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Études océan Indien

49-50 | 2013 Archipels créoles de l’océan Indien Dynamique de la rencontre interculturelle et de la créolisation

Florence Callandre-Barat (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/oceanindien/1788 DOI : 10.4000/oceanindien.1788 ISSN : 2260-7730

Éditeur INALCO

Édition imprimée Date de publication : 1 juillet 2013 ISBN : 978-2-85831-215-3 ISSN : 0246-0092

Référence électronique Florence Callandre-Barat (dir.), Études océan Indien, 49-50 | 2013, « Archipels créoles de l’océan Indien » [En ligne], mis en ligne le 01 juillet 2013, consulté le 30 juin 2021. URL : https:// journals.openedition.org/oceanindien/1788 ; DOI : https://doi.org/10.4000/oceanindien.1788

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Études océan Indien est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International. 1

NOTE DE LA RÉDACTION

Remerciements aux professeurs Claude Allibert, Christian Barat, Robert Chaudenson et à Yolande Rakotomalala.

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SOMMAIRE

Éditorial

Présentation Florence Callandre-Barat

Archipels créoles de l’océan Indien

Mascareignes et Seychelles, archipels créoles de l’océan Indien Wilfrid Bertile

Approche (historico-) linguistique des créoles des Mascareignes et des Seychelles Robert Chaudenson

Les aventures de Petit Jean : les aspects bantou et malgache Paul Ottino

Une expression créole au carrefour du français et du malgache Brève note exploratoire socio-linguistique Claude Allibert

Identité culturelle et mutation à travers la chanson contemporaine en langue créole à l’île Maurice Bruno Cunniah

Un nouvel espace géopolitique se dessine : l’Indianocéanie Paul Hoarau

Traces de l’engagisme de 1933 à La Réunion et à Rodrigues Florence Callandre et Christian Barat

Sanson Patrick Victor koman memwar istorik : en komanter lo parol sanson Patrick Victor Penda Choppy

La Route de l’esclave et de l’engagé dans les îles et pays du Sud-Ouest de l’océan Indien Une thérapeutique de la mémoire pour servir une identité créole indocéanique… Sudel Fuma

Les manifestations constitutionnelles de l’identité Les choix et dilemmes de La Réunion Laurent Sermet

Les engagés des koylou à La Réunion Florence Callandre-Barat

Parenté culturelle et tradipratiques à l’île Maurice Maya de Salle-Essoo

Rodrigues, de l’administration par l’Isle de à l’autonomie dans la République de Maurice Christian Barat

The Chagos. A short history and its legal identity Julien Durup

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Migrants, diasporiques et conflits interculturels dans les littératures mauricienne et réunionnaise Carpanin Marimoutou

Représentations culturelles en mouvementau travers de l’art culinaire des chefs cuisiniers à la Réunion Léa Szkaradek

Note de lecture

Mireille Rabenoro (éd.), Langue et éducation. Quelle langue utiliser en classe, à Madagascar au 21ème siècle ? Casas Book Series, n° 99, 2013, 160 p. Louise Ouvrard

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Éditorial

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Présentation

Florence Callandre-Barat

1 Mascareignes et Seychelles, deux archipels de l’océan Indien occidental, étaient désertes quand elles ont été colonisées par la France au début des Temps modernes. Elles furent structurées par un système de plantation. Celui-ci reposait sur la production de denrées tropicales (café, noix de coco, sucre…), à destination de la métropole (France, Angleterre), sur de grands domaines mis en valeur par une main- d’œuvre esclave ou engagiste d’origines malgache, africaine et indienne. Ce système a déterminé des sociétés pluriethniques. À partir de 1815, Maurice et les Seychelles ont intégré l’Empire colonial britannique. La Réunion et Maurice sont devenues des « îles à sucre ». À l’esclavage succéda l’engagisme, le « coolie trade ». L’immigration indienne, importante à La Réunion, fut massive à Maurice.

2 Wilfrid Bertile, géographe, professeur à l’université de La Réunion, synthétise les voies différentes empruntées par la décolonisation et la recherche du développement : « Tandis que Maurice et les Seychelles accèdent à l’indépendance, La Réunion devient département français. Les Seychelles optent pour une voie de développement socialiste inspirée de Cuba, Maurice pour l’économie libérale et La Réunion pour une convergence socio-économique avec la France. Il en résulte la constitution d’entités bien différenciées. Les Seychelles, micro Etat créole et maritime, se veulent les défenseurs de l’environnement, base de leur économie fondée sur le tourisme et la pêche. Maurice a diversifié son économie sucrière par l’industrie, le tourisme, les services, notamment financiers off shore. La Réunion fait partie des pays développés. »

3 En dépit des changements de statut national ou politique, ces archipels dont le peuplement provient de l’expansion coloniale française des XVIIe et XVIIIe siècles présentent, au-delà des caractères originaux et spécifiques de chaque île, liés à son évolution ultérieure, une « parenté » aussi bien historique, génétique que culturelle et de nombreux traits communs dont l’un des plus manifestes est la présence de parlers originaux dits « créoles ».

4 Pour Robert Chaudenson, linguiste, professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille, les quatre créoles français de l’océan Indien occidental (Maurice, Réunion, Rodrigues, Seychelles) illustrent, sans doute mieux que d’autres, l’incontournable nécessité de faire reposer toute hypothèse et/ou analyse linguistique sur une approche rigoureuse

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et aussi précise que possible des conditions historiques, démographiques et sociolinguistiques de la genèse de ces langues : « Un point essentiel, souligne-t-il, souvent ignoré et même, dans les plus récents et pires des cas, volontairement occulté, tient à la prise en compte des incidences linguistiques des migrations entre îles. Elles fondent la notion de “générationˮ de créole, naturellement prise au sens informatique et non biologique. »

5 L’étude des contes créoles est également révélatrice des origines de peuplement et du fonds culturel commun de ces archipels. Feu Paul Ottino, anthropologue, professeur à l’université de La Réunion, présenta en 1979 aux Seychelles une analyse de deux de ces contes : le conte créole rodriguais Petit Jean Micuicuic et le conte créole réunionnais Le petit panier éclairé par le deuxième conte créole réunionnais Le pari de Petit Jean : « Ils développent des thèmes très utilisés dans l’aire africaine (plus précisément bantoue) et malgache, qui touchent à la prétention des femmes qui, refusant les hommes du village, épousent de beaux étrangers qui se révèlent en fait être des bêtes, des monstres ou des esprits de morts cannibales. Quelquefois, le mariage est forcé lorsque la jeune fille y consent ou le propose même pour sauver sa vie. »

6 Plusieurs auteurs ont tenté de trouver l’origine du mot « marmite » (en malgache, « maromita ») employé à Madagascar et aux Mascareignes aux XVII et XVIIIe siècles pour désigner un homme dont la fonction va de celle de « serviteur » jusqu’à celle « d’esclave ». Claude Allibert, archéologue, professeur émérite à l’Inalco (Paris), pense que « le mot marmite fut malgachisé en maromita, puis peut-être lu comme maromainty, car une réalité sociale pouvait lui servir de support. »

7 À travers un corpus de chansons contemporaines en langue créole qui s’inscrivent au nombre des traits du patrimoine culturel de l’île Maurice, Bruno Cunniah, littéraire, lecturer à l’université de Maurice, montre que le développement de la communication de masse favorise la création musicale, offrant ainsi une tribune aux artistes pour aborder des sujets éclectiques tels que l’amour, la précarité ou la fête, thèmes qui portent en eux les réalités politiques et socioculturelles mauriciennes.

8 Wilfrid Bertile est convaincu que la coopération régionale doit aujourd’hui resserrer davantage les liens entre ces îles proches par la géographie, que l’histoire a séparées, et ainsi donner corps à l’Indianocéanie, appellation adoptée officiellement par la Commission de l’océan Indien (C.O.I.) qui en est l’instrument. Paul Hoarau, politologue (La Réunion) et auteur de cette dénomination, œuvre depuis plus de trois décennies au développement de cet espace géopolitique.

9 Toutefois, l’histoire montre que la construction d’une union géopolitique est à l’évidence difficile, d’autant qu’elle doit respecter la singularité de chacun. Un certain nombre de contributions de ce numéro d’Études océan Indien soulignent certains dysfonctionnements et soumettent à la réflexion certaines questions : le traumatisme esclavagiste, la quête et/ou le malaise identitaires, la rupture ou la réparation mémorielle, les séquelles du système de plantation, la reconnaissance des langues et cultures créoles, les dérives du communautarisme, les migrations, les conflits interculturels…

10 Suite à des négociations menées entre les colons réunionnais et l’autorité britannique, près de cinq cents Rodriguais ont été recrutés, en 1933, pour travailler dans les plantations de canne à sucre et les établissements sucriers, dans la Colonie de La Réunion. La majeure partie de ces engagés Rodriguais, une fois confrontés aux réalités de la vie à La Réunion, déchantèrent. Du début de l’année 1934 à la fin de l’année 1935, ils ont réclamé leur rapatriement à Rodrigues. Peu nombreux sont ceux qui sont restés

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à La Réunion. Moi-même, Florence Callandre, et Christian Barat, anthropologues à l’université de La Réunion, avons recueilli, sur les « terrains » réunionnais et rodriguais, des tranches d’histoires de vie, des souvenirs familiaux, de brèves anecdotes, des bribes de tradition orale1 auprès de survivants ou descendants de ces engagés et proposons une lecture historique de l’échec de cette migration rodriguaise et une ethnographie de ses traces.

11 Le système esclavagiste a longtemps joué un rôle économique important dans les sociétés pré-coloniales et coloniales. Les peuples créoles des archipels du sud-ouest de l’océan Indien, liés par leur passé colonial, porteraient en eux « un virus fondateur » : celui du traumatisme esclavagiste. D’après Penda Choppy, créoliste (Mahé, Seychelles), « ce traumatisme ressurgit dans les académies post-coloniales que des militants anticolonialistes trouvent trop “euro-centrésˮ. » Elle remarque que se référer majoritairement à des experts étrangers qui n’ont pas partagé la même réalité que les peuples colonisés a contribué à ce que plusieurs d’entre eux soient devenus des imitations de leurs colonisateurs. « Cependant, précise-t-elle, malgré les séquelles de la colonisation dans nos propres mentalités et la dominance des points de vue occidentaux dans nos références historiques et culturelles, nous avons quand même recours à la mémoire traditionnelle qui nous permet de revendiquer une expertise locale. » Pour appuyer sa thèse, elle présente le chanteur compositeur Patrick Victor, considéré comme un griot du peuple seychellois, comme un passeur d’histoire et de culture seychelloises.

12 Chaque étape de la « Route de l’esclave et de l’engagé dans l’océan Indien », un programme Unesco, conduit par la Chaire Unesco de l’université de La Réunion et l’association Historun dirigées par Sudel Fuma, historien, professeur à l’université de La Réunion, est marquée, depuis 2004, par la création et la mise en place d’une stèle qui répond symboliquement au drame de la rupture mémorielle après les abolitions de l’esclavage.

13 Quelle est l’identité constitutionnelle de La Réunion, territoire français de l’océan Indien ? Pour Laurent Sermet, juriste, professeur à l’université d’Aix-en-Provence), si l’on s’en tient à une approche constitutionnelle positive, les réclamations d’une appartenance française sont marquées et répétées, conduisant à poser que l’identité constitutionnelle réunionnaise est une identité française, au risque de masquer son identité sociologique, historique et anthropologique. Il soutient que « les velléités de constitutionnalisation d’un peuple réunionnais, d’un droit local et d’une langue créole restent impossibles, sinon bridées, alors que l’interprétation par La Réunion de l’idéal républicain pourrait se manifester plus souplement. »

14 À La Réunion, l’immigration d’Indiens, esclaves au début de la colonisation de cette île, puis engagés après l’abolition de l’esclavage en 1848, suivie par l’immigration libre de quelques Pondichériens (après 1956, année de la réintégration de Pondichéry dans l’État indien), a entraîné la transformation de la pensée religieuse et de son expression dans les représentations du divin, l’architecture sacrée et les rituels, mais aussi celle de la conscience identitaire de leurs descendants qualifiés de Malbar. À partir de 1976, une volonté de tamoulisation pousse ces nouveaux « Tamouls » à faire venir de l’Inde du Sud des artistes (silpi, oveyar) pour rénover leurs espaces sacrés hindous et des bram (gouroukkal, patatshari) pour les servir. Florence Callandre, anthropologue, maître de conférence à l’université de La Réunion, montre que l’écart entre les statuts, les compétences et les savoir-faire de ces nouveaux engagés des koylou et leurs conditions de travail confirment l’hypothèse qu’un mode de production ne disparaît jamais

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totalement, qu’il se transforme et que des traces de tous les modes de production précédents se retrouvent dans les suivants.

15 Maya de Salle Essoo, docteure en ethno-médecine (université de Maurice), démontre comment à travers les tradipratiques et l’usage des ancêtres dans les rituels de soin, les Mauriciens ont trouvé un moyen de fonder une autochtonie sur une terre d’accueil, renforçant ainsi leur identité, au travers de rituels venant répondre à la nécessité de réaffirmer les liens aux ancêtres et combler leur malaise identitaire lié à une acculturation et un déracinement subi par les générations passées et ayant encore aujourd’hui des conséquences sur ce peuple.

16 Tels que l’arbre qui cache la forêt, les archipels ont en leur sein des petites îles éloignées, oubliées. Christian Barat, anthropologue, professeur émérite à l’université de La Réunion, retrace l’histoire de Rodrigues, la « Mascareigne sans sucre », la discrète « Cendrillon des Mascareignes », découverte par les Portugais, peuplée par des Créoles, longtemps administrée par l’Isle de France devenue République de Maurice, aujourd’hui autonome.

17 L’achat d’un certain nombre d’îles de l’archipel des Chagos par le gouvernement britannique a été accompagné de l’expulsion de leur population vers Maurice et vers les Seychelles. « Dans une communication à Washington, le Foreign Office évoque les “douceursˮ devant être proposées aux deux gouvernements » (De l’Estrac 2011). Les Chagossiens en exil réclament depuis trente ans le retour sur leur terre. Julien Durup, archiviste (La Digue), fait l’historique de leur migration forcée, accompagnée souvent de la perte de leur identité juridique, et expose leurs revendications.

18 Les narrations sur l’histoire des sociétés créoles oscillent entre un récit de prédations, de déshumanisation, de féroce exploitation, de conflits violents entre dominants et dominés et un récit alternatif de rencontres, d’échanges, de fondation interculturelle d’un espace public commun et partagé, de créolisation plus ou moins harmonieuse. Jean-Claude Carpanin Marimoutou, littéraire, professeur à l’université de la Réunion, analyse « comment les littératures de Maurice et de la Réunion problématisent, à travers les thèmes des migrations, des itinéraires, des rencontres asymétriques, le labyrinthe interculturel lié aux processus de créolisation. » Il insiste, en particulier, « sur les modalités selon lesquelles la présence ou le fantôme du migrant interculturel brouille l’énonciation, la narration et la réception. »

19 La cuisine ne répond pas à un simple impératif biologique d’alimentation. Elle est aussi un corpus de techniques plus ou moins pointues, un fait culturel, un élément de patrimoine et d’identité nationale ou familiale, un élément de systèmes de valeurs ou de croyances. C’est à partir du postulat que si la gastronomie est un art, elle est susceptible de nous éclairer sur la société qui l’entoure que Léa Szkaradek, construit un article dédié à l’art culinaire des cuisiniers professionnels à La Réunion : « Le préalable théorique […] s’inscrit dans une conception de l’art et de la culture qui est explicitée. C’est donc en croisant anthropologie et histoire de l’art que la problématique gastronomique est approchée. À la lisière de ces deux approches, une interprétation des résultats propose de faire émerger certaines représentations liées à l’identité culturelle réunionnaise. »

20 Au final, le lecteur de ce numéro d’Études océan Indien percevra la problématique qui unit l’ensemble des contributions : l’harmonie interculturelle liée à leur histoire commune, à leur fonds culturel commun, à la parenté des archipels créoles de l’océan Indien, se heurte à des obstacles qu’elle franchit un à un par une renégociation

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permanente des rapports sociaux et des identités et par des dialogues interculturels. J’ajoute enfin que si une anthropologie généralisée exige une somme d’approches de spécialistes différents, au début de l’élaboration de ce numéro, je n’imaginais pas une seconde que j’aurais autant de contributeurs talentueux qui, chacun par son regard, allaient apporter une pierre à la compréhension globale des archipels créoles du sud- ouest de l’océan Indien. Saint-Gilles-les-Bains, le 20 juillet 2013

NOTES

1. Cependant, la brièveté et surtout l’éloignement dans le temps de cet engagisme ont transformé cette enquête ethnographique en une véritable quête archéologique de la mémoire.

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Archipels créoles de l’océan Indien

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Mascareignes et Seychelles, archipels créoles de l’océan Indien

Wilfrid Bertile

1 Parmi les îles qui parsèment l’océan Indien occidental, Madagascar et les Comores sont riches d’un peuplement pré-colonial, tandis que les Mascareignes et les Seychelles n’ont été peuplées par immigration que depuis le début des Temps modernes. Dans ces deux archipels structurés par la colonisation, des hommes et des civilisations, venus parfois de gré et, le plus souvent, de force, d’Europe, de Madagascar, d’Afrique, d’Asie, se sont métissés, façonnant une identité créole.

2 C’est la colonisation française assimilatrice qui a fixé, sous l’Ancien régime, les traits constitutifs de la « créolité » des îles, métissage, langue créole, cuisine, musique, mentalités, structures sociales… La colonisation anglaise, davantage adepte du « développement séparé » des communautés, a façonné à partir de 1815 l’évolution des Seychelles, de Maurice et de Rodrigues tandis que La Réunion demeurait française. L’immigration engagiste ou spontanée de l’ère industrielle a ajouté au peuplement de la période esclavagiste des composantes dont certaines sont restées relativement homogènes en provenance de l’Inde, d’Afrique orientale, de Madagascar, de Chine… La « créolité », toujours et partout vivace, est restée la plus proche des origines aux Seychelles et à Rodrigues, tandis qu’elle s’est transformée à La Réunion assimilée à la France et a reculé à l’île Maurice où la population d’origine indienne est devenue majoritaire.

3 Les deux archipels présentent autant de facteurs d’unité que de différenciation. Au nord, les Seychelles éparpillent une profusion d’îles minuscules et d’îlots granitiques ou coralliens dans les étendues océaniques. Au sud, se déploie l’arc volcanique des Mascareignes composées de La Réunion, de l’île Maurice et de Rodrigues. Anciennes colonies de plantation, ces îles ont longtemps produit pour les métropoles française et anglaise du sucre, de la cannelle ou de la vanille. Avec l’indépendance pour Maurice1 et les Seychelles, avec la départementalisation pour La Réunion, elles ont diversifié leur économie par l’industrie, le tourisme, la pêche, les services… et disposent aujourd’hui d’un bon niveau de développement. Les trois entités politiques qui se partagent les deux archipels créoles des Seychelles et des Mascareignes n’en sont pas moins très

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dissemblables, avec un département français, région ultrapériphérique de l’Union européenne, La Réunion, et deux États indépendants, Seychelles et Maurice.

Deux archipels granitiques (Seychelles) et volcaniques (Mascareignes) de la zone intertropicale

4 Il y a 135 millions d’années, un vaste contient austral commence à se disloquer pour donner naissance à l’océan Indien et, par la dérive des continents, pour fixer la localisation actuelle de l’Afrique, de Madagascar, de l’Inde, de l’Antarctique, de l’Australie. Les Seychelles granitiques ne sont que les sommets émergés d’un fragment sous-marin de ce paléo-continent. Les roches qui les composent sont parmi les plus anciennes du monde, remontant au précambrien (650 millions d’années). Mais c’est un volcanisme récent (moins de 10 millions d’années) sorti du plancher océanique qui a construit les Mascareignes composées de La Réunion, de l’île Maurice et de Rodrigues.

5 Cette longue histoire géologique explique la variété des îles. Aux Seychelles, on trouve les « seules îles vraiment océaniques qui soient granitiques » (P. Gourou). Au nombre de 41, elles dressent dans la partie nord de l’archipel leurs reliefs résiduels de granites et de dolérites, avec des roches souvent à nu. Les pentes raides tombent directement dans l’océan. D’autres îles (dont 74 aux Seychelles) sont des constructions coralliennes juchées sur des soubassements granitiques ou volcaniques faiblement immergés. Elles sont basses, souvent sans eau. Les îles Mascareignes, plus vastes et plus élevées2, sont d’origine volcanique. Si La Réunion est une montagne dans la mer, l’île Maurice n’a plus que des reliefs érodés. À l’exception de cette île, on ne rencontre partout que de rares plaines littorales étroites.

6 Seychelles et Mascareignes s’égrènent du nord au sud, entre Équateur et tropique du Capricorne. Elles doivent à ces latitudes intertropicales leur climat chaud, à la présence des masses d’eau océaniques leur climat humide et à leur localisation dans la partie occidentale d’un océan la présence de cyclones tropicaux. L’existence de reliefs et la dispersion en latitude entraînent une certaine variété climatique, tandis que l’opposition entre les versants au vent et les versants sous le vent propre aux îles tropicales soumises à l’alizé est ici particulièrement nette. Les températures sont le plus souvent modérées (25° de moyenne annuelle), tout en étant influencées dans le détail par la latitude, l’altitude et l’exposition au vent d’est. Elles varient peu dans l’année. C’est la pluviosité, et non les températures comme en Europe, qui détermine les saisons, avec une saison sèche (et plus fraîche) de mai à octobre et une saison humide (et plus chaude) de novembre à avril. Les pluies, globalement abondantes, sont ainsi saisonnières et mal réparties dans le temps. Elles sont aussi mal réparties dans l’espace, les précipitations augmentant avec l’altitude3 et diminuant dans les zones abritées sous le vent. Les cyclones tropicaux naissent au sud de l’Équateur en saison chaude, épargnant ainsi presque toujours les Seychelles. Leur déplacement se fait d’est en ouest, mais la force de Coriolis dévie leurs trajectoires qui se trouvent ainsi incurvées vers le sud. S’accompagnant de vents violents, de pluies abondantes (avalasses), de raz de marée, ils causent de gros dégâts à la nature et aux biens et occasionnent parfois des morts.

7 Contrairement à Madagascar qui aurait « la couleur et la fertilité de la brique4 », les sols des Mascareignes et des Seychelles sont globalement favorables aux cultures. C’est le cas des sols bruns et des sols ferralitiques des Mascareignes, des andosols d’altitude de

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La Réunion, de l’argile noire tropicale des fonds de vallée et des embouchures des cours d’eau des Seychelles. Il existe aussi des sols médiocres comme les sols pierreux de Rodrigues qui rappellent ceux de la côte ouest de La Réunion ou encore les sols sableux des îles basses. La faune et la flore des Mascareignes et des Seychelles se caractérisent par la fréquence de l’endémisme et l’abondance des formes singulières favorisées par l’isolement. Ont prospéré ainsi des espèces étranges comme des oiseaux sans ailes (dronte, dodo, solitaire de Rodrigues) aujourd’hui disparues, ou spécifiques comme les tortues terrestres géantes que l’on rencontre encore aux Seychelles et à Rodrigues. Des forêts originales poussent à La Réunion (tamarins des Hauts) ou encore aux Seychelles, dans l’île Praslin, où la vallée de Mai est, sur 25 ha, le sanctuaire d’un palmier endémique, le coco de mer (Lodoicea maldivica). Les paysages végétaux sont les plus divers, allant de la forêt ombrophile de La Réunion et des Seychelles aux étendues herbeuses (cattle walk) de Rodrigues ou des littoraux abrités, en passant par la forêt sèche des versants sous le vent, la végétation d’altitude de La Réunion, sans oublier la mangrove des côtes vaseuses des Seychelles et de l’île Maurice ou encore le cocotier qui vient à l’état naturel aux Seychelles.

8 Malgré l’isolement et l’étroitesse des territoires qui limitent le nombre d’espèces animales et végétales indigènes, Seychelles et Mascareignes sont riches d’une biodiversité exceptionnelle, notamment marine, avec d’importants récifs coralliens5, avec des îles basses qui attirent une très abondante avifaune, avec de nombreux sites de reproduction des tortues marines, avec une grande variété de mammifères marins… L’occupation humaine, en moins de quatre siècles, a multiplié les défrichements et les destructions6 ainsi que les introductions d’animaux et de plantes qui menacent la biodiversité. Ainsi, à La Réunion, les espèces végétales exotiques sont presque trois fois plus nombreuses que les espèces indigènes. Enfin, les espaces insulaires sont particulièrement sensibles aux changements climatiques. Ces derniers devraient se traduire, en hypothèse moyenne selon les spécialistes, d’ici à 2100 dans l’océan Indien, par une augmentation des températures de 2,1°, des précipitations de 4%, et par une élévation du niveau de la mer de 0,35 mètre. Les régions côtières où se localisent la majorité de la population et les principaux équipements et les îles basses sont menacées de submersion tandis qu’on s’attend à des cyclones, peut-être pas plus fréquents, mais plus violents.

Des créations de la colonisation

9 Les Mascareignes et les Seychelles étaient des îles désertes quand elles ont été découvertes par les Européens au début du XVIe siècle. Les Hollandais, qui ont donné à Maurice le nom du stathouder Maurice de Nassau, s’implantent dans l’île de 1638 à 1657 et de 1664 à 1710. Ils ne s’y investissent guère : à leurs yeux, Maurice n’est qu’une annexe de la colonie de Batavia (Java) puis de celle du Cap.

10 La France porte d’abord ses efforts sur Madagascar où il y a des populations à évangéliser et de réelles potentialités économiques. Elle y crée le comptoir éphémère de Fort-Dauphin dont Bourbon (La Réunion), possession française depuis 1638, n’est qu’une « dépendance » occupée de façon épisodique jusqu’à son peuplement définitif en 1663. De Bourbon, elle étend sa domination sur les Mascareignes et les Seychelles. Les Hollandais en étant partis, elle occupe Maurice qu’elle rebaptise Ile de France en 1721. Elle prend possession de Rodrigues en 1735 et des Seychelles en 17567.

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Mascareignes et Seychelles sont mises en valeur dans le cadre d’une colonisation mercantile à base esclavagiste. Ce sont des créations de la colonisation.

11 Tout y est à faire et ce sera notamment l’œuvre de La Bourdonnais, gouverneur général de l’Ile de France et de Bourbon entre 1735 et 1741. Il crée des infrastructures et des bâtiments, fait de l’Ile de France où il s’installe l’arsenal et le centre commercial des Mascareignes tandis que Bourbon en sera le « grenier », fournissant des vivres, des soldats et des marins. Des concessions sont accordées à des colons venus d’Europe ou à des employés de la Compagnie des Indes, suzerain de la colonie. La traite des esclaves, à partir de Madagascar et de l’Afrique orientale et australe, fournit une main-d’œuvre abondante et bon marché. Entre 1670 et 1810, 72 000 Malgaches sont introduits aux Mascareignes, soit 45% des esclaves (160 000) importés durant cette période. Les deux îles s’adonnent à des cultures d’exportation à destination de l’Europe, le café surtout, lancé à partir de 1717, qui se fait une réputation internationale, et, secondairement, le coton, l’indigo, les épices, ces dernières plus particulièrement au cours de la période d’administration royale (1763-1790). Cependant, les superficies les plus vastes portent des cultures vivrières : maïs, aliment de base des esclaves, manioc, blé, riz… La canne à sucre, introduite par les Hollandais, ne sert encore qu’à la consommation locale de sucre et d’alcool (l’arack).

12 La population augmente rapidement. À Bourbon, elle passe de 1 171 personnes en 1714 à 8 289 en 1735, à 18 403 en 1758 et à 47 195 en 1788. Partie de plus bas, l’île de France connaît une croissance démographique encore plus remarquable : 1 000 habitants seulement en 1735, mais 44 828 en 1788. Port-Louis est pour ainsi dire la seule ville de la zone avec 15 000 habitants en 1788, ayant triplé sa population en 20 ans (5 000 âmes en 1766). Elle doit son importance au commerce et aux activités militaires. Les esclaves constituent de loin la composante la plus nombreuse de la population. En 1788, ils sont à Bourbon 37 984 sur 47 195 habitants ; à l’Ile de France 37 915 sur 44 828 personnes. Les propriétaires blancs, relativement peu nombreux, viennent pour la plupart des provinces maritimes de France. À noter le rôle non négligeable des pirates dans le peuplement des îles. Amnistiés, ils se muent en notables : en 1711, sur 109 chefs de famille à Bourbon, 29 sont d’anciens flibustiers. Une population libre de couleurs émerge, formée de métis, d’esclaves affranchis ou d’Indiens venus comme ouvriers dès le début du XVIIIe siècle.

13 Les échanges commerciaux se font avec la France qui achète café et épices et vend armes et produits divers. Les navires de passage reliant le plus souvent l’Europe à l’Inde, les relations sont « étroites » avec cet ensemble (commerce d’Inde à Inde). Les échanges régionaux entre les îles de la zone sont les plus intenses. Les produits en provenance d’Europe ou des Indes arrivant à Bourbon transitent pour l’essentiel par Maurice. À l’inverse, Bourbon exporte des vivres vers cette île qui produit à peine un tiers de sa consommation8. Madagascar, terre de riziculture et d’élevage bovin, complète l’alimentation des îles.

14 La mise en valeur des Seychelles est plus ardue. La Bourdonnais voulait en faire une base navale au cœur de l’océan Indien ou un centre de culture des épices. À la fin de l’Ancien régime, tout cela reste embryonnaire. Un premier établissement se fait dans l’île de Mahé en 1770, d’autres colons réunionnais s’installent aux Seychelles à la fin xviiie siècle. Toutefois, la population demeure encore infime : en 1788, on ne compte guère que 11 familles libres avec 219 esclaves, soit 250 personnes en tout, vivant principalement de prélèvements sur une nature particulièrement généreuse (cueillette,

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tortues…). Les Seychelles reçoivent des déportés politiques à partir des Mascareignes ou de la métropole : ainsi, lors de la Révolution à La Réunion, des opposants politiques, mais aussi des « gens sans aveu », sont exilés aux Seychelles9. De même, des condamnés de l’affaire de la « machine infernale » sont envoyés dans l’archipel en 1801 avant d’être pour partie transférés à Anjouan en 1802.

La rupture de l’unité politique et l’essor des plantations capitalistes

15 La rivalité franco-anglaise qui fait rage en Europe s’étend aussi aux colonies. La Révolution l’intensifie. Dans la mer des Indes, elle se traduit par la conquête des Seychelles et des Mascareignes par les Anglais. Au traité de Vienne, en 1815, l’unité politique des deux archipels est rompue. Maurice et les Seychelles deviennent anglaises ; La Réunion est rendue à la France. Restée pratiquement seule colonie française dans un océan Indien qui devient progressivement un « lac anglais », La Réunion est alors libérée de la tutelle politique et économique de l’Ile Maurice instaurée par La Bourdonnais.

16 Les deux îles se transforment et deviennent des « îles à sucre ». Sa colonie sucrière de Saint-Domingue devenant indépendante, la France a besoin de sucre. La Réunion va en produire. Plusieurs catastrophes climatiques (sécheresses, cyclones), notamment en 1806, ruinent l’économie caféière et facilitent la reconversion agricole de l’île. À Maurice, le sucre local obtient en 1825 les mêmes avantages que celui des colonies anglaises des West Indies aux Antilles, ce qui favorise son essor. Le sucre devient alors la principale richesse des Mascareignes et sa filière prend tous les aspects d’une production capitaliste, la canne à sucre étant cultivée dans de grandes plantions et transformée dans des usines de plus en plus modernes et puissantes.

17 Progressivement, les champs portant des cultures diverses, tant commerciales que vivrières, sont reconvertis en plantations sucrières. De grands domaines se constituent, accaparant les plus grandes surfaces et les meilleures terres, ne laissant à un grand nombre de petites exploitations que des terres étroites et marginales. L’agriculture des Mascareignes passe de la polyculture à la monoculture. À La Réunion, en 1860, la canne couvre 68% des terres cultivées tandis que le sucre représentait de 98 à 99,6% des ventes à l’extérieur.

18 Favorisée par les progrès technologiques, tant dans le domaine de l’alimentation en énergie des usines que dans celui de l’extraction du sucre de la canne, la production sucrière se développe : à l’île Maurice, elle passe de 484 tonnes de sucre en 1812 à 21 244 tonnes en 1826 ; elle atteint 100 000 tonnes en 1854 et 150 480 tonnes en 1861. À La Réunion, en dix ans, de 1820 à 1830, elle bondit de 500 à 17 600 tonnes ! Elle est de 22 000 tonnes en 1848 et culmine à 73 000 tonnes en 1860.

19 Se pose la question de la main-d’œuvre. Avec l’abolition de l’esclavage, en 1835 à l’île Maurice, en 1848 à La Réunion, les propriétaires craignent d’en manquer. Alors que les deux îles sont déjà bien peuplées, le recours à des travailleurs engagés, salariés sur contrat, est généralisé (coolie trade). Le mouvement est antérieur à l’abolition de l’esclavage : dès 1826, une ordonnance autorise le recrutement d’engagés en Inde. Les premiers d’entre eux arrivent à Bourbon en 1828, un an avant Maurice. Ces travailleurs arrivent de divers horizons, Afrique de l’Est, Madagascar, mais surtout de l’Inde

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(Malabars à La Réunion). La population connaît donc un brusque accroissement et un bouleversement de sa composition ethnique. Le nombre des habitants passe à Maurice de 181 000 en 1851 à 371 093 en 1901, à La Réunion de 103 000 en 1848 à 173 915 à la fin du XIXe siècle. La population d’origine indienne devient très majoritaire à Maurice et occupe une place importante à La Réunion. En 1851, on dénombre à Maurice 103 000 Créoles10 et 78 000 Indiens. Dix ans plus tard, en 1861, si les Créoles sont au nombre de 117 000, les Indiens sont 192 000. À La Réunion, la proportion d’Indiens est moins forte : en 1860, on compte 64 000 Indiens (au lieu de 4 631 en 1848) et 135 600 Créoles. La composition de la société change. À la distinction jusqu’ici usitée de Blancs, esclaves et libres de couleur se substitue celle de Créoles et d’immigrants engagés récents auxquels s’ajoute l’immigration spontanée de commerçants indiens (Zarabes) et chinois.

20 La société reste très inégalitaire aux Mascareignes. Elle est dominée par de grandes familles blanches, grands propriétaires fonciers, usiniers, négociants, s’occupant de l’import-export, membres des professions libérales. Une mentalité nouvelle, capitaliste, apparaît, avec de sociétés anonymes dont les intérêts agricoles, industriels et commerciaux se diversifient et s’ouvrent à l’international. Cette « plantocratie » peu nombreuse vit en ville ou sur les plantations dans de belles villas créoles et tient les îles à sucre économiquement, politiquement, socialement. Les classes moyennes sont réduites (artisans, techniciens), alors que la masse de la population vit dans la pauvreté sinon la misère. Le sort fait aux engagés n’est pas très éloigné de celui réservé à l’esclave. De nombreux petits agriculteurs (petits propriétaires ou métayers appelés colons partiaires à La Réunion) sont insuffisamment pourvus de terres. Le système laisse à l’écart une nombreuse population flottante de métis, d’hommes de couleur, de « petits Blancs ». À La Réunion, à la veille de l’abolition de l’esclavage, les deux tiers de la population blanche étaient dans la misère et survivaient pour la plupart d’expédients.

21 Les Seychelles et Rodrigues, dépendances de Maurice, se tiennent à l’écart de cette évolution économique et démographique. Ici, pas de production sucrière ni d’immigration indienne massive. L’essentiel du peuplement provient de l’esclavage. Les esclaves provenaient surtout d’Afrique : lors de leur émancipation en 1835, on en libéra 6 521 dont 282 Malgaches, 3 924 Mozambicains, 2 231 Créoles… Au début du XIXe siècle, les Seychelles produisent un peu de coton, avant de s’adonner aux plantations de cocotiers et de vanille en raison du manque de main-d’œuvre consécutivement à l’abolition de l’esclavage. Les Seychellois pratiquent aussi la pêche de façon artisanale. Utilisant leurs forêts, ils se lancent dans la construction de petits navires à partir de 1835. Malgré cette profusion d’activités, trop restreintes pour être rentables, ils restent à l’écart et vivent dans la misère. À la fin du XIXe siècle, la population s’élève à 19 528 habitants. Séparé de Maurice en 1908, l’archipel devient une colonie de la Couronne, avec un gouverneur particulier. Quant à Rodrigues, isolée à l’Est, elle reste vouée à l’agriculture vivrière et à une pêche artisanale de subsistance. Dépendant de l’île Maurice, elle ne compte alors que 1697 habitants.

22 Divers phénomènes et événements marquent les îles au cours de la deuxième moitié du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Dans le domaine des communications, l’avènement des « navires à feu et à hélices » qui se substituent progressivement aux bateaux à voile assure une plus grande régularité et une capacité accrue aux transports maritimes. On peut désormais exporter de grandes quantités de produits agricoles vers l’Europe et importer les produits alimentaires qu’on ne cultive plus. L’ouverture du

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canal de Suez en 1869 raccourcit la durée des liaisons avec l’Europe tandis que la création de la compagnie des Messageries maritimes garantit une desserte régulière des îles. La conquête de Madagascar fait passer les autres îles françaises de l’océan Indien au second plan et la priorité donnée par les Britanniques à la colonie du Cap amène un déclin relatif de Port-Louis. La situation est aggravée dans les îles par l’instabilité du marché du sucre, leur production étant concurrencée sur le plan intérieur par la culture de la betterave et sur le marché mondial par l’apparition de nouveaux pays producteurs plus performants comme Cuba. On tente alors une diversification des cultures, en direction des productions vivrières à Maurice et dans les cirques à La Réunion, sans grand succès, et vers les plantes à parfum (vétiver, ylang ylang, géranium) à La Réunion, sur les pentes sous le vent, avec un peu plus de réussite. Mais la misère et le sous-développement restent le lot quotidien de la majorité de la population, alimentant une émigration de Mauriciens vers Madagascar et l’Afrique du Sud et de Réunionnais vers Madagascar.

À la recherche du développement

23 La décolonisation a pris à La Réunion une forme insolite et a été tardive à Maurice et aux Seychelles. En devenant département français en 1946, La Réunion s’est décolonisée par intégration à sa métropole au lieu de demander l’indépendance, voie habituellement suivie par les colonies. La colonisation assimilatrice d’une île déserte n’a pas permis l’émergence d’une conscience nationale réunionnaise. Sans parler de la population d’origine européenne pour laquelle la question ne se posait pas, les esclaves, venus d’horizons divers, revendiquaient, non pas une reconnaissance identitaire, mais la liberté, obtenue en 1848. De même, exploités et en butte au racisme, les nouveaux libres et les travailleurs engagés voulaient l’égalité des droits avec les Blancs et avec le peuple de France et non une « libération nationale ». D’où le choix de l’intégration. En 1982, la décentralisation érige La Réunion en Région, mettant fin à la revendication d’autonomie portée par le parti communiste réunionnais depuis 1959 dans le cadre de la rivalité Est-Ouest. La vague de décolonisation des années 1960 n’a atteint Maurice qu’en 1968 et les Seychelles qu’en 1976, dates respectives de l’indépendance de ces deux pays.

24 La construction d’une économie nationale a pris des voies opposées. Les Seychelles ont opté pour un régime socialiste, instauré un an après l’indépendance par un coup d’État. Elles ont vécu sous un régime de parti unique jusqu’en 1993, année où une nouvelle constitution rétablit la démocratie. L’économie est administrée, avec contrôle des prix, des changes, des permis d’importation, de l’octroi de devises… Le Seychelles Marketing Board, créé en 1984, détient le monopole d’importation des denrées essentielles. L’État encourage l’agriculture vivrière, procède à une réforme agraire en 1977 permettant la mise en valeur des propriétés sous-exploitées et crée des fermes d’État. Le Plan national de développement (1978-1982) se fixe deux priorités économiques, la pêche et l’agriculture et deux priorités sociales, l’éducation et le logement. L’État crée une banque (la Seychelles Development Bank) pour financer le développement. Il lance en 1995 une ambitieuse politique de tourisme de luxe et d’industrialisation malgré l’étroitesse de la population. Le pays s’endette. La politique monétaire maintient une roupie surévaluée qui favorise les importations, handicape les entreprises de production mais soutient le niveau de vie de la population. Celui-ci a progressé, en particulier dans le

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domaine social, santé, logement, éducation, pension de vieillesse. La dislocation de l’URSS a fait perdre au pays de son intérêt stratégique et la base idéologique de son développement. L’économie se libéralise avec la privatisation de certains biens d’État.

25 Maurice a emprunté, dès le départ, une voie radicalement différente. Elle passe pour un modèle de développement capitaliste. Après l’indépendance, l’accent est d’abord mis sur le développement de l’économie sucrière assuré du débouché anglais. Entre 1971 et 1974, le prix du sucre est multiplié par 10. Les sucriers investissent cette manne dans l’industrie textile et le tourisme et l’État dans le financement d’un système de protection sociale compensant les bas salaires. Une zone franche d’exportation est créée en 1970 pour employer la main-d’œuvre disponible en raison de la croissance démographique. Mais l’industrialisation pour l’exportation est sensible à la conjoncture mondiale ; Maurice souffre non seulement des crises énergétiques de 1974 et de 1979, mais aussi de la concurrence asiatique. L’ajustement structurel imposé par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international au début des années 1980 réussit au prix de grands sacrifices sociaux. Le pays connaît deux décennies de croissance et a diversifié son économie, avec les trois piliers du sucre, de l’industrie textile et du tourisme, sans oublier le secteur off shore fondé notamment sur le marché indien.

26 La départementalisation de La Réunion devait apporter l’égalité sociale et le développement économique. Progressivement, on étend dans l’île les prestations sociales et familiales, la législation du travail, les aides sociales. Il a fallu cependant attendre 50 ans (1996) pour que le rattrapage du Smic métropolitain par le Smic réunionnais symbolise cette égalité sociale entre citoyens français, qu’ils vivent en Métropole ou à La Réunion. Mais si des décisions politiques améliorent la situation sociale, le développement économique ne se décrète pas et se révèle plus malaisé. Grâce aux crédits publics nationaux et européens, La Réunion est dotée d’une bonne infrastructure, d’équipements performants, de dizaines de milliers de logements. Les traitements, les salaires, les revenus sociaux dispensés soutiennent la consommation, satisfaite par des importations, et le développement d’une production locale. Dans le domaine agricole, comme à Maurice, l’intérêt se concentre d’abord sur la filière sucre, aux prix garantis. En rachetant de grands domaines qu’elle lotit, la SAFER (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural) réalise une importante réforme agraire qui fait émerger une classe de moyens planteurs modernes. Il en résulte une consolidation de la production sucrière ainsi qu’une diversification des cultures et le développement d’un élevage moderne de bovins, de porcins, de volailles. Une industrie d’import-substitution, notamment une puissante industrie agro-alimentaire, apparaît au début des années 1970. Des services publics, puis privés étoffés et toute une économie résidentielle accompagnent l’élévation des niveaux de vie.

27 Ces politiques économiques divergentes ont cependant placé les trois pays ou entités sur la voie du développement. La démographie est maîtrisée : Seychelles, Maurice et La Réunion achèvent leur transition démographique. La population qui augmentait rapidement au milieu du siècle dernier en raison d’une natalité élevée et d’une mortalité, en particulier infantile, en baisse, ne s’accroît plus que modérément avec une natalité qui s’assagit. Aujourd’hui, les taux de natalité sont relativement faibles : 20°/°° à La Réunion, 18°/°° aux Seychelles, 17°/°° à Maurice (47°/°° aux Comores). Il en est de même pour l’indice synthétique de fécondité11 qui est de 2,2 à La Réunion, de 2,09 aux Seychelles et de 2 à Maurice (5 à Madagascar). La mortalité est à un niveau bas, notamment la mortalité infantile : encore 17°/°° à Maurice, mais 8°/°° aux Seychelles et

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5°/°° seulement à La Réunion (84°/°° à Madagascar). La population est en léger vieillissement : les personnes âgées de moins de 15 ans représentent 24% des Mauriciens, 22% des Seychellois, 19% des Réunionnais (43% des Malgaches). Le taux d’accroissement de la population est modéré (0,56% en moyenne annuelle à Maurice, 1,4% à La Réunion et aux Seychelles au lieu de 2,6% aux Comores).

28 Le passage, en quelques décennies, d’une économie agricole à une économie tertiaire a provoqué une urbanisation accélérée. La croissance urbaine est forte aux Seychelles (+ 3,65% par an), ralentie à Maurice (+ 1,76%) et à La Réunion (+ 1,17%). La majorité de la population vit désormais dans les villes. Le taux d’urbanisation s’établit à 43% à Maurice, à 59% à La Réunion et à 66% aux Seychelles12. Les espaces bâtis grignotent les terres agricoles et empiètent sur les milieux naturels, phénomène d’autant plus préoccupant que les superficies insulaires sont étroites.

29 Comme c’est souvent le cas dans les îles, La Réunion, Maurice et les Seychelles présentent un bon niveau de développement. Le PIB par habitant atteint 8 130 dollars à Maurice, 10 270 aux Seychelles et 23 410 à La Réunion (440 à Madagascar)13. L’Indice de Développement Humain permet de s’affranchir des seules considérations économiques du PIB par habitant : celui de Maurice (0,779) est considéré comme moyen, celui des Seychelles (0,860) comme élevé ainsi que celui de La Réunion (0,881), alors que celui de Madagascar reste très bas (0,431). L’espérance de vie a augmenté et se tient à des niveaux avancés avec une vie moyenne de 73,8 ans aux Seychelles, de 73,1 ans à Maurice et de 78 ans à La Réunion (66,7 ans à Madagascar), alors que la moyenne mondiale est de 68 ans. Traduisant la tertiarisation des économies, la structure des produits intérieurs bruts est déséquilibrée. La part du secteur primaire se rapproche de celles des pays développés avec 3,5% du PIB et 8,4% de la population active à Maurice, 1,5% et 2,8% aux Seychelles, 1,5% et 5% à La Réunion. La part de l’industrie est plus variable : 26,6% du PIB et 26,8% de la population active à Maurice, forte de sa zone franche industrielle, 15,2% et 21,6% aux Seychelles en raison notamment de la conserverie de thons, 13,5% et 14,6% à La Réunion. Enfin, le tertiaire est partout dominant avec 69,9% du PIB et 64,8% de la population active à Maurice, 83,3% et 75,6% aux Seychelles, 85% et 84,4% à La Réunion.

30 Les relations économiques se font principalement avec les pays du Nord, en particulier avec l’Union européenne, ce qui va de soi pour La Réunion, en raison de son statut, ce qui est encouragé par les accords commerciaux liant l’Europe et ses anciennes colonies comme la convention de Lomé. Le sucre mauricien bénéficie d’un débouché garanti et d’un prix rémunérateur en Europe. Les conserves de thon des Seychelles ont un accès privilégié au marché européen. Il en est de même pour le textile de Maurice, qui peut aussi s’écouler sur le marché américain en vertu de l’AGOA (African Growth Opportunity Act)14. Mais ces accords commerciaux préférentiels sont contraires aux dispositions de l’Organisation mondiale du commerce et leur existence est remise en cause. Aussi les îles regardent-elles davantage vers la région avec laquelle les relations s’étaient distendues au moment des indépendances. La coopération régionale s’est organisée au sein de la Commission de l’océan Indien créée en 1984 par Maurice, les Seychelles et Madagascar, à laquelle la France au titre de La Réunion et les Comores ont adhéré en 1986. La Commission de l’océan Indien met en œuvre des projets communs dans les domaines les plus divers (pêche, météorologie, environnement, santé, échanges commerciaux…), avec des financements principalement européens et français, en cours de diversification. La COI doit dépasser cette coopération fonctionnelle pour aller vers

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un espace indiaocéanique plus intégré, mais les disparités de développement de ses pays membres ne favorisent pas une vision commune. De plus les pays indépendants membres de la COI appartiennent à des organisations plus vastes comme la SADC (South African Development Community) ou le COMESA (Common Market of Eastern et Southern Africa). Cette multiappartenance est source de coûts et de complications, sans que des retombées positives ne soient réellement constatées.

31 L’intégration régionale est malaisée parce que les anciennes colonies échangent préférentiellement avec leurs anciennes métropoles, parce que les statuts politiques sont différents, parce que les économies en présence sont plus concurrentes que complémentaires. De fait, en dépit de nombreux traits communs, les archipels créoles de l’océan Indien se partagent entre trois entités dissemblables, le micro-État au territoire éclaté des Seychelles, la République de Maurice composée principalement de l’île Maurice et de Rodrigues, et La Réunion, département français d’outre-mer, région européenne ultrapériphérique.

Les Seychelles, micro-État créole au cœur de l’océan Indien

32 Les 115 îles des Seychelles se dispersent en nébuleuse au cœur de l’océan Indien. Elles forment un petit État insulaire en développement de 455 km², peuplé de 88 111 habitants selon le recensement de 2010. Ses ressources naturelles et humaines sont limitées. Nation maritime, le pays dispose cependant de la 25e zone économique exclusive la plus importante au monde, vaste de 1 336 559 km², riche en ressources halieutiques.

33 C’est un État isolé, même si les Seychellois essaient de retourner cette situation en leur faveur, se déclarant être « à mi-chemin de tout » ! La côte de l’Afrique la plus proche (Somalie) est à 1200 km, Maurice à 1700, Bombay à 2700. Cette situation leur donne une importance stratégique : les Seychelles ont pendant longtemps accueilli un centre d’écoutes américain, ce qui n’empêchait nullement une présence militaire soviétique, indienne, chinoise ou française.

34 C’est un État éclaté : si les îles granitiques gravitent dans un rayon de moins de 50 km de l’île principale de Mahé, les autres îles en sont fort éloignées, comme Aldabra située à 1110 km au sud-ouest. Les Seychelles se partagent en deux groupes principaux, les îles granitiques intérieures (244 km²) et les îles coralliennes extérieures (211 km²). Les îles granitiques présentent, on le sait, des paysages accidentés : ainsi dans l’île de Mahé, le Morne seychellois culmine à 905 mètres, mais comme il ne se tient qu’à 3 km des côtes, les pentes sont escarpées. Les îles basses coralliennes se regroupent en quatre ensembles : Amirantes et Alphonse au sud-ouest, Farquhar et Aldabra encore plus loin. Elles manquent d’eau et de sols. Au total, seuls 180 km² seulement sont exploitables, ce qui témoigne encore de l’étroitesse des espaces.

35 Les Seychelles, en raison de la proximité de l’Équateur, se tiennent en dehors des trajectoires habituelles des cyclones tropicaux. Elles bénéficient d’un climat équatorial océanique agréable, avec des températures variant entre 24° et 32° toute l’année. C’est le pays de la « mousson » : les deux saisons sont celle de la mousson du nord-ouest (décembre à mars) et celle de la mousson du sud-est (mai à octobre) séparées par deux courtes intersaisons. Leur flore et leur faune originales ont valu aux Seychelles une

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double inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO pour la Vallée de mai (coco de mer) en 1972 et l’atoll d’Aldabra (tortues) en 1982.

Figure 1

Laurence Buzenot

36 L’isolement explique le peuplement tardif de l’archipel. Connues sans doute des navigateurs arabes depuis le IXe siècle, les Seychelles sont découvertes en 1502 par Vasco de Gama (Amirantes). Si, en 1742, La Bourdonnais songe à y établir une colonie agricole, la prise de possession par la France ne date que de 1756. Les premiers colons arrivent en 1770 à Mahé où, en 1786, il n’y a qu’une petite garnison, 4 habitants et une centaine d’esclaves ; à Praslin vivent 1 habitant et 12 esclaves. Pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire, corsaires français et marine anglaise se sont affrontés aux Seychelles, occupées par les Anglais en 1811 et devenues une dépendance de Maurice. Elles comptent alors 4 000 habitants. Restées à l’écart de l’immigration indienne, les Seychelles forment une société créole très métissée et catholique. Cette société reste aujourd’hui dominée par une oligarchie blanche formée de descendants de planteurs ou de corsaires. Une partie du pouvoir est aux mains de personnes ayant émigré à la fin de la seconde Guerre Mondiale vers la Grande-Bretagne, l’Afrique du Sud, l’Australie, le Zimbabwe ou le Kenya. De retour au pays, elles occupent souvent des places importantes dans l’État et ne parlent pas toujours français, pourtant une des trois langues officielles du pays avec l’anglais et le créole.

37 La population des Seychelles s’accroît plus que modérément, ayant terminé sa transition démographique, commencée au lendemain de la guerre15. Au recensement de 2010, on a dénombré 88 111 habitants. La capitale Victoria est peuplée de 27 344 âmes. Une dizaine d’îles seulement ont des occupants permanents : les trois plus grandes regroupent la presque totalité de la population : Mahé (87,3%), Praslin (8,7%), La Digue

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(2%). Les autres îles abritent des travailleurs, parfois temporaires, dans les secteurs du tourisme, de la conservation de la nature ou de l’agriculture.

38 Ayant choisi un an après l’indépendance un régime socialiste imité de celui de Cuba, les Seychelles ont un niveau de vie et un développement social élevés. En 2010 leur PIB par habitant est le plus élevé d’Afrique derrière celui de la Guinée équatoriale, pays exportateur de pétrole, ce qui les fait figurer parmi les neuf pays à revenu intermédiaire supérieur. L’indice mondial de développement humain des Nations Unies situe les Seychelles en 2009 à la 57e place, au même niveau que beaucoup de pays développés. 27% du budget sont consacrés à la santé et à l’éducation. Le taux de mortalité des moins de 5 ans est l’un des plus bas du monde ; le taux d’alphabétisation s’élève à 96% et on compte 0,95 ligne téléphonique par personne.

39 Cette politique sociale est portée par une économie dynamique, longtemps étatisée et par l’aide extérieure. Le PIB a été multiplié par 8 en 20 ans Depuis l’indépendance, les Seychelles sont passées d’une économie agricole dominée par l’industrie du coprah à une économie fondée sur le tourisme et la pêche. Depuis le début du XXIe siècle, les services y occupent une place sans cesse croissante.

40 Le relief accidenté et les sols pauvres ne laissent aux Seychelles que 6 000 ha de terres cultivables. L’agriculture coloniale se replie16. La nouvelle économie agricole socialiste met l’accent sur les productions vivrières. Aujourd’hui, seuls 600 ha sont cultivés, dont 200 ha en agriculture intensive.

41 D’après le recensement agricole de 2012, on compte 752 exploitations agricoles17. La plupart d’entre elles sont petites, ayant moins d’un hectare de superficie moyenne. 67% des parcelles sont utilisées pour l’arboriculture et les cultures associées annuelles. La production nationale permet une assez bonne couverture de la demande : 80% pour les fruits et légumes, 60% pour la viande. Toutefois, les Seychelles restent très dépendantes de l’importation de produits alimentaires, notamment pour le riz.

42 Le tourisme a pris le relais de l’agriculture à partir de 1972. Alors que dans les années 1950, seuls deux bateaux par mois reliaient Victoria et Londres, l’ouverture, en 1971, de l’aéroport international met fin à l’enclavement des Seychelles et lance l’activité touristique. Le nombre de touristes quintuple en un an, passant de 3 000 en 1971 à 15 000 en 1972. Ils sont 78 800 en 1979. La baisse de la fréquentation au début des années 1980 amène l’État à relancer le tourisme au milieu de cette décennie. Le nombre de touristes a repris sa progression jusqu’en 1995 (130 000), puis a stagné car des destinations concurrentes (Maurice, Maldives) proposent des services de meilleure qualité et à moindres coûts. Ces dix dernières années, avec la diversification des produits (éco-tourisme), la rénovation des hôtels existants et la création de nouveaux établissements, la fréquentation s’est intensifiée pour atteindre, en 2011, le chiffre record de 190 000 touristes. La plus grande part (60%) vient de France, de Grande- Bretagne, d’Allemagne et d’Italie18. Le tourisme contribue pour 25% au PIB seychellois et fournit 15% des emplois directs.

43 La pêche constitue le deuxième pilier de l’économie. Les Seychellois figurent parmi les plus gros consommateurs de produits de la mer avec 65 kg par habitant et par an. Ils pratiquent surtout la pêche artisanale d’espèces essentiellement démersales. En 2011, 1 700 pêcheurs en ont ramené 5 000 tonnes. Les Seychellois s’orientent aussi vers une pêche semi industrielle à la long line du thon et d’autres espèces pélagiques. La pêche industrielle s’est développée à partir des années 1980 et concerne essentiellement des

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navires thoniers étrangers, principalement européens (espagnols et français)19. Les captures débarquées se sont élevées à 389 256 tonnes en 2006, faisant de Victoria le principal port de transbordement de thon de l’océan Indien et alimentant la conserverie Indian Tuna Ldt. Produisant 80 000 tonnes, celle-ci fournit le marché européen à hauteur de 12% de ses besoins en conserves de thon. Détenue depuis 1995 à 60% par l’américain Heinz, c’est, avec 2 500 employés, le plus gros employeur privé seychellois. L’ est d’un développement plus récent et concerne essentiellement les crevettes et les coquillages. Le secteur de la pêche fournit quelque 6 000 emplois directs et indirects, soit 17% des emplois seychellois.

44 L’économie seychelloise s’est diversifiée en développant le secteur des services. A partir de 1994, les Seychelles ont voulu utiliser leur positionnement stratégique afin de constituer une plateforme de redistribution vers les marchés africains. Elles se sont lancées dans le transport de pétrole avec plusieurs pétroliers en service dans le monde. Elles ont créé une zone franche (Seychelles International Trade Zone) destinée au transbordement, à la distribution et à la transformation de produits exportés, dont la conserverie de thon constitue le fleuron. Un Centre international d’affaires et un Centre de services financiers internationaux20 s’appuient sur un fuseau horaire favorable, un environnement multilingue, une bonne desserte par les télécommunications, l’appartenance à la SADC, au COMESA et à la COI. Mais les résultats sont plutôt décevants.

45 Quoi qu’il en soit, la croissance économique a provoqué la création de nombreux emplois. La population active employée passe de 13 761 personnes en 1960 à 39 560 en 2009. Le chômage est presque inconnu (5%) et le pays a dû faire appel à des travailleurs étrangers (9 000), notamment dans la construction, la conserverie de thon et les hôtels. Il doit aussi importer des matières premières, des matériaux de construction, des équipements divers. Il en résulte une faible compétitivité des Seychelles qui doit rechercher des marchés de niche. Le déficit de la balance commerciale, apparu en 1958, s’approfondit rapidement et, sans que son évolution ne soit linéaire, atteint 317 millions de dollars en 2012, année où les importations se chiffrent à 833 M$ et les exportations à 516 M$. En 2011, ces dernières sont constituées principalement de conserves de thon (95% de la valeur du total des exportations), de farine de poisson, de poissons frais et surgelés. Les clients les plus importants sont le Royaume Uni, la France et l’Italie. Dans les importations, on trouve surtout des carburants, des matériels mécaniques et de transports, des produits alimentaires, des animaux vivants et des biens manufacturés. Elles proviennent notamment des Émirats arabes unis, de l’Afrique du Sud, de l’Inde, du Royaume Uni et de la France.

46 La libéralisation politique de 1991 est allée de pair avec la libéralisation économique. Les problèmes structurels apparaissent avec les années 1990. Pour des raisons internes et externes, la situation financière s’est dégradée, mettant le pays en quasi-faillite financière. L’omnipotence de l’État dans l’économie freine les initiatives; la croissance des dépenses publiques aggrave le déficit budgétaire. Un programme de réformes macro-économiques est lancé en 2003, comportant une impopulaire réforme fiscale (General Sales Tax), une réforme de la protection sociale, un processus de libéralisation et de privatisation. Le secteur public tend à occuper moins de place dans les affaires. Ces réformes sont accélérées en 2005, année où est constatée pour la première fois un excédent budgétaire en raison de bonnes rentrées fiscales. Les Seychelles entreprennent de renégocier leur dette avec le Fonds monétaire international (FMI), le

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Club de Paris et les banques commerciales. En 2008, la crise monétaire et économique mondiale oblige les Seychelles à s’engager dans un programme de réformes soutenu par le FMI. Les résultats sont encourageants, même si la dévaluation de la roupie a relancé l’inflation (0% en 2010, + 5,8 % en 2012). Mais la croissance redémarre passant de 0,5% en 2009 à 6,2% en 2010 et à 4,9% en 2011.

47 L’image et l’économie des Seychelles, laquelle est fondée sur le tourisme et la pêche, doivent beaucoup à la biodiversité. L’exploitation coloniale (guano), le développement touristique, l’augmentation de la population et l’urbanisation (comblement de zones récifales pour les terre-pleins du port de Victoria, de l’aéroport international et de la voie rapide le reliant à Victoria…) tendent à mettre à mal les écosystèmes. Depuis longtemps, le pays s’est lancé dans la conservation de la biodiversité et dans la protection de l’environnement. Les Seychelles veulent être un modèle en ce domaine. Elles sont signataires en 1977 de la Convention internationale sur le commerce des espèces menacées et en 1980 de la Convention sur la protection du patrimoine culturel et naturel mondial, ainsi que de la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique… En 1990 fut lancé le premier plan de gestion de l’environnement des Seychelles qui fait autorité au plan mondial et comporte plus de 60 projets environnementaux prioritaires concernant l’eau, le drainage, la pêche, le contrôle de la pollution, la protection côtière, l’information et l’éducation environnementales, les parcs nationaux, la conservation de la biodiversité. Un nouveau Plan 2000-2010 est mis en œuvre avec des bailleurs de fonds seychellois et étrangers. Récemment a été élaborée la stratégie de développement durable des Seychelles 2011-2020 qui retient 13 champs thématiques, dont l’énergie et les transports, le changement climatique, la biodiversité et le développement humain. En 2011, le gouvernement a décidé la protection de nouvelles zones dans l’archipel : ainsi plus de la moitié (50,59%) du territoire des Seychelles est protégée par la loi. À quoi s’ajoutent 228 km² de mer, classés comme parcs marins nationaux.

Maurice, une « Inde d’outre-mer » ?

48 Comme les Seychelles, Maurice s’est hissée parmi les pays situés dans la tranche supérieure des revenus intermédiaires. Le PIB par habitant a connu une croissance forte et quasi continue, passant de 1 500 dollars au début des années 1980 à 8 130 dollars en 2012. Le pays veut être un modèle pour les Petits États insulaires en développement (PEID). D’une superficie de 2 040 km2, il est composé de l’île Maurice, vaste de 1 865 km2, soit 91% du total, de Rodrigues ainsi que des archipels de Cargados Carajos (Saint- Brandon) et d’Agaléga. Sa population atteint 1 286 340 habitants en 2011, ce qui en fait un des pays les plus densément peuplés au monde avec 630 habitants par km².

49 Ancienne colonie française puis anglaise, Maurice doit sa suprématie dans les Mascareignes à des conditions naturelles favorables à l’agriculture et à la vie maritime. Issue d’un volcanisme ancien datant de 7 à 10 millions d’années, l’île bénéficie d’un relief modéré, façonné par une assez longue érosion. Ce relief est constitué principalement d’un plateau central se tenant en dessous de 600 mètres d’altitude, hérissé sur ses bords de chicots montagneux. Il culmine à 828 mètres au Piton de la Petite Rivière Noire qui s’élève dans la partie méridionale de l’île. Une plaine aux calmes horizons couvre la partie nord de l’île. Des baies forment des havres naturels comme Grand Port au Sud-Est et Port-Louis au Nord-Ouest. Des récifs coralliens

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présentés comme la troisième plus grande barrière de corail du monde entourent l’île, isolant un lagon et protégeant 150 km de plages de sable blanc, bordées de cocotiers et de filaos.

50 Située près du tropique du Capricorne au milieu d’étendues océaniques, l’île Maurice a un climat tropical maritime, chaud et humide. Alors que les Seychelles sont le pays de la mousson, Maurice est soumise au régime d’alizé qui souffle du sud-est. Elle se trouve sur la trajectoire des cyclones tropicaux qui peuvent causer des ravages entre décembre et avril.

51 Colonie française de 1721 à 1815, Maurice est devenue une « île à sucre » anglaise, tandis que La Réunion restait française. Outre cette rupture de l’unité politique des Mascareignes, le fait majeur est l’importance de l’immigration indienne dans ces îles et, plus particulièrement, dans l’île Maurice. Mais la présence indienne aux Mascareignes a été très antérieure au coolie trade. Dès le XVIIIe siècle, des travailleurs libres en provenance de l’Inde viennent exercer dans l’Île de France des métiers variés. À Port- Louis, dès 1781, un faubourg de la ville devient le « Camp des Malabars ». De même l’appel aux travailleurs engagés a été antérieur à la libération des esclaves. Il n’en reste pas moins que l’abolition de l’esclavage à Maurice annoncé dès 1833 a poussé les planteurs avides de main-d’œuvre bon marché à recruter des hill coolies parmi les populations de castes inférieures et tribales de l’Inde. De 1834 à 1838 sont ainsi venus quelque 25 000 travailleurs confinés dans des camps et quasiment traités en esclaves. Les protestions fusèrent tant en Inde qu’en Angleterre devant ces pratiques provoquant en 1842 l’adoption d’un statut du migrant. Le coolie trade change alors de volume. Entre 1834 et 1907, 450 000 travailleurs indiens entrent à Maurice. Même si 170 000 repartent pour l’Inde, la composition de la population mauricienne est bouleversée. Vers 1825, Maurice est une île afro-malgache. En moins de 40 ans, la voilà devenue une île asiatique. En 1835, les Indiens représentaient 20% de la population totale ; en1845, un tiers ; en1861, deux tiers. Les immigrants embarquent majoritairement de Calcutta et de Madras, mais aussi de Bombay… Cette diversité de l’origine géographique se retrouve dans la mosaïque ethnoculturelle mauricienne. Grâce à ces travailleurs indiens, Maurice troque sa vocation commerciale et maritime contre une vocation terrienne et sucrière. Elle est alors la première productrice de sucre du monde, avec 6% du total mondial entre 1855 et 1865. La crise du sucre à partir de 1880 amène les propriétaires à morceler certaines parcelles difficiles à mettre en valeur selon le mode du faire-valoir direct. Des Indiens se portent acquéreurs de ces lots sur lesquels ils forment des villages de petits planteurs. Ils poursuivent leur ascension socio- économique jusqu’à prendre le contrôle de la société qu’ils indianisent. « L’itinéraire des Indiens ne s’arrêta pas après ce premier cheminement du camp au village. Ils allèrent ensuite du village à la ville en accédant par l’éducation aux classes moyennes puis au pouvoir politique qu’ils dominent largement à Maurice actuellement » (Benoît). Maurice est devenue une « Inde d’outre-mer ».

52 La population est composée d’environ 68% d’Indo-mauriciens, de 27% de Créoles (Africains et métis), de 3% de Sino-mauriciens et de 2% de Franco-mauriciens : si sa composante indienne est majoritaire, elle n’en constitue pas moins une mosaïque ethnique. Il en résulte une grande variété religieuse, culturelle et linguistique que l’on retrouve dans les cérémonies, les fêtes, la musique, la cuisine, la littérature, le folklore... Parmi les religions, l’hindouisme domine avec 49% en 2011, suivi par le christianisme (32%), l’islam (17%), le bouddhisme et les religions chinoises (0,4%)… La

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langue la plus parlée (80%) est le créole mauricien, qui dérive du français enrichi d’apports divers. L’anglais (1%), généralement considéré comme la langue officielle du pays, est celle des administrations, de la justice, des affaires… Le français gagne du terrain, étant la langue la mieux comprise (57%) et parlée (15%) après le créole. Les langues asiatiques complètent la mosaïque linguistique insulaire : bhojpuri (12,1%), hindi, tamoul, telugu, ourdou, hakka. Au plan culturel, Maurice abrite un Secrétariat général de la langue hindi et le Centre Mahatma Gandhi. L’Inde a financé le Centre de conférences des Pailles près de Port-Louis. Plus globalement, elle a créé un organisme, la GOPIO (Global Organization for People of Indian Origin) qui donne la nationalité indienne à des personnes d’origine indienne de la 3e ou de la 4 e génération, ce qui intègre davantage la diaspora mondiale à l’Inde : Maurice y prend toute sa part.

53 Les 1 286 340 habitants de la République de Maurice vivent pour 1 248 129 d’entre eux dans l’île Maurice proprement dite, pour 37 922 dans l’île Rodrigues et pour 289 à Agalega et à Saint-Brandon. La capitale Port-Louis compte 118 431 âmes, mais la zone la plus urbanisée se trouve dans la partie nord-ouest du plateau central avec Vacoas- Phoenix (104 271 hab.), Beau-Bassin Rose-Hill (103 098 hab.), Curepipe (77 466 hab.) et Quatre-Bornes (71 633 hab.). Maurice a terminé sa transition démographique et sa population ne s’accroît plus que faiblement en raison d’une faible natalité.

54 Dans la recherche du développement, Maurice est sur la bonne voie. La Banque mondiale classe le pays parmi la quinzaine d’États qui sont sortis de la pauvreté en moins de trente ans. De même, le niveau de développement social et humain situe le pays parmi les tous premiers du continent africain. Ainsi, en 2011, Maurice occupe le 3e rang en Afrique pour ce qui est de l’indice de développement humain et le 78e sur 187 pays dans le monde. Le pays dispose d’un système complet de protection sociale dont il doit cependant améliorer l’efficacité. Et si tous les enfants accèdent à l’école primaire, les dépenses d’éducation stagnent en proportion du PIB ; elles restent relativement faibles en comparaison de celles d’autres pays à développement humain élevé. Le manque de ressources humaines qualifiées est souvent présenté comme un frein à la compétitivité du pays.

55 Pourtant, l’économie mauricienne est classée parmi les plus prospères et les plus compétitives d’Afrique. On a pu parler de « miracle mauricien ». La croissance économique est en effet remarquable sur la durée. La croissance annuelle moyenne du PIB mauricien s’élève à près de 7,5% dans la deuxième moitié des années 1980, à 5% sur la décennie 1990 et au début des années 2000. Elle reste forte malgré la crise mondiale : tombé à 3% en 2009 avec la crise, le taux de croissance rebondit à 4,2% en 2010 et se tient à 3,9% en 2011 et à 3,2% en 2012. Le taux d’inflation relativement élevé de 2,9% en 2010, de 6,5% en 2011 et de 4,3% en 2012 obère cependant le pouvoir d’achat. En revanche, le taux de chômage s’établit à 7,9%, celui de l’endettement à 63% du PIB et le déficit budgétaire à 4,6% du PIB en 2012 : à l’exception de l’inflation, Maurice possède des fondamentaux à faire rêver les pays européens en butte à la crise des dettes souveraines.

56 La forte croissance de l’économie repose, on le sait, sur trois piliers : le sucre, la zone franche d’exportation et le tourisme. Dépendante de la production de sucre au moment de son indépendance, Maurice a réussi à diversifier son économie. Aujourd’hui, avec 3,5% du PIB (2011), le poids du secteur primaire a reculé. La filière sucrière anticipe la baisse annoncée des profits par une mécanisation accrue qui réduit l’emploi. En raison du relief peu marqué, les terres arables couvrent la moitié du territoire, ce qui permet à

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Maurice de produire 430 000 tonnes de sucre en 2011, contre moins de 200 000 pour La Réunion.

57 La zone franche est créée en 1971, transformant progressivement Maurice en NPI. A côté des industriels locaux on trouve des Hongkongais, des Français, des Sud-africains et des Taïwanais. Le plein emploi, atteint en 1988, sort une grande partie de la population de la pauvreté21. Soucieux de passer d’une industrie intensive en main- d’œuvre (textile) à des industries à plus forte valeur ajoutée et à plus grande intensité capitalistique, les Mauriciens se tournent vers les industries électroniques et informatiques, ou encore celles de la maroquinerie, de la joaillerie et des jouets. Pour ce faire, le pays manque de main-d’œuvre qualifiée et de technologies, mais ses atouts sont indéniables : des infrastructures de qualité (port, aéroport, électricité, routes…), un bon système de santé, une main-d’œuvre peu coûteuse et bilingue, des avantages financiers et fiscaux, la stabilité politique ainsi qu’un accès privilégié aux marchés européen et américain22.

Figure 2

58 Maurice est devenue une destination touristique réputée. Elle a accueilli 15 600 touristes en 1968, 240 000 en 1988, 964 642 en 2011. Même s’il forme 10% de la population active employée et 8% du PIB, le tourisme est freiné dans son développement par les insuffisances de la desserte aérienne, la raréfaction des sites pouvant recevoir de nouveaux équipements et un renchérissement des coûts. 75% des touristes proviennent d’Europe et de La Réunion. Sur le modèle de Singapour et de Dubaï, Maurice veut attirer les touristes en devenant un paradis du shopping, une duty free island. L’accent est mis aussi sur l’exploitation des nouveaux marchés tels que l’Inde et la Chine et sur la promotion conjointe des îles du sud-ouest de l’océan Indien en tant que destination (les « îles Vanille »).

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59 Soucieuse de diversifier son économie, Maurice a développé des services financiers opérant tant sur le terrain domestique que dans les activités extraterritoriales (offshore). Ils fournissent de nombreux emplois bien rémunérés et représentent le deuxième poste du PIB avec 11% 23. Une vingtaine de banques gèrent quelque 100 milliards de dollars. Maurice est devenue la troisième place boursière en Afrique après Johannesburg et Le Caire24.

60 Le développement de ces services financiers repose principalement sur les relations économiques et diplomatiques avec l’Inde, pays le plus influent à Maurice. La population mauricienne en est, on l’a vu, de façon très majoritaire, originaire et les échanges entre les deux pays sont anciens, à la fois économiques, culturels, familiaux, sentimentaux. Maurice importe de l’Inde 70% du fil utilisé comme matière première par son industrie textile. Elle est le plus gros exportateur de capitaux vers l’Inde alors que son économie représente à peine un centième de celle du sous-continent. Le traité de non-double imposition avec ce pays permet à des Indiens non-résidents à Maurice d’utiliser des sociétés écrans pour échapper à la fiscalité. D’avril 2000 à décembre 2011, 62,5 milliards de dollars représentant 39% du total des investissements directs étrangers en Inde ont transité par Maurice !

61 Excentrée par rapport aux grands marchés du « Nord », Maurice cherche à devenir une charnière entre l’Afrique et l’Asie et à polariser la région du sud-ouest de l’océan Indien à son profit afin de devenir, dans le « système-monde », un centre relais. Elle a ainsi créé un port franc, devenu à la fois une plateforme régionale pour la distribution et le stockage, un centre régional de petite transformation, un centre de transbordement et d’autres opérations maritimes. Le port de Port-Louis constitue le principal hub de la région et représente 2% du PIB mauricien, mais il est congestionné et sous-numérisé par rapport à Port-Réunion. En concurrence avec Victoria, il a aussi développé un sea-food hub afin d’attirer le débarquement et la valorisation des produits de la mer (chambres froides, transformation avant exportation des ressources halieutiques).

62 Maurice veut faire des Tic le « cinquième pilier » de son économie après le sucre, le textile, le tourisme et les services financiers. Là encore, le pays s’inspire du modèle singapourien afin de se transformer en « Cyber île » et de se positionner comme plateforme technologique internationale où s’implanteraient les opérateurs étrangers. La coopération entre Maurice et l’Inde est active en ce domaine : l’Inde a financé la cyber cité et forme des informaticiens mauriciens.

63 Maurice est une petite économie insulaire ouverte sur l’extérieur et comme telle, vulnérable car sensible aux fluctuations de l’environnement économique mondial. C’est le cas du sucre dont le débouché européen devient moins rémunérateur ; c’est celui de l’industrie confrontée à la concurrence asiatique ou malgache dans ses exportations à forte intensité de main-d’œuvre ; c’est, enfin, celui du tourisme soumis à la concurrence de destinations moins chères. Dans son ensemble, l’économie souffre d’une trop grande dépendance de l’Europe dont la quasi-récession retentit sur le rythme de croissance de l’île. C’est pourquoi tout en défendant ses positions sur ses marchés traditionnels (Europe et États-Unis) Maurice cherche à s’implanter dans les pays émergents (Inde, Chine et Afrique) et à attirer des investissements directs qui en sont originaires. Désormais, les investissements asiatiques sont plus importants que ceux en provenance d’Europe.

64 Ile très urbanisée et en forte croissance économique, Maurice subit de fortes pressions environnementales. Afin de rattraper son retard dans la gestion des ressources

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naturelles, de l’environnement et du changement climatique, en 2008, le pays valide le programme Maurice Île Durable (MID). Il s’agit essentiellement de maîtriser la demande d’énergie, de faire appel aux énergies renouvelables (bagasse pour la production d’électricité et chauffe-eau solaires) et de réduire la dépendance du pétrole importé.

65 Maurice comprend non seulement l’île principale mais aussi Rodrigues, située à 560 km à l’est, Cargados Carajos (Saint-Brandon), à 430 km au nord-est et Agaléga à environ 1000 km au nord, pas trop loin des Seychelles. D’origine volcanique, formée il y a 1,8 million d’années, ce qui en fait la plus jeune des trois îles de l’archipel des Mascareignes, Rodrigues, vaste de 109 km², est entourée d’un lagon deux fois plus étendu que les terres émergées. C’est une île étirée d’ouest en est dont le relief, constitué d’une arête centrale de hautes collines, culmine au Mont Limon à 398 mètres. Une plaine karstique formée de grès d’origine corallienne, au sous-sol creusé de nombreuses cavernes, occupe sur 10 km² la partie sud-ouest de l’île. Reconnue par les Portugais en 1528, Rodrigues est occupée définitivement par les Français, administrée depuis l’île Maurice qu’elle suit quand celle-ci est intégrée à l’empire britannique. Malgré l’installation de quelques colons français, d’Indiens et d’esclaves africains et malgaches, l’île riche en tortues géantes et en eau potable qui ravitaillait les navires de passage a toujours connu une économie de subsistance. Elle est restée à l’écart de l’immigration engagiste indienne ; sa population très majoritairement créole est chrétienne à 95%. Partie intégrante de la République de Maurice, elle jouit d’un statut d’autonomie depuis 2002. Elle tente de développer son économie en se fondant sur la pêche, l’agriculture et le tourisme. Sa population s’élève à 38 000 habitants et sa capitale est la petite ville de Port-Mathurin.

66 Les îles Cargados Carajos et Agaléga ne couvrent au total que 71,2 km². Iles coralliennes basses (entre 2 et 4 mètres d’altitude), elles sont couvertes de filaos et de cocotiers et abritent une abondante faune d’oiseaux de mer. Une vingtaine d’îlots forment Cargados Carajos, dont les activités, pas toujours pérennes, se résument à la pêche et au ramassage de guano. Agaléga, composée de deux îles séparées par un haut fond « guéable à marée basse », produit de l’huile de coprah et s’adonne à la pêche. La population totale de toutes ces îles ne dépasse pas 300 habitants.

La Réunion, département français d’Outre-mer, région européenne ultrapériphérique

67 Si Maurice peut être considérée comme une « Inde d’outre-mer », La Réunion fait juridiquement partie de la France d’outre-mer. Département français, elle a aussi le statut de région ultrapériphérique de l’Union européenne. Faisant partie des pays développés, elle constitue comme une enclave « occidentale » dans la partie ouest de l’océan Indien.

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Figure 3. La Réunion

Bernard Rémy

68 Montagne dans la mer, La Réunion culmine à 3070 mètres au , étant plus élevée que Madagascar. Vue de loin, elle découpe sur le ciel son profil de tronc de cône dédoublé. L’ensellement de la plaine des Cafres, à 1600 mètres, sépare deux massifs : au nord-ouest, celui du piton des Neiges, échancré par trois profondes cavités aux bords raides, les cirques. Au sud-est, celui du piton de la Fournaise, volcan encore en activité, haut de 2628 mètres. De longues pentes (des planèzes) striées de ravines et de rivières s’inclinent vers l’océan. Les rares plaines (6% de la surface) ne sont le plus souvent que des constructions alluviales au débouché des rivières surgies des cirques (Champ Borne, plaine des Galets, plaine du Gol). À l’instar des autres îles Mascareignes, La Réunion est d’origine volcanique, posée sur un plancher océanique à 4000 mètres de profondeur, surgie des flots il y a environ 3 millions d’années.

69 Comme à l’île Maurice, le climat est tropical maritime, chaud et humide, soumis au régime de l’alizé et à la menace des cyclones. Le relief et l’exposition au vent d’est dominant provoquent une variété climatique étonnante dans une petite île de 2 512 km², représentant la moitié de la superficie d’un département français moyen. On trouve ainsi la côte au vent, chaude et humide, la côte sous le vent plus chaude et plus sèche, et toute une gamme de climats tropicaux d’altitude, plus frais. Ces microclimats déterminent autant de milieux biogéographiques, avec une végétation variée, étagée en raison de l’altitude. La formation végétale dominante est la forêt dense tropicale dite de bois de couleur, aux faciès différenciés selon l’altitude et l’exposition. Une savane buissonneuse tapisse les basses pentes sous le vent. Elle laisse la place en altitude à une forêt claire. Celle-ci est parfois constituée par la tamarinaie dont l’espèce principale est le tamarin des hauts, arbre endémique de La Réunion. Au-dessus de la forêt d’altitude, c’est l’étage des éricacées (bruyères), avec, dans les creux ou sur certains espaces plans,

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une pelouse alpine. Plus haut encore, la végétation éparse et rabougrie laisse le plus souvent la roche à nu.

70 Création de la colonisation, La Réunion a été structurée par un système de plantation esclavagiste, puis capitaliste. Ce système façonne une économie, une société, une culture. Il s’est déployé dans les « Bas », plaines côtières et premières pentes chaudes et humides, propices aux denrées tropicales dont avait besoin la métropole. La société, métissée, est très inégalitaire, dominée par la « plantocratie », riche, peu nombreuse, essentiellement d’origine européenne. Mais contrairement aux Antilles, ici, les différences de classes ne recouvrent pas toujours les différences de « races ». Le système laisse de côté ses vaincus, des Blancs prolétarisés (« petits Blancs »), des affranchis, des métis… qui constituent une large fraction démunie de la population. Afin de contenir cette prolétarisation croissante et de produire les vivres que la monoculture sucrière ne fournit plus, on entreprend dans le courant du XIXe siècle de peupler et de mettre en valeur l’intérieur montagneux (les Hauts) formés des cirques et des hautes pentes externes de l’île. S’y installe un système paysan fondé sur une agriculture vivrière de subsistance et sur la production d’huiles essentielles (géranium, vétiver) pour l’exportation. Les techniques rudimentaires (cultures sur brûlis appelées localement défrichés) employées sur de petites parcelles aux sols pierreux, l’isolement sur les îlets escarpés, la routine, ne permettent qu’un niveau de vie misérable. Quoi qu’il en soit, les Hauts, où se sont réfugiées les traditions vivaces de « La Réunion longtemps », constituent l’originalité de La Réunion par rapport aux autres îles tropicales.

71 Si l’île se révèle plus développée que les autres pays de son environnement régional, elle le doit à son statut de collectivité française qui la fait bénéficier de la solidarité nationale et européenne, sous la forme de crédits publics et de bonne gouvernance. Ces crédits structurent un nouveau système qui a apporté des progrès considérables mais laisse de nombreux problèmes en suspens.

72 Grâce à ces moyens, La Réunion se dote d’une infrastructure et d’équipements que disent envier parfois des visiteurs venus de la Métropole. Le port de la pointe des Galets, creusé en 1886, a été modernisé et agrandi, tandis qu’en 1986, un nouveau port était inauguré en baie de . L’aéroport de Gillot, en service depuis la fin de guerre, assure depuis 1994 des liaisons quotidiennes sans escale avec la Métropole et dessert la région. La Réunion, qui s’est mise à l’heure des Tic, s’est raccordée au réseau mondial de fibres optiques et se lance dans l’extension du très haut débit. Les routes et réseaux divers (eau, électricité, téléphone, assainissement) ont fait l’objet de réalisations d’envergure, notamment le transfert par galeries souterraines de l’eau du versant oriental humide vers le littoral sous le vent plus sec ou encore la route des Tamarins qui court sur les mi-pentes de l’Ouest. Les équipements scolaires, sanitaires, sociaux et culturels n’ont rien à envier à ceux des pays développés.

73 Les crédits publics soutiennent aussi les niveaux de vie. Cela s’est d’abord traduit par l’augmentation des revenus, traitements de la fonction publique, salaires, prestations et aides sociales. Le PIB atteint 17 730 € par habitant en 2010, soit un niveau situé à 40% en dessous de la moyenne française, mais de loin le plus élevé de la région. Les transferts sociaux entrent pour 26% dans les revenus, soit davantage qu’en Métropole. L’accès au confort, au bien-être et à l’égalité des chances est globalement généralisé, malgré certaines lacunes dans les domaines de l’éducation et de la santé. L’indice de

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développement humain s’établit à 0,881, un niveau record dans la région mais qui correspond à celui de la France d’il y a vingt ans.

74 Ces investissements et cette augmentation des niveaux de vie génèrent à La Réunion une économie de rente administrative qui se substitue progressivement à l’économie de plantation coloniale. Cette économie de rente, en croissance soutenue, crée des emplois et des richesses, essentiellement dans le secteur tertiaire. Avant la crise de 2009, pendant plus de 15 ans, le rythme moyen annuel de la croissance économique s’affichait à 4,7%, soit deux fois plus que le taux observé sur l’ensemble du territoire français (+ 2,1 %). Depuis cette date, l’économie est entrée en récession (− 2,7% en 2009 ; − 0,2% en 2010) et peine à retrouver un rythme de croissance (1,2% en 2011) dépassant celui de l’accroissement de la population.

75 Dans tous les pays qui se modernisent, la part du secteur primaire, au départ dominant dans l’emploi sinon dans le PIB, régresse. À La Réunion, l’évolution a été spectaculaire. Malgré le maintien et même l’augmentation de la production sucrière, malgré l’apparition de nouvelles filières (cultures maraîchères et fruitières, élevage), malgré le développement de la pêche, tant artisanale qu’industrielle, la part du secteur primaire dans la population active est passée de 59% en 1946 à moins de 5%. Il ne forme plus que 1,5% du PIB. Le secteur secondaire reste faible, en dehors d’une industrie du bâtiment et des travaux publics qui profite de la commande publique et privée et d’une dynamique industrie d’import-substitution, dominée par l’agroalimentaire. C’est le secteur tertiaire qui a le plus profité de la nouvelle économie générée par les transferts publics, l’île passant en quelques décennies d’une économie agricole à une économie de services. Longtemps dominant dans le PIB, le poids du secteur public a régressé : les dépenses publiques représentent encore 62% du PIB en 2007, mais sont en recul de 12 points par rapport au milieu des années 1990. Le relais de la croissance a été pris par le secteur marchand qui s’est substitué au secteur public comme principal moteur de l’économie.

76 Les échanges extérieurs ont démesurément grossi. Les exportations augmentent moins vite que les importations et sont, comme par le passé, peu diversifiées. Elles valent 286,9 M€ en 2011 et sont constituées pour 60% de produits des industries agroalimentaires, principalement le sucre et le rhum et pour 23% de produits de la pêche. Les importations explosent en raison de la faiblesse du tissu productif, de la croissance démographique et de l’augmentation des niveaux de vie et elles sont d’une grande variété. Elles représentent 4 775,2 M€ en 2011 et se répartissent en matières premières et divers intrants, en énergie, en biens d’équipement, en médicaments, en produits de consommation courante… Il en résulte un déficit structurel de la balance commerciale (− 4 488 M€ en 2011). Le taux de couverture des importations par les exportations se tient au niveau très faible de 6%. Cependant, du fait de l’intégration à la France, il n’y a pas de problèmes de paiements extérieurs. La France métropolitaine reste naturellement le principal partenaire commercial (premier fournisseur avec 50% des importations et premier client avec 39% des exportations). Toutefois, cette part se réduit face aux pays d’Asie, en particulier Singapour et la Chine. Les échanges régionaux progressent, grâce notamment aux exportations vers Mayotte. Mais l’intégration régionale reste limitée : elle pourrait constituer une des voies du développement local.

77 Le système départemental montre en effet ses limites, avec un risque de fracture sociale et des situations d’impasse. Parmi les menaces vis-à-vis de la cohésion sociale

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figurent les revenus relativement bas et inégalitaires. Le PIB moyen par habitant ne représente que 60% de celui de la Métropole, alors que le coût de la vie plus élevé limite le pouvoir d’achat, en particulier celui des plus modestes. Et cette moyenne ne reflète même pas la réalité tant sont grandes les inégalités sociales, encore plus accentuées qu’en Métropole. Alors que là-bas les écarts de revenus entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres varient de 1 à 3,6, à La Réunion, ils sont de 1 à 5. Les bas revenus s’expliquent en partie par l’extension du chômage. Autrefois inconnu, revêtant alors l’aspect du sous-emploi rural, le chômage moderne s’est généralisé : il s’élève à La Réunion à 29,6% contre 10,2% en Métropole. C’est dire la gravité de la situation. Les raisons en sont nombreuses : forte proportion de jeunes due au dynamisme de la démographie, formation initiale et surtout professionnelle insuffisante et souvent inadaptée, propension des chefs d’entreprises et de l’encadrement public et privé à recruter à l’extérieur, insuffisance du nombre pourtant significatif des emplois créés, face aux nombreuses personnes se présentant sur le marché du travail…

78 S’ajoute à ces situations sociales dégradées un mal-être qui porte en germe des tensions entre fractions de la population. L’identité culturelle des Réunionnais est mise à mal par la politique d’assimilation. Et pourtant, elle existe et il importe de la préserver : les mêmes qui se soucient avec raison de la sauvegarde de la biodiversité ne s’émeuvent guère quand disparaissent de par le monde des langues, des cultures ou des peuples. Niée, sinon combattue officiellement pendant des décennies, la culture réunionnaise n’est plus bridée dans son expression depuis l’alternance politique de 1981. Elle doit cependant composer avec la culture dominante, mondialisée, au sein de laquelle « l’exception culturelle » française perd du terrain. Cette menace de dilution culturelle est liée à l’extension d’une société de consommation qui change les habitudes alimentaires et vestimentaires, les comportements et les loisirs. Elle est véhiculée par les médias, notamment la télévision, le cinéma et la publicité. L’assimilation culturelle, portée principalement par un enseignement longtemps calqué sur celui de la Métropole, encore trop coupé des réalités vécues au quotidien par les enfants, est très poussée à La Réunion. Aussi le sentiment d’appartenance à une communauté réunionnaise est-il très diversement ressenti. Mais les tensions nées des inégalités sociales risquent de remettre en cause le vouloir-vivre ensemble local. Ainsi, l’immigration métropolitaine qui tend à prendre l’aspect d’une immigration de peuplement est souvent bien intégrée dans le creuset culturel réunionnais. Mais l’existence de réseaux, l’accaparement des postes de responsabilités et de plus en plus des emplois par de nouveaux venus, multiplient les frustrations des jeunes diplômés sans débouchés. Sans doute viendra-t-il le temps où les bouffées périodiques de violence comme au Chaudron, au Port ou à Saint-André troqueront leurs causes sociales pour des revendications plus politiques, à l’image de la préférence régionale réclamée, à compétence égale, pour l’emploi.

79 Les inégalités sociales, la pauvreté et l’impression de ne pouvoir s’en sortir fertilisent le terrain de la violence et de la délinquance. La précarité, sinon la misère, se répand. 17% de la population vit en dessous du seuil local de pauvreté25, 51% en dessous du seuil national. Mais si on assiste à la montée de la violence et de la délinquance, le taux de criminalité n’est encore que de 4,4% à La Réunion contre 6,2% en Métropole.

80 Ces urgences pour le présent n’occultent pas les défis pour l’avenir, comme les besoins issus de l’accroissement de la population, la saturation et le déséquilibre du territoire, la nécessité d’un nouveau modèle de développement.

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81 Traînant en longueur, la transition démographique provoque une augmentation de la population appelée à perdurer. Forte de 837 900 habitants au 1er janvier 2012, la population réunionnaise devrait atteindre un million de personnes en 2025. Il en résulte d’immenses besoins en logements, en emplois, en équipements. Quand il faudrait construire annuellement 9 000 logements, on n’en produit que la moitié. Et que dire de l’emploi, le même hiatus s’observant entre les créations et les besoins, actuels ou futurs ? La Réunion compte, en 2011, 130 000 chômeurs. Près de 7 000 personnes se présentent chaque année sur le marché du travail, soit deux fois plus que d’emplois créés. La même interrogation se pose pour ce qui concerne l’enseignement, la santé, les équipements culturels et sportifs, les besoins en eau ou en énergie… Les moyens humains et financiers actuels semblent bien insuffisants face à l’ampleur de ces besoins.

82 Le mode de développement a accentué le déséquilibre et la saturation du territoire. L’opposition historique entre les « Bas », structurés par un système de plantation et les « Hauts», zone refuge structurée par un système paysan, a cédé la place à une opposition entre une vaste région septentrionale allant de Sainte-Rose à Saint-Leu, située dans l’orbite de Saint-Denis et le « Sud », allant des Avirons à Saint-Philippe, en passant par , polarisé par Saint-Pierre.

83 Cette division majeure masque des disparités internes. Dans la partie septentrionale de l’île, la départementalisation, par la centralisation des décisions et des activités sur Saint-Denis, a provoqué le développement d’une région urbaine du « Nord » ancrée autour des deux pôles urbains complémentaires de Saint-Denis et du Port, avec leurs annexes résidentielles de Sainte-Marie et de La Possession. L’ouverture de la route du littoral entre Saint-Denis et La Possession, en facilitant l’accès au littoral ouest, y a développé les fonctions balnéaire et résidentielle. Des territoires restent à la traîne, d’une part l’Est, incapable de se structurer de façon autonome malgré la présence des villes de Saint-André et de Saint-Benoît, aspiré par Saint-Denis notamment depuis la réalisation en 2002 de la 2 x 2 voies, et d’autre part, les pentes de l’Ouest, où la vie rurale doit composer avec la pression résidentielle.

84 Dans le Sud, la zone la plus développée concerne le tri-pôle urbain de Saint-Louis, du Tampon et de Saint-Pierre, cette dernière ayant toujours constitué un pôle d’équilibre par rapport à Saint-Denis. Si l’Etang Salé et les Avirons, résidentiels et balnéaires apparaissent comme riches, les mi-pentes et le « Sud sauvage », centré sur Saint- Joseph, connaissent des retards.

85 Ces niveaux de développement inégaux, joints à une dissociation entre les lieux d’habitat d’un côté et les zones de formation et d’emplois, situées surtout dans certaines villes de l’autre, occasionnent de fréquents déplacements. Le tout automobile aidant, le réseau routier est très souvent saturé en maints endroits et à certaines heures au point qu’on a pu parler de menace de « coma circulatoire ».

86 Les politiques publiques se révèlent impuissantes à maîtriser l’occupation de l’espace. L’urbanisation diffuse met en péril l’existence de l’économie sucrière en faisant passer la sole cannière en dessous du seuil critique de 25 000 ha. Sur les zones côtières et les mi-pentes se multiplient les conflits d’usage : aux activités agricoles se surajoutent l’entassement de la population, l’extension des villes, la construction d’infrastructures et d’équipements, les activités touristiques et nautiques… La surcharge démographique et l’urbanisation font reculer les espaces naturels. La Réunion, haut lieu de l’environnement mondial, fait partie des 20 premiers hot spots mondiaux de la

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biodiversité : une très large panoplie de dispositifs de protection s’applique, avec comme fleuron le Parc national qui couvre 42% de la superficie insulaire. Peu avares d’interdictions, les pouvoirs publics sont plus attentistes quand les actions à entreprendre sont complexes ou demandent de lourds investissements comme c’est le cas pour l’assainissement des eaux usées ou le traitement des déchets.

87 Si La Réunion a pu se doter d’une économie assez diversifiée et dynamique, celle-ci ne crée pas suffisamment de richesses et n’est pas à la hauteur des besoins en emplois. Devant les situations d’impasse constatées, chacun s’accorde pour dire que le système actuel a atteint ses limites et qu’il faut imaginer un autre projet, plus endogène. Celui-ci n’est pas incompatible avec une plus grande ouverture de l’économie sur l’extérieur. Le marché local étant étroit, cette ouverture est un impératif, en particulier sur l’Europe et sur les pays de l’environnement géographique. Enfin, l’accent doit être mis sur le codéveloppement, d’une part, celui de « la France de l’océan Indien » qui regroupe La Réunion, Mayotte, ainsi que les « îles éparses » et les Terres australes et Antarctiques françaises, d’autre part, celui des pays formant la Commission de l’océan Indien, afin d’aller vers un espace indiaocéanique intégré.

88 Une approche systémique des réalités seychelloises, mauriciennes et réunionnaises permet de faire émerger les ressemblances aussi bien que les différences entre ces territoires. Au chapitre des facteurs d’unité, on retiendra que ce sont des îles chaudes et humides, souvent montagneuses, situées dans l’océan Indien occidental. Qu’elles ont été colonisées par la France, puis, hormis La Réunion, par l’Angleterre. Qu’elles ont connu une mise en valeur destinée à satisfaire les besoins de leurs métropoles et, pour cela, qu’elles se sont dotées d’un système de plantation. Qu’elles ont été peuplées par immigration, que leur population constitue des mosaïques ethniques aux métissages inextricables et qu’elles sont globalement devenues des terres créoles. Qu’aujourd’hui leur niveau de développement est plutôt bon, ce qui est souvent le cas des petites îles tropicales naguère agricoles, reconverties dans l’industrie, le tourisme et les services.

89 Ces traits communs coexistent avec des différences non moins marquées. Au niveau physique, seule La Réunion n’est pas un archipel : les Seychelles sont éclatées entre 115 îles granitiques et coralliennes, alors que Maurice est composée de l’île principale et de trois dépendances dont Rodrigues. Sur le plan économique, le système de plantation était peu prégnant aux Seychelles et, surtout, à Rodrigues et dans les hauts de La Réunion. Au niveau du peuplement, l’important volume de l’immigration indienne à Maurice a « indianisé » une île jusque-là créole. La décolonisation a pris la voie classique de l’indépendance aux Seychelles et à Maurice et la forme insolite de l’intégration à sa métropole par la départementalisation à La Réunion. Chaque entité a choisi son mode de développement : un socialisme de type cubain pour les Seychelles, un capitalisme mondialisé pour Maurice tandis que La Réunion entamait une politique de rattrapage afin de réaliser une convergence économique et sociale avec la France métropolitaine.

90 Chacun de ces pays constitue ainsi un cas particulier. Le micro-État créole seychellois, dépendant du tourisme et de la pêche, s’est construit une image de destination touristique de rêve et se positionne comme le leader mondial de la protection de l’environnement. Maurice veut être un modèle de développement pour les Petits États insulaires en développement dans un monde globalisé. La Réunion, département français et région européenne ultra-périphérique, est une excroissance de la France et de l’Europe dans l’océan Indien.

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91 Sous l’influence de ces éléments contradictoires, tout au long de leur courte histoire, les Mascareignes et les Seychelles ont balancé entre unité et éclatement, formant tantôt un ensemble relativement intégré, tantôt une juxtaposition d’entités cloisonnées. La période coloniale française fut le temps de l’unité politique ; à partir de la deuxième moitié du XIXe et au début du XXe siècle, la compagnie de navigation Messageries maritimes a constitué un vecteur puissant et régulier d’échanges économiques et humains entre les îles. Les liens étaient plus distendus au cours de certaines périodes comme sous la Révolution et l’Empire ou encore à l’époque de la décolonisation. Mais jamais ils n’ont véritablement été rompus. Aujourd’hui encore, les îles restent souvent plus concurrentes que complémentaires. Les relations Nord-Sud l’emportent sur les relations Sud-Sud. Quoi qu’il en soit, Mascareignes et Seychelles font partie, avec Madagascar et les Comores, d’un même ensemble insulaire, l’Indiaocéanie. La Commission de l’océan Indien organise depuis 1984 la coopération régionale au sein de cet espace et s’interroge périodiquement sur son devenir. Malgré les différences, il faudra bien aller vers une plus grande intégration de cet espace insulaire spécifique. Le temps est venu d’y réconcilier la géographie et l’histoire.

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NOTES

1. Maurice, État indépendant, se compose de l’île Maurice, de Rodrigues et de diverses petites îles (Agaléga, Saint-Brandon). 2. Avec 3070 mètres d’altitude, le Piton des Neiges, à La Réunion, est le point culminant des îles de l’océan Indien, y compris Madagascar. 3. Jusqu’à 6000 millimètres en moyenne par an dans les hauts de l’est de La Réunion. 4. Cette formule d’un géographe du début du XX e siècle est évidemment fausse. Madagascar possède de bons sols, notamment alluviaux, dans les bassins d’altitude, les vallées, les deltas… 5. L’océan Indien compte environ 15% des récifs coralliens du monde. 6. À La Réunion, île pourtant relativement préservée, la déforestation pour les cultures, le développement des infrastructures et l’urbanisation due à l’expansion démographique ont détruit près de 65% des écosystèmes naturels. 7. C’est à cette date que l’archipel a pris le nom de l’intendant général des finances Moreau des Séchelles. 8. Ainsi, au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Bourbon envoie en moyenne chaque année 3 à 4 millions de livres de blé et autant de maïs vers l’Ile de France. 9. Les premiers colons de la Digue sont des Réunionnais exilés en 1798 après l’insurrection du Sud. Dans cette île subsiste un parler créole local différent de celui des Seychelles. 10. Blancs et non Blancs nés aux îles. 11. Nombre moyen d’enfants par femme en âge de procréer. 12. En réalité, les proportions sont plus élevées. La définition de la population urbaine varie selon les pays. 13. Chiffres de 2012. Source : Atlaséco, Nouvel Observateur, 2013. 14. Disposition commerciale prise par les États-Unis pour aider au développement des pays africains, en facilitant l’accès à leur marché pour certains produits industriels fabriqués en Afrique. 15. De 1941 à 1977, la population a presque doublé, passant de 32 000 à 62 000 habitants. Le taux de croissance n’est plus maintenant que de 10,3°/°° au lieu de 23°/°°en 1970. 16. Les maladies du cocotier entraînent l’effondrement des exportations de coprah passées de 7 093 t en 1964 à 2 790 t en 1975, alors qu’elles représentent 70% de la valeur totale des ventes en 1975. L’huile essentielle de cannelle, deuxième poste des exportations en valeur avec 24%, manque de débouchés : 52 distilleries sur 55 sont abandonnées en 1975. 17. Dont près de 500 sur les îles de Praslin, de Mahé et de la Digue. 18. Les visiteurs sont accueillis dans 220 hôtels offrant 3000 chambres et une soixantaine de restaurants/cafeterias. Ils peuvent s’adresser sur place à 130 loueurs de voitures et à 10 tour operators. La prédominance du tourisme balnéaire se traduit par

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l’existence de 20 centres de plongée et plus de 390 bateaux voués à l’industrie touristique. 19. Dans la zone économique exclusive des Seychelles, vaste de 1,4 million km², sont capturés 25% du total des poissons de la pêche européenne. L’accord de partenariat de pêche entre l’Union européenne et les Seychelles de 2006 a été renouvelé en 2012 pour trois ans. L’activité de pêche pâtit depuis de l’existence de la piraterie. Aussi ce protocole renouvelé a-t-il baissé le tonnage de référence de 63 000 à 52 000 t. Toutefois, si la contribution financière liée aux droits d’accès à la ressource a été ramenée de 4 095 000 € à 3 380 000 € par an, la subvention au développement fournie pour le secteur maritime des Seychelles et pour la politique de la pêche a été portée de 1 260 000 € à 2 220 000 € par an. 20. Activités d’enregistrement d’avions et de bateaux, assurances, banques off shore. 21. Le nombre d’entreprises dans la zone franche passe de 115 à 585 entre 1982 et 1991 et, à cette date, le nombre d’employés atteint 90 000, soit 30% de la main-d’œuvre devant l’industrie sucrière. 22. On sait que les Accords de partenariat économique avec l’Union européenne rendent les préférences commerciales de Lomé compatibles avec les préconisations de l’Organisation mondiale du commerce, tandis que l’AGOA favorise l’accès des produits industriels mauriciens au marché états-unien. 23. Pour sa part, développé depuis 1992, le seul secteur off shore entre pour 3% dans le PIB et emploie 10 000 personnes. 24. Elle se situe à la 42e place sur 142 économies pour l’importance du secteur financier, ce qui en fait un des quatre premiers en Afrique subsaharienne, derrière l’Afrique du Sud (4e), le Kenya (26e) et la Namibie (36e). 25. Fixé à 50% de la valeur médiane des revenus.

RÉSUMÉS

Mascareignes et Seychelles, deux archipels de l’océan Indien occidental, étaient désertes quand elles ont été colonisées par la France au début des Temps modernes et structurées par un système de plantation. Celui-ci repose sur la production de denrées tropicales pour la métropole sur de grands domaines mis en valeur par une main-d’œuvre esclave ou engagiste d’origines malgache, africaine et indienne. Il détermine une société pluriethnique très inégalitaire dominée par la « plantocratie blanche » peu nombreuse. Il secrète une culture créole, enrichie des apports des grandes civilisations. À partir de 1815, Maurice et les Seychelles intègrent l’Empire colonial britannique. La Réunion et Maurice deviennent des « îles à sucre ». À l’esclavage succède l’engagisme, le coolie trade. L’immigration indienne, importante à La Réunion, est massive à Maurice qui devient une « Inde d’outre-mer ». La décolonisation et la recherche du développement empruntent des voies différentes. Tandis que Maurice et les Seychelles accèdent à l’indépendance, La Réunion devient département français. Les Seychelles optent pour une voie de développement socialiste inspirée de Cuba,

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Maurice pour l’économie libérale et La Réunion pour une convergence socio-économique avec la France. Il en résulte la constitution d’entités bien différenciées. Les Seychelles, micro-État créole et maritime, se veulent les défenseurs de l’environnement, base de leur économie fondée sur le tourisme et la pêche. Maurice a diversifié son économie sucrière par l’industrie, le tourisme, les services, notamment financiers off shore. La Réunion fait partie des pays développés. La coopération régionale doit resserrer davantage les liens entre ces îles proches par la géographie que l’histoire a séparées et donner corps à l’Indiaocéanie.

Mascarene Islands and Seychelles, two archipelagoes in the western Indian Ocean, were desert islands when they were colonized by France at the beginning of Modern Times and structured by a system of plantation. It was based on the production of tropical foodstuffs for the metropolis on large domains developed by slavery and indentured labourers of Malagasy, African and Indian origins. It determined a very unegalitarian multiethnic society dominated by the non numerous “white plantocracy”. It gave birth to a Creole culture, enriched by the contributions of several civilizations. From 1815 onwards, Mauritius and Seychelles integrated the British . Reunion island and Mauritius became “sugar islands”. To the slavery succeeded the indentured labour, the “coolie trade” The Indian immigration, important in Reunion island, was massive in Mauritius which became an “overseas India”. The and the research for development took different ways. While Mauritius and Seychelles reached their , Reunion island became a French “departement”. Seychelles chose the way to a socialist development inspired by Cuba, Mauritius to the free market economy and Reunion to a socio-economic convergence with France. Resulted from it the constitution of widly-differentiated entities. Seychelles, a small maritime State, aimed at being the defenders of the environment; the basis of their economy was established on tourism and fishing. Mauritius diversified its sugar economy developing its industry, tourism, services, in particular offshore finance. Reunion became a part of developed countries. Regional cooperation will have to develop the links woven by these neighbouring islands separated by geography and history and to give body to India-oceania.

INDEX

Keywords : , Economy and Society of Plantation, Indian Ocean, Small Island States in Development, Seychelles Islands, Mascarene Islands, La Réunion Island, Mauritius, Decolonization Mots-clés : colonisation, économie et société de plantation, Petits États insulaires en développement, décolonisation Index géographique : océan Indien, Seychelles (archipel), Mascareignes (archipel), La Réunion (île de), Maurice (île)

AUTEUR

WILFRID BERTILE Agrégé de l’université, Docteur d’État ès lettres et sciences [email protected]

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Approche (historico-) linguistique des créoles des Mascareignes et des Seychelles

Robert Chaudenson

1 La genèse des créoles est un problème qui a beaucoup excité l’imagination des linguistes, sans toutefois que leurs hypothèses aient toujours les fondements socio- historiques pourtant indispensables. L’un des aspects les plus négligés a sans doute été celui des rapports éventuels entre les différentes colonies qui ont pu engendrer, d’un territoire à l’autre, sinon des transferts de langues, du moins des déplacements d’éléments linguistiques (ou culturels) déjà constitués qui peuvent être plus ou moins importants selon les périodes et les cas.

2 Dans la zone américano-caraïbe (ZAC), par exemple, on sait que les premiers colons qui arrivent, en 1735, à la Guadeloupe venaient de Saint-Christophe colonisée par la France depuis une vingtaine d’années, mais comme il ne reste dans cette île (aujourd’hui Saint- Kitts) aucune trace du parler français ancien, il est impossible d’en tirer quelque parti que ce soit. En revanche, on a reconnu depuis longtemps les rapports qui existent entre les créoles de la Guadeloupe, de la Martinique, de Sainte-Lucie et de la Dominique ; ils sont parfaitement évidents puisque ces parlers sont très proches et que les rapports entre ces colonies sont tout à fait identifiés et connus. Les rapports entre les Petites Antilles et le Nord d’Haïti sont également connus, mais, à ma connaissance, ils n’ont pas été étudiés, au plan linguistique, de façon systématique et approfondie. La méconnaissance de ces relations éventuelles entre les colonies et, de ce fait, éventuellement entre les parlers, est d’autant plus surprenante qu’on dispose souvent dans ces territoires des documents qui permettent d’éclairer ces problèmes.

3 Dans l’océan Indien (OI), les travaux des historiens fondés sur les documents anciens que nous offrent, en abondance, les archives locales qui n’ont pas subi les destructions révolutionnaires, nous donnent des indications qui permettent de reconstituer avec précision les mouvements de population entre les diverses îles qui s’opèrent essentiellement au cours du XVIIIe siècle ; les différences de date, d’importance et de nature entre ces migrations conduisent naturellement à ce que s’établissent des

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relations, également diverses quoiqu’incontestables, entre les créoles des différentes colonies : la Réunion, Maurice, Seychelles et Rodrigues pour prendre l’ordre chronologique des mouvements migratoires en cause. C’est là que trouve son origine l’erreur initiale de perspective de Philip Baker qui croit avoir découvert le groupe des « créoles Isle de France » (Baker et Corne 1982), qui réunirait, à ses yeux, les parlers de Maurice, des Seychelles et de Rodrigues, en excluant totalement tout rapport avec la Réunion. Indépendamment des motifs personnels de cet auteur qui ne s’est jamais remis de ce que je l’aie précédé sur ce terrain (je soutiens ma thèse de doctorat d’état en 1972 alors qu’il ne soutient son mémoire de maîtrise qu’en 1976), son erreur tient, pour une bonne part, à ce que le rapport initial qui s’est établi entre les parlers de Bourbon et de l’Ile de France est beaucoup plus ancien (1722) et de nature différente de ceux qui s’établissent, dans la suite, entre le parler de l’Ile de France (déjà constitué dans sa forme quasi définitive) et ceux des Seychelles (1770) et de Rodrigues (début XIXe). Nous y reviendrons bien sûr dans le détail, mais il faut toutefois une bonne dose d’aveuglement ou plutôt de mauvaise foi pour ne pas voir les rapports entre les quatre créoles et plus encore pour nier le rôle du « bourbonnais » (le parler de Bourbon en 1721 que je me garde de qualifier de « créole ») ; P. Baker (1987) a d’ailleurs fini par devoir le reconnaître, mais en tentant de le minorer et en faisant cet aveu, pénible pour lui on le devine, le plus discrètement possible. On trouve en effet dans son article de 1987 un schéma final, hors texte, où l’on relève, non sans stupeur, entre le réunionnais et le mauricien, « une ligne pointillée qui représente une influence légère plutôt d’ordre lexical » (Baker 1987 : 75) !

4 Il n’empêche que, surtout à un moment où ressurgissent les fantasmes substratistes et la contestation de mon hypothèse du « bourbonnais », pourtant admise depuis trente ans, on doit reprendre dans son ensemble et dans un détail plus grand, la question des relations linguistiques entre les quatre parlers de l’OI, pour mettre un terme, si possible définitif, à des discussions qui reposent surtout sur des ignorances et des erreurs.

La problématique générale : langues et migrations

La migration d’île en île : une stratégie coloniale

5 La genèse des créoles est partout caractérisée, initialement du moins, au plan économique et, secondairement, au plan démographique, par l’infériorité numérique et sociale des esclaves. Les seuls cas qui font partiellement exception, sur ce seul plan de la durée d’ailleurs, sont ceux où une colonie peut bénéficier de l’assistance technique d’une colonie voisine plus ancienne. On est si conscient de l’importance de ce facteur, dans la ZAC comme dans l’ OI, qu’on cherche, partout et toujours, à provoquer des migrations de colons d’une colonie ancienne vers une nouvelle qu’on entend créer. Le but est bien entendu de faciliter l’installation et l’adaptation des nouveaux colons et, par-là, d’accélérer le processus de mise en place des infrastructures qui permettront le développement économique.

6 Il faut un instant imaginer, concrètement, ce que peut être, dans l’OI par exemple, la situation de colons français qui débarquent, de leur Normandie ou de leur Picardie natales, sur une île tropicale déserte (Bourbon par exemple), couverte de forêts (qu’il va falloir abattre à la hache, puis défricher), dont ils ignorent le climat (les saisons y sont inversées, puisqu’ils sont dans l’hémisphère Sud et que les platanes perdent leurs

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feuilles en juillet !), les risques naturels (un volcan, des cyclones, etc.), la faune (certains poissons peuvent être dangereux, voire mortels à consommer), la flore (plantes également dangereuses), en étant, en outre, privés à peu près de tout ! Il ne manque pas d’ailleurs de cas, dans l’histoire coloniale, où des colons reprennent la mer, désespérant de pouvoir s’installer durablement dans des territoires si hostiles ; les Hollandais le firent, eux qui avaient occupé avant les Français la deuxième des Mascareignes qui va devenir dans la suite l’Ile de France.

7 Les Compagnies des Indes sont tout à fait conscientes de l’importance que peut avoir, pour la réussite d’une colonie nouvelle, la présence de gens qui sont déjà habitués aux conditions de la vie coloniale. C’est pourquoi, aux Antilles, quand on décide d’occuper la Guadeloupe et la Martinique, l’expédition qu’on y envoie en 1635, sous la conduite de Belain d’Esnambuc, comprend d’« anciens habitants de Saint-Christophe », qui est occupée depuis une vingtaine d’années. On tente donc d’agir dans l’OI comme aux Antilles quand il s’agit d’installer une colonie à l’Isle de France en 1721. Là aussi, la stratégie est clairement définie et expliquée : « La Compagnie ne doute pas que vous ne déterminiez quelques-uns des habitants [exploitants agricoles] de l’Ile Bourbon à passer à celle de France pour s’y établir [...] Il est d’une extrême importance que quelques familles y passent pour instruire les nouveaux colons dans la culture des caffés et autres productions et pour y prendre les saisons convenables pour semer et planter vu que la situation des deux îles est presque la même » (31 mai 1721, Archives de la Réunion, C 11).

8 J’ai souligné les points essentiels car ils font apparaître qu’il y a là une stratégie parfaitement méditée. Les gens qu’on fait venir d’une autre colonie ne sont nullement des colons qu’on veut faire passer définitivement d’une île à l’autre, mais parfois des « instructeurs », des « coopérants techniques » avant la lettre, qui sont là, d’abord et surtout, pour communiquer leur expérience du pays, leurs savoirs et leurs compétences. Bien entendu, ils vont le faire dans la langue qui est la leur. Comment pourraient-ils ne pas transmettre aussi, dans ces conditions, des éléments de leur pratique linguistique ?

9 Le constat essentiel ici est que cette stratégie de colonisation est adaptée et efficace. Il est curieux que P. Baker, qui a contesté si vigoureusement et si longuement mon hypothèse sur le rôle des immigrants bourbonnais dans les premières années de la colonisation de Maurice, ne se soit pas interrogé davantage sur le fait qu’à Bourbon 52 ans séparent le début de la colonie du moment où commence le développement économique et où les populations blanche et noire tendent à s’équilibrer, alors qu’à l’Ile de France, cet écart sera de moins de dix ans. Ainsi, la croissance de la population est- elle à Maurice bien plus rapide qu’à Bourbon et, comme on l’a vu, l’assistance technique fournie par la seconde île à la première est un élément décisif dans cette accélération du développement.

10 Force est donc de voir là une confirmation éclatante du rôle décisif de l’assistance technique des Bourbonnais, dont la citation de la correspondance de la Compagnie des Indes faite ci-dessus, décrit très explicitement la finalité et la nature. Toutefois, les « habitants » de Bourbon, quant à eux, refusent obstinément de se soumettre aux vœux de la Compagnie ; ils n’ont guère envie de recommencer l’expérience de l’installation si difficile d’une colonie, au moment où ils sortent enfin, eux-mêmes, de cette période initiale. Faute de volontaires, pour réaliser son projet qu’elle juge indispensable, la Compagnie en est donc réduite à louer les services de Blancs et de Noirs de Bourbon qu’elle va faire séjourner, à ses frais, dans la nouvelle colonie. La Compagnie des Indes,

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qui n’a cessé de se plaindre du coût exorbitant de ce séjour des Bourbonnais à l’Isle de France, n’aurait naturellement pas engagé de telles dépenses, si elle ne s’était pas estimée, à juste titre, en mesure de récupérer sa mise de fonds, en accélérant considérablement le développement économique de la nouvelle colonie.

11 Pour en revenir aux stratégies coloniales, il en sera de même, en 1770, au moment de la colonisation des Seychelles où l’on encourage par tous les moyens les immigrations à partir des Iles de France et de Bourbon.

Une conséquence linguistique essentielle : la notion de « génération » de créole

12 Ces stratégies de peuplement d’un territoire à l’autre ont toutefois des conséquences majeures sur le plan linguistique, quoique les études créoles n’aient guère apporté d’attention à ce phénomène, pas même quand elles se posaient le problème de l’alternative entre monogenèse et polygenèse des parlers nouveaux.

13 Ces faits migratoires conduisent, en effet, à définir ce que j’ai proposé de nommer les parlers de « première génération ». Ce sont les idiomes (notons que je n’use pas ici du mot « créoles ») qui se sont constitués sans intervention de populations issues d’une autre colonie, antérieurement établie. De tel cas, que les stratégies coloniales qu’on vient de voir rendent relativement rares, sont, aux Antilles, celui de Saint-Christophe (où il n’y a plus de parler d’origine française aujourd’hui) et, dans l’océan Indien, celui de Bourbon (aujourd’hui la Réunion), car on ne peut guère admettre que le « débris de Madagascar » (colons de Madagascar ayant échappé au massacre de Fort Dauphin) ait pu avoir un rôle notable dans la formation du bourbonnais.

14 Un parler de deuxième génération est, en revanche, un idiome dans lequel un parler de première génération, issu d’un territoire plus anciennement colonisé, a pu jouer un rôle, dont l’importance et la nature dépendent naturellement des lieux et des circonstances. Le « bourbonnais », amené dans la toute nouvelle colonie de l’Ile de France en 1722-1723 par les Bourbonnais, Blancs et Noirs, loués par la Compagnie pour servir de coopérants techniques, n’est sans doute pas encore un créole à proprement parler, puisque la société de plantation n’est pas encore en place à Bourbon où elle n’apparaît que vers 1730. Il sera néanmoins une composante majeure dans la formation de la langue de l’Ile de France (qui n’est pas encore non plus un créole). En revanche, le créole de Saint-Barthélemy, du fait des achats massifs d’esclaves créolophones faits à la Martinique, est un créole de deuxième génération qui va évoluer sur place, sans doute au contact du français régional local, le « patois » actuel de la zone occidentale de l’île (Calvet et Chaudenson 1998). Deux remarques essentielles : • la première est que le mot « génération » est emprunté ici au vocabulaire de l’informatique et non à celui de la biologie ; un ordinateur de deuxième génération n’est pas le « fils » de la machine de première génération, mais un appareil qui emprunte certains de ses éléments à un ordinateur de première génération. Bien entendu, l’idée de progrès, essentielle en informatique, est totalement absente. Il s’agit plutôt ici du vocabulaire initial de l’informatique car cette notion de génération me semble avoir aujourd’hui disparu ; • seconde remarque : peut-on peut qualifier le guadeloupéen et le martiniquais de « créoles de deuxième génération », ce qui choque certains Antillais ? Je n’avance cette idée que par principe et pour le strict respect de la vérité historique car, en fait, au plan linguistique, elle

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n’a aucun intérêt. Les « vieux habitants de Saint-Christophe », qui débarquent en 1635, parlent, mais ils ne parlent sûrement pas un créole, pas plus d’ailleurs que les Bourbonnais qui arrivent à l’Isle de France en 1721-1722. En outre, ce qui rend essentiel le cas de l’Ile de France est qu’on peut comparer les créoles qui se sont formés ensuite et que l’hypothèse socio-historique (rôle des Bourbonnais qui viennent « instruire » les premiers habitants de l’Ile de France) alimente et éclaire la comparaison entre les langues réunionnaise et mauricienne qui se développent ultérieurement et évoluent selon des dynamiques internes propres. Ma remarque est donc de pure forme et je pense en rien qu’on doive regarder comme une tare, pour un parler, le fait d’être de deuxième ou de troisième génération. Le but est d’éclairer de façon plus précise les relations entre les parlers, de façon surtout à ne pas prendre pour des innovations, fortuitement, voire miraculeusement, convergentes, des traits qui, en fait, ont pu simplement passer ainsi d’un territoire à un autre. En anticipant quelque peu sur la suite, je puis donc dire, dès maintenant, que, de mon point de vue, le réunionnais est un créole de première génération, le mauricien un parler de deuxième génération, le seychellois et le rodriguais étant de troisième génération.

Le cas du tayo (Nouvelle-Calédonie)

15 Un autre exemple, récent et exemplaire, et qui constitue, au plan théorique, un enjeu majeur est fourni par le tayo. L’existence de ce parler, qu’on connaît depuis longtemps, sans jamais l’avoir baptisé auparavant « créole », a été manifestée surtout par l’ouvrage de S. Ehrhart paru en 1993, Le créole français de Saint-Louis (le tayo) en Nouvelle-Calédonie. Cet idiome a fait l’objet de plusieurs études et on le nomme désormais parfois, comme A. Khim dans l’ouvrage édité par J. McWhorter (2000 : 182), « Neo-Caledonian French based creole ».

16 Ehrhart (à une date que j’ai oubliée, mais avant la parution de son livre en tout cas) était venue me rencontrer fort aimablement à Aix-en-Provence pour me parler de son travail. Je l’avais, dès cette époque, avertie d’éventuelles origines réunionnaises du tayo, car je savais que, vers la fin du XIXe siècle, on avait organisé des migrations de travailleurs réunionnais vers la Nouvelle-Calédonie, au moment où l’on envisageait d’y développer l’agro-industrie sucrière. On retrouve ici, avec des motivations un peu différentes, le même principe de colonisation que précédemment : faire venir d’une autre colonie (en l’occurrence la Réunion) des spécialistes d’une activité professionnelle, dans le cas de la Nouvelle-Calédonie, des ouvriers indiens spécialisés dans l’agro-industrie sucrière.

17 Ehrhart m’avait alors assuré que ces faits, dont elle était informée, n’avaient pas eu la moindre incidence sur la formation du tayo. Le livre paru, j’ai été amené, compte tenu du sujet, à en faire le compte rendu pour études créoles. À la lecture des données tayo, il m’est apparu clairement que, si mon hypothèse d’une influence du réunionnais (qui ferait alors du tayo un parler de deuxième génération sans pour autant en faire un créole !) ne pouvait pas être prouvée d’une façon absolue, elle bénéficiait en tout cas de très fortes présomptions que je ne puis détailler ici et pour lesquelles je renvoie le lecteur curieux d’en savoir plus au long article en cause (Chaudenson 1994)1. Je me bornerai à donner ici la nature des arguments, les uns historiques et/ou sociolinguistiques, les autres linguistiques.

18 Les premiers tiennent à ce qu’un tel parler (qu’on le baptise créole ou non) n’existe que dans cette seule région de Saint-Louis, qui est précisément celles où ont été implantés les

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villages « malabars » dans lesquels ont résidé, à partir de 1865, les ouvriers indiens (malabar) d’origine réunionnaise, amenés dans l’île en raison de leurs compétences en matière d’agro-industrie sucrière. Ces villages « indiens » apparaissent, six ans plus tard, sur une carte de 1871 à proximité de Saint-Louis (1993, carte 2). Première coïncidence remarquable !

19 Le plus curieux est que, dans le livre de Ehrhart, apparaît, à propos du tayo, le témoignage suivant d’un vieillard : « à Saint-Louis, je ne vois pas d’où ça pourrait venir si ce n’est pas de la Réunion, ils [les ouvriers dits “malbar”] sont venus à Saint-Louis pour faire du sucre » (1993 : 46). L’auteur balaye d’un revers de main ce témoignage, pourtant essentiel et très précis ; elle affirme, sans justifier son propos : « Il n’y a aucune raison de penser que les Saint-Louis aient eu des contacts étroits avec des2 Réunionnais » (1993 : 46).

20 Les seconds arguments, d’ordre linguistique, tiennent à des homologies, nombreuses, précises et remarquables, entre le réunionnais et le tayo. Ehrhart prétend que le tayo est apparu là, car il y avait une mission catholique. Cet argument ne me convainc guère car j’ai peine à croire qu’elle ait été la seule sur l’île. D’autre part, cette hypothèse me paraît surtout contestable sur le plan de la sociolinguistique du français auquel Ehrhart (qui est Allemande) n’est naturellement pas sensible. En effet, un certain nombre de faits ne paraissent pas pouvoir être rattachés à la variété de français utilisée par les prêtres de la mission de Saint-Louis, alors qu’ils ont tout à fait pu s’introduire dans le tayo par le biais du créole réunionnais. Il s’agit en général de tours tayo qui procèdent de variétés de français qui ne peuvent guère avoir été dans l’usage pédagogique d’enseignants ecclésiastiques. Je cite quelques exemples, au hasard et sans prétendre à la moindre exhaustivité, puisque, comme on va le voir, je prends simplement, dans l’ordre alphabétique, les premiers items d’une longue liste publiée dans mon article d’études créoles : « à cause que » ( = parce que) ; « en l’air » ( = en haut) ; « avec » ( = à, de, avec) ; « donner la main » ( = aider) ; « case » ( = maison) ; « comme ça » (équivalent des deux points ; il a dit comme ça...) ; « connaître » ( = savoir), etc.

21 Je sais bien qu’il est sans doute difficile à Ehrhart qui n’est pas une francophone native ni une historienne de la langue française, d’être sensible à ces questions de niveaux et de variétés de langue. De tels tours n’ont pas, en effet, la moindre chance d’avoir figuré dans la langue des Maristes qui enseignaient à la mission de Saint-Louis ! En revanche, tous les faits que je signale ci-dessus (et il y en a bien d’autres dans la liste que j’ai constituée) ont des équivalents en créole réunionnais. Ces circonstances pourraient donc expliquer à la fois, au plan sociolinguistique, la présence d’un langage comme le tayo à Saint-Louis (et nulle part ailleurs !) et, au plan linguistique, certaines remarquables convergences entre le tayo et le créole réunionnais. Ce point est évidemment capital au plan théorique et, même si on entend écarter mon hypothèse, je ne vois pas comment on peut occulter des faits et des éléments aussi essentiels3.

22 Je n’ai, bien entendu, jamais prétendu que le tayo était du réunionnais, comme je n’ai jamais avancé que le mauricien fût du bourbonnais. Je pense toutefois que toute étude du tayo doit prendre en compte cette possibilité (qui me paraît personnellement une évidence !). J’avais d’ailleurs conclu mon article en disant que, si je n’étais pas à peu près sûr d’avoir raison, j’aurais été ravi d’avoir tort, car on serait alors en mesure de mettre enfin en évidence quelques vrais universaux de la créolisation du français.

23 Ce qui me paraît le plus grave n’est pas la question de savoir qui a tort ou qui a raison et dans quelles proportions, mais le constat que les faits que j’ai signalés dans mon article

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sont désormais systématiquement ignorés (par ceux qui traitent du tayo d’après Corne en particulier) ou occultés par les auteurs qui sont censés en être spécialistes.

Les migrations inter-insulaires (Mascareignes et Seychelles)

Les débuts de l’Ile de France : l’hypothèse du bourbonnais

24 Je serai assez bref sur ce sujet auquel j’ai consacré une bonne partie d’un livre récent (Chaudenson 2010) ; je me bornerai au simple rappel des faits historiques et à la mention de quelques faits linguistiques majeurs pour pouvoir, l’espace éditorial m’étant compté, consacrer plus d’attention aux cas seychellois et rodriguais dont je n’ai pas pu parler en détail dans cet ouvrage.

25 En 1722, durant leur séjour à l’Ile de France, les Bourbonnais, payés et envoyés par la Compagnie des Indes « pour instruire » les nouveaux arrivants, ont évidemment usé, dans cette fonction, du parler « bourbonnais » qui leur était propre et, par là même, ont inévitablement « laissé » à l’Ile de France des éléments linguistiques (items lexicaux surtout) qui, ensuite, ont, parfois, évolué de façon spécifique mais à l’évidence souvent très proche, en raison même de la communauté d’origine.

26 Mon point de vue sur la genèse du mauricien comme du seychellois et du rodriguais est déjà esquissé dès ma thèse (Chaudenson 1974 : 1111-1124), sans être longuement fondé ou développé ; l’étude du réunionnais, qui était alors le centre de mon travail, m’avait amené, en particulier, dans mes enquêtes de terrain sur le mauricien et le rodriguais, à constater de très nombreuses et très évidentes similitudes phonétiques, lexicales et grammaticales, qui ne pouvaient en aucun cas s’expliquer par de simples coïncidences au cours de développements indépendants et séparés. J’en ai relevé un grand nombre dans ma thèse même.

27 Un premier article « à propos de la genèse du créole mauricien : le peuplement de l’Ile de France de 1721 à 1735 » (1979) était surtout historique. Il soulignait et étudiait le fait capital déjà évoqué : l’envoi, aux frais de la Compagnie des Indes, d’un contingent d’une cinquantaine de Bourbonnais, blancs et esclaves, qui séjourna à l’Ile de France près d’une année durant (1722-1723). Toutefois, par la force des choses, ce même article relevait, et, en cela il mit le feu aux poudres, les erreurs de P. Baker dans son mémoire de maîtrise de 1976. Comme on l’a vu, ce dernier ne s’est jamais relevé de ce traumatisme et nous en sommes toujours là, trente ans plus tard !

28 Mon « hypothèse du bourbonnais » a toutefois surtout pris corps dans mon livre, Textes créoles anciens (La Réunion et Maurice). Comparaison et essai d’analyse (1981), où ont été développés, fondés et illustrés les aspects proprement linguistiques de la théorie. Les deux créoles, plus proches au début du XIXe siècle, où l’on commence à disposer d’attestations sûres dans les deux parlers, se sont différenciés dans la suite, du fait de leurs évolutions respectives propres et d’apports différents. L’évolution du réunionnais, à la différence de celle du mauricien qui s’est basilectalisé, s’est marquée surtout, à l’inverse, vu les conditions sociolinguistiques spécifiques de l’île, par ce que j’ai nommé alors « l’érosion basilectale » ; elle a entraîné la réduction voire la disparition de traits basilectaux, initialement communs, comme, par exemple, des agglutinations de l’article

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(type « lakaz »), l’imparfait en « té + verbe », la négation « napa », l’emploi de « ansam » au sens de « et », etc4.

29 Mon deuxième article (1983) est beaucoup plus long et détaillé, car il traite surtout des questions linguistiques qui sont totalement absentes du premier. Les faits démographiques et sociaux étant établis, à mes yeux du moins, car ils reposent sur des textes incontestables cités dans mon précédent article, ce texte était une réponse au livre de Baker et Corne de 1982, dont la thèse centrale est qu’il n’y a aucun rapport et par là rien de commun entre le réunionnais et le mauricien et aussi, pire encore, que le mauricien est plus proche de l’haïtien que du réunionnais (Baker & Corne 1982 : 205-237) !

30 Sur les premières années du peuplement de l’Ile de France, je résume les faits historiques incontestables et, pour couper court à toute contestation oiseuse, je prendrai les données démographiques de Baker5 (dans : Baker et Corne 1982) : • 24 décembre 1721 : arrivée de 16 Bourbonnais dont dix repartent en mars 1722, 6 d’entre eux restant sur place ; • 12 juin 1922 : alors qu’il n’y a sur l’Ile de France que 92 personnes (dont 67 soldats suisses), arrivent d’autres Bourbonnais 6 Blancs et 30 noirs esclaves ; • 29 novembre 1722 : arrivée de trois autres Bourbonnais blancs ; • 2 janvier 1723 : départ de deux Bourbonnais blancs (il en reste donc 13) ; • 10 février 1723 : arrivée de quatre Bourbonnais blancs (ce qui porte leur nombre à 17).

31 Il y a donc alors en tout sur l’île, début avril 1723, 258 personnes dont 46 Bourbonnais. Si l’on met à part les soldats et les Suisses, dont on se plaint sur place qu’ils ne prennent guère part aux travaux collectifs (83 dont 67 Suisses), le reste de la population, celle que les Bourbonnais doivent « instruire » et qui est sur le terrain, comprend alors 175 personnes et les Bourbonnais forment près de 27 % de ce total6 !

32 Que viennent donc faire dans la nouvelle colonie des Blancs et des Noirs de Bourbon et qu’y font-ils ? Ce point est naturellement capital. La correspondance de la Compagnie, éditée par A. Lougnon, le dit très clairement comme je l’ai rappelé. Ils doivent « instruire les nouveaux colons [souligné par moi] dans la culture des caffés et autres productions pour prendre les saisons convenables pour semer et planter, vu que la situation des deux îles est presque la même. » Trois points sont donc essentiels : • dans la première année d’occupation de l’Ile de France, les « coopérants » bourbonnais (Blancs et Noirs) forment 25 % de la population active dans le secteur vital de la production agricole qu’il faut mettre en place de toute urgence et qui est la seule finalité réelle de leur séjour ; • les Blancs et les esclaves bourbonnais (ces derniers formant un tiers de la population servile) encadrent, instruisent et dirigent les autres ; ce qui me paraît impliquer inévitablement qu’ils leur parlent et leur transmettent « en bourbonnais » tous leurs savoirs, leur donnant ainsi, en particulier, les noms bourbonnais des éléments de l’environnement ; • leur expérience et leurs fonctions d’instructeurs leur confèrent, de toute évidence, une incontestable supériorité sociale et, par-là, une fonction de modèle social et surtout linguistique.

33 Or ces aspects sont omis ou plus précisément occultés volontairement par ceux et celles qui contestent mon hypothèse du bourbonnais (Bollée en particulier7) dans leur « réflexion » sur la genèse du mauricien, en dépit (ou à cause) de leur importance capitale. Pire, ce séjour des Bourbonnais n’est parfois pas même mentionné, ce qui évite, naturellement, de poser le problème, difficile à esquiver sans cela, du rôle qui, de toute

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évidence, a été le leur, à moins, naturellement, qu’on ne suppose qu’ils aient usé d’une langue des signes pour remplir la fonction d’instruction et de formation qui était explicitement la leur. Donc, deux questions pour lesquelles on est en droit d’exiger, sans nouveaux faux- fuyants, une réponse simple, claire et nette : • le « bourbonnais » (idiome en usage dans l’île voisine vers 1720) est-il la langue, dans laquelle près d’une année durant, les Bourbonnais ont accompli leur mission d’instruction des nouveaux venus dans la colonie ? • est-il possible que ce parler « bourbonnais », langue dont ces Bourbonnais usaient inévitablement pour « instruire » les nouveaux arrivants, n’ait laissé aucune trace dans le parler créole qui commence alors à se constituer à l’Ile de France ?

Les débuts du peuplement des Seychelles

34 Le cas seychellois, comme à un degré moindre, celui de Rodrigues, est plus complexe dans la mesure où, même si elles sont inégales en importance, les migrations vont venir à la fois de Bourbon et de l’Ile de France.

35 L’occupation de l’archipel commence en 1770, mais, comme toujours, les débuts de la nouvelle colonie sont difficiles et la plupart des premiers colons ne feront pas souche dans l’archipel. Aussi, en 1787, lit-on dans les « Ordonnances » qu’il faut ne donner des concessions, « autant que faire se pourra [...] qu’à des créoles des Isles de France et de Bourbon et à ceux des isles Seychelles » (cité par Wanquet 1972 : 16 ; dans : Chaudenson 1979 : 225).

36 Je crois avoir déjà publié les données majeures (Chaudenson 1979 : 225-226) que j’avais d’ailleurs trouvées dans une communication, alors inédite, de mon collègue et ami Claude Wanquet faite lors du Congrès d’histoire de l’océan Indien de Saint-Denis de la Réunion en 1972 : « Le peuplement des Seychelles sous l’occupation française ». Wanquet est, en effet, le premier historien à avoir étudié, de façon rigoureuse, ce peuplement qu’Auguste Toussaint (1967) n’avait abordé qu’en passant.

37 Les Seychelles, occupées depuis 1770, sont, à l’approche de la fin du XVIIIe siècle, une colonie sous-peuplée, où l’on va tenter, comme on l’a vu, de faire migrer une partie de la population des Iles de France et de Bourbon. Le surpeuplement des Mascareignes et, en particulier, celui de Bourbon, puis les troubles révolutionnaires et les déportations politiques (de la Réunion) favoriseront ces desseins, en provoquant des émigrations des Mascareignes vers les Seychelles. À partir de 1798, à Bourbon, les troubles de la période font qu’un nombre important d’opposants sont envoyés aux Seychelles (Wanquet 1972 : 22-23). C’est même à eux que l’on doit la colonisation de l’île de la Digue ; c’est sans doute cette circonstance qui fait qu’aux Seychelles, les Diguois sont surnommés « safran », les Réunionnais étant, dans leurs « kari », fort amateurs de cet épice (le curcuma) que les Mauriciens ne prisent guère.

38 Les apports de population de la Révolution font que les Réunionnais constitueront, pour un temps, une partie non négligeable de la population encore très réduite. En effet, en 1791, les Seychelles ne comptaient encore que 572 habitants dont 65 Européens, 20 libres de couleur et 487 esclaves (Chaudenson 1979 : 225). Suite aux arrivées de la fin du siècle, le nombre des Blancs passe, en 1802, à 215 (Toussaint 1967 : 57). De cette immigration bourbonnaise témoignent, aujourd’hui encore, à la fois quelques traits linguistiques ou culturels que le seychellois partage avec le réunionnais et qui le distinguent du mauricien8 (nous y viendrons dans la suite), mais surtout des

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patronymes typiquement réunionnais, absents à Maurice et toujours nombreux aux Seychelles comme Hoarau, Payet ou Lauret en particulier ; la simple consultation de l’annuaire téléphonique local le prouve.

39 Le seychellois, utilisé par tout le monde comme véhiculaire dès les débuts9, non seulement n’est pas « né » dans l’archipel, mais il constitue un parler de troisième génération, introduit dans le pays depuis les Mascareignes et dans lequel la composante majeure est certes le mauricien, avec toutefois quelques traces du réunionnais10 sur lesquelles nous reviendrons.

Le peuplement de Rodrigues

40 L’essentiel des éléments que je vais présenter ci-dessous se trouve, sous une forme bien plus étendue, dans la préface que j’ai rédigée pour l’Atlas linguistique et ethnographique de l’île Rodrigues, publié en collaboration avec M. Carayol et C. Barat (1992).

41 À la différence de ce qui se passe dans les cas de Bourbon, de l’Ile de France et des Seychelles, les premières occupations de Rodrigues ne sont pas permanentes, même si, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’île est occupée, de façon à peu près constante mais par une population réduite, elle-même mouvante, qui se consacre, pour l’essentiel à la chasse aux tortues et ne se livre aux travaux des champs que pour assurer sa propre subsistance : « [En 1768] la population se compose de blancs venus de l’Ile de Français et de Bourbon et concessionnaires de vastes terrains. Toute la main-d’œuvre est fournie par des esclaves amenés quelques-uns de Madagascar et les autres des côtes d’Afrique (la Grande-Terre disent les vieux survivants de l’esclavage11 » (document manuscrit de l’église Saint Gabriel ; Chaudenson, Carayol & Barat 1992 : 19)

42 L’immigration plus permanente ne commence guère qu’à la période révolutionnaire qui, dans une certaine mesure, la suscite par les inquiétudes qu’elle provoque. Sans entrer dans le détail, on peut observer qu’en 1804, il y a sur l’île 22 Blancs ou libres et 82 esclaves qu’on peut classer ainsi par origine : Réunion : Blancs ou libres 13, esclaves 15 ; Ile de France (ou France ou Afrique ou Madagascar) : Blancs ou libres 9, esclaves 43 ; Rodrigues : esclaves 2412.

43 Il apparaît donc que la présence de traces d’une influence réunionnaise à Rodrigues et, en particulier, dans les variétés montagnardes (curieusement réputées « indigènes »13) n’a rien d’étonnant puisque, dans les premiers temps de la colonie, les Réunionnais forment plus du quart de la population totale (60 % des Blancs ou libres) et que, dans le reste de la population noire, se trouvent des esclaves dits « nés à Rodrigues » et ayant donc, par-là, subi peut-être plus directement d’influences réunionnaises anciennes qui iront diminuant dans la suite.

44 Le maintien de telles survivances, si cette hypothèse est fondée, se comprend d’autant mieux que la population rodriguaise va, au cours des deux siècles qui suivront, augmenter essentiellement par accroissement naturel. L’immigration est peu importante, quoiqu’arrivent, entre 1830 et 1850, ceux qui pourraient apparaître aujourd’hui comme les ancêtres d’une bonne partie de la population (Roussety, Perrine, François, Raffaut surtout).

45 Quoique le rodriguais soit manifestement proche du mauricien, car il y a eu, en permanence, des immigrations de pêcheurs venus de Maurice, exclusivement sur la côte, on trouve en rodriguais un certain nombre de lexèmes qui, à ma connaissance,

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n’ont pas été attestés en mauricien, à quelque date que ce soit, et qui sont communs au rodriguais et au réunionnais. Nous y reviendrons.

Les aspects linguistiques et les rapports entre les créoles de la zone

L’hypothèse du bourbonnais comme composante initiale majeure du mauricien

46 Le problème du rapport entre le réunionnais et le mauricien comme la question du bourbonnais sont, à mes yeux définitivement réglés par mon livre de 2010 que j’ai déjà évoqué. Je ne ferai donc mention ici que de quatre faits, tous plus incontestables les uns que les autres et qui dispensent d’en dire plus à tout esprit raisonnable.

Le marqueur de pluralité « bane »

47 Dans l’OI, tous les parlers usent d’une même forme « bane »14, antéposée au substantif. À mon point de vue, le fait que cette structure se trouve à la fois en réunionnais et en mauricien (d’où elle est passée dans les deux autres créoles, qui sont des parlers de troisième génération) tend à prouver qu’existe en bourbonnais dès 1721, sinon cette forme elle-même (nous n’avons naturellement pas de textes de cette époque dans les parlers locaux), du moins les esquisses ou les potentialités de grammaticalisation de ce marqueur de pluralité « bane ». Je me trouve contraint de revenir, non sans lassitude, sur ce problème que je croyais réglé depuis longtemps, puisque j’avais consacré un long article à une discussion qui me paraissait clore le débat (Chaudenson 1983).

48 Il est clair que « bane » est issu du mot « bande » qui a pris « aux Isles » un sens particulier. Il y sert à désigner l’ensemble des Noirs d’une habitation ou des sous- groupes de cet ensemble (aux Antilles, Labat, 1724 ; à la Réunion, dans des documents d’archives, 1829, passim, dans Chaudenson 1974 : 956-957). J’observe au passage que, quoique le sens « colonial » du mot ait existé aux Antilles, il n’y a nullement engendré la désémantisation et la grammaticalisation qu’on constate dans l’OI. On ne peut donc évoquer une sorte de déterminisme grammatical interne pour expliquer la présence de « bane » comme marqueur de pluralité dans tous les créoles de l’OI.

49 On trouve, dans les premiers textes créoles de L. Héry, pourtant très courts, deux attestations capitales : « La bande Moussié Fréon la té fouillé cambare » = les Noirs de Monsieur Fréon arrachaient des ignames (Chaudenson 1981 : 16) ; « Oui, moi la rein’ band’... » = Oui, je suis la reine des... (ibid. : 18).

50 Ces deux attestations sont essentielles, surtout la seconde. D’une part, elles prouvent qu’au tout début du XIXe siècle (car ces textes sont publiés en 1828), le créole réunionnais offre deux emplois nettement apparentés, quoique distincts, l’un, encore lexical, mais peut-être déjà en voie de grammaticalisation : « la bande Moussié Fréon », qui veut dire les « esclaves de Monsieur Fréon ». On peut le rapprocher d’emplois actuels comme « bane Payèt » ( = les Payet, la famille Payet, les gens dénommés Payet) ou « bane lantredé » ( = les gens de l’Entre-Deux). L’autre est bien plus intéressant pour ne pas dire d’importance décisive dans le présent débat. En effet, dans la fable « La tortue et les deux canards », une tortue se fait porter dans les airs par des canards à l’aide d’un

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bâton qu’elle serre entre ses mâchoires. Des Noirs qui la voient passer se moquent d’elle en la traitant de divers noms et en se refusant à croire qu’elle soit « la rein’« des tortues. Ce dernier quolibet lui fait oublier la consigne formelle de garder le bâton serré entre ses mâchoires. Elle affirme donc, en répondant, à la dernière moquerie des Noirs : « Oui, moi la rein’ ban’... » Elle ne peut en dire plus car elle tombe alors, mais il est évident que, dans ce contexte, le mot suivant aurait été « torti » que sa chute l’empêche de prononcer. Elle essaye donc de répondre fièrement : « Oui moi la rein’ band’torti » (Oui, je suis la reine des tortues), mais sa vanité cause sa perte, ce qui est la morale de l’histoire.

51 Dans l’édition originale de 1828 (p. 15) dont j’ai une photocopie, le texte est « Oui, moi la rein’band’... », sans virgule, alors qu’on en a mis une, par erreur, dans mon édition de 1981 ; le texte est même doublement fautif puisqu’on lit : « Oui, moi la rein’, bande... » (« bande » avec un « e »). La secrétaire, qui a dactylographié le texte, a sans doute francisé le vers, mais l’original ne laisse aucun doute. The last but not the least. Les faits me paraissaient si clairs et je croyais si évident que l’infortunée tortue se préparait à dire qu’elle était la « reine des tortues » (« moi la rein’ band’ torti ») que je n’ai pas pris la peine, dans un premier temps, de me reporter à la fable originale de La Fontaine. Or, dans celle-ci, on trouve bien « la reine des tortues » et le débat me paraît donc réglé ! Je suis donc convaincu que nous avons ici, dans l’état actuel de nos connaissances, le premier emploi de « bane » grammaticalisé, un demi-siècle avant la première attestation relevée par P. Baker en créole mauricien et plus d’un siècle avant ce qu’il prétend être le premier emploi de « bane » grammaticalisé en réunionnais. Je laisse le lecteur juge.

52 Les arguments linguistiques me paraissent d’autant plus irréfutables que je n’ai jamais prétendu que « bane » était déjà, dans tous ses emplois, comme dans les créoles actuels, une simple marque de pluralité en 1721 (lors du passage des Bourbonnais à l’Ile de France) ; je pense même, on l’a vu, que le créole réunionnais n’existait pas encore réellement ; c’est précisément pour cela que j’ai toujours utilisé le mot « bourbonnais » pour désigner le parler de Bourbon avant 1721. En revanche, l’emploi de « bande », à la fois comme élément lexical et comme élément en voie de désémantisation/ grammaticalisation, a sans doute été introduit à l’Ile de France par les Bourbonnais comme le montre le parallélisme des évolutions ultérieures.

53 Venons-en maintenant aux aspects socio-historiques pour la simple distraction du lecteur car ils sont fort pittoresques. Même s’il était avéré (mais c’est faux, on vient de le voir) que « bane », marqueur de pluralité, est né à Maurice comme Baker l’a prétendu, on aimerait savoir comment et par quelle voie ce morphème aurait gagné la Réunion pour s’y généraliser dans le créole local. Même si l’on sait qu’avant l’arrivée des hommes, toutes les espèces végétales et animales sont arrivées sur ces archipels volcaniques, portées par les vents ou les eaux, cette explication paraît peu plausible pour un marqueur grammatical créole ! Soyons sérieux ! Quiconque, comme je l’ai fait moi-même pour mes enquêtes de l’époque, a dû tenter, dans les années 60 et le début des années 70, de se rendre de l’Ile Maurice, à Rodrigues ou aux Seychelles, est conscient de l’absurdité de tels propos. Il y a quelques décennies encore, il n’existait aucune liaison maritime et a fortiori aérienne. Aller à Rodrigues ou aux Seychelles depuis les Mascareignes était une expédition que nul ne tentait d’ailleurs !

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« Zot » pronom personnel pluriel 2 et 3 ; adjectif possessif pluriel 2 et 3

54 Comme « bane », cet élément « zot » est présent dans cet emploi et avec ce sens dans les quatre créoles de l’OI, mais n’apparaît dans aucun autre créole français du monde, ce qui peut conduire d’emblée à juger la cause entendue !

55 Les créoles de l’OI présentent, avec ces emplois de « zot », une restructuration très originale et unique qu’on peut encore moins que la précédente attribuer au hasard ; elle conduit à avoir pour les marques personnelles et les adjectifs possessifs des pl. 2 et 3 une forme unique zot (pour le détail, cf. Chaudenson 1974 : 984-988). Quoique regardé souvent comme « superstratomaniaque », j’ai suggéré, au vu des aspects comparatifs (ce trait est exclusivement OI) et des aspects linguistiques (proximité de formes des pronoms malgaches correspondants qui sont proches, au moins par leurs finales (« ianareo » et « izy ireo »), qu’il pouvait y avoir là une influence du substrat malgache, ce que signale, comme dans d’autres cas, une différence entre les créoles des deux zones. Naturellement et comme toujours, il ne s’agit nullement d’un transfert direct et positif. Le français des colons présentait sans doute pour les pronoms personnels du pluriel 2 et 3 des formes proches de celles qu’on rencontre, aujourd’hui encore, dans les français d’Amérique, « vous-autres » et « eux-autres ». Les choses paraissent plus évidentes encore quand on examine, non les formes écrites, mais celles qu’on peut entendre au Québec, par exemple, où elles sont réalisées, dans le parler ordinaire, sous les formes « vzot » et « euzot » ; les éléments initiaux sont à peine perceptibles pour une oreille non québécoise. Si l’on ajoute, le désarrondissement de « eu », probable dès le stade de la koïnè française coloniale, on se trouve en présence de « vzot » et « ézot », ce dernier élément étant particulièrement exposé du fait de la concurrence de « lézot » ( = les autres).

56 La troisième personne du pluriel est, si l’on peut dire, un cas d’école pour la méthode d’investigation proposée et illustrée ici. En effet, on trouve, en gros, trois pronoms personnels créoles pour le pl. 3 : dans la ZAC, « yo » et « yé » ; dans l’OI, « zot ». La question, difficile à traiter, est de savoir pourquoi on en est arrivé à ce résultat ; en revanche, on peut essayer de voir comment.

57 Le point de départ est, en tout cas, le pronom de la série III dont la forme est « eux » dans la variété standard, « yeux » dans des formes régionales. Il n’y a donc guère de difficulté à trouver, dans les dialectes français, les formes qui peuvent conduire à « yo » et à « yé » (qui résultent bien entendu du désarrondissement banal de « eu » dans « yeux » : yeu > yé). Les formes renforcées en « -autres » ont existé dans les deux zones comme le montre le pl. 2 « zot ». On peut donc supposer que, dans la ZAC, « yeux/yaux - (autres) » a été privilégié, tandis que, dans l’OI, où la variante était, peut-être, plutôt du type « eux-autres » > (é)-zot, c’est zot qui a été retenu, en raison de la fragilité de l’élément initial « é » et surtout des confusions qu’il entraîne (ézot vs lézot) ; peut-être cette émergence comme forme de pl. 3 a-t-elle été favorisée, comme on l’a vu, par le substrat malgache, puisque, dans cette langue, la terminaison est la même au pl. 2 et 3 (cf. supra). On voit par un tel exemple l’absurdité de la position de Baker quand il osait prétendre le mauricien plus proche de l’haïtien que du réunionnais !

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Les apports lexicaux du malgache au réunionnais et au mauricien

58 On peut s’attendre à ce que le malgache, la principale des langues serviles parlées par les esclaves amenés aux Mascareignes, ait laissé quelques traces lexicales dans les deux créoles réunionnais et mauricien. On ne peut toutefois soutenir sérieusement que, toujours par le plus grand des hasards, les mêmes mots aient été empruntés au malgache par les deux créoles, indépendamment l’un de l’autre, dans les deux îles, à un demi-siècle et trois cents kilomètres d’océan de distance. C’est pourtant ce que prétendent Baker et ses épigones, les genèses de ces deux créoles étant, à les entendre, sans le moindre rapport, ce que dément toute connaissance minimale de ces langues.

59 J’ai fait une étude minutieuse et, sauf erreur de ma part, quasi exhaustive de tous les emprunts des deux créoles au malgache (Chaudenson 2010 : 120-138). L’hypothèse logique est que si ces mots étaient déjà en usage en bourbonnais (et pour nombre d’entre eux, on en a même la preuve par des attestations antérieures à 1721), c’est par cette voie d’apport et non par de mystérieux emprunts, directs (par quelle voie ?) et séparés, qu’ils se retrouvent en mauricien.

60 Sur les 95 mots réunionnais d’origine malgache, ma dernière étude, renouvelée en particulier par la prise en compte de données mauriciennes anciennes pour des lexèmes qui ont parfois disparu aujourd’hui, conduit à recenser 75 termes d’origine malgache communs aux deux créoles, réunionnais et mauricien, soit 80 % des lexèmes de cette origine. À qui fera-t-on croire que, dans le cours de deux genèses totalement séparées, ces deux créoles, par hasard et pour 80 % des emprunts faits au malgache, ont retenu de cette langue les mêmes mots avec les mêmes sens ? On a pu constater (je n’ai même pas fait le décompte précis, tant la chose est entendue à mes yeux) que beaucoup de ces termes, en dépit du peu d’étendue de nos documents anciens, sont attestés à Bourbon avant 1721, ce qui tient sans doute à leur importance dans la vie des îles à cette époque et conforte encore, s’il en est besoin, mon hypothèse. La chose est aussi dans la logique historique, puisque la tâche explicitement assignée par la Compagnie des Indes aux « coopérants » venus de Bourbon, était d’instruire dans les choses du pays les nouveaux arrivants.

61 Si je ne craignais pas d’allonger ce point pour une cause assurément déjà entendue, je reprendrais ici une analyse que j’ai faite, il y a près de vingt ans, dans le livre d’hommages préparé par F. Byrne et T. Huebner pour mon ami Derek Bickerton. Dans cet ouvrage, Development and Structures of Creole Languages, j’ai rédigé un article intitulé « From Botany to Creolistics: The Contribution of the Lexicon on the Flora to the Debate on Indian Ocean Creole Genesis » (1991). Sans avoir cherché à être exhaustif, j’y mentionne (pp. 96-97), vingt-trois noms d’arbres endémiques qui ont le même nom, quasiment toujours immotivé, dans les deux créoles, réunionnais et mauricien. Sans reprendre toute la liste, on peut en citer quelques-uns à titre d’exemples : bwa bouson, boi zwazo, bwa kasan, bwa mèg, bwa sandel, etc. Le bwa kasan n’est pas plus « cassant » que les autres, le bwa meg pas plus « maigre » et le bwa sandel ne rappelle en rien une « chandelle » ! On peut d’autant moins prétendre qu’il s’agit de « coïncidences » (comme toujours) que nombre de ces termes sont attestés à Bourbon avant 1721, ce qui prouve que les Bourbonnais qui séjournent à l’Ile de France en 1722 en usaient déjà.

62 Pour achever ce point sur un mode un peu détendu, je voudrais évoquer un sketch célèbre de la scène française des années 60 qui me paraît tout à fait de circonstance et dont j’ai déjà fait la conclusion de mon livre. Il réunissait deux célèbres humoristes

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français, Pierre Dac et Francis Blanche ; le premier jouait un fakir-devin le « Sar Rabindranath Duval, descendant authentique des grands Sars, des grands visionnaires de l’Inde », capable, de ce fait, de percer toutes les énigmes (y compris celle de la genèse des créoles de l’océan Indien), le second était son assistant.

63 En la circonstance, ce sketch doit être actualisé et adapté. Le rôle de Sar Rabindranath Duval sera tenu par Philip Baker et celui de son compère par Annegret Bollée, les questions étant également adaptées aussi aux problèmes qui sont l’objet de cette controverse. Bollée : « Votre Sérénité, pouvez-vous me dire... c’est très important... concentrez- vous ! ... Pouvez-vous me dire quelles sont les diverses raisons qui expliquent les similarités et même les identités entre les créoles réunionnais et le mauricien ? ». Baker (sans hésiter et avec conviction) : « Oui ! » Bollée (avec force et insistance) : « Vous pouvez les dire ? » Baker (avec plus de force encore !) : « Oui ! » Bollée (dont l’insistance va crescendo !) : « Vous pouvez les dire ? » Baker (De plus en plus fort !) ; « Oui ! ». Bollée (en conclusion et triomphante !) : « Il peut les dire ! ! ! Bravo ! Philip Baker est extraordinaire. Il peut les dire ! Bravo ! Il est vraiment sensationnel. Et on l’applaudit bien fort. »

Le cas du seychellois

64 Dans ce cas comme dans celui de Rodrigues (deux créoles de troisième génération), nous nous limiterons aux traces éventuelles du réunionnais dans des créoles incontestablement plus proches du mauricien (ce qu’explique aisément l’histoire de leur peuplement). De ce fait, les seuls cas à étudier ici seront ceux de traits qui se trouvent en réunionnais et en seychellois sans apparaître en mauricien, puisque, en raison même du rôle du bourbonnais que nous avons étudié ci-dessus, les créoles de l’OI ont en commun un grand nombre de traits linguistiques (et parfois culturels).

Le marqueur « i »

65 Comme je l’ai déjà souligné depuis très longtemps (cf. Chaudenson 1974 : 966-968), le marqueur préverbal « i » n’a rien de « mystérieux » comme le prétendra dans la suite, à tort, C. Corne (1974-1975). Il me paraît clair qu’en amont des dynamiques internes des deux créoles, cet « i » résulte du pronom de reprise « il(s) » du français populaire (aussi bien singulier que pluriel et même masculin et féminin) qu’on place devant le verbe quand le sujet est un substantif. Tous les auteurs signalent ce tour de Meillet à Frei !

66 Le point intéressant ici est que dans l’OI, le réunionnais et le seychellois sont seuls à le présenter, de façon un peu différente. En réunionnais, le tour est attesté dès la fin du XVIIIe siècle : « vous y ne connaît pas », « faut que nous y tuent » (Arch. réun. L 450). Alors qu’en réunionnais, l’emploi de « i » s’est étendu à toutes les personnes, en seychellois, sa présence reste limitée à la troisième personne (au fond comme en français populaire) : « Pa Songor i deman li » (Pa Songor lui demande).

Interrogatif de lieu

67 Réun. : « usa i lé ? » ; Seych. : « oli li ? » (où il est ?) ; « oli sa sat ? » (où est ce chat ?).

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68 Le seychellois use aussi de l’interrogatif « kot ? » (où ?), mais n’en a pas d’autre dans cet emploi. Le seychellois présente donc, comme le réunionnais, un interrogatif de lieu issu de « où ? » (« oli ? », où il est ?) que le mauricien n’a pas.

Les pronoms personnels de singulier 2

69 La deuxième personne du singulier illustre, par un cas très simple, le « feature pool » dont parle S. Mufwene (Études créoles, 2002/1). Il existe en français deux formes, l’une dite de « politesse » qui est « vous », l’autre courante qui est « tu ». En réalité, l’usage français est d’une grande complexité ; en français contemporain, dans certains milieux (syndicats, mouvements politiques de gauche, etc.), on use exclusivement de la forme « tu » (comme à la Révolution de 1789 !) ; dans certaines familles, les enfants disent encore « vous » à leurs parents, alors que ces derniers les tutoient, mais parfois les parents se vouvoient entre eux. Dans l’appropriation du français, les enfants, dans les premiers stades, usent exclusivement de « tu » ; il en est de même dans les français d’Amérique du Nord.

70 Si l’on prend comme exemple l’OI, les faits sont donc les suivants : maur. to (usage courant ; < toi ; la forme des textes anciens est « toi » (cf. Chaudenson 1981 : 185) ; ou (forme de politesse) ; rod. comme en mauricien to et ou ; Réun. ou (usage courant) ; twé, t- (bien plus rare ; forme familière, voire grossière) ; seych. ou (forme unique).

71 Les créoles OI semblent avoir fait leur choix dans le « feature pool » du français de façon aléatoire ; pas tout à fait cependant. Le rodriguais a gardé le système du mauricien, ce qui n’est pas étonnant puisque le créole mauricien est introduit, tout constitué, à Rodrigues au début du XIXe siècle. Je porterai volontiers, en revanche, au compte de l’influence du réunionnais l’usage exclusif de ou en seychellois. En effet, si l’influence mauricienne y est bien plus importante que celle du réunionnais, dans la mesure où le pronom ou existait en mauricien comme forme de politesse, l’apport réunionnais, où cette forme ou est d’usage quasi exclusif, a pu conduire à en faire la forme unique du sg. 2. J’en veux pour preuve les textes R. Young publiés par A. Bollée et G. Lionnet (1983). L’auteur étant née en 1860 (morte en 1932), on peut penser que son créole est celui du troisième quart du XIXe siècle. Or, si l’usage de ou y est très dominant, on trouve encore quelques emplois de to qui ont aujourd’hui disparu (1983 : 65).

« nik/zik »

72 De tels cas sont assez rares dans le lexique, mais force est de reconnaître qu’aucune recherche systématique n’a été jamais conduite sur ce point15. Toutefois, un cas intéressant, même si mon hypothèse est un peu fragile, est celui du nom créole de la « nervure centrale de la foliole de cocotier qu’on utilise à des fins diverses (balais, nasses, etc.) ».

73 À la Réunion, on trouve deux mots : nik et zik ; le premier est attesté avant 1871 (Chaudenson 1974 : 1065) ; nik paraît plutôt en usage sur la côte au Vent et dans le Nord, zik étant le terme de la région sous le Vent. Aux Seychelles, on ne trouve que zig (avec le même sens : zig koko), tandis que, dans cet emploi, ces deux termes sont inconnus du mauricien. En revanche, le mauricien et le seychellois ont en commun l’emploi de nik au sens de « nid » que le réunionnais ne présente pas. La majorité des immigrants réunionnais venus aux Seychelles à la Révolution étant originaires du Sud de l’île, on

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peut penser qu’ils ont apporté avec eux le mot zik dans cet emploi et que s’il coexistait éventuellement avec nik dans leur parler, il s’est d’autant mieux imposé qu’il évitait la « collision paronymique » avec nik au sens de « nid », déjà présent dans le créole local, dont le sens était tout différent.

Quelques exemples lexicaux

74 On l’aura sans doute deviné, il ne s’agit pas ici pour moi d’entreprendre un relevé exhaustif de tous les termes communs au réunionnais et au seychellois, mais que ne connaît pas le mauricien et qu’on peut, de ce fait même, supposer avoir été introduits dans l’archipel à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe par les immigrants bourbonnais.

75 Toute recherche systématique est rendue impossible, en fait, par l’absence de description complète et même simplement fiable du lexique mauricien, comme on va le voir, alors que celui du réunionnais est très décrit, à travers divers ouvrages dont ma thèse (1974), des dictionnaires et surtout l’Atlas linguistique et ethnographique de la Réunion (en trois énormes volumes). Je ne ferai donc ici qu’un rapide examen, en prenant comme corpus les mots d’origine malgache (ensemble que je connais bien pour l’avoir étudié dans son détail) ; je me limiterai, bien entendu, aux termes qui ne sont attestés qu’en réunionnais et en seychellois (avec parfois, pour certains, des références au rodriguais, ce qui est un peu étonnant mais qui ne tient qu’aux lacunes et à la mauvaise qualité des descriptions que nous avons du mauricien, alors que les enquêtes de l’Atlas linguistique et ethnographique de Rodrigues sont faites et dépouillées depuis longtemps, même si seul le troisième volume a été publié en 1992). En effet, le dictionnaire de Baker et Hookoomsing (1987 ; désormais BH) fait l’impasse sur le vocabulaire de la flore et de la faune et de l’agriculture, ce qui est pour le moins paradoxal dans une île vouée à la monoculture sucrière16. Même s’il y en a sans doute davantage, je me contenterai ici d’une petite dizaine de mots qui serviront d’exemples à la démarche proposée qui pourrait tout à fait, menée de façon systématique, constituer un sujet de master.

76 Réunionnais (Ré) : ansiv, lansiv : coquillage utilisé comme corne d’appel, surtout par les pêcheurs ; seychellois (S) : lansiv : idem (De Saint Jorre et Lionnet ; désormais SL). Ce mot ne figure pas dans BH (ce qui, on le verra dans la suite, ne prouve pas grand-chose, mais, en revanche, il nous a été refusé, en ce sens, dans les enquêtes de l’Atlas linguistique de Rodrigues (1992 : 145 ; désormais ALERO). • (Ré) bib : araignée ; (S) bib : idem (SL) ; (Ré) pisa d bib : mauvais café trop léger ; (S) idem (SL). • (Ré) fangok : petite houe aussi nommée grat ; (S) fangof : sorte de ciseau pour faire les cuillers en bois ; ce qui est long et recourbé (SL). • (Ré) malol : chassie ; (S) malol : idem (SL). • (Ré) marar : poisson ; (S) marar : idem (SL). • (Ré) tamane : stérile ; (S) tamann ; idem (SL). • (Ré) touk : pierres du foyer ; touk ; idem (SL). Le terme se retrouve avec le même sens en rodriguais mais ne figure pas dans BH, ce qui est tout de même très étonnant pour un usage et un objet si courants. Une lacune et une ignorance de plus ! • (Ré) zanak : couvain ; (S) zanak : idem (SL).

77 (Ré) zanpone (souvent écrit « empondres » à date ancienne) base du pétiole des feuilles de certains arbres, comme surtout le palmier et le cocotier, très utilisée autrefois à

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toutes sortes de fins : on en faisait aussi bien des récipients que des chaussures. (S) zanponn : idem (SL). La première attestation se trouve en 1710 à Bourbon chez Antoine Boucher (pour le détail, cf. Chaudenson 1974 : 530). Le mot existe avec la même forme et le même sens à Rodrigues. BH ne le signalent pas, même à date ancienne en mauricien ; pourtant, alors qu’ils prétendent avoir dépouillé Milbert (BH 1987 : 359), on y relève le terme avec ce sens (1812 : I, 108). Ce détail montre une fois de plus que le dictionnaire de BH est très loin d’être exhaustif, ni même simplement un peu informé pour tout ce qui touche à la vie quotidienne. On perçoit aussi là, une fois encore, la difficulté de procéder à pareils dénombrements et comparaisons à partir de documents descriptifs aussi peu fiables, du moins pour le mauricien.

Le cas du rodriguais

78 Comme on a pu le constater par la rapide esquisse des débuts du peuplement de Rodrigues donnée ci-dessus, la situation de cette île est tout à fait spécifique dans la mesure où elle est actuellement partie intégrante de l’État mauricien et a toujours entretenu avec Maurice des relations privilégiées, quoique parfois complexes et ambiguës. Toutefois, il est clair que, dans la période initiale de l’occupation sporadique de cette île, à la fin du XVIIIe siècle, des immigrants venus de Bourbon ont pu jouer un certain rôle qu’il est à vrai dire assez difficile d’évaluer.

79 Sur le plan des rapports avec le mauricien, le point le plus clair est qu’à Rodrigues, l’influence des Indo-Mauriciens, très nombreux à Maurice à partir de 1835 (abolition de l’esclavage et début de l’immigration massive d’engagés indiens), est extrêmement réduite. Lors de mon premier séjour à Maurice à Rodrigues, en 1966, on ne trouvait guère dans l’île qu’une seule famille indo-mauricienne (celle d’un ancien policier) qui s’y était installée de façon permanente et définitive ; s’y ajoutaient quelques commerçants musulmans établis à Port-Mathurin. Sur le plan proprement linguistique, le créole rodriguais, issu de la variété du mauricien en usage dans le premier quart du XIXe siècle, est donc resté à l’écart des apports indiens, récents et massifs, qui, à Maurice, surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle, ont considérablement enrichi le lexique. Pour prendre un exemple très simple mais significatif, les crêpes, en 1966, se nommaient en rodriguais krep et le mot « farata » (le nom mauricien d’origine indienne), inusité alors, n’a commencé à apparaître qu’une bonne quinzaine d’années plus tard, les relations avec Maurice s’étant beaucoup développées du fait des liaisons aériennes.

80 Indépendamment de quelques faits linguistiques sur lesquels je reviendrai dans la suite, un des rares traits culturels où l’on peut penser trouver une trace de l’influence réunionnaise est un jeu enfantin qui se pratique de façon assez différente dans la zone littorale et dans la « Montagne ». À Baie-aux-Huitres par exemple, on joue avec un fouet (fouète) et une toupie de forme particulière (toupi fouète) qui n’a pas, en son sommet, la proéminence particulière (latèt) que possèdent les autres. En revanche, dans la « Montagne » (Lataniers et Vainqueur), le jeu n’est jamais pratiqué avec un fouet et le matériel décrit ci-dessus. On y joue à la toupie d’une façon analogue à celle qu’on pratique à la Réunion. Une ficelle (lakord ou laline) est enroulée autour du sommet de la toupie et sert, quand on la lance, à lui donner le mouvement de rotation. Il existe plusieurs formes du jeu ; souvent, le but est de viser la toupie d’un adversaire qui sert de cible ; après avoir lancé sa toupie, le joueur la rattrape (« li sène toupi ») à l’aide de sa

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corde. L’objectif est de frapper la toupie qui sert de but et de rattraper sa propre toupie en mouvement, ce qui se dit « séné » dans les deux créoles (< français « chaîner »).

81 On retrouve donc, dans le domaine culturel, un clivage observé parfois pour certains faits linguistiques, la forme mauricienne se retrouvant dans la zone littorale et Nord, parfois en concurrence avec l’autre à La Ferme, en raison de l’existence de contacts constants en ce lieu avec les populations de la Montagne.

Créoles rodriguais (Ro) et réunionnais (Ré)

82 Il est très difficile, comme je l’ai souligné (ALERO 1992 : 18-23) d’interpréter les faits de variation intralinguistique du rodriguais (nasalisations, variantes acrolectales des anciennes voyelles arrondies et des chuintantes du français). Dans la mesure où ces variantes semblent plus fréquentes dans la population noire de la Montagne, on pourrait songer au maintien partiel de caractères réunionnais car, à Maurice, une telle variation est, en général, exclusivement sociolinguistique, ce qui n’est en rien le cas à Rodrigues. On doit donc se limiter ici à quelques cas lexicaux plus sûrs. • Ré kalou : pilon fait d’un galet de forme allongée ; Ro kalou : pilon et mortier de pierre (Vainqueur) ; à Baie-aux-Huitres, on use d’un mortier et d’un pilon de bois ou, comme à Maurice, d’une roche plate (ros kari) et d’un rouleau de pierre (baba ros kari). • Ré komandèr : chef d’équipe ; Ro komandèr : idem ; seul terme en usage en 1966, ce mot tend à être supplanté par les termes mauriciens sirdar et formèn. • Ré mous : abeille ; essaim d’abeilles ; Ro mous : abeille ; essaim (ALERO 1992 : 197). Ni le Mau ni le Se qui n’usent guère de mous au sens d’abeille, n’emploient ce mot pour désigner l’essaim. • Ré roz : bien cuit, doré (viande, gâteau) ; mûr (d’un fruit) ; Ro roz : idem (ALERO 1992 : 103). Les sens de cet adjectif font problème car on ne les trouve pas en français (Chaudenson 1974 : 944) ; le mot n’existe pas en mauricien (rien dans BH) ; en Se, SL ne donne que le sens de « bien cuit, doré », mais j’ai noté aux Seychelles celui de « mûr » dans mes enquêtes personnelles inédites. • Ré zanbrokal : plat de riz ou de maïs où entrent des légumes secs et de la viande ; Ro sanbrankal : idem (Lataniers 1966, Mangues). • Ré séné : (< français « chaîner ») au jeu de la toupie, reprendre avec sa corde la toupie encore en rotation (le jeu se nomme aussi kit sene) ; Ro séné : idem. • Ré séné : châtrer un porc ; stériliser une truie (Chaudenson 1974 : 226, 862) ; Ro séné : stériliser une truie (ALERO 1992 : 190-191). Il en est de même en S (SL) ; Mauricien : rien dans BH ! • Ré tif : terre dure (< tuf) ; Ro tif : idem (ALERO 1992 : 45) ; le mot se trouve aussi en Se (SL). En revanche, rien dans BH pour le mauricien.

83 Si le problème des rapports entre le réunionnais et le mauricien, dont le « bourbonnais » est à lumière de l’histoire comme de la linguistique la composante initiale majeure, est pour moi définitivement réglé, le rôle du créole réunionnais, infiniment moindre mais incontestable, dans la genèse du rodriguais mais surtout du seychellois, demeure malaisé à établir de façon précise, en raison surtout du manque de fiabilité de la principale source sur le lexique mauricien, le dictionnaire de 1987, qui est un peu la pierre de touche d’une approche différentielle, mais dont les lacunes et les erreurs font un instrument peu digne de confiance. Tout ou presque demeure donc à faire dans cette perspective comparative.

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NOTES

1. J’ajoute que la suite et les travaux de K. Speedy ont tout à fait confirmé mon point de vue, même si S. Ehrhart n’a pas changé de position. 2. Souligné par moi. Pourquoi « des » et non pas « les » ? 3. Les travaux ultérieurs de Karin Speedy me semblent renforcer mon hypothèse sur le rôle du réunionnais. 4. Pour de nombreux autres détails, cf. Chaudenson 1981, passim. 5. Je rappelle, comme je l’ai déjà dit, que, dans son texte de 1976, Baker ne connaît et ne cite ni Lougnon 1934-1949 (Correspondance du Conseil Supérieur de Bourbon et de la Compagnie des Indes) ni Lougnon 1958 (Le mouvement maritime aux Iles de France et de Bourbon), ouvrages capitaux auxquels je m’étais moi-même naturellement référé. 6. Notons au passage que ces chiffres (Baker, dans : Baker et Corne 1982 : 143-144) aboutissent à peu près au même pourcentage (25%) que celui que j’avais moi-même donné en 1981 (1981 : 150). 7. Bollée, dans le long développement (quatre pages ; 2007 : 102-105) qu’elle consacre à l’histoire des premiers temps de l’Ile de France cache, délibérément et totalement, le séjour et le rôle des Bourbonnais en 1722-1723, ce qui est véritablement scandaleux et même quasi inimaginable au plan scientifique ! 8. La marque verbale « i » de la troisième personne par exemple. Je supprimerai désormais, par souci de brièveté, le mot « créole » dans ces désignations pour écrire simplement le seychellois, le mauricien, etc. 9. Signalons un texte, peu connu mais essentiel pour la connaissance du seychellois de cette époque, publié par F. Pourcelet (1994) : Galega, 1827-1839, Poivre, Desroches, Saint Joseph 1842-1851. Mémoires d’Auguste Le Duc, planteur dans l’océan Indien. 10. Ajoutons, sans entrer dans un détail qu’on peut trouver ailleurs (cf. Chaudenson 1981), que les deux créoles sont plus proches l’un de l’autre au début du XIXe siècle qu’ils ne le sont aujourd’hui. 11. Il s’agit bien plutôt de Madagascar (« Tany be » en malgache). 12. Compte tenu de l’histoire de l’ile, cette mention fait problème ; pour ce point, cf. Atlas linguistique de Rodrigues (1992 : 19-20). 13. Cette distinction, faite localement, entre « Montagnards » et Côtiers n’est pas nouvelle. On la trouve dans les textes les plus anciens ; on y oppose les populations de la « Montagne », réputés noirs, qu’on regarde comme issues des premiers occupants de l’île (d’où le nom d’« indigènes ») et en particulier d’esclaves d’origine malgache ou africaine, de celles de la côte et de la partie nord de l’île, mulâtres (ou même Blancs aux yeux bleus comme Florence Raffaut !), issues des groupes de pêcheurs, pour la plupart d’origine mauricienne. 14. Le système graphique utilisé ici ne vise qu’à rendre la lecture commode à des francophones puisque les divers créoles usent, pour les mêmes mots, de graphies différentes. 15. Il faut reconnaître que le manque d’inventaires lexicaux systématiques ne facilite pas les choses. J’ai autrefois essayé, à la Digue, de voir si la présence initiale des Réunionnais avait laissé des traces particulières ; je n’ai rien trouvé de significatif.

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16. In cauda venenum : les dernières lignes de la préface du dictionnaire précisent de façon inattendue : « Tout d’abord le présent dictionnaire ne contient pas de données en provenance de Rodrigues [...]. D’autre part il faut reconnaître que le contenu de cet ouvrage est lacunaire dans deux domaines (1) celui du vocabulaire des métiers qu’il s’agisse de termes employés dans le secteur agricole et sucrier [...] (2) celui des noms de la faune et de flore de la région » (1987 : 18). Que dire de plus !

RÉSUMÉS

Les quatre créoles français de l’océan Indien occidental (Maurice, Réunion, Rodrigues, Seychelles) illustrent, sans doute mieux que d’autres, l’incontournable nécessité de faire reposer toute hypothèse et/ou analyse linguistique sur une approche rigoureuse et aussi précise que possible des conditions historiques, démographiques et sociolinguistiques de la genèse de ces langues. Un point essentiel, souvent ignoré et même, dans les plus récents et pires des cas, volontairement occulté, tient à la prise en compte des incidences linguistiques des migrations entre îles. Elles fondent la notion de « génération » de créole, naturellement prise au sens informatique et non biologique.

Four French Creole languages of the western Indian Ocean (Mauritius, Réunion, Rodrigues, Seychelles) illustrate, doubtless better than others, the major necessity to make base any hypothesis and/or linguistic analysis on an approach rigorous and so precise as possible of the historic, demographic and sociolinguistic conditions of the genesis of these languages. An essential, often ignored point and, in the most recent and the worse of the cases, voluntarily hidden, likes the consideration of the linguistic incidences of the migrations between islands. They found the notion of “generation” of Creole, naturally taken in the IT and not biological sense.

INDEX

Keywords : Indian Ocean, Genesis, Migrations, Social History, Creole Language Index géographique : océan Indien Thèmes : histoire sociale Mots-clés : genèse, migrations, histoire sociale, langue créole

AUTEUR

ROBERT CHAUDENSON Professeur émérite Université de Provence [email protected]

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Les aventures de Petit Jean : les aspects bantou et malgache

Paul Ottino

NOTE DE L’ÉDITEUR

Communication présentée lors du premier colloque international d’études créoles aux Seychelles, organisé du 20 au 27 mai 1979, sous la direction de Pr. Robert Chaudenson. Article offert à ce numéro pour hommage, par Pr. Christian Barat, ancien étudiant de Paul Ottino.

À propos de Paul Ottino

1 Passionné par les voyages et la pratique des langues, Paul Ottino a interrompu un début de carrière dans l’administration coloniale (Nord-Ouest de Madagascar de 1953 à 1956, Sahara) pour s’engager dans un autre rapport avec les sociétés et les personnes qu’il découvrait : l’ethnologie. Entré à l’Orstom, il a travaillé dans le Sud-Ouest de Madagascar (Les économies paysannes malgaches du Bas-Mangoky, Paris, Berger-Levrault, 1963), puis il a dirigé l’Institut de recherches scientifiques de Polynésie française (Rangiroa : parenté étendue, résidence et terres dans un atoll polynésien, Paris, Cujas, 1972). Par la suite, il a occupé successivement les postes de professeur d’ethnologie à l’Université de Paris X-Nanterre et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, avant de créer l’école doctorale en ethnologie à l’Université de la Réunion. Ses très nombreux articles, ses cours magistraux, ses ouvrages (L’étrangère intime : essai de civilisation de l’ancien Madagascar, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1986 ; et Les champs de l’ancestralité à Madagascar, Paris, Karthala, 1998) reflètent sa démarche critique et réflexive, son approche qualifiée d’« anthropologie généralisée » et ses connaissances en histoire culturelle des régions du Pacifique et de l’océan Indien (« L’empreinte culturelle musulmane dans l’océan Indien », dans l’Encyclopédie philosophique universelle des Presses universitaires de France, 1998).

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Apprendre les langues et les parler correctement a été pour lui une passion parallèle à sa passion ethnographique : il parlait la plupart des langues européennes mais aussi l’arabe classique et dialectal, le swahili, le tahitien et le puamotu tuamotou, le malgache standard et divers dialectes. Quand il n’était pas sur le terrain, il consacrait ses loisirs à se perfectionner dans l’étude d’une langue et à la lecture d’ouvrages théoriques. Sa grande générosité dans ses amitiés a fait de lui un remarquable pédagogue. Paul Ottino occupe une place majeure dans la recherche ethnographique et anthropologique. Christian Barat

*

« Petit Jean, Compère Lièvre (nommé Sungula aux Seychelles) sont deux des figures majeures des contes de l’océan Indien et symbolisent en quelque sorte la convergence des cultures et traditions française et africaine ; l’influence de Madagascar se fait également sentir et, par exemple, le conte rodriguais “Petit Jean Muicuicuicˮ que l’on retrouve également à La Réunion (cf. Ti zan langouti rouz dans Kriké-Kraké, p. 13 et suiv.) est très voisin d’un conte malgache bien connu. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est certes prématuré de prétendre reconnaître les parts respectives de ces apports différents mais il ne fait pas de doute qu’une meilleure connaissance de cette littérature orale de l’océan Indien permettra de mieux les apprécier » (Barat, Carayol et Chaudenson 1978 : 6).

2 Cet article n’a qu’un caractère exploratoire et je m’en tiens volontairement à deux contes du recueil cité ci-dessus, Les aventures de Petit Jean : le conte rodriguais Petit Jean Micuicuic et le conte réunionnais Le petit panier, éclairé par le deuxième conte réunionnais Le pari de Petit Jean. Je ne traite pas des trois autres contes du même recueil (les deux premiers mauriciens : Petit Jean et le Bon Dieu, Petit Jean joueur de cartes ; le troisième rodriguais : Petit Jean et la bête à cent têtes ; leur inspiration est nettement indo-européenne). Le pari de Petit Jean juxtapose des motifs européens, bantous et malgaches.

3 Les deux contes retenus développent des thèmes très utilisés dans l’aire africaine et malgache qui touchent à la prétention des femmes qui, refusant les hommes du village, épousent de beaux étrangers qui se révèlent en fait être des bêtes, des monstres ou des esprits de morts cannibales. Quelquefois, le mariage est forcé lorsque la jeune fille y consent ou le propose même pour sauver sa vie.

Petit Jean Micuicuic

4 Dans la littérature créole des Mascareignes, le thème de Petit Jean ou de tout autre malheureux enfant livré par ses parents à un monstre est courant. Dans la version rodriguaise présentée, il s’agit d’un loup. Dans trois contes réunionnais reproduits dans le recueil Kriké-Kraké (Barat, Carayol, Vogel, contes 1, 2, 3 : 13-28) que l’on peut regrouper sous le titre qui leur est souvent donné de Petit Jean Langouti rouz (rouge), il s’agit de Gran Dyab, Grand Diable, « l’ennemi » par excellence de la tradition médiévale européenne.

5 La version est explicite mais quelque peu maladroite et composite. Il n’est pas question ici de mariage. Ainsi, les enfants d’un couple sont mangés par un loup auquel, par crainte, ils livrent tour à tour leur progéniture. Le père indique au loup de quelle manière il reconnaîtra Petit Jean : il lui rasera la tête et le couchera au milieu du lit.

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6 Pourtant, s’apercevant du subterfuge, il n’est pas satisfait et exige Petit Jean, faute de quoi il mangera, cette fois, la mère. Cette dernière est résolue à sacrifier son fils que, dit-elle, le loup reconnaîtra à la ficelle rouge qu’il porte autour de son cou et à son nom : Micuicuic.

7 Petit Jean déjoue le traquenard, il partage la ficelle rouge entre tous ses camarades, qui, lorsque le loup survient prétendent tous s’appeler Micuicuic…

8 Échec, le loup menace à nouveau de dévorer la mère qui envoie successivement Petit Jean chercher des aubergines, de l’eau, enfin, l’envoie au jardin. Les deux premières fois, Petit Jean se transforme en mouche, puis en cigale. La troisième fois, s’apercevant de la présence du loup dans une meule de paille, il le transperce, avec ses camarades, de flèches d’Indiens : le loup meurt (Barat, Carayol et Chaudenson 1978 : 93-99).

9 La première partie du conte me paraîtra reprendre la trame du conte malgache très connu d’Itrimobe et Ifara qui peut en constituer contre toute vraisemblance le prototype. La deuxième partie me semble a priori davantage européenne.

10 Le mot malgache « I/trimo/be » ou « Trimo/be » traduit par grand/Ogre est voisin des formes bantoues : madimo, marimu, irimu, rimu, dnimu… (Wermer 1968 : 24, 333)1 correspondantes au swahili zinwi, avec le sens d’ogres, mais aussi de monstres, voire d’esprits de morts toujours dans tous les cas cannibales. Comme l’écrivait Callaway cité par Werner, ces êtres effrayants ont souvent été « magnified into giants and magicians » (ibid. : 172), ce qui est exactement le cas des Trimo malgaches. Redoutables, les Trimo sont cependant facilement bernés par des humains astucieux généralement comme ici des derniers nés I/fara/vavy ou simplement I/fara, « la dernière fille ». La version récente des Anganon’ny Ntaolo reproduit sans changement la version initiale des Specimens of Malagasy Folk-Lore présentés par Dahle en 1877 que je traduis (conte n° 47 ; Dahle et Sims 1971 : 177) : Ifara et Itrimobe Ifara (la dernière née) pêche à la nasse dans l’étang d’Itrimobe et Itrimobe dit : « Je dévore Ifara, je dévore Ifara. » Alors, dit-on, Ifara dit : « Emporte-moi pour faire de moi ton épouse mais ne me mange pas ! » Alors Itrimobe emporta Ifara ; et lorsqu’il l’amena, elle fut enceinte et enfanta un garçon, et, comme nom, elle le nomma Injamanolo ; et elle le vêtit d’un salaka rouge. Et lorsqu’Itrimobe vint, il interrogea : « Où est mon fils ? » Et elle lui dit : « Il joue là- bas dans les champs. » Alors Itrimobe se rendit dans les champs, il vit les enfants et appela ainsi : « Qui est mon enfant là parmi vous ? » Alors, ils lui dirent : « Nous ne sommes pas ton enfant. » Et après une semaine, Itrimobe vint à nouveau et prit Ifara et Injamanolo ; et lorsqu’il fit nuit et que Trimobe dormit, Ifara le perça avec un trident de fer et il mourut.

11 Comme tous les monstres malgaches ou plus généralement les êtres de la surnature, Trimobe meurt percé par un instrument de fer, crochet servant à ferrer des anguilles ou, plus souvent, un trident salazy2, terme familier à La Réunion. Ce point n’est pas sans importance comme nous le verrons à propos de Gran Dyab.

12 La version malgache reproduite peut sembler elliptique ; en fait, les lecteurs savent pertinemment que Trimobe est un monstre cannibale qui dévore les humains. Si contrairement à ses correspondants africains voire aux hommes-à-queues d’autres contes malgaches, ceux-là beaucoup plus proches de leurs originaux bantous, il épargne généralement ses épouses qui parfois vont jusqu’à le menacer de le percer du fer fatal, ou même, comme ci-dessus, le mettre à mort, Trimobe dévore ses enfants. L’infortunée

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Indesoka zanak’Itrimobe, « Indesoka fille d’Itrimobe », dévorée pour avoir brisé à l’aiguade la cruche d’argent de son père (Dahle 1877 : 345-351) développe longuement ce thème. Les motifs utilisés sont bien attestés à Madagascar : refuge dans un rocher, feinte d’Itrimobe qui contrefait la voix de son épouse, consommation de la chair d’Indesoka mais conservation de ses ossements qui lui permettront de revenir à la vie, enfin mise à mort d’Itrimobe par son épouse qui hérite ainsi d’une fortune considérable, précision rarement omise dans les contes malgaches.

13 Une comparaison de Petit Jean Micuicuic et d’Ifara et Trimobe montre que si le conteur rodriguais transforme le salaka rouge malgache en une simple ficelle de même couleur, il n’en continue pas moins à sentir ce dernier détail comme si important qu’il ne peut l’omettre. Les versions réunionnaises du même conte plus proches à cet égard du prototype malgache parlent de Petit Jean-Langouti rouz, langouti rouge que Chaudenson définit comme « une pièce de toile dont les Indiens se ceignent les reins. » (Chaudenson 1974 : I, 564), vêtement somme toute très similaire au salaka malgache, « longue toile que les hommes malgaches passent entre les jambes et autour des reins » (Abinal et Malzac 1970 : 564). À Madagascar, le salaka rouge, couleur de la souveraineté politique (par opposition au blanc couleur de la souveraineté magique), ne suggère en rien l’idée de pauvreté associée aux Mascareignes à l’utilisation du mot hindi langouti, « vêtement des esclaves et des engagés » (Chaudenson 1974 : 565). Curieusement, si le conteur rodriguais substitue une ficelle rouge ou salaka/langouti rouge, le nom même de son héros Petit Jean Micuicuic fait justice au prototype initial puisque Koikoy désigne précisément en malgache une étoffe introduite par les Arabes (Abinal et Malzac 1970 : 351) ou plus précisément comme l’écrit Richardson « the name of a kind of cloth3 introduced by the Arabs » (Richardson 1967 : 351).

14 Les transformations magiques de Petit Jean, « séquence supplémentaire » si l’on rapproche le conte rodriguais du conte malgache, sont « classiques » aux Mascareignes, caractéristiques, semble-t-il, des démêlés de Petit Jean et de Grand Dyab dont il finit toujours par triompher. Pour notre propos, un détail est beaucoup plus intéressant : dans le conte rodriguais, le loup meurt dissimulé dans un tas de paille d’où il espérait surprendre Petit Jean. Les trois contes réunionnais Petit Jean langouti rouz (dans Kriké Kraké) font apparaître le même motif de la dissimulation et le même dénouement, Gran Dyab, l’équivalent de Loup, périssant de la même façon, percé de « flèches d’Indiens » avec cette différence qu’il se dissimule, non pas dans un tas de paille mais, selon les versions, dans des balles de charbon ou de citrouilles. Ces détails réintroduisent immédiatement tout le contenu bantou du conte et dans le même temps établissent la continuité entre le conte de Petit Jean-Micuicuic et le conte suivant du Petit panier, conte réunionnais comme les six autres versions reproduites dans Kriké-Kraké (Barat, Carayol, Vogel 1977 : 29-30 et tabl. p. 99). La simple mention des mots « charbon » ou « citrouille » évoque la deuxième mort de Gran Dyab, suivie de cette diabolique réincarnation dans une citrouille née sur ses cendres qui, immédiatement, commence une effroyable carrière de « monstre dévorant » (Werner 1968 : 206-221, notamment 215-218). Il est clair que, dans ce cas, le folklore réunionnais emprunte directement à l’Afrique. Les Comores et Madagascar utilisent largement le thème du « monstre dévorant », mais si ce monstre peut revêtir diverses formes (Ottino 1977 : 219-251 ; Beaujard 1977 : 151-204), il ne revêt jamais cette singulière apparence d’un « balful » ou « devouring pumpkin » (Werner 1968 : 182, 215).

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Le Petit panier

15 De la même manière que la première partie au moins du conte de Petit Jean-Micuicuic paraît directement dérivée du conte malgache d’Itrimobe et d’Ifara, le conte réunionnais du Petit panier, du recueil étudié et ses correspondants 4 à 9 de Kriké-Kraké sont empruntés dans leur forme et leur motif au folklore bantou. Par référence au « prototype bantou », le conte se révèle composite par addition dans le sens où il rajoute entre le motif de la fuite des enfants dans le panier ou nacelle volante et la mise à mort de Grand Dyab suivie de sa renaissance sous la forme d’un plant de citrouille dont nous avons parlé, toute une séquence de fuite magique où les objets extraordinaires semés volontairement par les enfants fugitifs se transforment en forêt épineuse, fleuve, falaise… motifs universels attestés à la fois en Europe, en Afrique et à Madagascar. Le contenu du narratif est le suivant (Barat, Carayol et Chaudenson 1978 : 68-79).

16 La sœur de Petit Jean, qui, par orgueil, refuse tous les partis qui s’offrent à elle, accepte la demande d’un nouveau prétendant Gran Dyab. Petit Jean qui a compris qu’il s’agit de Grand Dyab veut accompagner le couple ; sa sœur refuse car Petit Jean est galeux et elle a honte de lui.

17 Malgré tout, Petit Jean l’accompagne. Très tôt, il veut l’avertir, mais, furieuse, sa sœur menace de le dénoncer à son mari. Petit Jean insiste et, attachant une ficelle à l’orteil de sa sœur, la réveille au milieu de la nuit. Celle-ci voyant la queue de Grand Dyab enroulée comme une pelote se rend à l’évidence. Terrorisée, elle veut s’enfuir.

18 Sous prétexte d’en faire des simples, Petit Jean a demandé à son beau-frère [ ? ? ?] avec lesquelles il tresse un panier qui lorsqu’il prononce une phrase magique peut à volonté, s’élever dans les airs et redescendre. Gran Dyab émerveillé insiste pour y prendre place. À leur tour, Petit Jean et sa sœur s’installent dans le panier, mais, eux, ne redescendent pas. Furieux, berné, Gran Dyab, chaussant des bottes de sept lieues, s’élance à leur poursuite, poursuite que Petit Jean retarde en lançant successivement une aiguille, un œuf, une pierre tous magiques qui se transforment, tour à tour en un champ de cactées (raketa, à juste titre réputé impénétrable dans l’extrême sud de Madagascar), une rivière, une falaise…

19 Petit Jean et sa sœur « franchissent la mer » et parviennent chez leurs parents, ils ont à peine le temps de se dissimuler que Gran Dyab arrive sur leurs pas. Les parents jouent l’étonnement et, en attendant, reçoivent leur gendre dans une cabane… qu’ils arrosent d’essence et à laquelle ils mettent le feu.

20 Gran Dyab périt brûlé mais renaît sous la forme d’un plant de citrouille poussant sur ses cendres. Pour leur malheur, Petit Jean et sa sœur consomment la citrouille, ce qui a pour effet de libérer Gran Dyab qui ─ cela est implicite ─ se remet à leur poursuite. Gran Dyab s’enquiert auprès d’un gardien de moutons puis auprès d’un jeune homme qui lui dit courir plus vite après avoir coupé ses intestins. Gran Dyab l’imite et tombe mort. Petit jean et sa sœur regagnent le village.

21 Il y aurait beaucoup à dire sur les détails du conte. Le « franchissement de la mer » marque discrètement la séparation des mondes : celui de Gran Dyab et celui des humains. La séquence de la fuite et de la poursuite retardée par l’abandon des objets magiques constitue par rapport aux contextes bantous dont il va être question une intrusion dans le fil du conte, d’ailleurs inutile et redondante. Séquence surajoutée

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comme la figure, typiquement européenne, des bottes de sept lieues. En revanche, la deuxième poursuite après la réincarnation de Gran Dyab, la rencontre avec le gardien de moutons, puis avec un jeune homme sont caractéristiques des apparitions des Monstres dévorants dans les versions swahilis, comoriennes et malgaches du même thème bantou : le Monstre dévorant, Chat ou Coq monstrueux ou Serpent à sept têtes, dévore successivement tout ce qu’il trouve sur son passage, des gardiens de moutons et de bœufs jusqu’aux sultans et rois victimes, mais c’est là une autre histoire, de leur folle imprudence (Ottino 1977 : 219-251 ; pour Madagascar, Beaujard 1977 : 151-204). Rien de tel ici, le gardien de moutons et, à plus forte raison, le jeune homme qui a toutes les chances d’être que Petit Jean lui-même, tout simplement la mort de Gran Dyab. La deuxième mort, définitive celle-là, de Gran Dyab ou de ses équivalents, due à la bêtise proverbiale caractéristique des monstres, ogres ou autres personnages effrayants du folklore universel, mérite qu’on s’y arrête.

22 Dans la version rapportée du conte du Petit Panier, de même que dans le conte suivant, Le Pari de Petit Jean que je n’étudie pas en détail, la mort de Gran Dyab est causée par l’ablation volontaire de ses intestins. Ce détail des intestins coupés ou arrachés au moyen d’une pointe ou crochet chauffé à blanc est typiquement malgache, appartenant précisément au cycle des ogres Trimobe. Parmi de nombreuses autres versions un conte de Renel, Trimobe et Sohitika (1910 : 250-253), explicite ce motif. Dans cette version, le héros dernier-né Sohitika qui fait profession de voler Trimobe fait griller des entrailles de bœuf et en offre à Trimobe, prétendant qu’il s’agit des siennes qu’il vient juste de retirer de son corps à l’aide d’un crochet rougi au feu. Trimobe prend la fable pour argent comptant, saisit le fer et meurt. Comme de juste, Sohitika hérite pour le prix de sa ruse des biens de l’ogre.

23 Sans aucun doute, ce détail des intestins ou entrailles grillés constitue un point « structural » de ce type de conte que les conteurs (comme dans le cas du détail du salaka/langouti rouge, de la ficelle nouée à l’orteil de sa sœur, la balle de « charbon » ou de « citrouille », etc.) ne peuvent se résoudre à omettre. Sans doute est-ce là l’explication de « bouillon de tripes » que le Petit Jean joueur de cartes mauricien qui ne connaît « ni rougaille ni cari » (Barat, Carayol et Chaudenson 1978 : 38 et 39) offre à Dieu. Dans ce cas, le trait d’origine malgache se trouve introduit par « pesanteur » dans un conte typiquement européen.

24 Sous cette réserve de ce motif qui, jusqu’à plus ample informé, me paraît purement malgache, le Petit Panier demeure par sa trame un conte typiquement bantou dont Werner nous livre plusieurs versions sous les entrées « The Ogre Husband » (186), The Were-Wolf Husband (190), « The girl who married a Lion » (192), enfin « The Hyena Bridegroom » (195), suivi du développement du « The Magic Boat » (197), qui tous deux reproduisent exactement la trame étudiée du Petit Panier. À ce point, avant de poursuivre, nous pouvons remarquer que Petit-Jean Micuicuic et les contes réunionnais de Kriké-Kraké mettant en scène Gran Dyab appartiennent bien au même ensemble des fiancés ou époux monstrueux, même si, dans ces versions, la mère de Petit Jean n’est pas, comme Ifara, présentée comme l’épouse peu consentante du Gran Dyab ou du Trimo qui l’a surprise alors qu’elle lui volait ses biens.

25 Voici donc le contenu du Hyena Bridgegroom rapporté par Werner (Werner 1968 : 1950), qui est un conte de la région du Lac Nyasa habitée, on le sait, par plusieurs populations : Nyanja, Tonga, Yao…

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26 Une jeune fille orgueilleuse refuse les partis qui s’offrent à elle: « I don’t like the young men of our neighbourhood; if one came from a distance I might look at him! » Effectivement, un jour, un bel étranger arrive au village. Séduite, la jeune fille accepte le mariage. Son jeune frère veut l’accompagner, elle refuse, honteuse parce qu’il a les yeux chassieux (sore eyes). Il la suivra cependant et, arrivé au village du mari, sa sœur le logera dans un poulailler.

27 La nuit, le jeune frère voit que les gens du village redeviennent les hyènes qu’ils sont. Il avertit sa sœur qui ne le croit pas mais accepte cependant qu’il la réveille au milieu de la nuit en attachant une ficelle à son orteil. La nuit, lorsque les hyènes-garous chantent qu’ils sont prêts à dévorer leurs proies dès qu’elles seront assez grasses, elle est réveillée.

28 Le frère et la sœur décident de s’enfuir. Pour ce faire, le jeune frère construit une nacelle ou bateau magique que, par ses chants, il fait s’élever et redescendre dans les airs provoquant l’admiration des hyènes-garous. Peu de temps après le frère avisé et la sœur s’embarquent sur le bateau magique et retournent chez eux. Le frère est loué, quant à la sœur elle demeure vieille fille.

29 Une comparaison rapide des deux versions fait ressortir le caractère composite par additions successives du conte réunionnais qui, cependant, demeure un conte africain typique d’Ogre et de Monstre dévorant, « avalant » (swallowing), dit Werner. Le détail du mariage central dans les deux exemples ici ne constitue dans de nombreuses versions que le prétexte à l’apparition du Monstre dévorant sous la forme d’une citrouille produite par un plant né des cendres de l’Ogre, lequel finit effectivement le plus souvent brûlé. Dès ce moment, le Monstre dévorant commence une effrayante carrière à moins qu’il ne soit immédiatement mis à mort comme dans la version swahili The Pumpkin Spirit (Knappert 1970 : 197-198) ou kikuyu The Inhumanity of the Ogre (Mwangi 1976 : 86-89). Nous l’avons vu, ce motif de la destruction par le feu et de la renaissance par le truchement d’un pied de citrouille s’impose dans les contes créoles. Dans le conte réunionnais n° 4 de Kriké-Kraké comme dans celui du Petit Panier, Gran Dyab meurt dans le feu enfermé dans une case par la mère de Petit Jean et sur ses restes pousse un plant de citrouille. Le pied de citrouille réapparaît dans le conte n° 7 du même recueil et, mieux, lorsque Gran Dyab est percé de « flèches d’Indiens » ; une version au moins (le n° 3) précise, comme nous l’avons déjà signalé, que la balle dans laquelle il se dissimule est une balle de citrouille (ibid.).

30 Il n’y a pas à revenir sur les détails de ces « fles zindyin », flèches d’Indiens combien insolites s’agissant bien sûr de « peaux rouges », mais qui ne doit pas surprendre dès que l’on se souvient que, par nature, Gran Dyab, comme ces monstres congénères des folklores africain et malgache, ne peut être détruit que par un instrument de fer perçant (plus haut).

31 Le conte réunionnais du Petit Panier s’arrête à la deuxième destruction de Gran Dyab avec une réminiscence de la deuxième poursuite qu’il livre, mais qui, non comprise, n’est pas développée de la manière dont elle est développée dans de nombreux contes bantous ou malgaches (Ottino 1977 : 219-251). Abstraction faite de ces points influencés par le folklore malgache, l’essentiel du conte, la double mort de Gran Dyab qui constitue le châtiment du faux époux, de l’époux monstrueux, ce thème central du faux-époux sont traités à la manière bantoue et nullement malgache. Les motifs : yeux chassieux de Petit Jean, ficelle nouée à l’orteil de la sœur qui permet à Petit Jean de l’éveiller au milieu de la nuit pour être témoin, soit de la sarabande des monstres, soit

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du spectacle de la queue nouée en pelote, signe de la nature monstrueuse de l’époux, pour ne rien dire du motif central (panier, nacelle ou bateau volant) sont caractéristiques.

32 Je voudrais ici discuter brièvement de ce détail de la queue soigneusement dissimulée. À Madagascar, ce motif d’origine bantoue est, en quelque sorte, la marque des monstres ou êtres de la surnature que l’on rencontre dans les directions inauspicieuses de l’Ouest (direction de la Mort) et du Sud (associé souvent à la sorcellerie). Dans les contes malgaches, la découverte de ce détail révèle la nature monstrueuse des époux et entraîne leur mise à mort. Renel offre trois bonnes versions malgaches de ce thème général bantou et entraîne leur mise à mort. Il offre trois bonnes versions malgaches de ce thème général bantou de mariages avec des bêtes cannibales que des filles prétentieuses, trompées et séduites par leur prestance, préfèrent aux hommes de leur voisinage (Renel 1910a : Les trois frères qui-ont-des-queues, 77-81 ; 1910 b : Les quatre femmes et les quatre bêtes, 265-267) ou aux voisins d’une condition sociale inférieure (1910b : Les cinq hommes fosa ; 261-264 ─ fosa : genette fossane4, Cryptoprocta ferox Bennet ─). La trame de ces contes est typiquement africaine avec des motifs bien particuliers comme lors de la fuite des épouses, le soin qu’elles mettent à dissimuler sur leur couche des troncs de bananiers dans lesquels les maris cannibales enfoncent leurs dents, détail renforcé à Madagascar par le symbolisme indonésien qui fait du bananier le substitut végétal de l’être humain5. Les monstres périssent généralement par le feu alors qu’ils tentent, en se rendant au village de ces dernières, de reprendre leurs épouses. Là encore, leur nature de bête est trahie par leurs queues.

33 Comme les contes réunionnais, ces contes malgaches sont d’origine bantoue. Les différences de traitement s’expliquent par les adaptations locales d’une même trame, mais il n’y a pas, me semble-t-il, un emprunt direct créole à l’adaptation malgache. Les contes bantous, comme les contes malgaches d’origine africaine, me semblent dramatiser les dangers de l’exogamie qui livre la femme en terre étrangère au bon vouloir de son époux et des parents de ce dernier. Toujours à Madagascar, la tradition malgache d’origine indonésienne cette fois, qui retient la prétention des jeunes femmes, traite les contes sur un tout autre mode même si parfois, comme dans Ifaravavy manombana, les animaux monstrueux auxiliaires du prétendant éconduit sont finalement mis à mort à l’aide, à nouveau, d’un crochet de fer (Dahle et Sims 1971 : 99-102). Il n’est pas utile de développer davantage, de parler des fausses-fiancées-à- queue de la même tradition indonésienne substituées, par ruse ou violence, à la fiancée aristocratique que (par exemple Ifaranomby sy ny andevokeliny, ibid., 133-143), il est certain que les thèmes, trames, motifs des contes créoles étudiés sont typiquement bantous et que, selon toute vraisemblance, ils ont été transportés tels quels et directement aux Mascareignes.

*

34 Il s’agit, en fait, de quelques impressions par comparaison avec les contes bantous et malgaches, les contes créoles correspondants accusent ce qui pourrait être interprété comme des maladresses provenant, le plus souvent, de la mise bout à bout de séquences, soit complètes en elles-mêmes, soit tronquées, mais que l’on reconnaît sans peine. Faisant double emploi, elles viennent ainsi, sans nécessité, alourdir l’action, la rendant parfois plus invraisemblable.

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35 Pour ce qui est des personnages, une lecture rapide des contes créoles de Petit Jean ne satisfait pas davantage dans la mesure où ce que l’on serait tenté d’appréhender comme un cycle n’en constitue pas précisément un. En dépit de l’identité de nom du héros, Petit Jean, il est clair que les deux contes mauriciens de tradition européenne et chrétienne ou encore le dernier conte rodriguais indo-européen d’inspiration beaucoup plus ancienne du serpent à sept têtes qui clôt le recueil n’ont rien à voir avec les autres contes réunionnais ou rodriguais d’inspiration bantoue et/ou malgache. Cette impression est encore renforcée dès que l’on examine, si superficiellement soit-il, la morphologie des contes, les personnages, leurs qualités, leurs attributs, leurs sphères d’action et les fonctions qui leur sont attribuées. Ces attributions très variables dans différents contes montrent bien qu’il s’agit en fait de plusieurs Petit Jean, qui, héros principaux ou auxiliaires géniaux sont, suivant le cas, des protagonistes respectables ou de simples tricksters, petits tricheurs un peu pitoyables usant effectivement, comme le souligne M. Carayol, de toutes les armes et les ressources des faibles. Il est certain que les emprunts sont multiples et qu’au-delà des phénomènes de « contagion », on peut discerner sûrement, pour ne s’en tenir, dans le cadre de cette communication, qu’à l’Afrique et à Madagascar, les personnages de « lièvre » sungura en swahili passé pratiquement tel quel aux Seychelles, sungula et, peut-être, pour la côte orientale d’Afrique celui d’Abu Nuwasi, poète libertin de vie personnelle scandaleuse, contemporain du grand Calife Abbasside Harun al-Rashid (règne de 786 à 809), si souvent mis en scène dans les Mille et une nuits. Tous ces détails oubliés, la littérature swahilie s’empare du personnage d’Abu Nuwasi dont les ruses sont devenues proverbiales. Amusantes, elles n’ont pas, la plupart du temps, l’aspect sordide que présentent les escroqueries de deux futés compères malgaches, eux-mêmes d’origine islamique, Ikotofetsy et Imahaka, connus sous ces noms ou sous d’autres noms aux Comores et dans tout Madagascar.

36 Le deuxième conte réunionnais non étudié, Le Pari de Petit Jean, après le motif de Gran Dyab pris comme l’infortuné ours du Roman de Renard dans la fente d’un arbre, présente une séquence qui semble sortir tout droit du répertoire des deux fripons. Tout ceci devra être plus approfondi. Il n’a été question ici que de l’héritage africano-malgache évident pour La Réunion comme l’écrit Carayol dans les « Bas » de l’île alors que les « Hauts » restent le domaine à prépondérance européenne. Reste à faire l’étude, sans doute plus facile, compte tenu des travaux existants, de cet héritage européen et enfin, au-delà, celle de l’immense héritage indien stimulé par l’actuelle renaissance de la religion populaire à fondement hindouiste sous ses aspects essentiellement dravidiens. En bref, un très vaste champ de recherches reflétant au travers de ces processus de syncrétisme, de leur combinatoire et des contraintes auxquelles obéissent l’histoire et les modalités du peuplement des îles créoles, les hiérarchies socio-raciales des différentes époques, la double influence de ce qu’il est convenu d’appeler la société et l’économie de plantation et de l’Eglise, enfin les changements de la période actuelle, moderne, de plus large ouverture sur l’océan Indien et sur l’Europe.

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NOTES

1. Le o malgache /u/ correspond au u swahili ou bantou. 2. A La Réunion, est une commune située dans un cirque du Massif du Piton des Neiges. Elle tire son nom du malgache salazou qui désigne le support des marmites posées sur le feu de bois. 3. Souligné par moi (Paul Ottino). 4. Carnivore malgache de la famille des viverridés. 5. Cf. aussi dans le deuxième volume de Contes la même substitution d’un tronc de bananier (Barat, Carayol et Chaudenson 1979 : 163-5).

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RÉSUMÉS

Le conte créole rodriguais Petit Jean Micuicuic et le conte créole réunionnais Le Petit panier, éclairé par le deuxième conte créole réunionnais Le pari de Petit Jean, développent des thèmes très utilisés dans l’aire africaine (plus précisément bantoue) et malgache, qui touchent à la prétention des femmes qui, refusant les hommes du village, épousent de beaux étrangers qui se révèlent en fait être des bêtes, des monstres ou des esprits de morts cannibales. Quelquefois, le mariage est forcé lorsque la jeune fille y consent ou le propose même pour sauver sa vie.

The Rodrigues Creole tale Little John Micuicuic and the Reunion Creole tale The Little Basket, enlightened by the second Reunion Creole story Petit Jean’s Bet, develop widely used themes in the African (specifically Bantu) and Malagasy areas. These themes affect women’s claim to decline being webbed with the men of their village and who marry handsome strangers. The latter actually show themselves as beasts, monsters or flesh eating dead spirits. Sometimes, the girl’s marriage is compelled even though she finally consents or even offers it to save her life.

INDEX

Mots-clés : conte, bantou, malgache, créole, Petit Jean, Grand Diable, Monstre dévorant Keywords : Tale, Bantu, Creole Language, Petit Jean, Grand Diable, Swallowing Monster

AUTEUR

PAUL OTTINO (1930-2001)Professeur des universités, Fondateur de l’école doctorale d’anthropologie à La Réunion

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Une expression créole au carrefour du français et du malgache Brève note exploratoire socio-linguistique

Claude Allibert

1 Plusieurs auteurs ont tenté de trouver l’origine du mot « marmite » (en malgache « maromita ») employé à Madagascar et aux Mascareignes aux XVII et XVIIIe siècles pour désigner un homme dont la fonction va de celle de « serviteur » jusqu’à celle d’« esclave »1 . Johns (1835 : 295) donne la prononciation malgache mais aussi son support étranger « marmite » au pluriel en « s », ce qui prouve son origine non malgache, puisqu’il fait référence au mot français : « Maromita : Marmits, bearers of packages ». Dalmond (1842 : 49) distingue bien les deux sens des termes français « marmite », le premier signifiant l’ustensile, dont il donne le malgache vilane (vilany), le second signifiant « domestique » : marmita. Le Révérend Père Webber (1853 : 462) donne au terme le sens de « domestique, ouvrier ». Richardson (1885 : 431) donne « servant, a bearer of a burden2 » et propose une filiation à partir du français « marmiton ».

2 De ces anciennes interprétations, il nous paraît important de retenir que le terme s’orthographie « maromita » en malgache mais que, pourtant, il s’agit d’un singulier, ce qui élimine en première lecture le préfixe pluriel malgache « maro » signifiant « plusieurs » et porte plutôt à voir dans la présence de la lettre « o » la vocalisation indispensable en malgache entre les consonnes « r » et « m ».

3 Grandidier a également tenté d’apporter sa propre lecture (1906 : 107, note 1) : « Quand j’étais à Madagascar, des Malgaches m’en ont donné une autre [interprétation] également douteuse : ceux qui passent les rivières, qui vont et qui viennent ». Le Père Webber dit que ce mot est utilisé dans toute l’île et il me semble qu’il n’en serait pas ainsi s’il était une corruption du mot français marmiton qui, du reste, n’a rien à voir avec le sens du mot maromita qui signifie « porteur de paquets » et par extension « serviteur ».

4 La tentative la plus récente pour apporter une réponse satisfaisante fut faite par Hébert (1970 : 370-371). Il croit y reconnaître le terme « maromainty », « hommes faisant partie de la caste des Noirs, encore qualifiés de tels par les Hova au XIXe siècle ».

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5 C’est là, je pense, qu’il importe de prendre en compte l’introduction de la voyelle « o » donnant l’illusion d’un pluriel alors que la terminaison du mot est bien « mita » et non pas « mainty », même si Hébert, sans doute parce qu’il ressent la possible objection et n’est pas totalement satisfait de la filiation qu’il avance, déclare que « mainty » se prononce plutôt « miaty, ou même miti » dans les dialectes du sud-est. L’argument est à prendre en compte mais ne me satisfait pas entièrement pour cette double objection.

6 Par ailleurs, Flacourt (1661, voir éd. 2007) nous donne le terme « marmite » et non pas « maromita », lui qui est d’une fidélité exemplaire à la langue quand il emploie un terme malgache. Or, ici, il ne donne que le mot français marmite. Je retiendrai donc l’obligation de m’en tenir au terme français et de repartir de cette donnée. Il existe en français régional3 l’expression « noir comme le cul de la marmite » qui semble d’ailleurs avoir donné l’expression créole « noir-lo-ki-marmit ». Mais il existe également l’expression malgache « mainty ohatry ny harim-bilany » [à traduire mot-à-mot « noir comme le charbon (noir de fumée) de la marmite »]. L’une et l’autre ont pu jouer un rôle à l’occasion de la naissance du créole, issu principalement de la rencontre de deux cultures, la malgache et la française.

7 Il importe également de prendre en compte le sens sociologique véhiculé par le mot malgache mainty signifiant « noir » en malgache, lequel véhicule souvent un sens péjoratif utilisé pour dénommer principalement les populations de « basses extractions, sociologiquement parlant », souvent les Noirs africains (Mozambicains). Cette lecture semble confirmée par le complément que Flacourt a apporté dans la seconde édition de son ouvrage dans laquelle il stipule, sans doute à la demande d’explications de son éditeur, que « marmite » signifie « esclave » (Flacourt 1661, éd. 2007, p. 146).. L’on retrouve ce sens dans un doublet de l’expression créole qui substitue le terme « kaf » au mot « noir », comme indiqué par Biaggoni » (1987 : 129, sous « Kaf »)4.

8 À l’analyse, il semble que l’on puisse en déduire que l’expression « marmite » employée par Flacourt et certains de ses successeurs vient bien du français5. Il ne s’agit pas d’une ré-interprétation en français d’un terme malgache, mais les deux expressions, l’une française, l’autre malgache, dans un contexte franco-malgache créolisant, ont pu s’épauler mutuellement. Les termes « mainty » en malgache et « kaf » en créole véhiculent la même idée à valeur péjorative faisant référence à la main-d’œuvre issue de la traite ou de migrations africaines.

9 On conviendra alors que l’opinion de J.-C. Hébert n’est pas si éloignée de notre avis, sauf qu’il conclut que le point de départ est le terme maromainty qui, à son avis, fut francisé en maromita, alors qu’à l’inverse, nous pensons que le mot marmite fut malgachisé en maromita, puis peut-être lu comme maromainty, car une réalité sociale pouvait lui servir de support. Pour une lecture socio-linguistique complète, il importera de constater : • que la lecture péjorative appliquée aux Mainty (sous-entendu Kafir, population d’esclaves mozambicains) à Madagascar est en place avant la colonisation et confirme la grande stratification de la civilisation malgache traditionnelle ; • que l’expression fut très tôt mise en place, peut-être à Fort-Dauphin puisqu’on la trouve chez Flacourt (1661) et Souchu de Rennefort6 ; • que les termes marmite et maromita, encore présents au début du XVIIIe siècle7 semblent petit à petit s’effacer devant celui de borizany sans doute moins péjoratif, vers la fin du XVIIIe siècle

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bien qu’ils existent encore chez Mayeur (dans : Barthélemy de Froberville 1912 : 84), Du Maine (1810 : 146, 148, 150 et ss., dans : Malte-Brun, t. 11) et Leguével de Lacombe (1840)8.

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NOTES

1. G. Rantoandro (1982) a fait une étude sociologique de la fonction des « marmites ». 2. « Porteur d ‘un fardeau ». 3. L’expression n’apparaît pas dans le Robert mais est donnée par des dictionnaires traitant de l’argot et surtout d’expressions régionales. La filiation de l’expression dans les provinces françaises d’alors pourrait présenter un intérêt pour l ‘histoire du créole. 4. Note de Christian Barat, un des relecteurs de l’article : « Daniel Biaggoni a effectivement noté l’expression kaf lo ki marmit dans son Petit dictionnaire créole réunionnais-français et la linguiste Annegret Bollée l’a répertoriée dans son ouvrage sur les créoles français de l’océan Atlantique et de l’océan Indien. Rosemay Nicole relève dans son “Noirs, Cafres et Créolesˮ qu’il s’agit d’une insulte que les locuteurs adressent aux Réunionnais d’origine africaine. Pour ma part, lors de mes enquêtes linguistiques et ethnographiques pour l’Atlas linguistique et ethnographique de la Réunion sous la direction de Robert Chaudenson, j’ai enregistré plutôt l ‘expression “Noir kom in ki d-marmitˮ, traduction littérale de l’expression française “Noir comme un cul de marmiteˮ, remplacée parfois par la formule “C ‘est la marmite qu ‘appelle le chaudronˮ. Le dessous de la marmite servant à cuire les aliments en France comme à la Réunion noircit au feu de bois ; le chaudron, quant à lui, est tantôt le seau qui sert à aller chercher de l’eau dans le puits, tantôt le récipient accroché au-dessus du foyer de la cheminée dans lequel on fait cuire une soupe. Cela dit, les deux expressions “Kaf lo ki marmitˮ et “Noir kom in ki d- marmitˮ sont deux moukalaz, moqueries. » 5. Que Le Robert ne donne pas, ce qui en ferait une expression régionale, patoisante. 6. Souchu de Rennefort (éd. 1988 : 402) déclare : « Les marmites ... (on appelait ainsi les nègres de service)... » 7. En particulier chez Drury (voir Grandidier 1906, COACM, tome IV, p. 107), qui orthographie « marmites » marominters. 8. Leguével de Lacombe B.F., 1840, p. 97 : « On avait engagé les maremites (hommes à gages)... »

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RÉSUMÉS

L’étude du mot « marmite » utilisé au XVIIe siècle à Madagascar puis à la Réunion conduit à une tentative d’interprétation socio-linguistique dans les îles de l’océan Indien francophone.

The study of the word “marmiteˮ appearing in Madagascar in the 17 th century and later in La Réunion island leads to a socio-linguistic tentative analysis on both islands.

INDEX

Mots-clés : marmite, polysémie socio-linguistique, créole Index géographique : La Réunion (île de), Madagascar, océan Indien Keywords : Cooking-pot, La Réunion Island, Creole Language, Madagascar, Indian Ocean, Socio- linguistics

AUTEUR

CLAUDE ALLIBERT Croima, Inalco

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Identité culturelle et mutation à travers la chanson contemporaine en langue créole à l’île Maurice

Bruno Cunniah

1 La chanson en langue créole qui est produite sur le territoire mauricien et ailleurs est représentative de ce qu’on définit comme de la « musique populaire ». Or, cette expression est de nature polysémique et peut se baser sur de nombreuses conceptions qui relèvent d’une certaine idée, d’une identité qui découle d’un modèle de coexistence. Dans bien des cas, comme le démontre Adorno dans son essai Essays on Music (2001), la musique populaire est souvent perçue comme un type inférieur d’expression musicale. Comment pourrait-il en être autrement quand cette musique est étroitement associée à la culture populaire qui porte aujourd’hui plus que jamais les marques d’un contexte socio-historique particulièrement violent ? En effet, la chanson en langue créole a des origines qui remontent à l’esclavage et elle est souvent le reflet d’une communauté de laissés-pour-compte. Voilà pourquoi cette forme d’expression musicale de même que la culture populaire ont été, dans le passé, la cible d’attaques répétées et de moqueries. Dans un contexte où la culture du colonisé est imposée de haut tandis que celle du peuple, indépendamment de son appartenance ethnique, est réduite à la passivité, la chanson créole devient une arme de revendication de l’identité d’une communauté et, à certains égards, d’un peuple. À ce sujet, les experts semblent unanimes comme le montrent les travaux de Simon Frith sur la musique populaire (1996: 110): « Music seems to be a key to identity because it offers, so intensely, a sense of both self and others, of the subjective in the collective ». En d’autres termes, il est impossible de réaliser une étude sur la chanson créole sans évoquer les mécanismes identitaires complexes qui la sous- tendent.

2 Une analyse des nombreux thèmes abordés dans le cadre de la chanson créole contemporaine demande de poser en filigrane du texte une question essentielle : qu’est-ce que la chanson contemporaine en langue créole ? Ici, le fait d’utiliser le terme « contemporain » démontre à la base que nous faisons une distinction chronologique en termes de production musicale. Il y aurait donc plusieurs formes de chansons

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créoles dont l’une serait plus traditionnelle tandis que l’autre serait plus actuelle. À partir de là, nous pourrions essayer de répondre à une autre interrogation : qu’est-ce qui fait la spécificité de la chanson créole contemporaine ? En tenant compte de la notion historique, nous nous retrouvons en face de deux types de chansons créoles : d’un côté, il y a la chanson créole traditionnelle composée de ségas typiques et de berceuses et, de l’autre, il existe des styles musicaux plus contemporains élaborés à partir de déclinaisons du séga. À l’origine, le séga typique est la musique des esclaves qui ont été déportés de force à l’Ile de France. Ne disposant pas d’instruments élaborés pour reconstruire les chants de leur pays natal, les musiciens vont concevoir une musique essentiellement rythmique avec des instruments qu’ils seront en mesure de confectionner avec les matériaux locaux. Cela donnera naissance à des instruments tels que la ravanne (un tambour fait avec une peau de cabri) et la maravanne (type de congas). La chanson créole s’inscrit dès ses débuts au nombre des pratiques rituelles qui seront chargées de transmettre le patrimoine. Voilà la fonction première de la chanson traditionnelle en langue créole : celle de maintenir un lien avec le pays.

3 Le passage du temps qui apporte les germes de la modernité permettra aux musiciens de s’affranchir des instruments traditionnels pour faire l’acquisition d’instruments électriques et électroniques. Aujourd’hui, la chanson créole telle que le séga est jouée et enregistrée avec des moyens issus de la haute technologie. Essentiellement, tout le processus d’enregistrement est de nature numérique. Avec la modernité musicale est apparue une diversification des styles. Aujourd’hui, si le séga est plus populaire que jamais, c’est parce qu’il est devenu, sur bien des plans, une musique essentiellement commerciale dont le but ultime est le divertissement. Certains pourront avancer que cette politique de vouloir plaire au plus grand nombre, ce qui répond d’ailleurs à des impératifs commerciaux et lucratifs, a produit une musique stéréotypée qui a perdu un peu de son caractère subversif d’antan. Or, la dimension transgressive de la chanson créole est loin d’avoir disparu : elle a tout simplement migré. En effet, la fin du XXe siècle a vu l’émergence au premier plan d’autres styles de chansons en langue créole. Ainsi, certains musiciens locaux se sont emparés du reggae jamaïcain qu’ils ont créolisé pour en faire le seggae. Plus intéressante est l’adoption du ragamuffin par pas mal de nouveaux venus sur la scène musicale locale. Dans l’ensemble, ces différents styles partagent une origine commune : l’Afrique et un vécu commun douloureux. En d’autres termes, nous retrouvons dans la musique créole contemporaine les suites de l’esclavage et de la colonisation mais surtout une dénonciation de l’exploitation économique au quotidien.

4 À l’île Maurice, la chanson créole est vécue sur le mode du divertissement par la quasi- totalité de la population de l’île. Ainsi, nous pouvons affirmer que le séga est véritablement la musique des Mauriciens, consensus qui ne peut être établi, par exemple, dans le domaine culinaire. Or, cela n’est pas le cas avec d’autres courants de la musique contemporaine en langue créole. Comme le précise David Coplan (1982: II, 124), « styles emerge out of the set of economic, political, social and cultural relations between musicians and the total context in which they perform ». C’est dans une telle optique que cette présente étude se propose d’examiner le rapport qui existe entre la chanson créole contemporaine et la société mauricienne. Dans un premier temps, nous analyserons la fonction de la chanson créole contemporaine dans le contexte local. Cette partie relativement théorique se penchera sur le lien qui existe entre l’individu et la musique. Dans un deuxième temps, nous analyserons un corpus de plus de 165 chansons contemporaines en langue créole pour essayer de comprendre les diverses

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thématiques qui y sont abordées. Ici, nous tenterons d’en comprendre les raisons, derrière l’immense popularité de certains thèmes. Enfin, dans un troisième temps, nous nous pencherons sur le lien qui existe entre la chanson en langue créole et l’identité dans le contexte mauricien, processus essentiel pour comprendre les thèmes principaux qui émergent du corpus à l’étude.

La fonction de la chanson contemporaine en langue créole

5 Aux premières heures de la civilisation, la musique fonctionne essentiellement comme un élément magique. L’homme primitif est entouré d’un univers qu’il ne peut pas expliquer. À partir de là, il croit son monde dominé par de bons et de mauvais esprits. Certains sont hostiles à l’homme tandis que d’autres sont bienveillants. Aussi, dans un souci de survivre, il doit trouver un moyen pour invoquer l’aide des dieux de même qu’un moyen pour chasser les esprits maléfiques. En ces temps-là, les esprits s’expriment à travers des sons qui vont du grondement du tonnerre au bruissement des feuilles dans le vent. Cependant, l’homme a le pouvoir de produire ses propres sons qui transcendent une existence purement matérielle. L’homme peut parler et s’il arrive à produire les mots qu’il faut, il sera en mesure de chasser les esprits qui le hantent. L’homme peut crier, ce qui suffira à effaroucher les esprits de même que les bêtes féroces. Dans un tel environnement, chaque son relève de la présence d’un esprit tel que le son que fait la corde d’un arc ou celui qu’émet certaines pièces de bois quand elles sont frappées. Avec la création et la maîtrise de l’instrument musical, l’homme primitif parvient à créer des sons jusqu’ici uniquement attribuables aux esprits. Ce n’est plus sa voix qui produit le son mais bien l’instrument. À partir de là, il n’est pas étonnant que l’homme primitif croie en l’origine magique et la puissance surnaturelle de la musique.

6 Au sein des sociétés primitives, la musique n’est pas un art mais bien un moyen surnaturel pour atteindre des objectifs pratiques. Un jeune homme désirant une fille ne lui chantera point une sérénade mais demandera au sorcier du village de lui fournir un instrument à son magique dans le but de forcer la fille à le rejoindre. Avec le temps, nous constatons que les grandioses cérémonies religieuses sont l’occasion d’une multitude de sons, de mouvements et de couleurs. Comme c’est le cas aujourd’hui encore, la répétition de motifs mélodiques et rythmiques qui va en crescendo contribue à créer une atmosphère qui dépasse l’individu lors de certaines réunions. Au moment le plus fort de ce type de cérémonie, les esprits des morts, des démons ou des dieux pénètrent le croyant en extase et ce dernier entre en transe. Voilà pourquoi nous parlons encore de nos jours de la puissance évocatrice de la musique.

7 Avec le temps, les sociétés primitives vont évoluer et la puissance de la musique sera réinterprétée en termes cosmologiques. Dans la pensée orientale, la musique sera perçue comme le lien entre l’homme et l’univers tandis que dans la pensée gréco- romaine, la musique deviendra le symbole de l’ordre. Au moyen âge, la musique sera au service de l’Église et à la renaissance, l’emphase sera mise sur l’individu. C’est au siècle des lumières que la musique va prendre sa forme moderne quand elle va devenir une forme de divertissement payant. Aujourd’hui, bien que la musique retienne encore les diverses fonctions qui jalonnent son histoire, elle est essentiellement une commodité au sein d’énormes enjeux financiers et technologiques. Néanmoins, cela ne l’empêche

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nullement de continuer à nous transporter dans une réalité qui est bien au-delà de la nôtre.

8 L’immense variété de musiques traditionnelles d’origine africaine n’est pas normalement catégorisée comme étant de nature contemplative. En fait, la musique africaine est souvent perçue comme étant fonctionnelle. Dans un tel contexte, le séga typique mauricien dont l’origine africaine est indéniable, est une forme de musique fonctionnelle issue de rituels, d’attitudes liées au travail et du divertissement. Dans la pratique, cela donne des chants qui reflètent l’exploitation du travailleur par le colon, des chansons qui donnent une cadence au dur labeur des champs ou des berceuses chantées par des mamans telles que la très fameuse La Rivière Tanier1. Ce type de musique s’inscrit en opposition directe avec celle des colons, nommément la chanson française ou anglaise directement influencée par la musique classique. En d’autres termes, il existe une opposition entre une musique noire, perçue comme inférieure et la musique blanche, celle des élites. Alors que la musique fonctionnelle est motivée par des fonctions externes telles que le travail ou la danse, la musique contemplative du colon n’est caractérisée par aucune fonction similaire. Bien que ce type de musique soit « consommé » dans un contexte social bien déterminé, il n’exige rien de ses admirateurs à part un certain degré de contemplation, une forme de méditation ou d’oubli de soi. Selon cette distinction, toute analyse de la musique traditionnelle aux origines africaines dont fait partie le séga mauricien doit toujours prendre en compte l’activité particulière à laquelle cette musique est rattachée. Par contre, une analyse de la musique européenne dénuée d’attachement à une fonction externe peut se concentrer sur la musique en elle-même, ses mécanismes et les tons qu’elle consacre.

9 La fonction de la chanson en langue créole, qu’elle soit contemporaine ou typique, ne réside pas totalement dans la chanson elle-même. Sa signification existe aussi à travers un domaine socioculturel déterminé par les actions et la perception de l’individu. Pour Alan Merriam (1964: 210), la fonction de la musique « concerns the reasons for its employment and particularly the broader purpose which it serves ». Dans un tel contexte, la première fonction de la musique serait d’ordre émotionnel. En effet, ce n’est point un secret que la musique sert à véhiculer des émotions de même que des réactions émotionnelles que le discours ne peut déclencher à lui seul. À ce sujet, de récentes études scientifiques telles que celles entreprises par Steven Mithen (2005 : 92-101) démontrent clairement les façons par lesquelles la musique est capable aussi bien d’exprimer que de générer des états émotionnels chez des auditeurs. Pour le sociologue Fredrick Erickson (2005 : 36), des « culturally defined love objects » tels que la musique peuvent servir de réflexion sur l’état d’une culture. Ce dernier ajoute que ce type d’expérience peut conduire à des liens émotionnels très forts spécialement dans les cas où l’exposition est renforcée à travers un processus de répétition.

10 L’hypothèse avancée par Erickson est particulièrement vraie dans le cadre de l’île Maurice où, bien que toutes les communautés s’accordent sur la valeur identitaire du séga, ce n’est pas pour autant qu’un attachement émotionnel est établi. En fait, il semble que ce n’est que dans des communautés où la chanson en langue créole est sujette à un processus de répétition qu’une allégeance à cette forme musicale existe. Voilà pourquoi il semble que la communauté créole entretient des liens particulièrement forts avec les divers types de chansons créoles. Pour s’en convaincre, il suffit d’assister à une occasion solennelle telle qu’un mariage. Si les protagonistes sont Indo-Mauriciens, il est fort probable que certaines chansons en langue créole

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seront jouées alors que la majorité de la playlist sera composée de chansons orientales. Par contre, lors d’un mariage d’Afro-Mauriciens, la dominante reste la chanson en langue créole et il est très rare qu’une chanson en langue orientale soit jouée. Cela est ainsi parce que l’Afro-Mauricien a développé un véritable attachement à la chanson en langue créole et non à d’autres types de chansons. Par contre, une musique telle que le séga sera jouée dans un mariage indo-mauricien car cette musique possède des qualités nationales, ce que la chanson orientale ancrée dans une communauté particulière ne possède pas, du moins pas encore. Ce que nous retenons de cet état de fait, c’est que les auditeurs préfèrent un style de chanson qui est musicalement, linguistiquement et culturellement familier.

11 La deuxième fonction de la chanson en langue créole est de communiquer. Il faut comprendre que les premières musiques sur lesquelles les paroles en créole seront plus tard superposées existent par elles-mêmes. À l’origine de cette musique purement mauricienne, il y a ce besoin de conserver le lien avec la mère patrie. Et au cœur de ce devoir de mémoire se trouve le rythme du tambour / la ravanne. Ainsi, la manière dont le rythme est articulé au sein d’un morceau de musique crée une atmosphère qui peut se passer de mots car l’ensemble est globalisant. Le son des percussions longtemps décrié par la culture des élites est très loin d’être un assemblage aléatoire. Dans une célèbre étude sur l’utilisation du tambour dans les communautés akans du Ghana, J.H. Kwabena Nketia (1963 : 17-31) identifie trois façons de jouer de cet instrument : le mode de la parole, le mode du signal et le mode de la danse. Bien que les lignes de démarcations entre ces trois modes ne puissent pas être clairement définies, il existe une façon de jouer où il s’agit pour le percussionniste d’émuler la parole. D’ailleurs, dans les milieux artistiques de l’île Maurice, on entend souvent l’expression « fer ravanne la cozer » où il est précisément question de faire causer la ravanne, de la faire chanter à la manière d’un interprète.

12 La troisième fonction de la chanson en langue créole est de nature symbolique. Un individu qui est exposé dès sa naissance à un type de musique sera forcé de développer une relation particulière avec ce médium. C’est peut-être pour cette raison que la communauté afro-mauricienne dite « créole » entretient des liens si proches avec les divers types de chansons en langue créole, ce qui n’est que très rarement le cas avec des individus appartenant à d’autres groupes ethniques. À travers des expériences aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté créole, l’individu finit par respecter et honorer la chanson en patois local comme faisant partie intégrale de son identité. Avec le temps, il finira par associer cette musique avec les symboles qui cautionnent une appartenance à la nation mauricienne dans son ensemble. Pour certains, la chanson en langue créole possède une signification qui transcende la musique et le texte car elle est évocatrice de représentation symbolique. Dans la pratique, cette musique qui vient de l’île est un symbole de fierté nationale. Bien que cela ne soit pas toujours visible sur le territoire mauricien, il suffit de quitter ce dernier pour comprendre le côté symbolique de cette musique. Ainsi, l’expatrié, l’immigré ou l’amoureux du pays, reconnaîtra « sa » musique entre toutes les autres et il en fera une représentation musicale des idéaux nationaux.

13 La quatrième et dernière fonction de la chanson en langue créole, certainement celle qui est la plus visible, est bien entendu liée au divertissement. Pendant des décennies, le fait de danser le séga est demeuré une pratique culturelle marginale limitée strictement à certaines classes sociales inférieures liées à la créolité. Composé de

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mouvements rapides et sensuels des hanches où les femmes relèvent leurs jupes dans une attitude suggestive, le séga en tant que danse nationale ne sortira de son ghetto qu’avec l’avènement du tourisme de masse dans l’île. Dans un premier temps, et aussi ironique que cela puisse paraître, la valorisation du séga sera exclusivement l’œuvre des touristes pour qui cette danse endiablée et haute en couleurs illustre à merveille l’exotisme qu’ils sont venus chercher dans cette île loin de tout. À partir de là, les différents opérateurs touristiques seront obligés de satisfaire la demande de leurs clients étrangers. Et le mauricien lambda suivra, restaurant, du coup, la place de choix que le séga se devait d’occuper parmi les pratiques culturelles nationales. Dans un deuxième temps, la musique nationale sera transcendée par l’avènement des nouvelles technologies musicales. Ainsi, cette musique jadis composée uniquement de percussions sera produite aussi bien avec des guitares électriques qu’avec des synthétiseurs numériques. Notons par ailleurs, la diversification de styles avec les influences apportées par le reggae et le ragamuffin. Aujourd’hui, la chanson en langue créole transcende les frontières ethniques, du moins jusqu’à un certain point.

Le sujet des chansons

14 La multitude de chansons produites ces dernières années à l’île Maurice ne permettant pas une étude exhaustive, nous avons dû en retenir 169 en nous basant sur la liste établie par le site web www.radiomoris.com. Notons qu’il s’agit ici de chansons plébiscitées par le public et qui sont diffusées d’une façon ou d’une autre sur le territoire mauricien. Nous nous rendons bien compte qu’un tel choix peut paraître arbitraire, mais il est impossible de comptabiliser toutes les chansons en langue créole sorties ces dernières années car beaucoup ne sont jamais commercialisées. En fait, il est si onéreux de produire un CD que de nombreux artistes se contentent de représentations ici ou là sans jamais mettre en vente le fruit de leur travail. Aussi, les chansons qui figurent dans notre étude ont toutes été produites pour être mises sur le marché. Dans l’ensemble, celles-ci sont représentatives des différentes tendances qui existent actuellement dans l’île. Il faut savoir que le site www.radiomoris.com regroupe plus ou moins 250 chansons dites locales. Or, nous en avons éliminé 81 pour les raisons suivantes : • premièrement, nous n’avons gardé que les chansons totalement ou partiellement chantées en créole mauricien. En effet, la liste contient pas mal de chansons réunionnaises telles que celles de Baster ou de Jacqueline Farreyrol. Cependant, le Réunionnais qui est le plus présent dans cette liste est sans conteste Dominique Barret dont les chansons telles que Si ou di oui2 et Pou ou Mamzel ont connu un succès retentissant dans l’île. Or, de tels titres n’ont pu être comptabilisés, contrairement à Nou Destin qui est un duo entre la chanteuse Sandra Mayotte et Dominique Barret. Même la chanson très populaire intitulée Mon cœur épris où Barret chante en duo avec la chanteuse mauricienne Meera Mohun n’a pas été retenue car on n’y décèle aucune trace de créole mauricien. Dans la même optique, des chansons seychelloises qui ont très bien marché à Maurice n’ont pu être retenues telles que celle de Claude Lafoudre intitulée Bourik mo Tonton ; • deuxièmement, nous avons éliminé des chansons dont les paroles sont exclusivement en français telles que Amour interdit de Sniper ou Adieu mon amour de Negro pou la vi. Cette catégorie contient aussi des chansons en langue orientale telle que Pani Nayba du groupe Abaim ;

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• troisièmement, nous n’avons pas tenu compte des chansons qui n’entrent pas dans le cadre chronologique que nous nous sommes donné. Dans les faits, nous avons arbitrairement fixé une limite pour définir le terme « chanson contemporaine », nommément celles des productions post-1990. Dans la pratique, cela aboutit à l’élimination des chansons légendaires telles que celles de Serge Lebrasse ou de Ti Frère. Notons que nous avons aussi éliminé une œuvre telle que le Pot pourri de Marie Michèle Étienne car il s’agit ici de reprises de chansons des années 70 et avant, ce qui ne cadre pas avec l’espace chronologique de notre étude.

15 Les thèmes des chansons en langue créole ont la particularité d’être de nature exclusivement locale. Ainsi, nous sommes en présence d’un produit local destiné à un public local ou de l’océan Indien car ceux-ci possèdent les codes nécessaires pour déchiffrer les divers messages. Lors de notre étude, nous avons comptabilisé les thématiques suivantes : l’amour, la critique sociale, le personnage/anecdote, l’autoreprésentation et la fête, Dieu, le passé, Diego Garcia, la créolité, la nature, l’humour et divers autres sujets que nous avons regroupés sous une catégorie intitulée « autres ». Le tableau suivant montre la fréquence des sujets traités dans la chanson contemporaine en langue créole qui regroupe aussi bien le séga, le seggae que le ragamuffin. Précisons que notre liste ne comprend que les sujets les plus populaires. En ce qui concerne les chansons qui font référence à plusieurs sujets, nous n’avons tenu compte que du thème principal.

THÈMES FRÉQUENCE

Les relations amoureuses 32.5 %

La critique sociale 20.0 %

Personnage / anecdocte 14.2 %

L’autoreprésentation / la fête 13.6 %

Dieu 7.6 %

Le passé 3.5 %

Diego Garcia 2.3 %

La nature 1.7 %

La créolité 1.7 %

L’humour 1.1 %

Autres 8.8 %

16 Ces résultats sont conformes à notre attente à bien des égards. En effet, il n’y a rien de surprenant au fait que la thématique de l’amour et celle de la critique sociale occupent les premières places. Cependant, nous avons été surpris par plusieurs découvertes.

17 Le premier constat troublant concerne le peu d’intérêt des artistes pour la créolité alors que cette problématique est au cœur des revendications des associations de défense des droits de la population créole. En effet, il ne s’écoule pas de semaine sans que le sujet de la créolité ne surgisse ici et là dans la presse nationale et cela pour des raisons les plus diverses, allant de la politique aux arts. Aussi, nous aurions pu attendre des artistes un militantisme plus aigu. Mais il se peut que le fait de chanter en créole constitue la plus

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haute forme de revendication. Cela n’empêche, néanmoins, pas le groupe OSB dans sa chanson Kréolité de s’exclamer : « Kifer zot pancore accepter sa ? » (Pourquoi n’ont-ils pas encore accepté ça ?)

18 Le deuxième constat qui nous interpelle est le manque d’intérêt accordé à l’écologie. Nous pourrions, ici, tenter la lointaine comparaison avec la chanson québécoise où, selon Anika Falkert (2005 : 215-227), la thématique de la nature occupe la deuxième place juste après l’amour, avec un chiffre de 10 %. En comparaison, cette thématique ne compte que pour 1.7 % dans le cas de l’île Maurice. Ici, aussi, nous retrouvons cette disparité entre le monde réel et la chanson. Autant, ces dernières années, les Mauriciens semblent avoir développé un intérêt pour l’écologie, intérêt traduit sur le plan politique par de nombreuses lois anti-pollution, autant la chanson produite localement ne semble guère touchée par ce sujet. Autant le chanteur québécois chante la beauté de son pays, autant les artistes mauriciens ne se sentent pas inspirés par les merveilles de l’île. Une des raisons probables est peut-être due au tourisme de masse qui a perverti la nature malgré les nombreux efforts des autorités. Il se peut aussi que l’artiste créole ne se sente plus véritablement chez lui dans cette île où sa communauté a été marginalisée.

19 Cette méfiance que l’artiste pourrait avoir développé envers son île natale nous ramène à notre troisième constat qui se rapporte à la présence de dieu dans les diverses chansons. Ici, il ne s’agit pas tant du pourcentage (13 %) qui nous intéresse mais bien de l’identité du dieu en question. Historiquement, la communauté créole de l’île Maurice a essentiellement été chrétienne, pour ne pas parler d’hégémonie catholique. Cela est confirmé par l’historien Benjamin Moutou (1984) qui utilise les termes « chrétien » et « Créole » sans discernement comme s’il s’agissait d’une seule et unique entité. Cependant, la chanson contemporaine en langue créole révèle un véritable questionnement du dieu historique. Déjà, dans sa chanson intitulée Kréolité, OSB déclare : « La rélizyion sa pé kré division » (La religion crée des divisions). Aussi, sur les 13 chansons qui ont dieu comme thématique principale, 46 % ont délaissé le dieu des chrétiens pour le dieu des rastafaris, Jah. Cela dit, nous voyons mal comment il aurait pu en être autrement dans le seggae où nous trouvons des références constantes à Babylone. Plus pertinent est le fait que Jah est perçu comme le dieu des Noirs et, même si l’artiste ne va pas jusqu’à critiquer le dieu des chrétiens, la référence est implicite. Dans la réalité, cela donne la chanson de Natty Jah intitulée Bondie Noir où il est clairement écrit que « Jah partou, Jah li grand, Jah pli fort » (Jah est partout, Jah est grand, Jah est plus fort). À partir de là, nous pouvons poser la question : Jah est plus fort que qui ? Aussi, il ne fait aucun doute que des changements profonds par rapport à la question de dieu sont en train de se dérouler au sein de la communauté créole comme l’attestent les chansons contemporaines.

20 Puisque la question sociale sera abordée dans la troisième partie de notre étude, nous ne pouvions conclure notre analyse des thématiques sans évoquer la question des relations amoureuses qui arrive en première position avec 32.5 %. Comme partout ailleurs, les artistes locaux sont préoccupés par divers sous-thèmes tels que la célébration de l’amour mutuel, la perte de l’être aimé, la nature et l’importance de l’amour dans la vie ou l’amour sans réciprocité. Sur les 56 artistes à la base de notre étude, tous ne parlent pas d’amour, comme c’est le cas chez Natty Jah et Éric Triton par exemple. Par contre, le thème des relations amoureuses de type hétérosexuel est particulièrement prisé par des artistes tels que Alain Ramanisum, Sandra Mayotte et

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Negro pou la vi, du moins dans notre corpus. Cela veut-il dire que ces artistes ont moins de conscience sociale qu’un musicien comme Natty Jah ? Rien n’est moins sûr car derrière l’apparence de frivolité qu’on associe volontairement à la chanson d’amour, il y a des processus complexes à l’œuvre. S’il est vrai que la chanson d’amour est bien plus commerciale et donc plus financièrement rentable qu’une chanson militante, il n’en demeure pas moins que la première nommée a un rôle idéologique qui n’est point négligeable dans la société contemporaine.

21 Dans son essai sur la musique populaire, Theodor Adorno déclare que les chansons d’amour de même que le sport et le cinéma ont la particularité de lobotomiser l’individu. En d’autres termes, l’énergie de l’individu est détournée dans le but d’éviter une confrontation avec la dure réalité politique et économique qui caractérise sa condition. Aussi, il écrit que « the passivity of the masses which makes the consumption of light music contradict the objective and interest of those who consume it » (Adorno 1991: 31). En ce qui le concerne, la consommation de la musique populaire dont l’incarnation parfaite est la chanson d’amour est un processus de détournement culturel préjudiciable à des alternatives bien plus valables. Adorno va plus loin quand il parle du risque de régression: « They are not merely turned away from more important music, but they are confined in their neurotic stupidity » (id., p. 41). Ce point de vue est partagé par Hoggart (1957) qui avance que le fait de consommer de la musique populaire, encourage une croyance dans le maintien du statu quo ainsi qu’un renoncement à questionner une réalité souvent déplaisante.

22 La critique de cette idéologie sentimentale au sein de la musique populaire atteint son paroxysme avec observations de Harker. Pour ce dernier, le désir de trouver l’amour et de se marier n’est qu’une forme d’évasion et de fantasme mise en avant par les élites dans le but d’asseoir leur domination. Il ajoute: « […] if the blame is appropriate, perhaps, it ought first be directed at the weakness in all of us which encourages us to wallow periodically in sentiment and nostalgia, rather than setting about changing a society in which such refuges are necessary » (Hawker 1980: 50). Pour résumer la pensée ci-dessus, nous pourrions avancer que des gens tels que Harker ou Adorno perçoivent les chansons d’amour comme une forme de propagande qui promet un bonheur similaire à celui proposé par le loto national. Une fois dans ce système, l’individu perd toute conscience politique. C’est peut-être pour cela que nous notons le peu d’attention accordé à la thématique de la relation amoureuse chez l’artiste qui incarne le plus la dissidence, nommément Kaya.

Chanson et identité

23 L’étude de notre corpus révèle que 20 % de toutes les chansons contemporaines en langue créole évoquent une forme ou une autre de critique sociale. Pour un type de musique dont la fonction première est le divertissement, ce chiffre a de quoi interpeller le lecteur. En effet, cette forme d’expression est le véhicule par excellence pour dénoncer l’inégalité sociale qui règne dans l’île. Or, ce qui fait la particularité de cette situation est que la chanson créole ne parle, en général, qu’à la communauté créole. En d’autres termes, si la musique en elle-même est fédératrice, on ne peut en dire de même pour les paroles. Nous sommes d’avis que les chansons qui dénoncent les inégalités sociales ne trouvent un écho que dans la communauté afro-mauricienne en particulier, celle qui réside dans les cités ouvrières. En effet, ces ghettos insulaires sont non seulement le lieu où résident les adeptes de la chanson à texte mais aussi l’endroit

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où la quasi-totalité de cette musique est produite. Cette proximité entre l’artiste et son public est une mesure d’authenticité qui ne peut être discutée. Ainsi, l’artiste est en première ligne pour dénoncer les ravages de la drogue et autres fléaux sociaux qui minent la communauté créole. Comme le dit Mighty Jah dans sa chanson intitulée La Drogue, « Dan nu banes cités / Nous ban zenes zot la vie apé détruir » (Dans nos cités / Notre jeunesse détruit sa vie). Il existe plusieurs raisons derrière la marginalisation de cette communauté et la musique devient un des moyens pour dénoncer cette condition.

24 Dans un pays où la notion d’identité nationale est à géométrie variable, la communauté créole est sans conteste celle qui incarne le mieux l’identité authentique issue de l’insularité. En effet, les membres de cette communauté sont les seuls à pouvoir rattacher leurs origines et leur langue ancestrale uniquement à l’île Maurice. Néanmoins, cela aboutit à une situation paradoxale car selon Miles (1999: 211), « Creoles of African descent have developped the weakest sence of group identity among the various components of island society ». Des raisons historiques, démographiques et politiques (voir Miles) qu’il serait trop long de développer ici, expliquent cette marginalisation des Créoles. En 1993, lors de la commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage, le Père Roger Cerveau évoquera pour la première fois l’appellation de « malaise créole ». En effet, ce n’est un secret pour personne qu’un fossé s’est graduellement creusé entre la communauté créole et les autres communautés et cela en termes d’acquisition de richesses. Cependant, il faut souligner qu’il n’existe pas une communauté créole mais plusieurs. Par exemple, il existe une catégorie qui est définie comme les « gens de couleur » et qui incarne la partie privilégiée de la communauté créole. Cela est ainsi car ces gens-là se sont historiquement affiliés à la communauté franco-mauricienne dominante à travers des facteurs économiques ou à travers une identification de nature épidermique. Aussi, le « malaise » décrit dans la chanson contemporaine en langue créole ne concerne pas cette faction de la communauté mais bien celle qui a été abandonnée par le système.

25 Si on se réfère aux chansons, la majorité des artistes créoles blâment les dirigeants politiques pour la marginalisation de leur communauté. Il faut souligner que depuis la mort de Sir Gaëtan Duval, leader du PMSD (Parti mauricien social démocrate), aucun politicien issu de cette communauté n’a pu remplacer dans le cœur des gens celui qui était surnommé « King Creole ». Aussi, dans le cadre d’un système politique dominé par la communauté hindoue, les Créoles n’ont jamais vraiment pu s’y retrouver. Dans le monde musical, cela donne des chansons comme Bizin Lévé de Kaya où il dit : « A coze la politik / Le monde entier finn éna trop bocou magouille » (À cause de la politique / Le monde a connu trop de magouilles). Dans Zom Dan Zil, il ajoute : « L’idée politik li dan nou couma lantéchrist / Danzéré kan nou dan ene zil ki multiracial » (L’idéologie politique s’apparente à l’antéchrist / Elle est dangereuse dans un contexte multiracial). Ici, l’association de la politique à l’antéchrist est révélatrice de la place qu’occupent les politiciens dans le cœur du musicien. De son côté, Mighty Jah se veut plus spécifique quand il évoque l’inégalité dans la répartition de la richesse dans L’ile Maurice : « Nu tizil bien riss, li rempli ar touriste / Mai selma li bien triste, kan ena pé manz plis / Na pa pé rode plis, simplement la zistice » (Notre île est riche, elle est remplie de touristes / Mais c’est bien triste qu’il n’y a que certains qui en profitent / Je ne cherche pas à gagner plus ; je ne cherche que la justice). Même un producteur de séga commercial comme Jean-Claude Gaspard dénonce la situation dans Nepli compran nanier : » Nepli compran nanier / Nepli compran ki zot manigancer » (Je ne comprends plus rien / Je ne comprends pas ce qu’ils manigancent).

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26 Dans son essai sur l’ethnicité à Maurice, Lau Thi Keng décrit une communauté créole qui se voit comme dépourvue « d’ambition, d’identité et d’avenir » (1991 : 92). Cependant, une communauté ne peut vivre sans espoir et c’est là que les artistes interviennent. Puisque les structures sociopolitiques locales ne permettent pas un épanouissement digne de ce nom, certains artistes suggèrent que leur communauté doit se trouver de nouveaux repères. Et c’est à travers la musique que se fera ce renouveau. Comme le dit Chude-Sokei (1994 : 80), pour la nouvelle génération de la diaspora africaine, « sound is closer to culture that “race” ever was ». À l’île Maurice, ce renouveau identitaire à travers la musique se fera en deux phases. La première est la créolisation du reggae jamaïcain pour en faire le seggae. Musicalement, le seggae garde plus ou moins la même forme que son modèle et c’est au niveau des paroles que se situe l’apport original. Bien que nous y retrouvons les thématiques phares du reggae telles que Jah, Babylone ou la notion d’utopie, les artistes mauriciens vont s’emparer de ce style musical pour en faire l’instrument de la contestation. Le message est clair comme le montre ces paroles extraites de Vibration Ancestral de OSB : « Fodé pas bliyé ki lamisik la man linn émancipé / Inn mélanz ar raggae mana linn vinn seggae pou libérasyon mentalité » (Il ne faut pas oublier que la musique s’est émancipée / Elle s’est mélangée avec du reggae pour donner le seggae, instrument pour la libération des mentalités). Sur le plan idéologique, les producteurs de ce style musical tels que le regretté Kaya ou Mightly Jah se situent bien loin des ségatiers tels que Alain Ramanisum ou du Cassiya de 2013.

27 Il ne peut y avoir qu’une musique dite marginale pour s’affilier à une communauté marginale. Historiquement, le reggae comme le calypso est le médium par excellence utilisé par les musiciens des Caraïbes pour combattre l’hégémonie idéologique des élites. Or, une hégémonie se construit quand, dans un premier temps, une classe sociale ou une ethnie particulière s’empare des moyens de production, ce qui lui permet de contrôler tout développement futur. Dans un deuxième temps, il s’agit de faire main basse sur l’appareil étatique dans le but de redéfinir les structures politiques qui seront désormais biaisées. Dans un troisième temps, il s’agit de parfaire la domination en privilégiant les codes moraux et intellectuels de la nouvelle élite, dans le but d’obscurcir les rapports de pouvoir. À l’île Maurice, le pouvoir industriel est aux mains des Franco-Mauriciens tandis que le pouvoir politique est aux mains des Indo- Mauriciens. Cette hégémonie ne laisse aucune place à la communauté afro- mauricienne, d’où le rapprochement avec les opprimés des Caraïbes. Il ne faut pas oublier que les origines du reggae découlent directement du mouvement rastafari qui fut créé en Jamaïque dans les années 1930, en réaction aux conditions économiques exécrables et à la discrimination raciale exercée à l’encontre de gens de descendance africaine. Aujourd’hui, malgré le succès planétaire des artistes tels que Bob Marley et Peter Tosh, le reggae demeure toujours la musique des classes dites inférieures. À partir de là, cela semble tout à fait normal que la classe sociale marginalisée de l’île Maurice s’identifie à une variation du reggae comme véhicule de revendication de la justice sociale.

28 L’influence musicale des Caraïbes se traduit sur le territoire mauricien non seulement à travers le reggae mais aussi à travers le ragamuffin. Ce style musical consacre la deuxième forme de ce renouveau identitaire. Rythmiquement, le ragamuffin garde sa configuration initiale, et c’est sur le plan des paroles et surtout de la langue qu’il faudra, une fois de plus, rechercher l’authenticité. Dans le morceau intitulé La Grain Café, le groupe System R précise la démarche : « Séga ca nou racine ki nou fer vinne ragga-

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muffin » (Nous avons transformé nos racines qui se trouvent dans le séga en raggamuffin). Cette citation nous interpelle car System R semble suggérer que le séga ne peut plus être utilisé comme moyen de contestation car il a peut être pris une dimension qui est trop associée au divertissement. Une autre hypothèse serait que le séga possède aujourd’hui une dimension trop nationale pour véhiculer le message de révolte d’une communauté qui existe aussi bien économiquement que géographiquement à la marge des autres. Dans ce cas, l’artiste doit utiliser d’autres médiums d’expression en langue créole, nommément le seggae et le ragamuffin qui sont finalement des niches musicales qui ne conviennent pas à tout le monde. Dans l’absolu, le reggae et le ragamuffin sont deux styles totalement opposés et cela sur une multitude de points : • premièrement, le reggae est plus ancien, ce qui fait du ragamuffin une musique de la modernité. Ainsi, la génération qui a célébré Marcus Garvey comme son prophète et l’Afrique (Zion) a fini par se faire attaquer par les enfants dont la naissance a été bercée par le reggae. Cela est ainsi car la nouvelle donne économique et sociale demande de nouveaux dieux et de nouveaux symboles ; • deuxièmement, la communauté rastafari célèbre une notion universelle de la culture identitaire noire dont l’origine selon l’Ancien testament serait Zion, la terre promise d’Éthiopie. Cela n’est absolument pas le cas avec le ragamuffin qui est solidement ancré dans les mythes urbains de la Jamaïque postcoloniale. Alors que les rastafaris rêvent d’une utopie, les adeptes du ragamuffin ont les deux pieds dans la réalité des ghettos de Kingston ou d’ailleurs ; • troisièmement, il n’existe aucune nostalgie dans le ragamuffin tandis que les narrations de l’exil sont présentes dans le reggae, comme par exemple dans des chansons de Bob Marley telles que The Waiting in Vain3. En fait, nous pourrions définir le ragamuffin comme un style ultra réaliste qui évoque des sujets allant de la politique locale au crime dans les ghettos. D’ailleurs, la marque de fabrique du ragamuffin est ses narrations très graphiques de meurtres et de relations sexuelles pornographiques. Pour finir, nous pourrions dire que la culture du ragamuffin est très progressiste et très orientée vers le capitalisme contrairement à la culture rastafari.

29 La question qu’on est en droit de se poser est celle qui est relative à l’affiliation musicale : pourquoi les producteurs de musique locale sont-ils allés si loin chercher leurs influences quand l’Afrique est juste à côté ? Tout simplement parce qu’il existe une longue liste de préjugés par rapport au continent noir dans une île où la colonisation a laissé des traces. Aussi, tout ce qui est « blanc » a automatiquement plus de prestige. Il y aussi le fait que l’image que nous renvoie l’Afrique à travers les médias n’est absolument pas flatteuse. En contraste à cela, le reggae incarné par le mythique Bob Marley est idéologiquement inébranlable. De son côté, le ragamuffin, qui adopte les même codes que le gangsta rap américain adapté à un ghetto insulaire, ne laisse pas la nouvelle génération insensible. Dans l’ensemble, nous nous demandons à quel point ces différentes idéologies sont comprises par le consommateur. C’est peut-être cela qui justifie une adaptation aux paramètres locaux car nous n’y avons décelé aucun des excès de Bounty Killer ou de Shabba Ranks. Au bout du compte, tous ces facteurs placés dans le contexte d’une communauté incapable de se regrouper autour d’une identité commune conduisent à la production de plusieurs styles de chansons en langue créole où chacun y trouve son compte.

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30 Dans cette étude, nous avons tenté de démontrer que la fonction de la chanson contemporaine en langue créole est essentiellement de divertir, de créer de l’émotion, de communiquer et de servir de mémoire collective. Notre analyse d’un corpus de plus de 165 morceaux plébiscités par le public mauricien a confirmé l’existence de diverses thématiques telles que l’amour, la critique sociale ou l’autoreprésentation de l’artiste dans un cadre festif. Nous avons aussi démontré que la marginalisation de la communauté créole a conduit à l’adoption de styles musicaux liés à différentes visions de l’africanité. Mais de là à dire que le destin de la communauté créole se trouve inscrit dans sa musique est un pas que nous ne franchirons pas. À cela, nous préférons la proposition de Jacques Attali selon laquelle la musique « n’est pas seulement l’écho de l’esthétique d’un temps, mais bien le dépassement du quotidien et l’annonce de son avenir » (Attali 2001 : 14).

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NOTES

1. Chanson traditionnelle mauricienne. 2. Toutes les paroles des chansons citées dans cette étude sont disponibles sur le site www.radiomoris.com, consulté le 17 mars 2012. 3. Bob Marley 1977, The Waiting in Vain, Turf Gong / Island.

RÉSUMÉS

La chanson en langue créole s’inscrit au nombre des pratiques rituelles qui font intégralement partie du patrimoine culturel de l’île Maurice. À travers un corpus de plus de 165 chansons contemporaines en langue créole, la présente étude se propose de montrer comment le développement de la communication de masse favorise la création musicale, offrant ainsi une tribune aux artistes pour aborder des sujets éclectiques tels que l’amour, la précarité ou la fête. À partir de là, l’essentiel de notre travail consiste à cerner les différentes problématiques abordées en les mettant en rapport avec la réalité politique et socioculturelle mauricienne.

Creole songs have always been part of the cultural heritage of Mauritius. Our study is based on the analysis of over 165 contemporary local songs which are exclusively sung in creole. It is a fact that technological achievements and new avenues of communication have boosted musical creation and have allowed a greater number of artists to tackle eclectic subject matters such as love, poverty or pure entertainment. In this context, our study aims at analysing the contents and style of various creole songs while keeping in mind the cultural and political reality of the mauritian society.

INDEX

Keywords : Mauritius, Culture, Society, Song, Sega Mots-clés : Créole, chanson, culture, société, séga Index géographique : Maurice (île)

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AUTEUR

BRUNO CUNNIAH Associate Professor, Responsable du département de Français, Université de Maurice, Réduit, Ile [email protected]

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Un nouvel espace géopolitique se dessine : l’Indianocéanie

Paul Hoarau

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ancien directeur du Progrès et de l’hebdomadaire catholique Église à La Réunion, Paul Hoarau diffuse aujourd’hui en mail pour tous « un journal de réflexion ». Fondateur de la Fédération communautaire de l’océan Indien qui regroupait 350 associations, il œuvre pour une formalisation politique d’une communauté indianocéanienne dans laquelle s’inscrivent les archipels créoles du sud-ouest de l’océan Indien.

1 J’ai toujours pensé qu’il existe entre les peuples des îles du sud-ouest de l’océan Indien des liens très forts de « parenté » qui font de cet ensemble un espace particulier1.

2 L’action que j’ai menée, avec mes amis du Comité du Progrès, pour faire prendre conscience de cette « parenté » et des conséquences qui devaient en être tirées, aux peuples de ces îles, peut se répartir en quatre grandes périodes : • dans les années 60 du siècle dernier : pour mettre fin à la politique d’isolement de La Réunion dans son environnement géographique, que menait la France ; • dans les années 70 : pour remplacer cette politique par une politique d’ouverture et de coopération régionale ; • dans les années 80 : pour concrétiser l’intégration politique de La Réunion dans cet espace ; • et depuis : pour préciser et renforcer l’identité indianocéanienne, comme ciment entre les peuples et les états pour un développement communautaire, au-delà de la coopération.

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L’Indianocéanie

I.

3 Dans le contexte de la guerre froide et des mouvements d’indépendance des anciennes colonies britanniques, françaises et autres des années 1960, la France avait choisi d’isoler ses départements atlantiques et indianocéaniens des pays environnants, pour les préserver des contaminations indépendantistes, et empêcher leur basculement dans le bloc de l’Est. J’ai eu, à cette époque et sur ces questions, de nombreux entretiens avec Monsieur Michel Debré, ancien Premier ministre, devenu député de La Réunion, sur ces questions.

4 Ma position au cours de ces entretiens tenait en trois points. Premier point : cette politique signifiait que la France n’avait pas tout à fait confiance dans la solidité du sentiment français des Réunionnais, qu’elle se méfiait de nous. Outre le côté un peu vexant pour nous, j’ajoutais que si les Réunionnais avaient eu la volonté de se séparer de la France, personne n’aurait pu les en empêcher. Deuxième point : forte de l’adhésion de son département de La Réunion, la France aurait pu soutenir les mouvements indépendantistes de Maurice, des Seychelles et aussi de Madagascar et des Comores, ce qui aurait été un coup sérieux porté au bloc de l’Est, et aurait répondu à un souhait des peuples de ces îles. Monsieur Ralph Adam, beau-frère du Président René, des Seychelles, déplorait avec moi qu’en ces périodes troubles, ils devaient faire appel à des Guinéens et à des Algériens pour apprendre le français aux Seychellois, alors qu’ils pouvaient le faire avec leurs cousins Réunionnais, voisins.

5 Ainsi, au lieu de bâtiments portant pavillon soviétique dans les ports malgaches, mauriciens et Seychellois, il y aurait eu, dans ces ports, des bâtiments portant pavillon français. Ce qui s’est produit par la suite, lorsque les choses se « débloquèrent ».

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6 Ces échanges ont, quelque part, porté leurs fruits, puisqu’en mars 1968, pour les fêtes de l’Indépendance, Monsieur Michel Debré se rendant en voyage officiel à l’île Maurice, me présente cette visite comme un geste d’ouverture et insiste pour que je sois du voyage. Mais, officiellement, il resta encore l’homme de l’isolement de La Réunion au milieu « de pays qui nous jalousent et nous envient ». Il lui était difficile de revenir ostensiblement sur une orientation qu’il avait contribué à donner et qui avait rencontré un écho très favorable dans les sphères dirigeantes de l’île. Bien plus tard, quand je lui demandais s’il pouvait m’aider à sensibiliser la classe politique locale à l’idée d’une plus grande politique de coopération avec les îles, il m’avouait, dans un courrier du 10 novembre 1975 : « … les élus ne souhaitent pas, pour la plupart, une réunion telle que vous le souhaitez… Mais au-delà, présentement, la nécessité d’une concertation d’ensemble ne leur apparaît pas. Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler. »

II.

7 Dans les années 70, la détente s’amorce sur le plan international, et les mouvements d’indépendance ont abouti. Le climat n’est plus le même. On peut travailler à un changement de la politique de la France. Un homme allait m’apporter un appui de poids très efficace, Monsieur Pierre Hunt, ancien ambassadeur de France à Madagascar, devenu chargé de mission auprès du Président Giscard d’Estaing. Dans un courrier daté du 11 octobre 1978, il m’écrit « qu’en tant qu’ancien ambassadeur de France à Madagascar, je suis extrêmement préoccupé par l’avenir de la France dans l’océan Indien et le rôle que peut jouer La Réunion. Il me semble, sur un plan personnel, que la position que vous définissez réponde parfaitement à l’analyse que l’on peut faire sur la place et au souci de placer notre pays dans l’évolution inéluctable de cette région. »

8 Mais ce qui allait déclencher la deuxième période de mon activité pour faire prendre conscience aux peuples de nos îles de cette « parenté » qui les unissait et « des conséquences, qu’il fallait en tirer » fut la réunion du sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), tenue en février 1978 à Tripoli. A ce sommet sont mises sur pied deux sous-commissions du Comité de Libération de l’OUA. Ces deux sous-commissions sont chargées de suivre respectivement les dossiers de La Réunion et des îles Canaries, et d’organiser une enquête sur l’existence de mouvements de libération nationale dans ces îles.

9 Le 21 juin 1978, le Comité du Progrès publie un communiqué indiquant les décisions de l’OUA, rappelant ses mises en gardes « depuis 1975 », indiquant les initiatives qu’il entend prendre « pour expliquer la situation de La Réunion et pour mettre en mouvement, à partir de notre témoignage, un dialogue général, constructif et pacifique, sur la base des réalités et des aspirations populaires de La Réunion ». A travers ces initiatives tous azimuts, localement, au sein de la communauté nationale et vis-à-vis de la communauté internationale, « notre peuple entend témoigner, lui-même, de sa volonté libre d’être Français et de sa volonté de régler les problèmes internes à la Nation, au sein de celle-ci ; mais entend, aussi, s’ouvrir à l’amitié et à la coopération avec les autres peuples, notamment ─ de la façon la plus étroite possible ─ avec les peuples voisins du sud-ouest de l’océan Indien. »

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10 C’est dans ce contexte que je reçois, le mardi 10 octobre 1978, Monsieur Jean-Claude de l’Estrac, missionné par l’OUA. Mon message à l’illustre visiteur, dans la droite ligne du communiqué du Comité du Progrès, tient en trois points : • premier point : La Réunion n’est pas française en raison d’un droit de propriété qu’aurait la France sur l’île et sur ses habitants, mais par la volonté des Réunionnais (à tort ou à raison) d’être Français. Le fondement du fait français de La Réunion est le même que celui de l’indépendance de Maurice : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; • deuxième point : cela ne signifie pas que les Réunionnais soient aveugles sur les séquelles coloniales qui subsistent dans les relations entre le pouvoir central de Paris et l’île (nous sommes en 1978) ; mais dès l’instant qu’ils veulent être Français, laissez ce problème se régler entre Franco-Français (je crois que ce travail s’est fait depuis) ; • troisième point : La Réunion française et européenne, décolonisée, pourrait beaucoup apporter, notamment aux îles du sud-ouest de l’océan Indien. Mon interlocuteur me donne l’impression d’avoir compris. La suite devait confirmer mon impression.

11 Mais c’est à Paris qu’il fallait jouer maintenant. J’allais m’y employer au cours d’un premier séjour du 8 décembre 1978 au 20 janvier 1979, et d’un second séjour, du 19 février au 30 mars 1979. Sous l’impulsion de Monsieur Pierre Hunt à partir « du Château » (l’Elysée), avec l’appui de Monsieur Paul Dijoud, secrétaire d’Etat aux DOM- TOM, le travail allait être coordonné de façon efficace par Monsieur Jean Aribaud, conseiller technique du ministre, avec les complicités actives de M. Armand Maudave, premier secrétaire de l’ambassade de Maurice à Paris, et M. Ralph Adam, beau-frère du Président René des Seychelles, ambassadeur de ce dernier pays à Paris lui aussi. L’ambassadeur de Madagascar participe au mouvement. Armand Maudave est un ami déjà ancien en Indianocéanie. Dans un courrier du 15 juin 1979, il renouvelle l’accord qui existe entre nous : » J’ai lu avec intérêt la note du Comité du Progrès remise à Monsieur Cheysson2 et je partage, comme vous le savez, les idées exprimées dans ce texte à la fois clair, précis et percutant. »

12 Durant ces quatre mois parisiens, l’activité est intense. Les échanges de lettres entre les uns et les autres, les réunions, les déjeuners sont nombreux chaque semaine. Personnellement, je rencontre Monsieur Hunt, évidemment, le 16 janvier 1979 à l’Elysée ; Monsieur Journiac, le Monsieur Afrique du Président, le 22 mars 1979 ; Monsieur Jospin du parti socialiste, chargé des départements d’outre-mer au département « Affaires étrangères » du parti, le 1er mars 1979, Monsieur Robert Lamy, ancien préfet de La Réunion, dans sa magnifique préfecture de Troyes, le 10 mars 1979.

13 Je rencontre également des journalistes. Je vois, à plusieurs reprises, Raymond Barillon, du Monde, Pierre Limagne de La Croix, Roland Mallet, des Echos, Maurice Botbol de La Lettre de l’océan Indien, qui sont des amis. Je rencontre aussi, Pierre Lamboth de L’Humanité, Philippe de Baleine, l’auteur de La Corrèze ou le Zambèze, qui m’offrira une tribune d’une page de Paris Match. Je n’oublierai pas dans cette liste de contacts le préfet de La Réunion, Monsieur Bernard Landouzy, sans qui rien de tout cela n’aurait pu se faire et que je tiens régulièrement au courant de l’évolution des affaires.

14 Tout ce travail qui se fait en dehors de la classe politique réunionnaise, toujours opposée à la coopération avec les îles voisines, devait donner son fruit.

15 Le 20 juin 1979, au cocktail offert à la préfecture de Saint-Denis de La Réunion à l’occasion de sa visite dans l’île, le secrétaire d’Etat aux DOM-TOM, Monsieur Paul Dijoud annonce le changement radical de la politique de la France : les départements d’outre-

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mer, désormais, doivent s’ouvrir sur leur environnement régional et coopérer avec les pays voisins. Cette annonce, tout à fait inattendue, cette annonce surprise a produit l’effet que recherchait probablement son auteur : comme un coup de tonnerre pour certaines personnalités présentes, comme une sorte de scandale pour d’autres. Jean Aribaud me dit en aparté que lui-même ne s’attendait pas à cette annonce à cet instant et de cette façon.

16 Les années 1979, 1980, seront consacrées à consolider cette nouvelle politique française d’ouverture, à La Réunion même, à Maurice où je me rends dès le mois de juillet et reçois un accueil plus que favorable.

17 Mais c’est, encore une fois, à Paris qu’il faut frapper, parce que c’est là que l’on peut trouver sur place, à la fois la Métropole, l’Afrique, l’Indianocéanie et La Réunion. J’y suis du 25 mars au 27 septembre 1980. Pendant ces six mois, allait reprendre le ballet incessant entre les ministères, l’assemblée nationale, les ambassades, les journalistes.

18 En plus de Monsieur Paul Dijoud que je rencontre à plusieurs reprises ainsi que les membres de son cabinet, Monsieur Steinmetz, ancien préfet de La Réunion, directeur de cabinet du Premier ministre, me reçoit le 11 avril. Je suis invité à un petit-déjeuner chez Monsieur Robert Galley, ministre de la Coopération, le 17 avril 1980.

19 En direction de l’Assemblée nationale mon premier souci est de sensibiliser nos parlementaires. Le 7 mai 1980, je leur adresse un courrier. Monsieur Michel Debré, que je verrai plus souvent, me reçoit le 10 avril ; le député Monsieur Jean Fontaine, le 16 avril ; le sénateur Virapoullé, le 23 avril, le 13 mai et le 22 mai. J’ai Monsieur Pierre Lagourgue au téléphone, mais il ne me reçoit pas. Il ne partage pas les vues du gouvernement pour l’ouverture des DOM sur leur environnement régional. Il crée même un incident au ministère des DOM-TOM à propos de mes activités parisiennes.

III.

20 Ce qui se fait après, notamment dans les années 1980, c’est la formalisation de cette nouvelle politique. Monsieur François Mitterrand, élu président de la République en 1981, est favorable à la coopération régionale. Mais les choses se passent, maintenant, dans les cabinets ministériels et les chancelleries.

21 En 1982, Madagascar, Maurice et les Seychelles jettent les bases d’une coopération institutionnalisée. Ce projet sera concrétisé par l’Accord général de Victoria aux Seychelles, le 10 janvier 1984, qui crée la Commission de l’océan Indien (C.O.I.). La Réunion et les Comores, qui ne sont pas indépendantes, n’en font pas partie. Les vieux démons continuent de sévir.

22 Au mois d’août 1982, le Comité du Progrès publie le communiqué suivant : « La presse a fait état, la semaine dernière, de la création d’une commission de coopération entre Madagascar, Maurice et les Seychelles. Le Comité du Progrès espère que La Réunion rejoindra bientôt cette organisation indianocéaniste. » Il conclut : » Les responsables locaux de La Réunion s’efforceront d’être à la Hauteur de cette politique pour sortir La Réunion de son isolement ; pour la faire participer au développement de la région comme à son propre développement »3.

23 Dans mes vœux pour 1986, je pose parmi les trois grands axes du point de départ « d’une étape nouvelle pour La Réunion », l’organisation de la solidarité indianocéanienne : « Depuis que la solidarité régionale est inscrite dans les faits, le principe de

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l’admission de La Réunion (donc de la France) à la Commission de coopération régionale est acquis, depuis 1985 »4.

24 Mettant à profit ma récente position de collaborateur parlementaire du député Monsieur Wilfrid Bertile, de 1984 à 1986, j’ai, avec lui, des contacts au cabinet de Monsieur Georges Lemoine, secrétaire d’Etat aux départements d’outre-mer et avec le ministre lui-même. Comme au temps de Monsieur Dijoud, la coopération régionale et, dans ces années 84-85, l’entrée de La Réunion (de la France « à cause de son département de La Réunion ») font, bien souvent, l’objet de nos entretiens.

25 Le 11 juillet 1984 Monsieur Guy Penne, le nouveau Monsieur Afrique du nouveau Président, me reçoit à l’Elysée. Le même jour, je suis, avec mon député, à une réception à la rue Oudinot, où se trouve le ministère des DOM-TOM, ce qui me donne l’occasion d’avoir un rendez-vous pour l’après-midi avec Messieurs Furstenberg et Fournet, du cabinet du ministre. Je rencontre également le précédent préfet de La Réunion, Monsieur Levallois, qui suit cette question avec d’autant plus d’attention qu’il a vécu à Madagascar. Monsieur Charasse, du cabinet du Président de la République, m’accorde une audience le 13 juillet. Le 22 février 1985, c’est Monsieur Bonin-Boullin, du ministère de l’Intérieur, que je rencontre. Mais à la différence de ce qui s’est passé dans les années 70, j’ai maintenant un député qui est l’interlocuteur institutionnel des Parisiens. Je suis personnellement moins impliqué, moins au charbon.

26 En tout état de cause, en janvier 1986, la France « à cause de son département de La Réunion » et les Comores font leur entrée dans la Commission de l’océan Indien. L’Indianocéanie est au complet.

IV.

27 Je suis toujours, depuis, l’évolution de l’institution. Maintenant, je plaide pour « une communauté indianocéanienne, nouvel espace géopolitique » et pour nommer cet espace : Indianocéanie5. Cet espace indianocéanien existe parce qu’il vit à travers les activités, les échanges, les visites, les unions entre les peuples qui l’habitent. Il est précis. Il comprend les archipels des Comores, des Mascareignes, des Seychelles et la grande île de Madagascar. Il est précis parce que les pays qui le composent ont un fond culturel commun qui ne se retrouve pas au-delà de ces limites, ni aux Maldives, ni en Afrique orientale ou australe, encore moins en Australie, en Chine ou en Inde. Il est précis parce que ce fond culturel commun peut être ciment et moteur d’un développement communautaire entre les îles.

28 Je plaide pour que la Commission de l’océan Indien, qui pourrait devenir la Commission indianocéanienne, soit l’outil politique des Etats et des peuples, de ce développement communautaire.

29 Je plaide pour que la Commission indianocéanienne trouve en Indianocéanie même les ressources financières propres, nécessaires à l’exercice de sa fonction politique au service de ce développement communautaire.

30 En décembre 2001, est créée la Fédération communautaire de l’océan Indien (F.C.O.I.)6, une association qui fédère plus de 300 associations sur l’ensemble des îles. L’association est un moyen de faire vivre et travailler ensemble des acteurs indianocéaniens. La Fédération est à deux niveaux : au niveau de chaque île, y compris celles qui font partie

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d’un ensemble national, comme les îles comoriennes ou Rodrigues ; une association y assure la coordination de l’action ; et au niveau de l’ensemble des îles.

31 La Fédération tient son assemblée générale dans une île différente chaque année. La première assemblée générale se tient à Flic-en-Flac à l’île Maurice, le 8 avril 2002. Elle sera suivie le 9, d’un Forum pour une coopération communautaire du monde associatif en Indianocéanie. La journée du 10 avril sera consacrée à des visites aux autorités politiques nationales mauriciennes, à des séances de travail au secrétariat de la COI, à l’ambassade de France et à une conférence de presse. Deux points importants apparaissent clairement : l’Indianocéanie et « la coopération communautaire ». L’assemblée générale de 2003 se tiendra aux Seychelles les 25, 26 et 27 juin. A la fin de ces assemblées générales, c’est un membre du gouvernement du pays qui prononce le discours de clôture. A Antananarivo, c’est un membre du cabinet du Président de la République qui l’a fait, le Président étant en déplacement dans le sud de l’île.

32 Après l’assemblée générale, je visite quelques îles en tant que président de la F.C.O.I. Je suis accompagné d’un représentant d’une autre île.

33 En 2005, la F.C.O.I. doit cesser ses activités par manque de financement. Cesse en même temps la publication de la lettre de liaison des agents de développement de l’océan Indien, Echo-Développement, éditée par Presse Océan Indien. Cette lettre est diffusée via le courrier électronique à un nombre illimité de destinataires (agents de développement, ministères, ONG, ambassades, Alliances françaises, entreprises, mécènes, collectivités, communes…). Monsieur Michel Bastien assure remarquablement la réalisation et la diffusion de la publication. Les retours de toute la planète commencent à tomber, un lien est assuré entre les acteurs de la F.C.O.I.

34 Mais cessent, surtout, les projets présentés par les associations de toute l’Indianocéanie, dans les domaines les plus divers. Des appels à projets étaient lancés, une commission ad hoc les examinait à la lumière de critères rigoureux, et les financements étaient versés dans la mesure des disponibilités. C’était, dans le monde associatif, la coopération communautaire indianocéanienne en action, avec l’implication des institutions publiques qui participaient aux financements.

35 Dans un contexte indianocéanique plus fort, une telle fédération d’associations pourrait revoir le jour. En partenariat avec le secrétariat général de la C.O.I. et avec les Etats de la Communauté, sur la base de cahiers de charges précis et de conventions solides, le mouvement associatif pourrait très bien, dans l’urgence et la proximité, accomplir des actions de développement efficaces, tout en sachant qu’à terme, elles seraient appelées à céder la place à des services publics ou à des entreprises du secteur marchand, quelquefois.

36 Qu’importe ! La F.C.O.I a laissé des traces dans les esprits, dans les réseaux, dans les cabinets et les services publics des îles.

37 Il faut donner plus de lisibilité à l’Indianocéanie. Au moment où certains se demandent si la C.O.I. ne devrait pas être un sous-ensemble du COMESA, il importe que la C.O.I. envoie des observateurs au scrutin référendaire comorien de décembre 1991, avec les observateurs de l’OUA, de l’Union européenne, de la Ligue arabe. Monsieur Wilfrid Bertile étant Secrétaire général de la C.O.I., ce sera fait et cela continuera pour d’autres scrutins. La C.O.I. devrait pouvoir assurer de discrètes médiations, en famille, quand des crises secouent les pays de la Communauté. Cela s’est fait et devrait pouvoir continuer. L’Indianocéanie est et doit être un espace géopolitique clairement identifié, à

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l’intérieur, entre les pays qui en font partie et, à l’extérieur, par une politique communautaire des mêmes pays.

38 C’est ce message que, personnellement, je délivre partout, dans les colonnes des journaux, dans les colloques, séminaires et autres forums qui se tiennent ici ou là. J’en retiendrai quelques-uns. Le 26 avril 2004, est organisé « un temps de rencontre et d’échanges avec les évêques de la Conférence des évêques de l’océan Indien » (CEDOI). L’Eglise catholique, en créant cette conférence, a quelque part, ouvert une voie. Le 18 février 2010, dans le cadre de la campagne pour les élections régionales réunionnaises, le candidat socialiste m’invite à faire une intervention sur le thème de « L’intégration régionale et le développement durable ». J’interviens dans le cadre de plusieurs colloques universitaires à La Réunion, à l’île Maurice et à Paris. Au colloque organisé par la C.O.I., les 6 et 7 juin 2013 à Mahébourg, auquel le secrétaire général m’a fait l’amitié de m’inviter, je trouve des hommes et des femmes, Comoriens, Malgaches, Mauriciens, Réunionnais et Seychellois, qui croient à l’Indianocéanie, qui mettent de l’espoir dans l’Indianocéanie. Le 25 juin 2013 à Saint-Denis de La Réunion, un auditoire UMP, auditoire par le passé plus porté à être réticent aux idées que je développe, notamment en matière de coopération régionale, réserve un accueil enthousiaste à l’exposé que je lui fais sur « L’Indianocéanie, un nouvel espace géopolitique dont fait partie La Réunion française et européenne ».

39 La presse réunionnaise, parisienne, mauricienne, seychelloise et malgache suit les affaires. Il serait trop long d’énumérer les articles, comptes rendus, interviews des journaux réunionnais sur l’Indianocéanie entre les années 1960 et les années 2000.

40 La conscience de la « parenté indianocéanienne » est en train de prendre forme. Chez les peuples, une lueur de confiance et d’espoir apparaît à ceux qui sont attentifs ; les acteurs économiques, sociaux ou culturels y voient de l’intérêt depuis longtemps, mais désespèrent de la voir un jour prise en compte par les politiques. Il reste, en effet, à donner à tout cela la dimension politique, clé de voûte de l’édifice. De ce côté-là, les choses sont en train d’évoluer favorablement.

41 Aujourd’hui, « Indianocéanie » est devenu, officiellement, le nom des îles du sud-ouest de l’océan Indien. La Commission de l’océan Indien l’utilise dans ses documents, ses prises de positions. Au mois de juin, elle a même organisé un colloque à Maurice, intitulé : L’Indianocéanie, soc et tremplin de notre devenir (à rapprocher du « ciment et moteur de notre développement » que j’emploie habituellement). Je pense que les médias, les administrations, les organisations diverses et les Indianocéaniens suivront cet exemple.

42 La C.O.I. n’est pas encore l’instrument d’une politique communautaire indianocéanienne qu’elle devrait être. Les Etats sont prudents. Ils ne disposent pas des moyens d’une telle politique. Les principales ressources de l’organisation proviennent de l’Union européenne, de la France, du FMI, d’organisations internationales. C’est pour cela que la question des ressources propres indianocéaniennes se pose. Des solutions ont été proposées dans le passé. Le moment n’était pas encore venu. Mais aujourd’hui, sous la conduite de Monsieur de l’Estrac, le nouveau secrétaire général, qui a donné, depuis quelques mois, une impulsion forte au projet indianocéanien, elles pourraient être remises sur le tapis.

43 Dans la limite de ses moyens et avec l’aide des bailleurs internationaux, la C.O.I. a lancé des projets concrets sur des thèmes bien définis : tourisme, transports aériens,

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protection de l’environnement, etc. Etats et acteurs sont mobilisés. Cela est bon pour la prise de conscience de cette « parenté indianocéanienne » qui doit être à la base du développement communautaire, incontournable pour changer la qualité de vie des peuples dans les meilleures conditions de liberté et de dignité. A échelle humaine, le développement communautaire de l’Indianocéanie pourrait contribuer à la découverte de solutions intéressantes à la mondialisation. Dans l’enjeu entre l’uniformisation autour d’un clone dominant et une mondialisation de la diversité, l’Indianocéanie sait ce qu’est la diversité. Saint-Denis-de-La Réunion, 16 juillet 2013

BIBLIOGRAPHIE

Correspondance de Paul Hoarau avec différentes personnalités : en 1978, Gaëtan Duval, Paul Dijoud, Jacques Duquesne, Pierre Hunt… ; et 1979, députés, sénateurs, conseillers généraux, maires, ambassadeur de France à Maurice : Pierre Hunt, Paul Dijoud, Michel Debré, Emile Hugot…

Interventions dans des colloques, des réunions, dans les médias :

− La part de La Réunion dans le débat institutionnel ;

− La Francophonie dans l’océan Indien ;

− Promouvoir l’identité indianocéanique comme moteur d’une coordination communautaire ;

− Mémoires réunionnaises ;

− La France parmi les siens ;

− Faire des Réunionnais les avocats de l’océan Indien…

Toutes ces références sont consultables aux archives du Comité du Progrès à Saint-Denis de La Réunion.

NOTES

1. Paul Hoarau le 8 juillet 2013 à F. Callandre, Université de La Réunion : « Le peuplement est le même depuis les origines de Madagascar, jusqu’à maintenant, l’Afrique, l’Asie, l’Europe. La politique a fait une histoire commune depuis que la France s’est mise à Fort Dauphin et puis après l’histoire coloniale commune qu’on ne retrouve pas aux Maldives ou en Afrique orientale. J’ai toujours pensé qu’avec cette histoire commune, il y avait une entité géo-politique. L’observation m’a fait voir que cette entité géopolitique était vivante compte-tenu des échanges de toutes sortes entre les îles. Les mêmes familles ont des branches seychelloises, mauriciennes, malgaches et même comoriennes. Il y a des déplacements entre ces îles pour rendre visite aux uns et aux autres, pour commercer, pour étudier et ça c’est l’expression d’une vie avec comme véhicule commun le français, la francophonie plutôt que le français pour ne pas entraîner de confusion. (…) Pour commencer, le peuplement est le même y compris à

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Madagascar avant la colonisation. À Madagascar, il y a un peuplement venu d’Afrique, un de l’Asie, plus tard des gens venus d’Europe et dans les autres îles, c’est pareil, le mode de peuplement est le même, et la suite du peuplement est le métissage. Ensuite, c’est l’histoire et en particulier l’histoire coloniale française qui a donné les peuples francophones. L’histoire de l’indianocéanie a commencé à Fort dauphin. La France s’installe pour avoir une étape sur la Route des Indes mais le problème si elle ne veut pas avoir d’histoires est de ne pas s’installer où c’est déjà peuplé. C’est pour ça que les Américains ont chassé les gens aux Chagos. « No people, no problem. » ils ont des problèmes à Fort Dauphin et l’histoire vient à Bourbon. L’histoire va à Maurice, à Rodrigues et aux Seychelles. Après il y a la conquête de Madagascar… les Seychelles et Maurice ont gardé le Code napoléon. Les Anglais ont respecté le Code napoléon. Le clergé mauricien et seychellois sous la domination anglaise et même aujourd’hui sous des modalités différentes sont fonctionnaires de l’état selon le régime concordataire (Vatican). À Maurice, le Code civil est le code Napoléon. L’histoire et la politique ont façonné une culture francophone et politique et même si les Seychelles et Maurice se sont anglicisés avec le temps, il y a le même fond franco-français. Il y a des familles Karanes qui sont partout dans les îles. La famille Ingar des magasins « Mado », famille musulmane réunionnaise ; ils ont une branche mauricienne qui fait ses études à Cambridge, une branche française qui fait ses études à la Sorbonne et une branche malgache qui étudie dans une université égyptienne. Dans toutes ces îles, il y a une toponymie de noms français, Beauvallon, noms malgaches et des noms indiens. Tout cela ne se retrouve pas au-delà des limites des îles. Ni aux Maldives, ni en Afrique orientale ou encore moins en Afrique australe et encore moins en Australie ! Voilà ce qui fait l’unité. Ce n’est pas une unité intellectuelle mais une unité vécue, dans les familles, les entreprises, par le trafic interne. Il y a souvent des mariages entre conjoints provenant de l’une avec l’autre île. Cette unité-là, elle existe. Il y a toute une vie économique parallèle, une vie de famille parallèle. » 2. Commissaire européen. 3. Le Quotidien du 3 août 1982. 4. Le Quotidien du 2 janvier 1986. 5. Indian Ocean, un clin d’œil aux îles anglophones. 6. La Fédération communautaire succède à La Fondation communautaire de l’océan Indien qui se limitait à trouver des financements pour des projets d’associations, sans le contenu politique de la coopération communautaire des Etats et des peuples, qu’aura la Fédération. La Fondation fera un rapport remarquable sur « Le Mouvement associatif dans l’océan Indien et la coopération régionale » (19 déc. 2001, Presse océan Indien).

RÉSUMÉS

Il existe entre les peuples des îles du sud-ouest de l’océan indien des liens très forts de « parenté » qui font de cet ensemble un espace géopolitique particulier. La prise de conscience de

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cette « parenté indianocéanienne » doit être à la base du développement communautaire, incontournable pour changer la qualité de vie de ces peuples.

A very strong “kinship” links the peoples of the islands of the southwestern part of the Indian Ocean which delimit a particular geopolitical area. The awareness of this Indian Ocean kinship will have to be the base on which this Union must develop. It will have to be taken into account to change the quality of life of these peoples.

INDEX

Keywords : Indian Ocean, Geopolitic Space, Development, Organization, Islands, Settlement Mots-clés : Indianocéanie, espace géopolitique, développement, association, îles, peuplement

AUTEUR

PAUL HOARAU Journaliste, président du Comité du Progrès [email protected]

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Traces de l’engagisme de 1933 à La Réunion et à Rodrigues

Florence Callandre et Christian Barat

1 Après le rapatriement des Antandroy à Madagascar, en 1930, et le refus des autorités coloniales françaises de la Grande Ile de pourvoir à une nouvelle demande réunionnaise de travailleurs engagés, les grands propriétaires de La Réunion, qui avaient besoin de main-d’œuvre pour leurs champs de canne à sucre (habitations, propriétés) et leurs usines sucrières (établissements) se tournèrent vers Rodrigues (cf. Fuma 2008). Suite à des négociations menées entre les colons réunionnais et l’autorité britannique, plusieurs centaines de Rodriguais furent recrutés, placés d’un commun accord avec le gouverneur de l’Ile Maurice, sous le régime du décret du 27 août 1887, qui réglait l’immigration à La Réunion.

2 Monsieur Vincent Boyer de La Giroday, président de la Chambre d’agriculture, président du Syndicat des employeurs de main-d’œuvre agricole de la Réunion, vint, en personne, à la sortie de la messe de l’Église Saint-Gabriel à Rodrigues, faire une proposition d’engagement de trois ans aux Rodriguais pour venir travailler sur les exploitations agricoles à La Réunion. Intégré à Maurice, Rodrigues comptait 8 202 habitants en 1931. Un peu moins de 5 000 catholiques relevaient de Saint-Gabriel où se situait cette église principale au sommet de l’île, tandis que les fidèles restants se partageaient entre les deux autres chapelles. C’est sans doute l’une des raisons qui explique que Vincent Boyer de la Giroday, aidé de ses recruteurs rodriguais, ait choisi, en 1933, la sortie de cette messe pour recruter massivement.

3 D’après la lettre du mardi 21 février 1934, que le chef de service de l’Immigration a écrite au gouverneur de La Réunion1, lettre que nous avons retrouvée aux Archives de La Réunion, grâce à l’historien Sudel Fuma, un certain Charles Félicité, Rodriguais recruté par le Syndicat des exploitations agricoles de La Réunion, est chargé de convaincre les travailleurs des avantages qu’ils obtiendraient à l’île de La Réunion. Devenu l’intermédiaire des colons réunionnais, il vante la beauté de La Réunion et ses nombreuses ressources. Il disait notamment que « tout y était meilleur marché qu’à Rodrigues, que l’on ramassait les poulets dans la forêt tant il y en avait, que la toile était pour rien, qu’on ne la vendait pas au mètre ou à l’aune, mais par coupe et pour quelques sous »2.

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D’après l’historien rodriguais Noël Allas de Mon Plaisir, « ces gens-là ne sont pas partis parce qu’ils voulaient aller à La Réunion mais parce qu’ils ne voulaient pas rester ici et on leur a fait des offres alléchantes comme celles qu’on faisait aux coolies de l’Inde. À Maurice, on soulevait des pierres et on pouvait voir de l’or. Vu que les Rodriguais étaient self-sufficient, c’est-à-dire auto- suffisants, c’est-à-dire qu’ils produisaient tout ce qu’ils consommaient. Le Rodriguais a toujours une petite ferme. Alors on lui disait : “Il y a des cabris à l’état sauvage ; de la volaille partout ; des bœufs dans les bois… Là-bas, on a beaucoup d’argent.” C’était bien alléchant et à ce moment-là, ces Rodriguais-là qui étaient dans une situation de ras-le-bol à Rodrigues trouvaient que c’était l’Eldorado à côté de ce qu’ils vivaient ici. Justement, il y avait une certaine amertume du Rodriguais sur la façon dont il était traité à Maurice. Ces Rodriguais réclamaient le droit de vote et voulaient être représentés au Conseil National à Maurice, il n’y avait aucune autorité à qui adresser leurs doléances et leurs aspirations n’étaient pas prises en compte. Ils n’avaient pas droit à la parole et c’était une période de ras-le-bol. À La Réunion, on avait besoin de main-d’œuvre pour les champs de canne à sucre. […] On a fait venir des agents à Rodrigues qui ne connaissaient pas bien Rodrigues et on a fait alors appel à des Rodriguais pour servir d’intermédiaires auprès des autres Rodriguais afin de les amadouer et de les faire aller vers La Réunion. Il y a eu un certain Félicité et quelqu’un du Sud-Est et un de l’Est et ces gens-là avaient pour rôle de passer chez les gens pour leur proposer de travailler et d’aller vivre là-bas avec des promesses très alléchantes… des chèvres en liberté par milliers et à chaque fois qu’on voulait manger de la chèvre, il suffisait d’en attraper et même des bœufs sauvages. Comme le Rodriguais s’attachait beaucoup à sa ferme, à ses animaux… Le Rodriguais ne travaillait pas encore pour un salaire à l’époque. Il était payé en nature : de la farine, du maïs en grains, de l’huile de palme, etc. Chaque mois le Département de l’Agriculture qui était contrôlé par un Anglais proposait de tuer un taureau pour donner un morceau, deux ou trois livres aux travailleurs en guise de salaire. Et alors on disait aux Rodriguais qu’ils auraient à La Réunion, de très gros salaires. »

4 Noël Perrine, arrivé à La Réunion, en 1933, à l’âge de onze mois, avec son père, l’un des engagés rodriguais, nous avait dit en 2011 que le prêtre de l’époque avait déconseillé à ceux qui avaient déjà fondé une famille d’accepter la proposition d’embauche à La Réunion qui leur était faite. Nous apprenons dans un ouvrage paroissial, Cinquantième anniversaire de notre cathédrale (Nagapen 1990), que ce prêtre était le Père Eugène Legault, un jeune Canadien arrivé en 1929, qui souhaitait rendre visite aux habitants de Rodrigues afin de « les connaître, pour les aimer mieux et leur faire du bien ». « En 1904, Charles William Brebner et le capitaine Hilaire Ferrat s’associèrent pour acheter le Secunder qui assura principalement le transport du courrier et des marchandises à Rodrigues. Le Secunder souvent subventionné par le gouvernement fut ainsi le premier bateau régulier sur Rodrigues avec un voyage tous les deux mois jusqu’à l’année 1934. […] À Rodrigues, on ne prononçait pas Secunder mais “Sikendère”. Ce bateau était, paraît-il, très lent. Le voyage inter-îles durait donc des jours et des jours. “Li ti ène bateau lemplate”, disait-on de lui. Quand on parle du Secunder dans l’île, les moins jeunes racontent qu’un Rodriguais, souffrant d’une claudication qui le faisait traîner le pied droit fut surnommé “Sikendère, parski li ti casse patte.” » (Moreau 2002).

5 Benjamin Gontran, « Sir Ben », dont les souvenirs sont contés dans Sir Ben raconte Rodrigues (2007), nous a reçus à Port-Mathurin, dans la varangue de sa case créole, décorée de tableaux, peints par l’un de ses frères, sur les danses et les musiques traditionnelles de Rodrigues : « On a quatre fois vingt ans… Je suis né le 27 octobre 1932, à Saint-Gabriel. Les gens avaient beaucoup d’enfants à cette époque. Aussi étrange que ça puisse paraître, je

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m’appelle Benjamin tout en étant l’aîné de la famille. Je ne sais pas pourquoi on m’a appelé Benjamin. Sans doute parce qu’on pensait que je serais le premier et le dernier mais ma mère a eu 9 enfants après moi. Nous sommes une fratrie de 10. J’ai enseigné l’anglais, l’arithmétique, le français, les jurons... On dit que personne ne dit de plus gros jurons que les Rodriguais. Pendant un siècle, l’île Rodrigues n’a été servie que par six bateaux. Voyez. Il y en avait un qui s’appelait Sekunder. C’était un bateau qui prenait quatre jours et quatre nuits pour faire le trajet Rodrigues- Maurice. On s’est basé sur Sekunder pour faire une sorte de ti’séga de petit chant. Autrefois, on chantait quand on transportait du sable, du maïs ou quand on plantait les haricots, par exemple. Naturellement quand c’était la montée, on allait plus doucement et on chantait ceci :

“Ayo mo ti possible prend courage. Guettez comment li allé lor de l’eau (bis) Li allé lor de l’eau Sekunderˮ. »

6 Nous lisons dans L’histoire maritime de l’Île Rodrigues de Chantal Moreau (2002) : « En 1931, le Commandant Booker, directeur des services maritimes à Maurice décida d’améliorer l’infrastructure désuète du Port de Rodrigues en faisant agrandir la jetée et moderniser le système de dragage ». Lilian Berthelot nous apprend, dans son Abrégé de l’histoire de Rodrigues, « une île affranchie »3, qu’à cette époque, d’une part, le gouvernement britannique lui-même favorisait l’émigration des Rodriguais dont l’accroissement démographique était jugé « très important ». Amédée Nagapen (1990 : 13) écrit « que la population de Rodrigues, au recensement de 1931, s’élevait à 8 202 habitants ». D’après Noël Allas, « la question de la surpopulation de l’île, ça c’était écrit, mais en 1933, la population rodriguaise était de 2 500 à 3 000 habitants. C’était pas beaucoup. La démographie à Rodrigues a été galopante à partir de 1950. Il n’y a jamais eu de surpopulation à Rodrigues, jamais, jamais ! ».

7 Les bateaux de la compagnie néerlandaise de navigation Koninklijke Paketvaart- Maatschappij (KPM), transcrit en anglais par Royal Packet Navigation Company, ont navigué dans l’océan Indien de 1888 à 1966. Des bateaux de cette compagnie faisaient escale. Des navires de la compagnie hollandaise KPM mouillaient à Port-Mathurin en 1933, 1934 : « Sir Wilfred Jackson, gouverneur, visita Rodrigues en 1931 et rapporta au secrétaire d’état qu’il faudrait améliorer le système de communication avec l’île afin de mieux écouler les produits locaux et aider à l’émigration. Dans la foulée, il fut décidé que les navires de la KPM, ligne hollandaise, mouillent désormais régulièrement à Port Mathurin. L’opinion qui prévalait au gouvernement était que Rodrigues souffrait de limites de toutes sortes et que la population augmentait de manière alarmante » (Berthelot 2009 : 77-78). Le vendredi 11 août 1933, le gouverneur de l’Ile de Réunion écrit au gouverneur de l’île Maurice et dépendances à Port-Louis : « Par le S.S. “Barentz” sont arrivés à La Réunion lundi 7 août, 294 laboureurs rodriguais accompagnés de leurs familles. Ils ont fait un excellent voyage et ont débarqué en parfaite condition. J’ai l’honneur de vous remercier d’avoir bien voulu autoriser ce recrutement et d’avoir ainsi pris en considération la demande de la Colonie de La Réunion. Mon administration aura à cœur de protéger vos ressortissants d’une façon efficace et de veiller à l’exécution complète des contrats. Je profite de la circonstance pour vous exprimer combien j’ai été sensible à tout ce que le Magistrat de Rodrigues M. Brouard a fait pour mon délégué M. Legras lors de l’accident qui lui est arrivé et qui n’aura pas de suites grâce à l’habileté du Dr Madge.

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Veuillez agréer, Excellence, les assurances de ma haute considération. Signé : L. Fabre »

8 Nous avons retrouvé une trace de l’arrivée de 300 immigrants rodriguais à La Réunion dans l’un des quatre télégrammes concernant le Van Spilbergen, un autre vapeur de la KPM., adressés par le capitaine du Port au gouverneur de La Réunion, à Hell-Bourg et au chef de service de l’Inscription maritime à Saint-Denis. Les deux premiers déposés le 28 août 1933, à 12 heures 20, ont le même contenu : « Vapeur Van Spilbergen mouille au Port à 12 h 15 venant de Maurice, avec 300 émigrants de Rodrigues ». Les deux autres déposés le 28 août 1933, à 16 heures, ont le même contenu : « Vapeur Van Spilbergen fait route pour Lourenço-Marquez à 15 h 35 »4 Au total, plus de 500 Rodriguais débarqueront à La Réunion.

9 Le 21 août 1933, le gouverneur de La Réunion écrit à Monsieur le Directeur du C.P.R. (Saint-Denis), Monsieur le Directeur du service de Santé (Saint-Denis), Monsieur le Chef du service de l’Immigration (Saint-Denis) (lettre n° 1129) : « Il m’est agréable de vous prier de vouloir bien transmettre les remerciements des employeurs et de la Chambre d’agriculture de La Réunion aux agents de votre service pour l’activité et le dévouement dont ils ont fait preuve à l’occasion de l’arrivée des immigrants rodriguais dans la colonie. Signé : L. Fabre »

10 Dès leur arrivée au Port de la Pointe des Galets, les Rodriguais étaient conduits par train au Lazaret de la Grande Chaloupe pour une brève quarantaine. La lecture des courriers des autorités de La Réunion (gouverneur, chef du service de l’Immigration, consul de Sa Majesté britannique, président du Syndicat des employeurs, chef du service de Santé…), de Maurice (gouverneur, consul de France…), de Rodrigues (magistrat…) nous a permis d’avoir une idée de leur répartition, sur les « habitations » (propriétés) de canne à sucre et les « établissements » (usines) sucriers de leurs engagistes, avec des listes de leurs noms et matricules : • Société des Sucreries coloniales ; • Monsieur Paul Chate ; • Monsieur Vincent Boyer de la Giroday, La Révolution, à Sainte-Marie ; • Société anonyme Adam des Villiers de l’Établissement la Mare à Sainte-Marie ; • Propriété La Mar ; • Monsieur Armand Barau à Sainte-Marie ; • Société de La Convenance à Sainte-Marie ; • Monsieur Hyacinthe Barau à La Vigne à Sainte-Suzanne ; • Société anonyme Adrien Bellier ; • Établissement Bois-Rouge à Cambuston ; • Société de l’Établissement du Quartier Français ; • Monsieur Candassamy Manicon à Quartier Français ; • Monsieur Ivrin Payet, Rivière du Mât, Saint-André ; • Monsieur Raphaël Vidot - Saint-André ; • Monsieur André Dupont - La Paix à Bras-Panon ; • Propriété Morange - Bras-Panon ; • Sainte-Anne ; • Grand Bois ; • Établissement Stella ; • L’Eperon ; • Monsieur Frédéric de Villèle à Saint-Gilles-les-Hauts ;

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• Propriété de Villèle ; • Propriété Zelmar.

11 Fin novembre 2011, nous avons rencontré à Bras-Panon, la doyenne des engagés, Madame Yves Larose, née Béatrice Roussety, âgée de 103 ans, avec ses filles Hélène Larose et Nicole Ratenon. Yves Larose et Béatrice Roussety sont arrivés à La Réunion dans l’un des bateaux ayant amené des Rodriguais à la Réunion en 1933. Ils étaient accompagnés de leur premier fils Irénée, âgé de deux ans et demi. À leur arrivée à La Réunion, ils sont passés par le Lazaret de la Grande Chaloupe pour la quarantaine obligatoire avant d’être transférés sur une grande habitation sucrière de l’Est de l’île. D’après Béatrice, ils ont d’abord été logés dans une écurie de mulets (dann park milé) et on leur donnait du zantak5 à manger.

12 Nous avons rencontré deux enfants des engagés de Grand-Bois, Noël Perrine et son épouse Marie-Rose Prudence, à La Cafrine, à leur domicile, le 27 juillet 2011. Noël Perrine est né le 9 septembre 1932, à Rodrigues. Il nous a raconté qu’il est arrivé à La Réunion, le 10 août 1933, après un voyage de plusieurs semaines à bord du bateau, qui avait transporté les engagés de Rodrigues à La Réunion après trois ou quatre escales dont il suppose qu’une d’elles devait être Zanzibar et dont il est sûr que l’avant- dernière était Maurice. Le petit Noël, né en 1932, n’est pas arrivé seul. Étaient aussi du voyage sa sœur Madonna née en 1928 ; son frère Eugène né en 1930 ; son père, Johannès, né le 19 septembre 1903 ; sa maman Noëlline Edouard, née le 28 décembre 1906, accompagnée de ses frères Edouard et Touchard et de ses sœurs Regina et Yaya ; le père de sa maman, Fernand Edouard ; la maman de sa maman Marie-Rose Niolle.

13 D’après ce que Johannès a raconté à son fils qui nous le rapporte, une fois débarqués au Lazaret de la Grande Chaloupe, les Rodriguais tous catholiques pratiquants auraient vivement protesté le 10 août, pour participer à la célébration d’une messe le 15 août, une date très importante pour eux. Ils ont obtenu gain de cause et ont été transportés à Grand-Bois dans le sud de l’île où ils ont pu assister à la messe. Ils ont d’abord été logés non loin de l’établissement sucrier, dans un hôpital désaffecté, nettoyé et aménagé pour les recevoir avant de les répartir sur les propriétés : « Nous sommes restés là et au fur et à mesure que les locaux étaient prêts, on a dispersé les Rodriguais un à un, pour les mettre dans des appartements et, nous, on attendait pour nous mettre à la Cafrine, propriété des Sucreries. Il a passé quinze jours. On a vidé une écurie qu’on venait de construire de douze appartements et comme cette écurie était en bois, à nos yeux, c’était une maison. On a laissé les abreuvoirs devant pour que les femmes puissent laver le linge. Et puis la cuisine forcément était dehors. On a vidé un magasin d’engrais pour mettre un couple dedans. Ce couple-là était celui de l’oncle de ma femme. » Marie-Rose raconte à Noël Allas le 15 décembre 2012 : « D’après le père de mon mari, ils ont voyagé à 265 personnes, hommes, femmes et enfants. Lui, était destiné à la commune de Saint-Pierre à Grand-Bois. Seize familles étaient destinées à Grand-Bois et, parmi ces seize familles, je connais quelques noms : Johannès Perrine, Astrid Félicité, Emmanuel Prudence, Olivier Saint-Pierre, Fraise Pierre-Louis, Sosson Mercure, Helmina Bernard, Harisson Pierre-Louis, Gabriel Azie6, Johannès Edouard. Ils ont embarqué au mois de juillet et sont arrivés au début du mois d’août, mais ils n’ont pas voulu passer plus de quatre jours au Lazaret. Ils avaient le petit ménage qu’ils avaient dans leur maison, des petites armoires, des meubles. Ils ont voulu aller à la messe du 15 août. Ils ont dit qu’ils ne resteraient pas là. Le directeur de Grand-Bois a alors fait les démarches pour venir les chercher. Ils sont partis dans un camion qui a fait deux voyages pour venir chercher les meubles après. Comme ils avaient un contrat de travail mais pas de

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logement, un ancien hôpital pour les blessés de l’usine, presque désaffecté, les a reçus, mais ils n’ont pas voulu rester longtemps là-dedans même s’il n’y avait pas de malades. “Nous on veut une maison !” Quelques-uns ont été amenés à la Cafrine, la propriété des sucreries. »

14 Noël Perrine nous a précisé que le bateau sur lequel il avait voyagé de Rodrigues à La Réunion avec son père Johannès Perrine était le Van Spilbergen. D’après Marie-Rose Prudence, l’épouse de Noël Perrine, « Johannès connaissait bien le bateau puisqu’il y était mousse ». La date d’arrivée à La Réunion rapportée par Noël Perrine, à savoir le 10 août 1933, et le nom du bateau sur lequel il serait arrivé, confirmé par Marie Rose Prudence, à savoir le Van Spilbergen, posent question. Nous avons cité supra deux documents trouvés aux Archives de La Réunion. Le premier document prouve que le Barentz de la KPM qui a transporté le premier convoi de Rodriguais est arrivé, le 7 août 1933, au Port la Pointe des Galets. Le deuxième document prouve que 300 Rodriguais étaient à bord du Van Spilbergen, qui a mouillé dans ce même Port de la Pointe des Galets, le 28 août 1933, à 12 heures15 avant de faire route pour Lourenço Marques, le même jour, à 15 heures 35. Nous n’avons pour l’instant aucune trace d’une arrivée du Van Spilbergen à La Réunion, le 10 août 1933. Il est clair que les Rodriguais arrivés par le Van Spilbergen à La Réunion, le 28 août 1933, n’ont pas pu assister à la messe du 15 août.

15 Dès le mois de décembre 1933, on relève dans les lettres échangées entre les autorités de La Réunion et celles de Maurice, un questionnement sur l’application, voire le « dépoussiérage », d’un certain nombre d’articles de ce décret du 27 août 1887, sur lequel se sont appuyés les engagistes pour les contrats d’immigration des Rodriguais à La Réunion, 47 ans plus tard. La majeure partie des engagés Rodriguais, une fois confrontés aux réalités de la vie à La Réunion, ont très vite déchanté. Perdant espoir face aux mauvaises conditions de travail dans les plantations de canne à sucre et les établissements sucriers, à l’insalubrité de l’habitat, aux faibles revenus, à la mauvaise nourriture, aux maladies mal soignées, à la peur de la mort, ils ont quitté leurs engagistes. Du début de l’année 1934 à la fin de l’année 1935, ils sont allés manifester en villes de Saint-André, Saint-Leu, Saint-Denis, pour réclamer leur rapatriement.

16 Le lundi 15 janvier 1934, la gendarmerie de Saint-André envoie à 9 heures un télégramme au gouverneur de La Réunion, au procureur général, au procureur de la République, au chef de Service de l’Immigration, au commandant du détachement et au commandant de section gendarmerie au consul d’Angleterre (télégramme n° 9) : « Gendarmerie à Gouverneur Procureur général Procureur République Chef Service Immigration Commandant Détachement Commandant Section Gendarmerie Consul Angleterre N° 9 ─ Tous Rodriguais St André cessé travail depuis quinze jours se trouvent à la gare de St André avec femmes et enfants bagages instance départ pour St Denis ils refusent tout travail et réintégrer leur engagiste attends instructions d’urgence. » (Annotation en marge : Régler cette affaire très attentivement et le plus rapidement possible. Hell Bourg à 10 h 20)

17 Le lundi 15 janvier 1934, des Rodriguais engagés dans la région au Vent de l’île manifestent à Saint-Denis. Le mardi 16 janvier 1934, le journal Le Peuple de Saint-Denis publie : « Mécontents de la situation qui leur est faite ici, une bande de Rodriguais (hommes, femmes, enfants) ne veulent plus travailler et sont allés se plaindre hier au Chef du Service de l’Immigration7. La gendarmerie, appelée pour les repousser, a eu fort à faire. Une lutte assez violente s’est même engagée entre des gendarmes et l’un d’eux. Ce dernier a été arrêté. Un grand nombre ont passé la nuit à l’angle des rues Intendance et Labourdonnais avec leurs bagages. »

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18 Le mardi 16 janvier 1934, le président de la Chambre d’agriculture, président du Syndicat des employeurs de main-d’œuvre agricole à Saint-Denis, écrit au gouverneur de La Réunion, cabinet Saint-Denis : « Monsieur le Gouverneur, J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que le désordre le plus complet règne sur toutes les exploitations agricoles et industrielles de la Colonie par suite du refus systématique que les immigrants Rodriguais introduits en août et septembre 1933 opposent à l’exécution de leurs contrats. Aucune sanction n’est survenue contre ces immigrants malgré les plaintes portées contre eux. Ils circulent en groupes nombreux, se massent en attroupements à Saint-Denis et ailleurs sans qu’aucune mesure ne soit prise par le Service d’Immigration et la Police. Monsieur le Consul d’Angleterre, lui-même, estime que des sanctions devraient intervenir. Je tiens à vous rappeler que le contrat qui a été discuté à Maurice par les Autorités de cette île a reçu votre approbation et qu’il a été signé à Rodrigues en même temps que la personne qui représentait le Président du Syndicat des Employeurs de main- d’œuvre agricole, par votre Représentant le Chef du Service de l’immigration. Je crois devoir vous rappeler les termes textuels du dernier article de ce contrat, l’article 20. “Le Gouverneur de La Réunion et le Syndicat des Employeurs de main-d’œuvre agricole de La Réunion acceptent tous deux d’être responsables conjointement et solidairement de la stricte exécution de leurs obligations telles qu’elles résultent de ce contrat./.” Or la base du contrat est l’application du décret du 27 août 1887 promulgué à la Réunion le 14 octobre 1887, texte qui a été examiné et accepté par le Gouvernement de Maurice, ainsi qu’il résulte de l’accord intervenu avec ce gouvernement. Les Employeurs ont intégralement et strictement rempli toutes les obligations auxquelles ils s’étaient engagés en signant le contrat ; les travailleurs rodriguais l’ont constamment discuté et violé et voici qu’aujourd’hui, enhardis et encouragés par l’impunité, ils se déclarent décidés à le rompre délibérément et refusent tout travail sans pouvoir invoquer aucun fait précis pour justifier leur attitude. Je viens faire appel à vous pour vous demander d’intervenir et de faire respecter la signature apposée au bas de ce contrat. Au cas où ces contrats ne seraient pas exécutés, je tiens à faire les plus expresses réserves sur les actions que notre Syndicat pourrait intenter contre l’Administration Locale pour le remboursement des frais élevés exposés par ses membres pour l’introduction de ces travailleurs et pour le dommage que nous occasionne à tous l’impossibilité d’utiliser une main d’œuvre indispensable au fonctionnement normal de nos exploitations. Veuillez agréer, Monsieur le Gouverneur, l’assurance de ma respectueuse considération. Signé : Vincent Boyer de la Giroday » (En marge de la lettre : « Préparer une réponse pour M. le P. de la Chambre d’Agriculture, paraît perdre de vue qu’il a sollicité le concours de l’Administration de la Colonie pour réaliser et faciliter le recrutement des Rodriguais, recrutement dont il avait pris l’initiative. Et Mr de la Giroday n’ignore pas tout ce que nous avons fait et faisons actuellement pour éluder des difficultés qui nous viennent de ce recrutement malheureux. Par ailleurs, mon administration ne se prêtera plus à un recrutement de travailleurs à l’extérieur qui est susceptible de porter préjudice à la main d’œuvre du pays et en tout cas aucune introduction de main d’œuvre ne sera autorisée à l’avenir sans assignation à une caisse publique des frais de rapatriement. Un texte sera préparé dans ce sens et me sera soumis par Mr le Chef de Service de l’Immigration dans les plus brefs délais. 17 janvier 1934. Gouverneur Fabre. »)

19 Le dimanche 28 janvier 1934, le gouverneur de La Réunion reçoit le rapport du docteur Ozoux, directeur du service de la Santé et de l’Hygiène publique à La Réunion :

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« Rapport sur ma visite aux Rodriguais de l’Etablissement “La Mare” en compagnie de M. le Consul d’Angleterre et M. le chef de Service de l’Enregistrement et de l’Immigration. Les Rodriguais de “La Mare” sont au nombre de 36. Ils habitent presque tous ensemble, soit un vaste carré de bâtiments avec grande cour intérieure ; cependant il y a quelques-uns du côté opposé de la rue, une longère dont les deux côtés font un angle droit, avec cour intérieure. Les bâtiments sont en pierre, couverts de tuiles creuses, divisés en une série de cases ; la toiture coule, au dire des Rodriguais et la commission a pu constater des traces d’eau sur les ciels de lit, (en papier) le sol, les lits, les murailles. Le Directeur de l’Etablissement, M Lagourgue, dit qu’il fait perpétuellement visiter cette toiture et donnera des ordres pour que les toits qui coulent soient revus de nouveau. Les appartements que nous avons vu ont 4 pas, (quatre petits pas) de large sur 5 de long ; il est évident qu’ils suffisent à un célibataire, mais sont totalement insuffisants pour des gens mariés, et surtout ayant des enfants ─ l’un des Rodriguais a 4 ou 5 enfants, et tout cela est pêle-mêle, et on devine ce qui se passe quand au milieu de la nuit, les enfants sont malades. Un vieil Indien aux gages de 70 frs ─ alors que les Rodriguais ont 90 frs ─ possède un petit appartement bien tenu et assez bien meublé, mais de deux pièces. Nous n’avons vu qu’un seul appartement double concédé à une famille. Ces logements sont presque tous dans un état de pauvreté qui fait pitié : la plupart des lits ont pour sommier et matelas, des planches et quelques sacs, quelques-uns sont en couchettes de paquebots ; les ciels de lit sont 2 ou 3 gonis8, rares sont les maigres paillasses en chiendent ; très rares sont les armoires, celles-ci étant remplacées par des caisses, dans l’une au moins des cases pas même de caisse ; le linge est suspendu sur une corde. La grande cour très vaste est occupée par des herbes, des détritus, un parc à bœufs, de la brousse, des flaques et des porcs errants ─ Tout autour est un chemin boueux, nulle part un essai de plantation, de culture, de verger. Les Rodriguais opposent qu’il y a des porcs errants et qu’il est impossible de cultiver. On leur répond qu’ils peuvent les barricader ─ L’autre cour est aussi sale, desservie par un chemin boueux qui doit être un torrent au moment des averses et occupée par les mêmes immondices. Il n’existe pas de W.C., hommes, femmes, enfants “iraient” dans les champs voisins, mais il est probable que dès que la nuit est tombée ils “vont” dans les herbes des cours intérieures, sur lesquelles ils habitent. L’eau est à proximité et abondante ─ Il n’y a pas de cuisines ─ la cuisine se fait dans la case ─ tout se fait dans la case ─ Il faut avouer que ces immigrés n’ont ni volonté de s’arranger, ni goût ─ les lépreux ont devant leur porte de petites cuisines de plein air, et nul des immigrés n’a pu bâtir un petit kiosque, si petit soit-il pour faire du feu ─ Malades ─ Il n’y a pas d’alités ─ 3 ou 4 hommes et 2, 3 femmes sont malades, n’ont pas été travailler, et errent dans la cour ou sont assis sur le pas de leur porte ─ il y a aussi quelques enfants atteints ─ (plaies, entérites) Les malades sont presque tous atteints de maladie de carence ─ anémie, symptômes béribériques ─ un ou deux de plaies au pied ─ j’ai examiné une dizaine de personnes : deux ou trois d’entre elles ont déjà un peu de paludisme ─ début deux mois après l’arrivée dans le pays ─ nulle rate n’est encore tuméfiée ─ Les foies et poumons sont indemnes mais presque tous les cœurs examinés sont malades ─ J’ai signalé cette faiblesse de cet organe à l’arrivée des Rodriguais ─ Nul ne s’est plaint des vivres fournis ─ L’un a dit qu’au lieu de 28 kilos de riz, on leur en donnait 24 ─ mais le règlement porte 800 grammes de riz par jour ─ soit 24-25 kilos. Tous se plaignent que leurs logements ne sont jamais blanchis ─ alors que ceux des prisonniers de Rodrigues le seraient ─ mais il est probable qu’ils ont toujours voulu voir faire et non faire eux-mêmes ─ Beaucoup se plaignent de n’avoir pas de vaisselle (marmites surtout), mais leur contrat n’indique pas qu’il leur fût dû

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vaisselle et plus d’une marmite (qui leur a été donnée) ─ Ils viennent nombreux à chaque consultation hebdomadaire du médecin ─ beaucoup se plaignent de n’avoir les médicaments qui leur sont prescrits que plusieurs jours après le Directeur d’établissement fait remarquer que la consultation a lieu le vendredi après midi ─ que les ordonnances sont exécutées le samedi, que le dimanche les officines sont fermées et que les lundis parfois toutes les ordonnances ne sont pas exécutées. C’est évidemment un système déplorable et les malades graves auront le temps de mourir avant d’être servis par les pharmacies. Quelques malades ont dit n’avoir jamais eu les médicaments à eux prescrits, nous avons vérifié sur le registre d’infirmerie ; l’un d’eux venu à deux consultations consécutives du vendredi, a soutenu devant nous qu’il n’avait jamais reçu ses médicaments, qu’il était venu les demander et que l’infirmier avait répondu qu’ils n’étaient jamais arrivés ─ Un autre dont nous avons retrouvé le nom sur le registre a eu sa boîte d’injections, mais pas une injection effective ─ l’infirmier était absent ─. Les Rodriguais se plaignent que quand un d’eux est malade il ne reçoive plus que 1/2 ration, et qu’il faut que toute la famille vive sur cette demi-ration. Il y a là un fait anormal ─ la mère et les enfants ne doivent pas “se mettre la ceinture” parce que le père est malade, d’ailleurs ça a toujours été un système déplorable que celui de la suppression d’une partie de la solde aux malades, car le temps de maladie est celui qui coûte le plus (aliments de choix, visites des médecins, médicaments très chers, etc.) ainsi un des gros griefs de ces immigrés est qu’ils ne peuvent obtenir d’avances ─ ils pensent qu’après avoir travaillé 15 jours, ils ont droit au prix de leur travail et c’est en vain qu’on leur oppose qu’à la fin du mois ils toucheront leur paie ─ Nous avons conseillé l’hôpital aux grands malades, nul n’en veut depuis qu’un des leurs a ─ paraît-il ─ été laissé sans lumière dans la salle mortuaire ; ils ne veulent plus en entendre parler ─ En somme, d’un côté la Direction qui semble en avoir assez, ne fait pas grand chose pour le confort, voire l’hygiène de ces immigrés ; de l’autre côté les Immigrés semblent ne connaître ni leurs droits, ni leurs devoirs, ne semblent avoir ni goût, ni volonté d’améliorer leur situation et paraissent ne pas tenir à La Réunion. Même au point de vue médical, il vaudrait mieux se débarrasser des impotents et des fortes têtes ; celles-ci rentrées à Rodrigues pourraient faire la comparaison entre leur situation et celle qu’ils avaient à La Réunion et conseiller à ceux qui restent la sagesse et la conciliation. Signé : Dr Ozoux. »

20 Le Gouvernement de La Réunion met en place une procédure en cinq étapes pour répondre à la volonté des Rodriguais de repartir dans leur île : 1er stade : « Rappel de leurs obligations aux engagistes » ; 2e stade : « La Colonie se substitue aux engagistes défaillants en prenant les Rodriguais en subsistance » ; 3e stade : « La Colonie fait savoir aux engagistes qu’elle ne dispose d’aucun moyen de contraindre les immigrants rodriguais à reprendre leur travail et que l’emploi de la force serait illégal. Ces engagés sont au Lazaret de la Grande Chaloupe où ils se tiennent à la disposition des engagistes » ; 4e stade : « La colonie par acte extra-judiciaire fait connaître aux engagistes que les communications avec Rodrigues étant difficiles et rares, qu’un navire partira le … pour cette destination, que, par suite s’ils n’ont pas dans les 24 heures de la signification fait connaître leur intention de rapatrier leurs employés en rupture de contrat après s’être acquittés entre les mains de … des frais d’entretien que la Colonie a dû avancer, du fait de leur carence, jusqu’au moment de l’embarquement, le Gouvernement de La Réunion le fera à leur place, et à leurs frais à eux employeurs » ; 5e stade : « Rapatriement. »

21 Peu nombreux sont ceux des engagés qui sont restés à La Réunion, la majorité sûrement « par défaut » parce qu’ils n’avaient plus les moyens ou le courage de repartir ─ il est à

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noter que le prix du trajet en bateau des enfants nés à La Réunion n’était en aucun cas pris en charge par l’engagiste ─, d’autres sans doute parce qu’ils ont été retenus par leurs engagistes et une petite minorité par choix personnel. Leurs descendants sont aujourd’hui bien intégrés dans la société réunionnaise.

22 De juillet à novembre 2011, à Bras-Panon, Madame Yves Larose, née Béatrice Roussety, ses filles Hélène Larose et Nicole Ratenon et sa petite fille Gladys ; et à la Cafrine, Noël Perrine, son épouse Marie-Rose Prudence, leur fille Marie-Noëlle, nous9 ont emmenés dans l’univers de ceux qui sont restés à La Réunion. Nous avons réalisé un document vidéo : Soixante dix-huit ans après10.

23 Irénée, arrivé à l’âge de deux ans et demi avec ses parents Yves Larose et Béatrice Roussety, par l’un des bateaux ayant amené des Rodriguais à la Réunion en 1933, était encore dans l’île en 2011. Les autres enfants, dont Hélène, sont nés à La Réunion. Celle- ci, née le 10 août 1938, nous a dit que son père, Yves Larose, est retourné à Rodrigues en 1962. Hélène a eu sept enfants : Georges, Adrien, Nicole, Jean-Hugues, Johnny, Gladys, née le 19 mars 1972, Venise. Béatrice Roussety a longtemps travaillé sur la propriété Morange à Bras-Panon et habitait encore dans cette commune, en 2011, à l’âge de 103 ans. D’après Hélène et sa fille Nicole, Béatrice travaillait de longues journées dans les plantations de canne à sucre pour pouvoir élever ses enfants : « Dann fénoir li té ankor dann shan kane. Lé zanfan té atann aèl o baro. Kan èl té i ariv èl i doné azot a manjé avan d-alé dormir ». Hélène nous dit avoir visité Rodrigues grâce à une association et avoir tenté de retrouver des membres de sa famille, mais, étant donné qu’elle est désormais Réunionnaise et que les gens qu’elle a trouvés là-bas étaient plus jeunes qu’elle, elle n’a pas réussi à retisser des liens avec les descendants de son père et de sa mère. Nicole nous a dit que lors d’un voyage à Maurice, elle s’est sentie Mauricienne et pense que ce sentiment lui été transmis par sa grand-mère Béatrice.

24 Une partie des membres de la famille de Noël Perrine est repartie à Rodrigues : « Ma sœur Madonna, née en 1928 est rentrée à Saint-Gabriel à Rodrigues avec les parents de ma mère, Fernand Edouard et Marie-Rose Nyol. Elle s’est mariée à Rodrigues et est morte à Rodrigues. Régina est également retournée dans son île. » D’autres sont restés : « Mes parents, Johannès Perrine et son épouse Noëlline Edouard sont restés à Grand-Bois. Mon frère Eugène, né en 1930, et moi, né en 1932, nous sommes restés. Après moi, Cyrille est né à La Réunion en 1935, Noëlla en 1937, Thérèse en 1939, Michel est mort-né, Madeleine est née en 1943, Daniel en 1946 et Joseph en 1948. »

25 Harrisson Pierre-Louis et Helmina Bernard ainsi que leur fille Irène Pierre-Louis sont aussi restés, de même que Sauzier Prudence. À la Cafrine, un kabanon a été construit, de 1934 à 1936, spécialement pour les Rodriguais de Grand-Bois. Le 18 octobre 1936, Sauzier Prudence a épousé Irène Pierre- Louis à Saint-Pierre : « Sauzier et Irène habitent dans le kabanon des Rodriguais et ont deux enfants, Simon et Simone. Puis, Sauzier étant jardinier on l’expédie à Montvert. Dès qu’il arrive à Montvert, un troisième enfant naît ; c’est Marie-rose, née en 1941. Le couple aura en tout sept enfants. Sauzier meurt à Montvert et Iréne qui n’a pas de travail demande à travailler à la Cafrine. Elle obtient gain de cause et revient habiter dans le kabanon des Rodriguais dans les années 1950. »

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26 Début 1960, Noël écrit à Madame veuve Sauzier Prudence, pour demander en mariage Marie-Rose. Ils auront cinq enfants : Marie-Noëlle (1965), Deliksia (1967), Mickaël (1970), Graziella (1971) et Nicaise (1973).

27 Le père de Noël a travaillé comme commandeur et, d’après ce que rapporte son fils, il avait une sagaie. Cette arme, symbole identitaire des Sakalava et des Antandroy de Madagascar, devenue l’attribut du pouvoir d’un komander rodriguais, est un signe de la force de l’interculturalité à l’œuvre dans la société réunionnaise au-delà des clivages des immigrants à leur arrivée dans l’île. « Après, mon père qui dirigeait tout le travail à La Cafrine avec des chefs d’équipe, des “commandeurs”, avec des sagaies et des bâtons. On appelait ça les gaulettes pour mesurer le travail et la sagaie c’était pour faire un peu trembler les gens. Au fur et à mesure que j’ai grandi et que j’apportais la nourriture à mon père par exemple, je voyais les gens avec les sagaies mais c’était seulement pour faire trembler. Je voyais comment ils travaillaient, comment ils étaient habillés. Ou sa i fezé le trou pour la canne à sucre. Mon papa était habillé en civil lui, pantalon kaki, chemise kaki et chapeau noir et pieds nus. Sa paire de chaussures, brodequins l’armée, c’était pour le dimanche ou pour quand il allait à Saint-Pierre. Quand il y avait une naissance ici, c’est lui qui allait les déclarer à Saint-Pierre. Les gens de la cité, tous les cafres ne prenaient pas la route de Saint-Pierre. Il apportait les redevances qu’il y avait, les cinq ou six francs, il prenait l’argent pour aller à la perception. Il servait d’intermédiaire aussi pour les [ ? ? ?], parce que le curé ne baptisait que les enfants des couples mariés et personne n’était marié parmi nous. Les gens étaient en ménage. À l’époque les gens n’étaient pas mariés, on dit “Moin lé an ménaz”. Les Sucreries lui donnaient l’autorisation d’aller faire ces choses-là. Il prenait le bonhomme pour le soutenir et que l’enfant soit baptisé. Pour la mort c’était pareil, le curé disait : “Si tu ne viens pas à la messe, pas de bénédiction.” Il va voir le père curé ; faites un enterrement à l’entrée de l’église. En grandissant, tous les Rodriguais se disaient parents, il y avait des Félicité, des Mercure, des Prudence… En grandissant, ils n’ont pas osé aller vers les cousins ou les cousines et moi lorsque mon père m’a expliqué les descendants, on s’est aperçu que c’était éloigné. Tous les premiers janvier, que vous soyez à Saint-Joseph ou à Saint-Pierre, à Pierrefonds au Port ou à La Ravine-des-Cabris, les Rodriguais se retrouvaient chez nous, “chez Johannes”, dans leur tête c’était le premier janvier, depuis le 29, le 30 et le 31. Mon père s’occupait d’un porc pour pouvoir les recevoir. Maman avait déjà “amarré” les pattes des poules pour ne pas qu’elles traînent dans la nature. On appelait ça la purge des poules, la purge des volailles. Quand le jour arrivait, on abattait les poulets, le porc, comme ça. On mangeait ça le premier janvier. Dans la masse, il n’y avait que des cousins et des cousines. » Noël Perrine ajoute : « Quand j’ai quitté l’école, c’était mon père qui était le second par rapport au patron et ici il y avait un commandeur qui ne savait pas lire sauf un qui s’appelait Payet. Ils sont allés voir le patron pour que je devienne pointeur avec cette équipe de trois commandeurs. Je pointais et le temps passe, le temps passe. Je grandis sur la propriété et tous ces gens-là sont décimés, morts, morts, morts, et je me marie en 1961 et en 1962, je deviens à mon tour chef d’équipe aux Sucreries jusqu’en 1994. Ma maman Noëlline était la sainte de la Cafrine. Dès qu’elle cuisinait, on lui demandait un peu de kari, un peu de maïs. Mon père pouvait se ravitailler en maïs et maman le donnait. Ces gens ne voulaient soigner, ni cochons, ni poulets, ni cabris. Quand une de nos truies faisait des petits, ils leur donnaient à chacun un petit en disant : “Soigne sa moitié.” I apèl sa koshon moitié : zot i soigne sa et dès qu’ils l’abattent, moitié pour vous, moitié pour moi. Il leur donnait ça et de cette façon, au lieu de demander tout le temps, ils avaient de quoi manger et comme lui était charcutier, il pouvait travailler un cochon11. Il m’a montré. Mes frères non, n’ont pas appris ça et moi j’ai fait tout ça, même les tisanes. »

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28 Aujourd’hui (décembre 2011), « parmi tous mes frères et sœurs, il ne reste que Joseph et moi. Quand nous étions jeunes, nous n’étions pas trop soignés. À l’époque, quand on allait à l’hôpital, il fallait rendre la maison. Aujourd’hui, on va à l’hôpital pour se soigner et on revient à la maison. Maintenant l’hôpital, c’est un secours, un salut. Mais c’est génétique de mourir jeune dans la famille de mon père. Sur 27 garçons et 6 filles, presque la moitié était déjà décimée avant qu’il arrive ici12. Aujourd’hui tous ceux qui sont de la génération de mon père et de ma mère sont décédés. »

29 Le 18 décembre, chez le Père Daniel Milazarre à Saint-Gabriel, Marie-Rose ajoute : « Harrison Pierre-Louis et Helmina Bernard sont morts à La Réunion. Johannès Perrine et Noëlline Edouard (les parents de mon mari), Olivier Saint-Pierre, Fraise Pierre-Louis, Astrid Félicité sont aussi morts là-bas. »

30 Du lundi 10 décembre 2012 au dimanche 23 décembre 2012, après une brève escale à Port-Louis (Maurice) pour une visite de l’Aapravasi Ghat et au Nelson Mandela Center, nous sommes allés à Rodrigues sur les traces des membres des Noël et de Marie-Rose qui sont revenus dans leur île en 1934 et en 1935. À cette occasion, nous avons collecté des « images et des sons » lors de leurs rencontres avec des membres de leurs familles. Nous avons réalisé un deuxième document vidéo, cette fois-ci avec des images centrées essentiellement sur le voyage de Marie-Rose Perrine et de Marie-Noëlle Perrine à Rodrigues sous le titre Le voyage des Perrine (Deux descendantes d’engagés Rodriguais à la quête de leurs racines sur la Terre des ancêtres).

31 Le mardi 11 décembre, à 10 heures 30, nous avons été reçus à l’Aapravasi Ghat par Madame Corinne Forest, Head Technical Unit, responsable d’une unité technique de recherche de 30 membres et coordonnatrice de cette unité avec une deuxième unité administrative de 16 personnes. Cette « muséologue », formée à l’Ecole du Louvre et à l’université, en anthropologie et en archéologie, est originaire de Lille et elle explique qu’elle est venue à Maurice au moment où l’institution gérant l’Aapravasi Ghat, qui est le dépôt d’immigration où arrivaient marchandises et engagés, a été créée. Le nom d’Aapravasi Ghat a été donné en 1987. Le lieu s’appelait autrefois le Coolie Ghat, mais le nom aurait été changé parce qu’il était perçu comme étant trop péjoratif. Ghat désigne une berge où on fait des rituels, où on accueille des bateaux, une berge multifonctionnelle. Pravasi signifie immigrant en hindi et Aapravasi est sensé vouloir dire la même chose en « hindi mauricien », en bhojpuri : « Il y a eu tout un débat au moment de l’inscription. L’Unesco remarquait : “Vous réduisez, vous ethnicisez.” Mais en réalité, les Indo-Mauriciens sont tellement majoritaires qu’on ne peut pas vraiment dire ça. » Le dossier de demande de classement à l’Unesco, dit-elle, a été ouvert en 2003, déposé en 2005 et accepté en 2006. L’Aapravasi Ghat est patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2006 parce qu’il est le symbole de l’engagisme du XIXe siècle. « Il y a eu à Maurice plus de 400 000 engagés. C’est le pays qui en a recruté le plus », ajoute-t-elle.

32 À noter que le Centre Nelson Mandela à Maurice avait lancé un projet du nom d’Origins destiné à trouver des informations sur les origines africaines des descendants d’esclaves mauriciens. Mais ce projet a été abandonné ; seuls quelques-uns d’entre eux auraient pu trouver leurs origines. Une banque de données est toutefois consultable sur le site du Nelson Mandela center et peut apporter quelques informations intéressantes.

33 À la différence de l’île de La Réunion, le site de débarquement ne faisait pas office de lieu de quarantaine : « Il y avait juste une inspection sanitaire sur les bateaux et au cas où il y avait des épidémies, des malades, à ce moment-là, on envoyait le bateau sur l’île plate, un

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petit îlot qui se trouve à 12 km de la côte mauricienne. La différence avec La Réunion c’est que Maurice est vraiment le lieu où on a évalué les systèmes d’engagisme avant de les mettre en place avec différents types d’engagement. Au XIXe siècle, c’est vraiment à Maurice que les Anglais ont testé ce système et ont ensuite repris les mêmes procédures et les mêmes limitations pour les autres colonies britanniques. »

34 Un centre d’interprétation est en cours de construction, à partir d’un site archéologique de 1 000 m² dont les trouvailles, guidées par les indications d’une carte de 1770, deux calles de débarquement, sont en cours de restauration : « Un mur a été dégagé qui va être sablé. Des escaliers permettaient d’entrer dans la cale sèche. Tous les bateaux arrivaient là, à l’époque française de Tromelin. Il y a de fortes chances pour que les esclaves aient été débarqués ici, 95 % de chances, mais compte tenu du contexte très sensible de Maurice, on attend d’avoir des preuves tangibles pour en parler. Les minorités descendantes d’esclaves à Maurice demandent plus de représentativité au sein du gouvernement mauricien ; ce qui crée des tensions parmi les membres du gouvernement d’origine indienne. Nous devons donc en être sûrs avant d’en informer qui que ce soit pour s’exposer à des contestations. Nous restaurons le site de Trianon, un bâtiment des Sirdar13 qui étaient pour la plupart des engagés. »

35 Les premiers engagés sont arrivés à Maurice le 2 novembre 1834 dans la baie du Trou fanfaron. L’escalier qui est devenu le symbole de l’engagisme à l’Aapravasi Ghat a été construit en 1864 et 1866. En 1920, on a arrêté l’utilisation du dépôt d’immigration, ce qui laisse dire à Corinne Forest que les engagés rodriguais ont dû plutôt débarquer du côté de l’espace des douanes.

36 Une fois la visite terminée, nous avons posé à Corinne Forest les quelques questions suivantes, portant plus précisément sur les engagés Rodriguais de 1933 à La Réunion : Florence Callandre (FC) : Comment, en 1933, un Réunionnais nommé de La Giroday, a pu se rendre à l’Eglise Saint-Gabriel du centre de Rodrigues et demander de la main-d’œuvre, légalement ? Corinne Forest (CF) : En réalité, c’est une question qui est vraiment très intéressante parce que le poste de protecteur des immigrants est aboli en 1922, le responsable de l’immigration des engagés. Il n’y a plus de système étatique d’engagisme à Maurice. L’arrêt formel de l’engagisme à Maurice est en 1910 selon les historiens, mais dans les faits, on a des engagés qui arrivent à Maurice jusqu’en 1920. Ces Rodriguais ont été engagés sous le système français. Si c’est une initiative de la Réunion, ce recrutement s’est fait de façon privée. Ça devient seulement un contrat de travail à l’étranger.

FC : À Maurice, savez-vous quel pourcentage d’engagés était autre que d’origine indienne ? CF : Environ 7 % à 10 %.

FC : Dans le musée, ce pourcentage est-il respecté quand il s’agit de mettre à l’honneur ces minorités ? CF : En ce qui concerne le centre d’interprétation, le point de vue est centré sur l’engagisme lui-même. Et en ce qui concerne les origines, on essaie de donner le panel général pour essayer d’éviter la division.

37 Nous avons été reçus le 12 décembre par Stephan Karghoo, historien, au Nelson Mandela Center for African Culture, Tour Koenig, Pointe aux Sables : « La première pierre a été posée en 199814 et l’inauguration a eu lieu l’année dernière en 2011. Le bâtiment a pris plus de dix ans à sortir de terre. Nous avons comme objectif principal, la promotion et la préservation de la culture africaine à

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Maurice. Car nous avons une large partie de la population d’origine africaine de par l’histoire de l’esclavage. Nous travaillons sous l’égide du ministère des Arts et de la Culture. Les activités que nous menons en termes culturels et de recherche historique vont dans ce sens, recherche sur l’esclavage, le marronnage. Ce n’est pas un musée de l’esclavage mais un musée de l’héritage africain et malgache. Ce qu’ils ont laissé à notre génération, les plantes médicinales, la musique, la culture, l’art et tout ça. Le bâtiment est d’une architecture moderne. À partir de l’année 1807, une des premières victoires des abolitionnistes est l’abolition de la traite négrière et, à Maurice, elle est appliquée pratiquement tout de suite et dès lors les bateaux d’esclaves étaient capturés et les Africains débarqués ont été appelés “liberated Africans”. On considérait que ce n’étaient pas cependant des bons citoyens et ils devaient signer un contrat de 14 ans pour faire d’eux des bons citoyens, ils devaient être baptisés, apprendre la langue, etc. De 1807 à 1813, il y a eu l’arrivée des travailleurs engagés africains. On parle toujours des engagés indiens, mais il y a aussi les engagés africains et c’est un peu leur histoire. Les esclaves qui venaient dans les années 1700, 1800, on les rebaptisait. Ils étaient dépossédés de tout, même de leur nom de famille, mais comparativement, les engagés gardaient leur nom de famille malgache ou africains. FC : Pensez-vous que le nom de Perrine soit de l’époque de l’esclavage ou de l’engagisme ? Stephan Karghoo (SK) : L’histoire de Rodrigues est très, très particulière et assez différente de celle de Maurice parce qu’il n’y a pas eu énormément d’esclaves à Rodrigues, environ 3 000 esclaves. Les esclaves de Rodrigues sortis de Maurice étaient très proches de leur maître parce qu’ils étaient peu nombreux. Ces esclaves ont eu le nom de famille de leurs maîtres, notamment les Spéville, les Perrine, aux noms plutôt français plutôt que britanniques. Les esclaves n’étaient pas maltraités, il n’y a pas eu de cas reportés par la police de maltraitance. Ils étaient tellement en microcosme, tellement peu qu’à un moment donné, il y a eu des relations entre maîtres et esclaves et les maîtres ont baptisé les enfants. À Maurice, à l’abolition de l’esclavage, les colons britanniques venant annoncer aux esclaves leur libération à la montagne du Morne, les marrons se sont jetés dans le vide. Ils ont préféré se suicider en pensant que ces colons venaient les arrêter. Ils ont pris peur et se sont jetés dans le vide et, à Rodrigues, il y a une autre histoire, celle de Cascade Victoire. Une esclave, Victoire, en entendant parler de l’abolition de l’esclavage, ne voulait pas qu’on l’enlève à son maître. Ils étaient tellement bien ensemble qu’elle a préféré se suicider plutôt qu’être séparée de son maître. C’est la dichotomie, la différence entre Maurice et Rodrigues. Cette histoire représente bien la différence entre Maurice et Rodrigues. En France, c’était en 1845 et, à Maurice, en 1835.

FC : Peut-on savoir comment s’appelait le premier à être baptisé Perrine ? SK : La racine serait peut-être à Maurice, mais plus probable que ce soit à Rodrigues. Nous avons développé un programme de généalogie africaine. Les descendants d’esclaves peuvent venir faire leurs recherches généalogiques ici. Nous avons des archives venues de France et de Londres, en partie aussi rapatriées ici. Tous les esclaves rodriguais ont transité par Maurice et nous avons environ 26 pays d’origine des esclaves, Inde, Madagascar, Seychelles et essentiellement du Mozambique. À partir de 1807, on savait qu’il y aurait à un moment ou à un autre l’abolition de l’esclavage. On a fait un recensement de la population d’esclaves qu’il y avait à Maurice. Les plus complets ont été faits en 1826 et 1835 juste avant l’abolition. À l’abolition, on comptait environ 66 000 têtes d’esclaves. Mais une grande quantité n’a

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pas été recensée parce qu’ils étaient entrés clandestinement. La meilleure solution pour trouver les origines des noms francisés serait d’aller aux archives de Coromandel. En 1826, on avait 276 Perrine à Maurice. »

38 Le Père Eugène Legault s’évertua à faire reconstruire un lieu de culte plus spacieux qui devint plus tard la cathédrale dans laquelle nous avons participé à la messe célébrée le dimanche 16 décembre 2012. La construction de ce lieu de culte débuta de l’autre côté de la route face à l’ancienne église devenue vétuste en 1934, un an après le départ des engagés rodriguais pour La Réunion : « L’année 1934 vit le début de la concrétisation du grand projet du père Legault. En effet, dès son arrivée, il s’était promis de doter Rodrigues d’une église importante, solide et spacieuse : un véritable acte de foi. Il fit ainsi construire, de l’autre côté de la route et vis à vis de l’emplacement de l’église existante, une cathédrale à deux tours carrées pouvant accueillir quelques 2 000 personnes. La pose de la première pierre eut lieu le 18 octobre 1936. […] La nouvelle église fut inaugurée en 1939. […] Pendant la seconde guerre mondiale, l’église délabrée disparut. De ce fait, l’emplacement ainsi libéré permit aussitôt l’agrandissement du cimetière. La sépulture des Pères Cadio et Malenfer, fut décoiffée de son mémorial funéraire » (Berthelot 2009 : 78).

39 Le 18 décembre 2012, le père Daniel Milazarre, deuxième prêtre rodriguais ordonné deux semaines avant cette entrevue, nous reçoit à la cure de la cathédrale Saint- Gabriel : « Je suis né le 16 juin 1967. J’ai 45 ans. Je suis entré, il y a 20 ans, dans une communauté religieuse, les frères auxiliaires. Ce n’est qu’en 2008 que j’ai décidé de reprendre les études pour m’orienter vers la prêtrise. »

40 Le Père Milazarre nous a confirmé l’emplacement de l’ancienne église Saint-Gabriel, à l’époque où Vincent Boyer de La Giroday est venu recruter des travailleurs rodriguais sur son parvis de l’église : « Elle se trouvait dans le cimetière à l’endroit de la grande croix. » L’église en bois de 50 pieds de long sur 24 pieds de large, bâtie par le constructeur Arthur Allas, avait été inaugurée en juillet 1890 et, par la suite, agrandie à deux reprises, en raison de l’augmentation de la population. La première fois, la nef principale avait été flanquée sur toute la longueur de deux nefs latérales, chacune de quinze pieds de large : « L’extérieur revêtit alors un aspect original, avec une façade à trois pignons. » Le lundi 11 décembre 1929, un jeune Père du Saint-Esprit, Eugène Legault, débarquait à Saint-Gabriel : « Son premier mouvement fut de rendre visite au Seigneur Jésus qui l’attendait au tabernacle. Il sentit un saisissement l’envahir à la vue de la masure où logeait le sauveur comme il l’a raconté dans son journal : Pauvre bon Maître ! Dans notre église de Saint-Gabriel, la plus grande de l’île, il est presque aussi pauvre qu’à Bethléem. Église de planches dépeinte par les pluies, basse, élargie de tous côtés avec l’accroissement du nombre de fidèles, avec pour plancher du ciment fendillé et poussiéreux, tu n’es pas digne du Roi du ciel, qui veut emmener mes Rodriguais avec lui dans les splendeurs de sa gloire ! Je ne quitterai pas Rodrigues sans avoir essayé de te remplacer par une maison de prière plus jolie et plus aérée. La nouvelle église fut inaugurée en 1939 » (Nagapen 1990 : 13).

41 Ces informations nous confirment qu’en 1933, l’église était telle qu’elle a été décrite ci- dessus puisque l’inauguration de l’église actuelle ne s’est faite que six ans plus tard et de l’autre côté de la route. Noël Perrine m’avait dit en 2011 que le prêtre de l’époque avait déconseillé à ses ouailles d’accepter la proposition d’embauche de La Réunion qui

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leur était faite. Marie-Rose Prudence ajoute qu’il avait surtout déconseillé aux familles de partir : « Les célibataires oui mais pas les familles ! », rapporte-t-elle.

42 Il s’avère que le père Legault, surnommé le « petit père », était probablement conscient qu’il serait plus facile pour des célibataires de rompre leur contrat et de rentrer à Rodrigues en cas de désenchantement qu’à des familles avec plusieurs enfants. Celui-ci fut de bon conseil et d’une grande lucidité (mais il ne fut pas suivi) puisque nous trouverons plus tard aussi bien dans les témoignages verbaux qu’aux Archives de la Réunion que les pièces des kalbanon étaient attribuées, une par une, à chaque famille sans tenir compte du nombre d’enfants à loger et que cet état de fait faisait partie des raisons du mécontentement des travailleurs rodriguais.

43 Une cousine de Marie-Rose Prudence, Margaret Prudence, épouse de Wenceslas Jean- Louis, a parlé du retour de Bertrand Jean-Louis à Rodrigues dont nous retrouvons la trace aux Archives de La Réunion. Le samedi 20 janvier 1934, pour le Gouverneur et par ordre, le chef du service de l’Immigration écrit à Monsieur le Directeur de la propriété La Convenance - Sainte-Marie (Immigration n° 2915) : Monsieur, J’ai l’honneur d’appeler votre attention sur la situation de vos employés Rodriguais : Spéville Michael n° 371 Spéville Thomy n° 367 Bruno Perrine n° 14 Eugène Babet n° 49 Berthellin Perrine n° 204 Bertrand Jean-Louis n° 209 Botte Augustin n° 299 Etienne Joachim n° 319 Polimond Nelezir n° 350 Prudence Joseph n° 352 Raphael Joseph n° 363 Raboude Ariste n° 365 qui se trouvent actuellement hors de votre propriété et sont une cause de trouble pour l’ordre public. Je crois devoir vous rappeler les dispositions des articles 13 et 14 du contrat que je vous ai transféré et que je reproduis ci-dessous : Article 13 - “Au cas où ce contrat viendrait à cesser et à être résolu avant sa date d’expiration pour quelque cause que ce soit, le dit employeur s’engage à entretenir à ses frais le dit émigrant et sa famille jusqu’à l’embarquement et à payer les frais de rapatriement à Rodrigues.” Article 14 – “Le dit employeur s’engage à notifier au Consul britannique à La Réunion ou, au cas où il n’y aurait pas de consul, au gouvernement de Maurice, la rupture du présent contrat avant sa date d’expiration.” Il vous appartient de prendre toutes dispositions utiles pour remplir toutes ces obligations. Si vous ne le faites pas, la colonie se substituera à vous sous toutes réserves que de droit. Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée. Signé : Pour le Gouverneur et par ordre le Chef du service de l’immigration R. Legras. »

44 Nous n’avons pas limité notre recherche à des entretiens avec des membres des familles Perrine et Prudence. Nous avons parlé avec d’autres Rodriguais qui ont entendu parler de certains des engagés revenus dans leur île et nous avons eu la chance

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de dialoguer avec quelques rares survivants du bref séjour à La Réunion, notamment une Rodriguaise, Gita Albert, et une Réunionnaise de 97 ans, née en 1915, Méry Anita Dasseau, qui a suivi clandestinement un de ces Rodriguais dont elle attendait un enfant sur le bateau qui a ramené un contingent d’entre eux en 1934. Cela nous a incités à synthétiser Soixante-dix-huit ans après et Le voyage des Perrine et d’ajouter les témoignages sur des engagés n’ayant pas un lien direct avec la famille Perrine pour produire un document plus complet, pour comprendre l’histoire des derniers engagés venus de l’île Rodrigues à La Réunion, pour le grand public sous le titre Mirages d’Eldorado (Traces des engagés de 1933, à La Réunion et à Rodrigues).

45 Le 14 décembre 2012, nous avons interrogé Monsieur Ben Gontran, Sir Ben, que nous avons présenté supra à propos des engagés de 1933 : « J’ai simplement appris comme vous qu’il y a des Rodriguais qui sont allés à La Réunion et que certains y sont restés. Agathe disait que son frère était parti à La Réunion et il l’avait perdu de vue parce qu’il n’a jamais écrit, certainement parce qu’il ne savait pas lire. »

46 Nous avons retrouvé un Julien Agathe fils n° 87 dont nous ignorons le lien de parenté avec le nommé Agathe cité par Ben Gontran. Le samedi 20 janvier 1934, pour le Gouverneur et par ordre le chef du service de l’Immigration écrit à Monsieur Vincent Boyer de La Giroday La Révolution - Sainte-Marie (Immigration n° 2816) : Monsieur, J’ai l’honneur d’appeler votre attention sur la situation de vos employés Rodriguais : Isaac Pierre Louis n° 142 Nelson Castel n° 79 Raphael Casimir n° 51 Nelson Ravina n° 74 Julien Agathe fils n° 87 qui se trouvent actuellement hors de votre propriété et sont une cause de trouble pour l’ordre public. Je crois devoir vous rappeler les dispositions des articles 13 et 14 du contrat que je vous ai transféré et que je reproduis ci-dessous : Article 13 - “Au cas où ce contrat viendrait à cesser et à être résolu avant sa date d’expiration pour quelque cause que ce soit, le dit employeur s’engage à entretenir à ses frais le dit émigrant et sa famille jusqu’à l’embarquement et à payer les frais de rapatriement à Rodrigues.” Article 14 – “Le dit employeur s’engage à notifier au Consul britannique à La Réunion ou, au cas où il n’y aurait pas de consul, au gouvernement de Maurice, la rupture du présent contrat avant sa date d’expiration.” Il vous appartient de prendre toutes dispositions utiles pour remplir toutes ces obligations. Si vous ne le faites pas, la colonie se substituera à vous sous toutes réserves que de droit Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée Signé : Pour le Gouverneur et par ordre le Chef du service de l’immigration R. Legras. » Ben Gontran continue son récit : « Celui que j’ai le plus connu, un cousin de mon papa, faisait partie de ceux qui sont allés à La Réunion. Il s’appelait Romuald et il était à Saint-Leu. Quand on se retrouvait sous les manguiers, je l’ai souvent entendu raconter ses prouesses à La Réunion, comment lorsqu’il est arrivé là-bas, ce qu’il avait découvert le plus en abondance, c’était les bambous, et moi-même, quand j’ai visité cette île, j’ai vu cette

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profusion de bambous qui allait de Sainte-Suzanne à Saint-André. Il s’est rendu compte que les Réunionnais n’utilisaient pas les bambous pour faire des casiers comme lui le faisait ici. Donc il a fait des casiers en bambous qu’il est allé poser dans le petit lagon de Saint-Leu et il a eu beaucoup de poissons naturellement parce que personne ne faisait ça là-bas alors que lui était pêcheur ! Il a eu trois enfants. Son troisième enfant est né là-bas. Je ne sais pas quand ses parents sont rentrés. Je me souviens de certains mouvements inhabituels ce jour-là parce que tous marchaient ici avec leurs bagages pour retourner à Saint-Gabriel. Ça devait être en 1934 ou 1935. Ce fils qui est né là-bas est devenu mon meilleur ami. Il est mort, il y a quelque temps. Comme tout le monde, il a voulu faire partie de l’armée britannique quand il a eu 18 ans et il n’a pas pu parce qu’il était Réunionnais et citoyen français et n’était pas né à Rodrigues. C’est le Père Ronald Gandy17, le curé, qui a fait les démarches pour montrer qu’il était né là-bas par hasard en quelque sorte mais qu’il était un petit Rodriguais. Tous ses frères et sœurs sont des Rodriguais, les deux premiers qui étaient nés ici et tous ceux qui sont arrivés après lui. Ils étaient 11 enfants. On lui a donné une chance quand même ; on lui a dit qu’on pouvait faire une exception pour lui. On lui a dit qu’il pouvait faire cette armée mais à condition qu’il ne fasse rien qui puisse faire voir qu’il n’était pas citoyen britannique ! Mon cousin s’appelait Louis François Romuald ou bien comme son père Romuald François, son “surnom”18 était François. À La Réunion, on a inversé les choses de sorte que lui, il a été connu comme François Romuald. C’est Romuald qui est devenu son “surnom”, contrairement à ses frères dont le nom de famille était François parce que sur l’acte de naissance, c’était comme ça. Il aurait voulu rester à La Réunion, mais c’est sa femme Edith qui n’a pas voulu parce que ses sœurs lui manquaient. Il paraît qu’il trouvait la vie belle parce qu’à chaque fois qu’il sortait ses casiers, il y avait des Réunionnais qui étaient là et il devenait un petit héros en quelque sorte. Il ne voulait pas revenir, mais sa femme l’a forcé parce qu’elle avait le mal du pays. Son fils était mon meilleur ami. Ils ont émigré par la suite en Australie. Il est mort en Australie et il a dû naître en 1901 ou 1902. Christian Barat (CB) : Romuald François devenu François Romuald est donc passé dans sa vie d’une île à l’autre : Rodrigues – La Réunion – Rodrigues – Australie. »

47 En janvier 2013, lors d’une consultation des documents des Archives de La Réunion, nous avons retrouvé la trace de François Romuald, dans la lettre adressée le 9 avril 1934, par le chef du service de l’immigration, R. Legras (pour le Gouverneur et p.o.) au président du Syndicat des employeurs de main-d’œuvre agricole de la Réunion, lettre dans laquelle nous apprenons qu’il a quitté l’Établissement Stella de Saint-Leu. Et nous retrouvons à nouveau sa trace dans une deuxième lettre adressée le jour même par le chef du service de l’Immigration, R. Legras (pour le Gouverneur et p.o.) au consul de sa Majesté britannique, lettre dans laquelle nous apprenons que son embarquement pour Rodrigues était programmé sur le Tasman dont le départ était prévu pour le 12 avril 1934 (cf. supra) : Monsieur le Président, J’ai l’honneur de vous faire connaître que les engagistes des immigrants dont les noms suivent : Gabriel Azie n° 5 Dervilly Ravina n° 22 Delvir Azie n° 44 Jonas Azie n° 160 Joseph Félicité n° 184 Bertrand Collet n° 224 Onil Saint-Pierre n° 248 Moïse Azie n° 257 François Romuald n° 32319 Gontran Ferdinand n° 324

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Gontran Antoine n° 325 Joseph Collet n° 316 Gervais Mercure n° 189 de l’Établissement Stella - Voir Im n° 197 et Im n° 198 […] N’ayant pas rempli les obligations prévues à l’article 13 du contrat qui leur a été transféré, le Gouvernement de La Réunion s’est vu dans l’obligation de se substituer à eux en prenant en subsistance sous toutes réserves que de droit les Rodriguais cités ci-dessus. Veuillez agréer, monsieur le Consul, l’assurance de ma considération la plus distinguée. Pour le Gouverneur et p.o. le Chef du service de l’immigration Signé R. Legras »

48 Ben Gontran : « Je ne sais pas pourquoi des Rodriguais exactement ont voulu aller à La Réunion, certains à cause de la misère très certainement et d’autres pour voir du pays comme le cousin de mon père. Il était pêcheur, il était planteur, il avait des animaux. Il n’était pas démuni. J’ai toujours entendu parler de Gervais Mercure qui était “un numéro” qui même à La Réunion avait écrasé quelques marmites pour un syndicat. Du moment qu’il y avait un petit mouvement, il fallait qu’il en prenne la tête. » Le vendredi 14 décembre 2013, en feuilletant La petite Mascareigne de Lilian Berthelot, nous avons noté (2002 : 182) : « 1930 5 avril – Arrivée de Raoul Brouard, magistrat administrateur. Il a pour mission de faire payer aux Rodriguais les arrérages de taxes dues. 17 juillet – Deux mille habitants menés par Gervais Mercure et autres leaders se réunissent aux alentours de la Cour et menacent le magistrat Brouard d’expulsion. Intervention d’une force policière commandée par le capitaine Henry Coombes, venant de Maurice sur le remorqueur Mauritius, pour protéger le magistrat Brouard, dont les mesures de fermeté contre le mercantilisme de certains habitants provoquent des remous. Arrestation d’une douzaine d’hommes. 18 juillet – Départ du vapeur Le Norvégien (sans Brouard) emportant une pétition des habitants à l’encontre des décisions du magistrat, notamment celle de réduire leurs gages de 80 à 50 sous par jour. »

49 À notre retour à La Réunion, lors de l’examen du dossier sur l’immigration rodriguaise de 1933, aux Archives de La Réunion, nous (Florence Callandre et Christian Barat) avons appris dans la lettre que le chef du service de l’Immigration, R. Legras, a écrit pour le Gouverneur et par ordre au président du Syndicat des employeurs de main-d’œuvre agricole de la Réunion, le 9 avril 1934, que Gervais Mercure était avec François Romuald au nombre de ceux qui avait quitté l’Établissement de Stella à Saint-Leu. Dans la lettre adressée par le même R. Legras, le même jour, au consul britannique, nous apprenons que l’embarquement de François Romuald et Gervais Mercure, étaient au nombre des immigrants dont le départ pour Rodrigues était prévu sur le Tasman, le 12 avril 1934.

50 Samedi 15 décembre, Noël Allas nous a aussi parlé de Gervais Mercure : « Pendant que les Rodriguais manifestaient à La Réunion contre les mauvais traitements, à Rodrigues 2 000 personnes se sont mobilisées et se sont dirigées vers Port Mathurin en juin 1934 pour aller prendre de force le magistrat Raoul Brouart qui jugeait les affaires en cours pour le traîner sur le Norvégien et le faire retourner à Maurice. Il y a eu l’intervention de la police mauricienne. C’était mené par les frères Mercure, Henri et Gervais Mercure. »

51 Le récit de Noël Allas demande vérification. Nous avons indiqué supra que l’embarquement de Gervais Mercure était prévu pour le 12 avril 1934 sur le Tasman. S’il

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avait embarqué et était arrivé à Rodrigues, il aurait pu participer à cette manifestation contre Brouart dont parle Noël Allas. Mais en continuant notre lecture des lettres conservées aux Archives de La Réunion, nous avons retrouvé, à notre grande surprise, le même Gervais Mercure n° 189, au nombre des engagés rodriguais pris en subsistance par le Gouvernement, dans la lettre que, le 5 avril 1935, le gouverneur de La Réunion écrit à Monsieur le Consul de sa Majesté britannique à Saint-Denis (Immigration 261), preuve qu’il était sans doute encore à La Réunion et ne pouvait pas être à Rodrigues en juin 1934.

52 Le vendredi 5 avril 1935, le gouverneur de La Réunion écrit à Monsieur le Consul de sa Majesté britannique à Saint-Denis (Immigration n° 261)20 : Monsieur le Consul, J’ai l’honneur de vous faire connaître que les engagistes des immigrants dont les noms suivent : Alexandre Casimir n° 216 Roger Milazar n° 217 Roger Edouard n° 154 Léonce Alphonse n° 253 Alexandre Roussety n° 358 Urfide Roussety n° 350 Roger Raphaël n° 145 Achille Calamel n° 171 Jean Emmanuel n° 139 Gervais Mercure n° 18921 N’ayant pas rempli les obligations prévues aux articles 13 et 14 du contrat qui leur a été transféré, le gouvernement de La Réunion s’est substitué à eux en prenant en subsistance les Rodriguais cités ci-dessus. Veuillez agréer, monsieur le Consul, l’assurance de ma haute considération. Signé : A. Choteau » Ben Gontran : « Ceux qui sont retournés avec leurs parents, tout naturellement, quand ils ont atteint l’âge de 60 ans, ils se sont rendus compte qu’ils ne pouvaient pas toucher la pension de vieillesse ici normalement. Ils ont fait alors des démarches pour savoir dans quelle mairie ils étaient déclarés à La Réunion. Et c’est Jean-Pierre La Selve, notre ami ethnomusicologue de La Réunion, qui a fait des démarches pour avoir leurs actes de naissance pour qu’ils prouvent qu’ils avaient bien 60 ans. C’étaient ceux qui étaient nés par hasard à La Réunion en 1933 ou peu après. Adrien Albert installé à l’Anse Nicolas a été dans ce cas. »

53 Nous avons retrouvé la trace de quatre engagés au nom d’Albert dans les lettres conservées aux Archives de La Réunion dont nous ignorons le lien de parenté avec Adrien Albert : Spéville Albert n° 368 (Établissement de Beaufonds), Hudgé Albert n° 89 (Établissement de Beaufonds), Romier Albert n° 293 (Propriété de Villèle à Saint Gilles les Hauts), Cyril Albert n° 295 (Bois Rouge, Cambuston). Le 18 décembre 2012, Père Milazarre, prêtre de l’église Saint-Gabriel, nous parle à son tour des engagés de La Réunion : « J’ai lu un article de Benoît Jolicœur sur les engagés de La Réunion, sur une dame de 103 ans qui n’a toujours pas la nationalité française. J’ai une tante qui aimait bien raconter des histoires de ces engagés à La Réunion. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais elle parlait souvent de parents, Guillaume, Martin, Henriette et elle disait qu’il y a eu le choléra ou une histoire de fièvre22 et beaucoup sont retournés ici ou morts à La Réunion. Ma tante parlait de l’île Bourbon. Elle ne pouvait pas inventer ça. Elle s’appelait Christina Manan et est décédée en février dernier. Elle transmettait ce que lui avaient raconté ses parents à propos de ceux qui étaient partis travailler

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dans la canne à sucre. Le père de ma tante s’appelait Emmanuel Henriette, mais il n’est pas allé à La Réunion. Il s’agissait probablement de Guillaume, ceux du côté de sa mère. Elle parlait d’une fièvre qui avait fait mourir bon nombre d’entre eux à La Réunion et à Rodrigues à leur retour. »

54 Le samedi 20 janvier 1934, pour le gouverneur et par ordre, le chef du service de l’Immigration écrit à Monsieur Armand Barau - Sainte-Marie (Immigration n° 3323) : Monsieur, J’ai l’honneur d’appeler votre attention sur la situation de vos employés Rodriguais : Manan Henri n° 343 Manan Noé n. 341 Manan Anselme n° 344 Luicelle Janire n° 135 Donnelle Hortense n° 89 Haris Hortense n° 61 Harisson Momus n° 76 Hachard Lévèque n° 15 Elie Jolicoeur n° 159 Dominique Moussa n° 150 qui se trouvent actuellement hors de votre propriété et sont une cause de trouble pour l’ordre public. Je crois devoir vous rappeler les dispositions des articles 13 et 14 du contrat que je vous ai transféré et que je reproduis ci-dessous : Article 13 - “Au cas où ce contrat viendrait à cesser et à être résolu avant sa date d’expiration pour quelque cause que ce soit, le dit employeur s’engage à entretenir à ses frais le dit émigrant et sa famille jusqu’à l’embarquement et à payer les frais de rapatriement à Rodrigues.” Article 14 – “Le dit employeur s’engage à notifier au Consul britannique à La Réunion ou, au cas où il n’y aurait pas de consul, au gouvernement de Maurice, la rupture du présent contrat avant sa date d’expiration.” Il vous appartient de prendre toutes dispositions utiles pour remplir toutes ces obligations. Si vous ne le faites pas, la colonie se substituera à vous sous toutes réserves que de droit Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée Signé : Pour le Gouverneur et par ordre le Chef du service de l’immigration R. Legras. »

55 Monsieur Ally Goolam Hossen, né le 25 avril 1934, propriétaire d’un musée de la marine à Port-Louis à Maurice, nous a reçus à son domicile à Accacia, le 14 décembre 2012 : « Mon papa était un musulman de l’Inde et a épousé une femme très blanche ; il était jardinier et il prit dans le jardin une rose avec qui il a fait un joli garçon comme moi. Ma maman était une fille Rose. Elle était fille d’un charpentier. »

56 Étaient présents son épouse Chantale Rose et sa cousine Louise Gita Albert. Fille de Cyril Albert, cette dernière est partie à La Réunion quand elle avait 5 ans, parce que son père allait travailler là-bas ; un de ses frères est né à La Réunion. Interrogée par Chantale, Gita répond : « Parin, Marène, tout La Réunion. Mo parin Benoît. Marène mo pa tro konèt. » Chantale précise qu’elle se souvient bien du goût des letchis de La Réunion, inoubliables : « Ankor mazinèn gou letsi. Inoubliab. »

57 Anita Dasseau24, née le 6 novembre 1915, est la dernière d’une fratrie de trois enfants, deux fils puis une fille. Elle est la fille de Hong King Dreve Dasseau, un médecin shinoi vraisemblablement installé à Sainte-Suzanne et marié à Marie-Augustina Rivière, une

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créole blanche de La Réunion. Nous savons qu’Anita était sévèrement gardée et punie par son père quand elle essayait de prendre quelques libertés. Un jour, fin 1933 ou début 1934, elle rencontre à la rivière25 Ternel Félicité, un engagé rodriguais, qui la trouve à son goût et tente de la circonvenir. Le Rodriguais est fermement décidé à l’emmener avec lui dans son île. Pour cela, il n’hésite pas à lui faire miroiter un eldorado. Il lui fait croire que ses parents possèdent une « boutique », des troupeaux, des terres, là-bas à Rodrigues et qu’il a été trompé par les engagistes réunionnais et pense rentrer chez lui au plus vite. Pour appuyer ses dires et ne sachant ni lire ni écrire, il demande à un camarade de rédiger une lettre pour ses parents et place dans l’enveloppe une deuxième lettre écrite par ce même camarade, contenant des supplications lui intimant de revenir au pays gérer boutique, troupeaux et bateau de pêche. Il demande à son père de lui réexpédier cette deuxième lettre de Rodrigues vers La Réunion. Son père obtempère et Ternel demande à Anita de lui lire la lettre parce que lui-même ne sait pas lire. D’après Ally Goolam Hossen, cette lettre disait : « Cher enfant, nous avons des problèmes ici. Il vaut mieux que tu quittes La Réunion et que tu retournes. À la boutique, il n’y a personne pour s’en occuper. Les animaux que j’ai, une partie d’entre eux crèvent de faim. Il y en a d’autres qui partent à la mer… Tu sais notre fortune va finir comme ça. Quand je fais la pêche au filet, les pêcheurs volent le poisson, et tout ça. Nos maisons, les locataires ne paient pas. Le bétail que nous avons, parfois on vole dans le troupeau. Quand le temps est mauvais, le bétail va sur le récif et à la marée montante… Mon fils, retourne chez nous, il y a un trésor. »

58 Anita se laisse séduire et se retrouve très vite « en voie de famille ». Terrifiée par la réaction de son père, elle quitte La Réunion avec son amoureux sur l’un des navires de la KPM sur lesquels sont rapatriés les engagés, probablement le Tasman, en avril 1934. Passagère clandestine, elle est protégée et cachée à bord du bateau par les autres Rodriguais. Une fois à Rodrigues, elle débarque à Port-Mathurin et marche avec Ternel jusqu’à Baie Diamant. Durant le trajet, celui-ci ne trouve toujours pas le courage de lui dire la vérité et persiste à lui faire prendre des vessies pour des lanternes : « Tu vois ces cabris, là-haut ? Ils sont à moi… Cette terre-là ? À moi aussi… On va à la maison, chez nous. − “Ousa i lé ta mézon don ?”, s’inquiète Anita. – “La joli mézon laba deryèr la kolinn. ” Et puis ils marchaient comme ça. Ils arrivent chez une tante et la fille demande un café. “Ah non, à Rodrigues, nou boir dité. Maintenant Chérie, on va chez nous. Suis-moi. Le bétail que tu vois là est à nous. Ces cabris, là sur la montagne sont à nous. ” »

59 Quand Alli Goolam Hossen nous racontait cet épisode, nous nous serions presque crus dans le conte du Chat botté. Arrivés dans une sorte de hangar, une masure, Ternel dit à Anita : « Nous allons nous reposer ici, si tu veux bien, en attendant d’aller chez nous. » En fait, il s’agissait de sa case ! Adieu veaux, vaches, cochons. Anita était arrivée.

60 Aujourd’hui, elle est à la charge de Marthe, une de ses filles qui l’héberge à Baie Diamant. Nous les avons rencontrées fin décembre 2012, alors qu’elle était âgée de 97 ans. Marthe nous a raconté que sa maman avait mis plus de quatre ans avant de se résoudre à la vie qu’elle menait : « Elle s’est résignée après son quatrième enfant. » Pas d’école pour ses enfants, loin de tout avec pour seule distraction sa vie de famille et quelques fêtes au son de l’accordéon. Ternel et Anita eurent onze enfants. Marthe explique que lorsque Ternel partait pêcher, il faisait dormir sa femme entre ses deux parents tellement il craignait qu’elle ne s’échappe. Il la « protégeait » des voisins qui l’auraient traitée en étrangère, respectant les règles de l’hospitalité créole, en refusant qu’elle fasse tout travail extérieur et la soulageait de bon nombre de tâches

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domestiques pour qu’elle se sente bien avec lui, avec eux. « C’était un bon mari… ». Anita chante tantôt Riquita jolie fleur de Java, dont les paroles (voir doc. annexe) résument à merveille son histoire, mais elle chante aussi parfois J’étais heureuse en famille… Parmi leurs onze enfants, Anita a enseigné la lecture et l’écriture seulement à quelques-uns de ses garçons. Elle servait de temps à autre d’écrivain public pour des amis ou pour un voisin puisqu’elle avait reçu une éducation sur son île natale. Un évêque mauricien servira plus tard d’intermédiaire pour renouer Anita à sa famille réunionnaise en amenant quelques cadeaux, des étoffes pour faire des robes et des vêtements aux enfants, mais, extrêmement pauvre et exclue, elle ne rendra plus jamais visite à ses parents. À l’âge de 87 ans, alors que ses enfants et petits-enfants étaient absents du foyer et veuve de surcroît, elle reçut la visite de deux de ses neveux réunionnais particulièrement malhonnêtes, qui lui ont fait signer un document rédigé en anglais stipulant qu’elle renonçait à sa part d’héritage à La Réunion, chose qu’elle a compris plus tard… Aujourd’hui, aveugle, à la charge de Marthe, elle dort dans une petite case en tôle, inondable en période de pluie, de 4 m².

*

61 Nous voudrions souligner surtout que l’engagisme rodriguais a provoqué des renversements structuraux inattendus. Â l’inverse de cet exemple de « descente » sociale, les enfants de Marie-Rose Prudence, bonne de la famille de Châteauvieux à Saint-Pierre, qui explique qu’elle a profité des livres et magazines de ses « maîtres », ont tous une situation professionnelle stable et une maîtrise du français exceptionnelle.

62 Au final, même si la brièveté et surtout l’éloignement dans le temps de cet engagisme de 1933 ont transformé notre enquête ethnographique en une véritable quête archéologique de la mémoire, son ethnohistoire a été passionnante à construire, qu’il s’agisse des entretiens sur le terrain ou des lectures des documents d’archives. Elle n’est évidemment pas exhaustive et il y aurait bon nombre de Rodriguais à rencontrer pour la compléter. Elle aura aussi confirmé, s’il en était besoin, la justesse du regard anthropologique, qui accorde toute son importance à la complémentarité de la culture et de l’inné. Destins croisés de deux centenaires : Béatrice Roussety, la Rodriguaise, est imprégnée de culture réunionnaise et parle le créole réunionnais ; Anita Dasseau, la Réunionnaise, est imprégnée de culture rodriguaise et parle le créole rodriguais.

BIBLIOGRAPHIE

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BERTHELOT L., 2002, La Petite Mascareigne. Aspects de l’histoire de Rodrigues, Port-Louis, Centre culturel africain, Centre Nelson Mandela pour la culture africaine.

BERTHELOT L., 2009, Une île affranchie, Abrégé de l’histoire de Rodrigues, Ile Maurice, Assemblée régionale de Rodrigues, Impression Alfran, Terre rouge.

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FUMA S., 2008, « Le premier toit pour la plupart des nouveaux arrivants », dans : P. Eve et S. Fuma, Les lazarets à La Réunion entre histoires et histoire, Saint-André (La Réunion), Océan Éditions, pp. 227-240.

GONTRAN B., 2007, « Sir Ben… Raconte Rodrigue », ZM Edisyon, Impr. et papeterie commerciale (IPC) Ltée, Ile Maurice.

MOREAU C., 2002, L’histoire maritime de l’île Rodrigues, 2e éd., Mauritius Printing Specialists Ltd (1e éd. 1999, Arts graphiques modernes), coll. « Le Solitaire ».

NAGAPEN A., 1990, Cinquantième anniversaire de notre « Cathédrale », Saint-Gabriel, Rodrigues, 1939-1989, High Quality Press Maurice.

ANNEXES

Riquita (Paroles : E. Dumont ; musique : F.L. Benech, 1926 ; interprété par Georgette Plana)

À Java il était né Une poupée, Une poupée si jolie Qu’on eut dit Un bijou ou un joujou Qu’on adore et qui rend fou. Un étranger en passant, La voyant, Lui dit : Viens donc à Paris Ma jolie ! Les plaisirs et les désirs Te feront reine ou démon !

Riquita, Jolie fleur de Java, Viens danser, Viens donner des baisers. Tes grands yeux langoureux ensorcellent, Ton doux chant émouvant nous appelle Riquita joli rêve d’amour On voudrait te garder pour toujours !

Et tout Paris acclama Riquita ! Elle vie dans la folie De l’orgie. Un regard de ses beaux yeux Fait d’un homme un malheureux ! À tout le monde, elle se promet Et jamais Son cœur n’a pu se donner Ni aimer

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Elle rit, quand vous pleurez, Elle pleure quand vous chantez !

Etranger, toi qui m’as dit Qu’à Paris Je trouverais le bonheur, Moi, j’en meurs ! J’ai gardé la nostalgie, Du ciel bleu de mon pays Ah ! ce qu’ils m’ont fait souffrir, Vos plaisirs ! Laissez-moi, je veux partir Ou mourir Cette nuit, un ange blond M’a chanté votre chanson !

NOTES

1. ADR Immigration n° 59. 2. Cf. infra. lettre du 21 février 1934, que le chef de service de l’Immigration a écrite au gouverneur de La Réunion (Immigration n° 59). 3. Une Île Affranchie est le titre du livre de Lilian Berthelot, publié dans le cadre du 7e anniversaire de l’autonomie de Rodrigues. Commandité par l’Assemblée régionale de Rodrigues, il est sorti à un moment où beaucoup de questions étaient soulevées sur le développement de l’île ainsi que ses relations politiques avec Maurice. 4. L’auteur des télégrammes a écrit « Marquez » (espagnol) au lieu de « Marques » (portugais). Lourenço Marques, capitale du Mozambique, est devenu Maputo en 1976. C’est l’un des rares ports naturels en eau profonde de l’Afrique australe. 5. Du malgache antaka ( Dolichos lablab). Cette plante était autrefois cultivée à La Réunion ; les gousses séchées étaient cuites entières et données aux animaux (Barat et Robert 1990 : I, 57). 6. Au cours de nos recherches aux Archives de La Réunion, nous avons trouvé un Gabriel Azie à Stella : la lettre que le chef du service de l’Immigration, R. Legras, a écrite pour le Gouverneur et p.o. (pour ordre) le 9 avril 1934, au président du Syndicat des employeurs de main-d’œuvre agricole de la Réunion. 7. Cf. la lettre du service de l’Immigration n° 103, du 19 avril 1934, infra. 8. Terme créole d’origine indienne, sac de jute. 9. F. Callandre et C. Barat, anthropologues, corédacteurs de cet article d’ethnohistoire des engagés de Rodrigues à La Réunion et réalisateurs d’un deuxième film documentaire s’y rapportant. 10. Mémoires des Lazarets de la Grande Chaloupe 1/4, Detroi Rodrigé 1933, Soisant dizuit an aprè, un reportage ethno-historique de F. Callandre-Barat et C. Barat, réalisé de juillet à novembre 2011. 11. C’est encore une pratique courante pour une famille rodriguaise d’élever un cochon dans sa cour en ce début du XXIe siècle. Nous avons pu en voir un, en 2010, à Port sud- est, élevé à proximité de la case, attaché au tronc d’un arbre par une corde.

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12. Les conditions de vie devaient être à cette époque extrêmement difficiles à Rodrigues. 13. Les sirdar, à Maurice, sont les commandeurs, komander, de La Réunion, autrement dit les chefs d’équipes. 14. Texte gravé sur une plaque commémorative de la pose de la première pierre : « Ministry of arts and Culture. Nelson Mandela for African Culture. This foundation stone was layed by H.E. MR. Nelson R. Mandela, President of the Republik of South Africa in the presence of Dr. The Hon. Navinchandra Ramgoolam Prime Minister of the Republik of Mauritius and Hon. Joseph Tsang Mang Kin Minister of Arts and Culture on Saturday 12 September 1998. » 15. Voir aussi Im n° 39, Syndicat n° 46, Consul n° 76. 16. Voir aussi Im n° 41, Syndicat n° 46, Consul n° 76. 17. « Ce prêtre catholique anglais de Liverpool, avec sa voix nasillarde, était à Rodrigues depuis décembre 1941. Il était venu pour trois mois. Il y resta trente ans » (Gontran 2007 : 129). 18. De l’anglais « surname », nom de famille. 19. Cf. témoignage de Ben Gontran infra. 20. Voir aussi Syndicat n° 260. 21. Voir aussi Syndicat n° 260 ; mais aussi, en avril 1934 : Im n° 197, Im n° 198, Syndicat 262. 22. « Rodrigues n’est pas un pays de fièvre. Jusqu’ici, le paludisme est inconnu. Par contre, les cyclones, les chenilles, les escargots et la lèpre s’y concentrent à qui mieux mieux. » 23. Voir aussi Im n° 43, Syndicat n° 46, Consul n° 76. 24. Afin de révéler de la manière la plus fiable l’histoire d’Anita Mery Dasseau, épouse Félicité, nous avons croisé trois témoignages, celui de Marthe, une de ses filles, celui de Monsieur Alli Goolam Hossen, un de ses voisins, et celui d’Anita elle-même qui a aujourd’hui 97 ans. 25. Nous supposons qu’elle y allait en compagnie de sa nénène ou de ses frères aînés parce qu’il est difficile d’imaginer en 1933 une jeune fille, seule, à la rivière.

RÉSUMÉS

Suite à des négociations menées entre les colons réunionnais et l’autorité britannique, plusieurs centaines de Rodriguais ont été recrutés, en 1933, pour travailler dans les plantations de canne à sucre et les établissements sucriers, dans la colonie de La Réunion. La majeure partie de ces engagés rodriguais, une fois confrontés aux réalités de la vie à La Réunion, déchantèrent. Du début de l’année 1934 à la fin de l’année 1935, ils ont réclamé leur rapatriement à Rodrigues. Peu nombreux sont ceux qui sont restés à La Réunion. Nous avons recueilli, sur le « terrain » réunionnais et rodriguais, des petits bouts d’histoires de vie, quelques souvenirs familiaux, de brèves anecdotes, des bribes de tradition orale auprès de survivants ou descendants de ces engagés. Les auteurs proposent ici une lecture historique de l’échec de cette immigration rodriguaise et une ethnographie de ses traces sur le « terrain » réunionnais et rodriguais.

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Following the negotiations led between the Reunion colonists and the British authorities, several hundreds of Rodriguese were recruited in 1933 to work in sugar plantations and sugar-producing factories in Reunion colony. The major part of these indentured people, once confronted with the realities of life in Reunion became disappointed. From the beginning of 1934 till the end of 1935, they claimed to be sent back to Rodrigues. Not many of them stayed in Reunion Island. The authors of this article collected, on the Réunion and Rodrigues terrains, fragments of life and family recollections, brief anecdotes, sections of oral tradition from survivors or descendants of these indentured labourers. They propose here a historical reading of the failure of this Rodriguese immigration and an ethnography of its track on the Reunionese and Rodriguese « fieldworks ».

INDEX

Mots-clés : engagisme, interculturalité Keywords : Rodrigues Island, La Réunion Island, Indenture, Interculturality Thèmes : ethnohistoire Index géographique : Rodrigues (île)

AUTEURS

FLORENCE CALLANDRE Maître de conférences, Université de La Réunion, Croima, Inalco mailto:[email protected]

CHRISTIAN BARAT Professeur émérite d’anthropologie, Université de La Réunion, Croima, Inalco [email protected]

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Sanson Patrick Victor koman memwar istorik : en komanter lo parol sanson Patrick Victor Patrick Victor, chanteur-compositeur, passeur de mémoire

Penda Choppy Traduction : Christian Barat

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction du créole en français de Christian Barat.

1 Dan devlopman lakademi poskolonyal, bann eks kolonize pli militan in toultan regard dokimantasyon listwar avek serten mefyans, zisteman akoz sa dokimantasyon i annan tandans « euro-centric ». An term akademik, nou pe touzour ganny reprezante par bann eksper etranze, e menm, nou bezwen retourn kot nou bann kolonizater koman lotorite lo nou listwar, nou fason viv, nou lavenir… Sa mefyans i en manifestasyon troma ki bann kolonize in soufer, e ki pe ankor annan reperkisyon lo bann zenerasyon ozordi. Dan en kolok La Réunion an 2004, pour komemor labolisyon lesklavaz, en psikyat ti zisteman fer en deklarasyon konsernen listwar komen bann pep kolonize e ki’n sibir lesklavaz dan Losean Endyen : « Le lien social des peuples de l’océan Indien porte un virus fondateur : celui du traumatisme esclavagiste » (Reverzy 2005 : 55).

2 Lagrenn kolonizasyon in telman byen senmen, ki nou menm nou’n vin bann imitasyon kolonizater, e nou koloniz nou prop lekor1. Malgre ki i inevitab ki nou fer referans avek dokimantasyon « kanonnize »2 letan ki nou pe etidye nou prop kiltir, nou ganny rekour dan bann metod dokimantasyon tradisyonnel, ki a petet ed nou vin bann pli bon lotorite lokal. Vi ki pa bokou bann sivilizasyon kolonize ti annan metod dokimantasyon lekritir, metod pli souvan itilize ti dokimantasyon oral atraver sanson, zistwar, zedmo, proverb, dikton, e ankor pli enportan, lalang maternel.

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3 Dan bann pei Was Lafrik, bann gran sivilizasyon, bann gran lerwa, ti ariv kot en seremoni, presede par zot griyo, ki ti sant zot laglwar, sant zot listwar antye, e sa ti etabli zot stati, istorikman, e dan prezan. Bann griyo ti annan gran lenportans dan sa bann sivilizasyon akoz zot ti bann istoryen ki ti responsab pour gard arsiv zot pep entak atraver letan, e zot ti fer sa atraver sanson, e oralman selman. Zot ti pas sa listwar avek zot desandans bousanbous, e pour sa rezon, zot ti bezwen annan en memwar ekselan akoz fodre ki zot ti repas sa ki zot ti’n aprann entak. Se koumsa ki leritaz ti ganny prezerve.

4 Patrick Victor3 i en griyo lepep Seselwa. I merit sa tit par lefet ki i’n prodwir en gran varyete sanson ki rakont zistwar nou pep, depi avan Lendepandans ziska konmela.

5 Atraver sanson Patrick, nou kapab retras nou zistwar. Nou kapab retras nesans nou nasyon koman en nasyon modern. Patrick i tras sa listwar avek telman pasyon, me osi parfwa, dan en fason sitan senp, ki son bann sanson in reste dan memwar e dan leker Seselwa, ki fer li enn nou bann pli gran vedet lokal. Sa i donk fer li osi en bon griyo.

6 Volim prodiksyon Patrick i ase enportan pour permet ki son bann sanson i kapab ganny klase dan diferan kategori. Dan sa enn rekey, i annan kat kategori : filozofi lavi, sosyo- kiltirel, lanmour e patriotik. Bann sanson pa’n ganny klase dan lord kronolozik, me plito pour kree en sans levolisyon, Patrick li menm koman en artis, e osi, levolisyon sosyete seselwa, depi nesans nou nasyon ziska son laspirasyon ver lepanwisman.

7 Patrick i komans demontre ki i konsyan i en Seselwa ki diny e fyer, ki annan en kiltir pour li menm, dan bokou son bann sanson ki’n ganny klase anba tenm sosyo-kiltirel. I en karakteristik prosesis dekolonizasyon, ki bann savan sa pep kolonize i sers son gerizon dabor dan sa ki esansyelman pour li ; zot rezet plizoumwen, sa ki zot war koman kiltir enpoze. Dan en pti leta zil parey Sesel, e sirtou avek en listwar ki’n komans avek larive bann kolon zot menm, i mwen fasil pour fer en idantifikasyon avek en kiltir ki pa ti egziste avan. Nou ganny rekour petet, dan sa ki nou’n transformen pour fer li vin esansyelman pour nou, e souvan osi, nou idantifye avek bann laspe kiltirel sa bann eleman nou sosyete ki ti ganny oprimen, e dan nou ka, sa se bann lesklav. I inevitab ki sa I arive akoz en gran parti popilasyon Sesel i annan en lyen enkontestab avek bann lesklav, ki aparan dan nou fizyonomi, serten nou krwayans, latitid e pratik, an menm tan ki nou rekonnet osi nou leritaz eropeen, sirtou Franse. Me dan konteks dekolonizasyon e dan konteks revolisyon Seselwa koman en pep, bokou laspe kiltir afriken ti’n ganny met en tabou lo zot pandan letan Angle, e donk, pour glorifye sa bann laspe i en premye pa ver liberasyon lespri, donk, dekolonizasyon. Patrick Victor i retourn ver sa tenm ankor e ankor dan son bann sanson. « Si ou ti war mon manman Avek son gro kwiyer dibwa Devan son gro marmit lafont Antoure avek lafimen Pe kwi, pe kwi, katkat bannann ! »

8 Sa teks i en refren sorti dan enn bann premye sanson Patrick. Malgre ki sa sanson pa ti konsyaman ganny ekri koman en deklarasyon, i kanmenm en deklarasyon. Katkat bannann i en repa ki bokou nou i kontan me ki dan sa letan ki sa sanson ti ganny ekrir, pa bokou nou ti pou admet ki nou manz li koman en repa. Katkat bannann i parmi lezot repa ki nou tant pour asosye avek nou zanset Afriken, ki ti senpleman pa en tenm pour glorifye. Apre tou, katkat bannan, ladob friyapen, ladob biskwi, ladob zak ek lagrenn rima, i bann keksoz ki rapel nou nou mizer. Donk, malgre ki kaktkat bannan i en manze

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mizerab, letan ki Patrick in sant lo li, i’n glorifye li koman esansyelman pour nou, e fer nou rapel ki i bon apre tou ! Moutya ek baka i de lot eleman nou kiltir ki ziska konmela i anmenn bokou santiman miks, e menm bokou dimoun pa oule asosye zot avek sa dan en premye lenstans. Sepandan, Patrick i sant for: « Dan lavil zot in arête Nou dan bwa nou pou kontinyen Dans nou moutya, bwar nou baka ! » (Dans nou moutya)

9 I demann en serten liberasyon lespri pour ou kapab admet ki ou dans moutya, e ou bwar baka. I pa ede ki ziska ozordi, baka i ankor en labwason ki nou asosye avek move kondisyon lizyenn, en nivo sosyete tre ba, e byen souvan, i ilegal ! Pourtan nou menm ki ti envante, e petet si nou ti’n valoriz li ase pour transform li an en labwason ki vin dan boutey ki ou dekaste lo latab, petet nou ti ava annan en lot keksoz avek sa lezann « Made in Seychelles » pour deklare ! Apre tou, ler nou pe les bato marse dan bal asosye tou le 31 Oktob, nou kabann pli deryer avek en moutya, e nou pa oule lot keksoz pour larg dilo avek ki baka !

10 Dan en fason pli direk, Patrick i sant lo kondisyon lavi pep Seselwa avan son revolisyon sosyal. Mon Bourzwa, par egzanp, i dan lavwa en pti garson ki son manman ti atrap son lanmen e anmenn li kot en imsye pour travay. Son kondisyon travay i tipik bann lepok avan lendepandans kot zanfan ti travay zot pour ganny morso manze, akoz ti annan tro bokou zot pour lafanmir sonnyen : « Apard ki mon nouritir Mon napa okenn reveni ».

11 Me sa ki pli dir, se sa kondisyon ki son manman i fer ek sa imsye. Manman in dir sa Imsye Ki i annan drwa bat mwan Si mon dezobeisan ».

12 Byensir, parey i rakonte dan dernyen vers, Msye Granbarb pa pou pran pitye e i bis li menm, malgre son lobeisans. Sa manman i demontre en latitid laservitid ki bann klas travayer in evolye avek depi lepok lesklavaz, e zenerasyon apre zenerasyon, in enkilke sa dan zot zanfan. Gran Imsye i annan drwa bat ou, e ou ou plas se pour travay pour Imsye e dir mersi pour ou bouse manze. Sa pti garson i demontre sa tre servitid ki toudswit pou fer li ganny rekonnet koman en boy partou kot i ale : « Kot mon pase, dan mon ras koze Tou dimoun i konnen mon en pti boy ».

13 Sa ras koze se lobeisans, wi Imsye, mersi Imsye, bonzour Imsye… En lobeisans ki dan faver Imsye akoz pli souvan, sa zanfan i grandi avek en latitid ki li ek son « ras » fodre toultan obeir.

14 Dan Douler Travayer, Patrick Victor i sant soufrans laklas travayer : « Mon ronfle mon transpire me mon kontinyen Si mon pa fer sa mon kapab perdi mon dipen Tou le zour mon pa kapab nek pran davans Mon bourzwa pa tro konpran mon soufrans ».

15 Fason ki sa protagonist i dekrir son travayer i kree zimaz en toro, anmare par nennen avek en bag ki fors li al dan direksyon ki son drayver i oule, en et ki’n preske perdi son limanite dan son transpirasyon, dan son perseverans, parske la, i’n plis bebet ki dimoun. Me parey Patrick i dir dan son pyes teat Kastor4, « Partou kot i annan

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leksplwatasyon, lalit i la ». Alor, menm dan son transpirasyon, son protagonist dan Douler Travayer i komans annan lespwar dan son refren, pour en lavenir meyer : « Wi Pti Ann fodre pran en pe pasyans Priye ki nou a fer fini nou soufrans Menm si ozordi i vre nou dan lapenn Nou a mars pti pa pti pa ziska nou delivrans ».

16 Sa lesperans i repete dan enn bann sedev Patrick Victor, O Liberte. Sa voyaz sepandan, i en lesperans ki zwaye, gloriye, kar laliberte ti nepli lo en lorizon lwenten : « Dan plantasyon koko, dan bitasyon manyok Zonm ki’n viv ek en dezir, pour amelyor zot standar lavi Pour sak mezir transpirasyon, ti en dezir e en vizyon Kot egalite i egziste, e en pep lib i sante ».

17 Realizasyon dinite pep Seselwa i vin en refren triyonfal ki rezonn dan tou vale, lo tou lorizon e dan leker bann ki’n lite pour atenn sa dinite : « O liberte / O nou anbras ou Pour byen lontan / Nou’n esper ou O Sesel, nou Sesel / Tou nou teritwar anba lesyel Ozordi sante / O o o o liberte ! »

18 De la, Patrick i demann pour son pep, pa senpleman liberte, me liberte total ; liberte ekonomik, liberti politik, menm liberte lanmizik e ankor pli enportan, liberte panse (Liberte Total). I sant odefi bann opreser ki ti oule nou soley, nou lans, me ki ek le vre nou pa ti enterese. I deklar nou lafyerte la ki nou en nasyon, en nasyon ki demann respe kar i annan son langaz ek son sanson (Zwe sa Lanmizik).

19 Letap final prosesis dekolonizasyon dan sa rekey se konsolidasyon nasyon Seselwa swit a son nesans. Ledikasyon lamas i en staz tre enportan pour ekip en pep avek konesans ki i bezwen, non selman pour aksepte son lekor koman en nasyon, me osi senpleman pour edik li sosyalman. Patrick i apros sa size avek en vizyon pour bann zenerasyon fitir, akoz son rev se pour en liberte ki dirab : « Dan nou lalang nou a ekrir pour nou zanfan lir Tradisyon nou pei e vre plezir lavi Nou a edik nou, nou a enstrir nou zanfan Pour konn laverite lo valer en vivan ». (Liberte Total)

20 Dan sa vers, tenm prensipal i ledikasyon, me en ledikasyon fonde lo kiltir e listwar, kar laliberte panse nou bann zanfan i depan lo zot konesans lo sa ki’n arive dan lepase, e zot abilite pour fer sa konesans vin en leson, non selman dan zot afirmasyon zot prop liberte, me osi pour ki zanmen ankor, en lot Seselwa i redwir valer son frer.

21 Sa dezir ki son pep i vin edike koman en parti son laliberte i reflekte dan plizyer sanson filozofik Patrick. Pa neseser, i dir, sant zoli sanson, fer zoli diskour, si ou bann zoli parol i toutafe okontrer ek ou aksyon (Pa Neseser). I sant lo plizyer fleo dan sosyete Seselwa ki kapab met en baryer dan nou devlopman. Parol par egzanp, i ilistre pwisans ki koze i kapab annan dan en kominote. Rimer e fo rimer i ankor en dezanvantaz nou sosyete ki malgre nou ledikasyon, i met retar dan bokou proze.

22 Si Patrick i koz lo liberte ekonomik dan son sanson Liberte Total, dan lezot sanson i propoz fason pour ganny sa liberte e lafyerte. Dan Sega Pionye, i koz lo devlopman bann zil elwanye. Lo sa bann zil, son protagonist ki pe anbarke pour al travay, i a konn son valer. Sa valer i dan prodiksyon ki i pour fer laba, e kontribisyon ki sa pour fer dan nou

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lekonomi, donk, semen ver liberte ekonomik, e liberte total. Dan en lot son sedev patriotik, O Seselwa, Patrick i sant lo valer lafors travay : « Valer mon travay, valer ou travay Lafors nou pei ».

23 Enn bann lefe lesklavaz e sistenm bourzwazi, se ki valer travay dan later e domestik ti ganny devalorize lo en plan sosyal malgre ki lo en plan ekonomik, zot ti annan en gran valer. Liberasyon pour serten ti kapab vedir adye pyos, adye grankouto. I neseser alor met lanfaz lo valer ki tou travay i annan, e par konsekans, valer egal tou travayer. O Seselwa i glorifye travay labourer e i plas li byen daplon lo plan ekonomik: « La dan later devan mwan nou nouritir Ki lontan zot ti dir pa bon Sa ki mon prodwi an plis Isi dan mon bwa, byento pou ariv Lo lasose anba ».

24 Malgre prodiksyon agrikol i pa’n vreman vin en pilye nou lekonomi, i’n kanmenm ganny respe ki i merite koman en aktivite ekonomik. Sa ki enportan dan konteks devlopman tenm Patrick victor, se ki sa pyos ek grankouto ki nou ti’n fatige travay avek pour en bourzwa, ozordi i dan nou lanmen pour nou travay pour nou menm.

25 En pep nouvo ne, i bezwen en milye pezib e korperativ pour li egziste ladan. Tandiski nou lendepandans e nou liberte entern i depan lo nou, nou bezwen ouver avek larestan lemonn pour permet nou zwenn nou mayon dan lasenn legzistans. Sa i le ka sirtou dan konteks ekonomik. Lo en plan kiltirel, i osi enportan ki nou idantifye bann pep ki’n sibir menm listwar ki nou pour ki nou leksperyans komen i a permet nou tras en semen pli sir. Sa i enportan pour bann pti leta zil parey Sesel, kar apre tou, linite i fer lafors. Alors, Patrick Victor i dir : « Koste Pep Losean Endyen Pour nou bwar, dan sa ver lanmitye ». (Koste Pep Losean Endyen)

26 Ankor, se dan rol griyo lepep Seselwa ki Patrick i viz ver lemonn pour sant laglwar Aldabra e ofer li koman patrimwann limanite. En leritaz bann mervey natirel, en gro kado ki enn bann pli pti pei dan lemonn i kapab ofer limanite (Lim Aldabra). Tenm sa sanson i reflekte panse Patrick lo valer imans ki lanatir i annan lo en plan mondyal e nesesite pour prezerv pa zis nou leritaz entanzib dan laform lalang, lekritir, tradisyon, me osi nou larises natirel koman en lasirans lavi pour bann zenerasyon fitir. « Zonm zannimo / Zarb an armoni Sanmenm sa ki tenir / Sa later ini » (× 2). (Later Ini)

27 Sanson, Patrick i dir, i sant pour limanite ; e dan sa limanite, pti Sesel i annan son plas, e i annan son lenpakt.

28 An konklizyon, fodre demande, kwa ki’n fer Patrick Victor sa zonm ki i ete ? Kwa ki’n fer li en Seselwa telman eksepsyonnel a en pwen ki i’n kapab merit sa tit, « Griyo Lepep » ? Patrick li menm i atribye son vokasyon avek lanvironnman ki i’n grandi ladan. Son batenm kiltirel ti komans Anse Boileau, anler Dan Gravye, anba lanmen son granparan, Ton Nan (Louis Victor) ek Tann Marie (Marie victor). Ton Nan ti enn bann premye pour komans en benn kanmtole, e dan lakour, Patrick ti abitye war son granpapa zwe lakordeon e son granmanman danse. Pa bezwen dir ou ki moutya osi pa ti manke sa lepok ! Alors, dan son ladolesans, parske i ti’n komans lekol anvil, Patrick ti dan moutya tou le Sanmdi Lari Hangar. Me i ti komans remarke ki bann boug ki ti pase

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avek zot vyolon oubyen lakordeon ti plito ganny riye e zot ti plizoumwen bezwen kasyet kasyet. I pa ti konpran akoz, parske pour li, lanmizik, ladans ek sanson ti en keksoz natirel. Me koman en zennonm, li osi i ti ganny afekte par sa tandans pour devaloriz nou prop kiltir an rezilta, sey imit bann laspe kiltir popiler ki ti ape antre dan pei. Letan ki i ti zwe dan benn Still Waters, e pli tar, kan i ti komans zwe gitar e sant sante dan lotel koman en solo, Patrick ti fer parey preski tou lezot mizisyen ti ape fer sa letan. I ti akord son gitar e sant Country and Western, The Beatles, Abba, eks. Me son moman realizasyon pa ti lwen. Dan pe rod zwe lotel, i ti ganny en pti trou dan lenterval performans Ken Accouche ek Paquerette Labrosse. Patrick ti remarke ki lodyans, ki ti plito Ameriken ek en melanz Eropeen, ti apresye bokou performans Ken ek Pacquerette, malgre ki li dan son lespri, son gitar ti’n akord pli byen. Ti tap li vreman for donk, ler dan lenterval i ti monte e komans sant Bob Dylan, e lodyans ti komans baye e dir orevwar. Ti en leksperyans anmer pour Patrick. « Mon de dilo zonm ti koule ». Sanmenm sa zour swar, Patrick ti realize ki nou bann viziter ti deza konnen sa bann sanson ki i ti ape sante, e byensir, i difisil pour nou fer pli byen avek keksoz ki pa pour nou. Alors, tou lannwit, Patrick ti asize e fouy dan repertwar son leritaz kiltirel pour bann sanson ki ti’n kree isi menm Sesel, e dan lalang Kreol, akoz i ti’n fini konpran ki son lavenir ti ladan. Sa zour swar, son popouri Kreol ti ne e pa lontan apre, lo radyo nou ti komans antann : « Nwanr, nwanr, nwanr, me get deor koman i fernwanr… », « Dan zironmon kot Tonton Pyer », e « Dodo Baba ». Sa zour swar ki nou kapab moman realizasyon Patrick, ti osi moman son premye kreasyon personnel. I ti kree son premye sanson, baze lo bann eleman de baz nou kiltir ; « Tanbour Moutya ».

29 Pour retourn lo tenm laliberte, Patrick i en griyo ki sant laliberte pep Seselwa, e i li menm en personnifikasyon Zonm Lib. « Dan lavil zot in arete », i dir, « me nou dan bwa nou pou kontinyen, dans nou moutya, bwar nou baka ! » Pli oze ankor, i sant lo krwayans relizye ki nou tou nou konnen i egziste me ki nou fer kwar nou pa konnen akoz tabou ki’n ganny mete lo la : « Son kouraz, sa pti fyol anba later Pa nou tou ki kwar dan lapriyer ». (Debat pour mon Rezon)

30 Par sa deklarasyon, Patrick i manifeste en dekolonizasyon lespri ; i’n libere de sa bann fenomenn drol ki Frantz Fanon, gran filozof dekolonizasyon, i apel, « Black Skin, White Mask », e sa ki V.S. Naipaul, osi en gran ekriven literatir poskolonyal, i apel, « Mimic Men ». Tandiski i pa pe neseserman dir nou devret kwar dan pwisans en pti fyol anba later, Patrick i fer le pwen ki sa fenomenn i egziste e i’n kontribye dan sa ki nou ete ozordi. Ozordi, i proklanm son laliberte e son lapresyasyon pour son pei atraver son deryen sedev patriyotik : Premye Sesel, Touzour Sesel !

31 Sa laliberte i’n permet Patrick kree lanmizik ek sanson ki’n fer li vin en vedet Sesel e dan Losean Endyen, pour son bann sanson lanmour sitan profon, e son filozofi oze. Teks sanson Patrick i aprezan disponib a tou piblik, dan lalang Kreol Seselwa, dan en piblikasyon kit i lanse an Oktob 2007 pour komemor 22enm Festival Kreol Sesel. Par sa piblikasyon, Lenstiti Kreol ek Festival Kreol Sesel i rekonnet kontribisyon ki Patrick Victor in fer dan devlopan lekspresyon kiltirel Seselwa e swete ede prezerv son bann filozofi pour zenerasyon fitir.

TRADUCTION Patrick Victor, chanteur-compositeur, passeur de mémoire

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32 Au sein de l’académie5 postcoloniale, les anciens colonisés les plus militants examinent toujours avec une certaine méfiance les documents historiques concernant leur pays, écrits qui ont tendance à être eurocentrés. Nous faisons le plus souvent appel à des experts étrangers et nous nous tournons vers le colonisateur qui fait autorité pour notre manière de vivre, notre avenir… Cette méfiance est la manifestation d’un traumatisme dont les colonisés ont souffert et qui peut avoir encore des répercussions sur les générations d’aujourd’hui. Lors d’un colloque organisé, à La Réunion, en 2004, pour la commémoration de l’abolition de l’esclavage, un psychiatre a dit : « Le lien social des peuples de l’océan Indien porte un virus fondateur : celui du traumatisme esclavagiste » (Reverzy 2005 : 55). La « graine » de la colonisation a été si bien semée que, le plus souvent, nous empruntons à l’Occident ses méthodes pour analyser les histoires, les jeux de mots, les proverbes, les dictons et, plus important encore, la langue maternelle. Dans les pays de l’Afrique de l’ouest, lorsque les rois participent à une cérémonie, ils sont precédés de leurs griots qui sont les gardiens de l’histoire orale de leurs peuples, préservant leur héritage culturel grâce à une excellente mémoire... Patrick Victor6 mérite le titre de griot du peuple seychellois. Il a produit une grande variété de chansons et une comédie musicale qui racontent l’histoire de notre peuple d’avant son indépendance jusqu’à nos jours.

33 Sans qu’elle ne renie pour autant son héritage européen et surtout français, une grande partie de la population seychelloise a un lien incontestable avec ses ascendants esclaves. Cela se voit dans nos phénotypes, nos croyances, nos attitudes. Dans le contexte de la révolution seychelloise, beaucoup de traits culturels africains, qui étaient tabous à l’époque de la domination anglaise, sont à nouveau respectés, réhabilités : « Si tu as vu maman avec sa grande cuillère en bois, devant sa marmite en fonte, noire de fumée, c’est du katkat banann7 qu’elle est en train de faire cuire » : « Si ou ti war mon manman Avek son gro kwiyer dibwa Devan son gro marmit lafont Antoure avek lafimen Pe kwi, pe kwi, katkat bannann ! »

34 Ce texte est un extrait de l’une des premières chansons de Patrick Vitor. Le katkat bannann est un plat très apprécié, mais, à l’époque où Patrick Victor a écrit sa chanson, beaucoup ne le considéraient pas comme un vrai repas étant donné son lien vers les ancêtres africains. C’est vrai que le katkat bannan, ladob friyapen8, ladob biskwi9, ladob zak10 et lagrenn rima11 rappellent la pauvreté. Néanmoins, même si le kaktkat bannan est une nourriture de pauvre, le musicien le glorifie. Le moutya12 et le baka13 sont deux autres éléments culturels qui suscitent chez nous des sentiments complexes, mais Patrick Victor chante : « En ville tu as arrêté de le faire. Nous, dans les bois, nous continuons à danser le moutya et à boire du baka » : « Dan lavil zot in arete Nou dan bwa nou pou kontinyen Dans nou moutya, bwar nou baka ! » (Dans nou moutya)

35 Cela demande une certaine liberté d’esprit pour accepter que l’on danse le moutya. Il en faut également pour boire du baka lorsque l’on sait qu’il s’agit d’une boisson souvent illégale, que nous associons aux mauvaises conditions d’hygiène, aux classes les plus défavorisées. Comment la transformer en une boisson de table avec un label « Made in Seychelles » ? Pour tout dire, quand on danse à la folie dans le bal associé du 31 octobre,

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on se laisse aller encore plus fort avec un moutya et on ne veut rien d’autre que du baka pour étancher notre soif.

36 Patrick chante les conditions de vie du peuple seychellois avant sa révolution sociale, au moment où des enfants devaient travailler pour pouvoir se nourrir. Dans Mon Bourzwa, par exemple, l’artiste fait parler un enfant que sa mère prend par la main pour chercher du travail : « Avec ses revenus mon père peut tout juste me nourrir » : « Apard ki mon nouritir Mon napa okenn reveni ».

37 Le plus difficile à admettre est le droit que la mère accorde à ce « bourgeois » : « Maman dit à cet homme qu’il a le droit de me battre si je suis désobéissant » : « Manman in dir sa Imsye Ki i annan drwa bat mwan Si mon dezobeisan ».

38 Evidemment, comme il l’exprime dans le dernier vers, « Monsieur Grande barbe » bat l’enfant, même si ce dernier est obéissant. Sa mère témoigne d’une attitude servile qui se transmet de génération en génération, depuis l’époque de l’esclavage. L’important Monsieur a le droit de battre l’enfant pour une bouchée de nourriture et ce dernier doit dire merci : « Partout où je vais, tout le monde sait que je suis un petit serviteur » : « Kot mon pase, dan mon ras koze Tou dimoun i konnen mon en pti boy ».

39 Oui Monsieur ! Merci Monsieur ! Bonjour Monsieur ! L’enfant grandit avec la conviction qu’il doit toujours obéir. Dans Douler Travayer, Patrick Victor chante la souffrance des travailleurs : « Je dois transpirer mais persévérer pour ne pas perdre mon gagne-pain. Le patron ne comprend pas ma souffrance » : « Mon ronfle mon transpire me mon kontinyen Si mon pa fer sa mon kapab perdi mon dipen Tou le zour mon pa kapab nek pran davans Mon bourzwa pa tro konpran mon soufrans ».

40 Le protagoniste a perdu son humanité, tel un taureau dont l’anneau fixé aux naseaux permet à son bouvier de le conduire où il le veut, mais comme Patrick Victor l’écrit dans sa comédie musicale Kastor14, partout où il y a de l’exploitation, il y a de la révolte. Le protagoniste de Douler Travayer garde l’espoir pour un avenir meilleur : « Oui petite Anne, prends patience. Prie pour que notre souffrance s’arrête. Même si aujourd'hui notre vie est difficile, petit à petit nous nous libèrerons » : « Wi Pti Ann fodre pran en pe pasyans Priye ki nou a fer fini nou soufrans Menm si ozordi i vre nou dan lapenn Nou a mars pti pa pti pa ziska nou delivrans ».

41 L’espérance se retrouve dans son chef-d’oeuvre, une espérance joyeuse, glorifiée dont l’horizon n’est plus trop lointain : « Dans les cocoteraies et les plantations de manioc, les planteurs vivent avec l’ambition d’améliorer leur niveau de vie. Chaque mesure de transpiration est un souhait de l’égalité, d’un peuple libre » : « Dan plantasyon koko, dan bitasyon manyok Zonm ki’n viv ek en dezir, pour amelyor zot standar lavi Pour sak mezir transpirasyon, ti en dezir e en vizyon Kot egalite i egziste, e en pep lib i sante ».

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42 La réalisation de l’unité du peuple seychellois est devenu un refrain triomphal qui résonne dans toutes les vallées, tous les horizons et le cœur de ceux qui luttent pour leur dignité : « Liberté ! Nous t’embrassons, nous espérons en toi ! Seychelles, notre peuple chante aujourd’hui sous le ciel : Liberté » : « O liberte / O nou anbras ou Pour byen lontan / Nou’n esper ou O Sesel, nou Sesel / Tou nou teritwar anba lesyel Ozordi sante / O o o o liberte ! »

43 Ce que Patrick Victor demande pour son peuple, c’est tout simplement la liberté, une liberté totale, économique, politique, même musicale, et le plus important encore de penser : Liberte total. Il chante la révolte contre l’oppresseur qui profite de notre soleil, de nos plages mais ne s’intéresse pas à ce que nous sommes vraiment. Il proclame notre fierté d’être une nation qui demande le respect, qui a sa langue et sa musique, Zwe sa Lanmizik.

44 L’étape finale du processus de décolonisation est la consolidation de la nation seychelloise par l’éducation de ses membres. Patrick Victor traite ce sujet avec une vision pour les générations futures et un rêve pour une liberté durable : « Nous écrirons en créole, notre langue, pour que nos enfants lisent nos traditions, qu’ils trouvent le vrai bonheur et la vraie valeur de la vie » : « Dan nou lalang nou a ekrir pour nou zanfan lir Tradisyon nou pei e vre plezir lavi Nou a edik nou, nou a enstrir nou zanfan Pour konn laverite lo valer en vivan ». (Liberte Total)

45 Dans ces vers, le thème principal est l’éducation, mais une éducation fondée sur la culture et l’histoire. La liberté de pensée de nos enfants repose sur la connaissance du passé et leur inteligence à tirer des leçons, non seulement pour l’affirmation de leur liberté, mais pour que plus jamais un Seychellois ne réduise la valeur de son frère.

46 Le vœu que l’éducation de son peuple participe à sa libération est dans plusieurs chansons de Patrick Victor. Il n’est pas nécessaire, dit-il, de chanter de jolies chansons, de faire de beaux discours, si vos belles paroles sont en contradiction avec vos actions. Il chante plusieurs dangers qui peuvent mettre en péril notre dévelopement. Par exemple, Parol illustre le pouvoir des mots dans les communautés. La rumeur et la fausse rumeur peuvent freiner nos projets.

47 La liberté économique à laquelle il fait allusion dans Liberte Total est aussi importante. Dans Sega Pionye, son protagoniste, qui prend le bateau pour aller travailler dans les îles éloignées, a conscience de l’importance de sa contribution dans la production économique. Dans O Seselwa, il chante la valeur de la force de travail : « Valer mon travay, valer ou travay Lafors nou pei ».

48 Une conséquence de l’esclavage et du « système bourgeois » est la dévalorisation des travaux agricole et domestique sur le plan social, alors qu’ils ont une grande valeur économique. Pour certains, la liberté est synonyme d’abandon de la pioche ou du sabre. Il est nécessaire de mettre l’emphase sur la valeur du travail et, en conséquence, l’égalité des travailleurs. O Seselwa glorifie le travail du travailleur et lui redonne sa place sur le plan économique : « Sur le sol devant moi se trouve à profusion cette nourriture que vous méprisez et qui arrivera bientôt sur vos tables » :

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« La dan later devan mwan nou nouritir Ki lontan zot ti dir pa bon Sa ki mon prodwi an plis Isi dan mon bwa, byento pou ariv Lo lasose anba ». (O Seselwa)

49 Même si la production agricole n’est pas vraiment un pilier de l’économie, elle mérite le respect. Ce qui est important, c’est que la pioche et le sabre soient entre nos mains pour notre travail.

50 Un peuple qui vient de naître a besoin d’un milieu en paix et solidaire pour grandir. Alors que notre indépendance et notre liberté dépendent de nous, nous avons néanmoins besoin de nous ouvrir au reste du monde pour ajouter notre maillon à la chaîne de la vie. Sur le plan culturel, il est important que nous identifions les peuples qui ont subi la même histoire que nous, afin que notre expérience commune nous aide à tracer un chemin plus sûr. C’est très important pour un petit Etat insulaire tel que les Seychelles, car l’unité fait la force : « Les peuples de l’océan Indien doivent se rapprocher pour boire le verre de l’amitié » : « Koste Pep Losean Endyen Pour nou bwar, dan sa ver lanmitye ». (Koste Pep Losean Endyen)

51 Patrick Victor, dans le rôle de griot de son peuple seychellois a une vision qui dépasse les frontières de l’archipel des Seychelles lorsqu’il chante la gloire d’Aldabra, une merveille que l’un des plus petits peuples au monde offre en héritage à l’humanité : Limn Aldabra. Il n’est pas suffisant de préserver uniquement la langue, l’écriture, la tradition. Il faut également préserver la Nature : « Seule l’harmonie de l’humanité, de la faune, de la flore, peuvent préserver la planète Terre » : « Zonm zannimo / Zarb an armoni Sanmenm sa ki tenir / Sa later ini » (× 2) (Later Ini)

52 En conclusion, il faudrait demander à Patrick Victor ce qui l’a aidé à devenir ce Seychellois exceptionnel qui mérite le titre de « griot du peuple ». Il attribue sa vocation à l’environnement dans lequel il a grandi. Ce sont ses grands parents Ton Nan (Louis Victor) et Tann Marie (Marie Victor) qui ont fait son initiation culturelle à Anse Boileau, non loin de Gravier. Ton Nan est l’un des premiers animateurs d’un groupe de kanmtole15, et, dans la cour, Patrick avait l’habitude d’écouter son grand-père jouer de l’accordéon et de voir sa grand-mère danser. Inutile de préciser qu’à cette époque, le moutya était courant. Pendant son adolescence, Patrick Victor, qui partait à l’école en ville, était dans un moutya tous les samedis rue Hangar. Cependant, il a retenu que ceux qui transportaient leur violon ou leur accordéon le faisaient en se cachant. Il n’en comprenait pas la raison parce que, pour lui, la musique et les chansons étaient naturelles. Mais comme tous les jeunes, il dévalorisait sa propre culture et essayait d’imiter les musiques populaires qui entraient dans son pays. C’était l’époque de Still Waters, et lorsqu’il a commencé à jouer de la guitare et à chanter en solo dans les hôtels, il faisait comme les autres musiciens. Il accordait sa guitare et chantait du Country and Western, les Beatles, les Abba, etc. Mais l’heure de son épanouissement était proche. Il avait obtenu l’autorisation de jouer après Ken Accouche et Paquerette Labrosse. Il a remarqué que le public composé d’Américains et d’Européens appréciaient les performances de Ken et Pacquerette, même si, de son point de vue, sa guitare était

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mieux accordée. Lorsqu’il a commencé à interpréter Bob Dylan, il a été choqué de voir le public commencer à baîller et s’en aller. Ce fut une expérience malheureuse pour lui : « J’ai pleuré », dit-il. Il a réalisé que les visiteurs connaissaient ces chansons et qu’il était difficile pour nous de faire mieux avec ce qui n’était pas à nous. Alors, toute la nuit, il a fouillé dans le répertoire de son héritage culturel les chansons créées ici même aux Seychelles, en langue créole, parce qu’il avait compris que c’était cela son avenir. Après cette soirée noire, on n’allait pas tarder à l’entendre à la radio : « Nwanr, nwanr, nwanr, me get deor koman i fernwanr… », « Dan zironmon kot Tonton Pyer » ou « Dodo Baba ». Ce fut l’instant de sa première création basée sur notre culture Tanbour Moutya.

53 Patrick Victor est un griot qui chante la liberté du peuple seychellois dont il est lui- même une personnification Zom lib : « En ville vous avez arrêté de le faire mais nous, dans les bois, nous continuons à danser le moutya et à boire du baka ». Il ose aussi chanter la croyance religieuse que nous prétendons ignorer parce qu’elle est tabou : « Il trouve le courage dans un fétiche enterré sous le sol. Nous ne croyons pas tous en la prière » : « Son kouraz, sa pti fyol anba later Pa nou tou ki kwar dan lapriyer » (Debat pour mon Rezon)

54 Par cette déclaration, Patrick Victor manifeste une décolonisation de l’esprit libéré de ce que Frantz Fanon, grand penseur de la décolonisation, nomme « Peau noire, masque blanc » ou que Sir Vidiadhar Surajprasad Naipaul16, littéraire postcolonial appelle « The Mimic Men ». Il n’est pas nécessaire que nous croyions en la puissance d’une petite fiole sous la terre, mais ce phénomène existe et a contribué à ce que nous sommes devenus aujourd’hui. Il proclame la liberté et son point de vue sur son pays dan son dernier chef-d’œuvre : Premye Sesel, Touzour Sesel !

55 La liberté de pensée de Patrick Victor l’a aidé à créer de la musique et des chansons qui ont fait de lui une star aux Seychelles et dans l’océan Indien. Il ne s’est pas contenté de chansons d’amour mais a écrit aussi des textes engagés. Ces textes en langue créole seychelloise ont fait l’objet d’une publication parue en octobre 2007 à l’occasion de la commémoration du vingt-deuxième Festival créole des Seychelles. Par cette publication, Lenstiti Kreol montre la reconnaissance de la contribution de son auteur à l’expression culturelle seychelloise et son souhait de préserver ses valeurs pour les générations futures.

BIBLIOGRAPHIE

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REVERZY J.-F., 2005, Pathologie mentale et sociale et traumatisme esclavagiste : un archétype de la créolité, Saint-Denis (La Réunion), Grand Océan.

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VICTOR P., 2007a, Kastor (En Pyes Mizikal), Seychelles, éd. Okap / Lenstiti Kreol, Edisyon festival kreol sesel, 80 p.

VICTOR P., 2007b Griyo lepep (En Koleksyon Sanson), Seychelles, éd. Okap / Lenstiti Kreol, Edisyon festival kreol sesel, 136 p.

NOTES

1. Mon fer referans a bann latitid kolonyal e bann lespri kolonize – kan nou azir e pans dapre bann tenet ki’n etabli pour nou par bann ki’n oprim nou. 2. Kanonnize (English : cannonized) savedir bann teks ki’n byen etabli koman lotorite dapre bann kriter literer e akademik oksidantal. 3. Napa dout ki Patrick Victor i en vedet lo lasenn lanmizik dan Sesel, non selman dan konteks lakantite son lodyans e son bann fàn, ki repann atraver Losean Endyen e menm dan Lerop, me osi dan konteks kalite e lakantite prodiksyon ki i’n fer. Patrick ti fer sorti son premye EP (Extended Play) ki en rikord anviron kat sanson, an 1976. 1976 ti en lannen sikse parske se dan sa menm lannen ki Patrick ti ranport Pri Lendepandans avek son sanson Nou pe vin en Nasyon. Patrick pa ti tarde pour fer sorti son premye albonm anba tit Kouler Lokal, e sa ti an 1978. Se dan sa menm lannen ki Patrick, ki ti tre aktiv lo lasenn kiltirel, ti organiz premye festival lanmizik, swivi par en dezyenm festival an 1979. Evidaman sa ti en levennman friktye kar Patrick ti fer son premye gran tour aletranze kan i ti al perform an Canada an 1980 koman reprezantan Sesel dan en pli gran versyon festival lanmizik laba. Sikse ti swiv sikse e an 1981, Patrick ti fer en gran tournen Lerop dan konpani Minis pour Tourizm pour promouvwar kiltir Sesel, sirtou dan en konteks touristik. Dan sa tournen, i’n perform , Marseille, Milan, Lausanne, Rome, Torino… En dezyenm tour Eropeen ti swiv an 1982, ki ti kilmin dan enn bann premye konkour enternasyonal ki Patrick ti ranporte. Sa ti konkour Radio France International kot i ti ganny pri Découvertes 83 e i ti osi ganny selekte pour meyer performans. Karyer Patrick in kontinyen briye dan sa bann lannen e sa in marke par en seri albonm ki’n fer gran sikse lo marse Sesel e dan Losean Endyen ensi ki parmi bann kominote Kreol atraver lemonn. Parmi bann pli koni i Redanmsyon, Retour, Memory Lane, Mozaik, Bwa Gayak… Me Patrick pa’n zis konsantre lo son prop karyer lanmizik akoz toudilon son karyer, i’n partaz son talan e lantouzyasm avek lezot pour byennet son pep. Se atraver son lanmour pour son leritaz kiltirel, ki i eksprim dan son lanmizik ki Patrick in non selman organiz plizyer konser lanmizik lo nivo nasyonal, me osi kree e partisip dan bann pyes teat ki’n fer bokou sikse isi Sesel. Parmi, i annan son prop kreasyon, Kastor, e rol kle ki i’n zwe dan ladaptasyon pyes Molière, Lanmour i en Dokter. Patrick in osi zwe en rol kle dan kreasyon e devlopman en latroup kiltirel e foklorik pour Sesel. Me bann artis pa’n zanmen war li fasil pour egziste akote bann prekonsepsyon lasosyete lo valer imen e valer kiltirel, e apre plizyer dezilizyon, Patrick ti kit Latroup Nasyonal pour kree son prop group Bwa Gayak, e dan sa enn tantativ osi, i’n fer bokou sikse nasyonal e enternasyonal, kot i ti menm ganny promouvwar koman The new sound of the nineties par lakonpannyen Totem Records ki baze an Frans ki siport bokou bann lanmizik « etnik ». Ozordi, Patrick pe konsantre en pe plis lo son son prop laspirasyon personnel e kreasyon lanmizik ankor pli mir vizavi son leksperyans. Dan son prop mo, i’n kree en baz loperasyon pour bann proze kiltir ki serye kot bann group ki enterese dan prodiksyon otantik, e non selman en prodiksyon vit vit lo konpiter, i

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ganny sans fer repetisyon, anrezistre, eks. Sa baz i apel Back to Back Creation e i sitye Bel Ombre. Patrick i ankor pe kree e son piblik i kapab ekspekte ankor bokou plis albonm sorti kot li. 4. Zeneralman, dimoun i konn Kastor koman en lesklav ki ti sov dan bwa e viv en lavi maron o defi bann met plantasyon e kolon ki ti’n anmenn oubyen aste lesklav Sesel. Sa ti dan bann lannen 1800. I annan ki dir vagman ki Kastor ti rann son lekor e ki i ti vin tret akoz se li aprezan ki ti sas son bann frer lersklav dan bwa. I annan ki senpleman pran Kastor koman en ero, sirtou bann Seselwa ki santi vagman en idantifikasyon avek Kastor etan ki bann desandans lesklav ki bezwen, apre en long peryod kolonizasyon, bann ero pour idantifye avek. Napa dout ki Kastor ti en karakter ki merite sirviv dan nou listwar, akoz pour en ‘Nwanr’ ganny en tel dokimantasyon parey in gannyen dan rezis bann lotorite son lepok, i ti bezwen annan serten tre eksepsyonnel dan son karakter. Dezyenmman, si vreman sa Kastor ki’n dokimante koman komander dan lapolis i vreman nou Kastor ki nou konsider koman en ero, e byen, pour servi ras bann oprese pour siprim zot i en vye trik ki bann kolonizater ti rennyen avek. Petet Patrick Victor i annan rezon mefyan sa bann dokiman arsiv ki bann ansyen « opreser » in kit pour nou. Apre tou, Kastor li menm pa’n kapab kit zot temwanyaz personnel, lefet ki Nwanr sa letan pa ti ekri. Petet serten desandans i konn sa zistwar, e si nou serse nou a trouve ! 5. Dans le sens de société regroupant des scientifiques, des hommes de lettres, des artistes… 6. Patrick Victor est incontestablement une vedette sur les chaînes musicales des Seychelles, non seulement au regard de son audience et de ses fans dans l’océan Indien et dans le monde, mais aussi par rapport à la qualité et la quantité de sa production. Son premier EP (Extended Play) était un enregistrement de quatre chansons ; c’était en 1976, une année faste, ponctuée par le Prix de l’Indépendance avec sa chanson Nou pe vin en Nasyon. En 1978, il a gravé son premier album Kouler Lokal et a organisé un festival de musique. Ce festival fut suivi d’un deuxième en 1979. Ce fut fructueux puisqu’il fut invité à participer à un festival plus important au Canada, en tant que représentant des Seychelles. De succès en succès, il fit une grande tournée en Europe, en 1981, avec le ministre du Tourisme pour promouvoir les Seychelles. Il a joué à Monaco, Marseille, Milan, Lausanne, Rome, Turin… Il fit un deuxième tour européen en 1982. En 1983, il a obtenu le prix Découvertes 83 qui récompensait le meilleur artiste d’un concours organisé par Radio France International. Sa carrière a continué à être florissante avec une série d’albums qui ont eu du succès dans les communautés créoles du monde entier. Parmi les plus connus, Redanmsyon, Retour, Memory Lane, Mozaik, Bwa Gayak… Il ne s’est pas contenté de se concentrer sur sa carrière musicale mais a mis son talent et son enthousiame au service de son peuple à travers sa passion pour son héritage culturel. Il a organisé plusieurs concerts au niveau national et a participé à plusieurs pièces de théâtre dont une de ses creations, Kastor, et a été l’un des acteurs d’une adaptation d’une pièce de Molière, Lanmour i en Dokter. Il a quitté Latroup Nasyonal pour créer son propre groupe Bwa Gayak, et a fait la promotion de The new sound of the nineties par la compagnie Totem Records basée en France. Il a créé une base opérationnelle pour les projets culturels pour des groupes interessés dans une production authentique et pas seulement une production rapide sur ordinateur, une base où on peut avoir l’opportunité de répéter, enregistrer, etc. Cette base s’appelle Back to Back Creation et est située à Bel Ombre.

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7. Bananes en bouillie. 8. Daube de fruit à pain. 9. Daube de biscuits. 10. Zak : fruit du jacquier, arbre de la famille des Moracées, originaire d’Asie. À maturité, on consomme nature la chair jaune des gousses. Les graines (lagrenn zak) peuvent aussi être consommées, cuites à l’eau. 11. Variété d’arbre à pain, aux fruits comestibles. 12. Probablement importé par les esclaves d’Afrique, le moutia ou moutya se déroule sur la plage, autour d’un feu, à la lueur de la lune. Son rythme répétitif rappelle celui du de La Réunion et des séga traditionnels de Maurice et de Rodrigues. Il faut d’abord chauffer les tambours près des flammes, pour les accorder et donner le tempo. Au nombre de trois, les tanbous-moutia, ronds et plats, sont tendus d’une peau de cabri. Entonnés sous la forme d’un dialogue spontanément improvisé entre un homme et une femme, les chants racontent l’exil, l’exploitation quotidienne dans les plantations et le rêve d’une vie meilleure. Pleins d’humour, ils mêlent complaintes, satire sociale et histoires d’amour. L’alcool du baka aidant, les esclaves s’accordaient jadis en ces occasions une grande liberté d’expression. 13. Le baka est une boisson produite par la fermentaion du jus de la canne à sucre, alors que le kalu est du vin de palme ou de coco. 14. Dans la tradition orale, Kastor est un esclave marron intègre. Selon des documents conservés aux Archives des Seychelles, il se serait rendu et serait devenu un redoutable chasseur de Noirs marrons. Pour Patrick Victor qui en a fait un héros dans sa comédie musicale et pour Penda Choppy, il est impossible qu’il soit un traître, les documents ayant été écrits par des membres de la classe dominante. 15. D’origine européenne et surtout française, les danses du kanmtole ou kamtolé comprennent la valse, la polka ─ qui a donné naissance à plusieurs variantes de Scottish ─ la mazurka, la berline, l’écossaise et la contredanse (ou quadrille hérité de la cour de Louis XIV). Ces danses suivent en principe les rythmes de deux violons, d’une mandoline, d’un banjo, d’un accordéon, d’une grosse caisse, d’une caisse claire, de cymbales et, instrument primordial, d’un triangle. Exprimant généralement la gaieté, ces danses se pratiquent encore dans les bals, les mariages et autres fêtes populaires. 16. Né à Trinidad dans une famille d'ascendance indienne.

RÉSUMÉS

Les peuples créoles et, dans notre cas, ceux des archipels du sud-ouest de l’océan Indien sont liés par leur passé colonial et portent en eux un « virus fondateur » : celui du traumatisme esclavagiste. Ce traumatisme ressurgit dans les académies post-coloniales que des militants anticolonialistes trouvent trop « euro-centrés ». Se référer majoritairement à des experts étrangers qui n’ont pas partagé la même réalité que les peuples colonisés a contribué à ce que plusieurs d’entre nous soient devenus des imitations de nos colonisateurs. Cependant, malgré les

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séquelles de la colonisation dans nos propres mentalités et la dominance des points de vues occidentaux dans nos références historiques et culturelles, nous avons quand même recours à la mémoire traditionnelle qui nous permet de revendiquer une expertise locale. Cette mémoire se transmet surtout par voie orale, notamment dans les histoires, les proverbes, les jeux de mots et surtout les chansons. C’est justement à travers ses chansons et en particulier une comédie musicale que Patrick Victor, que l’on peut considérer comme un griot du peuple seychellois, véhicule l’histoire et la culture seychelloise. La simplicité et la réalité de ses chansons qui retrace la naissance et le vécu d’une nation, démontre la fierté le courage et l’émancipation du Seychellois en tant que peuple qui revendique son passé d’esclavage et même son affiliation occidentale, mais qui dénonce toute forme de domination ou d’oppression.

The Creole peoples and, in our concern, those of the archipelagoes of southwestern Indian Ocean are bound by their colonial past and carry in them a “founding virus”: that of the slave trauma. This trauma re-appears in the post-colonial academies which anti-colonialist activists find too much “euro-centered”. Refering mainly to foreign experts who did not share the same reality as the colonized peoples contributed to the fact that several of us became sheer imitations of our colonizers. However, in spite of the side-effects of the colonization on our own mentalities and the dominance of the western points of view in our historic and cultural references, we all the same resort to our traditional memory which allows us to claim a local expertise. This memory is conveyed through orality, particularly stories, proverbs, puns and especially songs. It is exactly through his songs and in particular through a musical comedy that Patrick Victor, whom we can consider as a Seychelles’ griot, conveys the history and the Seychelles creole culture. The simplicity and the reality of his songs which recall the birth and the true-to-life experience of a nation demonstrate the pride, the courage and the emancipation of Seychellois people as being those who claim their past of slavery and even their western membership, but who denounce any aspect of domination or oppression.

INDEX

Keywords : Seychelles Islands, Song, Freedom, Creole Language, Moutya, Kanmtole Index géographique : Seychelles (archipel) Mots-clés : chanson, liberté, langue créole, moutya, kanmtole

AUTEURS

PENDA CHOPPY Directrice de l’Institut créole de Mahé, Seychelles [email protected]

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La Route de l’esclave et de l’engagé dans les îles et pays du Sud-Ouest de l’océan Indien Une thérapeutique de la mémoire pour servir une identité créole indocéanique…

Sudel Fuma

NOTE DE L’AUTEUR

Nous préférons le terme indocéanique à celui d’« indianocéanie » qui a fait l’objet de débat lors du dernier colloque organisé par la Commission de l’océan Indien en juin 2013 à l’Île Maurice. La colonisation de ces espaces géographiques s’intégre dans un espace francophone et non anglophone.

1 Quel sens donner au programme de l’Unesco La Route de l’esclave et de l’engagé dans l’océan Indien ? Pourquoi la mobilisation des chercheurs, des réseaux associatifs, des institutions politiques qui soutiennent et participent à ce programme de commémoration de faits d’histoire qui ont laissé des traces douloureuses dans l’inconscient des populations des pays de cette partie du monde ? Quels objectifs sous- tendent les actions mises en œuvre par la Chaire Unesco de l’Université de La Réunion et l’association Historun à l’origine des différentes étapes réalisées depuis le 8 décembre 2004 ?

2 Pour répondre à toutes ces questions, il faut se référer à l’histoire des pays bordiers et des archipels de l’océan Indien et à un de leurs points communs : la place du système esclavagiste dans l’organisation des sociétés pré-coloniales et coloniales qui se sont développées dans ce vaste espace géographique continental et insulaire. En effet, bien avant l’arrivée des Européens et de leurs pionniers, des Portugais à la recherche d’une route maritime des épices en contournant le sud de l’Afrique, les Indo-Mélanésiens, les Indiens, les Chinois et les Arabes sillonnaient déjà l’océan Indien, pratiquant le commerce des objets artisanaux en provenance de leur pays mais aussi la traite des

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esclaves en direction du Monde arabe et de l’Asie. La présence des Indo-Mélanésiens à Zanzibar, le pays des Zandj, Noirs d’Afrique de la côte Est, est attestée dès le Ve siècle après Jésus-Christ et probablement si l’on en croit les premiers résultats des recherches archéologiques entreprises par le CNDRS aux Comores en partenariat avec les chercheurs de l’Université d’Oxford (Bourhane Abderemane 2013). Ces navigateurs intrépides qui connaissaient les secrets des courants marins dominaient les échanges commerciaux entre l’Asie et l’Afrique reliant les ports de ces deux grands continents. Ils ne sont pas les seuls à avoir traversé l’océan Indien. Les Indiens, les Chinois, les Arabes sont leurs concurrents et se partagent les bénéfices des trafics commerciaux. Avant la propagation de l’Islam sur la côte Est de l’Afrique, les commerçants et navigateurs arabes étaient déjà présents dans cette zone géographique, influençant les modes de vie des populations côtières par leur apport linguistique et leur savoir-faire technique. Lors de leurs déplacements dans le canal du Mozambique et de leur séjour temporaire ou permanent dans les îles de ce bras de mer entre l’Afrique et Madagascar, ils débarquaient des Africains, esclaves ou libres, qui constituent le noyau ancien du peuplement de Madagascar et de celui de l’archipel des Comores.

3 Au centre des échanges commerciaux, la traite des esclaves africains occupe une place essentielle. Certes, l’ivoire et les minerais précieux ont toujours été recherchés par les navigateurs asiatiques. Toutefois, dès le Ve siècle, des cargaisons d’esclaves noirs sont acheminées en Asie et dans le Monde arabe par les navigateurs indonésiens, arabes et indiens, trouvant un nouveau profit dans ce commerce lucratif. S’ils pratiquent des razzias de villages africains côtiers, ils sont aussi alimentés en esclaves par les tribus africaines qui se font la guerre et qui vendent les prisonniers aux négriers de l’époque pré-coloniale. Avec le transfert des Noirs vers l’Asie, le Monde arabe et l’Inde, l’esclavage s’est propagé dans ces contrées, participant à leur développement économique et s’imposant dans l’organisation de nouvelles sociétés culturellement différentes. Les Noirs africains en Inde et les Noirs africains dans le Monde arabe s’adaptent aux cultures de leur pays d’accueil. Dans les îles du sud-ouest de l’océan Indien occidental, ils conservent leur culte et leur culture d’origine bantou jusqu’à l’arrivée de l’Islam qui deviendra la religion de l’élite. Au VIIIe et IXe siècle, les Arabes s’imposent à leur tour dans l’océan Indien, mettant fin à la domination indo- mélanésienne des mers du Sud (Allibert 1984 : 13-73 ; Allain 1976). Le commerce des esclaves est au centre des activités commerciales pratiquées par les navigateurs arabes. Des milliers d’Africains sont acheminés vers le territoire d’Oman et de Mascate et redistribués dans les royaumes d’Asie mineure. Ils sont employés dans les champs ou deviennent domestiques de leurs riches propriétaires. Les jeunes femmes, particulièrement recherchées pour alimenter les harems, représentent un produit de qualité négocié à des prix forts par les négriers arabes.

4 Dans le sud-ouest de l’océan Indien, les navigateurs indonésiens et arabes ont contribué à installer le système de l’esclavage dans l’organisation des sociétés pré-coloniales. Ainsi dans les îles Comores et dans le Nord de Madagascar, au VIIIe siècle, l’esclavage est déjà un fait de société. Les commerçants arabes qui s’installent à Anjouan, à la Grande Comore, à Mohéli ou à Mayotte possèdent de nombreux esclaves ruraux ou urbains. Les Arabes de ces îles sont devenus les principaux négriers de l’océan Indien, les îles étant idéalement situées dans le canal du Mozambique entre Madagascar et le continent africain. Les populations d’origine africaine du Nord de Madagascar ─ les Betsimisaraka ou les Sakalava ─ deviennent à leur tour esclavagistes, achetant hommes, femmes et

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enfants en Afrique et les redistribuant auprès des différents groupes de populations déjà installées dans leur pays (Flacourt 1658). À Madagascar, aux Comores, en Afrique de l’Est, l’esclavage avant l’arrivée des Européens est donc devenu un véritable fait de société, un système inégalitaire qui n’est pas contesté par les pouvoirs politiques en place.

5 Avec l’arrivée des Européens, le système esclavagiste dans l’océan Indien n’est plus le monopole des pouvoirs indigènes. À la recherche de nouveaux marchés et de nouvelles ressources, les compagnies de commerce européennes viennent concurrencer les négriers du Monde Arabe et finissent par réduire leurs champs géopolitiques d’intervention à la fin du XIXe siècle. Les Portugais prennent possession du Mozambique et les Français des îles Mascareignes. Les Anglais sont présents dans l’océan Indien au XVIIIe siècle et participent à la traite négrière. Les Français s’installent à Fort-Dauphin, dans le sud-est de Madagascar, en 1642 et, quelques années plus tard, à Bourbon en 1665 (Manjakahery 2013). Les échanges avec les populations locales ne sont pas toujours faciles, mais la supériorité militaire des Européens leur permet de contrôler des positions stratégiques choisies pour leur activité commerciale. La « diplomatie du canon » est parfois utilisée comme argument dissuasif contre toute velléité de résistance. La colonisation des nouveaux espaces ─ les îles Mascareignes ─ et des terres déjà occupées par les populations de l’océan Indien sur la côte Est d’Afrique et le Sud de l’Inde devient une réalité politique au XVIIIe et XIXe siècle. Les Portugais s’installent durablement au Mozambique, les Français et les Anglais en Inde et dans les îles Mascareignes (Estancelin 1832, Cornevin 1962, Ferrand 1923-28). L’agriculture coloniale qui se développe dans les îles de l’océan Indien nécessite le déplacement d’une main- d’œuvre réclamée par les colons européens. Celle-ci aurait pu venir d’Europe où la pauvreté des populations et la croissance démographique provoquaient des crises sociales et politiques. Les Compagnies des Indes préféreront puiser dans les réservoirs de main-d’œuvre locale trouvant de nombreux avantages économiques. Le commerce des esclaves étant déjà une pratique courante dans les pays convoités par les nouveaux colons, ils investissent cette activité nouvelle pour ravitailler en main d’œuvre les îles de l’océan Indien. Sur la côte africaine, les pouvoirs locaux complices de ce trafic trouvent aussi leurs propres avantages : nouvelles marchandises venues d’Europe, armes, munitions, etc. Avec l’arrivée des Européens, le phénomène de l’esclavage et son corollaire, la traite des esclaves, s’amplifient, transformant les conditions de vie des populations locales. Quatre millions de personnes sont déportées d’Afrique vers Madagascar, les Comores et les îles Mascareignes du début du XVIIIe à la fin du XIXe siècle ! Les conséquences de ces déplacements forcés sont considérables dans les pays d’origine et dans les pays d’accueil. Dans les pays où l’esclavage était pratiqué depuis l’Antiquité, les besoins en main-d’œuvre esclave des Européens changent les règles du marché traditionnel du commerce des esclaves. Avant l’arrivée des négriers européens, les esclaves ─ prisonniers de guerre, esclaves pour dettes ou razziés ─ sont utilisés sur le marché interne africain ou malgache pour des tâches domestiques et rurales dans le cadre d’une économie traditionnelle. Les jeunes femmes, destinées aux harems, sont particulièrement recherchées par les négriers et vendues aux négriers arabes. La grande plantation organisée et structurée selon un mode capitaliste de production n’existe pas en Afrique et à Madagascar. Des cargaisons d’esclaves, en majorité des jeunes hommes en pleine force de l’âge, vont quitter leur pays d’origine pour les colonies européennes de l’océan Indien (Fuma dir. 2004). L’Afrique est privée d’une partie de cette force de travail. La demande des négriers européens attise les

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rivalités locales et les guerres entre les communautés locales. L’esclavage devient le moteur de l’économie africaine bouleversant l’équilibre traditionnel et démographique des régions les plus concernées. Les populations du Mozambique, Yao, Makondé, Makwa, sont les principales victimes de l’esclavage, asservies par les colons portugais ou déportés dans les îles de l’océan Indien (Allibert 1984 : 120-148). Une traite vers l’Amérique du Sud est mise en place par les négriers européens.

6 Dans les pays où sont débarqués les esclaves, la séparation avec la terre d’origine est définitive. Ils perdent leurs repères identitaires et sont soumis au rythme concentrationnaire de la vie des camps d’esclaves. La culture d’origine est broyée par le système colonial. La législation européenne du Code Noir donne aux esclaves un statut juridique contraignant. L’esclave est objet selon la loi, mais pénalement responsable s’il porte atteinte à l’ordre colonial. Les résistances ─ marronnages, révoltes ou tentatives de révoltes ─ sont sévèrement réprimées (Prosper 2003 : 208). La révolte de Saint-Leu à Bourbon en 1811 se termine par un procès expéditif et la condamnation à mort de 18 esclaves. Jusqu’à l’abolition juridique du système de l’esclavage par les Anglais en 1833 et les Français en 1848, les populations esclaves des îles de l’océan Indien n’échappent pas à la rigueur du système esclavagiste, même si on observe des améliorations dans la législation concernant le travail des esclaves et le régime disciplinaire (Fuma 1992).

7 Après les abolitions en 1833 et 1848 dans les pays de l’océan Indien, des formes dérivées se substituent à l’ancien système sous les appellations d’« engagisme » ou de « coolies trade ». Les préjugés racistes, dévalorisants à l’encontre de l’ancienne population servile et des engagés africains, indiens ou chinois, infériorisent les descendants d’esclaves et les nouveaux arrivants. Les stéréotypes discriminatoires, employés par les anciens esclavagistes, restent profondément ancrés dans les mentalités des populations de l’océan Indien au XXe siècle (Poirier et Fuma 2004). Un exemple : « la fêt Kaf » qui commémore l’abolition de l’esclavage en 1848 dans l’ancienne colonie française de Bourbon, devenue La Réunion en 1848, n’est pas reconnue, ni autorisée par les autorités. Il faut attendre le mandat du président de La République François Mitterrand pour que la date de l’abolition de l’esclavage dans les anciennes colonies françaises devienne un jour férié par décret, en 1982, un an après l’élection présidentielle. Cette décision politique intervient dans une période de réveil culturel venant du monde associatif et artistique. Dans les années 1970-1980, le groupe Ziskakan, composé d’intellectuels et d’artistes réunionnais commémore l’abolition de l’esclavage malgré le refus des autorités locales. Cette prise de conscience s’inscrit dans le combat politique mené par le Parti communiste réunionnais qui revendique la fin de l’aliénation coloniale qui perdure après la « départementalisation » de l’île en 1946 et la reconnaissance des valeurs culturelles héritées des ancêtres esclaves. Le maloya, patrimoine musical, né aux contacts des échanges de populations africaines, malgaches et indiennes, est au centre de ce renouveau culturel. Firmin Viry, Gan Moun Lélé, Gran Moun Baba et, dans leur mouvance, Daniel Waro, seront les porteurs artistiques du réveil culturel réunionnais (Fuma 2004). Parallèlement l’émergence d’une élite intellectuelle, composée d’universitaires réunionnais, de poètes et d’écrivains, s’intéressent à la question fondamentale de l’abolition de l’esclavage. Alain Lorraine, Daniel Honoré, Boris Gamaleya, Joseph Varondin, Carpanin Marimoutou, Christian Barat, Eve Prosper, Sudel Fuma animent les débats et alimentent de leurs réflexions sur la question de l’esclavage. Les institutions politiques locales, les collectivités municipales et les collectivités locales régionales finissent par reconnaître l’importance de ce réveil identitaire et apportent leur soutien aux manifestations associatives dans

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les années 1980-1990. La commémoration du 20 décembre, jour anniversaire de l’abolition de l’esclavage à La Réunion en 1848, devient une véritable institution, trouvant une adhésion très forte dans la population réunionnaise. En 1998, les partis politiques, toutes tendances confondues, participent à la commémoration du cent- cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage sous l’égide de l’Unesco. Le poids de cette institution internationale a été déterminant dans le choix politique des élus réunionnais. Ils obtiennent le label international de l’Unesco et la création d’une chaire universitaire à l’Université de La Réunion, chargée de réfléchir sur la question de l’interculturalité dans la zone des iles et pays du sud-ouest de l’océan Indien. La mise en place de cet outil de réflexion se fait sous la direction du Pr. Edmond Maestry, vice- président de l’Université de La Réunion et professeur d’histoire contemporaine. En 2003, le professeur Sudel Fuma prend le relais d’Edmond Maestry et oriente les travaux de la Chaire de l’Unesco de La Réunion autour des problématiques de l’histoire et de la mémoire de l’esclavage. Un réseau de recherches est installé dans les universités de la zone océan Indien, impliquant particulièrement les universités de Madagascar, de l’Île Maurice, du Mozambique et de l’Inde du Sud. Le gouvernement malgache accepte l’idée de réaliser à Fort-Dauphin une commémoration solennelle, matérialisée par la réalisation de stèles de la mémoire sous la forme de deux œuvres d’art, sculptées dans la pierre pour durer dans le temps et rappeler aux Malgaches et aux habitants les liens historiques qui les unissent. La Chaire Unesco de La Réunion s’engage à poursuivre le programme de la route des stèles et à relier tous les pays de la zone océan Indien ayant connu l’histoire de l’esclavage et de l’engagisme. La première étape de la Route de l’esclave dans l’océan Indien occidental est réalisée le 8 décembre 2004 à Fort-Dauphin, haut-lieu de la traite des esclaves du Sud de Madagascar. Le 16 décembre 2005, la ville de Saint-Paul à La Réunion inaugure à son tour un lieu de mémoire qui s’inscrit dans le cadre de la Route de l’esclave. Une artiste réunionnaise, Dolaine Courtis, et un artiste malgache, Rabemananjara, réalisent sur le front de mer de la ville, six sculptures de pierres, rappelant l’arrivée des premiers esclaves malgaches de la diaspora. Après Madagascar et La Réunion, un jardin de la mémoire est créé le 23 août 2007 à l’Ilha da Mozambica au Mozambique, île où étaient entreposés les esclaves du continent avant leur départ pour les îles de l’océan Indien. L’Île Maurice, le 1er février 2009 et Mayotte, le 27 avril 2009, reçoivent les œuvres d’artistes sculpteurs pour honorer la mémoire des ancêtres esclaves. À Maurice, « Le Morne », montagne qui symbolise la résistance des esclaves marrons et qui est classé patrimoine de l’Unesco en 2009, est choisi comme lieu d’accueil des stèles mémoires. À Mayotte, le Conseil général de ce territoire français, détaché politiquement de l’archipel des Comores depuis le 6 juillet 1975, propose le littoral de la commune de Mamoudzou pour l’installation des œuvres d’art. Celles-ci seront réalisées par un artiste mahorais, un artiste mozambicain, un artiste malgache et une artiste réunionnaise. Le 22 janvier 2010, la ville de Pondichéry accueille la Route de l’esclave et de l’engagé en Inde. Un artiste indien sculpte un bateau de pierre orienté vers les îles de l’océan Indien, témoignage contemporain des liens entre l’Inde et sa diaspora. Pour terminer la décennie de la Route de l’esclave dans l’océan Indien et les continents ayant contribué au peuplement de cette zone géographique, la dernière étape du programme sera finalisée le 13 octobre 2013 à Meixxian en Chine du Sud. En effet, pendant la période de l’esclavage et surtout pendant celle de l’engagisme, des Chinois, principalement hakkas et cantonnais, ont été transportés dans les îles de l’océan Indien, participant eux aussi au processus de créolisation (Tsang Man King 2013).

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8 Le marquage symbolique de la Route des esclaves et engagés dans les pays de l’océan Indien répond à une nécessité impérieuse de réparations morales qui s’exprime inconsciemment dans l’expression culturelle des populations de l’océan Indien. Pendant des décennies après l’abolition des esclavages par les Européens, le refus de reconnaître l’histoire de l’esclavage comme un élément fondateur de la colonisation a tourmenté l’inconscient des descendants d’esclaves. Ces derniers ont ressenti le déni d’histoire et de mémoire comme une douloureuse atteinte à la dignité de leur ancêtres, une humiliation supplémentaire qui se rajoute à un passé douloureux et difficile à supporter. La sacralisation de ce passé par des symboles artistiques est une réponse au drame de la rupture mémorielle après les abolitions de l’esclavage. Par l’art et l’imaginaire des artistes, le socle symbolique des populations contemporaines des îles et pays du Sud-Ouest de l’océan occidental, à savoir la mémoire des ancêtres, retrouve sa place dans le temps présent.

BIBLIOGRAPHIE

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ANNEXES

Texte de Christian Barat en hommage à son Pti frèr Sudel

Texte créole de Christian Barat inspiré par une prière indo-tibétaine lue par Laure Zamora à l’occasion de l’incinération de la maman de Florence Callandre à Biarritz en avril 2014. Ce texte a accompagné l’immersion des cendres de Sudel Fuma le 30 juillet 2014

Le 30 - 07 - 2014 à 9h 55 : 20° 51’ 88’’ S - 55° 32’ 70’’ E

Se merkredi matin « SNS-255 » i tang i roul dann lam la mer, o larj, vizavi le por Sainte- Marie. A bor pou enn ti ninstan ankor, moin sé ryenk enn tigiginne la sann dann bra nénenn Dolaine, ma mémoir. In lèz la famiy é detroi dalon dalone lé la dann souf lalizé : Rayhaan mon garson, Dominique, Morgan, Bernard, Paul, Solange, Florence, Christian. Nout zanj gardyen Snsm, Céline e son troi dalon sovter i vey su nou. Troi journalis Réunion Première ek Antenne Réunion lé a koté. Pa tro loin, dan souf lalizé, in kok de noi i paret, i disparet, i raparet dan la vag. I bouj, i balans, Morine ma fiy, son garson, sa fiy ek dot fidel dalon, si telman mon pti garson i kri : « Dieu, protège nous ! » I bouj, i tang, i roul, i fo mi sava Vin degré - Sinkankt é une minut - Katro-vin-uit segonn - Sud ! Sinkant sink degré - Trant de minut - Soisant dis segonn - Est ! Siouplé larg amoin, Siouplé lès amoin navig si mon loséan Moin na sitantèlman pou fer Moin na sitantèlman a voir Pler pa kan zot i pans amoin Majine plito tou l-boner zot la donn amoin Moin la donn azot mon lamityé

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Zot la donn amoin zot lafeksyon Mersi ankor mersi Aster lariv lo tan pou moin voiyaj tousel In bou d-tan zot sra tris I fo pa zot i arèt karaoké In bou d-tan nou sra separé Lès souvnans kalm zot malizé Moin lé pa loin, la vi i kontinu Si zot la bezoin amoin, apèl amoin Mèm zot i voi pa moin, moin sra la Ékout zot ker, zot va antann la douser lamour moin na pou zot Kan sra le moman pou zot alé, moin sra la pou akey azot Pa bezoin zot i rod amoin pou pleré Moin lé pa la, kroi pa mi dor Amoin mèm zétinsel La Fournaise Amoin mèm lalizé Amoin mèm la lumièr dann fler kann Amoin mèm la farinn la plui Amoin mèm frui d-la pasion Blaziou Amoin mèm ti tèktèk dann rédiyon Amoin mèm la klèrté la plenn lune Amoin mèm le shanté la mer Roul la roul Fé roulé rouler Kayanm bé-kayanm Sudel ! Lé la, lé pa la ? Pa bezoin pleré ! Rod pa moin ! Moin lé pa la ! Moin lé partou ! Mi maronn !

Prière Indo-tibétaine :

À ceux que j’aime et qui m’aiment

Quand je ne serai plus là, relâchez-moi, laissez-moi partir : J’ai tellement de choses à faire et à voir. Ne pleurez pas en pensant à moi : Soyez reconnaissants pour les belles années. Je vous ai donné mon amitié ; vous pouvez seulement deviner Le bonheur que vous m’avez apporté. Je vous remercie de l’amour que chacun, vous m’avez démontré ; Maintenant il est temps de voyager seul. Pour un court moment vous pouvez avoir de la peine, La foi vous apportera réconfort et consolation. Nous serons séparés pour quelque temps, Laissez les souvenirs apaiser votre douleur. Je ne suis pas loin et la vie continue… Si vous avez besoin, appelez-moi et je viendrai, Même si vous ne pouvez me voir ou me toucher, je serai là, Et si vous écoutez votre cœur, vous éprouverez clairement La douceur de l’amour que je vous apporterai. Et quand il sera temps pour vous de partir Je serai là pour vous accueillir.

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N’allez pas sur ma tombe pour pleurer : Je ne suis pas là car je ne dors pas. Je suis les mille vents qui soufflent, Je suis le scintillement des cristaux de neige, Je suis la lumière qui traverse les champs de blé, Je suis la douce pluie d’automne, Je suis l’éveil des oiseaux dans le calme du matin, Je suis l’étoile qui brille dans la nuit. N’allez pas sur ma tombe pour pleurer. Je ne suis pas là : je suis partout.

RÉSUMÉS

Le système esclavagiste a longtemps été au centre des sociétés pré-coloniales et coloniales qui se sont développées dans les pays bordiers et insulaires du sud-ouest de l’océan Indien. Chaque étape de la Route de l’esclave et de l’engagé dans l’océan Indien, un programme Unesco, conduit par la Chaire Unesco de l’Université de La Réunion et l’association Historun dirigées par Sudel Fuma, est marquée, depuis 2004, par une stèle qui répond symboliquement au drame de la rupture mémorielle après les abolitions de l’esclavage.

The slave system was for a long time in the center of the pre-colonial and colonial societies which developed in bordiers countries and islanders of the southwest of the Indian Ocean. Every stage of the Road of the Slave and the Indentured in the Indian Ocean, an Unesco program, driven by the Unesco Pulpit of the University of Reunion and the Historun association managed by Sudel Fuma, is marked, since 2004, by a stele which answers symbolically the drama of the memory gap, after abolitions of slavery.

INDEX

Mots-clés : eclavage -- abolition, route des esclaves, colonisation, mémoire Index géographique : océan Indien Keywords : Slavery Road, Indian Ocean, Colonization, Abolition, Memory, Slavery

AUTEUR

SUDEL FUMA Professeur d’histoire, Université de La Réunion, Directeur de la Chaire Unesco

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Les manifestations constitutionnelles de l’identité Les choix et dilemmes de La Réunion

Laurent Sermet

1 La Constitution peut-elle être un traceur d’identité ? Le regard sociologique en doutera fortement, car il n’y verra qu’un texte cristallisé, arrêté par des forces politiques en tension permanente, qui ne retrace qu’un compromis instantané du jeu politique. Un texte, qui ne saurait en aucune façon rendre compte de la complexité sociale, du processus continu d’actions, d’interactions et de rétroactions sociales. Le regard juridique sera plus affirmatif, tout en devinant les bornes de son positionnement : le droit, si tant est que sa définition soit consensuelle, n’est qu’une facette du jeu social. Cette précaution prise, ses racines lui semblent multiples et la liaison entre la société et la formalisation juridique relève de l’évidence. La Constitution, acte juridique suprême, ne saurait être un mode abstrait d’organisation des pouvoirs puisqu’elle puise ses inspirations dans une philosophie politique, dans une histoire nationale et dans la société. C’est aussi un acte vivant qui fait l’objet de révisions et est l’objet d’interprétations multiples. Elle reflète et exprime, d’une façon très lointaine et en surface certes, un élément d’une identité nationale. Et pas seulement une identité de nature institutionnelle, car elle peut avoir un effet recognitif d’identité sociale et culturelle.

2 Le projet d’une « identité constitutionnelle réunionnaise » ne relève pas de l’évidence, tant la Constitution française est bâtie sur un modèle égalisateur qui fait des différences et des particularismes des exceptions douteuses et constamment interrogées. Ce modèle prend ses racines dans la Révolution française et le premier Empire qui ont profondément œuvré pour opérer une rupture avec le mode politique, juridique et social de l’Ancien régime. L’universalité de l’homme, sous la forme de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, a été imaginée avant de devenir le texte de référence de l’identité française. Le texte a traversé les temps pour faire partie aujourd’hui du patrimoine juridique constitutionnel français. L’identité française est structurée autour d’un projet unitaire, « monologuiste », égalisateur, qui rend compte de cette passion française pour l’égalité. Et même s’il

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s’agit d’un mythe, et pour certains d’une franche illusion, la portée prescriptive du modèle semble aujourd’hui encore fédérative et performative.

3 Le monisme, comme élément de l’identité et de la culture françaises, n’est pas, au-delà de ces premières apparences simplificatrices, un ensemble homogène et statique. Il s’agit d’un processus complexe et dynamique porté par deux pactes qui agissent en complémentarité. Le pacte républicain, qui est fondé sur une axiologie à trois composantes : l’égalité de tous devant la loi, l’unicité du peuple français et l’indivisibilité de la République. Ce premier pacte apparaît transcendant, unificateur et pérenne. Le pacte constitutionnel semble mettre en œuvre celui-ci mais vise aussi à répondre aux besoins de son époque. Le pacte constitutionnel est traversé de divers courants et mouvements, qui ne peuvent être réduits à des oppositions telles qu’un mouvement jacobin, centralisateur, associé à une politique de droite, et le mouvement girondin, décentralisateur, associé à une politique de gauche. Si la gauche mitterrandienne a œuvré en faveur des lois de décentralisation en 1981, la décentralisation a été approfondie par l’importante révision constitutionnelle du 28 mars 2003, par le gouvernement Raffarin, anticipée en outre-mer par la loi d’orientation sur l’outre-mer du gouvernement Jospin du 13 décembre 2000. Inversement, c’est la gauche qui a inscrit dans la Constitution que « la langue de la République est le français » (révision constitutionnelle du 25 juin 1992), mais c’est la droite qui a choisi d’ajouter que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France » (révision du 23 juillet 2008). Trois voies d’entrée de l’identité seront privilégiées, en soulignant le questionnement dynamique qui est à l’œuvre. Le peuple français, source éminente de la République, questionné par la notion de populations d’outre-mer ; le régime institutionnel et législatif des départements d’outre-mer, interprété dans une perspective jacobine ou girondine ; la langue française, langue de la République, confrontée à la reconnaissance de langues régionales, langues identitaires.

4 L’identité constitutionnelle française impacte nécessairement l’identité de La Réunion : peut-elle se penser autrement que dans l’idéal républicain ? L’interrogation a de multiples ramifications, à commencer par celle de l’entendement même basique de l’identité réunionnaise. L’identité se réduit-elle à une pâte créole ou se manifeste-t-elle dans ses composantes les plus diverses qui tentent et souvent arrivent à vivre ensemble ? Par bien des exemples, l’identité constitutionnelle réunionnaise s’incarne dans l’identité constitutionnelle française et revendique l’essence de celle-ci. Cette démarche dont le volontarisme sera montré correspond parfaitement aux souhaits intégrateurs des projets républicain et constitutionnel. La distance avec l’épicentre métropolitain est alors des plus réduites, car La Réunion se veut habitée de l’État français et de son idéologie. Le choix est assumé politiquement. Mieux. Il constitue même l’une des positions structurantes de la droite locale qui a trouvé plusieurs traductions constitutionnelles. Cela ne signifie pas que toute trace d’identité insulaire soit absente dans les mœurs, les pratiques sociales, culturelles et linguistiques. Mais celle-ci relève d’une sphère individuelle ou collective, privée assurément, et forme un ensemble étanche, ou presque, avec la vie publique, politique et juridique. Une identité à deux têtes semble expliciter l’identité réunionnaise, sous la forme d’« une complémentarité des différences » : une identité française recherchée, dans une perspective fonctionnelle de rattachement à La France, et une identité sociale réelle, complémentaire, qui trouve des expressions culturelles et linguistiques créoles et une traduction dans la cohabitation harmonieuse des religions. La laïcité se prend à être,

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ici, additionnelle des diverses expressions religieuses, non pas soustractive de leur présence dans l’espace public. Deux formes de laïcité s’y croisent, publique et privée.

5 La recherche d’une identité réunionnaise dans la Constitution est presque vouée à l’échec si l’on prend en compte la vocation unificatrice de celle-ci, qui ne peut de surcroît épouser la « souplesse » de la loi ou des actes administratifs. Ainsi la reconnaissance, l’adoption d’une journée fériée pour fêter l’abolition de l’esclavage dans les possessions françaises est-elle due à la loi et au décret (loi du 30 juin 1983 et décret du 23 novembre 1983) sans rattachement constitutionnel particulier. Les contraintes et les freins pesant sur l’épanouissement constitutionnel d’une identité insulaire sont donc quasiment dirimants. Voyons comment l’identité constitutionnelle française remplit l’identité réunionnaise de son essence, mais comment également elle entrave ses volontés existentialistes.

L’identité constitutionnelle réunionnaise, une identité française

6 En 1946, La Réunion sort du « fénoir »1 colonial, de l’exclusion et de la marginalisation dans laquelle elle était placée, l’enfermant dans des lois spéciales, la spécialité législative et un droit de circonstances. La départementalisation de la Réunion fut vécue comme un acte progressiste visant à mettre en place l’égalité des droits. L’égalité juridique, le statut départemental apparaissent alors comme des objectifs qui hissent celle-ci vers le haut grâce à un statut beaucoup plus protecteur doté d’une vertu démocratique. Le choix de l’assimilation est politique ; il a des fondements utilitaristes2. L’article 73 de la Constitution du 27 octobre 1946 constitutionnalise la notion de département d’outre-mer, alors que la loi du 19 mars 1946 avait reconnu à La Réunion la qualité de département français. Il inaugure le principe de l’identité législative en outre-mer, soit l’extension des lois métropolitaines, assorties de la possibilité d’adopter par exception des lois propres à La Réunion. L’article 73 de la Constitution du 4 octobre 1958 reprend à son compte la logique de l’outre-mer départementalisé assortie de l’application du droit commun. Lu en liaison avec l’article 72, il confirme l’unicité du modèle départemental3.

7 Le choix réunionnais est alors axiologiquement républicain. Il a des traductions institutionnelles constitutionnelles exacerbées. Ainsi en est-il de l’affaire de l’assemblée unique, à l’occasion de la première grande réforme territoriale de décentralisation, dans la loi du 2 mars 1982 sur les droits et libertés des communes, des départements et des régions. Dans son prolongement outre-mer, la réforme législative visait à supprimer le département et à créer, aux lieux et places du conseil général et du conseil régional, une assemblée unique élue à la représentation proportionnelle, dans une circonscription unique. L’un des fers de lance anti-assemblée unique, le sénateur Louis Virapoullé4, incarnait la droite locale. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 2 décembre 1982, déclara le projet de loi inconstitutionnel en fondant le raisonnement en inconstitutionnalité sur les deux composantes de l’article 73 : le principe de l’assimilation départementale commandait un seul modèle départemental, ainsi que l’exception autorisant des « mesures d’adaptation nécessitées par leur situation particulière ». Le rapport de l’exception au principe fut considéré comme n’étant pas respecté dès lors que la représentation des composantes territoriales du département (les cantons) n’était plus assurée. Le Conseil confirmait une règle générale selon

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laquelle l’exception ne peut prendre le dessus sur le principe. Localement, la crainte politique d’une assemblée unique monocolore, possiblement autonomiste, n’était pas non plus absente des préoccupations des députés et sénateurs réunionnais saisissants. Ainsi fut acté, sans crainte de contradiction, car il n’y pas d’équivalent métropolitain, le choix de quatre régions mono-départementales. Le pacte constitutionnel fut interprété comme confirmant l’absolue continuité départementale entre la métropole et l’outre- mer. L’interprétation contentieuse n’avait-elle pas eu pour effet de « sur- départementaliser » le statut des DOM ?

8 Une première fissure du pacte constitutionnel départemental eut lieu avec la loi du 13 décembre 2000, dite loi d’orientation pour l’outre-mer. Le législateur souhaita placer son action sous le signe de la « rénovation du pacte » unissant l’outre-mer à la République5, en atténuant le « carcan » départementaliste unitaire. Ainsi, de façon innovante, l’article 1, 4e alinéa, posa que la loi « reconnaît à la Guadeloupe, à la Guyane, à la Martinique et à la Réunion la possibilité de disposer à l’avenir d’une organisation institutionnelle qui leur soit propre », mais elle subordonna toute évolution institutionnelle au principe de « la consultation des populations sur les évolutions qui seraient envisagées ». Pour les départements d’outre-mer atlantiques, il s’agissait de la possibilité d’établir un congrès territorial ne supprimant ni la Région, ni le Département, mais fondé sur leur addition. Pour La Réunion, malgré le refus répété du Sénat, il fut question durant les débats de dédoubler le département, la fameuse « bi-dép »6. Celle-ci ne fut finalement pas retenue. Le « coup » constitutionnel de 1982 était politiquement tentant : faire perdre la face à l’Assemblée nationale de gauche, par un Conseil constitutionnel se rangeant aux arguments jacobins de la droite minoritaire à l’Assemblée. Le texte de loi fut soumis au Conseil constitutionnel, qui, cette fois-ci, rejeta la demande en inconstitutionnalité. Son raisonnement fut de placer cette possibilité d’évolution institutionnelle, non pas sous le principe de l’assimilation qui l’aurait interdite vraisemblablement, mais sous les mesures d’adaptation autorisées à titre d’exception (décision du 7 décembre 2000). Ainsi la croyance en une assimilation déclinée comme une absolue identité départementale était-elle mise en cause. Avec cette décision constitutionnelle, qui doit être interprétée plus comme une nuance que comme un revirement, le pacte constitutionnel admit alors explicitement la notion d’une départementalisation outre-mer entendue comme dotée d’une relative autonomie. Mais, élément intéressant, relayé par le Sénat, le DOM de La Réunion fut exclu de cette rénovation départementale, « bi-dép » comprise, au motif de « respecter l’attachement des Réunionnais à ce que l’organisation de leur île s’inscrive dans le droit commun ». Cette exception statutaire législative, que le Conseil constitutionnel ne censura pas, souligne deux mouvements : centrifuge pour les départements américains et centripète pour la seule Réunion. Difficile de ne pas y voir une revendication d’identité française propre à celle-ci. L’esprit unitaire domien de 1946 était consommé.

9 Le 28 mars 2003, la seconde grande réforme territoriale est, cette fois-ci, de nature constitutionnelle. Elle affecte profondément l’outre-mer et réécrit, dans un sens encore plus accentué, l’autonomisation des DOM, qui deviennent des départements et régions d’outre-mer. Le modèle constitutionnel départemental, sous une forme unitaire jacobine, avait vécu. S’agissant du régime législatif, le couple du principe de l’identité législative assorti d’exception, sous la forme d’adaptations, demeure. L’étendue de l’autonomisation législative est accentuée sous la forme du polycentrisme. Les

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collectivités locales sont associées, dans des conditions précisées, à la définition des adaptations. Surtout, la réforme autorise un polycentrisme normatif : « Par dérogation au premier alinéa et pour tenir compte de leurs spécificités, les collectivités régies par le présent article peuvent être habilitées par la loi à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire, dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi » (art. 73, al. 3). En clair, il s’agit de permettre aux collectivités des DROM de fixer la loi par elles- mêmes, à la place du législateur, et de leur donner ainsi la possibilité d’avoir un droit spécial et un droit territorial, dans le respect de la Constitution. L’avancée est considérable et le pacte constitutionnel considérablement repensé dans une perspective girondine. Mais dans la lignée du mouvement centripète précédent, le DROM de La Réunion est exclu de cette possibilité.

10 C’est le frère du sénateur Louis Virapoullé, celui qui gagna la bataille de l’assimilation législative en 1982, par la voie étroite de la disputation constitutionnelle, qui défendit avec succès devant une majorité parlementaire de droite, sinon acquise du moins attentive à la cause réunionnaise, une nouvelle exception réunionnaise, inscrite dans la Constitution : « La disposition prévue aux deux précédents alinéas n’est pas applicable au département et à la région de la Réunion » (art. 73, al. 5). La verve du sénateur Jean-Paul Virapoullé a emporté l’adhésion et enraciné un peu plus l’identité réunionnaise dans l’identité constitutionnelle française, dont les vertus performatives paraissent encore dotées d’effets positifs en termes de développement économique7. Ces interventions explicitent une déclinaison de l’identité française parfaitement assumée. Peu importe que La Réunion se singularise au sein de l’outre-mer, dès lors que son ancrage français, et l’identité dont il est porteur, est assuré. La course réunionnaise à l’identité française ne semble le disputer qu’à Mayotte, qui se veut aussi département d’outre-mer et région ultra-périphérique européenne, même si les obstacles à l’identité législative y paraissent encore plus complexes à franchir.

L’identité constitutionnelle réunionnaise, l’idéal républicain et la bride constitutionnelle

11 Le rattachement de La Réunion à la République est acté dans la Constitution, sous la forme d’un territoire assimilé, rétif aux innovations institutionnelles et soucieux de s’inscrire dans le droit commun. Il en résulte que l’axiologie égalitaire qui préside à ce choix identitaire a pour effet de brider considérablement l’affirmation d’une identité intrinsèque. Les dilemmes sont parfois durement ressentis : « Aujourd’hui, la réalité coloniale et jacobine de la France d’hier est encore en nous ; la décolonisation est à opérer dans nos mentalités et chez nous »8. On prendra trois exemples de cette bride constitutionnelle : quel peuple ? quel droit local ? quelle langue créole ?

12 Quelle constitutionnalisation du peuple réunionnais ? La notion de peuple se définit par ses vertus politiques émancipatrices. Dans le droit international de la décolonisation, il s’agissait d’un instrument visant à donner au peuple colonial, celui soumis à une subjugation, une domination ou une exploitation étrangère, un droit à l’autodétermination, et avec lui un droit à l’indépendance (Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies du 14 décembre 1960 portant Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux). Selon celle-ci, trois directions s’offraient au peuple colonial : l’indépendance, la libre association avec la puissance coloniale ou la libre émancipation au sein de l’Etat, dès lors que celui-ci renonçait au

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joug colonial. Précisément, la population de La Réunion, dont la qualité de colonie ne fait pas de doute, ne s’est jamais constituée en un peuple dans la perspective de former un peuple colonial opposant à La France son droit à l’autodétermination. La décennie 1960 s’est illustrée par une politique de répression de l’autonomie, qui a contribué à donner de l’éclat au parti communiste réunionnais. Mais cette répression aussi forte qu’elle ait été ne s’est pas traduite par un rejet de l’État français, de son droit, de son axiologie égalitaire, et par l’émergence d’un peuple réunionnais. Les projets politiques locaux, à défaut de construire un peuple réunionnais, se sont engagés dans la défense de la libération de l’Homme réunionnais (le Parti communiste réunionnais) ou dans la participation à un espace india-océanique. L’idée même de l’indépendance réunionnaise paraît saugrenue et n’a pas de base électorale solide alors même qu’elle peut susciter incompréhension ou défiance dans l’espace régional.

13 Dans le droit constitutionnel français, de surcroît, la qualité de peuple, associée à la République, est réservée au peuple français. C’est en se référant à l’histoire constitutionnelle que le Conseil constitutionnel a posé que « le concept juridique de “peuple français” a valeur constitutionnelle » et que, par conséquent, l’insertion dans la loi de l’expression « peuple corse, composante du peuple français » a été déclarée non conforme à la Constitution (CC, décision n° 91-290 DC du 09 mai 1991, Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse). Cette proposition a été nuancée par la décision constitutionnelle du 4 mai 2000, qui a admis qu’il existe aux côtés du « peuple français des peuples des territoires d’outre-mer, auxquels est reconnu le droit à la libre détermination et à la libre expression de leur volonté », à propos de Mayotte. L’espace constitutionnel laissé à une affirmation identitaire est donc limité ou, pour dire les choses autrement, il ne peut exister constitutionnellement de peuple réunionnais, puisqu’il n’a pas son assise dans un territoire d’outre-mer.

14 C’est dans ce contexte que le député réunionnais René-Paul Victoria a déposé un amendement, « de droite », qui a fait florès dans la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003. Selon le nouvel article 72-3, « la République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ». S’il n’y a pas de peuple réunionnais, il y a une population réunionnaise, composante du peuple français, qui tisse avec la République des liens qui sont soudés par un idéal axiologique. Ce n’est pas un hasard politique que René-Paul Victoria, dont les liens avec le Président Jacques Chirac étaient forts, ait déposé cet amendement. Ce n’est pas un hasard identitaire non plus qu’il l’ait déposé en tant que député originaire de La Réunion. Il reste que la formule de l’« idéal républicain » n’est pas nouveau puisqu’il était déjà mentionné dans le préambule constitutionnel de 1958, comme présidant aux relations entre la République et les territoires d’outre-mer. C’est l’expression de « populations d’outre-mer » qui est intéressante, car elle ne saurait se décliner sur le terrain de l’émancipation : l’antidote au venin politique du peuple a été trouvée. Elle détient un potentiel identitaire important.

15 Quelle constitutionnalisation du droit local ? Le choix, depuis la fin de la domination coloniale, a consisté à placer La Réunion sous l’emprise de l’identité législative. Le droit reconnu y est d’origine française, qui est le droit commun. L’absence de droit local ne signifie pas qu’il n’a pas de loi spéciale, propre à La Réunion, qui prenne en compte les nécessités locales. La loi du 16 juin 1977 relative aux bois et forêts du département de la Réunion en est un exemple. Cela ne signifie pas non plus qu’il ne subsiste pas des textes coloniaux, même si la chasse à leur abrogation est déclarée. Ainsi la députée

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communiste Huguette Bello a-t-elle milité et obtenu l’abrogation du colonat partiaire, mode de faire-valoir des terres associé à la colonie et à l’esclavage, au nom de son « anachronisme » (nouvel article L. 462-28 du code rural). La bataille fut facilement gagnée tant sa coloration inégalitaire semblait forte. Il reste que le droit commun domine et que les adaptations sont relayées au rang des exceptions.

16 Rien dans l’histoire de La Réunion ne permet de justifier un régime législatif local comme c’est le cas en Alsace-Moselle où le Conseil constitutionnel vient de reconnaître, avec rang constitutionnel, l’existence d’une tradition juridique d’origine allemande9 qui fait côtoyer droit français et droit local. Rien de tel à La Réunion, pas même au cœur de cet espace si particulier qu’est le cirque de Mafate. Dans ce territoire, haut lieu du marronnage insulaire, où les esclaves fuyaient la domination de leur maître, il n’y a pas place pour un droit local, une « tradition locale ininterrompue », qui a été reconnue à propos de la tauromachie10. Le droit commun s’applique à Mafate, notamment en ce qui concerne les conventions précaires d’occupation, même s’il doit heurter des sensibilités locales11 : « Il convient d’informer les experts de l’Unesco du caractère strictement ambivalent de ces hautes terres mafataises, désignées désormais comme hors norme, et de ce territoire français où s’applique encore les règles pures et dures du colonialisme bonapartiste. Pourtant, elles sont la grande référence en matière d’expression universelle créole de la liberté et d’une humanité obtenues au prix cher de grands sacrifices ».

17 Et un droit local propre à la pratique religieuse ? La cohabitation pacifique des religions renouvelle le questionnement sur la laïcité, qui montre ses limites en ce qu’elle apparaît comme une projection métropolitaine relativement figée des rapports juridiques entre l’Eglise et l’État. Si la loi du 9 décembre 1905 connaît des exceptions juridiques en outre-mer, là où est reconnu le droit au statut personnel (Mayotte, Wallis et Futuna, Nouvelle-Calédonie), ce n’est pas le cas à La Réunion où les religions veulent vivre ensemble dans l’ensemble républicain et demandent à être reconnues comme étant porteuses d’intégration. La demande d’un droit spécial pour la laïcité réunionnaise n’en est qu’à ses premières expressions, quand elle existe12. Souvent, c’est une exception d’application qui est formulée, comme le montre l’épisode du voile à l’école.

18 En 2005, un double centenaire était célébré : celui de la loi de séparation du 9 décembre 1905 et celui de la plus ancienne mosquée de France, inaugurée officiellement le 28 novembre 1905, à Saint-Denis de La Réunion, soit quelques jours avant l’adoption de la loi. La mosquée y est la plus ancienne de France. Le port du voile à l’école illustre aussi les enjeux réunionnais de la laïcité. Revenant sur un avis du Conseil d’État, jugé peu précis pour une application concrète, la loi du 15 mars 2004 a eu pour principal objectif d’interdire « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Pour la députée Huguette Bello, membre du Parti communiste réunionnais, hostile au projet de loi : « On est en train de nous placer dans une situation absurde. Tous les responsables politiques et religieux de la Réunion ont souligné l’inutilité de cette loi. La ministre de l’outre-mer préconise de l’appliquer “avec souplesse et intelligence” ; le recteur de la Réunion promet de fermer les yeux. Nous leur en donnons acte. Mais qui nous garantit que demain quelque directeur d’établissement n’ira pas, par zèle intempestif ou par ignorance de la situation, mettre le feu dans les consciences en ruinant ces efforts de modération ? Mieux vaudrait sans aucun doute une

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application souple et intelligente de la loi qu’une application rigide et mécanique ! Mais mieux vaudrait encore qu’il n’y ait pas de loi du tout ! »13

19 Quelle constitutionnalisation de la langue créole ? L’identité créole d’une langue et d’une culture créole, malgré les propos précédents, n’est pas une réalité discutable. Le créole réunionnais a été identifié comme une langue régionale et, à ce titre, bénéficie de l’inscription, dans la Constitution par une réforme du 23 juillet 2008, de l’emblématique article 75-1 selon lequel « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». La préoccupation des parlementaires de La Réunion pour leur créole semble marginale. On ne recense qu’une seule question de la sénatrice PCR Gelita Hoarau évoquant l’enseignement « à dose homéopathique le plus souvent, du créole réunionnais »14. La langue créole n’apparaît pas comme un combat politique porteur. Est-ce une réprobation inconsciente de la langue créole et de son rapport ambigu au français ? Est-ce une traduction sociale de l’identité française de la Réunion ? Est-ce l’absence d’une fierté créole portée aux Antilles par Aimé Césaire15 ?

20 Évidemment, le débat constitutionnel doit être résolu en ce qu’il croise le français, comme la langue de la République, et les langues régionales, qui sont des langues d’identité assises sur un territoire déterminé. Saisi de la ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, le 5 novembre 1992, le Conseil constitutionnel n’a pas favorisé une vision pacifiée de ce croisement16, en estimant que les principes fondamentaux constitutionnels s’opposent « à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance ». On voit mal en quoi l’article 1er de la Constitution17 et le « principe d’unicité du peuple français », qui suppose qu’aucune section ne puisse s’attribuer l’exercice de la souveraineté nationale, seraient menacés. Si la République respecte toutes les croyances, pourquoi ne pourrait-elle pas respecter toutes les langues ? Quelle relation directe faire entre des droits collectifs linguistiques et la souveraineté nationale ? Même si le Conseil constitutionnel s’est contenté de relever une contrariété partielle de la Charte à la Constitution18, cet obstacle n’a jamais été dépassé et la ratification reste inaboutie. La motivation constitutionnelle était-elle discutable et disproportionnée ? Quoi qu’il en soit, l’inscription constitutionnelle de l’article 75-1 a été favorisée et obtenue durant la présidence de Nicolas Sarkozy. Pour autant, le développement législatif de cette disposition constitutionnelle a été neutralisé politiquement comme en témoigne le sort réservé à une importante proposition de loi du sénateur Robert Navarro, PS, que le Gouvernement a accepté d’inscrire à l’ordre du jour, en en confiant le rapport à la sénatrice Colette Mélot, UMP, rendu le 22 juin 2011. Celle-ci a discuté la proposition par la négative, en plaidant pour l’absence de nécessité avérée d’une loi19. La proposition a néanmoins été renvoyée en séance publique pour y être rejetée. Quel étrange jeu politique !

21 Si l’article 75-1 a remodelé la Constitution en reconnaissant les langues régionales, le Conseil constitutionnel a donné de cette disposition une interprétation neutralisante, en faisant valoir que cette disposition « n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit » (Décision n° 2011-130 QPC du 20 mai 2011, Mme Cécile L. et autres [Langues régionales]). En d’autres termes, la reconnaissance constitutionnelle de la diversité linguistique ne consacre pas des droits d’usage linguistique et semble réduire cette reconnaissance à une patrimonialisation linguistique. On comprend la réaction du sénateur Navarro faisant une proposition de loi constitutionnelle, le 24 février 2012, qui

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n’a pas reçu de suite, malgré l’engagement politique du Président Hollande de ratifier la Charte européenne20.

*

22 La forte place de l’identité française dans l’identité constitutionnelle réunionnaise a été soulignée. Sa portée soustractive également. Mais peut-être est-ce cela l’identité réunionnaise, un mélange inégal entre une composante française et une composante insulaire, comme le retrace le mariage de Danyèl Waro, de son vrai nom Daniel Hoareau, chantre d’une musique réunionnaise métissée, qui s’est marié en langue créole tout en appliquant le droit français ? Il serait peut-être intéressant d’approfondir à La Réunion la distinction entre le pacte républicain et le pacte constitutionnel, permettant à celle-ci de favoriser sa propre déclinaison constitutionnelle d’une Réunion politiquement française, culturellement réunionnaise ?

NOTES

1. « Fénoir », expression créole signifiant l’obscurité. 2. Il serait intéressant de comparer la dimension utilitariste avec l’aspiration mahoraise courante à la départementalisation. 3. L’article 72 de la Constitution : « Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les territoires d’outre-mer. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi. Ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi. » L’article 73 de la Constitution : « Le régime législatif et l’organisation administrative des départements d’outre-mer peuvent faire l’objet de mesures d’adaptation nécessitées par leur situation particulière. » 4. Voir les positions du sénateur Louis Virapoullé, rapport n° 87 (1982-1983), sur le projet de loi portant adaptation de la loi n° 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions à la Guadeloupe, à la Guyane, à la Martinique et à La Réunion, qui voit dans la réforme une « volonté du Gouvernement de brader les DOM », une désorganisation, non une décentralisation. 5. Ne serait-il pas plus approprié d’évoquer la rénovation du pacte constitutionnel, dès lors que l’on ne voit pas en quoi le pacte républicain, qui prône l’indivisibilité de la République, serait mis en cause ? 6. Expression contractée de « bi-départementalisation ». 7. « Nous acceptons le fait que les collectivités locales aient, dans le domaine de leurs compétences, comme c’est le cas en métropole, le pouvoir d’élaborer des règlements pour adapter les lois. Mais aujourd’hui, nous ne souhaitons pas introduire, comme dans les ordinateurs, un virus qui risque de détruire tout le logiciel, le virus de l’autonomie. C’est notre droit ! Nous sommes des démocrates et le Premier ministre lui-même a dit ce matin qu’il s’agissait d’une

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grande œuvre de démocratie et de respect de la base. Je représente la France d’en bas, respectez mon point de vue et, avec le mien, celui de tous les Réunionnais ! Pour notre part, nous ne voulons pas introduire le virus de la spécialité législative. Il est une différence entre l’assimilation adaptée et la spécialité législative. Pour nous qui tirons tous les bénéfices de l’assimilation adaptée, nous ne voulons pas du beurre et de l’argent empoisonné du beurre, nous préférons conserver le statu quo, nous préférons l’article 73 avec des lois votées par le Parlement et adaptées aux réalités de la Réunion par le Parlement, nous préférons l’expérimentation, comme en métropole » (Sénat, débats, séance du 29 octobre 2002). 8. Paul Hoarau, « Mes vœux de 2013, pour La Réunion », dans : Journal de Paul Hoarau, lundi 7 janvier 2012. N.B. : il s’agit-là de vœux réitérés en 2013 ! 9. J.-M. Woehrling, note sous CC, 5 août 2011, décision n° 2011-157 QPC, Société Somodia, RFDA, 2012, pp. 131-139. 10. Décision n° 2012-271 QPC du 21 septembre 2012, Association Comité radicalement anti- corrida Europe et autre [Immunité pénale en matière de courses de taureaux]. 11. En ce sens la protestation manuscrite d’Alain Hoarau, gestionnaire d’une table d’hôte à Mafate, remise à la délégation de l’Unesco à l’occasion de l’instruction du label de patrimoine mondial, 23 octobre 2008. 12. C’est ainsi que la Fédération des associations tamoules plaide pour la reconnaissance de jours fériés propres à la religion hindoue : « Depuis 2009 dans le cadre du Groupe du Dialogue Inter Religieux dans lequel la Fédération siège, un accord de principe a été trouvé avec l’évêché de la Réunion pour remettre trois jours (lundi de Pentecôte, lundi de Pâques, jeudi l’Ascension) dans le panier républicain. Notre demande consiste à ce que le gouvernement par décret régional puisse redistribuer ces trois jours aux confessions demandeuses, à ce jour seuls les tamouls hindous ont entrepris cette démarche officielle. Cette volonté exprime tout simplement le fait de pouvoir disposer d’un Espace temps, de pouvoir pratiquer nos rituels dignement et célébrer nos principales activités culturelles de façon sereine » (http://www.indereunion.net/actu/minienpoulle/interDM.htm). 13. http://www.assemblee-nationale.fr/12/cri/2003-2004/20040149.asp 14. Question orale sans débat n° 0643S de Mme Gélita Hoarau, JO Sénat du 8 octobre 2009, p. 2337. 15. Voir l’intervention du député Victorin Lurel, à l’Assemblée nationale, le 7 mai 2008 : « J’invoque son ombre tutélaire [Césaire], car, dans un débat comme celui qui nous occupe, touchant à un élément important de notre identité, il aurait, à n’en pas douter, tenté de faire comprendre et de faire prendre conscience à tous qu’il faut sortir en confiance de l’idéologie linguistique faite d’écrasement, d’humiliation ─ d’“abâtardis-sementˮ, comme il aimait à le dire ─ des langues autres que le français, de cannibalisme langagier et, pour tout dire, de glottophagie recommencée ». À la lecture de cette question, Christian Barat, membre du comité de lecture de ce numéro, a remarqué qu’Aimé Césaire, poète et homme politique martiniquais, disparu le 17 avril 2008, a défendu surtout, en 1939, le concept de négritude, à savoir que la société antillaise devait assumer l’héritage de ses esclaves africains et exprimer avec fierté cette facette de son identité qui se traduit effectivement en partie dans la langue créole. Est-ce à dire pour autant, en tombant dans le piège de l’antillocentrisme, qu’en l’absence d’un Césaire, les Réunionnais n’auraient pas de fierté créole ? En 2002, des universitaires réunionnais ont obtenu la prise en compte de la langue et de la culture créole réunionnaises lors de la création du fameux Capes créole que des universitaires

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des Antilles souhaitaient purement « antillais ». Et depuis cette date, la quasi-totalité des majors de promotions sont des Réunionnaises. « Kom di Kréol La Réunion, fèrblan vide i fé dézordre é le shyin i aboiy i mord pa ! » 16. Décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999. 17. « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » 18. La contrariété tient d’une part à la reconnaissance de droits collectifs linguistiques, à portée territoriale, qui porte « atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français ». Elle tient d’autre part à la possibilité d’user d’un idiome régional dans la vie publique, contraire à la langue française, langue de la République. Ce double motif d’inconstitutionnalité vise le préambule de la Charte (4e alinéa) et les articles 1a ; 1b ; 7 (1) 7 (4) de la partie I. 19. http://www.senat.fr/rap/l10-657/l10-6570.html. 20. Les deux articles de la proposition de loi constitutionnelle sont les suivants : selon l’article 1er, le premier alinéa de l’article 2 de la Constitution devrait être complété par les mots : « dans le respect des langues et cultures régionales qui appartiennent au patrimoine de la France, conformément à l’article 75-1 de la Constitution ». Selon l’article 2, l’article 75-1 de la Constitution devrait être ainsi complété : « La République en est responsable et a le devoir, dans le respect de ses engagements internationaux, de préserver, promouvoir et transmettre ce patrimoine via un droit d’accès et d’usage ouvert à l’ensemble des citoyens. La République s’oppose à la discrimination, à l’exclusion ou aux restrictions portant sur la pratique d’une langue régionale et ayant pour but de décourager ou de mettre en danger la préservation, le développement et la transmission de celle-ci ».

RÉSUMÉS

Quelle est l’identité constitutionnelle de La Réunion, territoire français de l’océan Indien ? Si l’on s’en tient à une approche constitutionnelle positive, les réclamations d’une appartenance française sont marquées et répétées, conduisant à poser que l’identité constitutionnelle réunionnaise est une identité française, au risque de masquer son identité sociologique, historique et anthropologique. Les velléités de constitutionnalisation d’un peuple réunionnais, d’un droit local et d’une langue créole restent impossibles, sinon bridées, alors que l’interprétation par La Réunion de l’idéal républicain pourrait être plus souple.

What is the constitutional identity of Reunion Island, a french territory of Indian Ocean? If a positive constitutional approach is followed, the claims of belonging to France are marked and repeated, leading to admit that the constitutional identity of La Reunion is a French identity, with the risk of masking its sociological, historical and anthropological identity. The constitutionalization’s ambitions of a people of La Reunion, of a local right and of a Creole language are impossible, otherwise clamped, while the interpretation of the republican ideal could be more flexibly.

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INDEX

Index géographique : La Réunion (île de) nomsmotscles peuple réunionnais Mots-clés : pacte constitutionnel, pacte républicain, identité législative et institutionnelle, limites, droit local, langue créole Keywords : Constitutional Pact, Republican Pact, Legislative and Institutional Identity, Limits, People from Réunion, Right Local, Creole Language, La Réunion Island

AUTEUR

LAURENT SERMET Professeur de droit public, vice-président des relations internationales de 2004 à 2012, Université de La Réunion [email protected]

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Les engagés des koylou à La Réunion

Florence Callandre-Barat

1 À La Réunion, après l’immigration d’Indiens, esclaves au début de la colonisation de cette île, puis engagés après l’abolition de l’esclavage en 1848, l’immigration libre de quelques Pondichériens, après 1956, année de la réintégration de Pondichéry, ancien siège de la Compagnie des Indes orientales, dans l’État indien, a entraîné la transformation de la pensée religieuse et de son expression dans les représentations du divin, l’architecture sacrée et les rituels, de même que celle de la conscience identitaire des descendants de ces esclaves et engagés qualifiés de Malbar. Ainsi, le choix de remplacer pour la plupart, cette appellation Malbar par celui de Tamoul n’est pas seulement né de la stigmatisation par les autres habitants de l’île, qu’on lui connaît également à Maurice, mais provient plutôt de la présence et de l’enseignement de ces Pondichériens, qui, au moment de la rétrocession de Pondichéry à l’Inde, ont choisi la nationalité française et sont venus vivre dans une ancienne colonie française devenue un département français depuis 1946. Autrement dit, le choix de la culture tamoule1 à La Réunion est incontestablement lié à la présence française en Inde et plus précisément à Pondichéry. L’Inde a connu la colonisation anglaise, portugaise et française. La Réunion a connu la colonisation anglaise2 et française. Si elle avait été portugaise3, elle aurait pu accueillir plutôt des Indiens de Goa. Si Pondichéry n’avait pas été française, ses habitants n’auraient jamais eu l’opportunité de choisir eux-mêmes la nationalité française et ne seraient peut-être jamais venus à La Réunion « tamouliser » les systèmes de représentation malbar4. Je note par ailleurs dans l’utilisation du terme « tamoul »5 par Ayer Vedaya qu’il se substitue au mot hindou ou pratiquant du sanatana-dharma6 et concerne dans son discours plutôt la religion que l’origine géographique.

2 Les premiers desservants des espaces sacrés hindous de La Réunion (koylou7, sapèl malbar) (Callandre 2009) qui étaient au nombre des engagés de la canne à sucre, après 1848, et leurs descendants sont des prèt malbar ou pousari8. Le 19 août 1976, le préfet de La Réunion, M. R. Lamy, a reçu une délégation de la Fédération des associations et groupements religieux hindous et culturels tamouls de La Réunion, conduite par son président, M. Vayaboury Vadivèl, et composée pour les koylou de MM. Marcel Moutoucomorapoullé, Antoine Samourgompoullé, Jean Kichenin, et pour les

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associations culturelles tamoules de MM. Michel Apaya et Kichenin Saminadin. Cette délégation exprimait le souhait des membres de leurs associations et groupements religieux d’engager de nouveaux desservants de l’Inde du Sud (Tamil Nâdu et Kerala) pour leurs espaces sacrés. Suite à cet entretien, le préfet adressa au responsable de cette délégation une lettre dans laquelle il précisait, en particulier, les conditions d’entrée à La Réunion de « Swami » et de « professeurs d’Art » : « Monsieur le Président, En réponse à votre lettre du 18 avril 1976, je vous confirme les termes de notre entretien du 19 août dernier concernant les différents problèmes que soulève l’exercice de vos pratiques religieuses à La Réunion. En ce qui concerne les prêtres et à condition qu’ils aient réellement la qualité de Swamis et non point celle de simples desservants, j’accepterais l’entrée à La Réunion d’un prêtre par temple important, c’est-à-dire 6 au maximum. Ces prêtres seront admis au départ avec un titre de séjour de six mois renouvelable une fois. Au terme de cette première période d’un an, ils pourront faire venir leurs familles avec un visa de trois ans renouvelable, étant précisé toutefois qu’en aucun cas ces titres de séjour ne pourront donner lieu au bénéfice d’une carte de travail. En ce qui concerne les professeurs d’Art, je vous confirme mon point de vue qu’il serait souhaitable que soient formés à La Réunion des professeurs capables d’enseigner la musique et la danse sacrée de la religion tamoule. Toutefois, dans une période initiale, j’accepterais d’accorder des titres de séjour de 6 mois renouvelables une fois et suivis d’un titre de deux ans non renouvelable pour quelques professeurs, 6 au maximum. Ces titres de séjour ne permettraient pas l’entrée des membres de la famille. »

3 Depuis cette époque, les « engagements » de prêtres se sont multipliés. En général, un membre de l’association va en Inde pour le recrutement et la signature du contrat de travail. Ce contrat de travail est à durée limitée et les prêtres retournent en Inde après quelques années. Le plus souvent, ce sont les présidents d’associations qui font le voyage. Il n’est pas nécessaire, sur place en Inde, de faire appel à des sous-agents recruteurs tels que l’étaient les fameux Mestry de l’époque de l’engagisme. Quelques Pondichériens hindous, installés à La Réunion, jouèrent dans les débuts un rôle non négligeable. D’une part, ils connaissaient bien le contexte du koylou réunionnais, qu’ils fréquentaient depuis de nombreuses années, et ils pouvaient dialoguer avec ses responsables en français. D’autre part, ayant vécu à Pondichéry avant leur « exil », ils connaissaient bien le Tamil Nâdu et leur maîtrise de la langue tamoule facilitait la négociation. Par exemple, pour l’Association Siva Vishnou Kaaly qui gérait le Temple Siva, Soupramanien de la rue Saint-Louis à Saint-Paul, cette mission fut remplie par M. Anandanadaradja qui procédait ainsi : il faisait paraître une petite annonce dans un journal du Tamil Nâdu ; il servait ensuite d’interprète entre les prêtres intéressés par l’offre d’emploi et le président de l’association, qui, parfois, venait négocier le contrat de travail sur place. Les conditions de recrutement n’ont pas été toujours aussi transparentes. Il m’a été rapporté que quelqu’un, en Inde, aurait exigé d’un gurukkal un virement mensuel sur son compte bancaire, d’un pourcentage de son salaire, en échange de sa recommandation pour un emploi à La Réunion. Au bout de quelques années, le prêtre ayant cessé de faire les versements, cette personne aurait alors exigé qu’il lui donne sa maison en Inde. Je n’ai pas vérifié si cette pratique était courante.

4 M. Candassamy Viracaoundin, dit Kandé de Bel-Air, à Sainte-Suzanne, expliquait en 1978 (Barat 1980) :

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« Sak i suiv la vré relizion dan lé vré Ceux qui suivent la « vraie religion » dans les « vrais tanp sé dé bram ou braminn ou temples » sont des bram ou braminn ou bramann. Ils bramann. Sa vyindré, dan lé kast ki appartiennent aux castes qui servent Dieu. serv Dié.

Nou la pi mintnan. Dot zan ki vien dan Ces castes n’existent plus actuellement. D’autres in ot kast la aprann le métyé d-prèt. I personnes appartenant à d’autres castes ont appris le fé vnir azot de Lind pou zot sèrvir dan métier de prêtre. Nous faisons venir des prêtres de l’Inde lé gran tanp kom a Sin-Deni. I kri azot pour officier dans les grands temples comme à Saint- Swami. » Denis. On les appelle Swami.

5 On distingue parmi ces bram des gouroukkal, prêtres sivaïte, des patatshari, prêtres vishnouïtes, des poujari, prêtres de Sakti, la Déesse, des ayèr, enseignants, et des âtchâria également enseignants. Les gouroukkal sont reconnaissables au vibouti patèy9 qu’ils dessinent sur leurs fronts avant de faire la Siva pûja, la cérémonie rituelle pour Shiva. C’est un signe constitué par trois traits horizontaux, dont deux sont de couleur blanche et un de couleur rouge et qui symbolisent la trimurti de l’hindouisme classique : Brahma, Vishnu, Shiva. Parfois, ils ajoutent un point au milieu qui symbolise le troisième œil de Shiva. Ils les dessinent tous les jours pour la Siva pûja. Pour la couleur blanche, ils utilisent du vibhudi, de la cendre de bouse de vache ou des cendres provenant d’un foyer de sacrifice, et pour la couleur rouge des terres de couleur. Les patatshari, les prêtres vaïshnavites, se distinguent facilement par le narmon ( = ardhvapundra), qu’ils dessinent sur leurs fronts avant de faire la Vishnu pûja, la cérémonie rituelle pour Vishnu. C’est une marque en forme de U ou de Y, constituée par trois traits verticaux. Le trait du milieu, de couleur rouge, symbolise Lakshmi. Les deux traits extérieurs sont les empreintes stylisées des pieds de Vishnu. Parmi les nombreuses Upanishad, la Vasudeva-Upanishad, consacrée à la dévotion vishnouïte, célèbre plus particulièrement l’Ardhva Pundra. Une longue section concerne le symbolisme du signe et rappelle notamment le conseil que Vasudeva donne au sage Narada : « La substance qu’il faut utiliser pour tracer l’ardhvapundra est le gopicandana : il provient du ciel Vaikuntha ; il est cher à mon cœur, c’est lui que portent mes dévots, brahmanes ou autres ; chaque jour, les Gopi m’en enduisent le corps. »

6 La plupart des prêtres que les associations font venir de l’Inde du Sud pour travailler dans leurs koylou sont, jusqu’à présent, des gouroukkal, des prêtres shivaïtes ou des ayèr, des âtchâria. L’emploi d’un patatshari, un prêtre vaïshnavite, est très rare. Plusieurs d’entre eux ont officié lors du mahakumbabishegam, grande consécration, du koylou privé de M. Samourgompoullé, Commune Prima, en mai 2013. La présence dans l’île d’un poujari, un prêtre de la déesse, est exceptionnelle. Dr. S. Nilamegame, poujari, prêtre de la Sakti, et yoga-acharya, enseignant de yoga, est arrivé du Tamil Nâdu en 1985. Il établit une distinction très nette entre sa fonction de prêtre et celle d’enseignant. Au titre de poujari, il servait le Temple l’Affouche, situé au lieu-dit « Plaine Chabrier » à Saint-Paul et géré par l’association Pandialé Karly. Il était logé dans une petite case en tôle enfouie dans les racines aériennes de l’immense « figuier des banians » (Ficus benghalensis − alamaram = lafous = banian) de ce koylou. Cette case en tôle a servi pendant des années de sanctuaire aux représentations des divinités, avant la construction, à quelques mètres de distance, d’un autre temple dont l’architecture s’inspire de celle de l’ancien Temple Kâli à La Saline-les-Hauts. Au titre de yoga-acharya, il a fondé à son arrivée dans l’île la Scientific and Traditional Yoga Motivation (Stym). Il

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donnait des cours à l’université de La Réunion et au lycée de Saint-Joseph et organisait régulièrement des stages. Parmi les techniques qu’il enseignait, il distinguait les asana, les postures, et le prânâyâma, le contrôle de la respiration. Au Tamil Nâdu, les Brahmanes ont le titre honorifique d’Aya. Selon M. Anandanadaradja, le terme d’adresse à un gouroukkal est Ayar et celui à un patatshari Ayangar. Les dévots réunionnais utilisent les mots Swami, Ayèl, ou Ayar lorsqu’ils s’adressent à un bram sans faire de distinction entre le gouroukkal, le patatshari, le poujari, l’ayèr et l’artshagar. Par ailleurs, les termes de référence utilisés pour désigner les maîtres spirituels des ashram, qui sont tous des Réunionnais, sont bramachari ou swami. Pour s’adresser au swami, on utilise le terme swamidji qui, à l’occasion, est également utilisé comme terme de référence : « Swamidji la parti an Inde ! » Le suffixe dji est honorifique et, par conséquent, plus respectueux.

7 Les gouroukkal, prêtres sivaïte, et les patatchsari, prêtres vishnouïtes, sont en permanence dans l’enceinte du koylou, alors que les pousari, prêtres réunionnais, exercent en général un métier principal, parallèlement à leur fonction de prêtre. De la même façon que les koylou sont souvent fermés en dehors des périodes de fête, les pousari ne dessinent que rarement les marques de leur religion sur leur front lorsqu’ils ne sont pas en train d’officier. Les hindous qui ne sont pas prêtres n’arborent pas sur leur front ce type de marques mais seulement le potou qu’ils reçoivent du prêtre au moment des cérémonies au koylou. Néanmoins, ces signes sont portés par quelques-uns, à la Réunion comme à Maurice, et sont la marque d’une volonté d’orthodoxisation.

8 Ayer Vedaya Ramassamipoullé, un pandit, terme sanscrit qui signifie « lettré » et qui est un titre honorifique accordé en Inde aux érudits et aux maîtres hindous de la musique classique indienne, depuis vingt ans, mon informateur privilégié, dans mes enquêtes anthropologiques à La Réunion et en Inde, est l’un des premiers à avoir joué un rôle déterminant dans l’hindouisme et le développement de la langue et la culture tamoules, notamment la danse, à La Réunion10. « − Aya, peux-tu me dire quand tu es venu à La Réunion pour la première fois ? − En 1976. − Et que faisais-tu en Inde avant d’arriver à La Réunion ? − J’étais professeur de tamoul dans les high-schools, les lycées. Quelqu’un m’a demandé si je voulais venir ici. − Tu te souviens du nom de la personne ? − Oui, c’est Monsieur Anandapin, un Pondichérien. Quand il est venu à La Réunion, il a vu la situation ici et il m’a dit : à La Réunion, il n’y a pas assez de personnes pour expliquer la religion en français et ils n’ont pas de connaissances. Ils boivent, ils font des prières n’importe comment. Si vous venez, vous pourrez rétablir la situation des Tamouls ici. J’ai dit : oui ; je suis d’accord, c’est mon travail aussi. J’ai appris la religion. Je suis polyvalent. Je pouvais apprendre la danse, la philosophie, le théâtre… Je ne suis pas venu ici pour seulement sonner la cloche dans le temple mais aussi pour sonner la cloche dans la tête ! Je faisais quelques conférences dans le temple, j’enseignais les chants dévotionnels et la langue tamoule »11.

9 Selon Ayer Vedaya le prêtre doit être considéré comme un dieu : « Nous respectons nos prêtres comme Dieu. Le prêtre doit de son côté se comporter comme dieu. La statue, c’est le dieu et le gourou aussi, c’est le dieu. Dieu nous donne à travers le prêtre l’explication de la grâce. » Cette fusion du prêtre et du dieu est justifiée par le lien causal entre le brahman éternel, fondement de toute existence, et la caste brahmane : « (…) “Classicalˮ Hinduism (...) is also called “Brahmanism”, the religion of brahman: and brahman can either mean the eternal substrate of the universe from which the “eternal” dharma proceeds, or it can mean the spiritual prerogative of

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the Brahman caste which is the cornerstone on which the whole Hindu social edifice was built. There is then, a causal link between the eternal brahman which is the ground of all existence and the Brahman caste, and it is for this reason that the Brahmans were regarded as gods upon earth » (Zaehner 1962: 5-6). Dans les Agama, il est écrit que les ancêtres des Brahmanes ont été créés par Dieu pour leur transmettre leur compétence et leur fonction : « Worship of the other type (parartha) is required to be performed always by the professional priest in a public place (such as a temple). The saivagamas refer to such priest whose profession is to worship as Sivabrahmanas; they descend from ancestors who where created by God himself for this purpose. Vaikhanasagamas make a similar claim for the Vaikhanasa-brahmanas in Vishnu temples. The Pancharatrins too are professionnals who claim special eligibility to worship in a temple. Whe read for instance in Kamikagama, that worship by those other that these chosen priests would spell ruin to the land and the people » (Ramachandra Rao 1990-94: VI, 78).

10 Les bram qui servent les koylou réunionnais affirment tous que leur fonction leur est transmise de père en fils et qu’ils ont été « initiés » entre sept et douze ans. Ainsi, dans la famille de Swami Vaithiyanata Gurukkal, on naît gouroukkal, « maître de la pierre », et on étudie dans le but de satisfaire les exigences de cette jâti12 : « La rash la lé inportan pou èt priest. Amoin na la rash » (Ce qui est important pour devenir prêtre c’est la jâti. Je suis de la jâti des gouroukkal). Enfant, il voit son père accomplir les rites, célébrer les cultes... Ceux qui font partie de sa famille lui racontent les épisodes tirés des grandes épopées (Mahabhârata, Ramayana) et des « récits antiques » (Purana). Son père l’initie à la connaissance des Veda. S’il a choisi d’être prêtre, il finira d’abord ses études secondaires, puis il sera Bramatshari13, c’est-à-dire « aspirant à la prêtrise », pendant sept ans : trois années d’études à dominante théorique, suivies de quatre années d’expérience. Les trois années d’études se font en général dans l’une des grandes écoles qui s’inspirent d’Adi Shankaracharya et du Vedanta. Le mariage est une des conditions nécessaires à l’accomplissement de la fonction de gouroukkal. Les hommes doivent se marier après l’âge de vingt et un ans et avant trente ans. Les bram parlent, lisent et écrivent plusieurs langues indiennes, en particulier le tamoul. Ils parlent également l’anglais. Le cas d’Ayer Vedaya, qui, en plus de ces langues, maîtrise parfaitement la langue française, est exceptionnel. Depuis l’instant de leur installation dans le koylou jusqu’au moment où ils arriveront à dialoguer avec leurs fidèles en créole, ils sont aidés à nouveau par un Pondichérien, ou par un vikèr (assistant prêtre) réunionnais qui a lui- même appris le tamoul au contact des Bram. Au fil du temps, les Bram qui travaillent à La Réunion recommandent les coreligionnaires de leur région aux associations qui expriment un besoin de recrutement. Une fois rentrés en Inde, ils peuvent, à leur tour, grâce à leur maîtrise du tamoul et du créole, servir d’interprète. Ayer Vedaya souligne qu’il est important de suivre scrupuleusement les règles définies par les Agamas, les textes de référence fondamentaux qui font autorité pour le choix de l’emplacement du temple, son orientation, sa structure, sa consécration... « Agama veut dire statut, ou plutôt règlement ; c’est ce qui nous amène tout près de Dieu ; c’est un guide, une explication dans tout ce que nous faisons : manger, boire, prendre le bain, prier, trouver les roches pour tailler les statues, mener à bien les différentes étapes de la construction et de la consécration d’un temple... » 11 Il faut le faire construire par des sthapati, des architectes, des « maîtres de ce qui tient debout ou supporte ». « The architect in charge of the building is therefore generally called sthapati. The name means “master of what stands or abides” » (Kramrisch 1986: I, 10). D’après Ayer vedaya, ces sthapati ont une véritable connaissance des Agamas

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« sinon, les prieres̀ dans ce temple seront sans effets. » De plus, ils doivent avoir des connaissances en mathématiques, en astronomie. « The architect of the temple was not only a master of the ocean of the science of architecture. Balanced himself in body and mind, he had to be versed in the traditional science (sastra) in its various branches, and as much in the knowledge of rhythms, mathematics and astronomy as in the conditions of different places » (ibid., p. 11). Ganapathi Stapathi, qui est à l’origine du Kâli Kambal kovil de Saint-Denis, explique que l’architecture est un aboutissement suprême des mathématiques et que le temple hindou doit s’ouvrir à tous les humains sans distinction : « The Hindu temple is becoming non sectarian and free for all humans. The Chief Designer or the Stapathi should be aware of this, because “Architecture is defined as the supreme achievments of mathematics” » (ibid., p. 9).

12 Dès les années 1950, une volonté d’orthodoxisation du rapport au sacré a poussé les membres des premières associations Siva Soupramanien des kovil de Saint-André, de Saint-Louis et de Saint- Denis à les « re-indianiser ». Le kovil de Saint-Pierre à la Ravine Blanche consacré à un avatar de Vishnou a été réédifié à partir de 1963. Les associations des koylou de Saint-Louis, Saint-Denis et Saint-Pierre ont confié à Jean Albany, l’un des premiers architectes réunionnais à revenir au pays après ses études en Europe, la mission de faire les plans. Jean Albany est né à Saint-André en mars 1914 et a reçu une éducation religieuse catholique. Après ses études d’architecture à Paris, il est rentré à La Réunion et a ouvert un cabinet d’architecte à Saint-Denis puis à Saint- Louis. Il avait des contacts privilégiés avec les Malbar. 13 Voulant, quelques années plus tard, aller encore plus loin que l’Orient de leur architecte catholique, dans la reindianisation de leurs espaces sacrés, des associations ont fait appel à la compétence de sthapati (architectes) et de silpi (maîtres sculpteurs) indiens de l’Inde du Sud, pour les rénover ou en construire de nouveaux selon la norme des Agamas. Ainsi, par exemple, le secrétaire de l’association Siva Chanmougar Maada Souvaami de Saint-Louis écrivait, dans un compte-rendu de réunion de son conseil d’administration, en 1992 : « En ce qui concerne la construction du Temple Navakaragom14, le premier projet a été abandonné parce qu’il n’était pas conforme aux Agamas (Livre sacré traitant de la Construction et du Rituel). Par conséquent, le Siège des Neuf Planètes fera partie d’une infrastructure comprenant l’agrandissement du temple existant. » 14 Il est important de noter que si des prêtres mauriciens ont été choisis pour participer au mouvement de tamoulisation de l’hindouisme réunionnais et continuent à le faire aujourd’hui, par contre, des artisans mauriciens n’ont pas été sollicités pour la rénovation des koylou. Les temples des établissements sucriers mauriciens comme ceux des établissements sucriers de La Réunion sont proches de ceux des villages de ceux de l’Inde du Sud. « A study of the customs and temple traditions of the Tamilians wo came to Mauritius under the indentured system shows clearly that they come from villages. That is the major reason for which the tamil temples on the estates have some common features which are in line with the village temples in Tamil Nadu » (Tiroumalechettty 1994: 21). 15 Ce n’est pas de cette « norme » que les partisans réunionnais du « renouveau tamoul » ou de la « brahmanisation » voulaient se rapprocher. Selon les chercheurs mauriciens eux-mêmes, les engagés indiens de Maurice ne maîtrisaient pas plus que les engagés de La Réunion les règles définies par les Agamas et leurs descendants ont également eu recours à des spécialistes du Tamil Nâdu pour la rénovation de leurs espaces sacrés :

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« The Tamilians who came to Mauritius as indentured labourers were poor people far of villages, having no notions of the intricacies of Agamas. (...) However, Shri Sockalingam Meenatchee Ammen Temple, after the renovation by specialists in the science of temple building from Tamil Nâdu in 1977 answers to the rules stipulated in the Agamas » (ibid., p. 22). 16 L’artshagar (âchârya) mauricien Keswa Rungen, venu de son île, en février 1995, pour officier au Shri Kali Kampal Kovil de Saint-Denis confirmait : « À Maurice, c’est très rare qu’on construise de nouveaux temples, en général, on reconstruit ceux qui existent déjà. On fait venir également des artisans de l’Inde. Les artisans indiens nous reviennent un peu moins cher, et le travail est mieux fait parce que ce sont des spécialistes dans ce doma. » 17 Les stapathi, silpi et oveyar enrichissent incontestablement le patrimoine architectural religieux de La Réunion, même si ces artistes génèrent la nécessité d’entretenir les peintures des koylou et, en particulier, des gopouram15, étant donné que, pour ce faire, des spécialistes sont nécessaires, ce qui engendre une forme de dépendance, même si leur transformation des koylou à la manière tamoule urbaine du Tamil Nâdu et leur uniformisation en passant d’un espace sacré à l’autre quand leur chantier se termine peuvent faire débat, ils ajoutent aux koylou traditionnels ceux de leur savoir-faire de Mahabalipuram, en illustrant avec leurs peintures et sculptures des épisodes-clés des grandes épopées, Mahâbhârata et Râmâyana, et des textes plus populaires anciens, les Purâna.

18 Il apparaît que les divinités Karli, Marliémin, Pandialé, déesses des shapèl de plantation ou héros divinisés comme Mardévirin avaient une place prépondérante dans la décoration des espaces sacrés avant les années 1970. Ils y étaient représentés par des monéstarlon, « pierres plantées », et des padon, peintures. On trouve bien avant l’arrivée des artistes des monéstarlon pris au plus haut des rivières pour plus de pureté, ou sur la grève pour certains kovil du bord de mer ; à signaler également des monéstarlon exceptionnels au koylou privé Kanda Madaname à Sainte-Rose, taillés dans une coulée de lave durcie. On peut y voir les bulles d’air révélées par la découpe. Un autre monéstarlon au Colosse est à signaler, fait d’un mélange de chaux, de mélasse et d’une plante appelée en créole réunionnais « ti flore »16. Des peintures figuratives représentant les divinités étaient réalisées en aplat sur les murs des koylou et à l’arrière de vitres, peintures sur verre, les padon. « − Aya, comment étaient les koylou quand tu es arrivé à La Réunion ? − Comme une petite maison avec un petit toit. Il n’y avait pas de constructions comme aujourd’hui. Les peintures étaient bien faites, mais il n’y avait pas de sculptures. − Tu te souviens des peintures sur les murs ? − Oui, Mardévirin. − Aya, quand tu es arrivé ici, quelque chose t’a-t-elle vraiment étonné ? − On “koupé kabri”, on dansait, tout cela était à peu près pareil. Mais quand même, tout le monde croyait que Dieu vient (Bondye i ariv) et que nous avons un contact avec notre Dieu. Tout le monde croyait et pratiquait avec cœur. Les gens respectaient beaucoup, trois jours ou sept jours avant de venir au temple, le carême, et ça, en Inde, ça ne se fait plus ; tout cela m’a beaucoup étonné. − Aya, est-ce que tu as aidé les associations de La Réunion à faire venir les artistes ? − Oui, c’est moi qui ai fait le nécessaire au début. C’est moi qui leur ai dit : il ne faut pas faire comme ça, il faut changer l’aspect du temple, pour transmettre et attirer le pouvoir, il faut des kalasam en métal, pas en béton. On a fait venir les artistes sculpteurs. On a commencé à refaire les temples, celui de Saint-Denis, puis deux ou trois ans après celui de Colosse, après Saint-Louis, Saint-Pierre, Saint-Benoît

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maintenant aussi on vient de le refaire. Vingt à trente personnes sont en train de travailler ; il y en a même un qui est devenu français maintenant. Monsieur Ramin qui est venu pour le temple de Bois-Rouge. À Mahabalipuram, il y avait une grande école de sculpteurs, comme un lycée. J’ai fait venir le principal de cette école, le chef des stapathi de tout le Tamil Nâdu, Ganesha Stapathi. C’est lui qui est venu en premier pour donner des plans et il a envoyé après une dizaine de personnes. À Mahabalipuram, il y a beaucoup de sculpteurs et de peintres, mais il y a aussi d’autres endroits où on fabrique des statues en bronze ou en pierre. Même à Pondichéry, il y a un endroit où on construit des sculptures en pierre. − Les écoles sont-elles spécialisées pour une divinité ou pas ? − Non, on apprend tout dans la même école. Les mesures sont bien précises, les dimensions du front… − Qu’est-ce que c’est les Vastu shastra17 ? − Au Sud-est, c’est le feu, c’est là qu’il faut installer la cuisine. À l’Est, c’est la prospérité, au lever du soleil. Au Nord-est, on peut mettre une chambre pour Dieu, Isaniam, l’endroit de Shiva ; nous devons faire nos pûja dans le sens Nord-est. Vous aurez une bonne influence. Le Nord, c’est pour le dieu de la fortune, Goubérèn (Kubéra). Si vous mettez votre trésor au Nord, ça vous empêche de dépenser. Au Nord-ouest pour Vayu, le vent. À l’Ouest, c’est Varuna. Le Sud, c’est le dieu de la mort, Yama. − On met quoi alors vers le Sud ? − On peut mettre une chambre. − On respecte ces shastra ? − On essaie. Longueur, largeur, combien de pieds, il faut respecter aussi bien pour la maison que pour le temple. Dans un village, un temple de Vishnu doit être à l’Ouest, un temple Shiva au milieu du village viré à l’Est, un temple Karli au Nord. − Et le Vastu Purusha ? − Purusha veut dire homme. C’est un plan pour toutes les constructions, comment construire sur la terre une maison. D’après moi, c’est du business ; ce n’est pas valable maintenant parce que c’est difficile à faire et les catholiques et les musulmans ne l’appliquent pas. − Et en Inde ? − Autrefois oui, mais aujourd’hui, on néglige. − As-tu vu des dessins illustrant des Purana quand tu es arrivé ? − Oui, Karli et son soulon. Kannapin, celui qui a donné ses yeux à Shiva. Mais il y en avait très peu. Purana veut dire histoire de l’antiquité. Maintenant, on dessine dans les temples la naissance de Ganesh, un Purana, les histoires de Shiva, des Purana. »

19 Mes professeurs de sociologie de l’Université d’Aix-en-Provence enseignaient qu’un mode de production ne disparaît jamais totalement ; il se transforme et des traces de tous les modes de production précédents se retrouvent dans les suivants. Les auteurs du Dictionnaire illustré de La Réunion confirment (Robert et Barat 1991 : III, 66) : « L’engagisme a commencé dès 1817 quand la réduction de la traite fit présager une abolition de l’esclavage. On importa ainsi près de 3 500 Indiens et quelques dizaines de Chinois de Singapour jusqu’en 1848, date à laquelle l’émancipation déclencha une demande sans précédent : une poignée d’engagés européens, 30 000 engagés africains (immigration interrompue en 1859), 120 000 engagés indiens (immigration interrompue en 1885). Théoriquement, leurs droits étaient plus étendus que ceux des esclaves, mais des salaires misérables et des conditions de vie difficiles dans des camps, ont donné dans la mémoire populaire, un sens presque analogue à engagé et à esclave. (…) Un nombre important de ces engagés a fait souche dans l’île. »

20 Avant de venir à La Réunion, le prêtre de l’Inde du Sud avait sa place appropriée selon sa jâti dans son groupe culturellement homogène. Il suivait les règles de conduite fixées par le jâti-dharma et sa prééminence de prêtre était considérée comme admise. Une fois arrivé dans l’île, il est coupé de son contexte familial, social et religieux, parfois

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accompagné de son épouse et, exceptionnellement, de leurs enfants ; il doit s’adapter à un nouvel espace social dans lequel il loue son savoir sans bénéficier pour autant de la position sociale qu’il avait en Inde. Sa compétence est foncièrement reconnue par ceux qui l’ont fait venir. Par contre, il doit se plier aux règles fixées par l’association relevant de la loi française du premier juillet 1901, qui gère le koylou qu’il sert. Ainsi ses déplacements dans l’île sont rigoureusement réglementés par les présidents comme en témoigne, par exemple, le Règlement intérieur de l’association Siva Vishnou Kaaly qui gère le temple Siva-Soupramanien de la rue Saint-Louis à Saint-Paul : « Article 7. (...) Les fonctions du prêtre sont gratuites. Tous ses déplacements sont autorisés par le président (...) Saint Paul 7 octobre 1985. » Il se retrouve sous la dépendance de descendants d’immigrants qui appartenaient à des jâti inférieures à la sienne. L’un d’entre eux, fils de président d’une association ayant un bram à son service, insistait sur le fait que l’autorité doit appartenir au président et non au bram : « Mon père est le président de l’association. Il balaie la cour du temple tous les matins. Il est sévère. Le prêtre indien ne doit pas voler comme celui du temple X. Lorsqu’il se déplace il doit demander une autorisation. Il doit rendre des comptes au président. Le président ne doit pas se laisser dominer par le prêtre. »

21 Si, en Inde, le bram était au plus haut niveau d’un système de jâti ordonnées entre elles, à La Réunion, la hiérarchie sociale est différente et dépend de la supériorité relative que chacun attribue subjectivement à telle ou telle profession en fonction de son système de représentation de la société, étant entendu que les professions lucratives sont reconnues par beaucoup comme étant honorifiques. Pour relativiser le discours du fils du président et ne pas se limiter à un simple jugement de valeur, il est intéressant également de se reporter à l’ouvrage de Dumont (1967 : 204-208), qui rappelle que « tout en proclamant le plus souvent leur prééminence spirituelle, les Brahmanes, dès la période reculée des Brahmanas, étaient en même temps conscients de leur dépendance temporelle ». L’auteur cite J. Mill et W.W. Hunter qui écrivent que « dès une époque très ancienne, les chefs de la caste Brahmane reconnurent que s’ils devaient exercer la suprématie spirituelle, il leur fallait renoncer aux pompes de ce monde. En s’arrogeant la fonction de prêtres ils abandonnaient toute prétention à l’office de roi. » En Inde, ils ont leurs rues, leurs villages, leurs quartiers résidentiels. À La Réunion, les Bram sont isolés et résident dans l’enceinte du koylou. Le confort et l’apparence de leurs logements sont variables. Ceux qui officient au Shri Maha Badra Kaaly Kovil et au Narasingua Péroumal Kovil (temple Narasingua Péroumal) habitent des petites maisons confortables. Dans d’autres temples comme celui du Temple Siva-Soupramanien de la rue Saint-Louis à Saint-Paul, ils sont dans des kalbanon, ces longères constituées de pièces juxtaposées sans fenêtres (Robert et Barat 1991 : II, 5), qui rappellent que le temps de l’engagisme massif des Indiens n’est pas lointain. Il est d’ailleurs étonnant de voir des logements plus récents bâtis sur ce modèle, comme c’est le cas à l’ancien temple Kâli, Sri Kali Ammen Kovil, Route des Trois-Bassins, La Saline-les-Hauts. Ces traces du passé qui démontrent que leurs concepteurs ont toujours pour modèles ceux du système de la Plantation.

22 Une analyse de l’entretien que m’a accordé Ayer Vedaya, entretien que je ne transcris pas ici intégralement par respect de sa volonté de ne pas discréditer ses anciens employeurs, renforcé par un recoupement d’informations concernant les conditions de vie des Indiens à La Réunion, révèle que les conséquences de la colonisation ne sont pas toujours où on les imagine et que des descendants de ces esclaves et de ces engagés peuvent reproduire consciemment ou inconsciemment certains comportements de ceux qui ont mis en esclavage ou engagé leurs ancêtres. Danielle Bleitrach, mon

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professeur de sociologie générale en 1980, qui m’a fait l’honneur de relire mon article, complète mon hypothèse en la présentant ainsi : « L’engagement pose dans le fond la question du mode de production esclavagiste lié à la canne à sucre, qui a tellement dominé la colonisation française, à son zénith depuis le XVIIIe siècle, qu’elle a marqué de ses rythmes et de ses pratiques l’ensemble du travail dans les îles et se maintiendrait aujourd’hui. Ce serait en quelque sorte un éther qui continuerait à colorer les rapports sociaux actuels. »

23 Sur le terrain, on peut noter que des associations liées au koylou reproduisent encore aujourd’hui certaines caractéristiques de l’engagisme (Robert et Barat 1991 : III, 66), voire même de l’esclavagisme. On loge parfois les artistes indiens dans les mêmes kalbanon, presque insalubres, que ceux qui servaient à loger les esclaves et les engagés. Le recrutement d’Indiens dans les koylou s’est accompagné dans les années 1980 d’une restriction de liberté. Ayer Vedaya raconte qu’il n’avait pas le droit d’aller chanter pour des amis ou pour une autre association, qu’on a voulu l’expulser pour cela, l’accusant d’activisme politique, ce qui, à l’époque, étaient fortement « diabolisé », une sorte de spectre de l’opposition. Il précise qu’il ne connaissait pas les militants du parti incriminé et que cette accusation était seulement un prétexte ─ je respecte ici sa demande de ne pas nommer la personne concernée ─ : « − “Vous n’avez pas le droit d’aller chanter ailleurs sans ma permission.” On n’avait pas le droit d’aller chanter hors du koylou sans permission. J’étais en colère. Je voulais frapper. À l’époque, je voulais casser leur tête… J’avais beaucoup de tensions… Mais il y avait aussi une question de responsabilité et un peu de jalousie aussi. On me disait que s’il m’arrivait quelque chose, ils étaient responsables de moi. − Aujourd’hui, tu n’es plus aussi réactif Aya… − Non. Heureusement. Le docteur Axel Kichenin et l’avocat René Kichenin18 savaient que j’étais un bon prêtre. »

24 Rappelons qu’à l’époque de l’esclavage, le travailleur attaché à une « habitation »19 devait avoir une autorisation du maître pour aller rendre visite à quelqu’un d’une autre « habitation ».

25 D’après un de mes informateurs dont je respecte la volonté de rester anonyme, dans ces mêmes années 1980, on racontait dans sa famille l’histoire d’un musicien indien qu’on enfermait le soir pour être sûr qu’il n’irait pas ailleurs. Celui-ci avait fini par « faire le mur » et avait demandé asile à une femme vêtue d’un sari, comprenant qu’il avait affaire à une Pondichérienne qui parlait tamoul. « C’est un cas anecdotique. » ajoute-t-il. « Il ne faut pas généraliser. À Bois Rouge, les artistes sont reçus chez l’habitant pour qu’ils ne restent pas seuls les week-ends et chez Alexis Ponin-Coulin, à Villèle, ils sont aussi très bien traités, mais souvent, du fait qu’en Inde, la vie soit très difficile, les artistes pensent qu’ici, ça va être l’Eldorado et c’est la désillusion. On gagne un petit peu plus et on va se soumettre aux conditions locales. Ils sont isolés, loin de leur famille et ne veulent pas se faire des ennemis. Ils se font souples et conciliants. Comme je parle tamoul, quand ils n’en peuvent plus, ils se confient à moi, mais ils ont peur que je le répète à leurs employeurs. Ce sont parfois des jeunes célibataires sur le point de se marier là-bas en Inde qui espèrent améliorer leur sort avant de rentrer et fonder une famille ! Hors de leur pays et encadrés par une structure associative, ils ne veulent pas déranger. Ça me fait de la peine. »

26 Un autre informateur m’a raconté qu’une association, dans les années 1980, avait profité du séjour en Inde d’un prêtre qui ne lui convenait plus, « pour changer la serrure du logement qu’il occupait et qu’il avait dû vivre dans une vieille voiture, se contentant de la nourriture que voulaient bien lui donner quelques personnes charitables en attendant de trouver un autre emploi ».

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27 Aujourd’hui encore, au XXIe siècle, les artistes indiens se voient, pour certains, confisquer leur passeport par l’association qui les recrute, me dit cette même personne, pendant leur séjour dans l’île. Ce passeport leur serait rendu deux heures avant le départ, à l’aéroport. « − Aya, quelles différences vois-tu entre les conditions de vie des Pondichériens qui ont la nationalité française et les Indiens ici à La Réunion ? − Il y a des Pondichériens tamouls comme moi, mais la plupart sont chrétiens et ils mangent du bœuf parce qu’ils ont vécu longtemps dans des pays où on en consomme souvent. − Tu as la nationalité française depuis ta naissance ? − Je suis né “anglais”, anglais dans le sens de “créole”, parce que je suis né chez ma grand-mère en Inde sous occupation anglaise à Tilléady le 21 juillet 1929. Mais mon père et ma mère étaient des Indiens “français” de Ponn Pattry. Quand je suis rentré avec eux, il fallait me déclarer dans les quinze jours dans la commune : M Ramassamipoullé et Madame Tilléamma20, des époux, ont eu un enfant et il s’appelle Vedaya. D’après le lieu de la naissance, quand on a demandé l’option, après l’indépendance de l’Inde, on a laissé quelques années, sept ou huit ans ; le gouvernement français a laissé un temps de réflexion et a demandé de choisir sa nationalité en 1963. Moi, je travaillais à Madurai et je n’ai pas eu l’information21, et puis, mes trois frères avaient choisi la nationalité indienne et ils m’auraient grondé. Quand je suis venu ici, j’avais un passeport indien, mais au bout de quatre ans, quelqu’un a essayé de me faire expulser. − Et comment as-tu fait pour obtenir la nationalité ? − C’est un de mes amis d’enfance, Xavier, qui était juge et un autre ami, Joseph, greffier, ils m’ont dit de demander des papiers à Nantes, et ils m’ont aidé à demander un extrait de naissance et à faire les papiers. Il m’a fallu attendre quand même parce que mon contrat en Inde se terminait en 1984 et m’empêchait de changer de nationalité. »

28 Il est important d’ajouter que les artistes et les officiants perçoivent un salaire qui ne correspond pas à leur longue formation et leur expérience. Mettons en parallèle les 14 ans d’études spécialisées et d’expérience professionnelle en équipes, en alternance, d’un stapathi, en comparaison aux revenus d’un architecte français formé de manière beaucoup plus théorique sur une plus courte durée… Cet écart disproportionné est lié au fait que les associations ont peu de moyens financiers, disent certains, mais surtout au fait que ces artistes n’ont pas la nationalité française. Certains employeurs n’hésitent pas à justifier cet écart en arguant que si cela ne leur convenait pas, ils rentreraient chez eux où ils seraient plus pauvres. D’autres expliquent qu’ils doivent s’estimer contents parce qu’ils pourraient avoir à se loger par eux-mêmes. Ce type de raisonnement s’apparente à celui des Gros Blancs22 d’autrefois, qui justifiaient ainsi les conditions de l’esclavage et de l’engagisme : « En Inde, ils crevaient de faim ». Ce même informateur me dit qu’en cas de maladies, on leur donnerait seulement « des tisanes… et quelques restes de médicaments par-ci, par-là. »

29 Ces éléments de la vie quotidienne soulignés, il est à noter que ces artistes et officiants sont en principe libres de rentrer chez eux, et rentrent effectivement de temps en temps avec pour mission de commander du matériel, des statues ou un char, tèl, ou pour recruter d’autres travailleurs et retrouver leurs familles dont ils sont pour la plupart séparés pendant tous les séjours de longue durée à La Réunion. À noter aussi, qu’ils se font parfois indemniser par les futurs recrutés pour servir d’intermédiaires. « − Qu’est-ce que tu penses des salaires de silpi et stapathi à La Réunion ? − Ils gagnent leur vie. Ils restent longtemps, alors ils doivent avoir un contrat et il faut payer la sécurité sociale.

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− Certains gagnent 8 € de l’heure. − On ne travaille pas pour 8 € de l’heure… Mais en Inde, c’est difficile de trouver du travail. − Tu n’as pas l’impression que ces artistes font penser aux engagés de 1848 ? − Non, je ne pense pas comme ça. Ils vivent comme ça depuis longtemps parce qu’en Inde, ils ont du mal à trouver du travail. Peut-être qu’ils sont mal payés, qu’on les exploite… C’est l’esprit français de payer le moins possible. Mais dans le contrat, tout doit être écrit. − Tu penses que n’importe qui paierait le moins possible ? Ne penses-tu pas qu’aujourd’hui, la situation des artistes est un peu celle des engagés ? − Il n’y a peut-être pas d’autre moyen, pas d’autre solution. On cherche toujours notre bien personnel. Si je construis un temple, je paierai le moindre prix. D’après la loi française, le contrat doit être fait comme il faut. Après, ce qu’ils donnent ou pas, je ne sais pas. »

30 Récemment des spécialistes indiens ont construit des centrales de production d’électricité à partir de la bagasse à La Réunion. Aujourd’hui, les élus et les responsables de cette région envisagent de multiplier les échanges culturels et économiques avec l’Inde qui devient l’une des puissances émergentes de la planète23. Le débat concernant la ferme volonté des Réunionnais d’origine indienne d’obtenir la carte PIO (People of Indian Origin) bat son plein24, d’une part, pour les dispenser de frais et de formalités de visas pour les séjours de moins de six mois, mais aussi pour accéder plus facilement à la propriété foncière en Inde, et également pour pouvoir y inscrire leurs enfants dans les écoles les plus spécialisées à des tarifs avantageux.

31 Ne conviendrait-il pas que réciproquement à l’obtention de ces privilèges, on offre de meilleures conditions d’accueil aux desservants des koylou et aux artistes indiens, non seulement pour leurs salaires et leurs logements, mais aussi pour leur protection sanitaire et sociale qui reste à étudier de façon plus approfondie ? Il apparaît au final qu’il ne me revient pas d’ouvrir la réflexion sur cette question sociale préoccupante. J’avais profité de l’opportunité de pouvoir présenter une communication, lors du colloque Engagisme, diaspora et culture indienne dans les anciennes colonies : agir pour le développement de la coopération avec l’Inde, organisé à l’université de La Réunion, pour mettre en parallèle la compétence et le savoir-faire des artistes qui construisent et rénovent les koylou et de leurs desservants, venus de l’Inde, et leurs conditions de vie et de travail à La Réunion. J’avais rédigé cette communication en m’appuyant sur des observations in situ, sur un entretien qu’Ayer Vedaya m’avait accordé le 12 mars 2012, chez sa sœur, à Champ Borne, à La Réunion, et sur des échanges avec des personnes qui souhaitent garder l’anonymat. Une amie impliquée dans l’organisation de ce colloque m’a assuré y être sensible et me disait, lors de sa clôture, que cette situation avait déjà été dénoncée et débattue par quelqu’un d’autre... qu’elle serait un sujet de discussion dans le milieu associatif indo-réunionnais. Tout porte tout de même à penser qu’aujourd’hui encore, « il y a des choses qui ne se disent pas ». À garder en mémoire que le jour de communication, le film que j’avais préparé pour l’occasion n’a pas pu être diffusé dans ce vieil amphi mal équipé de la Faculté des sciences, et que le directeur du CIRCI, laboratoire de recherche dont j’étais membre, m’a invitée à réaliser mon interview publiquement, Ayer Vedaya étant présent. D’un point de vue scientifique autant que déontologique, il est évident que les conditions de l’entretien n’étaient pas idéales. La personne interrogée ne réagit pas de la même manière face au chercheur qui lui rend visite, en tête à tête, pour un entretien semi-directif et un entretien public. Ayer Vedaya Ramassamipoullé était, cette fois, assis à la table des professeurs d’un

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amphithéâtre bondé, face à des Réunionnais d’origine indienne impliqués dans l’évolution de la culture tamoule et de l’architecture sacrée, personnes qui l’impressionnaient, même si mes questions étaient quasiment identiques à celles du premier entretien à son domicile. Ceci dit, humainement parlant, la situation est devenue assez extraordinaire. L’assistance a bien ressenti sa gêne d’aborder publiquement ce sujet délicat du niveau de vie et de la liberté des Indiens à La Réunion et c’est alors qu’un Tamoul de ses amis l’a invité à chanter et c’est avec beaucoup d’émotion qu’ils nous ont ensemble exécuté un extrait du Tevaram, répertoire de Tirugnana Sambandar, un chanteur tamoul déifié.

32 Lorsqu’un chercheur attire l’attention sur les fonctionnements et dysfonctionnements d’un système, il le fait dans l’esprit d’une anthropologie appliquée qui permette aux acteurs de ce système de mieux le comprendre et d’y apporter des changements s’ils le souhaitent. Le président de la Fédération tamoule de la Réunion, Daniel Minienpoullé, a rendu visite à Ayer Vedaya le lendemain de ma communication au colloque, pour lui faire des excuses au nom de ceux qui l’auraient malmené autrefois.

33 Après avoir relu mon article, Danielle Bleitrach m’a écrit un commentaire qui me paraît très important de citer intégralement dans la mesure où il ouvre de manière magistrale mon champ de recherche pour le futur : « Ceci me conduit à une autre problématique sous-jacente dans votre travail mais qui n’est jamais exprimée en tant que telle et qui pourtant serait tout à fait de mise dans le cadre de votre colloque (qu’un tel colloque se tienne est déjà en soi un signe), l’existence de rapports sud-sud et en quoi la colonisation, l’existence d’“empires coloniaux” a-t-elle créé les routes de ces rapports sud-sud caractéristiques selon moi de la période immédiate. En effet, si la colonisation a été longtemps et demeure par bien des aspects une relation centralisée vers la métropole sur le plan économique et sur le plan culturel, toute reconnaissance passait pour les artistes par ce lien avec la métropole. Votre analyse présente l’existence d’autres liens, apparus avec l’engagement mais qui aujourd’hui tendent avec des pays émergents comme l’Inde et la Chine à se multiplier partout sur le plan économique. La spécificité de votre travail et ce qui le rend passionnant est qu’il s’agit de culture religieuse ne passant pas par les circuits de reconnaissance avec la métropole si ce n’est avec des circuits associatifs qui mériteraient d’être mieux mis en évidence. »

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NOTES

1. « Elle était peu présente ; je n’ai jamais connu de Réunionnais tamoulophones (sauf quelques bribes par cœur) » (communication personnelle de Robert Chaudenson ?). 2. La présence anglaise est de courte durée, de 1810 à 1815. 3. On trouve dans le créole réunionnais des termes dérivés du portugais, venus d’Inde, comme : brède, brinzèl, kamaron, varang. Voir les 72 termes d’origine indo-portugaise du chapitre 6 de Chaudenson (1974). 4. Malbar est le nom donné aux Indiens venus travailler à La Réunion et désigne depuis tous les Réunionnais d’origine indienne. L’usage montre qu’on désigne souvent des nouveaux arrivants par le lieu d’où ils viennent ou un terme dérivé de ce lieu. Malai est un terme tamoul puis malayalam (kerala) qui signifie montagne, bar un mot arabe qui veut dire terre, territoire, pays, côte. Ce seraient les navigateurs arabes qui auraient désigné l’Ouest de la péninsule indienne ainsi au moyen-âge en usant d’un terme indigène. Les premières Indiennes de La Réunion provenaient de la côte du Malabar. On sait aussi que le Kerala est appelé ainsi et qu’un temple de Tanjore au Tamil-Nâdu datant du XIe siècle porterait l’inscription gravée de « Malai-Nâdu » en caractères tamouls. Il semble que Malabar ait bien désigné par la suite tout le Sud de l’Inde ; on trouve de nos jours à Madras des enseignes commerçantes au nom de « Malabar store »... Autant d’éléments qui font que le terme de désignation des Indiens du Sud de l’Inde enregistrés sur le sol réunionnais trouve quelques justifications. La stigmatisation du terme par les autres Réunionnais explique seulement en partie son abandon. 5. À l’époque dite du « Renouveau tamoul », à la fin du XXe, beaucoup de descendants d’Indiens de La Réunion qualifiaient leur religion de « tamoule ». En ce début du XXIe siècle, on peut noter que les représentations se sont clarifiées. M. Daniel Minienpoullé, président de la Fédération des associations et groupements religieux hindous et culturels tamouls de la Réunion (Fédération tamoule de la Réunion), l’a bien souligné au cours d’une de ses interventions à un débat de ce colloque : « Il faut bien distinguer

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culture tamoule et religion hindoue. » Christian Barat et moi-même partageons totalement ce point de vue que nous défendons depuis longtemps. 6. Les Hindous (terme qui désignait les pratiques religieuses des habitants des berges du fleuve Indus, cours d’eau qui prend sa source au mont Kailash, dans l’Himalaya et se jette par un immense delta dans la mer d’Oman) préfèrent définir leurs pratiques religieuses par l’expression imagée de sanatana-dharma, qui se traduit plutôt par éternité et loi, autrement dit manière de vivre éternellement selon la loi qui prescrit les devoirs de chaque individu en fonction de son appartenance sociale et son sexe. Il s’agit d’une religion constituée de nombreuses tendances rituelles et spirituelles différentes dont l’objectif commun est de s’élever au cours de chaque nouvelle renaissance pour enfin s’en libérer (moksha). La roue, qui figure au centre du drapeau indien, en l’occurrence, est le symbole plastique du dharma, loi qui régit un cycle perpétuel de vie. Le sanatana-dharma se transforme en fonction des apports étrangers et de l’adaptation des nouveaux arrivants aux populations locales. Au plus ancien des témoignages se trouve le culte de la déesse, lié à la fécondité, un hommage à celle qui donne la vie et à la vie elle-même. 7. Le terme est parfois écrit coélou, me dit le professeur Robert Chaudenson. 8. Un pousari est un « prêtre » local. Pousari dérive du tamoul poujari (prie avec des fleurs). 9. La marque shivaïte est le plus souvent composée de trois barres horizontales à partir de vibhudi, cendre de bouse de vache. 10. Vedaya Ramassamipoullé est né le 21 juillet 1929. 11. Ayer Vedaya a commencé à enseigner comme chargé de cours le tamoul à l’Institut de linguistique et d’anthropologie de l’Université de La Réunion en 1982, alors que le gouvernement Mitterrand favorisait l’enseignement des langues régionales. 12. Jâti (naissance) est le terme sanscrit désignant les corporations professionnelles fortement endogames et liées à chaque zone linguistique qui m’a paru le plus approprié pour traduire le terme créole la rash (race). 13. Nom donné aux jeunes Brahmanes pendant leur formation, avant leur mariage. 14. Le terme Navakaragom (navakaraga, navagraha) désigne les neuf Planètes qui font l’objet d’une divinisation dans le système cosmologique hindou. 15. Porte monumentale richement sculptée de style dravidien et peinte aux couleurs du prisme lumineux. 16. Jimmy Dermenonville raconte, d’après la tradition orale, qu’une épidémie empêchait les engagés de quitter le site du Colosse à Champ Borne, installé sur la plantation de canne à sucre de Quartier Français, sur lequel se trouvait une shapèl Karli. La peur de ne pas réchapper à cette épidémie et la quarantaine imposée les auraient poussés à édifier une autre shapèl dédiée cette fois à Pandialée et ne pouvant pas sortir pour chercher un galet approprié, ils l’auraient façonné eux-mêmes avec le mélange décrit dans le texte ci-dessous. 17. Vastu est un brillant architecte qui a marqué l’Inde, il y a plus de 2000 ans et son nom est devenu générique pour désigner les constructions, aussi bien celles de maisons que de temples. Les Vastu shastra sont les règles de construction. 18. Voir sur ce personnage Callandre 2013. 19. Abitasyon ou bitasyon : exploitation agricole.

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20. Aya remarque qu’elle était aussi de la caste des Poullé, cultivateurs, mais qu’une femme ne met pas sa caste à la suite de son nom ; le nom de famille n’existe pas : « Quand je suis devenu français, on m’a demandé le nom de mon père. » 21. Le 28 juin 1948, la France s’engage à restituer les comptoirs à l’Inde par la procédure d’un référendum dans chacun d’entre eux. Chandernagor, située dans la banlieue de Calcutta, organise immédiatement celui-ci, ce qui aboutit à la cession de la ville à l’Inde dès août 1949. La situation est plus compliquée dans les autres comptoirs, car le gouvernement indien met en place un blocus douanier et policier qui interdit toute relation entre eux. Le gouvernement indien durcit encore sa position en exigeant la cession pure et simple, ce que le gouvernement français refuse par crainte d’un effet de contamination sur l’Indochine. Le blocage dure de 1952 à 1954, alors que la situation se dégrade et le parti socialiste local se transforme en Congrès de la libération et constitue un gouvernement provisoire de l’Inde française libérée. Les nationalistes indiens « libèrent » Yanaon le 13 juin 1954 et Mahé le 16 juillet, alors que Pondichéry « résiste » encore grâce à l’envoi par le gouvernement Laniel de 50 gardes mobiles, ce qui provoque une très vive protestation de l’Inde. Le nouveau gouvernement français de Pierre Mendès France, après avoir songé à un transfert de facto, tente de sauver la face : le référendum rejeté par l’Inde est remplacé par une consultation des conseillers municipaux, qui votent le rattachement à l’Inde par 170 voix contre 8. Vote complété par un accord franco-indien, non publié au Journal officiel, qui prévoit la prise en charge de l’administration des comptoirs par le gouvernement indien. Il est suivi d’un traité signé le 28 mai 1956 qui entérine la cession de souveraineté. Le gouvernement du général de Gaulle (revenu au pouvoir en 1958) fait patienter l’Inde jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie pour faire ratifier le traité par le Parlement (août 1962, transfert de jure). Pendant une période de six mois, les habitants des comptoirs ont la faculté d’opter pour la nationalité indienne ou française, selon leur domiciliation au moment du transfert et suivant les modalités du traité, ou ne rien faire (perte de l’ancienne nationalité). 22. Propriétaires fonciers, maîtres de plantations caféières ou sucrières. 23. À signaler un projet monté par Mme le Consul de l’Inde, Manju Seth, financé par Région Réunion, d’un montant de 600 000 €, ayant pour objectif de confier des actions de développement de l’économie et du tourisme réunionnais à un spécialiste indien qui prendra ses fonctions au 1er octobre 2012 (informations données lors du discours d’accueil de la soirée Nouvel an tamoul Nandhana, 5113, dans les locaux de Tamij Sangam, le 28 avril 2012). 24. La carte PIO est une carte délivrée contre paiement pour une dizaine d’années par le gouvernement indien aux personnes d’origine indienne domiciliées hors de l’Inde. Cette carte a été mise en place en 1999 et vise à renforcer l’identité indienne des descendants d’Indiens et doit permettre d’augmenter les liens avec leur pays d’origine. Ce statut autorise les personnes ne bénéficiant pas de la double nationalité de cumuler un passeport étranger avec les mêmes droits que les Indiens expatriés (NRI), dont l’un des plus intéressants est, sans conteste, la suppression du visa d’entrée pour les séjours de moins de 180 jours et le droit d’acquérir de la propriété en Inde (à l’exception de terres agricoles et de propriétés situées dans l’Etat du Jammu-Cachemire). Beaucoup de Réunionnais ont du mal à l’obtenir car il faut prouver ses origines par un document administratif des autorités du sous-continent indien.

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RÉSUMÉS

À La Réunion, après l’immigration d’Indiens, esclaves au début de la colonisation de cette île, puis engagés après l’abolition de l’esclavage en 1848, l’immigration libre de quelques Pondichériens, après 1956, année de la réintégration de Pondichéry dans l’État indien, a entraîné la transformation de la pensée religieuse et de son expression dans les représentations du divin, l’architecture sacrée et les rituels, de même que celle de la conscience identitaire des descendants de ces esclaves et engagés qualifiés de Malbar. À partir de 1976, une volonté de tamoulisation pousse ces nouveaux « Tamouls » à faire venir de l’Inde du Sud des artistes (silpi, oveyar) pour rénover leurs espaces sacrés hindous et des bram (gouroukkal, patatshari) pour les servir. L’écart entre les statuts, les compétences et les savoir-faire de ces nouveaux engagés des koylou et leurs conditions de travail confirme l’hypothèse qu’un mode de production ne disparaît jamais totalement, qu’il se transforme et que des traces de tous les modes de production précédents se retrouvent dans les suivants, étant entendu qu’il est parfois moins risqué de laisser l’évidence invisible.

After the first Indian migrations to La Reunion, slaves at the beginning of the colonization of the island and indentured labourers after the abolition of slavery in 1848, a few free Pondicherians arrived after 1956 (year of the reintegration of Pondicherry in the Indian State) and entailed some transformation of how Malbar Reunionese thought their religion and how they conceived their representation of the divine, but also their architecture of the sacred and their rites. They also changed conscious of Malbar’s identity. From 1976 onwards, a desire of “tamilization” urged these new “Tamils” to make South Indian artists (silpi, oveyar) come over to rejuvenate their sacred hindu spaces and bram (gouroukkal, patatshari) to serve them. The distance between the statuses, the skills, the “know-how” of these new indentured of the koylou and their working conditions confirms the hypothesis that a mode of production never disappears totally; it is transformed and the trails of all the previous modes of production can be found in the next and following ones. It is clear that it is sometimes less risky to keep obvious facts undetected.

INDEX

Index géographique : La Réunion (île de) Mots-clés : koylou, gouroukkal, patatshari, stapathi, silpi, oveyar, tamoulisation Keywords : Gouroukkal, Koylou, La Réunion Island, Oveyar, Patatshari, Silpi, Tamilization

AUTEUR

FLORENCE CALLANDRE-BARAT Maître de conférences, Université de La Réunion,Croima, Inalco [email protected]

Études océan Indien, 49-50 | 2013 186

Parenté culturelle et tradipratiques à l’île Maurice

Maya de Salle-Essoo

1 Au cœur des rituels thérapeutiques mauriciens, les ancêtres jouent un rôle particulier. En effet, la maladie peut parfois être interprétée comme un déficit identitaire dû à une rupture avec ses ancêtres ou à une perte de mémoire généalogique. Les soins du corps et de l’esprit viennent ainsi recréer des liens disparus, oubliés, ou parfois délaissés, combler un vide identitaire, dans le cadre d’une société mauricienne composée de migrants venus peupler l’île d’Europe, d’Afrique et d’Asie, dans le contexte colonial. Les Mauriciens, en mal d’identité, vont ainsi fonder et installer leur identité sur le territoire mauricien, une autochtonie sur cette terre d’accueil, la terre d’origine étant trop lointaine dans leur mémoire et physiquement pour combler ce vide identitaire.

Étude de cas1

2 Afin d’entrer dans le vif du sujet, nous exposerons d’abord une étude de cas représentative des tradipratiques mauriciennes, permettant de mettre en avant les points saillants de ce domaine.

3 LA., tradipraticienne mauricienne de 70 ans aux origines indiennes et malgaches, fait appel à ses ancêtres-guides indiens et malgaches dans ses pratiques de soin, ainsi qu’à un guide « ramassé » dans son enfance, l’esprit d’un Français qui l’accompagne. Elle invoque également la puissance de dieux, déesses et saints issus des religions chrétiennes et hindoues. Ainsi, à un carrefour de cultes, ceux-ci la guident dans le diagnostic et dans le soin. Ils lui procurent des pouvoirs et des connaissances tels que « marquer » d’un signe de croix certaines maladies, frotter, faire des protections, nettoyer les cours des mauvais esprits ou encore préparer des remèdes à base de plantes qu’on appelle à Maurice latizann (tisanes). De plus, ces guides lui donnent des visions qui lui permettent d’établir les diagnostics. Elle est donc à la fois dotée d’un don de guérison et de voyance.

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4 Nous avons observé une séance de soin menée par LA. dans la famille de M. et Mme D., âgés de 40 et 38 ans, qui vivent avec leurs quatre enfants ainsi que la mère de M. D, dans un village de l’ouest de l’île Maurice. Mme D. est d’origine tamoule et M. D. est issu d’une famille indo-mauricienne d’origine marathi convertie au catholicisme depuis plusieurs générations.

5 Lorsque nous avons mené cette observation, M. D. était déjà malade depuis deux semaines. La maladie avait débuté par une éruption de boutons apparus en plaques sur les deux mains, qui s’est ensuite étendue aux avant-bras et aux pieds. Le premier recours de M. D. a été de se rendre au dispensaire pour y consulter un médecin. Celui-ci lui a prescrit une crème à appliquer localement. N’allant pas mieux, M. D. est amené par son épouse chez LA., afin qu’elle fasse une « passe » (un signe de croix fait avec une aiguille tout en récitant une parole secrète) sur ce qui semblait être une dart (dartre, sorte d’eczéma), afin d’en calmer les symptômes. Cependant, en faisant la passe, LA. a l’intuition qu’elle doit se rendre au domicile de M. D. pour y faire une cérémonie visant à purifier le lieu et renforcer les protections de la maison. Selon son diagnostic, il y aurait des agents surnaturels à l’origine de cette maladie qui demeurent dans la cour de la famille D. Il ne s’agirait donc pas d’une maladie naturelle.

6 Le 30 décembre 2010, LA. se rend au domicile de M. D. Il ne va pas mieux, les symptômes ont empiré et la dart s’étend à présent aux oreilles. Il a arrêté d’utiliser la crème qui serait à l’origine de l’accentuation de la maladie.

7 En arrivant, LA. jette à peine un œil sur le malade. Elle semble bien plus intéressée à visiter la maison et la cour pour trouver les agents à l’origine de la maladie et la cause de celle-ci. Après un premier tour, elle explique qu’il va falloir nettoyer la cour pour faire partir les esprits malfaisants qui errent en ce lieu et, ensuite, la sécuriser par des rituels de protection.

8 LA. commence par choisir un coin de la cour (du côté du soleil levant), où elle fait un premier rituel visant à éloigner les malfakter, ces êtres invisibles et malfaisants qui hantent la cour. Ensuite, commence la préparation des mixtures qui serviront au nettoyage de la cour et de la maison, à base de graines de moutarde grillées, de gros sel, de safran (curcuma longa) écrasé, d’eau de mer et de feuilles de pignon d’Inde (jatropha curcas). M. D. et son épouse vont alors disperser ces préparations dans la maison et dans la cour.

9 Durant ce rituel, LA. discute avec la mère de M. D. Au fil de la discussion, LA. a des visions et vient à poser des questions très précises. Il ressort assez vite que cette dame a une dette envers le gardien-lakour de la maison (autel placé dans la cour représentant un ancêtre de la famille qui veille sur la cour et ses habitants en échange de rites et d’offrandes). En effet, elle aurait fait la promesse d’effectuer un sacrifice d’une poule noire ou rousse en échange d’un service demandé au gardien-lakour. Ce service consistait à faire en sorte que le mariage de son fils se passe bien, car une voisine malintentionnée aurait proféré une malédiction la veille du mariage. C’est donc pour contrer cette malédiction que la mère de M. D. avait fait cette promesse. Le mariage s’est parfaitement déroulé, mais elle n’a jamais respecté son engagement depuis plus de vingt ans. LA. met en avant que c’est la colère du gran-dimounn (ancêtre) face à cette promesse non tenue qui serait à l’origine de la maladie du fils. Mais elle envisage également que la colère de ce gardien-lakour s’étend à la génération suivante, à travers le plus jeune fils de la famille, à l’origine du caractère fort turbulent de celui-ci. De plus,

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au fil de la discussion, LA. met également en avant que le gardien-lakour ne se trouve pas au bon endroit dans la cour. Selon elle, il doit être déménagé et ce serait également pour cette raison qu’il ne fait pas bien son travail de gardien de la maison.

10 Vient alors la seconde partie du rituel : le déplacement du gardien. Après avoir demandé son autorisation au gardien, LA. choisit le lieu destiné à l’accueillir. Pour le rituel visant à installer le gardien à sa nouvelle place, toute la famille est présente et dispose différents éléments sur l’autel, tels que des fruits, des biscuits, des bougies blanches et rouges, des cigarettes, un verre de rhum, un verre d’eau sucrée, des fleurs, etc. LA. entame la cérémonie en bénissant la famille. Elle prie en s’adressant aux différents ancêtres gardiens de la cour. Elle termine le rituel en passant une noix de coco autour de la tête de chaque membre de la famille et va la casser devant la porte d’entrée de la cour en la jetant violemment à terre avec de grands gestes, tout en soufflant devant elle. LA. explique qu’elle a cassé la noix de coco « sur Kali », déesse hindoue redoutée, afin d’empêcher les mauvais esprits et les personnes mal intentionnées de s’introduire dans la cour. La famille devra ensuite partager les offrandes et manger les aliments en les coupant en sept portions. Il faudra effectuer ce même rituel chaque mois, ainsi qu’une petite prière quotidienne durant laquelle une bougie sera allumée pour le gardien. LA. donne également des instructions concernant la maladie de M. D. : laver les zones affectées avec de l’eau salée, frotter avec un limon (citrus aurantifolia), mettre ensuite le limon à sécher au soleil, et lorsque celui-ci aura pourri, la maladie sera guérie. LA. préconise également que M. D. continue d’appliquer la crème prescrite par son médecin. Elle insiste cependant sur le fait qu’il faudra bien effectuer le sacrifice animal pour rendre la promesse afin qu’aucun nouveau problème ne se produise dans le futur. Quelques jours après, M. D. va bien mieux. Lorsque nous parlons à sa femme, celle-ci impute ce progrès au rituel effectué par la tradipraticienne.

Interprétation de l’observation

11 Nous voyons dans cette étude de cas que le rituel thérapeutique est syncrétique. Il fait appel à la puissance de différentes entités : ancêtres de différentes origines et déités issues de diverses religions. Nous pointons là un domaine interculturel de la culture mauricienne allant au-delà des barrières ethnoculturelles et partagé par des individus (patients et thérapeutes) aux origines, cultures et religions très diverses.

12 Ce rituel porte plus sur la recherche de l’agent qui est à l’origine du mal (le gardien- lakour), ainsi que la cause (la promesse non tenue par la mère de M. D.), plutôt que sur les symptômes de la maladie. Une origine surnaturelle du mal est mise en avant, affectant la famille de manière transgénéra-tionnelle et le traitement va concerner toute la famille du malade.

13 Le rituel thérapeutique observé vise principalement à calmer la colère des ancêtres délaissés, réactiver les pouvoirs du gardien-lakour et renforcer les défenses de la maison contre les forces du mal.

14 Au niveau identitaire du rituel thérapeutique, nous pouvons constater une réaffirmation des liens aux ancêtres rompus par les manquements de la mère de M. D. à travers le gardien-lakour, qui est considéré comme étant l’agent à l’origine des maux.

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Nous pouvons reprendre ces différents points mis en exergue et développer ceux-ci : • l’interculturalité et le syncrétisme des tradipratiques ; • les ancêtres comme agents à l’origine de maladies ; • les ancêtres guides des tradipraticiens dans les soins ; • l’ancestralité et l’identité à travers les tradipratiques.

Interculturalité et syncrétismes

15 L’étude du champ des tradipratiques à l’île Maurice nous a permis d’approcher un domaine de la culture où des héritages culturels multiples : Malgaches, Africains, Indiens, Chinois et Européens se sont rencontrés et se sont mêlés pour former une culture « créole »2 mauricienne originale. En effet, des lieux de perméabilité se sont développés entre les ethnies, favorisant la juxtaposition des différentes cultures présentes ainsi que la construction de pratiques interethniques. Nous avons ainsi pu déceler l’existence d’éléments culturels partagés par les différents groupes ethnoculturels de l’île, tel que la conception du monde, de la mort, des Invisibles, de la maladie, de l’efficacité des soins, ou encore la croyance aux gardien-lakour et aux ancêtres-guides. Il existe donc bien une médecine traditionnelle mauricienne mêlant des croyances religieuses créolisées, qui est née du contact de cultures et qui a formé une zone d’interculturalité commune, syncrétique, à laquelle participent les différentes communautés de l’île.

16 Ainsi, nous avons décelé une certaine ouverture aux usages des différentes communautés religieuses de l’île, et ce, plus particulièrement parmi les tradipraticiens « syncrétiques », qui mettent l’accent sur leur « créolité » et leur métissage, faisant appel à une religion « populaire » et syncrétique impliquant des Invisibles et divinités issus de diverses religions. Notons, par exemple, l’usage partagé de certains dieux, saints, déesses et Invisibles, la fréquentation de lieux de cultes appartenant à d’autres religions, la participation à des rites propres à d’autres religions, la consultation de tradipraticiens d’autres communautés, ou encore l’usage indifférencié d’objets à connotation ethnique.

17 Au-delà d’une interculturalité mauricienne, nous avons relevé de nombreuses similitudes avec l’île sœur de La Réunion, par exemple au niveau des recettes de tisanes, de la conception de la maladie et du corps, tel qu’une conception humorale du corps, de l’idée de contagion, d’objets réceptacles, de l’existence de syndromes culturels régionaux, mais également d’une conception de la mort et des Invisibles. Nous pourrions alors aller jusqu’à dire que ces croyances et pratiques « populaires » mauriciennes, que ce soit au niveau des tradipratiques, du magico-religieux ou de l’ancestralité, s’insèrent dans un fonds commun régional indianocéanique, issu d’une histoire commune, d’une même origine de peuplement et d’un héritage partagé, dans une « créolité » régionale commune. Cependant, l’existence de ce fonds commun indianocéanique reste actuellement au stade d’hypothèse. Davantage de recherches dans les différents pays de la région et une comparaison systématique des données devraient être menées.

18 Chez tous les tradipraticiens rencontrés, nous avons pu déceler la prégnance des ancêtres et des rites qui leur sont destinés, que ce soit en tant qu’agents à l’origine de maladies, comme guides dans les tradipratiques et transmetteurs de dons ou encore

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comme protecteurs, comme dans le cas des pratiques de gardien-lakour. C’est donc sur ce domaine interculturel de l’ancestralité dans les tradipratiques que porte cet article.

Ancêtres à l’origine de maladies

19 Revenons un instant sur l’intervention des ancêtres dans les pratiques thérapeutiques. Le rôle des ancêtres dans les désordres est apparu de manière récurrente lors de notre travail de terrain effectué dans le cadre de notre thèse de doctorat (2011), au sein des différentes communautés ethnoculturelles de l’île, en tant qu’agents à l’origine de certains maux.

20 Ces maux viennent traduire le mécontentement d’un ancêtre, par exemple en raison de conduites qu’il désapprouve, tel que la transgression d’un tabou, le non-respect d’un interdit ou d’une obligation, comme dans le cas d’une promesse non tenue, ou encore dans le cas d’une religion et de rites ancestraux délaissés, tel que la négligence du gardien-lakour ou l’abandon d’un don de guérison hérité, ou encore dans le cas d’une conversion religieuse ou d’une union qu’il désapprouve, tel qu’un mariage mixte.

21 Ainsi, si certains maux sont considérés comme naturels, les malad bondie (maladies de Dieu), d’autres maux sont considérés comme surnaturels : les malad sorsie (maladies de sorcier). Ces derniers sont attribués à l’incursion du surnaturel dans le monde visible, que l’agent à l’origine de la maladie soit une déité, un saint, une âme ou un autre Invisible. Ces maladies peuvent être « attrapées » au contact d’objets « chargés » ou d’Invisibles croisés en certains lieux et à certaines heures particulières. Elles peuvent également être « envoyées » au moyen de rituels faisant appel aux forces occultes comme dans le cas de sorts ou de malédictions.

22 Quel que soit le mode de transmission, ces maladies se traduisent par un « problème de frontière » entre les mondes sacrés et profanes chez l’individu malade (Brandibas 2003). En effet, le sacré fait irruption dans l’individu, par exemple, par une effraction de l’enveloppe du sujet par un esprit (ibid.), tel qu’un ancêtre mécontent prenant possession d’un individu en raison de la transgression d’un tabou.

23 Ainsi, le tradipraticien ne traite pas tellement les symptômes de la maladie, le rituel porte plutôt sur la recherche de l’agent qui est à l’origine de la maladie et de la cause. Dans ce cas, c’est plus une origine externe à l’individu malade qui est mise en exergue. La démarche thérapeutique visera à identifier l’âme qui est à l’origine de ce désordre, pour ensuite, au cours de la thérapie, restaurer ou réaffirmer les liens du patient et de sa famille à cet ancêtre en vue de ramener l’ordre (ibid.), refermer et renforcer les frontières par le rituel de soins.

24 De cette manière, le traitement va également consolider la définition identitaire du patient. Une identité bien souvent affaiblie par une histoire familiale marquée par les déracinements, l’acculturation et une courte mémoire généalogique, comme c’est le cas de la plupart des Mauriciens, peuple de migrants et, plus particulièrement, dans le cas d’origines métissées. En effet, ceux-ci ont hérité de différentes cultures, rites et croyances et ils devront composer avec cet héritage multiple, réussir à fabriquer des cultes respectant ces nombreuses filiations, en définissant leurs propres obligations et interdits tout en se référant aux traditions variées dont ils ont hérité. Il peut alors y avoir une coupure généalogique, lorsque certains héritages tombent dans l’oubli au fil des générations : les rites issus de la lignée paternelle ou maternelle n’ayant pas été suivis, les ancêtres oubliés peuvent faire part de leur colère en provoquant un désordre.

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Désordres transgénérationnels

25 Nous pouvons souligner l’aspect transgénérationnel de certaines maladies et désordres. En effet, dans certains cas, le mécontentement d’un ancêtre pourra être à l’origine de maux qui toucheront un individu et sa famille de manière transgénérationnelle.

26 Comme décrit dans l’étude de cas observée, l’origine du mal est imputée à la colère du gardien-lakour suite à une promesse non tenue par la mère de M. D. Cette colère du gardien-lakour affecte la famille de manière transgénérationnelle. La tradipraticienne ne traitera pas uniquement les malades (M. D. et son fils), mais toute la famille. Elle leur offre une écoute attentive, réaffirme les liens dans la communauté des morts et des vivants : les liens aux ancêtres qui avaient été cassés par les manquements de la grand- mère et les liens dans la famille, en redéfinissant la place de chacun. De plus, elle souligne l’importance d’honorer la promesse qui n’a pas été tenue et, donc, de procéder à un sacrifice animal en l’honneur du gardien-lakour. Le renforcement des liens aux ancêtres semble fondamental pour une réaffirmation de l’identité individuelle et familiale ainsi que pour la guérison et un retour à l’ordre.

Syndromes culturels liés aux ancêtres

27 Nous avons observé certains désordres liés à l’identité qui peuvent être considérés comme des syndromes culturels, des « syndromes liés à la culture » (Yap 1967). Selon Benoist (1993), ces affections n’ont pas de correspondants en biomédecine, ce sont des « constructions culturelles » que le médecin moderne ne connaît pas. En effet, certains symptômes n’ont de sens et ne peuvent être compris que dans le contexte culturel dans lequel ils prennent naissance (Brandibas 2003). C’est, par exemple, le cas de la maladie tanbav (tambave) ou du syndrome des seve bondie (cheveux de Dieu) que nous retrouvons à Maurice, mais également à La Réunion sous l’appellation sévé mayé (cheveux emmêlés).

28 L’analyse de ces deux syndromes culturels liés à la petite enfance nous amène à envisager leur fonction sociale : venant compléter la naissance physique, ces syndromes conduisent à la naissance sociale de l’enfant. Pourchez (1999 : 13) associe donc ces deux syndromes et envisage ces deux pratiques comme étant des rituels de passage ou de double naissance, dont « le rôle est de faire naître l’enfant une seconde fois en le débarrassant de la souillure liée à la naissance et au corps de sa mère dans le cas du tanbav, au danger que présente un au-delà dont l’enfant n’est que récemment issu dans le cas des sévé mayé ».

29 Ainsi, selon les croyances traditionnelles, ces troubles du jeune enfant supposent qu’« une partie de son être n’a pu pleinement advenir au monde visible » (Brandibas 2007 : 1). Ce qui amène la question du passage de l’enfant dans le monde et son humanisation. En effet, le nouveau-né est considéré comme un être étrange, il faudra le débarrasser de son étrangeté pour qu’il passe à l’humanité, qu’il se débarrasse du sacré pour entrer dans le monde profane (idem). Ces deux pratiques visent donc à éliminer les impuretés dans le corps du bébé pour l’amener dans le monde social et profane. Brandibas (2003 : 3) note la vulnérabilité du jeune enfant avant ce passage : « Pour certains Réunionnais d’origine malgache, quand un événement touche un enfant au cours de cette période, il est coutume d’en appeler aux ancêtres : le

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nouveau-né est réputé leur appartenir jusqu’au quarantième jour, dans certains cas, ils peuvent “décider” l’enfant de repartir chez eux ». « Pour d’autres, d’origine indienne, le nouveau-né, venu des limbes, ne peut rester sur terre que par Petiaye, déesse de la maternité, qui le protège après avoir été honorée par la mère » (Govindama 1990, cité dans Brandibas 2007 : 3).

30 Ainsi, des rites de protection de l’enfant vont être faits afin d’empêcher les agressions extérieures par des Invisibles. Les rituels vont contribuer à établir une frontière « entre l’ordre, le bien-être, la santé et le désordre, l’affliction, la maladie » (Brandibas 2007 : 4).

31 À Maurice également, le quarantième jour de l’enfant est considéré comme un passage important. Il pourra enfin sortir de chez lui avec sa mère, qui ne devra plus le protéger constamment des Invisibles néfastes, comme, par exemple, en plaçant un balai devant la porte si elle doit le laisser seul dans une pièce, ou porter ses vêtements à l’envers si, malgré tout, elle sort avec lui avant le quarantième jour, ou encore ramasser des cailloux qu’elle jettera derrière elle dès leur retour à la maison. On retrouve de tels rites de protection dans la tradition française (Chaudenson 1983). C’est également ce jour qu’a lieu la circoncision chez les musulmans. Ce sera l’entrée du nouveau-né dans la vie sociale. Ce quarantième jour marque également le moment où la mère prendra un bain seule et se lavera les cheveux pour la première fois après l’accouchement. Elle ne sera plus en marge de la société, elle pourra reprendre sa place dans la vie sociale et familiale. Nous voyons donc là une période charnière, un passage du nouveau-né dans le monde social et culturel ; il devient un membre de la société à part entière.

Seve bondie

32 Dans le cadre de maladies causées par les ancêtres, je me suis penchée plus particulièrement sur le syndrome des seve bondie (jatha en hindi) . À Maurice, ce syndrome consiste en une mèche de cheveux emmêlés chez l’enfant. Elle semble indiquer que ce dernier possède un saint, un génie, un dieu ou un ancêtre qui l’accompagne et peut le protéger, lui donner un don et le guider. On dit alors de cet enfant qu’il est un bonere (bienheureux, chanceux) : il va amener du bonheur dans la maison et la famille. Mais si les rituels liés à ce syndrome ne sont pas respectés, il pourra au contraire attirer le malheur et tomber malade. En effet, cette mèche de cheveux ne peut pas être coupée sans que des rituels précis soient pratiqués. Ceux-ci consistent à faire couper cette mèche dans un kalimay (lieu de culte dédié à la déesse hindoue Kali) par un prêtre, à une certaine date fixée par l’horoscope indien en fonction de la date de naissance de l’enfant. Elle doit être coupée avec des ciseaux neufs, tout en récitant des prières, et être ensuite emballée dans un mouchoir blanc neuf, avant d’être jetée dans une rivière ou dans la mer. Le prêtre peut également choisir de baigner l’enfant dans de l’eau safranée ou encore de lui raser la tête. En échange de ce rituel à Kali, les parents peuvent éventuellement faire une promesse, telle que de ne pas couper les cheveux de l’enfant pendant sept ans et venir les offrir à Kali après cette période.

33 Si les rituels ne sont pas respectés, par exemple si les parents coupent eux-mêmes cette mèche de cheveux, elle repoussera et l’enfant pourra tomber malade, avoir des malheurs, car ils pourraient avoir provoqué la colère de l’entité qui se manifeste par cette mèche. De plus, l’enfant ne pourra être soigné par aucun docteur en biomédecine, car ceux-ci ne connaissent pas ce syndrome culturel. Un rituel devra alors être pratiqué

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afin de restaurer les liens avec cet Invisible qui s’est manifesté par ce syndrome afin de ramener l’ordre.

34 Ce désordre est donc lié à l’ascendance de l’individu, son lignage et son identité (Brandibas 2004). Ainsi, nous avons pu constater que ce syndrome touche spécialement les enfants hindous. Cependant, suite aux métissages, ces mêmes maux apparaissent aussi chez les Créoles3, révélant ainsi leur ascendance indienne. C’est, du reste ce qu’exprimait LA. (2010), qui racontait que son petit-fils, métis créole-européen, a été touché par ce syndrome, tel un signe rappelant son ascendance indienne par la lignée maternelle de sa grand-mère paternelle. Cependant, il peut également toucher des personnes n’ayant aucune ascendance indienne et apparaître chez un enfant en fonction de la personne qui s’est réincarnée en lui.

35 À La Réunion, nous retrouvons ce syndrome d’une mèche de cheveux emmêlés sous le nom de sévé mayé. Il est interprété comme la manifestation d’une entité spirituelle, le signe d’une présence surnaturelle : celle d’un ancêtre ou d’êtres de la nature, qui peuvent transmettre le pouvoir de guérir et des secrets thérapeutiques (Dumas- Champion 1997). Il peut s’agir aussi d’un saint mécontent qui provoque ce phénomène, tel que Karli, Pelmal, ou encore Minisprins, ce dernier étant le plus souvent mis en cause selon Chaudenson (1983). Il est important alors d’identifier le saint concerné afin de savoir à qui adresser la cérémonie et les offrandes. Ainsi, le rituel des sévé mayé vise à reconnaître l’ancêtre qui est présent pour ensuite le rejeter, le chasser de l’enfant (Brandibas 2003). Ainsi, au-delà d’un rite de purification, ce rituel amène à affirmer l’affiliation d’un individu dans un contexte de métissage et d’ascendances multiples, il permet de conserver la mémoire du lignage.

36 Durant ce rite, on rase les cheveux de l’enfant, on enduit sa tête de safran et on jette les cheveux enveloppés dans une toile blanche dans une rivière ou à la mer. On voit là de fortes similitudes avec les rituels ayant cours à l’île Maurice (Brandibas 2004).

37 Selon Barat, Carayol et Chaudenson (1983), il s’agit d’une croyance qui est sûrement d’origine indienne car elle ne se retrouve pas à Rodrigues où l’influence indienne est quasi absente. En effet, « on sait qu’il est de règle en Inde de raser la tête des enfants et d’offrir à une divinité leurs premiers cheveux » (Benoist 1993 : 158-159). Cependant, à La Réunion, cette croyance s’étend en dehors du groupe indien.

38 Pour sa part, Benoist (1993) note que le rasage des cheveux peut également être considéré comme une tradition malgache (Gauliris 1988). D’après David (2004), à Madagascar, certains enfants ont parfois les cheveux frisés et noués à leurs extrémités. On parle alors de taly koko (tresses de koko), que seuls les grands devins sont habilités à couper. Selon Dumas-Champion (1997), ce sont les êtres de la nature qui nouent les cheveux des enfants qu’ils affectionnent le plus. « En Imerina, d’autres signes [qu’une personne est possédée] s’ajoutent à celui de la maladie : tsindrimandry ou oppression- révélation au cours du sommeil, sanga nanahary ou mèche de cheveux différente (plus longue, plus touffue ou emmêlée) indique la présence d’un esprit » (Blanchy et Rahajesy 2001 : 44-45).

39 Selon Pourchez également (1999 : 13), cette pratique est « apparentée aux rituels africains et malgaches de retour de l’ancêtre ou d’intégration au lignage tels qu’ils se déroulent en Inde, et qui se concrétise par le rasage de l’enfant dont les cheveux se sont emmêlés. Ce rasage, conséquence de la manifestation d’un ancêtre gênant car impossible à identifier de manière précise (du fait, selon les informateurs, des métissages intenses opérés au sein de la population réunionnaise), constitue un impératif pour la famille, faute de quoi l’état de l’enfant va

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s’aggraver, notamment par la manifestation de tanbav, considéré ici comme une impureté complémentaire de celle provoquée par les sévé mayé. »

40 On voit là un parallèle avec les sévé mayé réunionnais ou les seve bondie mauriciens. Benoist (1993) évoque le fait qu’il s’agit d’un mal dépassant les identifications ethniques et ayant été incorporé à la créolité réunionnaise, et on peut en dire de même à Maurice.

41 Ce phénomène, propre à la région, aurait donc un rôle important dans la définition identitaire car il permet d’identifier l’ascendance d’une personne, vient confirmer l’appartenance d’un individu à une communauté, son affiliation à un lignage, en insufflant en lui un lien direct à un ancêtre.

Tambave

42 Le second syndrome culturel que nous avons rencontré est le tambave, syndrome connu à Maurice, La Réunion et Madagascar. Le nom de cette maladie dérive du malgache tambavy et recouvre une même étiologie dans les trois îles.

43 Ce désordre est caractérisé par des éruptions de la peau, des diarrhées, de la fièvre et des selles vertes. Il est considéré comme étant dû à du sang sale, impur, chez la mère durant la grossesse ou l’allaitement, et qui, par conséquent, se transmet chez le nourrisson. Les éruptions de la peau du nourrisson sont considérées comme libérant les impuretés contenues dans le sang, ainsi que le méconium du nouveau-né, substance également considérée comme impure et toxique. Comme le note Benoist (1990 : 251), « cette catégorie populaire rassemble divers symptômes et les organise en un syndrome que la médecine ignore car il recoupe diverses affections qu’elle distingue les unes des autres. »

44 La recette de latizann tanbav (tisane contre le tambave) varie selon les familles, mais on retrouve certaines plantes communes à ces différentes recettes, telles que bwalo (centella asiatica), pokpok (cardiospermum halicacabum), pat poul pikan (toddalia asiatica), pat lezar (selaginella concinna) et bwa sandel (dracaena reflexa). En prévention, pour éviter la tanbav, la femme enceinte devra donc boire cette tisane durant les dernières semaines de grossesse. Ensuite, en cas de symptômes, le traitement devra être administré à l’enfant, ainsi qu’à la mère, cette dernière étant considérée comme responsable de ce désordre, bien que seul l’enfant en ait les symptômes. Le traitement consiste en une tisane à boire et/ou à prendre en ablution, ainsi qu’en des passes et prières dans certains cas. Le traitement administré va nettoyer le sang et le corps du bébé, amenant les impuretés à sortir sous forme de glaires ou de selles vertes. De plus, la mère devra respecter de nombreux interdits alimentaires pendant la période d’allaitement et/ou avant que l’enfant ne sorte ses premières dents, sans quoi la maladie pourra se « révolter » (se dit d’une maladie qui prend de l’ampleur). Ainsi, la mère ne peut pas manger certains grains secs, des fruits de mer, ni des plats épicés.

45 Comme le note Pourchez (1999), l’analyse de ce syndrome rappelle les rites de passages amenant le nouveau-né à la séparation avec sa mère, avant l’agrégation de celui-ci à la communauté, lorsqu’il devient un être à part entière. Ainsi, la tanbav apparaît comme un rite de purification post-natal et de séparation avec sa mère.

46 À Maurice, il semblerait que cette maladie soit plus spécialement associée aux Créoles et donc surtout à une ascendance africaine ou malgache. On parle également parfois à Maurice de la kriz tanbav (crise tambave) dont un synonyme est la kriz malgas (crise malgache). Dans ce cas, le syndrome est décrit comme étant une possession par un esprit malgache, plus particulièrement le gardien-lakour. Cependant, nous n’avons pas

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pu déceler de lien direct entre la maladie tambave telle qu’elle est décrite ici et la kriz tanbav.

Ancêtres et tradipraticiens

47 Nous avons décrit l’intervention des ancêtres dans les pratiques thérapeutiques en tant qu’agents à l’origine de certains maux, tel que des désordres transgénérationnels et des syndromes culturels particuliers. L’implication des ancêtres dans les rituels thérapeutiques se retrouve également au niveau du tradipraticien lui-même, dans la transmission du don et à l’origine des pouvoirs de guérison et de voyance, permettant l’identification des causes de la maladie.

48 Ainsi, certains tradipraticiens ont un rapport spécifique et direct avec leurs ancêtres, ils sont « rituellement liés aux ancêtres qui leur ont transmis fonctions, privilèges et pouvoir de “conservation” » (Balandier 1976 : 27). C’est, par exemple, le cas des tradipraticiens ayant un gran-dimounn-guide (ancêtre guide) et/ou de ceux qui ont un gardien-lakour qui leur procure un don de voyance et de guérison, comme nous allons le voir plus loin. D’autres tradipraticiens, par contre, ne font nullement référence à leurs ancêtres. Peut-on dire pour autant qu’ils ont perdu ce lien ou qu’il s’agit du fruit d’une déculturation ? Il semble bien que ce rapport aux ancêtres vienne justement combler un vide historique et généalogique, quitte à ce que cette ancestralité soit fictive et créée de toute pièce par le praticien, comme nous allons y revenir.

Transmission du don

49 Les tradipraticiens mauriciens sont considérés comme étant dotés d’un don de guérison qui peut leur avoir été transmis par un parent, de son vivant, ou par l’esprit d’un ancêtre, à travers des rêves dans lesquels l’ancêtre vient dévoiler ses secrets au tradipraticien, ou encore par des visions à l’état d’éveil. Ainsi, les connaissances du corps, de la maladie et des traitements et les secrets des rituels font bien souvent l’objet d’une transmission transgénérationnelle.

50 Cependant, dans le cas d’un individu n’ayant pas perpétué la pratique de soins qu’il a apprise avec ses ancêtres ou tenu compte du don qui lui a été transmis, un désordre peut venir traduire « une nécessité de transmission intergénérationnelle » (Brandibas 2003 : 162) du don de guérison ou de voyance. Ainsi, une personne qui présente un trouble peut être considérée comme devant recevoir, assumer et utiliser un don d’un ancêtre, qui deviendra son guide dans son activité. Le symptôme du trouble sera alors perçu comme la manifestation de la volonté de l’entité qui veut cohabiter (ibid.).

51 Par la transmission de ce don par un ancêtre, le tradipraticien s’insère dans une lignée qui le lie à ses origines et aux futures générations. Il se situe dans une descendance en se référant à un ancêtre qui le guide dans la tradipratique et un héritage familial transmis de génération en génération. Ce désordre vient donc souligner la nécessité de réaffirmer et de renforcer la filiation, le lien à ses ancêtres et ainsi l’identité de l’élu.

Ancêtre-guide

52 Dans sa pratique, le tradipraticien peut être aidé par une divinité mais également par un guide, un esprit, parfois identifié comme étant un ancêtre. Ce gran-dimounn-guide lui

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procure un don de guérison, le guide et lui transmet des connaissances telles que les traitements à administrer et recettes de tisanes à confectionner, ainsi que des gestes ou paroles secrètes qui assureront l’efficacité du soin. Cet ancêtre-guide donnera également au tradipraticien un don de voyance, il lui insufflera des visions en rêve ou éveillé, lui permettant de prévoir un événement, de diagnostiquer une maladie ou d’identifier l’agent qui en est à l’origine. Cet ancêtre agit à travers le tradipraticien, qui se considère comme un intermédiaire entre les mondes visible et invisible. On dira du tradipraticien qu’il est la « monture » de cet ancêtre. Il y a ainsi une incursion du sacré dans le monde profane à travers la possession du tradipraticien par cet ancêtre-guide. Le temps du rituel, le praticien met en lien ces deux mondes et abolit les frontières.

53 Les tradipraticiens qui bénéficient de l’aide d’un ancêtre sont habilités à traiter des maladies considérées comme plus graves que celles qui sont soignées par des tradipraticiens guidés par Dieu. Souvent même, ils peuvent soigner des maladies attribuées à la sorcellerie. Ainsi, le rapport à l’ancêtre-guide semble donner une assise et valider les actes de ces tradipraticiens.

54 Nous avons rencontré plusieurs cas de tradipraticiens ayant un ancêtre-guide dans les différents groupes ethnoculturels de l’île. C’est le cas, par exemple, de LA., qui a trois guides : un guide indien dont elle a hérité par sa lignée maternelle, un guide malgache venant de sa lignée paternelle et un guide français qu’elle a « ramassé » dans son enfance, alors qu’elle jouait dans la cour d’une propriété où elle vivait avec sa mère et qui appartenait à une famille franco-mauricienne pour laquelle sa mère travaillait comme domestique.

55 Cet ancêtre prévient le tradipraticien de dangers ou d’événements à venir, le guide dans des choix qu’il devra faire et le protège des désordres. En contrepartie, le tradipraticien a des devoirs et obligations à son égard, des interdits à respecter, des rituels à célébrer pour lui rendre hommage. Par l’intermédiaire de ces rites, le tradipraticien se rapproche de son ancêtre-guide et attire ses faveurs. Cet ancêtre est bon, tant que le tradipraticien remplit ses obligations envers lui ; dans le cas contraire il pourrait se retourner contre lui ou sa famille. Ainsi, avant d’agir, le tradipraticien devra demander l’aval de son guide : si celui-ci l’approuve, il l’aidera dans son acte, mais s’il ne l’approuve pas, il l’empêchera d’agir. C’est, par exemple, le cas de LA., ayant hérité des traditions hindoues et catholiques, qui ne pouvait avoir d’enfant, selon elle, suite à la volonté de ses gran-dimounn de la lignée hindoue, qui montraient ainsi leur désaccord par rapport à son mariage avec un homme de religion catholique.

56 Les gran-dimounn-guide dont il est question ici sont généralement des ancêtres de la famille du tradipraticien. Ces ancêtres peuvent parfois être identifiés, mais, dans d’autres cas, ils peuvent être fictifs. Par exemple, pour ZA. (2007), cet ancêtre-guide est une femme qu’elle situe dans sa généalogie à deux générations, tandis que LA. ne situe pas précisément ses deux ancêtres-guides qu’elle considère comme très lointains. Néanmoins, la perpétuation des liens avec leurs ancêtres a permis à ces deux tradipraticiennes de continuer à revendiquer et se rappeler de leur identité et de leurs origines, malgré l’acculturation subie. Comme l’exprime bien Blanchy et Andriamampianina (2001 : 39), « le lien aux ancêtres, quel qu’il soit est constitutif de la personne », il donne une référence dans un passé, une origine, une généalogie, une identité ayant des racines. Effectivement, dans le cas de ZA., comme de LA., l’origine des ancêtres est connue et revendiquée : d’origine africaine pour ZA. et venant de Madagascar et de l’Inde pour LA. Ces ancêtres peuvent parfois être vus dans leur pays

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d’origine comme c’est le cas de ZA., qui voit son ancêtre-guide en Afrique, dans le désert, portant sur le dos un panier rempli de plantes médicinales.

57 Certains tradipraticiens rencontrés n’attribuent pas une origine particulière à leur ancêtre-guide. Ils le situent à Maurice et non dans un « ailleurs », un pays d’origine lointain ou méconnu : dans ce cas, l’identité est proprement mauricienne et l’ancestralité est locale. Le recours à cet ancêtre-guide permet alors au tradipraticien de se construire une identité et de « créer » une généalogie et une ancestralité mauricienne, de se fonder une autochtonie.

58 Nous avons également rencontré quelques cas de tradipraticiens disposant d’un guide qui n’est pas un ancêtre de sa famille, mais un esprit qui s’est révélé à eux, leur insufflant un don et des connaissances lors d’un rêve ou de visions. C’est, par exemple, le cas de CL. (2011) dont le guide est l’esprit d’un ancien colon français, portant sous son bras un livre contenant ses secrets de guérison et lui révélant ses connaissances en matière de soins.

59 Nous pouvons rapprocher cette protection par un ancêtre-guide au fait d’avoir un génie ou un saint qui protège un individu depuis sa naissance, comme dans le cas du syndrome des seve bondie. On dit d’ailleurs de certains enfants « ena enn sin lor li » (il est possédé par un saint). Certains individus bénéficient donc de la protection d’un guide divin ou d’un être surnaturel.

60 Ces tradipraticiens sont des intermédiaires entre les mondes visible et invisible, ils traitent avec des Invisibles et franchissent les frontières qui séparent les deux mondes. Ce type de tradipraticien se situe donc au carrefour entre le magico-religieux et le thérapeutique, tout comme le syncrétisme du culte du dévinèr (devin-guérisseur) réunionnais, qui soigne les corps et les âmes, les maladies naturelles ou non (Pourchez 2001). Il semble effectivement que nous puissions rapprocher ces tradipraticiens mauriciens ayant un ancêtre-guide des dévinèr réunionnais. Le dévinèr reçoit un don, qui ne lui est révélé qu’après une maladie. Il consulte les morts de la famille pour guérir, accorde une grande importance aux rêves et ce n’est pas lui, le dévinèr, qui guérit mais l’esprit qui le possède (ibid.).

61 Dans le cas réunionnais, l’objectif des pratiques liées aux ancêtres sollicités et invoqués en tant que guides dans des soins, procurant un don de voyance et de guérison aux vivants « est de maintenir le lien familial entre l’au-delà et le monde des vivants, en honorant les ancêtres qui se manifestent par des phénomènes de possession et dont le statut et l’autorité perdurent au sein de la famille : la communication entre les vivants et les morts se fait par le truchement des possédés, qui relayent l’information. Compte tenu de leur rôle clé, les devin- guérisseurs tiennent une place importante au sein de la hiérarchie religieuse réunionnaise comme garants du savoir religieux » (Forest 2008 : 1).

62 Soulignons donc dans ces pratiques qui rapprochent Maurice et La Réunion l’importance des ancêtres et de leurs pouvoirs thérapeutiques, de la religion dans le processus thérapeutique, du culte des ancêtres et de l’usage des défunts comme médiateurs entre le monde des vivants, des morts et l’espace divin.

63 À Madagascar également, il existe un lien important entre les ancêtres et les tradipratiques : selon Dumas-Champion (1997), un esprit de la nature, après avoir guéri quelqu’un, peut continuer à l’inspirer et lui permettre de devenir lui-même guérisseur. Ce même principe se retrouve à La Réunion, si ce n’est que les esprits qui inspirent le guérisseur sont ses propres ancêtres. C’est par exemple le cas du servis kabaré, au cours

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duquel on se concilie les ancêtres pour obtenir en retour la guérison d’un enfant et placer la famille sous leur tutelle. Dumas-Champion (1997) souligne la fonction thérapeutique et religieuse de ce servis. Il existe donc un système de donation réciproque qui fonde les relations entre vivants et ancêtres.

Voyance et possession

64 Les tradipraticiens mauriciens ayant un guide ont également un don de voyance inspiré par un médium, qui s’exprime au nom d’un esprit ou de dieu par des visions en rêve ou éveillé, ou encore par possession (Rivière 2005). La voyance permet de connaître un événement futur, de diagnostiquer une maladie, d’identifier un agent qui est à l’origine d’une maladie.

65 Ces visions insufflées par son guide permettent au tradipraticien d’établir un diagnostic ou de traiter un patient. Ainsi, par exemple, LA. va fumer de nombreuses cigarettes durant une séance de soin, car c’est à travers la fumée qu’elle va avoir des visions, entendre son guide, être inspirée.

66 La transe ou la possession sont des moyens de divination. Dans le cadre mauricien, nous n’avons pas rencontré de cas de transe. Cependant, ceux-ci sont victimes de possession lorsqu’ils sont habités par un Invisible, comme c’est le cas des tradipraticiens ayant un guide ou dans le cas de la transmission d’un don par un ancêtre qui en possédait un, lui- même, de son vivant, et qui deviendra ensuite le guide du tradipraticien dans son activité. La possession par un ancêtre-guide permet au tradipraticien de revendiquer un lien à des ancêtres, réels ou fictifs, de s’insérer dans une parenté et d’affirmer ainsi son identité.

67 Selon Andoche (2007), dans le cas de La Réunion, la voyance est censée révéler la nature et l’origine du mal. Ce sera soit le patient, soit le tradipraticien, soit un assistant qui sera le médium, qui entrera en transe et par lequel s’exprimera un esprit ou un saint que l’on interroge. Dans le cas d’une maladie arrangée (causée par la sorcellerie), la voyance fournit des indications sur les agents humains qui peuvent être incriminés. Dans le cadre de la transe à La Réunion, soulignons le rôle capital des ancêtres et leurs pouvoirs thérapeutiques. Le recours à la transe doit être abordé non comme traitement mais en continuité au remède (Pourchez 2001 : 75) : « La transe met en relief […] le rôle des ancêtres dans le processus de guérison de la maladie, part souterraine, implicite, du culte, qui pourrait être rattachée aux apports malgaches. Ce sont les défunts qui servent de médiateurs entre le monde des vivants, celui des morts et l’espace divin. »

68 De plus, l’auteur met en avant la « dimension sociale de la possession, révélatrice d’une société métisse dont les cultes évoluent et se transforment, suscitant des formes cultuelles nouvelles » (ibid., p. 76). Elle souligne ainsi le pôle religieux et thérapeutique de la transe ainsi que sa fonction sociale.

69 À Madagascar, dans le cadre du tromba, culte de possession par les esprits des rois ou princes sakalava, la transe de possession permet la communication avec les ancêtres. Durant ce culte, les possédés vont créer une parenté fictive avec les ancêtres royaux. (Blanchy et Andriamampianina 2001 : 39). « La possession permet de revendiquer un lien à des ancêtres […] et de créer ainsi une parenté fictive ».

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Gardien-lakour

70 Lorsque nous abordons les ancêtres-guides des tradipraticiens, il nous faut également parler des gardien-lakour (dee baba en hindi ; Sadarmini, identifié comme étant un esprit indien gardien de la cour à La Réunion (Benoist 2006). Ce gardien est un esprit, parfois un ancêtre, qui protège la cour de l’habitation, comprenant par-là les personnes vivant dans cette cour, donc la famille et, par extension, les différentes générations qui habiteront sur la terre familiale où le gardien-lakour est installé.

71 En échange de rituels mensuels consistant en des offrandes et des prières, le gardien- lakour protège. Il peut également exaucer des demandes, donner des visions afin d’avertir des dangers ou épauler un tradipraticien dans ses activités. Ainsi, dans le cas de certains tradipraticiens que nous avons rencontrés, le guide qui leur a insufflé leur don et qu’ils invoquent lors des soins est précisément ce gardien-lakour.

72 Situés dans un coin propre de la cour ou sous un arbre, ces gardiens sont matérialisés par de petits autels consistant généralement en une simple roche sur laquelle sont posées les offrandes, par exemple une partie de la paye mensuelle, des bougies, dipin sardinn (du pain fourré avec des sardines), du rhum, de l’eau, des fleurs, du camphre, des bâtons d’encens ou encore des cigarettes. Après ce rituel, les aliments comestibles sont partagés par l’ensemble de la famille, « pour que chacun ait une part du sacré », selon les mots de LA. (2011). Si ces rituels ne sont pas respectés et que le gardien est négligé, celui-ci peut se retourner contre la famille, qui rencontrera divers problèmes, tels la perte d’un emploi, des soucis conjugaux, la maladie ou la mort. Ainsi, bien souvent une maladie sera imputée à des prières effectuées de manière inadéquate ou pas assez fréquentes, une promesse non tenue, ou encore à un mauvais emplacement du gardien dans la cour, tel que nous l’avons décrit dans l’étude de cas précédente.

73 Le gardien-lakour est généralement constitué de deux esprits : Minisprins, esprit d’origine indienne, et Papa Malgas (Papa malgache), esprit d’origine malgache. Ainsi, lors des rituels, deux bougies seront allumées, deux cigarettes offertes, etc. Les personnes revendiquant une ascendance métissée peuvent alors appuyer celle-ci sur ces deux gardiens, les différentes ascendances se retrouvant matérialisées dans leur gardien-lakour.

74 Lors de mes enquêtes de terrain menées dans le cadre de ma thèse, j’ai rencontré plusieurs tradipraticiens possédant un gardien-lakour, et plus particulièrement parmi les Créoles et les Hindous, mais également chez les Sino-Mauriciens, sous une forme traditionnelle chinoise. Cependant, ceux qui ne possèdent pas eux-mêmes un gardien- lakour témoignent souvent que leurs parents ou grands-parents en avaient un dans le passé. La croyance en l’existence de ces êtres surnaturels semble donc partagée par les différents groupes ethnoculturels de l’île, les informateurs issus de toutes les communautés ethnoculturelles se méfiant de ces êtres et les respectant, même s’ils n’en ont pas eux-mêmes. Par contre, certaines personnes interrogées voient ces rituels de manière négative, comme une façon de s’éloigner de Dieu et de composer avec des esprits maléfiques.

75 Lorsque la tradition du gardien-lakour existe dans une famille, celle-ci se transmet à travers les générations. Le fait que, traditionnellement, les Mauriciens suivent un modèle patrilocal et soient fortement attachés à la maison et au terrain familial, perpétue l’importance de ce rite dans la famille. L’épouse venant s’installer dans la maison de son mari va alors s’approprier ce gardien et participer aux rituels qui y sont

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liés de la même façon que le reste de la famille. Bien qu’ils perpétuent la tradition, certains rites peuvent avoir changé ou disparu, tels que les sacrifices de poule noire ou de coq pratiqués en l’honneur du gardien-lakour, qui étaient plus fréquents dans le passé et qui tendent actuellement à disparaître dans la plupart des familles. Si la descendance décide de ne plus prier ce gardien, des rites particuliers devront être effectués.

76 Pour certains tradipraticiens, le gardien-lakour ne représente pas une tradition ancestrale. C’est le cas, par exemple, de LA. qui, de sa propre initiative, a installé dans sa cour une roche qu’elle a ramassée dans une rivière afin de représenter ses gardien- lakour. Après avoir pris soin de la nettoyer avec une brosse neuve et de l’eau safranée pour la bénir, elle y a intégré ses ancêtres et, à l’abri des regards, elle y a allumé des bougies et fait des prières, instaurant de cette manière son propre rituel. « Pier la li ti enn pier koum sa, natirel, normal. Alor kan monn servi li lerla linn vinn enn anset » (Cette pierre, c’était une pierre naturelle, normale. C’est quand je m’en suis servie qu’elle est devenue un ancêtre)4. Elle a de la sorte sacralisé un objet ordinaire, installé ses ancêtres dans sa cour et instauré un rituel qui, jusque-là, n’existait pas dans sa famille.

77 Parfois, en plus du gardien-lakour, la famille possède un gardien-lakaz (gardien de la maison) : une roche installée dans la maison, avec à côté d’elle des images de divinités et, en guise d’offrandes, un verre d’eau, un pot de terre cuite contenant de l’huile ou du charbon, du camphre allumé sur la pierre, une bougie, une cigarette, du pain, des sardines et du rhum. Nous pouvons comparer le gardien-lakaz mauricien à la shapèl (chapelle) réunionnaise, également appelée boukan, c’est-à-dire un lieu de culte, un espace sacré situé au domicile du dévinèr.

78 Cet ancêtre tient un rôle important dans la définition identitaire des individus. Le gran- dimounn gardien est généralement un ancêtre lointain de la famille, il serait même le premier ancêtre arrivé à Maurice, un ancêtre mythique fondateur du lignage ou du groupe de référence. Il est le gardien de la cour et est donc, intrinsèquement, lié à la terre héritée des ancêtres où réside la famille. Cela nous ramène à une définition de l’identité en relation à cet ancêtre mythique, lié à Maurice et à la terre mauricienne en tant que terre ancestrale. Pour faire face aux migrations et déracinements, le gardien- lakour semble avoir permis aux Mauriciens d’amener leurs ancêtres avec eux et de réinstaller leur ascendance sur une terre nouvellement appropriée, y « créant » ainsi une terre ancestrale et une filiation mauricienne autochtone.

79 Ce principe identitaire lié à un ancêtre mythique installé sur une terre ancestrale nouvellement appropriée que nous avons observé à Maurice peut être rapproché de certaines pratiques malgaches mises en avant par Ottino (1998). En effet, à Madagascar, lorsqu’il y a une rupture des individus avec leur terre ancestrale, lorsque ceux-ci quittent leur terre d’origine, ils sont amenés à s’établir ailleurs, sur une nouvelle terre, en y construisant un tombeau. Ainsi, celui qui a acquis cette terre, à sa mort, sera enterré dans ce tombeau et deviendra le razambe (ancêtre d’origine et fondateur) de ses descendants : « Dès lors, ces derniers peuvent légitimement considérer la terre où il est enterré et sur laquelle ils vivent, comme leur terre ancestrale » (Ottino 1998 : 39). Nous pouvons rapprocher ce processus de création d’une terre ancestrale dans un lieu nouvellement acquis par l’installation d’un ancêtre d’origine sur cette terre des pratiques observées à Maurice.

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Ancestralité et identité

80 L’étude de cas présentée met en évidence le rôle central des ancêtres dans les tradipratiques et l’aspect identitaire des rituels de soins se référant aux ancêtres, tant pour le tradipraticien, par son contact privilégié avec ses ancêtres dans les pratiques thérapeutiques qu’il mène, que pour le patient qui est victime d’un désordre causé par ses ancêtres. En effet, nous avons pu constater que certains syndromes viennent traduire le mécontentement d’un ancêtre. Les ancêtres protègent leur descendance du désordre lorsque les rites et tabous sont respectés, mais ils peuvent également rappeler à l’ordre ceux qui les oublient ou ne les respectent pas. Ils sont en quelque sorte garants de l’ordre social.

81 Ainsi, la maladie va être interprétée comme mettant en exergue une coupure généalogique et un déficit identitaire. L’ascendance et la référence à l’ancestralité jouant un rôle important dans le processus de construction et de définition identitaire, servant de mythe fondateur identitaire (Palmyre-Florigny 2003). C’est la raison pour laquelle, à travers les rites de soins, le tradipraticien va renforcer les liens du patient à ses ancêtres, l’insérant ainsi dans la continuité d’un lignage et réaffirmant son sentiment d’appartenance à une communauté se réclamant d’une même filiation et, de cette manière, son identité.

82 Cette dimension se révèle centrale à notre recherche, dans le contexte de cette île multiculturelle composée d’une population déracinée. En effet, dans le cas d’une généalogie mal connue, les rituels de soin vont amener le patient à la « création » d’une ancestralité mythique, proprement mauricienne, liée à une terre considérée comme ancestrale à Maurice. Ceci permettra au patient de reconstruire son ascendance et son identité, tout en renouant avec des pratiques ancestrales, en perpétuant un héritage oublié et l’attachement à une culture d’origine. Ce processus passe, par exemple, par l’installation ou la redynamisation des rituels liés au gardien-lakour.

83 Ainsi, les liens avec les ancêtres sont établis, réaffirmés, ou encore créés au cours du rituel, ce qui permet aussi bien aux tradipraticiens qu’aux patients et à leur famille de construire leur identité en lien avec les différents types d’ancêtres auxquels ils se réfèrent. Ils vont alors ancrer leur identité dans un « ailleurs », un pays d’origine ou au « centre » du territoire mauricien, dans l’autochtonie (Marié 1993).

84 J’en suis arrivée à souligner le lien entre l’identité, l’ancestralité et le territoire et j’ai décelé que les tradipraticiens et leurs patients vont se référer à différents types d’Invisibles et d’ancêtres au cours des rituels de soins et avec lesquels négocient les Mauriciens « rituellement liés aux ancêtres » (Balandier 1976), selon l’identité qui est mise en avant. Parmi ces ancêtres, j’ai pu différencier deux grandes catégories d’ancêtres amenant à une définition identitaire implantée dans un « ailleurs » ou dans le territoire : • les ancêtres proches, appartenant à la famille, qui sont nommés, dont on se souvient, qui sont généalogiquement situés, qui remontent à trois générations maximum. Ils sont liés à l’individu et se transmettent naturellement de manière transgénérationnelle. Ils sont plutôt associés à des pratiques individuelles et personnelles. Ils sont généralement venus d’ailleurs et cet « ailleurs » est considéré comme étant la terre ancestrale à laquelle se réfère l’identité. Ceux qui s’y réfèrent construisent donc leur identité par « l’ailleurs ». Nous pouvons les associer plus particulièrement aux tradipraticiens liés à une pratique culturelle et un héritage particulier ;

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• les ancêtres lointains, mythiques, fictifs, dont on ne se souvient plus, qui remontent au-delà de trois générations. Ils sont considérés comme les fondateurs du lignage, sont liés à la terre et sont installés dans un lieu (gardien-lakour), ou encore placés dans des objets. Ils sont le produit de populations ayant subi une migration qui a entrainé une rupture et qui, par conséquent, accordent une certaine importance à des objets de continuité immatériels (rites, croyances) et matériels (gardien). Ainsi, ceux qui se réfèrent à ces ancêtres vénèrent des lieux associés à des ancêtres qui ne sont pas forcément les leurs (comme une épouse vénérant le gardien-lakour de la famille de son mari, ou encore une personne vénérant un gardien-lakour installé dans un lieu public, rond-point de Flic en Flac…). Ces ancêtres sont construits ; ce sont des créations sociales, dont se sont ensuite appropriés les individus. Nous pouvons les associer plus particulièrement aux tradipraticiens « syncrétiques » qui s’implantent dans une autochtonie et semblent se référer naturellement à une interculturalité et une culture syncrétique. On différencie deux types parmi ceux-ci : • soit il est considéré comme étant le premier ancêtre venu à Maurice. Il est originaire d’un « ailleurs », il définit l’identité de ceux qui s’y réfèrent par cet « ailleurs », considéré comme la terre ancestrale. Cependant, il a été installé sur une terre familiale d’accueil, dans un gardien-lakour, par exemple, pour instaurer sa nouvelle identité mauricienne tout en conservant des liens à une terre ancestrale d’origine. Il est parfois décrit comme étant un ancêtre commun à tous les migrants venus peupler l’île. Ainsi, ceux qui s’y réfèrent définissent leur identité à la fois dans un « ailleurs » et par la terre ; • soit il est considéré comme venant de Maurice. Il est originaire de cette île, il définit l’identité de ceux qui s’y réfèrent par le « centre », par la terre, il fonde ainsi une autochtonie (Marié 1993) amenant à se représenter Maurice comme une terre ancestrale. Il est parfois décrit comme un ancêtre unique et commun à tous les Mauriciens. Il a lui aussi été installé sur une terre familiale, considérée alors comme ancestrale, dans un gardien- lakour, par exemple. Cet ancêtre amène à se référer à Maurice comme terre ancestrale et à se référer à la culture mauricienne en tant que culture métisse, impliquant syncrétisme et interculturalité.

85 Nous pouvons nous demander quel est le lien entre les ancêtres, les vivants et la terre, ce que Balandier (1965) a nommé dans le cadre de son étude au Kongo : le clan idéalisé (les ancêtres), le clan actuel (les vivants généalogiquement liés) et la terre clanique. Nous pouvons ainsi tenter de comprendre comment les tradipraticiens et leurs patients passent d’un registre d’ancêtres à un autre au cours des rituels de soins, selon l’identité qu’ils veulent affirmer. La dialectique opérée entre ces formes d’identification permet ainsi le maintien, sur une nouvelle terre, d’une identité et d’un héritage venus d’ailleurs, tout en perpétuant ce qui est issu de cette terre d’accueil, pour continuer à construire du rite et de la culture, en définitive, pour alimenter le processus de créolisation culturel qui est toujours en cours.

*

86 Dans cet article portant sur la parenté culturelle et les tradipratiques à l’île Maurice, je pense avoir pu souligner la place centrale que tiennent les ancêtres au sein des tradipratiques, que ce soit dans la transmission du don, au cours du diagnostic et des soins, comme moyen de protection contre les maladies, ainsi qu’en tant qu’agents à l’origine de certains maux.

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87 L’usage des ancêtres dans les pratiques thérapeutiques s’est donc révélé, non seulement comme un élément prégnant des tradipratiques mauriciennes, mais également comme un trait interculturel partagé par les différents groupes ethnoculturels de l’île au cœur d’une médecine traditionnelle « créole » mauricienne commune et originale.

88 Nous avons également souligné que l’usage des ancêtres dans les pratiques thérapeutiques se révèle être d’une importance majeure dans la définition identitaire des individus, et même que le rapport à l’Invisible est fondateur d’identité, plus particulièrement dans le contexte d’une société composée d’un peuple issu de migrants ayant subi une certaine acculturation et des métissages. En effet, les rituels thérapeutiques permettent le renforcement ou même la création de liens identitaires à un lignage et une communauté d’ancêtres, réels ou fictifs, ainsi qu’à une culture et un territoire. La mise en avant de ce lien entre l’identité, l’ancestralité et le territoire a permis de percevoir, à travers les rituels thérapeutiques, le processus d’enracinement des Mauriciens en proie à un malaise identitaire sur une terre d’accueil et le fondement d’une autochtonie mauricienne.

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NOTES

1. Issue de la thèse de M. de Salle-Essoo (2011). 2. Comprendre ce terme au sens anthropologique du terme, d’un métissage de cultures donnant naissance à une culture originale, et non dans le sens ethnique du terme tel qu’il est couramment utilisé à Maurice. 3. À Maurice, la population est communément différenciée selon l’appartenance ethnique et religieuse. Ainsi, les Mauriciens différencient les Créoles (descendants d’Africains, de foi chrétienne, souvent considérés comme les descendants d’esclaves), les hindous (Indo-Mauriciens de foi hindoue parmi lesquels des sous-groupes sont identifiés et mis en avant tels que les Marathis, Tamouls, Télégous), les musulmans (Indo-Mauriciens de foi musulmane), Sino-Mauriciens, Franco-Mauriciens (Mauriciens descendants des colons français). 4. Entretien avec LA., Curepipe, 2010.

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RÉSUMÉS

À travers les tradipratiques et l’usage des ancêtres dans les rituels de soin, les Mauriciens ont trouvé un moyen de fonder une autochtonie sur une terre d’accueil, renforçant ainsi leur identité, au travers de rituels venant répondre à la nécessité de réaffirmer les liens aux ancêtres et combler leur malaise identitaire lié à une acculturation et un déracinement subi par les générations passées et ayant encore aujourd’hui des conséquences sur ce peuple.

Through traditional medicine and the use of ancestors in heath rituals, Mauritians found a way to build an indigenousness on a new land, strengthening this way their identity, throughout rituals answering the necessity to reaffirm bounds to ancestors and filling the identity malaise linked to acculturation and uprootedness suffered by past generations which still have actually consequences on that people.

INDEX

Index géographique : Maurice (île) Mots-clés : interculturalité, tradipratiques, ancestralité, identité Keywords : Mauritius, Interculturality, Traditional Medicine, Ancestrality, Identity

AUTEUR

MAYA DE SALLE-ESSOO Docteur en anthropologie, Université de la Réunion [email protected]

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Rodrigues, de l’administration par l’Isle de France à l’autonomie dans la République de Maurice

Christian Barat

1 Rodrigues doit très probablement sa découverte, en 1528, au navigateur portugais Don Diego Rodriguez dont elle hérite du nom. À la fin du XVIIe siècle, François Leguat, un Français « honorablement élevé dans la province de Bresse », réfugié en Hollande après la révocation de l’Édit de Nantes, participa à une mission de reconnaissance aux Mascareignes dirigée par Henri Duquesne1, avec l’appui de la Compagnie des Indes orientales2, à bord de la frégate L’Hirondelle. Il laissa une description paradisiaque de Diego Rodrigo ou Diego Ruys et un récit de l’existence « arcadienne » que lui et ses huit compagnons, « les huit rois de Rodrigues », y menèrent du 1er mai 1691 au 25 mai 1695.

2 Cette relation fut sans doute en partie à l’origine d’un second projet de colonisation qui reçut, en 1725, un commencement d’exécution avec l’envoi d’une petite expédition d’une quarantaine de personnes dont quinze esclaves. Les difficultés rencontrées pour y aborder l’île firent que quatre hommes seulement y purent débarquer sous la conduite de Tafforet, un « Créole » de Bourbon. Ils y séjournèrent quatre mois, mais les désaccords entre la direction française de la Compagnie des Indes et le Conseil supérieur de Bourbon (qui avait conçu le projet) firent que l’idée de s’installer à Rodrigues fut abandonnée, et cela d’autant qu’à cette période, la Compagnie des Indes était préoccupée par les problèmes qui se posaient à l’Isle de France, occupée elle- même depuis 1721. Ce n’est qu’après 1750 qu’une petite colonie s’y installa.

3 On connaît mal les débuts de la colonisation de Rodrigues et surtout l’origine des premiers colons. Il ne fait, cependant pas de doute que, comme pour l’Isle de France d’abord et les Seychelles ensuite, l’on encouragea vivement l’immigration de colons créoles. On distingue deux périodes principales d’immigration que séparent une dizaine d’années. La première, à partir de 1792, vit arriver G. Legros, Frémont, M. Gorry, G. Roger, F. Boullerot, M. Bréhinier, et surtout P. Marragon qui, dans les premières années fut, en quelque sorte, le représentant des autorités officielles. La seconde

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immigration eut lieu vers 1802, essentiellement à partir de La Réunion, d’où venaient P. Quessy, P. Monnier, Lostaux et E. Rochetaing.

4 En 1804, on note la présence de 5 familles européennes (22 Blancs dont 13 appartiennent à la famille Rochetaing, celui-ci étant venu avec Marie, mulâtresse libre) et de 82 esclaves. La plupart de ces esclaves (32 du Mozambique, 18 de Madagascar, 5 Talingas, 1 Guinéen, 1 Malais, 1 Bengali) étaient venus avec leurs maîtres sans aucun doute des îles de France et de La Réunion et ce sont eux qui, comme certains colons, ont introduit le parler créole de ces îles. Les 24 autres sont nés à Rodrigues.

5 En 1810, pendant les guerres napoléoniennes, l’île Bourbon, possession française depuis 1649, baptisée par la Convention île de la Réunion, passa sous domination britannique, fut rebaptisée Bourbon, puis fut rétrocédée aux Français lors du traité de Paris en 1814, pour redevenir La Réunion. À compter de 1809, Rodrigues va suivre le destin politique de l’Isle de France, dont elle devint une dépendance, après que celle-ci fut cédée à la Grande-Bretagne par le traité de Paris. Les Anglais organisèrent leur attaque de l’île de France à partir de Port Mathurin. La véritable colonisation de Rodrigues commença à cette époque. Elle fut le fait d’agriculteurs et de pêcheurs mauriciens employant une petite main-d’œuvre servile. Cependant, les Rodriguais vont se consacrer essentiellement aux cultures vivrières, à l’élevage et à la pêche et ne développeront pas une véritable culture de plantation du type de celle qui peu à peu domina l’économie de la métropole mauricienne, avec le corollaire d’une forte immigration asiatique. En conséquence, leur île ne subira pas les immigrations massives d’esclaves ou d’engagés et la population augmentera par un accroissement autonome. L’abolition de l’esclavage effective pour les Anglais dès 1839, alors qu’elle ne le sera à La Réunion qu’à partir de 1848, entraîna l’arrêt de l’introduction d’esclaves à Rodrigues.

6 Il est important de noter que la population servile dont l’importance a toujours été réduite, en raison des difficultés de développement économique, a été, pour l’essentiel, d’origine créole (des îles de France et de La Réunion), la faible importance de l’île ne justifiant évidemment pas des traites directes. Comme la plupart des colons était de même origine, on peut donc considérer, en s’appuyant sur les conclusions du linguiste Robert Chaudenson, que le créole rodriguais s’est largement constitué à partir du Mauricien et du Réunionnais et constitue un parler de troisième génération, le Mauricien étant lui-même un parler de seconde génération. Pour Robert Chaudenson, cette notion paraît importante tant sur le plan linguistique que sociologique ; elle peut, en particulier, dans la seconde perspective, expliquer pourquoi des sociétés dont le développement s’est effectué hors du cadre de la société de plantation (généralement liée aux îles à sucre) peuvent présenter des caractères d’organisation sociale et culturelle propres à ce type de société plantocratique qu’elles n’ont pourtant pas connu. Ce paradoxe ne peut s’interpréter que par des transferts culturels dans lesquels la transmission de systèmes linguistiques a sans doute joué un rôle important. Le linguiste suggère que l’on pourrait donc peut-être parler de générations de sociétés, comme il a proposé de parler de générations de créoles, comme on définit des générations d’ordinateurs en marquant, par-là, le fait d’un type d’organisation est issu d’un type précédent sans qu’intervienne une notion de durée précisément limitée comme pour les générations humaines.

7 Les esclaves affranchis vont s’installer en grande partie dans les montagnes du centre de l’île. En 1851, l’île comptait 495 habitants, parmi lesquels 350 Malgaches ou Africains non-baptisés, une centaine de Mauriciens qui se consacraient à la pêche et au

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commerce du poisson salé et une cinquantaine de descendants de colons et d’esclaves venus des îles de France et de Bourbon, à la fin du XVIIIe siècle. Rodrigues, « Mascareigne sans sucre », sera en marge de la grande immigration de main-d’œuvre indienne à Maurice et à La Réunion. Exception faite d’un faible courant d’immigration de Créoles-Mauriciens, essentiellement venus pour la pêche, et occasionnellement d’arrivées de Malgaches, de Seychellois, d’Indiens ou de Chinois, les apports de population extérieure sont très réduits et l’émigration sera, au contraire, relativement constante.

8 L’administration britannique s’intéressa épisodiquement à Rodrigues, qui est restée sous le contrôle du gouvernement mauricien comme l’île de Saint-Brandon l’est aujourd’hui. Rodrigues continua à suivre l’île Maurice dans sa destinée après l’indépendance acquise par celle-ci en 1968. À cette date, elle cessa d’être « colonie de la Couronne », pour devenir la 21e circonscription de l’État mauricien. Dépendants de Maurice, les Rodriguais étaient alors représentés à l’Assemblée nationale mauricienne par deux députés et administrés par un commissaire résident nommé par le gouvernement mauricien.

9 L’autonomie de l’île Rodrigues est un mouvement qui a débuté avec l’adresse, en 1915, d’un mémoire au roi George V d’Angleterre, par 79 Rodriguais déplorant que leur île n’ait pas été incluse en tant que district électoral dans la Constitution de 1885 et demandant qu’elle ait deux représentants au Conseil législatif.

10 Leader fondateur de l’Organisation du peuple de Rodrigues (OPR) en 1976, Serge Clair a toujours aspiré à doter Rodrigues d’une structure autonome. Il a été ministre de Rodrigues de 1982 à 1983 et de 1987 à 1995. Après l’installation du gouvernement MSM/ MMM de décembre 2000, à Maurice, Sir Aneerood Jugnauth, Premier ministre, et Paul Raymond Bérenger, Vice-premier ministre, lors d’une visite à Rodrigues en février 2001, annoncèrent qu’une autonomie maximale allait être accordée à Rodrigues. Le 20 novembre à 19 heures 55, l’Assemblée nationale vota à l’unanimité le Rodrigues Regional Assembly Act, accordant ainsi une autonomie administrative à Rodrigues : « Ce nouveau statut donnait à Rodrigues le droit de faire des lois et réglementations pourvu qu’elles ne rentrent pas en conflit avec celles qui sont en vigueur à l’échelle de la République. Il autorisait l’île non seulement à légiférer mais à passer également des accords et solliciter de l’aide à l’extérieur, ce après l’aval des Ministères des Affaires étrangères et du Plan. Le Conseil exécutif peut également lancer des appels d’offres d’une valeur maximale de 10 millions de roupies mauriciennes pour l’exécution des projets de développement. Le 12 octobre 2002, la première Assemblée Régionale de Rodrigues a été mise sur pied et Jean Daniel Spéville a assumé le poste de Chef commissaire. Cependant le 4 février 2003, celui-ci démissionne afin de donner la chance à son leader, Louis Serge Clair, d’assumer ces fonctions. »

11 Une Île Affranchie est le titre du livre de Lilian Berthelot, publié dans le cadre du 7 e anniversaire de l’autonomie de Rodrigues, commandité par l’Assemblée régionale de Rodrigues, plus précisément par l’Organisation du peuple Rodriguais qui était au pouvoir à cette époque. Il est sorti à un moment où beaucoup de questions étaient soulevées sur le développement de l’île ainsi que ses relations politiques avec Maurice. À cette occasion, un journaliste de l’Express s’entretient avec Lilian Berthelot : « En parcourant le livre, on découvre des informations détaillées et inédites : − Effectivement, j’ai puisé dans les livres d’Alfred North-Coombes qui a beaucoup écrit sur l’histoire de Rodrigues, dans les deux livres que j’ai moi-même écrits : Le Sel et la Lumière et l’autre Petite Mascareigne qui traite de l’esclavage à Rodrigues,

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dans les archives paroissiales à Maurice, les archives diocésaines à Rodrigues et surtout dans la presse locale, sans oublier les différentes étapes qui ont mené à l’autonomie de Rodrigues. Vous consacrez une grande place aux missionnaires catholiques dans l’île ? − Comment passer sous silence le dévouement des premiers prêtres catholiques qui montaient sur des bourriques pour atteindre les sommets des montagnes. Une chose est sûre : si les missionnaires catholiques n’étaient pas là-bas, l’île Rodrigues ne serait pas devenue pas ce qu’elle est aujourd’hui. Leur présence a beaucoup marqué l’histoire et la vie des Rodriguais. Ils l’ont prouvé en décembre 1848 quand ils ont exprimé le désir d’être visités par un prêtre catholique même une ou deux fois l’an durant le chargement et le déchargement de la navette qui était de service à cette époque, pour se marier civilement par un prêtre catholique et non par un commissaire civil ou un magistrat à cette époque. Et pour comprendre tout cela, il faut aussi se référer au rôle joué par le père Ronald Gandy en 1941 lorsqu’il arriva dans l’île. Il formait des pupils teachers qui, après 16 ans, devenaient des students teachers pour aider à promouvoir l’éducation. Devons-nous en déduire que les Rodriguais avaient déjà commencé à revendiquer leurs droits ? − En 1915, 79 d’entre eux avaient soumis un mémoire au roi George V pour exprimer leur déception de n’avoir pas été inclus en tant que “district électoralˮ dans la constitution en 1885. C’était un acte héroïque. Cette démarche montrait clairement qu’ils voulaient être reconnus tels qu’ils étaient, en quête de leur identité. Il faut aussi rappeler que Rodrigues a été complètement négligé par les Britanniques à cette époque. Et cette demande, il faut le rappeler, avait été refusée par le roi George V. Il leur avait fait comprendre que c’était Maurice qui dirigeait l’île. Croyez-vous que Rodrigues aurait atteint un développement plus poussé si le conseil qui avait été établi le 12 mars 1992, jour de la proclamation de la République, avait poursuivi son travail après 1995 pour la réalisation de certains projets dans l’île ? − Autant que je sache, l’OPR de Serge Clair et Antoinette Prudence qui était à la tête de Front de l’Autonomie de Rodrigues (FAR) ont joué un rôle primordial dans la conscientisation pour l’autonomie de Rodrigues. Ils avaient milité pour que l’autonomie devienne réalité. Car c’était une île très négligée. Pour revenir à votre question, je dirai que l’île Rodrigues se serait beaucoup développée si l’argent qui leur avait été alloué dans leur budget avait été puisé pour la mise en place des infrastructures routières, améliorer la distribution d’eau et relancer l’agriculture »3.

12 En 2012, les dix ans de l’autonomie de Rodrigues ont été célébrés avec faste avec le déplacement du président de la République de Maurice, Kailash Purryag, dans l’île à cette occasion. Le gouvernement régional de l’OPR, mené par le chef commissaire, Serge Clair, initiateur du projet de l’autonomie, a mis tout en œuvre pour que cette étape dans l’épanouissement politique de Rodrigues soit un succès, avec une série de manifestations à différents niveaux, culminant avec une séance de feux d’artifices sur le front de mer de Port Mathurin. Kailash Purryag s’est vu conférer la citoyenneté d’honneur de Rodrigues : « Le chef commissaire de l’Assemblée régionale de Rodrigues a salué les pionniers de l’autonomie. Il s’est engagé down memory lane pour se retrouver il y a 35 ans de cela, quand le projet d’autonomie fut l’objet d’une résolution votée par 70 Rodriguais et Rodriguaises de l’OPR. Il a aussi eu une pensée spéciale pour Antoinette Prudence, dont la contribution à l’avènement de l’autonomie est reconnue dans l’île. “Trant-sink an aprè, mo ti a kontan trouv sa 70 Rodriguais et Rodriguaises divan nou azordi. Bokou fine mor. Enan kapav ankor vivan. Zot finn subir le mépri, la ène ek bann menas. Zot finn soufer dan zot konba pou lotonomi. Se dan le kontex ek la soufrans ki mo rekonet la valer d’un om et d’une famˮ, a déclaré Serge Clair. Il a rappelé les grandes dates menant à l’autonomie, soit :

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le 19 mars 1982, avec la déclaration de sir Anerood Jugnauth à un meeting MMM/PSM à La Ferme, où il avait pris fait et cause pour l’autonomie ; février 2001, avec la déclaration de sir Anerood Jugnauth, Premier ministre, en visite officielle à Rodrigues avec Paul Bérenger, où il était question de “maximum d’autonomieˮ ; le 20 novembre 2001, avec l’adoption de la loi sur l’autonomie par l’Assemblée nationale ; le 29 septembre 2002, date des premières élections régionales à Rodrigues, et le 12 octobre 2002, jour de l’installation du premier gouvernement régional. “Je félicite tous les Rodriguais et Rodriguaises, qui réalisent aujourd’hui que le plus beau cadeau que la République de Maurice a donné à Rodrigues, c’est l’autonomie pour développer notre capacité et pour assumer nos responsabilités sur le plan social, économique, culturel et politiqueˮ, affirme le leader de l’OPR, qui ajoute que “la Répiblik de Maurice kontan nou mé li bizin kontan nou ene lot manyer : li bizin konn nou soufrans ek nou bann besoinsˮ. […] Il procédera également à la réouverture de la saison “pik ouriteˮ avant de rentrer à Maurice »4.

13 En mars 2013, en marge du 45e anniversaire de l’Indépendance de Maurice, le Front pour l’avancement de l’autonomie de Rodrigues (FAAR) a organisé une conférence- débat. Lors de cet événement, le principal intervenant était le professeur Vinesh Hookomsing. C’était l’occasion de réfléchir sur les grands enjeux concernant le fonctionnement et l’avenir de l’autonomie de Rodrigues. Le 11 mars, Benoît Jolicœur de l’Express de Rodrigues en rend compte : « D’emblée, Vinesh Hookomsing a affirmé que l’autonomie de Rodrigues doit s’aligner sur la même échelle que l’indépendance de Maurice. Et d’ajouter qu’il est souhaitable d’organiser des activités à Maurice pour l’anniversaire de l’autonomie célébré chaque 12 octobre. “Mo finn bien kontan constate ki manier lindepandans selebre dan Rodrig san complex. Kan eski pou celebre lotonomi rodrig dan moris ?ˮ, s’est-il demandé en souhaitant vivement que cela se réalise cette année. Toutefois, il déplore le fait que pour le Mauricien, l’autonomie de Rodrigues concerne les Rodriguais uniquement. »

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NOTES

1. Henri Duquesne, baron d’Aubonne et marquis Duquesne, est un officier de marine français né en 1642 et mort en 1722 à Genève. Il est issu d’une famille dieppoise protestante de marins ; son père, Abraham, était lieutenant général des armées navales. Il entre dans la marine royale en 1666 puis est nommé capitaine de vaisseau en 1675. Après la révocation de l’Édit de Nantes en 1665, il s’exile dans le Pays de Vaud, en Suisse, où il achète la baronnie et le château d’Aubonne qu’il transforme. De son exil, il projette de créer une colonie de réfugiés huguenots en s’emparant de l’île de Mascareigne, aujourd’hui nommée La Réunion. Pour ce faire, il contacte la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, appelée en ce temps Compagnie hollandaise des Indes orientales. Or, une petite communauté de Français s’était déjà établie sur l’île depuis 1663. Pour protéger ses intérêts, Louis XIV y envoie une flotte de sept vaisseaux de guerre. En 1689, Duquesne doit renoncer à débarquer à Bourbon, mais envoie cependant une frégate de reconnaissance, l’Hirondelle, vers l’île. Face à l’hostilité des habitants, celle-ci est reroutée vers Maurice, alors en possession des Hollandais. De fait, il renonce à la création d’une république sur cette île. François Leguat est l’un des exilés ayant embarqué sur ce navire. Finalement, c’est vers Rodrigues que les réfugiés se dirigeront. Ils fonderont la première des colonies sur cette île alors déserte. 2. La Compagnie néerlandaise des Indes orientales ou Compagnie hollandaise des Indes orientales (connue en néerlandais sous le nom de Vereenigde Oost-Indische Compagnie ou VOC, littéralement « Compagnie unie des Indes Orientales ») est une compagnie de commerce créée par les Provinces-unies en 1602. Association privilégiée, pour arracher au Portugal le monopole des mers des Indes, elle connut une grande prospérité au XVIIe siècle en trafiquant le riz de Java et de Célèbes, les muscades de Banda, la cannelle et le poivre de Ceylan. Son gouverneur général résidait à Batavia. La guerre hollando-anglaise (1780-1784) ruina la Compagnie, qui disparut en 1799. 3. http://www.lexpress.mu/news/231-interview-lilian-berthelot-rodrigues-peut- acceder-a-l-independance-si-.html 4. www.lemauricien.com/article/rodrigues-les-10-ans-lautonomie-celebrees-avec-faste

RÉSUMÉS

Rodrigues, la « Mascareigne sans sucre », la discrète « Cendrillon des Mascareignes », découverte par les Portugais, peuplée par des Créoles, longtemps administrée par l’Isle de France, devenue République de Maurice, est aujourd’hui autonome.

Rodrigues, “Mascareigne without sugarˮ, the discreet “Cinderella of the Mascarene Islandsˮ, discovered by the Portuguese, populated by Creoles, for a long time administred by Isle of France, now Republic of Mauritius, is today autonomous.

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INDEX

Mots-clés : créole, colonisation, autonomie Index géographique : Maurice (île), Rodrigues (île) Keywords : Colonization, Creole Language, Rodrigues Island, Autonomy

AUTEUR

CHRISTIAN BARAT Professeur émérite d’anthropologie, Université de La Réunion

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The Chagos. A short history and its legal identity

Julien Durup

History

1 It was in 1776 that the first group of people was sent to the Chagos Islands and the settlement was on the Island of Diego Garcia. By the end of the 18th century the population was 300. From 1773 to 1810, the importance of the Chagos was greater than that of the island of Rodrigues. A total of 81 commercial ships visited the place coming from Ile de France (Mauritius). Rodrigues from the same period had only 30 visits from Mauritius.

2 This French colony officially became British in 1814, with the treaty of Paris. Around 1828, Britain decided occasionally to send slaves there to live permanently. The traditional plays and music of Chagossians, now exiled in Mauritius, and Seychelles originate from West Africa. The majority of the early slaves in the Chagos seems to have come certainly from Senegal.

3 The population of the Chagos grew rapidly. In 1851, there were 334 persons. In 1881, 789 persons were recorded in the population census1 and at the beginning of the 20th, the population consisted of 60% of African and Malagasy origin and 40% were of South Indian, Tamil origin. The majority of the population was native.2

4 Sir Robert Scott, a former Governor of Mauritius, visited the Chagos in the 1950s. He described it as a dream island, in a similar way that did the English captain James Horsburgh who was shipwrecked there in 1786. The main islands of the Chagos that were inhabited were Diego Garcia, Peros Banhos and Salomon, in all 54 islands.

5 In 1965, the tragedy of the Chagossians began. According to Mister Robin Cook, then British MP (now foreign Minister of Britain), « while Diego Garcia was still in its infancy the island of Aldabra was considered as the site for the base but rejected because of the danger of disturbing giant tortoises and other wild animals. So Diego Garcia was chosen as a sort of

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compromise with the US Navy and Air Force. » For that the American Admiral Elmo Zumwait had made it very clear to the British when he said: « My own personal desire was to have no « indigenous » labourers on the island because I could foresee the kind of political complication that the Soviets always make when you have that kind of « indigenous » population. Therefore, I strongly advocate that there be none there when we take over and establish the base » (Ram Mannick 1982: 13-14).

6 Britain and the United States of America agreed to place the welfare of the giant tortoises above that of the Chagossians.

7 Britain was forced on her own by its former colony, the USA to depopulate the Chagos of its indigenous population of British subjects, and force them into exile in a foreign country, against all the principal of the , the principles of human rights and the Magna Carta, a unique case, perhaps without precedent, in the British colonial history.

Tragedy and Exile

8 In April 1965, Mr. Anthony Greenwood, the British Foreign Secretary, visited Mauritius. It was before the constitutional conference for Mauritian independence was settled. During his visit, it was agreed then, in a secret meeting between Dr. Seewoosagur Ramgoolam and Mr. Anthony Greenwood, that Mauritius would have its independence without the Chagos and that a meagre sum of 3 millions pounds would be paid by Britain for the loss of the Chagos Islands, with a land area of 60 sq km and 54,400 sq km of ocean. Mr. Harold Wilson was so pleased with the deal that he said later that Dr. Ramgoolam was his best Prime Minister ! During the negotiation Dr. Ramgoolam was alleged to have told Mr. Greenwood that Britain could take all the Chagos islands. In return, Mauritius would like to have Seychelles. Three years later, Mauritius had its independence and Chagos and its inhabitants remained British.

9 In November 1965, with the creation of British Indian Ocean Territories, (BIOT), along with Chagos, Britain also detached three islands, Desroches, Aldabra and Farquhar, from its colony, the Seychelles, to form her new colony. Seychelles regained its three islands at independence in 1976. BIOT citizens born on those three islands from 1965 to 1976 were not an issue during the negotiation of the return of the islands to the Seychelles. In Aldabra, when still BIOT, there was only one birth. The boy is now in Brussels trying to get a BIOT passport.

10 Soon after creating the BIOT in 1965, Britain decided to exile the Chagossians, its own citizens, in small groups to Mauritius. Up to early 1971, their arrival went practically unnoticed until most of Chagossians wanted to return to their native land but were told that there was no boat available. The media started to write about it. The authorities took the decision to send them via Seychelles to Agalega.

11 The first group of « human cargo » arrived on the Seychelles on the 500 ton cargo ship the Nordvaer (« the boat of shame ») on Thursday 30th September 1971. There were 146 persons in a boat that was legally allowed to carry only 12 cabin passengers. Some bitter experiences followed this evacuation. When the Nordvaer got to Mahé, four horses which she transported were taken care of and sheltered. The « human cargo » was deposited on the jetty with all their belongings. The « Créole des îles » were later

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on taken to Her Majesty’s prison (women prison at Union Vale), where they were confined to cells, and fed on prisoner’s food.3

12 Those who were Seychellois and who had been working on the Chagos for many years were left on their own on the jetty. With no money from their broken contract, they were forced to sleep under shop verandahs for some time until their relatives were contacted.

13 Mr. Philibert Loizeau of the opposition party, then, the « Seychelles Peoples United Party », went to photograph these poor Chagossians. He was overpowered by the prison guards who confiscated his camera. Later, the British Governor allowed the return of his camera without the films.

14 After spending nine days of captivity in prison, the Chagossians left Mahé on the Mauritius on 8 th October 1971. Before boarding the Mauritius, they were offered employment by Paul Moulinie and Company (who was managing BIOT and Agalega) on Agalega island so as to keep their deportation secret and out of contact with those that had already arrived in Mauritius. They refused after having been deceived by the same company. They were then taken to Mauritius.

15 Many more boat trips were made from the Chagos with « human cargo » to Mauritius via Seychelles. Those who transited on the « Isle of Farquhar » were allowed to sleep under a shed at the end of the Long Pier while the boat was in Port Victoria. Another case that is worth mentioning was the Nordvaer which arrived on 1 st June 1973. The « human cargo » was not allowed to disembark while she was in port. At 23.30, on 2nd June 1973, one woman, Mrs Raymonde Desir of Peros Banhos, gave birth to a boy in the hold of the Nordvaer without any assistance. After two hours, she was taken to the hospital to have a check-up. Then, she was taken back on the boat on the same day to leave for Mauritius. Her son, Georges Désiré Désir, is now in Mauritius, without proper papers. On one voyage from the Chagos, the Nordvaer carried a cargo of 208 Chagossians in her hold, they were the slaves of the modern society.

16 In 1950, the British government, in a beautiful film, portrayed the Chagossians as « born and bred » in the Chagos. Later in 1976, the British Government contradicted itself by saying that all the Chagossians were migrated labourers from Seychelles and Mauritius. In 1969, Mr. J.R. Todd, the first BIOT Administrator, described the Chagos population as follows (1969: 19): « In addition to Seychellois and Mauritius, there are a number of persons employed who were born in Chagos and whose parents and some cases whose grandparents who were also born in the islands. » Legal Civil Status records of the Chagos in Mauritius prove that the ancestors of the majority of the Chagossians were in fact born there. Those who are in Seychelles would have difficulty to prove their Chagossian ancestries because Britain took all their records from Seychelles in 1976 after Seychelles became a republic.4 916 Registers of Civil Status Records were taken to England. These registers started from the year 1878 to 1971. Later Britain returned copies of the 1965 to 1971 BIOT registers to the Seychelles and she kept all the old registers thus making it impossible for her own citizens to have access to their Civil Status records.

17 The Chagossians have their own culture which is different from that of Mauritius and Seychelles. They have managed to influence Seychelles with their music, sega in particular. This could not have come with migrating labour, because it usually takes

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years to develop a new culture. Their cooking is different though it seems to have been influenced predominantly by Seychellois who went there.

18 In 1979, Britain through the well-known London solicitor, Mr. Bernard Sheridan, managed to have about 900 Chagossians in Mauritius signed a form of a small amount of money with a clause stating that they should abandon all their claims and rights of whatever nature to return to their native land. It seems that they had forgotten that the « human rights » of the Chagossians do not belong to any Government and, therefore, it cannot be acquired by anybody.

19 In 1982, Mauritius signed an agreement with Britain. That agreement was supposed to be the final as far compensation for the settlement of Chagossians in Mauritius. The Iloi Trust Fund was established and Mauritius gave the Chagossians only three months to register. It was impossible as some had migrated to Europe, Canada, and some were at Agalega. It seems clear, the way things went, that Mauritius was only interested in the money and not in the Chagossians’ welfare. This agreement should not have been signed by Mauritius, a sectarian independent nation. Mauritius was compelled to take care of somebody else’s population with a different culture. They knew that since 1965, the Chagossians had never adapted themselves in Mauritius. The 1982 agreement is now obsolete. Her Majesty Queen Elisabeth II is no more the head of State of Mauritius. It should have been re-negotiated on or before Mauritius became a republic.

20 In 1975, at the Seychelles Independent Constitutional Conference in London, the Chagossians in Seychelles were not an issue. At independence in 1976, many Chagossians had no birth certificates. They had difficulties in getting married, having jobs and even doing religious confirmation. With the 1979 Constitution, things went worse for they had to pay a substantial amount of money to become a Seychellois citizen, and some are still without papers and they cannot vote in elections.

21 On 16th December 1996, some of the exiled Chagossians in Seychelles wrote a petition to the secretary general of the United Nations and copies were sent to Her Majesty Queen Elisabeth II, Mr. John Major, the President and Prime Minister of Mauritius. Clause 3 of their petition states: « We as refugees implore you for the sake of humanity to look into our case so that a fair monthly compensation is paid to us by Britain backdated from the date of our forced exiles until our return to our mother land. » Today, they have received only one reply, dated 24th January 1997, from the Foreign and Commonwealth office stating « that Her Majesty’s government does not consider it is under any obligation to pay compensation in this case » yet Britain has not explained why Chagossians and migrating labourers in Mauritius have received compensation and those in Seychelles have not, and how long they will have to wait for a fair one.

Legal identity

22 Mauritius’ claim over the Chagos was backed by the O.A.U., the U.N. and the British Labour Party declaration of 1970 (supported by Robin Cook), which said that the next labour Government will do all in its power to seek the return of the Chagos to Mauritius. All this cannot be historically and legally maintained, simply because the « indigenous » people who were forced out were never consulted and never voted on this issue. At first, Britain paid Mauritius 3,000,000 pounds, 1972/1973 650,000 pounds and another 4,000,000 pounds in 1982 to the Iloi Trust Fund, in order to assist in the resettlement of the contract workers of Chagos. Mauritius had never considered herself

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as an archipelago. In elections, the population Chagos and Agalega never have a chance to vote. People in Agalega will have a chance to vote in the coming general election for the first time in their history. Chagos belongs to BIOT (Britain)5 and the Chagossians, over 3 000 of them are British citizens and they should have the same rights, as the 1 500 Falklanders, to decide their own future. Mey 1999

BIBLIOGRAPHY

DE L’ESTRAC J.C., 2011a, L’an prochain à Diego Garcia…, Maurice, Le Printemps, mai 2011.

DE L’ESTRAC J.C., 2011b, Next year in Diego Garcia…, translated by Touria Prayag, Singapore, Le Printempsv.

RAM MANNICK,1982, Victim of or Mauritian Muddle?, London, Mauritian Educational Association.

NOTES

1. Seychelles Archives, Ref. 2/8 P54. 2. Ms Botte 1980, P8. 3. The People, 3rd November 1971. 4. BIOT/19/76, 3 letters. 5. The Nelson Island which lies at about the centre of the Northern edge of the Great Chagos bank and is 95 miles North of Diego Garcia. In 1967, when the Crown acquired the Chagos islands, for 660,000 pounds, Nelson island was not included in the agreement (Todd 1969: 18) Apparently, it was the private island of Captain Raymond Parcou, Seychelles first extra Master Mariner.

ABSTRACTS

The history of Chagos people’s transfer is presented and so are their legal identity and claims.

L’historique du transfert des populations des Chagos est présenté ainsi que l’identité juridique de ces dernières et leurs revendications.

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INDEX

Geographical index: Chagos (archipel), Maurice (île), Seychelles (archipel) Keywords: Chagos Archipelago, Mauritius, Seychelles Islands, Exile of Populations, Transfer, Legal Identity, Claims Mots-clés: déplacement de population, exil, identité juridique, revendications

AUTHOR

JULIEN DURUP Ancien conservateur des Archives nationales de Mahé, Seychelles

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Migrants, diasporiques et conflits interculturels dans les littératures mauricienne et réunionnaise

Carpanin Marimoutou

1 « Non, je ne mangerai pas », s’écrie/écrit le personnage narrateur à la première ligne du roman réunionnais d’Axel Gauvin, Faims d’enfance (1987). Ce jeune adolescent malbar, originaire d’une commune du littoral, a été transféré dans un village des Hauts de l’île de La Réunion, village peuplé uniquement de Petits Blancs1, de Yabs. Ce qu’il refuse de manger, c’est d’abord la nourriture de la cantine scolaire, lui qui était habitué à la cuisine familiale, mais c’est surtout la nourriture des autres, la nourriture de celles et de ceux qui ne sont pas comme lui. Cette relation négative à la nourriture différente atteint son acmé dans un épisode où la cantinière — blanche — tente de forcer Soubaya (tel est son nom) à ingurgiter de la viande de bœuf, viande taboue par excellence pour un descendant d’engagé indien. L’un des thèmes majeurs du roman porte précisément sur cette question du rapport à la nourriture autre, à la nourriture des autres, opposée à la nourriture « autochtone », à la nourriture de chez soi. Elle parcourt le texte comme une métaphore et une métonymie — une mise en abyme — de la conflictuelle gestion des relations interculturelles et interpersonnelles pour celles et ceux qui sont confrontés à la culture autre, étrangère, et qui, dès lors, sont eux-mêmes transformés en étrangers. Le roman de Gauvin se termine sur une note positive mettant en valeur la rencontre, le partage, le métissage. Une poétique de la relation se construit donc contre les obstacles liés à la représentation de l’autre. Mais, comme le signale Daniel-Henri Pageaux (2013), ce métissage n’a rien d’idéaliste et n’efface pas la singularité de chacun, singularité qui est, précisément, une façon de montrer que l’universel est avant tout porté par cette singularité : « L’une des leçons de Faims d’enfance qui se termine dans la joie, l’entente, l’amour, est simple, mais essentielle : une particularité, qu’elle soit physique ou culturelle, corporelle ou culinaire, reste une particularité, une singularité qui ne saurait être changée, promue en valeur, qu’elle soit positive ou négative, ou servir de prétexte à un système de pensée ou idéologie. La leçon est donnée au nom d’un humanisme

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universaliste qui anime, au long des romans, des discours engagés, des actions généreuses, des vies obscures mais courageuses. »

2 Histoire d’Ashok et d’autres personnages de moindre importance du Mauricien Amal Sewtohul (2001) propose une autre manière de penser la mise en question des frontières. Le titre est significatif. La perspective est celle de la restitution et la valorisation de ceux qui sont considérés par le discours dominant comme étant « sans » : sans voix, sans valeur, sans richesses, sans avenir, sans importance. La dédicace est tout aussi significative, qui dialectise le débat entre la « tradition », représentée par le père, et la « modernité », subsumée sous le nom de l’écrivain créole2 et chantre du métissage, Sedley Richard Assone. L’ensemble du roman met en scène le compartimentage des personnages en fonction de leur assignation ethnique et la difficulté qu’ils ont à y échapper, à sortir de l’enfermement. Mais le chapitre consacré au jeune Vassou vient déconstruire cette lecture. Ce dernier, en effet, jeune adolescent tamoul, va sortir de son malaise existentiel grâce à un voyage onirique provoqué par Léonard, un vieux sorcier noir créole, vieil ami de son grand-père Manikom, décédé. Ce voyage dans le temps et dans l’espace va lui permettre de sortir des frontières ethniques et de découvrir les liens de solidarité qui unissent, dans l’histoire mauricienne, tous les exilés, les exclus, les subalternes ; tous ceux qui se sont rebellés contre l’assignation et la domination et ont lutté pour l’affirmation de leur dignité humaine : marrons, révolutionnaires de tous pays, migrants venus de partout, exilés de toutes les nations, colonisés de tous les empires. C’est à partir de cette re-connaissance que l’adolescent en dérade prend conscience de l’avenir comme possibilité, comme ouverture, comme mise en question de l’assignation ; comme sortie du désastre individuel et collectif (pp. 168-169) : « Il ne se sentait plus seul. Mille rêves, mille évasions l’habitaient. Il en avait la tête qui tournait. À d’autres, s’ils le désiraient, le froid réalisme et les sourires narquois. Il chercherait sa propre voie — mais quelle était-elle cette voie ? Il le saurait bien un jour — et il l’emprunterait, quoi qu’il arrive. »

3 D’une certaine façon, les littératures mauricienne et réunionnaise problématisent sans cesse cette interrogation autour des conflits de la rencontre et de la construction d’espaces de dialogue, de partage, de mise en commun. De manière plus précise, le questionnement implicite ou explicite est celui des manières d’habiter un espace géographique, humain, matériel et immatériel. Cela revient à construire le processus qui consiste à se rendre familier aux autres et à rendre les autres familiers à soi, autrement dit, d’élaborer la familiarité à la différence, à l’altérité, à l’étrangeté tout en articulant les possibilités d’une construction commune de l’habitat ou de l’habiter.

4 Si les littératures mauricienne et réunionnaise s’affrontent à ces questions, c’est parce qu’elles parlent depuis des sociétés créoles de l’océan Indien, dont elles émanent, d’une façon ou d’une autre, même quand elles parlent d’autre chose ou d’ailleurs. D’une manière générale, deux lectures des espaces créoles indiaocéaniques s’affrontent. Les deux insistent sur l’absence d’autochtonie initiale de Maurice et de La Réunion, sur le fait que tout un chacun, à un moment ou à un autre, a été un migrant, un étranger, un immigré et que, de ce fait, il a été primordial d’élaborer un espace commun d’autochtonisation fondé sur l’extrême diversité des origines, des itinéraires, des situations de classe, de genre, de « race ». Marcel Détienne émet l’hypothèse selon laquelle l’autochtonie serait une façon de faire du territoire et non pas « naître de la terre », « grandir de la terre même ». Il rappelle, par ailleurs, que « l’une des caractéristiques de l’espèce humaine, c’est d’inventer sans cesse des pratiques, des cérémonies,

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des techniques, des représentations de tout genre qui font de la culture, au sens le plus libre, des choses qui se transmettent ou s’oublient ; certains jours, elles semblent transformer le monde ; une seule nuit parfois suffit à les anéantir » (Détienne 2013 : 13). La question, à propos de ces îles créoles, demeure quand même, quelle que soit le sens que l’on donne à « autochtonie » : comment articuler l’absence d’autochtonie et les processus de créolisation dans le « faire du territoire » ? Comment construire l’autochtonisation des étrangers quand tout le monde a été étranger et que, surtout, le territoire a été élaboré dans le déni d’une importante partie de ceux qui ont été transférés dans un espace nouveau sans pouvoir réellement y habiter ou l’habiter autrement qu’à partir de désirs, de volontés, de décisions de pouvoir pour qui il était nécessaire, précisément, qu’ils n’habitent pas, qu’ils ne fondent rien, qu’ils soient exclus de la définition du territoire. On peut le dire autrement : qu’est-ce qui est partageable quand une partie de l’humanité est considérée comme n’en faisant pas partie ? Comment concevoir d’habiter le même espace que ceux qui ont refusé que vous l’habitiez ?

5 Quoi qu’il en soit, à partir de cette prémisse commune de l’île créole déserte, l’accent sera mis soit sur la violence du processus d’habiter, soit, a contrario, sur la dimension agonistique de ce processus. Les analyses de la colonialité ont longtemps insisté sur les conflits, la domination, l’asservissement esclavagiste ; les approches postcoloniales de la créolisation ont, à l’inverse, plutôt mis l’accent sur le mélange, le métissage, l’hybridité ou la cohabitation des cultures sur le même espace. A tel point que l’interculturalité ou le multiculturalisme des îles créoles indiaocéaniques sont devenus non seulement des clichés mais des arguments du marketing touristique. Entre « la nation arc-en-ciel » mauricienne et « l’île où toutes les cultures se rencontrent » réunionnaise, les diverses déclinaisons rhétoriques de « la diversité dans l’unité » et/ou de « l’unité dans la diversité » proposent au monde ébahi un modèle de rencontre et de construction culturelle et sociétale fondé sur l’absence d’affrontement, le respect de toutes les origines et de tous les itinéraires, le fait que l’insulaire des mondes créoles, d’avoir été étranger originel, n’est désormais plus étranger à rien de son espace et, plus largement, du monde.

6 Pour mieux comprendre les manières dont les littératures mauricienne et réunionnaise mettent en scène et en question la complexité des relations interculturelles, il est nécessaire de prendre en compte ce double aspect de la domination, de l’exclusion et — en même temps — de l’obligation de se construire contre/ensemble (sur) le même territoire, de fonder contre/ensemble l’autochtonie. C’est, en effet, dans un espace indiaocéanique où l’échange, la rencontre, le contact sont des données très anciennes que ces îles deviennent créoles à la fin du XVIIe siècle. Elles sont donc habitées par des gens dont les sociétés originelles, cosmopolites ou multiculturelles, connaissent les expériences de la rencontre, des conflits, de la différence et de la négociation. Les migrants (volontaires ou transportés dans le cadre de la traite négrière ou de l’engagisme post-esclavagiste) sont donc des gens pour qui l’hétérogénéité et la négociation de la différence sont des données anthropologiques et sociales, qui savent articuler les rapports entre espaces intimes et espaces de parage, de mise en commun, de co-élaboration des territoires. Les rapports esclavagistes dans les plantations, puis les relations de type féodal et colonial dans les champs de canne à sucre, les usines sucrières, les ports, les villages et les villes n’empêchent nullement une coprésence cultuelle, culturelle et linguistique ainsi que des interactions langagières, narratives, culturelles entre les travailleurs venus de différents horizons dont l’espace est devenu malgré tout commun même si les manières de l’appréhender, de le parcourir, de lui

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donner du sens diffèrent ou divergent. Cette coprésence se complexifie si on prend en compte le nécessaire métissage au cours de l’histoire, métissage qui augmente sans cesse la diversité des ancêtres, des lieux de départ, des rapports au profane et au sacré, au « pur » et à l’« impur ». Habiter ou arpenter une terre créole implique donc nécessairement, chez les sujets, une conscience multiple des espaces et des temporalités, une appréhension à la fois de l’existence des frontières et de leur porosité, la certitude que l’« authenticité » est fondée sur l’impureté, le maillage, les hasards. Les mythes et les légendes — ceux de ses ancêtres préférentiels comme ceux des ancêtres que les autres se sont choisis ou mettent en avant —, les récits sont toujours relus ou produits en fonction des lieux de l’installation, en conflit, en dialogue et en croisement avec les autres narrations disponibles. Exemplaires de cette interculturalité conflictuelle sont les littératures vernaculaires comme les textes du séga mauricien (Servan-Schreiber 2010) ou du maloya réunionnais (Marimoutou 2013). Ici se croisent, se citent, se parodient, se pastichent, s’affrontent des références culturelles, des récits, des musicalités, des rythmes venus d’Afrique de l’Est, d’Inde du Nord et du Sud, d’Europe, de Madagascar et d’autres lieux encore, mais le choc de ces hypotextes divers produit un texte qui, tout en gardant la mémoire de ces origines, est un texte fondé sur les réalités, les imaginaires, les expériences vécues ou créées en terre créole ; une langue qui, tout en gardant en mémoire les langues de ces origines, est le créole. Dès lors, cette langue est à la fois audible et cryptée, le texte à la fois compréhensible et obscur. Il en est de même des contes. Jean Marie Privat et Marie Scarpa établissent la distinction suivante (2009 : 7) : « […] Le mythe, le conte et le roman préservent une relation forte aux rites qui ordonnancent le temps collectif et lui rapportent le cours de chaque vie, mais sur un mode différencié : le récit mythique est fondateur de règles communes, le conte est un récit exemplaire des modèles culturels à suivre et le roman le parcours problématique d’un héros problématique. »

7 François Flahaut (2001 : 2), quant à lui, fait du conte la mémoire même de ce que nous avons oublié mais qui nous permet pourtant de vivre : « Outre le plaisir immédiat que nous procurent les récits de fiction […], il arrive que, plus profondément, ils suppléent à ce que nous ne savons pas raconter de notre propre histoire. »

8 Si on suit ces auteurs, la fonction principale du conte est de fonder un enseignement sur les manières d’arpenter collectivement un espace de vie, sur les manières de lui donner du sens. Comment cet enseignement prend-il forme pour un espace créole fondé à la fois sur une histoire de la domination et sur des mémoires diverses, parfois divergentes et conflictuelles, en fonction des lieux de la migration ? Autrement dit, si le conte propose des modèles culturels, comment son texte négocie-t-il avec la diversité des mémoires ? François Flahaut (ibid., pp. 36-37) rappelle que « les tensions essentielles, dans les contes, ne concernent pas le rapport aux choses mais les relations entre les êtres. » Comment, dans le cas qui nous intéresse, se négocient et se résolvent ces tensions ? Ce qui caractérise les processus de créolisation, ce n’est pas le déni ni l’effacement des conflits ; c’est leur résolution toujours provisoire et toujours en attente de nouvelles négociations.

9 Les contes créoles posent des problématiques liées à la souveraineté, à la ruse, à la gestion d’un territoire où des sujets différents et parfois en conflit arpentent les mêmes lieux et les mêmes temporalités tout en les vivant de manière différente. Deux personnages habituels des contes créoles signalent ce jeu complexe de réglage et de

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négociation des mémoires. Le personnage réunionnais de Granmèrkal montre comment le récit et la parole des contes créoles ont été amenés à construire des négociations de significations et de légitimité entre des « modèles » venus d’espaces et d’origines différents. L’un de ces modèles est la méchante sorcière des contes français. C’est surtout cette dimension que retient une écrivaine comme Claire Bosse. Elle reprend les fonctions et les caractéristiques des mauvaises fées des contes merveilleux européens — la fée Carabosse en particulier — en les réinstallant sur la terre réunionnaise. C’est ainsi que Granmèrkal est explicitement définie, dans un conte intitulé Le château maudit, comme « une méchante sorcière » (Bosse 1953 : 27). Son propos, contre le réglage alternatif subalterne venu de l’Inde et de Madagascar, est de montrer que la figure autochtonisée, la seule légitime donc, est celle qu’elle évoque et qu’elle présente comme une figure antérieure à la traite et à l’esclavage3. L’auteure semble être consciente du fait que sa proposition se présente comme une alternative à la parole venue d’Afrique, de Madagascar ou de l’Inde. La narratrice déclare, en effet, précisément pour légitimer son discours, qu’elle a entendu ces contes de la bouche de sa nénaine, sa nourrice noire. On assiste donc à un détournement de parole, une récupération d’un personnage de conte par le savoir-pouvoir dominant, une confiscation de l’agencéité narrative des « subalternes ». Grand’Mère Kalle (ainsi graphié par Claire Bosse) est donc, dans cette perspective, une très belle et très méchante princesse qu’une « méchante sorcière » va transformer en sorcière à son tour, pour qu’elle puisse remplir son programme de sens sans contradiction. Cette version de Granmèrkal va reprendre les attributs de la sorcière européenne4. Mais pour pouvoir véritablement instaurer sa légitimité, le personnage de Claire Bosse doit quand même négocier avec les représentations qui existent déjà sur l’île, en particulier dans les contes des subalternes où Granmèrkal est parfois la figure terrifiante de l’esclavagiste. C’est pour cela que, chez Claire Bosse, le personnage va intégrer à ses caractéristiques celles de l’ogresse. Mais ces caractéristiques se mêlent à celles de l’oiseau Fouquet, personnage inquiétant dont la figure est complexe (voir Magdelaine- Andrianjafitrimo, Marimoutou et Terramorsi 2005).

10 Ce qui est important, c’est que la figure mise en avant chez Claire Bosse entre en conflit avec les autres constructions du personnage légendaire, constructions que l’on trouve dans les contes oraux. Dans ces derniers et selon l’énonciateur, le personnage de Granmèrkal prend différentes formes, parfois mêlées. Elle est la métaphore de Mme Desbassyns, prototype même de l’esclavagiste dans la mémoire populaire. Mais elle est aussi le fantôme d’une esclave qui annonce les malheurs ou, à l’opposé, un fantôme terrifiant d’esclave qui vient se venger des malheurs subis pendant l’esclavage. L’anthroponymie du personnage la renvoie aussi à la déesse Karli ou à Kala : le temps et la destruction ; la Noire, les ténèbres et la nuit. Cette figure venue des mythes indiens consonne nettement avec l’espace du marronnage et renvoie à « la puissance d’agir » des supposés dominés. L’espace nocturne est, en effet, l’espace d’affirmation de ces derniers, celui où la fonction de la terreur — qui structure les sociétés esclavagistes et, plus largement, coloniales (Marimouto 2012) — est renversée à leur profit. Enfin, le nom renvoie clairement à Gramakalla, c’est-à-dire aux divinités protectrices des villages dravidiens. Dans cette perspective, la figure bossienne de la méchante sorcière européenne s’affronte directement à une figure protectrice qui joue un rôle important dans les pratiques et les représentations des engagés dravidiens.

11 L’autre personnage dans lequel se cristallisent ces affrontements et ces négociations est celui de Grandiab. L’une des figures de la violence, de la domination et de l’excès est

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représentée par le personnage de Grandiab. Ce dernier, à lire son patronyme, semble avoir une origine catholique. Mais le processus de nomination est, en réalité, plus complexe et signale un entremêlement d’origines5. Si le nom renvoie bien, en apparence, à un personnage des récits chrétiens, il masque, en réalité, des fonctionnements et des représentations qui situent le personnage dans d’autres univers légendaires. Le nom créole, sous couvert de reprendre la nomination occidentale, joue en fait avec elle. On est confronté à un processus où l’imitation devient reprise, traduction et, au-delà, détournement et transformation. Les caractéristiques du personnage de Grandiab, dans les contes créoles réunionnais, n’ont, en effet, rien à voir avec ceux du personnage biblique. Ils renvoient en fait aux personnages des mythes, légendes et épopées venus de l’Inde et de Madagascar. Le diable occidental se métamorphose donc au contact des loules malgaches et des Rakshasas indiens. Si Grandiab est une métaphore du maître, du pouvoir, de la domination, on voit que sa représentation masquée, sa métaphorisation est issue d’une mise en commun des légendes des « subalternes ». La figure monstrueuse de la domination est construite à partir d’un bricolage de références. Le personnage qui s’oppose à Grandiab dans la plupart des contes créoles est Tizan. Le résultat de leur affrontement est particulièrement éclairant. Il s’agit, à chaque fois, de fonder le lieu, c’est-à-dire de le rendre habitable, d’en faire un espace de vie, de production, de circulation. Le mécanisme de la ruse est mis au profit de la création d’un espace civilisé. La lutte entre Tizan et Grandiab aboutit au fait que ce dernier, pour contrer les agissements de Tizan, est amené à transformer un espace hostile et dangereux en un lieu où les gens peuvent circuler, manger, vivre. Il est ainsi conduit, pour répondre aux ruses du héros, à créer des routes, des fleuves, des champs, des pâtures ; à aplanir des montagnes infranchissables pour en faire des espaces de culture. Or, dans les épopées et les mythes apportés par les engagés indiens, par exemple, les ennemis des dieux ne sont pas en soi démoniaques au sens où l’on peut l’entendre à l’intérieur du discours chrétien. L’une de leurs fonctions est bien, dans le cadre de leur affrontement avec les dieux, de contribuer à la création d’espaces habitables par les êtres humains. Le conte créole donne aussi à écouter la pluralité des langues, des voix et des rythmes présents dans l’univers de la plantation esclavagiste et post-esclavagiste. La parole y déploie un jeu de langues, d’airs et de sonorités. L’importance des ritournelles dans le conte, à travers le bonheur de la parole opaque, du jeu avec le signifiant, est liée à cette volonté d’inscrire dans la parole créole les intonations, les rythmes, les dépaysements venus des langues originelles, des voix originaires6. En suspendant le récit, les ritournelles amènent les auditeurs à déconstruire l’espace et le temps imposés de la plantation pour y inscrire d’autres lieux et d’autres temporalités sans droit officiel de cité. Se citent alors des langues, des temps, des espaces de liberté que le maître croit, quant à lui, effacés ou perdus, mais aussi des manières de chanter, de faire sonner le langage, de lui redonner des espaces de liberté. Le conte développe ainsi une anthropologie alternative à celle du maître, faite de polyphonie et de dialogisme, de manières concrètes d’arpenter l’espace plantationnaire en y insérant d’autres espaces que ceux que croit maîtriser le maître.

12 C’est dans le lieu d’arrivée que se tisse la trame de la rencontre avec l’autre, que s’opèrent les échanges dans le cadre d’un sort et d’un destin communs. Le lieu est un espace de travail harassant mais aussi de luttes communes, d’intégration à un nouvel univers, de construction d’un nouveau rapport au monde. C’est dans ce nouveau lieu, désormais, en négociation avec ce qui existe déjà, que se font une place les dieux apportés, les langues, les rites, les manières de vivre et de croire, les relations de

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parenté, les instruments de musique, les danses et les fêtes. Manque encore aujourd’hui une connaissance de la texture même de la vie ordinaire, ce qui relève des travaux comme ce qui est lié aux peines ou aux loisirs. Nous savons peu comment, sur les espaces de travail, les migrants ont « fait société », entre eux et avec les autres déjà présents. La culture des sociétés créoles peut nous en montrer les effets, mais le moment de la rencontre, de l’appropriation, de l’échange demeure un mystère. Le narlgon réunionnais est un exemple important de cette interculture festive 7. L’expression créole de « bal tamoul » ou de « bal malbar » dit bien cette activité joyeuse, cette co-présence des corps. Cette forme de théâtre se construit sur la mise en scène de mythes ou d’épopées. En incarnant des déesses et des dieux, le narlgon les ramène dans un espace humain. Le vartial — celui qui chante le récit — est un passeur. Il transforme le récit en une performance dramatique. Il donne du sens à l’histoire en la mettant en scène et en faisant jouer par des acteurs sa narration. Il intervient sans cesse dans la pièce et assure ainsi le lien entre le récit et sa performance, entre le dit et le montré, entre la scène et l’audience à qui il n’hésite pas à expliquer ce qui est mis en scène, en significations, ce qui est interprété sous ses yeux, ce qui a eu lieu, ce qui va avoir lieu.

13 La transplantation sur la terre réunionnaise a transformé un drame (dance drama) en autre chose. En créole réunionnais, « bal » connote la fête, la rencontre, l’échange, la fusion. Les acteurs dansent en effet ; ils ne font que cela. Ils dansent les pas des déesses, des héroïnes, des héros. Leur corps n’est plus que danse. La mémoire s’incarne dans le corps dansant, tournant, virevoltant. C’est donc par l’intermédiaire de la danse que la distance est abolie entre le monde des dieux et celui des humains, entre l’espace des origines et l’espace du moment, entre le temps des ancêtres et celui de ceux qui se sont saisi de l’héritage pour le faire fructifier à leur façon. Et cette gestion de l’héritage par la danse est particulièrement remarquable. Les pas ne sont plus seulement ceux que l’on pourrait voir dans les spectacles populaires indiens du sud : terrukkuttu ou kattaikuttu ; s’y sont ajoutés, dans l’espace créole, des pas de danse empruntés aux pratiques chorégraphiques populaires venues du Mozambique et de Madagascar. Le corps tournoyant fait ainsi remonter, dans le bonheur de la danse, les mémoires dravidiennes, africaines, malgaches. Cette forme culturelle est à la fois liée au quotidien et à côté des activités quotidiennes. Exceptionnelle, elle se met en spectacle pour ceux- là mêmes qui la mettent en spectacle et pour toute une communauté de pairs. A la croisée du chant, du conte et de la représentation théâtrale, le narlgon vient donner corps d’une autre façon à un espace déjà parcouru par d’autres voix avec lesquelles il entre en résonance et en dialogue. En ce sens, le narlgon donne à voir, à entendre, à comprendre et à prolonger des pas, des chants, des récits contre la domination. La mémoire sert ici essentiellement de lieu de passage pour une matérialisation corporelle et textuelle d’une lutte contre la domination et d’une affirmation de l’agencéité de tous.

14 Comme dans toutes les formes vernaculaires, le bal tamoul est, dans sa représentation même, un bricolage qui nécessite peu de moyens et fait feu de tout bois. À la fois théâtre de la pauvreté, du bricolage, de l’adaptation, de l’improvisation, ce théâtre mobile est un théâtre de la créolisation. Les accessoires sont ceux du quotidien : bouteille de vin ou de whisky, jeu de cartes (pour évoquer le jeu de dés du barldon, par exemple), fusil pour évoquer un garde ou un guerrier, masque de carnaval pour évoquer des animaux de la forêt… Les costumes et les décors (zanom ou zano) sont eux aussi empruntés à l’univers quotidien pour représenter, de manière symbolique, la splendeur des dieux et des rois. Le choix des histoires le plus souvent jouées — mis à

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part le cas particulier des scènes du Mahabharata jouées par les pénitents pendant les nuits de préparation de la marche sur le feu et qui font partie intégrante du rituel — est lui aussi révélateur de ce rapport au quotidien, de la réappropriation par les participants des récits et des mythes en fonction de leur monde, de leurs rêves, de leurs désirs, de leurs réalités, de leurs combats. C’est ainsi que l’une des pièces les plus représentées est le Vanavarson qui raconte l’exil des Pandava, héros du Mahabharata (appelé Barldon à La Réunion), dans la forêt pendant douze ans. Le succès de cette pièce est lié à la dimension d’exil que devaient éprouver les engagés indiens sur une terre inconnue. De même l’histoire du mariage de Vali et de Soubramanièl ou Muruga (Vali Narlgon), le dieu majeur de l’Inde dravidienne et en particulier tamoule, est souvent jouée. Or cette histoire raconte comment le dieu est tombé amoureux d’une fille des tribus aborigènes et comment, aidé de son frère Vinaryégèl, le dieu à tête d’éléphant qui ouvre les chemins et écarte les obstacles, il a réussi à s’en faire aimer. La force d’une telle évocation dans le monde des travailleurs d’usine ou des journaliers agricoles et la résonance avec les questions liées au statut social ou « racial » ou à celle du métissage est évidente. L’histoire des amours du dieu Krishna et de la bergère Radha (Kichenin Vilarson) est aussi souvent représentée. Là aussi les résonances sont claires. Il s’agit d’un monde rural et pastoral proche de celui que connaissent les interprètes et les spectateurs, mais la pièce renvoie aussi à la question des rencontres interculturelles et interclassistes. Par ailleurs, ces pièces connaissent toujours un dénouement heureux. Cette règle se retrouve aussi dans les contes populaires créoles présents dans le même univers que celui du narlgon. Dans un genre comme dans l’autre, le rusé finit toujours par l’emporter sur le violent, le juste sur l’injuste, l’éthique sur sa violation.

15 Les pratiques, les discours et les médiations de la domination eux-mêmes se font en présence des dominés qui les traduisent dans leur propre langage culturel, se les approprient, s’y opposent, les détournent, les parodient. Inversement, les discours et les récits de la domination se construisent par rapport à la présence spectralisée de la différence de classe, de couleur, de langues, de cultes et de cultures. L’espace — et les discours sur l’espace — est donc nécessairement interculturalisé, le plus souvent dans le cadre d’un mimétisme critique8 versé en insconscience, fantomal, non explicité. Autrement dit, si, selon Michel Foucault, aucun discours, aucun savoir ne peut s’exprimer de manière audible et recevable en dehors des cadres de la domination, symétriquement, aucun discours, aucun savoir de la domination ne s’élabore dans la non-prise en compte — même si elle est invisible, spectrale, cachée, non consciente — de la présence et des pratiques des dominés. Toni Morrison — dans une optique post- saïdienne (voir Saïd 1980 et 2000) — suggère, par exemple, à propos de la littérature des Etats-Unis et de la manière dont elle constitue ses problématiques, ses thématiques, ses espaces, que l’écriture est hantée par la présence non visible des esclaves noirs et du conflit racial : « La fabrication d’une persona africaniste est réflexive ; c’est une extraordinaire médiation sur le soi ; une vigoureuse des peurs et des désirs qui habitent la conscience de l’écrivain. C’est le révélateur stupéfiant des nostalgies, des terreurs, des perplexités, des hontes, des magnanimités » (Morrison 1993 : 37)9.

16 Il est possible d’élargir cette proposition — ici limitée à la littérature — à l’ensemble du discursif et du narratif, et même à la totalité des relations humaines instaurées dans le cadre de la domination. Dans le cadre des îles devenues créoles, cette spectralité est multiple et c’est elle qui fonde le rapport interculturel ou, si l’on préfère, la créolisation. Autrement dit, le partage du sensible, au sens où l’entend Jacques

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Rancière, est une donnée constitutive de ce type d’habiter, à condition d’admettre qu’il s’agit d’un partage largement spectralisé.

17 C’est à cela que renvoient, de manière implicite ou explicite, consciente ou inconsciente, les discours et les pratiques littéraires canoniques et non canoniques de Maurice et de La Réunion. Ils le font à travers un feuillettement incessant de langages et de mémoires en lambeaux, en mettant en scène des langues, des mémoires, des récits, des textes, des mélodies qu’ils se sont appropriés de manière conflictuelle et souvent parodique, dans le cadre d’un processus de traduction et de réappropriation non seulement de ce qu’ont énoncé les uns et les autres depuis la diversité des espaces et des cultures de départ, mais aussi de ce qui s’est énoncé sur les lieux devenus créoles, mais encore dans tous les espaces ou l’insulaire fait créole est amené à — de nouveau — migrer, se faire étranger. Dans ce dernier cas, la question du conflit culturel prend une autre dimension dans laquelle vient jouer la mémoire des migrations premières toujours entreprises dans le cadre de la domination et de la dépossession. Dans l’espace créole l’interculturel — chez soi, en somme — s’élabore sur une dialectique entre espaces intimes et espaces partagés d’où peut surgir le monde commun mais différemment arpenté. On peut se faire étranger à soi, étranger intime tout en étant familier aux autres, familier intime. Les migrations contemporaines, post-coloniales, conduisent à proposer d’autres récits où se mettent en scène des figures de soi comme étrangers à soi et aux autres, où le migrant interculturel entre en relation opaque avec le « raciné » interculturel, où le devenu étranger confronte son interculturalité initiale à celle de l’autochtone qui, en écho, découvre la sienne propre.

18 De nombreux romans ou récits mauriciens et réunionnais contemporains mettent en scène ce questionnement de la présence du venu des terres créoles en terre étrangère non créole ou même créole, mais d’un autre espace10. Dès lors, la question de l’interculturel y croise celle de ce que peut signifier se représenter étranger en tant qu’étranger. Deux romans, en particulier, s’affrontent à cette problématique : Les voyages et aventures de Sanjay, explorateur mauricien des Anciens Mondes, du Mauricien Amal Sewtohul (2009)11, et Creuse, ta tombe du Réunionnais Jean-Louis Robert12. Le titre du roman de ce dernier met en abyme la béance interculturelle du migrant déporté à son corps défendant13, dont la vie dévastée est désormais mise entre parenthèses. Dans ce cas précis, tout de la vie du migrant renvoie à la dépossession première, celle de la traite négrière et les sujets ne sont plus que des impossibilités de sens, des catachrèses. Autrement dit, un trope, rien qu’un trope, mais un trope tel que la signification est toujours en trop14. Ici, l’impossibilité de se situer dans le temps et dans l’espace implique l’impossibilité de toute mise en relation avec soi-même et avec qui que ce soit d’autre. Une telle migration vécue comme une déportation aboutit à la négation d’une possibilité de négociation interculturelle. Il ne demeure plus que la folie et la mise en question radicale de toute habitation possible, qu’elle soit fondée sur une autochtonie première ou sur les rencontres. Les narrateurs, les personnages, les voix déchirées, déchiquetées du roman, tentent bien de parcourir les espaces et les temps, de l’époque esclavagiste à la France contemporaine, mais ils y demeurent en réalité bloqués, sans possibilité de transmission, de filiation, d’héritage, sinon dans le pur phantasme de l’impossible pureté jamais advenue. De cette façon, une telle figure de migrant récuse toute possibilité d’interculturalité par défaut de lieu ; ici, l’interculturel n’est plus qu’un non-lieu, à tous les sens du terme, et le non-raciné de nulle part, un monstre. Si, à suivre Saïd, penser le monde se fait depuis le concret des rapports qui ont eu lieu et qui

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continuent d’avoir lieu depuis son propre lieu, que se passe-t-il lorsque le lieu a cessé d’avoir lieu ? Il en résulte nécessairement une impossibilité de penser, de (se) représenter, de dire le monde, les mondes, et leur interaction.

19 A priori, le roman d’Amal Sewtohul semble proposer une vision plus rassurante de la migration interculturelle ou de l’interculturel migrant. Le personnage principal, en effet, jeune Mauricien pauvre dont les ancêtres sont venus du Bihar, ancien disciple d’un pandit tantrique lui-même venu de l’Inde, et qui travaille chez un commerçant musulman de Port-Louis, amateur de lieds et d’opéras allemands, va être adopté par une vieille dame allemande, Frau Beate. Il va vivre plusieurs années à Berlin, vivre une histoire d’amour avec une jeune femme appelée Agnès (alors qu’il ne lui a pas été possible d’avoir une relation amoureuse avec la jeune Mauricienne Roshni partie étudier à Leeds), parcourir les montagnes du Tibet en compagnie de Frau Beate sur les traces d’une ancienne expédition mystique nazie pour, à la fin du roman, revenir avec Agnès et leur fils Hans, déposer une gerbe de fleurs sur la tombe de Léon, le vieux pêcheur créole qui l’avait initié à la pêche lors de son adolescence. Comme on le voit, l’île Maurice de ce roman est représentée comme le lieu même de l’interculturel, de l’échange, du monde partagé. Un certain nombre de détails, cependant, viennent remettre en question ce bel ordonnancement. On n’en retiendra ici que quelques-uns. A commencer par le titre. Ce dernier, de toute évidence, joue de manière parodique à la fois avec les récits de voyage européens vers les « nouveaux mondes » aux XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles et avec les romans d’aventures, les récits romanesques où l’on parcourt des espaces inexplorés, inconnus des lecteurs européens. On pourrait lire cela comme une espèce de retour à l’envoyeur, un avatar créole de L’Empire vous répond (Ashcroft, Griffiths et Tiffin 2012). Peut-être. D’une certaine façon, le roman de Sewtohul aurait pu être une variante burlesque, enjouée et humoristique du roman soudanais de Tayeb Salih, Saison de la migration vers le Nord (1996). Mais le plus important n’est peut-être pas là ; ce qui caractérise ces récits de voyage et ces aventures romanesques parodiés, c’est leur inscription dans l’univers cognitif, politique et idéologique de l’exotisme colonial. On sait que, pour Edward Saïd, la formation discursive — et, en particulier les récits de voyage, les romans exotiques — est un élément central du geste colonial. Il déclare que « c’est à partir de récits de voyageurs, et non seulement à partir de grandes institutions telles que les différentes compagnies des Indes, que des colonies ont été créées et que des perspectives ethnocentriques ont été assurées » (Saïd 2000 : 140). Dans un tel contexte, si l’on suit Saïd, la relation interculturelle est toujours déjà présente et toujours asymétrique puisque la « formation discursive coloniale [est] caractérisée par une série d’oppositions culturelles et radiales discriminatoires auxquelles les autres sont soumis » (Basto 2008 : 48).

20 Comme on peut le voir, le titre de Sewtohul signale en filigrane un trouble à venir de la narration et de la représentation. Mais il serait évidemment réducteur de ne lire dans ce titre qu’une réponse et une inversion. Les Anciens Mondes (avec majuscules) ne renvoient pas qu’à l’Europe. Ils font aussi référence, en réalité, aux vieilles civilisations asiatiques, indiennes, chinoises, tibétaines. Mais ces dernières sont lues • de manière nettement moqueuse et parodique — à travers les représentations orientalistes de l’Orient mystérieux et mystique, signifié ici par le tantrisme hindou et tibétain et par le culte de Shiva/Shakti15. D’une certaine façon, l’inversion parodique ne se situe pas là où l’on croit et, d’entrée de jeu, le lecteur se trouve confronté à un labyrinthe. Or, il se trouve que le récit thématise de manière explicite la question du labyrinthe puisque le roman en propose trois dans lesquels Sanjay se perd à chaque fois. Ariane n’est pas qui l’on croit, le Minotaure

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est aussi Mahisasura, le démon-buffle tué par la grande déesse, Ulysse est un chevalier antique perdu dans le Berlin contemporain, le chakra peut aussi le lire comme un jardin de roses. On pourrait multiplier les exemples. Autrement dit, la transparence apparente des signes ou leur facile circulation entre civilisations différentes • transparence qui fait que Shakti, par exemple, en plus d’être Durga, Kali ou Parvati, peut se transformer en Athéna, en pénitente tibétaine ou en gitane, que Shiva peut être un propriétaire de cirque ou un joueur de djembé africain — renvoient, en réalité, à une représentation réifiée produite par le discours orientaliste européen. Mais ces labyrinthes thématiques sont la mise en abyme d’autre chose. Ce n’est pas pour rien que la notion de naufrage et des personnages de naufragés interviennent plusieurs fois dans le récit, dans les chansons d’amour que chante le couple Shakti/Shiva sous les espèces de musiciens africains, dans la citation du poème de Victor Hugo Oceano Nox. Tout voyage porte en lui la possibilité ou la certitude du déroutement, de la perte de destination, du naufrage, toute exploration la possibilité ou la certitude de la perte, de la transe, de la mort. Le parcours dans le temps et dans l’espace, selon le roman, semble ramener à l’espace initial, et le labyrinthe ultime serait celui du cœur. Mais là encore, il s’agit d’un leurre. Celui qui est parti revient vers un tombeau, et le labyrinthe du cœur ne fait que renvoyer à l’enseignement du gourou mauricien qui s’est enfui de l’Inde, le pandit Sharma. Le voyage initiatique ne mène à rien, et Sanjay n’aura rien appris qu’il ne savait déjà. Le texte se termine sur une référence à Kabir, le mystique interculturel et sur le grand discours du monde comme illusion interprétative et comme représentation toujours culturellement située et partielle, chacun n’ayant accès à la culture de l’autre qu’à travers la sienne et — vertige de la mise en abyme — n’ayant accès à sa culture qu’à travers la médiation de la culture de l’autre « car une montagne au loin, c’est un nuage devenu pierre, et un nuage au loin, c’est une montagne devenue vapeur. »

21 Autrement dit, le migrant/étranger ne transforme pas réellement la représentation, même en état de transe interculturelle. En revanche, il trouble la narration, la manière de raconter les choses et le statut même de celui qui raconte. Ce n’est pas pour rien que le narrateur se présente comme le narrataire des récits de Sanjay, lui-même auditeur des récits du pandit Sharma, de marchand de grains Ramallah, de Frau Beate, d’Agnès, de Léon le pêcheur, de Roshni et de tant d’autres. Dans cette longue chaîne de narration, les origines se perdent et surtout la propriété du récit et de ses significations. Mais aussi, plus subtilement, dans cette parodie humoristique de l’exotisme colonial, courent en filigrane les ombres de la domination. On pourrait faire référence ici aux nazis et à leur désir de planter le drapeau avec la svastika sur le mont Kailash, à la violence d’Athéna à l’égard d’Ulysse, aux services secrets de la République démocratique allemande et au mur de Berlin, aux raisons qui ont poussé le pandit Sharma à s’enfuir de son village, puis de l’Inde. Il est peut-être plus intéressant de voir comment le texte signale de quelle façon la liberté de parcourir le monde et de vanter les vertus de la rencontre repose sur une domination masquée. L’exemple le plus probant — quoique le moins visible sans doute — est celui du jeune Américain que Sanjay rencontre au Tibet. Il a, lui, le projet et la possibilité de parcourir la Route de la soie en altitude sur un vélo. Ivresse des grands espaces et liberté. Il se trouve précisément que cette liberté américaine est montrée en opposition avec le statut de Sanjay qui est en situation de sujétion économique et affective par rapport à Frau Beate perdue dans son rêve de réparation d’un crime commis un siècle auparavant. Étrange surgissement sur les cimes de l’Himalaya des figures du maître et de l’esclave, des libres et de l’assujetti, de l’innocence et de la damnation.

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22 Sanjay revient donc à Maurice à la fin de ses voyages et de ses . Mais en était-il réellement parti, lui qui entre en transe et se retrouve dans des labyrinthes étranges ? D’une certaine façon, Maurice ne s’avère-t-elle pas être la métaphore de ce que pourrait être le labyrinthe de l’interculturalité dans sa version « créolisation » ? C’est peut-être aussi cela que raconte le roman de Sewtohul : comme celui qui est dans un labyrinthe, l’habitant d’une île créole, quelle que soit son origine, quels que soient les mondes qu’il parcourt, est peut-être toujours « out of place », ailleurs, partout, dans le temps et dans l’espace, même chez soi. La sortie du labyrinthe est toujours possible — et toujours momentanée — lorsque l’on accepte de se laisser guider par les voix de l’étranger intime (Agnès, par exemple, dans la deuxième partie du roman) ou de l’étranger en soi.

23 Les espaces de créolisation inscrivent une relation particulière au temps et à l’espace. Une des façons de poser et de résoudre les conflits (et non pas de les nier ou de les dissoudre) pour vivre avec les autres consiste précisément à inscrire une pluralité de temporalités dans le moment présent, l’entremêlement des espaces dans le lieu habité. Les îles créoles enseignent qu’il n’y a pas de natif, qu’il n’y a pas non plus d’origine unique, qu’il n’y a pas non plus de lieu d’origine. Il y a une historicité des sujets, faite de nombreuses histoires qui se croisent, s’affrontent, se mêlent. L’identité dans un monde créole n’est donc pas à retrouver ni à reconquérir. Elle est un processus en reconstruction et en négociation permanentes. Les filiations • même préférentielles — ne sauraient se situer dans une pensée du pur, de l’authentique, de l’intouché. La filiation est, en somme, migrante, fluctuante, bricolée, hybride. Les amarres sont multiples, toujours là et toujours ailleurs en même temps, toujours dans le contemporain et dans des passés entremêlés. Elles ne sont, par ailleurs, suspendues à aucun « universel ». C’est peut-être pour cela que les habitants des îles créoles sont, d’une certaine façon, des migrants perpétuels qui peuvent se faire étrangers à leur propre lieu pour mieux le regarder, à partir des regards qui leur arrivent des temporalités et des espaces transportés sur le lieu et transformés par ce dernier. Les processus de créolisation mettent, en effet, les sujets en situation de dette et en posture d’héritiers. Mais les dettes comme les héritages sont multiples, et la situation de savoir quoi rembourser et de qui l’on est héritier (et de quoi l’on hérite) n’est jamais vraiment assurée. En réalité, ni la dette ni l’héritage ne sont des assignations ; elles sont des possibilités par rapport auxquelles le sujet construit sa propre relation à ce qui est transmis et à ce qu’il choisit de transmettre, de faire payer à son tour.

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SEWTOHUL A., 2009, Les voyages et aventures de Sanjay, explorateur mauricien des Anciens Mondes, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs ».

SEWTOHUL A., 2013, Made in Mauritius, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs ».

NOTES

1. Les Petits Blancs sont les Blancs des Hauts de l’île ; synonymes : Yab, Patte jaune. 2. Au sens mauricien du terme, c’est-à-dire descendant d’Africains. 3. Cf. « Avant que toutes voiliers y gagnent débarquer dan’ Bourbon bandes esclaves, un gros Roi et un’belle reine, “la Reine Mathildeˮ y habitaient ensembes dans ce grand’case là » (Avant que des voiliers ne puissent débarquer à Bourbon des esclaves, un grand roi et une belle reine, la reine Mathilde, habitaient dans cette immense maison.) (Bosse 1953 : 26). 4. « Vous va prom’ner à cheval sur un manche balier… Dans toute pays Bourbon vous va voyager pour chercher les mauvais zenfants… […] Touche vot dos, nana déjà une grosse bosse et une p’tite bosse lé sur vot’ poitrine. Vot jolies bouqules sera grandes, grandes mèches rouges toutes entortillées ; vous va amarre à zot ensemble un payaca bien sale… Vot zolis ziés bleus sera noirs, mais un sera crévé, parce vous la gagne le coup. Vot grand nez sera crochu, sera rempli grands, grands poils dedans… Sur vot lèves et sû vot menton galoche, n’aura grands duvets tout’ frisés. […] Tate vot figure… Nana déjà grands grands rides, pleins de poussières et vot joues y pendent comme ballons dégonflés… » (pp. 27-28). (Vous vous promènerez sur un manche de balai… Vous parcourrez Bourbon pour chercher les enfants méchants… Il y a déjà une grosse bosse sur votre dos et une petite bosse sur votre poitrine. Vos jolies boucles se transformeront en grandes mèches emmêlées que vous cacherez sous un foulard sale. Vos beaux yeux bleus deviendront noirs et vous serez borgne… Votre nez sera crochu et poilu. Vos lèvres et votre menton en galoche seront parsemés de grands poils… Votre visage est déjà tout ridé, poussiéreux et vos joues pendent comme des baudruches dégonflées.) 5. Paul Ottino, dans son article « Les aventures de Petit Jean : les aspects bantous et malgaches » (voir ce numéro), rapproche effectivement Gran Dyab, Grand Diable, l’ennemi par excellence de la tradition médiévale européenne, de l’Itrimobe (Grand Ogre) du conte malgache Itrimobe et Ifara. 6. Félix Guattari les définissait comme « indicatif sonore d’un agencement de désir local » et comme moyen de créer de nouveaux systèmes de valorisation : « Ces territoires de la ritournelle vont mettre en œuvre de nouvelles productions collectives et individuelles qui permettent de survivre dans le flux derritorialisant » (Glowczewski 2001 : 24). 7. Sur le narlgon, voir Barat 1989 et Callandre 1998. 8. Je fais référence ici à la notion de « mimicry » proposée par Homi Bhabha dans Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale (2007). 9. Morrison précise qu’elle s’intéresse « à la façon dont les Noirs déclenchent des moments cruciaux, des révélations, des changements ou des accents dans une littérature qu’ils n’écrivent

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pas » (p. 10). Elle propose, dans cette perspective, des analyses suggestives des textes d’Edgar Poe, de Mark Twain, de William Faulkner, de Willa Cather ou d’Ernest Hemingway. Elle montre, en particulier, comment cette présence/absence a des conséquences importantes sur l’énonciation et la narration. Ce type de lecture peut, bien entendu, être à l’œuvre sur l’ensemble de la littérature française (autour du spectre esclavagiste et colonial en particulier) du XVIIe au XXIe siècle. 10. Par exemple, Shenaz Patel dans Le silence des Chagos (2005). Ce roman relate le transfert des habitants des Chagos et leur installation à Maurice dans les années 1960. 11. Voir aussi, du même auteur, Made in Mauritius (2013). 12. Ce roman polyphonique dialogue avec les récits autobiographiques des « déportés de la Creuse » : Gosse 2005 et Martial 2003. 13. Pour une analyse détaillée de ce roman, voir Magdelaine-Andrianjafitrimo (2009) et Marimoutou (2013). 14. Le narrateur du chapitre 12, intitulé « Quelle figure de rhétorique suis-je ? », déclare : « Mais il me souvient avoir été un jour autre que trope. Qu’ai-je été alors ? Je ne sais plus. Je sais seulement qu’un jour on m’a mis en trope. » 15. Voir, par exemple, au quatrième chapitre, comment le narrateur se moque de l’exotisme colonial à travers la mise en scène (l’une parmi tant d’autres) de l’ami allemand de Sanjay, Dieter, qui présente partout ce dernier comme un gourou tantrique du sexe. Voir aussi, dans le même chapitre, la scène d’amour tantrique entre Agnès et Sanjay. Le roman joue à loisir sur l’orientalisme européen et sa fascination pour la représentation qu’il a construite de l’Inde mystique.

RÉSUMÉS

Les narrations sur l’histoire des sociétés créoles oscillent entre un récit de prédations, de déshumanisation, de féroce exploitation, de conflits violents entre dominants et dominés et un récit alternatif de rencontres, d’échanges, de fondation interculturelle d’un espace public commun et partagé, de créolisation plus ou moins harmonieuse. Le présent article analyse comment les littératures de Maurice et de la Réunion problématisent, à travers les thèmes des migrations, des itinéraires, des rencontres asymétriques, le labyrinthe interculturel lié aux processus de créolisation. Il insiste, en particulier, sur les modalités selon lesquelles la présence ou le fantôme du migrant interculturel brouille l’énonciation, la narration et la réception.

The stories about the Creole societies history move from a narrative of predations, dehumanization, wild exploitation, and violent conflicts between dominant and dominated people to an alternative narrative of meetings, exchanges, intercultural foundation of a common and shared public location, namely a more or less harmonious creolization. The present article analyzes how the literatures of Mauritius and Reunion problematize, through the themes of the migrations, the ways, the asymetric meetings, the intercultural labyrinth characterizing the processes of creolization. It particularly emphasizes the modalities according

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to which the presence or the ghost of the intercultural migrant blurs the way it is said, narrated and perceived.

INDEX

Mots-clés : migrations, conflits interculturels, littérature mauricienne, littérature réunionnaise, créolisation Keywords : Migrations, Intercultural Conflicts, Mauritian Literature, Reunionese Literature, Creolization

AUTEUR

CARPANIN MARIMOUTOU Professeur des universités, Université de La Réunion, LCF jean-claude- [email protected]

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Représentations culturelles en mouvementau travers de l’art culinaire des chefs cuisiniers à la Réunion

Léa Szkaradek

1 Dans le contexte réunionnais, l’art culinaire se manifeste sous diverses facettes. Les chefs cuisiniers de l’île travaillent chacun à leur manière ; du traditionnel cari aux récentes expériences moléculaires, le terrain est vaste. Ici, nous nous intéresserons à un terrain très ciblé, qui ne représente que le chemin d’entrée vers un futur champ de recherches plus ample. À travers deux axes d’analyse, en croisant l’anthropologie et l’histoire de l’art, nous tenterons de décrypter les représentations à l’œuvre dans deux séries d’entretiens réalisés auprès de deux séries de chefs cuisiniers, puis en analysant deux séries de photographies de plats confectionnés par ces mêmes chefs.

2 Ces deux groupes semblent illustrer une évolution au sein de la cuisine professionnelle à La Réunion. En effet, nous observons actuellement un phénomène de renouveau, lié au retour sur l’île de jeunes chefs réunionnais. Formés au sein de grandes tables métropolitaines, ils font le choix de retrouver leur île et leurs propositions culinaires véhiculent un mouvement inédit au sein du paysage gastronomique local. Jusqu’ici, la majorité des tables dites « gastronomiques » de La Réunion présentaient le travail de chefs métropolitains, installés sur l’île. Aujourd’hui, la présence de chefs cuisiniers réunionnais ouvre la voie à une nouvelle dynamique, dont nous tenterons de déceler les particularités.

3 Notre méthode de travail est fondée sur un postulat de départ qui reconnaît le statut artistique de la gastronomie. Pour nous, l’aspect éphémère des plats ne suffit pas à leur ôter leur valeur artistique. Que dire alors des diverses formes de l’art contemporain : performances et happening, et du spectacle vivant ? D’autres chercheurs ne sont pas en accord avec notre vision et développent une conception de l’art traditionnelle, qui nous semble notamment révolutionnée par l’évolution des pratiques artistiques. De plus, l’œuvre culinaire, comme l’œuvre musicale, a pour vocation d’être réinterprétée. Pour

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L. Moulin (1995 : 74), par exemple, « le cuisinier travaille dans l’éphémère et le labile. Lui disparu, il n’en reste que le souvenir des joies qu’il nous a procurées, son livre de recettes, soit l’équivalent d’un dictionnaire par rapport à la littérature. Au mieux, d’un musée, par comparaison à l’atelier du peintre. » Il ajoute : « J’aime la vie, j’aime la table, la belle convivialité d’un repas avec des amis, mais les sens qui président à ces fêtes de l’esprit (mais oui !) ne me semblent pas pouvoir rivaliser avec ceux de la vue et l’ouïe, qui parlent à l’âme. Ils sont des manifestations culturelles de plus haut niveau. » (ibid.) Son propos correspond à l’antithèse du nôtre. Cette opposition est issue d’une conception de la culture différente. Moulin élabore une hiérarchie des objets culturels adoptant une conception graduée de la culture, dans laquelle la spiritualité se situe en haut et la corporalité en bas, alors que nous considérons que la culture est formée par l’ensemble des productions humaines, quelle que soit leur nature. Nous faisons donc le choix d’une vision équanime des objets culturels, en soulignant leur valeur symbolique : la peinture est alors sur le même plan que la gastronomie. De ces conceptions découlent des conceptions de l’art opposées. Finalement, l’enjeu général de notre travail vise à défendre une certaine conception de l’art et de la culture au sein de laquelle la gastronomie joue le rôle d’un art, au même titre que la peinture ou la musique.

4 Au fil de nos recherches, débutées en 2009 à la Réunion, il nous semble qu’un phénomène d’avant-garde est en train de se modeler grâce à l’arrivée de chefs réunionnais au sein du terrain gastronomique local. La Nouvelle cuisine, apparue au milieu des années soixante-dix, est un autre exemple d’avant-garde lié à une « adaptation de la gastronomie aux nouvelles conditions sociales et économiques » (Assouly 2008 : 60). Ses fondateurs, les critiques, Christian Gault et Henri Millau ainsi que les cuisiniers, Michel Guérard, Bernard Loiseau, Paul Bocuse et Pierre Troisgros prônaient une cuisine moins grasse, plus simple, en réaction à la cuisine du XIXe siècle, lourde et surchargée. Il était question de mettre en valeur le produit et développer des procédés industriels de cuisson et de conservation. On assistait donc finalement à « une forme de normalisation » (ibid.) et non à la création de nouveaux codes. La cuisine « moléculaire » ou « éclairée » (id., p. 62) est l’exemple d’avant-garde le plus récent puisqu’il concerne le début du XXIe siècle. Les chefs qui la défendent sont Ferran Adria, Heston Blumenthal et Thierry Marx entre autres. Le principe en est simple puisqu’il s’agit de jouer sur la transformation des états des aliments : du solide au liquide ou au gazeux et inversement. On se concentre sur le produit, mais en développant une démarche créative, ici comparée à celle du peintre cubiste qui propose des nouveaux points de vue sur le monde. La méthode est d’ailleurs scientifique, preuve en est la collaboration du chimiste. Pour Assouly, cette cuisine mérite d’être davantage développée et la démarche menée à son terme vers plus d’abstraction, tout en prenant garde à ne pas tomber dans le piège de la standardisation de l’effet de mode. Ce bref aperçu d’une histoire de la gastronomie, bien qu’incomplet, méritait d’être cité puisqu’une telle approche souligne le caractère artistique de la cuisine, que nous défendons. Assouly insiste même sur cet aspect en ces termes (ibid.) : « Comment la question du caractère esthétique ou artistique de la cuisine se pose-t- elle encore ? Un objet culinaire peut être esthétique soit par l’habillage du plat, soit par son insertion dans le monde. (…) La cuisine, sous son rapport esthétique n’est pas à proprement parler objet mais prolongement du monde naturel ou humain. »

5 Si la gastronomie est un art, elle offre une vision sur la société qui l’entoure. En accordant ce statut à la gastronomie, nous nous situons dans une conception équanime de la culture. En croisant deux méthodes de travail, nous aspirons à enrichir nos

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interprétations : la technique de l’entretien nous permettra de faire émerger les représentations propres aux chefs cuisiniers ; l’analyse des œuvres gastronomiques nous offrira des hypothèses de réflexion d’ordre herméneutique. La question qui se pose est celle de la manière de déceler les représentations à l’œuvre dans la gastronomie. Après avoir délimité le cadre théorique de notre recherche, nous proposerons une analyse thématique des entretiens effectués auprès de deux séries de chefs cuisiniers : trois chefs métropolitains exerçant à la Réunion en 2009 et trois chefs réunionnais en exercice aujourd’hui en 2012. Nous tenterons de déceler les points de mobilité qui apparaissent aujourd’hui dans le discours des cuisiniers. Nous consacrerons ensuite une partie à l’analyse visuelle des créations culinaires. En appliquant un type d’analyse particulier (la méthode développée par Erwin Panofsky), qui vise à lier l’œuvre à son contexte, nous pensons être en mesure d’offrir une portée anthropologique aux images étudiées. En croisant ces deux approches, anthropologique et histoire de l’art, nous tenterons de faire émerger les conceptions de l’identité réunionnaise véhiculées par les chefs et leurs œuvres. Ainsi, nous serons en mesure d’observer les mécanismes de l’interculturalité susceptibles de se manifester dans ce contexte.

Cadre théorique

Ressources locales

6 Les travaux de M. Valentin et de P. Cohen ont pour objet la cuisine réunionnaise dans son cadre quotidien. Les deux ouvrages possèdent certains points communs qui nous incitent à les citer conjointement. En effet, les auteurs prennent tous deux pour exemple central de leur démonstration l’abattage du cochon. Marie Valentin s’intéresse au fonds commun de la cuisine réunionnaise et dresse un inventaire des éléments constitutifs de celle-ci : composition et contexte des repas, produits utilisés, techniques de préparation et de conservation. Cohen (2000 : 18) fait le choix d’une étude monographique dont le but est de « révéler la cohérence des structures de comportements ou de pensée » de la société étudiée. L’alimentation est ici utilisée comme révélateur social puisqu’elle se situe « au carrefour de nombreuses dynamiques sociales et culturelles » (ibid.). (N’est-il pas alors question d’un « fait social total » tel que l’a défini Marcel Mauss ?) Cohen a effectué son travail de terrain de janvier 1988 à décembre 1990, en utilisant la technique de l’observation participante. Les concepts d’« unité et [de] variabilité » (id., p. 20) sont ici considérés comme les caractéristiques de la cuisine créole, qui a une structure commune mais peut varier d’un endroit à l’autre de l’île. Dans l’Atlas linguistique et ethnographique de la Réunion (Barat, Carayol et Chaudenson 1989), on remarque d’ailleurs que le vocabulaire culinaire varie d’une région à l’autre.

7 Enfin, les travaux plus récents de L. Tibère (2009) peuvent être mis en regard des auteurs précités tant leurs problématiques sont proches. Tibère se pose en effet la question des mécanismes de la créolité par le biais de l’alimentation à la Réunion. Il analyse l’alimentation à la fois comme un point d’observation de la société et également comme un lieu de création culturelle : « Tout cela révèle à quel point le manger est agissant, il transforme le mangeur et agit non seulement sur les représentations du monde, mais aussi sur le “monde” lui-même » (Tibère 2009 : 364). Cette double dynamique est au cœur de notre

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propre recherche, qui sera centrée sur un autre aspect que celui étudié par Tibère : le mouvement qui naît dans les pratiques pour irriguer la culture.

8 Ces travaux s’éloignent cependant de nos préoccupations puisqu’ils sont centrés sur la cuisine du quotidien. Cependant, il nous semble essentiel de se servir de ses résultats en guise d’outils méthodologiques quant à la réalité du terrain culinaire réunionnais. Ces données sont en effet susceptibles d’être sources de représentations au cours de notre terrain dans les cuisines des chefs, là où se condense, se remanie et se sublime une culture. Cohen (2000 : 7) précise à ce sujet que « les innovations touchent le festif, l’exceptionnel avant de transformer le quotidien des repas », ce qui justifie l’intérêt à se concentrer sur la gastronomie des chefs, celle des repas exceptionnels que nous considérerons comme un laboratoire de représentations.

Méthode

9 Dans notre étude, la méthode et la problématique sont intimement liées, puisque cette dernière se propose de tester une méthode particulière dans un domaine n’ayant jamais été traité de la sorte auparavant. Nous prenons le parti de considérer la gastronomie comme un art, au sens, proposé par F. Callandre, de mettre en œuvre des idées et des techniques pour produire des objets qui vont susciter plaisir ou dégoût, admiration ou rejet. Même si cette affirmation est déjà couramment admise, il nous semble pourtant important de la justifier dans le cadre précis de notre propos. Le cuisinier est un artiste puisqu’il travaille et transforme des matériaux en une œuvre : le mets. En combinant diverses saveurs, matières, couleurs, odeurs, il crée une composition pensée, résultat d’une démarche particulière. Ce résultat, le plat, représente donc une base de réflexion quant aux idées que peuvent véhiculer l’art culinaire à La Réunion. Puisque nous considérons le plat comme une œuvre d’art, il paraît pertinent de l’étudier à l’aide d’une grille d’analyse d’œuvre, comme cela se fait en histoire de l’art. Notre connaissance des différentes méthodes d’analyse d’œuvre nous a poussée à choisir l’approche développée par Erwin Panofsky, car elle articule l’œuvre et son contexte, nous permettant ainsi de développer au final des notions d’anthropologie, car, si la gastronomie est un art, elle est aussi une institution culturelle.

10 Le caractère particulier de cet art nous oblige, pour toute analyse, à puiser dans diverses disciplines. En effet, si la gastronomie fait appel à la vue, « sens noble » (Barthes 1957), comme peut le faire une nature morte, elle sollicite également d’autres sens, qui appartiennent au domaine de l’intime : le goût et l’odeur, notamment. De plus, le mets est destiné à être ingéré (et pas seulement contemplé). Le « spectateur » a donc le pouvoir de s’approprier l’œuvre littéralement. Cette démarche, qui souligne l’aspect éphémère de l’art gastronomique (qui rappelle certaines caractéristiques des œuvres d’art contemporain), fait vivre au goûteur et à l’artiste l’expérience de la vanité. Les notions de souillure (ultime forme de l’œuvre) et de mort (sans nourriture, pas de vie) sont donc au cœur des problématiques soulevées. Il nous semble que ces divers axes doivent être appréhendés dans le cadre de l’analyse d’œuvre, celle de Panofsky, pour son caractère complet, faisant référence à la fois à la nature même de l’œuvre et aussi à son contexte, offrant ainsi une double dynamique de nature anthropologique : l’éclairage du contexte social sur l’œuvre et l’éclairage de l’œuvre sur la réalité. On

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entrevoit donc la possibilité d’émergence d’hypothèses susceptibles de nous offrir des éléments sur la notion d’identité à La Réunion.

11 Comment les chefs manipulent-ils les signes d’une ou de plusieurs cultures dans leurs créations ? La question n’est pas de savoir si le plat est bon ou réussi, mais de déceler les idées dégagées par le travail culinaire et son résultat. Il s’agit donc de mettre l’histoire de l’art au service de l’anthropologie.

12 La méthode d’analyse d’œuvre de Panofsky s’articule en trois axes successifs : • l’analyse pré-iconographique où il s’agit d’identifier les éléments constitutifs de l’œuvre ; • l’analyse iconographique où il s’agit d’identifier le propos que véhicule l’œuvre ; • l’analyse iconologique où l’on analyse le sens que prend l’œuvre en regard de la société et de la culture qui lui sont contemporaines.

13 Nous ne prétendons pas fixer une méthode, mais proposer des outils d’approche, qui sont appelés à être approfondis ou renouvelés dans le cadre de futures recherches universitaires.

14 Puisque la gastronomie est aujourd’hui clairement reconnue en tant qu’art par les médias, il convient de démarrer une entreprise scientifique, afin d’approfondir ce qui apparaît maintenant comme un état de fait. En analysant les plats à la manière d’œuvres, nous souhaitons pousser au bout cette conception généralisée. Ainsi, nous espérons faire parler l’art culinaire d’une manière nouvelle et voir ce qu’il peut nous apprendre sur la société qui l’entoure, comme le fait toute œuvre d’art.

15 Enfin, il est essentiel de rappeler que ce travail ne trouve sa cohérence qu’en tant qu’initiation à une recherche plus ample. Le choix du terrain, qui cible deux types de populations et un type de gastronomie, comme le caractère de la méthode, qui demande à être développée pour exprimer sa richesse, ne peut offrir que des résultats partiels. Il conviendra donc d’élargir le champ d’investigation, en observant l’ensemble des types de productions culinaires présents sur l’île.

Analyse des entretiens

Première série : chefs métropolitains exerçant à la Réunion en 2009

16 Pour analyser les entretiens, nous utilisons une méthode adaptée à ce type de données qualitatives. Après avoir extrait les éléments significatifs, en calculant leur fréquence, nous avons formulé des catégories qui nous permettent de faire naître une problématique à partir du corpus. En comparant les discours des chefs interviewés, on constate que certains aspects font l’objet d’un consensus, alors que d’autres divisent. Nous avons cherché à dégager les représentations qui découlent de ces entretiens.

La Nature

17 Tous les chefs interviewés insistent sur le rôle central de la qualité des produits utilisés dans leur cuisine. La mise en regard des différents discours fait apparaître plusieurs thématiques communes. Voici les orientations principales qui en découlent.

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Le produit comme déclencheur de la création

18 À maintes reprises, on constate que le produit est à la base du processus gastronomique : « il n’y a pas grand chose à dire sur les recettes, on a pris les produits qu’on avait », ou « le thème, c’est les produits locaux : ananas, goyavier ». De plus, le produit peut s’avérer tellement précieux qu’il serait insensé de le cuisiner : « Il y a une multitude de végétaux, des fruits qui se suffisent à eux-mêmes, on n’a pas besoin de les travailler ». La gastronomie se définit même par le fait de cuisiner « en respectant le produit au mieux », autrement dit, « c’est un plaisir autour des produits » et, plus clairement, « la gastronomie, ça dépend de ces produits. »

Le produit comme témoignage d’une temporalité

19 Par ailleurs, on constate que le produit utilisé représente l’indice du contexte temporel du plat concocté. Le respect des saisonnalités est un thème récurrent dans le discours des chefs : « ça dépend des goûts du moment, de la saison », ou « on dépend tous de la saison et on retrouve les mêmes produits ». Par ailleurs, la saison peut être fantasmée et se transformer en une vraie représentation, témoignage d’une vision culturelle du monde : « En hiver, on est plutôt sur des nages avec de la crème, pour ma part. Après, l’hiver ici, c’est l’été là-bas, alors… ». La temporalité s’avère une problématique riche qui nous incite à situer le chef cuisinier à la lisière de la nature et de la culture, qui, tel un équilibriste, oscille entre science et imagination sans pouvoir se décider à choisir son camp. L’approche anthropologique du discours des chefs peut donc s’avérer source d’investigation pour l’étude d’une société donnée.

La préférence pour les produits locaux

20 Les chefs interrogés insistent sur la nécessité de travailler avec les produits locaux. Pour certains, l’île s’apparente à un jardin d’Eden au sein duquel la diversité et la qualité des productions (agriculture tant qu’élevage) ne sont pas à prouver : « On a la chance de pouvoir manger des produits de qualité : des fruits et légumes qui poussent naturellement » et « c’est une viande très intéressante, un beau produit de qualité à la Réunion », ou « on a de plus en plus de produits sympas sur l’île, les producteurs sont à l’écoute des professionnels de plus en plus et les produits sont très sympas. On a des tomates cerises, de la roquette ». Même les chefs qui ne développent pas le même enthousiasme considèrent qu’il est « incontournable » de « travailler une viande péi » : « Je comprenais pas pourquoi travailler des produits d’importation, ça me paraissait hallucinant, donc j’ai décidé d’arrêter brutalement les importations » ; ou encore : « Il faut travailler un maximum avec les gens d’ici. »

21 Pourtant, le contexte local ne paraît pas si simple et plusieurs problèmes apparaissent au fil des entretiens : au niveau régional, les produits ne sont pas accessibles directement. Ce constat déçoit un de nos interlocuteurs fraîchement débarqué sur l’île : « Quand j’ai commencé à chercher les produits, ç’a été les premiers étonnements : on est proche de l’Afrique, de Madagascar, mais on peut pas travailler en direct avec ces pays. Si je veux travailler un produit d’Afrique du Sud, ça transite par Rungis. … C’est beaucoup plus compliqué que ce que j’imaginais. »

22 Au niveau local, il n’est pas forcément aisé de se fournir en viande rouge « à cause de la configuration de l’île : les plaines sont pas extra, c’est difficile de faire de l’élevage et, en plus, y’a pas forcément la culture de l’élevage », et aussi parce qu’« il n’y a peut-être

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pas assez de demande ; une base de quatre cents par an, c’est très peu » (à propos de l’agneau).

23 Les prix de certains produits locaux sont remis en cause, notamment « le bœuf [qui] est horriblement cher et on n’a pas le même rendu que le Charolais, qui coûte le même prix. Dans la tête des gens, le Charolais a une réputation, mais s’ils baissaient les prix du bœuf “péi”… C’est comme la fleur de sel [de Saint-Leu] qui est deux fois plus chère que celle de Guérande, mais sans la réputation. C’est le même problème. »

La gastronomie, un art plastique ?

24 Dans le discours des chefs interrogés, la cuisine revêt des caractéristiques clairement artistiques. Parfois, cela apparaît par le biais de la décoration des assiettes : « On a essayé de faire le dessin d’une branche de goyavier, avec un coté artistique », ou « la déco, c’est pas que des points de sauce ». Mais de manière plus générale, c’est la conception même de leur pratique qui est associée aux arts picturaux : « C’est le métier qui a évolué, avec le multimédia, l’accès a tout ce qui est peinture, l’aspect visuel, en plus du goût, qui se développe. » Cet aspect semble donc lié à une évolution récente de la gastronomie : « On peut avoir une assiette quasi vierge et l’utiliser comme un tableau, un support de tableau, comme un peintre », ou « les assiettes, on dirait des tableaux. » Par leurs paroles, les chefs justifient notre parti pris de l’analyse visuelle des mets. Notre démarche est donc adaptée au contexte actuel des problématiques culinaires, concernant le souci apporté à l’image offerte par les créations gastronomiques.

Qu’est-ce que la gastronomie ?

25 « C’est un terme galvaudé selon certains car on l’utilise à toutes les sauces. » La difficulté à définir le concept de gastronomie et son statut dans nos sociétés nous a incitée à interroger les chefs à ce sujet en leur demandant de nous donner leurs conceptions. Voici le bilan de leurs réponses : la gastronomie est une demarche qui peut simplement consister à « faire attention à ce qu’on mange ». Mais l’intention peut se complexifier et la gastronomie devient alors « l’intellectualisation du manger … Sans partir trop loin, la gastronomie, c’est un instinct primaire qu’on a intellectualisé, porté comme un art. » Enfin, la démarche peut s’avérer globalisante et dépasser le cadre strict de la nourriture : « Le service, la musique, le cadre, la vaisselle, c’est un tout, c’est pas que la cuisine. Il y a une équipe de cuisine et une équipe de salle. On peut parler d’une ambiance gastronomique. C’est un tout ».

26 Nous avons fait le choix de mettre en regard ces trois conceptions afin de montrer à quel point la définition même du concept de gastronomie pose problème et pourrait être, à lui tout seul, la base d’un travail de recherches. Nous nous contenterons ici de proposer quelques pistes de réflexion qui seront susceptibles d’être développées dans l’avenir.

27 La gastronomie correspond parfois au degré le plus élevé d’une hiérarchie, au sein de laquelle il est question d’un « registre de gastronomie ». De manière plus évidente : « Pour moi, c’est la cuisine des grands chefs, qui font un travail de haut vol dans les grandes cuisines, qui ont les moyens, l’équipe, la passion, pas forcément des produits de luxe, mais un travail avec les producteurs pour avoir des bons produits, l’aspect technique des cuissons, des mariages. C’est le prolongement de la cuisine, tout le monde fait de la cuisine ; la gastronomie, c’est là ou il y a les meilleurs. »

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28 On retrouve ailleurs cet attachement à la qualité, à la fois des produits et des hommes qui les travaillent : « La gastronomie, c’est des produits nobles super bien préparés, pas forcément tendance. » Dans cette conception hiérarchisée de la culture, plusieurs niveaux coexistent et c’est l’élite qui est créatrice de qualité. Cette conception aristocratique (dont l’étymologie renvoie à la notion du meilleur) place l’excellence comme étalon de hiérarchisation. Issu de la tradition grecque idéaliste, ce processus d’élévation de l’Homme classe les valeurs en fonction de leur degré de spiritualité (ce n’est pas indifférent, par exemple, que Platon ait choisi un banquet pour mettre en scène une réflexion philosophique sur l’amour, dont l’aspect charnel renvoie, à travers une dialectique ascendante, à l’amour du Beau, en tant qu’Idée pure). Dans le discours des chefs interrogés, on note l’existence de niveaux en matière de gastronomie : « Il y a tous les niveaux : le haut niveau … ». Le milieu de la cuisine en général semble donc jalonné et on fait la différence entre une cuisine pratiquée tous les jours chez soi et celle pratiquée par les professionnels : « La gastronomie, c’est là ou il y a les meilleurs. »

29 Mais cette vision du monde n’est pas partagée par tous et d’aucuns insistent sur l’universalité de la gastronomie : « La gastronomie, c’est chez tout le monde », ou « une bonne blanquette, c’est aussi de la gastronomie ». Dans cette conception, les notions de liberté et de plaisir priment : « C’est un truc sans œillères ... c’est pas une question de produit, c’est sans limite, y’a pas de tabou ni de limites, faut oser, se lâcher ». Ici, la gastronomie semble directement liée à des qualités humaines et non à un savoir transmis. C’est alors une toute autre conception de la culture qui se dégage.

30 Pour d’autres, la gastronomie se situe à l’avant-garde de la cuisine et c’est la notion de modernité qui prime : « La gastronomie, c’est une cuisine qui a osé faire des choses qui n’ont jamais été faites avant, à l’inverse de la cuisine de terroir. » Ici, il est bien question d’un art contemporain qui se doit de s’inscrire dans sa temporalité et ses problématiques. L’art échappe ici au souci du sens, pour viser l’innovation en tant que telle et mettre l’accent sur l’intuition.

31 « Je sais pas vraiment ce que ça veut dire. » Enfin, et comme pour résumer, deux des cuisiniers interrogés ont admis le flou émanant du concept encore indéfini de gastronomie : « La gastronomie, on passe tous a côté car on l’a pas plus défini que ça. » En reconnaissant la complexité du concept, les chefs nous ouvrent la voie d’une étude approfondie des représentations gastronomiques, issue possible vers une définition juste.

Une gastronomie réunionnaise ?

32 Nous avons demandé aux chefs interrogés ce qu’ils considéraient être les caractéristiques de la gastronomie à la Réunion. Le tri de leurs réponses, présenté par degrés problématiques, nous offre une image de leurs représentations quant à la nature de la cuisine locale.

Des produits

33 Dans un premier temps, la gastronomie réunionnaise est associée à des produits ; elle se définit donc par ses composantes : « Mais c’est aussi un bon cari, ça c’est réellement parfait, c’est la gastronomie. Associé avec un super légume, un brède, un grain planté et ramassé correctement,

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frais, pas en conserve, et préparé à la manière réunionnaise avec du riz, c’est déjà un plat. » C’est la qualité des ingrédients, de la production à la préparation qui est ici au cœur de la gastronomie locale.

Une tradition

34 Dans un second temps, la cuisine réunionnaise apparaît comme une tradition qui se perpétue : « C’est une gastronomie typique. » Elle apparaît ici presque comme un folklore, un artisanat traditionnel : « La gastronomie réunionnaise, c’est en gros les caris, qui sont restés archaïques, traditionnels ». La notion de conservation est présente et la cuisine apparaît comme un patrimoine préservé.

Un métissage

35 Dans un troisième temps, les chefs soulignent le caractère métissé de la cuisine locale, en citant des influences très diverses. En comparant le discours de deux des chefs, on remarque que les influences citées sont liées à des préoccupations personnelles, et qu’ici, le métissage est source d’identification. L’un d’eux nous dit : « Ici, on a une grosse combinaison de cuisine chinoise, créole et africaine dans les caris : un réel mélange de différentes ethnies. C’est une des seules îles où ça a été fait ; à Maurice, on a toujours des influences divisées, non plus aux Antilles où on n’a pas un mix de cuisines du monde, mais une cuisine de produits, autonome, sans influence extérieure. Alors qu’ici, on a un mélange de cuisines venues de l’extérieur. »

36 On note que c’est la cuisine chinoise qui est ici citée en priorité. Sans s’en rendre compte, ce chef, qui travaille de manière accentuée sur les sauces aigre-douce, trahit son intérêt personnel pour les saveurs d’Extrême-Orient.

37 Un autre chef nous dit : « Ici, il y a une influence vieille Europe, avec en plus greffées des influences indiennes et malgaches surtout, chinoises un peu. » Là, l’influence chinoise apparaît en dernier, comme reléguée au second plan. En revanche, la culture européenne et notamment méditerranéenne est clairement mise en valeur chez ce chef aux origines justement portugaises.

38 Ces deux extraits nous montrent, d’une part, comment le discours peut être source d’interprétations significatives et, d’autre part, comment le métissage peut être utilisé comme le support d’une identité choisie. Dans l’éventail des cultures d’une société créole, chacun se sent libre de choisir celle dont il se revendique, transformant la notion d’identité en une réalité aux contours incertains mais dynamiques.

L’absence de gastronomie réunionnaise

39 Enfin, deux des chefs interrogés considèrent que la gastronomie réunionnaise, en tant qu’art contemporain, n’existe pas encore. En effet, s’il existe une gastronomie traditionnelle forte, on note l’absence de nouveauté significative :

40 « Il manque une interprétation de la cuisine traditionnelle réunionnaise en gastronomie. Un rougail saucisses gastronomique par exemple. La plupart des chefs apprennent une cuisine traditionnelle d’inspiration européenne, il n’y a pas d’interprétation, mais simplement on utilise les produits, il manque la création d’une cuisine gastronomique réunionnaise. Chacun est de son côté. On peut pas parler de gastronomie réunionnaise. »

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41 Ici, le gastronomique s’oppose clairement au traditionnel et le milieu culinaire local apparaît comme sclérosé par un manque de dynamique créative. Un autre chef reprend cette idée en cherchant à donner les causes du problème :

42 « Mais la gastronomie comme je l’entends [c’est-à-dire intellectuelle], c’est très jeune, pas émancipé, pas très vaste, assez réduit. Il y a peut-être une particularité ici, c’est que tous les chefs du livre [F. Lodenet et L. Pfeiffer 2009] sont “zorèy”. On pourra parler de gastronomie réunionnaise quand, dans ce livre, on aura que des Créoles, car l’île est jeune, c’est une culture qui évolue et on en est aux balbutiements d’une culture créole et d’une gastronomie réunionnaise. Pour l’instant, c’est les métros qui amènent leur cuisine, leurs fondements appris en métropole. Ici, la culture gastronomique n’est pas encore à son apogée, elle est toute jeune. Des jeunes apprentis arrivent et l’ouverture va se faire gentiment et la future génération de chefs créoles sortira une cuisine par rapport à leur enfance, leur culture et elle sera différente de ça [du livre]. On peut pas parler de gastronomie réunionnaise dans ce livre, pour l’instant y’en a pas de gastronomie réunionnaise. On est dans la phase de création du terroir, où la culture se fait, évolue, et la gastronomie est comme la culture : jeune. »

43 Ce long extrait propose une approche évolutionniste de la culture dans laquelle le développement humain s’enrichit par étapes successives. On note aussi la notion d’émancipation dans ce discours : la gastronomie réunionnaise émergera d’un vivier local, elle ne saurait être apportée par des éléments extérieurs. C’est une définition de la culture réunionnaise qui est donnée ici, qui pourrait puiser dans ses propres racines pour créer du neuf.

Deuxième série : chefs cuisiniers réunionnais

La problématique du terme « gastronomie » : un « mauvais » signifiant

44 Nous l’avons vu, la notion même de gastronomie est équivoque pour les chefs cuisiniers (c’est pour cette raison que nous préférons parler d’art culinaire), soit qu’elle véhicule l’évocation d’un contenu trop surfait, on lui préfère alors cuisine, soit qu’elle soit employée à mauvais escient (pour l’un des cuisiniers interrogés, la gastronomie équivaut à l’étude de la cuisine : « Je me bats depuis toujours contre cette appellation, je préfère dire haute cuisine », soit qu’une telle appellation ne soit plus valide dans un monde où les noms qu’on donne aux styles culinaires se succèdent sans cesse et nous éloignent de l’essentiel : le plaisir, qui, dans le discours des cuisiniers interrogés, est au cœur du processus. Ils sont d’ailleurs tous d’accord sur un point : « La gastronomie, c’est bien manger. »

La tradition culinaire

45 En revanche, la place de la tradition au sein de la culture culinaire réunionnaise représente un point de divergence qui souligne un paradoxe culturel. Frein ou point d’appui, la tradition culinaire ne joue pas le même rôle pour les trois cuisiniers interrogés : • une tradition source de stagnation : « C’est triste … ça traîne. C’est déprimant » ; « c’est toujours les mêmes plats ». Les cuisiniers n’entrevoient pas la tradition comme une donnée définitive, ils la voudraient dynamique : « Je comprends qu’avant, on n’avait pas de moyen de conservation, donc on avait beaucoup de salage et de fumage, mais maintenant qu’on a les chambres froides, pourquoi faire comme ça ? On a beau dire, mais sans être méchant, tout cela changera quand ils ne

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seront plus là, quand la nouvelle génération arrivera et changera ces méthodes-là. ça commence un peu, mais ça prend du temps. » La tradition ne s’avèrerait donc pertinente que si elle s’adaptait au nouveau contexte pour s’améliorer. Pour les chefs, la tradition culinaire réunionnaise est en mouvement dès le début de son existence puisqu’elle circule oralement et se nuance donc à chaque transmission : « Souvent, les gens se frustrent un peu, restent avec leurs œillères, veulent le cari de la grand-mère ou leur livre de cuisine réunionnaise, alors que la base de la cuisine réunionnaise n’est pas écrite, c’est essentiellement du langage parlé » ; • une tradition fondée sur un mélange d’influences, dont la dynamique est à perpétuer. La structure de la cuisine réunionnaise fait appel à trois apports culturels : l’apport indo- portugais et/ou indien dans les contenus, l’apport malgache pour les technologies, techniques, ustensiles et l’apport français pour la charcuterie et les repas festifs (Chaudenson 1992). Les cuisiniers réunionnais se situent dans cette dynamique et veulent offrir à la cuisine de la Réunion un nouvel apport : « Danyel Waro et son idée de batarsité me touche et correspond parfaitement à l’identité culturelle et culinaire réunionnaise. C’est le fait d’avoir plusieurs origines, un melting pot d’un peu d’Asie, d’Inde, de Madagascar, d’Afrique, de France. » Ils considèrent que la tradition, « il faut pouvoir l’utiliser et la revisiter. »

46 Finalement, c’est une conception du paysage culinaire qui se joue là : soit les chefs le séparent en deux parties distinctes, avec d’un côté la tradition et de l’autre la haute cuisine, soit ils entrevoient un pont entre les deux, source de création culinaire.

47 À ce sujet, d’autres entretiens effectués en guise de préalable à notre terrain auprès de personnalités participantes au monde gastronomique réunionnais sans être chefs cuisiniers (journaliste, formateur) nous informent sur les représentations de la tradition. Elle est considérée par certains comme un poids, un frein à l’évolution gastronomique. Définie comme un problème générationnel, la tradition serait la cause d’une cuisine figée, lourde et triste. D’autres proposent une vision différente : en effet, la cuisine traditionnelle n’évoluerait pas ; en revanche, l’implantation de nouvelles habitudes se ferait très rapidement (pizzas, fast food). D’autre part, on assisterait à la multiplication des restaurants gastronomiques, mais à une stagnation au niveau du contenu gastronomique. Dans cette conception, la cuisine semble cloisonnée en différentes parties qui ne seraient pas forcément en relation : d’un côté, la cuisine traditionnelle, de l’autre, l’innovation gastronomique. Ici encore, c’est la manière dont fonctionne le système qui différencie les deux conceptions.

Le problème de l’approvisionnement

48 Le cadre réunionnais présente ici un paradoxe : d’un côté, la nature locale offre des potentialités immenses et, de l’autre, il semble difficile de s’approvisionner localement : « Le plus dur, c’est l’approvisionnement, car on n’a pas un vrai suivi au niveau des produits : un jour, on l’a ; un jour, on ne l’a pas, et ça, c’est nul. » La difficulté à obtenir certains produits freinerait la variété gastronomique réunionnaise et entraînerait une cuisine uniforme. Cette uniformité des propositions serait en contraste avec une variété naturelle des produits, notamment celle du poisson. Plus concrètement, la variété des produits existerait, mais son exploitation ne serait pas efficace. Pour y remédier, il s’agirait de développer l’éducation des producteurs afin qu’ils s’extirpent du carcan de la tradition. Le développement du terroir permettrait une affirmation identitaire à travers la cuisine.

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49 Mais le problème n’apparaît pas définitif : « Il y a de quoi faire, mais il faut qu’on apprenne à se bouger. » Certains cuisiniers semblent même avoir trouvé la solution : « Même si ce n’est pas toujours facile. Moi, j’ai au moins trente fournisseurs différents, et c’est aussi ça le rôle d’un cuisinier. » L’approvisionnement, partie intégrante du travail de cuisinier, passe par un « un travail de recherche par rapport aux produits. » Cette démarche en amont conditionne le résultat et la reception : « Dès qu’on fait appel à l’importation, ça commence à devenir cher, ce qui oblige à revendre cher, alors qu’on n’a pas la clientèle qu’il faut. On est tributaires de ces produits, mais, sachant qu’ici on a une pléiade de très beaux produits, il faut faire vivre ce terroir, même si les produits sont chers aussi. Moi, je travaille nos produits, même s’il faut se creuser les méninges, même si c’est embêtant de travailler les bibasses ou d’éplucher ses brèdes. Mais quand on le fait, on sait qu’à la fin, les clients seront satisfaits. »

50 La nature ne semble pas s’offrir, il faut savoir l’apprivoiser pour en tirer le meilleur et c’est là le rôle du cuisinier : « On a un gros potentiel, avec de beaux produits et des fournisseurs qui font du beau travail. C’est à nous ensuite, chefs de cuisine, de se donner la peine de se renseigner, de chercher ces produits, de trouver comment les cuisiner. »

51 La richesse du terroir est mise en avant et il serait essentiel d’accepter que la manière dont le système d’approvisionnement fonctionne, ait une influence sur la cuisine que l’on peut faire.

Une gastronomie réunionnaise pourtant fondée sur ses produits

52 Dans le discours des chefs cuisiniers réunionnais interrogés, l’authenticité d’un plat réunionnais réside d’abord dans l’utilisation de produits locaux, dont la variété n’est pas suffisante : « Donc, si on veut varier, on est obligé de prendre des produits métropole, et à ce moment-là, c’est plus vraiment réunionnais. »

53 Ensuite, certains types de saveur semblent caractériser la cuisine réunionnaise : le pimenté et l’acide : « Moi, ma cuisine, c’est des épices et du piment, j’utilise très peu de poivre, que je remplace par le piment en poudre, voilà ma particularité. On touche aussi beaucoup à l’acidité, car un plat sans acidité, c’est ennuyeux. »

54 Cela rejoint d’ailleurs l’analyse de M. Valentin (1982 : 109) qui place ces deux saveurs en priorité pour définir le palais local.

55 Mais certains cuisiniers vont plus loin dans la description de leur démarche. Il s’agit de « retranscrire avec les produits péi ». En fait, les produits doivent être source de créativité sans trahir l’essence gustative réunionnaise : « Pour améliorer, il faut garder le fond et revisiter, en gardant le goût. »

56 Enfin, aujourd’hui, à la Réunion, la gastronomie se doit de représenter une identité : « L’idée c’est de marquer l’identité réunionnaise ». Le fondement même de la démarche des cuisiniers interrogés réside dans la transmission d’un message : « Notre contrainte, c’est que quelqu’un qui voit une assiette se dise : ah oui, ça, c’est réunionnais ! ». L’art culinaire se place alors en révélateur culturel et on ne peut pas se contenter de faire de la bonne cuisine, il est question ici d’inventer une nouvelle gastronomie réunionnaise qui puise dans ses racines (les produits) pour proposer de la nouveauté : « Mon style consiste à valoriser nos produits réunionnais, pas seulement dans leur cadre traditionnel, mais les transformer pour faire un plat gastronomique. »

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57 La tradition représente finalement une structure à renouveler sans cesse : « Et le cari, le massalé, c’est dérivé de l’Inde, alors pourquoi pas continuer à deriver ? On peut garder ce coté traditionnel tout en le modernisant. » La nature même de la tradition culinaire, qui fait appel à différentes sources culturelles, devient l’outil de recherche d’une gastronomie avide de renouveau. Exemples de plats : • « je travaille le piment, en sorbet, avec un foie gras poêlé ou avec un poisson cru » ; • « un foie gras mariné à l’eau de vie de patate douce » ; • « une légine avec un risotto et des oignons confits à la dodo » ; • « l’échine de cochon comme une sarcive, avec des bringelles caramélisées » ; • « un thon massalé, c’est un thon mi-cuit, mariné avec du massalé et du caloupilé, avec une garniture inspirée d’un cari de légumes, que la mère de mon meilleur ami, qui est Malgache, faisait, avec des pommes de terre, des petits pois, des bâtons mouroungue, des bringelles, du caloupilé, du coriandre graines. J’avais voulu lui rendre hommage, donc ça donnait une bringelle travaillée avec du massalé, une purée de petits pois, une huile de caloupilé, et un peu de poudre de curry sur l’aubergine frite » ; • « une compotée de bibasses avec du vin de Cilaos et un foie gras poêlé, en crumble » ; • « un velouté de ti jacques boucané avec des copeaux de jambon Serrano » ; • « un maki de thon fumé maison, brèdes pariétaires et palmists ».

Analyses visuelles

Première série d’analyses visuelles : chefs métropolitains

La gambas1

58 Une queue de crevette au premier plan est encadrée par de fins traits bruns à gauche et par une fourchette brune et un mince cylindre rouge à droite. En toile de fond, trois petits cylindres verts, surmontés de boules rouges et d’une feuille de persil sont alignés. Le travail de composition, tant par le biais des formes que des couleurs, est manifeste : les éléments foncés (fourchette et « taches d’encre ») jouent le rôle de cadre de chaque côté de l’élément principal, la gambas. Ceci est d’autant plus clair que l’assiette blanche, se fondant sur le fond blanc, ne peut faire office de cadre. Comme sur une scène de théâtre, l’acteur principal est mis en valeur par le décor et les seconds rôles : ici, l’orange de la crevette se détache sur le vert pâle des trois cylindres (l’orange est la couleur complémentaire du vert, si bien qu’elles se mettent en valeur mutuellement) ; quant aux éléments de couleur rouge, ils permettent de tisser un lien entre l’arrière- plan et le premier plan, la petite galette faisant écho aux boules posées sur les cylindres. Tout est ici construit de telle manière que l’œil effectue un parcours sans embûche : les angles sont quasiment absents et le regard est guidé par de nombreuses courbes.

59 Il est intéressant de noter la nature des termes employés lors de la description ci- dessus : seuls la crevette et le persil sont clairement identifiables, les autres éléments sont désignés par leurs formes, géométriques ou non. Ce mystère du contenu souligne un peu plus la qualité « supérieure » de la gambas qui est placée au centre d’une mise en scène conçue dans son intérêt.

60 La gambas est ici traitée en star, telle une sirène émergeant d’un bain d’huile. Il s’agit clairement d’épurer la composition pour mieux souligner l’essentiel. Cette démarche

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s’apparente à celle des travaux liés à la cuisine moléculaire, que le chef, justement, développe : en travaillant sur les différents états chimiques d’un produit, il va à la recherche de l’essence des saveurs. Cette vision des choses rejoint d’ailleurs celle de calligraphie et du zen dont le chef s’inspire.

Figure 1.

(Photo L. Pfeiffer, dans : Lodenet et Pfeiffer 2009)

61 Au final, on observe une hiérarchisation, un paysage dans lequel chaque motif a son rôle à jouer en fonction des autres, une interdépendance des éléments visant à créer un système de regard. L’arrondi, davantage qu’une forme, devient alors un symbole de cycle : cycle de regard, cycle de dégustation. Symbole de lien entre les éléments, il annule toute coupure et invite à une continuité suggérant l’osmose.

62 Opposée à la représentation visuelle du traditionnel « riz-grain-rougail », qui occupe tout l’espace de l’assiette, ne laissant pas de place au vide, ce plat fait pourtant écho au système de dégustation local par le biais de l’idée d’une complémentarité des éléments. Le thème développé ici est celui d’un produit phare traité en métissage : une inspiration japonisante pour la composition, méditerranéenne pour les produits.

Les camarons sweet & salt de Fabrice Capron

63 Nous avons ici à faire à une composition en couronne : cinq camarons en forment le tour, queues tournées vers l’extérieur de l’assiette, tandis qu’au centre, un camaron trône fièrement, queue vers le ciel, posé sur un nid de rubans brun clair, lui-même placé sur un fin cylindre vert. Des petits tas brun foncé sont intercalés entre chacun des camarons du bas, et une arabesque d’un vert saturé entoure le côté droit de l’ensemble. On note une évidente dynamique entre le rose orangé des crevettes et la couleur verte, présente à la fois au centre de la composition et autour d’elle. La mise en scène tend à suggérer un mouvement dirigé vers le centre, en hauteur de l’assiette.

64 Le camaron est ici magnifié, mis en exergue dans un écrin de douceurs. Cette douceur, suggérée par le nom du plat (Camarons sweet & salt) est omniprésente : dans la langueur des nouilles offrant un nid moelleux au personnage principal, dans l’onctuosité de la sauce dégoulinante. Cette douceur fait ici écho à l’opulence d’un repas de cour et l’allusion à la couronne n’est pas insignifiante. Ici, les camarons sont positionnés à la manière de pierres précieuses sur une couronne royale. Ils sont des éléments de glorification, ceux d’une culture gastronomique réunionnaise.

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Figure 2.

(Photo L. Pfeiffer, dans : F. Lodenet et L. Pfeiffer 2009)

65 « Ici, en fait, on a un rougail crevettes arrangé » : cet extrait de l’entretien effectué auprès de Fabrice Capron nous renseigne sur l’intention du chef de s’inscrire dans le contexte local, non seulement en reprenant les termes de la cuisine locale (rougail crevettes), mais aussi en utilisant une technique propre à la culture créole, celle d’arranger entre eux des éléments qui ont besoin d’être accommodés pour exprimer leurs vertus. L’exemple le plus évident est celui du rhum arrangé, qui permet à un rhum sans qualité de se transformer en une boisson savoureuse. Ici, Fabrice Capron arrange à sa manière les références culinaires locales, créolisant ainsi la créolité.

Ravioles de langouste de Laurent Langlet

66 Trois demi-cercles orange vif sont disposés au centre de l’assiette. De part et d’autre, des éléments de couleur verte sont agencés ; deux lignes de couleur jaune et quatre points bruns aux contours irréguliers ponctuent l’ensemble. Les trois demi-cercles occupent quasiment tout l’espace de l’assiette.

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Figure 3.

(Photo L. Pfeiffer, dans : F. Lodenet et L. Pfeiffer 2009)

67 Ici, il est clairement question de tape-à-l’œil, par le biais de la couleur vive des raviolis. L’aspect kitsch de cette assiette est d’ailleurs revendiqué par le cuisinier. Ici, le kitsch est utilisé comme un outil créateur de liens entre différentes sphères culturelles : le luxe, évoqué par le homard, et l’Asie, suggérée par le type de ravioli propre aux cuisines asiatiques. La couleur vive de la sauce est chargée de créer la relation entre les deux. Pourtant, la langouste, traitée à l’asiatique, est dissimulée par les ravioles. Ce qu’on décide de montrer ici, ce n’est pas le produit, mais une enveloppe distrayante. La volonté de créer de l’originalité en mélangeant les genres est manifeste, le but est d’étonner. Il existe alors un contraste entre la dissimulation du produit et le tape-à- l’œil de la mise en scène. Ce kitsch, dont la fonction dissimulatrice est évidente, cherche pourtant à montrer que tout mélange est possible.

Parfait glacé de Sébastien Mottin

68 Un cylindre blanc cassé et rose bonbon, surmonté d’une boule rose piquée de deux feuilles vertes et d’une tige brune, est cerclé en spirale par un tube ocre transparent. Sur le plat de l’assiette blanche, un dessin de motifs végétaux est tracé en brun foncé et on distingue une série de points rouges à l’arrière-plan.

69 Ici, une certaine frivolité est à l’œuvre, par le biais des couleurs d’enfance et le décor en sucre tiré. Le caractère irrégulier du trait du dessin évoque la spontanéité d’un croquis improvisé. Et pourtant, la composition est dénommée Parfait glacé, ce qui résonne ici comme un oxymore : la spontanéité évoque justement l’imperfection et la sensation de réconfort d’un souvenir d’enfance nous éloigne de la froideur d’un glacé parfait. Ici, le kitsch est assumé comme une force de séduction, à l’image du sucre tiré qui enveloppe la glace et fait craquer les gourmands : réconfort et désir sont les maîtres mots.

70 J.-L. Robert, dans « Kitsch chaîne de l’identité », analyse le kitsch comme « concept qui permet d’esthétiser la problématique de l’identité ». La thèse qu’il développe dans cet article mérite d’être mise en regard avec ces deux derniers plats. La Réunion, « lieu de culture

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floue », y est considérée comme terrain propice à l’épanouissement du kitsch, ici admis comme un « opérateur » susceptible de relier les différentes cultures. Mais si l’enjeu du kitsch est de plaire, le résultat qu’il offre, selon J.-L. Robert, est plat et sans saveur. Pour résumer, le kitsch, bien qu’« idéal esthétique », n’est qu’un « unificateur factice ». Le kitsch serait le signe vide d’une culture à la recherche de sens. Le Parfait glacé, dans sa quête d’identité (le goyavier comme signifiant), est un signe culturel qui, malgré son aspect fignolé, est en cours de fabrication. Il témoigne de la volonté (consciente ou pas) du cuisinier de créer du lien, à la fois entre un produit local et ses compétences techniques, mais aussi entre le désir procuré par la contemplation et le plaisir destructeur de la dégustation.

Figure 4.

(Photo L. Pfeiffer, dans : F. Lodenet et L. Pfeiffer 2009)

Conclusion de la première série

71 Le concept-clé de ces analyses est donc le métissage. Pour une partie des chefs, l’art de métisser correspond à une capacité à arranger les données de base. À un premier niveau, il peut s’agir d’une accommodation de produits issus de cultures différentes. Mais il peut être aussi question de reprendre une technique locale, en utilisant des produits extérieurs. On retrouve alors la complémentarité du repas créole, qui allie plusieurs éléments (riz-grains-rougail) pour former un ensemble cohérent. Dans ce cas, les chefs s’approprient donc un système déjà existant, mais en se servant de produits différents. Cette démarche offre une vision structurelle du métissage : c’est en adoptant la structure d’une culture donnée que se crée le contact, non en juxtaposant des cultures différentes. Il s’agit bien de respecter la nature et les origines d’un groupe et d’en sublimer les différents aspects.

72 D’autre part, le métissage prend une tournure particulière quand il est question de sublimer les données locales. Là, les produits sont extraits de leur contexte culturel

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pour être intégrés à une gastronomie de haut niveau. Le préalable idéologique de cette démarche ne doit pas être négligé puisqu’on considère alors qu’il existe des niveaux de qualité prédéfinis. Le chef se fonde sur son propre système culturel pour mettre en valeur le produit local. Ici, contrairement à la démarche précédente, qui s’adaptait au système en utilisant des produits différents, les produits typiques sont travaillés dans une structure qui leur est exotique. Les chefs choisissent parfois de s’approprier la culture réunionnaise en la condensant, comme pour en offrir l’essence délicate. Ils sélectionnent alors, dans les données culturelles, celles qui leur apparaissent primordiales, afin d’en extraire le meilleur. Ce métissage sélectif suppose que le chef manipule les objets culturels comme des potentiels créatifs et suggère de nouvelles voies d’exploration de la culture en usant d’un métissage actif. Il met une compétence de haut niveau au service d’un produit de qualité, dont il va ainsi mettre en valeur l’excellence.

Deuxième série d’analyses visuelles : chefs réunionnais

Filet de pigeon « la cour » rôti au poivre vaotsyperifery, cuisse confite comme un nem au foie gras, mousseline de fruit à pain et potimarron, de Jean-Alexandre Galmar

73 Un ensemble multicolore, composé de formes et de matières variées se situe au centre de la composition. En bas, à gauche de cet ensemble, une ligne orangée suggère un sens de lecture en diagonale, de haut en bas. En suivant cet axe, voici ce qui compose l’ensemble central : un motif rose est encadré par un demi-cercle lisse et noir à sa gauche et une tige verte à sa droite. En dessous, une bille rouge surmontée d’une autre tige verte oriente le regard vers le bas de la composition, où est placée une fine couche ronde vert pâle surmontée d’un cylindre ocre. En haut à droite de l’ensemble, deux formes rose et marron clair sont surmontées de petits éléments verts. Au sein de cet amalgame de couleurs, de matières et de formes, on distingue finalement un parcours visuel bien établi, que la ligne orange soutient. De bas en haut et de gauche à droite, dans une diagonale, l’œil est poussé à suivre une trajectoire, notamment par le biais des deux tiges vertes. Du point de vue des volumes également, le regard commence sa course dans la planéité de l’aplat noir pour s’élever peu à peu vers l’extrémité droite de l’image, en passant par la bille rouge et le cylindre ocre. Ici, les diverses courbes formant la composition représentent autant de passerelles d’un chemin visuel à rebondissements.

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Figure 5.

(Photo C. Tellier, dans : Mets plaisirs, n° 9, juil.-août-sept. 2012, p. 30)

74 L’élément central de cette image reste pourtant le pigeon, encadré par les autres éléments comme pour mieux souligner la prédominance de son rôle. Pourtant, il fait partie de l’ensemble composé par le chef et s’intègre ainsi à un système au sein duquel chaque élément est essentiel. En faisant le choix de regrouper ainsi toutes les parties de son plat, le chef développe un parti pris particulier : il revendique l’importance de la relation entre chaque ingrédient de sa recette plutôt que de mettre en avant l’un deux. La complémentarité semble être ici le propos de l’image.

75 Ce plat est un exemple de métissage quasi exemplaire, tant il mêle des références culturelles variées : • le pigeon « la cour » et le fruit à pain de la Réunion ; • le poivre vaotsyperifery de Madagascar ; • la cuisse confite, le fois gras, la mousseline et le potimarron de tradition française , • le nem asiatique.

76 De plus, ces parties ne sont pas juxtaposées dans l’assiette mais forment un tout uniforme, se mélangeant dans les techniques et les formes. Ici, la manière est au service d’une démarche qui cherche à réunir en créant du lien entre des références culturelles propres à certaines influences réunionnaises. C’est la vision d’une société interculturelle que le chef présente dans son assiette.

Rillettes de sardines Robert et Takamaka, chips en kabar, de Jehan Colson

77 De multiples formes ondulées jaunes et violettes auréolent un rectangle aux bordures dorées, dont la face supérieure est parsemée de points verts, jaunes et oranges. Le long de la boîte dorée, des lettres noires sont placées à l’envers du sens de lecture. C’est pourtant sur elles que le regard s’arrête : la cascade ondulée colorée guide en effet l’œil vers le bas de la composition et les écritures noires en forment la clôture. Elles

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représentent le seul élément stable de l’ensemble, auquel l’œil peut se raccrocher. Tous les autres éléments, mêlant couleurs vives et formes imprécises obligent le regard à se déplacer sans cesse et rebondir dans cet univers chamarré.

78 Ici, le sujet du plat est clair, tant et si bien qu’il est inscrit en lettres noires : les fameuses sardines Robert®, produit typique à la Réunion d’une simplicité culinaire authentique. Pourtant, si leur nom est bien visible, les sardines en elles-mêmes n’apparaissent nulle part de manière explicite. Sous forme de rillettes, elles disparaissent sous un lit de points multicolores. Le signifié n’est pas présent à l’image, c’est le signifiant qui joue le rôle principal. Quant aux chips, symbole de divertissement, elles jouent ici parfaitement leur rôle, distrayant le spectateur de l’essentiel.

79 Dans cette proposition culinaire, l’ensemble des ingrédients appartient au monde culinaire réunionnais : sardines et chèvre de Takamaka pour les rillettes, manioc, patate douce et cambar pour les chips. Pourtant, rien dans la présentation ne suggère l’origine réunionnaise du plat, excepté la boîte de sardines qui joue ici le rôle de signe principal. La démarche du cuisinier est donc centrée sur un paradoxe : d’un côté, il indique clairement le sujet de son plat et, de l’autre, il distrait le dégustateur par une mise en scène baroque, faisant davantage référence à un grignotage facile qu’à l’authenticité d’un produit de première nécessité (tel que la sardine). Finalement, ce plat semble relier les deux extrémités de l’univers gourmand réunionnais : la rusticité et le grignotage. En effet, si l’importance d’être rassasié par un cari est au cœur des représentations culinaires locales, la multiplicité des prises de nourriture au long de la journée est également un élément central des habitudes culturelles. Finalement, nous sommes ici face à une forme de synthèse des représentations culinaires réunionnaises ou, du moins, son interprétation par un chef cuisinier particulier.

Figure 6.

(Photo C. Tellier, ibid., p. 31)

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Œuf coq pané à la chapelure de cacahuètes et camarons au beurre d’arachide, de Wilfrid Pavadé

80 Une structure dirigée en hauteur forme l’ensemble principal. À la base, un support orange, encadré par deux éléments verts, supporte un ovale jaune orangé, surmonté d’une forme allongée orangée dotée de deux formes circulaires vert clair. Un fin cercle jaune relie la partie haute au support. Enfin, deux rayures perpendiculaires orange encadrent le côté droit de l’assiette. La particularité de cette composition réside dans la volonté d’élever le regard du spectateur. La structure est construite en trois dimensions, et l’œil peut tourner autour librement. La manière dont les éléments sont positionnés forme une composition en triangle, la pointe dirigée vers le ciel. Les éléments de couleur verte en forment les trois extrémités et le cercle s’inscrit à l’intérieur. Quant aux deux traits orange sur l’assiette, ils suggèrent la troisième dimension d’un triangle en volume.

Figure 7.

(Photo C. Tellier, ibid., p. 30)

81 Dans ce plat, il n’est pas aisé de dégager un sujet principal. En effet, bien que la forme ovale de l’œuf soit imposante, la position du camaron, surplombant le tout, pourrait aussi bien jouer le premier rôle. Finalement, il semble que le véritable propos de l’image réside dans le désir d’équilibre : équilibre des saveurs, œuf et camaron étant reliés par l’arachide ; équilibre spatial d’une structure en forme de totem. Telle une passerelle entre le monde charnel des Hommes et l’univers spirituel des cieux, cette structure ne sublime pas un produit, elle sublime l’acte même de cuisiner.

82 Cette image offre une composition ouverte sur l’invisible. Les espaces vides qui flottent à l’intérieur de l’auréole centrale font écho à l’immensité indiquée par la direction de la

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queue du camaron. Cette image propose un territoire imaginaire que le spectateur sera libre d’interpréter, en se l’appropriant par la dégustation des matières devenues symboles. Œuf, camaron et arachide forment une trilogie à portée religieuse (au sens littéral du terme : religio, en latin, signifie relier).

83 Le sens à donner à cette création n’est pas donné, il prend vie dans les yeux et la bouche du spectateur dégustateur, libre d’interpréter ces données culturelles. Nous sommes face à une suggestion de dynamique culturelle propre au contexte interculturel réunionnais, où la culture évolue dans les interprétations des influences en présence.

Galet d’oeuf, de Wilfrid Lebon

84 Un objet de forme cylindrique, large et fin, est doté de plusieurs petits volumes ovales, le tout présentant une même couleur grise argentée. L’objet est placé au centre d’un large cercle blanc. L’œil n’est distrait par aucun autre élément et se contente de tourner autour de l’objet, le regard formant des ellipses sans fin.

85 Le caractère comestible de ce plat n’est pas évident à première vue, et ce n’est pas par hasard que nous avons fait le choix de le décrire comme un objet. Seul son nom nous indique qu’il contient de l’œil : tout est présenté de telle manière que cela soit insoupçonnable. Ici, le thème développé par le chef touche au mineral : la matière et la couleur sont clairement travaillées dans ce sens. Enfin, il s’agit bien d’un Galet d’œuf. Le cuisinier choisit ici de manipuler une référence naturelle locale, celle du galet, mais aussi de manipuler le spectateur, qui est en mesure de se questionner sur le caractère comestible du produit. Au cœur d’une démarche artistique, le Galet d’œuf se transforme en concept, il devient le prétexte à jouer avec les codes de la gastronomie.

86 À la fois élément illustratif du paysage réunionnais et symbole d’un parti pris expressif, le Galet d’œuf tient un rôle paradoxal dans cette assiette. Tout entier dépendant de la vision du spectateur, il n’est susceptible d’exister que dans la bouche de celui-ci. En tant qu’image, il se dégage de lui une froideur minérale et abstraite à qui seule une langue audacieuse peut donner vie.

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Figure 8.

(Photo C. Tellier, ibid., p. 28)

87 C’est dans un choc des représentations que se situe l’enjeu de ce plat. Il n’est plus question ici d’illustrer mais de provoquer pour innover. Ce parti pris peut être considéré comme un positionnement idéologique face au contexte interculturel réunionnais : en manipulant des données de référence, il est pourtant possible d’avoir l’audace de proposer des pistes d’innovation.

Conclusion de la deuxième série

88 Ces quatre images culinaires témoignent de la vitalité du monde gastronomique réunionnais. Ces quatre chefs cuisiniers, tous d’origine réunionnaise, développent dans leur cuisine, consciemment ou non, un discours sur leurs conceptions de la culture réunionnaise. La gastronomie, en tant qu’art, véhicule les représentations d’une société en mouvement. Les propositions diffèrent d’un chef à l’autre, mais leur point commun réside dans la volonté de témoigner des particularités de la culture réunionnaise. Comme nous l’avons vu, cela peut passer par le fait de juxtaposer dans l’assiette divers ingrédients, comme autant de symboles culturels. Mais ce qui ressort principalement de ces analyses, c’est la volonté de ces chefs de développer un propos culinaire, qui témoigne de leur vision de la société réunionnaise. Que ce soit en développant un discours sur les manières de manger à la Réunion, ou en ouvrant un dialogue avec le dégustateur, la gastronomie à la Réunion n’est plus la simple illustration d’un métissage, elle devient un véritable outil d’interculturalité.

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89 Le cadre d’analyse que nous avons mis en place propose une comparaison entre deux types de cuisine au sein du contexte réunionnais : celles de cuisiniers métropolitains face à celle de cuisiniers réunionnais. Les résultats de cette analyse sont en mesure d’offrir plusieurs visions de l’interculturalité en mouvement à la Réunion. Les discours et les images condensent les représentations de deux types de population.

90 Les chefs métropolitains s’attachent à créer une forme de métissage dans leur assiette en mêlant leurs techniques à des produits et des structures propres à la culture réunionnaise. En ce sens, on peut dire qu’ils illustrent dans l’assiette leur vision de l’interculturalité. Leur discours implique certaines représentations quant à une conception de la tradition comme une structure fixe, et le plat se présente comme une illustration culturelle.

91 Quant aux chefs réunionnais, ils se servent de leur cuisine pour développer un discours symbolique. Ils ne cherchent pas à illustrer mais à engager un dialogue sur l’interculturalité réunionnaise. On peut faire l’hypothèse que leur connaissance de la culture les engage sur un chemin réflexif complexe, puisqu’ils ont là la possibilité de mettre en jeu leurs propres références culturelles. Leurs discours placent la tradition culinaire réunionnaise comme une structure dynamique, qui, fondée sur la mixité des influences culturelles, représente une source d’innovations intarissables. Pour ces chefs, le plat peut être considéré comme un véritable outil culturel.

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NOTES

1. Bien que le fait d’ajouter un « s » au singulier soit incorrect, nous conservons cette orthographe qui est celle utilisée dans le livre duquel est extraite la recette de Stéphane Calçada.

RÉSUMÉS

Si la gastronomie est un art, elle est susceptible de nous éclairer sur la société qui l’entoure. C’est à partir de ce postulat qu’est construit cet article dédié à l’art culinaire des cuisiniers professionnels à la Réunion. Le préalable théorique qu’implique cette thèse s’inscrit dans une conception de l’art et de la culture qui est explicitée. C’est donc en croisant anthropologie et histoire de l’art que la problématique gastronomique est approchée. À la lisière de ces deux approches, une interprétation des résultats propose de faire émerger certaines représentations liées à l’identité culturelle réunionnaise. Ce travail est à considérer comme le premier jalon d’une recherche plus ample consacrée à une analyse de la gastronomie à la Réunion qui élargirait les cadres temporels et spatiaux.

If gastronomy is an art, it is likely to enlighten us on the society it stems from. This article, dedicated to the art of cooking of professional cooks of Reunion Island, has been carried out from that assumption. The theoretical prerequisite implied by that assumption lies within a certain conception of art and culture which is explained here. Indeed, the gastronomic problematics is being tackled by resorting to anthropology as well as art history. Interpreting the results of our investigations from those two angles has allowed to bring certain representations linked to the Reunionese cultural identity to the foreground. The following work is to be regarded as the first milestone of a more ambitious research analysing the gastronomy in Reunion island, which would widen the temporal and spatial frames.

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INDEX

Thèmes : anthropologie, histoire de l’art Keywords : Art of Cooking, Gastronomy, Cooking, Anthropology, Art History, Interculturality, La Réunion Island Mots-clés : art culinaire, gastronomie, cuisine, interculturalité Index géographique : La Réunion (île de)

AUTEUR

LÉA SZKARADEK Croima-Inalco [email protected]

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Note de lecture

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Mireille Rabenoro (éd.), Langue et éducation. Quelle langue utiliser en classe, à Madagascar au 21ème siècle ? Casas Book Series, n° 99, 2013, 160 p.

Louise Ouvrard

RÉFÉRENCE

Mireille Rabenoro (éd.), Langue et éducation. Quelle langue utiliser en classe, à Madagascar au 21ème siècle ?, Casas Book Series, n° 99, 2013, 160 p.

1 Les textes de ce recueil sont issus d’un atelier scientifique qui s’est tenu les 22 et 23 juin 2009 à Antananarivo et dont la thématique avait pour titre Langue et éducation. Quelle langue utiliser en classe, à Madagascar, au 21ème siècle ?

2 On ne peut plus actuelle, cette problématique est interrogée par des chercheurs dont l’expertise n’est pas à démontrer et dont les points de vue complémentaires permettent de dresser un tableau exhaustif de la situation de la langue d’enseignement à Madagascar.

3 Cette monographie regroupe seize articles précédés d’une introduction générale qui ouvre le volume. Les contributions sont organisées en quatre parties : « Politiques linguistiques », « Le malgache, langue d’enseignement des disciplines », « Le malgache, langue d’enseignement par niveau » et « Le bilinguisme dans l’éducation ».

4 L’introduction générale pose les éléments permettant de cadrer le débat et notamment les préconisations de l’UNESCO d’utiliser la langue maternelle comme langue d’enseignement (1953), mais également d’employer « trois langues au moins dans l’éducation : la langue maternelle, une langue régionale ou nationale et une langue internationale » (Résolution 12 de la Conférence générale de 1999).

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Qu’en est-il dans les faits à Madagascar ?

5 Sept contributions constituent la première partie « Politiques linguistiques ». Elles s’intéressent au problème du choix de la langue d’enseignement : quelle langue les enseignants doivent-ils utiliser en classe pour obtenir le meilleur de leurs élèves en termes de compréhension et d’efficience ? La complexité de ce choix provient de la situation linguistique bien particulière de Madagascar et, plus généralement, des pays anciennement colonisés, dans lesquels une diglossie langue coloniale / langue nationale s’est superposée à la diglossie préexistante langue nationale / langues régionales. Ainsi, lorsque l’on interroge la problématique du choix de la langue d’enseignement à Madagascar, se trouve-t-on confronté à un double questionnement : le malgache ou le français ? Le merina ou les parlers régionaux ?

6 L’histoire des changements politiques à la tête du pays permet d’évoquer les différentes politiques linguistiques qui se sont succédé. Cette rétrospective démontre combien le choix de la langue d’enseignement est et reste difficile et douloureux dans la Grande Ile.

7 Dans le contexte actuel de mondialisation, cette problématique entre en effet en résonance avec le double objectif que doit atteindre l’Ecole : permettre à chaque individu de s’enraciner dans son environnement culturel d’une part, et de s’ouvrir à l’interculturel d’autre part1.

8 Le deuxième thème abordé dans cet ouvrage s’intéresse au « malgache, langue d’enseignement des disciplines ». Trois textes nous présentent des situations concrètes : l’éducation environnementale proposée par le WWF dans le premier, les manuels d’histoire et de géographie pour les collèges dans le deuxième et l’enseignement de l’anglais à Besalampy dans le dernier. Au travers de ces différents témoignages, l’accent est mis sur les moyens nécessaires à l’Ecole pour qu’elle puisse réaliser ses missions. Il s’agit notamment et avant tout que, d’une part, chaque enseignant bénéficie d’une formation et d’un suivi au cours de sa carrière et que, d’autre part, les élèves puissent disposer de manuels pédagogiques adaptés et actualisés.

9 Les deux textes de la partie consacrée au « malgache, langue d’enseignement par niveau » démontrent l’importance de mettre l’élève et son développement au cœur de toute politique linguistique. En effet, les besoins et les capacités de ce dernier varient par exemple selon son âge ou la teneur des notions à lui enseigner.

10 Il est indispensable d’en tenir compte d’une part, pour que chaque élève progresse et se dote des bases indispensables à son éveil, d’autre part, afin que chacun grandisse en acquérant des compétences solides, nécessaires à son développement d’enfant et de futur adulte. C’est ainsi que Madagascar disposera d’adultes confiants en leurs capacités et aptes à participer au développement économique et social de leur pays.

11 Les quatre derniers textes de ce recueil, qui traitent du « bilinguisme dans l’éducation », soulignent que la langue d’enseignement est souvent choisie, non par les enseignants, les didacticiens ou les linguistes, mais bien plutôt par les politiques. Ainsi, ce choix ne s’opère-t-il pas en fonction de besoins ou d’objectifs pédagogiques mais en vertu de critères économiques ou de stratégies politiques, l’Ecole étant vue comme un moyen permettant de « fabriquer les similitudes d’où résulte la communauté de conscience qui est le ciment de la nation2 ».

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Pour autant, le bilinguisme à l’Ecole induit-il toujours un contexte défavorable aux apprentissages ?

12 Des expériences de bilinguisme en classe sont présentées, que ce soit à Madagascar ou dans d’autres pays du monde. Elles sont l’occasion d’une mise en perspective. Au travers de ces divers témoignages, chaque lecteur découvre ainsi des réalités variées et des résultats qui le sont tout autant : le bilinguisme à l’Ecole n’est pas toujours synonyme d’échec. En fonction de différents facteurs, la réalité du bilinguisme à l’Ecole sera différente, bénéfique pour certains, véritablement préjudiciable pour d’autres.

13 Les paramètres à prendre en compte pour évaluer l’incidence du bilinguisme sur les enfants sont en effet multiples. Ils ont notamment trait, tout à la fois, au milieu socioculturel de l’enfant, aux relations qui lient les deux langues en présence, mais également au niveau atteint par l’enfant dans sa langue maternelle ou au code ─ restreint ou élaboré ─ qu’il utilise.

14 La lecture de ce recueil conduit à une conclusion contrastée. Madagascar possède un avantage de taille au regard de nombreux autres pays : elle dispose d’une langue nationale unique. Même si des parlers régionaux existent, ils ne sont que très rarement une entrave à la compréhension entre locuteurs.

15 Au-delà du regard des pédagogues et indépendamment de toute prise de position pour un choix plutôt qu’un autre, la politique linguistique définie pour le pays nécessite, quelle qu’elle soit, de vrais moyens pour se réaliser pleinement. Il est notamment primordial que les enseignants soient formés et que les élèves disposent d’un matériel didactique adapté. C’est ainsi que l’Ecole pourra donner à chaque enfant malgache, toutes origines géographique, sociale ou ethnique confondues, une instruction égalitaire et de qualité. En offrant une telle Ecole à ses élèves, la nation malgache pourra former de futurs citoyens éclairés et relever ainsi les nombreux défis qui se présentent à elle à l’aube du XXIe siècle.

NOTES

1. Colloque Développement durable : leçons et perspectives, Ouagadougou, 2004. 2. G. Davy, Eléments de sociologie, Paris, Vrin, 1950, p. 233.

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