d’un assemblage artificiel de notes exégétiques probablement opéré au Ve siècle ap. J.-C. et auquel des manuscrits du XVe siècle ont attaché le nom d’Helenius Acron, auteur d’un commentaire perdu sur le corpus horatien31. C’est la raison pour laquelle la plupart des critiques modernes prennent la précaution de le nommer Pseudo-Acron. Les scholies pseudo-acroniennes se distinguent par l’orientation grammaticale de leur mode d’explication : elles éclaircissent le sens des mots, se préoccupent de la syntaxe, établissent une classification des différentes figures discursives employées par Horace, citent des parallèles avec d’autres poètes. Cette orientation prend même les accents voisins de l’analyse rhétorique au moment où le scholiaste est amené à considérer l’EP elle-même32. S’inscrivant dans la tendance que nous avons décrite, les gloses du Pseudo- Acron appliquent à l’épître horatienne les catégories conceptuelles de la grammaire et de la rhétorique et contribuent au façonnement d’une vulgate interprétative qui jouera un rôle primordial dans la réception postérieure du texte. De manière générale, l’EP y est perçue comme une somme de préceptes, exprimés de façon plus ou moins directe, ainsi qu’en témoigne l’assertion liminaire : De inaequalitate operis loquitur, et dat praecepta scribendi poema. Et primum praeceptum est de dispositione et conuenientia carminis. (« Il parle de la diversité d’une œuvre et donne des préceptes pour écrire un poème. Et le premier précepte porte sur la disposition et la convenance d’une pièce poétique33. ») La tournure rhétorique de l’exégèse se manifeste tout particulièrement dans les scholies aux vers 38 et suivants de l’EP, où Horace, il est vrai, introduit des concepts empruntés au domaine de l’art oratoire : Sumite materiam uestris, qui scribitis, aequam uiribus, et uersate diu, quid ferre recusent, quid ualeant umeri. Cui lecta potenter erit res, nec facundia deseret hunc nec lucidus ordo. Ordinis haec uirtus erit et uenus, aut ego fallor, ut iam nunc dicat iam nunc debentia dici, pleraque differat et praesens in tempus omittat, hoc amet, hoc spernat promissi carminis auctor. « Prenez, vous qui écrivez, un sujet égal à vos forces et soupesez longuement ce que vos épaules refusent, ce qu’elles acceptent de porter. Si l’on choisit un sujet adapté à ses capacités, on ne manquera ni d’abondance, ni de cette clarté issue de l’ordre. L’ordre aura cette vertu et ce charme, ou je me trompe fort, qu’on dira tout de suite ce qui doit tout de suite être dit, qu’on différera le reste et qu’on le laissera de côté pour le moment, qu’on chérira tel élément, dédaignera tel autre, une fois qu’on se sera engagé à composer un poème34. » 15 Derrière les termes materia, res, facundia et ordo se dessine le spectre de la rhétorique et de trois de ses principales divisions : l’inuentio, la dispositio et l’ elocutio35. Dans ces conditions, le Pseudo-Acron prend le parti de subordonner ses gloses aux préceptes de l’ars rhetorica. Il voit notamment dans les vers 41 et suivants une démonstration consacrée en propre à la dispositio : 41. Nec facundia deseret h. n. lucidus ordo. Id est, dispositio, quia reuera ordo manifestat omne, quod dicitur. Epitheton est ordo lucidus, quia lucidam ordo facit orationem. (« C’est-à- dire la disposition, parce qu’en effet, l’ordre fait clairement apparaître tout ce qui est

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dit. L’épithète d’ordo est lucidus, parce que l’ordre illumine le discours. ») 42. Ordinis h. uirtus. Ordo enim pulchram facit orationem. Docet, quid sit dispositio. (« L’ordre, en effet, embellit le discours. [Horace] enseigne ce qu’est la disposition36. »)

16 Si, dans ces vers, les échos au champ de la rhétorique paraissent peu contestables, il nous semble que le propos du scholiaste doit être nuancé. On ne peut affirmer, avec le Pseudo-Acron, qu’Horace s’évertue ici à expliquer ce qu’est la dispositio, comme s’il abandonnait momentanément le cadre de l’art poétique pour investir celui de l’art oratoire. Certes, il trace les contours d’un cadre théorique cher aux rhétoriciens, mais le lien relève bien plus de la simple allusion que de l’explication en bonne et due forme ; le terme consacré de dispositio n’est d’ailleurs pas mentionné. Surtout, en glosant l’EP vers après vers, voire groupe de mots après groupe de mots comme il le fait ici, le scholiaste occulte les particularités stylistiques du passage. Il ne dit mot sur l’inclination horatienne à traiter certains concepts sur le mode de l’affect37. Horace, en effet, envisage l’existence d’un rapport affectif entre le poète et la composition qu’il est en train d’élaborer en suggérant que le promissi carminis auctor doit « chérir » tel détail, « dédaigner » tel autre. La présence du terme uenus, qui est parfois employé par les rhétoriciens pour qualifier l’élégance ou la grâce d’un style38 et n’est donc, dans cette acception, aucunement relié à la sphère de l’affect, voit d’ailleurs son origine étymologique pointée par la proximité textuelle du verbe amare39. Une isotopie sémantique du sentiment se fait jour, mais le commentateur la passe sous silence. Les scholies de Porphyrion ne font pas plus grand cas de la dimension poétique de l’EP. 17 Ces scholies paraissent un siècle après celles du Pseudo-Acron et semblent s’en être partiellement inspirées, même si elles se révèlent plus concises et plus prosaïques encore40. Comme celui de son prédécesseur, le travail exégétique de Porphyrion repose en grande partie sur un système analytique emprunté à la grammaire et à son regard sur la création poétique. Le scholiaste série, hiérarchise, classe : il fragmente l’épître horatienne et pense les fragments obtenus à l’aune des rubriques que la théorie grammaticale a spécifiquement forgées pour l’étude des textes littéraires. Y affleure la volonté de faire émerger les préceptes par des formules récurrentes. Ainsi, à la suite d’une assertion liminaire selon laquelle « le premier précepte porte sur la cohérence » (primum praeceptum est περί της̃ άκολουθίας), l’expression hoc aliud preceptum est prend le relais pour introduire certaines gloses : 29. Qui uariare cupit rem prodigialiter unam. Aliud hoc praeceptum est : non esse fabulis indulgendum nec extenuandum usque in uitia materiam. (« C’est un autre précepte : il ne faut pas s’abandonner aux fables ni non plus épurer le sujet jusqu’au vice41. ») 119. Aut famam sequere aut sibi conuenientia finge. Hoc aliud praeceptum est. Nam poeta scripturus aut secundum hominum consensum debet aliquid describere, aut si historiam tamquam tritam non uult adtingere, debet conuenienter notam inducere. (« C’est un autre précepte. En effet, le poète sur le point d’écrire ou bien doit exposer quelque chose connu de tous, ou bien doit, s’il ne veut pas aborder une histoire aussi rebattue, veiller à ce que celle-ci reste conforme à elle-même lorsqu’il la fait connaître42. ») 18 Cette formule introductive se décline en un ensemble de locutions toutes dominées par l’idée de prescription ; ainsi la glose du vers 38 emploie-t-elle le verbe praecipere : 38. Sumite materiam uestris qui scribitis aequam praecipit nunc eis, qui sunt poetae, ut eam materiam eligant, qua possint placere. (« Sumite materiam uestris qui scribitis aequam prescrit à présent à ceux qui sont poètes de choisir le sujet avec lequel ils pourront plaire43. »)

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19 Le commentaire de Porphyrion uniformise par conséquent la persona d’Horace à l’intérieur de l’EP. Il l’assimile de manière exclusive à un théoricien édictant une somme de principes d’écriture que tout poète est invité à respecter à la lettre. Or, pour caractériser au mieux la persona de l’auteur au sein de l’épître, il serait sans doute plus juste d’évoquer la figure du maître de poésie, mais d’un maître de poésie qui, dans la pure tradition alexandrine, est « tout à la fois poète et critique44 ». On ne saurait dissocier ces deux versants sans trahir la démarche scripturale à laquelle Horace resta fidèle tout au long de sa carrière45. L’EP porte de nombreuses traces de cette bivalence, prenant par exemple un tour satirique lorsqu’elle offre une peinture mordante du poète délirant, qui méprise les aspects techniques de la composition en vers et marche « la tête en l’air46 », ou une tournure lyrique, quand elle compare le renouvellement des mots de la langue à la caducité des feuilles d’un arbre47 ; se dessinent en filigrane ici l’image du satiriste, là celle du poète lyrique. La persona d’Horace dans l’EP n’a pas, loin s’en faut, la stabilité de celle du théoricien, qui, conventionnellement, pose un regard méthodique et distancié sur la matière traitée48. Elle s’investit pleinement dans la démonstration, l’auteur s’imaginant tantôt mêlé à la foule venue applaudir une pièce de théâtre49, tantôt sur le point de composer un drame satyrique50, tantôt sous les traits du iudex chargé d’évaluer la qualité d’une œuvre qui lui a été soumise51. Le commentaire de Porphyrion – tout comme celui du Pseudo-Acron, du reste – ignore cette variabilité et vient ainsi renforcer une tendance qui s’est déjà imposée depuis près de deux siècles : celle consistant à porter un regard théorique sur l’œuvre et à en faire une sorte de bréviaire aux préceptes duquel il convient de soumettre toute entreprise poétique. 20 Les deux commentaires étudiés sont amenés à constituer l’appareil explicatif accompagnant l’EP dans de nombreuses éditions postérieures, et ce jusqu’à la Renaissance52. Ils deviennent des paratextes, chargés de canaliser le sens général de l’épître, de donner à la postérité une orientation de lecture claire et définie. Ils déterminent en grande partie la réception du texte au Moyen Âge.

Le sort de l’Épître aux Pisons au Moyen Âge

21 Il est étrange, au regard de l’exemplarité qu’elle avait atteinte durant les premiers siècles de notre ère, de constater que l’œuvre d’Horace est en proie à une profonde désaffection au moment où l’Antiquité touche à sa fin. Au VIe siècle disparaissent en effet, presque soudainement, toutes traces de lecture du corpus horatien53, et il faut attendre plus de deux siècles pour voir resurgir de nouveaux témoignages de la fréquentation de l’auteur54. À partir du IXe siècle, donc, le corpus horatien semble faire l’objet d’un regain d’intérêt, illustré notamment par les évocations de l’utilisation du poète en milieu scolaire. Progressivement, Horace s’impose à nouveau comme l’un des grands modèles de la culture latine antique, ainsi que le montre la prolifération des manuscrits qui lui sont réservés du IXe au XVe siècle. Le rayonnement de l’EP elle-même ne cesse de grandir, et les commentaires qui lui sont consacrés se mettent à foisonner vers la fin du XIe et tout au long du XIIe siècle. Les auteurs de ces commentaires, pour la plupart, s’évertuent à mettre en lumière les liens étroits qui, selon eux, unissent le texte horatien au champ de la rhétorique.

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L’interprétation rhétorique

22 Le regard porté par Quintilien sur l’EP semble avoir quelque peu influé sur la tradition critique. Entretenu par les successeurs antiques du rhétoricien, il est volontiers repris par les exégètes du Moyen Âge, qui aiment à raisonner en termes de catégories, de classifications, de schémas conceptuels55. Dans ces conditions, il est naturel que l’épître d’Horace soit unanimement conçue comme une œuvre didactique sur laquelle professeurs et théoriciens s’appuient pour décrire l’acte de création poétique lui-même et ce qu’il engage56. Le didactisme du texte, perçu comme sa dimension intrinsèque majeure, pousse alors les interprètes médiévaux à opérer un rapprochement entre l’EP et les grands traités oratoires que sont la Rhétorique à Herennius et le De inuentione de Cicéron. Plus que de rapprochement, il convient de parler d’association, voire de combinaison, dans la mesure où les trois ouvrages sont fréquemment présentés comme les éléments solidaires d’un seul et même triptyque constituant le socle sur lequel s’élabore la doctrine enseignée par les arts poétiques médiévaux57. Les érudits de l’époque, dans les productions théoriques qu’ils livrent, cultivent cette contiguïté et vulgarisent la lecture de l’EP à travers le prisme des principes doctrinaux qui, depuis l’Antiquité, ont pu être dégagés des grandes artes rhetoricae de l’époque cicéronienne. Outre les noms de Matthieu de Vendôme et de Geoffroy de Vinsauf, dont il sera fait mention plus loin, on peut citer ici ceux de Bernard d’Utrecht, auteur d’un Accessus ad auctores, de Conrad d’Hirsau, auteur d’un Dialogus super auctores, ou encore d’Évrard l’Allemand, auteur d’un traité en vers intitulé Laborintus ; tous ces travaux prennent pour sources communes l’EP et les arts rhétoriques évoqués 58. Ainsi, la tradition médiévale, sur la base de données transmises par les scholiastes antiques, façonne un mode d’interprétation archétypal par et pour l’EP : elle y puise les préceptes nécessaires à l’institution d’une grille de lecture valable pour tout texte poétique et l’érige ipso facto en manuel théorique. Les particularités discursives de l’épître, à nouveau, s’en trouvent occultées, la pensée horatienne résumée à des schémas, des « types uniformes59 ».

23 Parmi le nombre pléthorique de contributions apportées à l’exégèse du texte durant une grande partie de l’époque médiévale, on relève les Scholia Vindobonensia ad Horatii Artem poeticam, généralement attribués à Alcuin de York60, érudit et professeur du VIIIe siècle qui fréquenta la cour de Charlemagne et écrivit de multiples traités théologiques et dogmatiques, des ouvrages consacrés à la grammaire, ainsi que quelques poèmes. Ces scholies exercent une influence assez considérable sur les siècles postérieurs et contribuent à asseoir la domination de la conception rhétorique de l’EP, dont elles donnent un excellent exemple. Elles s’inscrivent dans la tradition doctrinale des genera dicendi ou genera stili61, qui s’organisent en un système ternaire devenu canonique, ainsi que dans la logique associative qui, nous l’avons vu, rapproche l’épître horatienne des grands traités rhétoriques du Ier siècle av. J.-C. La structure conceptuelle est arbitrairement imposée au texte horatien, et les vers 6 à 9 de ce dernier interprétés comme y faisant manifestement référence, en particulier par l’entremise du terme species (v. 862) : Species autem libri vocat tria genera stili : humile, mediocre et grave. His tribus speciebus sive generibus orationum sunt aliae tres species affines vel contrariae, quae sunt exsangue, dissolutum ac diffluens, turgidum. (« Il appelle espèces de livre les trois genres de style : bas, moyen et élevé. Il y a trois autres espèces contiguës ou contraires à ces trois espèces ou genres de discours, qui sont l’aride, le flasque et le mou, l’ampoulé63. ») À la doctrine des genera dicendi vient donc s’ajouter celle, attenante, des uitia, elle aussi

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tirée des artes rhetoricae du Ier siècle av. J.-C.64. Elle consiste à penser que l’excellence dans chacun des trois genres de style se situe entre deux vices dans lesquels il est facile de verser et que l’on évite seulement au prix d’une discipline stricte. Là encore, les Scholia Vindobonensia perçoivent dans le texte de l’EP la transcription d’une doctrine de facture rhétorique : Maxima pars uatum, pater et iuuenes patre digni, decipimur specie recti. Breuis esse laboro, obscurus fio ; sectantem leuia nerui deficiunt animique ; professus grandia turget ; serpit humi tutus nimium timidusque procellae ; qui uariare cupit rem prodigialiter unam, delphinum siluis appingit, fluctibus aprum : in uitium ducit culpae fuga, si caret arte. « Nous autres poètes, mon cher Pison et vous, ses fils dignes de leur père, nous sommes, pour la plupart, abusés par l’apparence du bien. Je fais effort pour être concis, je deviens obscur ; à chercher l’élégance, je perds la force et le souffle ; je veux atteindre le sublime, je tombe dans l’enflure ; il rampe à terre, celui qui est trop préoccupé de sa sûreté et redoute la tempête. Pour vouloir apporter, par des détails prodigieux, de la variété dans un sujet un, on en vient à peindre un dauphin dans les bois, un sanglier sur les flots ; on veut éviter une faute, on tombe dans un mal, si l’on manque d’art65. » 24 Ces vers, nous l’avons vu, avaient déjà été mobilisés par Quintilien, mais dans le simple but d’exemplifier un procédé rhétorique particulier. Dans les scholies médiévales, ils prennent une tout autre ampleur, puisqu’ils sont associés à un schéma de pensée dont les hommes du Moyen Âge font grand cas. De toute évidence, ils répertorient les écueils auxquels s’expose le poète engagé dans la composition d’une œuvre, et ces écueils sont rigoureusement analogues à ceux qui guettent l’orateur sur le point de prononcer son discours. À ces formes perverses répondent néanmoins des éléments positifs, que le scholiaste observe aux vers 39 et suivants, en un passage particulièrement soumis aux interprétations de facture rhétorique66 : 38 Sumite materiam. Hactenus dixit, quid vitandum sit ; nunc incipit dicere, quid tenendum sit. (« Jusque-là, il a dit ce qu’il fallait éviter ; à présent, il commence à dire ce à quoi il faut s’attacher. »)

25 L’EP est donc pliée à un système interprétatif déterminé, dont les exégètes postérieurs auront peine à se défaire67. Mesurons à présent l’impact des Scholia Vindobonensia et du type d’interprétation qu’elles véhiculent à la lumière d’une forme de commentaire particulièrement répandue au Moyen Âge, l’accessus.

La pratique de l’accessus

26 Dès l’Antiquité, nous l’avons dit, la grammaire ne se donne pas pour seule tâche l’apprentissage théorique du bien écrire et du bien parler, mais s’évertue également à expliquer et à étudier l’œuvre des grands auteurs. Elle s’appuie, pour ce faire, sur des lectures destinées à introduire les gloses des grammairiens. En vertu de leur fonction programmatique, ces travaux introductifs, appelés accessus, exposent en détail la grille analytique qui sera appliquée au texte en question dans l’ensemble du commentaire68. Parmi les accessus les plus influents du Moyen Âge se distingue celui ouvrant un commentaire anonyme à l’EP intitulé Materia 69, dont la parution remonte à la seconde moitié du XIIe siècle. Il repose en particulier sur la conviction, déjà lisible dans les Scholia Vindobonensia, qu’Horace a écrit son épître dans le but de donner des lois contre

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les six vices capitaux que tout poète doit éviter : l’incongrua partium positio, l’incongrua orationis digressio, l’incongrua materiae uariatio, l’incongrua operis imperfectio, la breuitas obscura et l’incongrua stili mutatio. La majeure partie du texte s’emploie à décrire chaque uitium et à l’inclure dans un système défini70. Il apparaît d’ailleurs, d’après la glose elle- même, que l’auteur voit ces vices exposés de manière condensée dans les trente-sept premiers vers de l’EP : Incipit a primo uitio, dicens ad Pisones : SI QUIS PICTOR UELIT et cetera. (« Il commence par le premier vice, en disant aux Pisons : Si quis pictor uelit… ») […] 14 INCEPTIS GRAUIBUS. Transit ad secundum uitium, uidelicet ad incongruam digressionem orationis. (« Inceptis grauibus. Il passe au deuxième vice, c’est-à-dire à la digression inopportune du discours. ») […] 25 BREUIS ESSE LABORO. Transit ad tertium uitium, scilicet ad breuitatem incongruam, et per partes exsequitur quod dixit : DECIPIMUR SPECIE RECTI. Breuitas species est recti, nam prolixitas uitium est. Fugiendo itaque prolixitatem, que fugienda est, et tenendo breuitatem, que tenenda est, decido in obscuritatem, que uitium est, et ita specie recti, scilicet breuitatis, decipior. (« Breuis esse laboro. Il passe au troisième vice, à savoir la brièveté inopportune, et, point par point, il explicite ce qu’il a dit : Decipimur specie recti. La brièveté est l’apparence du bien, car la prolixité est un vice. C’est pourquoi, en fuyant la prolixité, qu’il faut fuir, et en s’attachant à la brièveté, à laquelle il faut s’attacher, je tombe dans l’obscurité, qui est un vice, et ainsi suis-je trompé par l’apparence du bien, à savoir la brièveté. ») […] 26 SECTANTEM LEUIA. Ecce quartum uitium, incongrua stili mutatio. (« Sectantem leuia. Voici le quatrième vice, le changement inopportun de style. ») […] 29 QUI UARIARE. Ecce uitium quintum. Et est alia species recti in qua decipimur. Uariare namque materiam species recti est, quia tollit fastidium. (« Qui uariare. Voici le cinquième vice. Et c’est une autre apparence du bien qui nous trompe. En effet, apporter de la variété au sujet apparaît comme un bien, parce que cela fait passer l’ennui. ») […] 32 EMILIUM. Ecce sextum uitium, scilicet operis incongrua imperfectio. (« Emilium. Voici le sixième vice, à savoir l’inachèvement de l’œuvre71. »)

27 L’auteur fournit donc une interprétation de l’EP guidée par une doctrine rigide de type prohibitif, qui s’inspire une fois de plus des commentaires accordés aux grands traités de rhétorique antiques. Se révèle, dans cet accessus, une obsession pour le précepte rappelant celle des scholies du Pseudo-Acron et de Porphyrion ; ces affirmations liminaires l’indiquent clairement : Intentio uero est dare precepta de arte poetica. […] Quorum petitioni ipse acquiescens dare precepta in artem poeticam intendit. Quia uero ipsorum gratia tantum laborem suscepit, et alter eorum comedus, alter erat satiricus, idcirco dat quedam precepta specialia in comediam et quedam specialia in satiram. Vt autem omnibus in commune consulat, dat generalia precepta quibuslibet poetis pertinentia. Verum quia precepta duobus modis dantur, prius scilicet ostendendo quid sit uitandum, deinde quid sit tenendum, idcirco preceptor iste primum uitanda docet, ut illis ab errore regulas preceptaque artis poetice subiungat. « De fait, son intention est de délivrer des préceptes au sujet de l’art poétique […]. Et en accédant à la demande de ces hommes, il entend lui-même délivrer des préceptes sur l’art poétique. De fait, parce qu’il a entrepris un travail si important précisément par égards pour ces hommes, dont l’un était auteur de comédies et l’autre de drames satyriques, il délivre des préceptes spécifiques sur la comédie et le drame satyrique. Mais, afin de prendre en considération l’ensemble des poètes, il délivre des préceptes généraux valables pour tous. En vérité, dans la mesure où il délivre ses préceptes de deux manières, c’est-à-dire en montrant d’abord ce qu’il faut éviter, puis ce à quoi il faut se tenir, ce maître enseigne d’abord ce qu’il faut

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éviter pour mieux, ensuite, s’éloigner de l’erreur et enchaîner sur les règles et les préceptes de l’art poétique72. » 28 Horace est un preceptor dont l’unique intention est de délivrer normes et lois pour chaque point abordé. À l’instar d’Alcuin – ou du Pseudo-Alcuin – dans les Scholia Vindobonensia, le commentateur postule que l’épître horatienne est sous-tendue par une dichotomie, celle du primum quid uitandum et du deinde quid tenendum, à la lumière de laquelle il élabore ensuite sa glose ; une bonne partie des développements menés par le poète sont intégrés, souvent de manière forcée, à cette conception bipartite. L’accessus s’ajoute donc au commentaire lui-même pour former un appareil exégétique qui, s’inscrivant dans la lignée des lectures antiques et accentuant même leur tendance à la systématisation, illustre bien le type d’interprétation dont l’EP fait l’objet depuis les premiers temps de l’ère chrétienne. Il apparaît comme un dédoublement de la glose elle-même, le paratexte du paratexte, chargé d’en préparer l’orientation technico- rhétorique. Il constitue de fait l’un des signes les plus évidents de l’attachement des érudits médiévaux à la vision théorique de l’EP, continuellement associée aux artes rhetoricae de l’époque cicéronienne. Cette association est d’ailleurs prégnante dans les arts poétiques élaborés au Moyen Âge.

L’Épître aux Pisons et les traités de poétique médiévaux

29 Si l’on en croit K. Friis-Jensen73, la glose Materia constituerait le « chaînon manquant » entre les grands arts poétiques médiévaux et la « poetria uetus » d’Horace. K. Friis- Jensen est convaincu d’une dépendance plus ou moins forte des théoriciens de l’époque vis-à-vis du fameux commentaire. Cela induit des liens étroits entre ces arts poétiques et la théorie rhétorique latine telle qu’elle s’est constituée à partir du Ier siècle av. J.-C. La glose Materia agit à son tour 74 comme un filtre à travers lequel ne passe que la perception théorico-rhétorique de l’EP, dont se nourrissent à l’envi les artes en question. Les penseurs de l’époque médiévale ne disposent donc pas du texte horatien dans sa virginité, mais d’une composition accompagnée d’appendices exégétiques semblables à celui que peuvent constituer le commentaire Materia et son accessus.

30 Parmi les traités de poétique méritant une attention particulière figure l’Ars uersificatoria de Matthieu de Vendôme, poète et théoricien français du XIIe siècle75. L’auteur y place son propos sous l’égide de l’EP, et l’exploitation qu’il fait de la source latine révèle non seulement l’auctoritas du poète augustéen en matière de théorie littéraire, mais aussi et surtout le maintien, voire le renforcement de l’interprétation du texte à l’aune de la rhétorique76. Les vers 24 à 31, en particulier, subissent le même traitement arbitraire, sous-tendu par la doctrine des uitia, que dans les Scholia Vindobonensia : Secundum vitium est quando aliquis utens superflua verborum festivitate et oratione phalerata nubes et inania captat, quod splendori principii nulla conclusio videatur proportionaliter posse respondere. Hoc autem vitium damnat Oratius dicens : professus grandia turget ; […] Tertium vitium est aridum et exsangue, quando nimia verborum utentes humilitate praetermittimus flosculos verborum et saporem sententiarum. Hoc autem vitium damnat Oratius dicens, sumpta metaphora a navigante : Serpit humi tutus nimium timidusque procellae. « Le deuxième vice se fait jour lorsque quelqu’un, mobilisant des ornements verbaux excessifs et un discours ampoulé, cherche à saisir les nuages et le vide,

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parce qu’aucune fin ne saurait répondre harmonieusement à l’éclat du début. Ce vice, Horace le condamne lorsqu’il dit : professus grandia turget ; […] Le troisième vice correspond à l’aridité et au manque de force, quand, affichant trop peu d’élévation dans le langage, nous négligeons les charmes des mots et la saveur des idées. Ce vice, Horace le condamne lorsqu’il dit en empruntant la métaphore du navigateur : Serpit humi tutus nimium timidusque procellae77. » 31 D’une manière générale, l’agencement du traité, fondé sur des praelectiones et des exercices rattachés a posteriori à un exposé théorique 78, témoigne de son origine scolaire ; or, c’est bel et bien dans le cadre des écoles que, depuis l’Antiquité, se sont structurées les accointances entre poétique et rhétorique, au point de donner naissance à un ensemble théorique d’une certaine homogénéité, en particulier au Moyen Âge. Ainsi, ayant lui-même enseigné la grammaire, Matthieu de Vendôme fait d’Horace, tel qu’il le conçoit à travers l’EP, « un professeur qui a encore beaucoup à dire aux hommes modernes79 ». En prenant appui sur un substrat interprétatif qui se développe et gagne en autorité au fil des siècles, l’Ars uersificatoria contribue donc à imposer une lecture technique de l’épître horatienne, qu’elle relie à son tour à la Rhétorique à Herennius et aux traités oratoires cicéroniens. La voie pour les prochains arts poétiques est tracée.

32 Quelques années après l’ouvrage de Matthieu de Vendôme, Geoffroy de Vinsauf, grammairien à qui l’on attribue, comme à son prédécesseur, la création de quelques pièces poétiques, compose une Poetria nova80. L’influence de l’EP s’y exerce également de manière sensible. L’utilisation du texte horatien81 participe d’une démarche analytique encore plus systématisée. Le traité, versifié, est bâti sur une alternance régulière d’exposés théoriques et d’exemples concrets qui viennent segmenter la progression du discours, principalement marquée par une préoccupation pour les colores rhetoricis. Il adopte d’ailleurs un schéma général imitant les cinq grandes parties de la rhétorique : l’invention, la disposition, l’action, la mémoire, l’élocution. Et, d’un point de vue formel, la Poetria noua se pose elle-même comme une pièce de type oratoire, respectant à ce titre les différentes parties du discours : l’exorde, la narration, la confirmation, la réfutation, la péroraison. Dans un tel contexte, l’épître d’Horace est plus que jamais engagée dans le champ de l’ars et fait office, une fois encore, de soubassement à des démonstrations précises et rigoureuses. Elle s’impose notamment comme l’une des principales sources du théoricien dans le passage suivant, où les notions de materia et d’ ordo, commentées plus haut, sont mises à l’honneur : Circinus interior mentis praecircinet omne Materiae spatium. Certus praelimitet ordo Unde praearripiat cursum stylus, aut ubi Gades Figat. Opus totum prudens in pectoris arcem Contrahe, sitque prius in pectore quam sit in ore. Mentis in arcano cum rem digesserit ordo, Materiam verbis veniat vestire poesis. « Que le compas intérieur de l’esprit circonscrive toute l’étendue du sujet. Qu’un ordre sûr détermine le point à partir duquel la plume doit lancer sa course, où elle doit établir des limites. Prévoyant, enserre l’œuvre tout entière dans la citadelle de ton cœur, et qu’elle soit dans ton cœur avant d’être dans ta bouche. Quand, dans les méandres de l’esprit, l’ordre aura organisé la matière, que la poésie vienne habiller le sujet au moyen des mots82. » 33 Le lien intertextuel avec l’EP se tisse également par la référence à l’ opus totum, qu’Horace évoque dans les vers qui précèdent immédiatement le développement faisant apparaître les termes de materia et d’ordo :

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Aemilium circa ludum faber unus et unguis exprimet et mollis imitabitur aere capillos, infelix operis summa, quia ponere totum nesciet. Hunc ego me, siquid componere curem, non magis esse uelim quam naso uiuere prauo spectandum nigris oculis nigroque capillo. « Près de l’école émilienne, un sculpteur n’a pas son pareil pour représenter les ongles et reproduire dans le bronze la souplesse des cheveux, mauvais artiste à considérer l’ensemble de son œuvre, parce qu’il n’aura pas su camper le tout. Pour ma part, si je m’occupais de composer quelque chose, je ne voudrais pas plus être cet homme-là que de vivre avec le nez de travers, moi qui suis déjà remarquable par des yeux noirs et de noirs cheveux83. » 34 Geoffroy de Vinsauf a manifestement réécrit les vers 32 et suivants de l’épître horatienne, mais sa réécriture ne tient pas compte des qualités stylistiques du texte original. Il a certes donné un tour poétique à sa démonstration, mais il perd de vue la dimension concrète que le sermo octroie à l’EP. Le propos du théoricien médiéval reste confiné dans le domaine de l’abstraction, comme l’attestent notamment les occurrences des termes mens et pectus au sein du passage cité. Il s’agit de décrire une opération intérieure, dont l’aboutissement matériel est lui-même présenté de façon abstraite (Mentis in arcano cum rem digesserit ordo, | Materiam verbis veniat vestire poesis). Horace aborde le même sujet, mais selon des modalités différentes. Les réalités conceptuelles qu’il laisse entrevoir sont sans cesse relayées et illustrées par des réalités tangibles, qui montrent les concepts plus qu’elles ne les disent. En cela, le poète augustéen n’a pu véritablement être imité, pas même par un Boileau, dont l’Art poétique s’apparente bien plus à la Poetria nova qu’à l’EP84.

35 Les quelques exemples exploités au fil de cette étude, qu’ils relèvent de la période antique ou du Moyen Âge, convergent en définitive vers un usage technique de l’EP. Si l’on découvrait le texte horatien à travers les témoignages des grammairiens latins ou des théoriciens médiévaux, on s’attendrait à trouver un ouvrage reproduisant l’écriture conventionnelle et prosaïque des artes. Or, Horace est plutôt l’auteur d’un poème au sens fort, certes dédié à l’art poétique, mais dont les particularités scripturales l’éloignent de la norme stylistique imposée aux écrits techniques. L’EP manie la langue du sermo et emprunte ainsi les accents de la conversation à bâtons rompus. Loin de la rigueur formelle du traité, elle cultive un art de la diversité qui l’attire volontiers du côté du lyrisme85 ou de la satire86. Pour les raisons qu’on a vues, la postérité antique et médiévale a globalement ignoré la spécificité du style au sein de cette œuvre. À quelques exceptions près, les érudits de la Renaissance feront de même.

NOTES

1. Epistola ad Tryphonem, 2 ; traduction empruntée à la CUF. 2. En réalité, ce sont principalement les Odes et les Satires qui captent l’attention des auteurs latins postérieurs et font impression sur eux (voir G. SHOWERMAN, Horace and his influence, New York, 1963, p. 77). Les Épîtres et surtout les Épodes font l’objet d’une considération plus rare, ces

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dernières, en particulier, étant généralement jugées comme l’œuvre d’un poète encore immature, incapable de maîtriser sa fougue. 3. Cf. Carmen III, 30, 1-5. 4. Quintilien X, 1, 96. 5. Pétrone CXVIII, 5. Pétrone offre dans ce passage une image du panthéon de la poésie tel qu’il s’était constitué au Ier siècle ap. J.-C. Le témoignage rend compte de la rapidité avec laquelle s’est opérée l’intégration d’Horace à ce panthéon, dans la mesure où la composition du Satiricon, incertaine, ne peut être datée au-delà du milieu des années 60 ap. J.-C., soit soixante-dix ans environ après la mort du poète de Venouse. 6. Cf. Suétone, Vita Horati 15. 7. Les grandes figures de la littérature chrétienne que sont Lactance, Jérôme, Prudence ou Venance Fortunat affichent toutes une bonne connaissance de l’œuvre d’Horace (voir SHOWERMAN, Horace, p. 81-82). 8. De grammaticis 16. 9. Juvénal VII, 225-227. 10. M. L. RICCI (« Lettori di Orazio fra il IV e V secolo », in A. SETAIOLI (dir.), Orazio : umanità, politica, cultura, Pérouse, 1995, p. 118) est convaincue qu’avec les témoignages de Quintilien, ces manuels de métrique doivent être perçus comme les meilleures preuves du traitement scolaire des œuvres horatiennes. 11. Quintilien VIII, 3, 60 ; traduction empruntée à la CUF. Voir, à ce sujet, G. CALBOLI, « Quintilian and Horace », Scholia 4 (1995), p. 92. 12. EP, 15-16. 13. Notre traduction. 14. Quintilien IX, 3, 65 ; traduction empruntée à la CUF. 15. Selon J. W ALKER ( Rhetoric and poetics in Antiquity, Oxford/New York, 2000, p. 290), c’est effectivement à l’époque alexandrine que la γραμματική, l’« art des lettres », semble s’être constituée en une discipline distincte et cohérente grâce aux travaux successifs de critiques érudits, même si certains des Présocratiques et des Sophistes avaient déjà mené auparavant des analyses plus ou moins élaborées dans ce domaine. 16. WALKER, Rhetoric, p. 291. 17. Notre traduction. C. S. BALDWIN (Medieval rhetoric and poetic, New York, 1928, p. 87-88) rappelle que les grammairiens antiques, lorsqu’ils dispensaient leurs enseignements dans les écoles, recouraient fréquemment à des praelectiones, des lectures expliquées de textes d’auteurs qui précédaient l’examen précis de telle ou telle question ; à propos de ce type de lecture et, plus généralement, de l’activité des grammairiens en milieu scolaire, cf. Quintilien I, 2, 14-15. 18. Priscien VII, 18 ; notre traduction. 19. Priscien X, 25 ; notre traduction. 20. La fragmentation des compositions virgiliennes et horatiennes dans le cadre de développements théoriques induit une décontextualisation risquant de priver le poème de toute charge subjective. Les passages cités font avant tout office d’exemples destinés à illustrer une figure discursive ou un type de mètre déterminés (voir BALDWIN, Medieval, p. 88). 21. Voir M. SCHANZ et C. HOSIUS, Geschichte der römischen Literatur, Münich, 1911, p. 185-186 ; selon eux, la première édition d’Horace remonterait à l’époque de Néron et serait due à Valerius Probus, l’Aristarque romain, qui aurait reproduit la méthode du maître alexandrin en appliquant au texte les fameux signes diacritiques. F. STOK (« La tradizione antica di Orazio », Rivista di cultura classica e medioevale 38 (1996), p. 68-69) récuse la validité de cette hypothèse. 22. Il convient de rappeler ici que dans l’esprit des théoriciens antiques, la poétique appartient à un ensemble de disciplines qui possèdent entre elles des liens plus ou moins étroits et que souvent, un raisonnement mené dans le cadre de l’une de ces disciplines s’avère également

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valable pour les autres. Marius Victorinus ouvre ainsi son Ars grammatica par une définition générale de l’ars et par l’énumération de ses genera, divisés en deux catégories conformément à la dichotomie du corps et de l’esprit. Voici, dans l’ordre du texte, les sept disciplines que le grammairien rattache au domaine de l’esprit : poetice, musice, astrologice, grammatice, rhetorice, iuris scientia, philosophia. 23. Cf. le chapitre De poematibus au livre III de l’Ars grammatica ; notre traduction. 24. EP, 156-178. 25. EP, 185-187. Au sujet de ces personnages, voir C. O. BRINK, Horace on poetry, 2, The « Ars poetica », Cambridge, 1971, p. 247-248. 26. EP, 231-233 ; notre traduction. 27. Cf. Sat. I, 4, 62. 28. Les exemples sont légion, et nous ne donnerons ici qu’un exemple. Aux vers 220 et suivants, Horace se penche sur le drame satyrique dans le cadre d’un excursus long d’une trentaine de vers. Puis, subitement, l’auteur se tourne vers les caractéristiques prosodiques de l’iambe sans en avoir préalablement avisé le lecteur (v. 251-262). Pour une étude de la question à l’échelle du texte dans son ensemble, voir E. SAINT-DENIS, « La fantaisie et le coq-à-l’âne dans l’Art poétique d’Horace », Latomus 22 (1963), p. 664-684. 29. Cf. EP, 9-10 ou 416-418. 30. Cf. EP, 470-472. 31. Voir R. J. TARRANT, « Ancient receptions of Horace », in S. J. HARRISON (dir.), The Cambridge Companion to Horace, Cambridge / New York, 2007, p. 282. R. J. Tarrant soutient que les deux commentaires d’Acron et de Porphyrion correspondent aux vestiges d’un ensemble exégétique plus large consacré aux œuvres d’Horace et que nous ne détenons pas le commentaire de Porphyrion sous sa forme intégrale, bien que d’importants passages nous en aient été transmis. M. SCHANZ et C. H OSIUS ( Geschichte, 1911, p. 187-188), quant à eux, insistent sur le fait que l’association du nom d’Acron avec ces scholies n’apparaît nulle part avant le XVe siècle et qu’il ne s’agit là que d’une hypothèse avancée par un érudit de l’époque. D’ailleurs, les scholies elles- mêmes varient grandement en fonction du recueil au sein duquel elles apparaissent, de telle sorte qu’on se trouve confronté à une pluralité de Pseudo-Acrons. 32. Voir B. WEINBERG, A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, vol. I, Chicago, 1961, p. 73-74. 33. Voir F. H AUTHAL (éd.), Acronis et Porphyrionis commentarii in Q. Horatium Flaccum, vol. II, Amsterdam, 1966, p. 575 ; notre traduction. 34. EP, 38-45 ; notre traduction. 35. Plusieurs commentateurs ont d’ailleurs pensé que cette triade structurait une partie de l’épître. P. LEJAY (« La date et le but de l’Art poétique d’Horace », Revue de l’instruction publique en Belgique 46 [1903], p. 155) prétend ainsi que les vers 1 à 37 sont dévolus à l’inuentio, les vers 42 à 45 à la dispositio et les vers 46 à 72 à l’elocutio. K. Barwick, une vingtaine d’années plus tard (« Die Gliederung der rhetorischen τέχνη und die horazische Epistula ad Pisones », Hermes 57, p. 47), s’appuie toujours sur cette tripartition pour commenter la première partie de l’EP, mais propose une autre répartition : selon lui, l’inuentio est traitée dans les vers 38 à 41, la dispositio dans les vers 42 à 44 et l’elocutio dans les vers 45 à 118. Les interprétations de ce genre se multiplient au cours de la première moitié du XXe siècle (voir aussi O. IMMISCH, Horazens Epistel über die Dichtkunst, Leipzig, Dieterich’sche Verlagsbuchhandlung, 1932), sans que les philologues parviennent à un réel consensus. 36. Voir F. HAUTHAL (éd.), Acronis et Porphyrionis commentarii, p. 581-582 ; notre traduction. 37. Le Pseudo-Acron se contente de fournir une traduction prosaïque des images « sentimentales » mobilisées par Horace :

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45. Hoc amet, hoc spernat. Id est : hoc eligat, hoc praetermittat poeta, ut non omnia, quae illi ueniunt in mentem, dicat. (« C’est-à-dire : le poète choisira ceci, laissera de côté cela, si bien qu’il ne dira pas tout ce qui lui vient à l’esprit. ») 38. Quintilien X, 1, 79. 39. Voir R. GLINATSIS, « Criticisme et sentiments dans l’Épître aux Pisons d’Horace », dans S. COIN- LONGERAY (éd.), L’amour et la haine. Études littéraires et lexicales, Paris, 2011, p. 313-315. 40. Voir WEINBERG, A History, p. 78-79, qui pointe en effet la sobriété des scholies de Porphyrion, alors que les gloses pseudo-acroniennes manifestent une tendance à la digression. 41. Voir HAUTHAL (éd.), Acronis et Porphyrionis commentarii, p. 651 ; notre traduction. 42. Ibid., p. 655 ; notre traduction. 43. Ibid., p. 651 ; notre traduction. 44. Par la formule ποιητὴς ἅμα καὶ κριτικός, Strabon pointe la propension de Philétas de Cos à mêler, au cœur des mêmes espaces textuels, pratique poétique et réflexion critique (cf. Géographie XIV, 2, 19) ; cette propension est commune à un certain nombre de poètes alexandrins, dont Callimaque lui-même, qui exerce une grande influence sur les poètes augustéens (voir, à ce sujet, W. WIMMEL, Kallimachos in Rom ; die Nachfolge seines apologetischen Dichtens in der Augusteerzeit, Wiesbaden, 1960 et, s’agissant d’Horace, J. V. CODY, Horace and Callimachean aesthetics, Bruxelles, Latomus, 1976). 45. Des Satires aux Épîtres, Horace réfléchit constamment aux spécificités, thématiques et stylistiques, des genres qu’il investit. Nous nous permettons ici de renvoyer le lecteur à notre travail de thèse, qui se consacre en partie à la mise en évidence de cette réflexion et de ses différentes modalités d’expression (R. GLINATSIS, La place de l’Épître aux Pisons dans l’œuvre d’Horace : vers une recomposition de la poétique horatienne, thèse soutenue à l’Université de Lille 3 sous la direction du Professeur A. DEREMETZ, 2010). 46. EP, 457. 47. EP, 60-62. 48. M. FUHRMANN (Das systematische Lehrbuch. Beitrag zur Geschichte der Wissenschaften in der Antike, Göttingen, 1960) perçoit de fortes ressemblances stylistiques entre les ouvrages théoriques antiques – il confronte notamment la Rhétorique à Alexandre, l’Ars grammatica de Denys le Thrace, l’Introductio harmonica de Cléonide, la Rhétorique à Herennius, le De inuentione de Cicéron, le De rebus rusticis de Varron, le De architectura de Vitruve et les Libri medicinae de Celse – et dégage de ces comparaisons un modèle d’écriture inhérent au traité. Il remarque ainsi que les théoriciens de l’Antiquité inscrivent leurs démonstrations dans un système fondé sur le principe de la division de la matière et qu’en vertu de ce mode de structuration, ils ménagent, entre les différentes parties du discours, des transitions claires et attendues. La persona de l’auteur se confond alors avec la figure du professeur délivrant un savoir ex cathedra. 49. Cf. EP, 153. 50. Cf. EP, 235. 51. Cf. EP, 386-390. 52. B. WEINBERG (A History, p. 72-73) rappelle que l’EP n’a pas été transmise aux hommes de la Renaissance à l’état de « texte nu » ; les premières éditions de l’époque sont dotées d’un vêtement exégétique composé des scholies du Pseudo-Acron et de Porphyrion. Il convient aussi de préciser avec C. O. BRINK (Horace on Poetry. Prolegomena to the Literary Epistles, Cambridge, 1963, p. 43-44) que ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que la fiabilité du commentaire de Porphyrion, qui jouissait jusque-là d’une autorité immuable, est partiellement mise en question. 53. Au cours de la période, agitée et nébuleuse, s’étendant du VIe au VIIIe siècle, on note un délaissement de la poésie et des préoccupations qui lui sont relatives (voir L. GOLDEN, Horace for Students of Literature : The Ars Poetica and its Tradition, Gainesville, 1995, p. 85).

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54. Ce sont des moines irlandais qui réintroduisent Horace en France vers le milieu de la période carolingienne, soit dans le courant du IXe siècle. Ils auraient d’ailleurs été les garants de la transmission manuscrite des œuvres du poète au cours des siècles précédents (voir SCHANZ et HOSIUS, Geschichte, p. 190-192). 55. Voir F. QUADLBAUER, Die antike Theorie der genera dicendi im lateinischen Mittelalter, Vienne, 1962, p. 5. 56. K. FRIIS-JENSEN (« The reception of Horace in the Middle Ages », in S. J. H ARRISON (dir.), The Cambridge companion to Horace, p. 300) précise que l’épître horatienne, à laquelle sont indéfectiblement attachées les scholies du Pseudo-Acron et de Porphyrion, est utilisée en tant que source principale pour l’introduction à l’art de la poésie jusqu’à ce que surviennent les premiers arts poétiques médiévaux « indépendants », à la fin du XIIe siècle. 57. P. MEHTONEN (« Poetics, narration, and imitation : Rhetoric as ars aplicabilis », in V. COX et J. O. WARD (dir.), The rhetoric of Cicero in its medieval and early Renaissance commentary tradition, Leiden / Boston, 2006, p. 289-293) fait état de cette association avec force détails et rappelle que la poétique est alors appréhendée comme une « sous-branche de la rhétorique ». 58. Cf. J. A. SCHULZ, « Classical rhetoric, medieval poetics, and the medieval vernacular prologue », Speculum 59/1 (1984), p. 3-4. 59. La formule est d’E. FARAL (Les arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle : recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, Paris, 1971, p. 79), qui analyse la « rhétoricisation » de l’EP en déclarant qu’elle provoque l’absorption du particulier par le général. 60. Au sujet de cette attribution, parfois contestée, voir B. M. OLSEN, La réception de la littérature classique au Moyen Âge (IXe-XIIe siècles), Copenhague, 1995, p. 40-41. 61. Cf. notamment Cicéron, Orator, 20-21. Pour un examen diachronique de la doctrine des genera dicendi, voir F. QUADLBAUER, « Die genera dicendi bis Plinius d. J. », Wiener Studien 71 (1958), p. 55-111. 62. M. B. QUINT (Untersuchungen zur mittelalterlichen Horaz-Rezeption, Francfort / Paris, 1988, p. 42) précise que pour les besoins de son interprétation, l’auteur des Scholia Vindobonensia galvaude le terme de species, qui, sous la plume d’Horace, renvoie sans nul doute aux différentes images et pensées constitutives d’un poème, et non aux trois genres de style. 63. Voir J. ZECHMEISTER (éd.), Scholia Vindobonensia ad Horatii artem poeticam, Vienne, 1877, p. 2. 64. Cf., par exemple, Rhétorique à Herennius IV, 15-16. 65. EP, 24-31 ; notre traduction. F. Q UADLBAUER (Die antike Theorie, p. 43) insiste sur le fait que la mobilisation de la doctrine des uitia constitue une nouveauté dans les milieux scholastiques à l’époque carolingienne et remarque qu’elle est étrangère à la tradition virgilienne, sur laquelle, paradoxalement, est fondée la théorie médiévale des styles. 66. Voir, plus haut, le développement consacré au Pseudo-Acron. 67. À ce sujet, voir notamment B. WEINBERG, A history of literary criticism in the Italian Renaissance, vol. I, Chicago, 1961, p. 85 et suivantes. 68. Il existe plusieurs types d’accessus, mais le modèle suivant semble avoir prévalu : analyse du titre (titulus), sujet (materia), intention (intentio), méthode de traitement stylistique et/ou didactique (modus), utilité (utilitas) et partie de la philosophie à laquelle le texte se rattache (cui parti philosophiae supponitur) (voir A. J. MINNIS et al., Medieval literary theory and criticism : c.1100-c. 1375 : The commentary-tradition, Oxford, 1998, p. 13-14). 69. Le titre est tiré du premier mot du texte (voir K. FRIIS-JENSEN, « The Ars Poetica in twelfth- century France. The Horace of Matthew of Vendôme, Geoffrey of Vinsauf, and John of Garland », Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et latin 60 (1990), p. 336). 70. Cf. M. FUHRMANN, « Komposition oder Schema ? Zur Ars poetica des Horaz », in W. LUDWIG (dir.), Horace, l’œuvre et les imitations : un siècle d’interprétation, Genève, 1993, p. 204.

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71. Les passages de la Materia que nous citons proviennent de l’article de K. FRIIS-JENSEN, « The Ars Poetica », où le commentaire est reproduit de manière exhaustive. Nous proposons nos propres traductions des textes latins. 72. Notre traduction. Voir FRIIS-JENSEN, « The Ars Poetica », p. 336 ; nous soulignons. 73. Voir FRIIS-JENSEN, « The Ars Poetica », p. 319. 74. Voir, plus haut, le développement consacré à Quintilien. 75. Matthieu de Vendôme a notamment enseigné la grammaire dans les écoles d’Orléans et c’est de cet enseignement qu’a découlé l’écriture de l’Ars uersificatoria, probablement rédigée avant 1175. 76. I. HADJÚ (« Bemerkungen zu den mittelalterlichen Kommentaren zur Ars Poetica des Horaz », Acta Classica Universitatis Scientiarum Debreceniensis 29 [1993] p. 50) présente l’Ars uersificatoria comme un lieu de rencontre entre les tria genera de la Rhétorique à Herennius et les préceptes tirés de l’EP. 77. Ars uersificatoria, 32-33. Nous citons le texte de l’Ars uersificatoria tel qu’il est reproduit dans l’ouvrage d’E. Faral, Les arts poétiques ; notre traduction. 78. Voir BALDWIN, Medieval, p. 186-187. 79. La formule est de M. B. QUINT (Untersuchungen, p. 208). 80. Selon J. MURPHY (Rhetoric in the Middle Ages : A history of rhetorical theory from Saint Augustine to the Renaissance, Berkeley, 1974, p. 137), ce traité, à l’instar de l’Ars uersificatoria, appartient à un ensemble de textes qui, à partir de la fin du XIIe siècle et tout au long du XIIIe siècle, visent à faire de la poésie une discipline académique reposant sur des structures logiques déterminées. 81. Plus implicite que dans l’Ars uersificatoria, Horace n’étant jamais cité nommément, la présence de l’EP dans la Poetria noua n’en demeure pas moins prégnante, inspirant de nombreux passages du traité (voir FARAL, Les arts poétiques, p. 199). 82. Poetria nova, 55-61 ; notre traduction, inspirée en partie de celle, anglaise, d’E. A. G ALLO (The Poetria nova and its sources in early rhetorical doctrine, La Haye, 1971, p. 17). 83. EP, 32-37 ; notre traduction. Nous privilégions, avec C. O. BRINK (Horace on poetry, 2, The « Ars poetica », p. 117-118), la leçon établie au début du XVIIIe siècle par Richard Bentley, qui, au vers 32, supplante le imus de la plupart des manuscrits par un unus. À propos du débat entre les partisans du maintien de imus et ceux qui préconisent son remplacement par unus, voir l’article de M. POZDNEV, « Hor. Ars 32-37 : faber imus », Hyperboreus 8 (2002), p. 314-325. 84. Pour une comparaison de l’Art poétique de Boileau et de son modèle latin, voir P. GRIMAL, « Boileau et l’Art poétique d’Horace », dans Critique et création littéraires en France au XVIIe siècle : Paris, 4-6 juin 1974 / Colloque international du Centre national de la recherche scientifique, Paris, 1977, p. 183-189. 85. Cf. EP, 60-72. 86. Cf. EP, 419-437.

RÉSUMÉS

L’Épître aux Pisons d’Horace, plus connue sous le nom d’Art poétique, a été perçue, dès l’Antiquité, comme un texte technique. Quintilien, puis les grammairiens latins des premiers siècles de notre ère y voient une somme de préceptes et de considérations sur l’histoire littéraire dans laquelle il leur est permis de puiser à loisir. L’épître horatienne parvient ensuite aux hommes du Moyen

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Âge accompagnée des scholies antiques du Pseudo-Acron et de Porphyrion, qui confortent sa lecture théorique. Les penseurs médiévaux s’engagent donc à leur tour dans cette voie interprétative tout en s’attachant à un domaine de référence particulier, celui de l’art oratoire. Les auteurs d’accessus et de traités de poésie considèrent ainsi que l’Épître aux Pisons fournit un matériau théorique homogène et cohérent. Toute cette tradition occulte les spécificités discursives, nombreuses, du texte. Horace y parle de l’art poétique à la manière d’un poète, exploitant toute la liberté que lui offre la langue souple et débridée du sermo.

Horaces’s Epistle to the Pisons, better known under the name of Poetic Art, has been perceived ever since Antiquity as a technical text. Quintilian and the Latin grammarians of the early centuries of our era have seen in it a compendium of precepts and considerations on literary history out of which they can draw substance at their own leisure. The horatian epistle later reaches the men of the Middle Ages with an accompaniment of Antique scholia from the Pseudo-Acron and Porphyrion which emphasize its theoretical reading. Medieval scholars accordingly follow in their turn that interpretative path while paying attention to a particular domain of reference, that of the art of oratory. The authors of accessus and treatises of poetry accordingly consider that the Epistle to the Pisons provides a homogeneous and coherent theoretical material. All that tradition overshadows the many discursive specificities of the text. Horace speaks of the art of poetry as does a poet exploiting to the full the freedom offered him by the supple and unfettered language of the sermo.

INDEX

Keywords : Epistle to the Pisons, reception, Antiquity, Middle Ages, technical treaty, rhetoric, sermo Mots-clés : Épître aux Pisons, réception, Antiquité, Moyen Âge, traité technique, rhétorique, sermo

AUTEUR

ROBIN GLINATSIS

Université de Lille III, UFR des Langues et Cultures antiques [email protected]

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Archéologie des savoirs

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Un inédit de Michel Foucault : « La Parrêsia ». Note de présentation

Henri-Paul Fruchaud et Jean-François Bert

1 C’est à l’invitation d’Henri Joly1, spécialiste de la philosophie antique, que Michel Foucault prononce au mois de mai 1982 à l’université de Grenoble une conférence consacrée à la parrêsia, peu de temps après la fin du cours au Collège de France de l’année 1982, dans lequel cette notion apparaît pour la première fois dans ses travaux. Henri Joly connaissait Foucault depuis son passage à Clermont Ferrand, et comme le précise Pascal Engel : « Le spécialiste de Platon qu’était Joly s’intéressait au “retour aux Grecs” de Foucault et ce dernier avait accepté de venir donner un exposé. Nous allâmes ensemble le chercher à la gare, en l’attendant à la sortie principale, mais là point de Foucault. La gare de Grenoble a une seconde sortie, quasi clandestine, qu’on prend rarement. Michel Foucault trouva le moyen de passer par là et nous eûmes la surprise de l’entendre nous héler derrière nous. Il était, comme le dit une page célèbre de L’Archéologie du savoir, “ressurgi ailleurs” et “en train de nous narguer 2”. […] Il avait exigé qu’on ne publicisât pas sa conférence, afin que la discussion puisse avoir lieu en petit comité. Mais quand nous pénétrâmes dans la salle, plus d’une centaine de personnes nous attendaient et comme jadis au Collège la conférence tourna au spectacle3. »

2 Cette conférence, dont un enregistrement a été conservé, était restée jusqu’à ce jour inédite4. 3 Michel Foucault a consacré une grande partie de ses derniers travaux à la notion de parrêsia5, que l’on traduit habituellement par « franc-parler ». Elle apparaît dans le cours au Collège de France de 1982, L’herméneutique du sujet, et sera le thème principal des cours de 1983, Le gouvernement de soi et des autres, et de 1984, Le courage de la vérité6. Il consacre également à la parrêsia un cycle de six conférences prononcé à l’université de Berkeley en octobre et novembre 19837. 4 Cette notion apparaît dans le cadre d’une réflexion de Foucault sur les rapports de la vérité et du sujet. Après avoir étudié ce qu’il appelle les « formes alèthurgiques » – les pratiques discursives qui ont permis de constituer, comme objet de savoir possible, le

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sujet parlant, le sujet travaillant, le sujet vivant8 – Foucault renverse la perspective et oriente ses recherches vers la constitution du sujet pour lui-même. On sait que pour lui, le sujet fondateur et anhistorique de la philosophie classique, de Descartes à la phénoménologie et à l’existentialisme, n’existe pas. Au contraire, celui-ci a une genèse, une histoire, à travers lesquelles il se constitue et se transforme. En étudiant cette « histoire de la subjectivité », entendue au sens de « la manière dont le sujet fait l’expérience de lui-même dans un jeu de vérité où il a rapport à soi9 », Foucault va s’intéresser en premier lieu au christianisme primitif à propos de cette forme de dire- vrai qu’est l’aveu, puis, remontant le temps, à la philosophie antique, et plus particulièrement à la philosophie gréco-romaine de l’époque impériale. 5 C’est dans son cours du 10 février 1982 qu’il fait pour la première fois mention de la parrêsia, à laquelle il consacrera la totalité du cours du 10 mars. Après avoir caractérisé la philosophie antique par le souci de soi, l’epimeleia heautou, il rappelle que c’est dans le souci de soi, par la conversion à soi à travers l’acquisition de connaissances vraies et la pratique d’exercices spirituels, que le sujet de l’Antiquité se constitue comme sujet éthique, capable de se gouverner lui-même et de gouverner les autres. Mais pour pratiquer ce souci de soi, le sujet a besoin d’un autre : un maître, un directeur. Cet autre pouvant être, comme Épictète, un professeur exerçant au sein d’une école de philosophie, un ami ou un parent, comme Sénèque vis-à-vis de Sérénus ou de Lucilius, ou encore un conseiller privé comme en avaient parfois de grands personnages romains. Or, pour jouer ce rôle, l’autre a toujours besoin d’être doté de parrêsia, notion dont Foucault, avant d’en affiner le sens à travers l’analyse des textes, donne une première définition : « Parrhêsia, étymologiquement, c’est le fait de tout dire (franchise, ouverture de parole, ouverture d’esprit, ouverture de langage, liberté de parole). Les Latins traduisent en général parrhêsia par libertas. C’est l’ouverture qui fait qu’on dit, qu’on dit ce qu’on a à dire, qu’on dit ce qu’on a envie de dire, qu’on dit ce qu’on pense pouvoir dire, parce que c’est nécessaire, parce que c’est utile, parce que c’est vrai10. » 6 La parrêsia du maître est à la fois une technê, une technique, et un ethos, une manière d’être. En tant que technique, elle lui permet d’aider le disciple à se connaître et à se doter des vérités dont il a besoin pour faire face aux événements de la vie et pour vivre une vie véritablement philosophique. Mais elle ne peut réussir comme technique si elle n’est pas également une manière d’être par laquelle le maître manifeste qu’il est lui- même comme ce qu’il dit, faisant en sorte que ce qu’il dit soit immédiatement reçu comme vrai par le disciple. 7 Dans les cours des deux années suivantes, Foucault élargira et approfondira la notion de parrêsia, et ceci dans deux directions. La première est celle de la parrêsia politique, dans le cadre de la démocratie grecque, plus particulièrement athénienne, et à la cour du prince. 8 Dans le cadre démocratique, la parrêsia est un droit politique qui permet à l’homme politique influent (l’exemple sera Périclès), de participer activement au gouvernement de la cité et d’emporter l’adhésion de ses concitoyens par la franchise de son discours. Foucault s’intéressera à l’histoire mythique de cette parrêsia démocratique en analysant quelques tragédies d’Euripide, en particulier Ion, qu’il interprétera comme l’histoire de la vérité abandonnée par les dieux et reprise par les hommes, transférée symboliquement du temple de Delphes à Athènes, où elle sera l’un des fondements de la démocratie. À cette bonne parrêsia démocratique s’oppose une mauvaise parrêsia, analysée notamment à travers la critique du régime démocratique formulée par Platon

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et certains orateurs ou hommes politiques contemporains de la crise de la démocratie athénienne ; c’est celle de la cité où chacun dit et fait ce qu’il a envie de dire et de faire, ou bien dans laquelle seuls sont écoutés les orateurs qui flattent le peuple et ne lui disent que ce qu’il a envie d’entendre. La parrêsia à la cour du prince est aussi longuement analysée par Foucault à travers l’exemple de Platon à la cour de Denys de Syracuse. Avec la montée des monarchies hellénistiques, cette forme de la parrêsia politique va devenir dominante ; le bon prince est celui qui accepte que ses conseillers pratiquent la parrêsia à son égard. Ses investigations sur la parrêsia politique conduiront Foucault à associer très étroitement la notion de risque à la pratique de la parrêsia : celui qui dit la vérité, qu’il soit homme politique, orateur ou conseiller du prince, est quelqu’un qui prend un risque, pouvant aller jusqu’à celui de perdre la vie, pour dire la vérité, et c’est précisément à cela qu’on reconnaît qu’il est un parrèsiaste. 9 La seconde direction est celle de la parrêsia éthique. Foucault, en effet, sera conduit à opposer à la conception moderne de la vérité – qui est la nôtre depuis Descartes – pour laquelle le sujet accède à la vérité par la seule connaissance, dans le respect de règles de forme et d’objectivité, une conception antique pour laquelle l’accès à la vérité requiert du sujet qu’il se transforme lui-même, qu’il devienne un sujet éthique de la vérité11. Ce sont trois principaux moments qu’analyse Foucault. Le moment socratique, lorsque la parrêsia commence à se détacher de la politique pour rentrer dans le cadre des relations interpersonnelles ; Socrate, parce qu’il en a reçu du dieu la mission, est celui qui éprouve les âmes, les aide à découvrir la vérité pour donner forme à leur existence. Le moment cynique, où dans la parrêsia se rejoignent et coïncident exactement un dire- vrai souvent brutal et provocateur et un style de vie absolument dépourvu d’attaches et complètement libre. Enfin le moment de la philosophie gréco-romaine des deux premiers siècles de l’empire, étudié dès 1982 dans L’herméneutique du sujet et qui sera également le thème central de la conférence de Grenoble. Pour accéder à la vie philosophique, devenue une affaire complètement privée, on a absolument besoin de la parrêsia de l’autre ; il s’agit maintenant de savoir comment reconnaître cet autre et quels rapports établir avec lui12. 10 Si elle est proche du cours de 1982 par la période étudiée et les textes analysés, la conférence de Grenoble présente quelques particularités qui contribuent à la rendre très intéressante. Au début de la conférence, Foucault indique qu’il vient présenter un travail en train de se faire : « C’est, dit-il, des matériaux, c’est des références à des textes, des indications ; l’exposé que je vais vous faire est donc lacunaire… ». On y voit s’esquisser un certain nombre de pistes qui seront explorées et approfondies dans les deux dernières années de cours. Beaucoup de développements futurs sont déjà en germe dès le printemps 1982. 11 D’abord du côté de la parrêsia politique, avec les textes tirés de quatre tragédies d’Euripide (Ion, Hippolyte, Les Phéniciennes, Les Bacchantes) sur lesquelles Foucault reviendra longuement l’année suivante. La mauvaise parrêsia politique fait également une apparition fugitive à travers le texte de La République sur les caractères du régime démocratique et la parrêsia du conseiller de prince à travers la description du royaume de Cyrus dans Les Lois et le discours À Nicoclès d’Isocrate. Ensuite du côté du moment socratique de la parrêsia éthique, lorsque Foucault commente le passage du Gorgias sur la pierre de touche, le basanos, dont l’âme a besoin pour accéder à la vérité. Seule la parrêsia cynique, qui prendra tant d’importance en 1984, est encore absente ; la « violence diatribique » sera même opposée à la transparence du discours

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parrèsiastique. Foucault verra tout autrement la parrêsia cynique dans les cours de 1983 et surtout de 1984. 12 Plus, peut-être, que dans son cours au Collège de France, on voit ici Foucault au travail. Probablement parce qu’il s’adresse à des spécialistes de la pensée antique, il adopte un mode d’exposition des textes un peu différent, plus proche du mouvement de la recherche. Il ne donne au début de la conférence qu’une définition très succincte de la parrêsia, qualifiée de « tout-dire » ou « d’obligation de dire ». C’est au final le seul parcours à travers les textes commentés qui va lui permettre, progressivement, d’en faire apparaître le véritable sens. De là vient sans doute une tension qui court tout au long de la conférence, et qui se résorbe et s’apaise lorsque, tout à la fin, Foucault commente le texte de la Lettre 75 de Sénèque à Lucilius, où la parrêsia semble enfin rejoindre ce qu’elle est : l’implication et la manifestation, dans une transparence totale, de celui qui parle dans la vérité de ce qu’il dit. 13 Concernant le deuxième et le troisième volume de l’Histoire de la sexualité, Pierre Hadot avait pu affirmer que si Foucault était un bon historien des faits sociaux et des idées, il n’avait jamais pratiqué la philologie, ne s’était pas posé la question des problèmes liés à la tradition des textes, du déchiffrement des manuscrits, des éditions critiques, du choix des variantes textuelles13. C’est l’une des nombreuses formes qu’a pu prendre le « malentendu14 » constant entre Foucault et les historiens, malentendu qui franchira un nouveau cap en 1978 alors que Foucault décide de se tourner dans son cours au Collège de France vers un nouveau corpus de textes, inédit pour lui, celui des Pères de l’Église. 14 De L’archéologie du savoir (1969), en effet, les historiens ne semblent avoir retenu que la prose critique du philosophe et pas sa tentative de mettre en place une historiographie qui aurait pour tâche de déterminer quelle forme de relations peut être légitimement décrite entre des séries, des découpes, des limites15. Dix ans plus tard, à l’occasion d’un débat avec les historiens de la société d’histoire de 1848 (Maurice Agulhon en tête), Foucault réitère une proposition quasi identique. Une constance qui peut aujourd’hui étonner ! Il s’agit, dit-il, d’élaborer une histoire des singularités et donc de « retrouver les connexions, les rencontres, les appuis, les blocages, les jeux de force, les stratégies, etc., qui ont, à un moment donné, formé ce qui ensuite va fonctionner comme évidence, universalité, nécessité16 ». Là encore, la proposition resta sans véritable effet. 15 1978 reste à bien des égards une date pivot pour Foucault.

16 Son cours sur le Gouvernement des vivants (1979-1980) qui fait une place centrale au corpus patristique (en particulier le De Paenitentia de Tertullien) va l’obliger à pratiquer pour la première fois le texte original17. Mais 1978, c’est aussi l’année où il découvre, sur la suggestion de Paul Veyne, The Making of Late Antiquity de Peter Brown 18. C’est d’ailleurs en 1978 que l’historien de l’Antiquité défend, à partir des ouvrages de Foucault, la possibilité d’une histoire plus réflexive, interdisciplinaire et qui, par la mise en intrigue, doit permettre aux historiens de rompre avec les fausses continuités historiques19. 17 Quatre ans après, cette conférence de Grenoble montre peut-être mieux qu’ailleurs le va-et-vient constant que Foucault cherche à mettre en place entre les textes originaux, leur commentaire littéral, et les enjeux philosophiques, éthiques et surtout politiques que sa lecture sous-tend. Enjeux qui seront par la suite déplacés, reformulés. On peut voir à l’œuvre sa nouvelle attention aux textes, par exemple dans sa manière de construire des concepts à partir de termes classiques. Selon les cas, il décide de forger des néologismes plutôt que d’utiliser le terme français courant comme « aléthurgique »

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(dans son cours du 9 janvier 1980), « exomologétique », « psychagogique » (dans son cours de 1982). Foucault témoigne d’une grande attention à la langue ainsi qu’à l’importance conceptuelle du terme. Il ne s’agit pas seulement pour lui de bien traduire mais de bien désigner le concept. 18 Son retour aux Grecs va l’obliger à changer ses manières de lire. Sa longue introduction à L’usage des plaisirs rappelle cette préoccupation importante ; lui qui n’était ni helléniste, ni latiniste : « Le danger était aussi d’aborder des documents de moi trop mal connus. Je risquais de les plier, sans trop m’en rendre compte, à des formes d’analyse ou à des modes de questionnement qui, venus d’ailleurs, ne leur convenaient guère20. » C’est pourtant cette Grèce de L’usage des plaisirs qui permit, entre autres, à Jean-Pierre Vernant de « considérer le problème de la sexualité dans le monde grec ancien21 ». 19 Ce « dernier Foucault », celui des techniques de soi qui consistent pour chacun à trouver, en soi-même, la manière de se conduire et surtout de se gouverner, ne doit pas nous faire oublier que Foucault eut l’occasion, lors de son premier cours au Collège de France, de montrer sa bonne familiarité avec l’historiographie de la période hellénistique. 20 En effet, dans La volonté de savoir, Foucault cherche à comprendre la manière dont les formes juridiques ont eu en Grèce antique la prétention de départager le vrai du faux, passant de la vérité-défi à la vérité-savoir « liée en sa racine à la justice, à la distribution et à l’ordre22 ». Certes, la Grèce est abordée par le biais de Nietzsche – Foucault tente une généalogie de la connaissance – mais il explore aussi les textes d’historiens : ceux de Louis Gernet, Gustave Glotz et Édouard Will, mais aussi des ouvrages, alors récents, comme Le pur et l’impur dans la pensée des Grecs d’Homère à Aristote de L. Moulinier ou encore Les maîtres de vérité de Marcel Detienne. 21 En 1986, à l’occasion d’un numéro spécial de la revue Le Débat sur Foucault, Henri Joly chercha à faire le point sur ce « retour aux Grecs » de Foucault. Un terrain grec qui pose à l’historien de redoutables problèmes, en premier celui de la continuité et de la discontinuité. Mais Joly déplace le point de vue et préfère souligner que l’apport essentiel de Foucault se situe dans sa manière de lire les textes avec une « insistante méticulosité », incitant les historiens à ne plus les lire comme avant : « C’est tout un pan du monde grec qui a bougé23. » Le texte de la conférence est la transcription littérale d’un enregistrement, dont la qualité sonore est assez médiocre. On a simplement, lorsque cela paraissait indispensable, supprimé quelques interjections et répétitions et rétabli la construction de quelques phrases. Certaines références incorrectes ont également été corrigées. Les passages inaudibles et les mots ajoutés sont indiqués entre crochets. Bien qu’elle soit en partie inaudible, sans doute parce que certains interlocuteurs étaient éloignés de la source d’enregistrement, nous avons conservé la discussion finale, notamment pour l’intérêt des échanges entre Henri Joly et Michel Foucault.

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NOTES

1. Henri Joly (1927-1988) est notamment l’auteur d’un ouvrage consacré à Platon : Le Renversement platonicien. Logos, épistémè, polis, Paris, Vrin, 1974. 2. Ce passage se trouve dans le dialogue fictif entre Foucault et son lecteur par lequel se termine l’Introduction de L’Archéologie du savoir (Paris, Gallimard, 1969, p. 28). 3. Pascal ENGEL, « Michel Foucault : vérité, connaissance et éthique », in Foucault, Paris, Éditions de l’Herne, 2011, p. 324. Pascal Engel date la conférence du printemps 1983. Nous avons retenu la date de mai 1982, proposée par Daniel Defert d’après les archives de Michel Foucault. Elle paraît d’ailleurs plus vraisemblable, dans la mesure où l’analyse de la parrêsia dans la conférence est encore très proche des cours du début de l’année 1982. 4. Un texte de Michel Foucault a été publié en 1983 dans le n° 3 des Recherches sur la philosophie et le langage. La philosophie dans sa langue, dirigé par Henri Joly, mais il s’agit d’un texte intitulé : « Rêver de ses plaisirs. Sur l’onirocritique d’Artémidore ». 5. Les translitérations parrhêsia ou parrhèsia sont les plus conformes au grec ancien, mais pour la transcription de la conférence de Grenoble, nous nous sommes conformés à la solution retenue pour l’édition des derniers cours de Foucault et la plus couramment utilisée dans les études foucaldiennes. 6. Michel FOUCAULT, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2001 ; Le gouvernement de soi et des autres, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2008 ; Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2009. Pour une présentation synthétique de la parrêsia, voir Frédéric GROS, « La parrhêsia chez Foucault (1982-1984) », in Foucault. Le courage de la vérité, Paris, PUF, 2002, p. 155-165, et Michel Foucault, Paris, PUF, 1998, p. 110-123. 7. Ces conférences ne sont pas traduites en français. Une transcription, parfois abusivement remaniée par l’éditeur, a été publiée sous le titre de Fearless Speech, Semiotext(e), Los Angeles, 2001. 8. Michel FOUCAULT, Le courage de la vérité, édition citée, p. 5. 9. Maurice FLORENCE (pseudonyme de Michel Foucault), « Foucault », in Dits et écrits, n° 345, t. II, Paris, Gallimard « Quarto », 2001, p. 1452. 10. Michel FOUCAULT, L’herméneutique du sujet, édition citée, p. 348. 11. Michel FOUCAULT, L’herméneutique du sujet, édition citée, p. 19. 12. La parrêsia politique est principalement étudiée dans le cours de 1983, Le gouvernement de soi et des autres. Le basculement vers la parrêsia éthique est abordé à la fin de ce cours. Le cours de 1984, Le courage de la vérité, porte sur les moments socratique et cynique ; le moment gréco-romain avait été étudié en premier dans L’herméneutique du sujet. Dans les conférences de Berkeley de fin 1983, Foucault retrace, sous une forme plus condensée, l’évolution de la notion de parrêsia, en suivant l’ordre chronologique. 13. Pierre HADOT, La philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2001, p. 214-215. Maria Daraki, dans « Le voyage en Grèce de Michel Foucault » (Esprit, avril 1985, p. 55-83), multiplia elle aussi ce type de critique. 14. Les textes tentant de faire le point sur ce malentendu sont nombreux, citons cependant : Jacques REVEL, « Le moment historiographique », in Luce Giard, Michel Foucault, lire l’œuvre, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 83-96 ; Arlette FARGE, « Face à l’histoire », Magazine littéraire, n° 207, 1984, p. 40-42, et dans une version plus critique Gérard NOIRIEL, « Foucault et l’histoire : les leçons d’un désenchantement », in Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2003, p. 25-46. 15. L’archéologie du savoir, op. cit., p. 17-19.

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16. L’Impossible prison, Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Paris, Le Seuil, coll. « L’Univers historique », 1980, p. 44. 17. Comme le note Philippe Chevallier dans son étude sur Michel Foucault et le christianisme : « Si Foucault revient au texte original, c’est afin que la traduction proposée lui ressemble le plus possible, dans sa syntaxe comme dans sa phonie. » Philippe CHEVALLIER, Michel Foucault et le christianisme, Paris, ENS Éditions, 2012, p. 200. 18. C’est encore en 1978 que le livre de K.J. Dover dont s’inspirera Foucault pour L’usage des plaisirs est publié : Greek Homosexuality, Londres, Duckworth, 1978. Un livre précédé en 1974 par Greek Popular Morality in the Time of Plato and Aristotle, lui aussi cité par Foucault. 19. Paul VEYNE, « Foucault révolutionne l’histoire », in Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, 1978, p. 385-429, et Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Le Seuil, 1983. 20. Michel FOUCAULT, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 14-15. 21. Voir Jean-Pierre VERNANT, « Entretien inédit : “Comme une barque sur un fleuve…” », Anabases 7 (2008), p. 17-32. Ainsi que la discussion qui suivit l’intervention de Pierre Hadot : « Réflexion sur la notion de “culture de soi” », in Michel Foucault, Philosophe, Paris, Le Seuil, 1989, p. 270. Rappelons aussi que deux ans après les deux derniers tomes de L’Histoire de la sexualité des chercheurs français et américains se sont retrouvés pour réinterroger la question de la sexualité antique : les actes furent réunis en un volume intitulé Before Sexuality : The Construction of Erotic Experience in the Ancient Greek World (éd. Winkler HALPERIN, Froma ZEITLIN, Princeton, 1990). 22. Leçons sur la Volonté de savoir, 1970-1971, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2011, p. 123. 23. Henri JOLY, « Retour aux Grecs : réflexions sur les “pratiques de soi” dans L’usage des plaisirs », Le Débat 41 (septembre-novembre 1986), p. 100-120.

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La Parrêsia1

Michel Foucault

1 Je te2 remercie beaucoup de m’avoir invité. Je viens ici, vous savez, en solliciteur : je veux dire que, jusqu’il y a quatre ou cinq ans, ma spécialité, enfin ce qui était le domaine de mon travail, ne touchait guère à la philosophie antique ; et puis c’est à la suite d’un certain nombre de zigzags, de crochets ou de marches régressives dans le temps que j’en suis arrivé à me dire que c’était tout de même très intéressant. Donc je viens là en train de faire un travail. Henri Joly a bien voulu, un jour où je lui posais des questions, lui expliquais mes problèmes, me dire que vous accepteriez peut-être d’en discuter avec moi, dans l’état d’imperfection où se trouve mon travail pour l’instant. C’est des matériaux, c’est des références à des textes, des indications ; l’exposé que je vais vous faire est donc lacunaire et vous serez très gentils si vous voulez bien, premièrement pousser des cris quand je suis décati, m’interrompre quand vous ne comprenez pas ou que ça ne marche pas et puis à la fin en tout cas me dire ce que vous pensez.

2 Voilà donc d’abord comment j’en suis venu à me poser ce genre de questions. Ce que j’avais étudié depuis au fond assez longtemps, c’était la question de l’obligation de dire vrai : qu’est-ce que c’est que cette structure éthique interne au dire-vrai qui fait que, en dehors, si vous voulez, des nécessités se référant à la structure du discours ou à la référence du discours, quel est ce lien qui fait que quelqu’un est obligé à un moment donné de dire vrai ? Et cette question de l’obligation de dire vrai, si vous voulez le fondement éthique du dire-vrai, j’ai essayé de la poser, ou plutôt j’ai rencontré cette question à propos du dire-vrai sur soi-même. Il m’a semblé en effet l’avoir rencontrée plusieurs fois. D’abord dans la pratique médicale et psychiatrique puisque à partir d’un moment donné qui est d’ailleurs très précis et très situable, au début du XIXe siècle, on voit l’obligation de dire vrai sur soi-même s’insérer à l’intérieur du grand rituel de la psychiatrie. Ce problème du dire-vrai sur soi-même, on le rencontre évidemment dans la pratique judiciaire, plus particulièrement dans la pratique pénale. Et puis enfin je l’ai rencontré une troisième fois à propos, disons, des problèmes de la sexualité, plus exactement de la concupiscence et de la chair à l’intérieur du christianisme. 3 Et alors, c’est en regardant d’un peu plus près cette question de l’obligation de dire vrai sur soi-même que l’histoire du christianisme, l’histoire du christianisme primitif, m’est

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apparue comme curieuse et intéressante. Vous le savez mieux que moi, la forme pénitentielle que nous connaissons, qui constitue le sacrement de pénitence, ou plutôt la forme d’aveu qui est liée au sacrement de pénitence, est d’institution relativement récente, en gros le XIIe siècle, et elle a été mise au point, définie, structurée, à partir d’une évolution qui a été lente et complexe. Et si on remonte le temps, on s’aperçoit que, disons au IVe-Ve siècle, bien sûr le sacrement de pénitence n’existe pas, mais on trouve des formes distinctes d’obligation de dire vrai sur soi-même, plus exactement deux formes distinctes : l’une qui est l’obligation de manifester la vérité sur soi-même et l’autre qui est l’obligation de dire vrai sur soi-même – et ceci dans deux contextes, avec deux formes et deux séries d’effets tout à fait différents. 4 Obligation de manifester la vérité sur soi-même, c’est cela qui fait partie du rituel de la pénitence : c’est l’exomologèse, une espèce de dramatisation de soi-même comme pécheur qui se fait à travers le vêtement, les jeûnes, les épreuves, l’exclusion hors de la communauté, l’attitude de suppliant à la porte de l’église, etc. ; dramatisation de soi- même, expression dramatique de soi-même comme pécheur, par laquelle on se reconnaît soi-même comme pécheur, mais sans passer – sans passer en tout cas nécessairement, sans passer premièrement et fondamentalement – par le langage. C’est l’exomologèse. 5 En revanche, lorsqu’on regarde les institutions et les pratiques de la spiritualité monastique, alors on voit une autre pratique qui est tout à fait différente de l’exomologèse pénitentielle. Cette autre pratique, c’est elle qui est imposée à tout novice, à tout moine, jusqu’au moment où il est arrivé enfin à un degré de sainteté suffisant, peut-être même d’ailleurs à tout moine jusqu’à la fin de sa vie. Et cette pratique, c’est une pratique qui consiste non pas du tout à se mettre, à se représenter soi-même dans l’état dramatique du pécheur – après tout le moine est déjà placé à l’intérieur du rituel pénitentiel – mais il a à dire, à quelqu’un qui est son directeur, en principe tout ce qui se passe en lui, tous les mouvements de sa pensée, tout le mouvement de son désir ou de sa concupiscence, ce que dans la spiritualité grecque, chez Évagre le Pontique, on appelle les logismoi, et qui est traduit tout naturellement en latin par les cogitationes, dont Cassien3 rappelle quel est le sens étymologique, à savoir ce qu’il appelle les co-agitationes, c’est-à-dire le mouvement, l’agitation de l’esprit ; c’est cette agitation de l’esprit qu’il faut restituer au fil d’un discours qui est en principe continu et qu’on doit tenir continûment à celui qui est son directeur. C’est cela qu’en grec on appelle l’exagoreusis. Et alors on a bien là l’obligation très singulière, qu’on ne retrouvera pas par la suite parce que, après tout, l’aveu des péchés n’est pas l’obligation de tout dire ; l’aveu des péchés, c’est l’obligation de dire les fautes qu’on a faites, bien sûr, ce n’est pas l’obligation de tout dire, de livrer sa pensée à quelqu’un d’autre. L’obligation de tout dire est tout à fait singulière dans la spiritualité chrétienne du IVe- Ve siècle. On va d’ailleurs la retrouver ensuite ; elle aura malgré tout une longue histoire parallèle et un peu souterraine par rapport au grand rituel de la pénitence, mais on la retrouve évidemment dans la direction de conscience telle qu’elle se développe, telle qu’elle a fleuri aux XVIe et XVIIe siècles.

6 C’est cette histoire du tout-dire, c’est l’obligation de tout dire du mouvement de ses pensées qui m’a retenu et dont j’ai essayé de faire l’histoire, en tout cas de voir d’où cela venait. Et, tout naturellement, j’ai été amené à regarder du côté de la philosophie disons gréco-romaine, [pour] savoir s’il était possible de retrouver un enracinement dans cette pratique de l’obligation de tout dire. J’ai donc regardé cette philosophie, je

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l’ai envisagée comme pratique, c’est-à-dire non pas exactement la philosophie comme direction de conscience, parce que je ne crois pas que cette notion s’applique très exactement à cette forme de philosophie à laquelle je pense. Il me semble que cette pratique philosophique, on peut en repérer les formes et les concepts et en comprendre le développement en la considérant comme étant l’ensemble des principes théoriques, des préceptes pratiques et des procédures techniques par lequel on est amené, appelé à assurer l’epimeleia heautou, le souci de soi-même ; c’est donc, si vous voulez, la philosophie comme fondement théorique, règle pratique, instrumentation technique du souci de soi. C’est sous cet angle-là que j’envisagerai la philosophie de l’époque hellénistique et surtout de l’époque romaine des deux premiers siècles de l’empire. C’est dans ce cadre donc que j’ai essayé de regarder le problème de l’obligation de tout dire. 7 Et bien entendu, on rencontre là une notion qui est importante, qui est la notion de parrêsia : la notion de parrêsia qui, étymologiquement, veut bien dire le tout-dire. Or, la première chose qui m’a frappé, c’est que le mot de parrêsia que nous trouvons dans la spiritualité chrétienne avec le sens de nécessité pour le disciple d’ouvrir entièrement son cœur à son directeur pour lui montrer le mouvement de ses pensées, cette notion de parrêsia, vous la retrouvez bien dans la philosophie gréco-romaine de l’époque impériale, avec cette différence capitale que la parrêsia n’est pas une obligation imposée au disciple, elle est une obligation qui au contraire est imposée au maître. Il est d’ailleurs tout à fait caractéristique de voir que dans cette philosophie au sens où je la définissais tout à l’heure, on est beaucoup plus préoccupé d’imposer au disciple le silence. La régulation des attitudes de silence, depuis le pythagorisme, mais bien plus tard encore, cette prescription des attitudes de silence est ancienne : vous trouvez ça dans le pythagorisme, souvenez-vous du texte de Plutarque le De audiendo 4, souvenez- vous, dans un tout autre contexte, dans Philon d’Alexandrie, La vie contemplative 5, [de] toute la gestuelle du silence qui est imposée à ceux qui sont les disciples, car le disciple, c’est essentiellement celui qui se tait, alors que dans le christianisme, dans la spiritualité chrétienne, le disciple sera celui qui aura à parler. En revanche la parrêsia, l’obligation de tout dire, apparaît comme un précepte qui s’applique au maître, au guide, au directeur, disons à cet autre qui est nécessaire dans le souci de soi ; on ne peut en effet se soucier de soi, on ne peut s’occuper de soi, on ne peut epimeleisthai heautou, qu’à la condition que l’on soit aidé par quelqu’un, et c’est ce quelqu’un, cet autre dans le souci de soi, sur qui pèse l’obligation de parrêsia. 8 Alors, au fond, ce que je voudrais étudier – non pas ce soir, mais, si vous voulez, le cadre dans lequel je me suis posé la question – c’est un petit peu ça : cette espèce d’inversion de charge, inversion de charge qui fait que la parrêsia, c’est-à-dire une certaine obligation de dire, pesait sur le maître dans la philosophie ancienne, et voilà qu’elle va peser sur le disciple, sur celui qui est dirigé, dans la spiritualité chrétienne, avec évidemment tous les changements de forme et de contenu qui sont liés à cette inversion de charge. 9 Voilà donc le problème. Alors d’abord, si vous voulez, je voudrais regarder avec vous quelques textes, antérieurs à la période que je me suis fixée. La période que je me suis fixée, c’est donc, si vous voulez, les deux premiers siècles de l’empire ; je prendrai des textes qui s’échelonnent en gros depuis ce fameux traité de Philodème6, qui date du tout début de l’empire, jusqu’à Galien, c’est-à-dire la fin des Antonins. C’était donc la période que j’ai choisie. Mais je voudrais tout de même regarder un petit peu avant

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quelques textes, enfin les regarder avec vous, vous dire ce qu’ils me suggèrent et vous demander ce que vous en pensez. 10 Sur ce mot de parrêsia, on trouve un texte célèbre de Polybe7 où il parle des Achéens et où il dit que le régime des Achéens était caractérisé par trois choses qui sont la dêmokratia, l’isêgoria et la parrêsia : la démocratie, c’est-à-dire la participation de tous, enfin de tous ceux qui constituent le dêmos, à l’exercice du pouvoir ; l’isêgoria, c’est-à- dire une certaine égalité dans la distribution des charges ; et la parrêsia, c’est la possibilité, semble-t-il pour tous, d’accéder à la parole, le droit à la parole pour tous, parole étant bien entendu la parole qui est déterminante dans le champ politique, la parole en tant qu’elle est un acte d’affirmation de soi-même et de son opinion à l’intérieur du champ politique. Ce texte qui associe parrêsia, dêmokratia et isêgoria est évidemment important. Mais je crois qu’on peut remonter encore au-delà de ce texte de Polybe et repérer un certain nombre d’autres usages à l’époque classique, qui sont intéressants ; en particulier chez Euripide et chez Platon. 11 Chez Euripide, quatre passages emploient le mot parrêsia. Premier passage, c’est dans Ion, vers 669-675. Ce texte dit ceci : « Si je ne trouve pas celle qui m’enfanta, la vie m’est impossible. Et s’il m’était vraiment permis de faire un vœu, puisse-t-elle être athénienne [cette femme, cette femme qui m’enfanta et que je recherche ; M.F.], puisse- t-elle être athénienne, afin que je tienne de ma mère le droit de parler librement [hôs moi genêtai mêtrothen parrêsian : pour que la parrêsia me vienne de ma mère ; M.F.]. Qu’un étranger entre dans une ville où la race est sans tache, si la loi même en fait un citoyen, sa langue restera serve, il n’a point le droit de tout dire [il n’a pas la parrêsia : ouk ekhei parrêsian M.F.] 8. » Alors je crois que ce texte est intéressant, premièrement parce que l’on voit que la parrêsia est un droit, c’est un droit qui est lié à la citoyenneté. Qui n’est pas citoyen, dans une ville dont la race est restée pure, ne peut pas parler ; seul le citoyen est habilité à le faire, et ce droit de parler, on l’a de naissance. Et [deuxièmement], là, il s’agit d’obtenir ce droit de parler de la ligne maternelle, il vient de la mère. C’est en tout cas la naissance, c’est l’appartenance à la citoyenneté, qui seule dans une ville convenablement organisée peut permettre de prendre la parole. D’abord la parrêsia. 12 Deuxième texte : il est dans Hippolyte. C’est aux vers 421 et suivants. C’est un texte intéressant, parce qu’il reprend le thème qu’on trouvait tout à l’heure dans Ion, mais avec une légère modulation qui est intéressante. C’est dans les aveux de Phèdre, [quand] Phèdre avoue sa passion à propos d’Hippolyte et où elle dit, elle évoque toutes ces femmes qui en secret déshonorent la couche de leurs maris et qui, par là même, déshonorent aussi leurs enfants. Et Phèdre dit ceci : « Ah ! puissent-ils, avec le franc- parler de l’homme libre, habiter florissants l’illustre Athènes [elle parle des enfants, des enfants qu’elle a, qu’elle aurait ; M.F.], et se glorifier de leur mère ! Car un homme est esclave, eût-il un cœur hardi, quand il a conscience des fautes d’une mère ou d’un père9. » On voit donc ceci : c’est que la parrêsia, qui est le droit du citoyen, se trouve entachée par les fautes, même les fautes secrètes, qui sont commises par le père ou la mère. Quand le père ou la mère ont commis des fautes, les enfants sont dans la situation de l’esclave, et, étant dans la situation de l’esclave, ils n’ont pas la parrêsia. La tache morale fait déchoir de la parrêsia. 13 Troisième texte, c’est dans Les Phéniciennes, [vers] 387 et suivants. C’est un dialogue entre Jocaste et Polynice. Dans ce dialogue, il est question de l’exil et Jocaste interroge Polynice sur les douleurs et les malheurs de l’exil. Jocaste dit, demande plutôt : « Être

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privé de sa patrie, est-ce un grand mal ? » Et Polynice répond : « Très grand. Le mot reste inférieur à la chose. » Jocaste : « En quoi consiste donc ce mal ? Qu’est-ce que l’exil a de fâcheux ? » Polynice : « Le pire inconvénient, ouk ekhei parrêsian (il n’a pas la parrêsia) ». Et Jocaste répond : « Voilà qui est d’un serf [d’un esclave : doulos ; M.F.], de taire sa pensée (mê legein ha tis phronei). » Polynice répond : « Du maître alors il faut savoir supporter les sottises. » Jocaste : « Autre souffrance, d’être fou avec les fous10 ! » 14 Ce texte est intéressant, parce que, vous voyez, le droit à la parole est là aussi lié au fait que l’on est citoyen dans sa cité. Lorsqu’on habite sa propre cité, on peut parler ; lorsqu’on n’est pas dans sa cité, on n’a pas la parrêsia. L’esclave n’a pas la parrêsia, parce qu’il n’a pas la citoyenneté. Mais qui n’a pas la parrêsia se trouve en même temps soumis à la sottise du maître, à la folie du maître, c’est-à-dire que vous voyez apparaître cette idée que la parrêsia non seulement est un droit, si vous voulez, dans son fondement et dans son origine, mais qu’elle a pour fonction de pouvoir dire quelque chose qui est comme la raison et comme la vérité en face de ceux qui ont tort, ne détiennent pas la vérité, et dont l’esprit est celui de la sottise ou de la folie. La parrêsia dit vrai, elle est donc le droit de dire vrai, en face de celui qui est fou, de celui qui ne détient pas la vérité. Et [quelle] plus grande douleur que se trouver dans une situation d’esclave, soumis à la folie des autres, alors que l’on pourrait leur dire la vérité et que l’on ne peut pas. 15 Enfin quatrième texte : il est dans Les Bacchantes, [vers] 668 et suivants. C’est un texte où le messager vient apporter à Penthée la nouvelle des excès des bacchantes. Il arrive avec cette nouvelle, mais il a peur de dire cette nouvelle à Penthée. Il a peur de parler, et il dit ceci : « Je voudrais savoir si je dois, sans ambages [enfin, je vous cite la traduction ; M.F.], te rapporter cela ou modérer ma langue ? Je crains l’emportement de tes esprits, ô Prince, ton prompt courroux, l’excès de ton humeur royale. » Et Penthée répond : « Tu peux parler : tu n’as rien à craindre de moi. On ne doit pas s’en prendre à qui fait son devoir11. » 16 Alors là, vous avez une situation tout à fait différente. Là, ce n’est pas un citoyen qui affirme ou revendique son droit de parler, puisqu’il est sur sa terre. Tout au contraire, c’est le messager, c’est le serviteur qui vient, qui vient et qui a une mauvaise nouvelle à annoncer ; et voilà que cette mauvaise nouvelle, il a peur d’[en] exciper et il demande en quelque sorte s’il peut bénéficier de la parrêsia, c’est-à-dire s’il peut parler librement. Et ce à quoi Penthée lui répond : oui, tu peux parler librement. 17 Donc dans une situation comme celle-là, vous voyez que c’est en quelque sorte la situation inverse de celle qu’on a vue tout à l’heure. On a un serviteur, un serviteur a quelque chose à dire, il a une mauvaise nouvelle, une nouvelle qui va faire mal à celui auquel il va l’adresser ; est-ce qu’il va pouvoir bénéficier du droit de parler ? Et Penthée, en maître qui est vigilant, qui sait quel est son intérêt et qui sait aussi quel est son devoir, Penthée répond : bien sûr, tu as le droit de parler, je ne te punirai pas de la mauvaise nouvelle que tu m’a apprise, je ne m’en prendrai par la suite qu’aux bacchantes, et il promet châtiment aux bacchantes. On a là, si vous voulez, je crois, un texte dont l’intérêt est double. D’une part puisqu’il pose, vous voyez, le problème qu’on rencontre si souvent dans d’autres tragédies, qui est : que faire du messager qui apporte une mauvaise nouvelle, est-ce que le porteur d’une mauvaise nouvelle doit être puni ou non ? Le droit de parrêsia accordé au serviteur lui promet l’impunité pour la mauvaise nouvelle qu’il apporte. Et puis en même temps, vous voyez apparaître quelque chose qui va avoir, je crois, beaucoup d’importance, et qui est ce qu’on pourrait

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appeler le thème de l’engagement, du pacte parrèsiastique : celui qui est le plus fort et celui qui est le maître ouvre un espace de liberté, un espace de droit de parole, à celui qui n’est pas le maître, et il lui demande de parler, de dire la vérité, une vérité qui peut le blesser, lui le maître, mais pour laquelle il s’engage à ne pas punir celui qui la dit, qui la prononce, et de le laisser libre, c’est-à-dire de dissocier ce qui est énoncé et celui qui l’énonce. 18 Voilà donc quatre textes dans Euripide qui me paraissent poser assez clairement un certain nombre de thèmes de la parrêsia comme exercice du droit politique. Chez Platon, vous trouvez également un certain nombre de textes, là je ne les prends pas tous, simplement ceux qui m’apparaissent les plus significatifs. 19 D’abord dans la République, livre VIII, 557b. Il est question de la description, vous le savez, de la cité démocratique, cette cité démocratique qui est bariolée, diverse, etc., où chacun peut choisir la forme de vie qu’il veut (idia kataskeuê tou hautou biou)12, chacun peut se constituer son propre mode de vie. C’est en cela que consiste la liberté, avec possibilité de faire ce qu’il veut et possibilité de dire ce qu’il veut. La parrêsia apparaît donc par là comme un des traits de cette cité démocratique. 20 Un autre texte, plus intéressant parce qu’il va avoir une fortune historique autrement plus grande, c’est celui qu’on trouve au livre III des Lois, 694a et suivants13. Il s’agit dans ce texte du régime monarchique, très exactement du régime de Cyrus, de la bonne monarchie, de la monarchie modérée, militaire et modérée. Et dans l’éloge que [Platon] fait du régime de Cyrus, deux choses sont à remarquer. D’abord ceci : c’est que les soldats, dans le royaume de Cyrus, la monarchie de Cyrus, avaient une certaine part au commandement, ils pouvaient discuter avec les chefs, ce qui leur donnait hardiesse dans le combat et aussi amitié pour les chefs. D’autre part le roi lui-même autorisait autour de lui ceux qui étaient compétents à avoir, si vous voulez, leur franc-parler, à avoir la parrêsia. Le roi leur donnait ce droit, ce qui lui assurait des succès effectifs, ce qui lui assurait la prospérité et ce qui faisait que cette monarchie était en même temps caractérisée par l’eleutheria, la liberté, philia , l’amitié, et finalement koinônia, la communauté. 21 Et je voudrais à ce sujet citer un texte tout à fait semblable qui se trouve dans le discours d’Isocrate À Nicoclès, où, vous savez, vous avez là aussi une théorie, une représentation du bon pouvoir autocratique monarchique. Et dans le discours À Nicoclès, Isocrate dit ceci : « Tiens pour fidèles, non pas les amis qui louent tout ce que tu peux dire ou faire, mais ceux qui condamnent tes fautes. Donne la parrêsia aux gens avisés (tois euphronousin) afin d’avoir des conseillers pour les affaires embarrassantes. Distingue les flatteurs habiles des serviteurs dévoués pour ne pas laisser les gens malhonnêtes l’emporter sur les honnêtes gens. Écoute les propos que tiennent les gens les uns sur les autres ; efforce-toi de discerner à la fois le caractère de ceux qui parlent et les questions dont ils parlent14. » Laissons la fin du texte, si vous voulez. On y reviendra peut-être tout à l’heure. Vous voyez que ce qui caractérise, ce qui assure la qualité d’un bon gouvernement monarchique, c’est de laisser autour du monarque donc, c’est que le monarque laisse autour de lui, un espace de liberté où les autres pourront parler et lui donner des conseils avisés. 22 Je voudrais aussi ajouter parmi les premiers textes de Platon que je vais citer un passage des Lois, livre VIII, 835c, où, vous savez, Platon explique comment doivent être réglés et régis dans la cité les chants, la gymnastique, la musique. Et il va passer de là à ce qui est la maîtrise des passions et l’expulsion des mauvaises passions. Et il commence

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ce nouveau développement15 en évoquant la possibilité, la nécessité de quelqu’un qui serait comme une sorte de maître de morale. Ce maître de morale, quel il serait ? Ce serait quelqu’un qui par la parrêsia l’emporterait sur tous, qui ordonnerait à chacun ce qui est conforme à la politeia, à la constitution de la cité. Et en faisant cela, il ne ferait pas autre chose que d’écouter la raison, la seule raison, et il serait en quelque sorte dans la cité le seul qui écouterait la seule raison. Être seul à écouter la seule raison, c’est cela qui caractériserait ce qu’on pourrait appeler le parrèsiaste moral de la cité. 23 À ces trois textes de Platon, je voudrais en ajouter un autre qui relève d’une période antérieure mais qui est, je crois, lui aussi fort intéressant, mais alors là pour conduire au problème que je voudrais évoquer aujourd’hui. C’est un texte du Gorgias, et celui-là, je voudrais le lire. Le passage se situe au moment où Calliclès vient de faire sa première et fracassante entrée et où, après avoir repris les insuffisances du discours de Gorgias et de Polos, il dit : eh bien ! moi, je vais parler, je vais parler jusqu’au bout, je ne vais pas m’encombrer de toutes les timidités de ceux qui ont parlé avant moi. Et il explique comment et pourquoi on peut faire raisonnablement une action injuste. Et c’est après ce développement que Socrate intervient et que là aussi il va parler de parrêsia, et d’une façon intéressante : « Si mon âme était d’or, Calliclès, peux-tu douter que je ne fusse heureux de trouver une de ces pierres qui servent à éprouver l’or ? Une pierre aussi parfaite que possible, à laquelle je ferais toucher mon âme, de telle sorte que si elle était d’accord avec moi pour constater que mon âme avait été bien soignée, je fusse certain du bon état de celle-ci sans autre vérification. – Où tend ta question, Socrate ? – Je vais te le dire : en réalité, je crois avoir fait en ta personne cette précieuse trouvaille [donc de la pierre qui va permettre d’éprouver son âme ; M.F.]. – Comment cela ? – J’ai la certitude que ce dont tu tomberas d’accord avec moi sur les opinions de mon âme, cela, du même coup, sera vrai. Je réfléchis en effet que pour vérifier correctement si une âme vit bien ou mal, il faut avoir trois qualités, et [je vois bien ; M.F.] que tu les possèdes toutes les trois : epistêmê, eunoia et parrêsia, le savoir, la bienveillance et la parrêsia. Je rencontre souvent des gens qui ne sont pas capables de m’éprouver, faute d’être savants, comme tu l’es ; d’autres qui sont savants16 » etc. 24 Alors la parrêsia apparaît ici dans un sens qui est très différent de celui où on l’a vue fonctionner tout à l’heure, soit quand elle était un droit des citoyens, soit encore quand elle était la nécessité ou le critère d’un gouvernement monarchique raisonnable et qui se laissait dire la vérité. Maintenant, il s’agit d’une parrêsia qui va servir d’épreuve et de pierre de touche pour l’âme. Lorsqu’une âme veut avoir une pierre de touche, c’est-à- dire si elle veut savoir – et alors le texte emploie à un moment donné (la traduction ne le rend pas bien, mais peu importe) le mot important de therapeuein – c’est-à-dire si l’âme se cherche dans sa volonté de se soigner, de prendre soin d’elle-même, si elle veut trouver une pierre de touche qui lui permette de repérer où elle en est de sa santé, c’est-à-dire de la vérité de ses opinions, elle a besoin de quelqu’un, d’une autre âme qui va se caractériser donc par l’epistêmê, le savoir, [par] l’eunoia, la bienveillance, et par la parrêsia. Les uns manquent de science et ils ne peuvent pas servir de bons critères ; d’autres manquent d’amitié, ils n’ont pas l’eunoia ; quant à Polos et Gorgias qui ont parlé tout à l’heure, Socrate dit en effet : ils manquaient de parrêsia, ils ont été timides, ils ont eu honte d’aller jusqu’au bout de ce qu’ils pensaient, à savoir qu’il était raisonnable de commettre des actions injustes. Calliclès lui, dit Socrate évidemment ironiquement – mais peu importe l’ironie pour l’instant – Calliclès lui, va être la bonne pierre de touche de l’âme en bonne santé : il a l’epistêmê, du moins il prétend l’avoir, il

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prétend avoir l’amitié, et puis justement il ne manque pas de cette parrêsia, il n’est pas freiné par ce scrupule, cette pudeur qui caractérisait Polos et Gorgias. 25 On a là, me semble-t-il, la première formulation dans la pensée grecque de la parrêsia comme élément constitutif et indispensable du rapport d’âmes. Quand une âme veut prendre soin d’elle-même, quand elle veut assurer cette epimeleia heautou qui est fondamentale, lorsqu’elle veut se therapeuesthai, se soigner elle-même, elle a besoin d’une autre âme, et cette autre âme doit avoir la parrêsia. 26 C’est dans ce contexte-là que je voudrais replacer un petit peu, non pas tellement l’analyse, que les questions à poser ce soir. Il me semble qu’en tout cas, si on voulait faire l’analyse de la parrêsia, ce n’est certainement pas en essayant d’embrasser toute la notion dans son champ général, dans ses significations générales. Au fond, la notion de parrêsia, je crois qu’elle est toujours liée à une pratique. Si vous prenez les textes, alors, auxquels je m’intéresse – Ier-IIe siècle – vous voyez en effet la notion de parrêsia dans différents contextes pratiques assez différents. 27 Premièrement, vous la trouvez dans le contexte de la rhétorique – Quintilien, livre IX, chapitre 217, chapitre qui est consacré aux figures de pensées, sententiarum figurae, c’est- à-dire à tout ce qui fait que la pensée, quand elle s’exprime, s’éloigne du simplici modo indicandi. Donc, dans ce chapitre sur les figures de pensées, voilà que Quintilien fait une place à une figure de la pensée qui est une non-figure, qui est la figure zéro, celle qui fait croître l’émotion de l’auditeur, celle qui agit par conséquent sur l’auditeur sans être adsimulata et sans être arte composita, sans être donc ni feinte ni simulée ni composée par l’art et la technique ; c’est l’oratio libera, c’est-à-dire l’exclamation et l’expression directe de la pensée sans aucune figure particulière, cette oratio libera dont Quintilien dit que les Grecs l’appellent parrêsia et que Cornificius l’appelle licencia. Voilà un premier contexte dans lequel vous trouvez le mot de parrêsia. 28 Second contexte : alors là, il est très intéressant, très large ; il serait à inventorier – je n’ai pas fait cet inventaire, j’essaierai de le faire peut-être plus tard : ça serait l’usage du mot parrêsia dans la pensée politique. Et alors là, il faudrait retracer la ligne qu’on a tous dessinée, avec Platon quand il décrivait le royaume de Cyrus ou dans le texte d’Isocrate adressé à Nicoclès, le discours À Nicoclès. Alors là, la parrêsia apparaît évidemment comme une notion très importante dès lors qu’on a affaire à une structure politique où la principauté, la monarchie et l’autocratie sont devenues, en effet, un fait politique. La parrêsia, dans tous ces textes-là, tous ces textes historiques et politiques, n’est plus liée évidemment à l’isêgoria ou à la dêmokratia, elle est au contraire liée à l’exercice d’un pouvoir personnel et à une très forte structure inégalitaire. La parrêsia ainsi entendue n’a pas du tout le statut d’un droit qu’on exercerait par naissance ; elle est une liberté, une liberté accordée et concédée par le souverain ou d’ailleurs par le riche, le puissant. Mais c’est une liberté qu’il doit accorder, qu’il doit accorder pour pouvoir être un bon souverain, pour être riche et puissant comme il faut. La parrêsia est le critère du bon souverain, c’est le critère du règne illustre. Et alors là, on pourrait reprendre tous les portraits des différents empereurs par les historiens de cette époque-là ; je crois que la présence ou l’absence de parrêsia est certainement un des grands traits distinctifs du bon et du mauvais souverain ; tout le problème d’ailleurs des rapports entre l’empereur et le sénat est présent dans cet enjeu, dans l’enjeu autour de la parrêsia. 29 La parrêsia est donc une liberté, une liberté que le souverain doit donner. Et cette liberté qui est donnée ainsi par le prince à d’autres, cette liberté, il ne faut pas la

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comprendre comme étant une sorte de délégation de pouvoir, ce n’est pas non plus une participation au pouvoir. La liberté que le prince donne au parrèsiaste dont il a tant besoin pour gouverner, cette liberté s’adresse à quoi ? Quel est son domaine d’application ? Ce n’est pas la politique, ce n’est pas la gestion de la république, ce n’est pas une part de son pouvoir qu’il a donnée à d’autres. Il donne à d’autres la liberté d’exercer, s’ils le peuvent et s’ils en sont capables, un pouvoir sur sa propre âme à lui, le souverain ; la parrêsia politique a pour point d’application, non pas le domaine de l’action politique, mais l’âme du prince. Et dans cette mesure-là, vous voyez que cette parrêsia politique est tout de même très proche de celle qu’on étudiera tout à l’heure, qui est la parrêsia dans la direction de conscience. Vous voyez aussi que cette parrêsia ainsi entendue comme liberté de dire pour agir sur l’âme du prince, elle est liée à un certain type de structure politique, elle est liée aussi à la forme politique de la cour. Et je crois qu’il y aurait toute une longue histoire de la parrêsia […] 18 tout au long des systèmes politiques, dans toutes les formes de systèmes politiques qui ont comporté la cour. Jusqu’au XVIIIe siècle, dans la pensée politique européenne, le problème de la parrêsia, de la liberté de parler pour le conseiller du prince, est un problème politique. Avant que se pose le problème de la liberté d’expression pour tout le monde, le problème du droit au franc-parler à l’intérieur de l’espace de la cour a été un problème politique majeur. Alors on pourrait s’amuser à regarder ça, voir ce qu’a été, par rapport à la parrêsia, le portrait du bon conseiller ; le favori, comme personnage négatif : c’est celui justement qui est le flatteur et non pas le parrèsiaste ; le prédicateur de cour : celui qui, protégé par son statut de prêtre et par le lieu d’où il parle, la chaire, celui-là est tenu à la parrêsia. Ce sont les limites de la parrêsia. Il y aurait, je crois, toute une analyse historico-culturelle à faire de la parrêsia dans son rapport avec la structure de la cour. 30 En tout cas, ce n’est pas ces problèmes-là que je voudrais étudier aujourd’hui ; je voudrais prendre un autre contexte pratique qui n’est donc ni celui de la rhétorique, ni celui de la politique, mais qui est celui de la direction de conscience. Alors là, si vous voulez, je voudrais indiquer deux ou trois questions de méthode. Premièrement : cette question de la parrêsia dans la direction de conscience, elle a été évoquée dans un certain nombre d’études, mais je ne crois pas qu’elle ait jamais donné lieu à une analyse directe et claire. Le texte qui me parait le plus plein de renseignements, vous le connaissez sans doute, c’est un texte de Gigante qui a paru dans les actes du congrès Guillaume Budé de 196819 et qui est une présentation, justement, du texte de Philodème qui s’appelle le Peri parrêsias 20. Alors là, à travers le texte de Gigante, se référant à Philippson et à d’autres auteurs antérieurs, on voit à peu près quel est l’enjeu de ce débat : la question de savoir si la parrêsia doit être considérée comme une vertu, si elle doit être considérée comme une technique, ou s’il ne faut pas la considérer comme un mode de vie. Pour dire les choses très schématiquement, il me semble […]21 que ce soit un mode de vie, un mode de vie comme pourrait l’être par exemple le mode de vie philosophique. Il est absolument certain que le mode de vie philosophique implique absolument la parrêsia ; il ne peut pas y avoir de philosophe qui ne soit un parrèsiaste ; mais le fait d’être parrèsiaste ne coïncide pas exactement avec le mode de vie philosophique. Je crois que – en tout cas c’est ce que je voudrais vous suggérer – il faudrait envisager la parrêsia sous l’angle de ce qu’on appelle maintenant une pragmatique du discours, c’est-à-dire qu’il faudrait considérer la parrêsia comme l’ensemble des caractères qui fondent en droit et qui assurent en efficacité les discours de l’autre dans la pratique du souci de soi. Autrement dit, si vous voulez, si la pratique

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philosophique est bien, comme je vous le disais tout à l’heure, l’exercice du souci de soi, ou l’ensemble des pratiques, règles et techniques qui assurent l’exercice du souci de soi, si donc la pratique philosophique, c’est bien l’exercice du souci de soi, si le souci de soi a besoin de l’autre et du discours de l’autre, quel est le caractère essentiel de ce discours de l’autre envisagé comme acte, comme action sur moi ? Ce discours a, je crois, pour caractère, doit avoir pour caractère, d’être le discours de la parrêsia. La parrêsia caractérise le discours de l’autre dans le souci de soi. 31 Pour essayer d’analyser un peu plus cela, je prendrai alors un certain nombre de références. Gigante, dans sa présentation du texte de Philodème, s’est évidemment centré sur la tradition épicurienne que malheureusement on connaît très mal sur ce point précis. Il se débat avec la fameuse hypothèse que j’appellerais « italienne » de l’Aristote perdu22, et il essaie de montrer que Philodème n’est pas dépendant d’Aristote. J’essaierai de prendre – parce que je ne suis pas capable de résoudre ce problème, bien sûr – j’essaierai de prendre un champ de référence un peu plus large et je regarderai, j’essaierai d’étudier cette parrêsia au point de vue de la pragmatique du discours à travers, un peu le texte de Philodème – mais qui est tellement mutilé qu’il est assez difficile d’en tirer énormément de choses –, dans Sénèque, dans Épictète, dans Plutarque, bien sûr, et aussi dans un texte de Galien. 32 Et c’est là où je voudrais commencer par prendre deux textes qui me serviront un petit peu de fil directeur, pour étudier cette notion de parrêsia. L’un, c’est tout simplement le texte de présentation des Entretiens d’Épictète rédigé par Arrien 23. C’est un texte très intéressant et qui est un petit traité de la parrêsia, [une] réflexion sur la parrêsia – c’est une petite page. Et Arrien explique donc qu’il est amené à publier les Entretiens d’Épictète, puisque des versions défectueuses sont en train de circuler : je veux, dit-il, publier ces Entretiens afin de faire connaître la dianoia et la parrêsia d’Épictète : la dianoia, c’est-à-dire le mouvement de la pensée, le mouvement de la pensée d’Épictète, et puis [la] parrêsia qui est précisément la forme propre à son discours. Dianoia et parrêsia sont associées et ne seront pas dissociées d’ailleurs tout au long du texte ; ce qu’Arrien veut rendre présent, c’est l’ensemble constitué par la dianoia et la parrêsia d’Épictète. Et pour pouvoir restituer ainsi la dianoia et la parrêsia d’Épictète, qu’est-ce qu’il va faire ? Il va, dit-il, publier, livrer au public, les notes qu’il a prises, les hupomnêmata. Alors cette notion de hupomnêmata est une notion technique qui est importante, c’est la transcription des notes prises par l’auditeur quand le philosophe est en train de parler. Et ces transcriptions, c’est également des cahiers d’exercices, puisque, avec ces hupomnêmata qu’il faut relire régulièrement, on réactive sans cesse ce qui a été dit par le maître. Souvenez-vous de Plutarque, par exemple, envoyant le Peri epithumias à Paccius, et où il lui dit : je sais que tu es pressé, tu as absolument besoin d’un traité sur la tranquillité de l’âme d’une façon très, très urgente. Tu ne peux pas attendre, je t’envoie les hupomnêmata que j’ai écrits pour moi24. Et à l’intérieur même du texte d’Épictète, vous avez un certain nombre de références à ça. Épictète, par exemple, à certains moments dit : voilà ce que j’ai à vous dire, il faut maintenant le meletan, le méditer, le réactualiser, y repenser sans arrêt, il faut le graphein, l’écrire, il faut le lire et il faut gumnazein, s’exercer dessus. Arrien va donc donner, livrer au public, les hupomnêmata des entretiens d’Épictète. 33 Ces hupomnêmata, bien sûr, ils vont rencontrer des objections, car on va dire, les lecteurs vont dire, qu’Épictète n’est pas capable d’écrire comme il faut et dédaigneront la parole d’Épictète qui est sans apprêt ; mais c’est que, justement, les hupomnêmata ont

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pour fonction de livrer la conversation spontanée d’Épictète lui-même, ce qu’il a dit de lui-même, hopote25. Quant à Arrien, il prend le risque de se voir reprocher de n’être pas un écrivain de qualité, mais cela n’a pas d’importance, car ce qu’il veut faire, c’est quoi ? [c’est] faire que la manière dont Épictète agissait sur les âmes quand il parlait, se retransmette d’une façon en quelque sorte transparente à travers les notes qu’il livre, de telle manière que cette action opère sur les lecteurs maintenant. Et tout comme la parole d’Épictète était telle qu’il faisait éprouver à ceux qui l’écoutaient exactement les sentiments, les impressions qu’il voulait, eh bien ! de la même façon, Arrien espère bien que ceux qui vont lire ce texte éprouveront ce qu’Épictète voulait leur faire éprouver. Et s’ils ne l’éprouvent pas, dit Arrien en concluant son introduction, et c’est que, de deux choses l’une, ou bien, lui, Arrien, n’aura pas su les transcrire comme il faut et se sera trompé ; ou alors c’est, dit-il, que les choses devaient être ainsi, c’est-à-dire que ceux qui lisent ne sont pas capables de comprendre. La parrêsia apparaît donc ici comme étant en rupture, où elle néglige les formes de la rhétorique et de l’écriture qui sont traditionnelles : la parrêsia est une action, est telle qu’elle agit, qu’elle permet au discours d’agir directement sur les âmes ; et la parrêsia, dans la mesure même où elle est cette action directe sur les âmes, transmet la dianoia elle-même par une sorte de couplage ou de transparence entre le discours et le mouvement de la pensée. Voilà le premier texte auquel je voulais me référer. 34 Je vais prendre maintenant un second texte, qui un texte de Galien qui se trouve au début du Traité sur la guérison des passions 26. L’ennui de ce texte, c’est qu’il est le seul d’ailleurs, dans ceux que je vous citerai aujourd’hui, où le mot parrêsia ne figure pas – ou le mot grec de parrêsia, ou le mot latin de libera oratio ou de libertas, par lequel on traduit d’ordinaire parrêsia. Le mot parrêsia ne figure pas dans le texte de Galien, et pourtant je crois qu’il est absolument indéniable que c’est exactement la description de la parrêsia, mais vue sous un autre angle, et qui est techniquement très intéressant. 35 Arrien posait le problème suivant : Épictète a parlé, seulement sa parole avait une action sur l’âme des autres, comment transmettre cette action et quel peut être le véhicule de cette parrêsia ? Le problème que pose Galien est tout à fait différent et très curieux ; il est celui-ci : comment est-ce que l’on peut rechercher, trouver et être sûr qu’on a effectivement découvert le parrèsiaste dont on a besoin quand on veut s’occuper de soi-même ? Dans ce texte, Galien, en effet, pose que d’une part, on ne peut pas devenir un homme de bien, un homme accompli (teleios anêr), si on ne veille pas sur soi-même (sautôi pronooumenos). Il faut, dit-il, avoir passé sa vie à veiller sur soi. Et cette vigilance sur soi-même, elle demande des exercices, des exercices continus : deitai gar askêseôn, dit-il. On a besoin d’un exercice, d’une pratique qui doit durer aussi longtemps que la vie. Or cette pratique, elle n’est pas capable de se contrôler elle-même, on a besoin pour la régler de quelqu’un d’autre. Ceux, dit-il, qui s’en sont remis aux autres pour dire ce qu’ils étaient se sont trompés rarement ; en revanche, ceux qui ne l’ont pas fait et se sont crus eux-mêmes excellents se sont trompés souvent. Donc on a besoin de quelqu’un d’autre pour contrôler l’exercice par lequel on va devenir un teleios anêr, un homme accompli. Or cet autre, comment et où va-t-on le trouver ? Ce qui est remarquable dans ce long passage de Galien, c’est que Galien ne parle absolument pas, ni de la compétence technique, ni même du savoir de cet autre dont on a besoin. Il dit simplement ceci : il faut en quelque sorte ouvrir une oreille et voir si on entend parler de quelqu’un, de quelqu’un qui est réputé pour n’être pas un flatteur. Et si on a entendu parler de quelqu’un comme cela, alors on procède à un certain nombre de vérifications – je reviendrai là-dessus tout à l’heure – on procède à un certain nombre de

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vérifications pour être bien sûr qu’il est capable d’alêtheuein, de dire la vérité ; et c’est à ce moment-là, lorsqu’on est bien sûr qu’il est capable de dire la vérité, qu’on va le trouver et qu’on lui demande quelle opinion il a de nous-mêmes ; nous lui demandons quelle opinion il a de nous-mêmes et nous lui expliquons ce que nous croyons être nos défauts et nos qualités, et nous voyons comment il réagit. Et c’est si nous sommes bien sûrs qu’en effet il a la sévérité requise – je reviendrai là-dessus – qu’à ce moment-là on peut lui confier le soin d’aide dont nous avons besoin. Et Galien explique comment lui- même, il a joué ce rôle d’aide et de guide auprès d’un de ses amis qui s’abandonnait trop facilement à la colère, qui avait blessé d’un coup d’épée deux de ses esclaves qui avaient perdu ses bagages pendant un voyage, peu importe, et, bref, l’homme colérique a été guéri. 36 Je crois qu’on a là un petit tableau de la direction de conscience et des éléments constitutifs de la parrêsia ; on a les éléments constitutifs de la parrêsia, d’abord parce qu’on voit la parrêsia liée très clairement au souci de soi, on la voit très clairement liée à l’askêsis, à l’exercice, on la voit très clairement liée à la flatterie et on la voit en opposition avec la colère. C’est à partir de ces deux textes, en me servant d’eux comme [étant] parmi les exposés les plus denses, et les plus développés en même temps, sur la parrêsia, que je voudrais maintenant voir un peu comment on peut l’étudier, cette parrêsia, non pas donc comme vertu, non pas donc simplement comme technique, mais pas non plus comme mode de vie. 37 Qu’est-ce qu’on peut dire sur la parrêsia dans cette pratique de la direction de conscience ou plutôt, si vous voulez, dans la pratique du souci de soi ? Premièrement, la parrêsia s’oppose à la flatterie. La flatterie est, vous le savez, une notion extrêmement importante dans l’éthique, et dans l’éthique politique, de toute l’Antiquité ; il y a infiniment plus de textes, plus de références ou de considérations sur la flatterie, par exemple, que sur l’éthique sexuelle ou l’éthique des plaisirs de la chair, gourmandise ou concupiscence. La flatterie est une notion très importante qui est au cœur, je crois, de beaucoup de problèmes du gouvernement de soi et du gouvernement des autres. Je crois d’ailleurs que pour comprendre ce qu’est la flatterie, il faut la coupler à son tour avec ce qui en est le complémentaire ; je dirais que la parrêsia est l’inverse de la flatterie et [que] la flatterie est le complémentaire de la colère. La colère, dans l’éthique ancienne, ce n’est pas simplement l’emportement de quelqu’un contre quelqu’un d’autre ou quelque chose ; la colère, c’est toujours l’emportement de celui qui a le plus de pouvoir et qui se trouve en situation d’exercer ce plus de pouvoir au-delà des limites qui sont raisonnables et qui sont donc moralement acceptables. La colère, c’est toujours l’emportement du plus fort ; là-dessus, les analyses de Sénèque, les analyses de Plutarque sont absolument évidentes. Donc la colère, c’est le comportement de celui qui s’emporte contre plus faible que lui. La flatterie, c’est exactement l’attitude inverse : la flatterie, c’est le comportement du plus faible, qui est destiné à s’attirer la bienveillance du plus fort. On pourrait dire, si vous voulez, qu’on a donc un ensemble assez complexe, avec la colère, dont l’opposé est la clémence ; le complémentaire de la colère, c’est la flatterie ; et l’opposé de la flatterie, c’est la parrêsia : colère et clémence, flatterie et parrêsia. La parrêsia s’oppose à la flatterie, la limite, la contrebat, tout comme la clémence limite, contrebat la colère. La colère est un comportement qui appelle la flatterie et la clémence est, de la part de celui qui exerce le pouvoir, un comportement raisonnable qui laisse ouvert l’espace de la parrêsia. Cette figure à quatre termes – colère, clémence, flatterie, parrêsia –, je crois, est à retenir.

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38 La parrêsia comme anti-flatterie se présente sous trois formes. Premièrement, la parrêsia est en rapport direct avec le précepte delphique, avec le gnôthi seauton. [Sur] la flatterie, je vous renvoie à Plutarque, c’est bien entendu le texte fondamental sur cette question, qui est le Comment distinguer le flatteur du véritable ami27. Alors ce texte – que j’appellerais, si vous voulez, le traité du flatteur – est en fait un traité sur l’opposition flatterie – parrêsia. Et le véritable ami qui est opposé au flatteur, c’est toujours l’ami en tant qu’il dit la vérité. Dans cette mesure-là, je crois que le traité de Plutarque est absolument central pour la plupart des analyses qu’on a à faire sur le problème de la parrêsia et surtout son opposition à la flatterie. Alors le texte de Plutarque est là-dessus très clair, il dit : le flatteur, c’est celui qui combat le précepte delphique, c’est celui qui empêche qu’on se connaisse soi-même. Et par conséquent, la parrêsia sera l’instrument nécessaire, ce sera ce qui, dans l’autre, me permet, à moi, de me connaître moi-même. Et Galien fait écho à ce lien entre la parrêsia et le précepte delphique, ou entre la flatterie et la méconnaissance du précepte delphique, dans le début de ce même passage que je vous citais tout à l’heure, c’est-à-dire au début du Traité sur la guérison des passions, où il dit que quand il était jeune, lui Galien, il n’accordait aucune importance au gnôthi seauton et que c’est simplement plus tard, lorsqu’il a compris le danger qu’il y avait à s’aimer soi-même et à laisser les flatteurs le flatter, c’est à partir de ce moment- là qu’il a compris l’importance du gnôthi seauton 28. Donc la parrêsia est, va être anti- flatterie et, dans cette mesure-là, agent du gnôthi seauton. 39 Dire que la parrêsia est l’agent du gnôthi seauton, cela ne veut pas dire exactement que la parrêsia a à parler au sujet de lui-même ; le parrèsiaste, ce n’est pas celui qui va parler au sujet, à l’individu, de lui-même, parler de ses affaires, lui dire exactement qui il est, quel est son caractère, etc. Bien sûr il a à le faire, mais l’essentiel de la fonction parrèsiastique sera plutôt d’indiquer au sujet quelle est sa place dans le monde ; le parrèsiaste, c’est donc celui qui aura à tenir des propos sur ce que c’est que l’homme en général, ce que c’est que l’ordre du monde, ce que c’est que la nécessité des choses. Le parrèsiaste en particulier – et alors là les textes d’Épictète sont très clairs là-dessus – le parrèsiaste, c’est celui qui dit, à chaque instant ou chaque fois que l’autre en a besoin, quels sont les éléments qui dépendent de lui et quels sont les éléments qui ne dépendent pas du sujet. Et le parrèsiaste, en tant qu’il est le critère de distinction, qu’il détient le critère de distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, c’est cela qui lui permet en même temps d’être l’agent du gnôthi seauton. Revoyez Épictète, voyez aussi Marc Aurèle. Et alors je me demande si ce n’est pas au moins un aspect du sens que prend le texte d’Épicure qu’on vous a reproduit – alors qu’avec prudence et timidité, je n’avais pas osé le demander – le texte d’Épicure que François Heidsieck a mentionné et traduit : « Pour moi, dit-il, avec la licence du physiologue, j’aimerais mieux dire obscurément des choses utiles à tout homme quand même personne n’y comprendrait rien, plutôt que de composer avec des opinions reçues pour recueillir la louange qui tombe dru de la bouche de la plupart29. » Je ne veux pas commenter le reste du texte qui est très difficile. C’est de toute façon un texte isolé, qu’aucun effet de contexte ne peut éclairer ; mais il me semble que la licence du physiologue, la parrêsia dont se sert le phusiologos, se réfère à cette fonction : celui qui, connaissant quelle est la nature des choses, connaissant ce qu’est la phusis, peut être le parrèsiaste qui va dissiper les illusions, faire taire les craintes, renvoyer les chimères et dire à l’homme ce qu’il est véritablement.

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40 Voilà en tout cas tout cet axe de la parrêsia comme fonction du gnôthi seauton. Vous voyez que nous sommes là, en un sens, à l’opposé de la structure platonicienne. Dans la structure platonicienne, le gnôthi seauton s’effectue par un mouvement de retour du sujet sur lui-même dans la forme de la mémorisation : si tu veux savoir qui tu es, souviens-toi de ce que tu as été ; ici, [au contraire, si tu veux] savoir qui tu es, demande qu’il y ait quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autre qui détienne la parrêsia, qui se serve de la parrêsia et qui dise effectivement quel est l’ordre du monde dans lequel on se trouve placé. Voilà un des premiers aspects de la parrêsia sur lequel je voulais insister. 41 Second aspect, c’est que la parrêsia – on l’a très bien vu dans la présentation d’Arrien – la parrêsia se caractérise par une liberté de forme. Le parrèsiaste est celui qui n’a à tenir compte, ni des règles de la rhétorique – cela va de soi – ni même des règles de la démonstration philosophique ; il s’oppose à la rhétorique, il s’oppose à l’elegkhos30, il s’oppose aussi à la démonstration, à la rigueur des preuves, à ce qui va forcer l’individu à reconnaître que ceci est la vérité et ceci n’est rien. La parrêsia est donc de ce point de vue une forme de discours différente de la rhétorique, différente aussi de la démonstration philosophique proprement dite. La question alors se pose de savoir si la parrêsia ne va pas être cette espèce de modulation affective, intense et occasionnelle du discours tel qu’on le trouve par exemple dans la littérature diatribique : cette interpellation du philosophe arrêtant quelqu’un dans la rue, interpellant quelqu’un au milieu d’une foule, ou encore comme le dit Dion de Pruse, se dressant sur le théâtre et disant à la foule ce qu’il a à lui dire, en la convainquant par un discours fort dans ses intonations, est-ce que c’est cela, la parrêsia ? Alors je crois que c’est en fonction de cela qu’il faut lire un certain nombre de textes, et en particulier des textes de Sénèque31. Vous avez dans les lettres de Sénèque plusieurs passages, où il est question, très manifestement, de cette littérature de type diatribique. Vous les trouvez à la lettre 29, je crois, à la lettre 40 et à la lettre 3832. Vous avez là un certain nombre d’indications sur ce genre-là de littérature, passionnée, violente, interpellatrice, et dont Sénèque justement veut se démarquer en disant qu’on a là des effets en quelque sorte supplémentaires, qui dépassent la pensée et qui n’ont pas la mesure qui est nécessaire pour obtenir sur l’âme les effets que l’on veut. Et à cette littérature de tribun, Sénèque préfère soit les lettres individuelles, soit encore la conversation. Je crois que c’est la conversation, c’est l’art de la conversation qui va, là, être la forme la plus immédiatement coïncidente, convergente avec ce qu’exige la parrêsia ; parler comme il faut, parler dans une forme telle que l’on puisse agir directement sur l’âme de l’autre, parler sans s’encombrer de formes rhétoriques, sans exagérer non plus les effets que l’on veut obtenir, c’est cela qui se trouve réalisé dans la conversation. Alors là aussi, il faudrait regarder comment la littérature de conversation, les règles de la conversation philosophique, telles qu’on les voit suggérées dans ces textes, en particulier de Sénèque, combien elles divergent de ce que peut être l’interrogation socratique. 42 Pourquoi la parrêsia a-t-elle besoin de cette forme, de cette forme qui n’est donc ni celle de la rhétorique, ni celle de l’argumentation philosophique, ni celle de la diatribe ? C’est que la parrêsia a essentiellement pour point d’accrochage, si elle veut agir sur les âmes, elle a pour point d’accrochage le kairos ; le kairos, c’est-à-dire l’occasion. Il ne s’agit en effet, ni d’un acte de mémoire par lequel le sujet retrouverait ce qu’il était, ce qu’il a pu contempler ; il ne s’agit pas non plus de le contraindre par la nécessité d’un raisonnement ; il s’agit de saisir, au moment où il apparaît, le kairos, l’opportunité, pour lui dire ce qu’on a à lui dire. Et cette opportunité, elle doit tenir compte de deux

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choses : elle doit tenir compte d’abord de ce qu’est l’individu lui-même – je vous renvoie à la lettre 5033 de Sénèque qui est très intéressante et où il parle à Lucilius de deux amis auxquels il s’agit de donner des conseils et qui ne se présentent pas de la même façon, l’un étant plus malléable, l’autre l’étant un peu moins : comment va-t-on faire ? Comment va-t-on intervenir sur eux ? Vous avez là une problématique de la parrêsia individuelle. Vous avez aussi la problématique de la parrêsia en fonction de la peristasis, en fonction des circonstances ; et on ne peut pas dire la même chose à quelqu’un dans telle ou telle circonstance. 43 Plutarque, par exemple, cite le cas de Cratès – Cratès le Cynique qui était précisément l’homme de la parrêsia, dépouillée de toute rhétorique –, et [notamment] dans ses rapports avec Démétrius Poliorcète34. Quand Démétrius avait conquis Athènes, était un souverain puissant, Cratès l’agressait toujours dans une parrêsia par laquelle il lui montrait combien sa souveraineté était peu de chose et comment lui, Cratès, trouvait préférable son propre genre de vie à celui de Démétrius. Et puis voilà que Démétrius, ayant perdu le pouvoir, aperçoit Cratès qui vient vers lui ; et, dit Plutarque, Démétrius craignait fort la parrêsia de Cratès. Cratès, justement, s’est approché de lui et a développé devant lui la thèse que l’exil, la perte du pouvoir, etc., ne sont pas véritablement des maux et lui a adressé des paroles de consolation. La vraie parrêsia de Cratès ne consiste pas, par conséquent, à blesser toujours celui auquel il s’adressait, mais à saisir le moment et les circonstances selon lesquels on pouvait parler de telle ou de telle manière. Plutarque aussi a là-dessus un texte qui est clair et où il dit, à propos de ce qui caractérise la parrêsia de l’ami véritable : elle utilise, cette parrêsia, le metron, la mesure, le kairos, l’occasion, sugkrasis, le mélange, l’adoucissement, le mélange qui permet l’adoucissement35. 44 Dans cette mesure-là, la parrêsia apparaît comme un art du kairos, un art du kairos qui s’apparente donc à celui de la médecine. [Souvenons-nous de] toutes les métaphores de la parrêsia comme assurant le therapeuein de l’âme ; c’est un art semblable à celui de la médecine, c’est un art semblable à celui du pilotage et c’est un art, aussi, semblable à celui du gouvernement et de l’action politique : la direction de conscience, le pilotage, la médecine, l’art de la politique, l’art du kairos. Et la parrêsia est précisément la façon dont celui qui dirige la conscience d’un autre doit saisir le bon moment pour lui parler comme il faut en se tenant par conséquent libre, et des nécessités de l’argumentation philosophique, et des formes obligées de la rhétorique et des enflures de la diatribe. 45 Troisième caractère de la parrêsia (donc celui dont je viens de vous parler, c’est la parrêsia en fonction du kairos ; le premier, c’était la parrêsia opposée à la flatterie). Opposée à la flatterie, la parrêsia, vous voyez, apparaît comme proche d’une vertu. Mais comme technique du kairos, la parrêsia apparaît comme apparentée à une technique. Mais je crois qu’on ne peut pas s’en tenir là parce que la parrêsia n’est pas simplement une vertu individuelle ; elle n’est même pas simplement une technique que quelqu’un pourrait appliquer à quelqu’un d’autre. La parrêsia, c’est toujours une opération à deux termes ; la parrêsia, c’est quelque chose qui se joue entre deux partenaires. Et la parrêsia émet, d’une certaine façon – même si l’on peut dire, et si les textes nous disent, que l’un a la parrêsia, c’est-à-dire le directeur a la parrêsia, celui qui guide doit l’avoir –, la parrêsia est en fait un jeu à deux personnages ; et la parrêsia, elle se passe, elle se déroule entre l’un et l’autre, et il faut bien que chacun y joue, d’une certaine façon, son propre rôle.

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46 Premièrement, et ceci est très important, celui qui cherche un parrèsiaste, celui qui veut se soucier de sa propre âme et de lui-même et qui donc a besoin de quelqu’un d’autre, et qui a la parrêsia, celui-là, il ne peut pas se contenter de chercher un parrèsiaste. Il faut qu’il donne lui aussi des signes qu’il est capable et qu’il est prêt à recevoir la vérité de ce que le parrèsiaste va lui dire. Vous avez de ceci une indication dans le texte de Galien dont je vous parlais, où Galien dit ceci : quand tu crois avoir trouvé ton parrèsiaste, c’est-à-dire quelqu’un qui a bien montré, donné des signes qu’il n’était pas capable de flatter, tu vas peut-être être surpris de voir qu’il ne veut pas être ton parrèsiaste : il se dérobe ou il te fait des compliments en te disant qu’au fond, tu n’as que des qualités, tu n’as pas de défauts et que tu n’as pas besoin de prendre soin de toi. Eh bien, dit Galien, s’il te dit ça, dis-toi bien que c’est toi qui ne t’es pas conduit comme il faut. Tu as donné des signes que tu n’es pas capable de recevoir la parrêsia de l’autre, tu as donné des signes que tu serais capable de lui garder rancœur des vérités qui viendraient de lui, ou tu as donné des signes tels qu’il ne s’intéresse pas à toi36. Ce ne sont chez Galien que des indications fugitives. En revanche, je crois que l’entretien II, 24 d’Épictète37 répond très exactement à ce type-là de question. C’est un entretien très curieux et très étrange. Je ne sais pas si vous vous souvenez, c’est l’histoire d’un petit jeune homme, joli, frisé, fardé, qui est souvent venu écouter Épictète. Et voilà qu’au bout d’un certain temps, il s’adresse à Épictète – c’est comme ça que s’ouvre l’entretien : – je suis souvent venu pour t’écouter ; or tu ne m’as pas répondu ; je t’en prie, dis-moi quelque chose, je te prie de me dire quelque chose (parrakalô se eipein ti moi). Certes il a été là, il s’est placé devant les yeux d’Épictète, il était là pour écouter, c’était en effet son rôle, puisque son rôle n’est pas de parler, mais d’écouter. Mais voilà que l’autre n’a rien dit, celui qui aurait dû parler et qui était tenu, en tant que maître, à la parrêsia. C’est une demande de parrêsia qu’adresse le jeune homme ; et Épictète lui répond ceci, il lui dit : il y a deux choses, deux arts. Il y a l’art de parler (technê tou legein) et il y a aussi – il ne dit pas l’art, il dit l’empeiria – l’expérience d’écouter. Alors problème : est-ce qu’écouter est un art ou simplement une expérience, enfin une certaine compétence ? Ça serait à discuter. Je crois que oui : il y a un art de parler, il y a une compétence à écouter. En tout cas, dit Épictète, il y a une compétence à écouter. On pourrait s’attendre à ce moment-là qu’Épictète fasse comme ce qu’a fait Plutarque dans le De audiendo, c’est-à-dire qu’Épictète se mette à expliquer ce que c’est que cette compétence à écouter : comment se tenir, comment ouvrir ses oreilles, comment diriger son regard, comment prendre des notes après, comment se remémorer ce qu’a dit l’autre. En réalité, ce n’est pas du tout cette compétence-là à écouter, cette technique d’écoute que va développer Épictète. Il va développer autre chose : il va développer ce qui est nécessaire à l’auditeur de savoir pour pouvoir écouter comme il faut. Il faut que l’auditeur sache un certain nombre de choses et montre qu’il les sait ; et ces choses, c’est précisément les thèmes fondamentaux de la philosophie d’Épictète, c’est le fait que c’est de la proairesis simplement que dépend notre bien, que c’est en nous-mêmes et de nous-mêmes seulement que nous devons attendre ce qui constituera la perfection de notre existence, etc. Et Épictète résume rapidement les thèmes fondamentaux de sa philosophie et il lui dit : c’est cela que tu devrais savoir et que tu aurais dû montrer pour que je te parle. Parce que, dit Épictète, celui qui parle est le maître, il est comme la brebis ; si l’on veut que la brebis broute, faut-il encore la conduire jusqu’à un pâturage où l’herbe est verte, une herbe dont la verdeur l’incite précisément à brouter. De la même façon, dit-il, quand on voit des petits enfants qui jouent, on est incité à jouer avec eux ; de la même façon, si tu ne m’incites pas à parler,

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si tu n’es pas devant moi comme l’herbe verte ou comme des petits enfants qui jouent, je ne vais pas, moi, jouer le rôle de celui qui parle. Et à ce moment-là le jeune homme répond : mais enfin je suis beau, mais enfin je suis riche, mais enfin je suis fort. Et Épictète répond : mais Achille aussi, il était beau, et même plus beau que toi, il était plus riche que toi, il était plus fort que toi. Tu ne m’as pas excité (erethizein) ; montre moi ta compétence à entendre ce que je veux te dire, et à ce moment-là tu verras combien tu pourras exciter à parler celui auquel tu t’adresses, celui qui doit parler (kinêseis ton legonta). Comme malheureusement le temps passe, etc., je ne voudrais pas insister beaucoup sur ces questions. […]38. On voit combien on est à la fois proche et loin de la structure de base. Que celui auquel on parle doit susciter le désir chez le maître, c’était fondamental chez Platon. Vous voyez qu’ici, on est dans un monde entièrement différent où l’amour pédérastique est totalement absent, où au contraire, je crois que là les éléments – les petites indications sur le petit jeune homme frisotté et parfumé et fardé sont intéressantes – c’est [un ensemble] d’éléments qui ne peut pas exciter le maître. Ce qui excite le maître, c’est non pas le corps, la beauté, la jeunesse de l’individu, mais les bases fondamentales sur lesquelles ils peuvent s’entendre, le maître et le disciple. Il faut que le disciple montre qu’il soit bien d’accord là-dessus, et à ce moment-là, il excitera l’autre à parler, l’autre parlera, parlera de manière à effectivement agir sur l’âme du disciple et à la perfectionner ; mais son désir ne sera [pas] autre chose que celui du perfectionnement de l’âme du disciple. En tout cas, vous voyez, il ne peut pas y avoir de parrêsia, il ne peut pas y avoir de liberté de parole du maître, il ne peut pas y avoir cette vivacité de la parole de maître agissant sur l’âme de l’autre, si l’autre n’a pas donné un certain nombre de signes. Signes donc du côté du disciple, mais signes aussi du côté du parrèsiaste. Et se pose là le problème, techniquement lui aussi très difficile, de comment reconnaître le vrai parrèsiaste. La parrêsia va donc se développer par émission de signes dans un sens et dans l’autre, du côté du disciple, du côté du maître. Le traité de Plutarque Comment distinguer l’adulateur, le flatteur, de celui qui est le véritable ami est exactement le traité technique qui répond à cette question. Quand je cherche un parrèsiaste, comment je dois faire et à quoi est-ce que je vais le reconnaître ? Car, dit Plutarque, vous pensez bien que les choses seraient très simples si les flatteurs étaient tous de ceux que l’on connaît, vous savez, qui vous font des compliments pour obtenir d’être invités à dîner. Ces flatteurs-là ne sont pas dangereux ; les flatteurs dangereux, ce sont en quelque sorte les vrais flatteurs, c’est-à- dire ceux qui ressemblent le plus à ceux qu’on cherche. Et en particulier, il est du métier, de l’habileté, du bon flatteur de ressembler le plus possible à un parrèsiaste. Et le vrai flatteur va être comme le parrèsiaste celui qui va vous dire des choses dures, des choses désagréables, celui qui va vous dire vos quatre vérités et qui peut en réalité très bien être un flatteur39. 47 Comment est-ce que l’on va résoudre la question et définir ce en quoi consiste le vrai flatteur ? Plutarque consacre son traité à cela, mais vous trouveriez précisément bien d’autres textes qui y répondent, le texte de Galien en particulier dont je vous parle répond aussi à cela. La réponse de Galien, je l’évoque d’abord parce qu’elle est en réalité la plus simple et, si vous voulez, la plus empirique, elle ne pose pas de problèmes théoriques bien grands. Galien demande simplement qu’on prenne un certain nombre de précautions. Il dit : si on cherche un parrèsiaste, il faut d’abord s’adresser à quelqu’un qui a une bonne renommée ; il faut ensuite le surveiller, il faut le suivre pas à pas, il faut voir s’il fréquente les puissants et les riches et, s’il les fréquente, c’est un mauvais signe : il risque bien de n’être pas le bon parrèsiaste que l’on cherche. Mais il

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faut aller plus loin et s’il les fréquente, faut-il encore voir comment il se conduit avec nous, s’il est flatteur ou pas, etc. Et quand on a pris contact avec cet homme, qui a ainsi garanti qu’il était un non-flatteur, lorsqu’on lui a demandé le service d’être le parrèsiaste, il faut continuer à l’éprouver ; et il faut voir s’il ne vous fait pas trop facilement des compliments, s’il a la sévérité qu’il faut. Et l’analyse de Galien est assez intéressante parce qu’elle va relativement loin. Il dit : si le parrèsiaste, celui que vous avez choisi comme directeur, vous dit des compliments, ou bien c’est qu’il n’est pas véritablement un parrèsiaste, ou bien encore c’est qu’il ne s’intéresse pas à vous et que vous ne lui avez pas donné le signe nécessaire de votre capacité à écouter la vérité. Mais s’il est sévère avec vous, il peut arriver aussi qu’il vous dise des choses que vous considérez comme trop sévères ; dans ce cas-là, c’est vous toujours qui avez tort, car vous êtes, comme tout homme, quelqu’un qui vous aimez vous-même, et vous devez toujours postuler que c’est ce que dit l’autre dans sa sévérité qui est vrai. Mais supposez même que le parrèsiaste vous dise des choses si sévères que non seulement vous soyez sûr qu’elles ne sont pas vraies, mais que vous pouvez démontrer qu’elles ne sont pas vraies. Eh bien dites-vous que vous avez tout de même trouvé un bon parrèsiaste, car c’est une épreuve qui est en effet, sinon indispensable, du moins utile, pour se défaire de l’amour que l’on a pour soi-même, de se faire dire des choses péjoratives, même affreuses40. On a là un […]41. 48 Revenons maintenant à Plutarque dont le texte est plus intéressant théoriquement et qui est entièrement charpenté donc autour de la question : comment reconnaître le vrai parrèsiaste de celui qui est le flatteur ? Eh bien !, dit-il, les vrais signes du parrèsiaste sont ceux-ci : premièrement, on reconnaît que l’on a rencontré le parrèsiaste dont on a besoin s’il manifeste homoiotês tês proaireseôs, c’est-à-dire s’il a manifesté une analogie42, une similitude due à leur proairesis – pas besoin de vous dire que c’est intraduisible, vous le savez mieux que moi – disons une similitude dans le choix d’existence, la volonté fondamentale, etc., il faut donc qu’il y ait une similitude entre celle du sujet qui cherche le parrèsiaste et celle du parrèsiaste lui-même. Il faut qu’il y ait cet accord fondamental de la proairesis. Et vous retrouvez là la même chose qui était signalée par Épictète tout à l’heure, quand à propos du petit jeune homme il disait : tu ne m’as pas excité parce que tu montrais bien que tu n’avais pas la même proairesis que moi. Donc analogie de la proairesis entre l’un et l’autre. C’est le premier critère. 49 Deuxièmement, il faut que le parrèsiaste se plaise toujours aux mêmes choses et qu’il approuve toujours les mêmes choses. Permanence par conséquent dans son système à lui d’aversions et d’inclinations, dans son système de jugement. Vous voyez d’ailleurs combien le paysage là, dans ce texte de Plutarque, est complètement [une] utopie. Donc il faut que lui en reste toujours à ses mêmes choix, aussi bien dans ses aversions que dans ses inclinations. 50 Enfin troisièmement, il faut qu’il dirige sa vie vers un seul et même paradeigma, vers un seul et même schéma de vie. Homologie donc des choix d’existence entre les deux partenaires, constance des aversions et des inclinations chez le parrèsiaste, unicité du paradigme de vie, du schéma de vie chez le parrèsiaste. Ces critères du véritable parrèsiaste, vous voyez, renvoient à deux conceptions très connues d’ailleurs. D’une part celle bien sûr de l’amitié comme homonoia. C’est cette analogie, c’est cette similitude qui va fonder la véritable amitié et c’est en ce sens que le parrèsiaste est fondamentalement l’ami. Et deuxièmement, vous voyez que cette conception du vrai

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parrèsiaste comme étant celui qui reste constant dans ses choix et qui est entièrement tendu vers un seul schéma de vie, renvoie à la conception stoïcienne de l’unité d’existence qui s’oppose à la pluralité de la stultitia, de l’âme désordonnée et morbide. Et Plutarque développe ceci d’une façon qui est très claire et très visible. Le non- parrèsiaste, c’est-à-dire le flatteur, est quelqu’un, dit-il, qui n’a point de règles fixes pour se conduire. Le flatteur, c’est celui qui se modèle tantôt sur l’un et sur l’autre ; le flatteur, dit-il, n’est ni simple ni un, il est composé de parties hétérogènes et variées ; le flatteur est comme un fluide qui passe d’une forme à l’autre, selon le vase dans lequel il est mis. Ainsi Alcibiade qui, à mesure qu’il changeait de pays, n’était pas le même ; il n’a pas été le même à Athènes et en Sicile, il n’a pas été le même en Sicile et à Sparte, il n’a pas été le même à Sparte et chez les Perses, etc., par opposition à Épaminondas, qui, lui, a changé également de pays, mais a toujours gardé le même ethos dans son vêtement, dans son régime (diaitê), dans son logos et dans son bios. Le flatteur n’a rien de fixe et de solide, il n’a rien en propre, il n’aime, il ne hait, il ne se réjouit, il ne se chagrine jamais oikeiô pathei (par son […])43. Le véritable parrèsiaste, lui, sera au contraire celui qui aura un oikeiov pathos et qui ayant une règle de vie identique, ayant toujours le même bios, ayant toujours le même logos, ayant toujours la même biotê, la même diète, le même régime, pourra servir de point fixe à celui qui précisément en cherche une et cherche dans le parrèsiaste celui qui pourra l’aider à former l’unité de son existence. 51 Et alors ceci nous conduit à ce qui, je crois, constitue le centre même de la parrêsia. En effet, si le parrèsiaste, c’est celui que l’on reconnaît à ceci qu’il n’a qu’un mode d’existence et un seul, la parrêsia, qu’est-ce que ça va être ? Je crois que la parrêsia, ça va être la présence, chez celui qui parle, de sa propre forme de vie rendue manifeste, présente, sensible et active comme modèle dans le discours qu’il tient. Et c’est là que je voudrais vous lire la lettre 75 de Sénèque (c’est un des autres textes où le mot de parrêsia – enfin où le mot de libera oratio ou de libertas n’intervient pas – mais qui est, je crois, un commentaire aussi de la parrêsia) : « Mes lettres ne sont pas selon ton goût, travaillées comme il faut, et tu t’en plains [référence donc à ce problème de la rhétorique ; M.F.]. En vérité, qui songe à travailler son style, hormis les amateurs du style prétentieux ? Ma conversation, si nous nous trouvions en tête-à-tête paresseusement assis ou à la promenade, serait sans apprêt et d’allure facile (inlaboratus et facilis). Telles je veux que soient mes lettres : elles n’ont rien de recherché, rien d’artificiel (accersitum nec fictum). » On est là donc dans ces thèmes qu’on évoquait tout à l’heure. La parrêsia est hors de tous les procédés artificiels de la rhétorique. Vous voyez la référence à la conversation qui est, si vous voulez, la forme initiale, la forme matricielle de la parrêsia, la lettre étant là en référence à la conversation ; elle est un substitut à la conversation puisque la conversation ne peut pas avoir lieu. Alors continuité parrèsiastique, si vous voulez, par excellence de la conversation à la lettre, évitant le traité composé, évitant l’éloquence, évitant la tribune ou la violence diatribique :« S’il était possible, j’aimerais à te laisser voir mes pensées plutôt qu’à les traduire en langage (quid sentiam ostendere quam loqui mallem). » Montrer la pensée plutôt que parler. Alors là, la réduction de la parole à ce qui serait simplement l’indication de la pensée, une parrêsia qui est immédiatement au contact de la dianoia qu’elle est destinée simplement à montrer, à indiquer, je crois qu’on retrouve là ce qu’Arrien mentionnait, évoquait à propos d’Épictète : « Même dans une conférence en règle, je ne frapperais pas du pied, je n’étendrais pas le bras en avant, je ne hausserais pas le ton, laissant cela aux orateurs et jugeant mon but atteint si je t’avais transmis ma pensée sans ornement étudié ni platitudes. » Voilà pour les orateurs, voilà sans doute

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pour les orateurs diatribiques. Je serais « contentus sensus meos ad te pertulisse (si je t’avais transmis directement mes opinions) ». Souvenez-vous de ce que disait Arrien à propos d’Épictète : il agissait directement sur les âmes, faisant ce qu’il voulait. Le problème d’Arrien c’était, en transmettant, en publiant ces hupomnêmata, d’offrir un support à cette action directe. C’est cela aussi que Sénèque veut faire : « sensus meos ad te pertulisse ». « Par-dessus tout, j’aurai à cœur de bien te faire comprendre que tout ce qu’il m’adviendra de dire, je le pense, et que non content de le penser, je l’aime. Les baisers que l’on donne à ses enfants ne ressemblent pas à ceux que reçoit une maîtresse ; et toutefois, cet embrassement si chaste, si retenu, laisse assez transparaître la tendresse. Assurément », etc. – je saute – « Voilà le point essentiel de notre rhétorique [malheureusement, c’est une addition, non plutôt heureusement, c’est une addition de la traduction – haec sit propositi nostri summa : voilà donc le résumé de mes propos, le point essentiel, plutôt, de mes propos ; M.F.] : dire ce que l’on pense, penser ce que l’on dit, faire que le langage soit d’accord avec la conduite. Il a rempli ses engagements, celui qui, à le voir et à l’écouter, se trouve le même (ille promissum suum implevit, qui, et cum videas illum et cum audias, idem est)44 ». 52 Alors je crois qu’on est là à peu près au cœur de ce qui constitue la parrêsia ; c’est-à-dire qu’il y a parrêsia lorsque celui qui est le maître, celui auquel on a confié la direction de son âme, celui-là dit ce qu’il pense dans une transparence si grande qu’aucune forme de rhétorique ne vient faire écran, mais il dit ce qu’il pense non pas en ce sens qu’il dirait quelles sont les opinions qu’il a, non pas en ce sens qu’il dirait ce qu’il croit vrai, mais en disant ce qu’il aime, c’est-à-dire en montrant quel est son propre choix, sa proairesis. Et ce qui nous garantit, ce qui manifeste, de la façon la plus transparente le choix profond et fondamental qu’on fait, ce ne sont pas des embrassements plus ou moins rhétoriques dont on entoure sa maîtresse, mais bien ce baiser mesuré que l’on dépose sur la joue d’un enfant qu’on aime, c’est cela qui est le sceau même de la vérité du sentiment que l’on éprouve. Il faut que je sois moi-même, à l’intérieur de ce que je dis ; je dois être moi-même impliqué dans ce que je dis et ce que j’affirme doit me montrer effectivement conforme à ce que j’affirme. Et c’est là que l’on retrouve quelque chose que l’on pourrait appeler le pacte parrèsiastique, différent de celui que j’évoquais plus haut. Vous vous souvenez qu’on voyait dans Euripide apparaître un pacte parrèsiastique qui serait, si vous voulez, proche du pacte politique de la parrêsia : je suis tout-puissant ; tu viens porteur d’une vérité qui peut m’être désagréable et contre laquelle je pourrais m’irriter – thème de la colère –, mais dans ma clémence, je te donne la permission de parler et je ne te punirai pas de la mauvaise nouvelle ou de la chose désagréable que tu diras. C’est ça, la structure du pacte politique de la parrêsia. Et on a là la structure du pacte, si vous voulez, individuel, du pacte directionnel de la parrêsia, où il s’agit de ceci : c’est que quand moi, je te donne un conseil à toi qui me demande de parler franchement, je ne me contente pas de te dire ce que j’estime être vrai, je ne dis ce vrai que dans la mesure où c’est effectivement ce que je suis moi-même ; je suis impliqué dans la vérité de ce que je dis. C’est cette implication du sujet de l’énonciation dans l’énoncé de la parole du maître qui est caractéristique, me semble-t-il, de cette parrêsia magistrale qui est développée dans cet ensemble de textes. Alors il y aurait – mais je n’ai pas beaucoup de temps – à ajouter encore ceci : c’est que cette implication du sujet dans la parrêsia peut se faire de deux façons, si vous voulez. Ou d’une façon que je dirais parfaite et exemplaire : c’est lorsque les seuls, les hauts philosophes peuvent le faire, manifester ce qu’ils sont dans la vérité même de ce qu’ils disent. Et puis il y a une parrêsia, une parrêsia qui est en quelque sorte une ouverture réciproque des deux

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partenaires lorsque celui qui dit de l’autre s’implique dans ce qu’il dit, non pas simplement pour affirmer qu’il est exactement conforme à la vérité de ce qu’il dit, mais qu’il fait effort lui aussi pour y arriver. Et alors là, vous avez toute une série de lettres de Sénèque, vous avez en particulier la préface au livre IV des Questions naturelles45, où Sénèque, s’adressant à Lucilius, lui dit, [lui] montre, d’une part qu’il le guide ; il lui dit : je te prends en main et je vais essayer de te conduire vers les choses les meilleures. Mais, lui dit-il, nous nous donnerons l’un à l’autre des conseils. Et on a donc le thème qui court à travers les lettres de Sénèque de l’ouverture réciproque d’âmes qui est une des formes de la parrêsia et où, je crois, on va retrouver un des points d’ancrage de ce que sera la parrêsia telle qu’elle est développée dans le christianisme où la parrêsia, ça sera précisément l’implication de celui qui parle dans ce qu’il dit, mais du côté du disciple ; c’est-à-dire du côté de celui qui est imparfait, du côté de celui qui pèche, du côté de celui qui essaie de cheminer et de faire son progrès ; c’est celui-là qui aura à parler. Alors changement, inversion de charge, comme je disais, mais, vous le voyez, je crois qu’à l’intérieur même de la structure de la parrêsia telle que vous la trouvez développée dans certains textes – pas chez Épictète qui est tout de même un professeur de profession, mais chez quelqu’un comme Sénèque – vous voyez la parrêsia [qui] commence à basculer et qui devient une sorte d’obligation double où les deux âmes échangent, par rapport à la vérité qui se dit, leur propre expérience, leurs propres imperfections, et où elles s’ouvrent l’une à l’autre. Question – car c’est simplement une question – dans le texte de Philodème, vous voyez un passage – je pourrai vous le retrouver tout à l’heure – très précis, où il parlait de la parrêsia comme moyen pour les disciples de se sauver les uns les autres ; ce qui pourrait sembler indiquer qu’il y avait en effet une parrêsia qui n’était pas simplement le discours du maître, du maître s’impliquant lui-même dans la vérité de ce qu’il dit, mais où il y avait ce jeu des individus ouvrant leur âme les uns aux autres et s’aidant par conséquent l’un l’autre. C’est peut-être une pratique de type épicurien qui s’est ainsi développée. En tout cas, elle est très nette chez Sénèque où vous avez sans cesse des références à l’ouverture réciproque. 53 Voilà. Alors j’ai essayé de vous montrer cette espèce de figure assez curieuse de la parrêsia qui me parait extrêmement différente du jeu platonicien ou socratique des questions et des réponses et des rapports maître et disciple, et qui est également très différente de ce qu’on trouvera par la suite dans la spiritualité chrétienne et dans les institutions monastiques. La conférence est suivie d’une discussion, dont certains passages sont inaudibles ou très difficilement audibles : Michel Foucault, juste après les derniers mots de la conférence : Pardonnez, c’est un peu… Henri Joly : C’est totalement accompli. Il y a énormément de questions qui sont engagées aussi bien en termes de ce que j’appellerais les recherches polysémantiques et polyphoniques qui sont là investies par Michel Foucault dans ce travail, et également en fligrane, moins apparentes mais transparentes pourtant, des questions qui seraient des questions dites de méthode, pour employer un langage scolaire. Malheureusement nous ne disposons plus, si l’heure de ce soir est une heure impérieuse, comme je le crois, nous ne disposons plus que de dix minutes, un quart d’heure peut-être […] mettons un quart d’heure de questions. Alors nous n’avons pas à questionner le temps qui serait requis pour formuler des questions. Michel Foucault : On a un texte en réalité d’Aristote très intéressant qui se trouve dans l’Éthique à Nicomaque46, qui m’embarrasse beaucoup et en même temps je sens qu’il y a

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entre parrêsia et ironie une structure d’opposition que tout le reste confirme. Socrate n’est pas homme de la parrêsia, manifestement pas. Et l’ironie, comme manière de montrer… Henri Joly : Pardon […] j’ai relevé ce texte socratique très embarrassant, très ponctuel, très fugitif, très intéressant. Il y en a un autre dans la Rhétorique […]. Il est diffcile à interpréter localement et contextuellement, mais il me semble qu’il marque un tournant par rapport aux valeurs d’emploi platoniciennes, en ce sens que, tout de même, la parrêsia devient là liberté de discours, alors que dans l’éloge et dans la critique, parce que entre l’éloge et le blâme dans les deux textes platoniciens que tu as cités, le texte de la République et le texte des Lois, il y a une défnition, une conception tout à fait univoque de l’Antiquité, de la parrêsia comme conduite politique, soit condamnée quand il s’agit d’une conduite démocratique, soit honorée lorsque précisément cette parrêsia est concédée par le prince, par le basileus, et lorsque c’est une conduite qui annule les différences dans un système politique qui au contraire les inscrit, différences entre ceux qui commandent et ceux qui sont commandés. Tu as tout à fait bien signalé cette opposition. Alors il y a un premier tournant chez Aristote, mais il est diffcile de l’établir, d’une part parce que les occurrences sont très rares et que d’autre part c’est pris dans ce contexte analytique des ethei et des arêtai, etc., et c’est extrêmement fugitif, c’est pris dans un trait de caractère – je vais dire les choses comme ça – c’est un trait de caractère du megalopsuchos. Voilà. […] Michel Foucault : … il dit : bon, avec tout le vin qu’on a bu, ben on a parlé franchement, et il emploie le mot parrêsia à ce moment-là… […] Un auditeur : Alors dans le texte que vous avez cité […] dans un état populaire […] partout il règne la liberté de franc-parler. Michel Foucault : C’est en République VIII […] de l’état démocratique classe la parrêsia parmi les facteurs du caractère bariolé de la cité. Donc c’est négatif. Henri Joly : Ah oui, c’est même franchement polémique, ça fait partie d’une critique de la fgure politique qui est la démocratie, de la critique correspondante du dêmokratikos anêr, comme [Platon] le dit, et il le décrit comme quelqu’un qui pousse aux extrêmes l’eleutheria, la parrêsia et l’ exousia. La parrêsia constitue une espèce de vice intermédiaire entre l’ eleutheria et l’exousia. Je me demande d’ailleurs s’il n’y a pas là une liberté comme liberté d’être, une parrêsia comme liberté du dire et une exousia comme une liberté de faire. Il y a d’ailleurs des termes, des formes verbales qui viennent coopérer à ceci : areskeiv, bouleisthai, etc. Et ce qui m’a beaucoup intéressé dans ce que tu as dit, c’est le fameux heautou bios, une vie qui soit une vie tout à fait privée, individuelle. Il y a d’ailleurs… Michel Foucault : … idia kataskeuê. Henri Joly : … idia kataskeuê. Il y a aussi le terme d’hekastos qui est très péjoratif47. Il ne faut pas être un individu singularisé, il ne faut pas avoir une pratique de vie qui réponde à un bios oikeios, une vie propre. Tu as terminé là-dessus. L’oikeiotês change de sens quand on passe de Platon aux stoïciens. Parce que du temps de Platon, il y avait – alors j’ajoute là simplement une petite parenthèse cuistre – il y avait trois types de vie – c’est le problème des bioi – donc tu as des tupoi ou des paradeigmata, des modèles, et en dehors de ces modèles, on ne pouvait pas faire sa vie propre. On pouvait être ou bien philochrêmatos, c’est-à-dire aimer les richesses, et choisir la vie apolaustique48 (c’est le « vieux » Festugière qui nous apprend ça dans ses Trois vies49 – c’est encore très intéressant et très vivant). Il y avait la vie politique, celui qui aime la puissance, le philotimos. Et puis il y avait la vie de sagesse, celui qui aime la connaissance et qui s’aime soi-même, se bâtit soi-même. En dehors de ces trois types de vie, pas d’alternative, pas de choix. Dans la démocratie dégénérée qui est critiquée dans la République, livre VIII, on atteint à une vie qui est une vie totalement individuelle de franchise et de licence à l’échelon de la ville. C’est l’individualisme

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démocratique qui est parodié d’ailleurs par Platon dans son texte. Et l’inversion du sens dans la fameuse parrêsia, Épictète l’évoque, tu l’as très bien montré. Là, c’est absolument critique, et c’est d’autant plus critique que ça renverse complètement les valeurs démocratiques de la politeia athénienne, où la parrêsia fgurait, au même titre que l’isêgoria, comme un droit, un droit à la parole, c’est l’isêgoria, et un droit à tout dire, c’était le droit corrélatif. Alors, ce que je voudrais ajouter – et puis je me tais, parce que les autres voudront peut-être parler – c’est une esquisse de sens que tu n’as pas indiquée – parce que je n’ai pas feuilleté tout le corpus des orateurs, bien sûr – mais je sais qu’il y a des emplois – et Françoise Létoublon a regardé un petit peu ça – des emplois de la forme verbale « dire toute la vérité » chez les orateurs, mais il y a des formules verbales qui, en l’absence du concept de parrêsia, peuvent en tenir lieu, certes. C’est des formes du type apanta legein, dire toutes choses. Alors je te renvoie à un petit texte de Lysias, qui est absolument croustillant par ailleurs, puisque c’est le texte Sur le meurtre d’Ératosthène 50 ; c’est un texte qui porte sur un procès en moicheia, donc qui est intéressant à plus d’un titre, et où il y a un devoir, une sorte de déontologie de l’apanta legein, du tout-dire, qui est formulé et du point de vue du maître et du point de vue de l’esclave. Alors c’est intéressant, ça recoupe ce que tu disais. La déontologie apparaît au niveau de l’homme libre, qui en quelque sorte doit avoir une conduite logographique obligée qui est celle de dire la vérité telle qu’elle s’est passée, donc de conformer son discours aux événements, ta genomena ou erga ou pragmata, etc. 51 Et puis il y a une autre conduite qui est une conduite exigée très autrement, et par contrainte, sous la torture, et le terme est présent là – on pouvait torturer les esclaves, bien sûr – et la petite esclave, qui dira qui a couché avec qui, sera torturée et à nouveau on lui fera un devoir de vérité, un devoir de tout dire52. Avec d’ailleurs une triple caractéristique de ce discours qui doit être pragmatique, qui doit porter sur les faits vrais, tels qu’ils se sont passés, il doit être épidictique, c’est-à-dire qu’il doit les montrer dans le discours qui doit être un discours transparent. Et le apanta legein, le mêden pseudein, qui sont deux formes corrélatives, affrmatives et négatives, confgurent, avec une fonction qui est une fonction véridique, le discours vérace. Et je ne sais pas si on ne pourrait pas, du point de vue de la traduction, approcher la notion de véracité comme objet objectif de ce discours de… Michel Foucault : Il emploie le mot parrêsia, là, Lysias ? Henri Joly : Non, non, il n’emploie pas le concept de parrêsia. Il emploie uniquement des formes verbales. J’ai cherché, j’ai regardé, je ne garantis pas… Michel Foucault : […] malgré l’étymologie de parrêsia, le tout-dire ne me paraît pas, réellement ou en profondeur, impliqué dans la notion de parrêsia. Et justement, le problème de l’aveu judiciaire où il s’agit de tout dire ce qui concerne, etc., ne me paraît jamais être désigné par le mot parrêsia. Tu me diras que j’ai cité des textes où le mot parrêsia n’intervenait pas, mais il me semble que la structure… Henri Joly : Mais ça, ça ne fait rien. Il peut y avoir des confgurations sémantiques… Michel Foucault : Oui, je sais ça. Or moi, je crois que la parrêsia n’est pas une notion s’appliquant à l’aveu judiciaire. Henri Joly : Françoise Létoublon, tu as regardé un petit peu… ? Françoise Létoublon : […]53 Henri Joly : Donc il faudrait bien distinguer là entre une parrètique, si on peut employer cette expression, une parrètique et une rhétorique judiciaire, ayant des objectifs un peu semblables, mais dans des confgurations tout à fait… Michel Foucault : Je crois que c’est une notion politique qui a été transposée, si vous voulez, du gouvernement des autres au gouvernement de soi-même, que ça n’a jamais été une notion judiciaire où l’obligation de dire exactement la vérité est un problème technique concernant l’aveu, la torture, etc. Mais le mot parrêsia et, je crois, le champ conceptuel qui lui est associé, a un profil moral.

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[…] Un auditeur : […] je sors sûrement du champ de la parrêsia auquel vous avez voulu vous limiter – on ne peut pas tout faire – mais je me demande ce qu’on trouve si on remonte en direction de la source judéo-chrétienne du christianisme. Dans ce domaine […] il y a un fondement qui est probablement commun, à savoir la notion que l’on ne peut pas se connaître soi-même, on se trompe constamment, originellement, sur ce qu’on fait, sur ce qu’on est, ce qu’on pense et ce qu’on croit. Et il y a un exemple auquel je pensais constamment en vous écoutant, c’est celui de la descente du prophète Nathan vers le roi David, quand David a chopé Bethsabée, l’a engrossée, […] son mari, a expédié le mari au casse-pipe. Et Nathan descend et procède d’une manière qui n’est ni la parrêsia, parce qu’elle n’est pas simple et naturelle, ni véritablement l’ironie. Il prend le détour d’une fction présentée […] : dans mon village54… Michel Foucault : Je vois ce que vous voulez dire. Même auditeur : Tu es cet homme, dit-il, et David est lié. Alors que Nathan, s’il était arrivé en disant : tu es un salaud, aurait été envoyé au trou, parce que le rapport de force est celui du… Michel Foucault : Oui, c’est le problème de la liberté de parole chez le prophète ou chez, en tout cas, celui qui voudrait se […]. Je ne crois pas que la parrêsia ou l’obligation de tout dire que l’on voit apparaître dans la spiritualité chrétienne du IVe- Ve siècle vienne directement de là. Simplement parce que dans les monastères, les moines sont considérés comme des philosophes et comme les héritiers de la pratique philosophique, du bios philosophicos gréco-romain et que je crois qu’on peut pratiquement dériver leurs techniques de celles de la philosophie antique. […] Ce texte en effet a été cité ; d’ailleurs dans leurs textes sur la pénitence, les pères de l’Église le citent.

NOTES

1. Conférence prononcée par Michel Foucault en mai 1982 à l’université de Grenoble. 2. Michel Foucault s’adresse à Henri Joly qui vient de dire quelques mots de présentation : Henri Joly : Étant donné que le temps de parole est un peu compté – pour des raisons personnelles, Michel Foucault est obligé de retourner à Paris ce soir –, je me contente d’annoncer son sujet : il va traiter de la parrêsia. Je lui laisse le soin de traduire, je translittère, comme ça, ce qui est une espèce d’habileté… une maladresse de ma part, dont je m’excuse. Et puis d’autre part, je tiens à préciser que les textes que vous avez sous les yeux ne sont pas forcément les textes auxquels Michel Foucault se référera. Ce sont des textes d’appui qu’on a fabriqués un petit peu ici, non pas qu’on ne se soit pas entendu au téléphone, mais… on s’est même téléphoné plusieurs fois… Michel Foucault : Ça n’a pas du tout [d’importance]. Henri Joly : C’est inefficace. Vous avez des textes, vous les mettez de côté, vous les relirez après. Et maintenant, nous allons avoir le texte et la parole de Michel Foucault et je me réjouis, nous nous réjouissons de t’entendre.

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3. Jean CASSIEN, Première conférence de l’abbé Serenus. De la mobilité de l’âme et des esprits du mal, IV, in Conférences, t. I, traduction Dom E. Pichery, Paris, Éditions du Cerf, 1955, p. 247-249. 4. Plutarque, Comment écouter, traduction A. Philippon, in Œuvres morales, t. I-2, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 36 sqq. 5. Philon d’Alexandrie, De vita contemplativa, traduction P. Miquel, Paris, Éditions du Cerf, 1963. 6. Il s’agit du Peri parrêsias (édité par A. Olivieri, Leipzig, Teubner, 1914). 7. Polybe, Histoires, II, 3, 38, traduction P. Pédech, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 83. 8. Euripide, Ion, 669-675, traduction H. Grégoire, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 211. 9. Euripide, Hippolyte, 421-425, traduction L. Méridier, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 45. 10. Euripide, Les Phéniciennes, 387-394, traduction L. Méridier, Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 170. 11. Euripide, Les Bacchantes, 668-673, traduction H. Grégoire, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 77. 12. Platon, La République, VIII, 557b, traduction É. Chambry, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 26. 13. Platon, Les Lois, III, 694 a-b, traduction É. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1975, p. 35-36. 14. Isocrate, À Nicoclès, 28, in Discours, t. II, traduction G. Mathieu et É. Brémond, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 105. 15. Platon, Les Lois, III, 835c, traduction A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 75. 16. Platon, Gorgias, 486d-487a, traduction A. Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 166-167. 17. Quintilien, Institution oratoire, IX, 2, traduction J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 177. 18. Interruption de l’enregistrement. 19. Marcello GIGANTE, « Philodème : sur la liberté de parole », in Association Guillaume Budé, Actes du VIIIe Congrès, Paris, 5-10 avril 1968, Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 196-220. 20. Philodème, Peri parrêsias, édition citée. 21. Passage en partie inaudible. On entend seulement : « Enfin ce que je voudrais vous […] peut-être un peu trop large. » 22. Allusion aux travaux d’Ettore Bignone qui fait l’hypothèse d’une influence d’écrits aujourd’hui perdus d’Aristote sur Épicure et les épicuriens. Cf. Ettore BIGNONE, L’Aristotele perduto e la formazione di Epicuro, Florence, 1936 (réédité par Bompiani, 2007). 23. Épictète, Entretiens, Arrien à Lucius Gellus, 1-8, t. I, traduction J. Souilhé, Paris, Les Belles Lettres, 1948, p. 4. 24. Plutarque, De la tranquillité de l’âme, 464 E-F, in Œuvres morales, t. VII-1, traduction J. Dumortier, Paris, Les Belles Lettres, 1975, p. 98. 25. Épictète, Entretiens, Arrien à Lucius Gellus, 7, t. I, traduction J. Souilhé, Paris, Les Belles Lettres, 1948, p. 4. Michel Foucault dit seulement : hopote (quand, au moment où) ; la citation complète est : « autos hopote elegen autous : quand lui-même [Épictète] les prononçait [ses discours] ». 26. Galien, Traité des passions de l’âme et de ses erreurs, I, 2-4, traduction R. Van Der Elst, Paris, Librairie Ch. Delagrave, 1874, p. 32-41. 27. Plutarque, Les moyens de distinguer le flatteur d’avec l’ami, in Œuvres morales, t. II-2, traduction J. Sirinelli, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 84-141.

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28. Galien, Traité des passions de l’âme et de ses erreurs, I, 2, édition citée, p. 33. 29. Épicure, Sentence vaticane, 29. 30. Elegkhos : preuve. 31. On entend Michel Foucault dire : « Alors c’est là que je regrette mes inadvertances : si je n’ai pas donné les bonnes références, j’en suis le seul responsable. » 32. Sénèque, Lettres à Lucilius, t. I, traduction H. Noblot, Paris, Les Belles Lettres, 1945, lettre 29, p. 124-128, lettre 38, p. 157-158, lettre 40, p. 161-166. 33. Sénèque, Lettres à Lucilius, lettre 50, t. II, traduction H. Noblot, Paris, Les Belles Lettres, 1947, p. 33-36. En réalité, dans cette lettre, Sénèque ne parle pas de deux amis, mais évoque plutôt deux cas généraux : l’âme encore « tendre et neuve » qui peut être aisément ramenée dans les voies de la raison, et l’âme où les mauvais penchants se sont endurcis et qu’il est plus difficile de redresser (50, 4-6, p. 36). 34. Plutarque, Les moyens de distinguer le flatteur d’avec l’ami, 69 A-D, in Œuvres morales, t. II-2, traduction J. Sirinelli, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 129. En réalité, l’anecdote rapportée par Plutarque ne concerne pas Démétrios Poliorcète, mais Démétrios de Phalère qui gouverna Athènes de 317 à 307 avant J.-C. et en fut chassé précisément par Démétrios Poliorcète. 35. Plutarque, Les moyens de distinguer le flatteur d’avec l’ami, 69 E-74 E, édition citée, p. 130-141. 36. Galien, Traité des passions de l’âme et de ses erreurs, I, 3, édition citée, p. 37. 37. Épictète, Entretiens, II, 24, 1-29, traduction J. Souilhé, Paris, Les Belles Lettres, 1949, p. 110-115. 38. Passage indéchiffrable. 39. Plutarque, Les moyens de distinguer le flatteur d’avec l’ami, 49 D-51 D, édition citée, p. 85-89. 40. Galien, Traité des passions de l’âme et de ses erreurs, Livre I, chapitre 3, édition citée, p. 35-38. 41. Interruption de l’enregistrement 42. On entend Michel Foucault demander en aparté : « Est-ce qu’on peut dire homologie ? Est-ce que ça suffit pour traduire homoiotês ? On ne peut pas dire identité ; une ressemblance, oui, une similitude, peut-être… ». 43. Plutarque, Les moyens de distinguer le flatteur d’avec l’ami, 52 D-53 A, édition citée, p. 92-93. La traduction d’oikeiô pathei donnée par Michel Foucault est indéchiffrable ; le sens de l’expression est : en éprouvant un sentiment personnel. 44. Sénèque, Lettres à Lucilius, t. III, livre IX, lettre 75, 1-4, traduction H. Noblot, Paris, Les Belles Lettres, 1957, p. 51-52. 45. Sénèque, Questions naturelles, t. II, livre IV A, 20, traduction P. Oltramare, Paris, Les Belles Lettres, 1929, p. 178. 46. Le texte auquel Michel Foucault fait allusion est peut-être le passage de l’Éthique à Nicomaque où Aristote dit du megalopsuchos (le magnanime) : « Il possède en effet la liberté de langage que lui donne son mépris des conséquences. C’est précisément pourquoi il est porté à la franchise, si l’on excepte tout ce qu’il dit par ironie, mais alors devant la masse » (Éthique à Nicomaque, livre IV, 1124b, traduction R. Bodéüs, Paris, Garnier-Flammarion, 2004, p. 203-204). 47. Platon, La République, VIII, 557b, édition citée, p. 26 : « N’est-il pas vrai que tout d’abord on est libre dans un tel État et que partout il y règne la liberté, le franc-parler, la licence de faire ce que l’on veut (kai eleutherias hê polis mestê kai parrêsias gignetai, kai exousia en autê poiein ho ti tis bouletai) ? – C’est évident, dit-il. – Mais partout où règne

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cette licence, il est clair que chacun peut s’y faire un genre de vie particulier, suivant sa propre fantaisie (dêlon hoti idian an kataskeuên to hautou biou kataskeuazoito en autêi, hêtis hekaston areskoi). » 48. De apolaustikos, qui recherche les jouissances matérielles. 49. A.-J. FESTUGIÈRE, « Les trois vies », in Études de philosophie grecque, Paris, Vrin, 1992, p. 117 sqq. 50. Lysias, Sur le meurtre d’Ératosthène, in Discours, t. I, traduction L. Gernet et M. Bizos, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 30 sqq. Un procès en moicheia est un procès en adultère. 51. Lysias, Sur le meurtre d’Ératosthène, édition citée, p. 31 : « Je vais donc reprendre du début toute mon affaire (ta hemautou pragmata) ; je n’omettrai rien et je dirai toute la vérité (ouden paraleipôn, alla legôn talêthê) ». 52. Lysias, Sur le meurtre d’Ératosthène, édition citée, p. 33 : « Tu [l’esclave] a le choix entre deux partis, ajoutais-je : être fouettée, jetée au moulin, réduite pour jamais à ce sort misérable, ou bien me dire la vérité, me raconter tout, et au lieu de te faire du mal, je te pardonnerai tes fautes. Ne mens pas, dis-moi tout franchement (pseusêi de mêden, alla panta talêthê lege). » 53. La réponse de Françoise Létoublon est presque inaudible ; on comprend seulement qu’il ne semble pas y avoir d’occurrences du mot parrêsia dans le domaine judiciaire, mais qu’on le trouve plutôt utilisé dans le domaine de la politique. 54. Ancien Testament, Samuel, Livre I, chapitre 12, traduction É. Dhorne, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1956, p. 963-964 : « Iahvé envoya vers David Nathan, qui vint à lui et lui dit : “Il y avait dans une même ville deux hommes, l’un riche et l’autre pauvre. Le riche avait du petit et du gros bétail en très grand nombre et le pauvre n’avait rien qu’une petite brebis qu’il avait achetée. Il la nourrissait et elle grandissait avec lui ainsi qu’avec ses fils, elle mangeait de son morceau de pain, elle buvait de sa coupe, elle couchait sur son sein, elle était pour lui comme une fille. Or il arriva une visite chez l’homme riche et celui-ci s’épargna de prendre de son petit ou de son gros bétail, pour le préparer pour le voyageur arrivé chez lui, mais il prit la brebis du pauvre homme et la prépara pour l’homme qui était arrivé chez lui.” La colère de David s’enflamma fort contre l’homme et il dit à Nathan : “Par la vie de Iahvé, il mérite la mort, l’homme qui a fait cela ! Il rendra la brebis au quadruple, puisqu’il a commis cette action et n’a pas eu pitié.” Alors Nathan dit à David : “Cet homme, c’est toi !” »

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De la philologie à la sociologie : honneur et « capital symbolique » dans la Rome républicaine

Mathieu Jacotot

Réflexions méthodologiques

1 Depuis le début du xxe siècle, différents travaux scientifiques se sont attachés à analyser la civilisation romaine par le biais des grandes notions politiques, sociales et morales qui la caractérisent. Plusieurs termes latins jouant un rôle important dans les catégories intellectuelles des Romains ont ainsi fait l’objet d’études approfondies ; ce fut le cas pour uirtus, otium ou fides, par exemple 1. La philologie allemande a apporté dans ce champ de recherche des contributions nombreuses2 ; ce fut le cas aussi de savants d’autres pays, comme J. Hellegouarc’h, D. C. Earl et L. R. Lind, pour ne citer que ceux qui se sont intéressés à des groupes de notions et non à un concept en particulier3. Cette façon d’appréhender le monde romain à partir de son lexique, par une étude philologique et sémantique, a montré son intérêt : elle permet d’être en contact étroit avec une réalité antique, le mot latin, et impose d’en percevoir les singularités, ce qui représente un premier pas vers une étude débarrassée d’un regard anhistorique ou ethnocentrique. Une telle approche impose également une fréquentation des textes anciens, dont l’usage et l’interprétation ne vont pas sans difficulté, mais qui constituent une source irremplaçable pour l’étude d’une civilisation disparue. L’analyse d’un mot, entreprise en apparence modeste, offre, quand elle est assez poussée, des perspectives sur différents aspects de la vie antique car les termes essentiels du vocabulaire latin recouvrent bien souvent des pratiques politiques, sociales ou religieuses fondamentales. Ils font par ailleurs l’objet d’élaborations littéraires ou philosophiques et sont ainsi susceptibles d’offrir une approche de l’imaginaire, des idéologies et, plus généralement, de la pensée du monde antique.

2 Ces multiples ramifications portées par les notions latines nous paraissent nécessiter, outre une étude sémantique, le recours à une autre approche qui viendrait la

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prolonger. Les trois notions que nous citions précédemment à titre d’exemple, uirtus, otium et fides, appartiennent en effet, pour les Romains, à la sphère de la praxis sociale tout autant qu’à celle du langage : la vaillance militaire, le loisir lettré ou la bonne foi, pour ne prendre que quelques-unes des significations de ces termes polysémiques, sont des comportements complexes qui demandent à être interrogés en tant que tels : comment fonctionnent ces pratiques ? quels usages et rites mettent-elles en jeu ? Quelles sont leurs significations et leurs fonctions ? Il est nécessaire, pour répondre à de telles questions, d’aller au-delà de l’étude sémantique. Accumuler les observations sur le sens et envisager ces objets par le seul usage qu’en fait la langue imposerait d’en rester à l’exploration d’un système clos, ainsi que d’un savoir et de catégories indigènes ; ce serait risquer de tomber dans une paraphrase plus ou moins habile. Il nous paraît donc fructueux, pour analyser des notions romaines, de compléter l’approche sémantique par une analyse des pratiques recouvertes par ces notions. Or, cette analyse des pratiques doit déboucher sur une interprétation et éviter d’en rester à une description ou à un discours tautologique, qui expliquerait l’otium à la lumière du negotium ou la fides par l’exploration de la fraus, par exemple. C’est pourquoi l’analyse doit, de façon raisonnée et sans provocation, opérer à l’aide de concepts externes au monde romain. 3 Il nous semble que les outils théoriques forgés par les sciences sociales sont, à cet égard, particulièrement précieux, et que l’étude de l’Antiquité peut s’inspirer, notamment, des travaux de la sociologie moderne. Le recours aux outils théoriques créés par cette discipline doit permettre, en association avec l’observation sémantique, d’explorer toutes les facettes de ces riches notions et de nous acheminer vers leur interprétation. Il s’agit, en somme, de prolonger l’étude sémantique par un travail de sociologie historique4. Cet article se propose de montrer la fécondité d’une telle méthode en associant à l’étude sémantique d’une notion latine, honos, une approche sociologique par le biais d’un des outils théoriques de la sociologie, le concept de « capital symbolique » forgé par Pierre Bourdieu. Notre objet n’est pas de dresser un bilan sur l’usage des sciences sociales dans le domaine de l’Antiquité ni d’évaluer les travaux qui ont déjà recouru de manière conjointe à l’étude des textes et aux concepts sociologiques ou anthropologiques, mais, plus modestement, de tester cette méthode sur une notion précise.

La base sémantique

4 Avant de voir ce que le concept sociologique de « capital symbolique » peut apporter à la compréhension de l’honos romain, il est nécessaire, conformément aux principes méthodologiques que nous avons posés, de mener une étude sémantique de cette notion. Ce travail, que nous avons déjà réalisé dans d’autres pages5, ne sera pas repris ici en détail mais nous en rappellerons les principales conclusions.

5 L’analyse sémantique du mot honos permet en premier lieu de prendre la mesure de ce qui le rapproche et, surtout, de ce qui l’éloigne de la notion moderne d’« honneur ». L’étymologie d’honos reste obscure, malgré les différentes hypothèses avancées par les spécialistes6, mais son sens premier peut être établi : il s’agit de « marque d’honneur, hommage ». Le mot désigne initialement l’objet par lequel on adresse un signe de considération à quelqu’un ou bien l’action de rendre honneur elle-même. L’honos est un bienfait qui se fonde sur l’identification de certains mérites chez celui qui le reçoit et

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signifie à ce dernier l’estime et parfois la reconnaissance du donateur. Salluste utilise le terme avec ce sens dans un discours qu’il attribue à Metellus, avant la bataille du Muthul : Ad hoc uiritim, uti quemque ob militare facinus pecunia aut honore extulerat, conmonefacere benefici sui et eum ipsum aliis ostentare. « Puis, s’adressant à chaque soldat l’un après l’autre, à tous ceux qu’il avait pour un exploit militaire récompensés par de l’argent ou une marque d’honneur, il rappelait le bienfait qu’il leur avait accordé, et les montrait aux autres7. » 6 Metellus rappelle, avant l’affrontement, les bienfaits qu’il a jadis octroyés à ses soldats afin de les inciter à faire preuve à nouveau d’excellence : c’est là le gage d’une nouvelle récompense. Metellus distingue deux sortes de récompenses : pecunia, une somme d’argent, et honos, une marque d’honneur militaire, comme une couronne ou une autre de ces décorations en usage à l’armée8. L’honos rétribue la bravoure par l’octroi d’un objet doté d’une forte valeur symbolique, qui signifie à tous la vaillance de son détenteur. Un passage du Brutus de Cicéron, dans lequel l’Arpinate s’attarde à définir l’ honos, permet de préciser encore la signification du mot : Cum honos sit praemium uirtutis iudicio studioque ciuium delatum ad aliquem, qui eum sententiis, qui suffragiis adeptus est, is mihi et honestus et honoratus uidetur. « Puisque l’honneur est une récompense de la vertu accordée à quelqu’un par le jugement et l’affection des concitoyens, celui qui l’obtient par leurs décisions et leurs suffrages me semble à la fois honorable et honoré9. » 7 Le texte fait bien ressortir la part prise par le jugement de l’entourage dans l’octroi de l’ honos : la collectivité donne à celui qu’elle honore un signe de son iudicium, du jugement positif qu’elle nourrit pour lui. Mais le passage définit surtout l’honos comme un praemium uirtutis, un « prix », une récompense donnée à la vertu. C’est un bienfait conféré à l’individu en reconnaissance de son excellence morale. L’homme de bien qui le reçoit est donc, selon le jeu de dérivation lexicale de Cicéron, à la fois « honorable » (honestus) et « honoré » (honoratus) : il est digne de l’honos et finit par le recevoir effectivement.

8 De ce sens premier de « marque d’honneur » dérivent deux autres sens anciens et importants. « Considération », d’abord, c’est-à-dire l’appréciation favorable dont bénéficie une personne au sein de la collectivité. C’est une situation d’estime où l’on bénéficie d’honores au sens premier du terme et qui est associée à un statut social élevé ainsi qu’à une autorité sur l’entourage. L’honos désigne donc une forme de prestige social. On le voit dans une lettre de Cicéron adressée à Marcellus : Patris tui beneficia in me sunt amplissima ; neque enim saluti meae neque honori amicior quisquam dici potest ; frater tuus quanti me faciat semperque fecerit esse hominem, qui ignoret arbitror neminem. « Les bienfaits de ton père à mon égard sont immenses ; personne n’a jamais été plus attaché à mon salut et à mon honneur ; en quelle estime me tient et m’a toujours tenu ton cousin, aucun homme ne l’ignore, je pense10. » 9 Cicéron souligne dans cette lettre les bienfaits de la famille de Marcellus à son égard et indique qu’il bénéficie d’une grande considération parce que le cousin11 de Marcellus fait grand cas de lui (quanti me faciat), l’évalue à haut prix : l’honos est une situation d’estime qui débouche sur une position favorable. Cicéron l’associe à la salus, le salut : les deux termes renvoient ainsi à une intégrité essentielle, l’une physique, l’autre sociale. Chez Plaute, cette considération sociale est personnifiée :

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Et postremo, nisi mi auscultas atque hoc ut dico facis, Tute pone te latebis facile, ne inueniat honor ; In occulto iacebis, cum te maxume clarum uoles. « Et enfin si tu ne m’écoutes pas et si tu ne fais pas comme je dis, Tu seras si bien caché derrière toi-même, qu’il ne te trouvera pas, l’honneur ; Tu stagneras dans l’ombre, alors que tu voulais briller plus que tout12. » 10 Le jeune Lysitélès réprimande ici son ami Lesbonicus pour sa vie de débauche. S’il continue à mal se conduire, l’honos, qui apporte à celui qui l’obtient une aura lumineuse, ne viendra jamais. L’honos est ce qui arrache à l’obscurité et confère une distinction sociale. Ce sens d’honos comme « considération » se rapproche du mot « honneur » au sens où l’on dit de quelqu’un qu’il est « mis à l’honneur », par exemple.

11 Le troisième sens important d’honos, dérivant lui aussi du premier, est celui de « charge publique ». Le mot désigne une fonction institutionnelle de la res publica, pourvue d’un pouvoir officiel de décision et procurant une position éminente dans la société. Il s’agit le plus souvent d’une magistrature, mais une prêtrise ou une charge d’officier de l’armée peut aussi être qualifiée d’honos. Ce sens est très fréquent ; on le rencontre par exemple dans une invective de Cicéron contre Pison : Is mihi etiam gloriabatur se omnis magistratus sine repulsa adsecutum ! Mihi ista licet de me uera cum gloria praedicare ; omnis enim honores populus Romanus mihi ipsi homini detulit. Nam tu cum quaestor es factus, etiam qui te numquam uiderant, tamen illum honorem nomini mandabant tuo. « Et il se glorifiait devant moi d’avoir obtenu toutes les magistratures sans essuyer de revers ! C’est à moi qu’il est permis de dire cela, et d’en tirer une gloire véritable ; car tous les honneurs, le peuple romain me les a décernés à ma propre personne. Toi, lorsque tu as été élu questeur, même ceux qui ne t’avaient jamais vu décernèrent cet honneur à ton nom13. » 12 Cicéron s’enorgueillit de pouvoir légitimer les honores qu’il a obtenus par son mérite personnel, ce qui n’est pas le cas de Pison, qui n’a obtenu la questure que grâce à la notoriété de son lignage. L’honos« charge publique » est une évolution et une spécialisation dans un sens politique de l’honos « marque d’honneur ». Il ne se confond pas avec magistratus, terme plus technique et connotant moins le prestige et l’autorité. On peut le rapprocher du terme moderne d’honneur dans des expressions comme la « carrière des honneurs » ou « briguer les honneurs de la République ».

13 On voit que ces trois sens d’honos, qui recouvrent 95% des occurrences à l’époque républicaine, situent nettement le mot au sein du vocabulaire social et politique de Rome. Honos désigne le prestige de l’individu au sein de la collectivité ou bien les marques de l’estime du groupe, plus particulièrement sous la forme des charges publiques. Il est singulier de remarquer que le mot honos ne désigne en revanche pratiquement jamais ce que nous appelons le « sens de l’honneur » ou bien « l’honneur » au sens de « dignité morale », cette qualité qui pousse le sujet à respecter des règles de conduite strictes14. L’étude sémantique nous permet donc de mesurer ce qui sépare honos du terme moderne et de se méfier d’un rapprochement trop rapide du mot français avec son étymon latin. 14 Une analyse approfondie du sens d’honos permet aussi de faire émerger sa singularité au sein du vocabulaire latin du prestige et de la notoriété : honos au sens de « considération » se rapproche de termes comme gloria, fama, dignitas, auctoritas ou gratia mais ne s’identifie pas à eux. Nous le verrons à travers deux exemples, gloria et dignitas.

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15 Honos entre fréquemment en relation de synonymie avec gloria quand ce terme désigne la « gloire15 ». Ils renvoient de fait tous deux à une forme de prestige brillant au sein de la cité et partagent plusieurs traits de sens communs : les deux termes impliquent un vif attachement de la part de l’entourage, reposant sur des mérites avérés, qu’ils soient de nature militaire ou civile. Comme honos, gloria est employé dans des métaphores qui dépeignent la gloire comme un objet brillant et éclatant16. Un certain nombre de divergences sémantiques apparaissent cependant : la « gloire » et l’« honneur » désignent des formes de prestige de nature un peu différente. On remarque, en premier lieu, que la gloria est fondamentalement une notoriété : elle désigne le fait d’être connu en bonne partie, elle dure dans le temps et a une grande extension dans l’espace17. Honos, en revanche, n’implique pas cette célébrité. Il renvoie à une situation où le sujet est estimé et respecté ; l’homme in honore n’est pas nécessairement réputé au-delà des frontières de sa communauté et ne laisse pas toujours un souvenir immortel. L’honos est un prestige d’ordre plus visuel qu’auditif. La gloria renvoie en outre à une notoriété qui naît de manière spontanée. L’honos est une situation qui repose sur un choix plus réfléchi de la part de l’entourage, après un jugement sur la valeur de la personne que l’on décide de mettre à l’honneur. Le rôle des marques d’honneur (honores) octroyées délibérément par la collectivité est plus important dans la constitution de la « considération » que dans celle de la « gloire ». Enfin, les motifs qui sont à la source de la gloria sont moins souvent des qualités morales que des réalisations remarquables : les vertus et l’excellence des mœurs occupent dans le sémantisme d’honos une place plus importante. 16 Des divergences bien réelles apparaissent aussi entre honos et dignitas malgré leur apparente synonymie. Dignitas possède une riche polysémie et l’un de ses sens principaux recoupe à première vue celui d’honos18. Le mot peut en effet désigner le rang élevé occupé par un individu dans la société, la posture de prestige dans la vie publique. Il s’oppose alors à humilitas qui implique la bassesse sociale 19. Ce prestige s’appuie fréquemment sur la naissance, la fortune ou le pouvoir et appartient notamment à celui qui a exercé des charges publiques. C’est pourquoi il est volontiers attaché aux sénateurs, anciens magistrats20. La dignitas est la qualité de ceux qui sont situés au sommet de la société et de la cité. Comme honos, dignitas renvoie à une situation favorable, procurant un rayonnement particulier, étayé sur des mérites. Cependant, la dignitas désigne, bien plus que ne le fait honos, la prétention fondée du sujet à l’estime des autres. Le mot ne marque pas simplement le rang dans la cité mais aussi le droit à recevoir des distinctions et des égards21. On retrouve ici la trace du sens étymologique de dignitas, qui désigne le fait d’être dignus, adjectif qui procède lui-même de decet 22 : c’est donc le « fait de convenir », le « caractère approprié » d’une personne ou d’une chose23. Le rang que désigne dignitas est une situation assortie de nombreuses obligations, trait de sens qui est moins sensible dans le sémantisme d’honos ; dignitas exprime beaucoup moins qu’honos l’estime et le jugement positif de l’entourage et renvoie plus à un statut social ; il est enfin plus spécifiquement politique qu’honos et reçoit fréquemment une coloration aristocratique alors qu’honos peut désigner différents types de prestige24.

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L’approche sociologique

17 Maintenant que ces bases sémantiques ont été posées et que la singularité de la notion d’honos a été précisée, il est possible de tenter une analyse sociologique du prestige dans la Rome de la République. Cette dernière sera menée à l’aide d’un concept employé par Pierre Bourdieu pour étudier la renommée et la considération sociale, celui de « capital symbolique25 ». Cet outil a d’ailleurs été utilisé de manière convaincante dans deux ouvrages récents d’histoire romaine26.

18 La notion de capital a reçu une attention particulière de la part de Bourdieu. Les principaux capitaux mis en avant par le sociologue sont de nature économique, culturelle, sociale et symbolique. Le capital économique est constitué des différents facteurs de production (travail, monnaie, terre, industries, etc.) ; le capital culturel recouvre aussi bien les goûts, les titres scolaires que les biens artistiques détenus ; le capital social se compose des relations sociales qui peuvent être utilisées avec profit (parents, amis, connaissances, etc.). Quant au capital symbolique, un texte de Bourdieu permet d’en faire une première approche : « La position d’un agent déterminé dans l’espace social peut ainsi être définie par la position qu’il occupe dans les différents champs, c’est-à-dire dans la distribution des pouvoirs qui sont agissants dans chacun d’eux, soit principalement le capital économique – sous ses différentes espèces –, le capital culturel et le capital social, ainsi que le capital symbolique, communément appelé prestige, réputation, renommée, etc., qui est la forme perçue et reconnue comme légitime de ces différentes espèces de capital27. » 19 L’expression de « capital symbolique » vise à conceptualiser ce que le sens commun nomme « prestige, réputation, renommée ». Bourdieu emploie donc une notion qui est à l’origine économique, le « capital », pour l’appliquer à un domaine qui, en apparence, ne l’est pas, celui de la notoriété et de la considération sociale.

20 Avant d’aborder les caractéristiques détaillées du capital symbolique tel que Bourdieu le définit et de tenter de les appliquer au monde romain, nous voudrions souligner que la notion même de « capital » nous paraît particulièrement pertinente pour éclairer l’ honos romain. C’est en effet précisément avec cette image économique du patrimoine que les textes latins se représentent souvent l’honos. Le concept façonné par Bourdieu à propos du prestige ne nous paraît donc pas déplacé ou anachronique. Dans le Pro Quinctio, Cicéron répète ainsi qu’il défend chez son client sa res, sa fortune, tout autant que son honos, son prestige 28 : l’honos apparaît ainsi comme l’une des deux facettes essentielles du patrimoine de l’individu, mis en péril dans le cadre du procès ; la res est le patrimoine financier de la personne, l’honos son patrimoine de prestige. La dimension patrimoniale de l’honneur peut même être explicitement affirmée, comme dans ce vers de Publilius Syrus : honestus rumor alterum est patrimonium « Une réputation honorable est un second patrimoine29. » 21 La réputation honorable (honestus a ici le sens de « qui a de l’honos »), la considération dont on jouit, est un second patrimoine, après celui de l’argent. Ce capital se compose notamment de marques d’honneur progressivement accumulées et thésaurisées. L’ honos au sens de « marque d’honneur » est, en effet, lui aussi appréhendé selon des représentations économiques. Nous l’avons vu dans le passage du Brutus cité supra : Cicéron définit l’honos comme un praemium uirtutis, une récompense, un « prix » décerné à la vertu. Bien des textes latins décrivent la marque d’honneur selon un

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paradigme financier : elle est ainsi métaphoriquement désignée comme pretium, emolumentum, remuneratio ou merces ; l’honneur est un « salaire » ou une « rétribution » pour telle ou telle qualité30. C’est l’accumulation de ces « rémunérations » (honores) qui crée le « capital » d’honneur (honos).

22 D’autres textes nous permettent d’observer de manière encore plus précise le fonctionnement de l’honos sur le modèle d’un capital. L’ honos est en premier lieu susceptible d’augmenter ou de diminuer, comme un patrimoine. Quelqu’un comme Muréna, par exemple, qui s’est couvert d’honneur au cours des campagnes militaires d’Orient, risque de ruiner son honos s’il est convaincu de brigue et condamné à l’exil : Ibit igitur in exilium miser ? Quo ? Ad Orientisne partis in quibus annos multos legatus fuit, exercitus duxit, res maximas gessit ? At habet magnum dolorem, unde cum honore decesseris, eodem cum ignominia reuerti. « Il ira donc en exil, le malheureux ? Mais où ? Dans ces contrées de l’Orient où il fut légat pendant plusieurs années, où il a mené des armées, où il a accompli de grandes choses ? Mais c’est une grande douleur de revenir couvert d’opprobre à l’endroit d’où l’on est parti couvert d’honneur31. » 23 Muréna court le risque de passer sans transition de l’honos à l’ignominia, de l’honneur au déshonneur : le capital de prestige peut être réduit à néant. Ce bouleversement montre l’instabilité propre à la vie politique romaine : un individu ou une famille occupant le devant de la scène peut brutalement en disparaître. En second lieu, l’honos peut, comme tout capital, se transmettre. C’est un bien familial, que les ancêtres ont accumulé au fil du temps et qu’il faut préserver et faire passer à ses descendants. Il est essentiel, pour un homme in honore, de faire en sorte que son prestige ne s’éteigne pas à sa mort mais qu’il puisse être transmis à ses descendants pour venir grossir le capital symbolique de toute la lignée. L’héritier d’une famille prestigieuse reçoit un legs d’honneur précieux qu’il doit préserver. Reprenons l’exemple de Muréna, qui se trouve précisément dans ce cas : Qui primum, dum ex honoribus continuis familiae maiorumque suorum unum ascendere gradum dignitatis conatus est, uenit in periculum ne et ea quae relicta et haec quae ab ipso parta sunt amittat, deinde propter studium nouae laudis etiam in ueteris fortunae discrimen adducitur. « D’abord, en voulant ajouter aux honneurs perpétués dans sa famille et chez ses ancêtres un nouveau degré de dignité, il court le risque de perdre à la fois ce qui lui a été légué et ce qu’il a acquis lui-même ; ensuite l’ambition d’une gloire nouvelle met en péril jusqu’à son ancienne fortune32. » 24 Les ancêtres de Muréna ont réussi à accumuler au cours du temps un stock prestigieux d’honores familiae. Ils ont pour particularité d’être continus, de former une chaîne ininterrompue au fil des générations et de se stratifier dans le temps. Muréna est l’héritier de cet honneur familial et des avantages qui vont avec : tout cela lui a été relicta, « légué ». La transmission du prestige dans la lignée a été jusqu’alors assurée, mais elle est mise en péril par la situation de Muréna en tant qu’accusé. La préservation du capital et sa transmission sont un souci permanent dans les grandes familles romaines qui élaborent dans ce but différentes « stratégies », pour reprendre un terme employé par Bourdieu au sujet du capital symbolique : « Il [i. e. le capital symbolique] est à la fois l’instrument et l’enjeu de stratégies collectives visant à le conserver ou à l’augmenter et de stratégies individuelles visant à l’acquérir ou à le conserver, en s’agrégeant aux groupes qui en sont pourvus (par l’échange de dons, la commensalité, le mariage, etc.) et en se distinguant des groupes qui en sont peu pourvus ou dépourvus33. »

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25 À Rome, ces stratégies ne sont pas seulement fondées sur la constitution de liens sociaux et familiaux, comme dans la société kabyle étudiée par Bourdieu, mais aussi, et peut-être surtout, sur l’adoption d’un mode de conduite conforme aux normes morales de la collectivité et sur l’évitement de situations périlleuses pour la considération (condamnation en justice, blâme des censeurs, réprobation publique des concitoyens). C’est l’excellence morale et l’imitation des ancêtres glorieux qui permettent à un jeune homme de conquérir à son tour des marques d’honneur (honores), et notamment des charges publiques, et de préserver par ce biais le prestige de la famille tout entière. L’idée est formulée dans le Pro Flacco, quand Cicéron évoque les malversations de Décianus et le décret d’éloge dérisoire que la ville de Pergame lui a accordé : Ita enim mihi gloriari uisus es laudatione Pergamenorum quasi honorem maiorum tuorum consecutus esses, et hoc te superiorem esse putabas quam Laelium, quod te ciuitas Pergamena laudaret. « En effet tu m’as semblé te glorifier de l’éloge que t’ont adressé les habitants de Pergame, comme si tu avais égalé l’honneur de tes ancêtres, et tu te jugeais supérieur à Lélius parce que la cité de Pergame te louait34. » 26 Le passage évoque la notion d’un « honneur ancestral » qui persiste dans les mémoires et constitue un but dont on essaie de se rapprocher le plus possible. Y parvenir est à la fois difficile et prestigieux : ce serait, si Décianus y avait réussi, un sujet de légitime fierté.

27 Une fois posé la pertinence de ce concept de « capital » comme modèle de compréhension des pratiques de l’honos, nous pouvons revenir à la définition que donne Bourdieu du capital symbolique, que nous rappelons ici : « La position d’un agent déterminé dans l’espace social peut ainsi être définie par la position qu’il occupe dans les différents champs, c’est-à-dire dans la distribution des pouvoirs qui sont agissants dans chacun d’eux, soit principalement le capital économique – sous ses différentes espèces –, le capital culturel et le capital social, ainsi que le capital symbolique, communément appelé prestige, réputation, renommée, etc., qui est la forme perçue et reconnue comme légitime de ces différentes espèces de capital35. » 28 Un autre texte de Bourdieu apporte un éclairage intéressant sur le concept : « Le capital symbolique est une propriété quelconque, force physique, richesse, valeur guerrière, qui, perçue par des agents sociaux dotés des catégories de perception et d’appréciation permettant de la percevoir, de la connaître et de la reconnaître, devient efficiente symboliquement, telle une véritable force magique36. » 29 Dans ces textes, deux caractéristiques du capital symbolique éclairent de manière intéressante l’honos romain : il s’agit de ses origines et de ses effets.

30 Concernant ses origines, le capital symbolique a ceci de particulier par rapport aux autres capitaux qu’il n’a pas de constituant propre : c’est une sorte de méta-capital qui naît d’un autre capital (économique, social, culturel) quand ce dernier reçoit une reconnaissance publique. N’importe quelle qualité (une « propriété quelconque ») peut se transmuer en capital symbolique pour peu qu’elle soit publiquement reconnue. Or ce mécanisme rend bien compte du fonctionnement de l’honos à Rome. Comme nous l’a montré l’étude sémantique, l’honos est obtenu en reconnaissance de certains mérites, comme l’exploit militaire évoqué par Salluste (facinus militare) ou la vertu (uirtus) dont parle Cicéron dans le Brutus. L’honneur romain repose sur un capital premier (capital physique dans le cas de l’exploit militaire, capital moral dans le cas de la vertu) qui est

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transformé en capital symbolique par le prix que lui accorde la cité. L’octroi de marques d’honneur telles qu’une statue, un triomphe ou une magistrature repose sur l’identification de mérites particuliers qui sont consacrés par l’intervention de la collectivité, qu’il s’agisse du sénat, du peuple réuni en comices ou d’une foule au statut moins défini sur le plan institutionnel37. L’analyse de Bourdieu met en exergue le rôle crucial de la collectivité : la constitution d’un capital symbolique nécessite l’intervention des agents sociaux qui le créent. Si un capital quelconque peut se transmuer en capital symbolique, c’est parce que la société en reconnaît le prix, parce que les agents sociaux sont à même d’identifier sa valeur et de « la reconnaître » ; cette reconnaissance existe à Rome et passe par l’octroi des marques de distinction, les honores au sens premier du terme. Si les soldats de l’armée de Metellus savent que l’excellence au combat est une source de prestige, en d’autres termes, que le capital physique peut se transmuer en capital symbolique, c’est parce que des récompenses sont régulièrement octroyées aux guerriers vaillants : l’honos concret est un signe qui entérine la valeur de ce qui est récompensé et dit à tous ce qu’est l’excellence. C’est une marque qui sert à définir les sources du prestige. De ce fait, des actions de nature politique comme le vote pour un honos lors des comices ou la décision du sénat pour l’octroi du triomphe jouent, en plus de leur fonction institutionnelle, un rôle symbolique. 31 Concernant les effets du capital symbolique, Bourdieu souligne que la qualité transmuée en capital symbolique est « efficiente symboliquement » et possède une « véritable force magique » : le prestige confère à son détenteur un pouvoir qui augmente sa capacité d’action et son influence. Or ce trait est une caractéristique essentielle de l’honos romain, qui apporte une grande autorité. C’est particulièrement vrai, pour ne prendre qu’un seul exemple, dans le domaine politique. Le prestige qu’est l’honos constitue d’abord un atout pour accéder aux charges publiques : avoir fait ses preuves comme chef militaire, comme jurisconsulte expert du droit ou comme patronus éloquent ne suffit pas ; il faut en outre disposer d’un capital symbolique, étayé sur différentes qualités, qui justifie la prétention au gouvernement de la cité38. Lors de l’élection, le candidat qui l’emporte n’est pas élu pour un programme ou pour son appartenance à un parti mais pour sa personne et il est donc essentiel qu’il soit connu et estimé : la légitimité politique repose moins sur l’idéologie que sur la vertu personnelle ou la gloire du lignage39. C’est une des raisons pour lesquelles les nobiles parviennent plus facilement au consulat : le prestige de leur famille leur permet, plus que leur richesse et au moins autant que leur clientèle, d’attirer des électeurs traditionnellement enclins à confier le pouvoir à des individus au nom connu et aux ancêtres respectables40. Une fois passée l’étape des comices, l’honos confère d’importants moyens d’action. Plus un homme politique détient de prestige, plus il pourra influer sur les affaires publiques. En février 43, au cœur de sa lutte contre Antoine, Cicéron déplore l’état des forces du sénat : Quamquam egregios consules habemus, sed turpissimos consularis ; senatum fortem, sed infimo quemque honore fortissimum. « Il est vrai que nous avons des consuls extraordinaires, mais des consulaires tout à fait honteux ; des sénateurs courageux, mais les plus courageux sont ceux qui ont le moins de prestige41. » 32 Cicéron regrette que les sénateurs les plus courageux ne soient pas les consulaires, situés au sommet de la hiérarchie interne du sénat, mais ceux qui ont le moins d’honos, c’est-à-dire les magistrats de rang inférieur. Pour pouvoir passer à l’action et orienter

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les décisions du sénat, il faut en effet détenir un honos important ; être courageux ne suffit pas, encore faut-il pouvoir convaincre les autres, par son prestige, de se montrer courageux également. Dans une société structurée par des hiérarchies internes et attentive aux préséances, l’honos est une source de pouvoir politique. L’honneur n’est pas à Rome l’aura glorieuse de l’homme de pouvoir qui s’ajoute par surcroît à son autorité ; il est ce qui fait d’un homme public un homme de pouvoir, il constitue directement son autorité. C’est ce que la définition de Bourdieu implique et ce qui apparaît à l’étude des textes latins ; il nous paraît donc légitime de parler ici de l’honos comme d’un capital symbolique42.

33 S’il est donc essentiel de prendre en compte la singularité des catégories romaines et de penser la société antique par leur biais et par celui des textes, pour ne pas risquer de déformer les realia, la réflexion se doit cependant, pour passer de la description à l’interprétation, de recourir à des outils théoriques extérieurs tels que ceux utilisés par la sociologie. Le concept de capital symbolique éclaire le fonctionnement économique de l’honos : il s’agit d’un patrimoine progressivement constitué, thésaurisé et susceptible d’être ruiné par une mauvaise gestion. Ce modèle sociologique du capital symbolique explique aussi comment l’honos se constitue, par la reconnaissance collective de qualités et atouts, et comment il devient un instrument de pouvoir pour celui qui le détient. Le concept élaboré par Bourdieu ne possède sans doute pas une pertinence absolue pour notre objet parce que tous les mécanismes de l’honos ne peuvent être expliqués par ce paradigme unique ; il permet néanmoins de mieux saisir cet objet fuyant qu’est le prestige social et de commencer son interprétation, qui reste à poursuivre par l’usage d’autres outils théoriques.

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NOTES

1. La bibliographie sur ces trois notions est très abondante. Notre objectif n’étant pas de faire l’état de la question sur ces termes, nous nous permettons de renvoyer à la bibliographie confectionnée par la Technische Universität de Dresde, qui donne de nombreuses pistes sur les Wertbegriffe du monde romain. (http://tudresden.de/die_tu_dresden/fakultaeten/ fakultaet_sprach_literatur_und_kulturwissenschaften/klassische_philologie/forschung/ bibl_roem_werte/index_html) 2. Les plus significatives, consacrées à des ensembles assez larges de notions, sont les suivantes : H. OPPERMANN (éd.), Römische Wertbegriffe, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1967 ; V. PÖSCHL, « Politische Wertbegriffe in Rom », A&A, 26, 1980, p. 1-17 ; H. DREXLER, Politische Grundbegriffe der Römer, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1988 ; M. BRAUN, A. HALTENHOFF et F .-H. MUTSCHLER (éds.), Moribus antiquis res stat Romana. Römische Werte und römische Literatur im 3. und 2. Jh. v. Chr., Leipzig, K. G. Saur, 2000 ; G. THOME, Zentrale Wertvorstellungen der Römer, Bamberg, C. C. Buchner, 2000. 3. J. HELLEGOUARC’H, Le Vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, Les Belles Lettres, 1963 ; D. C. EARL, The Moral and Political Tradition of Rome, Londres, Thames & Hudson, 1967 ; L. R. LIND, « The Tradition of Roman Moral Conservatism », in C. DEROUX (éd.), Studies in Latin Literature and Roman History 1, Bruxelles, Latomus, 1979, p. 7-58. 4. Le recours aux sciences sociales dans le domaine de l’Antiquité n’est naturellement pas une nouveauté. C’est à une approche sociologique de Rome que se livre par exemple l’ouvrage de P. VEYNE, Le Pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Seuil, 1976. Un courant assez proche, celui de l’anthropologie historique, s’est développé à la fin du XXe siècle, dans le domaine grec essentiellement. Pour nous limiter à quelques exemples, on peut citer les travaux de L. GERNET, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Flammarion, 1982 ; M. DETIENNE, Dionysos à ciel ouvert, Paris, Hachette, 1986 ; J.-P. VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, nouvelle éd., Paris, La Découverte, 1996 ; P. VIDAL-NAQUET, Le Chasseur noir, Paris, La Découverte, 1983 ; C. CALAME, L’Eros dans la Grèce antique, Paris, Belin, 1996. Les recherches anthropologiques sur le monde romain ont été moins nombreuses : sans viser l’exhaustivité, on peut citer celles de M. BETTINI, Antropologia e cultura Romana, Roma, La nuova Italia Scientifica, 1986 ; F. DUPONT, L’Orateur sans visage. Essai sur l’acteur romain et son masque, Paris, PUF, 2000 ; P. MOREAU, Incestus et prohibitae nuptiae : conception romaine de l’inceste et histoire des prohibitions matrimoniales pour cause de parenté dans la Rome antique, Paris, Les Belles Lettres, 2002 ou P. CORDIER, Nudités romaines. Un problème d’histoire et d’anthropologie, Paris, Les Belles Lettres, 2005. 5. Voir M. JACOTOT, Question d’honneur. Les notions d’honos, honestum et honestas dans la République romaine antique, Rome, École Française de Rome, 2012 (à paraître). 6. Voir notre bilan bibliographique dans M. JACOTOT, Question d’honneur. 7. Sall., Iug. 49, 4. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont nôtres.

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8. Sur les honores en usage à l’armée, voir V. MAXFIELD, The Military Decorations of the Roman Army, Londres, B. T. Batsford, 1981 et A. BÜTTNER, « Untersuchungen über Ursprung und Entwicklung von Auszeichnungen im römischen Heer », Bonner Jahrbücher, 157, 1957, p. 127-180. 9. Cic., Brut. 290. 10. Cic., Fam. XV, 10, 2. 11. Nous suivons ici les éditeurs du texte dans la CUF qui notent que le frater dont il est question doit être M. Marcellus, le consul de 51, car un frère de C. Marcellus nous est inconnu. 12. Pl., Trin. 662-664. 13. Cic., Pis. 2. 14. On rencontre cependant, dans la littérature républicaine, quelques très rares textes où le mot a ce sens. Voir par exemple Pl., Trin. 697 et Cic., Flac. 52. C’est plutôt pudor ou parfois honestas qui portent ce sens en latin. Sur pudor, voir J.-F. THOMAS, Déshonneur et honte en latin, Paris-Louvain, Peeters, 2007, p. 350 sqq. Sur honestas, voir M. JACOTOT, Question d’honneur. 15. C’est le sens le plus fréquent du mot, que l’on rencontre dans environ 85 % des occurrences. Voir J.-F. THOMAS, Gloria et laus. Étude sémantique, Paris-Louvain, Peeters, 2002, p. 18. Sur le sémantisme de gloria, voir, outre l’ouvrage de J.-F. Thomas, J. HELLEGOUARC’H, Le Vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, p. 369-383 ; U. KNOCHE, « Der römische Ruhmesgedanke », in H. OPPERMANN (éd.), Römische Wertbegriffe, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1967, p. 420-445 ; H. DREXLER, Politische Grundbegriffe der Römer, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1988, au chapitre « Gloria ». 16. Cic., Balb. 16 ; De or. I, 1. 17. Voir la fréquence du syntagme gloria immortalis ou immortalitas gloriae (Pl., Amp. 1140 ; Cic., Pis. 63 et Balb. 40). Voir J.-F. THOMAS, Gloria et laus. Étude sémantique, p. 23. 18. Sur le sémantisme de dignitas, voir H. WEGEHAUPT, Die Bedeutung und Anwendung von dignitas in den Schriften der republikanischen Zeit, Diss., Breslau, 1932 ; H. DREXLER, « Dignitas », in R. KLEIN (éd.), Das Staatsdenken der Römer, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1966, p. 231-244 ; T. PISCITELLI CARPINO, « Dignitas in Cicero », BStudLat, 9, 1979, p. 253-267 ; G. THOME, Zentrale Wertvorstellungen der Römer, vol. 2, p. 117-134 ; R. RILINGER, « Ordo und dignitas als soziale Kategorien der römischen Republik » in Ordo und dignitas. Beiträge zur römischen Verfassungs- und Sozialgeschichte, Stuttgart, F. Steiner, 2007, p. 95-104. 19. Caes., BG VII, 54, 4 ; Cic., Rosc. Amer. 136. 20. Cic., Verr. II, II, 95 ; Sull. 5 ; Sall ., Hist. frg. I, 55, 26. Voir H. DREXLER, « Dignitas », p. 235 et H. WEGEHAUPT, Die Bedeutung und Anwendung von dignitas, p. 21 sqq. 21. J. HELLEGOUARC’H, Le Vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, p. 401. 22. Voir A. ERNOUT et A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, 4 e éd., Paris, C. Klincksieck, 1994, s. v. decet. Le rapport entre dignus et decet est transparent dans le v. 52 de la Mostellaria de Plaute : dignissimumst : decet me amare et te bubulcitarier. 23. On parlera ainsi d’un sacrifice réalisé cum dignitate (Liv. XLIX, 49, 2), d’une accusation portée dignitate, de façon appropriée (Cic., Verr. II, II, 168). 24. Sur l’association de dignitas à la noblesse, Cic., Rosc. Amer. 16 ; Sall., Iug. 41, 5. 25. P. Bourdieu est revenu régulièrement sur ce concept. Voir notamment P. BOURDIEU, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 116-123 et P. BOURDIEU, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000, p. 348-376. 26. J.-M. DAVID, La République romaine de la deuxième guerre punique à la bataille d’Actium. 218-31, Paris, Seuil, 2000, p. 30-31 et K.-J. HÖLKESKAMP, Reconstruire une République. La «culture politique» de la Rome antique et la recherche des dernières décennies, Nantes, Les Éditions Maison, 2008, p. 97-111 (traduction par C. Layre sous la direction de F. Hurlet de K.-J. HÖLKESKAMP, Rekonstruktionen einer Republik. Die politische Kultur des antiken Rom und die Forschung der letzten Jahrzehnte, Munich, Oldenbourg, 2004). J.-M. David montre que l’éloquence, les qualités militaires et la connaissance

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du droit sont les principales qualités qui fondent le prestige de l’aristocratie et que ce « capital symbolique » est un instrument de pouvoir essentiel. K.-J. Hölkeskamp explique que le « capital symbolique », transmis de génération en génération, est un facteur reconnu de la supériorité du statut de l’aristocratie romaine. La traduction anglaise de l’ouvrage de K.-J. Hölkeskamp comporte des révisions de l’auteur (K.-J. HÖLKESKAMP, Reconstructing the Roman Republic : An Ancient Political Culture and Modern Research (translated by Henry Heitmann-Gordon ; revised, updated, and augmented by the author), Princeton, Princeton University Press, 2010). 27. P. BOURDIEU, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 295. 28. Cic., Quinct. 9 ; 49 ; 50. 29. P. Syr., frg. H 15 Meyer = 217 CRF. 30. Voir par exemple Pl., Trin. 273 ; 694 ; Cic., Dom. 27 ; Phil. V, 35. 31. Cic., Mur. 89. 32. Cic., Mur. 55 (trad. Boulanger). 33. P. BOURDIEU, Raisons pratiques, p. 189. 34. Cic., Flac. 74. 35. P. BOURDIEU, Langage et pouvoir symbolique, p. 295. 36. P. BOURDIEU, Raisons pratiques, p. 187. 37. Sur les formes prises par la marque d’honneur et les diverses modalités de son octroi, voir M. JACOTOT, Question d’honneur, chapitre 5. 38. J.-M. DAVID, La République romaine, p. 30. 39. Sur l’importance de la notoriété du candidat dans l’élection, voir E. S. G RUEN, The Last Generation of the Roman Republic, Berkeley, University of California Press, 1974, p. 121-122. Sur l’importance minime de l’idéologie à l’époque républicaine, et le changement de cette situation à partir du principat, voir P. LE DOZE, « Les idéologies à Rome : les modalités du discours politique de Cicéron à Auguste », Revue Historique, 654, 2010, p. 259-289. 40. Voir sur ce point C. N ICOLET, Le Métier de citoyen dans la Rome républicaine, 2 e éd., Paris, Gallimard, 1976, p. 419. 41. Cic., Fam. XII, 4, 1. 42. D’autres textes pourraient être convoqués pour montrer combien, en dehors du domaine politique, l’honos est une source d’autorité dans les discussions (voir par exemple Varr., RR I, 3, 1) ou un gage de bonne foi dans le cadre d’un procès (Cic., Verr. II, I, 10).

RÉSUMÉS

Si l’étude des grandes notions politiques, sociales et morales de la civilisation romaine doit passer par une analyse sémantique, cette dernière gagne à être complétée par une approche sociologique des pratiques recouvertes par ces notions. Cet article se propose de montrer la fécondité d’une telle méthode en associant à l’étude sémantique d’un mot latin, une approche utilisant un des outils théoriques de la sociologie, le concept de « capital symbolique » forgé par Pierre Bourdieu. Est ainsi mis en avant le fonctionnement économique de l’honneur à Rome, patrimoine progressivement constitué grâce à la reconnaissance de la collectivité, thésaurisé, et susceptible de devenir instrument de pouvoir.

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If the study of the great political, social and moral notions of Roman civilization needs to go through a semantic analysis, the latter profits by a sociological approach of the practices overlaid by these notions. This article purports to show the fertility of such a method by associating the semantic study of a Latin word with an approach that makes use of one of the theoretical tools of sociology, the concept of “symbolic capital” invented by Pierre Bourdieu. Thus is foregrounded the economic functioning of honour at Rome, a patrimony gradually built up through the recognition of the collective body, hoarded up and susceptible to become an instrument of power.

INDEX

Mots-clés : honos, honneur, prestige, capital symbolique, Bourdieu, sémantique, sociologie historique Keywords : honos, honour, prestige, symbolic capital, Bourdieu, semantics, historical sociology

AUTEUR

MATHIEU JACOTOT

Docteur en études latines, Professeur agrégé en classes préparatoires

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Humanistes et antiquaires. Le De Asse de Guillaume Budé

Luigi-Alberto Sanchi

À la Grèce. 1 Parus en mars 1515, les Cinq livres de l’As et ses fractions ou De Asse et partibus eius libri quinque de Guillaume Budé (1468-1540)1 sont précédés d’une préface dont l’intitulé, Ad optimum quemque et candidissimum uirum litterarum et philosophiæ studiosum, affiche le souhait de s’adresser – au lieu d’un dédicataire plus ou moins puissant – à un public humaniste aussi large que possible. Cette préface annonce en outre un programme bien plus vaste que « l’as » promis dans le titre. En effet, après la mention de son ouvrage précédent, les Annotationes in XXIV Pandectarum libros qui ont renouvelé en 1508 l’exégèse des sources du droit romain, l’auteur affirme ceci : Nunc alteram lucubrationem grandioris incepti operosiorisque profero, non in unum genus illam scriptorum editam, sed in uniuersum pertinentem ad Antiquitatis interpretationem et per omne prope genus auctorum probiorum utraque lingua patentem. Je présente maintenant une deuxième étude de plus grande ampleur que le premier projet : elle ne porte plus sur une seule discipline, mais concerne l’interprétation de l’Antiquité en général et s’ouvre sur presque tous les genres pratiqués par les bons auteurs dans les deux langues. 2 Point d’exagération rhétorique : comme on le verra plus loin, Budé a tenu sa promesse.

3 Pour aborder convenablement cet ouvrage très dense, il faudrait au préalable pallier une double absence dans la panoplie théorique actuelle. D’une part, l’apport intellectuel des Antiquaires est, dans son ensemble, relativement méconnu dans le débat historiographique français en dehors du cercle étroit des spécialistes. D’autre part, l’œuvre de Guillaume Budé en particulier, ainsi que son héritage scientifique – touchant notamment la recherche érudite sur l’Antiquité – n’est guère présent au sein des études sur la tradition humaniste et antiquaire, courant qui s’est d’ailleurs structuré bien après notre auteur, surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles. Une telle absence s’explique sans doute pour partie par le manque d’une édition critique moderne du De Asse, surtout connu encore aujourd’hui à travers l’étude méthodique qu’en a donnée en 1907 Louis Delaruelle2. Imparfaitement saisie par ce dernier, la profonde originalité de

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l’œuvre de Budé mérite néanmoins toute l’attention des historiens afin de lui redonner toute sa place à l’intérieur des études sur l’antiquaire comme dans le débat sur l’historiographie. C’est l’enjeu de la présente contribution. 4 Considérons d’abord le status quæstionis à ce propos. On pourrait prendre à témoin un riche ouvrage collectif récemment paru, Historiographies. Concepts et débats3, qui se propose de rendre compte de l’écriture et des méthodes en usage aujourd’hui en histoire. À défaut d’une section consacrée à l’Humanisme proprement dit4, il ne réserve que quinze pages, sur quelque mille trois cents, à l’entrée Renaissance, notion étudiée surtout – et à juste titre – pour la problématiser. Dans cet article, par exemple, les alinéas placés sous le titre prometteur d’« Un nouveau rapport au passé » ne comportent aucun développement sur les historiens humanistes5. 5 On glane ailleurs quelques mentions de cet acte historiographique majeur qu’est la réfutation de la Donation de Constantin composée par Laurent Valla en 1444, tour à tour citée dans le cadre des luttes religieuses du XVIe siècle, car publiée en 1517 par Ulrich von Hutten, ou présentée comme avatar du travail sur les archives ou, encore, mentionnée en tant qu’anachronisme dévoilé par excellence6. Dans l’entrée consacrée à l’Histoire économique, en outre, l’hypothèse que Guillaume Budé puisse être le fondateur de cette science est d’emblée écartée sans que soit même citée la contribution concernée, le De Asse justement. C’est d’ailleurs la seule page d’Historiographies où le grand humaniste parisien se trouve nommé7. 6 De manière générale dans cet ouvrage, les auteurs d’avant le XVIIIe siècle ne font malheureusement l’objet que de mentions aussi brèves qu’aléatoires. Choix réducteur, d’autant plus regrettable qu’il semble faire l’impasse sur un domaine historiographique bien vivant, y compris en langue française : outre l’apport novateur d’Anabases dans les dernières années8, depuis 1988 l’ouvrage classique de Blandine Barret-Kriegel, Les Historiens et la monarchie9 a permis d’évaluer précisément le rôle de l’érudition française au Grand Siècle dans la construction historique de la France ; Alain Schnapp, avec sa vaste étude La Conquête du passé : aux origines de l’archéologie 10, a ensuite posé un cadre théorique plus général pour penser le passé des recherches archéologiques à commencer par l’Antiquité elle-même11 ; l’étude de la réception de l’Antiquité a pris des formes variées et toujours pertinentes12 ; des ouvrages généraux et collectifs tels que les deux volumes Lieux de savoir (2007 et 2011) 13 réservent une place de choix aux institutions et cénacles érudits, voire humanistes. 7 En amont, la réflexion autour de ce domaine de recherche a été renouvelée de manière décisive en 1950 par Arnaldo Momigliano dans son article fondateur « Ancient History and the Antiquarian », qui a inspiré les chercheurs jusqu’à nos jours14. Les éléments de l’ample analyse de Momigliano sont bien connus ; ils présentent un intérêt de premier ordre pour saisir la formation de la conception moderne du métier d’historien15. 8 Momigliano commence par une introduction qui marque le tournant des Lumières comme un passage à une nouvelle forme d’humanisme : « In the Eighteenth century a new humanism competed with the traditional one. » Les gentlemen qui s’y adonnent sont ainsi différenciés de leurs devanciers : « [they] preferred travel to emendation of texts and altogether subordinated literary texts to coins, statues, vases and inscriptions16. » Passage de l’ emendatio érudite à l’étude des sources mâtinée d’archéologie qui configure la méthode historique moderne : « The Age of the Antiquaries […] meant a revolution in historical method. […] The Age of Antiquaries set standards and posed problems of historical method that we can hardly call obsolete to-day17. » Momigliano rappelle ici que la distinction entre

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sources primaires et secondaires (« original and derivative authorities ») ne se répand parmi les historiens qu’à la fin du XVIIe siècle. Ce cadre chronologique privilégiant le XVIIIe siècle posé, la partie du raisonnement de Momigliano qui intéresse notre propos est la première, « The origins of Antiquarian research ». Comme on le sait, il fait remonter ce genre d’études à l’Antiquité même18, depuis la Grèce classique jusqu’au grand modèle varronien, mais accorde ensuite une attention particulière à l’Humanisme, à Pétrarque et surtout à l’œuvre capitale de Flavio Biondo (1392-1463) : « Roma triumphans has already the fourfold classification which many later handbooks preserve under the heading : antiquitates publicæ, privatæ, sacræ, militares. » Les contributions philologiques et en même temps antiquaires du Politien des Miscellanées (1489) et de Cœlius Rhodiginus (Antiquæ lectiones, 1516) sont mentionnées en note de bas19, où le nom de Budé ne figure pas, non plus que dans les pages suivantes où Momigliano évoque les travaux érudits de la génération successive, avec Carlo Sigonio, Fulvio Orsini, Juste Lipse, notant que le terme varronien d’Antiquitates revient surtout avec Rosinus (Johannes Rossfeld), auteur en 1583 de l’Antiquitatum Romanarum corpus absolutissimum. Concernant l’activité de ces savants, Momigliano note qu’ils ne se concevaient pas comme des historiens : « They commented historians and supplemented historians, but usually did not claim to be historians20. » La raison invoquée met en cause le genre adopté : « They modelled themselves on Biondo’s Roma triumphans which was not a history, but a systematic survey21. » Nous n’allons pas parcourir les étapes ultérieures de cette grande fresque historiographique ; qu’il suffise ici de souligner à quel point cette manière de présenter l’évolution des recherches savantes se focalisant sur les grands siècles de l’Antiquaire, parfaitement justifiée au demeurant, a d’une part orienté les travaux à venir et d’autre part rejeté involontairement dans une zone de pénombre plusieurs auteurs intéressants, issus du Quattrocento comme François Filelfe (1398-1481) ou Giulio Pomponio Leto (1428-1497)22, ou appartenant à l’époque immédiatement suivante, celle de Budé et du premier humanisme français23. 9 Le nom de Budé est cependant trop important pour en faire l’impasse fût-ce en parlant d’historiographie. Parmi les ouvrages généralistes en langue française, c’est à ma connaissance le manuel de Jean-Maurice Bizière et Pierre Vayssière24 qui a le mieux rendu compte de la nouveauté du De Asse, dans une présentation brève mais éloquente : C’est de l’érudition et, plus particulièrement, de Guillaume Budé (1468-1540) que l’histoire nouvelle devait tirer ses éléments constitutifs initiaux. […] il montra dans son De Asse, publié en 1515, qu’une analyse philologique de textes non plus littéraires mais renvoyant aux aspects les plus concrets des relations sociales, comme ceux liés à la monnaie ou au droit, permettrait de renouveler fondamentalement la connaissance du passé en même temps qu’elle ouvrait des champs jusque-là inexplorés à ceux qui voulaient consacrer leurs efforts à ce type de recherches. 10 Ces quelques lignes indiquent de manière pertinente le rôle qu’il convient d’assigner au De Asse dans le cheminement de l’historiographie moderne. C’est également la conclusion à laquelle parvient un ouvrage de synthèse aussi utile à notre propos qu’assez peu cité dans le domaine francophone, Foundations of modern historical scholarship : language, law and history in the French Renaissance, écrit par Donal R. Kelley25, qui place Guillaume Budé au centre du parcours menant de l’Humanisme italien à la grande époque des historiens robins dans la France des guerres de Religion26. Ayant toutefois pour objet l’humanisme juridique, Kelley bâtit sur les Annotationes in Pandectas plutôt que sur le De Asse l’essentiel de son analyse de la contribution de notre humaniste aux progrès de la recherche en histoire27. La fortune moderne du De Asse de

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Budé est certes un peu mieux attestée lorsqu’on la cherche du côté de la numismatique28. Roberto Weiss, dans un chapitre de son The Renaissance discovery of classical Antiquity consacré à celle-ci, reconnaît pleinement les mérites du De Asse tant sur le plan philologique que sur celui de la numismatique naissante et en réitère la portée dans la conclusion du livre29.

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11 Si l’on adopte la distinction qu’établit Momigliano à l’orée de l’essai déjà cité entre l’Humanisme proprement dit et ce « new Humanism » qu’est l’antiquaire, comment caractériser alors l’apport du premier ? La réponse à cette question nous amène à compléter le tableau tracé jusqu’ici en y plaçant l’élément central, l’Humanisme, à l’aune duquel il convient d’évaluer le De Asse et son évolution de 1515 à l’édition définitive de 1541.

12 Jugée préscientifique au sein des études classiques, la période humaniste est de surcroît marquée par la convergence de méthodes et démarches de recherche désormais séparées et indépendantes les unes des autres. Vices qui compliquent la tâche de présenter les travaux des humanistes aux historiens d’aujourd’hui : les résultats de cette historiographie seraient d’autant moins utilisables qu’il semble – à tort ou à raison – malaisé de les traduire dans les catégories pratiquées de nos jours. Or la richesse et la variété d’expériences historiographiques en matière de réception de l’Antiquité que l’on constate à la Renaissance, depuis son éclosion italienne au cours du Quattrocento30 – notamment au contact des immigrés grecs 31 – jusqu’à son expansion européenne au XVIe siècle, n’ont pas d’égales à d’autres époques. Considérons en un regard rapide quelques grands axes d’investigation humaniste touchant l’Antiquité32 et ses sources33 : – une quête systématique des manuscrits-sources grecs et latins – historiques ou autres – dans le but d’en procurer des éditions complètes, voire de découvrir des auteurs ou des œuvres encore inconnus ou restés cachés34 ; – des tentatives de correction des textes transmis, ope ingenii (ce qui présuppose la maîtrise d’un assez vaste corpus d’œuvres) ou ope codicum35 ; – la traduction en latin des œuvres anciennes écrites en d’autres langues, tout d’abord en grec36 ; – la transmission et diffusion des sources anciennes grâce à l’imprimerie, des éditions princeps37 aux grandes éditions de la fin de la Renaissance, en rappelant combien étroitement les imprimeurs de cette période sont associés aux recherches humanistes et se confondent dans la plupart des cas avec les humanistes eux-mêmes ; – une étude approfondie du lexique grec et latin, certes pour établir le sens exact de vocables, notamment techniques, déterminants aux fins de l’exégèse, mais aussi afin de rassembler les matériaux pour des commentaires ou des thesauri38 ; – l’enquête sur divers aspects matériels ou institutionnels de l’Antiquité39 ; – une approche transdisciplinaire de nature encyclopédique40 croisant plusieurs types de sources (historiques, philosophiques, poétiques, oratoires, juridiques, religieuses…)41 ; – des efforts vers l’étude des langues sémitiques, outre l’hébreu biblique, l’araméen, le syriaque et l’arabe, d’abord – mais non seulement – au service de la connaissance de l’Antiquité et de sa transmission42.

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13 Voilà bien des domaines d’étude encore d’actualité au XXIe siècle.

14 Bien évidemment, si l’on passe de la considération des contenus à celle des raisons qui motivent les recherches humanistes, une nette différence avec la recherche actuelle apparaîtra : ces savants polyvalents étaient parfois mus, aussi, par des préoccupations bien étrangères à celles des historiens de notre époque et qu’il faut remettre dans leur contexte précis : intérêt pour la kabbale ou pour la connaissance de la géométrie, pour l’habileté oratoire ou pour la pratique de la médecine. Rien de ce qui touche à l’humain ou au divin n’était indifférent aux plus curieux d’entre eux. Il appartient dès lors à l’historien de l’humanisme de retracer les itinéraires intellectuels des savants de l’époque et de comprendre les enjeux politiques et culturels qui poussaient ces hommes à étudier et à publier : ce qui arrivera demain aux intellectuels d’aujourd’hui, qui feront à leur tour l’objet d’enquêtes savantes sur la validité des productions scientifiques actuelles. 15 Esquisser une typologie générale du courant humaniste est relativement aisé. En écrire la longue et luxuriante histoire, offrir un regard panoramique qui en rende compte assez en détail sur les plans chronologique, géographique et de la prosopographie, faisant apparaître les sommités autant que les personnages de seconde zone, relève encore de la gageure tant le phénomène est important en durée, étendue et nombre de personnages à répertorier43. L’absence d’un enseignement universitaire spécifique condamne d’ailleurs la Renaissance humaniste à se passer de manuels et d’introductions véritablement générales44. Pour construire une vision plus complète, il faudra donc croiser des synthèses diverses, selon les pays et les différents domaines d’étude, sans oublier l’histoire du livre45, tout en sachant que bien des points ne sont actuellement traités que dans des études spécifiques, articles ou monographies.

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16 Si le contexte que nous venons de rappeler très brièvement est correctement décrit, les éléments qui le composent forment un ensemble assez cohérent pour en appeler à redonner toute sa place à la production érudite de Budé au sein de la réflexion sur les Antiquaires lancée par Momigliano. Étudier dans ce cadre historique et conceptuel le travail érudit qu’a pu rassembler Guillaume Budé au cours de sa longue vie revêt alors un intérêt d’autant plus grand que cette partie majoritaire de son œuvre n’a toujours pas fait l’objet d’une analyse systématique46. Sa production érudite illustre-t-elle l’esprit de l’humanisme européen en ce qu’il a de meilleur à offrir aux amoureux modernes du passé grec et romain ?

17 Héritier du courant philologique de l’humanisme italien, celui des Valla et Politien, Budé s’ouvre à l’étude de l’Antiquité entre 1491 (retour à l’étude du Digeste) et 1494 (apprentissage du grec ancien)47. À ce moment, le patrimoine littéraire grec, après le latin, commence à peine son transfert dans des éditions imprimées, d’abord sous les presses d’Italie mais diffusées à l’échelle européenne, tout en étant encore transmis de façon manuscrite par les derniers copistes et savants post-byzantins. Déjà des pans entiers de littérature grecque étaient connus grâce aux traductions latines du Quattrocento, tandis que les grands auteurs romains étaient accompagnés des premiers commentaires « grammaticaux ». À Paris, Budé a connu et fréquenté le diplomate savant Janus Lascaris et le copiste et professeur Georges Hermonyme de Sparte. Ils ont d’abord été ses maîtres de grec en 1494-1495. Le premier lui a prêté entre 1503 et 1509

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une caisse de ses précieux livres, dont le contenu reste inconnu, le second en a copié pour lui plusieurs dizaines48. Dans les collèges de la Faculté des arts, il a pu suivre les cours de Jacques Lefèvre d’Étaples sur Aristote et sur les sciences exactes, entendre Giovanni Giocondo expliquer le texte de Vitruve49, dont celui-ci donnera une remarquable édition en 1511. 18 En ces années politiquement marquées par les premières Guerres d’Italie (1494-1515), Budé a mené de front son entrée dans la haute fonction publique en devenant secrétaire du roi et ses débuts d’humaniste en traduisant en latin, premier Français moderne, des opuscules grecs de Plutarque et Basile le Grand50. Juriste de formation, il entame sa production d’auteur, comme nous l’avons déjà dit, avec la critique philologique et historique du Digeste que renferment ses Annotationes in XXIV Pandectarum libros, parues en 1508 et répondant à l’appel de Valla et Politien à nettoyer le texte du Corpus Iuris ciuilis. Dans les cinq livres De Asse et partibus eius son vaste savoir est mis au service de l’étude des faits économiques de l’Antiquité gréco-romaine et, en petite partie, orientale. Outre les contenus scientifiques, le De Asse témoigne d’une profonde insatisfaction à l’égard des milieux culturels proches de la cour de Louis XII en ses dernières années de règne, cour que Budé a préféré éviter de fréquenter. 19 La phase qui s’ouvre sous François Ier verra au contraire Budé s’impliquer de plus en plus auprès du roi « Père des lettres », dans les rôles officiels de conseiller, de bibliothécaire royal et de prévôt des marchands de Paris51. Position qui lui permettra de promouvoir l’enseignement universitaire des langues anciennes en France. Est-ce l’effet des exhortations contenues dans la dédicace au roi des Commentarii linguæ Græcæ (1529), qui consacraient Budé comme chef de file des hellénistes d’Europe ? Quelques mois plus tard, des chaires de grec ancien et d’hébreu furent financées, embryon du Collège des lecteurs royaux, futur Collège de France. Si bien que l’institution actuelle fait remonter à l’année 1530 le début de ses activités et affiche cette date jusque dans son logo. Mais en 1535, par suite de l’Affaire des Placards survenue en 1534, Budé sera également obligé de défendre son idée d’humanisme en publiant un opuscule De Transitu Hellenismi ad Christianismum, face à la répression des ferments luthériens à Paris, ville où imprimeurs, étudiants et professeurs étaient, à tort ou à raison, en butte aux soupçons de la puissante Faculté de théologie, souvent suivie par le Parlement dans ses volontés de censure. 20 Le De Asse occupe une place particulière dans l’œuvre de Budé comme dans la production antiquaire de son temps. C’est en effet une vaste monographie abordant de multiples aspects de l’histoire ancienne sous un angle unique et bien défini : l’as est à la fois la monnaie concrète et ses subdivisions qui servent en latin à désigner les fractions arithmétiques, par des termes qui renvoient en outre aux systèmes de poids et mesures. L’économie est comprise comme un ensemble de faits – prix, valeurs, frais, dépenses privées ou publiques – étayés dans les sources historiques ou littéraires. Si les tortuosités et les digressions dont s’encombre souvent la prose latine de Budé laissent perplexe le lecteur moderne, la cohérence scientifique du programme réalisé est aussi sûre que la qualité de ses démonstrations et la variété de ses méthodes. Elles vont de la critique textuelle – dont les déductions et impasses sont narrées comme dans un récit d’aventures – à l’expérience directe de comparaison entre poids, mesures, dosages et prix de vente, outre, bien entendu, une petite pratique des monnaies hellénistiques et romaines qu’il a pu recueillir.

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21 Il n’y a pas lieu ici d’entrer dans le détail des contenus ; force est de constater que ce chef-d’œuvre d’historiographie gagnerait à être mieux connu des historiens antiquisants comme des historiens tout court. C’est pour cette raison qu’une édition avec traduction est actuellement en cours52 ; édition critique, elle entend par ailleurs rendre visible le patient travail d’enrichissement et réécriture de son ouvrage auquel s’est livré l’auteur dès l’année 1515, en préparant une sorte de « première édition bis » parue en 1516 et, ensuite, pour des éditions données en 1522, 1524, 1527 et 1532, chacune augmentée53 et mise à jour des nouveaux textes grecs disponibles grâce aux nouvelles princeps. Budé poursuit ses recherches sans doute jusqu’à sa mort : la dernière édition augmentée paraît posthume en 1541. 22 L’accueil d’un tel ouvrage a été enthousiaste à travers l’Europe humaniste, ce dont témoigne la correspondance très internationale et bilingue – plusieurs lettres sont entièrement rédigées en un grec soigné – que Budé s’empresse de publier dès 152054. La fortune du De Asse s’étend tout au long du siècle, malgré une polémique autour de la paternité de certaines découvertes sur les systèmes monétaires, qui revenait, d’après les tenants de l’humanisme italien, à Leonardo Porzio, auteur d’un De sestertio publié toutefois en 1520 au plus tôt. L’apport de Budé est par la suite incorporé dans les ouvrages antiquaires, notamment celui de Johann Friedrich Gronovius (1611-1671), De sestertiis sive subsecivorum pecuniœ veteris Græcæ et Romanæ libri IV55, où le nom de Budé n’est plus mentionné. 23 Comme chez les meilleurs savants humanistes, le travail original de Budé s’est fondé sur un dépouillement extensif – sinon systématique – des sources disponibles à Paris à cette époque encore aurorale pour la France, à la différence de l’Italie. Le bilan détaillé de ses lectures personnelles, grecques et latines, au moment où, âgé de plus de soixante ans, il annotait son exemplaire personnel des Commentaires de la langue grecque en vue d’une nouvelle édition, a été fait56. Il permet de dénombrer plusieurs dizaines d’auteurs grecs et romains, en grande partie cités si précisément qu’il est difficile de songer à un recours à des sources intermédiaires, d’autant plus qu’il nous reste sept de ses carnets d’extraits variés – pour un total de quelque mille huit cent feuillets – levant partiellement le voile sur sa patiente entreprise, qui a dû s’étendre sur plusieurs décennies57. 24 Le dépouillement des citations du De Asse dans ses rédactions successives étendra nos connaissances sur une étape antérieure aux Commentaires et contemporaine des grandes princeps grecques. Il nous permettra d’identifier, d’une part, les phases de son travail de lecteur omnivore, d’autre part, les manuscrits et imprimés sur lesquels il a pu exercer sa sagacité. 25 Si la renommée du Budé historien de l’économie a été en quelque sorte dépassée par celle du Budé philologue, auteur des Commentaires, le moment est sans doute venu de redonner sa place à l’historien hors pair que Budé a été, bien loin de la tradition antiquaire fondée sur des compilations. Celle-ci ne s’est en effet bâtie qu’après lui et sur ses recherches, comme sur celles de Flavio Biondo au siècle précédent. Par ailleurs, il est grand temps de montrer en quoi l’helléniste a étayé l’historien (et le juriste !) par l’emploi des sources d’histoire romaine en langue grecque, notamment Plutarque et Strabon, et par l’usage des procédés lexicographiques grecs pour expliquer le sens des termes équivalents latins. 26 Héritier de la meilleure tradition philologique italienne, Budé a aussi été le chef de file de la puissante tradition helléniste française, celle des Estienne, Turnèbe, Casaubon,

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Lambin qui se sont reconnus comme ses lointains disciples à travers l’enseignement dispensé par les lecteurs royaux. Il a également fondé la grande tradition historique érudite française, celle des juristes et parlementaires « robins », souvent « politiques » lors des guerres civiles de la deuxième moitié du XVIe siècle. À la pointe des études de son temps, il a été justement honoré dans les décennies suivantes qui, de manière tout aussi prévisible, ont pu dépasser ses résultats scientifiques, entraînant l’oubli de ses contributions savantes et sa réduction à une icône nationale. Ce que nous pourrions faire aujourd’hui, c’est lui rendre justice en examinant de près ses productions savantes et en essayant de comprendre en quoi précisément il reste, en dépit des siècles qui nous séparent de lui, un exemple à suivre.

NOTES

1. Je remercie pour leurs encouragements, conseils et réflexions – aides précieuses à la rédaction du présent article – Jean-François Maillard, Pascal Payen, Perrine Galand, Olivier Pédeflous et Luigi Ferreri. Sur Budé, voir les monographies suivantes, dans l’ordre chronologique : Daniel REBITTÉ, GUILLAUME BUDÉ, RESTAURATEUR DES ÉTUDES GRECQUES EN FRANCE. ESSAI HISTORIQUE [1846], RÉIMPR. GENÈVE,

SLATKINE, 1969 ; EUGÈNE DE BUDÉ, VIE DE GUILLAUME BUDÉ (1467-1540), FONDATEUR DU COLLÈGE DE FRANCE, PARIS, D. É.

PERRIN, 1884 (DISPONIBLE SUR INTERNET PAR LE SYSTÈME « PRINT ON DEMAND ») ; LOUIS DELARUELLE, GUILLAUME BUDÉ.

LES ORIGINES, LES DÉBUTS, LES IDÉES MAÎTRESSES [1907], RÉIMPR. GENÈVE, SLATKINE, 2012 ; JEAN PLATTARD, GUILLAUME

BUDÉ (1468-1540) ET LES ORIGINES DE L’HUMANISME FRANÇAIS [1923], RÉIMPR. PARIS, LES BELLES LETTRES, 1966 ; DAVID O.

MCNEILL, GUILLAUME BUDÉ AND HUMANISM IN THE REIGN OF FRANCIS I, GENÈVE, DROZ, 1975 ; MARIE-MADELEINE DE LA

GARANDERIE, CHRISTIANISME ET LETTRES PROFANES. ESSAI SUR L’HUMANISME FRANÇAIS (1515-1535) ET SUR LA PENSÉE DE

GUILLAUME BUDÉ, PARIS, H. CHAMPION, 1995 [1976] ; GILBERT GADOFFRE, LA RÉVOLUTION CULTURELLE DANS LA FRANCE DES

HUMANISTES. GUILLAUME BUDÉ ET FRANÇOIS IER, GENÈVE, DROZ, 1997 ; GUY GUEUDET, L’ART DE LA LETTRE HUMANISTE,

PARIS, H. CHAMPION, 2004 ; LUIGI-ALBERTO SANCHI, LES « COMMENTAIRES DE LA LANGUE GRECQUE » DE G. BUDÉ. L’ŒUVRE,

SES SOURCES, SA PRÉPARATION, GENÈVE, DROZ, 2006 ; SYLVIE CHARTON LE CLECH, GUILLAUME BUDÉ : L’HUMANISTE ET LE

PRINCE, PARIS, RIVENEUVE, 2008 ; LOUISE KATZ, GUILLAUME BUDÉ ET L’ART DE LA LECTURE, TURNHOUT – BRUXELLES,

BREPOLS – MUSÉE DE LA MAISON D’ÉRASME, 2009 ; M.-M. DE LA GARANDERIE, GUILLAUME BUDÉ, PHILOSOPHE DE LA CULTURE

[RECUEIL D’ARTICLES 1964-2005], PARIS, CLASSIQUES GARNIER, 2010. CE DERNIER OUVRAGE COMPORTE UNE MISE À JOUR BIBLIOGRAPHIQUE DES TRAVAUX SUR BUDÉ, COMPRENANT DE NOMBREUX ARTICLES QUE NOUS N’AURONS PAS L’OCCASION DE CITER ICI. 2. L. DELARUELLE, GUILLAUME BUDÉ, P. 130-198. OUTRE DE FRÉQUENTES MENTIONS DANS LA BIBLIOGRAPHIE DÉJÀ CITÉE, LE DE ASSE A ÉTÉ ENSUITE L’OBJET DES RÉFLEXIONS – SE RATTACHANT À NOTRE PROPOS AU MOINS EN PARTIE –

DE G. GADOFFRE, « GUILLAUME BUDÉ E LA STORIA DI ROMA », STUDI ROMANI, 35 (1987), P. 263-276 ; DE M.-M. DE LA

GARANDERIE, SURTOUT DANS « L’HARMONIE SECRÈTE DU DE ASSE DE GUILLAUME BUDÉ » [1968], IN GUILLAUME BUDÉ,

P. 269-284, DANS « GUILLAUME BUDÉ, LECTEUR DE PLINE L’ANCIEN » [1997-2000], IBID., P. 285-301, DANS CHRISTIANISME

ET LETTRES PROFANES, « LA PHILOSOPHIE DU DE ASSE », P. 285-305 ; DE GUY LAVOIE, « Y A-T-IL UN SECRET DANS

L’ARCHITECTURE DU DE ASSE ? », RENAISSANCE & RÉFORME, 3, 1 (1979), P. 30-44 ; DE JEAN CÉARD, « LA TRANSFORMATION

DU GENRE DU COMMENTAIRE », DANS L’AUTOMNE DE LA RENAISSANCE, 1580-1630 (ACTES COLL. TOURS, 1979), PARIS, VRIN,

1981, P. 101-115 ; DE JEAN-CLAUDE MARGOLIN, « DE LA DIGRESSION AU COMMENTAIRE : POUR UNE LECTURE HUMANISTE

DU DE ASSE DE GUILLAUME BUDÉ », IN NEO LATIN AND VERNACULAR IN RENAISSANCE FRANCE, OXFORD, CLARENDON, 1984,

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P. 1-25 ; D’ALAIN MICHEL, « L’OR DANS LE DE ASSE DE G. BUDÉ » DANS L’OR AU TEMPS DE LA RENAISSANCE. DU MYTHE À

L’ÉCONOMIE, PARIS, UNIV. DE PARIS-SORBONNE, 1978, P. 5-14. LE GRAND DIALOGUE POLITICO-CULTUREL D’ALLURE CICÉRONIENNE ENTRE BUDÉ ET SON VIEIL AMI FRANÇOIS DELOYNES QUE CLÔT LE DE ASSE, APPELÉ « ÉPILOGUE » DÈS LA PREMIÈRE ÉDITION, A FAIT L’OBJET D’ÉTUDES SPÉCIFIQUES QUI ONT PERMIS, ENTRE AUTRES, DE CONSTATER

L’EXISTENCE D’IMPORTANTS AJOUTS DE L’AUTEUR AU FIL DES ÉDITIONS : VOIR M.-M. DE LA GARANDERIE, « SUR QUELQUES

PAGES DE L’ÉPILOGUE DU DE ASSE AJOUTÉES EN 1516 » [1999], GUILLAUME BUDÉ, P. 317-336, ET JOHN. M. H EADLEY, « THE

PROBLEM OF COUNSEL REVISITED ONCE MORE : BUDÉ’S DE ASSE (1515) AND [THOMAS MORE’S] UTOPIA I (1516) IN

DEFINING A POLITICAL MOMENT », IN C. S. CELENZA, K. GOWENS (DIR.), HUMANISM AND CREATIVITY IN THE RENAISSANCE.

ESSAYS IN HONOR OF RONAD G. WITT, LEYDE, BRILL, 2006, P. 141-168. POUR UTILE QU’ELLE SOIT D’UN POINT DE VUE AVANT TOUT LITTÉRAIRE, TOUCHANT L’ÉCRITURE, LE STYLE ET L’EMPLOI DE CERTAINS TOPOI OU ÉLÉMENTS PHILOSOPHIQUES, CETTE BIBLIOGRAPHIE N’EST FONDÉE NI SUR UN DÉPOUILLEMENT COMPLET DES CONTENUS ET DES SOURCES DU DE ASSE, NI SUR UN ÉTABLISSEMENT DU TEXTE RIGOUREUX, DISTINGUANT LES DIFFÉRENTES COUCHES RÉDACTIONNELLES. 3. C. DELACROIX, F. DOSSE, P. GARCIA, N. OFFENSTADT (DIR.), PARIS, GALLIMARD, 2010, DEUX TOMES EN PAGINATION CONTINUE. CE VASTE EFFORT COLLECTIF EST UN OUTIL DE RECHERCHE TRÈS BIENVENU AUTANT QU’UN VÉRITABLE MANUEL D’INITIATION À L’HISTORIOGRAPHIE. 4. L’opportunité du terme historiographique (on ne prendra pas en considération ici ses autres sens) d’Humanisme et de celui, proche, de Renaissance, a fait l’objet de débats parfois polémiques et de précisions diverses dont le développement requerrait un article à part et une bibliographie spécifique, que l’on glane en partie dans celle du présent essai. Ce n’est pas esquiver la question que de rappeler les définitions convergentes – et satisfaisantes pour notre but – que donne un ouvrage de référence comme le Dictionnaire de la langue française de Paul ROBERT (ÉD. JOSETTE REY-

DEBOVE, ALAIN REY, PARIS, LE ROBERT, 2002). À L’ENTRÉE HUMANISTE, ON LIT : « LETTRÉ DE LA RENAISSANCE QUI SE

CONSACRAIT À L’ÉTUDE DES ÉCRIVAINS ANTIQUES ET EN FAISAIT CONNAÎTRE LES ŒUVRES ET LES IDÉES » ; L’ HUMANISME EST DÉFINI COMME « MOUVEMENT INTELLECTUEL EUROPÉEN DE LA RENAISSANCE, CARACTÉRISÉ PAR UN EFFORT POUR RELEVER LA DIGNITÉ DE L’ESPRIT HUMAIN ET LA METTRE EN VALEUR, ET UN RETOUR AUX SOURCES

GRÉCO-LATINES » ; LA RENAISSANCE EST À LA FOIS L’« ESSOR INTELLECTUEL PROVOQUÉ, À PARTIR DU XVE SIÈCLE EN

ITALIE, PUIS DANS TOUTE L’EUROPE, PAR LE RETOUR AUX IDÉES, À L’ART ANTIQUES GRÉCO-LATINS » ET LA « PÉRIODE

HISTORIQUE ALLANT DU XIVE SIÈCLE OU DU XVE SIÈCLE À LA FIN DU XVIE SIÈCLE ». 5. Voir Historiographies. Concepts et débats, p. 1172-1175. L’auteur de l’article évoque la vision historique des Vasari et Pétrarque, « procédant d’une réflexion d’origine italienne qui dénonçait le medium ævum (Moyen Âge) comme un âge de ténèbres […] », pour mieux dénoncer à son tour, dès les premières lignes de l’article, les « poncifs » répandus sur la Renaissance par Jakob Burckhardt ou Jules Michelet. 6. Voir ibid., respectivement p. 1230 (Rôle social de l’historien), p. 69-70 (Archives, documents, sources) et p. 665 (Anachronisme ; le même auteur revient sur l’épisode dans l’entrée Événement, p. 753). Le nom de Valla apparaît, sans plus, p. 934-935 (Vérité). Voir L. VALLA, LA DONATION DE CONSTANTIN, ÉD. J.-B.

GIRARD, PARIS, LES BELLES LETTRES, 1993. 7. Histoire économique, dans Historiographies, p. 293 : « Certains auteurs font remonter l’histoire économique aux travaux d’Ibn Khaldun […], à ceux de Guillaume Budé et de Jean Bodin […]. Mais celle-ci se constitue comme discipline universitaire académique, autonome, reconnue et institutionnalisée seulement vers 1850 […]. » Perspective bien étroite, qui empêche de voir, a fortiori de prendre en considération, les tentatives précédentes. Le premier grand exemple d’une histoire scientifique de l’économie antique, celle d’August BŒCKH, DIE STAATSHAUSHALTUNG DER ATHENER, DATE DE 1817 (RÉIMPR. NEW YORK, ELIBRON CLASSICS, 2 VOL., 2005). À PROPOS DE BŒCKH ET DE SA QUERELLE MÉTHODOLOGIQUE AVEC GOTTFRIED HERMANN, TENANT DE LA PHILOLOGIE FORMELLE, VOIR LA RÉFLEXION FORT

F0 F0 STIMULANTE QU’EN PROPOSE LUCIANO CANFORA, « ENZO DEGANI E LA STORIA DEGLI STUDI CLASSICI », DANS DA 41 ἸΏ 6E A

EIKASMOS. ATTI DELLA GIORNATA DI STUDIO SULLA FIGURA E L’OPERA DI ENZO DEGANI, BOLOGNE, PÀTRON, 2002, P. 101-108.

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8. Le sous-titre Traditions et réceptions de l’Antiquité l’indique d’entrée de jeu. Voir notamment les exposés du projet de recherche de la revue fournis par Pascal PAYEN : « L’ANTIQUITÉ APRÈS L’ANTIQUITÉ : PARCOURS ET DÉTOURS D’UN PROJET ÉDITORIAL » ET « RÉCEPTION DES HISTORIENS ANCIENS ET FABRIQUE DE L’HISTOIRE », ANABASES, 1 (2005), RESPECTIVEMENT P. 5-13 ET 277-283, AINSI QUE « L’ANTIQUITÉ ET SES RÉCEPTIONS : UN NOUVEL OBJET D’HISTOIRE », ÉDITORIAL DU N° 10 (2009), P. 9-23.

9. B. BARRET-KRIEGEL, LES HISTORIENS ET LA MONARCHIE, 4 VOL., PARIS, PUF, 1988. 10. Paris, Éditions Carré, 1993. 11. Nous renvoyons aux articles cités de P. PAYEN POUR UN APPROFONDISSEMENT DE LA QUESTION ET DE NOMBREUSES PISTES BIBLIOGRAPHIQUES. 12. À titre d’exemple, voir le remarquable travail de Claude NICOLET, LA FABRIQUE D’UNE NATION. LA

FRANCE ENTRE ROME ET LES GERMAINS, PARIS, PERRIN, 2003, OU L’ESSAI FOISONNANT DE PIERRE VIDAL-NAQUET,

L’ATLANTIDE. PETITE HISTOIRE D’UN MYTHE PLATONICIEN, PARIS, LES BELLES LETTRES, 2005. 13. Lieux de savoir, I : Espaces et communautés, II : Les mains de l’intellect, dir. C. Jacob, Paris, A. Michel, 2007-2011. 14. Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 13 (1950), p. 285-315, recueilli ensuite dans A. MOMIGLIANO, CONTRIBUTO ALLA STORIA DEGLI STUDI CLASSICI, ROME, EDIZIONI DI STORIA E LETTERATURA, 1955,

P. 67-106 ; VOIR SA TRADUCTION FRANÇAISE, « L’HISTOIRE ANCIENNE ET L’ANTIQUAIRE », DANS ID ., PROBLÈMES

D’HISTORIOGRAPHIE ANCIENNE ET MODERNE, PARIS, GALLIMARD, 1983, P. 243-299. RICCARDO FUBINI EN A RÉCEMMENT

PRÉCISÉ LE CONTEXTE ET MONTRÉ QU’IL S’AGISSAIT EN RÉALITÉ D’UNE RÉPONSE IMPLICITE ADRESSÉE AU PHILOSOPHE ITALIEN BENEDETTO CROCE À PROPOS DE SA CONCEPTION DE L’HISTOIRE POLITIQUE : VOIR « ALL’ORIGINE DELLA SCIENZA ANTIQUARIA : UNA PATERNITÀ DA RIVEDERE », MEDIOEVO E RINASCIMENTO, 22 (N.S. 19) (2008), P. 233-244. POUR

UNE VUE D’ENSEMBLE DE LA RÉCEPTION DES IDÉES DE MOMIGLIANO, VOIR INGO HERKLOTZ, « ARNALDO MOMIGLIANO’S

“ANCIENT HISTORY AND THE ANTIQUARIAN” : A CRITICAL REVIEW », IN MOMIGLIANO AND ANTIQUARIANISM. FOUNDATION OF THE MODERN CULTURAL SCIENCES, TORONTO, TORONTO U.P., 2007, P. 127-153. VOIR AUSSI L’ENSEMBLE DE CETTE DERNIÈRE PUBLICATION AINSI QUE ANCIENT HISTORY AND THE ANTIQUARIAN. ESSAYS IN MEMORY OF ARNALDO MOMIGLIANO (ACTES COLL. LONDRES, WARBURG INST., 1991), LONDRES, WARBURG INSTITUTE, 1995. 15. La fécondité des réflexions de Momigliano sur ce sujet est prouvée par les fréquentes mentions émaillant la bibliographie, notamment les travaux sur l’Humanisme (parmi lesquels figure une étude sur Budé lecteur d’Homère : « How G. Budé read his Homer », in Commerce with the Classics. Ancient Books and Renaissance Readers, Ann Arbor, Univ. of Michigan Press, 1997, p. 135-183) menés par Anthony GRAFTON, L’AUTEUR QUI A LE PLUS APPROFONDI CETTE THÉMATIQUE, MAIS

AUSSI DANS LA SYNTHÈSE DE ROBERTO WEISS, THE RENAISSANCE DISCOVERY OF CLASSICAL ANTIQUITY, OXFORD,

BLACKWELL, 1969, IMPORTANTE POUR NOTRE PROPOS ; VOIR AUSSI LA TRADUCTION ITALIENNE, LA SCOPERTA

DELL’ANTICHITÀ CLASSICA NEL RINASCIMENTO, PADOUE, ANTENORE, 1989. BLANDINE BARRET-KRIEGEL RECONNAÎT SA DETTE

ENVERS MOMIGLIANO DANS LA DÉFAITE DE L’ÉRUDITION, TOME II DES HISTORIENS ET LA MONARCHIE, OP. CIT., P. 17-22, AU CHAPITRE PREMIER, « LA SOURCE, L’ARCHIVE, LE DIPLÔME », ALLANT JUSQU’À DONNER LA TRADUCTION D’UN PASSAGE- CLÉ DE « L’HISTOIRE ANCIENNE ET L’ANTIQUAIRE ». SUR LES BRISÉES DE CE GRAND HISTORIEN, VOIR ÉGALEMENT

L’ESSAI TRÈS FOUILLÉ ET SUGGESTIF DE CARLO GINZBURG, « DESCRIPTION ET CITATION » (« EKPHRASIS AND

QUOTATION », 1988, EN TRADUCTION FRANÇAISE DANS LE RECUEIL – DÉDIÉ À LA MÉMOIRE DE MOMIGLIANO – LE FIL ET LES TRACES. VRAI FAUX FICTIF [2006], PARIS, VERDIER, 2010, P. 23-60), OÙ L’AUTEUR ESQUISSE UNE HISTOIRE DU SCEPTICISME HISTORIOGRAPHIQUE AVANT LA MOTHE LA VAYER, DÈS FRANCESCO ROBORTELLO (1548) VOIRE ENCORE PLUS TÔT, DANS UNE LETTRE DE MANUEL CHRYSOLORAS DATANT DE 1411 ; À COMPLÉTER PAR L’INTRODUCTION DU

MÊME GINZBURG À L’ÉDITION FRANÇAISE CITÉE DE L. VALLA, LA DONATION DE CONSTANTIN, OÙ IL POSE LA PROBLÉMATIQUE

DE LA PREUVE EN HISTOIRE EN PARTANT DE LA THÉORIE RHÉTORIQUE DE L’ANTIQUITÉ À LA RENAISSANCE. VOIR ENFIN

LES PAGES DE VINCENZO FERA, « PROBLEMI E PERCORSI DELLA RICEZIONE UMANISTICA », DANS LO SPAZIO LETTERARIO DI

ROMA ANTICA, T. III. LA RICEZIONE DEL TESTO, ROME, SALERNO ED., 1990, P. 513-543, QUI SE SITUENT D’EMBLÉE DANS LE SILLON DE MOMIGLIANO. 16. A. MOMIGLIANO, CONTRIBUTO, P. 67.

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17. Op. cit., p. 68. 18. Op. cit., p. 69-73. 19. Op. cit., p. 73, note 14. 20. Op. cit., p. 75. 21. Ibid. 22. C’est ce qu’ont – entre autres – précisé les recherches menées dans le sillage de Momigliano : voir R. FUBINI, « ALL’ORIGINE DELLA SCIENZA ANTIQUARIA », P. 239-240 (SUR LETO ET SUR SON ÉLÈVE ANDREA

FULVIO) ET, DANS LE RECUEIL CITÉ ANCIENT HISTORY… ESSAYS IN MEMORY OF A. M., JEAN-LOUIS FERRARY, « NAISSANCE

D’UN ASPECT DE LA RECHERCHE ANTIQUAIRE. LES PREMIERS TRAVAUX SUR LES LOIS ROMAINES : DE L’EPISTULA AD CORNELIUM [1439] DE FILELFO À L’HISTORIA IURIS CIUILIS [1515] D’AYMAR DU RIVAIL », P. 33-72. 23. Voir toutefois, dans le recueil cité Ancient history… Essays in memory of A. M., p. 73-103, l’article de Carlo DIONISOTTI SUR « CLAUDE DE SEYSSEL » [V. 1450-1520] OÙ IL EST PAR AILLEURS QUESTION DE BUDÉ, INCIDENTALEMENT.

24. J.-M. BIZIÈRE ET P. VAYSSIÈRE, HISTOIRE ET HISTORIENS. ANTIQUITÉ, MOYEN ÂGE, FRANCE MODERNE ET CONTEMPORAINE,

PARIS, HACHETTE, 1995, P. 83. LE CHAPITRE CONCERNÉ A POUR TITRE « LA RÉVOLUTION HISTORIQUE DU XVIE SIÈCLE ». 25. New York, Columbia U. P., 1970. 26. Voir aussi, à ce propos, L.-A. SANCHI, « L’EREDITÀ INTELLETTUALE DI G. BUDÉ NEGLI STORICI FRANCESI DEL

TARDO CINQUECENTO », QUADERNI DI STORIA, 59 (2004), P. 59-77 (= M. FIRPO [DIR.], NUNC ALIA TEMPORA, ALII MORES.

STORICI E STORIA IN ETÀ POST-TRIDENTINA, FLORENCE, OLSCHKI, 2005, P. 529-540). 27. D.R. KELLEY, P. 63-80. POUR UNE TENTATIVE RÉCENTE D’ABORDER LA RICHESSE DES ANNOTATIONS AUX PANDECTES

DE BUDÉ, VOIR GERALD SANDY, « GUILLAUME BUDÉ : PHILOLOGIST AND POLYMATH. A PRELIMINARY STUDY », IN G. SANDY

(DIR.), THE CLASSICAL HERITAGE IN FRANCE, LEYDE, E.J. BRILL, 2002, P. 79-108. 28. Pour quelques titres où le De Asse est présenté sur la base de renseignements de deuxième main, mais utilement inséré dans un contexte cohérent d’études érudites : voir Elvira Eliza CLAIN- STEFANELLI, NUMISMATICS, AN ANCIENT SCIENCE. A SURVEY OF ITS HISTORY, WASHINGTON, (S. N.), 1965, EN PARTICULIER

P. 18-19 ; RICHARD COOPER, « COLLECTORS OF COINS AND NUMISMATIC SCHOLARSHIP IN EARLY RENAISSANCE FRANCE »,

IN M. H. CRAWFORD, C. R. LIGOTA, J. R. TRAPP (DIR.), MEDALS AND COINS. FROM BUDÉ TO MOMMSEN, LONDRES, THE WARBURG

INST., 1990, P. 5-23 ; JEAN-BAPTISTE GIARD, « CRITIQUE DE LA SCIENCE DES MONNAIES ANTIQUES », JOURNAL DES

SAVANTS, 3 (1980), P. 225-245. VOIR EN OUTRE UNE RÉFÉRENCE TRÈS RÉCENTE AU DE ASSE DANS LA PRÉFACE D’ANDREW

BURNETT À L’ÉTUDE DE FEDERICA MISSERE FONTANA, TESTIMONI PARLANTI. LE MONETE ANTICHE A ROMA TRA CINQUECENTO E

SEICENTO, ROME, QUASAR, 2009, P. 13, MAIS AUSSI À L’INTÉRIEUR DE CE VOLUME, P. 364 À PROPOS DES SOURCES D’ENEA VICO, AUTEUR EN 1555 ET EN 1558 DES DISCORSI SOPRA LE MEDAGLIE DEGLI ANTICHI. CETTE ŒUVRE A PEUT-ÊTRE PRÉPARÉ LE TERRAIN À LA PARUTION SUCCESSIVE, EN 1562 À FLORENCE, DU TRATTATO DELLE MONETE E VALUTA LORO, RIDOTTE DAL COSTUME ANTICO ALL’USO MODERNO, DI M. GUGLIELMO BUDEO, TRADUCTION ITALIENNE ABRÉGÉE DU DE ASSE, PAR

GIOVAN BERNARDO GUALANDI. 29. Voir The Renaissance discovery, respectivement p. 167-179 et 203-206 (trad. it. citée, p. 195-210 et 238-243). 30. On connaît les précurseurs, surtout François Pétrarque qui, en plein XIVE SIÈCLE, TÂCHAIT PAR EXEMPLE DE RÉUNIR EN UN SEUL MANUSCRIT, L’ACTUEL HARLEIANUS 2493 DE LA BRITISH LIBRARY, LES DÉCADES DE TITE-LIVE RECUEILLIES AU COURS DE SES RECHERCHES. POUR UNE EXCELLENTE PRÉSENTATION D’ENSEMBLE DE

L’« HUMANISME ITALIEN DE PÉTRARQUE À VALLA » VOIR, EN ATTENDANT UNE TRADUCTION FRANÇAISE, G. CAPPELLI,

L’UMANESIMO ITALIANO DA PETRARCA A VALLA, ROME, CAROCCI, 2010 (NOUVELLE ÉDITION AUGMENTÉE ; PREMIÈRE ÉDITION, EN ESPAGNOL : EL HUMANISMO ITALIANO. UN CAPÍTULO DE LA CULTURA EUROPEA ENTRE PETRARCA Y VALLA, MADRID, ALIANZA EDITORIAL, 2007). 31. Voir à ce sujet les ouvrages de Nigel G. WILSON, DA BISANZIO ALL’ITALIA. GLI STUDI GRECI NELL’UMANESIMO ITALIANO, ALESSANDRIA, ED. DELL’ORSO, 2000 (ÉDITION ITALIENNE DE RÉFÉRENCE, REVUE ET AUGMENTÉE APRÈS LE

COMPTE-RENDU D’ANNA PONTANI, THESAURISMATA, 25 (1995), P. 83-125, DE FROM BYZANTIUM TO ITALY. GREEK STUDIES IN

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THE ITALIAN RENAISSANCE [1992]), ET DE J. HARRIS, GREEK EMIGRES IN THE WEST, 1400-1520, CAMBERLEY,

PORPHYROGENITUS, 1995. 32. Capitale dans leur découverte du passé, l’Antiquité est loin de constituer l’unique préoccupation historique des humanistes. Voir à ce propos A. SCHNAPP, LA CONQUÊTE DU PASSÉ, P. 104 ET

SQ., ET D. R. KELLEY, THE FOUNDATIONS OF MODERN HISTORICAL SCHOLARSHIP, AUXQUELS L’ON AJOUTERA, POUR LA

POSITION DU PROBLÈME DU POINT DE VUE DE L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, MARIE-DOMINIQUE COUZINET, HISTOIRE ET

MÉTHODE À LA RENAISSANCE. UNE LECTURE DE LA METHODUS AD FACILEM HISTORIARUM COGNITIONEM DE JEAN BODIN, PARIS, VRIN, 1997. 33. Nous signalons dans les notes à suivre quelques ouvrages favorisant une première connaissance des sujets évoqués. 34. Voir en premier lieu R. SABBADINI, LE SCOPERTE DEI CODICI LATINI E GRECI NE’ SECOLI XIV E XV [1905-1914], T. I-II, FLORENCE, SANSONI, 1967. UNE SYNTHÈSE TOUJOURS UTILE D’HISTOIRE DE LA PHILOLOGIE CLASSIQUE, COMPORTANT

UN AMPLE DÉVELOPPEMENT SUR L’HUMANISME (OÙ BUDÉ A TOUTE SA PLACE), EST CELLE DE LEIGHTON D. REYNOLDS ET

NIGEL D. WILSON, D’HOMÈRE À ÉRASME. LA TRANSMISSION DES CLASSIQUES GRECS ET LATINS [1974], TRAD. FR., PARIS, CNRS

ÉDITIONS, 1984.

35. Voir les ouvrages classiques de S. TIMPANARO, LA GENESI DEL METODO DEL LACHMANN [1963], TURIN, UTET,

2004, ET DE J. JEHASSE, LA RENAISSANCE DE LA CRITIQUE. L’ESSOR DE L’HUMANISME ÉRUDIT DE 1560 À 1614 [1976], PARIS,

HONORÉ CHAMPION, 2002.

36. Consulter Mariarosa CORTESI, SILVIA FIASCHI, REPERTORIO DELLE TRADUZIONI UMANISTICHE A STAMPA. SECOLI XV-

XVI, T. I-II, FLORENCE, SISMEL, 2008, OUTRE LES NEUF VOLUMES DÉJÀ PARUS (1960-2011) DU CATALOGUS TRANSLATIONUM

ET COMMENTARIORUM, PAR PAUL OSKAR KRISTELLER, FERDINAND EDWARD CRANZ, VIRGINIA BROWN ET ALII, WASHINGTON,

CUA PRESS. 37. Il est malaisé de dresser une liste complète des princeps grecques et latines, notamment du fait des éditions partielles avant la phase des œuvres complètes. Voir Beriah BOTFIELD, PREFACES TO THE FIRST EDITIONS OF THE GREEK AND ROMAN CLASSICS AND OF THE SACRED SCRIPTURES, LONDRES, H. G. BOHN, 1861. L’EXEMPLE PARTICULIÈREMENT SIGNIFICATIF D’UNE ÉTUDE PHILOLOGIQUE SUR LES TEXTES DE QUELQUES ÉDITIONS

VÉNITIENNES D’ALDE MANUCE EST OFFERT PAR MARTIN SICHERL GRIECHISCHEN ERSTAUSGABEN DES ALDUS MANUTIUS.

DRUCKVORLAGEN, STELLENWERT, KULTURELLER HINTERGRUND, PADERBORN, F. SCHÖNING, 1997. VOIR EN OUTRE, POUR

LES ÉDITIONS GRECQUES, ÉMILE LEGRAND, BIBLIOGRAPHIE HELLÉNIQUE OU DESCRIPTION RAISONNÉE DES OUVRAGES PUBLIÉS

PAR DES GRECS AUX XVE ET XVIE SIÈCLES [1886-1906], RÉIMPR. PARIS, MAISONNEUVE ET LAROSE, 1962. 38. Pour les commentaires, voir le Catalogus translationum et commentariorum, cité. Parmi les thesauri, citons Niccolò Perotti, CORNU COPIÆ, ÉD. JEAN-LOUIS CHARLET ET AL., T. I-VIII, SASSOFERRATO, STUDI UMANISTICI PICENI, 1987-2001, ÉTONNANT FOURRE-TOUT ENCYCLOPÉDIQUE PRENANT POUR BASE LES ÉPIGRAMMES DE MARTIAL. QUELQUE QUARANTE ANS AVANT L’IMPOSANT THESAURUS LINGUÆ GRÆCÆ D’HENRI ESTIENNE (1572),

GUILLAUME BUDÉ PUBLIE SES COMMENTARII LINGUÆ GRÆCÆ (1529 ; INFRA) ET ÉTIENNE DOLET SES COMMENTARII LINGUÆ

LATINÆ, EN DEUX VOLUMES (LYON, S. GRYPHE, 1536-1538). 39. Avec Cyriaque d’Ancône (1391-1452), c’est, nous l’avons vu, Flavio Biondo – par ailleurs grand historien avec ses Historiæ ab inclinatione Romanorum imperii allant du VE AU XVE SIÈCLE – QUI FAIT FIGURE D’INITIATEUR DANS CE DOMAINE, GRÂCE À SA TRILOGIE ROMA INSTAURATA (SUR LA TOPOGRAPHIE DE L’URBS, 1444-46), ITALIA ILLUSTRATA (SUR LES PROVINCES DE LA PÉNINSULE, 1448-58) ET ROMA TRIUMPHANS (SUR LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET RELIGIEUSES, 1459). POUR UN EXEMPLE FRANÇAIS AUTRE QUE BUDÉ, LAZARE DE BAÏF, PÈRE DU POÈTE JEAN-ANTOINE ET PREMIER TRADUCTEUR EN FRANÇAIS D’UNE TRAGÉDIE (ÉLECTRE DE SOPHOCLE EN 1537), PUBLIA DES ÉTUDES À SUCCÈS SUR LES VÊTEMENTS, LES VASES ET LES NAVIRES ANTIQUES, DE RE VESTIARIA

(1526), DE VASCULIS (1531) ET DE RE NAVALI (1536). VOIR À CE PROPOS L.-A. SANCHI, « LAZARE DE BAÏF (C. 1490-1547) »,

DANS IN SPINIS… TURNHOUT, BREPOLS, À PARAÎTRE EN 2012. 40. C’est pour désigner un concept cher à son cœur que Guillaume Budé a employé en 1508, dans ses Annotationes in Pandectas, le terme latin encyclopædia (composé d’έγκύκλιος et παιδεία, lu sans

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doute chez Quintilien mais trouvé aussi, par exemple, dans l’édition de 1504 de la Cornu Copiæ de Perotti, citée), qu’il introduit en français, vers 1519, dans le manuscrit d’un opuscule appelé Institution du prince. Voir G. GUEUDET, « GUILLAUME BUDÉ, PARRAIN D’ENCYCLOPÉDIE OU LE VRAI TEXTE DE L’ INSTITUTION DU PRINCE » IN LE GÉNIE DE LA FORME. MÉLANGES DE LANGUE ET LITTÉRATURE OFFERTS À JEAN MOUROT,

NANCY, PUN, 1982. 41. Ange Politien a théorisé une telle approche comme typique du savoir souverain du bon philologue (grammaticus) dans sa leçon inaugurale dite Lamia : voir l’édition critique par Ari WESSELING, ANGELO POLIZIANO, LAMIA : PRÆLECTIO IN PRIORA ARISTOTELIS ANANYTICA, LEYDE, E.J. BRILL, 1986, ET

CHRISTOPHER S. CELENZA, ANGELO POLIZIANO’S LAMIA : TEXT, TRANSLATION AND INTRODUCTORY STUDIES, LEYDE, E.J. BRILL,

2010. POLITIEN A APPLIQUÉ EXTENSIVEMENT CETTE MÉTHODE DANS SES DEUX MISCELLANEORUM CENTURIÆ (1489-1494). 42. Les cas de Pic de La Mirandole et de Jean Reuchlin sont bien connus, de même que l’appel à l’étude des langues contenu dans la célèbre « Lettre de Gargantua à Pantagruel » (François Rabelais, Gargantua, 1532, ch. VIII). On souhaiterait voir bientôt publiée la thèse de la regrettée Sophie KESSLER-MESGUICH, LES ÉTUDES HÉBRAÏQUES EN FRANCE, DE FRANÇOIS TISSARD À RICHARD SIMON (1508-1680),

PARIS, 1994 ; VOIR SA CONTRIBUTION SUR « L’HÉBREU CHEZ LES HÉBRAÏSANTS CHRÉTIENS DES XVIE ET XVIIE SIÈCLES »,

HISTOIRE ÉPISTÉMOLOGIE LANGAGE, 18/1 (1996), P. 87-108. 43. Pour se faire une première idée de cette étendue, voir la Bibliographie internationale de l’Humanisme et de la Renaissance, annuelle (à partir de 1965), Genève, Droz, sous le patronage de la FISIER. ENTIÈREMENT CONSTITUÉ DE FICHES REPRODUITES, L’INSTRUMENT DE RÉFÉRENCE EN LA MATIÈRE RESTE, POUR

L’ITALIE, MARIO EMILIO COSENZA, BIOGRAPHICAL AND BIBLIOGRAPHICAL DICTIONARY OF THE ITALIAN HUMANISTS AND OF THE

WORLD OF CLASSICAL SCHOLARSHIP IN ITALY : 1300-1800, T. I-V, BOSTON, G.K. HALL, 1962. RÉPERTOIRE PLUS AGILE, FOCALISÉ SUR LA NOTION D’HUMANISTE « TRANSMETTEUR » D’ŒUVRES ANCIENNES ET MÉDIÉVALES, JEAN-FRANÇOIS

MAILLARD, JUDIT KECSKEMÉTI, MONIQUE PORTALIER, L’EUROPE DES HUMANISTES, XIVE-XVIIE SIÈCLES, BREPOLS – CNRS, TURNHOUT

– PARIS, 1995. LES BIOGRAPHIES NATIONALES ET NOMMÉMENT LES VOLUMES DU DIZIONARIO BIOGRAFICO DEGL’ITALIANI (DBI) RESTENT INDISPENSABLES POUR TOUT APPROFONDISSEMENT BIO-BIBLIOGRAPHIQUE. 44. Les introductions à la Renaissance privilégient – à juste titre – les arts. Les ouvrages sur l’humanisme traitent surtout de l’aspect littéraire et stylistique : voir Paul VAN TIEGHEM, LA LITTÉRATURE LATINE DE LA RENAISSANCE. ÉTUDE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE EUROPÉENNE [1944], GENÈVE, SLATKINE, RÉIMPR.

1966. MARC FUMAROLI A EXPOSÉ DE MANIÈRE FORT STIMULANTE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE DE LA RES LITTERARIA À LA

« LITTÉRATURE » DEPUIS LE XVIE SIÈCLE DANS L’INTRODUCTION À L’ÂGE DE L’ÉLOQUENCE. RHÉTORIQUE ET « RES

LITERARIA » DE LA RENAISSANCE AU SEUIL DE L’ÉPOQUE CLASSIQUE [1980], GENÈVE, DROZ, 2002, P. 17-36. VOIR AUSSI JEAN-

CLAUDE MARGOLIN, ANTHOLOGIE DES HUMANISTES EUROPÉENS DE LA RENAISSANCE, PARIS, GALLIMARD, 2007, ET JEAN-

CHRISTOPHE SALADIN, BIBLIOTHÈQUE HUMANISTE IDÉALE, DE PÉTRARQUE À MONTAIGNE, PARIS, LES BELLES LETTRES, 2008,

OUTRE JACQUES CHOMARAT ET AL., PROSATEURS LATINS EN FRANCE AU XVIE SIÈCLE, PARIS, PUF, 1987, ET LES DEUX RICHES

VOLUMES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES COLLECTIFS CENTURIÆ LATINÆ RÉUNISSANT CHACUN, COMME LE DIT LE SOUS-TITRE,

CENT UNE FIGURES HUMANISTES DE LA RENAISSANCE AUX LUMIÈRES, COLETTE NATIVEL (DIR.), GENÈVE, DROZ, 1997 ET 2006.

45. Voir, pour la France, Roger CHARTIER ET HENRI-JEAN MARTIN (DIR.), HISTOIRE DE L’ÉDITION FRANÇAISE. I : LE LIVRE CONQUÉRANT [1982], PARIS, FAYARD – CERCLE DE LA LIBRAIRIE, 1989, EN PARTICULIER P. 186-302. 46. Les fondateurs de l’association « Guillaume Budé » ne se sont d’ailleurs pas trompés en se réclamant de cet éminent érudit de la Renaissance française, non plus que les générations de lecteurs de la « Collection des Universités françaises » (Paris, Les Belles Lettres), en l’appelant « collection Budé ». 47. Nous proposons ici une synthèse des données biographiques de Budé ; voir la bibliographie donnée en ouverture. 48. Il est très possible que Budé ait demandé à Hermonyme de copier pour lui certains de ces livres de Lascaris. Voir la monographie consacrée à Hermonyme, à son œuvre d’intermédiaire et de copiste et à ses dédicataires, voire possesseurs de ses copies, dont Budé, dans Jean-François

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MAILLARD ET JEAN-MARIE FLAMAND (COLLAB. L.-A. SANCHI, M.-É. BOUTROUE), LA FRANCE DES HUMANISTES. HELLÉNISTES, II,

TURNHOUT, BREPOLS, 2011, P. 1-214. 49. Outre la bibliographie déjà citée, on consultera pour cette période l’ouvrage très fouillé, modèle de son genre, Augustin RENAUDET, PRÉRÉFORME ET HUMANISME À PARIS PENDANT LES PREMIÈRES GUERRES

D’ITALIE (1494-1517) [1916], PARIS, LIBRAIRIE D’ARGENCES, 1953, AINSI QUE M. FUMAROLI (DIR.), LES ORIGINES DU COLLÈGE DE

FRANCE (1500-1560), PARIS, COLLÈGE DE FRANCE – KLINCKSIECK, 1998. LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE CONSERVE SOUS LA COTE « RÉS. V. 318 » L’EXEMPLAIRE DE L’ÉDITION DE VITRUVE DE VENISE, 1497, OÙ BUDÉ A TRANSCRIT EN FORME D’ANNOTATIONS LES ENSEIGNEMENTS DE GIOVANNI GIOCONDO. VOIR À CE PROPOS LUCIA A.

CIAPPONI, « AGLI INIZI DELL’UMANESIMO FRANCESE : FRA GIOCONDO E GUGLIELMO BUDÉ », IN FORME E VICENDE. PER

GIOVANNI POZZI, PADOUE, ANTENORE, 1988, P. 101-118. 50. Voir L.-A. SANCHI, « BUDÉ ET PLUTARQUE : DES TRADUCTIONS DE 1505 AUX COMMENTAIRES DE LA LANGUE

GRECQUE », IN O. GUERRIER (DIR.), MORALIA ET ŒUVRES MORALES À LA RENAISSANCE, PARIS, HONORÉ CHAMPION, 2008,

P. 91-108. 51. L’ascension de Budé a probablement été favorisée par le succès international du De Asse. En 1522, Budé en publie un abrégé en français plusieurs fois réédité, le Summaire et Epitome du livre de Asse, sans doute destiné aux milieux de la cour, qui ignoraient le latin. Voir l’édition critique par M.-M. DE LA GARANDERIE ET L.-A. SANCHI, PARIS, LES BELLES LETTRES, 2008. 52. Voir les deux articles de présentation : L.-A. SANCHI, « TEL UN ROMAN PHILOLOGIQUE. ENJEUX D’UNE ÉDITION DU DE ASSE DE BUDÉ », BIBLIOTHÈQUE D’HUMANISME ET RENAISSANCE, 73 (2011), P. 117-124, ET « L’ENQUÊTE DE BUDÉ SUR L’ÉCONOMIE ANTIQUE. NOTES SUR UN TRAVAIL EN COURS », QUADERNI DI STORIA, 75 (2012), P. 129-147. 53. L’édition de 1522, seule in-quarto au milieu des autres in-folio, parut à Venise des presses d’Alde Manuce, mort en 1515. Jean Grolier, riche émissaire français en poste en Italie et ami des héritiers d’Alde, avait tenté de financer cette édition vénitienne dès 1519 ; voir, sur cet épisode, Anthony HOBSON, RENAISSANCE BOOK COLLECTING. JEAN GROLIER AND DIEGO HURTADO DE MENDOZA, THEIR BOOKS AND BINDINGS, CAMBRIDGE, C.U.P., 1999, P. 43-45. 54. Voir G. GUEUDET, L’ART DE LA LETTRE HUMANISTE, PARIS, HONORÉ CHAMPION, 2004. 55. Première édition, Deventer, 1643 ; l’édition définitive (Leyde, 1691), posthume, est due à Jakob Gronovius. 56. La deuxième édition des Commentaires, « tertia parte aucti », paraît posthume en 1548 : le travail préparatoire a donc eu lieu entre 1529 et 1540. L’exemplaire personnel de Budé de la première édition avec ses additions autographes est conservé à la BnF, sous la cote « Rés. X. 67 ». Voir L.-A. SANCHI, LES COMMENTAIRES, P. 120-135 ET 237-278 ; CETTE SOMME DU SAVOIR LINGUISTIQUE EST CONSTITUÉE À PARTIR D’ENVIRON VINGT MILLE CITATIONS EN GRANDE PARTIE GRECQUES (90%), MAIS RÉGULIÈREMENT RAPPROCHÉES D’EXEMPLES EN LATIN. À LA BIBLIOGRAPHIE SUR LES LIVRES DE BUDÉ FOURNIE P. 120,

NOTE 1, ON POURRA DÉSORMAIS AJOUTER FILIPPOMARIA PONTANI, « FROM BUDÉ TO ZENODOTUS : HOMERIC READINGS

IN THE EUROPEAN RENAISSANCE », INTERNATIONAL JOURNAL OF THE CLASSICAL TRADITION, 14 (2007), P. 375-430. 57. Voir à ce propos L.-A. SANCHI, LES COMMENTAIRES, P. 142-146, ET LA BIBLIOGRAPHIE CITÉE AUX NOTES 14 ET 15.

RÉSUMÉS

Afin de bien comprendre la place qu’occupe le chef-d’œuvre de Guillaume Budé, De Asse et partibus eius libri quinque ou Cinq livres de l’As et ses fractions (1515), il est nécessaire de restituer

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pleinement leur place en historiographie, tout en marquant leur spécificité respective, aux Antiquaires et à l’Humanisme, rejetés dans l’enfoncement du paysage des études savantes après les progrès scientifiques de l’histoire et de la philologie au XIXe siècle. Injustement oubliés par les études classiques malgré leur renommée, Guillaume Budé et son De Asse gagnent à être étudiés des historiens d’aujourd’hui, notamment ceux qui s’occupent d’Antiquité classique. Argumentant en faveur de ce retour, le présent essai parcourt la distance qui nous sépare de l’humaniste parisien et de son œuvre multiforme en les présentant à l’intérieur de la perspective ouverte par A. Momigliano, entre autres, dans les études sur les Antiquaires.

Correctly to understand the place occupied by Guillaume Budé’s masterpiece, De Asse et partibus eius libri quinque, or Cinq livres de l’As et ses fractions (1515), it is necessary to fully recover their place in historiography, while noting their respective specificity, to Antiquarians and Humanism, thrown back into the recesses of scholarly studies after the scientific advances of history and philology in the XIXth century. Unjustly forgotten by classical studies despite their fame, Guillaume Budé and his De Asse are worth while studying by to-day’s historians, notably those who deal with classical Antiquity. Arguing in favour of their return, the present essay covers the distance which separates us from the Parisian humanist and his multifarious work, presenting them within the perspective opened out by A. Momigliano, among others, in the studies on Antiquarians.

INDEX

Mots-clés : Budé Guillaume, historiographie, Antiquité, De Asse, humanisme français Keywords : Budé Guillaume, historiography, Antiquity, De Asse, French humanism

AUTEUR

LUIGI-ALBERTO SANCHI

CNRS-IRHT [email protected]

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Actualités et débats

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Érasme revisité, ou les nouveaux visages du De ratione studii : le LabEX « Structuration des mondes sociaux (SMS) »

Corinne Bonnet

1 En février 2012, dans le cadre de la seconde vague des LabEx, un projet piloté par l’université de Toulouse II – Le Mirail et intitulé « Structuration des mondes sociaux » a reçu le label « Laboratoire d’excellence (LabEX) ». Le sous-titre du projet peut aider à comprendre que l’équipe ERASME de l’Unité de Recherche PLH (Patrimoine Littérature Histoire, EA 4601), équipe qui a créé Anabases et fait vivre la revue depuis plus de sept ans, y trouve sa place : « réseaux, régulations, dispositifs, territoires ». Avant d’expliquer aux lecteurs d’Anabases comment, délaissant Rotterdam, Erasme a pris quartier à Toulouse, et comment, mettant de côté son art de la correspondance, il s’adonne désormais au SMS, prenons le temps de présenter ce LabEx.

2 Le LabEx SMS, dont le responsable scientifique est Michel Grossetti, est une vaste entreprise qui regroupe les forces vives des sciences humaines et sociales toulousaines et qui associe des chercheurs provenant de cinq Unités de recherche de l’université de Toulouse II-Le Mirail : le LISST (sociologie, anthropologie, études urbaines), FRAMESPA (histoire, archéologie), le CERTOP (sociologie), Dynamiques Rurales (géographie) et PLH (par le biais de l’équipe ERASME : histoire), ainsi que des équipes implantées dans d’autres établissements du site toulousain : le LASSP (IEP Toulouse, dans le champs des sciences politiques), le LEREPS (Université de Toulouse 1, pour l’économie) et l’équipe IODA de l’INRA-AGIR (pour l’économie aussi). Des membres de l’ IRIT (Toulouse 3, INP et CNRS, secteur informatique), du LERASS (information et communication) en font également partie. Les configurations ou croisements disciplinaires que ce consortium rend possible sont donc nombreux et prometteurs. Potentiellement, le nombre total de chercheurs concernés par le LabEx n’est pas loin de 400 permanents. Face à une telle richesse et diversité, peut-on vraiment mettre en place une dynamique alliant unité et

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diversité ? C’est le pari majeur de SMS, coordonné institutionnellement par le PRES de Toulouse, qui joue donc le jeu de l’ouverture, de l’interdisciplinarité, tout en énonçant clairement des présupposés scientifiques et méthodologiques forts, destinés à coaguler l’ensemble des opérations. Quels sont-ils ? Comment définir l’identité de SMS et comment l’équipe ERASME, dont l’objet d’étude principal est la réception de l’Antiquité, y trouve-t-elle sa place ? 3 Le LabeEx SMS se fonde sur un ensemble de sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, ethnologie, géographie humaine, anthropologie, psychologie sociale, économie politique), qui considèrent que les phénomènes sociaux sont marqués par des processus historiques et donnent lieu à des formes qui ne sont pas réductibles à l’agrégation ou à la composition d’actions individuelles. Les chercheurs rassemblés au sein du projet SMS travaillent en priorité à la construction de données empiriques sur les phénomènes sociaux. L’objectif central de SMS est donc de développer une conception renouvelée des formes de structuration des mondes sociaux en renforçant la convergence déjà largement amorcée depuis plusieurs années entre équipes et chercheurs de sciences humaines et sociales du site de Toulouse. SMS s’intéressera ainsi aux réseaux sociaux, aux processus de production de conventions, de règles, de normes et de standards qui structurent les organisations et les politiques publiques, aux dispositifs matériels qui interviennent dans les interactions sociales, et aux territoires, considérés comme des structures socio-spatiales cristallisant, de façon toujours historiquement déterminée, des réseaux, des dispositifs et des régulations. Par des opérations empiriques de grande ampleur nécessitant des moyens importants, SMS vise à produire une vision réaliste des mondes sociaux et à affiner l’espace théorique et méthodologique d’analyse des différentes formes de structuration des mondes sociaux. Concrètement, ces objectifs seront déclinés tant dans la recherche – avec la mise sur pied d’une série de projets, séminaires, colloques, enquêtes, etc. – que dans l’enseignement et la formation à divers niveaux (surtout Master et Doctorat). 4 Les mots-clés du projet – réseaux, régulations, dispositifs, territoires – dessinent déjà des orientations majeures au sein desquelles des « opérations » ponctuelles, mais généralement transdisciplinaires, vont se développer. Le LabEx SMS a en effet été doté d’un budget de 7 millions d’euros pour une durée de 8 ans. Cela permettra de financer les diverses entreprises proposées en réponse à l’appel à projets, ainsi que d’autres qui émergeront en cours de route ; il rendra possible l’engagement de doctorants et post- doctorants rattachés à telle ou telle opération de recherche. En raison de l’expérience acquise ces dernières années, c’est dans l’étude des réseaux qu’ERASME apportera sa pierre à l’édifice, en particulier des réseaux intellectuels qui dessinent des territoires scientifiques ou disciplinaires. Quelques rappels ne sont sans doute pas superflus… 5 PLH (Patrimoine Littérature Histoire – EA 4601) dans son ensemble a pour domaine d’étude l’analyse des rapports et des modes d’articulation entre passé et présent, selon une approche de nature philologique, historique et herméneutique. Les champs des littératures et des sciences historiques y sont appréhendés comme des lieux et des enjeux de mémoire, comme des espaces de créativité et d’interaction, selon une méthode transversale et comparatiste entre disciplines, entre aires culturelles et entre périodes, de l’Antiquité au très contemporain. Trois axes s’y dégagent : dresser l’état des lieux des patrimoines culturels, et réfléchir sur les manières dont nos sociétés se les approprient ; étudier les phénomènes de construction, transmission, traduction et

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transposition des savoirs ; analyser la position des sociétés d’hier et d’aujourd’hui quant à la notion de « patrimoine » et de « mémoire ». 6 Au sein de PLH, l’équipe ERASME est la seule en France à travailler spécifiquement sur la réception de l’Antiquité. Elle explore les différentes formes de relations dynamiques et critiques qui rendent les mondes anciens contemporains, à travers les articulations entre présent, passé et avenir. On lui doit la création en 2005 de la revue Anabases. Traditions et réceptions de l’Antiquité qui illustre, à raison de deux fascicules par an, la fécondité de cette approche dynamique de l’Antiquité. Parmi les axes de recherche de l’équipe ERASME, on relèvera notamment celui qui porte sur « Le partage des savoirs : historiographie, philosophie, littérature » et celui qui explore la thématique « Réseaux scientifiques et histoire des savoirs sur l’Antiquité (XIXe-XXe siècles) ». Partant du postulat que le champ intellectuel, en perpétuel mouvement, repose sur un principe modulable de partage et d’échange des connaissances, au sein d’une communauté qui s’auto-représente sous la forme d’une « République des lettres » idéale, on s’est efforcé de comprendre comment, sur le plan pragmatique, le monde de la production des savoirs se structure, comment les échanges s’organisent, fonctionnent et produisent de la « culture » sous diverses formes. L’exploration de l’économie des réseaux, par le biais notamment des correspondances, se situe ainsi à la croisée de plusieurs approches et disciplines : l’étude des pratiques savantes (ou « sociabilité savante »), l’archéologie des savoirs, l’histoire culturelle, les diverses branches des sciences de l’Antiquité, l’épistolographie, la sociologie des réseaux, l’histoire littéraire, etc., dans un va-et-vient constant entre le passé (l’Antiquité) étudié par ces savants et le présent (du XVIe au XXIe siècle) dans lequel les réseaux se configurent. Or, dans les réseaux qui structurent le monde savant, l’Antiquité jouit d’un statut particulier. Si, en effet, elle constitue une référence « universelle » pour les élites de tous les pays, de la Renaissance à l’époque contemporaine, elle est aussi, à l’ère de la construction des nations (XVIIIe-XIXe siècles), fortement sollicitée dans le cadre de bricolages identitaires faisant appel à un passé lointain et prestigieux. 7 Après avoir participé au GDRI « Les mondes lettrés », coordonnée par Christian Jacob (CNRS Paris) et à l’entreprise éditoriale de « Les lieux de savoir », 1, « Espaces et communautés » (http://lieuxdesavoir.hypotheses.org/lieux-de-savoir-1), ERASME a organisé plusieurs Colloques, Journées d’étude et Séminaires et a pris part à diverses initiatives touchant à l’archéologie des savoirs et à l’étude des pratiques de sociabilité savante. On citera en particulier : – le Colloque intitulé « S’écrire et écrire sur l’Antiquité. L’apport des correspondances à l’histoire des travaux scientifiques » (coordonné par C. Bonnet et V. Krings), publié en 2008 (Grenoble, 416 p. : http://www.millon.com/collections/histoire/horos/ ecrire.html) ; – un Séminaire bisannuel (2008/9 et 2009/10) sur le thème « L’Antiquité en réseaux » (coordonné par C. Bonnet, V. Krings et C. Valenti), paru sous le titre Connaître l’Antiquité. Individus, réseaux, stratégies du XVIIIe au XXIe siècle, PUR, Rennes, 2011 (273 pages : http:// www.pur-editions.fr/detail.php ?idOuv=2544) ; – une Journée d’étude sur « Les Antiquaires du Midi », publiée sous forme de livre Les Antiquaires au Midi. Savoirs et mémoires. XVIe-XIXe siècle (coordonné par V. Krings et C. Valenti), Paris, Errance, 2011 (http://www.compitum.fr/publications/1869-krings- valenti-les-antiquaires-du-midi-savoirs-et-memoires-xvie-xixe-siecle) ; – le travail mené par Corinne Bonnet sur la correspondance de Franz Cumont (plus de

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12 000 lettres de correspondance passive), depuis 1995, avec la mise en ligne d’une base de données complète et une série de publications (plusieurs livres et plus de 20 articles) : http://www.academiabelgica.it/index.php ? id_page=90&id_lang=1&SID&menu=cumont ; – un Programme ponctuel de recherche financé par le Conseil Scientifique de l’université de Toulouse II – Le Mirail, en 2009-10 pour réaliser un « Portail informatique sur les correspondances de savants antiquisants francophones des XIXe- XXe siècles ». La première phase du projet est réalisée : http://w3.epistula.univ-tlse2.fr/ userlogin.php. 8 Dans le sillage de ces activités, ERASME continuera de développer, dans un premier temps, au sein du LabEX SMS, deux projets entamés, qu’il s’agit de développer et d’orienter vers de nouveaux questionnements en rapport avec la « structuration des mondes sociaux ». En effet, au sein de SMS, une opération de recherche portera sur la « Structuration du monde scientifique » et sera animée par Denis Eckert, Michel Grossetti et Corinne Bonnet. De la République des Lettres à Internet, il s’agira d’y réfléchir aux évolutions des « cartes » scientifiques, aux équilibres entre les différents espaces et aux tensions qu’ils révèlent à diverses échelles, du local au global. Dans ce cadre, on approfondira l’apport des Antiquaires du Midi, c’est-à-dire des érudits ou collectionneurs qui se sont intéressés aux antiquités entre le XVIe et le XIXe siècle et qui représentent un milieu particulièrement riche dans la France méridionale marquée par l’héritage antique. Ils illustrent une phase de l’histoire savante qui précède la professionnalisation universitaire de l’étude de l’Antiquité. Or, les collections que ces Antiquaires ont réunies, les travaux qu’ils ont réalisés, les réseaux de sociabilité qu’ils ont développés autour de leur goût de l’antique et de leur curiosité polymorphe participent à une fabrique des savoirs dont les savants universitaires de la phase successive seront à la fois les héritiers et les critiques. Par ailleurs, on poursuivra la réalisation du portail informatique « Epistula », en recensant tous les fonds de correspondance des antiquisants francophones des XIXe et XXe siècles. Une fois cet outil complété, on pourra, avec l’aide des instruments d’analyse et de cartographie des réseaux sociaux, lancer plusieurs études sur les territoires qui caractérisent et les dynamiques qui animent et configurent le champ des Sciences de l’Antiquité à cette époque. Dans la perspective de L’archéologie du savoir de Foucault, il s’agira d’étudier des « programmes » intellectuels relationnels, relevant de dispositifs stratégiques qui régulent le flux des connaissances, déterminent des centres et des périphéries. Voilà comment, cher Thomas More, je suis embarqué sur une étrange caravelle, toutes voiles déployées, avec un équipage très bigarré, qui semble promettre la découverte de nouveaux mondes… Mon ami Guillaume Budé me conseille de lire son De contemptu rerum fortuitarum et d’avoir confiance dans la translatio studiorum que ce vaste chantier engage. Concedo nulli, ai-je l’habitude de me répéter, « je ne fais de concession à personne »… Il est donc temps d’être à la hauteur de nos ambitions ! G bcp de nostalj de vs lol ! Votre Erasme.

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AUTEUR

CORINNE BONNET

PLH-ERASME [email protected]

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Relire les classiques des sciences de l'Antiquité

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Une nouvelle rubrique pour Anabases : relire les classiques des Sciences de l’Antiquité

Pascal Payen

1 Anabases s’enrichit d’une nouvelle rubrique.

2 La revue a porté, depuis ses débuts, un regard réflexif sur l’histoire des disciplines et des savoirs consacrés à l’Antiquité. Dans quels contextes se sont-ils constitués ? Quelles institutions les ont accueillis et ont structuré, infléchi, enrichi leur développement ? Quels acteurs, qu’ils soient issus du sérail ou non, ont suscité, par leurs découvertes, des changements décisifs ou ont permis, par un labeur de longue durée, qu’une tradition d’étude nouvelle se forme, qu’un instrument de travail tel qu’un corpus documentaire soit mis à la disposition de tous ? La connaissance de Antiquité repose sur un ensemble de savoirs qui non seulement ont leur histoire – c’est là une banalité –, mais dont l’histoire même a configuré l’Antiquité en tant qu’objet d’étude. La manière dont les textes auxquels les savants et les amateurs se reportent pour accéder à l’Antiquité sont édités, traduits, découpés, annotés n’est pas sans conséquence. Elle modifie, sans que nous nous en rendions compte le plus souvent, la nature même des connaissances que nous en tirons et des analyses que la communauté des chercheurs en déduit pour mieux comprendre des institutions politiques, des pratiques sociales, des croyances, des genres littéraires, des traditions philosophiques. Ce qui est ici suggéré des sources textuelles vaut aussi pour les autres corpus, épigraphiques, archéologiques, iconographiques, plastiques. Tous ont une histoire qui remonte le plus souvent, mais pas toujours, à la première moitié du XIXe siècle. Alors se constitue, au sein de l’université allemande, puis européenne, la « Science de l’Antiquité », Altertumswissenschaft ou Altertumskunde, qu’il est de coutume de rendre par un pluriel pour mieux mettre en lumière la complémentarité de nombreux savoirs spécialisés consacrés à l’Antiquité, qu’enrichissent continument les apports des sciences historiques et sociales. 3 Dans le domaine de l’Antiquité, en effet, les enrichissements proviennent de découvertes qui associent une manière nouvelle de recouper les documents, de croiser

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les sources, et la réflexion issue des questions du temps présent. Les sciences de l’Antiquité sont, redisons-le, des sciences historiques et sociales. Elles progressent ou, si l’on préfère, elles s’élaborent, elles se reconfigurent par les publications des spécialistes : littéraires, historiens, épigraphistes, et tous ceux qui appartiennent à d’autres provinces de la carte des savoirs, toujours mouvante dans ses partages et ses frontières. Parmi ces publications, certaines font date dans l’histoire de la science antiquisante et, souvent aussi, dans l’histoire des sciences humaines. Ce sont ces études, ces articles, ces analyses, devenues souvent peu accessibles, que nous nous proposons de publier à nouveau, en demandant à un spécialiste de les mettre en perspective par une présentation de nature historiographique. Le sens que revêt le passé pour le présent s’est construit, pour une part importante, dans l’histoire des savoirs consacrés à ce lieu d’échanges entre les sciences humaines qu’est l’Antiquité.

AUTEUR

PASCAL PAYEN

PLH-ERASME [email protected]

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Rutilius Namatianus : Jérôme Carcopino avait raison !

Stéphane Ratti

1 On n’en finirait pas d’énumérer les bonnes raisons pour lesquelles il faut lire l’étude1 que Jérôme Carcopino consacra en 1928 à Rutilius Namatianus dont nous reproduisons ci-après la version longue et complétée que l’historien fit paraître en 19632. Pour la forme : un style flamboyant, une fausse modestie si peu dissimulée qu’elle attendrit (ou indispose, c’est selon), un ton polémique qui affleure et ne laisse pas absolument intacte la réputation de ses devanciers ou de quelques-uns de ses savants contemporains que l’auteur fait constamment mine de ménager pour mieux les épingler (les coups portés ne s’effacent pas) ; pour le fond : un festival d’érudition maîtrisée, des intuitions fulgurantes et des conclusions souvent étincelantes (on y revient), une vraie modernité conceptuelle, des conclusions qui ouvrent l’enquête minutieuse vers une lecture renouvelée et toujours en cours de l’œuvre.

2 Tout commence par un coup de balai : les vieilles interprétations d’un Jules Vessereau3 ou d’un François Préchac4 ne sauraient tenir. Le De reditu suo n’est décidément pas le journal de voyage authentique et sincère que l’aristocrate païen – attaché en outre aux vieilles valeurs sénatoriales5 – parti de Rome pour la Gaule aurait tenu « au jour le jour, on pourrait presque dire heure par heure ». Foin des illusions réalistes et d’une certaine naïveté dans la valeur de « témoignage » de l’œuvre (la ligne est celle, on le sait, de toute la réflexion de l’auteur des Secrets de la correspondance de Cicéron au cours de sa vie). À peine quelques années après la première version de l’article de Jérôme Carcopino, Pierre de Labriolle avait bien perçu les conséquences sur une certaine façon de voir (de lire) l’Antiquité et les enjeux épistémologiques : « C’est, dit-il, – toute proportion gardée – une illusion analogue à celle qui fait voir Ernest Renan notant d’inspiration, sur le rocher même de l’Acropole, sa fameuse prière6. » Exactement une année avant la création de la revue des Annales en 1929, c’est un peu le dernier romantisme historique français qui s’éteint doucement. Sur un autre plan Pierre Nora remarquait qu’il y eut un temps, au XIXe siècle, où l’histoire et la mémoire ont cessé de coïncider7. Il parlait certes de ce moment où l’histoire s’était muée en science, au cours de ce que M. Merleau-Ponty appelait « le petit rationalisme8 ». Mais l’idée s’applique

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bien à notre article et au monde de l’interprétation historico-littéraire : Jérôme Carcopino a lu un poème, une œuvre littéraire (ré)élaborée, un opus non tenuiter laboratum comme disait Ausone à propos de tout autre chose 9. Il a lu un « texte », comme on dira dans les années soixante-dix du siècle dernier, cette période que Jérôme Carcopino n’aura pas vue. Est-ce assez pour souligner la modernité de la démarche ? 3 En apparence l’article de Jérôme Carcopino s’arc-boute non sans paradoxe avec le préambule heuristique que je viens de rappeler sur une question chronologique : quelle est la date à laquelle Rutilius Namatianus entreprend son périple touristique fait de sauts de puces le long des côtes italiennes en direction du Nord ? Jusqu’à lui la fourchette proposée était 416-420. Après lui, on a gagné en précision, puisque Jérôme Carcopino fixe le départ du poète du Portus Ostiensis le 16 octobre 417 et son arrivée à Luna, terme du poème-voyage le 11 novembre 417. On mesure les progrès accomplis. Je passe sur les étapes du raisonnement et de l’enquête qui repose sur de savantes comparaisons entre le texte du poème et les témoignages littéraires et calendaires notamment. On les appréciera comme autant de mignardises érudites si on a l’âme gourmande, on les passera si on est un lecteur pressé. Le résultat enregistré sera assez généralement accepté au cours des décennies qui suivirent, à quelques exceptions notables près néanmoins10. 4 Mais le meilleur est à venir.

5 L’histoire du De reditu suo connaît en effet un rebondissement inattendu en 1973, soit moins de trois années après la disparition de Jérôme Carcopino. On retrouva cette année-là, dans la reliure d’un manuscrit de Turin, un parchemin incomplet comportant des fragments de vers inconnus : 20 d’un côté, 19 de l’autre. Ces distiques élégiaques appartiennent d’évidence au livre 2 perdu du De reditu suo. Ils ont été édités pour la première fois par leur inventeur, Mirella Ferrari11, en 1973 et on peut les trouver aisément reproduits dans la récente édition de la CUF12.

6 Cette découverte résout deux problèmes longtemps débattus. Le vers B 7 donne en effet le nom du consul de l’année 417, qui obtient alors son second consulat (frg. B 14) : Flavius Constantius, qui n’est autre que le futur Constance III, l’époux de Galla Placidia, fille de Théodose le Grand. Le poème peut donc être daté sans l’ombre d’un doute de cette année 417 (ou juste après)13. Il faut ainsi rendre justice à la sagacité de Jérôme Carcopino qui avait vu juste, au moyen de calculs très précis appuyés sur le calendrier de la navigation et fondés sur les indices fournis par le texte, et avait avancé, avec son assurance coutumière, dès 1928, la date exacte. 7 Le second problème était celui de la structure de l’ouvrage : l’auteur avait-il rédigé un livre second complet ou bien son voyage (et donc son récit) s’était-il interrompu brutalement ? La découverte des fragments nouveaux prouve que le livre 2 (68 vers conservés sans les fragments) a bien été écrit, qu’il avait sans doute une importance en volume comparable au premier, qui compte 644 vers, et enfin que sa perte est purement accidentelle. Le poète a ainsi sans doute fait une escale à Albenga (en Ligurie : cf. le frg. A 5 ; thèse de M. Ferrari) et peut-être même à Pollentia (thèse de H. S. Sivan14). Mais, cette fois, Jérôme Carcopino est démenti par les faits ! L’historien, en effet, avait cru pouvoir affirmer que le De reditu suo n’avait jamais été achevé – il s’appuyait sur le fait que le récit s’interrompt à la date même de la fermeture annuelle des mers, le 11 novembre – et que le poète avait artificiellement voulu créer l’illusion d’une continuation.

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8 Il n’importe : la datation sûre désormais établie, la voie était ouverte à une lecture contextualisée du poème. A. Dufourcq15, le premier, en 1905, avait pressenti que Rutilius répondait sur le mode polémique dans son appréciation de l’impérialisme romain au livre 3 de la Cité de Dieu de saint Augustin… qui venait tout juste de paraître ! De son côté Jérôme Carcopino a vu juste en soulignant que la fête païenne en l’honneur d’Osiris à laquelle Rutilius et ses compagnons de voyage assistent au cours de leur étape à Faléries et la « joie d’avoir enfin retrouvé vivant le dieu par qui germent les semences et grandissent les futures moissons » (p. 251) qui est celle des paysans du lieu – des païens bon teint – avait une saveur antichrétienne. Je crois pour ma part avoir prolongé et enrichi cette intuition exprimée par l’historien en passant16. Enfin et surtout, l’inscription du De reditu suo dans le contexte des ultimes polémiques entre païens et chrétiens au tournant de l’année 417, permise par la datation de Jérôme Carcopino en 1928, continue à nourrir les perspectives de renouvellement de la recherche encore aujourd’hui par le fait même qu’elle redonne vigueur, contre la vision iréniste anglo- saxonne de la période, au concept cher à Pierre de Labriolle et à l’auteur de ces lignes de « résistance païenne17 ».

NOTES

1. « Chronologie et histoire littéraire », Revue des Études Latines 6, 1928, p. 180-200. 2. « La date et le sens du voyage de Rutilius Namatianus », dans Rencontres de l’histoire et de la littérature romaines, Paris, 1963, p. 233-270. 3. Cl. Rutilius Namatianus, édition critique suivie d’une étude historique et littéraire sur l’œuvre et l’auteur, Paris, 1904. 4. Rutilius Namatianus, Sur son retour, Paris, 1933. 5. Cf. De reditu suo 15-18 et l’analyse récente de Ph. Bruggisser, « Rutilius Namatianus et le Génie du Sénat de Rome : le verdict d’une inscription de la Ville de Rome (CIL VI 41378) », Hermes 139 (4), 2011, p. 494-500. 6. La réaction païenne. Étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, Paris, 1934, rééd. 2005, p. 471. 7. Présent, nation, mémoire (« Bibliothèque des histoires »), Paris, 2011, p. 22. 8. Signes, Paris, 1960, p. 145. 9. Une comédie de son ami Axius Paulus (epist. 7). 10. Par exemple I. Lana, Rutilio Namaziano, Torino,1961, p. 11-60, qui date le poème de 415 ou E. Castorina, Claudio Rutilio Namaziano, De reditu, Firenze, 1967, p. 168. 11. « Spigolature bobbiensi II. Frammenti ignoti di Rutilio Namaziano », Italia Medioevale e Umanistica 16, 1973, p. 1-41, ici p. 15-30 pour ce qui constitue l’édition princeps des fragments du livre 2 du De reditu suo. 12. É. Wolff, S. Lancel, J. Soler, Rutilius Namatianus. Sur son retour (« Collection des Universités de France »), Paris, 2007, p. 41-44. 13. On trouve encore dans les fragments (B 19) une allusion à « quelque chose » que Flavius Constantius aurait reçu de l’ennemi (hostilibus ille recepit) : sans doute s’agit-il de la reddition des Wisigoths et du foedus de 416.

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14. « Rutilius Namatianus, Constantius III and the Return to Gaul in Light of new Evidence », Mediaeval Studies 48, 1986, p. 522-532. 15. « Rutilius Namatianus contre saint Augustin », Revue d’histoire et de littérature religieuses 10, 1905, p. 488-492. 16. Pour l’importance de ce motif de la regeneratio dans la polémique pagano-chrétienne et les implications sur le sens du De reditu suo, cf. St. Ratti, « Le De reditu suo de Rutilius Namatianus : un hymne païen à la vie », Vita Latina 173, décembre 2005, p. 75-86, repris dans Antiquus error. Les ultimes feux de la résistance païenne, (« Bibliothèque de l’Antiquité Tardive » 14), Turnhout, 2010, préf. J.-M. Carrié, p. 291-296 et id., « Rutilius Namatianus, Aelius Aristide et les chrétiens », Antiquité Tardive 14, 2006, p. 235-244, repris dans Antiquus error, p. 297-308. 17. Voir sur ce sujet le volume Antiquus error, cité note précédente, et, en dernier lieu, St. Ratti, Polémiques entre païens et chrétiens (« Histoire »), Paris, 2012.

AUTEUR

STÉPHANE RATTI

Professeur à l’université de Bourgogne, Chargé de conférences à l’EHESS [email protected]

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La date et le sens du voyage de Rutilius Namatianus1

Jérôme Carcopino

1 Pour le commun des lettrés, Rutilius Namatianus est le poète gaulois, probablement originaire de Toulouse1, auquel nous devons le plus bel hommage qui ait été rendu à la grandeur romaine, dans le temps même où elle allait sombrer dans la tempête des invasions barbares. Qui ne se souvient, en effet, de sa superbe prosopopée ? « O Rome, tu as donné une unique patrie à des peuples divers. Tu as été la bienfaitrice des méchants que conquit ta domination. En offrant à tes vaincus le partage de tes droits, tu n’as fait qu’une ville de ce qui était le monde entier : Fecisti patriam diversis gentibus unam ; Profuit iniustis te dominante capi. Dumque offers victis propria consortia iuris, Urbem fecisti quod prius orbis erat2. » 2 Comme l’a écrit René Pichon, « ce sont peut-être les plus beaux vers que Rome ait jamais inspirés, ceux qui marquent le mieux sa double mission conquérante et civilisatrice3 ». En vérité, en ces vers d’un sincère enthousiasme, s’élève le chant du cygne de la latinité.

3 En revanche, pour l’érudition contemporaine, le poème où ils s’inscrivent, cousus sur la trame d’un récit de voyage, soulève de multiples difficultés d’interprétation. 4 D’abord, sujet et manière, il rappelle, soit la Satire où Horace nous a malicieusement décrit les étapes qui l’ont acheminé, en compagnie de Mécène, depuis Rome jusqu’à Brindes4, soit encore l’élégie où Ovide, sur le bateau secoué par les houles de décembre, nous a plaintivement conté son orageuse traversée de l’Adriatique5 ; et « il ressemble à un journal versifié en cours de route6 ». Mais les digressions dont il abonde, les morceaux de bravoure, louanges ou invectives, qu’il renferme et dont on a du mal à penser qu’ils n’aient pas été composés à tête reposée ont tôt fait d’effacer cette ressemblance7. Comment nous faudra-t-il choisir entre ces apparences contradictoires ? 5 En outre, nous ne sommes pas capables de désigner nommément avec certitude l’œuvre que Rutilius nous a laissée. Sur le plus ancien de nos manuscrits, le Vindobonensis, exécuté avant 1501, elle est identifiée avec ce qui reste d’un poème consacré par

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Rutilius à son retour en Gaule : de reditu suo in Galliam Narbonen(sem) 8. Le manuscrit Romanus, de quelque trente ans postérieur, nous apprend, au contraire, que, dédié à Caeionius Rufius Volusianus, le poème portait en tête de son livre premier le titre d’Itinerarium. En ce qui concerne la dédicace, il est permis d’hésiter : elle n’est peut-être que la glose tirée par un copiste érudit du passage où Rutilius promet à son ami de le faire cheminer, porté par son vers, non point sous le nom de Caeionus, réfractaire à la prosodie, mais sous le surnom de Rufius, sous lequel il l’a déjà chanté sur une autre page : Cognomen versu veheris, carissime Rufi, Illo te dudum pagina nostra canit9. 6 Mais peut-être aussi bien la dédicace, à laquelle ce distique pourrait faire allusion, figurait-elle réellement sur le texte original.

7 Quant au titre, que cite le copiste du Romanus, il est difficile de l’accepter tel quel. Le substantif Itinerarium ne saurait se suffire à lui-même et appelle un qualificatif que le Romanus a omis ou estropié, mais que Vollmer a restitué sous la forme Iter Gallicum10 : et nous nous demandons comment sortir de l’impasse où nous enfoncent les dissonances de la tradition manuscrite. 8 Enfin et surtout, il y a un déséquilibre choquant, inadmissible, entre les deux livres dont se compose le poème : au premier, qui comprend 644 vers, ne fait pas contrepoids le second, qui n’en compte que… 68 ! Sommes-nous en présence d’un texte inachevé, comme le pensait Vessereau11, ou d’un texte que son auteur avait conduit à son terme mais qui, suivant Pierre de Labriolle, « se dérobe à nous dans le moment où le poète s’apprêtait à prendre un nouvel élan12 », parce qu’il a été mutilé par la paresse de ses scribes ou la perte de ses derniers feuillets. 9 Ce sont là autant de questions où s’affrontent et s’entrechoquent arguments et conjectures et que j’espère pouvoir résoudre grâce à l’étude où j’ai établi, jour après jour, la chronologie du voyage de Rutilius13. 10 Depuis lors, mes conclusions ont été admises et M. François Préchac les a incorporées dans ses compléments à l’édition, préparée par feu Vessereau, du poème de Rutilius dans la collection Guillaume Budé14 ; et il a même cru devoir, en une note spécialement rédigée à leur appui, légitimer mon « intervention », qui, « même après Tillemont, était nécessaire15 ». Aussi m’excusera-t-on de reprendre aujourd’hui mes conclusions d’alors, pour les fortifier et en déduire, mieux que je ne l’avais fait, les conséquences, que, par la solution des problèmes posés, elles entraînent dans la conception que nous devrons former désormais des intentions de Rutilius Namatianus et de la façon dont le poète les a réalisées.

I

11 Toute fausse modestie mise à part, je suis en effet, forcé de constater qu’antérieurement à mon travail et à celui de M. François Préchac, qui l’a utilisé, la chronologie régnante, celle que, d’après Scaliger, Zumpt avait établie16, il y a plus d’un siècle, et qu’ensuite lui empruntèrent Vessereau, chez nous17, Vollmer en Allemagne18, Ussani en Italie19, ne repose que sur des erreurs. Erreur, sur l’année, pour commencer. Ussani, Vollmer, Vessereau s’accordent pour assigner à l’année 416 le voyage de Rutilius. Le poète n’a-t-il pas, en effet, pris soin de nous confier qu’au moment où il la

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quittait avec un poignant regret, Rome avait atteint 1169 ans ? « Puisses-tu, seule, ô Rome, ne pas craindre pour le fil de ton destin, encore qu’à onze cent soixante ans accomplis tu en ajoutes neuf autres encore ! Solaque fatales non vereare colos, Quamvis sedecies denis et mille peractis Annus praeterea iam tibi nonus erat20. » 12 L’ère de la fondation de Rome commence en une année qui correspond à 754 avant notre ère. D’où il suit que par la soustraction conséquente de 753 ans de notre ère à ce nombre de 1169 années de Rome, Rutilius a regagné sa Gaule natale en 416 ap. J.-C. Le raisonnement semble irréfutable et la conclusion péremptoire ; et, pourtant, il m’est impossible d’y souscrire.

13 C’est que la transition de l’ère de Rome à notre ère chrétienne ne s’opère pas avec cette simplicité automatique. Selon les calculs de l’érudition antique, la fondation de Rome était généralement attribuée à la troisième année de la 6e olympiade. Mais le début de l’année civile romaine, au 1er janvier, précédait de huit mois celui de l’année Olympique, communément fixée, sous l’Empire, au 1er septembre. L’année 3 de la 6e olympiade chevauchait donc sur deux années civiles romaines ; et, rapportée à l’ère chrétienne, elle ne pouvait se définir exactement, ni par l’année 754 av. J.-C., ni par l’année 753 av. J.-C. Pratiquement, et pour simplifier leurs calculs, les Romains choisissaient entre les composantes de cette année mixte. Varron opta pour la plus ancienne des deux, d’où l’ère Varronienne, qui débute en 754 av. J.-C. Mais parallèlement, et peut-être pour rendre hommage à la tradition qui commémorait au 21 avril le jour de la fondation de la Ville Éternelle, le rédacteur des Fastes consulaires et triomphaux gravés, par ordre d’Auguste, sur les murs de la Regia, a choisi la plus récente ; d’où l’ère des Fastes, qui débute en 753 av. J.-C. Pendant toute la durée de l’Empire, les computistes ont oscillé d’un système à l’autre, et leurs deux méthodes n’ont cessé d’être concurremment suivies, pour ainsi dire, au petit bonheur, non seulement par les historiens, mais dans les pièces officielles. Les exemples abondent de ce double emploi, ainsi que l’a démontré Kubitscheck21. Je me bornerai à reproduire ici les plus significatifs. 14 Tacite, dans les Annales, place sous le quatrième consulat de Claude, soit en 47 de notre ère, la célébration, par cet empereur, des ludi saeculares. Or, il nous donne lui-même cette précision que ces jeux ont été donnés huit cents ans après la fondation de Rome : (anno) octingentesimo post Romam conditam22. En ce passage de ses Annales, Tacite a emprunté l’ère varronienne23. Ouvrons maintenant les Histoires du même Tacite. Dès la première phrase24, l’auteur nous avertit qu’il commence son ouvrage au deuxième consulat de Galba, soit au 1er janvier 69 ap. J.-C. et il ajoute qu’à cette date 820 années s’étaient écoulées depuis la fondation de Rome. Le 1er janvier 69 ap. J.-C., inaugure donc ici la 821e année Urbis conditae ; et infidèle, cette fois, au système varronien, Tacite, dans ses Histoires, s’est approprié l’ère des Fastes. 15 Passons aux pièces d’archives. Même usage alternatif, arbitraire, des deux chronologies rivales. À Rome, dans les Procès verbaux des Frères Arvales, les dates correspondant à 68, 71, 153, 210, 217, 21925, 25526 ap. J.-C, sont supputées d’après l’ère varronienne ; et, en revanche, les années, correspondant aux années 92, 115, 161, 19727, 198, 20028, 20229, 218, 22130 av. J.-C., le sont d’après l’ère des Fastes. Pareillement, sur un même fragment de la chronique municipale de Bovillae (Le Fratocchie, sur la voie Appienne, à l’Ouest du Lac

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d’Albano), les consulats de l’an 200 ap. J.-C., sont rapportés à l’an 953 de Rome, soit à l’ère varronienne et ceux de l’an 180 ap. J.-C., à l’an 932 de Rome, soit à l’ère des Fastes31. 16 Dans ces conditions, il nous est interdit d’affirmer que l’an 1169 de Rome, où Rutilius entreprit son voyage de retour en Gaule, doive être nécessairement converti en l’an 416 de notre ère. C’est l’an 416, si Rutilius a fondé ses calculs sur l’ère varronienne. C’est l’an 417, si, au contraire, ils reposent sur l’ère des Fastes. Par conséquent, a priori, le millésime de 1169 Urbis conditae, unique dans son poème, se rattache indifféremment à l’un ou à l’autre des deux computs, et entre les deux transpositions qu’ils autorisent nous n’aurions aucune raison de décider, si, par bonheur, le contexte ne nous contraignait point à éliminer 416 au bénéfice de 417. 17 Plus loin, en effet, Rutilius raconte qu’au cinquième jour de sa traversée, il a appris la nomination de son jeune ami Rufius32 à cette préfecture de la Ville, dont lui-même, pendant quelques mois de l’année 414, avait été l’heureux titulaire33 : « Ici (à Populonia), une joyeuse nouvelle parvient jusqu’à nos oreilles ; et peu s’en fallut alors que ma résolution fût prise de m’en retourner à Rome. Ici, en effet, nous sommes informés que la préfecture de la Ville sainte vient d’être confiée à tes mérites, ô mon doux ami ! Je souhaiterais enchâsser ton nom propre dans mon poème. Mais il est certains pieds que repousse une règle sévère. Sous ton surnom du moins auras-tu paru dans mes vers, ô mon cher Rufius, et c’est avec lui que je t’ai déjà chanté sur une autre page : Laetior hic nostras crebrescit fama per aures : Hic praefecturam sacrae cognoscimus Urbis Delatam meritis, dulcis amice, tuis. Optarem verum complecti carmine nomen. Sed quosdam refugit regula dura pedes. Cognomen versu veheris, carissime Rufi ; Illo te dudum pagina nostra canit34. » 18 Un peu plus haut, en effet, Rutilius s’était attendri au souvenir de cette prédilection :

19 « Mes amis m’accompagnent. Bientôt les autres rentrent à Rome ; mais, à mes pas s’attache Rufius, gloire vivante de son père Albinus35, Rufius dont le nom remonte à l’antique Volusus36 et en qui revivent les rois rutules désignés par Virgile. Son éloquence lui a valu le commandement du Palais. Oui, à la fleur de l’âge, il a été jugé digne de parler au nom de l’Empereur ; et auparavant il avait comme enfant, gouverné les Carthaginois en qualité de proconsul : ...... Comitantur amici ; Iamque aliis Roman redeuntibus haeret eunti Rufius, Albini gloria viva patris, Qui Volusi antiquo derivat stemmate nomen, Et reges Rutulos teste Marone refert. Huius facundae commissa palatia linguae. Primaevus meruit principis ore loqui. Rexerat ante puer populos pro consule Poenos37. » 20 Rétablissons en prose ce que furent la carrière et l’identité du personnage. Tout jeune, il a été proconsul d’Afrique, en résidence à Carthage. Puis il a été appelé à la questure du Palais, dont les titulaires traduisent en leurs discours la volonté du Prince. Son nom propre – son gentilice – Caeionius, rebelle à la métrique, nous échappe dans les deux passages qui le concernent. Mais à son surnom de Rufius, qu’ils énoncent l’un et l’autre, celui-ci ajoute un surnom qui tiré de Volusus, ne saurait être que Volusianus, et un des surnoms que portait déjà son père : Albinus. Il n’en faut pas davantage pour le

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reconnaître en toute certitude. Il s’agit du fils de Caeionius Albinus, qui, préfet de la Ville en 389-39138, était désigné par toute une kyrielle de cognomina : Rufius Antonius Agrypius Volusianus. Lui-même, préfet du prétoire d’Italie en 428-42939, avait été investi deux fois auparavant de la préfecture de la Ville : la deuxième fois, en 42140 ; la première fois, lors du voyage de Rutilius ; et c’est précisément cette coïncidence qui, des deux années où ce voyage est possible, va exclure l’une et imposer l’autre.

21 En effet, comme l’avait déjà indiqué Tillemont41, Rufius Volusianus n’a pu être nommé préfet de la Ville dans l’automne ou l’hiver de 416, parce qu’une constitution impériale du Code Théodosien fut adressée le 14 récembre 416 au préfet de la Ville qui était alors Probianus42. En vain supposerait-on, avec Vessereau43, que Rufius Volusianus, entré en charge en 417, avait été désigné plusieurs mois à l’avance pour succéder à Probianus. La préfecture de la Ville n’est pas une magistrature à laquelle on est destiné par anticipation. C’est une fonction que l’on exerce aussitôt qu’on en est revêtu par la faveur du Prince ; et Rutilius a failli retourner à Rome pour avoir le bonheur d’y vivre sous l’autorité de son meilleur ami. La nouvelle de cette promotion est donnée au passé – delata 44. Quand Rutilius en est informé, Rufius est déjà en possession de cet honneur – honor – et du pouvoir – potestas 45 – qu’il implique ; et il semble tout de suite à Rutilius, qui les avait détenus avant Rufius, qu’il est en train de les partager avec lui, ou plutôt de les assumer à nouveau en la personne de cet autre lui-même : « On a promu une grande partie de mon âme. Voilà, oui voilà comment je dois me plaire à voir renouveler ma puissance par celui que j’avais souhaité et dont la promotion redouble le bonheur de la mienne : Provecta est animae portio magna meae Sic mihi, sic potius placent geminata potestas, Per quem malueram rursus honore fruor46. » 22 Concluons : en 416, la préfecture de la Ville n’était pas vacante. La place était prise par Probianus. Après Probianus, au contraire, et avant Symmaque qui y est installé en 41847, elle est libre. C’est donc en 417 que Rufius Volusianus y a été nommé, et en 417, par conséquent, soit en l’an 1169 de Rome, calculé d’après l’ère officielle des Fastes, que Rutilius s’en est allé rejoindre la Gaule, sa patrie.

23 Aussi bien, cette date cadre-t-elle avec les intentions et les sentiments du poète. Celui- ci rentrait dans son pays natal avec le généreux propos d’y relever les ruines amoncelées par les guerres : « Oui, il est temps quand nos terres ont été ravagées par de cruels incendies, de rebâtir, ne fût-ce que des cabanes de bergers : Iam tempus laceris saeva incendia fundis Vel pastorales aedificare casas48. » 24 Cet effort de reconstruction exigeait que les hostilités eussent pris fin, que l’ordre et la paix eussent été ramenés en Gaule. Or, après les années 408 et suivantes, années de déprédations, de ruines et d’épouvante, où il semblait aux Gaulois qu’approchait la fin du monde49, la Gaule n’a commencé de respirer qu’en 417, lorsque le général d’Honorius, qui avait poursuivi la restauration du pays, Constance, le futur Constance III, a reçu, pour récompense de ses services, probablement dans Arles, où il avait installé son quartier général, le titre de patrice et la main de Placidie qu’il venait de tirer de captivité. En juin 416, il s’est emparé de l’usurpateur Attale ; à la fin de 416, il se débarrasse du roi vandale Fredbal ; et, en 418, l’armistice qu’il avait conclu avec Wallia, roi des Goths, sera transformé par ses soins en la paix définitive grâce à laquelle, de

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nouveau, se réunira, dans Arles, l’assemblée, ou concilium, des sept provinces gauloises50.

25 Rutilius se reproche, en ses vers, d’avoir trop tardé à venir au secours de sa patrie pacifiée. En 416, alors que brûlaient encore maints foyers de révolte et de guerre et que l’avenir demeurait incertain, ses scrupules auraient été prématurés. À la fin de 417, ils se comprennent de soi, sans cesser de témoigner de sa délicatesse et de son patriotisme51.

II

26 Je dis : à la fin de 417, car, ainsi que nous l’allons voir, il est possible de reconstituer, à vingt-quatre heures près, l’emploi du temps de Rutilius, depuis son départ de Rome et son embarquement au Portus Ostiensis, jusqu’à son débarquement à Luna. Mais il convient, pour cela, de renoncer aux méthodes de calcul, à la fois trop brutales et trop superficiellement informées, qui ont, jusqu’à présent, faussé le cadre de ses pérégrinations. Rutilius, pourtant, les a déroulées avec une précision suffisante pour que nul ne puisse se méprendre sur la chronologie relative de son voyage. Il s’est embarqué, dans le Port d’Ostie, à l’aube du seizième jour qui suivit son départ de Rome : « Durant trois fois cinq jours, nous guettâmes le moment d’avoir confiance en la mer, jusqu’à ce que, rassurée par la nouvelle lune, se levât une brise meilleure : Explorata fides pelagi ter quinque diebus, Dum melior lunae fideret aura novae52. » 27 Après quoi, il ajoute : « Nous appareillons à la lumière indécise de l’aurore, quand, rendue aux campagnes, la couleur commence de les faire reconnaître : Solvimus aurorae dubio quo tempore primum Agnosci patitur redditus arva color53. » 28 Dès lors, jusqu’à Vada tout au moins, son retour s’est effectué en autant d’escales que de jours. Chaque matin, dès l’aube, il lève l’ancre ; puis, dans le courant de la journée, en des heures dont les chiffres varient avec, le vent et la distance des plus prochains mouillages, mais toujours avant la tombée de la nuit, il s’arrête, passe à terre la fin de l’après-midi tout entière et la nuit suivante ; puis, il recommence le lendemain. Le premier jour, il a ainsi vogué du Portus Ostiensis (Porto) à Centumcellae (Cività Vecchia) ; le deuxième de Centumcellae à Portus Herculis (Porto Ercole) ; le troisième, de Portus Herculis à l’embouchure de l’Umbro (Ombrone) ; le quatrième, de l’Umbro à Faleria (Porto di Falesia). Le cinquième jour, il s’est arrêté à Populonia. Le sixième, il a abordé à Vada, où il fut retenu, probablement un jour, par l’état de la mer. De là, il gagne le port de Pise, où la tempête le force à séjourner quelque temps, avant de se rembarquer pour Luna, où se termine son poème, du moins tel qu’il est arrivé jusqu’à nous. Laissons provisoirement de côté ces trois dernières escales, puisque le poète, en négligeant de leur assigner une place nettement déterminée par rapport aux précédentes, ouvre ici quelque marge à la conjecture. Ne considérons que la section qu’il a jalonnée d’indiscutables repères. Elle s’étend sur sept étapes, dont la première, au Portus Ostiennis [sic : Ostiensis], a absorbé quinze jours pleins – ter quinque diebus 54 – mais dont les six autres – Centumcellae, Portus Herculis, Umbro, Faleria, Populonia, Vada – se répartissent, à raison d’une escale par jour, sur les six jours suivants. Il est clair, par conséquent, que si l’on pouvait fixer l’une d’entre elles, on rétablirait du même coup la

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chronologie absolue de toutes les autres ; et c’est bien à quoi s’est ingéniée la critique moderne. Seulement, elle a débuté, dans cette voix excellente, par un faux-pas.

29 Depuis Scaliger55, en effet, on admet que Rutilius a quitté Rome à l’équinoxe d’automne : « Déjà Phoebus avait allongé la durée des heures nocturnes : Et iam nocturnis spatium. laxaverat horis [Phoebus56… » 30 Les anciens fixaient au 24 septembre l’équinoxe d’automne. En conséquence, Scaliger, Zumpt57 et leurs épigones, sont d’avis que Rutilius, ayant laissé Rome le 24 septembre, s’est embarqué au Portus Ostiensis le 9, ou mieux le 10 octobre. D’aucuns, pour échapper aux difficultés que soulève ce comput et que nous signalerons tout à l’heure, prêtent à Rutilius leurs connaissances astronomiques et avancent le départ du voyageur de deux ou trois jours, comme l’équinoxe même. « Il est probable, affirme Vessereau, que Rutilius quitta Rome le 21 ou 22 septembre, ce qui reporte son embarquement au 6 ou 7 octobre58 », et Vollmer a repris textuellement la même opinion59. Or, il n’est que de se reporter aux vers précités, fondement vacillant et exigu de toute cette construction, pour s’apercevoir qu’ils ne sauraient la supporter. Le poète n’y a point dit être sorti de Rome le jour de l’équinoxe. Il rappelle, au contraire, qu’il s’est mis en route, alors que, déjà, Phoebus avait laissé du champ aux heures nocturnes. À l’équinoxe, comme eût dit M. de la Palisse, les nuits s’équilibrent avec les jours. Quand Rutilius a pris congé de la Ville Eternelle, les nuits étaient devenues plus longues que les jours ; et le plus-que- parfait dont a usé le poète – laxaverat – marque avec force que cet allongement des nuits était accompli depuis quelque temps déjà. Ce n’est donc, évidemment, ni le 21, ni le 22, ni le 24 septembre, mais quelques semaines après, alors que le raccourcissement des jours était déjà devenu sensible. Les vers auxquels les érudits ont voulu attacher une date déterminée, sans d’ailleurs parvenir à s’entendre sur elle, ne renferment, à les interpréter correctement, qu’un terminus a quo, un point de départ assez vague et flottant lui-même ! Force nous est de chercher mieux.

31 L’indication ferme que l’équinoxe d’automne nous refuse, je l’ai demandée, pour ma part, au spectacle qui a frappé Rutilius, à Faleria, au quatrième jour de sa navigation, au dix-neuvième jour de son départ de Rome. « Alors, aux carrefours de cette rustique bourgade, les paysans hilares se délassaient de leurs fatigues par des réjouissances sacrées : c’est ce jour-là qu’Osiris, enfin ressuscité, fait lever la féconde semence pour des moissons nouvelles : Et tum forte hilares per compila rustica pagi Mulcebant sacris pectora fessa iocis : Illo quippe die tandem revocatus Osiris Excitat in fruges germina laeta novas60. » 32 Qu’on parvienne seulement à situer à sa place sur le calendrier religieux de l’Empire romain cette fête des semailles du culte osirien et le problème sera résolu.

33 Or il n’est pas trop malaisé de l’identifier sans chance d’erreur et de la dater en toute sécurité. Sur le temps normal des semailles dans l’Italie ancienne, point de doute : c’est le mois de novembre. Là-dessus les préceptes des agronomes concordent avec les éphémérides populaires que l’épigraphie nous a conservées. On lit sur l’inscription romaine appelée Menologium rusticum Colotianum cette indication dépourvue d’ambiguïté : « mois de novembre, semailles du froment et de l’orge – mensis november : sementes triticariae et hordiar(iae)61. » Virgile a mis en forme de doctrine la pratique de ses compatriotes : « Si c’est pour le froment et les robustes gerbes de l’épeautre que

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vous labourez la terre, si vous ne souhaitez qu’une riche moisson d’épis, attendez pour ensemencer vos sillons que les Atlantides se couchent à l’aurore : At si triticeam in messem robustaque farra Exercebis humum solisque instabis aristis, Ante tibi Eoae Atlantides abscondantur Debita quam sulcis committas semina62. » 34 Les filles d’Atlas se confondent en ces vers des Géorgiques avec les Pléiades, dont la constellation, associée à celle des Hyades, leurs célestes voisines et leurs sœurs de la mythologie, est appelée en latin Vergiliae. Par une tradition constante, les anciens espaçaient le coucher matinal de ces étoiles – matutinus occasus Vergiliarum – du 26 octobre, où il commence selon Columelle63, au 11 novembre, où il s’achève selon Pline64.

35 C’est le coucher des Vergiliae qui indique au semeur que le moment est venu de remplir sa tâche : il commencera par le blé quand, au matin, se coucheront les Vergiliae : incipiemus a sementibus frumenti Vergiliarum occasu matutino65. Dans ces conditions, on doit bien penser que c’est aussi en novembre que les paysans de Faleria célébraient la fête de leurs semailles. 36 D’après Rutilius, ils l’associaient au culte d’Osiris et s’abandonnaient à la joie d’avoir enfin « retrouvé » vivant le dieu par qui germent les semences et grandissent les futures moissons. Or, précisément les calendriers rustiques – menologia rustica –, à l’un desquels – le Colotianum – j’ai fait tout à l’heure allusion, assignent au mois de novembre la retrouvaille d’Osiris : mensis november, (h)euresis 66. Singulière puissance d’attraction des religions de l’Egypte hellénistique ! Elles se sont répandues jusque chez les paysans latins et ils ont voué à ces rites et à ces mystères orientaux une incroyable fidélité. Les menologia rustica où s’inscrit, sous son nom grec latinisé, l’heuresis osirienne ont été gravés au Ier siècle de notre ère. Au Ve, le texte de Rutilius est là pour attester qu’elle se célébrait toujours, dans les moindres bourgades d’Italie, avec la même fervente allégresse. Les rites originaux de cette fête nous sont décrits au chapitre 39 du traité de Plutarque de Iside et Osiride. Osiris a disparu au mois d’Athyr, dans la période où les vents étésiens ne soufflent plus, où le Nil, s’enfonçant dans la terre, laisse le sol à nu, où, l’obscurité grandissant, la lumière paraît comme vaincue. Alors les prêtres, pour figurer le deuil d’Isis, recouvrent une vache dorée d’une draperie de lin noir et ils l’exposent, durant quatre jours de suite, à partir du 17 du mois ; le 19 Athyr, quand la nuit est venue, la population descend vers la mer. Les stolistes et les prêtres apportent une ciste sacrée qui contient une petite boite en or, dans laquelle ils versent de l’eau douce. De l’assistance, à cet instant, s’élève une clameur et tous crient qu’Osiris vient d’être retrouvé67. 37 De ce passage, il ressort que les fêtes de l’heuresis s’étendent sur quatre jours. Osiris est censé perdu pendant les trois premiers, le 17, le 18 et le 19 Athyr ; et il est censé retrouvé au soir du 19 Athyr. Dans ces conditions, il est nécessaire, pour compléter le quatriduum dont parle Plutarque, que le lendemain, c’est-à-dire le 20 Athyr, ait été consacré aux réjouissances qu’a provoquées la résurrection divine. En outre, il résulte d’un autre passage du même traité De Iside et Osiride que le mois d’Athyr est, pour Plutarque, un mois fixe de l’année stabilisée d’Alexandrie ; le mois des semailles, appelé Pyanepsion par les Grecs68. Pour Plutarque, par conséquent, Athyr, comme Pyanepsion, commence en un jour qui correspond à la mi-octobre pour finir à la mi-novembre du calendrier Julien69. D’où il suit que, selon Plutarque, les fêtes osiriennes duraient du 31 octobre au 3 novembre : les Égyptiens pleuraient la disparition d’Osiris le 31 octobre, le

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ler et le 2 novembre. Ils retrouvaient leur dieu à la nuit tombante du 2 novembre et ils passaient en festivités la journée du 3 novembre. En Égypte, d’après Plutarque et de son temps, la fête d’allégresse tombait le 3 novembre. Elle s’est à coup sûr maintenue telle quelle aux époques suivantes. Elle a émigré en Italie. Mais, en changeant de théâtre et de calendrier, elle a conservé sa place immuable dans le mois des semailles et des pluies méditerranéennes. Dans son traité De mensibus, le Byzantin Laurentius Lydus notera encore : « Le 2 et le 3 novembre, dans le temple d’Isis, accomplissement des fêtes – Tῇ πρὸ τεσσάρων καὶ τριῶν Νωνῶν Νοεμβρίων, έν τῷ Ναῷ τῆ [ sic : τῆς] Ἴσιδος συμπέρασμα τῶν ἑορτῶν 70. » Ainsi le 2 novembre, les dévots continuaient, au Bas- Empire, de pleurer, dans la perte d’Osiris, la mort de la nature entière ; le 3, ils continuaient de saluer la trouvaille du dieu ressuscité comme le gage du renouveau du monde ; et ils se livraient, en son honneur, à de tels transports que, de la religion d’Attis, où des hilaria se célébraient depuis le règne de l’empereur Claude 71, la joie s’en transmit à l’heuresis osirienne. Au IVe siècle de notre ère, Philocalus assigne, sur son calendrier, le troisième jour des nones de novembre, soit le 3 novembre, aux hilaria 72, avec quoi elle se confond alors et dont l’écho se répercute dans le vers de Rutilius Namatianus : « Alors il se trouva que les paysans hilares étaient répandus dans leurs carrefours rustiques : Et tum forte hilares per compila rustica pagi73. » 38 Enfin, nous tenons ici le point immobile où suspendre le développement du voyage raconté par le poète. À Faleria, Rutilius est survenu au beau milieu des hilaria de l’ heuresis. C’est-à-dire qu’il y débarqua un 3 novembre ; et comme cette escale termine le quatrième jour de sa traversée, il a laissé le Portus Ostiensis à l’aube du 31 octobre, et il est sorti de Rome quinze jours auparavant, un 16 octobre, par conséquent. Cette conclusion effarouchera peut-être par sa rigueur, mais d’autres détails du poème, que les savants de la chronologie courante ont tant de peine à expliquer, vont la confirmer de leurs convergences spontanées.

39 Examinons les plus instructifs.

40 1° Pendant son attente dans le Portus Ostiensis, Rutilius, non sans surprise, a perçu dans le lointain l’écho des jeux du Cirque. Les acclamations redoublées lui prouvent que l’affluence est au comble : « Plus d’une fois, à mes oreilles étonnées, retentissent les jeux du Cirque : ces flambées d’enthousiasme m’annoncent que les gradins sont pleins : Saepius attonitae resonant Circensibus aures, Nuntiat accensus plena theatra favor74. » 41 Or, en septembre, les calendriers du Bas-Empire n’indiquent de ludi circenses qu’avant l’équinoxe. Philocalus, en 354, en note encore le 20, le 21 et le 22 du mois. Polemius Silvius, en 448, n’en note plus que le 20 septembre. Après quoi, ni l’un ni l’autre n’en mentionnent plus avant le 20 octobre. C’est pour se mettre en règle avec ces témoignages que Vessereau et Vollmer ont refoulé l’équinoxe sur le 21 ou le 22 septembre, à la moderne. Mais si, de la sorte, ils se sont entendus avec Philocalus, ils restent en délicatesse avec Polemius Silvius ; et ils contreviennent de toute façon, à l’indication formelle des documents anciens unanimes à situer au 24 septembre l’équinoxe d’automne. Respectueux de leur concordance, Scaliger avait attendu jusqu’au 24 septembre pour mettre Rutilius en route. Mais comment le poète aurait-il pu entendre, au Portus Ostiensis, s’il n’y est arrivé que le 24, le fracas de spectacles qui remontent au 20, au 21 ou même au 22 septembre ? À partir du 10 octobre, au contraire, nous n’avons que l’embarras du choix entre les ludi circenses inscrits au calendrier : ludi

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Alemannici circenses le 10 ; ludi Augustales circenses le 11 ; ludi Iovis circenses le 18 ; ludi Solis circenses le 22 ; ludi adventus Divi circenses le 29 octobre. À parcourir, dans les appendices de Wissowa75, cette énumération on conçoit aisément que Rutilius, séjournant au Portus Ostiensis du 16 au 31 octobre, y ait eu, à diverses reprises, l’occasion de tendre l’oreille aux rumeurs qui, pendant cette période, remplissaient le Cirque romain.

42 2° Rutilius aurait voulu quitter tout de suite le Portus Ostiensis. Mais, bloqué par le mauvais temps, il dut y attendre la première embellie ramenée par la nouvelle lune : Dum melior lunae fideret aura lunae76. 43 Les érudits ont naturellement cherché au ciel de l’an 416 cette lune bienfaisante. Corsini l’a découverte le 7 octobre ; Zumpt le 8, Scaliger le 9 ; et Vessereau n’a pas essayé de les départager77. Mais puisque, nous l’avons vu, Rutilius n’a quitté Rome qu’un an plus tard, les recherches de Scaliger, Corsini et Zumpt sont également stériles, et ruineuses les conclusions qu’après eux Vessereau en a déduites. Leurs calculs sont à recommencer sur la seule base qui nous soit dorénavant consentie : celle de l’an 417. Or, en 417, dont l’épacte est définie par le chiffre 1878, la nouvelle lune s’est levée le 27-28 septembre, trop tôt pour nous permettre de retarder au 8 ou 9 octobre l’embarquement qu’elle a favorisé, et le 26-27 octobre79 soit juste à point pour apaiser les ilôts auxquels, suivant mon propre raisonnement, Rutilius s’est enfin confié, à l’aube du 31 octobre. Ainsi les indices80 que la chronologie régnante est accoutumée d’invoquer se retournent contre elle et fortifient ma conviction ; et, décidément assuré que Rutilius a relâché à Faleria le 3 novembre 417, je restitue son emploi du temps ainsi qu’il suit : 1) Départ de Rome et arrivée au Portus Ostiensis = 16 octobre 417 ; 2) Départ du Portus Ostiensis = 31 octobre 417, à l’aube ; 3) Escale de Centumcellae = 31 octobre 417 (après-midi) ; 4) Escale du Portus Herculis = Ier novembre 417 ; 5) Escale de l’embouchure de l’Umbro = 2 novembre 417 ; 6) Escale de Faleria = 3 novembre 417 ; 7) Escale de Populonia = 4 novembre 417 ; 8) Escale de Vada = 5 novembre 417.

III

44 À partir de là, les voies de Rutilius sont quelque peu brouillées. Tandis que jusqu’alors il avait franchi autant d’étapes qu’il avait compté de jours, il fut désormais contraint de compter avec l’état de la mer : le rythme, auparavant uniforme, de ses navigations, se brisa contre le mauvais temps et la houle.

45 Pour demeurer conséquent avec son programme, il aurait dû lever l’ancre à Vada, le 6 novembre au matin. Il n’en put rien faire : du Nord-Ouest, s’était levé un violent Corus qui lui interdit de reprendre la mer aussitôt : « Là, je dus m’arrêter devant un Corus impétueux, comme il l’est lorsqu’il brise les halliers bourbeux des forêts : Illis me rapidus consistere Corus adegit, Qualis silvarum frangere lustra solet81. » 46 Hébergé, pour la nuit, dans la villa que possédait à Vada le Decius Albinus qui, en 414, lui avait succédé dans la préfecture de la Ville, il y éprouva bientôt la consolation d’y être rejoint le lendemain, 6 novembre, par l’un de ses amis, Victorinus, de Toulouse82.

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« Pendant que je l’embrassais, nous confie cet homme sensible, j’oubliais les vents contraires : il me semblait jouir déjà d’un avant-goût de ma patrie : Hune ego complexus ventorum adversa fefelli, Dum videor patriae iam mihi parte frui83. » 47 La rencontre des deux « compatriotes » ne paraît pas, du reste, s’être prolongée, et Rutilius l’abrège en ce vers d’une jolie préciosité : « L’amère tempête nous valut un doux retard : Tempestas dulcem fecit amara moram84. » 48 Après avoir serré le Toulousain Victorinus sur son cœur, le poète renoue le fil de son odyssée et remonte à son bord, aux premiers feux du jour : « L’Aurore aux doigts de roses avait poussé son attelage dans la lumière du ciel : la brise du rivage nous persuade de tendre nos antennes : Lutea protulerat sudos Aurora iugales : Antemnas tendi litoris aura iubet85. » 49 Tout lecteur non prévenu partagera l’impression de Vessereau que la halte de Vada n’a pas dépassé un jour et que, dans la matinée du 7 novembre, Rutilius a vogué sur la Tyrrhénienne. Dans l’après-midi, il atterrissait, à proximité du port de Pise, dans la villa de Triturrita, préparée pour l’accueillir : Inde Triturritam petimus86… 50 S’il n’eût écouté que la sagesse, il eût, sans désemparer, poursuivi sa route, car le vent du Sud-Est, l’Eurus, lui promettait, sous un ciel limpide, une navigation favorable : Tempora navigiis clarus reparaverat Eurus87. 51 Mais, chez Rutilius, l’envie l’emporta de visiter Pise, où s’érigeait une statue de son père Lachanius, et d’y revoir le Trévire Protadius qui s’y était porté à sa rencontre. Il remise ses embarcations dans un abri sûr et se fait conduire, à pied, jusqu’à la ville voisine : Puppibus ergo meis fida in statione locatis, Ipse vehor Pisas qua solet ire pedes88, 52 Négligeant l’hospitalité qu’on lui offrait à Triturrita, il s’est donc rendu à Pise, où il a couché le 7 novembre au soir. La journée du 8 s’est écoulée à Pise où, sûrement, il avait donné rendez-vous à Protadius, dont le domaine, qu’il ne cite que pour mémoire et sans l’avoir visité, était sis en Ombrie89. Après quoi, sans transition, il nous conte son retour à Triturrita, lequel s’est effectué, de toute évidence, le soir même du 8 novembre. Seulement, dans l’intervalle, le vent avait tourné. L’Africus, le Libeccio d’aujourd’hui, s’était déchaîné du Sud-Ouest, forçant Rutilius à différer son rembarquement. Logique avec lui-même, Vessereau, qui a situé au 15 octobre le séjour à Pise90 et qui se voit obligé, par une précision astronomique sur laquelle nous devrons tout à l’heure revenir, à refouler sur la fin de la première quinzaine de novembre le départ de Triturrita, conclut que la halte en cette villa pisane a duré tout un mois91. Mais cette conclusion est démentie par les vraisemblances et par le texte du poème. Si le séjour près du port de Pise s’était prolongé deux fois plus que le séjour au Portus Ostiensis92, s’il avait absorbé quatre fois plus de temps que tout le reste du voyage, Rutilius, assurément, n’aurait pu oublier des délais aussi insolites et nous en eût dit un mot. Au contraire, il traite ce second retard à peu près comme, naguère, celui de Vada. Ces deux arrêts forcés ont dû être de longueur sensiblement analogue. Celui de Vada, qui tient en vingt vers93, avait duré trente-six heures et fut coupé par la visite de Victorinus. Celui de Triturrita, raconté en trente et un vers, est rempli par la narration d’une chasse au

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sanglier94, et par la description de l’ouragan95. Ce fut, apparemment, l’affaire de deux jours pleins, tout au plus.

53 Aussi bien une tempête d’Africus sévissant un mois d’affilée ne s’est-elle jamais vue. En la laissant s’apaiser au bout de trois jours, on rentre, au contraire, dans les conditions habituelles où se produisent les bourrasques du Libeccio. Si celle dont a pâti Rutilius s’est déclarée, comme il le dit, pendant qu’il se promenait dans Pise, c’est-à-dire le 8 novembre, elle a dû, normalement, tomber au soir du 10 novembre ; et c’est, partant, le 11 novembre, au matin, que s’effectua la dernière traversée dont nous parle Rutilius, celle qui l’a amené du port de Pise dans celui de Luna : « Glissant à vive allure sur les flots, nous arrivons à des murailles éclatantes de blancheur : elles tirent leur nom de la sœur du soleil dont elle emprunte les rayons : Advehimur celeri candentia moenia lapsu Nominis est auctor sole corusca soror96. » 54 Et, sur cette vision de rêve éblouissante, Rutilius nous abandonne.

55 En résumé, s’il nous est interdit de jalonner la fin de son itinéraire avec la même précision que le commencement, il paraîtra plausible d’en dater les derniers incidents ainsi qu’il suit : – Bourrasque de Corus à Vada = 6 novembre 417 ; – Départ de Vada ; arrivée à Triturrita de Pise = 7 novembre 417 ; – Visite de Pise, rencontre avec Protadius, commencement de la bourrasque d’Africus = 8 novembre 417 ; – Retour à Triturrita = soir du 8 novembre 417 ; – Chasse au sanglier = 9 novembre 417 ; – Continuation et fin de la bourrasque d’Africus = 9 et 10 novembre 417 ; – Départ de Triturrita et arrivée à Luna = 11 novembre 417.

IV

56 À quoi bon, dira-t-on peut-être, à quoi bon épiloguer sur de pareils détails ? Ces données minuscules et contingentes ne seront jamais que conjecturales et, au surplus, en quoi pourraient-elles intéresser la personnalité du poète et l’intelligence de son ouvrage ?

57 Tel est le jugement que l’on formule d’ordinaire et contre lequel il me faut protester.

58 Je suis, en effet, persuadé que, dégagée d’hypothèses, qui se sont vérifiées l’une après l’autre, la vérité qu’elles renferment vient éclairer l’énigmatique figure de l’auteur et rénover notre interprétation de son poème. 59 Dans le tableau de la tempête qu’a subie Rutilius à Pise avant de cingler vers Luna, le poète a inséré une digression savante : « Déjà, se couchent, dans le matin, les Hyades humides ; déjà, sous des pluies d’hiver, disparaît le Lièvre, astre faible par ses rayons et assez fort pour soulever les flots et empêcher les marins de s’éloigner de la terre inondée ; c’est qu’il est le voisin immédiat du tempétueux ORION et qu’il fuit, proie mouillée, devant le CHIEN brûlant : Iam matutinis Hyades occasibus udae. Iam latet hiberno conditus imbre Lepus, Exiguum radiis, sed magnis fluctibus astrum,

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Quo madidum nullus navita linquit humum ; Aestiferumque Canem roscida praeda fugit97. » 60 Il y a là tout un docte résumé d’astronomie météorologique. Mais dans son empressement à nous étaler sa science, Rutilius a rapproché des dates qui ne concordent pas. Que l’on consulte plutôt les tables de Boll98 : le coucher du Chien a lieu le 7 décembre ; celui du Lièvre le 21 novembre. Il est clair que cette nomenclature a été déclenchée par l’évocation des Hyades auxquelles ces diverses constellations succèdent sur la carte du ciel et dans leurs mouvements apparents. Le coucher matinal des Hyades importe seul et c’est là l’indice chronologique auquel nous devons nous attacher exclusivement99. Filles d’Atlas, comme les Pléiades, contiguës aux Pléiades sur la voûte étoilée, les Hyades obéissent au commun destin des Atlantides chantées par Virgile100 et que les auteurs latins désignent communément sous le vocable de Vergiliae. Comment d’ailleurs distinguerait-on leurs révolutions et leurs vertus ? « Semez au temps des Hyades », conseillait déjà Hésiode101. Au temps du coucher des Pléiades, « semez » répètent Virgile102 et Columelle103. Sur le ciel d’Athènes, les Pléiades disparaissent au matin du 8 novembre ; sur celui de Rome, les Hyades s’évanouissent le 10 et les Pléiades le 13 novembre104. À l’ordinaire, les Latins fixent au 11 novembre la fin du coucher des Vergiliae : tertium idus (novembres) Vergiliae occidunt105. Ce calcul conventionnel coïncide trop exactement avec la date que, par une autre voie, nous avons réussi à assigner à la dernière escale de Rutilius, pour ne point la confirmer avec éclat : le poète a sûrement accompli la dernière de ses étapes, celle de Pise à Luna, le 11 novembre.

61 Or, pour toute l’antiquité et surtout au Bas-Empire romain, le 11 novembre a marqué l’arrêt obligatoire de la circulation maritime normale. Pour Euripide, déjà, le coucher des Hyades en donnait le signal aux matelots de son temps106. Huit siècles après lui, à l’époque même où vécut Rutilius, Végèce atteste que telle est toujours la réalité. « Le coucher hivernal des Vergiliae, déclare-t-il sans ambages, bouleverse la navigation : en conséquence de quoi, depuis le 11 novembre jusqu’au 10 mars, les mers sont fermées : navigia conturbat Vergiliarum biemalis occasus : eo die igitur, tertio idus novembres usque in diem sextum idus martias maria clauduntur107. » 62 Cette fermeture de la mer, coïncidant avec les derniers vers de Rutilius, ne marque pas seulement la fin préméditée du poème. Du même coup, elle va nous permettre de résoudre tous les problèmes que soulève la composition de l’ouvrage dont, en commençant, nous avons cerné les contours. 63 D’abord, grâce à ce finale visiblement concerté, il nous apparaît que le poète, dans la paix retrouvée en ses domaines de Gaule, a versifié de loisir le récit de la traversée par laquelle il a inauguré son retour en sa patrie. Mais, en même temps, il est certain qu’il chercha à lui communiquer, en nombre de ses distiques, le ton d’un carnet de bord, à lui imprimer l’allure d’une improvisation poursuivie, au jour le jour, d’escale en escale. Avec sa finesse habituelle, le regretté Pierre de Labriolle nous a prémuni contre les artifices de ce trompe-l’œil108. Toutefois, nous ne devons nullement retenir la qualification de sottise décochée par Vollmer contre Vessereau109, parce que celui-ci s’est laissé prendre à l’illusion que le poète avait cherché à créer et par laquelle son talent parvint, ici et là, à tromper ses lecteurs110. 64 En même temps, le hasard est éliminé d’une mutilation accidentelle qui nous aurait dérobé la fin du poème. Le début embarrassé du livre n nous prépare à la coïncidence des derniers distiques avec l’escale de Luna qui ne pouvait être suivie d’aucune autre ; et les hésitations qu’il exprime montrent, que Rutilius savait d’avance qu’il ne pourrait

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conduire son livre II aussi loin que le premier : « Nous répartissons entre deux petits ouvrages les rougeurs tremblantes d’un travail qu’il eût mieux valu contenir en un seul : Partimur trepidum per opuscula bina ruborem Quem satius fuerat sustinuisse semel111. » 65 Pour comprendre la confusion dont rougit Rutilius et les perplexités d’édition qu’il avoue, il n’est pas besoin de supposer que, soit les ultimes feuillets du manuscrit que nous acquit le larcin de Bonneval Pacha, soit les derniers feuillets de l’archétype, furent jadis arrachés et sont aujourd’hui perdus à jamais. À plus forte raison, est-il superflu de s’approprier le petit roman que Vollmer ridiculise à bon droit112 et suivant lequel Rutilius aurait péri en cours de route, sorte de Camoëns malheureux dont on n’aurait sauvé du naufrage que des Lusiades inachevées. Le Gaulois, né malin, a apposé sur son œuvre le point final où celui-ci était nécessaire ; et le secret de ses intentions se découvre dès que l’on observe que son récit s’arrête net le jour où la fermeture annuellement obligatoire des mers a mis fin à son périple.

66 Ce serait se refuser à la vision concrète des faits que de croire que les deux petits ouvrages – bina opuscula – dont parle le poète ce prouveraient l’existence de deux iusta volumina sensiblement égaux 113. En effet, regardons la carte et reportons sur elle les distances que Rutilius a franchies en bateau : Du Portus (Porto) à Centumcellae (Cività Vecchia) = 80 km De Centumcellae à Portus Herculis = 70 km De Portus Herculis à l’Umbro = 30 km De l’Umbro à Faleria114 = 70 km De Faleria à Populonia = 25 km De Populonia à Vada = 40 km De Vada à Pise = 80 km De Pise à Luna = 60 km 67 Le poète a donc mis 26 jours pour couvrir 425 km. Il ne se pressait pas ; et il n’a jamais demandé aux petites embarcations, sur lesquelles lui et sa suite étaient montés115 l’effort que de plus gros bateaux auraient fourni en portant aisément à plus de cent kilomètres par journée la moyenne de leurs navigations116. Mesurons maintenant la route terrestre que Rutilius pour gagner Toulouse a dû suivre, avec une lenteur accrue du simple au double ou, plutôt, du simple au triple117 ! Comme elle s’étire sur près de 800 kilomètres de longueur, ce n’est pas un second livre, égal au premier, mais au moins deux livres de plus qu’il aurait écrits, s’il avait multiplié avec la même facilité le nombre de ses étapes en terre gauloise et détaillé chacune d’elles avec la même complaisance. 68 Il est vrai qu’à l’appui d’une opinion que ruinent ces calculs élémentaires, M. Préchac a partagé le sentiment émis par Pierre de Labriolle, suivant lequel, au vers 62 du livre II, Rutilius s’apprêtait « à prendre comme un nouvel élan118 ». Quant à moi, j’en retire l’impression contraire, et je crois que le poète y a marqué les limites qu’il avait posées d’avance à ses narrations. Quand, pour s’excuser de la double digression où il vient de se laisser entraîner – son éloge de la structure de la péninsule italienne119 et son invective contre Stilichon120 –, Rutilius s’écrie : « Et maintenant, reprenons la route dont notre poème s’est proposé la description : Carmine propositum iam repetamus iter121 »,

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69 il répète simplement, pour finir, le dessein qu’il avait énoncé en commençant, celui de raconter en vers la navigation, qu’il avait préférée au voyage par terre : « Si tard que ce soit, nous nous résignons au voyage par mer que nous avons choisi, parce que, sur les chemins terrestres, les plaines sont inondées par les fleuves et les hauteurs hérissées de rochers, etc. : … Et serum vix toleramus iter, Electum pelagus quoniam terrena viarum Plana madent fluviis, cautibus alta rigent122. » 70 Le voyage par mer – iter marinum, ou maritimum – voilà quel fut le sujet de Rutilius, et le poète l’a traité intégralement, sans vouloir en aborder un autre : « Mon rouleau n’était pas bien long, ne comprenant que peu de tours. Il aurait pu, naturellement, s’allonger encore. Mais il a craint l’ennui d’un interminable travail et n’a pas voulu effrayer le lecteur d’un débit qui ne tarirait plus : Nondum longus erat nec multa volumina passus Iure suo poterat longior esse liber. Taedia continuo timuit cessura labori, Sumere ne lector iuge paveret opus123. » 71 Cette fois la cause est jugée, et par Rutilius lui-même ; et il va s’ensuivre qu’au moins, par son incipit, le manuscrit le plus récent, le Romanus, est supérieur au Vindobonensis. Le copiste de celui-ci jugeait, à tort, que l’ouvrage, qu’il avait transcrit, n’était que fragmentaire ; ex fragmentis Rutilii124. Le copiste de celui-là, mieux informé125, savait que, dédié à Rufius Volusianus, l’ouvrage était complet ; et il l’a désigné par un substantif : itinerarium, qui ne saurait se suffire à lui-même, mais sous lequel un épigraphiste n’éprouvera guère de difficulté à déceler le texte qu’il a estropié. Dans les inscriptions, les adjectifs marinus, maritimus s’abrègent en mar 126 ; le groupe est facile à confondre avec inar : et l’on conçoit aisément que l’itinerarium du Romanus soit sorti, par mauvaise lecture, des deux mots que portait son modèle : iter mar(itimum). C’est là, sans doute, la transcription originale et véridique du titre que Rutilius avait choisi pour son poème, parce que celui-ci correspondait exactement au contenu de l’ouvrage et au dessein que le poète avait conçu et conduit à son terme.

NOTES

1. 1 Cf. PRÉCHAC, RUTILIUS NAMATIANUS, SUR SON RETOUR, PARIS, 1933, P. VI. DE FAIT, TOULOUSE EST NOMMÉE DANS

LE POÈME I, 596 ; CF. VESSEHEAU, RUTILIUS NAMATIANUS, PARIS, 1904, P. 153 ET SUIV. CF. INFRA, P. 258, N. 82 [ICI : P. 255,

N. 82]. 2. I, 63-66. 3. PICHON, HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE LATINE, P. 825. 4. HOR., SAT., I, 5. 5. Ov., TV., I, 13, 3-4 ; cf. ibid., I, 10 et ajouter STACE, SILVES, III, 2.

6. PRÉCHAC, OP. CIT., P. XIX. 7. La louange de Rome, par exemple, ou l’invective contre Stilicho, II, 41 et suiv. 8. Cf. l’apparat critique ap. PRÉCHAC, OP. CIT., P. 2.

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9. I, 421-422. Ce personnage est cité, en effet, dans un passage antérieur : I, 167-170. Mais si pagina désigne ici le premier feuillet, le scribe du Romanus aurait eu raison, cf. infra, p. 269 [ici : p. 262]. 10. VOLLMER, P.W., IA C. 1252. 11. VESSEREAU, OP. CIT., P. 254. 12. DE LABRIOLLE, R.E.L., 1928, P. 31. 13. Cf. J. CARCOPINO, CHRONOLOGIE ET HISTOIRE LITTÉRAIRE. À PROPOS DU POÈME DE RUTILIUS NAMATIANUS, DANS LA R.E.L., 1928, P. 180-200.

14. PRÉCHAC, OP. CIT., P. XV-XIX. 15. Ibid., p. XIII, N. 5 : « CARCOPINO DE QUI L’INTERVENTION, MÊME APRÈS TILLEMONT, ÉTAIT NÉCESSAIRE, ETC. » D’AUTANT PLUS NÉCESSAIRE, OSERAI-JE AJOUTER, QU’IL SUFFIT DE CITER TILLEMONT POUR SAVOIR COMBIEN SES

INTUITIONS MANQUAIENT À LA FOIS D’EXACTITUDE ET DE JUSTIFICATIONS. CF. PAR EX., TILLEMONT, HISTOIRE DES

EMPEREURS, BRUXELLES, 1710, P. 277 : « CE FUT, APPAREMMENT, À LA FIN DE L’AN 417 OU DE 420 QUE RUTILIUS S’EN RETOURNA VERS LES GAULES » ET IBID., P. 287 : « IL (RUTILIUS) PARTIT COMME NOUS L’AVONS DIT CI-DEVANT OU EN

417, OU EN 420, VERS LE MOIS D’OCTOBRE… » TILLEMONT S’EST UNIQUEMENT FONDÉ SUR LE FAIT QU’EN 416 ET EN 418 LA

PRAEFECTURA URBI ONT [SIC : A] D’AUTRES TITULAIRES ; CF. INFRA, P. 243.

16. ZUMPT, OBSERVATIONES IN RUTILII CLAUDII NAMATIANI CARMEN DE REDITU SUO, BERLIN, 1937, CH. III. 17. VESSEREAU, OP. CIT., P. 253 ET SUIV. 18. VOLLMER, S. V°, RUTILIUS, P.W., I-A, C. 1251. 19. USSANI, ROMA E GALLIA, DANS ATENE E ROMA, 1916, P. 213. 20. I, 134-136. 21. KUBITSCHEK, S. V°, AÉRA, P.W., I, C. 622. 22. TAC., ANN., XI, 11. 23. De même, dans la Germania, XXXVII, la 640 e année Urbis conditae correspond au consulat de Caecilius Metellus et de Papirius Carbo, qui date de 113 av. J.-C. Tacite, dans ce passage, s’est donc référé à l’ère varronienne. 24. TAC., HIST., I, 1. 25. C.I.L., VI, 1984. 26. Ibid., 2001. 27. Ibid., 1984. 28. Ibid., 2004. 29. Ibid., 1984. 30. Ibid., 2001. 31. C.I.L., XIV, 2393. 32. PRÉCHAC, OP. CIT., L’APPELLE RUFIUS ANTONIUS AGRYPIUS VOLUSIANUS. LE PERSONNAGE PORTAIT, EN EFFET, TOUS CES SURNOMS, MAIS SON GENTILICE, RÉFRACTAIRE À LA MÉTRIQUE (CF. LE TEXTE SUIVANT) ÉTAIT CAEIONIUS ;

CF. SEECK, P.W., IV, C. 1866 ET PRÉCHAC, OP. CIT., P. IX, N. 1. 33. La préfecture de Rutilius, qui a eu Caecina Albinus pour successeur (I, 467), se place avant le 17 septembre 414, date à laquelle une constitution d’Honorius est adressée à ce dernier (Cod. Theod., XIII, 5, 38), et après le 12 janvier 414, date à laquelle Eutychianus en était encore le titulaire (Cod. Theod., Fil, 8, 111). Tout cela a été parfaitement débrouillé par VESSEREAU, OP. CIT., P. 179

ET PAR CHASTAGNOL, LES FASTES DE LA PRÉFECTURE DE ROME AU BAS-EMPIRE, PARIS, 1962, P. 273-275. 34. I, 415-422. Sur le dernier vers et le sens de pagina, cf. supra, p. 235 [ici : p. 242]. Au vers précédent, j’ai adopté l’élégante correction de Préchac : veheris, qui évite la faute de quantité de veneris. 35. Sur le personnage, cf. PRÉCHAC, OP. CIT., P. IX ET SEECK, P.W., IV, C. 1864. 36. À cause de son surnom de Volusianus, cf. supra, p. 235 [ici : p. 242]. Volusus est un chef volsque allié de Turnus dans VIRG., AEN., XI, 463. 37. I, 165-173.

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38. Cf. SEECK, P.W., C. 1864, N° 33 ET CHASTAGNOL, OP. CIT., P. 233-236.

39. SEECK, P.W., IV, C. 1866. CF. CHASTAGNOL, OP. CIT., P. 277-279. 40. HAENEL, CORPUS LEGUM, P. 240. CF. C.I.L., VI, 1194 ET 1661.

41. TILLEMONT, HISTOIRE DES EMPEREURS, V, NOTE XLIII, P. 84. 42. Cod. Theod., XIV, 2, 4, 4. 43. VESSEREAU, OP. CIT., P. 256. 44. I, 418. 45. I, 426-428. 46. Ibid. 47. Cf. TILLEMONT, OP. CIT., LOC. CIT. ; CORSINI, DE PRAEFECTIS URBIS, PISE, 1766, P. 366-368 ; CHASTAGNOL, OP. CIT., P. 279-281. 48. I, 29-30. 49. Cf. les textes invoqués dans le beau livre de CHRISTIAN COURTOIS, LES VANDALES ET L’AFRIQUE, PARIS, 1955, P. 50, N. 1 ET 2. 50. Cf., sur Constance III, mon mémoire Choses et gens du pays d’Arles, dans la Revue du Lyonnais, 1922. 51. À cette date, le Toulousain Victorinus et le Trévire Protadius sont encore en Italie ; cf. infra, p. 258-259 [ici : p. 255-256]. 52. I, 205-206. 53. I, 217-218. 54. I, 205 ; cf. supra, p. 246 [ici : p. 249]. 55. SCALIGER, PROOEMIUM AD EUSEBII CHRONICA, CITÉ PAR VESSEREAU, OP. CIT., P. 256, N. 2. 56. I, 183-184. 57. ZUMPT, OP. CIT., CH. III. 58. VESSEREAU, OP. CIT., P. 257. 59. VOLLMER, P.W., I A, C. 1251 : « RUTILIUS WIRD AM EINUNDZWANZIGSTEN ODER AM ZWEIUNDZWANZIGSTEN SEPTEMBER ROM VERLASSEN HABEN. » 60. I, 373-376. 61. C.I.L., I 2, p. 280 = VI, 2305 = DESSAU, I.L.S., 8745. LE NOM DE COLOTIANUM EST DÉRIVÉ DE CELUI DE

L’HUMANISTE DU XVIE SIÈCLE QUI ACQUIT LE DOCUMENT. 62. VIRG, GEORG., I, 219-222. 63. COLUMELLE, II, 8, 2 : ABSCONDUNTUR ALTERO ET TRIGESIMO DIE POST AUTUMNALE AEQUINOCTIUM. 64. PLINE, N.H., XVIII, 113 : III ID(US) NOVEMBRES VERGILIAE OCCIDUNT. 65. PLINE, N.H., XVIII, 223. 66. Cf. C.I.L., I2, p. 280 = VI, 2305 = DESSAU, I.L.S., 8745. 67. Je modifie à peine la traduction du chapitre par MARIO MEUNIER, PARIS, 1924, P. 130. 68. PLUT., DE IS. ET OS., LXIX. 69. Contra, mais à tort, d’après MOMMSEN, WISSOWA, RELIGION U. KULTUS DER RÖMER2, P. 353-354. 70. LYDUS, DE MENS., IV, 148, P. 166, WUENSCH. LYDUS EST POSTÉRIEUR D’UN SIÈCLE À RUTILIUS : LA PERSISTANCE, À SON ÉPOQUE, DE L’HEURESIS AUX QUATRE ET TROIS DES NONES DE NOVEMBRE (TRADUCTION LITTÉRALE DE SA CHRONOLOGIE) N’EN EST QUE PLUS FRAPPANTE. 71. Cf. mes Aspects mystiques, notamment p. 53. 72. C.I.L., I2, p. 260. 73. I, 373 ; cf. supra, p. 250 [ici : p. 251]. 74. I, 201-202. 75. WISSOWA, OP. CIT., P. 589. 76. I, 206.

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77. VESSEREAU, OP. CIT., P. 256. C’EST CORSINI QUI, D’AILLEURS, AVAIT RAISON D’APRÈS LES TABLES DE GUINNESS CITÉES CI-APRÈS. 78. Cf. GIRY, MANUEL DE DIPLOMATIQUE, P. 184. 79. Cf. GRASSAN GUINNESS, CREATION CENTRED IN CHRIST, LONDRES, 1896, II, P. 340. 80. Je n’insiste pas sur la mention des Chelae (I, 156), ou « pinces du Scorpion », car si le signe du Scorpion n’est invocable qu’à partir du 19 octobre, il est possible qu’elles remplacent ici la Balance, dont le signe intervient un mois plus tôt. Le vers I, 187 – occidua Plias – prouve que les Vergiliae inclinent vers leur couchant, lequel commence le 26 octobre (cf. supra, p. 251 [ici : p. 251 aussi]). 81. I, 463. 82. I, 509-510. Ces vers sont, du reste, à verser au dossier des origines toulousaines de Rutilius. 83. I, 492. 84. I, 511. 85. I, 559-560. 86. I, 527. 87. I, 541. 88. I, 559-560. 89. I, 151 : Substituit patriis mediocres Umbria sedes. 90. VESSEREAU, OP. CIT., P. 267. 91. Ibid., p. 268. 92. Cf. supra, p. 256 [ici : p. 254]. 93. I, 491-510. 94. I, 615-630. 95. I, 630-644. 96. II, 63-64. 97. I, 633-638. 98. BOLL, S. V°, FIXSTERNE, P.W., VI, C. 2429-2430. 99. C’est ce qu’a fait Vessereau, à bon droit, mais à tort pour l’année 416 ; cf. supra, p. 256 [ici : p. 254]. 100. Cf. supra, p. 250 [ici : p. 251]. 101. HÉSIODE, TRAV., 615. (LES HYADES SONT NOMMÉES AVEC LES PLÉIADES.) 102. VIRG., GEORG., I, P. 219 ET SUIV. 103. COLUMELLE, II, 8, 2 ; CF. SUPRA, P. 251 [ICI : P. 252]. 104. BOLL, OP. CIT., LOC. CIT. SES TABLES NOUS REPORTENT À 430 AV.J.-C. POUR ATHÈNES ; À 45 AV. J.-C. POUR ROME. 105. PLINE, N.H., XVIII, 213.

F0 106. EURIPIDE, ION, 1156 : ΝΑΥΤΙΛΟΙΣ ΣΑΦΈΣΤΑΤΟΝ ΣΗΜΕ˜ΙΟΝ 2E 107. VÉGÈCE, IV, 39. 108. LABRIOLLE, R.E.L., 1928, P. 31 ; CF. SUPRA, P. 236 [ICI : P. 243]. 109. VOLLMER, P.W., IA, C. 1251. 110. VESSEREAU, OP. CIT., P. 254 : LE POÈME DUT ÊTRE COMPOSÉ AU JOUR LE JOUR, ON POURRAIT PRESQUE DIRE HEURE PAR HEURE. 111. II, 9-10. 112. VOLLMER, OP. CIT., LOC. CIT.

113. Comme le veut PRÉCHAC, OP. CIT., P. XXI-XXII. 114. Précisément Falesia Portus, cf. HUELSEN, P.W., VI, C. 1072 ; CF. SUPRA, P. 250 [ICI : P. 251]. 115. « Nous avançons le long de rivages tout proches, sur de petites barques capables de trouver un refuge dans les nombreuses échancrures de la côte. » 116. Cf. mon Maroc antique, p. 121, n. 6.

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117. M. Pflaum, dont l’érudition est inépuisable, a bien voulu grouper à mon intention aussi bien les textes utilisés dans le livre classique de Riepl que dans son propre mémoire sur le Cursus publicus (ou Poste impériale). Or, de cette confrontation, il ressort : 1° qu’on ne saurait envisager ici les vitesses record, signalées comme des exceptions, qui totalisent, à pied comme à cheval, 80 à 90 km par jour ; 2° qu’on doit prendre pour base de calcul la vitesse de 20 milles = 30 km par jour, indiquée aux justiciables qui doivent répondre à une citation du préteur (Dig., II, 11, 1). Dans ces conditions, si Rutilius avait marché sans arrêt, il eût mis une trentaine de jours pour gagner Toulouse, mais il a dû se ménager en chemin plus d’une confortable étape ; et l’on sera très près de la vérité en admettant que son retour terrestre dans sa patrie gauloise lui a demandé trois mois (90 jours au minimum). 118. LABRIOLLE, OP. CIT., LOC. CIT., P. 31 ; ET PRÉCHAC, OP. CIT., P. XXII. 119. II, 15-39. 120. II, 40-61. 121. II, 62. 122. I, 36-38. 123. II, 1-4. 124. Cf. PRÉCHAC, OP. CIT., P. 2. 125. À noter que les Romanus présente « en un petit nombre de passages des leçons plus rapprochées de la tradition authentique » (PRÉCHAC, OP. CIT., P. XXV). 126. Cf. CAGNAT, MANUEL…4, P. 444.

NOTES DE FIN

1. « La date et le sens du voyage de Rutilius Namatianus », in Rencontres de l’histoire et de la littérature romaines, Paris, 1963, p. 233-270 (parution initiale : « Chronologie et histoire littéraire », Revue des Études latines 6 (1928), p. 180-200.

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

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Archives de savant (11)

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L’archivio delle Inscriptiones Graecae (Berlino)

Daniela Summa

1 Le Inscriptiones Graecae ( IG) sono un’impresa scientifica della Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften (cosí denominata dopo la riunificazione, dal 1 Agosto 1992), che si occupa della raccolta e edizione critica di iscrizioni greche nelle aree dell’antica Grecia, isole del Mar Egeo e Magna Grecia. Le IG sono il piú antico progetto scientifico dell’Accademia, precedentemente denominata Königlich-Preussische Akademie der Wissenschaften (1700-1945), successivamente Deutsche Akademie der Wissenschaften zu Berlin (1946-1972) e ancora Akademie der Wissenschaften der DDR (1972-1990). Sull’Accademia e la storia del suo archivio si veda il contributo di Knobloch 2005 con ulteriore bibliografia.

2 Il progetto IG vide la luce il 24 Marzo del 1815 con il nome Corpus Inscriptionum Graecarum per iniziativa del filologo classico August Boeckh (1785-1867) e alla stessa data risale anche la nascita dell’archivio. Lo scopo del progetto prevedeva la raccolta e pubblicazione in quattro volumi di tutte le iscrizioni greche allora conosciute, dall’Occidente al vicino ed estremo Oriente, prescindendo dalla visione autoptica e in un lasso di tempo di soli quattro anni. Naturalmente l’arduo piano cronologico non fu rispettato a causa della mole sempre crescente di nuove iscrizioni rinvenute ovunque, ma ad ogni modo Boeckh e i suoi collaboratori Johannes Franz (1804-1851), Ernst Curtius (1814-1896), Adolf Kirchhoff (1826-1908) e Hermann Roehl (1851-1923) riuscirono a far apparire i quattro volumi corredati di ampi commenti e di indice tra il 1828 e il 1877. Sulla celebre polemica tra Gottfried Hermann e Boeckh anche in occasione dell’uscita di CIG I si consulti la bibliografia infra. 3 Dopo un periodo di transizione non privo di pubblicazioni, quali i corpora dell’Attica, della Grecia centrale, di Italia e Sicilia, il progetto fu ridenominato Inscriptiones Graecae nel 1902. In tale occasione il nuovo direttore Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff (1848-1931) limitò l’area di ricerca, rinunciando all’Egitto e all’estremo Oriente, decise la distribuzione del materiale epigrafico in 15 corpora geografici, e sancí in un documento di 10 « comandamenti » le responsabilità e i doveri dei collaboratori, tra cui la revisione autoptica e la produzione di calchi cartacei delle epigrafi da conservarsi

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negli archivi delle IG. L’idea di un archivio di calchi venne a Wilamowitz senza dubbio dall’esempio di Karl Richard Lepsius (1810-1884), che aveva fondato per il progetto Wörterbuch der agyptischen sprache (http://aaew.bbaw.de/dateien/informationen/ geschichte.html) – oggi Altägyptisches Wörterbuch – dell’Accademia di Berlino il primo archivio sistematico di calchi (cf. lista infra. Sulla storia del calco cartaceo vd. Hübner 18-21 ; Larfeld 158). I collaboratori delle IG sono da allora tenuti ad effettuare un calco per ogni iscrizione conservata, se possibile e previo permesso ufficiale delle autorità locali. Alla stessa data del 1902 risale la creazione di un posto fisso di collaboratore scientifico, prima ricoperto da Friedrich Hiller von Gaertringen (1864-1947), poi da Günther Klaffenbach (1890-1972). A partire dal 1950 il numero dei posti fu accresciuto a due e dal 1992 sono divenuti quattro. Durante la seconda guerra mondiale l’archivio fu fortunatamente trasferito al sicuro nel Brandenburgo fino al 1946, evitando grosse perdite. 4 L’archivio delle IG presenta un gap per gli anni del muro di Berlino a causa dell’estrema difficoltà da parte di istituzioni stanziate sul territorio della DDR di intraprendere viaggi in paesi non comunisti : il responsabile delle IG Günther Klaffenbach, poté infatti viaggiare in Grecia solamente una volta a quei tempi e dovette demandare a colleghi stranieri l’indagine epigrafica in loco. Tra i collaboratori esterni solo David Lewis (1928-1994) e Charles F. Edson (1905-1988) giunsero alla pubblicazione dei corpora rispettivamente di Attica (IG I³) e Macedonia (IG X). Dopo la caduta del muro di Berlino è ripresa la ricerca attiva ed autonoma nelle Inscriptiones Graecae e ognuno dei suoi collaboratori è incaricato del lavoro al corpus di una regione della Grecia sia a Berlino che nell’area greca di pertinenza. Per motivi anche storico-politici i quindici corpora sono editi in diversi modi : alcuni hanno raggiunto giá una terza edizione (Attica), altri non ne hanno ancora nessuna (Creta, Cipro, Delfi etc.) ; a tale proposito si consulti il prospetto finale. Dal 1992 ad oggi sono apparsi 10 fascicoli : Macedonia, isole ioniche, Samo, Egina, Cos, Attica, Locride orientale. 5 Sulla storia delle IG e sui volumi pubblicati è utile la brochure informativa di K. Hallof, Inscriptiones Graecae e gli studi menzionati in calce al presente contributo. Sugli incarichi e missioni attuali si puó visitare anche la pagina internet (http:// www.bbaw.de/bbaw/Forschung/Forschungsprojekte/IG/de/Startseite). 6 L’archivio conserva pertanto due secoli di storia e di epigrafia greca : uno dei documenti piú antichi è il manoscritto di August Boeckh del primo corpus CIG I inviato nel 1828 alla casa editrice Reimer, poi acquisita dal mercante olandese Walter de Gruyter, la quale è tuttora la casa editrice dell’Accademia. Dell’epoca pre- wilamowitziana i documenti piú rilevanti sono il lascito epigrafico di Ludwig Ross (1806-1859) donato all’archivio nel 1860 tramite Karl Keil e consistente in 13 taccuini e schede su Atene, Grecia centrale, Peloponneso, Isole dell’Egeo (vd. Hallof 2005) ; il lascito epigrafico di Boeckh : taccuini, schede soprattutto dell’Attica e addenda confluiti poi nel corpus attico di Johannes Kirchner (1859-1940). Sopravvivono inoltre singoli documenti venuti casualmente in possesso delle IG, tra i quali alcuni calchi di Ilion inviati da Heinrich Schliemann (1822-1890) ; alcuni calchi di epigrafi della Grecia settentrionale effettuati da Karl Purgold (1850-1939) e Andreas David Mordtmann (1811-1879) ; alcuni calchi da Eritre, probabilmente del numismatico Hugo Gaebler (1868-1947). Dell’epoca pre-wilamowitziana restano inoltre dei calchi effettuati dall’archeologo Habbo Gerhard Lolling (1848-1894) per il corpus della Grecia Centrale a cura di Wilhelm Dittenberger (1840-1906) e pochi altri. A quell’epoca infatti il calco

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rappresentava per il progetto uno strumento facoltativo del lavoro epigrafico rispetto al necessario disegno del documento, mentre a partire dalla « reggenza » di Wilamowitz (1902-1931) si comincia ad effettuarlo sistematicamente. 7 L’archivio IG rappresenta dunque un notevole tesoro epigrafico, soprattutto in quanto vanta la piú vasta collezione mondiale di calchi, circa 80.000, che allora come oggi svolgono un ruolo fondamentale nello studio delle iscrizioni : essi sono copia esatta dell’originale, il quale oggi si trova di solito in uno stato piú frammentario, non facilmente accessibile o perduto. Il 10% dei calchi dell’archivio IG riguarda infatti pietre perdute. 8 I calchi depositati in 300 casse e i documenti (estratti, schede, taccuini) custoditi in 190 casse, sono ordinati nell’archivio IG secondo il criterio geografico dei 15 corpora delle Inscriptiones Graecae elaborato da Wilamowitz. Laddove l’identificazione dell’autore del calco non sia possibile, i quotidiani dell’epoca in cui alcuni di essi sono conservati aiutano almeno a stabilire l’anno della loro fattura. Riporto qui di seguito le maggiori collezioni custodite nell’archivio, dovendo tralasciare in questa sede lasciti minori e singoli documenti. La lista completa dei calchi é visionabile alla pagina internet (http:// www.bbaw.de/IG).

I-III Attica

9 IG I³ Schede e disegni di Hans von Prott (1869-1903) della fine dell’800 ; schede di Boeckh, Ross, Lolling (anni 1886-1887), Kirchhoff, Ulrich Koehler (1838-1903), calchi e taccuini di Hiller (anni ’20) e Hallof (1992). II/III² 1-4 schede di Boeckh, Ross, Arthur von Velsen (1826-1861), Lolling, Koehler, pochi calchi di Adolf Wilhelm (1864-1950), Calchi e taccuini di Johannes Kirchner (1912-1940) e di Jaime Curbera (2000-2010). II² 5 Iscrizioni d’epoca cristiana : calchi e taccuini di Erkki Sironen (1990-2005).

IV-VI Peloponneso

10 IV² 1 Argolide : Epidauro : taccuini e pochi calchi di Max Fraenkel (1846-1903) della fine dell’800, di Hiller (anni ’20) ; molti taccuini delle campagne di scavi (1881-1889) e intera collezione di calchi dell’eforo Panagiotis Kavvadias (1849-1928), secondo il suo desiderio testamentario di lasciare il suo materiale all’Accademia di Berlino ; molti calchi di Werner Peek (1904-1994) degli anni ’60. Corinto, Nemea, Istmia : taccuini e calchi di Philip Huyse (anni 1994-1997). IV² 2 Egina : taccuini e calchi di Hallof e Hans Rupprecht Goette (anni 2005-2008). V 1 Laconia, Messenia : taccuini e calchi degli inizi del ’900 di Walther Kolbe (1876-1943). V 2 Arcadia : taccuini e calchi di Hiller della prima decade del ’900. VI Olimpia : taccuini dalle campagne tedesche di scavi (1875-1881) effettuati da Rudolf Weil (1848-1914) ; taccuini e calchi di Hallof (2011).

VII-IX Grecia centrale

11 VII Beozia : molte schede di Lolling della seconda metá del ’800 ; lascito dei calchi di Hugo Ehrlich (1878-1914).

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VIII Delfi : Hans R. Pomtow (1859-1925) produsse tra gli anni 1890 e 1906 calchi, foto e schede di tutte le iscrizioni di Delfi allora note. In IG é conservato il suo manoscritto inedito del corpus di Delfi. IX 1², 1, 2, 3, 4, 5, 6 Etolia, Acarnania, Locride Occidentale e Locride Orientale, Focide, Doride : schede di Lolling, di Otto Weinreich (1886-1972) ; taccuini e calchi di Klaffenbach (anni ’30), Daniel Strauch (anni ’90), Daniela Summa (2004-2010). IX 2 Tessaglia : taccuini e calchi di Otto Kern (1863-1942), a cui si aggiunge l’intero lascito epigrafico dell’eforo della Tessaglia A. S. Arvanitopoulos (anni ’20), calchi e schede di Friedrich Stählin (1874-1936). Su Almyros e il Museo di Volos calchi di Herwig Kramolisch degli anni ’60.

X Grecia settentrionale

12 X 2 Macedonia : calchi di Purgold e Mordtmann ; X 2, 1 schede dell’intera regione e calchi di Edson della sola Thessaloniki (anni ’50-60) ; X 2, 2 pochi calchi degli anni ’90 di Fanoula Papazoglou (1917-2001).

XI-XII Isole del Mar Egeo

13 XI Delo : calchi di Pierre Roussel (1881-1945) e Felix Dürrbach (1859-1931) delle iscrizioni 291-1349 (corpora 2.3.4), tutti precedenti allo scoppio della prima guerra mondiale. XII 1 Rodi e altre isole : schede e calchi di Hiller della fine dell ’800 e donazioni degli anni ’30 da parte di Amedeo Maiuri (1886-1963) e Mario Segre (1904-1944). XII 2 Lesbo e altre isole : taccuini e alcuni calchi di William R. Paton (1857-1921) dell’ultima decade dell’ 800. XII 3 Sporadi : collezione completa di taccuini e calchi di Hiller (1895). XII 4 Cos, Calimno e altre isole : schede e calchi di Rudolf Herzog (1871-1953) per gli anni 1898-1907 ; schede e calchi di Hallof (2000-2010). XII 5 Cicladi : collezione completa di schede e calchi di Hiller (1895-1902) ; taccuini di Weil del 1875-1876. XII 6 Samo e altre isole : taccuini e calchi del 1924 di Albert Rehm (1871-1949), di Günter Dunst degli anni ’70, di Hallof (anni ’90) ; Chio : calchi e schede di Rehm (1924) e Hallof (2008). XII 7 Amorgos e altre isole : schede e calchi di Jules Delamarre (1867-1909) dei primi del ’900. XII 8 Isole tracie : schede e calchi della fine dell’800 di Carl Fredrich (1871-1930). XII 9 Eubea : taccuini, schede e calchi della prima decade del ’900 di Erich Ziebarth (1868-1944).

14 XIV Italia : schede e pochi calchi di Georg Kaibel (1849-1901) ; alcuni calchi di epigrammi di Peek (anni ’60). 15 XV Cipro : schede e alcuni calchi di Richard Meister (1848-1912) tra gli anni 1909 e 1911. 16 Nell’archivio sono custoditi inoltre calchi di iscrizioni non appartenenti al piano wilamowitziano dei 15 corpora. Molti di questi provengono dalle missioni archeologiche regie, secondo un accordo del 1903 tra i Musei di Berlino e l’Accademia di far pervenire alle IG i calchi delle iscrizioni acquisite durante le campagne di scavi

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prussiane : Mileto : calchi di Rehm degli anni ’30, di Peter Herrmann (1927-2002) degli anni ’80. Magnesia al Meandro : calchi di Otto Kern dell’ultima decade dell’800 nel contesto della missione tedesca di scavi (1891-1893). Priene : calchi di Hiller dalla missione di scavi tedesca (1895-1896). Pergamo : calchi dlla fine dell’800 di H. von Prott e Walther Judeich (1859-1942) dalle campagne di scavi (1878-1911) ; calchi di Christian Habicht degli anni ’60. Egitto : alcuni calchi di epigrammi di Peek ; la collezione integrale dei calchi egizi di Lepsius, comprendente anche molti in greco, quali ad esempio le iscrizioni incise sul colosso di Memnon, è custodita negli archivi del progetto Altägyptisches Wörterbuch. Sulla collezione vd. S. Köpstein 1994, in particolare p. 8-14, Lepsius Denkmäler e la pagina internet http://aaew.bbaw.de/dateien/weitere archive/lepsius-archiv/lepsius- archiv.html. Siria : Il banchiere Max von Oppenheim (1860-1946) scopritore del sito Tell Halaf e l’epigrafista Hans Lucas inviarono alcuni calchi alle IG (1899). Commagene, Nemrut Dag : calchi di Friedrich Karl Dörner (1911-1992) dalle campagne di scavi degli anni ’50. Didima : calchi di Rehm degli anni 1905-1906 dalla missione tedesca di scavi (1905-1913). Sardi : calchi di P. Herrmann (anni ’80). Baalbeck, Smirne, Eritre, Efeso : calchi di collaboratori non identificati (anni ’20). 17 L’archivio dispone naturalmente anche di riproduzioni fotografiche su diversi materiali : circa 500 foto in vetro scattate da Kirchner, Pomtow, Fredrich rispettivamente di Attica, Delfi, Samo, Chio e isole delle Egeo settentrionale ; circa 4000 foto cartacee e circa 10000 foto digitali ; le fotografie vengono sono utilizzate in IG come supporto piuttosto che come sostituto del calco cartaceo, poiché in casi di lettura difficoltosa o disperante un buon calco resta ancora lo strumento piú fedele all’originale, non alterabile e investigabile da piú angolazioni. 18 Oltre ai giá citati Boeckh, Ross, Kavvadias e Arvanitopoulos, si conservano inoltre i lasciti epigrafici integrali di Pomtow, Klaffenbach, Peek, Hiller, Kirchner, Preuner, Meister, von Velsen sull’Attica, Stählin sulla Tessaglia, dello studioso di architettura Heinrich Lattermann (1882-1914) su iscrizioni monumentali soprattutto attiche ; di Wilhelm su varie regioni ; i taccuini degli scavi di Eleusi di Andreas Skias (1861-1922) ; alcune schede di Andreas Mustoxidis (1785-1860) ; schede e un manoscritto non pubblicato di H. K. E. Köhler (1765-1838) sulla storia di Olbia e i suoi monumenti ; i taccuini di Lolling su Attica e Beozia ; due manoscritti di Kyriakos Pittakis (1798-1863) del 1836 ; schede di onomastica beotica di K. Keil ; si conserva inoltre la corrispondenza epistolare integrale di Klaffenbach, Hiller e Herrmann. 19 Nell’archivio si trovano infine alcune matrici in zinco di immagini di iscrizioni di varia provenienza pubblicate nei corpora della finne dell’ 800 e calchi in gesso di laminette plumbee di maledizione a cura di R. Meister provenienti da Cnido e Cipro, i cui originali sono custoditi al British Museum. 20 I personalia dei collaboratori del progetto sono conservati nell’archivio generale dell’Accademia (vd. Knobloch 2005). Alla fine di questo report vorrei esprimere la mia gratitudine a Jaime Curbera e a Klaus Hallof, che mi ha fornito numerose informazioni altrimenti irreperibili.

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Prospetto

I–III Attica

I Attica V sec. a. C. IG I e I Suppl. (4 voll. 1873-1891)

IG I² (1 vol. 1924)

IG I³ (3 vol. 1981, 1994, 1998)

II Attica IV-I a. C. IG II (5 voll. 1877-1895)

III Attica I-III d. C. IG III (3 voll. 1878-1897)

II/III² Attica dal IV a. C. IG II/III² (8 voll. 1913-1940. 2008)

II/ III³ Attica dal IV a. C.

1. Decreta IG II/III³ 1 (2 voll. 2012)

IV-VI Peloponneso

IV Argolide IG IV (1 vol. 1902)

1. Epidauro IG IV² 1 (1 vol. 1929)

2. Egina IG IV² 2 (1 vol. 2007)

V Peloponneso centrale e meridionale

1. Laconia, Messenia IG V 1 (1 vol. 1913)

2. Arcadia IG V 2 (1 vol. 1913)

VI Acaia, Elide –

VII–IX Grecia centrale

VII Beozia IG VII (1 vol. 1892)

VIII Delfi –

IX 1 Grecia centrale IG IX 1 (1 vol. 1897)

1. Etolia IG IX 1², 1 (1 vol. 1932)

2. Acarnania IG IX 1², 2 (1 vol. 1957)

3. Locride occidentale IG IX 1², 3 (1 vol. 1968)

4. Isole ioniche IG IX 1², 4 (1 vol. 2001)

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5. Locride orientale IG IX 1², 5 (1 vol. 2011)

6. Focide, Doride –

IX 2 Tessaglia IG IX 2 (1 vol. 1908)

X Grecia settentrionale

1. Epiro –

2. Macedonia IG X 2 (2 voll. 1972 e 1999)

3. Tracia –

4. Scizia –

XI–XIII Isole del mar Egeo

XI Delo IG XI (2 voll. 1912-1914)

XII Isole del mar Egeo

1. Rodi et cett. IG XII 1 (1 vol. 1895)

2. Lesbo et cett. IG XII 2 (1 vol. 1899)

3. Sporadi IG XII 3 (1 vol. 1898, 1 Suppl. 1904)

4. Cos, Calimno et cett. IG XII 4 (2 voll. 2010. 2012)

5. Cicladi IG XII 5 (2 voll. 1903. 1909)

6. Samo, Chio et cett. IG XII 6 (2 voll. 2000. 2003)

7. Amorgo et cett. IG XII 7 (1 vol. 1908)

8. Isole tracie IG XII 8 (1 vol. 1909)

9. Eubea IG XII 9 (1 vol. 1915)

Supplementum IG XII Suppl. (1 vol 1939)

XIII Creta

XIV Italia, Sicilia IG XIV (1 vol. 1890)

XV Cipro

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BIBLIOGRAFIA

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AUTORE

DANIELA SUMMA [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Voyages et voyageurs (9)

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Regards antiquaires : voyages pittoresques et excursions archéologiques à l’épreuve des visual studies

Odile Parsis-Barubé

1 La réflexion qui a fécondé cette recherche a mûri au sein du laboratoire IRHiS (Institut de Recherches Historiques du Septentrion) de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille 3 où, depuis 2010, se sont développés deux axes transversaux consacrés, l’un aux cultures visuelles, l’autre à la construction des savoirs et à la circulation des modèles. L’axe « cultures visuelles » a pour vocation première de réunir des chercheurs spécialisés en histoire et histoire de l’art, et intéressés par l’image, les artefacts visuels et les dispositifs de représentation visuelle présents dans toutes les cultures. La thématique iconologique a constitué une plate-forme sur laquelle se sont également retrouvés les historiens et historiens de l’art engagés dans la recherche sur le rôle de l’image dans la construction des savoirs naturalistes et antiquaires. Au sein de ce dispositif, il nous a paru utile d’initier une réflexion sur la possibilité d’ouvrir un autre chantier consacré à l’approche des cultures sensibles dans un champ historiographique – celui de l’histoire de l’antiquarisme – demeuré jusqu’à présent essentiellement centré sur l’analyse des pratiques savantes (philologie, archivistique, collectionnisme, archéologie) mises en œuvre par les érudits des époques classique et romantique.

2 Depuis maintenant près de quarante ans, la notion de Visual Culture a fait son apparition dans le monde anglo-saxon. Elle a déjà permis le renouvellement d’un certain nombre d’enquêtes, de débats théoriques et de questions portant sur l’omniprésence des dispositifs de visualisation et la création des artefacts visuels (signes, images, décors…) créés par les cultures humaines. Nées aux États-Unis1, ces études ont rapidement gagné l’ensemble du continent américain, l’Asie (Inde, Corée), l’Europe centrale, la Scandinavie et l’Europe du Sud. En Allemagne, la Bildwissenschaft s’est développée dans les milieux de l’histoire de l’art érudite (sur des objets ayant trait à la Renaissance et au baroque) et non dans celui des cultural studies, ce qui la rend sans doute plus audible en

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France où l’on est resté longtemps réticent à la forme anglo-saxonne du mouvement. Souvent traduit par « théorie de l’image », elle est en fait une anthropologie de l’image et s’est progressivement construite à partir des années 1920 et des travaux d’Erwin Panofski2. 3 L’objectif des visual studies est double. Il est d’abord d’analyser les artefacts (ou créations humaines) qui ont contribué à construire visuellement les cultures historiques, en les saisissant dans la diversité de leurs expressions matérielles (« images » et « signes » en premier lieu, mais aussi cadres urbains et architecturaux), corporelles (vêtements, tatouages, maquillages, bijoux…) et même immatérielles (idéologies religieuses ou politiques par exemple). Il est ensuite d’appréhender leur impact culturel à travers les traces scripturaires des impressions visuelles qu’ils ont laissées ou suscitées, des habitus que leur observation a créés, des émotions et des significations dont les différentes sociétés les ont investies à travers le temps. Les sources sollicitées relèvent, dans ce domaine, des récits de voyage, discours scientifiques, utopies ou écrits de fiction. Cette approche ne privilégie donc pas a priori l’aspect esthétique, la maîtrise technique ou la notion d’œuvre singulière dans l’étude des éléments visuels d’une culture. Elle s’intéresse avant tout à leur langage et à leurs codes ainsi qu’à tous les aspects de leur production, de leur diffusion, de leur circulation, de leur réception et de leur impact, tant individuel que collectif. En d’autres termes, il s’agit non seulement d’étudier la nature des cultures visuelles mais aussi leurs pratiques et leur « fabrique » dans l’histoire et dans les sociétés. L’axe de recherche sur les cultures visuelles se place donc délibérément dans une perspective historique, replaçant ses objets d’étude dans leur contexte et tentant d’en appréhender les évolutions, tout en pratiquant une approche pluridisciplinaire de ceux-ci. 4 Nous voudrions proposer, à titre exploratoire, un certain nombre de pistes de réflexion sur la place de la visualité dans la culture antiquaire en France au moment où, entre Lumières et romantisme, se redéfinissent la culture du collectionnisme ainsi que les enjeux moraux, esthétiques et idéologiques du voyage en France. 5 La question de l’avènement de l’image dans la culture antiquaire de l’âge classique n’est certes pas nouvelle dans l’historiographie contemporaine de la réception de l’Antiquité. En 1992, Françoise Choay reconstituait les étapes qui, de Peiresc à Caylus en passant par Montfaucon, jalonnèrent, aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’élaboration de ces musées d’images que constituaient les recueils d’antiquités3. Ce constat de l’importance croissante de l’illustration dans le travail des antiquaires, s’accompagne de celui du primat du témoignage visuel enregistré in situ par le dessin sur l’autorité des textes4. L’affirmation de l’observation directe comme fondement de la démarche comparative à l’heure où s’impose l’idée d’une homologie de méthode entre antiquarisme et naturalisme entre en résonance avec des interrogations plus contemporaines sur la culture de la visualité. 6 Les récents travaux menés au sein d’IRHiS par Charlotte Guichard sur le rôle de l’image dans la construction des savoirs antiquaires ont montré l’importance du visual turn qui, au milieu du XVIIIe siècle, a progressivement transformé les relations entre artistes et amateurs et infléchi le rapport à l’antique de ces deux catégories5. S’appuyant sur l’exemple de Caylus, elle montre comment « l’expérimentation de l’objet », largement explicitée par le célèbre collectionneur dans sa correspondance, et fondement du Recueil d’antiquités qu’il publie à partir de 1752, contribue au dessin d’un « instant perceptif6 » où, dans l’exaltation de la découverte, se dévoile le rôle du plaisir visuel dans la construction de l’expérience esthétique et de l’expertise archéologique.

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7 Charlotte Guichard, qui a travaillé sur la figure de l’amateur d’art, a distingué deux moments-clés de l’intensification du plaisir visuel et de son épanchement dans une poétique finalement convenue de l’attente, de l’inquiétude et de l’enthousiasme : le « déballage » des œuvres et « l’arrangement » de la collection. Nos propres recherches, sur la culture antiquaire de l’époque romantique7, nous ont amenée à appréhender le problème sous un angle un peu différent, qui est celui de la dynamique recherche/ découverte du vestige in situ. 8 La période qui s’ouvre au milieu du XVIIIe siècle avec le resserrement progressif de la curiosité antiquaire sur les antiquités nationales et provinciales et se clôt vers 1860 sur l’assomption de l’histoire locale, tout à la fois comme genre historiographique et pratique culturelle dominante des élites provinciales, est également marquée par une redéfinition des enjeux culturels du voyage. L’inventaire archéologique qui, depuis le milieu du XVIIIe siècle s’est inscrit dans l’éventail des pratiques marquées par le primat des sciences de l’observation, se fait peu à peu rattraper par la quête du pittoresque. Dans la France du premier XIXe siècle, il s’inscrit clairement dans une tension entre les impératifs statisticiens liés au voyage d’enquête et la poésie rétrospective propre à la culture viatique de l’époque romantique8. Entre le modèle du « voyage d’impressions » théorisé en 1820 par Charles Nodier et celui du compte rendu d’excursion archéologique diffusé par l’antiquarisme institutionnalisé sous la monarchie de Juillet, se déploie tout une gamme de pratiques spectatoriales et d’émotions visuelles qui conduisent à interroger la place de l’expérience sensible dans les pratiques savantes de reconquête du passé alors à l’œuvre. Ce jeu concurrentiel des nouvelles « mécaniques du regard » est aussi traversé par les enjeux esthétiques qui, entre 1750 et 1850, accompagnent l’évolution de l’imaginaire des temps historiques, enjeux dans lesquels entre notamment la question de la part respective de l’antique et du médiéval dans le processus d’invention du paysage archéologique. 9 Récits de voyages pittoresques illustrés et comptes rendus d’excursions archéologiques constituent donc, au sein des écrits sur l’antique laissés par les XVIIIe et XIXe siècles, un corpus à retravailler. Si les premiers ont été abondamment étudiés pour ce qu’ils révèlent du rôle de la lithographie dans la diffusion de l’esthétique du paysage archéologique9 et les seconds pour leur apport à la connaissance des méthodes de l’antiquarisme romantique10, l’un et l’autre mériteraient d’être repris dans le cadre d’une étude systématique des données qu’ils sont susceptibles de livrer sur les liens entre antiquarisme et culture de la visualité. 10 Quelques travaux liminaires nous incitent à penser que l’on pourrait avec profit appliquer aux études antiquaires le concept de « mécanique du regard » qu’Alain Corbin a si judicieusement intégré dans le champ de l’anthropologie du paysage11. Voyages pittoresques – devenus « romantiques » sous la plume de Taylor et Nodier – et excursions archéologiques relèvent de deux logiques d’appréhension de l’espace qui, pour n’être pas systématiquement opposées, n’en apparaissent pas moins intrinsèquement divergentes. Les premiers, qui, à l’invitation de Nodier, privilégient la posture du voyageur curieux et avide de souvenirs sur celle du voyageur savant, relèvent de cette propédeutique du regard mise en œuvre dans les jardins anglais de la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui est quête de la surprise au détour du chemin. Cette logique ordonne le séquençage de l’espace parcouru selon une succession d’impressions visuelles. Sur la route qui conduit de Pont d’Ain à Cerdon, Charles Nodier invite l’œil à s’adapter aux sinuosités et aux dénivelés. Dans la succession des échappées offertes par

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les anfractuosités du rocher, s’exerce une mécanique du regard qui est, tour à tour, appel à se perdre dans l’immensité des lointains et invitation au balayage visuel avec, toujours présent à l’arrière plan, le modèle pictural : « La route, élégamment boisée […] laisse à peine entrevoir, d’espace en espace, quelques profondes échappées de plaines qui baignent des eaux calmes et limites, et que ferment des montagnes chargées d’ombrages et de cultures. Après les beaux paysages de Neuville sur l’Ain, dont les lignes se cadencent avec autant d’art que les compositions du Lorrain, peu à peu la vallée se creuse à la gauche du voyageur12… ». Avant d’être observation minutieuse du vestige archéologique, le regard du voyageur pittoresque est d’abord invitation au dépassement du réel. Les monuments, sous la plume de Nodier, deviennent le motif d’une théorie du souvenir dans laquelle l’histoire n’est plus que jaillissement spontané d’images : « À leur vue, écrit-il, tous les souvenirs des jours écoulés se réveillent : les siècles entiers avec leurs mœurs, leurs croyances, leurs révolutions, la gloire des grands capitaines semblent apparoître dans ces solitudes13. » Primat des impressions visuelles qui fait de l’histoire une affaire d’imagination et s’oppose à l’exigeante discipline définie en 1824 par les antiquaires de Normandie, pour lesquels la connaissance historique ne saurait advenir qu’au prix du croisement de plusieurs regards scientifiques et techniques, dont Henri de Magneville, dans le premier volume des Mémoires de la jeune société savante créée en 1824 imagine ainsi le partage : « L’érudit fixera les époques historiques par l’examen des médailles et des inscriptions ; l’architecte et le statuaire indiqueront les beautés ou les bisarreries (sic) des formes, des ornemens et des sculptures ; le géomètre et le physicien les difficultés vaincues dans la construction ; le minéralogiste et le géologue feront connaître la nature, le nom, l’origine des matériaux […]14. » Le regard unifiant du voyageur pittoresque reconstitue au contraire la totalité du « tableau », cherche la coïncidence visuelle avec le modèle pictural : Charles Hédouin, s’arrêtant sur l’émotion suscitée par le panorama de Guémy, dans le Boulonnais, peut ainsi écrire que « du point où elle est placée, la vue embrasse un horizon immense, animé par des villages, des champs, des coteaux, et par la mer, qui ajoute encore au charme et à la grandeur d’un tableau digne d’exercer le talent d’un Bertin ou d’un Constable15 ». Procédé poétique qui autorise l’expression littéraire de l’émotion ressentie devant les paysages, la métaphore picturale est aussi inhérente à la structure même de l’album pittoresque où les notices rédigées sont souvent le complément des planches gravées qui l’illustrent. Elle tient également au fait que, dans un certain nombre de cas, les auteurs qui signent textes et dessins sont eux-mêmes des peintres16. 11 S’il emprunte au genre voyage pittoresque un certain nombre de ses codes, le compte rendu d’excursion archéologique qui revendique très tôt une parenté avec le voyage d’observation, vient enrichir considérablement la gamme des modes sensibles d’appréhension du territoire que le premier XIXe siècle a déclinés : « Nous explorions ensemble les environs, nous allions parfois fort loin visiter de nos yeux et toucher de nos mains les découvertes signalées à notre attention17 », écrit le vice-président de la Commission des antiquités du Pas-de-Calais en 1871. Les comptes rendus que publient les sociétés savantes de l’époque oscillent entre deux genres : l’archéologie descriptive et le récit de voyage. Il faut donc s’attacher aux marques de surface dont les textes sont porteurs pour authentifier les véritables sorties sur le terrain, traquer les indices qui laissent entrevoir les conditions matérielles du déplacement et trahissent les sensations physiques éprouvées par le voyageur. Encore fortement marqué par la culture du cheminement propre aux mobilités réduites de l’Ancien Régime, le premier

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XIXe siècle reste celui des progressions pénibles et des jouissances visuelles conquises de haute lutte. La pénibilité physique du cheminement qui mène au site archéologique participe d’une image convenue du parcours initiatique au terme duquel la contemplation du vestige s’offre comme une récompense. Temps fort de jouissances visuelles, le récit d’excursion archéologique concourt à la promotion du panorama. La vision synoptique offre, de toute évidence, des commodités particulières à l’exposé des données objectives que l’antiquaire souhaite livrer à son lecteur. À Carnac, Mérimée qui s’attache à reconstituer avec une précision de géomètre la configuration et l’orientation des alignements, recommande à l’observateur de s’élever afin d’embrasser de la vue la portion la plus large possible de l’ensemble. La vue panoramique, dès lors, devient la clé qui peut donner sens au paysage : « De loin, surtout dans un endroit élevé, l’œil, découvrant l’ensemble du monuments, juge avec plus d’exactitude de sa forme générale18. » Elle ouvre aussi à la gamme des impressions visuelles propres à la vue panoptique : « Du haut des dolmens les plus rapprochés d’Erdeven, la vue de ces immenses allées offre un spectacle imposant et solennel. Lorsque je montai sur le toit d’un de ces dolmens, le soleil était sur son déclin et le ciel et la mer, à l’ouest se coloraient d’une lumière empourprée. Sur ce fond éclatant, les peulvens de Kerzerho se détachaient vigoureusement en noir, tandis que du côté de l’étang, le reste des avenues, fortement éclairé, montrait les pierres blanches et brillantes, tranchant fortement sur le sol couvert d’ajoncs et d’herbes sombres19. » 12 Ces quelques exemples ne constituent qu’un aperçu des ressources que la littérature viatique, dans les différentes déclinaisons que le premier XIXe siècle lui a données, recèlent en matière d’histoire de la culture de la visualité. Cette dernière ne constituant, au demeurant, que l’un des volets d’une étude plus globale des approches sensibles des territoires archéologiques pratiquées par les antiquaires de l’époque romantique.

NOTES

1. W. J. Th. MITCHELL, Iconologie : image, texte, idéologie [1 re éd. Chicago, 1986], Paris, Les Prairies ordinaires, 2009 ; « An interview with Michael Ann Holly » (2001), in M. DIKOVITSKAYA, Visual Culture. The Study of the Visual after the Cultural Turn, Cambridge, The MIT Press, 2005 ; M. BAXANDALL, Painting and Experience in the Fifteen-Century Italy, Oxford, Oxford University Press, 1972 [trad. fr. L’œil du Quattrocento, Paris, 1985] ; S. ALPERS, The Art of Describing, Chicago, Chicago University Press, 1983 [trad. fr. L’art de dépeindre, Paris, Gallimard, 1990]. 2. E. PANOFSKY, La perspective comme forme symbolique et autres essais [1re éd. 1927], trad. G. Ballangé, Paris, Minuit, 1975 ; Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, trad. C. Herbette et B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1967, p. 13 [1re éd. 1939]. En Allemagne, la Bildwissenschaft s’est développée plus récemment autour de deux auteurs : H. BELTING, Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art, Paris, Cerf, 1998 ; L’histoire de l’art est-elle finie ? Histoire et archéologie d’un genre, Paris, éditions J. Chambon, 1999 ; Pour une anthologie des images, Paris, Gallimard, 2003. Et H. BREDEKAMP, La Nostalgie de l’Antique. Statues, machines et cabinets de curiosités, Paris, New York et Amsterdam, 1996 ; Stratégies visuelles de Thomas Hobbes : le Léviathan,

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Paris, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2003 ; Les coraux de Darwin : premiers modèles de l’évolution et tradition de l’histoire naturelle, Dijon, Presses du réel, 2008 [trad. de l’éd. allemande, Berlin, 2003]. En France, on se référera aux travaux de Ph. DESCOLA, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2006 qui fait une anthropologie de la mise en image dans toutes les civilisations connues ainsi qu’à ceux de Louis Marin, notamment De la représentation, Paris, Seuil, 1993 ; Études sémiologiques : écritures, peintures, Klincksieck, 2005 ; Des pouvoirs de l’image, Paris, Seuil, 1998. 3. F. CHOAY, L’allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 1992, p. 60-64. 4. Nous renvoyons ici à la correspondance de Nicolas Peiresc, en particulier à ses Lettres à Cassiano dal Pozzo (1626-1637) dans l’édition qu’en ont donnée J.-F. LHÔTE et D. JOYAL, Clermont-Ferrand, Amphio, Adosa, 1989. 5. Ch. GUICHARD, Les amateurs d’art en France au XVIIIe siècle, Paris, Seyssel, Champ Vallon, 2008, p. 190-217. 6. Expression empruntée à M. BAXANDALL, Formes de l’intention. Sur l’explication historique des tableaux, Paris, J. Chambon, 1991, p. 163 [éd. anglaise, 1983]. 7. La province antiquaire. L’invention de l’histoire locale en France (1800-1870), Paris, CTHS, 2011. 8. O. PARSIS-BARUBÉ, « De l’itinéraire muséographique au paysage archéologique. Mutation des objets du pittoresque dans la culture du voyage en France au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle », in J.-P. LETHUILLIER, O. PARSIS-BARUBÉ (dir.), Le Pittoresque. Métamorphoses d’une quête dans l’Europe moderne et contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2012. 9. C. JEANJEAN-BECKER, Les récits illustrés de voyages pittoresques de 1770 à 1852, DEA de méthode de l’archéologie, de l’histoire et de l’histoire de l’art, ss la dir. de Jean-Michel Léniaud, Paris, EPHE, juin 1998, ex. dactyl., 137 p. 10. Voir notre ouvrage La province antiquaire. L’invention de l’histoire locale en France (1800-1870), Paris, CTHS, 2011. 11. A. CORBIN, L’homme dans le paysage, Paris, Textuel, 2001. 12. Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France par MM. Ch. Nodier, J. Taylor et Alph. De Cailleux, Franche-Comté, Paris, Didot l’Aîné, 1825, p. 45-46. 13. Ibidem, p. 2. 14. Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, I, 1824, p. v. 15. Ch. HÉDOUIN, Souvenirs historiques et pittoresques du département du Pas-de-Calais, Paris, 1826-1827, Lettre XVII, n. p. 16. Tel est par exemple le cas du Boulonnais Hédouin, cité plus haut ou encore de Thiénon, auteur d’un Voyage pittoresque dans le bocage de la Vendée, Paris, Didot, 1817. 17. Bulletin de la Commission des antiquités du Pas-de-Calais, t. III, p. 135. 18. Pr. MÉRIMÉE, Notes d’un voyage dans l’Ouest de la France, présentées par Pierre-Marie AUZAS, Paris, Adam Biro, 1989, p. 115. 19. Ibidem, p. 116.

AUTEUR

ODILE PARSIS-BARUBÉ

Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, IRHiS (UMR CNRS 8529)

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

L'atelier des doctorants (8)

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Le péplum, et après ? L’Antiquité dans les récits postmodernes

Vivien Bessières

1 Le vaste champ des recherches sur la réception de l’Antiquité dans les récits contemporains semble partagé entre deux approches.

2 La première, culturelle, historique, apparentée aux cultural studies anglo-saxonnes, s’intéresse de manière assez homogène à la réception populaire de l’Antiquité, c’est-à- dire au péplum, ou epic aux États-Unis, et à toutes les formes apparentées dans d’autres genres, comme le roman, la bande dessinée ou la série télévisée historiques20. Une autre, plus spécifiquement littéraire, herméneutique, se consacre à l’étude de la réception de l’Antiquité dans des œuvres singulières, appartenant le plus souvent aux arts anciens du roman et du théâtre ou au cinéma non hollywoodien. C’est un champ hétérogène, considérant des œuvres assez différentes les unes des autres, et souvent dans des études spécifiques sur tel auteur, telle œuvre. 3 Un nouveau regard n’est-il pas possible, qui embrasse de manière synthétique ces deux points de vue ? Ne peut-on analyser les œuvres de genre, gravitant autour du péplum, non plus seulement comme des objets culturels, mais aussi comme des œuvres d’art ? Le plus souvent, en effet, il est question, dans ce champ de recherche, de comparer la représentation esthétique avec la vérité historique ou bien d’analyser l’idéologie plus ou moins implicite travaillant l’œuvre. Ne convient-il pas d’ajouter à cette perspective culturelle – indispensable, certes, surtout à propos de genres historiques – une perspective proprement esthétique ? 4 Telles sont les questions qui ont fait l’objet de notre travail de recherche en doctorat, aboutissant à une thèse intitulée Antiquité et postmodernité – Les intertextes gréco-latins dans les arts à récit depuis les années soixante (fiction, théâtre, cinéma, série télévisée, bande dessinée)21. Le paradigme des cultural studies peut gagner à être confronté à un paradigme plus classique : le paradigme aristotélicien, c’est-à-dire l’idée qu’une œuvre d’art, et spécialement une œuvre de genre, ne cherche pas à représenter le vrai et ce qui est, mais le vraisemblable et ce qui doit être, au moyen de techniques et de codes appropriés22. Les œuvres du péplum sont aussi des œuvres d’art, dans lesquelles

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l’histoire (story) compte toujours plus que l’Histoire (History), malgré leur prétention réaliste. 5 C’est à partir de cette approche générique qu’il devient possible de situer les œuvres plus singulières, qui ont un pied dans les genres populaires et un pied dans d’autres esthétiques. 6 Ainsi, des romans comme Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar23 participent à la fois du genre du roman historique, de type péplum, et d’une vision personnelle, moderne, nourrie de genres littéraires (commentarii latins, mémoires de l’âge classique). C’est ce que nous avons appelé le « roman togé » : un roman à espace-temps antique, dans la lignée du roman historique populaire, né avec Walter Scott, mais également à style antique, imitant, pastichant des textes anciens24. 7 Des réalisateurs comme Federico Fellini ou Jean-Luc Godard proposent, eux, avec le Satyricon25 et Le Mépris26, des œuvres très éloignées de toute esthétique générique, mais dialoguant toutes deux avec le péplum, en allant chercher le roman de Pétrone ou l’ Odyssée d’Homère en guise d’anti-modèles à opposer au genre. C’est ce que nous avons appelé l’« antipéplum ». 8 C’est dans ce cadre que la notion de postmodernité trouve toute son utilité et sa pertinence. Le terme peut désigner soit une époque, commençant dans les années soixante, soit une esthétique propre à cette époque. Chez des théoriciens comme le français Jean-François Lyotard ou l’américain Fredric Jameson, deux caractéristiques définissent surtout l’esthétique postmoderne : la méfiance à l’égard des « métarécits27 », c’est-à-dire des récits de légitimation, des mythes, des idéologies anciennes ou modernes ; le recours privilégié à l’intertextualité, c’est-à-dire le jeu avec des formes dépassées, le retour plus ou moins ironique à des textes, des styles anciens, contre la recherche moderne du nouveau à tout prix28. 9 Or, beaucoup d’œuvres de notre corpus possèdent de telles caractéristiques. Avant les années soixante, que ce soit du côté du péplum ou bien du côté des arts anciens (notamment du théâtre), l’accent était plutôt mis sur le Mythe et l’Histoire dans la réception de l’Antiquité – en bref, sur des récits plutôt que sur des textes précis : un péplum ne reprenait pas un texte particulier, mais un récit historique, avec ses grands hommes ; un drame moderne, qu’il soit de Jean Cocteau, de Jean-Paul Sartre, de Thomas Stearn Eliot, d’Eugene O’Neill29, reprenait moins un texte que l’argument de la fable30 dramatique, souvent transposée dans le monde contemporain. Après les années soixante, de nombreux auteurs, de théâtre notamment, se sont mis à se méfier du Mythe et de l’Histoire ancienne, et à recourir aux textes antiques eux-mêmes, pour déconstruire les récits31. Par exemple, Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia de Pascal Quignard32 racontent, sous la forme d’un journal fictif, l’histoire d’une patricienne du IVe siècle qui refuse explicitement de participer aux grands événements, à la grande Histoire – et la racontent en pastichant des styles et des textes antiques. De même, Péplum de Blutch, malgré son titre, ne représente presque rien de l’Histoire romaine, mais fonctionne comme une continuation onirique du texte du Satyricon, le citant à la lettre, ou le détournant en le collant à d’autres textes, d’autres images, de la culture populaire ou lettrée. 10 La définition d’une esthétique classique liée au genre du péplum peut s’inscrire elle- même dans un point de vue sémantique classique, essentialiste, aristotélicien : pour faire partie du genre péplum, il faut respecter un certain nombre de caractéristiques (espace-temps, types et scènes, codes du vraisemblable, idée morale). En revanche,

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l’esthétique postmoderne ne semble pas pouvoir relever d’une définition classique, mais plutôt d’une définition par « airs de famille », selon le concept de Ludwig Wittgenstein. Définir une esthétique postmoderne à travers des airs de famille revient à identifier certaines formes et enjeux qui peuvent faire partie de cette esthétique sans être obligatoires. 11 Par exemple, nous avons pu remarquer que les modernes aiment transposer la matière antique dans l’espace-temps présent, tandis que les postmodernes préfèrent en revenir à l’espace-temps antique lui-même, privilégiant en quelque sorte une esthétique de la katabasis, cette « descente aux enfers » opérée par Énée au livre IV de l’Enéide, plutôt qu’une esthétique de la nekuia, cette « invocation des morts » à soi, telle qu’Ulysse l’entreprend au chant XI de l’Odyssée. Cependant, une telle caractéristique est seulement encore un air de famille, et si elle marque une tendance, elle n’est pas non plus indispensable ; on peut la trouver dans d’autres esthétiques. C’est couplée à d’autres airs de famille qu’elle finit par devenir une marque de l’esthétique postmoderne. 12 À partir de ces analyses, nous sommes parvenu à la conclusion que la matière antique dans les arts à récit avait moins perdu de son importance, depuis les années soixante, qu’elle n’avait modifié ses formes et ses enjeux. Sur un plan formel, on a même pu assister à un retour relatif aux textes antiques, et à un retour partiel à l’espace-temps antique (katabasis), au-delà des transpositions modernes (nekuia). Sur le plan des enjeux, des thèmes, l’accent a été davantage mis sur la représentation d’identités individuelles et sociales, telles notamment l’identité de genre et l’identité de sexualité, ces thèmes étant étroitement liés aux questions récurrentes de la théorie postmoderne autour du genre féminin et de l’homosexualité. 13 Le genre du péplum et la modernité du premier XXe siècle s’intéressaient surtout aux aspects moraux et politiques dans leur traitement de l’Antiquité, posant la question du pouvoir et de la liberté. Les œuvres postmodernes considèrent plutôt l’Antiquité à un niveau historique et social, soit comme une dystopie, un espace-temps originaire des dominations identitaires, qu’elles soient de genre, de sexualité, de culture en général, soit comme une utopie, un espace-temps alternatif, proposant d’autres modèles identitaires, d’autres façons de faire avec le genre féminin, l’homosexualité, l’autre en général. 14 Cependant, à côté d’œuvres qui semblent exemplaires d’une nouvelle esthétique, d’une nouvelle façon de voir et de faire avec l’Antiquité, il en est d’autres qui, tout en appartenant à l’époque postmoderne, ne relèvent pas de l’esthétique postmoderne : des œuvres de genre, avec des codes, des types, des scènes attendus ; ou bien des œuvres plus singulières, mais qui ne se méfient pas du mythe, au contraire, et recourent peu aux textes antiques tels quels, participant d’une esthétique similaire au modernisme du premier XXe siècle, avec ses adaptations de tragédies, par exemple.

15 Il faut ainsi distinguer entre œuvres postmodernes au sens large, c’est-à-dire d’époque postmoderne, et œuvres postmodernes au sens strict, d’esthétique postmoderne. Et l’époque postmoderne apparaît alors comme ce temps éclectique où différentes esthétiques peuvent être mises sur le même plan sans que l’une ait a priori plus de valeur que l’autre. 16 Dans Le Vol de l’histoire – Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde33, Jack Goody formule la thèse que certaines périodes comme l’Antiquité, la Renaissance, certaines valeurs comme l’Humanisme, la Démocratie, ont été confisquées par

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l’Occident à d’autres civilisations telles que le Proche-Orient, l’Inde, la Chine, qui les ont pourtant aussi connues. À tous ces mots, et d’autres, l’Occident a mis des majuscules, comme s’il n’y avait qu’une seule Antiquité, qu’une seule Renaissance, les nôtres, l’Antiquité gréco-latine, la Renaissance européenne, comme si nous avions inventé les idées d’humanisme et de démocratie, qui seraient nées en Grèce, transmises par Rome à l’Europe et l’Amérique occidentales – en passant très vite par l’Islam, dont on essayera éventuellement de minimiser l’apport… C’est dans un même esprit démocratique que nous avons souhaité faire dialoguer entre eux arts anciens et arts nouveaux34, lettres classiques et lettres contemporaines. La réduction des antiquités à l’Antiquité gréco- latine s’est en effet parfois doublée d’une réduction interne de l’Antiquité gréco-latine aux seules lettres classiques, à la seule République des Lettres35. Dans cette République, on se parle par textes interposés et l’on se prend souvent à pester contre tous ces médias qui font que les jeunes ne lisent plus. Les images sont mal perçues, surtout à la télévision, tandis que les textes sont valorisés, surtout les « grands textes ». Cette réduction humaniste a des racines profondes, dans l’Antiquité même. Que l’on soit pour ou contre les médias de masse, que l’on se range du côté du « oui » progressiste postmoderne ou du « non » réactionnaire moderne, on aura tendance à opposer deux sortes de cultures, littéraires et spectaculaires, textuelles et orales, élitaires et populaires, à l’instar de ces écrivains romains civilisés qui s’envoient des lettres par- dessus le tumulte barbare du cirque. Dans ses Règles pour le parc humain, le philosophe postmoderne Peter Sloterdijk continue de renvoyer dos à dos ce qui serait une culture de la « domestication » par les lettres et une culture de la « bestialisation » par le spectacle36. 17 Cependant, depuis les années soixante, beaucoup d’études dans le domaine de l’Antiquité, consacrées par exemple à l’épopée comme tradition orale, au théâtre comme performance spectaculaire, nous ont montré combien cette dichotomie ne résistait pas à l’examen. Florence Dupont, notamment, a pu mettre en valeur tout ce que la tragédie grecque ne doit pas au texte37, ou tout ce que la tragédie romaine doit au spectacle des jeux, des ludi, dont elle fait partie, en tant que « jeu scénique », au même titre que les jeux du cirque38. Le théâtre antique, partiellement confisqué par l’idéologie de l’Antiquité comme texte, c’était avant tout du spectacle – à ranger donc dans la catégorie de la bestialité ? 18 Avec l’époque postmoderne, de même que l’Antiquité gréco-latine s’est trouvée décentrée à côté d’autres antiquités, les lettres classiques se sont trouvées décentrées à côté de tout ce qui n’était pas des « lettres » et des « classiques » : il n’y avait pas d’un côté les Grecs et de l’autre les barbares, mais un échange continuel, une interpénétration de toutes les antiquités ; il n’y avait pas d’un côté les « Lettres classiques » et de l’autre du divertissement bestial, des jeux du cirque, mais toute une culture où l’un n’existe pas sans l’autre – et la tradition orale, populaire, spectaculaire, n’a pas seulement mené sa vie de bête à côté d’une tradition lettrée qui serait seule civilisée, mais beaucoup de grands noms qui ont leur place de choix dans la bibliothèque humaniste appartiennent en fait aussi à cette supposée sous-culture de masse. 19 Aussi, plutôt que d’une République des Lettres, peut-être faudrait-il envisager une démocratie des arts, pour l’Antiquité comme pour la postmodernité ? C’est dans le sillage d’une telle mise à plat qu’a souhaité s’inscrire notre thèse, invitant à réviser ses jugements a priori sur la valeur de telle ou telle œuvre pour la seule raison qu’elle serait

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ancienne ou moderne, littéraire ou visuelle, élitaire ou populaire, singulière ou générique.

NOTES

20. Les références sont nombreuses. Citons, par exemple, pour le domaine francophone : L. AKNIN,

LE PÉPLUM, PARIS, ARMAND COLIN, 2009 ; C. AZIZA, GUIDE DE L’ANTIQUITÉ IMAGINAIRE : ROMAN, CINÉMA, BANDE DESSINÉE,

PARIS, LES BELLES LETTRES, 2008 ; H. DUMONT, L’ANTIQUITÉ AU CINÉMA : VÉRITÉS, LÉGENDES ET MANIPULATIONS, PARIS,

NOUVEAU MONDE, 2009 ; AINSI QUE, POUR LE DOMAINE ANGLOPHONE : M. WINKLER ÉD., CLASSICAL MYTH & CULTURE IN

THE CINEMA, OXFORD, OXFORD UNIVERSITY PRESS, 2001 ; M. WYKE, PROJECTING THE PAST : ANCIENT ROME, CINEMA, AND

HISTORY, NEW YORK, ROUTLEDGE, 1997. 21. Thèse de Doctorat de Lettres, préparée sous la direction de M. le Professeur Jacques Dürrenmatt, soutenue le 30 septembre 2011 à l’Université Toulouse 2-Le Mirail. 22. Voir Aristote, Poétique, 1451b. 23. M. YOURCENAR, MÉMOIRES D’HADRIEN, PARIS, PLON, 1958. 24. Pour le roman historique, voir notamment l’ouvrage ancien mais fondamental de Lukács : G. LUKÁCS, DER HISTORISCHE ROMAN, BERLIN, AUFBAU VERLAG, 1956 ; LE ROMAN HISTORIQUE, TRAD. ROBERT SAILLEY, PARIS, PAYOT, 1965. POUR UNE DÉFINITION DU STYLE DES MÉMOIRES D’HADRIEN COMME ORATIO TOGATA, « STYLE

TOGÉ », VOIR YOURCENAR ELLE-MÊME : M. YOURCENAR, « TON ET LANGAGE DANS LE ROMAN HISTORIQUE », NRF, 238, OCT.

1972, P. 101-123, REPRIS DANS LE TEMPS CE GRAND SCULPTEUR, PARIS, GALLIMARD, 1972, P. 32-38. 25. F. FELLINI, FELLINI SATYRICON, IT/FR, P.E.A. (ALBERTO GRIMALDI) – ARTISTES ASSOCIÉS, 1969. 26. J.-L. GODARD, LE MÉPRIS / IL DISPREZZO, FR/IT, GEORGES DE BEAUREGARD – JOSEPH E. LEVINE – CARLO PONTI – ROME-PARIS FILMS – LES FILMS CONCORDIA – COMPAGNIA CINEMATOGRAFICA CHAMPION, 1963. 27. Voir J.-F. LYOTARD, LA CONDITION POSTMODERNE : RAPPORT SUR LE SAVOIR, PARIS, MINUIT, « CRITIQUE », 1978 ; LE POSTMODERNE EXPLIQUÉ AUX ENFANTS : CORRESPONDANCE 1982-1985, PARIS, GALILÉE, 1988. 28. Voir F. JAMESON, « POSTMODERNISM AND CONSUMER SOCIETY » (1984-1988), P. 1-20, THE CULTURAL TURN : SELECTED WRITINGS ON THE POSTMODERN 1983-1998, LONDON, VERSO, 1998. 29. Voir J. COCTEAU, LA MACHINE INFERNALE, DIR. LOUIS JOUVET, PARIS, COMÉDIE DES CHAMPS-ÉLYSÉES, 1934 ; J.-P.

SARTRE, LES MOUCHES, DIR. CHARLES DULLIN, PARIS, THÉÂTRE DE LA CITÉ, 1943 ; T. S. ELIOT, THE COCKTAIL PARTY, DIR. E.

MARTIN BROWNE, EDINBURGH, EDINBURGH FESTIVAL, 1949 ; E. O’NEILL, MOURNING BECOMES ELECTRA, DIR. PHILIP

MOELLER, NEW YORK, GUILD THEATRE, BROADWAY, 1931. 30. La fable est, dans le vocabulaire théâtral, l’histoire que raconte la pièce, traduction du mythos de la Poétique : Aristote, Poétique, 1450a. Voir A. UBERSFELD, LES TERMES CLÉS DE L’ANALYSE DU THÉÂTRE, PARIS, SEUIL, 1996, P. 41-42. 31. Sur l’actualité des tragédies antiques dans le théâtre contemporain, voir P. VASSEUR- LEGANGNEUX, LES TRAGÉDIES GRECQUES SUR LA SCÈNE MODERNE : UNE UTOPIE THÉÂTRALE, VILLENEUVE D’ASCQ, PRESSES

UNIVERSITAIRES DU SEPTENTRION, 2004 ; E. HALL, F. MACINTOSH ET A. WRIGLEY ÉD., DIONYSUS SINCE 69 : GREEK TRAGEDY AT

THE DAWN OF THE THIRD MILLENNIUM, OXFORD, OXFORD UNIVERSITY PRESS, 2004. 32. P. QUIGNARD, LES TABLETTES DE BUIS D’APRONENIA AVITIA, PARIS, GALLIMARD, 1984. 33. J. GOODY, THE THEFT OF HISTORY, CAMBRIDGE, CAMBRIDGE UNIVERSITY PRESS, 2006 ; LE VOL DE L’HISTOIRE – COMMENT L’EUROPE A IMPOSÉ LE RÉCIT DE SON PASSÉ AU RESTE DU MONDE, PARIS, GALLIMARD, « ESSAIS », 2010.

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34. Pour la distinction entre arts anciens et arts nouveaux, voir T. GARCIA, ARTS ANCIENS, ARTS NOUVEAUX. LES FORMES DE NOS REPRÉSENTATIONS DE L’INVENTION DE LA PHOTOGRAPHIE À AUJOURD’HUI, 2 TOMES, THÈSE

DE PHILOSOPHIE, UNIVERSITÉ DE PICARDIE, 2008 ; T. GARCIA, FORME ET OBJET. UN TRAITÉ DES CHOSES, PARIS, PUF,

« MÉTAPHYSIQUES », 2011, P. 283-304. 35. Sur la notion de République des Lettres, voir, entre autres, P. CASANOVA, LA RÉPUBLIQUE MONDIALE

DES LETTRES, PARIS, SEUIL, 1999 ; M. FUMAROLI, « LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES », P. 131-150, DIOGÈNE, N° 143, JUILLET-

SEPTEMBRE 1988. 36. P. SLOTERDIJK, REGELN FÜR DEN MENSCHENPARK. EIN ANTWORTSCHREIBEN ZU HEIDEGGERS BRIEF ÜBER DEN HUMANISMUS, FRANKFURT, SUHRKAMP, 1999 ; RÈGLES POUR LE PARC HUMAIN. UNE LETTRE EN RÉPONSE À LA LETTRE SUR L’HUMANISME DE HEIDEGGER, TRAD. OLIVIER MANNONI, PARIS, MILLE ET UNE NUITS, « LA PETITE COLLECTION », 2000. 37. Voir F. DUPONT, L’INSIGNIFIANCE TRAGIQUE, PARIS, LE PROMENEUR, 2001. 38. Voir F. DUPONT, LES MONSTRES DE SÉNÈQUE, PARIS, BELIN, « L’ANTIQUITÉ AU PRÉSENT », 1995.

AUTEUR

VIVIEN BESSIÈRES

Docteur en Lettres modernes, ATER à l’Université Toulouse 2 – Le Mirail [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Les mots de l'Antiquité (4)

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Les thrillers de Daniel Chavarría, ou la rencontre de l’érudition classique et du polar cubain 1. L’écriture policière : une forme ouverte aux affleurements de la référence antique

Magali Soulatges

1 « Le brouhaha du monde me manque, mais en 1969, j’ai fait un choix clair que je ne vais pas remettre en cause à soixante ans » : ainsi s’exprimait le 23 février 1994 l’écrivain Daniel Chavarría face au critique de cinéma Édouard Waintrop venu l’interviewer à La Havane, où l’auteur uruguayen est désormais installé39. Et quel brouhaha ! Si des vies ressemblent parfois à un roman, celle de Chavarría passe le seuil de la crédibilité ordinaire par son foisonnement et la diversité des expériences vécues : avant d’être celui du monde, le brouhaha semble ainsi d’abord celui de la trajectoire hors du commun d’un homme dont l’écriture n’a cédé que récemment à la tentation autobiographique40.

2 Né à San José de Mayo en 1933, Chavarría se définit lui-même comme l’homme « de trois patries » : son Uruguay natal, Cuba, et la fiction romanesque41. Aboutissement et synthèse d’un parcours dans lequel l’implication personnelle marche continûment avec l’engagement politique et le goût des Lettres, sur fond de « mouvement perpétuel » et de « vie cosmopolite internationale ». Quatre années durant, l’aventurier de dix-neuf ans embarqué pour l’Espagne sur un cargo parcourt l’Europe en y exerçant une foule de petits boulots : mineur à Essen, débardeur à Hambourg, modèle à Cologne, infirmier à Londres, vendeur en Italie, marin en Grèce, plongeur à Paris, guide touristique à Madrid… Mais un lien intime et inattendu unit ces emplois successifs : l’occasion qu’ils offrent au globe-trotter de combler une aspiration profonde en apprenant sur le tas quatre langues, allemand, italien, anglais et français, qui ajoutées à l’espagnol maternel, font aujourd’hui de l’écrivain un authentique polyglotte, et un brillant traducteur. Sans compter le latin et le grec, pour lesquels le voyageur se passionne dans le même temps en autodidacte, et dont il poursuit l’étude une fois de retour en Amérique latine, jusqu’à

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ce qu’ils deviennent de 1975 à 1986, avec la littérature classique, ses disciplines d’enseignement à la Faculté de Philologie de l’Université de La Havane. 3 Entre 1956 et 1969, les années sud-américaines sont plus directement marquées par l’engagement politique, aux côtés du Parti Communiste et de mouvements d’extrême gauche que Chavarría suit en Uruguay, Argentine, Bolivie, mais encore au Chili, Brésil, Pérou, avant de se rapprocher de l’Armée colombienne de libération nationale (ELN) puis épouser la cause révolutionnaire cubaine – Chavarría quitte alors le PC, incapable à sons sens de s’émanciper du modèle soviétique pour défendre un socialisme acclimaté au contexte local. Ces années militantes sont aussi les plus mouvementées, en raison de son soutien concret à la guérilla castriste, ce qui lui vaut de devoir quitter précipitamment la Colombie, le 27 octobre 1969, pour éviter de tomber aux mains de la junte militaire. Signe symbolique d’un tournant majeur de sa vie ? L’histoire personnelle bascule ici de façon rocambolesque en une aventure sur laquelle il semble aujourd’hui encore difficile d’obtenir de son acteur l’exacte vérité, le repli sur Cuba intervenant ni plus ni moins qu’au moyen d’un… détournement d’avion ; c’est à Cuba aussi que Chavarría entre, sur le tard, en littérature et passe du côté de l’écriture avec un premier roman d’espionnage publié en 1978, Joy, qui lui apporte une consécration immédiate. 4 L’engagement politique, dont cette écriture est indissociable, change lui-même de style : l’acquiescement à la propagande révolutionnaire (pendant et immédiatement après la « décennie prodigieuse » liée dans les années 60 à la mise en place du gouvernement de Castro) s’opère sur un mode assagi, et tarde à marquer ses distances vis-à-vis d’un régime vite confronté pourtant aux limites d’une politique fortement idéologisée, assujettissant de plus en plus étroitement la culture au politique et restreignant d’autant la liberté d’expression. Contrairement à d’autres intellectuels, l’écrivain ne choisit ainsi pas la dissidence : spectateur clairvoyant des dérives de l’utopie révolutionnaire, il se retranche toujours in fine derrière un discours qui élude le droit d’inventaire, et dans lequel la polémique cible avec constance l’ennemi américain escorté de sa « camarilla42 » européenne. Toutefois, c’est sans réticences que Chavarría participe à l’éclosion du roman policier amorcée dans l’île dès les années 70, fort de la conviction que ce genre réaliste, en particulier sous la forme poussée du roman noir, relève pleinement d’une littérature militante et que ses codes narratifs et éthiques peuvent être mis au service d’un propos non « euphémistique43 » sur la société cubaine. Active dans ces années 80, la production de Chavarría traverse avec une même énergie la « Période Spéciale » où dans le sillage de l’effondrement du bloc soviétique, une littérature plus clairement de dénonciation voire de résistance conquiert un espace, contre la littérature officielle (qui encourage, elle, un polar « socialiste à la cubaine », à la solde du régime et de la Révolution44) et en possible alternative à l’exil. Resté à Cuba, comme quelques rares autres intellectuels, Chavarría incarne assez bien les difficultés et les contradictions d’un positionnement ni aveuglément pro ni franchement contra, partisan mais lucide, attitude à laquelle la fiction policière offre finalement un moyen d’expression aussi souple qu’ouvert. Je ne suis pas un porte-parole ou un fonctionnaire de la révolution cubaine. Je peux même être très critique à son égard. Je suis plus un protestataire qu’un militant. Mais je dois aussi avouer que ma condition d’écrivain, je la dois à cette révolution. Chez moi, en Uruguay, ce serait difficile de vivre de ce métier. Et je n’y aurais pas la stabilité émotionnelle nécessaire pour écrire. […] Il n’en reste pas moins que la politique, ici, ce n’est que ce que Fidel autorise, veut ou promeut. C’est un dictateur,

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mais un dictateur différent. Le défenseur de la patrie assiégée. Le rempart contre l’extrême-droite45. 5 On peut considérer globalement que le genre policier dans lequel s’illustre Chavarría (et que le mexicain Paco Ignacio Taibo II a contribué à promouvoir en le hissant au rang d’un mouvement « néo-policier46 ») conjugue au plan esthétique trois surdéterminations, issues de trois grands « territoires » de la littérature romanesque latino-américaine : le roman noir hispano-américain (progressivement émancipé au XXe siècle de ses modèles anglo-saxons et français), le récit de dénonciation des régimes dictatoriaux sud-américains, et le roman « naturaliste » cubain de la fin du XIXe siècle aux années 40. Toutefois, compte tenu de l’histoire particulière du genre dans l’île et de sa double identité, officielle et « discordante », dans ses années de plein essor, il est clair que Chavarría s’inscrit aussi dans le champ précis du « polar cubain » non conformiste, courant qui peut à bon droit aujourd’hui se prévaloir de précurseurs (Calvo, Borges), de pionniers (Acuña, Correa), de grandes figures (Somoza, Perez, Latour/Moran, Vasco…), de générations (l’actuelle portant sur le devant de la scène le controversé Padura), d’œuvres cultes (Correa, Asesinado por Anticipado ; Acuña, Enigma para un Domingo ; Chavarría, Joy…) et de tendances (thriller politique, roman d’aventures, d’espionnage, polar historique, de SF…). Dans sa version orthodoxe, le polar cubain constitue un genre balisé, construit « à partir de structures de base relativement fixes, de conflits de valeurs et de grilles de personnages assez stéréotypés47 » ; dans sa version émancipée, il s’autorise un renouvellement des caractéristiques du genre afin d’offrir d’autres points de vue sur la société cubaine contemporaine et dénoncer plus largement ces plaies endémiques du continent sud- américain que sont le terrorisme, le narcotrafic et la délinquance des mineurs, trois attendus clairement politiques et engagés, à l’origine de la création avec Taibo II de l’ A.I.E.P. Mais au-delà de ces repères commodes, il est manifeste que le roman noir de Chavarría entend aussi se réclamer d’un héritage littéraire européen et universel (d’où émergent les noms de Dumas, Verne, Hugo, Balzac, Salgari, Twain, et pour le policier, Simenon, Le Carré, Hammett, Chandler, Cain, Westlake), de même qu’il recherche un subtil compromis de celui-ci avec cette catégorie particulière (cette essence ?) que serait la « cubanité ».

6 Ces jalons posés, il est difficile de caractériser plus avant la fiction policière pratiquée par Chavarría, dans l’intention de mieux la situer au sein du genre noir48. Car il faudrait plutôt suivre l’idée, contraire à celle du polar comme sous-genre, d’un hyper-genre narratif qui engloberait dans une même démarche esthétique tous ses romans, en l’occurrence ici le « récit d’aventures » : Estoy convencido de que la aventura ha sido el material principal de los argumentos más interesantes de todos los tiempos. Homero es aventura ; el teatro de los tres grandes trágicos griegos está basado en los mitos griegos antiguos, que son también aventura ; la novela medieval es aventura ; Don Quijote y también todo Shakespeare son aventuras ; y desde el Renacimiento hasta nuestros tiempos, la lista es interminable49. 7 De fait, repris tels quels ou transgressés, les codes traditionnels du roman noir sont toujours prioritairement subordonnés chez Chavarría à une dynamique de l’aventure, jetant des personnages « romanesques » dans des situations « romanesques » afin d’assurer une présence continue du suspense, jugé consubstantiel à l’intrigue policière. Dans ce principe en effet, le romancier identifie la forme matricielle du thriller, qui remonterait donc… à Homère, première « lecture » de l’écrivain enfant par le truchement de sa mère, que passionnaient les mythes de l’Iliade et de l’Odyssée. D’où

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l’on comprend que le romancier puisse se déclarer à l’étroit dans la forme ramassée de la nouvelle et préférer les trames complexes (dûment pourvues des éléments classiques du policier : enquête de longue haleine, fourvoiements du raisonnement, revirements de l’action, résolution finale de l’énigme, etc.), application directe de ce principe au plan narratologique50.

8 Un autre tropisme du roman noir de Chavarría peut également surprendre en semblant déroger aux postulats sociologiques du genre, qui plus est dans le champ marqué du « polar cubain » : la sollicitation récurrente d’une histoire pas forcément immédiate, ou strictement contemporaine, tendance poussée une fois au moins à l’extrême avec un pur « polar historique », L’Œil de Cybèle. La part de passé – Chavarría n’écrit pas de polars d’anticipation – introduite dans l’univers fictionnel est variable : massive, elle épouse les contours du polar historique, une niche actuelle du roman noir que ne dédaignent pas les auteurs latino-américains51 ; dosée, elle est soit le support d’une histoire décalée dont le lien intime avec l’intrigue principale n’apparaît généralement qu’à la toute fin du roman, soit l’occasion d’une variation insolite de la focalisation destinée à briser l’unité de la perspective narrative ; ponctuelle, elle introduit un brouillage temporel d’abord déroutant mais appelé à devenir lui aussi parlant, ce qui peut être vu comme une stylisation, par sa mise en abysme, de la méthode heuristique propre à l’enquête policière. Chez un auteur friand de jeux littéraires, ces manipulations narratives du passé ressortissent pour une large part à l’exercice de style, d’autant plus élaboré que le sujet se montre parfaitement maîtrisé ; et les fictions de Chavarría sont indiscutablement très documentées, au point de rendre quelquefois incertain, d’ailleurs, leur statut discursif. En outre, ces plongées dans l’histoire sont aussi l’occasion d’un travail d’orfèvre sur la langue « d’époque », comme l’illustre la confession de l’aventurier Alvaro de Mendoza dans la Sixième Île, entièrement écrite en castillan du XVIe siècle : une forgerie stylistique, menée de main de maître. Or cette réussite linguistique, c’est par son exigence philologique, acquise dans l’étude du grec et du latin, que Chavarría la justifie : Mi profesorado de letras clásicas ha sido la culminación de un proceso iniciado en la adolescencia. Si en algo fui precoz, fue en saber que el latín y el griego me propiciarían el escribir un día en español, con claridad y elegancia. Y cuando hacía mis primeros pininos autodidactas en latín, no me interesaba tanto acercarme al conocimiento de la antigüedad, como preparar mi futuro de plumífero moderno52. 9 L’« ouvroir » littéraire n’explique cependant pas tout. Dans l’attention portée par Chavarría à l’histoire antérieure affleure un enjeu plus nettement politique, auquel le genre du roman noir offre une judicieuse traduction esthétique. Souvent en effet, l’éloignement dans le temps vient recouper le procédé littéraire bien connu du regard étranger destiné à déjouer la censure. Le polar « historique » cubain se prête bien à une telle démarche : « Notre paradoxe, dénonçait Justo Vasco, c’est que nous sommes les praticiens d’un genre censé décrire la réalité au présent et que nous ne pouvons parler que du passé. Parfois même du passé antérieur. Regardez Daniel [Chavarría] avec son Œil de Cybèle, le voilà sous Périclès53. » Pour Chavarría néanmoins, ce déplacement temporel procéderait d’une auto-censure voulue et assumée, même s’il l’apparente à une forme douce d’exil54, à la différence d’auteurs pour qui le « choix » d’une autre temporalité reste largement imposé55. En fait, et c’est un autre paradoxe, toute histoire non actuelle représentée dans le polar cubain peut être lue, à travers ses non-dits ou ses évitements, comme une histoire en creux du temps présent, un discours de nature historiographique sur l’île de l’utopie révolutionnaire… et l’île d’avant. Postulat

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d’autant plus convaincant que le matériau même du polar (ville hostile, personnages à la dérive, gangrène de la corruption…), en deçà de son interprétation esthétique, coïncide d’assez près avec la réalité actuelle de Cuba et de La Havane depuis la chute du mur de Berlin.

10 Les polars de Chavarría (hors le cas particulier de L’Œil de Cybèle) juxtaposent narrativement plusieurs époques, plus ou moins distantes, tout en ramenant in fine le lecteur au cadre contemporain. Décrivant le présent comme un envers (explicable par l’histoire) du décor, ils se plient certes à une loi du genre noir mais introduisent aussi, dans le contexte cubain, une dimension mémorielle de la fiction policière en rapport avec l’histoire propre du pays : une enquête est menée, entre autres raisons pour reconstituer des trajectoires au sein ou dans les marges de la société cubaine, et tenter de donner une épaisseur historique à des « destins » en ramenant au jour les liens souvent cachés qui unissent passé et présent, ainsi qu’en exhumant les racines parfois inavouées, souvent inavouables, du présent. Romans d’élucidation d’un sens ontologique (qui peut aussi bien se révéler absence de sens), les polars de Chavarría montrent chemin faisant à quel point tout destin individuel s’articule nolens volens sur d’autres histoires individuelles, cristallisées parfois dans une histoire collective, plus encore lorsque ce destin se joue dans le domaine du crime ; mais ils montrent surtout à quel point un tel postulat finit par excéder le particulier pour tendre à l’universel. C’est ainsi par exemple que ces romans noirs distillent un discours sur la vengeance et la justice des hommes que l’on croirait presque transposé de la tragédie grecque, avec son éthique supérieure dans laquelle vient toujours se dissoudre la morale ordinaire des hommes. Les affinités du genre noir avec la tragédie antique ont été maintes fois relevées56 : on peut à juste titre estimer que la conception de ses personnages par l’érudit Chavarría obéit à la même intuition. De même que héros et anti-héros, agissant en « animaux politiques », semblent pensés dans le souvenir d’Aristote, pour qui l’inscription de l’homme dans le politique est indissociable de son statut moral, et pour qui le privilège de la parole va de pair avec celui de « concevoir le bien et le mal » et énoncer « le juste et l’injuste57 » – il serait d’ailleurs intéressant d’analyser le motif, fréquent dans les fictions de Chavarría, de l’aphasie. 11 Subsumant les caractéristiques jusque-là évoquées, trois grandes constantes de l’écriture de Chavarría paraissent pouvoir résumer, en dernière analyse, une entreprise romanesque originale. Tout d’abord l’hypertrophie de la narration dans une esthétique du collage, métaphore du puzzle policier en même temps qu’emprunt aux techniques de récit du nouveau roman européen et américain, inspirateurs du néo-polar sud- américain : « Je suis friand de toutes les formes inédites de narration. C’est ainsi que j’admire les montages de ce réac’ de Mario Vargas Llosa58 », avoue Chavarría. Si la formule offre l’avantage de nombreuses ressources proprement narratologiques (insertion de matériaux textuels hétérogènes dans la trame fictionnelle, fragmentation de l’histoire, variation des rythmes, juxtaposition de voix discordantes…), elle permet aussi et surtout au romancier de rompre définitivement, dans le champ spécifique du polar, avec la norme véhiculée par un modèle anglo-saxon en fait toujours prégnant. Mais elle lui permet encore, en circulant d’un genre à l’autre, ou d’un sous-genre noir à l’autre, de proposer un objet esthétique d’apparence hybride qui réactive habilement certains enjeux « philosophiques » de la satura antique (sa motivation militante, sa finalité éthique notamment). Deuxième constante de l’écriture de Chavarría, justement : son caractère pédagogique, qu’il n’est pas toujours aisé de dissocier de la

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propagande idéologique (reposant sur une écriture « réaliste socialiste » ?), entièrement mise ici au service de la cause révolutionnaire. Politiques, les polars de Chavarría le sont incontestablement, à commencer par leurs sujets de prédilection et les types de personnages mis en scène, et parce qu’ils mêlent quasiment toutes les tendances possibles du polar engagé (roman d’espionnage, social, anthropologique…) ; mais ils le sont aussi par la conviction qui anime le romancier de délivrer à travers ce genre une parole militante destinée au « peuple » – et le polar est bien un genre « populaire » –, pour son émancipation et « au secours de l’imagination politique59 ». [Io e Paco Ignacio Taibo II] appateniamo a un movimento contrario all’atteggiamento intellettualista nei confronti della vita e dell’arte. Certo, anche noi siamo intellettuali ma, a differenza di certi autori che pensano di essere al di sopra di tutto e di tutti, noi ci sentiamo più umili. Credo che in vincolo tra autore et lettore debba essere più normale : lo scrittore non e Dio, è un « lavoratore della cultura ». Io e Paco siamo contro l’elitarismo culturale, contro quelli che si sentono in dovere di teorizzare anche i fenomini più communi della vita60. 12 Campé de la sorte en pédagogue (antique ?), le romancier peut bien alors se réclamer comme il le fait d’une démarche aristotélicienne, tirée de l’Éthique à Nicomaque, démarche convaincue de pouvoir guider l’homme vers le « souverain bien » en rendant divertissant, par tous les moyens, son enseignement : Soy partidario de la vieja fórmula aristotélica de lo dulce y lo útil. Lo útil sería el contenido ideológico. Lo dulce son los ganchos. La amenidad es sacrosanta61. 13 Il peut bien de même, ce romancier-là, ramener le politique vers l’esthétique une fois réaffirmé le caractère militant de son action. Un mot apparaît ici dans l’examen par Chavarría de son écriture, qui semble vouloir opérer la synthèse des divers héritages la traversant et résoudre en même temps l’articulation de la forme sur le fond : picaresca, plus exactement picaresca cubana. De cette catégorie réinventée, troisième trait caractéristique de ses ouvrages, le romancier fait une étonnante chimère, en associant roman policier, comédie de mœurs et roman « sexuel », et en plaçant ce genre inédit, tant en lui-même que comme sous-genre policier, sous le signe déterminant de la « cubanité » : Y en este caso de la picaresca cubana, muy fértil para propiciar una reflexión crítica sobre nuestra sociedad, uno debe enganchar al lector con la envoltura light, y con la amenidad descafeinada de la comedia policíaca y el sexo. Luego, para que el mensaje ideológico resulte eficaz debes tirar la piedra y ocultar la mano62. 14 Tirar la piedra y ocultar la mano : une stratégie digne de la mètis grecque63…

15 Reste à examiner de plus près les manifestations textuelles de la référence antique dans les polars de Chavarría et leur intégration au tissu narratif, en nous arrêtant plus particulièrement sur L’Œil de Cybèle, « thriller d’érudition » dont l’action se situe dans l’Athènes du Ve siècle avant J.-C. Sept seulement des romans de Chavarría (pour la plupart primés, et que l’auteur considère lui-même comme les meilleurs) sont à ce jour traduits en français, dont six relèvent explicitement de la catégorie du roman noir ; l’un d’eux fut composé à quatre mains, selon une démarche plusieurs fois réitérée par le romancier, et pratiquée occasionnellement aussi par d’autres auteurs latino-américains de polars64. En amont du second volet de cette étude, nous énumérons ces œuvres dans l’ordre de leur parution originale en espagnol, et donnons à la suite les références des éditions françaises utilisées : 1. La Sexta Isla, La Habana, Letras Cubanas, 1984 ; La Sixième Île, Rivages/Thriller, 2004 (1re trad. 1996) ;

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2. Allá ellos, La Habana, Letras Cubanas, 1991 ; Un Thé en Amazonie, Rivages/Noir, 1998 (1re trad. 1996) ; 3. Contracandela (avec Justo Vasco), Mexico, EDUG, 1992 ; Boomerang, Rivages/Noir, 1999 ; 4. El Ojo Dindymenio, Mexico, Joaquín Mortíz, 1993 (rééd. sous le titre El Ojo de Cibeles, La Habana, Letras Cubanas, 2000) ; L’Œil de Cybèle, Rivages/Noir, 2001 (1re trad. 1997) ; 5. Adiós muchachos, La Habana, Letras Cubanas, 1994 ; Adiós muchachos, Rivages/Noir, 1997 ; 6. El Rojo en la pluma del loro, La Habana, Casa de las Américas, 2001 ; Le Rouge sur la plume du perroquet, Rivages/Noir, 2005 (1re trad. 2003). À suivre… 2. L’Œil de Cybèle : le vocable gréco-latin entre étymologie savante et (ré)invention ironique

NOTES

39. « Coups bas à Cuba », Libération, 14 mars 1996 (en ligne : http://www.liberation.fr/livres/ 0101175150-coups-bas-a-cuba). 40. Avec Y el mundo sigue andando, Memorias (La Habana, Letras Cubanas, 2008), non traduit en français. 41. « L’uomo dalle tre patrie », entretien avec Angelo Surrusca, Stradanove, 25 mai 2000 (en ligne : http://www.stradanove.net/news/testi/libri-00a/lasur2505000.html). 42. « Daniel Chavarría : Premio Nacional de Literatura 2010 – Escritor uruguayo-cubano – entrevistas », Otro Uruguay es posible, 17 décembre 2010 (en ligne : http:// pelusaradical.blogspot.fr/2010/12/daniel-Chavarría-premio-nacional-de.html). 43. « Me interesan sobre todo para entender aspectos poco mencionados de nuestra patología social. Y pese a que yo vivo atrincherado en defensa de la revolución, he aprendido a evitar la literature eufemística. El eufemismo y la literatura se dan de patadas. Una literatura sin conflictos, aburre, nadie te la cree. » (art. cité, Otro Uruguay es posible) 44. Ce polar « orthodoxe » est strictement encadré par un prix littéraire du Ministère de l’Intérieur, qui récompense les romans proposant « une approche didactique de la lutte contre le crime et les criminels à Cuba, et un traitement louangeur des forces qui y f[ont] face » (cf. D. Chavarría ; J. Vasco, Boomerang, « Note des auteurs », Rivages/Noir, 1999, p. 7) ; il bénéficie également d’une collection dédiée (Radar) au sein de la maison d’édition d’État Letras Cubanas. 45. É. Waintrop, « Coup bas à Cuba… », art. cité, Libération. 46. Cette valorisation s’appuie sur deux piliers : l’Association Internationale des Écrivains Policiers (A.I.E.P.), cofondée en 1986 à La Havane par Chavarría et Taibo II, et la Semana Negra de Gijón, ville natale de Taibo II en Espagne, un festival annuel consacré à la littérature noire. Autour de ces deux « institutions » gravitent des auteurs comme Javier Moran, Justo Vasco (†) (co-auteur avec Chavarría de deux romans primés par le Ministère de l’Intérieur de Cuba), Leonardo Padura, José Somoza. 47. Néstor Ponce, « Leonardo Padura. Les territoires de la fiction dans la Révolution cubaine », Amerika, 1 | 2010 (en ligne : http://amerika.revues.org/568 ; DOI : 10.4000/AMERIKA.568). 48. Dans un article consacré à l’esthétique noire de l’auteur, Hiber Conteris parle de « polifacético discurso ficcional » pour illustrer l’idée que Chavarría n’entrerait dans aucun sous-

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genre du « mystery genre » au motif que ses romans en incorporeraient toutes les formes en même temps (« Entre la novela negra, el espionaje y la aventura : el polifacético discurso ficcional de Daniel Chavarría », Revista Iberoamericana, vol. LXXXI, n° 231, abril-junio 2010, p. 345-357). 49. Propos tenu devant Layli Pérez Negrín, à l’occasion de la présentation du roman La Sixième Île à la XIIIE FERIA INTERNACIONAL DEL LIBRO DE LA HAVANE, LE 11 FÉVRIER 2004 ; CUBALITERARIA (EN LIGNE : HTTP:// WWW.CUBALITERARIA.CU/EVENTO/FILH/2004/11/LIBRO_CHAVARRIA.HTM). 50. « Je n’aime pas écrire des nouvelles. En fait, mes nouvelles, je les insère dans mes romans. Allà Ellos (Un thé en Amazonie), c’est un peu cela, une collection de contes, avec une trame pour les tenir ensemble. » (É. Waintrop, « Coup bas à Cuba… », art. cité, Libération) 51. Voir notamment La Caverne des idées, de José Carlos Somoza (Actes Sud (Babel), 2003), ou encore Le Complot mongol, de Rafaël Bernal (Éditions du Rocher (Serpent noir), 2004). Les exemples ne manquent à vrai dire pas. 52. « Daniel Chavarría… », art. cité, Otro Uruguay es posible. 53. É. Waintrop, « Coup bas à Cuba… », art. cité, Libération. 54. « Daniel Chavarría : de vuelta a la novela militante », entretien de Mercedes Melo Pereira avec l’écrivain, La Jiribilla, 2002 (en ligne : http://www.lajiribilla.cu/2002/n40_febrero/ 995_40.html). 55. « Jamás escribí una línea contra Cuba, jamás lo hubiera hecho. Y preferí no escribir de ningún tema que tuviera que ver con la Revolución. Entonces, me metí a escribir el Ojo de Cibeles, que después se llamó El Ojo de Indimenio. Me refugié en la Grecia clásica, en la época de Pericles » (« La aventura de escribir », entretien de Mario Jorge Muñoz avec l’écrivain, La Jiribilla, 27 août 2005 (en ligne : http://www.lajiribilla.cu/2005/n225_08/225_26.html)). Selon cette logique, peut passer pour un « polar historique » tout roman policier dont l’action se situe antérieurement au renversement en 1959 de la dictature de Batista, évitant ainsi une mise en cause frontale du régime castriste, temps suspendu dans une éternité de l’idéologie. 56. Par Malraux pour caractériser Sanctuaire de Faulkner, par exemple, « intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier » ; par la Série Noire de Gallimard, qui publiait en 1994 l’Œdipe roi de Sophocle, etc. (cf. « Le polar aujourd’hui », dossier du n° 519 du Magazine littéraire, mai 2012). 57. C’est le fameux développement sur le politikon ho anthrôpos zôon doté de la parole que l’on trouve dans le Politique (I, 22, 1253a). 58. É. Waintrop, « Coup bas à Cuba… », art. cité, Libération. 59. Nous empruntons la formule au titre d’un article de Néstor Ponce (« Subcomandante Marcos – Paco Ignacio Taibo II : le roman policier au secours de l’imagination politique. Autour de Muertos incómodos (2005) », in N. Ponce (dir.), Le discours autoritaire en Amérique Latine de 1970 à nos jours, Rennes, PUR, 2007). 60. « L’uomo dalle tre patrie », art. cité, Stradanove. 61. « Daniel Chavarría… », art. cité, Otro Uruguay es posible. 62. « Daniel Chavarría… », art. cité, Otro Uruguay es posible. 63. Le proverbe espagnol est plus exactement : es cosa de villanos tirar la piedra y esconder la mano. Mais ce tour imagé, s’il ne provient pas d’une certaine traduction de Platon en espagnol, pourrait aussi bien être une réminiscence de la critique adressée par Éryximaque à Aristophane dans le Banquet (189b) : balôn gè, phânai… (« … tu t’imagines qu’après avoir décoché ton trait d’esprit, tu vas t’en tirer ? », trad. L. Brisson, GF, 1999). 64. Voir par exemple le thriller politique Muertos incómodos (Mexico, Joaquín Mortíz, 2005), co- écrit dans des conditions… romanesques en 2005 par Taibo II et le Sous-commandant Marcos (trad. fr. : Des Morts qui dérangent, Rivages/Thriller, 2006). Muertos incómodos est initialement paru en feuilleton dans le supplément culturel hebdomadaire du journal mexicain La Jornada, entre décembre 2004 et mars 2005.

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AUTEUR

MAGALI SOULATGES

Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse [email protected]

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Comptes rendus et notes de lecture

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Benjamin ACOSTA-HUGHUES, Christophe CUSSET, Yannick DURBEC et Didier PRALON (éd.), Homère revisité. Parodie et humour dans les réécritures homériques

Alain Ballabriga

RÉFÉRENCE

Benjamin ACOSTA-HUGHUES, Christophe CUSSET, Yannick DURBEC et Didier PRALON (éd.), Homère revisité. Parodie et humour dans les réécritures homériques, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2011, 224 p. 21 euros / ISBN 978-2-84867-346-2.

1 Ce volume rassemble les actes du colloque international « Réécritures et parodies d’Homère dans la littérature grecque d’époque hellénistique et tardive » (Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence, 30 et 31 octobre 2008). Les douze contributions réunies dans ce volume sont classées dans l’ordre alphabétique des noms des contributeurs et portent en fait sur des textes qui s’étendent de l’époque archaïque, avec le Margitès (fin VIIe-début VIe s. av. J.-C.) jusqu’à l’antiquité tardive, avec les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis ( Ve s. ap. J.-C.), en passant par la poésie hellénistique et la prose de Plutarque et Lucien. De ces études, je retiendrai quelques points saillants, de façon à faire sentir la diversité des problèmes évoqués et les éléments de récurrence dans des œuvres que je présenterai dans l’ordre chronologique.

2 L’étude sur le Margitès se présente sous la forme d’un commentaire philologique des fragments réunis dans une édition récente. Le « héros » de ce poème, où se mêlaient hexamètres dactyliques et trimètres iambiques et dont on ne possède plus que quelques

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misérables fragments, portait un nom dérivé de margos « fou ». C’était un benêt agissant en toute occasion de façon stupide, un « anti-héros » en somme. À la différence de ce qui peut s’observer à l’époque hellénistique, il n’est pas sûr que l’auteur du Margitès ait voulu faire une parodie des textes épiques tels qu’on les lisait depuis l’époque classique. Selon moi il s’agirait plutôt d’une satire des valeurs de l’univers héroïque couchée dans le langage commun des traditions orales. 3 Différemment le Combat des grenouilles et des rats (Batrachomyomachie), parodiant des textes fixés par l’écriture, est une œuvre bien plus tardive. Mais peut-on aller jusqu’à voir en Lucien son auteur ? Certains traits de langue tardifs se retrouvent par exemple chez le géographe Strabon (64 av.-24 ap. J.-C.). Mais ce poème (300 hexamètres) semble avoir été connu bien plus tôt, dès le IIe s. av. J.-C. Il vaut mieux donc admettre que ce poème d’époque hellénistique a pu être remanié à l’époque romaine, selon un processus particulier qui prolonge à l’époque hellénistique et romaine un phénomène de variation textuelle propre à l’époque archaïque. 4 Avec les poètes hellénistiques du IIIe s. av. J.-C. (Théocrite, Callimaque, Lycophron), on rencontre des problèmes plus complexes et spécifiques. Dans l’Epithalame d’Hélène de Théocrite, l’ironie à l’égard de Ménélas renvoie à la fois à la figure assez peu héroïque de l’époux d’Hélène dans l’épopée et à une tradition satirique que l’on trouvait dans les chants nuptiaux de Sappho, qui reflétaient à leur tour une tradition culturelle (moqueries dans les fêtes de mariage) beaucoup plus large et dans laquelle s’inscrit la littérature aussi bien archaïque qu’hellénistique. 5 L’Alexandra de Lycophron est un monologue dramatique de 1474 trimètres iambiques dans lequel l’esclave qui surveillait Alexandra /Cassandre rapporte ses prophéties à son père Priam, roi de Troie. Cette perspective troyenne explique que les héros grecs soient dépouillés du prestige de l’épopée et qu’Ulysse en particulier apparaisse comme un « pauvre homme ». 6 C’est une veine franchement obscène que l’on trouve dans certaines épigrammes d’époque romaine recueillies dans l’Anthologie grecque. Par exemple le thème du jugement des trois déesses (Héra, Athéna, Aphrodite) par le troyen Pâris est réutilisé à propos de trois hétaïres nues dont on compare les fesses, voire les parties génitales. Ce filon obscène, qui faisait froncer les sourcils des beaux esprits, s’observe en fait depuis le Margitès et apparaissait aussi dans la peinture : le stoïcien Chrysippe faisait état d’un tableau représentant Héra faisant une fellation à Zeus, ce qui poussait à l’extrême la liberté des poètes grecs à l’égard de leurs dieux. 7 Beaucoup plus sage (même chez un Lucien), la prose d’époque romaine présente deux cas, eux-mêmes contrastés, de réception humoristique des poèmes homériques. Dans son Gryllos, Plutarque donne la parole à l’un des compagnons d’Ulysse transformés en porc par la magicienne Circé. Ce Gryllos, dont le nom évoque le grognement du cochon, refuse de redevenir homme car la condition animale lui paraît préférable. Ce renversement humoristique des données épiques renvoie au fait que Plutarque s’intéressait beaucoup aux animaux. 8 Quant à Lucien, dans son Charon ou les contemplateurs (episkopountes), dialogue entre le dieu messager Hermès et Charon, le passeur des morts en visite dans le monde des vivants, il combine sa critique habituelle des vanités des biens terrestres et de la croyance aux fables des poètes avec une parodie de la poésie homérique et du Poète lui-

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même : Homère, pris par le mal de mer sur la barque de Charon, vomit des morceaux d’épopée, ce qui permet à Charon d’égaler Hermès en science poétique. 9 À la fin de l’Antiquité, Nonnos de Panopolis pousse à son terme le raffinement hellénistique dans une vaste épopée, les Dionysiaques, qui narre les aventures du dieu Dionysos et en particulier son expédition contre les Indiens. Par exemple l’épisode d’ Arès trompé au chant 29 (vv. 325-381) combine à la fois des thèmes de l’Iliade (Zeus trompé du chant XIV) et de l’Odyssée (adultère d’Arès et d’Aphrodite, chant VIII) : Arès est détourné du combat et part en quête d’Aphrodite qui est revenue auprès de son époux Héphaistos. Cette forme d’humour, qui évoque à la fois Callimaque et Lucien, renvoie plus profondément au projet poétique d’ensemble de Nonnos : l’épopée homérique ne saurait égaler l’ampleur des guerres dionysiaques aux Indes.

AUTEURS

ALAIN BALLABRIGA

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Larissa BONFANTE (éd.), The Barbarians of Ancient Europe. Realities and Interactions

Claire Joncheray

RÉFÉRENCE

Larissa BONFANTE (éd.), The Barbarians of Ancient Europe. Realities and Interactions, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 2011, 424 p. 60 livres / ISBN 978-0-521-19404-4.

1 Les populations du bassin septentrional de la Méditerranée qui ne possèdent pas de littérature historique propre et sont cataloguées par leurs us et coutumes sous l’étiquette de « barbares » dans la littérature gréco-latine font l’objet de ce recueil d’articles. Leur étude se présente non de manière exhaustive, mais dans la perspective d’une réflexion articulant les textes et l’archéologie. Les contributeurs se proposent de concentrer l’attention sur les Scythes, les Thraces, les Étrusques, le monde alpin, les Germains, les Celtes des îles anglo-saxonnes, les Romains et les Goths.

2 La publication, en langue anglaise, des conférences prononcées à l’université de Richmond en 2003 comprend une introduction conceptuelle par l’éditeur, Larissa Bonfante, dix contributions, une conclusion de Barry Cunliffe, enfin une note sur le tableau de Delacroix intitulé Ovide chez les Scythes par Ann E. Farkas, qui centre son étude sur le sentiment d’isolement du poète par rapport à une doxa. 3 L’excellente introduction permet un bon recadrage de l’ensemble des critères qui participent de la qualification d’un barbare dans sa confrontation avec les pratiques grecques notamment (comme les habits, la place des femmes ou le rituel du sacrifice humain). En complément, l’article de Paul Keyser (Greek geography of western barbarians) présente chronologiquement les auteurs grecs dont les textes sont à l’origine de ces critères et d’une typologie sur les types de barbares. Toutefois la conclusion, qui prend

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acte de la faiblesse des sources historiques et de la nécessité d’étudier les sociétés dans leurs interactions, ne tient pas compte du débat sur le concept de méditerranéeisation (P. Horden et N. Purcell, The corrupting sea, Oxford, Blackwell, 2000) et, par conséquent, du fait que la Méditerranée n’est pas forcément le centre mais plutôt une périphérie pour chacune des sociétés dites « barbares ». Les cartes générales de l’Europe ne sont d’ailleurs pas utilisables à cause de la mauvaise localisation de certains sites, comme celui de Vix. 4 Deux articles se concentrent sur les Scythes : Askold Ivantchik (The funeral of Scythian kings : the historical reality and the description of Herodotus) relit le texte d’Hérodote comme une source historique, en montrant que l’historien grec utilise des sources anciennes qui remontent au VIIIe siècle, pour la description du rituel funéraire d’ensevelissement royal, alors que d’autres thématiques, comme la localisation des tombes, correspondent bien aux pratiques scythes qui lui sont contemporaines. Renate Rolle (Scythians : between mobility, tomb architecture and early urban structures) apporte une nouvelle donnée archéologique essentielle pour l’étude de l’urbanisme protohistorique avec le site de Gorodische, une massive forteresse d’Ukraine, disposant à l’intérieur de deux autres espaces entourés eux-mêmes de remparts. L’hypothèse d’une vocation de résidence royale, en plus d’une vocation commerciale du site, est séduisante parce qu’elle permet de maintenir la vision d’un nomadisme royal, ce site offrant en même temps un vaste espace protégé par des remparts pour recevoir les caravanes royales lors de leurs déplacements. Les Thraces sont étudiés par Ivan Marazov (Philomele’s tongue : pictorial language of myth in ancient Thrace) afin de montrer combien l’art thrace est soumis aux besoins idéologiques des rois en se fondant sur des images de bravoure, malgré un répertoire assez disparate et parfois inspiré des images grecques. L’appendice sur les nouvelles découvertes en Bulgarie est très utile. 5 Le panorama des populations européennes se prolonge d’Est en Ouest par le monde celte. L’identité de ce dernier correspond à des fabrications littéraires principalement romaines qui n’ont pas d’écho dans les vestiges archéologiques. Le nom des Celtes, pour les populations de l’Irlande et de la Grande Bretagne d’après Barry Cunliffe (In the fabulous Celtic twilight) ne permet par de rendre compte des millénaires d’interactions culturelles et des grandes différences spatio-chronologiques. Les Germains, localisés de Mayence jusqu’au nord du Danemark, subissent, d’après Peter S. Wells (The ancient Germans), un sort semblable, dans la mesure où les traces archéologiques ne permettent pas de déterminer les différents faciès culturels des tribus et que le mot « Germain » correspond davantage à une fabrication romaine qu’à une conscience ethnique existante. Enfin, les Goths, vus par les Romains comme les descendants des Germains, semblent se comporter comme des chrétiens : Walter Stevenson (The identity of late barbarians : Goths and wine) utilise l’exemple de la fabrication du vin pour montrer comment des populations disparates formant le peuple goth souhaitent une indépendance culturelle et économique. 6 Pour le monde du nord de l’Adriatique, les sociétés semblent davantage se reconnaître dans une culture qui leur est propre, même si elles s’expriment par des moyens iconographiques et alphabétiques importés. Les Étrusques, nourris de culture grecque, filtrent les données méditerranéennes et, par leurs liens commerciaux anciens et continus jusqu’au IVe siècle av. J.-C., diffusent des motifs iconographiques repris en Europe centrale et dans le monde des situles (Larissa Bonfante, The Etruscans : mediators between northern barbarians and classical civilization, et Otto-Herman Frey, The world of

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situla art). À partir de l’exemple des têtes coupées, Nancy Thomson de Grummond (A barbarian myth ? The case of the talking head) montre de manière convaincante comment un même motif iconographique revêt des réalités mythologiques et sociales différentes entre le monde grec, à travers le mythe d’Orphée, le monde étrusque, à travers des figures prophétiques et les mondes celtes, à travers le prestige guerrier. Pour les Celtes du Midi, il est possible de nourrir cette réflexion à partir des données du catalogue édité par R. Roure et L. Pernet, Des rites et des hommes (Paris, Errance, 2011). Enfin le dernier peuple étudié, les Romains, ne correspond pas à la conception grecque du barbare (John Marincola, Romans and/as barbarians) : le changement sémantique de cette notion et l’évolution des critères qui lui sont attribués apparaissent ainsi de manière flagrante. 7 À travers une série d’exemples, la plupart des peuples de l’Europe dans l’Antiquité acquiert une autonomie culturelle et sociale dans les études scientifiques actuelles. Il semble donc que la connaissance des mœurs méditerranéennes passe principalement par des images mythologiques avant qu’un contact direct et violent, notamment avec Rome, n’oblige les peuples à se définir eux-mêmes et à imposer de nouveaux critères de distinction culturelle et sociale.

AUTEURS

CLAIRE JONCHERAY

Université d’Aix-Marseille [email protected]

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William M. CALDER III, Men in Their Books : Studies in the Modern History of Classical Scholarship, Volume II

Pascal Payen

RÉFÉRENCE

William M. CALDER III, Men in Their Books : Studies in the Modern History of Classical Scholarship, Volume II, edited by John P. Harris and R. Scott Smith, Spudasmata Band 129, Hildesheim – Zürich – New York, Georg Olms Verlag, 2010, 318 p. + XI p. 133 euros / ISBN 978-3-487-14309-5

1 Il ne saurait être question de résumer ici le contenu de chacune des études contenues dans ce livre, mais seulement d’inviter à la lecture approfondie des vingt-neuf textes concernant l’histoire et l’historiographie de la tradition classique, publiées par William M. Calder III, entre 1980 et 2005. Rappelons que le premier volume des travaux de ce savant, paru en 1998 (Hildesheim, Georg Olms, 324 p.+ XLVI p.), réunissait vingt-et-une études, publiées entre 1985 et 1996. L’éditeur de ce volume, Thomas J. Rohn, souligne dans une trop brève note liminaire, en guise de préface, que l’auteur a toujours voulu concilier philologie et histoire au service de l’étude de la tradition classique. Plus largement, l’éventail des textes proposés prend place dans une « histoire des savoirs » (Wissenschaftsgeschichte, cf. p. 149) dont il est nécessaire de constituer le corpus des sources. Celui-ci reste en effet à construire, et les travaux de William M. Calder III consistent non seulement à analyser des textes, mais aussi à en rassembler d’autres, auxquels on ne songerait pas forcément. Quels sont, à partir de ce volume (dont les contributions sont rangées dans l’ordre chronologique de parution), les terrains d’enquête de cette discipline, dont il faut redire qu’elle n’est pas entièrement nouvelle ? À sa manière, différente, un savant tel qu’Arnaldo Momigliano a ouvert une des principales voies depuis le début des années 1930.

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2 Un premier ensemble est constitué de travaux portant sur l’œuvre, la méthode, la pensée de grandes figures des études classiques des XIXe et XXe siècles, de Carl-Otfried Müller à C. M. Bowra. Mais dans cette série se dresse au premier rang Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff : « Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff’s Obituary For Himself » (Philologus, 138, 1994, p. 353-358), p. 4-9 ; « Ulrich Graf von Gaure : the Origin of Wilamowitz’ Preoccupation with Drama » (1994), p. 10-17 ; « Heroes Need Sewers Too : Wilamowitz’ Aus Kydathien » (2000), p. 227-241 ; et aussi : « Gertrude Hirst (1869-1962) » (Classical World, 90, 1996/97, p. 149-152), p. 102-105 ; « A Believer’s History of the Literature of Ancient Greece : Carl Otfried Müller 150 Years later » (1998), p. 115-144 ; « Hermann Diels : What Sort of fellow was He ? » (1999), p. 161-183. De telles études contribuent à dresser une prosopographie des études classiques, reconstituant parfois des filiations intellectuelles mal connues (« Hermann Diels, The Gomperzes, and Wilamowitz : A Postscript » (Quaderni di storia, 45, 1997, p. 173-184), p. 92-101). 3 Il est possible de reconstituer un deuxième ensemble, formé par les études portant sur la présentation d’un texte inédit ou reproduisant un compte rendu particulièrement important, ainsi « “Tell it Hitler ! Ecco !” Paul Friendländer on Werner Jaeger’s Paideia » (Quaderni di storia, 43, 1996, p. 211-248), p. 37-70 ; « Wilamowitz’s Correspondence with British Colleagues (Polis, 19, 2002, p. 125-143), p. 253-271 ; « Eduard Fraenkel on Ernst Robert Curtius and Gilbert Highet : An Unpublished Testimonium » (2004), p. 295-299. 4 Un troisième ensemble de textes porte sur les mutations qui affectent les méthodes des Sciences de l’Antiquité : « Wissenschaftlergeschichte als Wissenschaftsgeschichte » (Das Altertum, 42, 1997, p. 245-256), p. 71-86 ; « A Review of Accessing Antiquity : The Computerization of Classical Studies » (Quaderni di storia, 41, 1995, p. 141-147), p. 31-36 ; « Wissenschaftsgeschichte : The Pleasures and the Perils » (Classical Views/Échos du monde antique classique NS 17, 1998, publ. 1999, p. 435-447), p. 161-183. 5 Enfin, les recherches de William M. Calder III ont produit des études d’historiographie ou d’histoire des idées portant sur les courants qui traversent le champ des classicistes : « How are American Universities German ? » (International Journal of the Classical Tradition, 5, 1999, p. 97-102), p. 196-202 ; « Racism in Anglo-American Classics » (2001), p. 227-241 ; « Only : Wolfgang Schadewaldt and Werner Jaeger » (Illinois Classical Studies, 27-28, 2002, p. 20-38), p. 274-294. 6 Le procédé le plus constant qui revient sans cesse dans les analyses de l’historien est le rapprochement de tout ce qui touche les « sciences de l’Antiquité » avec le temps présent. Rien ne peut être expliqué en dehors du contexte et des questions du présent. Si Schadewaldt n’adresse plus un tiré-à-part à Friedländer, à partir de 1931, c’est parce que ce dernier est juif (p. 277). Les spécialistes de l’Antiquité forment une communauté où ils se reconnaissent toujours, une société d’égaux qui semble les protéger du reste du monde, par delà les rivalités parfois brutales qui les opposent, ainsi de Jaeger et Friedländer, pour obtenir le poste de professeur à Bâle, en 1914. Wilamowitz et Diels tranchent, par leurs lettres de recommandation, en faveur du premier, plus jeune de six ans. On regrettera que l’analyse ne soit pas également portée sur le terrain de l’épistémologie ou des grands débats de fond. Il semble que, toujours, ce soient les mêmes théories, les mêmes liens dans le rapport à l’Antiquité, d’une Antiquité toujours égale à elle-même.

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AUTEURS

PASCAL PAYEN

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Mario CAPASSO (éd.), Hermae. Scholars and Scholarship in Papyrology. II

Amedeo Alessandro Raschieri

NOTIZIA

Mario CAPASSO (éd.), Hermae. Scholars and Scholarship in Papyrology. II, Pisa-Roma, Fabrizio Serra editore, 2010, 121 p. 120 euros / ISBN 978-88-6227-337-4.

1 Il volume è il secondo di una serie iniziata nel 2007 a cura di Mario Capasso, papirologo dell’Università del Salento e curatore presso l’editore Fabrizio Serra della Biblioteca degli « Studi di egittologia e di papirologia », della relativa rivista e di Scripta. An International Journal of Codicology and . In questo caso si raccolgono diciassette profili biografici e scientifici di studiosi (non più viventi) noti a livello internazionale per i loro lavori papirologici ; gli autori sono talvolta filologi o papirologi altrettanto autorevoli, talvolta allievi diretti o colleghi della personalità studiata, con contributi ricchi di ricordi personali, talvolta seri ricercatori che hanno fondato le proprie ricerche su opere a stampa e documenti d’archivio.

2 L’arco cronologico analizzato va dall’Ottocento, con Amedeo Peyron (N. Pellé) e Anthony Charles Harris (A. Capone), al periodo tra Ottocento e Novecento, con Domenico Comparetti (G. Indelli), Harold Idris Bell (P. M. Pinto), Edgar Lobel (L. Lehnus), Victor Tcherikover (M. Amit), Goffredo Coppola (V. Maraglino), ma la maggior parte dello spazio è occupato dai profili di papirologi che hanno svolto la loro attività durante il Novecento fino, in alcuni casi, al primo decennio del nuovo millennio : Naphtali Lewis (R.S. Bagnall), Orsolina Montevecchi (C. Balconi), Erich Lüddeckens (A. Jördens), Wolfgang Schmid (G. Leone), Robert Cavenaile (M.-H. Marganne), Reinhold Merkelbach (C.E. Römer), Ioannes Triantaphyllopoulos (B. G. Mandilaras), Georges Nachtergael (A. Martin), Carsten Peter Thiede (A. Jördens) e Dominic Montserrat (D. J. Thompson).

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3 Sono, inoltre, presenti due appendici, che completano il precedente volume : la prima, a cura di M. Palau-Ribes O’Callaghan, è costituita dalla bibliografia completa del marito, José O’Callaghan, la seconda, a cura di N. Pellé, è un aggiornamento bibliografico ai profili di Ulrich Wilcken, Girolamo Vitelli, Pierre Jouguet, Medea Norsa, Aristide Calderini e Vittorio Bartoletti. 4 Il pregio del volume è costituito senz’altro dall’ampio orizzonte cronologico e spaziale nella scelta delle figure studiate, nonché dall’accuratezza e profondità storico-critica della maggior parte delle voci, mentre qualche difficoltà nella lettura deriva dalla mancanza di omogeneità tra i diversi contributi, che sono di ampiezza assai diversa, anche per figure di pari importanza e produzione scientifica, e che non hanno una struttura espositiva confrontabile, ma ciò dipende da una precisa volontà del curatore, che afferma nella prefazione : « I have let the Authors free to choose the structure of their contribution » (p. 9). Sebbene alcune annotazioni parrebbero più consone a elogi funebri o interventi diaristici, mentre costituiscono elementi di disturbo in un’opera di consultazione, paiono comunque raggiunti gli obbiettivi prefissati : « This volume […] aims to contribute to the history of Papyrology and to the question of the nature and the limits of such discipline ; at the same time, it is an homage to all the scholars who […] dedicated their researches to the papyri » (p. 9).

AUTORI

AMEDEO ALESSANDRO RASCHIERI

Università degli Studi di Torino [email protected]

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Angelo COLOMBO, Sylvie PITTIA, Maria Teresa SCHETTINO (dir.), Mémoires d’Italie. Identités, Représentations, Enjeux (Antiquité et Classicisme)

Delphine Loupsans

RÉFÉRENCE

Angelo COLOMBO, Sylvie PITTIA, Maria Teresa SCHETTINO (dir.), Mémoires d’Italie. Identités, Représentations, Enjeux (Antiquité et Classicisme), À l’occasion du 150e anniversaire de l’Unité italienne (1861-2011), Côme, New Press Edizioni, 2010, 345 p. 40 euros (pb).

1 À la veille du 150e anniversaire de l’unité italienne et deux décennies après la chute de la première République, les dix-huit contributions réunies dans cet ouvrage se proposent au moyen d’une introspection de l’histoire antique et moderne de revenir sur la question de l’« identité nationale italienne », encore aujourd’hui au cœur du débat politique italien. Le lecteur pourra ainsi, outre le fait d’approfondir ses connaissances sur la construction de cette unité, faire une lecture très actuelle de l’ouvrage, à l’heure où il est de bonne augure de se demander si le concept unitaire de « nation italienne » fait sens – voire s’il l’a jamais fait – dans une Italie moderne où la péninsule est augmentée de deux îles, la Sardaigne et la Sicile, à fortes identités régionales, où le Nord et le Sud du pays restent distants en raison d’une ligne de partage qui tend à opposer deux identités plus ou moins autonomes et où l’Italie dans son ensemble paraît ethno-culturellement plus fragmentée que ne veut l’admettre le discours politique officiel.

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2 Afin de mettre en lumière les représentations variées de l’Italie tout au long de l’Antiquité et leurs retombées sur la culture italienne pré- et post-unitaire, chacune des contributions ouvre un volet sur l’imaginaire culturel alimenté, du IIIe siècle avant J.-C. au XIXe siècle. Alors que les auteurs qui reviennent sur la période marquée par les visées grecques sur la péninsule, sur celle de l’expansion romaine ou encore sur l’époque plus spécifique de la Guerre Sociale montrent que l’Italie antique est née des Italies, ceux qui s’arrêtent sur l’époque du Risorgimento et de la Renaissance montrent, au contraire, que l’Italie moderne unifiée a finalement fait naître des Italies. Confronté à ce paradoxe, le lecteur pourra mesurer à quel point la mémoire ou plutôt les mémoires d’Italie ont infléchi la perception de la péninsule au cours des siècles et comment elles ont été alimentées notamment par des dénicheurs d’antiquité nationale qui ont parfois exagérément joué le rôle de constructeurs et diffuseurs de patrimoines italiens, sans que pour autant il n’oublie, comme le rappellent à juste titre plusieurs articles, l’influence qu’a pu exercer l’étranger proche (la France notamment) à un moment où tous les pays européens connaissent un processus identique de définition de la nation qui les amène à se surveiller mutuellement et/ou à s’entraider. Mais on y voit aussi comment ces représentations se sont chevauchées voire contredites au fil du temps. La réalité historique antique ne sert donc aux contributeurs que de point de référence pour appréhender les élaborations, les transformations et les manipulations culturelles, dans l’Antiquité comme à l’époque moderne, qui donnent alors toute sa force à l’expression d’Ernest Renan selon laquelle « l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun et aussi que tous aient oublié bien des choses ». Les auteurs nous rappellent ainsi que quelles que soient les époques, l’identité nationale italienne n’est jamais allée de soi mais qu’elle résulte au contraire d’un processus dynamique de construction sociale qui a évolué au gré d’événements qui ont plus ou moins contribué à la simplification du socle identitaire italien, voire à son imagination. Or, cela suppose que comme toute chose construite, elle peut être déconstruite ou reconstruite autrement. 3 C’est ce dont témoignent certains événements récents, puisque souvenons-nous qu’après la chute de la première République, l’identité nationale italienne est en proie à une crise qui a nécessairement impulsé la réouverture du débat sur l’histoire et la mémoire italienne. C’est à ce moment-là que le mouvement populiste de la Ligue du Nord implanté dans les régions septentrionales a par exemple sérieusement envisagé de mettre fin à l’unité italienne en proposant le mythe identitaire de la « Padanie ». Les constructeurs d’identité se sont alors interrogés tant sur les conditions de formation de la République que sur celle de l’État unitaire à travers une relecture du passé qui a profondément et parfois radicalement modifié les interprétations antérieurement dominantes. D’une façon générale, les années post-guerre froide ont vu en Italie une recrudescence des travaux consacrés à la problématique de la mémoire italienne. De ce fait, l’unité italienne, cette création récente dont on dit qu’elle s’est achevée à l’issue de la Première Guerre mondiale, s’est révélée être un processus toujours en construction parce que « faire des Italiens », pour reprendre les termes de Massimo d’Azeglio, s’est avéré plus compliqué que prévu et en partie inachevé. D’ailleurs, s’il est un seul reproche à adresser à cet ouvrage, ce sera de n’avoir pas suffisamment insisté sur la faible mobilisation de certains secteurs de la population durant l’époque du Risorgimento. Cet élément permet pourtant de comprendre comment l’idée d’une « communauté imaginée » s’est fortement ancrée dans l’esprit de nombreux Italiens, comme le souligne Vicenzo Gioberti qui, en 1843, dans son célèbre ouvrage Del primato

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morale e civile degli italiani, affirme que « le peuple italien n’existe pas ». Ce n’est qu’après 1876, soit après l’arrivée de la Gauche au pouvoir et sous la pression de Crispi, qu’émerge la nécessité de créer une implication forte non seulement de la part d’individus isolés mais aussi des masses. Or, comme l’a montré Anne-Marie Thiesse, nous savons combien les groupes humains tendent assez spontanément à se reconstituer sur une base identitaire lorsqu’une menace, une crise pèse sur une communauté jusque-là assez peu structurée. L’Italie, comme le prouve son histoire, en constitue un exemple patent. Mais elle n’est pas pour autant un cas isolé. Nous pouvons aisément faire un parallèle avec l’Europe à qui il manque cette identité propre dans laquelle les citoyens européens pourraient se reconnaître et dont les effets de ce défaut de structuration se font de plus en plus sentir à l’heure où la crise économique et financière actuelle conduit à un repli identitaire visible sur l’ensemble du continent et qui, au-delà, trouve à s’exprimer à des échelles autres que celle de l’État-nation et selon des degrés divers en fonction des pays et de leurs histoires.

AUTEURS

DELPHINE LOUPSANS

Université Via Domitia de Perpignan [email protected]

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Trevor V. EVANS et Dirk D. OBBINK (éd.), The language of the Papyri

Amedeo Alessandro Raschieri

NOTIZIA

Trevor V. EVANS et Dirk D. OBBINK (éd.), The language of the Papyri, Oxford-New York, Oxford University Press, 2010, 362 + xxii p. 75 livres / ISBN 978-0-19-923708-1.

1 Il volume miscellaneo intende dimostrare l’importanza dei testi conservati su papiri, ostraka, tavolette e iscrizioni parietali per comprendere l’evoluzione storica delle lingue greca e latina. La validità del progetto editoriale è comprovata dall’autorevolezza scientifica dei due curatori : T. Evans, Senior lecturer in Storia Antica presso la Macquarie University di Sidney ed esperto della storia del greco in età post-classica, e Dirk Obbink, docente di papirologia e letteratura greca a Oxford e direttore di The Oxyrhynchus Papyri Project.

2 I diversi contributi, in parte presentati nel convegno Buried Linguistic Treasure. The Potential of Papyri and Related Sources for the Study of Greek and Latin (Oxford, 30/06-02/07 luglio 2006), sono suddivisi in tre parti : la prima è incentrata su vari aspetti dei cambiamenti linguistici osservabili nel mondo greco-latino, la seconda ha come tema comune l’importanza dei contatti tra lingue diverse e del bilinguismo per il testi considerati, mentre la terza contiene un unico saggio di S. E. Porter e M. B. O’Donnell sull’analisi, attuata con l’ausilio delle tecnologie informatiche, di un corpus rappresentativo composto da documenti papiracei di argomento non-letterario. Il volume è inoltre arricchito da tredici riproduzioni fotografiche di frammenti papiracei e da schemi e diagrammi ; l’ampiezza del materiale utilizzato è dimostrata dalla bibliografia (p. 313-334) e dagli Indices locorum (p. 335-346), nominum et rerum (p. 347-359) e verborum (p. 360-362).

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3 Nella prima parte, J. A. L. Lee (p. 15-34) analizza l’uso di θέλω come ausiliare per esprimere il futuro, forma da cui deriva quella impiegata nel greco moderno, sulla base di una documentazione, letteraria e documentaria, ampia per numeri e cronologia. W. Clarysse (p. 35-50) studia gli elementi di varietà linguistica, ortografica e sintattica, nei documenti dell’archivio dell’architekton Cleone e del suo successore Teodoro pubblicati in P. Petr. In particolare sono rilevate le caratteristiche della corrispondenza privata, usi particolari di ἳνα e ὅπως, della terza persona plurale all’imperativo e di altre forme di « unorthodox Greek ». T. V. Evans (p. 51-70) ricostruisce le caratteristiche dei testi, conservati nell’Archivio di Zenone, riconducibili alla mano di Aminta, che prestò il proprio servizio come amministratore nella famiglia di Apollonio, il ministro delle finanze di Tolomeo II Filadelfo. 4 R. Luiselli (p. 71-96) indaga la presenza di interventi autocorrettivi in petizioni scritte e lettere private ; sono evidenziati i casi riscontrabili nelle formule di saluto iniziale, nell’ ordo verborum, nella ricerca di variatio, nell’uso delle particelle connettive, in particolari scelte di registro. All’interno delle epistole in greco scritte sugli ostraka di Mons Claudianus (città egiziana nel deserto orientale), databili al periodo tra Traiano e Antonino Pio, M. Leiwo (p. 97-119) prende in considerazione le forme imperativali e altre « directive expressions » secondo il modello morfologico proposto nel 1985 da J. Bybee. M. Depauw (p. 120-139) studia la presenza dei matronimici in documenti databili dal 30 a.C. al 100 d.C. : i cambiamenti nell’uso di tale denominazione risultano correlati ai mutamenti socio-politici e amministrativi che interessarono l’Egitto e permettono significativi parallelismi con altri contesti storico-geografici. 5 P. James (p. 140-155) ricostruisce l’evoluzione nell’uso delle costruzioni impersonali con i verbi δηλουται̃ e δηλον̃ nella documentazione papiracea dall’età romana a quella bizantina e dimostra la progressiva sparizione di tali strutture sintattiche. Seguono, a conclusione della prima parte, due studi sul latino : P. Kruschwitz (p. 156-170) sottolinea la complessità dello studio linguistico delle iscrizioni latine rinvenute a Pompei e la necessità di un approccio interdisciplinare che tenga anche conto dei « socio-philological and socio-linguistic aspects » (p. 170) ; H. Halla-aho (p. 171-183) prende in considerazione alcune lettere su papiri, ostraka e tavolette lignee per studiare cambiamenti significativi della lingua latina, e per evidenziare le maggiori difficoltà degli scriventi ad adeguarsi alla morfologia corretta più che a strutture sintattiche standard. 6 La seconda parte si apre con un contributo di B. Muhs (p. 187-197) sulle diverse forme assunte dai nomi personali nel passaggio fra lingue diverse e nelle forme della traduzione e della traslitterazione, come si può leggere nei documenti egiziani della prima età tolemaica. I. C. Rutherford (p. 198-207) indaga i rapporti tra greco (lingua parlata e amministrativa), demotico (lingua scritta di uso templare) ed egiziano parlato, attraverso l’analisi degli ostraka di Narmuthis e degli esempi di bilinguismo e bigrafismo rintracciabili nell’archivio dello scriba Phatres. E. Dickey (p. 208-220) studia l’influenza del latino nei testi documentari egiziani in lingua greca, databili a un periodo anche precedente alla battaglia di Azio, a partire dal caso delle formule di richiesta con i verbi ἐρωτω̃ e παρακαλω̃ sul modello di rogo e oro. 7 Segue un ampio contributo di P. Filos (p. 221-252) incentrato sulle relazioni tra greco e latino e, in particolare, sui numerosi esempi di prestiti e composti latini (o latineggianti) presenti nei papiri greci, illustrati attraverso una minuta casistica e una precisa classificazione. A. Maravela-Solbakk (p. 253-266) studia il rapporto tra i suffissi

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–atus/-atum e – ατος̃ /-ατον̃ attraverso l’analisi linguistica di un gruppo di sostantivi greci indicanti « aromatic or artificial wines (ῤοσατον̃ , ἀψινθατον̃ , etc.) », detti in latino vina fictitia. A conclusione della sezione, F. Schironi (p. 267-284) concentra la sua attenzione sui papiri con lessici o glossari di termini dialettali o stranieri e, in particolare, su P. Oxy. XV 1802, databile al II-III sec. d.C., di cui si presenta un’ampia porzione testuale (con nuovi emendamenti e correzioni).

AUTORI

AMEDEO ALESSANDRO RASCHIERI

Università degli Studi di Torino [email protected]

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Annick FENET, Documents d’archéologie militante. La mission Foucher en Afghanistan (1922-1925)

Corinne Bonnet

RÉFÉRENCE

Annick FENET, Documents d’archéologie militante. La mission Foucher en Afghanistan (1922-1925), Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 42, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres-De Boccard, 2010, 695 p. + 37 ill. 122 euros / EAN 9782877542401.

1 En 2008, Annick Fenet avait proposé aux lecteurs d’Anabases un premier état des lieux des archives Foucher (cf. Anabases 7, 2008, p. 163-192) conservées à la Société Asiatique. Ce gisement magnifique et inédit, si bien valorisé par Annick Fenet, jette une singulière lumière sur la Délégation archéologique française en Afghanistan (la DAFA), ses missions, ses réseaux, ses enjeux, ainsi que sur la personnalité riche et attachante d’Alfred Foucher (1865-1952). Premier directeur de la DAFA suite à la signature de la Convention franco-afghane en 1922, Foucher a légué à Jean Filiozat un fonds d’archives exceptionnel pour l’histoire de l’orientalisme français. C’est sur la mission d’Afghanistan, entre 1922 et 1925, qu’Annick Fenet a centré son enquête, essentiellement épistolaire. Face à un fonds documentaire si prolifique, A. F. a fait des choix, à savoir 335 documents, éclairant une galerie de plus de 70 personnages, masculins et féminins, acteurs de l’aventure afghane à divers titres, qui permettent en définitive de se livrer à l’« autopsie » d’une mission archéologique. Les lettres, à mi- chemin entre le domaine public et privé, renseignent, en effet, à la fois sur le caractère, le comportement, les espoirs et déceptions, bref la psychologie des personnages, sur les péripéties, les échecs, les réussites, les défis d’une entreprise scientifique hors du commun et, enfin, sur les pratiques, les techniques, les institutions et les objectifs scientifiques, y compris les rapports de fouilles et ouvrages de synthèse. C’est donc un

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« monde » que le magnifique livre d’Annick Fenet nous dévoile au fil des échanges. Un monde de voyages, d’explorations, mais aussi d’écriture puisque la plupart des éléments convergent vers le volume publié finalement par Foucher en 1942 La vieille route de l’Inde de Bactres à Taxila.

2 Dans l’ensemble documentaire envisagé (qui déborde largement, du point de vue chronologique, les trois ans et huit mois de la mission elle-même), contrairement à ce que l’on observe dans les archives de Franz Cumont, le volet actif de la correspondance est mieux représenté que le volet passif en raison des difficultés de communication avec la Perse, l’Afghanistan ou l’Inde, d’une part, grâce à la présence des « lettres- brouillons » rédigées et conservées par les Foucher, d’autre part. Madame Foucher, en effet, est un acteur majeur de l’aventure, et pas le moins intéressant ! Annick Fenet, dans sa copieuse introduction qui constitue une véritable monographie (p. 35-153), présente très bien l’univers affectif et scientifique des Foucher, avec en particulier la personnalité décisive d’Émile Senart (1847-1928), spécialiste non universitaire de la philologie et de l’épigraphie indiennes, le mentor de Foucher, mais aussi Philippe Berthelot (1866-1934), qui travaille au ministère des Affaires étrangères, sans oublier l’entourage académique qui rendit possible la mission d’Afghanistan et l’exploration archéologique du « mirage bactrien ». Les lettres décrivant le déroulement de la mission, comme celles qu’échangèrent Cumont et Rostovtzeff au sujet des fouilles de Doura-Europos, permettent de sonder les méthodes, les outils, les pratiques d’une archéologie coloniale, soucieuse notamment d’alimenter les musées. 3 Annick Fenet met bien en perspective les événements de 1922-1925 par rapport à l’orientalisme français et à la carrière de Foucher, que l’exploration de l’Asie centrale tentait depuis les premières années du XXe siècle. Elle nous permet de le suivre dans ses premiers pas à Kaboul, de le voir évoluer dans les milieux anglophones ou anglomanes, aux confins de l’Inde, ou d’appréhender sa conception forcément coloniale des populations afghanes… Comme le note Paul Bernard dans son introduction (p. 23), « il n’est aucune piste de recherche que l’auteur n’ait tenu au moins à sonder ». Par delà les lettres, elle explore fort bien la réception de la Mission en Afghanistan, dans des conférences (« un tourbillon » qui retarda la publication de la synthèse de Foucher jusqu’en 1942 !), des communications, des articles dans les journaux, des publications scientifiques diverses. Foucher écrit sans se ménager pour communiquer sur les résultats des fouilles de Bactres, relayé par Senart notamment dans divers cercles, y compris dans le grand public curieux de comprendre cette étrange rencontre de cultures entre le monde grec et le monde afghan et indien. 4 Les lecteurs d’Anabases, intéressés par l’histoire des savoirs, par les pratiques et la sociabilité savantes, par la genèse des travaux scientifiques liront avec grand profit les 335 documents, variés, singuliers, passionnants, riches en contenus et en émotions. Pour autant que l’on puisse en juger sans connaître entièrement l’ensemble du fonds, le choix qui en a été fait par l’auteur semble extrêmement pertinent. Un appendice propose une annexe inédite de La vieille route de l’Inde, conservée en trois exemplaires dans le fonds Foucher, qui concerne l’historique de la Convention archéologique franco-afghane de 1922 et une série d’annexes très utiles (chronologie, liste des responsables politiques et scientifiques, inventaire des archives relatives à la création de la DAFA et à la mission Foucher). Une bibliographie et un index complètent une publication à tous égards exemplaire, passionnante de bout en bout.

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AUTEURS

CORINNE BONNET

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Lin FOXHALL, Hans-Joachim GEHRKE, Nino LURAGHI (éd.), Intentional History. Spinning Time in Ancient Greece

Pascal Payen

RÉFÉRENCE

Lin FOXHALL, Hans-Joachim GEHRKE, Nino LURAGHI (éd.), Intentional History. Spinning Time in Ancient Greece, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2010, 360 p. 75 euros / ISBN 978-3-515-09683-6.

1 Le temps fait problème à l’historien. Il est même son principal écueil. L’historien est dans le temps, occupé à « parcourir les cités des hommes » (Hérodote, I, 5), en tous sens. Il est aussi hors du temps, face au temps de son récit, qu’il construit, qu’il « file ». Bien que la métaphore du filage soit expressément présente dans le sous-titre de ce livre, celle-ci n’en constitue pas l’objet d’étude. Sans revenir par la suite sur ce point, on peut le regretter d’emblée, car l’image du tissage est, avec celle de la route et du cheminement, la plus fréquente dans l’historiographie ancienne pour désigner l’œuvre historique en train de s’élaborer. En dépit de cet étrange oubli, la plupart des contributions de ce livre associent à l’étude des manifestations sociales du passé les modalités de la construction du temps, que ce soit dans la société ou dans les productions culturelles qui dépendent d’elle et qu’elle suscite (texte législatif, mythe de fondation, tragédie etc.). Depuis Temps et récit (1983-1985) – mais le problème est posé dès Aristote dans les chapitres 9 et 23 de la Poétique –, Paul Ricœur a montré que le temps n’était pas, dans la dimension historiographique de l’histoire, une vitre sans tain. Que ce soit dans le temps long proposé par Braudel ou à l’échelle resserrée de la micro- histoire, le rapport au passé fait l’objet d’une réflexion et d’une élaboration qui ne peuvent être dissociées de l’objet étude. Les quinze premières contributions réunies dans ce livre sont présentées selon un ordre chronologique, depuis la Grèce archaïque jusqu’à l’Arcadie de l’Empire romain. Les trois derniers textes apportent une

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perspective comparative dans l’espace (avec la Chine des Han) et dans le temps (avec l’histoire culturelle du XVIIIe siècle européen). Le concept d’« intentional history » tel qu’il est ici utilisé permet de mettre l’accent sur deux procédures principales. D’une part, il conduit moins à établir en quoi consiste le passé dans sa dimension positive qu’à mettre au jour les idées et les croyances que les membres d’une société se forgent au sujet de leur passé commun. D’autre part, la notion d’« intentional history » attire l’attention sur la fonction sociale et politique de la mémoire.

2 Une telle perspective est particulièrement féconde dans le cas des Grecs. H.-J. Gehrke, en particulier (« Representation of the past in Greek culture », p. 15-33), ainsi que N. Luraghi, (« Myth as past ? On the temporal aspect of Greek depictions of legend », p. 35-55), reprennent l’idée, déjà développée dans les travaux de Claude Calame, que les Grecs réélaborent et reconfigurent leurs mythes en fonction des besoins du présent, de sorte que la catégorie de « mythe » n’a rien d’intemporel et n’est pas « une catégorie indigène » (Calame). Ce processus, générateur d’identités partiellement renouvelées (Joseph Skinner, « Fish heads and mussel-shells : visualizing Greek identity », p. 137-160), fait de la mémoire une création culturelle, distincte du passé en tant que tel. C’est alors la problématique des « lieux de mémoire » que l’on retrouve, et tel pourrait bien être la fonction, à Sparte, de la Grande Rhétra (Massimo Nafissi, « The Great rhetra (Plut. Lyc. 6) : a retrospective and intentional construct ? », p. 89-119), comme de toutes les légendes de fondation et des figures de « fondateurs » (oikistai) plus largement (Ralf von den Hoff, « Media for Theseus, or the different images of the Athenian polis-hero », p. 161-188), et Kostas Buraselis, (« God and king as synoikists : divine disposition and monarchic wishes combined in the tradition of city foundations for Alexander’s and Hellenistic times », p. 265-274). La documentation athénienne permet de reprendre une idée qui était au cœur des travaux de Nicole Loraux (étrangement et totalement oubliée des bibliographies qui figurent à la fin de chaque contribution), idée selon laquelle les Athéniens ont dressé très consciemment des hypomnèmata, des « monuments » et des « mémoriaux », qui proposent ainsi une histoire d’eux-mêmes à destination des générations à venir (Nino Luraghi, « The demos as narrator : Public Honours and the Construction of future and past », p. 245-263). De même Renate Schlesier montre que le thème de la mémoire (et de l’oubli) est associé à plusieurs éléments de la sphère dionysiaque : concours, objets du culte, rituels, paysages, histoires (« Tragic memories of Dionysos », p. 211-224). Cette part d’« intentionnalité » est visible au moment de chaque « performance », de même qu’elle exprime le degré de conscience du poète qui compose ces œuvres. Cette mémoire collective « intentionnelle » passe aussi à travers l’institution delphique qui vaut pour une forme de passé collectif aux yeux des communautés méditerranéennes (Maurizio Giangiulio, « Collective identities, imagined past, and Delphi », p. 121-135), sans cesse réactivée par les consultations oraculaires. Ce qu’une société sait d’elle- même et tient pour vrai, notamment au sujet de son passé – son « histoire intentionnelle » – relève aussi de l’imaginaire. Enfin, les historiens anciens ont leur place dans ce processus de création collective du passé (Kurt Raaflaub, « Ulterior motives in ancient historiography : what exactly, and why ? », p. 189-210). Bien qu’ils soient le plus souvent attachés à construire une histoire que nous qualifierions de « contemporaine », ils sont tout aussi soucieux de donner leur avis sur le sens du passé (Thucydide au sujet des guerres Médiques et de la guerre de Troie, Polybe à propos du travail de Timée). La polémique que tous instruisent avec leurs prédécesseurs, dont ils

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choisissent néanmoins de prendre la suite, est leur manière à eux de contribuer à la construction du passé, tel qu’il est vrai, selon eux. 3 Reconnaissons que toutes ces thématiques ne sont pas neuves. L’interprétation des manifestations de la culture grecque en terme de « performance » avec les ressources de la pragmatique, l’histoire de l’imaginaire considérée comme un discours vrai que les cités (Athènes notamment, en raison de la documentation dont nous disposons) composent sur elles-mêmes, l’étude de la réélaboration des traditions, cultuelles, historiographiques, tragiques, tout cela fait partie, depuis plusieurs décennies parfois, des outils de l’historien des sociétés anciennes. Ce livre en fait usage avec rigueur, dans des enquêtes approfondies, au fait des derniers développements de la recherche, mais sans toujours signaler ses dettes plus anciennes à l’égard des fondateurs. Les bibliographies abondantes qui accompagnent chaque chapitre aideront les chercheurs à s’associer à ces enquêtes et à les prolonger.

AUTEURS

PASCAL PAYEN

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Philip HARDIE and Helen MOORE (éd.), Classical Literary Careers and their Reception

Germaine Aujac

RÉFÉRENCE

Philip HARDIE and Helen MOORE (éd.), Classical Literary Careers and their Reception, Cambridge University Press, 2010, 330 p. + XII p. 59 dollars (hb) / ISBN 978-0-521-76297-7.

« La voix se tut ; je vis, au devant de Virgile, Quatre esprits arriver d’un pas lent et tranquille ; Sans joie et sans tristesse, ils allaient, le front doux. Vois-les venir, me dit mon bon maître, et remarque Celui qui le premier marche comme un monarque Et paraît en avant une épée à la main. C’est le poète-roi, c’est le divin Homère, Après lui vient Horace à l’éloquence amère, Le troisième est Ovide, et le dernier, Lucain. Tous ils ont mérité ce nom de grand poète Dont la voix tout à l’heure a couronné ma tête ; Et me rendant honneur, se font honneur égal ». 1 L’illustration en couverture du volume édité par Ph. Hardie et H. Moore reproduit l’enluminure précédant le chant IV de l’Enfer, dans un manuscrit du XVe siècle de la Divine Comédie de Dante. La traduction en vers (tercet par tercet), citée plus haut, publiée avec des illustrations par Gustave Doré, est due à Louis Ratisbonne (Dante, La Divine Comédie, Brepols, Turnhout, 1988).

2 Ce sont précisément ces poètes latins, Virgile, Horace, Ovide, considérés comme des modèles, qui ont inspiré les chercheurs réunis à Corpus Christi College, à Oxford, en

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septembre 2004, pour un Symposium consacré aux Carrières Littéraires dans l’Antiquité et à l’influence qu’elles ont exercée sur les modernes. Diverses contributions viennent d’être réunies, avec quelques suppléments, par Philip Hardie et Helen Moore, et publiées par la Cambridge University Press, dans un volume riche en vues originales. 3 Les premiers chapitres étudient les carrières littéraires des trois premiers poètes cités par Dante : Virgile, Horace et Ovide. Celle de Virgile, qui, de la poésie pastorale des Bucoliques à la poésie didactique des Géorgiques, culmine avec le genre épique de l’Énéide, est le modèle qui sera formalisé au Moyen Âge dans la rota Vergiliana (M. C. Putnam). Celle d’Horace a pour caractéristique la variété ; du sermo des Satires au lyrisme des Odes, puis à nouveau, du sermo des Épîtres au lyrisme officiel du Carmen saeculare, la carrière littéraire d’Horace va de pair avec son parcours politique (St. Harrison). Ovide, qui cherchait à imiter Virgile, passe lui aussi de l’élégie à l’inspiration épique avec les Métamorphoses, mais son exil en mer Noire le fait retourner à l’élégie avec les Fastes (A. Barchiesi et Ph. Hardie qui, traitant du modèle ovidien, établissent maintes comparaisons avec les Métamorphoses d’Apulée et le Décameron de Boccace). 4 Mais il exista aussi, dans l’Antiquité romaine, des contre-modèles : les poètes Properce ou Juvénal, les prosateurs Cicéron ou Pline le Jeune. Properce, si célèbre pour ses élégies, refuse toute idée de carrière ; tout occupé de son amour pour Cynthia, il compose pourtant, vers la fin de sa vie, l’énigmatique apologie de Cornelia, belle-fille d’Auguste (St. Heyworth). Juvénal, lui, ne fait que témoigner, tout au long de ses seize Satires, de son indignation devant la corruption des mœurs dont souffre de son temps la société romaine (C. Keane). Roy Gibson et C. Steel décrivent « the indistinct literary careers of Cicero and Pliny the Younger » : le premier, auteur prolifique s’il en fut, dut se plier aux contraintes de l’opportunisme politique, dans une période troublée ; l’autre, au parcours politique exemplaire, ne manifesta aucune ambition littéraire. 5 La seconde série d’articles considère la réception de ces « modèles » romains dans la littérature européenne. Au Moyen Âge, la carrière littéraire de Virgile était représentée comme une roue, la rota Vergiliana, avec pour point culminant l’épopée ; 6 Dante, dans sa Commedia, s’est inspiré de cette progression, depuis l’Enfer jusqu’au Paradis, de même que Pétrarque, allant du Bucolicum Carmen au poème épique l’Africa (A. Laird). Shakespeare eut-il une carrière littéraire ? Il fut surtout un professionnel du théâtre, soucieux des goûts du public ; mais, dans le chœur de Henri V, il tente de retrouver le vrai concept d’une carrière (P. Cheney). Les poètes anglais ont la part belle dans ces analyses sur l’influence des carrières modèles que furent celles de Virgile et d’Ovide. Sont présentés, dans cette perspective, John Milton dont le Paradis perdu puis regagné fut suivi de l’épineux Samson Agonistes (M. Kilgour), Andrew Marvell à la poésie pleine de mystère (N. Smith), John Dryden qui aborda tous les genres et fit en quelque sorte une carrière complète (R. Lyne), William Wordsworth qui définissait le poète comme un homme parlant à des hommes, et dont les derniers poèmes, restés volontairement cachés, ne furent connus qu’après sa mort (N. Trott). Goethe n’est pas oublié, dans cette revue des modernes influencés par les modèles latins : ses Élégies romaines, inspirées par Properce, évoquent son heureux séjour en Italie, mais sa carrière, si multiforme, rappellerait plutôt celle d’Ovide (J. Farrell). 7 Virgile qui, à sa mort, laissait l’Énéide non terminée, avait prescrit par testament qu’on la jetât au feu ; mais Auguste exigea que le poème, loin d’être détruit, fût publié tel quel. Ce désir, exprimé par Virgile, de brûler une œuvre non terminée ou jugée trop imparfaite, suscita l’imitation, comme le montre N. Krevans (Bookburning and the poetic

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deathbed : the legacy of Virgil), citant les exemples de George Herbert, mort en 1633, de Sir Philip Sydney, mort en 1586. Le vaste panorama présenté par St. Gillespie, Literary afterlives : metempsychosis from Ennius to Jorge Luis Borges, souligne les liens entre écrivains par delà le temps, le concept de métempsychose pouvant justifier de telles relations. 8 Lawrence Lipking, l’un des promoteurs de ces recherches sur les carrières littéraires, indique en manière d’épilogue la nécessité pour les critiques de dégager la propre pensée des poètes sur le déroulement de leurs carrières par un examen scrupuleux de leurs œuvres, alors qu’ils s’en tiennent trop souvent à de simples biographies.

AUTEURS

GERMAINE AUJAC

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Homère, L’Iliade, traduit du grec par Philippe Brunet

Cristina Noacco et Adeline Grand-Clément

RÉFÉRENCE

Homère, L’Iliade, traduit du grec par Philippe Brunet, préface, notes et répertoire établis par le traducteur, Paris, Éditions du Seuil, 2010, 560 p. 24 euros / ISBN 978-2-02-097887-3.

1 Proposer une nouvelle traduction française de l’Iliade : la tâche en soi est déjà énorme. Mais, disons-le d’emblée, l’ambition affichée par Philippe Brunet va au-delà : « Faire entendre quelque chose de la voix grecque » (p. 21), « faire circuler la parole épique » (p. 27). Et pour demeurer fidèle au « chatoiement poétique » d’Homère, l’auteur a tenu à « rendre l’hexamètre » employé par l’aède pour composer les épopées.

2 Le projet de Ph. Brunet est donc avant tout un défi lancé à la langue française. Il s’agit en effet d’une traduction isométrique de l’épopée grecque, c’est-à-dire d’une adaptation du rythme métrique de la langue d’Homère à la langue française. Elle est le fruit d’une riche expérience musicale personnelle et de vingt ans de recherches stylistiques, de lectures publiques et de performances théâtrales, visant à restituer la nature vocale, rythmique et expressive de l’hexamètre dactylique grec. Ce dernier répond à une règle de composition à la fois souple et précise : il se compose de six mesures, dont chacune est formée de trois syllabes (le dactyle, comportant une syllabe longue et deux brèves, qui occupe notamment toujours la cinquième position) ou de deux syllabes (le spondée, fait de deux syllabes longues, qu’on retrouve toujours en sixième position). 3 L’enjeu de la restitution de l’hexamètre homérique en français consiste à reconnaître comme indissoluble l’association, propre à l’épopée, de l’oralité et de l’écrit. L’auteur précise, dans la préface du livre, que le poème homérique requiert une lecture à haute voix destinée à faire revivre le rythme et la musicalité de l’hexamètre : il doit en aller de même dans la traduction. Ph. Brunet invite ainsi le lecteur à scander le français

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comme une langue accentuelle, marquée par des accents intensifs, et à lire les vers en faisant durer les voyelles qui constituent les temps forts de l’hexamètre. Par exemple, comme dans le vers homérique, la première syllabe, qu’elle « soit forte par nature (« Chante déesse »), ou non (« Le Péléide ») […] doit être marquée par l’intensité, mais aussi par la hauteur, la durée, selon les proportions variables qui relèvent de l’art de dire le vers » (p. 22). Ph. Brunet cherche de la sorte à s’approcher des performances poétiques des aèdes grecs : « Le rythme, en grec ancien comme en latin et dans la transposition française, est imposé, régulé, ménagé par le récitant » (p. 24). 4 Le désir de rendre Homère en hexamètres n’est pas nouveau. Il voit le jour dès la Renaissance : les distiques de Jodelle et les chansons de Baïf représentent autant de tentatives de traduction de la poésie homérique en vers quantitatifs français. On sait aussi, d’après une lettre d’Agrippa d’Aubigné à Salomon Certon, qu’une traduction intégrale de l’Iliade avait été composée en hexamètres français par un certain Mousset. Le texte ne nous est cependant pas parvenu : la traduction de Philippe Brunet est donc à ce jour l’unique traduction isométrique de l’Iliade en français, entreprise qui a été couronnée par l’Académie française en 2011 (Prix de traduction Jules Janin). Elle s’inscrit dans une tendance européenne de traduction en hexamètres de l’Iliade qui a connu d’autres succès : la traduction en allemand de Johann-Heinrich Voss, le rival de Goethe, celle en russe de Nicolas Gneditch, ami de Pouchkine, les traductions en roumain de George Murnu et de Dan Slusanschi, ainsi que les récentes traductions de Rodney Merill en anglais et de Daniele Ventre en italien. 5 L’auteur explique le sens de sa démarche dans une longue préface (p. 7-31), suivie d’une « Note sur l’édition » (p. 33-34). Il insiste sur le statut qu’il accorde au texte homérique : l’Iliade n’est pas envisagée comme un récit, un texte figé dont il s’agirait d’étudier la structure narrative, mais bien comme un chant ouvert, celui d’Homère, auteur singulier d’une œuvre dont le souffle s’est trouvé démultiplié par les incessantes performances des aèdes. Partant, l’auteur prend clairement position dans le débat qui entoure la « question homérique ». Selon lui, l’Iliade et l’Odyssée ne doivent pas être attribuées à une « tradition collective » informe et anonyme. Les deux poèmes auraient été composés avec art par un auteur unique, Homère, à la fois réceptacle et amplificateur d’une mémoire et d’une tradition orale millénaires. Pour étayer sa thèse, Ph. Brunet souligne à plusieurs reprises les correspondances qui existent entre les deux poèmes. S’appuyant sur la thèse de P. Fortassier (1998), il propose ainsi un tableau synoptique faisant apparaître, par un jeu de miroir, les analogies qu’il a repérées, chant par chant, entre les épisodes de l’Iliade et ceux l’Odyssée. 6 Comment l’auteur a-t-il établi la traduction ? La méthode de travail qu’il a adoptée se caractérise par un certain nombre de choix d’ordre syntaxique, stylistique et herméneutique. Tout d’abord, l’auteur s’est attaché à restituer la structure syntaxique du récit en suivant, vers après vers, la structure métrique de l’Iliade, tout en assurant la fluidité du récit, qui le rend accessible au plus large public. Ph. Brunet est également fidèle au style du texte homérique et il prend soin de le transposer « naturellement » en français. Ainsi, dans la traduction de l’Iliade, comme dans son modèle grec, on trouve des répétitions (« si j’ai jamais, Sminthée, couvert ton temple splendide, / si j’ai jamais grillé pour toi des cuisses luisantes », I, 39-40), des allitérations (en m, par ex. : « Mais toi, fais-moi, par serment, la promesse », I, 76), le rythme coupé (avec un enjambement : « Il tut, se leva, mit une coupe à deux anses / entre les mains de sa mère… », I, 584-585) ou lent (« La messagère Iris vint trouver Hélène aux mains

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blanches », III, 121), des énumérations (le catalogue des vaisseaux, II) etc. Les notes de bas de page sont, elles, réduites à l’essentiel. Elles n’abordent pas des questions d’ordre philologique, comme c’est le cas dans les éditions érudites des textes anciens, mais offrent au lecteur les éléments nécessaires à l’identification de tel ou tel personnage ou signalent les parallèles qui existent avec d’autres vers de l’Iliade, ou avec un épisode analogue raconté dans l’Odyssée – fournissant une orientation nouvelle et originale sur les poèmes homériques. 7 La nouvelle traduction de Ph. Brunet vient utilement compléter l’édition bilingue de la C.U.F. (« collection Budé ») des Belles Lettres, qui sert de référence au lecteur francophone. Réalisée par Paul Mazon en 1937-1938, avec la collaboration de P. Chantraine, P. Collart et R. Langumier, elle a été régulièrement rééditée depuis, et a aussi paru en format de poche (en trois volumes). Mais cette traduction en prose, soucieuse de « coller » au texte grec, ne cherche pas à rendre la musicalité du chant de l’aède. L’initiative de Ph. Brunet comble donc ce manque, et constitue en cela le pendant de la traduction « syllabique » de l’Odyssée réalisée par le poète Ph. Jaccottet en 1955 et rééditée en 1982. Il s’agit dans les deux cas de privilégier le rythme et la poésie du texte : les considérations philologiques ne priment pas sur les exigences du mètre. Pour autant, les libertés prises par Ph. Brunet dans sa traduction ne s’apparentent pas à des trahisons. L’auteur s’appuie sur une grande sensibilité et une réelle familiarité vis- à-vis du grec ancien, dont il parvient à rendre les subtilités. Il s’autorise aussi des variations dans la manière de rendre un même adjectif, de façon à s’adapter au rythme du vers. En procédant de la sorte, il rejoint la manière dont ont été composées les épopées homériques. Bien sûr, l’helléniste et le philologue regretteront l’absence totale du texte grec – y compris dans les notes de bas de page – qui aurait permis de comparer la version originale et la traduction, afin de repérer les écarts éventuels. Mais l’auteur précise qu’il a procédé à sa propre édition du texte et annonce qu’elle devrait être consultable sur internet (http://www.homeros.fr). 8 À l’évidence, Ph. Brunet a pour ambition de faire résonner la voix homérique auprès d’un large public – une version revue en format de poche est déjà en préparation. Comme la traduction de Ph. Jaccottet, elle a ceci d’utile qu’elle permet de rassembler en un seul volume les vingt-quatre chants de l’Iliade, la rendant accessible au néophyte et à l’amateur. Le souci pédagogique et le désir d’ouverture qui animent l’auteur se perçoivent d’ailleurs dans les choix de présentation du texte. Chacun des vingt-quatre chants est gratifié d’un titre, qui en présente le thème porteur, ainsi que d’une brève introduction qui en résume l’intrigue. Un découpage interne est également proposé : l’auteur a donné des titres aux principales séquences, de manière à faciliter l’orientation du lecteur. Un utile « répertoire des noms et des épithètes remarquables » (p. 523-558) clôt le volume, donnant des repères essentiels pour l’identification des personnages, avec renvoi aux passages où ils apparaissent et mention des principales épithètes utilisées par Homère pour les qualifier. On pourra peut-être regretter de ne trouver aucune bibliographie à la fin : l’auteur s’en explique dans la préface et renvoie le lecteur à quelques sites internet utiles. 9 Assurément, cette version de l’Iliade en vers français représente un jalon important dans la réception du texte homérique. C’est plus qu’une simple traduction : il s’agit d’une transposition, réalisée dans la tradition des anciens aèdes. Le principal apport de l’auteur consiste à mettre à profit son expérience musicale et théâtrale. Cette expérience polymorphe nourrit une approche originale et féconde, mise au service d’un

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pari audacieux (« laisser Homère exister »), qui semble atteint. Il n’est pas anodin, d’ailleurs, que Ph. Brunet ait dédié ce volume aux enfants, « aux futurs aèdes » (p. 27) : il dévoile par là son ambition de mettre à l’honneur l’oralité. Il a conscience du risque induit par une édition imprimée, qui pourrait figer l’élan poétique. Ainsi, comme l’enfant qu’il évoque dans l’exergue de sa préface, il se dit prêt à renverser, du moins symboliquement, le château de sable qu’il a patiemment construit sur la plage.

AUTEURS

CRISTINA NOACCO

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

ADELINE GRAND-CLÉMENT

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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André LARONDE, Pierre TOUBERT et Jean LECLANT (éd.), Histoire et archéologie méditerranéenne sous Napoléon III

Yohann Le Tallec

RÉFÉRENCE

André LARONDE, Pierre TOUBERT et Jean LECLANT (éd.), Histoire et archéologie méditerranéenne sous Napoléon III, Paris, De Boccard, 2011, 275 p. 40 euros / ISBN 978-2-87754-247-0.

1 La dernière livraison des Cahiers de la villa « Kérylos », consacrée à l’Histoire et archéologie méditerranéenne sous Napoléon III, est le fruit d’un colloque tenu dans les murs de cette prestigieuse institution sise à Beaulieu-sur-mer les 8 et 9 octobre 2010. Les treize communications ici réunies abordent, sous des angles divers, la question de l’apport scientifique du Second Empire dans le domaine des sciences historiques et archéologiques. La perspective est double : dresser un bilan de l’action de Napoléon III en la matière en sortant du discrédit général et durable qu’avait jeté sur l’homme et le régime la IIIe République (un sujet déjà largement défriché par l’historiographie contemporaine) ; en second lieu inscrire ce colloque comme un moment important de la célébration du cent cinquantième anniversaire du rattachement de Nice et de son comté à la France au terme du traité de Turin (mars 1860). Cet impératif explique la place donnée, en ouverture du colloque, à la communication de Gilles Pécout consacrée aux conditions politiques et diplomatiques du rattachement du comté de Nice à la France.

2 Les exposés suivants s’articulent pour l’essentiel autour de trois thèmes avec comme objectif de donner une vision extensive de l’intérêt porté par Napoléon III à l’étude des

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sociétés antiques, une passion nourrie tout au long de ses années de formation d’abord à Rome, au Palazzo Ruspoli, mais aussi au cours de son exil londonien, où il fréquenta le conservateur et réformateur de la bibliothèque du British Museum, Antonio Panizzi. Dans cette perspective, la communication d’André Laronde revient tout particulièrement sur un des grands projets scientifiques de la période, l’édition en 1865-1866 de l’Histoire de Jules César, entreprise pour laquelle Napoléon III s’entoura de collaborateurs de premier plan : le déjà célèbre inspecteur des Monuments historiques Prosper Mérimée, le futur ministre de l’Instruction publique Victor Duruy, l’épigraphiste Léon Renier ou le numismate Félicien de Saulcy. 3 Ce projet éditorial qui révèle l’intérêt bien-compris de Napoléon III pour la promotion de l’idée impériale et du césarisme politique se double d’une série de fouilles menées sur le territoire national et de missions scientifiques à l’étranger. Ces projets disposèrent d’un outil d’encadrement scientifique remarquable : la commission de topographie des Gaules, portée sur les fonts baptismaux en 1858. En France, des fouilles furent ainsi menées au Camp de Chalons en Champagne et en forêt de Compiègne entre 1859 et 1870. Dans sa communication, Yann Le Bohec, spécialiste de l’histoire militaire de Rome et auteur remarqué d’une monographie sur César, revient sur les plus célèbres et les plus médiatisées d’entre elles : les fouilles dirigées par le colonel d’artillerie Eugène Stoffel à Alésia (Alise-Sainte-Reine) entre 1861 et 1865 et celles du site de Gergovie. Ces deux campagnes de fouilles furent d’autant plus remarquables que, pour la première fois en France, l’archéologie était mise au service de la construction d’une mémoire nationale. Pendant la période ici considérée, l’archéologie française à l’étranger connut également une nouvelle impulsion après le point de départ initial constitué par la déjà légendaire Expédition d’Égypte (1798-1801). Entre 1861 et 1870 fut ainsi conduite l’étude archéologique des jardins Farnèse à Rome. Concernant le monde hellénophone, la communication de Michel Sève donne un éclairage tout particulier aux missions scientifiques conduites par Léon Heuzey en Thessalie et en Macédoine. Pierre Morizot porte quant à lui son regard sur l’Afrique du Nord où plusieurs missions épigraphiques furent dirigées par Alain Rénier entre 1850 et 1854 et dont un des premiers résultats tangibles fut l’édition scientifique d’un recueil des Inscriptions romaines d’Algérie. La communication de Nicolas Grimal s’arrête sur une figure exceptionnelle, celle d’Auguste Mariette, le fondateur éclairé du Service des Antiquités égyptiennes et un des principaux promoteurs de l’Égyptologie pour la génération de l’après Champollion. Christian Robin revient quant à lui sur une des personnalités dominantes de la période, Ernest Renan, par le biais de la mission scientifique qu’il dirigea en Phénicie en 1860 et qui fut le point de départ des études sémitiques en France. Période foisonnante et éminemment créatrice que celle du Second Empire, qui vit aussi la création d’un cadre institutionnel pour le développement des études historiques et archéologiques en France. Car c’est aussi pendant cette séquence chronologique qu’il faut placer les débuts d’une véritable politique scientifique qui se cristallisa avec la création d’institutions majeures servant de cadre à la recherche : le Musée de Saint-Germain-en-Laye pour les Antiquités celtiques et gallo-romaines en 1862 ou bien encore la création de l’École pratique des Hautes Etudes par un décret du 31 juillet 1868 (et tout particulièrement sa quatrième section, dévolue aux sciences historique et philologique). Ces Cahiers consacrés au rôle joué par Napoléon III dans le développement et la promotion de la science historique et archéologique abordent également, avec la communication de Gianpaolo Nadalini, un des aspects essentiels du règne de Napoléon III : l’acquisition de la collection Campana, cet ensemble

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exceptionnel qui fut une des sources majeures d’enrichissement des musées français et qui exerça une profonde influence, pendant le demi-siècle à venir, sur les conceptions que l’on se fit alors de la place et de l’apport de l’archéologie.

AUTEURS

YOHANN LE TALLEC

Centre Gernet-Glotz [email protected]

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Francis LARRAN, Le bruit qui vole. Histoire de la rumeur et de la renommée dans la Grèce ancienne

Geneviève Hoffmann

RÉFÉRENCE

Francis LARRAN, Le bruit qui vole. Histoire de la rumeur et de la renommée dans la Grèce ancienne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2010, 269 p. 21 euros / ISBN 978-2-8107-0161-2

1 Dans la collection Tempus antique des Presses Universitaires du Mirail, Francis Larran (F L) présente une version remaniée de sa thèse, soutenue en 2008, sur les rumeurs et les renommées en Grèce ancienne. Les douze chapitres qui composent son livre sont répartis en quatre dossiers thématiques qui conduisent le lecteur de la naissance des bruits publics à l’examen critique de l’information qu’ils diffusent. En introduction (p. 9-17), F L souligne l’intérêt de son enquête sur un sujet neuf, du moins en histoire ancienne, sans masquer les difficultés de son entreprise. Le risque de l’anachronisme est redoutable, le champ lexical est ambigu et le domaine embrassé est vaste, d’autant que les bruits publics sont diffus, imprécis et souvent à l’origine incertaine. Pour surmonter ces écueils, F L a choisi d’étudier les évolutions du vocabulaire « à l’échelle pluriséculaire » dans les contextes littéraires et historiques qui leur donnent sens, du kleos homérique à la phèmè des orateurs attiques du IVe siècle. Ainsi entend-il mettre « la littérature au cœur de l’histoire grecque ».

2 La première partie : « De la Naissance à la mort des bruits publics » (p. 22-68) est un préambule à l’étude historique qui prend la forme d’« une phénoménologie ». Par une recherche sur les origines des bruits publics (chapitre I, p. 23-30), sur les modalités de leur diffusion (chapitre II, p. 31-55), et enfin sur leurs temporalités (chapitre III, p. 57-68), F L entend caractériser la renommée et la rumeur pour relever ce qui les

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rapproche et ce qui les distingue. Si l’une et l’autre intriguent l’opinion par le mystère de leur naissance, par la rapidité de leur propagation et par le lien social qu’elles créent – du banquet privé aux concours panhelléniques – elles n’en diffèrent pas moins par leur inscription dans le temps : la renommée a pour vocation d’être immortelle, qu’elle soit gravée dans la pierre ou la mémoire, alors que la rumeur est fragile et pour reprendre une belle expression de l’auteur, « l’oubli lui est un véritable linceul » (p. 67). 3 Sous le titre : « Les bruits publics ont une histoire » sont réunis dans la seconde partie (p. 73-133), trois chapitres centrés sur la littérature grecque, à savoir Homère, les œuvres majeures de l’Athènes classique et Polybe. Dans ce miroir que tend la littérature, il s’agit d’étudier les représentations des bruits publics. « La matrice épique » (chapitre I, p. 73-94) explore les différentes voies possibles pour acquérir aux yeux de tous le kleos, de l’exploit guerrier à la belle renommée des Phéaciens hospitaliers. Cette question a été très étudiée. Or, la bibliographie dont s’est contenté F L pour écrire ce chapitre est bien mince. En particulier, l’étude de David Bouvier Le Sceptre et la lyre. L’Iliade ou les héros de la mémoire (2002) était une référence indispensable. Pour étoffer son deuxième chapitre sur « Les bruits publics à l’époque classique entre raison et passion, entre collectivité et individu » (p. 95-115), F L juxtapose différentes thématiques. Après les femmes adultères chez Euripide, la piété filiale dans l’Antigone de Sophocle, la question de l’enrichissement pour Aristophane et Andocide, il en vient à étudier « les on-dit sur l’expédition de Sicile entre la peur du nombre et le déchaînement des passions », en s’appuyant sur Thucydide. Alors que les sources sollicitées sont toutes athéniennes, F L conclut à un monde profondément déboussolé par la Guerre du Péloponnèse, dans lequel le temps des bruits héroïques laisse la place à celui des bruits civiques. Ce chapitre n’emporte pas la conviction. L’inventaire proposé n’est ni hiérarchisé ni situé dans un contexte pertinent. L’enseignement des sophistes, essentiel à prendre en compte quand il est question du logos, n’apparaît que sous forme d’une simple mention en conclusion (p. 114). Le troisième chapitre porte sur la dimension militaire du sujet. Au titre : « Dans l’ombre d’Alexandre, rumeurs et renommées à l’époque hellénistique » (p. 117-133), correspond une étude des bruits rapportés par Polybe à propos de chefs militaires capables de témoigner de qualités comparables à celles du Macédonien. Sont ainsi présentés le Pseudo-Philippe, Hannibal dans les marais d’Étrurie, et Scipion Émilien. Sans que la gloire d’Alexandre le Grand n’ait été cernée dans ses origines, les modalités de sa diffusion et sa réception, FL rapproche la renommée du Conquérant du kleos homérique par ses implications. Alors que le kleos a été, selon lui, la matrice des différents bruits publics, « le mythe d’Alexandre » a été « le patron » à partir duquel les bruits sur les souverains hellénistiques (y compris Hannibal et Scipion Émilien ?) ont été forgés. Pour ce chapitre également, les lacunes bibliographiques sont criantes. On peut regretter que l’étude de Paul Goukowski sur le mythe d’Alexandre (Nancy, 1978, 1981), sans doute connue, ne soit pas citée. 4 La troisième partie : « La fabrique des bruits publics » (p. 137-247) est centrée sur trois figures : « Ulysse polymorphe » (chapitre I, p. 141-151), « Achille en croix de guerre » (Chapitre II, p. 153-164), « Phalaris ou la renommée qui venait des confins » (Chapitre III, p. 165-177). Par la médiation de ces personnages littéraires ou historiques, F L s’intéresse à la réception du fils de Laërte dans la tradition littéraire jusqu’à Apollonios de Rhodes, à la portée de la geste d’Achille comme modèle de bravoure militaire aussi bien pour juger Cléon que pour célébrer Alexandre. Enfin, avec Phalaris, tyran

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d’Agrigente, c’est la renommée (phatis) exécrable des impies et des mauvais dirigeants qui se nourrit, au fil de l’histoire grecque, des rumeurs les plus folles sur leurs cruautés, qu’il s’agisse d’Agathoclès ou de Nabis, « rejetons de Phalaris ». 5 La dernière partie : « Les bruits publics, voix de la connaissance » (p. 182-247) les étudie quand ils sont l’objet de débat et le miroir de la hiérarchie sociale. Le chapitre I : « Dire, voir, entendre, croire » (p. 183-203) souligne que la force du bruit public tient plus à l’autorité de celui qui l’émet qu’à son contenu. Quant aux bruits publics en discussion (chapitre II, p. 205-224), ils sont jugés à l’aune de la raison par Hérodote et Thucydide alors que les rumeurs sont une arme de choix pour les orateurs et les rhéteurs du IVe siècle athénien (Démosthène, Eschine, Isocrate). Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage qui porte sur « les manipulateurs des rumeurs, maîtres du vraisemblable » (p. 225-247) permet de retrouver, après Ulysse et Pisistrate, « la perfidie lacédémonienne ou l’intolérable cruauté des belligérants de la Guerre du Péloponnèse ». Quant au paragraphe qui clôt ce chapitre, sous le titre : « Quand les maîtres du faux-savoir se font maîtres du vraisemblable », il faut comprendre qu’il traite du procès de Socrate. 6 Dans sa conclusion générale, intitulée : « Sur les Voix de l’Histoire » (p. 251-256) FL énonce clairement l’apport de son enquête. D’origine divine, la rumeur personnifiée étonne les Anciens par le mystère de ses origines et l’ampleur de sa propagation. Elle n’en engage pas moins l’autorité de celui qui la colporte. Critiquée et jugée, elle nécessite des garants. Enfin, le bruit qui vole est une arme redoutable aussi bien dans les stratégies des hommes politiques que dans les relations diplomatiques. 7 Ce livre est d’une lecture agréable. Le style est alerte, avec un sens de la formule heureuse, mais les titres des chapitres et paragraphes, souvent trop longs, trahissent plus souvent leur contenu qu’ils ne l’explicitent. Le projet de F L était ambitieux et suscite beaucoup de questions. Il présente sa thèse comme une étude historique rythmée par l’analyse d’œuvres littéraires. Pourtant la chronologie est bousculée, voire bafouée avec d’incessants retours en arrière. En raison des sources, le point de vue adopté pour l’époque classique est largement athénocentriste et élargir les conclusions à l’ensemble des cités est pour le moins imprudent. Pour ce qui est du vocabulaire, son ambiguïté n’est pas levée et les traductions ajoutent parfois à la confusion. La klèdôn (à corriger, p. 102) n’est ni le kleos ni la phèmé, toutes notions qui ne sont pas suffisamment cernées. Pour un tel sujet, on attendait un développement argumenté sur les media, du poème à la statue en passant par les moyens de communication dans le monde des cités. On espérait aussi une analyse des rumeurs provoquées par l’ennemi pour déstabiliser l’adversaire ou/et une présentation d’Alcibiade qui fut à la fois victime des rumeurs et épris de gloire… Tel ne fut pas le choix de F L et tel qu’il est, son livre a une unité et une construction rigoureuse. Maints passages stimuleront la curiosité du lecteur, en particulier ceux qui ont trait à la réception et à la réécriture de la renommée. Et si de la thèse de Francis Larran, on ne devait retenir que quelques lignes pour en donner l’esprit et la méthode, on choisirait cette réflexion : « L’histoire des bruits publics s’apparente davantage à une histoire palimpseste, élaborée à partir d’un support majeur, Homère, dont la première écriture a été partiellement grattée pour laisser la place à des bruits propres à chaque époque » (p. 177).

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AUTEURS

GENEVIÈVE HOFFMANN

Université de Picardie Jules Verne [email protected]

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Carol C. MATTUSCH, Johann Joachim Winckelmann : Letter and Report on the discoveries at Herculaneum (introduction, traduction et commentaire)

Carlamaria Lucci

NOTIZIA

Carol C. MATTUSCH, Johann Joachim Winckelmann : Letter and Report on the discoveries at Herculaneum (introduction, traduction et commentaire), Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 2011, 230 p. 50 dollars / ISBN 9781606060896.

1 Con questo volume Carol Mattusch, Professoressa di storia dell’arte presso la George Mason University della Virginia, riporta l’attenzione su una parte degli scritti ercolanesi del grande studioso tedesco Johann Joachim Winckelmann (1717-68), altrimenti noto per l’opera fondatrice sulla storia dell’arte antica (Geschichte der Kunst des Alterthums, Dresden 1764). Come lei stessa chiarisce nell’Introduzione, gli scavi nelle città sepolte di Ercolano e Pompei, intrapresi dai Borboni fin dal 1738, godettero per tutto il secolo di grande popolarità, malgrado o forse a causa del tentativo di tenerli segreti. Al 1755 risale la fondazione di un’Accademia di quindici membri, investiti della facoltà esclusiva di studiare e pubblicare i reperti : le Antichità di Ercolano, in otto volumi, videro la luce tra il 1757 e il 1792. Grazie ai rapporti privilegiati con le autorità ecclesiastiche di Roma, dove si era trasferito dal 1755, Winckelmann fu tra i primi a visionare i luoghi degli scavi campani, nel corso di quattro visite (1758, 1762, 1764 e 1767). Della seconda e della terza fornì un resoconto dettagliato in due lettere, pubblicate a Dresda in tedesco e dedicate ai suoi giovani accompagnatori :

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rispettivamente al conte di Brühl (1743-92) nel 1762 (Sendschreiben von den Herculanischen Entdeckungen), e al futuro storico e politico svizzero Johann Heinrich Füssli (1745-1832) nel 1764 (Nachrichten von den neuesten Herculanischen Entdeckungen). Quanto alla fortuna critica, il Sendschreiben conobbe una sola traduzione inglese nel 1771, per lo più modellata su quella francese del 1764. Le Nachrichten furono tradotte in francese insieme al Sendschreiben in Recueil de Lettres de M. Winckelmann ; Paris, Barrois 1784 (diversamente da quanto riporta l’autrice a p. 23) e in italiano nel 1831 (da cui la riedizione di F. Strazzullo nel 1981). Non erano state tuttavia tradotte in inglese fino ad oggi : il presente volume, dedicato alla traduzione e al commento dei due testi in tale lingua, arriva così a colmare una lacuna nella bibliografia anglosassone di e su Winckelmann.

2 La scelta della Mattusch è il prodotto di una selezione entro un materiale più vasto, oggi fruibile nell’edizione aggiornata delle opere, J.J. Winckelmann, Schriften und Nachlass (SN), in corso a Mainz dal 1996. Tra gli scritti ercolanesi, che l’autrice non menziona, ci sono i resoconti in italiano, datati tra il 1758 e il 1763, a Giovanni Lodovico Bianconi, medico presso quella corte di Dresda attorno a cui Winckelmann aveva orbitato (in Herkulanischen Schriften III, 2001, SN 2,3). Pubblicati postumi nell’Antologia Romana del 1779 (poi tradotti in tedesco, e in francese nel Recueil del 1784), sono stati sottoposti a una scrupolosa revisione filologica nell’edizione critica dei Briefe, a cura di Walther Rehm, del 1952-57 (da cui le Lettere Italiane a cura di G. Zampa del 1961) : la Mattusch cita l’opera in bibliografia. 3 Che la studiosa statunitense si concentri d’altra parte sulle lettere a von Brühl e a Füssli (cfr. Herkulanischen Schriften I-II, 1997, SN 2,1-2), è comprensibile alla luce dell’interesse, non tanto filologico, quanto documentario e storico-archeologico, che ne orienta le ricerche : a differenza dei resoconti in italiano, quei testi furono pubblicati “a caldo”, a ridosso degli scavi ercolanesi, ed ebbero un impatto immediato negli ambienti antiquari europei. Obiettivo della Mattusch è infatti quello di verificare l’apporto di Winckelmann e dei suoi contemporanei alla conoscenza e all’inquadramento storico dei reperti campani. Non è casuale che il precedente volume, licenziato dall’autrice per le edizioni del Getty Museum di Los Angeles, consista in una monografia sulla Villa dei Papiri di Ercolano (2005). Nell’interesse della Mattusch, per la valutazione storico- archeologica delle statue antiche, avanzata da Winckelmann, emerge la sua stessa attitudine alla ricostruzione di serie iconografiche, nonché alla riflessione sul rapporto tra modelli greci e copie romane. L’apparato bibliografico conferma la congruenza con una linea di ricerche che parte dal volume di F. Haskell e N. Penny del 1981 (Taste and the Antique) per arrivare alla raccolta di saggi curata da J. Daehner nel 2007 sulle così dette “Vestali” di Ercolano (giunte a Dresda nel 1736 in tempo per essere studiate da Winckelmann). 4 Particolarmente apprezzabile è la tendenza della Mattusch a corredare i riferimenti di Winckelmann, a reperti visionati nei luoghi degli scavi o nel Museo di Portici, con la classificazione in vigore presso il Museo Archeologico di Napoli, dove sono stati trasferiti fin dal 1827. Nella stessa prospettiva si spiega la presenza di un ricco apparato illustrativo. Le due lettere avevano in origine pochissime immagini ; Winckelmann dedicava tuttavia ampio spazio alla descrizione di reperti non ancora pubblicati dai membri dell’Accademia Ercolanese, di cui erano nel frattempo usciti tre volumi sulla pittura (1757, 1760, 1762). In aperta competizione con gli accademici, lo studioso tedesco veicolava di fatto un immaginario che si sarebbe concretizzato negli anni

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successivi, attraverso i repertori di disegni e incisioni dedicati a quei siti e a quei reperti. Di qui la scelta, straordinariamente efficace della Mattusch, di includerne una parte nell’edizione delle Lettere. 5 L’impatto delle immagini, e, nel caso specifico, dei reperti antiquari, sull’opera dello stesso Winckelmann è acutamente colto dall’autrice, in una prospettiva che richiama, senza che siano citati, gli scritti di Momigliano sul ruolo dell’antiquaria come antenata delle attuali scienze dell’antichità (cfr. il saggio di R. Di Donato, in P. Miller ed., Momigliano and Antiquarianism, 2007). Viene cioè colta l’influenza che lo studio e la classificazione tipologica dei reperti campani esercitò sulle ricostruzioni di Winckelmann relative alla storia dell’arte antica : se già le Riflessioni del 1755 (Gedanken über die Nachahmung der Griechischen Wercke) risentono della fascinazione per le tre Vestali oltreché per il Laocoonte del Belvedere, è indubbio che nella Geschichte si riversi la conoscenza del materiale antiquario visionato in Campania. Fu grazie a questo materiale, romano ma ispirato da modelli greci (fatto di resti architettonici, statue, affreschi fin allora mai visti), che Winckelmann poté compiere la straordinaria operazione di astrazione che lo avrebbe portato, pur con errori di prospettiva, a ricostruire una forma seminale della storia dell’arte greca, nella sua griglia cronologica tradizionale : arcaica, classica, ellenistica. Questa prospettiva, che la Mattusch riconosce a buon diritto già nelle Lettere, avrebbe aperto la strada alle interpretazioni archeologiche moderne.

AUTORI

CARLAMARIA LUCCI

Università di Pisa [email protected]

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Jan NELIS, From Ancient to Modern : the Myth of Romanità During the Ventennio Fascista. The Written Imprint of Mussolini’s Cult of the Third Rome

Philippe Foro

RÉFÉRENCE

Jan NELIS, From Ancient to Modern : the Myth of Romanità During the Ventennio Fascista. The Written Imprint of Mussolini’s Cult of the Third Rome, Bruxelles-Brussel-Roma, Institut historique belge de Rome, 2011, 242 p. 35 euros / ISBN 978-90-74461-74-0.

1 L’historien belge Jan Nelis offre, en langue anglaise, une étude sérieuse sur la question du mythe de la romanité dans le cadre du fascisme italien, que publie l’Institut historique belge de Rome. Spécialiste de la réception de l’antiquité romaine durant le ventennio fasciste, l’auteur aborde ce sujet historique sous plusieurs angles, en nous offrant en outre une riche bibliographie de près de soixante-dix pages susceptible d’aider bien des chercheurs. L’auteur commence son étude par un essai historiographique du sujet. Particulièrement utile est le rappel des productions de l’époque fasciste qui participèrent à la mode romanisante de l’Italie fasciste. Par exemple sur le concept d’empire. Se détachent ainsi les œuvres de Piero De Francisci, Per una storia italiana dell’impero romano, publié en 1927 et à nouveau édité en 1935, Mario Attilio Levi, La politica imperiale di Roma, en 1936, publié au moment même de la conquête de l’Éthiopie, Giuseppe Bottai, Roma e il fascismo et L’Italia di Augusto en 1937.

2 Jan Nelis poursuit par une analyse des grandes figures du monde romain que le régime met en valeur : deux poètes, Virgile et Horace, deux politiques, César et Auguste. César est sans doute la figure choyée par le régime fasciste. Conquérant, homme d’État, urbaniste, sachant forcer le destin en franchissant le Rubicon tout comme Mussolini a

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organisé la marche sur Rome, il correspond à l’image que le Duce veut faire paraître de lui-même ainsi que le montre l’ouvrage courtisan de Nello Lombardo, Cesare e Mussolini, publié en 1940. Certains poussent l’analogie jusqu’à comparer l’État romain césarien à un État totalitaire à l’image de la publication d’Alberto Giaccardi en 1933, Cesare e l’impero. Le pouvoir fasciste a organisé les bimillénaires de Virgile et Horace, respectivement en 1930 et 1935, tout comme il met en scène une année du bimillénaire de la naissance d’Auguste de septembre 1937 à septembre 1938. Concernant les deux poètes honorés par le fascisme, Jan Nelis montre combien les thèmes de leurs œuvres répondent, à plusieurs siècles de distance, à des préoccupations du pouvoir mussolinien : si l’éternité de Rome est perçue dans l’Éneide, la défense de la ruralité et de la bataille du blé engagée par le fascisme en 1925 trouvent un lointain écho dans les Géorgiques et les Bucoliques. Reste Auguste, fondateur du principat. Sans doute moins prisé que César (il ne passe pas pour avoir été un grand chef militaire), il reste néanmoins une figure centrale au sein de la romanité fasciste. Fondateur d’empire comme Mussolini en 1936, capable d’avoir mis un terme au cycle infernal des guerres civiles, initiateur de nombreux travaux d’urbanisme dans Rome, il est une figure tutélaire du concept de romanité qui trouve son « apothéose fasciste » avec l’inauguration de la piazza Augusto imperatore organisée autour du mausolée impérial et de l’Ara Pacis reconstitué, le 23 septembre 1938. 3 Enfin, Jan Nelis analyse des publications spécialisées dans l’étude de la romanité. C’est le cas de la Nuova Antologia fondée en 1866, d’Historia qui prend la suite de la revue Studi storici per l’Antichità classica longtemps animée par Ettore Pais, prestigieux antiquisant soutien du régime, de Capitolium fondé en 1925, de L’Urbe initiée en 1936 par Antonio Muñoz. L’auteur souligne les contradictions, les ambiguïtés de ces savants, pris souvent entre leur soutien aux initiatives du pouvoir fasciste en matière d’archéologie et leur attachement à une conservation du patrimoine. Ainsi Antonio Muñoz avalise les travaux de la via dell’impero dans la zone des forums impériaux, participe à la destruction de la Meta Sudens mais, dans sa revue L’Urbe, on regrette la disparition de l’église San Giuliano in Banchi (p. 147). 4 Le travail de Jan Nelis participe pleinement à l’approfondissement de la réflexion sur le thème de la réception de l’Antiquité dans l’Italie fasciste à la suite des travaux de Mariella Cagnetta (Antichisti e impero fascista), Andrea Giardina et André Vauchez (L’idée de Rome), de Emilio Gentile (Fascismo di pietra) et, on nous permettra de le dire, de la revue Anabases.

AUTEURS

PHILIPPE FORO

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Wilfried NIPPEL, Liberté antique, liberté moderne. Les fondements de la démocratie de l’Antiquité à nos jours

Claudine Leduc

RÉFÉRENCE

Wilfried NIPPEL, Liberté antique, liberté moderne. Les fondements de la démocratie de l’Antiquité à nos jours, traduction Olivier Mannoni, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, collection « Tempus », 2010, 325 p. 39 euros / ISBN 978-2-8107-0127-8.

1 En 1992-1993 la politeia de Clisthène (508-507), promu quasi définitivement fondateur de la démocratie par George Grote (1794-1871) à la place de Solon (p. 209-212), comme le prétendait la tradition athénienne, a donc eu 2 500 ans (p. 292). La commémoration de la naissance d’une forme de régime qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, s’impose comme idéal dans le monde entier et est revendiqué, quelle que soit sa forme, par la plupart des systèmes politiques (p. 300), a fait fleurir colloques, tables rondes, ouvrages et articles où s’imposait, comme thème de réflexion, le diptyque démocratie antique / démocraties modernes. Le livre de W. Nippel s’inscrit dans ce contexte. Son titre – Liberté antique, liberté moderne – renoue avec un des principaux axes de la comparaison orientée par Germaine de Staël dès 1798-1799 :

2 « La liberté des temps actuels, c’est tout ce qui garantit l’indépendance des citoyens contre le pouvoir du gouvernement. La liberté des temps anciens, c’est tout ce qui assure aux citoyens la plus grande part de l’exercice du pouvoir » (p. 167). 3 Mais W. Nippel s’évade de ce cadre étroit et traite de la réception de la démocratie athénienne en Europe et aux États-Unis, de l’époque des « cités » italiennes à nos jours. Il s’agit d’un grand livre, d’une somme qui n’écrase pas le lecteur en dépit de son envergure et de son érudition. C’est une lumineuse illustration d’un processus

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d’« histoire réflexive ». Sa lecture est, je crois, jubilatoire pour tout historien féru de sa discipline. 4 L’étude débute par un chapitre intitulé « Histoire et structure de la démocratie athénienne » (p. 15-67), qui se veut un « état actuel des connaissances ». Peut-être faudrait-il préciser qu’il repose sur une réduction du politique à l’ensemble des institutions civiques et sur une analyse menée à partir des catégories jugées pertinentes du droit public moderne. La perspective de l’auteur s’inscrit dans la tradition « momsennienne », et se rapproche de celle de M. H. Hansen sans partager – apparemment – le radicalisme du Copenhagen Polis Center sur la notion de cité-État. 5 Très concis sur l’historique du système (p. 16-34), le récit développe davantage l’analyse de son fonctionnement au IVe siècle., lorsque l’auteur l’estime, comme M. H. Hansen, consolidé après les crises de la guerre du Péloponnèse. Sont étudiés l’ ecclésia et la boulê, les magistratures, les mécanismes de formation de la volonté politique, le financement des tâches publiques (liturgies et misthoi), les tribunaux (où les juges constituent le jury), la législation et le contrôle des normes (la graphê para nomon qui, dans un système qui ignore la séparation des pouvoirs, limite le kratos du dêmos). L’exposé s’achève sur l’affirmation que la démocratie athénienne est un système sans théorie, sans débats constitutionnels, sans intention missionnaire et sans idéologie. 6 En guise de commentaire, deux questions d’abord. Pourquoi taire la définition athénienne de la démocratie, celle qu’Eschyle met en scène dans les Suppliantes ? Le dêmos exerce son kratos lorsque, réuni et de ses droites levées, il prend, à la majorité, une décision sans appel, quelle que soit la catégorie du problème abordé. Toutes les incompatibilités que révélera la réception du système s’y trouvent : la démocratie directe, l’absence de séparation des pouvoirs et de contrepoids, la « tyrannie » de la majorité. Pourquoi taire la conception démocratique de la « liberté » du citoyen ? Aristote certes l’énoncera, mais elle est déjà en place en 508-507. Le citoyen athénien est, en puissance, un juge depuis la politeia de Solon et un magistrat depuis que Clisthène a institué la boulê des 500. 7 Deux étonnements ensuite. Est-il possible d’affirmer que les Athéniens ont ignoré les débats constitutionnels, alors que la définition du corps civique est le fondement de toutes leurs politeiai et qu’elle n’a cessée d’être mise en question de 594-593 à 322 ? Est- il possible d’affirmer que la démocratie est un système sans idéologie alors que les palaia, les « vieilles histoires » sur l’autochtonie, à usage externe et interne, ne cessent, comme l’a montré N. Loraux, de l’expliquer, de le justifier et de le glorifier ? Peut-être faudrait-il élargir la définition du politique et y intégrer le religieux ? 8 Ces quelques réserves faites, les 6000 signes de l’exercice nous contraignent à passer rapidement sur la réception « réflexive » de la démocratie athénienne. Sans doute est- ce mieux ainsi car il est impossible de résumer ces chapitres majeurs consacrés aux sujets suivants : « Comment les pères fondateurs des États-Unis se sont émancipés du domaine antique », qu’ils connaissaient bien, en mettant sur pied une constitution instituant un système fédéral, représentatif et bicaméral, avec séparation des pouvoirs ; « La Révolution française et l’Antiquité », qu’elle connaissait mal et dont elle n’utilisait que les topoi – elle n’en fut pas moins accusée de vouloir mettre en acte les antiques dispositifs ; « L’image ambivalente de la démocratie athénienne dans la science allemande au XIXe s. », à une époque où la mémoire collective était persuadée de sa consubstantialité avec la Terreur et le Gouvernement révolutionnaire, mais où, en

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Angleterre, G. Grote et J. S. Mill, des hellénistes qui étaient aussi des députés « libéraux », la mettaient en rapport avec leur propre système politique et la réhabilitaient. 9 L’histoire (politique) de la démocratie athénienne demeure donc encore, au moment de la commémoration de sa fondation, une histoire réflexive qui s’interroge sur ce qu’elle fut jadis en fonction des questions du présent. Sans mettre en cause la valeur heuristique de l’anachronisme, il est possible de se demander si ce processus ne contribue pas à éluder la spécificité d’un système que Clisthène ou Solon n’ont pas fait surgir du néant et où la religion était consubstantielle au politique.

AUTEURS

CLAUDINE LEDUC

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Luke PITCHER, Writing Ancient History. An Introduction to Classical Historiography

Pascal Payen

RÉFÉRENCE

Luke PITCHER, Writing Ancient History. An Introduction to Classical Historiography, London, I.B.Tauris, 2009, 275 p. + ix p. 20 euros / isbn 978-1-84511-958-4.

1 Comment écrire l’histoire ancienne ? Quelles sont les traditions disponibles, depuis qu’Hérodote, reconnu comme le « père de l’histoire » (pater historiae) par Cicéron, a utilisé le terme historiè (historia) dès les premiers mots de son œuvre avec le sens d’« enquête », dans son déroulement même ? Les modernes peuvent-ils se considérer comme les héritiers en droite ligne des Anciens ? Comment les historiens anciens se reconnaissent-ils entre eux ? En quoi se différencient-ils de nous, et depuis quand, si césure il y a, celle-ci est-elle intervenue ? Ces questions du « comment » ne sont elles- mêmes jamais éloignées du « pourquoi » on écrit l’histoire. Le livre de Luke Pitcher les aborde toutes sans détour, sans jargon, avec clarté, à destination d’un public d’étudiants qui découvrent ces problèmes et qui disposent là d’un très utile instrument et d’une synthèse pour découvrir ce que l’on nomme désormais historiographie, c’est-à- dire à la fois un champ d’étude : l’histoire de l’histoire, et un corpus d’œuvres : l’ensemble des historiens grecs et latins. L’historiographie n’est toutefois pas appréhendée pour elle-même ; elle reste un outil pour écrire, si possible mieux, l’histoire. C’est pourquoi l’auteur ne part pas de définitions préétablies ou d’une méthode déduite de la pratique de Thucydide, sans que l’on sache ce qui nous autoriserait à généraliser dans l’espace et dans le temps et à dire ce que devraient être les règles de la méthode historique.

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2 Luke Pitcher préfère montrer que les historiens anciens sont l’objet, depuis une quarantaine d’années, dirons-nous, de deux modes d’approche, à peu près irréconciliables. D’un côté, les classiques de l’historiographie grecque et latine, d’Hérodote à Tite-Live et Plutarque, sont considérés comme des réservoirs de données et de faits vrais, dans lesquels l’historien moderne doit puiser pour légitimer son propre travail et, de surcroît, remplir ses notes infra-paginales. Selon l’autre perspective, ils sont étudiés comme des maîtres du récit, de sorte que la vérité qu’ils véhiculent ne réside plus dans les faits, mais dans l’architecture narrative, les modalités du discours et leurs propres manières d’administrer les preuves de ce qu’ils avancent. Chacun aura compris qu’il est aisé de mettre des noms derrière chacune de ces deux approches et que presque chaque historien ancien connaît des spécialistes de l’une et l’autre. Il est dommage que cette ligne directrice, tôt annoncée, n’ait pas été nettement suivie. Elle aurait donné sa pleine cohérence au livre. Pour tenter d’échapper à ce blocage entre deux lignes interprétatives et de réconcilier des écoles engagées dans des guerres de plus en plus picrocholines, les huit chapitres du livre s’appuient sur de nombreux textes, célèbres, empruntés aux historiens anciens. Afin de montrer quels sont les procédés propres aux Anciens destinés à rapporter les faits – par exemple sur le dossier des sources, la question de l’« autopsie » –, il aurait été utile d’y ajouter le problème de l’écriture, présent dès les premiers mots de Thucydide. En faisant ce choix, l’auteur ne joue pas les faits contre la narration, la vérité contre le soupçon, le « fond du problème » contre « le style, la forme et la composition », l’histoire contre la littérature. Peut-être pourra-t-on considérer qu’en procédant de la sorte, Luke Pitcher met davantage en valeur les constantes de l’historiographie ancienne, plutôt que les évolutions. Mais on doit aussi reconnaître que, dès le IVe siècle avant J.-C., Hérodote et Thucydide sont reconnus comme des classiques, dont on prend la suite, et qu’il en est de même chez Lucien, admirateur de l’un et de l’autre, dans son Comment il faut écrire l’histoire (vers 165 ap. J.-C.), seul traité de ce type de l’Antiquité qui nous soit parvenu. Ce plaidoyer pour l’historiographie ancienne est aussi une défense très limpide de la nécessité plus générale de pratiquer l’historiographie. L’historien, débutant ou chevronné, ne peut éviter de se demander quelles sortes de données il recherche, comment il les collecte, quels mots il choisit pour dire le passé, comment il construit le résultat de son enquête. À ces questions les historiens anciens apportent tous des réponses, certes dans des termes qui ne sont plus les nôtres. Seule cette voie, parcourue avec rigueur, sans complaisance, peut conduire à se demander s’il existe des raisons d’écrire l’histoire ancienne. 3 L’ensemble repose sur une connaissance approfondie de la tradition de l’historiographie ancienne et des études d’historiographie moderne qui l’étudient. Les problèmes sont exposés avec clarté. Tous les lecteurs, et pas seulement le public des étudiants auxquels ce livre est explicitement destiné, y trouveront des bilans, des états de la question et des références, notamment dans les nombreuses notes. La bibliographie finale d’une vingtaine de pages reprend tous les classiques en langue anglaise de ce champ d’étude. On regrettera d’autant plus que, sur un tel sujet, les traditions italiennes, allemandes et françaises soient à peu près passées sous silence. Le tournant des années 1810, lorsque se met en place la « science de l’Antiquité » (Altertumswissenschaft), dans le cadre de l’université prussienne, aurait également mérité une attention. Thucydide quitte alors le domaine des Belles Lettres, pour devenir le modèle de l’historien scientifique épris de « la recherche de la vérité », d’exactitude et d’impartialité, un Ancien au service des Modernes, pour construire

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l’histoire comme science, discipline et profession. Dans le même temps, George Grote écrit une histoire « libérale » imprégnée du présent et qui fait d’Athènes la nouvelle cité de référence, tandis que Droysen invente l’époque hellénistique, le temps des grands États unifiés dont rêvent pour eux-mêmes bien des Allemands. Il est dommage que ce moment crucial pour l’écriture de l’histoire ancienne n’ait pas trouvé place dans ce livre, car c’est toujours en fonction des choix qui furent retenus dans ces décennies que s’est construite l’histoire de l’Antiquité dont nous dépendons plus ou moins consciemment. De là l’utilité des études d’historiographie pour lesquelles ce livre fournit une utile introduction.

AUTEURS

PASCAL PAYEN

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Francesco PRONTERA, Geografia e storia nella Grecia antica

Germaine Aujac

RÉFÉRENCE

Francesco PRONTERA, Geografia e storia nella Grecia antica, Firenze, Leo S. Olschki Editore, 2011, 267 p. + IV p. 28 euros / ISBN 978 88 222 6085 7.

1 C’est un recueil d’articles parus dans diverses revues entre 1993 et 2010 que Francesco Prontera nous présente dans cet important volume, au titre évocateur. Spécialiste bien connu de la géographie antique, F. P. a toujours insisté sur le rôle déterminant joué par le contexte historique dans les progrès de la connaissance du monde habité et, partant, de sa représentation visuelle. Il nous donne ainsi une vision unitaire de problèmes qui touchent soit à l’histoire et à l’historiographie antiques soit à la géographie. D’où la répartition des articles sous deux rubriques : textes et cartes.

2 Soulignant la place exorbitante réservée à Homère dans la Géographie de Strabon, F. P. montre, dans le premier de ces articles, Sull’Esegesi ellenistica della geografia omerica (1993, p. 3-14), la persistante influence d’Homère tout au long de la période hellénistique, à travers son imitateur Apollonios de Rhodes et son pourfendeur Ératosthène, et ce jusqu’au siècle d’Auguste. 3 Les Guerres Médiques furent à l’origine de la conscience nationale grecque, développée par les grands rassemblements ethniques que constituaient les fêtes panhelléniques ; très tôt apparut le désir de représenter par des schémas géométriques l’espace occupé par les hommes (Identita etnica, confini e frontiere nel mondo greco, p. 15-28). 4 La présence de l’Italie dans le monde habité connu des Grecs (p. 29-43), la description de l’Asie Mineure avec ses divers développements dans la Géographie de Strabon (p. 45-61), l’importance reconnue à la Perse par Hécatée de Milet ainsi que dans la carte

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évoquée par Hérodote (p. 63-72), sont autant de vues originales qui offrent des perspectives parfois inattendues et toujours pertinentes. 5 Quant à la géographie de l’historien Polybe, elle se situerait entre tradition et innovation. Moins progressiste, parce que moins scientifique, qu’Ératosthène, Polybe se distingue par l’attention portée à la géographie régionale (p. 73-80). Mais la représentation mythique a aussi sa place dans le développement de la géographie grecque : les diverses hypothèses sur l’itinéraire suivi par Ulysse, ou sur le trajet de retour des Argonautes ont élargi le champ des connaissances géographiques (p. 81-94). Des notes sur le lexique de la cartographie antique, portant sur la distinction précisée par Ptolémée entre la « géographie » et la « chorographie » (p. 95-104), le rappel du rôle de Marcien d’Héraclée, grâce auquel des auteurs comme Artémidore ou Ménippe de Pergame sont mieux connus (p. 105-112), ainsi que des notes sur la géopolitique au Ve siècle, embrassant l’Asie, la Grèce, la Sicile et l’Italie (p. 113-128) complètent cette partie consacrée aux textes. 6 Sous la rubrique « cartes », sont groupés des articles mettant en relief l’influence des relations maritimes sur la représentation cartographique. Le premier de la série, Geografia nautica e rappresentazione litoranea della magna Grecia (p. 129-147), montre que la colonisation grecque, avec la création de nouvelles cités le long des côtes de la Méditerranée et de la mer Noire, a fait prévaloir une perspective maritime dans la description des pays du monde habité ; « c’est la mer au premier chef qui décrit la terre et lui donne sa forme », assurait Strabon dans le chapitre consacré à l’établissement de la carte (II, 5, 17). Ce sont ces bases empiriques de la cartographie grecque, fondées essentiellement sur des données maritimes, que détaille F. P. avec grande pertinence (p. 149-165). Mais sur les mappemondes grecques, où se trouvait le centre et quel était le tracé de la périphérie ? Aux cartes circulaires des Ioniens, centrées sur Delphes ou la mer Égée, mettant face à face la Grèce et l’Asie mineure, a succédé la carte d’Ératosthène largement développée autour de deux axes de coordonnées qui, se coupant à Rhodes, faisaient de cette île le centre géographique de la carte (p. 167-182). Deux exemples illustrent l’utilisation des données empiriques en matière de cartographie. La péninsule Ibérique, dont la position et le tracé étaient très incertains pour Aristote, bénéficia des récits de Pythéas le marin, qui en fit le tour lors de son fameux périple en direction du Nord de l’Europe, mais aussi de l’expérience des armées carthaginoises et romaines lors de la deuxième guerre Punique ; Ératosthène, puis Ptolémée purent en tracer des schémas plus ou moins vraisemblables (p. 183-196). Quant à l’Asie mineure, la description qu’en donne Strabon, bien que fondée pour l’essentiel sur la carte d’Ératosthène, n’en offre pas moins un tableau pittoresque riche des souvenirs d’un enfant du pays, dont la famille fut très impliquée dans la gestion et la politique du royaume du Pont ; les guerres de Mithridate contribuèrent à mieux faire connaître cette péninsule asiatique (p. 197-223). Le désir des Grecs d’embrasser, au moins par la pensée, l’ensemble du monde habité, s’explique par des présupposés historiques : l’expérience coloniale de l’époque archaïque et, plus tard, l’unification de l’Asie sous la domination perse. Hécatée de Milet avait inauguré, dans son Tour de la terre, une description ordonnée des peuples et des pays du monde habité qui perdura jusqu’à Strabon. « Il est bien clair que dans l’historiographie antique (surtout grecque), le récit des événements s’accompagne de la description ethnico-géographique des pays qui constituent le théâtre des actions humaines », déclare F. P., qui montre dans la Géographie de Strabon la part réservée à l’ethnographie (p. 225-238). Une étude sur la

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Sicile (p. 239-253) termine cette série consacrée aux cartes. Inutile d’ajouter que tous ces articles sont brillamment illustrés par des schémas divers. 7 En manière de conclusion (et c’est aussi sa production la plus récente, 2010), F. P. résume son propos dans Carta e testo nella geografia antica (p. 255-263). Rappelant que nous ne possédons plus aucun document original sur la cartographie antique, il souligne l’importance des textes qui nous offrent la description de tout ou partie du monde habité, sans pour autant en conclure que leurs auteurs avaient sous les yeux une carte qui leur fournissait l’appui nécessaire. Pourtant la présentation géométrique de la carte d’Ératosthène, puis l’influence, restée trop mystérieuse, de Poseidonios, enfin la somme représentée par la Géographie de Strabon montrent la présence et l’évolution de la pratique des cartes bien avant qu’intervienne Ptolémée. 8 C’est donc un ouvrage riche en vues pertinentes sur le développement des sciences connexes que sont la géographie et la cartographie, et sur leurs rapports avec le contexte historique, que nous offre ici ce spécialiste reconnu de l’histoire de la géographie.

AUTEURS

GERMAINE AUJAC

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Stéphane RATTI, Polémiques entre païens et chrétiens

Amedeo Alessandro Raschieri

NOTIZIA

Stéphane RATTI, Polémiques entre païens et chrétiens, Paris, Les Belles Lettres, 2012, 289 p. 25 euros / ISBN-13 978 2 251 38112 1.

1 Ai lettori di « Anabases » non è sconosciuta la tesi di Stéphan Ratti, poiché tre anni or sono egli pubblicò su questa stessa rivista (« Anabases » 10, 2009, p. 89-97) un saggio dal titolo significativo : Mon Histoire Auguste. Lo studioso parte dal presupposto che « deux écueils doivent être évités afin d’espérer atteindre la vérité d’une œuvre ancienne : l’impressionnisme littéraire et l’historicisme » (p. 17) ; per stornare questi pericoli egli propone con forza una personale interpretazione di un’opera, l’Historia Augusta appunto, « qui semble vouloir à toute force échapper à une emprise sûre » (p. 12). Il libro cerca quindi di dimostrare che l’autore della compilazione tardoantica delle vite degli imperatori è da riconoscersi in Nicomachus Flavianus senior, l’intellettuale e uomo politico vissuto nella seconda metà del IV sec. d.C. e morto suicida nel 394 in seguito alla sconfitta della sua parte politica contro l’imperatore Teodosio I nella battaglia del Frigido.

2 Come già nel precedente Antiquus error. Les ultimes feux de la résistance païenne (Turnhout, 2010, cfr. la recensione di Christian Stein in « Anabases » 14, 2011, p. 283-284), per raggiungere il suo scopo l’autore traccia un ampio quadro complessivo della produzione letteraria e del contesto storico tra IV e V sec. così da trovare forti indizi a sostegno della sua tesi. In particolare, dopo l’introduzione dedicata al rapporto tra « fiction » e « religion », il volume si articola in due ampie sezioni : nella prima parte (Le malaise païen) è descritta la situazione dei sostenitori della religione tradizionale romana nel momento della definitiva affermazione del cristianesimo e i tentativi di resistenza politica e intellettuale nei loro riflessi letterari (per esempio, nell’opera di Rutilio Namaziano oppure nella commedia intitolata Querolus) ; nella seconda parte

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(Nicomaque Flavien senior, l’Histoire Auguste et les chrétiens) l’autore riscrive la biografia di Nicomaco Flaviano alla luce dell’ipotesi che sia egli l’autore dell’Historia Augusta, così da mettere in evidenza il suo rapporto conflittuale con i cristiani, il suo interesse per la filosofia neoplatonica, la sua importanza come legislatore e, più in generale, i valori di cui egli si faceva portavoce. 3 Ratti dimostra molta cura nella strutturazione logica delle sue argomentazioni al fine di evitare le accuse di utilizzare un ragionamento circolare : in primo luogo ricerca indizi esterni a sostegno della sua tesi (nelle opere antiche e medioevali, nella documentazione epigrafica, nei contemporanei corpora legislativi, ecc.), compone dunque un quadro unitario sulla figura di Flaviano Nicomaco e individua soltanto allora raffronti coerenti nella Historia Augusta. In tale opera, lo studioso dimostra non solo una certa abilità nel districarsi tra storiografia, giurisprudenza e letteratura, ma anche una notevole capacità innovativa (direi quasi sovversiva) nei confronti dei suoi predecessori e contemporanei : oltre ad avanzare egli stesso nuove proposte e interpretazioni (a proposito di opere come l’Historia Augusta, il Carmen contra paganos, il Miles Marianus o la Mosaicarum et Romanarum legum collatio), accoglie volentieri tesi come quella di René Martin sull’identificazione dell’autore del Satyricon con l’Encolpio lector di Plinio il Giovane. 4 L’atteggiamento di Ratti nei confronti dei problemi storici e letterari è simile a quello del filologo, del restauratore di opere antiche, che attraverso la congettura e l’emendazione, ben giustificate dal punto di vista critico, risolve problemi a prima vista insanabili e riporta il testo a una sua limpida coerenza. In tale prospettiva egli dimostra il valore conoscitivo dell’antichistica, che si misura anche nella capacità di procedere a rigorosi controlli scientifici così da giungere talvolta a demolire idee consolidate. Come emerge con chiarezza nell’epilogo al volume (Les derniers païens d’Alan Cameron), lo studioso non nasconde la componente militante della sua azione intellettuale e non evita, anzi rende evidente, il conflitto con studiosi di peso nel panorama internazionale, sebbene forse esageri nell’interpretare semplicemente in senso ideologico-geografico (europei vs anglo-sassoni) le divergenze di opinione tra chi, come Ratti stesso, riconosce una forte componente anticristiana nelle opere pagane composte tra IV e V sec. e chi invece, come Alan Cameron nel recente The Last Pagans of Rome (Oxford University Press, 2011), non rintraccia significative azioni di dissenso da parte dei pagani contro l’azione di Teodosio a favore dei cristiani.

AUTORI

AMEDEO ALESSANDRO RASCHIERI

Università degli Studi di Torino [email protected]

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Béatrice ROBERT-BOISSIER, Pompéi. Les doubles vies de la cité du Vésuve

Philippe Foro

RÉFÉRENCE

Béatrice ROBERT-BOISSIER, Pompéi. Les doubles vies de la cité du Vésuve, Paris, Ellipses, 2011, 334 p. 24 euros / isbn 978-2-7298-6635-8.

1 Sans doute parmi les sites antiques les plus connus et les plus visités au monde, Pompéi, à la fois par sa fin tragique et par les pans entiers de la vie quotidienne qu’il permet d’aborder, a suscité un travail de redécouvertes permises par les fouilles qui se sont succédées depuis le XVIIIe siècle. C’est à l’histoire de Pompéi que nous convie le livre de Béatrice Robert-Boissier. Dans un utile premier chapitre, l’auteur rappelle ce que fut la Pompéi romaine jusqu’à la catastrophe de 79 ap. J.-C. : une cité prospère, se remettant progressivement du séisme de 62. Sont rappelées les sources littéraires qui renseignent sur la cité campanienne (Pline le Jeune qui décrit l’éruption et la mort de son oncle, scientifique trop curieux, Martial, Stace) mais également les évolutions de la recherche qui remettent en cause la date traditionnelle du 24 août au profit du 24 octobre ou du 24 novembre. Mais l’essentiel de l’ouvrage est une analyse des campagnes de fouilles entreprises à partir de 1738 à Herculanum et à Pompéi dix ans plus tard, sous l’égide du roi de Naples, Charles VII de Bourbon, futur Charles III d’Espagne. Béatrice Robert- Boissier montre avec précision les diverses étapes de la perception de l’archéologie. Sous les Bourbons, l’archéologie est une source de prestige pour le pouvoir et une recherche des beaux objets d’art que recèle le sous-sol des deux cités enfouies. L’archéologie est au centre d’une formidable mise en scène à l’image de la visite de l’empereur Joseph II de Habsbourg en 1771, pour qui l’on comble à nouveau un lieu déjà fouillé afin de lui fournir le privilège d’une « découverte » qui porte désormais son nom (p. 52). Pendant la période napoléonienne au cours de laquelle Joachim Murat règne à Naples, les travaux se poursuivent, encouragés par la reine Caroline, sœur de Napoléon,

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particulièrement attentive à l’évolution des travaux. Comme le souligne l’auteur, « Caroline Murat donne un nouveau souffle aux fouilles pompéiennes auxquelles elle accorde une importance qui va au-delà de l’objet isolé » (p. 77).

2 Après un moment de relative léthargie à la suite de la restauration des Bourbons, Béatrice Robert-Boissier montre combien à partir du Risorgimento et de l’unité italienne, l’archéologie et le prestige politique se développent en parallèle. Si le passage d’Alexandre Dumas comme surintendant aux fouilles n’est que fugace en 1860, à la suite de l’expédition des Mille de Garibaldi en Sicile et dans le Midi italien, une réelle stabilité s’instaure après la proclamation du royaume. Les fouilles prennent peu à peu un visage de science de l’Antiquité avec des personnalités comme Giuseppe Fiorelli (1861-1875) et Michele Ruggiero (1875-1893), le premier favorisant l’émergence de l’École archéologique italienne, émanation de l’École d’archéologie de Pompéi. La ville campanienne devient une des vitrines les plus prestigieuses de la science archéologique italienne. L’avènement du fascisme a des conséquences dans l’histoire de la redécouverte de Pompéi. En 1923, Vittorio Spinazzola, surintendant de Pompéi depuis 1910 et connu pour ses opinions libérales, est remercié par le pouvoir au profit d’Amedeo Maiuri. Si celui-ci doit sa nomination au nouveau régime, Maiuri sut faire preuve d’une réelle indépendance d’esprit et d’une activité inlassable qui lui permit de traverser la période fasciste et de rester en place sous la République jusqu’en 1961. Le travail de Béatrice Robert-Boissier aborde également l’épineux problème de la conservation des vestiges mis au jour. Ne faut-il pas moins fouiller afin de mieux conserver ? Le coût des travaux et de la conservation du site de Pompéi est de plus en plus lourd pour l’État italien et ce malgré le classement au patrimoine mondial de l’ UNESCO en 1997. Face à la dénonciation de gabegies, à la dégradation du site, le gouvernement italien nomme en 2008 un commissaire spécial pour sauver Pompéi, ce qui n’empêche pas l’écroulement, deux ans plus tard, de l’école des gladiateurs, événement qui a un retentissement international. Le sort de Pompéi doit être désormais soumis à l’attention de la communauté internationale tout entière car cette ville pétrifiée par une fin tragique est devenue « un patrimoine commun de l’humanité » pour reprendre le titre de l’un des chapitres du livre. 3 Agrémenté de documents photographiques, d’une carte du golfe de Naples, de plans et d’une chronologie, d’un chapitre fort intéressant sur Pompéi au cinéma et dans les arts, avec toujours le souci de replacer dans le contexte du temps son étude de l’archéologie pompéienne, le livre de Béatrice Robert-Boissier nous fait connaitre un pan capital de l’histoire de l’archéologie du monde romain et participe à la prise de conscience de l’urgente nécessité de préserver un site hors-norme pour les générations futures.

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AUTEURS

PHILIPPE FORO

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Coline RUIZ DARASSE, Eugenio R. LUJAŃ (éd.), Contacts linguistiques dans l’Occident méditerranéen antique

Éric Dieu

RÉFÉRENCE

Coline RUIZ DARASSE, Eugenio R. LUJAŃ (éd.), Contacts linguistiques dans l’Occident méditerranéen antique, Madrid, Casa de Velázquez, 2011, 312 p. + XII p. 37 euros / ISBN 978-84-96820-61-6.

1 Ce volume est le fruit d’un colloque international tenu les 23 et 24 avril 2009 à la Casa de Velázquez. Il s’intéresse à la question des contacts linguistiques dans l’Occident méditerranéen antique non seulement du point de vue de la langue, et en particulier de langues connues de manière fragmentaire (comme l’ibère, l’étrusque, le gaulois, la langue des Maures, etc.), mais aussi d’un point de vue archéologique ou sociolinguistique. Quatre aires culturelles sont principalement étudiées dans ce volume : la péninsule Ibérique, l’Afrique du Nord, le domaine italique et la Gaule méridionale. Les quatre premiers articles, ainsi que la conclusion générale, sont écrits en espagnol, l’introduction et les sept autres études sont en français.

2 Après une courte introduction de Coline Ruiz Darasse (p. 1-5), quatre articles sont consacrés aux contacts linguistiques dans la péninsule Ibérique. Francisco Beltrán Lloris et María José Estarán Tolosa (p. 9-25) établissent un catalogue des documents épigraphiques de la péninsule Ibérique présentant des faits de bilinguisme. Javier de Hoz (p. 27-64) s’intéresse aux fonctions de la langue ibère comme langue véhiculaire. Joaquín Gorrochategui (p. 65-87) étudie la question de l’influence exercée par l’ibère ou le latin, d’un point de vue linguistique et épigraphique, sur la zone vasco-aquitaine. Enfin, Javier Velaza Frías (p. 89-100) analyse la notion de contact linguistique, d’un point de vue conceptuel et méthodologique, dans les langues de la péninsule Ibérique.

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3 Les contacts linguistiques en Afrique du Nord donnent lieu à une étude de Carles Múrcia (p. 103-126) consacrée à la langue des Maures, qu’il identifie comme un stade ancien de la langue amazighe (ou berbère), tout en procédant à une analyse géographique et sociolinguistique des langues de l’Afrique proconsulaire. 4 Le domaine italique est représenté par trois articles. Sylvain Destephen (p. 129-144) s’intéresse à la coexistence du grec et du latin dans la province d’Illyricum, du Ier au VIe siècle après J.‑C. : le Haut-Empire est marqué par une claire coexistence de ces deux langues, qui relève plutôt de la simple juxtaposition que de la symbiose (le bilinguisme demeurant rare), tandis que la situation linguistique du Bas-Empire se simplifie, du fait, en particulier, de la raréfaction des sources documentaires, et donne l’impression d’une apparente séparation linguistique du grec et du latin. Paolo Poccetti (p. 145-171) étudie ensuite les anthroponymes et toponymes issus d’ethniques et les noms géographiques étrangers dans la Méditerranée archaïque ; en particulier, de longs développements sont consacrés à la diffusion du nom des Latins et de celui des Étrusques dans l’anthroponymie archaïque. La question de l’échange graphique entre f‑ et h‑ à l’initiale de mot en étrusque est étudiée en dernier lieu par Gilles Van Heems (p. 173-194) : partant du constat que ce phénomène apparaît également dans les langues italiques, principalement en latino-falisque, l’auteur se demande s’il s’agit d’un emprunt (de l’étrusque à une langue italique, ou l’inverse) ou bien d’innovations parallèles, c’est-à- dire, plus précisément, d’un phénomène de convergence caractéristique d’une aire d’affinité linguistique. 5 Enfin, deux contributions sont consacrées à la Gaule méridionale. Celle de Michel Bats (p. 197-226), à travers une analyse de la documentation archéologique de plusieurs sites du littoral méditerranéen de la Gaule du VIe siècle au Ier siècle avant J.-C., a pour objet les faits d’emmêlements de langues et de systèmes graphiques. Celle d’Alex Mullen (p. 227-239) étudie ensuite la création et le développement du gallo-grec (gaulois écrit en caractères grecs), à travers l’écriture, l’onomastique et les faits de bilinguisme. 6 Un dernier article dépasse le cadre géographique des études précédentes. Il s’agit d’une étude de Peter Schrijver (p. 241-255), consacrée à la langue hatti (langue isolée de l’Anatolie centrale attestée vers le milieu du deuxième millénaire avant J.-C., et connue en particulier par un petit nombre de bilingues hatti-hittite), et plus précisément à sa « pertinence possible pour les contacts linguistiques préhistoriques en Europe occidentale » : le hatti, de même que le minoen, langue notée par l’écriture linéaire A qui pourrait, selon l’auteur, lui être apparenté, aurait été une langue de substrat en Europe. Si les quelques éléments avancés dans cet article sont insuffisants pour permettre de souscrire à ces idées – ce dont Peter Schrijver a pleinement conscience –, l’auteur annonce toutefois la publication d’une étude plus approfondie sur le « minoen- hatti », en collaboration avec Willem Vermeer. 7 Ce bel ouvrage sur les contacts linguistiques dans l’Occident méditerranéen antique, dont on ne peut que recommander la lecture, se termine par une conclusion d’Eugenio R. Luján (p. 257-268) qui revient sur les principaux enjeux du sujet à partir des acquis de chacune des contributions qui précèdent. Elle est suivie par une liste des sources anciennes (p. 269-270) et une bibliographie générale (p. 271-312).

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AUTEURS

ÉRIC DIEU

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Nicolas WIATER, The Ideology of Classicism : Language, History, and Identity in Dionysius of Halicarnassus

Germaine Aujac

RÉFÉRENCE

Nicolas WIATER, The Ideology of Classicism : Language, History, and Identity in Dionysius of Halicarnassus, Berlin-New-York, Walter de Gruyter, 2011, 395+XI p. 109, 95 euros / ISBN 978-3-11-025658-1.

1 « Dire ce qu’on va dire, le dire, dire qu’on l’a dit » : ce conseil – très pertinent – donné aux orateurs s’adressant à un auditoire bigarré risque de produire une fâcheuse impression de redondance quand il s’applique à un texte écrit. C’est le recours un peu trop fréquent à ce procédé, très pédagogique au demeurant, qui alourdit les démonstrations de Nicolas Wiater, dans ce livre consacré à l’étude approfondie de l’idéologie du classicisme dont est cheville ouvrière Denys d’Halicarnasse, aussi bien dans ses Opuscules Rhétoriques que dans son grand traité historique sur les Antiquités Romaines.

2 Après avoir étudié la philologie grecque à l’Université de Bonn et bénéficié d’une année de recherches à Pembroke College (Cambridge), Nicolas Wiater est actuellement Lecturer in Classics à l’Université Saint-Andrews (Écosse). C’est assez dire l’étendue de sa culture. Intéressé d’abord par Diodore de Sicile, objet de son mémoire de maîtrise, il s’est ensuite tourné vers Denys d’Halicarnasse qu’il présente comme le vrai théoricien du classicisme. Cinq copieux chapitres en fournissent des éléments de preuve. 3 Le premier, en manière d’introduction, indique les objectifs et les méthodes de la présente étude. Denys, ce Grec d’Halicarnasse venu s’installer à Rome pour y enseigner la rhétorique et faire œuvre de critique et d’historien, contribue à faire du classicisme un phénomène culturel, car il est peut-être plus représentatif du siècle d’Auguste que

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les auteurs latins contemporains. C’est avec Denys que le classicisme deviendra une « vision du monde », et le grec classique un modèle d’identification pour les Grecs vivant sous la domination de Rome (p. 15) ; l’idéal classique s’épanouira dans un cercle d’intellectuels grecs ou romains avec lesquels Denys entretient un dialogue permanent. La Première Lettre à Ammée, par exemple, veut ruiner les prétentions d’un péripatéticien qui soutenait, sans le moindre égard pour la chronologie, que Démosthène devrait son éloquence à l’enseignement d’Aristote. 4 Le deuxième chapitre étudie, à la lumière du passé, le rôle du langage et de l’identité dans le classicisme de Denys. La préface des Orateurs Antiques, véritable manifeste du classicisme, en déroule l’histoire : le passé classique se termine avec la mort d’Alexandre ; puis vient l’intermède regrettable de l’asianisme ; fort heureusement le présent amorce une refondation favorisée par Auguste. La réussite passée du classicisme est due, selon Denys, à l’influence primordiale de la rhétorique philosophique d’Isocrate, qui reste un modèle à imiter. La supériorité des Grecs fut associée à la prédominance des politikoi logoi, tandis que celle du barbare le fut au triomphe de l’asianisme, le style d’une période n’étant que l’expression des valeurs politiques et morales dominantes en son sein (p. 98). S’appuyant sur les tendances classicisantes de la culture romaine contemporaine, Denys fait des Romains et de leur puissance les héritiers de la rhétorique et de la culture grecques classiques. 5 La construction d’un passé classiciste, par recours à l’histoire et à la critique littéraire, fait l’objet du troisième chapitre. Pour Denys, l’histoire relève non de la science mais de l’herméneutique. Aussi juge-t-il les historiens d’après leur aptitude à présenter une image idéale des vertus ancestrales : Hérodote montre la supériorité morale et politique des Grecs sur les barbares ; Thucydide en revanche donne une vision par trop négative du rôle d’Athènes dans la guerre du Péloponnèse ; l’historien idéal est donc Théopompe, un élève d’Isocrate, qui présente des exemples (ou des contre-exemples) moraux à prétentions délibérément éducatives. Quant aux Antiquités romaines, tout en démontrant que les Romains ont des origines grecques, elles révèlent une tradition de vertus déjà à l’œuvre dès les origines. 6 Le chapitre 4, « Knowledge and Elitism : Being a Classicist Critic », montre comment Denys cherche à définir le savoir et la compétence que ses lecteurs acquerront en lisant ses écrits, composés suivant la tradition rhétorique classique ; s’ils se fient à l’enseignement dispensé à travers ses critiques des auteurs anciens, ils pourront se considérer comme appartenant à une communauté d’intellectuels comparable à l’élite de l’époque classique (p. 229). 7 Dans la même perspective, le chapitre 5 souligne « The Interactive Structure of Dionysius’ Writings ». L’auteur voit dans les écrits de Denys le dialogue perpétuel entre le critique, son lecteur, des adversaires présentant leurs objections (les interlocuteurs fictifs), et surtout les auteurs classiques eux mêmes que Denys ne craint pas d’interroger, de faire parler, afin d’en dévoiler les intentions cachées. Ses controverses avec le Péripatéticien dans la Première Lettre à Ammée, avec les Platoniciens dans le Démosthène, avec Thucydide dans le Thucydide et la Seconde Lettre à Ammée, font ressortir les qualités de ceux qu’il considère comme les créateurs et les champions de l’éloquence classique, Lysias et Isocrate. Ce qui n’empêche pas que, pour Denys, l’orateur par excellence reste bien Démosthène, placé il est vrai dans un contexte historique exceptionnel : la philosophie politique d’Isocrate fait triste figure à côté de la flamme qui anime l’éloquence de cet orateur.

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8 Le classicisme de Denys, nous dit l’auteur en conclusion, « est un puissant modèle de l’identité culturelle grecque, qui permettait à ses lecteurs grecs de concilier leur héritage grec classique avec le présent romain, et offrait à ses lecteurs romains une justification pour poursuivre activement leur hellénisation » (p. 360). 9 Une riche bibliographie, des index variés complètent cette analyse du rôle joué par Denys dans l’établissement d’un idéal classique, ciment d’une communauté intellectuelle gréco-romaine très active à Rome durant le règne d’Auguste.

AUTEURS

GERMAINE AUJAC

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Amanda WRIGLEY (éd.), Translation, performance, and reception of Greek drama, 1900-1960 : international dialogues

Geneviève Hoffmann

RÉFÉRENCE

Amanda WRIGLEY (éd.), Translation, performance, and reception of Greek drama, 1900-1960 : international dialogues. Comparative drama, Special double issue, Vol. 44.4, hiver 2010. Vol. 45.1, printemps 2011, 371 p., 552 p. 182 livres (Hb), ISBN 00104078.

1 Ce numéro double de la revue Comparative Drama du département d’anglais de l’Université de Michigan, porte sur la traduction, la réception et les mises en scène du théâtre grec. Le sujet n’est pas neuf et a déjà fait l’objet de plusieurs publications. Dans sa présentation, Amanda Wrigley (Université de Westminster), s’emploie donc à souligner l’originalité du projet dont elle est le maître d’œuvre. Comme l’indique le titre du présent recueil : Greek Drama in the First Six Decades of the Twentieth Century : Tradition, Identity, Migration, c’est dans le contexte des deux Guerres mondiales que les contributions réunies par ses soins interrogent la fascination qu’a exercée le drame grec, et son efficacité pour porter un message d’espoir, maintenir une tradition ou dénoncer les outrages de la guerre et des totalitarismes.

2 Eleftheria Ioannidou applique le concept d’heterotopia, tel qu’il a été défini par Michel Foucault, aux théâtres antiques du monde grec (Athènes, Delphes, Épidaure) qui restent des lieux d’exception, le temps des festivals. Leur charge symbolique permet aux Grecs de reconstruire une tradition culturelle nationale qui s’inscrit dans l’histoire de la Grèce moderne et la reconquête de son passé (p. 385-403). Debra Caplan retient pour

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son analyse de la judaïsation du théâtre grec, entamée au début du XXe siècle, l’interprétation donnée par trois auteurs de langue yiddish : J. Gordin à la fin du XIXe siècle, Z. Libin (1903) et M. Elkin (1935), des personnages de Médée et d’Œdipe-Roi. Elle met en lumière les stratégies adoptées pour jeter un pont entre deux cultures que tout sépare (p. 405-422). Simon Perris s’intéresse à Gilbert Murray, le traducteur et commentateur bien connu du théâtre d’Euripide, qui fut aussi un militant de la paix (p. 423-440). Conscient de l’ambiguïté du poète grec, l’helléniste voulait trouver en lui l’expression de ses convictions. Si son interprétation des Troyennes comme réaction aux atrocités commises lors du sac de Mélos s’imposa, il fit aussi de cette tragédie une arme idéologique pour la cause du pacifisme et un manifeste pour la défense de l’humanisme. En s’appuyant sur des articles de presse et une documentation photographique, Niall W. Slater met en perspective les débats et controverses provoqués par les Troyennes et l’ Iphigénie d’Euripide, quand elles furent jouées pour la première fois devant un public américain en 1915 (p. 441-455). Le promoteur et l’organisateur de cette tournée, Harley Granville Barker (1877-1946), soutenu par des fonds académiques, fit le choix d’une mise en scène et de costumes fidèles à sa conception de l’antique. Toutefois, dans le contexte de la guerre, les deux tragédies semblaient d’une actualité si brûlante que Lillah McCarthy qui jouait Hécube, ressemblait, d’après Barker lui-même, à la Reine des Belges. Dans son titre Robert Davis reprend la question : « Is Mr. Euripides a Communist ? » posée dans le contexte des débats passionnés soulevés aux États-Unis par la pièce de Philip H. Davis : Trojan Incident, en 1938. À la différence de Baker, Philip Davis, par ailleurs épigraphiste réputé, s’inscrivait délibérément dans l’actualité, respectant ainsi l’esprit du Federal Theatre Project ( FTP), comité créé par Roosevelt et dirigé par Hallie Flanagan, qui avait pour but de diffuser la culture théâtrale dans la société américaine. Représentée seulement vingt-six fois, la tragédie de Davis fut jugée subversive. Elle utilisait l’argent public, pour une « vicious propaganda », un cheval de Troie en quelque sorte du communisme au pays des libertés. Les critiques soulevées par ce drame et la politique du FTP furent un prétexte parmi d’autres pour remettre en cause le New Deal et la politique de Roosevelt (p. 457-476). Betine Van Zyl Smit expose par quelles médiations les Afrikaners ont su se servir de l’Œdipe-Roi de Sophocle, traduit en 1927 par L. J. du Plessis (1897-1968), pour asseoir le prestige de leur langue, « un jargon sans littérature » pour les Anglais, et se hisser ainsi au niveau culturel des colonisateurs. Quand Athol Fugard produit Exits and Entrances en 1961, le théâtre afrikaner a gagné son autonomie, mais Œdipe reste une source d’inspiration (p. 477-493). Gonda Van Steen examine à propos de la politique grecque deux récupérations très différentes du cri de guerre tiré des Perses d’Eschyle : « C’est maintenant la lutte finale » (v. 405). Le 28 octobre 1941, jour anniversaire du « non » opposé par le dictateur Metaxas à l’ultimatum de Mussolini, Louis MacNeice exalta à la BBC le courage grec. Dans sa pièce, les Barbares étaient les fascistes. En 1946, la célébration du « jour du non » fut l’occasion en Grèce d’une mise en scène des Perses par l’Ethniko Theatro, qui permettait de célébrer le patriotisme contre d’autres barbares, mais cette fois-ci il s’agissait des communistes (p. 495-508). Pour Michael Simpson, la dernière pièce de T. S. Eliot, L’Homme d’État âgé (The Elder Stateman, 1958), prend sens dans le contexte de la crise de Suez et de l’occupation de la Hongrie par les Soviétiques. Tout en se situant dans la tradition théâtrale anglaise, Eliot, comme pour ses autres productions, joue de références à la tragédie grecque, en l’occurrence l’Œdipe à Colone, l’ Œdipe-Roi et l’Antigone de Sophocle. Ainsi ce drame est-il une allégorie de l’Europe et de

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la culture occidentale qui cherche à préserver son intégrité dans un contexte de crise (p. 509-528). 3 Ces huit contributions sont suivies de quatre notices qui ouvrent le présent volume sur des domaines de recherche plus ou moins pertinents. Michele Valerie Ronnick centre son article sur William Sanders Scaborough (1852-1926), premier philologue américain à être un descendant d’esclaves, et sur l’intérêt qu’il prit à Cambridge en 1921 à la projection d’un film sur l’Orestie. Alberto Savinio est le sujet de Giulia Torello qui s’interroge sur sa réinterprétation de l’Alceste d’Euripide dans son drame « Alceste, fille de Samuel ». Publiée en 1949, montée par G. Strehler en 1950, cette tragédie moderne est un manifeste pour la liberté de jugement et pour la suprématie américaine, Roosevelt étant présenté comme un nouvel Héraclès. Les deux dernières notices ont trait à des comédies d’Aristophane. Lysistrata a inspiré la pièce d’Ewan MacColl : Operation Olive Branch, jouée en 1947 pour dénoncer la guerre (Claire Warden), tandis que les traductions par le poète Douglas Young des Grenouilles et des Oiseaux, s’inscrivent dans son affirmation de l’identité écossaise (C. W. Marshall). 4 Le mot de la fin revient à Lorna Hardwick (p. 545-548) qui, poursuivant la réflexion méthodologique qu’elle mène depuis plusieurs années, développe les enjeux et les apports des diverses contributions. Au croisement de plusieurs disciplines, ce nouveau recueil illustre un pan de l’histoire de la réception du théâtre grec. Il souligne combien en ces années de sang et de larmes de la première moitié du XXe, le théâtre grec a gardé sa force de conviction pour émouvoir et provoquer des débats passionnés. Dans des pays de culture occidentale, les dramaturges donnent à l’héritage classique des résonances contemporaines pour maintenir une tradition en l’adaptant à de nouveaux enjeux.

AUTEURS

GENEVIÈVE HOFFMANN

Université de Picardie Jules Verne [email protected]

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XÉNOPHON, L’intégrale de l’œuvre équestre

Amélie Perrier

RÉFÉRENCE

XÉNOPHON, L’intégrale de l’œuvre équestre, présentée et annotée par A. Blaineau, Arles, Actes Sud (Arts équestres), 2011, 277 p. 35 euros/ isbn 978-2-330-00193-3.

1 L’intégrale de l’œuvre équestre de Xénophon présentée et annotée par A. Blaineau est publiée dans une belle collection des éditions Actes Sud (Arts équestres), destinée aussi bien à un public de cavaliers éclairés qu’au grand public. Cette collection rassemble des œuvres littéraires (P. Morand, Anthologie de la littérature équestre) et techniques (É. Beudant, Extérieur et haute école). Les écrits de Xénophon ont leur place ici, et A. Blaineau le justifie fort bien en montrant leur importance dans l’art équestre jusqu’au XXe s.

2 A. Blaineau, auteur d’une thèse intitulée « Chevaux, cavaliers et cavaleries dans l’œuvre de Xénophon », soutenue en 2010 à l’université de Rennes 2, ne propose pas ici de nouvelle traduction, ni de nouvelle édition du texte grec qui n’apparaît pas. Il choisit une traduction du XIXe s. pour les deux traités équestres de Xénophon, celle de P.- L. Courier (1772-1825), officier d’artillerie à cheval, helléniste et écrivain polémiste. A. Blaineau reprend le texte établi par M. Allem dans le volume de la Pléiade consacré à P.-L. Courier. On pourrait s’étonner de ce choix et regretter que les excellentes traductions d’É. Delebecque aient aussi peu de place dans cette édition : seulement des fragments du traité de Simon d’Athènes, parce qu’il s’agit de l’unique traduction disponible en français. L’éditeur reconnaît la « démarche scrupuleuse » d’É. Delebecque, jugeant qu’elle « empêche toutefois une lecture fluide, à cause d’une interprétation heurtée, car voulant coller au mot juste » (p. 89). Le jugement est assurément trop sévère, surtout si l’on cherche à connaître le texte de Xénophon, qui plus est en l’absence de la version originale grecque. L’intérêt du choix de l’éditeur ne

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réside pas dans une meilleure appréhension du texte de Xénophon, mais dans l’apport d’une nouvelle perspective. A. Blaineau justifie le choix de la traduction de P.-L. Courier dans ses chapitres préliminaires sur la réception de Xénophon dans les milieux hippiques français à l’époque moderne. Ce choix lui offre ainsi la possibilité d’un double commentaire : non seulement un commentaire circonstancié du texte de Xénophon et des réalités antiques, mais surtout un commentaire historique et contextuel de la traduction de P.-L. Courier, ponctué de mises en parallèle avec les autres traductions disponibles (Delebecque, Berenger, etc.). Ces choix sont cohérents avec la ligne éditoriale de la collection, puisque cette édition offre les textes de Xénophon à un public qui n’est pas forcément helléniste, mais qui est assurément féru de culture équestre, tout en permettant aux hellénistes de découvrir les textes de Xénophon sous un angle nouveau, à la fois thématique et technique, et l’importance fondatrice de ces textes dans l’art équestre occidental. C’est le seul texte grec de l’Antiquité qui garde toute sa vigueur et son intérêt dans la pratique d’un art, aux yeux des maîtres de cavalerie et aux yeux des cavaliers d’aujourd’hui. 3 L’introduction présente avec clarté le contexte antique (« I. Chevaux et cavaliers du monde grec », avec cinq figures), la vie de Xénophon et le contexte d’écriture de son œuvre (« II. Xénophon »), enfin, le contexte moderne de réception et de traduction, après quelques mots sur les époques antérieures (« III. La réception de l’Art équestre et de l’Hipparque de l’Antiquité au début du XIXe siècle ; IV. « Pour l’amour du grec » : les traductions de Paul-Louis Courier ; V. Curnieu versus Courier ; VI. La réception de l’Art équestre dans les milieux hippiques français aux XIXe et XXe siècles ; VII. Le cheval de Xénophon ou la quête des origines »). La majeure partie de l’introduction offre à l’historien et au cavalier une agréable promenade dans les théories modernes de l’art équestre, appuyée sur de nombreuses citations, depuis les œuvres du baron de Curnieu, contempteur de celles de P.-L. Courier, jusqu’aux ouvrages les plus récents du maître M. Henriquet, en passant par la magnifique nouvelle de P. Morand (Milady). Le choix de limiter le commentaire aux notes de la traduction et à une longue présentation peu annotée, prive l’ouvrage d’analyses détaillées, mais le rend accessible et permet de ne pas perdre de vue les deux objets de cette édition : les textes de Xénophon et leur réception en France à l’époque moderne. 4 Une réserve cependant : le premier chapitre de l’introduction est ponctué de plusieurs passages d’un récit fictif dont la publication n’est pas tant justifiée par sa qualité littéraire et qui éloigne l’ouvrage de ses ambitions scientifiques, sans rien ajouter à la « clarté de l’exposé » contrairement à ce que prétend l’éditeur (p. 24). 5 Les traductions de P.-L. Courier, commentées par A. Blaineau, des deux traités équestres de Xénophon (Du Commandement de la cavalerie et De l’Équitation), sont suivies d’extraits recueillis parmi les autres œuvres de l’auteur grec (l’Anabase, les Helléniques, Agésilas, les Mémorables, le Banquet, l’Économique, Hiéron, l’Art de la chasse, la Constitution des Lacédémoniens, la Cyropédie), dans la traduction de P. Chambry. En complément sont présentés les fragments du traité de Simon d’Athènes sur l’extérieur et le choix des chevaux, dans la traduction d'É. Delebecque. Aucune conclusion n’est proposée, mais une bibliographie raisonnée des principaux ouvrages. 6 La grande qualité de cette édition est de réunir, pour la première fois, tous les textes de Xénophon relatifs à l’art équestre, en adoptant une présentation qui trouve un savant équilibre entre érudition et vulgarisation. A. Blaineau comble ici un manque, tout en

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adoptant une perspective originale susceptible de distraire les hellénistes, d’émouvoir les cavaliers, d’attirer les non-hellénistes et de passionner les curieux.

AUTEURS

AMÉLIE PERRIER

École française d’Athènes, Université de Paris IV Sorbonne [email protected]

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Luba FREEDMAN, The Revival of the Olympian Gods in Renaissance Art

Adeline Grand-Clément

RÉFÉRENCE

Luba FREEDMAN, The Revival of the Olympian Gods in Renaissance Art, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 (Hardback), 2010 (Paperback), 301 p.+, 78 ill. 85 dollars / isbn 0-521-81576-2.

1 On sait depuis l’ouvrage de J. Seznec (La survivance des dieux antiques, 1939) que les hommes de la Renaissance n’ont pas redécouvert les divinités du panthéon gréco- romain. Ces dernières n’ont cessé d’occuper une place dans l’imaginaire et la culture de l’Occident médiéval depuis la fin de l’Antiquité. Mais, d’après L. Freedman, la nouveauté du XVIe siècle italien réside dans le mode de représentation qui est alors adopté : peintres, sculpteurs et graveurs figurent désormais les puissances olympiennes « all’antica ». Les dieux païens retrouvent alors leurs attributs, dans des mises en scène qui tendent à leur redonner leur splendeur et leur majesté antiques. Or la prolifération de telles images sculptées ou peintes dans l’espace public (jusqu’au début du XVIIe siècle) ne va pas sans poser problème, dans un contexte où artistes, commanditaires et public appartiennent tous à la communauté chrétienne. L’ouvrage de L. Freedman, initialement paru en 2003 et republié en 2010, s’emploie à mettre en lumière les enjeux d’un tel phénomène. L’auteur, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, est spécialiste de l’art italien des XVe et XVIe siècles et vient de publier une étude sur la réception de la mythologie gréco-romaine dans la peinture de la Renaissance italienne (Classical Myths in Italian Renaissance Painting, 2011). Dans The Revival of the Olympian Gods in Renaissance Art, L. Freedman s’emploie à démontrer que, pour rendre acceptable les « épiphanies » de dieux païens, les artistes s’inspirent des œuvres antiques mais y ajoutent des éléments empruntés à leur propre époque : ils parviennent ainsi à rendre acceptables les Olympiens, à neutraliser le pouvoir de ces « faux dieux ». Les images peintes, sculptées ou gravées ainsi créées sont alors appréhendées d’un point de vue

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esthétique ou allégorique, et non plus en tant que figurations de puissances surnaturelles.

2 L’ouvrage comporte neuf chapitres, répartis au sein de trois parties. La première, assez courte, présente les notions clefs utilisées pour l’analyse et précise les contours du phénomène étudié. L’auteur justifie d’abord le choix de limiter l’étude au groupe des « dieux olympiens », à savoir ceux qui occupent le sommet du panthéon gréco-romain. Elle précise ensuite qu’elle n’étudie que les « représentations autonomes » des divinités en question. Elle entend par là un mode de figuration spécifique, où le sujet est représenté seul, ou dans une attitude indépendante des personnages qui l’accompagnent, donc en position d’autorité. L’auteur exclut ainsi de son analyse toutes les scènes à caractère narratif, dans lesquelles les figures seraient engagées physiquement ou émotionnellement dans une action – on pense à tous les épisodes mythologiques, abondamment représentés dans l’art italien de la Renaissance, et qui ont fait l’objet de l’ouvrage paru en 2011. Le deuxième chapitre insiste ensuite sur les motivations des acteurs – artistes et commanditaires. L’auteur montre que la représentation des Olympiens en majesté sert plusieurs objectifs : recherche de l’excellence artistique, effort de légitimation de l’autorité, moyen de reconnaissance sociale. 3 La deuxième partie revient sur le rôle joué par certains artefacts antiques dans la connaissance que les artistes italiens pouvaient avoir des dieux grecs et romains au XVIe siècle. Statues, monnaies et gemmes offraient des témoignages iconographiques précieux et ont contribué, aux côtés des sources littéraires, à enrichir la compréhension du fonctionnement du panthéon classique, à préciser l’identité de chaque divinité, et finalement à nourrir de nouveaux types de figuration. Ce sont ces œuvres d’art produites dans l’Italie du XVIe siècle qui font l’objet de la troisième partie. L’auteur montre comment les artistes ont composé les images des dieux, par l’association d’éléments « classiques » et « non classiques ». L’un des changements les plus importants par rapport à l’Antiquité concerne la figuration des déesses : elles sont figurées nues, de manière à mettre en valeur la plasticité de leurs formes et la valeur esthétique de leur corps. Le dernier chapitre du volume insiste sur la réception ambivalente des œuvres, entre accueil favorable et réactions de défiance, voire de rejet, face à la renaissance d’« idoles », et montre comment leur production décline à la fin du XVIe siècle.

4 L’ouvrage a le mérite de mettre en lumière l’importance de ce laboratoire qu’a été l’art italien de la Renaissance dans la transmission et la réélaboration de l’héritage antique. Les problèmes abordés se situent à la croisée entre histoire de l’art, anthropologie culturelle et sociale, histoire de l’archéologie et histoire des religions. L’index, fort utile, témoigne d’ailleurs de la richesse et de la diversité des sujets traités. L’ouvrage permet notamment de mesurer la progression de la connaissance que les artistes, les érudits et les antiquaires acquièrent à cette époque de la religion et des arts des Grecs et des Romains. L’auteur éclaire aussi le processus par lequel la statue « classique » devient une sorte d’icône, symbole de l’excellence artistique et objet de contemplation esthétique. Un nouveau statut est aussi donné aux sources numismatiques, considérées comme des documents historiques, susceptibles d’enrichir les informations fournies par les textes sur la religion des Anciens. 5 Si l’ouvrage brasse une matière riche et intéressante, il soulève des questions d’ordre méthodologique, liées à la pertinence des notions employées. Premièrement, la

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catégorie des « dieux olympiens » est une invention moderne, du début du XIXe siècle, comme le reconnaît l’auteur : elle n’est réellement opératoire ni pour l’Antiquité, ni même pour la Renaissance. Car à bien examiner les exemples d’œuvres mentionnées, on s’aperçoit que les artistes italiens ont représenté toute une série de divinités, ainsi que des héros, comme Hercule, sans établir de véritable hiérarchie. Deuxièmement, la notion de « représentation autonome » des dieux, inventée par l’auteur, recouvre une réalité mouvante. Lorsque L. Freedman parle de l’Antiquité, elle semble avoir en tête les effigies divines qui font l’objet d’un culte. Or ce n’était pas le cas de toutes les images des dieux. De plus, sur les vases grecs coexistent les deux modes de représentation (tantôt une seule divinité est représentée, en majesté et dotée de tous ses attributs ; tantôt elle est engagée dans une scène à caractère narratif) : or l’auteur n’y fait jamais référence. Est-ce à dire que la céramique peinte ait été totalement ignorée des artistes italiens ? 6 Enfin, en traitant la religion antique en bloc – comme si Grecs et Romains partageaient les mêmes conceptions et représentations du divin –, l’auteur adopte délibérément le point de vue des artistes et érudits du XVIe siècle. Mais il aurait peut-être été utile d’introduire tout de même quelques nuances, en tenant compte des évolutions et de la variété du statut de l’image divine, entre Grecs et Romains. Ces derniers n’ont-ils d’ailleurs pas ouvert la voie aux hommes de la Renaissance, en rassemblant dans leurs riches villas des originaux et des copies des statues d’un Praxitèle ou d’un Lysippe ?

AUTEURS

ADELINE GRAND-CLÉMENT

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Christina S. KRAUS, John MARINCOLA and Christopher PELLING (éd.), Ancient Historiography and its Contexts. Studies in Honour of A. J. Woodman

Pascal Payen

RÉFÉRENCE

Christina S. KRAUS, John MARINCOLA and Christopher PELLING (éd.), Ancient Historiography and its Contexts. Studies in Honour of A. J. Woodman, Oxford, Oxford University Press, 2010, 449 p. + XVI p. 135 euros / ISBN 978-0-19-955868-1

1 Le volume d’hommages offert à A.J. Wodmann ne concerne pas à proprement parler la réception de l’Antiquité ; de même traite-t-il pour une part importante de poésie augustéenne, qui n’est pas en soi l’un des domaines couverts par Anabases. Une brève recension mérite toutefois de figurer dans ces colonnes, car l’historiographie ancienne et la manière de lire les textes de l’Antiquité font aussi partie des préoccupations principales de la revue. A. J. Wodmann, professeur à l’université de Virginie, spécialiste de Salluste, Velleius Paterculus et Tacite, de Catulle, Horace et Virgile, s’est intéressé, à partir de l’importance qu’il accorde à la critique textuelle, à l’influence de la « rhétorique » (notion prise dans un sens très large) à la fois sur la poésie et sur l’historiographie. La construction même de l’œuvre fait sens et contribue à « prouver » sa nature poétique ou historiographique. Ainsi une part du dispositif de preuve visant à définir et à distinguer les notions de causes et de prétextes (aitiai/diaphorai) dans le

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livre I de Thucydide réside-t-elle dans la construction et les échos qui traversent le livre, comme le montre la longue et passionnante étude liminaire de John Moles.

2 Le livre comporte vingt et une études, réparties en quatre sections, correspondant aux centres d’intérêt et aux préoccupations méthodologiques du récipiendaire. Une longue introduction (que l’on suppose écrite par les trois éditeurs) situe les enjeux de ces études en fonction des travaux de A. J. Woodman. La première section, « Author and Audience », est consacrée à Thucydide, César, Velleius Paterculus et Tite-Live. Les quatre contributions suggèrent que les historiens anciens s’adressent à un public auprès duquel le passé fait sens à travers les procédés rhétoriques qui constituent plus largement une rhétorique de l’historiographie. Le deuxième ensemble, « Quality and Pleasure », au titre à la fois large et déroutant, analyse avec finesse, dans les textes de Cicéron, Thucydide et Salluste, Denys d’Halicarnasse et Tite-Live, Ovide, Ammien Marcellin, les échos qui tissent une sorte de langage historiographique par la reprise de thèmes et de motifs. Particulièrement subtile et convaincante est l’étude comparée de l’épisode des Horaces et des Curiaces, chez Denys et Tite-Live, due à S. P. Oakley (p. 118-138). La troisième section, « Poetry and Politics », propose cinq études sur Virgile, Catulle, Horace, Juvénal. Un cinquième ensemble, « Tacitus Reviewed », réunit sept contributions toutes consacrées à cet historien : études de critique textuelle, analyses de passages particuliers, questions de sources, thèmes souvent mis sur le métier mais inépuisables, telle la question de l’impérialisme romain, ou le problème de la présence et de l’influence de l’historien dans son texte ; cet ensemble n’a aucune visée unitaire et ne propose pas non plus un nouveau Tacite, mais témoigne de la finesse exégétique dont les œuvres de l’Antiquité sont redevables. 3 Étant donné la diversité des auteurs anciens et des thèmes abordés, l’index locorum et l’index général rendront de grands services pour la consultation de l’ouvrage. On regrettera néanmoins que les vingt-huit pages de bibliographie soient presque exclusivement de langue anglaise. Comme si Allemands, Italiens, Français, Espagnols n’avaient à peu près jamais rien écrit sur les historiens latins, sur la poésie augustéenne, sur Denys d’Halicarnasse ou sur Thucydide.

AUTEURS

PASCAL PAYEN

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Alexandra LIANIERI (éd.), The Western Time of Ancient History. Historiographical Encounters with the Greek and Roman Pasts

Hinnerk Bruhns

RÉFÉRENCE

Alexandra LIANIERI (éd.), The Western Time of Ancient History. Historiographical Encounters with the Greek and Roman Pasts, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, 356 p. 65 livres / ISBN 978-0-52188313-9

1 Voilà un livre avec un titre attrayant et une division en trois parties (I. « Theorising Western Time : Concepts and Models », II. « Ancient History and Modern Temporalities », III. « Unfounding Time in and through Ancient Historical Thought ») qui laisse attendre une approche systématique de la question du « temps occidental de l’histoire ancienne ». De ces promesses et attentes, une fois parcouru le volume, il ne reste malheureusement guère plus que ce que le sous-titre de ce volume annonce : des rencontres historiographiques avec les passés grecs et (beaucoup moins) romains. Certes, les treize contributions réparties en ces trois parties sont toutes intéressantes en elles-mêmes, mais l’impression d’ensemble est plutôt décevante. Dans sa longue introduction (près de trente pages), Alexandra Lianeri s’efforce de présenter différents aspects de la problématique, de réunir et tenir ensemble les fils des différentes contributions, ce qui n’est pas une entreprise facile. C’est pourquoi on recommandera plutôt au lecteur d’aborder ce livre en commençant par la fin, par les deux postfaces écrites par Oswyn Murray et John Dunn, toutes deux empreintes d’un scepticisme – bienveillant, mais exprimé en termes clairs – par rapport à cette entreprise collective.

2 L’analyse du « Western Time » demanderait une comparaison avec un « temps non- occidental ». Alexandra Lianeri l’évoque et la réclame, mais aucune des contributions

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ne se hasarde vraiment sur ce terrain. On en reste à des thèmes classiques, sans surprise. Arnaldo Momigliano apparaît comme le point de référence central de la plupart des auteurs. Hérodote et Thucydide occupent la plus grande place, comme d’autre part le XVIIIe siècle et la Sattelzeit de Reinhart Koselleck, Wilhelm von Humboldt et les historiens allemands du XIXe siècle. La première partie du livre s’ouvre par une contribution de François Hartog sur « Time’s Authority ». Le modèle de trois régimes d’historicité au sein desquels l’autorité est chaque fois attribuée à un temps différent (passé, futur, présent) aurait pu servir de point de départ pour une réelle discussion ou confrontation à l’intérieur du livre, et telle était probablement l’intention. Deux ou trois parmi les autres auteurs se référent au modèle présenté par Hartog et s’en distancient partiellement (ainsi Peter Burke dans sa contribution sur la pensée historique de la Renaissance), mais nulle part n’émerge une réelle réflexion sur les concepts, typologies ou modèles que nécessiterait une entreprise qui affiche l’ambition de renouveler la connaissance sur les cadres conceptuels et historiques qui lient l’historiographie occidentale à l’Antiquité classique.

AUTEURS

HINNERK BRUHNS

Centre de recherches historiques (CNRS/EHESS), Paris [email protected]

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