Le contact des cultures inuite et blanche et la construction d’identités transculturelles dans La rivière sans repos de Gabrielle Roy et Histoires nordiques de Lucie Lachapelle

By

Olufolakemi Mefoworola Ogunade

A Thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies of the University of Manitoba in partial fulfilment of the requirements of the degree of

Master of Arts

Department of French, Spanish and Italian University of Manitoba Winnipeg

© Olufolakemi Mefoworola Ogunade

Table des Matières

Remerciements ...... 4

Résumé ...... 5

Chapitre 1 – Introduction...... 7

Chapitre 2 – La représentation des ...... 17

1. La représentation du Nord ...... 18

2. La representation des Inuits...... 28

3. La représentation des traditions . .- ...... 38

4. Conclusion ...... 42

Chapitre 3 – La représentation des Blancs ...... 45

1. Le colonialiste – l’exemple de Monsieur Mailly...... 47

2. Le colonisateur ...... 50

2.1. L’exemple du Révérend Hugh Paterson...... 50

2.2. L’exemple de Louise ...... 57

3. Le colonial ...... 65

3.1. L’exemple de Bob ...... 65

3.2. L’exemple d’Elizabeth Beaulieu ...... 67

3.3. L’exemple du G.I ...... 70

4. Conclusion ...... 71

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Chapitre 4 – La naissance d’identités transculturelles ...... 73

1. L’identité transculturelle des Inuits dans La rivière sans repos ...... 74

2. L’identité transculturelle des Inuits dans Histoires nordiques ...... 89

3. L’identité transculturelle des Blancs dans la rivière sans repos ...... 95

4. L’identité transculturelle des Blancs dans Histoires nordiques ...... 97

5. Conclusion ...... 102

Chapitre 5 - Conclusion...... 105

Bibliographie ...... 115

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Remerciements

Tout d’abord, je remercie Dieu mon créateur et mon Père pour le don de la vie. C’est lui qui m’a donné la force et l’intelligence d’effectuer ce travail. Je tiens à remercier infiniment ma directrice de recherche, Irène Chassaing qui a été aussi pour moi une enseignante. C’est grâce à elle que j’ai pu découvrir la littérature autochtone. Elle m’a encouragé en faisant tout effort d’être là pour moi tout au long du travail.

J’aimerais remercier Constance Cartmill et tous les professeurs qui m’ont enseigné depuis 2017.

Par vos enseignements et vos devoirs, vous m’avez défiée de faire ce que je croyais impossible et par vos corrections vous m’avez encouragée à réussir.

Mes études de maîtrise et la rédaction de cette thèse ont été rendues possible grâce au soutien financier du Marcel Richards Graduate Awards et de l’International Graduate Students Entrance

Scholarship. Je remercie le département de français, d’espagnol et d’italien de m’avoir recommandée pour ces bourses.

Finalement, je remercie ma famille pour son soutien moral et ses encouragements au cours de la rédaction de cette thèse. Je remercie ma mère, mon frère et mes sœurs pour leur amour et leurs prières qui m’ont rendue forte quand j’étais découragée. Je remercie mon cher Wole pour son amour, son soutien et sa patience.

J’aimerais dédier ce mémoire aux étudiants anglophones qui poursuivent des études dans une langue étrangère. C’est une décision courageuse de quitter votre zone de confort pour une nouvelle terre.

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Résumé

La rivière sans repos de Gabrielle Roy et Histoires nordiques de Lucie Lachapelle sont deux œuvres inspirées par le séjour de leurs auteures au nord du Québec dans les années soixante et quatre- vingt, respectivement. Toutes deux décrivent les relations des Inuits et des Blancs à la suite de la colonisation. Si les Inuits sont en contact avec la population blanche depuis le 17e siècle, en effet, ils sont soumis depuis les années cinquante à une entreprise de colonisation et d’acculturation qui a laissé ses marques sur leur identité culturelle. L’objectif de cette thèse est d’étudier, à travers les textes de Roy et Lachapelle et avec l’appui des théories de Michel de Certeau, Frantz

Fanon, Albert Memmi et Fernando Ortiz, l’évolution de la perception qu’ont les Blancs de l’entreprise coloniale et du contact des cultures autochtones et blanches, ainsi que de leur impact sur l’identité de leurs différents protagonistes. Cette thèse montre ainsi que la perception qu’ont les Blancs des Inuits et de l’entreprise coloniale au Nord du Québec évolue et change avec le temps, même si certains de ses aspects restent inchangés. Elle découvre également la construction progressive, grâce au contact des deux cultures blanche et inuite, de nouvelles identités transculturelles.

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Abstract

Gabrielle Roy’s La rivière sans repos and Lucie Lachapelle’s Histoires nordiques were inspired by the experiences of the authors during their stay in Northern in the sixties and the eighties respectively. The two books describe the relationship that exists between the Whites and the

Inuits as a result of colonisation. Although the Inuits have been in contact with the Whites since the 17th century, their subjection to a colonial and acculturation system which had a major effect on their cultural identity only started in the fifties. The aim of this thesis is to study, through Roy and Lachapelle’s texts, the evolution of the Whites’ perception of the colonial enterprise and the contact between the Inuits, and the effect of these on the two groups in contact, using the theories of Michel de Certeau, Frantz Fanon, Albert Memmi and Fernando Ortiz. This thesis reveals that the Whites’ perception of the Inuits and the colonial enterprise evolve with time even though some aspects remain unchanged. Also, it discovers the progressive construction of new transcultural identities as a result of the contact of the Inuits and the Whites.

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CHAPITRE 1

INTRODUCTION

Les Inuits font partie des trois grands groupes autochtones1 du Canada. Ils peuplent les régions de la Toundra et de l’Arctique du Canada et des Etats-Unis – ce sont les descendants des Thuléens qui s’installèrent il y a environ mille ans d’abord en Alaska, puis s’étendirent vers le Canada et le

Groenland. Ces derniers fabriquaient des outils comme des lames de couteau (savituinaaq), des lames en demi-lune (ulu, utilisées par les femmes) ou des pointes de harpons, à partir de schiste ou de pierres plus dures. Pour lieu d’habitation, ils inventèrent l’iglou, une maison construite avec des blocs de neige. Nomades, ils se déplaçaient selon les saisons en traîneaux à chiens ou à bord de kayaks et d’umiaks (une grande embarcation pouvant accueillir plusieurs passagers). La culture thuléenne évolua graduellement vers la culture inuite autour du 17e siècle.

Le premier contact des Inuits du Canada avec les Blancs eut lieu en 1570 avec l’arrivée du grand explorateur anglais James Frobisher, puis des missionnaires : les Jésuites au 17e siècle, puis les Moraves au 18e siècle. Au 19e siècle, les Anglicans arrivent avec l’établissement d’une première mission à Kuujjuarapik au Nord du Québec en 1876. Cependant, le contact qui aboutit aux relations entre les Inuits et les marchands de fourrures commence au 19e siècle par l’engagement des premiers dans la pelleterie et l’établissement de postes de traite à Fort-Chimo

(Kuujjuaq) en 1830.

1 « Au Québec, le terme Autochtones désigne et les Inuits et les Amérindiens. En ce qui concerne l’appellation Premières Nations, elle ne désigne que les Amérindiens. Le terme Indiens, quant à lui, n’est utilisé que dans le contexte de la Loi sur les Indiens. » (Affaires autochtones et régions nordiques 2011, p. 4)

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Le commerce des fourrures devient cependant, au fil du temps, de moins en moins profitable à cause de la crise économique des années 1930 et 1940 (Hervé 2017). C’est à cette

époque que le Nord commence à être administré par le gouvernement canadien. Ce dernier distribue aux Inuits de la nourriture, des vêtements et des médicaments. Les missionnaires déjà installés parmi eux, avec leurs écoles et hôpitaux missionnaires, servent alors d’administrateurs coloniaux. La présence des Blancs dans le Nord devient de plus en plus forte avec une transformation majeure pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Alliés organisant un pont aérien qui traverse le Canada, le Groenland, l’Islande et la Grande-Bretagne. Plusieurs constructions en lien avec la guerre apparaissent : aéroports, stations météorologiques, bases de radar, stations de radio, etc.

Un important changement dans la vie des Inuits du Grand Nord a lieu en 1953 : le gouvernement du Canada décide d’établir sa souveraineté dans la région. Il établit alors des administrateurs, des policiers et des infirmières dans les villages où se trouvent les postes de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Les Inuits sont invités à déménager près de ces postes autour desquels se forment, graduellement, des villages permanents avec des écoles, des maisons de bois, des bâtiments administratifs, des églises, entre autres. La responsabilité de l’administration du Nord du Québec est transférée au gouvernement du Québec en 1964 ; celui- ci envoie alors ses administrateurs fonctionnaires dans la région, y faisant valoir sa souveraineté.2

Nombre de livres ont été écrits par les explorateurs européens pour raconter leur expérience auprès des Autochtones du Nord du Canada ; ainsi, Journal of a Voyage from Okkak,

2 Ce petit historique se base sur des livres de Keith Crowe (1979), Pamela Stern (2010), et un article de Caroline Hervé (2017) sur l’histoire des Inuits.

8 de Benjamin Kohlmeister et Georges Kmoch (1817), My life in the frozen north (1935) et Book of the Eskimos (1961) de Peter Freuchen, dont l’action se situe en territoire au Nord du

Québec. Puisque ces récits sont écrits par des Blancs, il est probable que leur représentation des

Autochtones soit influencée par les préjugés qu’ils ont à leur propos, leurs stéréotypes (négatifs ou positifs) et leur expérience spécifique du Nord. Par exemple, dans le récit de Kohlmeister et

Kmoch, bien que les Autochtones soient montrés comme un peuple tolérant et respectueux, on constate un sentiment de supériorité et de possessivité dans le langage du narrateur. Une expression comme « Our esquimaux » révèle ainsi un certain paternalisme (Chapman 2003).

Cependant, les Blancs ne sont pas seuls à écrire sur les Autochtones. Ces derniers écrivent

également des œuvres où ils se représentent eux-mêmes. Markoosie Patsauq a ainsi écrit le premier roman inuit du Canada. Intitulé Le Harpon du chasseur, celui-ci est publié en 1970 et traite des Inuits du Nord du Québec. Comme le signale sa quatrième de couverture, ce roman

« symbolise le passage historique de l’oralité vers une littérature inuite écrite ». À peu près à la même époque, en 1984, est publié un roman intitulé Sanaaq d’une autre auteure inuite,

Mitiarjuk Nappaluk. Le roman montre la vie quotidienne d’une femme inuite, et illustre « les heurs et malheurs, avant et après l’arrivée des premiers Blancs en pays inuit » ainsi que « la vie et psychologie des Inuit confrontés à une nature extrême, à la nécessité du partage et à l’envahissement de leur territoire par les Blancs et leur civilisation. » (Quatrième de couverture)

Les Inuits du Canada, avec leurs textes et d’autres œuvres d’arts (musicales ou visuelles, notamment) présentent au monde une image propre de leur peuple, exempte des préjugés des

Blancs. Quelques exemples de ces artistes inuits sont Élisapie Isaac, chanteuse, auteure et compositrice de Salluit, au ; Beatrice Deer, chanteuse de Quaqtaq, au Nunavik ; Sheila

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Watt-Cloutier, auteure et militante ; Natar Ungalaaq, comédien, réalisateur et sculpteur d’Igloolik, au Nunavut ; et Malaya Quanirq Chapman, actrice, présentatrice et réalisatrice d’Iqaluit, au Nunavut. Cette dernière a joué le rôle d’Elsa dans le film La rivière sans repos, adapté du roman de Gabrielle Roy et réalisé par Marie-Hélène Cousineau. Ce film est sorti en octobre

2019.

Sujet et problématique

Plutôt qu’aux textes rédigés par des auteurs inuits, c’est à deux textes contemporains rédigés par des auteures blanches canadiennes au sujet de la rencontre entre Blancs et Autochtones que s’intéressera la présente étude, à savoir : La rivière sans repos de Gabrielle Roy (1971) et Histoires nordiques de Lucie Lachapelle (2013). Les récits de ces deux femmes sont inspirés par leur expérience dans la communauté autochtone. Ces œuvres documentent ainsi leur perspective sur l’entreprise coloniale dans le Nord canadien et ses conséquences, ainsi surtout que sur l’identité culturelle et individuelle des Autochtones. À l’image de l’expérience vécue par leurs auteures – l’une venue se documenter auprès des Inuits, l’autre travailler parmi eux, l’un des deux textes est narré d’une perspective de simple observatrice et l’autre, dans la perspective d’une personne ayant directement côtoyé les Autochtones. Nous avons choisi ces récits non seulement parce qu’ils nous éclairent sur la perspective qu’ont les Blancs de l’entreprise coloniale, mais aussi à cause de la différence d’époque que chacun de ces récits représente. Cette différence nous permettra d’étudier l’évolution des points de vue sur les questions posées dans cette étude.

L’objectif principal de cette étude est de déterminer quel est l’effet du contact des cultures sur l’identité de leurs protagonistes ; d’abord sur les Inuits, récepteurs des changements

10 culturels apportés par la culture dominante blanche, puis sur les Blancs, du simple fait qu’ils sont en contact avec les Autochtones. Nous nous interrogerons dans un deuxième temps sur la nature des identités qui se sont construites à partir de ce contact.

Corpus

La rivière sans repos et Histoires nordiques ont pour thème principal la rencontre des Inuits et des Blancs ainsi que le contact de leurs cultures respectives à la suite de la colonisation. Cette rencontre des cultures est un effet secondaire de l’entreprise coloniale au Canada, dont l’objectif partiel est de faire céder la culture autochtone à la culture occidentale.

La première œuvre de notre corpus a pour auteure Gabrielle Roy, une écrivaine d’origine franco-manitobaine née en 1909 et morte en 1983. Son roman conte l’histoire d’une jeune fille inuite vivant en Ungava, dans un village inuit. Cette œuvre est inspirée par le séjour de huit jours effectué par Roy en juillet 1961 au village inuit de Fort Chimo, devenu aujourd’hui Kuujjuaq, au bord de la rivière Koksoak ; Kuujjuaq est situé non loin de la baie d’Ungava, en Inuvik, dans le

Grand Nord québécois. Pendant son séjour, « Gabrielle Roy s’y conduit en reporter », dit François

Ricard dans sa biographie de l’auteure. « Elle visite les lieux, observe les gens, interroge les missionnaires et les gens du gouvernement, et prend des notes. Il en résulte un texte d’une trentaine de pages intitulé Voyage en Ungava. » (Ricard 1996, p.407) C’est ce texte documentaire qui a servi de base à Gabrielle Roy pour l’écriture de La rivière sans repos.

La narration de La rivière sans repos est faite d’un point de vue omniscient. Elle montre la déstabilisation des identités culturelles et individuelles par l’introduction de la civilisation du Sud dans la vie des Inuits, et les différentes conséquences dans leurs vies des apports de la culture

11 blanche. Le roman est précédé de « Trois nouvelles esquimaudes » (Les satellites, Le téléphone, et Le fauteuil roulant, dont la première sera partiellement intégrée à cette étude). La rivière sans repos raconte l’histoire d’une jeune Inuite de l’Ungava où se sont installés après la Seconde

Guerre mondiale des soldats de l’armée américaine. La jeune femme, Elsa, vit avec sa famille au bord de la rivière Koksoak. Un jour, elle est violée par un soldat américain. Elle tombe enceinte suite à ce viol et met au monde Jimmy, un enfant qui « par ses yeux clairs et ses cheveux blond, incarne toute la stupeur et le déchirement d’une rencontre inattendue entre deux civilisations. »

(Rizzante 2010, p.164) Elsa dédie sa vie à cet enfant en s’éloignant de son mode de vie traditionnel ; par conséquent, elle est dépossédée graduellement de son identité. N’étant plus à l’aise avec son altérité dans le village inuit, son fils Jimmy finit par partir pour l’Amérique à la recherche de son père, laissant sa mère errer seule dans la confusion identitaire.

La deuxième œuvre de notre corpus, Histoires nordiques de Lucie Lachapelle, est un recueil de nouvelles qui, du fait de la permanence des lieux, des faits et des personnages, peut se lire comme un roman. L’auteure, née à Montréal, est l’ex-femme d’un Cri et la mère de deux métis cris. À l’âge de 17 ans, elle a connu son premier contact avec les Inuits lors de son travail d’été à Nunavik, au nord du Québec. Passionnée par ce peuple, elle est revenue plus tard sur les lieux et y a accepté un poste d’enseignante en 1975. Cette expérience a inspiré l’écriture de ses nouvelles. Bien que le récit y soit fait à la troisième personne, la focalisation y est souvent interne et l’on peut reconnaître l’auteure dans la narratrice. On peut dire que dans ces récits, l’auteure narre à la troisième personne une réalité vécue qu’elle fictionnalise. Le personnage principal, une jeune femme prénommée Louise, après avoir terminé son travail d’été dans le Nord auprès de son oncle, y revient pour occuper un poste d’enseignante. Elle établit une relation forte avec ses

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élèves, devient l’amie d’une jeune Inuite, Annie, et de la vieille guérisseuse du village, Akinisie ; elle tombe aussi amoureuse du jeune Tamusi, qui en fin de compte s’avère n’être qu’un

« séducteur de blanches ». Par ses relations, Louise s’efforce de convaincre les Inuits qu’elle ne correspond pas à l’image de colonisateur qu’ils ont des Blancs, mais cet effort échoue parce qu’elle doit finalement retourner dans le Sud, laissant les Inuits conclure que tous les Blancs agissent de la même manière.

Contexte critique et fondements théoriques

Si les études autochtones ont commencé d’attirer l’attention du public universitaire au cours des dernières décennies, les travaux portants sur la littérature autochtone sont encore peu nombreux, bien qu’en plein essor. Les œuvres de notre corpus, pourtant écrites par des auteures blanches mais traitant des problématiques autochtones, ont, elles aussi, fait l’objet de peu d’études : Histoires nordiques de Lucie Lachapelle, étant une œuvre très récente, n’a ainsi fait l’objet que de comptes rendus et de quelques courtes critiques ou commentaires dans des journaux comme Le Soleil Québec. La rivière sans repos, pour sa part, et bien qu’elle vienne de faire l’objet d’une adaptation au cinéma, compte parmi les œuvres les moins connues et les moins étudiées de Gabrielle Roy. Comme l’affirme François Ricard dans sa biographie de cette auteure, ce texte n’a pas connu une bonne réception. Carol Harvey, quand elle analyse le taux d’études critiques portant sur cette œuvre en comparaison à celles portant sur les autres textes de Roy en utilisant la bibliographie analytique des études critiques établie par Lori Saint-Martin déclare : « La bibliographie (…) nous apprend que le roman est resté une œuvre négligée. Son recensement compte vingt-deux livres et près de 335 articles dont neuf articles seulement sur La

13 rivière sans repos – chiffre à comparer aux 80 articles sur Bonheur d’occasion. Selon toute

évidence, ce livre n’est pas plus populaire aujourd’hui qu’il ne l’était hier. » (Harvey 2017, p.413)

Seuls quelques-uns des textes consacrés à La rivière sans repos (dont on trouvera une liste en bibliographie) traitent de la question des Inuits, sans toutefois être directement liés à notre sujet.

Par ailleurs, aucun des travaux critiques sur les textes de Roy n’a proposé d’étude en profondeur de la représentation des Blancs. Afin de mieux étudier l’interaction de ceux-ci avec les Inuits, notre étude se concentrera également sur ces derniers. Nous étudierons la représentation de la culture des Inuits et l’impact de l’interaction de cette culture avec celle des Blancs sur l’identité culturelle des premiers mais aussi sur celle des seconds. Enfin, cette étude prendra en considération la représentation de l’espace nordique qui sert de cadre à ces interactions, car nous estimons qu’il y participe directement.

En ce qui concerne notre cadre théorique, comme l’affirme le critique Maurizio Gatti,

« L’étape de la formalisation des littératures plus récentes ou nées de la colonisation [sont] similaires. » (Gatti 2006, p. 22) Ainsi, nous emploierons dans cette étude les apports de la théorie postcoloniale. Pour traiter les problématiques soulevées dans cette thèse, nous nous servirons ainsi des textes d’Albert Memmi, Frantz Fanon et Fernando Ortiz. Pour étudier la représentation des personnages et culture inuits, nous nous appuierons sur les pensées de Fanon dans son

œuvre Peau noire, masques blancs. Dans notre étude de la représentation des Blancs, nous nous appuierons sur les arguments de Memmi dans son essai Portrait du Colonisateur où il distingue trois catégories de colons. La notion de transculturel, telle qu’elle a été développée par Fernando

Ortiz, sera notre appui dans l’étude du contact des cultures et des identités transculturelles qui se construisent par la suite. Nous utiliserons également, bien qu’elle n’appartienne pas au même

14 registre postcolonial, la conception de l’espace et des lieux proposée dans l’essai « Marche dans la ville » du philosophe français Michel de Certeau.

Déroulement de l’étude

La représentation du contact des cultures autochtone et blanche et la construction de nouvelles identités transculturelles dans les deux œuvres du corpus se fera en trois temps. Nous examinerons d’abord la représentation des Inuits dans chacune des deux œuvres. Nous nous interrogerons principalement sur la perception des Inuits, de leur territoire et de leur culture, par les Blancs, notamment par les colons. En étudiant cette perception nous pourrons déterminer comment la présence des Blancs sur le territoire des Inuits et la perception qu’ils ont de ces derniers influence la manière dont ils se perçoivent eux-mêmes. Nous verrons aussi quels changement cette perception des Blancs a apporté dans la vie des Inuits du Grand Nord québécois.

La deuxième partie de cette thèse examinera la représentation des Blancs dans les deux

œuvres de notre corpus, notamment la représentation des colons qui s’installent dans le Nord.

À travers cette étude, nous déterminerons le regard que portent les deux récits sur l’entreprise coloniale au Canada. En nous interrogeant sur la perception des Blancs dans les deux œuvres, nous tenterons aussi d’examiner les différentes catégories de colons existantes, en fonction de ce qui les motive à s’installer dans le Nord. Cette partie de l’étude nous permettra aussi de déterminer comment les Inuits perçoivent les colons qui vivent sur leur territoire et comment cette perception influence leur interaction avec eux.

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La dernière partie de notre étude sera consacrée à l’examen de la construction de nouvelles identités transculturelles à la suite du contact et des interactions des cultures autochtone et blanche. Bien que l’assimilation des peuples autochtones du Canada à la civilisation occidentale soit l’une des intentions de l’entreprise coloniale canadienne (Russell

2017), il est possible que l’identité culturelle des colons subisse elle aussi une reconstruction suite

à son contact avec celle des Autochtones. Nous nous interrogerons sur la représentation des effets de la colonisation et du contact des cultures autochtone et blanche sur l’identité de chacun de ces groupes. Nous montrerons ainsi les étapes qui mènent à la reconstruction des identités de ces deux grands protagonistes de la colonisation du Nord.

À la fin de cette étude, nous aurons établi le fait que la représentation des Inuits et de l’entreprise coloniale au Canada, dans La rivière sans repos et Histoires nordiques a subi des changements selon les deux époques représentées par les deux récits alors que certaines perceptions restent les mêmes. Les constructions identitaires évoluent aussi avec les époques, subissant des changements au fil du temps.

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CHAPITRE 2

LA REPRÉSENTATION DES INUITS

La rivière sans repos de Roy et Histoires nordiques de Lachapelle, ouvrages inspirés par les séjours des deux auteures dans le nord du Québec, décrivent tous deux les Inuits et la vie nordique. Du fait de la différence du contexte dans lequel s’inscrit chacune de ces œuvres, et de la ressemblance existant entre les deux auteures (deux femmes blanches canadiennes francophones), nous allons comparer dans ce chapitre la représentation des Inuits dans les deux récits. Puisque la nature et la durée des séjours de Roy et de Lachapelle influencent le regard que chacune d’elles porte sur ce peuple, nous étudierons la perception des Inuits par les Blancs selon chacun de leurs regards. La différence d’époque où se déroulent les deux récits nous permettra de déterminer comment ce regard a évolué dans le temps.

Nous étudierons la représentation des Inuits à partir de trois éléments : les lieux (le Nord), leurs occupants (les Inuits), et les traditions et comportements qui leurs sont attachés. Pour nous aider dans nos analyses, nous nous appuierons sur les théories de Michel de Certeau, Frantz

Fanon et Albert Memmi. Nous adopterons les notions de « voyeur » et « marcheur », deux perspectives d’observation que distingue De Certeau dans l’essai Marche dans la Ville, afin d’étudier la perception des lieux. Les théories de Fanon et Memmi dans les essais : Peaux noires, masques blancs et Portrait du colonisé, respectivement, nous serviront à appuyer notre analyse de la représentation des Inuits et de leurs traditions.

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1. La représentation du Nord

C’est en employant la focalisation externe que Roy représente Fort Chimo dans le Grand Nord québécois, où se déroule l’intrigue de La rivière sans repos et des trois « nouvelles esquimaudes » précédant ce récit. La voix narrative prend la position d’un observateur visualisant les lieux de loin et d’un point de vue élevé, comme un touriste qui survole un site touristique, en l’occurrence les paysages de Fort Chimo et les événements qui s’y déroulent. Le narrateur décrit le village en utilisant, pour reprendre les termes de De Certeau, « le pouvoir omni-regardant » (De Certeau

1990, p. 141), sur lequel nous reviendrons un peu plus loin dans ce chapitre - le narrateur décrit ainsi le pays Inuit comme « le pays terrible pur, à découvert d’un bout à l’autre. » (Roy 1995, p.

95) Il donne une description qui se veut complète et objective d’un point de vue élevé, tout en mettant l’accent sur sa rudesse et sa nudité. C’est cette image au début du roman, qui va donner une première impression du village : « Nulle part le rude pays nu sous son ciel insistant n’avait de retraite pour l’amour. Même la nuit d’été, ici à peine sombre, n’était pas un refuge. » (p. 95)

Le choix des mots du narrateur dans cette présentation du pays des Inuits suggère qu’il ne cache aucun détail, qu’il donne une représentation objective de ce qu’il voit d’en haut, d’une position dite supérieure, non engagée dans l’action. Dans cette perspective, le pays est une

« stérile et impitoyable étendue » (p. 120), « un pays nu aux horizons lointains » (p. 122), c’est

« l’inhumain pays » (p. 96), « un terrible pays pur ». (p. 95) Dans cette voix narrative qui se tient

à l’écart, ne se mêlant pas aux activités qui se déroulent dans le pays décrit, l’on perçoit cependant le ton d’une personne qui, au-delà d’une représentation objective, souligne l’hostilité des lieux d’une manière négative. Rosemary Chapman souligne ce fait dans son essai, Writing

18 of/from the Fourth World: Gabrielle Roy and Ungava, en parlant du choix du langage de Roy dans

Voyage en Ungava, le récit qui a inspiré La rivière sans repos. Les narrateurs des deux récits emploient la même approche.

Throughout « Voyage en Ungava » the first person narrating voice constructs itself

insistently as outsider, as White, as Southern (that is, Southern Canadian), particularly

through the use of “nous”, “notre gouvernement”, “notre civilisation” … Roy’s judgement

of the Ungavan landscape is framed in negatives. With few exceptions, she constructs

Ungava as a nonplace…. Roy remains very much outside the scenes she reports, a

southern, colonial observer, if not a voyeur. (Chapman 2003)

Dans Voyage en Ungava, nous voyons que la narratrice perçoit le Sud comme supérieur au Nord.

Elle décrit la sophistication du Sud qu’elle découvre à nouveau à son retour, après son séjour touristique dans le Nord :

Je redescends vers le Sud. Je ne savais pas qu’un pré vert au soleil, des vaches y paissant,

pût être si doux au regard. Je ne savais pas qu’une simple route de campagne à travers

des champs de luzerne, que même des poteaux et les fils de l’électricité, même des

meules pussent être si plaisantes à retrouver. Nous habitons une belle terre. (Roy 1995,

p. 126-127)

La narratrice se met alors à la place des Inuits, imaginant leur réaction quand ils auront une occasion de voir « la belle terre » : « Quand ils viennent, par avion, malades, les Esquimaux se

19 penchent-ils pour regarder notre terre…? » (Roy, 2000, Le pays de bonheur d’occasion : Voyage en Ungava, p. 127)

Dans La rivière sans repos, Jimmy, l’enfant sang mêlé d’Elsa, le personnage principal, après avoir quitté sa mère pour le Sud à la recherche de son père ancien G.I. à Fort Chimo et être lui-même devenu soldat aux Etats-Unis, survole un jour son village natal en avion. En effet, il n’est pas le premier à le faire parce que de temps en temps, « de petits avions, et d’autres parfois considérables, survolaient le pays. L’équipage apercevait en bas la poignée de maisons. » (p. 239)

Les avions en question viennent du Sud et leurs occupants sont certainement blancs. Roy dépeint par cette image la position de ces derniers dans leur relation avec les Inuits. Cette position leur permet de regarder de haut le village, les Inuits et leurs traditions et de les découvrir « d’un bout

à l’autre » avec « un œil totalisant » (De Certeau 1990, p. 141) pour utiliser les mots de De

Certeau. Ce dernier, dans son essai, Marche dans la ville, sépare les personnes présentes à New-

York entre voyeurs et marcheurs. Un marcheur, qui pratique l’espace de la ville, devient un voyeur lorsqu’il est « enlevé à l’emprise de la ville » - par exemple, comme le narrateur de l’essai lui-même, lorsqu’il se trouve tout en haut du World Trade Center (De Certeau 1990, p. 140).

Comme les « marcheurs » identifiés par De Certeau dans Marche dans la ville, Jimmy faisait partie du village, mais est maintenant devenu un « voyeur », il a été « enlevé » à l’emprise de la ville ». À l’arrivé de son avion dans le ciel du village, il dit, « Hello Fort Chimo (…) salu[ant] tout le monde à la fois. » (p. 239, nous soulignons) Ce geste montre qu’il se croit supérieur. Le

« Fort Chimo » auquel il s’adresse est un pays immense comprenant deux grands villages, l’ancien et le nouveau Fort Chimo, ce dernier étant lui-même divisé en deux parties, le village des Inuits

20 et celui des Blancs. Tout cela est résumé en « Hello Fort Chimo » par un « voyeur » en avion. On découvre d’ailleurs que ce pays que la voix de Jimmy résume est au-delà du nouveau et de l’ancien Fort Chimo, qui comprend pour lui la Terre de Baffin. Les salutations suivantes permettent de prouver cette affirmation :

« Thaddeus, cher vieux Thaddeus, vous êtes toujours de ce monde et occupé à faire de

gentilles figures de pierre ? » (p. 239)

« Ian, appela-t-il. Salut à toi, vieil Ian. Et salut à toi aussi la Baie d’Hudson, la Police, la Loi,

l’Ordre, sans oublier la maîtresse d’école. » (p. 240)

Dans ces deux extraits, on voit que Jimmy salue son grand-père qui vit au nouveau Fort Chimo, mais aussi l’Oncle Ian qui est parti pour l’ile de Baffin, très loin du village. C’est la position de l’œil totalisant décrite par De Certeau que Jimmy adopte ici :

Son élévation le transfigure en voyeur. Elle le met à distance. Elle mue en un texte qu’on

a devant soi, sous les yeux, le monde qui ensorcelait et dont on était « possédé ». Elle

permet de lire, d’être un Œil solaire, un regard de Dieu. Exaltation d’une pulsion scopique

et gnostique. N’être que ce point voyant, c’est la fiction du savoir. (De Certeau 2000, p.

140)

Dans cette position, Jimmy ne voit pas le pays réel car il se perçoit lui-même comme plus grand que ce qu’il voit de haut. Ce qu’il voit, selon De Certeau, n’est qu’un simulacre du vrai pays. La représentation qu’il va s’en faire sera donc moins réelle. Cette affirmation est soutenue par la réaction des Inuits qui entendent la voix venant de l’avion – « Maintenant, la voix semblait se

21 moquer d’eux sur terre, et les gens se sentirent vulnérables et insignifiants. » (p. 240) À cause de la distance et de sa position, Jimmy ne peut produire d’eux qu’une « représentation, un artefact optique » (De Certeau 1990, p.141) - une image inférieure. Par conséquent, le peuple représenté commence à se percevoir comme inférieur, selon le point de vue du voyeur, parce qu’il perçoit sa voix comme supérieure et divine grâce à sa position élevée.

Un autre exemple de la perception du voyeur se trouve dans la première des trois

« nouvelles esquimaudes » qui précèdent le récit de La rivière sans repos, « Les satellites ». La nouvelle s’ouvre avec l’arrivée d’un hydravion qui vient prendre Deborah, une femme inuite malade. Deborah part dans un hôpital au Sud où elle recevra des soins médicaux, séparée de sa famille ; elle ne reste pas dans son village parce qu’elle sera mieux servie dans le Sud. Lors du voyage en avion, « on [cherche] à la garder allongée ; elle [résiste et obtient] de rester assise sur un fauteuil d’où elle [est]bien pour voir d’un bout à l’autre son immense et étrange pays. » [p.23, nous soulignons) Dans ce passage, un pays immense est résumé à une vision « d’un bout à l’autre ». Quand on est en haut, même si on voit tout, on ne voit cependant qu’un résumé de la réalité. Le vrai pays ne peut pas être découvert avec un simple survol. Or, Deborah, la femme malade qui a toujours vécu dans cet immense pays semble trouver ici une occasion de découvrir son pays :

Qu’en avait-elle jamais pu voir avant ce jour, toujours plus ou moins en route à travers

l’étendue déserte, il est vrai, mais, l’hiver, aiguillonnée et aveuglée par les vents et la

neige, l’été, par les moustiques, en tout temps chargée de paquets jusqu’au front et

22

toujours préoccupée de quelque chose à faire, la chasse, la pêche, le manger ? C’est

aujourd’hui seulement qu’enfin elle le découvrait. Elle le trouva beau. (p. 23)

Deborah, bien qu’elle habite le pays qu’elle voit à présent de haut, ne l’avait pas encore découvert parce qu’elle était préoccupée par ses activités quotidiennes. La dureté du climat l’en a aussi empêchée. Son exemple est conforme à la description que fait De Certeau des

« pratiquants ordinaires de la ville. » (De Certeau 1990, p. 140)

Forme élémentaire de cette expérience, ils sont des marcheurs… dont le corps obéit aux

pleins et aux déliés d’un texte urbain qu’ils écrivent sans pouvoir le lire. Ces praticiens

jouent des espaces qui ne se voient pas ; ils en ont une connaissance aussi aveugle que

dans le corps à corps amoureux. (De Certeau 1990, p. 141)

Ainsi, les Inuits de La rivière sans repos et de « Les satellites » sont-ils des pratiquants de l’espace nordique. Ils y vivent sans le voir. En vaquant à leurs activités quotidiennes, ils créent une expérience à découvrir pour les « voyeurs ». Ils ne sont que des « marcheurs » parce qu’à part leurs préoccupations du quotidien, qui ne leur laissent pas de temps pour la découverte, il y a le climat rigoureux qui limite leurs mouvements. Il est donc facile d’accepter une représentation de soi et de son pays faite par autrui si l’on n’en est qu’un pratiquant.

Dans le passage cité plus haut, Deborah, « enlevé[e] de l’emprise du village » (De Certeau

140), semble être en train de découvrir ce dernier. L’image que ce personnage va avoir de son pays sera celle de la perspective des Blancs – une image fictive et résumée. Elle prend cette image pour la vraie et la trouve plus belle, « bien mieux encore qu’elle l’aurait cru d’après les bribes

23 qu’elle en avait eu en tête jusque-là. » (p. 23) Maintenant, après avoir gouté à la position dite supérieure, elle aura du mal à revenir à celle dite inférieure. « Monter dans le ciel lui avait paru naturel. C’était de revenir sur terre qui l’effraya. » (p. 28) Cette pensée de Deborah confirme la situation du Sud vis-à-vis du Nord. Le premier est comparé au ciel, à la divinité et à la puissance, il faut monter pour y arriver alors que le dernier est comparé à la terre, à l’humanité et la faiblesse. Deborah va revenir du Sud et elle aura du mal à s’adapter à la vie qu’elle a laissée derrière elle pendant un certain temps.

Dans Histoires nordiques, Lachapelle emploie la focalisation zéro pour montrer la perception des Inuits et de leur pays par les Blancs. La voix narrative suit cependant principalement le parcours de Louise, le personnage principal, révélant ses idées et émotions aux contacts des autochtones parmi lesquels elle est venue travailler et avec lesquels elle entretient des relations amicales. La position que prend Louise dans ce récit lui permet de vivre avec la communauté inuite et de voir son pays de près, contrairement à ce qu’on observe dans La rivière sans repos.

Dans la première nouvelle du recueil de Lachapelle, Louise est dans le Nord en compagnie de son oncle Bert, un dentiste. Elle y fait son travail d’été en l’assistant dans les soins aux Inuits atteints de problèmes dentaires. Un jour, après le travail de la journée, elle propose à Kitty, une amie inuite qu’elle vient de se faire, de faire le tour du village avec elle. Celle-ci, ravie de cette idée, accepte de l’accompagner. Louise découvre ainsi le village en tant que « marcheuse ».

Cependant, Louise et Kitty, dans ce cas, ne sont pas seulement, selon la proposition de De

Certeau, des pratiquantes ordinaires de leur village qui n’en possèdent qu’une connaissance

24 aveugle. Certes, il est possible que Kitty, la jeune Inuite, ait autrefois été une pratiquante ordinaire du village en tant qu’autochtone, comme c’était le cas chez Roy du personnage de

Deborah, empêchée de découvrir son pays à cause du climat défavorable et des activités quotidiennes qu’elle devait entreprendre. Cependant, maintenant, Kitty découvre son pays en compagnie d’une Blanche, ce qui change sa perspective. On ne peut pas classer la jeune Inuite et la jeune Blanche comme des pratiquantes ordinaires de l’espace. Elles sont des « marcheuses » particulières, qui marchent et voient en même temps. Comme on peut le voir dans le passage ci- dessous, contrairement à Deborah, Kitty n’a pas besoin de prendre de la hauteur pour découvrir son village : avec Louise, elle se déplace à pied, se permettant de voir le vrai village sans toutefois entrer, comme le « voyeur », dans la fiction de l’omniscience.

Louise entre chez monsieur Mailly. Kitty préfère attendre à l’extérieur. Elle se plaît à

regarder la longue pointe de sable qui se découvre à marée basse, les rochers noirs qui se

découpent sur la toundra fauve, la rouille des falaises, la rivière qui faufile à travers le

paysage, tel un ruban soyeux dans les cheveux tressés d’une fille, le ciel parsemé de

nuages légers qui flottent au-dessus du village comme des enfants insouciants. Son cœur

se gonfle d’émotion. Une joie suivie d’une peine indicible. (Lachapelle 2013, p. 16)

Dans ce passage, on voit que la description du paysage est détaillée mais non totalisante. Le narrateur présente les lieux en utilisant une comparaison : « tel un ruban soyeux ». On dirait que les « marcheuses » disposent ici d’une puissance de description que les « voyeurs » n’ont pas. En regardant le paysage depuis la terre, Kitty est capable de voir le monde autour d’elle aussi bien que le ciel avec tous ses détails : « Le ciel parsemé de nuages légers » C’est maintenant, en

25 compagnie de Louise, qu’elle se permet de tout découvrir jusqu’à ce qu’elle devienne émue, contrairement au personnage de Deborah qui se contente de « trouv[er] beau » (Roy p. 23) le paysage, comme le ferait un explorateur. Kitty est émue, peut-être qu’elle avait toujours gardé l’image inférieure et fictive de son pays, qui lui avait été présentée par les Blancs, comme le mentionnait le narrateur plus tôt : « Kitty est ravie de faire plus ample connaissance avec Louise, mais elle craint de la décevoir : il n’y a rien d’intéressant à voir, ici, pour une fille du Sud. » (p. 14)

Elle avait cru que son village était inférieur par rapport au Sud mais en adoptant, pendant le temps de sa promenade avec Louise, le point de vue de cette dernière, elle découvre le village à nouveau et elle s’émeut de sa beauté, ressentant « une joie suivie d’une peine indicible » (p. 16) : la joie de voir la beauté de son village et la peine de l’avoir méprisé aussi longtemps.

Marchant dans le village, Louise n’est pas en mesure de le résumer comme le font les autres Blancs depuis leur avion dans La rivière sans repos. Dans les descriptions de Lachapelle, il y a une mise en valeur du paysage et une mise en relief de sa beauté et de sa quiétude. Ce même paysage qui peut être vu d’un bout à l’autre, d’en haut, « Louise n’a pas assez d’yeux pour tout voir » en s’y promenant (p. 16). Ce paysage est si grand qu’elle doit plisser les yeux pour l’examiner, si grand que sa « vastitude lui donne un peu le vertige. » (p. 19) Il semble ici que plus on s’éloigne des hauteurs pour s’approcher du paysage, plus l’image fictive qu’on s’en faisait disparait pour révéler sa réalité et sa beauté. On est donc ébloui par cette révélation. En découvrant cette réalité, Louise éprouve la même émotion que Kitty. « Mais elle n’a pas peur ; elle a plutôt envie d’ouvrir les bras, de respirer à pleins poumons, de crier même. » Louise

éprouve le même sentiment inexprimable que Kitty à la découverte de son pays : « Je le vois pas,

26 ton lac. Mais c’est très beau ici, dit Louise à Kitty qui a deviné l’émoi dans le large sourire et les yeux brillants de la fille. » (p. 19)

Vers la fin du recueil, Louise quitte le Nord pour rejoindre le Sud, mais elle revient vingt ans plus tard. Elle revient en avion, et arrivée au village, prend un camion pour aller à l’hôtel qu’elle a réservé. Pendant le voyage, approchant du Nord, elle se trouve tantôt dans la position d’un « voyeur », tantôt dans celle d’un « marcheur ». Dans l’avion, Louise est capable de tout voir en même temps, mais sans émotions. Elle qui a déjà vu le réel ne peut qu’admirer la version fictive. « Le ciel est clair. Louise admire depuis un moment la vastitude, la multitude de lacs, la toundra enneigée, le relief de la côte les pourtours de la baie d’Hudson. Puis, l’avion vire et entreprend sa descente. » (p. 117)

« En descendant de l’avion », cependant », « [t]ant d’émotions se bousculent en [Louise].

Elle se souvient du tout. » (p. 117) Pour aller à l’hôtel qu’elle a réservé, elle prend une camionnette. Afin de pouvoir voir les choses, elle demande au conducteur de ralentir. Il y a beaucoup de changements qui ont eu lieu dans les vingt ans de son absence. Le conducteur répond à Louise, comme Kitty lui avait répondu avant de découvrir pour elle-même son pays : « il n’y a rien à voir ici. » (p. 118) Il est intéressant que Kitty ait un jour pu changer son idée du village grâce à Louise et que vingt ans après, l’histoire se reproduise, Louise répondant au conducteur de la camionnette : « Il y a plein de choses à voir pour moi. » (p. 118) Ainsi, le texte de Lachapelle met en valeur le territoire nordique en dévoilant sa beauté à travers les yeux des personnages de Louise et Kitty. Lachapelle établit ici le fait qu’on ne peut pas découvrir la beauté du paysage

27 nordique en se basant sur les critères du Sud, comme cela est fait dans La rivière sans repos, car ces deux territoires sont différents et possèdent des qualités différentes.

2. La représentation des Inuits

Les œuvres La rivière sans repos et Histoires nordiques décrivent toutes deux les Inuits, leurs caractères et leur mode de vie. Cependant, la manière dont ils sont présentés dans les deux textes est très différente. La représentation des Inuits dans les deux textes nous intéresse en ce qu’elle révèle leur perception par les Blancs dans les années soixante et dans les années 2010, en référence aux années quatre-vingt où se déroule l’intrigue, respectivement.

Dans le premier chapitre de la première partie du roman de Roy, Elsa, le personnage principal, et ses deux amies, rentrent de la salle de cinéma où elles viennent de regarder un film du Sud montré par le Père Eugène. Le choix des mots employés par le narrateur banalise les personnages décrits. Les jeunes femmes apparaissent ainsi comme de « petites frises humaines », « minuscules », « quatre silhouettes, presque identiques, plutôt rondes et courtes », de « jeunes créatures rieuses ». Ces expressions banalisent et « dépersonnalisent » les jeunes filles inuites, pour utiliser les mots d’Albert Memmi, qui souligne la notion de la

« dépersonnalisation du colonisé » dans son essai Portrait du Colonisé : « L’humanité du colonisé, refusée par le colonisateur… Le colonisé n’est jamais caractérisé d’une marque différentielle ; il n’a droit qu’à la noyade dans le collectif anonyme. » Le narrateur décrit ici les trois jeunes Inuites avec un regard qui rappelle celui du colonisateur.

28

Elsa, en tant que personnage principal, est par la suite beaucoup décrite par le récit, et cependant toujours dans la perspective du Blanc. Dans la première partie, après s’être séparée de ses amies avec qui elle rentre du cinéma, elle rencontre un des GI déployés dans son village, et qui l’agresse sexuellement. Il fait déjà nuit et le jeune GI l’observe de loin à mesure qu’elle s’approche de lui. Voici la manière dont Elsa est alors décrite par le narrateur :

Au gré de sa démarche bondissante, ses deux nattes serrées sautaient sur ses épaules.

Avec son large visage épanoui, ses pommettes fortement découpées, ses jambes plutôt

courtes, la jeune fille esquimaude, en dépit de la vivacité fine de son regard avait peu

pour plaire au jeune soldat du Sud. Mais bientôt il allait faire plus sombre et puis elle avait

l’air propre au moins. (p. 101)

Dans ce passage, trois critères, selon le narrateur, rendent Elsa désagréable au jeune GI : son visage est large, ses pommettes sont découpées et ses jambes sont courtes. Il est possible que le narrateur énonce ici les pensées du GI car « dans les récits fictifs, la voix narrative assume normalement le droit ou la responsabilité, mais bien certainement la fonction, de ‘parler au nom de l’autre. » (Harel 1992, p. 17)3 Dans tous les cas, cette énonciation est faite dans la perspective d’un Blanc qui se perçoit comme supérieur. On dirait donc qu’une relation amoureuse entre une

Inuite et un Blanc est peu probable à cause des traits physiques de la première, perçus comme incapable d’attirer un amour du Sud.

3 Cité par Dansereau, Estelle. « Narrer l’Autre : la représentation des marginaux dans La rivière sans repos et Un jardin au bout du monde ». Colloque international « Gabrielle Roy » : actes du colloque soulignant le cinquantième anniversaire de bonheur d’occasion (Saint Boniface, 27-30 septembre 1995), dirigé par André Fauchon, Presses universitaires de Saint-Boniface, 1996, p.459-474.

29

Elsa tombe enceinte à la suite sa rencontre avec le G.I. et l’arrivé de l’enfant vient mettre en évidence, non seulement la perception des Inuits par les Blancs, mais comment cette perception influence la manière dont les premiers se perçoivent eux-mêmes. Elsa, après avoir pris conscience de sa grossesse, « devient morose et renfermée » (p. 106) mais avec la naissance de son bébé métis, Jimmy, « son âme, si longtemps absente, (…) rev[ient] briller, mais plus grande qu’avant, plus aimante et plus émerveillée. » (p. 110) Elsa ne peut pas croire qu’un si bel enfant

« aux yeux clairs, aux cheveux pâles » peut venir d’elle « la noiraude » (p. 111). Ainsi, l’apparence de la jeune fille est dévalorisée. Avant l’arrivée de l’enfant dont les « yeux étaient du bleu des

échappées de ciel que laissent passer les neigeux nuages d’avril » (p. 111), la vie d’Elsa était malheureuse. Elsa devient une femme reconnue parmi les siens dès l’arrivé de son enfant. C’est ce dernier qui illumine « la noiraude » lorsqu’elle se trouve parmi les gens dans les lieux publics comme l’église et « la ‘salle’ de la Mission catholique, une pièce de sa propre maison que le Père

Eugène mettait à la disposition des Esquimaux, pour s’y reposer en passant, s’attarder à fumer,

à lire ou à jouer aux cartes. » (p. 112) : « La salle entière avait les yeux rivés sur cet enfant extraordinaire… Elle ne voulait que se sentir vengée du temps où elle allait en bottes trouées au grand froid, recueillant parfois sur son passage des regards un peu moqueurs ou de pitié. » (p.

112-113) Il est évident dans ce passage qu’Elsa se croit elle-même inférieure à son enfant et que cette conviction est influencée par l’idéologie du progrès venue du Sud avec les Blancs. Cela se voit dans la prédication du Pasteur Hugh Peterson, un dimanche où Elsa amène l’enfant à l’église.

Le fait qu’une jeune fille inuite puisse plaire à un Blanc et qu’un enfant puisse naître de cette relation dite amoureuse est considéré comme un miracle par le pasteur.

30

Le pasteur, un homme que sa vie avait profondément aguerri aux spectacles les plus

tendres comme le plus cruels, à la vue de l’enfant d’Elsa se troublait encore et ne savait

vraiment que penser de sa présence parmi eux. Un certain dimanche, au cours de son

sermon, après avoir un moment considéré Elsa et l’enfant, l’impulsion ayant l’air de lui en

venir sur-le-champ, il parla de l’amour humain, disant : « Rien n’est moins prévisible. C’est

par excellence, le chemin mystérieux par lequel on est conduit à sa découverte. Tel qui

commence dans une pauvre terre peut donner une fleur rare. Tel autre… » En entendant

ces mots (…) les humbles visages bruns aux yeux doucement brillants comme du reflet

d’une lampe lointaine, tournèrent leur regard en eux et souriaient, acquiesçaient à petits

coups de tête. (p. 131-132)

D’abord, dans ce passage, le pasteur emploie la métaphore « d’une pauvre terre » qui donne naissance à « une fleur rare » - il y a ici valorisation de la race inuite par la race blanche. Les yeux des Inuits sont comparés par le narrateur à la lumière d’une lampe brillant dans le lointain, une lumière faible par rapport à celle « des échappées du ciel » (p.111) auxquelles les yeux bleus du bébé sont comparés pour leur part. Plus tôt, lorsque le pasteur interroge Elsa sur le responsable de sa grossesse, elle ne se rappelle que les yeux bleus et les cheveux blonds de celui-ci. (p. 108)

Ce passage évoque ainsi la critique que fait Frantz Fanon du livre Je suis martiniquaise de la

Martiniquaise Mayotte Capécia :

Mayotte aime un Blanc dont elle accepte tout. C’est le seigneur. Elle ne réclame rien,

n’exige rien, sinon, un peu de blancheur dans sa vie. Et quand, se posant la question de

savoir s’il est beau ou laid, l’amoureuse dira : « Tout ce que je sais, c’est qu’il avait les

31

yeux bleus, les cheveux blonds, le teint pâle, et que je l’aimais », il est facile de tout voir,

en remettant les termes à leur place, qu’on obtient à peu près ceci : « Je l’aimais parce

qu’il avait les yeux bleus, les cheveux blonds et le teint pâle. » (Fanon 1971, p. 40)

Ainsi, trois traits physiques, selon les exemples que nous avons vus, font l’objet principal de la comparaison physique des Blancs aux Inuits, ainsi que d’une dévalorisation. Ce sont : les cheveux, les yeux et la peau. Elsa se dévalorise aussi elle-même lorsqu’elle compare les cheveux de son bébé aux siens :

Ses cheveux soyeux comme le duvet des canards encore bébés… Elsa pouvait se livrer

sans fin au plaisir de les enrouler sur ses doigts (…) Elsa tâtait ses cheveux à elle qui lui

paraissaient maintenant sans finesse, grossiers et raides, puis elle touchait ceux de son

fils en se faisant la main très douce et en souriant de tout le visage. (p. 111)

Le cas d’Elsa peut être considérée comme semblable à celui de Mayotte, qui selon Fanon ne réclame rien du Blanc qu’un peu de blancheur dans sa vie. Lorsqu’au début du récit le GI « attir[e]

[Elsa] dans les buissons » (p. 101), alors qu’elle rentre du cinéma, elle ne résiste pas à l’agression.

Le G.I. ne lui demande pas sa permission mais elle ne se défend pas. Pendant leur rencontre sexuelle, Elsa remarque la chair tendre et rose du GI et elle en a pitié parce cette chair qu’elle admire souffre de l’attaque des moustiques. Elle ne prête pas attention à sa propre chair à elle parce celle-ci est habituée aux piqures. Plus tard, lorsque le pasteur lui ordonne d’aller trouver le

GI afin qu’il soit puni pour l’avoir mise enceinte, Elsa décide à nouveau d’avoir pitié de lui et de taire son nom.

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À sa naissance, Jimmy, le fils d’Elsa, devient son seigneur parce qu’il amène de la blancheur dans sa vie triste et sombre. Elsa dépense tout son argent pour lui faire plaisir. « Mais quoiqu’elle fasse, Jimmy devient encore plus difficile, au point de se mettre souvent en colère avec sa mère (…) il a pris [l’] attitude du colonisateur envers les Inuits colonisés » (Harvey 2017, p. 419) dont sa mère fait partie. Elsa va rencontrer William, un jeune veuf inuit, en rentrant de la salle de cinéma avec Jimmy. Celui-ci empêche toute communication entre sa mère et le jeune homme. Elle cède à son fils qui est devenu son seigneur, et le jeune Inuit s’en va. Elle préfère perdre une relation amoureuse éventuelle avec un Inuit plutôt que déplaire à Jimmy.

À l’opposé de Gabrielle Roy dans La rivière sans repos, Lachapelle dépeint les Inuit dans

Histoires nordiques d’une manière très positive. La représentation des Inuits s’y fait surtout du point de vue de Louise, le personnage principal, que le narrateur révèle. On ressent beaucoup d’amour et de tendresse dans la narration et la description de ces autochtones. Louise enseigne

à l’école primaire établie au village par le gouvernement québécois. Par conséquent, elle est en contact avec les enfants inuits. Mais sa relation avec ces derniers dépasse un rapport enseignante-élève, elle ressent beaucoup d’amour et de tendresse pour eux. Le rapport entre

Louise et les enfants est si cordial que les filles de sa classe lui rendent visite un samedi par mois.

Le narrateur révèle la pensée de Louise lorsque les enfants frappent à sa porte un samedi, lui demandant si elles peuvent entrer dans sa maison : « Comment refuser, comment résister à ces enfants merveilleuses ? » Ici, nous observons une mise en valeur des traits physiques des enfants inuits. La description des Inuits, dans tout le récit, n’a aucune connotation d’infériorité, les descriptions restant plutôt neutres. Par exemple, le narrateur parle de « leurs longs cheveux »

(p. 68), évoque « Kitty, une jeune Inuite qui parle un peu le français et très bien l’anglais » (p. 11),

33

« une femme dans la quarantaine » (p. 38), et « une femme courte, maigre, âgée » (p. 32) Par ailleurs, les personnages ne sont pas dépersonnalisés.

La mise en valeur des personnages inuits est ainsi perceptible dans le cas de la fille d’Akinisie, la guérisseuse. Son visage a été ravagé par la morsure d’un chien errant. Louise la rencontre un soir, sur un chemin.

Le visage de la femme est à moitié ravagé par une cicatrice profonde. Louise est saisie

d’une émotion, un mélange de gêne, de peine, de répugnance. Et malgré tout, elle ne

peut détacher son regard. La femme qui devine son malaise sourit, simplement. Du coup,

ses yeux et son visage s’illuminent et une beauté inouïe se révèle. (p. 40)

Dans ce passage, la beauté de la jeune femme est présentée comme si profonde qu’une cicatrice ne peut la détruire. La beauté est cachée sous un sourire, et une fois que la femme sourit, elle se révèle. Lachapelle, lors d’une entrevue avec « Grandes Voix Francophones » au Salon de Livre de

Montréal en Novembre 2011, explique qu’il y a des préjugés envers les autochtones parce que les gens manquent d’information et qu’ils ne sont pas au courant de leur histoire. « Quand les gens sont informés et prennent les contacts, les préjugés s’estompent », dit-elle. Dans le récit de

Lachapelle, Louise a pu découvrir la beauté de la fille d’Akinisie, révélé par son sourire lorsqu’elle se rapproche de celle-ci. Mais les autres Blancs ne font aucun effort pour découvrir sa beauté :

« Akinisie n’aime pas que sa fille travaille pour les Blancs, car ils la trouvent laide. À cause de sa cicatrice. Ils ne savent pas la regarder. Ils ne voient pas sa beauté et sa grandeur. Ils ont pitié d’elle et cela la rend triste. » (p. 50)

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Lachapelle explique aussi, lors de son entrevue pour « Grandes Voix Francophones », qu’elle écrit ses œuvres sur les autochtones avec l’énergie de la colère, voulant faire comprendre aux gens qu’ils doivent prendre des contacts avec cette minorité et essayer de les comprendre avant de tirer des conclusions sur elle. Cette colère se voit chez ses personnages dans la réaction de Louise lorsqu’Annie, son amie, lui explique que c’est un chien qui a mordu le visage d’Akinisie.

Elle comprend maintenant l’histoire à l’origine de la cicatrice. Les autres n’ont pas découvert cette histoire et ils ont conclu qu’elle était laide : « Elle s’imagine elle-même mordue, dévorée, broyée par l’énorme chien. Elle n’aurait sûrement pas survécu à la bête, encore moins à la cicatrice. Elle revoit la femme, son sourire, sa douceur. Elle est bouleversée. » (p. 43) Peut-être que Louise est bouleversée parce que les siens ne se mettent pas dans la position des Inuits et ne s’efforcent pas de se rapprocher d’eux avant de tirer des conclusions. La cicatrice sur le visage de la fille d’Akinisie illustre l’histoire des Inuits qui doit être connue afin que les lunettes de préjugés soient enlevées et que la vraie beauté des Inuits soit révélée.

Malgré leur différence de point de vue très marquée sur les Inuits, il existe un attribut très apprécié chez ce peuple dans les deux œuvres du corpus : leur insouciance. Dans Histoires nordiques, Louise, lors de sa promenade avec Kitty, remarque la liberté qui imprègne l’atmosphère. Elle voit que les Inuits ne se soucient de rien et qu’ils laissent les enfants jouer à leur manière dans la maison et même dans la rue. « Un petit attroupement d’enfants [qui jouent dans la rue] les suit depuis un moment » (p. 17) et personne ne les en empêche. Louise voit la même chose dans les maisons qu’elles visitent. Par exemple, dans la maison de Sam, où elles vont faire des achats, Louise voit « une femme [qui] est étendue sur un grand lit auprès d’un bébé, des enfants s’amusent par terre. » La liberté qu’ont les enfants les rend plus mûrs qu’ils ne

35 devraient l’être à leur âge. Louise remarque cela lorsqu’elle discute avec les filles de sa classe lors de leurs visites chez elle. Elle trouve « [qu’i]ci, les filles ne sont pas naïves comme dans le Sud. »

(p. 69)

On peut dire que la naïveté des filles du Sud dont parle le narrateur d’Histoires nordiques peut être attribuée à la vie délimitée menée là-bas. Le narrateur révèle la pensée de Louise lorsqu’elle essaye de distinguer un lac d’un autre pendant la promenade, mais n’arrive pas à le faire :

Mais comment distinguer un lac d’un autre, une simple nuance dans la couleur des

rochers ou de la toundra, lorsqu’on a grandi à Montréal et que le territoire de son enfance

a été délimité par trois rues au sud de Villeray et deux rues au nord, entre Saint-Denis et

Saint-Laurent ? (p. 19)

La liberté, la sagesse que Louise souhaite posséder dans ce passage, elle les trouve dans ses

élèves. À cause de la liberté qu’elles ont de faire leurs propres expériences, celles-ci « savent tout et entendent tout. Très jeunes, elles sont conscientes des choses de la vie, des grandeurs et des bassesses des êtres, des injustices aussi. » (p. 69) Louise désire la simplicité de la vie des Inuits car sa vie, en tant que blanche, est compliquée. Annie, son amie inuite, remarque le caractère compliqué de sa vie, et surtout de sa vie amoureuse :

[L]a vie semble compliquée pour Louise, l’amour surtout. Annie, elle a été obligée de se

marier. C’était la façon de faire, avant. Ce n’est pas que Lukassi, son mari, et elle ne

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s’entendent pas ou qu’il la traite mal. Bien au contraire. Mais elle ne l’a jamais aimé de

cet amour qui gonfle le cœur, puis le déchire. (p. 41)

C’est cet amour, celui qui déchire le cœur, qu’Elsa ressent pour son enfant dans La rivière sans repos. Elle se soucie beaucoup de Jimmy, voulant l’élever à la manière des Blancs. Elle l’empêche d’être libre comme les autre enfant inuits, un attribut tant souhaité par Louise dans Histoires nordiques. Pour atteindre son but de limiter les mouvements de l’enfant, « elle achet[e] un parc comme Mme Beaulieu en avait un pour y tenir emprisonné son plus jeune enfant. » Elsa perçoit la manière dont les Blancs élèvent leurs enfants comme supérieure à celle des Inuits. Son grand- père, Thaddeus, essaye de lui faire comprendre l’avantage de laisser l’enfant faire. « [Il] n’[est] pas bien de de restreindre un jeune enfant qui en [est] justement à découvrir l’ivresse de pouvoir se porter là où il [veut] sur ses petites jambes. » (p. 127) C’est cette manière d’élever les enfants qui les rend sages et forts.

Dans La rivière sans repos, bien que les Blancs veuillent que les Inuits suivent le chemin du « progrès » qu’ils leur ont présenté, le pasteur s’inquiète que l’insouciance des Inuits, un attribut qu’il admire chez eux, soit bientôt perdue. Il met en question l’inquiétude d’Elsa depuis la naissance de son enfant. « Elle était une personne toute changée. Elle aussi maintenant croyait en des choses comme l’ordre, la discipline, l’heure. » (p. 121) Elsa compte maintenant précisément l’âge de son enfant. « Cette précision si peu dans la manière des Esquimaux à qui il arrivait de ne plus trop connaitre leur âge. » (p. 137) Ils vivent une journée à la fois et ne se soucient pas de demain. Alors que les Blancs convoitent cet attribut, « [la vie d’Elsa] s’usait au reste à tenter de suivre le progrès. » Pendant leur conversation, le pasteur remarque les mains

37 d’Elsa qui « n’arrêtaient pas de voltiger, tout le contraire des mains esquimaudes qui savent se tenir tranquilles. » (p. 138) Son enfant va finalement la quitter à la fin du récit et cet « amour qui gonfle le cœur », celui qu’elle ressent pour lui, va finalement lui déchirer le cœur.

L’insouciance des Inuits dépeinte dans La rivière sans repos et Histoires nordiques est compréhensible, sachant que ce peuple menait autrefois une vie nomade, ne se souciant pas exagérément de l’avenir car ces individus y vivaient, s’habillaient, mangeaient et construisaient leurs habitations selon les saisons. Les Inuits faisaient face à beaucoup de situations imprévisibles qui nécessitait de vivre dans le temps présent.

Il était impossible d’entreposer de la nourriture pour plus de quelques semaines, et, à

tout moment, une maladie, un accident, une mauvaise température, ou les déplacements

des animaux pouvaient contrecarrer leurs prévisions. Sans contrôle sur la nature, les Inuit

et les Indiens apprirent à patienter jusqu’aux prochaines marées, jusqu’à ce qu’arrivent

le beau temps ou les troupeaux. Ils apprirent à accepter calmement la déception et la

faim, puisque toute saute d’humeur n’arrangeait rien. (Crowe 1979, p. 45)

3. La Représentation des traditions

En 1942, l’armée américaine établit sa base militaire sur la rive gauche de la rivière Koksoak.

(Chapman 2003) Puis, en 1944, elle y établit une base aérienne. Profitant des larges terrasses d’alluvions localisées à cet endroit, l’armée américaine construit une piste d’envol pour ses avions en route vers le nord de l’Europe. Par conséquent, plusieurs Inuits quittent leur village (Le

38 vieux Fort Chimo) pour s’installer dans cette zone qu’on appelle le nouveau Fort Chimo, abandonnant la chasse et la pêche pour profiter d’un emploi salarié. (Cartier 1964)

Dans La rivière sans repos, Ian, l’oncle d’Elsa refuse totalement la civilisation occidentale et décide de rester au vieux Fort Chimo, y menant la vie d’autrefois. « On [lui] dit qu’il est] un vieux réactionnaire acharné à combattre ce qui [fait] avancer les hommes. » (p. 192) Mais sa confiance dans la tradition sera mise en question lorsque Jimmy, qui l’a rejoint du nouveau Fort

Chimo, avec sa mère, Elsa, tombe malade. Tout effort de le guérir à la manière inuite échoue et

Elsa décide de sauver son enfant en l’emmenant à l’hôpital des Blancs. L’enfant est guéri avec juste quelques piqûres de pénicilline. Ian se rappelle comment il a perdu ses deux femmes et ses enfants qu’il n’avait pas réussi à sauver avec la médicine traditionnelle mais les Blancs, eux, ont pu sauver Jimmy avec la pénicilline. « De la pénicilline, c’était ce qu’ils avaient maintenant, en plus du reste, pour attraper les hommes libres. » (p. 192) Ian est dans l’incapacité de défendre la tradition qu’il aime tant à cause de l’échec de la médicine traditionnelle.

Dans Histoire Nordique, à l’opposé de Gabrielle Roy, Lachapelle met en valeur la médecine traditionnelle des Inuits. Celle-ci est dépeinte comme très efficace et capable de tout faire sans l’aide de la médecine occidentale. Elle est même dépeinte comme plus efficace que la médicine occidentale, dans quelques cas. Louise et son amie Annie rendent visite à Akinisie, la guérisseuse, et son service est décrit ainsi :

Elle fabrique ses médicaments à partir de décoctions de plantes, aves des algues, des

racines, des baies, des ossements, des copeaux de bois de caribous, des morceaux de

chair séchée, des tendons, des gésiers, des viscères, de la graisse, des crocs, des griffes ou

39

des poils. Akinisie peut soigner à peu près tout. Les maux d’oreille, gorge ou d’estomac,

les difficultés respiratoires, la constipation, l’épilepsie, les furoncles, la cécité des neiges.

Lorsqu’on la consulte, elle écoute, se concentre, regarde de ses yeux perçants. Puis, elle

tâte, palpe, sent. Elle ne donne pas d’explication inutiles. Mais elle fait ce qu’il faut.

Akinisie est également une sage-femme. Elle peut détecter une grossesse au bruit de la

respiration et prédire le sexe de l’enfant à naitre en palpant l’utérus. (Lachapelle p. 48-

49)

Dans ce passage, on perçoit une mise en valeur de la médicine traditionnelle inuite qui implique que celle qui vient du Sud ne lui est pas supérieure. Akinisie explique à Louise que les Blancs ont fait une loi qui impose aux femmes d’accoucher à l’hôpital et d’arrêter de fréquenter les sages- femmes traditionnelles. Elle souligne que « c’est [à cause de] la loi des Blancs » et non de l’inefficacité des sages-femmes. Au retour de Louise à la fin du récit, on l’informe que la maison des naissances a été rétablie. « C’est Akinisie qui serait contente, pense-t-elle. » (p. 119) Le rétablissement de la méthode traditionnelle d’accouchement montre bien sa force et son importance.

Dans Histoires nordiques, Lachapelle met aussi en valeur la langue . Elle emploie les mots Inuktitut en les substituant aux mots anglais. Par exemple, elle emploie « ulu » au lieu de « couteau des femmes » (p. 42), « atigi » au lieu de « parka inuit » (p. 57), « ulikapaaq » au lieu de « châle » (p. 68), « qamutik » au lieu de « traineau de bois » (p. 107) etc. Ces mots sont les noms des objets que les Inuits emploient dans leurs activités quotidiennes. Cela montre le niveau de proximité de l’auteur avec les autochtones. Louise, le personnage principal demande

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à son amie Anne de lui apprendre l’Inuktitut (p. 37), une appréciation et reconnaissance de la langue comme partie de la civilisation inuite et non comme inférieure.

Une nuit, Louise sort pour acheter quelque chose à manger. La femme inuite qui travaille au magasin parle mal l’anglais mais elle s’efforce de l’informer dans cette langue qu’il ne fallait pas sortir parce qu’on tue les chiens errants ce soir-là. « Elle baragouine une explication dans un mauvais anglais truffé de mots en Inuktitut (…) You outside… They kill the dogs today. » (p. 38)

Louise, de son côté parle mal aussi l’anglais. L’on découvre ce fait lors de sa visite chez Pitaa, un

élève qui manque les cours parce que son père l’élève à la manière inuite, en expliquant la raison de sa visite au père de l’enfant, elle « cherche ses mots en anglais [et] baragouine ce qu’elle a à dire sur les absences de Pitaa et son manque de participation. » (p. 33) Le narrateur rend ici

évident le fait que Louise, une Blanche, parle aussi mal l’anglais qu’une femme Inuite. Ces deux femmes ont chacune leur langue maternelle dans lesquelles elles s’expriment bien : l’Inuite, l’Inuktitut et la Blanche, le français, et cela explique pourquoi elles parlent toutes deux si mal l’anglais. La femme inuite est ici placée au même niveau que la femme blanche. L’on peut ainsi reconnaitre que la femme inuite a sa propre culture et que le fait qu’elle ne maitrise pas la culture du colonisateur ne la rend pas inférieure. Louise aussi reconnait que les Inuits ont leur propre culture et civilisation en essayant d’apprendre l’Inuktitut chez son amie, Annie. Ce cas correspond

à l’argument de Fanon sur la dévalorisation de la langue du colonisé. Il soutient son argument avec l’exemple suivant :

Je rencontre un Allemand ou Russe parlant mal le français. Par ces gestes, j’essaie de lui

donner le renseignement qu’il réclame, mais ce faisant je n’ai gardé d’oublier qu’il a une

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langue propre, un pays, et qu’il est peut-être avocat ou ingénieur dans sa culture. En tout

cas, il est étranger à mon groupe, et ses normes doivent être différentes. Dans le cas du

Noir, rien de pareil, il n’a pas de culture, pas de civilisation, pas ce « long passé

d’histoire ». (Fanon, p. 31)

Fanon affirme ici qu’on ne condamne pas un Allemand ou un Russe qui parle mal le français parce qu’on comprend que cette langue n’est pas sa langue maternelle et qu’il a sa propre culture et sa propre langue qu’il maîtrise bien. Il n’est pas considéré comme un homme sans culture à cause de son manque de maitrise de la langue française. Donc, on doit aussi reconnaitre qu’un Noir qui parle mal le français fait ainsi parce qu’il n’est pas un français, il a sa propre langue et sa propre culture et celles-ci ne sont pas inférieures à celle d’un Allemand ou d’un Russe. Le texte de Fanon entend dépeindre l’altérité et l’unicité de la langue du colonisé et non l’infériorité. De la même manière, Lachapelle démontre qu’une Inuite qui parle mal l’anglais n’est pas inférieure à une

Blanche qui parle mal la même langue parce que toutes deux ont leurs propres cultures et leurs propres langues. Lachapelle valorise par ailleurs la langue inuktitut avec le personnage de Louise qui apprend cette langue.

Conclusion

Certes, il y a toujours une certaine inégalité sociale entre les Blancs et les Inuits à l’époque des deux œuvres de notre corpus. Elsa de La rivière sans repos cherche à combler le fossé entre elle et les Blancs en les imitant. Chez Madame Beaulieu où elle travaille en tant que femme de ménage, elle profite de l’occasion « d’apprendre les raffinements de la vie. » (p. 125) Louise, le personnage principal d’Histoires nordiques, cherche aussi à combler le gouffre entre les Blancs et

42 les Inuits en entretenant des interactions amicales avec ces derniers, afin de prouver qu’il est possible de ne pas percevoir un peuple comme supérieur à l’autre. Ce but est cependant plus facile pour elle à réaliser du fait de son statut de blanche et d’autorité. Dans La rivière sans repos, toutes les relations entreprises avec les Inuits par les Blancs sont dépeintes comme une descente

à leur niveau, et toutes tentatives des Inuits d’entreprendre des relations avec les Blancs sont dépeintes comme une tentative d’ascension à leur niveau. Ainsi, Roy dépeint une relation colonisateur-colonisé. Par les relations que Louise entreprend avec les Inuits dans Histoires

Nordiques, elle s’efforce à l’inverse de prouver que les deux groupes – Inuits et Blancs - sont

égaux, mais qu’un « gouffre la sépare de ce monde qu’elle veut tant connaitre et aimer. » (p. 43)

Roy et Lachapelle établissent le fait que le regard que les Inuits ont sur eux-mêmes est influencé par l’opinion du colonisateur parce que ce dernier introduit tout ce qui est considéré comme une amélioration de leur vie, et dont ils ont vraiment profité – ainsi, la pénicilline a pu sauver Jimmy de la maladie. Beaucoup d’Inuits ont quitté l’ancien Fort Chimo pour s’installer dans le nouveau. Winnie, la mère d’Elsa est « si heureuse de vivre dans une vraie maison plutôt que sous la tente ou dans l’iglou qu’elle n’arrêtait d’en faire le tour des yeux. » (p. 100) Ils profitent de tous les éléments qui symbolisent le progrès. « Il faudrait essayer d’imaginer une vie sans cette bénédiction, pour comprendre ce qu’elle fut pour nous dès le premier jour » (p. 145) témoigne Thaddeus, le grand-père d’Elsa. Donc, il est très facile d’adopter le point de vue du colonisateur sur les valeurs inuites.

Cependant, malgré l’influence des idéologies des Blancs sur la mentalité des Inuits et des bénéfices qu’ils tirent de la civilisation occidentale, la source principale de leur bonheur vient,

43 dans les deux œuvres du corpus, de leur propre mode de vie. Elsa, après avoir tout mis en place pour que son enfant soit élevé à la manière du Sud, revient du travail et trouve le petit parc qu’elle avait acheté pour créer un univers délimité pour son enfant, « relégué dehors parmi les objets au rebut. Le visage barbouillé, Jimmy farfouillait à son goût, avec des chiots, dans un plat de poisson malodorant. » (p. 128) Bien qu’elle soit dévastée par ce qu’elle vient de voir, « elle n’[a] pas vu des gens aussi contents de leur sort. » (p. 128)

Dans La rivière sans repos, Roy montre la situation des Inuits et les effets de la colonisation sur leur pensée en employant un langage qui décrit la situation telle qu’elle est. Nous voyons clairement la position que prend un Blanc moyen envers les Inuits et son effet sur ces derniers.

Au contraire, dans Histoires nordiques, Lachapelle non seulement expose cette problématique mais y propose des solutions. Le personnage, Louise, est présenté comme un exemple à suivre pour mettre fin à la mentalité de l’inégalité entre les Blancs et les Inuits. Roy montre que, dans les année soixante, les relations qui existent entre les deux groupes ne sont que des relations colonisateurs-colonisés, explorateurs-exploités et ceci non seulement dans l’aspect économique et politique mais aussi dans l’aspect affectif. Mais Lachapelle montre que, dans les années quatre- vingt – telles qu’elles sont représentées dans les années 2010 - des relations vraiment amicales sont possibles.

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CHAPITRE 3

LA REPRÉSENTATION DES BLANCS

Le nord du Québec a été continuellement exposé au contact des Blancs à partir du 17e siècle, leur influence devenant de plus en plus forte avec l’établissement des postes de traite et des missions dans les villages. En 1939, le gouvernement canadien devient responsable de l’administration de cette région. Il tisse des liens avec les missionnaires qui s’y sont déjà implantés et y établit des

écoles et des postes de police. Mais à partir de 1964, c’est le gouvernement du Québec qui prend ces charges administratives. Pendant ces différentes périodes, les Blancs entrent en contact avec les Inuits de diverses manières, propres aux différents aspects de la colonisation : le commerce, la religion, l’éducation, la loi et la justice, notamment.

Gabrielle Roy et Lucie Lachapelle dépeignent la rencontre entre les Inuits et les Blancs pendant les périodes de l’administration du gouvernement fédéral et celle du gouvernement du

Québec, respectivement. Dans ce chapitre, nous étudierons le regard que portent leurs récits sur les Blancs et l’entreprise coloniale dans le Nord à ces deux époques ; plus précisément, nous observerons la manière dont les Blancs sont perçus à la fois individuellement et dans leurs relations avec les Inuits. Pour mener notre analyse, nous allons nous appuyer sur les textes théoriques d’Albert Memmi et de Robert Paine. Le premier, dans son livre intitulé Portrait du

Colonisé, définit trois types de colonisateur : le colonial, le colonisateur, et le colonialiste. Paine, dans son essai, The Nursery Game: The Colonizer and The Colonized in The Canadian Artic, affirme que les Blancs sont paternalistes dans leur relation avec les Inuits et qu’ils adoptent aussi une position de tuteurs par rapport à ces derniers.

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Avec l’appui des deux textes de Memmi et de Paine, nous identifierons les différences et les similarités existant entre le point de vue posé sur les Blancs dans les années soixante par le récit de La rivière sans repos, et celui posé sur eux dans les années quatre-vingt par les nouvelles d’Histoires nordiques, ainsi que leur évolution. La rivière sans repos présente sept personnages de Blancs, tous placés dans une situation de pouvoir par rapport aux Inuits ; leur position est plus ambigüe dans le texte de Lucie Lachapelle qui compte aussi sept de ces personnages. Parmi tous ces protagonistes blancs des deux textes, les personnages du révérend M. Mailly, Le Révérend

Hugh Paterson, Louise, Bob et Elizabeth Beaulieu paraissent les plus intéressants pour notre

étude. Ils renvoient chacun à différentes figures de colons, selon les termes d’Albert Memmi :

Hugh Paterson et Louise incarneraient deux formes opposées de colonisateurs, M. Mailly, le colonialiste, Bob, le colonial ; Elizabeth Beaulieu, du fait de son exil forcé dans le Nord,

échapperait en partie à ces définitions.

Les trois figures du colon selon Albert Memmi sont : le colonial, le colonisateur et le colonialiste. Le colonial est défini comme le Blanc qui vit en colonie sans privilèges, dans les mêmes conditions que les colonisés. Selon Memmi, le colonial n’existe pas car la définition de ce dernier est contraire à la réalité qu’il vit. En réalité, tous les Blancs vivant dans la colonie sont des privilégiés. Le Blanc est plutôt un colonisateur. La troisième figure de colonisateur que distingue

Memmi est celle du colonialiste. « Le colonialiste n’est, en somme, que le colonisateur qui s’accepte comme colonisateur. Qui par suite, explicitant sa situation, cherche à légitimer la colonisation. » (Memmi 1957, p. 67) En effet, le fait d’être privilégié est hors du contrôle du colonisateur, « qu’il l’ait désiré ou non, il est accueilli en privilégié par les institutions, les mœurs et les gens. » (Memmi 1957, p. 42) Le Blanc, n’ayant pas de choix sur le fait qu’il est colonisateur,

46 il a cependant la chance de déterminer quel type de colonisateur il sera : être un colonisateur qui s’accepte ou être un colonisateur qui se refuse. Ce dernier, selon le terme de Memmi, un colonisateur « de bonne volonté » (Memmi 1957, p. 43) en ce qu’il déteste l’injustice envers le colonisé bien qu’il jouisse des privilèges qui lui sont accordés à cause de son statut.

D’ailleurs, le critique, Paine (1977) affirme que l’entreprise coloniale au Nord du Québec est caractérisée du paternalisme, exprimé par un système de tutelle. « Ce système implique une relation où la supériorité est attribuée au tuteur. » (Vallee 1962, 128) Les Blancs qui travaillent dans le Nord, y occupant différents postes, sont les tuteurs en ce qu’ils exécutent l’intérêt du gouvernement canadien dans ce territoire par le moyen de tutelle. Cette figure de tuteur correspond à la figure du « colonisateur qui s’accepte » selon le terme de Memmi. Ils se perçoivent supérieurs aux autochtones et leur mission dans le territoire de ces derniers est de les amener à se conformer aux règles de la civilisation occidentale. Donc, en étudiant les personnages que nous avons choisis, nous serons en mesure de déterminer à laquelle de ces trois catégories (Colonialiste, Colonisateur ou Colonial)chacun d’eux appartient.

1. Le Colonialiste - l’exemple de Monsieur Mailly

Selon Memmi, « le colonialiste est la vocation naturelle du colonisateur. » (Memmi 1957, p. 67)

Comme nous l’avons défini plus haut, le colonialiste est simplement un colonisateur qui s’accepte. C’est celui qui « [a parcouru] jusqu’au bout le chemin qui mène du colonial au colonialiste. » (Memmi 1957, p. 67) Dans le texte de Lachapelle, nous trouvons un personnage qui possède des caractéristiques d’un colonialiste tel que Memmi l’a décrit. Jean-Claude Mailly est un agent du gouvernement chez qui Bert, l’oncle de Louise, loge pendant sa mission dans le

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Nord. Le premier y travaille depuis cinq ans comme représentant du gouvernement de la province de Québec. Jean-Claude, Bert et Laurette, l’infirmière du village, ont l’habitude de manger ensemble le soir, après leur travail, et de discuter autour de la table. Leurs discussions portent souvent sur « le climat nordique, [les] bienfaits de l’éducation, [le] caractère de l’Inuit. »

(Lachapelle 2013, p. 12) Jean-Claude prétend bien connaître le Nord et il est toujours fier de partager ses expériences nordiques. Il se vente de sa maîtrise de la pêche et de la chasse, ainsi que la possession de sa propre motoneige, de son traineau, de son bateau et de son attelage des chiens.

Dans l’une de ses conversations avec Bert et Laurette, Jean-Claude parle de la menace contre la souveraineté de la province de Québec sur le territoire nordique. « ‘Il en va de la souveraineté de la province sur le territoire’, a-t-il déclaré en servant le dessert. » (p. 13) Ici,

Lachapelle dépeint la compétition entre le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial dans le Nord. Bien que le deuxième ait pris la responsabilité de l’administration du Nord en 1964, il y demeure une forte présence du gouvernement fédéral sous la forme des écoles anglophones et des agents gouvernementaux, notamment. La langue anglaise reste prédominante, même si l’école du gouvernement provincial enseigne en français. Nous voyons ce fait dans le cas des parents d’Élisapie, auxquels Louise rend visite. C’est Élisapie qui traduit pour Louise. La mère s’excuse en expliquant qu’à l’époque, il n’y avait pas d’école française au village, seulement une

école anglaise. Maintenant, ils alterneront : un enfant étudiera en français, le suivant, en anglais, et ainsi de suite (p. 30).

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Le personnage de Jean-Claude se considère comme un défenseur de la souveraineté du gouvernement provincial. « Heureusement que lui et sa femme qui est enseignante, assurent la présence des francophones et de la province contrebalançant ainsi celle, beaucoup plus ancienne, du gouvernement fédéral. » (p. 12-13) Selon l’historien Hervé, les Inuits n’étaient pas favorables à la prise en charge de l’administration du Nord par le gouvernement provincial en

1964, car ils croyaient que cela mettrait fin à l’aide financière qu’ils recevaient du gouvernement fédéral, ce dernier étant plus riche. Ils appelaient le gouvernement fédéral kavamaaluk (grand gouvernement) et le gouvernement provincial kavamaapik (petit gouvernement). (Hervé 2017, p. 137)

Les actions de bienveillance de Jean-Claude envers les Inuits sont faites dans le but de renforcer la souveraineté du gouvernement du Québec sur le territoire. Jean-Claude interagit bien avec les Inuits et les connait suffisamment pour apprendre la pêche et la chasse et pour avoir sa propre motoneige, son traineau et son attelage de chiens. Ses discussions avec Bert et

Laurette sur ce sujet rappellent à Louise la lecture obligatoire du livre d’Albert Memmi qu’elle avait faite à l’école : elle découvre chez Jean Claude la « même condescendance frôlant le mépris,

[la] même bienveillance pas loin du paternalisme, le tout enrobé d’une gentillesse désarmante et d’une assurance déconcertante. » (p. 13) Dans ce contexte, il apparait que les services médicaux et dentaires gratuits offerts par Bert et Laurette sont dans le but de surpasser le gouvernement fédéral et de gagner la faveur des Inuits. L’interaction de Jean-Claude avec les

Inuits et son apprentissage de leurs us et coutumes, ne sont pas les témoignages d’un intérêt sincère, mais des actes de bienveillance proche de paternalisme.

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En comparant les personnages de Louise et de Jean-Claude, nous constatons que tous deux se présentent comme bienveillants envers les Inuits. Ils cherchent à apprendre leur langue, leurs us et leurs coutumes, mais pour des raisons différentes. Cela montre que la bienveillance n’est pas seulement une indication d’amitié et d’amour, mais aussi un outil pour atteindre des objectifs paternalistes. Louise utilise la bienveillance pour mieux connaître les Inuits et pour changer leur mauvaise perception des Blancs, alors que Jean-Claude en profite pour renforcer la présence et l’influence du gouvernement du Québec sur le territoire nordique.

2. Le colonisateur

2.1. L’exemple du Révérend Hugh Paterson

Dans La rivière sans repos, le révérend Hugh Paterson est le pasteur de l’église que fréquente

Elsa et les autres Inuits. Il est, avec le Père Eugène, chargé de la mission catholique, l’un des deux représentants de l’aspect religieux de la colonisation à Fort Chimo. Cependant, aucun

« Esquimaux » ne semble fréquenter la mission catholique, hormis pour profiter des divertissements et pour regarder les films du Sud que le Père Eugène projette de temps en temps.

Le révérend Paterson travaille à Fort Chimo en tant que représentant du Gouvernement Fédéral du Canada et y vit depuis longtemps. Il est très proche d’Elsa, le personnage principal, et il s’intéresse beaucoup à sa vie. Il passe toute sa vie à Fort Chimo et il est accoutumé à la vie nordique et aux Inuits. Il y vieillit et y meurt vers la fin du récit.

Le pasteur incarne le pouvoir colonial en vertu de sa position. Son rôle consiste à assurer la présence et la domination du gouvernement en enseignant et en faisant appliquer les doctrines de la foi chrétienne. Même s’il est évident que les Blancs, surtout ceux qui occupent des postes

50 importants dans l’administration coloniale du territoire nordique, sont privilégiés par rapport aux autochtones (ainsi, ils habitent dans un quartier séparé dont les rues sont faites de bitume [p.

99], ont de « riches maisons » (p. 151) où ils vivent dans « les splendeurs et les raffinements » [p.

126] alors que le village des Inuits est fait de « pauvres huttes éparses » [p. 100]) le narrateur du récit ne met pas l’accent sur ces privilèges dont jouit le pasteur ; il se concentre plutôt sur son dévouement à son travail et son interaction avec les Inuits. Le pasteur est dépeint comme un homme très dévoué à son travail, donnant toute sa vie à la vision d’enseigner la foi aux Inuits. Il reste dans le Nord jusqu’à sa vieillesse. Vers la fin du récit, où le pasteur est « sur le point de prendre sa retraite », on voit qu’il est devenu « usé par le temps (…) son regard à tout instant

[s’échappe] pour embrasser le désolant paysage tel un visage ami, à la veille de le quitter… Sa voix [est] devenue chevrotante. » (p. 23)

Donc, Roy dépeint le pasteur comme un homme très gentil, qui a l’intérêt des Inuits à cœur. Tout particulièrement, il a une relation cordiale avec le personnage principal. « Il aime bien

Elsa. » (p. 232), il veille sur elle et lui donne des conseils de temps en temps. Si on examine le pasteur à la lumière des trois catégories des colons que distingue Memmi, le pasteur est un colonisateur du fait qu’il est privilégié en raison de sa position. Même si le pasteur aime le Nord et est bienveillant envers les Inuits, il ne refuse pas les privilèges accordés aux Blancs qui y travaillent. Memmi affirme qu’un colonisateur peut être considéré comme de bonne volonté seulement s’il se refuse comme colonisateur en refusant au mieux de sa capacité, les privilèges qu’on lui accorde, et non seulement s’il aime le colonisé ou son territoire. En effet, pour être un véritable « colonisateur de très bonne volonté », il faut « adopter le colonisé et s’en faire adopter ». Selon Memmi, pour réussir à faire ceci, « il aurait fallu qu’il rompît économiquement

51 et administrativement avec le camp des oppresseurs. » (Memmi 1957, p. 47) Donc le fait qu’il aime les Inuits seulement ne veut pas dire qu’il « adopte le colonisé » puisqu’il représente toujours l’intérêt de l’entreprise coloniale. Il est néanmoins difficile de qualifier le pasteur comme colonialiste du simple fait qu’il accepte les privilèges parce qu’à la différence du G.I., il est bienveillant à l’égard du colonisé et son amour pour ce dernier n’est pas un mépris déguisé comme dans le cas de M. Mailly dans le récit de Lachapelle. Cependant, Le pasteur Paterson incarne le paternalisme de l’entreprise coloniale. Nous verrons dans les prochains paragraphes, comment sa relation avec Elsa et les autres Inuits révèle la mentalité de supériorité des Blancs par rapports aux Inuits.

Le pasteur entre en scène lorsqu’Elsa tombe enceinte suite à son agression par un jeune

G.I. Le pasteur est troublé par la situation et voulant la régler, il demande à la jeune femme – sans succès – d’aller trouver le G.I. qui l’a agressée afin qu’il soit puni. Après la naissance de l’enfant, il obtient de l’argent pour qu’Elsa s’occupe de son enfant et il est toujours là pour la conseiller. Nous constatons ainsi l’attitude paternaliste de ce personnage dans ses relations avec

Elsa, pour laquelle il joue le rôle d’un tuteur. Lorsqu’il prend connaissance de sa grossesse, il la réprimande pour avoir permis au GI, par sa seule présence, de coucher avec elle.

« Et ne vous l’ai-je pas assez répété aussi, s’écria-t-il, de vous tenir loin des soldats! »

« Je me suis tenue loin », dit Elsa sur le ton d’une enfant réprimandée qui a tout de même

quelque excuse à faire valoir. (p. 107)

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Dans cet extrait, alors qu’Elsa répond « sur le ton d’une enfant réprimandée », nous voyons l’aspect paternaliste de la relation que le pasteur entretient avec les Inuits. Ces derniers sont sous le coup de la loi occidentale dont le pasteur est le représentant.

Le critique Vallee dit qu’il est très largement admis par les Blancs, dans les années soixante, que les autochtones se comportent comme des enfants. Ainsi, ils doivent être guidés pour pouvoir prendre des initiatives, développer leur confiance en soi, se contrôler et se débrouiller dans un monde complexe et changeant. (Vallee 1962 p. 195)4 Ce présupposé est bien perceptible dans le rôle que joue le pasteur dans la vie des Inuits de Fort Chimo. Il leur explique comment vivre dans leur propre pays, où aller et ne pas aller. Et si ses instructions ne sont pas respectées, il les réprimande, prétendant que tout ce qu’il fait est pour leur bien. Même si les

Inuits semblent perturbés par cette démonstration de manque de confiance en leur jugement, ils obéissent mais font les choses parfois à leur manière. C’est ce que l’on observe lorsque, avant la scène du viol, Elsa rentre de la salle de cinéma avec ses amies et que celles-ci lui demandent si elle a peur de rentrer seule à la maison :

Peur! La seule idée que dans son pays, sous le ciel qui l’avait toujours vue passer, une fille

esquimaude pût se sentir menacée les aurait fait rire il y n’avait pas longtemps. À présent,

avec toutes ces recommandations du pasteur et du prêtre de ne jamais se trouver seules

sur la route à une heure avancée, de ne pas s’attarder en revenant du village avec ces

4 Cité par Robert Paine. The Nursery Game: The Colonizer and The Colonized in The Canadian Artic. Inuit Studies, vol. 1, no. 1, 1997, pp. 5-32.

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histoires d’enlèvement, au cinéma, il arrivait qu’une sorte d’énervement se glissât parfois

pour un moment dans leur âme placide. (Roy p. 99)

La recommandation que fait le pasteur aux jeunes Inuites de ne pas sortir seules le soir montre qu’il se préoccupe de leur bien-être, mais aussi qu’il n’a pas confiance en leur capacité à se protéger contre le mal. Cette attitude, bien que bienveillante, suggère un sentiment de supériorité semblable à celui que décrit Vallee, impliquant une relation dans laquelle une supériorité évidente est attribuée à la figure du tuteur (Vallee 1962, p. 128). Pour le pasteur, tout ce qu’il fait est dans l’intérêt des Inuits et ils n’en recevront que des bénéfices s’ils l’acceptent.

Le pasteur est l’image même du colonisateur qui propose une meilleure façon aux autochtones de mener leur vie.

Lorsqu’un enfant et un adulte commettent une faute, on punit plutôt l’adulte parce que contrairement à l’enfant, il connait la différence entre le bien et le mal. Cela explique la décision que le pasteur prend suite à l’incident entre le GI et Elsa. Même s’il blâme cette dernière pour avoir marché seule la nuit, lui faisant porter une part de responsabilité dans l’événement, le pasteur décide que c’est le G.I. qui doit être puni parce qu’Elsa est mineure. Le GI, qu’il appelle

« un garçon », portera le blâme.

« En tout cas, tu es mineure. Au reste, la loi interdit aux GI de fréquenter les jeunes filles

esquimaudes. » (p. 107)

« Ce garçon plus que toi est responsable de ce qui arrive. » (p. 108)

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Ainsi une approche paternaliste permet ici de résoudre le problème. La jeune fille inuite est la mineure tandis que le garçon est un adulte, selon le jugement du pasteur. Cela signifie-t-il que peu importe l’âge d’un Inuit, il est jugé comme un enfant par rapport aux Blancs?

Dans La rivière sans repos, le pasteur est le lien entre les Inuits de Fort Chimo et la religion.

C’est lui qui représente cette dernière. Les Inuits vont à l’église chaque dimanche pour écouter sa prédication. La foi chrétienne est une deuxième manière pour les Blancs d’introduire une

« meilleure » façon, de leur point de vue, de faire les choses. L’enseignement religieux du pasteur change beaucoup de choses dans la vie des Inuits de Fort Chimo. Elsa, après avoir découvert qu’elle est enceinte, devient « morose et renfermée. » (p. 106) Ce n’est pas trop de dire que cette réaction à sa grossesse pourrait être influencée par l’enseignement du pasteur sur l’immoralité de la sexualité, car comme l’explique le narrateur, chez les Inuits, à l’époque, une grossesse

« était une chose qui arrivait. Que ce fut avant le mariage, ne jetait pas ici de discrédit. » (p. 105)

Mais selon la loi chrétienne (la sainte bible) que le pasteur enseigne, les rapports sexuels avant le mariage sont interdits. « Fuyez l'impudicité. Quelque autre péché qu'un homme commette, ce péché est hors du corps ; mais celui qui se livre à l'impudicité pèche contre son propre corps. »

(1 Corinthiens 6 :18)

Si l’on compare la réaction d’Elsa à sa grossesse avec celle qu’elle a à sa rencontre sexuelle avec le G.I., on peut déduire qu’Elsa n’avait rien à craindre de cette dernière puisqu’elle se passait en secret. Une grossesse, à l’opposé, ne se cache pas, son péché sera révélé, le pasteur l’apprend et réprimande Elsa comme une enfant.

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On constate une ambivalence dans la prétention du pasteur à guider les Inuits pour leur faire dépasser leur comportement enfantin. Au milieu du récit, lorsqu’il remarque l’inquiétude d’Elsa quant au bien-être de son enfant, le pasteur se charge de lui rappeler que l’insouciance des Inuits est une qualité très appréciée chez eux. « Avant, reprocha doucement le pasteur, tu

étais toute insouciance, Elsa. Maintenant tu es tout souci. Ne pourrais-tu pas être encore un peu comme avant ? Élever ton enfant plus simplement, comme tu l’as été toi-même. » (p. 141) Ce conseil contredit totalement les enseignements du pasteur qu’Elsa tâche de suivre depuis longtemps : « Toutefois, elle démêla qu’il y avait un peu de contradiction entre le devoir que le pasteur lui disait avoir envers l’avenir et son conseil de redevenir insouciante. » (p. 141) Le pasteur se rend-t-il compte ici qu’il y a peut-être quelque chose de bon dans le mode de vie des

Inuits?

S’inspirant de l’affirmation du critique Boon (1974, p. 38), selon lequel les nourrices - à l’époque de leur apogée, influencent le comportement des enfants placés sous leur garde, les séparant ainsi de leurs propre mères, Paine (1977) compare la relation tuteurs-enfants qui existe entre les Blancs et les Inuits à celle existant entre un enfant et sa nourrice. La mère de l’enfant serait, dans cette relation, la vraie culture des Inuits, déplacée et remplacée par celle de la nourrice, le « tuteur » Blanc. Cependant, la « mère » n’est pas oubliée, tant les Blancs et les Inuits ont des souvenirs d’elle et l’invoquent au besoin. Cette situation correspond à celle du pasteur et d’Elsa. Le premier, qui a toujours donné des cours particuliers à Elsa dans la culture qu’il conçoit comme meilleure (la culture blanche dominante), lui recommande maintenant d’élever son enfant à la manière inuite.

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« Je me contredis, il est vrai. Mais du moment que l’on pense, Elsa, on est dans la

contradiction. Tu verras toi-même, plus tard. On avance, de contradiction en

contradiction, avec le sentiment que cela en fin de compte se résoudra sans doute en

certitude. (p. 141)

Une autre fonction qu’occupe le pasteur est celle d’enseignant. Ce rôle, si bien joué atteindra l’objectif paternaliste de l’assimilation car il consiste à enseigner aux enfants inuits selon le curriculum occidental. Les enfants apprennent des choses qui n’ont aucune relation avec les réalités du Nord. Le frère d’Elsa fait partie de ces enfants : « on l’entendait se répéter à voix haute des bribes des étranges leçons apprises à l’école, comme par exemple, ‘le chat ronronne.’ Or le chat, ici, personne n’en avait jamais vu. » (p. 105) L’éducation occidentale, bien qu’abstraite, remplace les réalités de l’enfance nordique avec des réalités du Sud.

2.2. L’exemple de Louise

Louise, le personnage principal d’Histoires nordiques va dans le Nord pour la première fois pour un travail d’été avec son oncle Bert. Après avoir fait le tour du village avec Kitty, une jeune

Inuite qui travaille avec Bert, elle décide d’y retourner pour y travailler. À son retour, elle accepte un poste d’enseignante à l’école du village et tâche d’entretenir des relations amicales avec les

Inuits. Contrairement au pasteur Paterson dans le récit de Roy, la raison principale pour laquelle

Louise retourne dans le Nord est qu’elle aime les Inuits et leur territoire. Le pasteur dans le récit de Roy d’autre part est venu dans le Nord essentiellement pour les raisons coloniales mais au cours de son travail, il commence à aimer le territoire et ses indigènes. Donc, Louise n’a pas quitté le Sud en tant que colonisatrice, comme les autres fonctionnaires du gouvernement provincial

57 tel que Monsieur Mailly. Sa motivation est révélée dans sa rêverie pendant sa promenade avec

Kitty :

Les deux filles se rapprochent et s’appuient l’une contre l’autre pour se réchauffer. Louise

ferme les yeux. Elle se sent comme à l’intérieur d’un nuage. Elle s’imagine avec le beau

gars [inuit]. Ils font l’amour, ils s’aiment follement et elle reste avec lui, elle ne retourne

pas là-bas. Elle n’a plus à plaire à l’un et à l’autre, à performer, à se conformer, à prouver

quoi que ce soit. Ses amis viennent la voir. Ici, c’est presque au bout du monde, mais pas

tout à fait, quand même. (Lachapelle 2013, p. 22)

Pour Louise, son poste d’enseignante dans le Nord n’est qu’un moyen d’atteindre son but principal – « [e]lle est venue dans le Nord pour connaître les Inuits. » (p. 59) Le rôle des enseignants à l’égard des Inuits est comparable à celui de pasteur, tel que décrit dans La rivière sans repos, en ce qu’ils sont les instruments majeurs du système paternaliste imposé par le gouvernement. Les enseignants et les pasteurs ont un impact direct sur les Inuits en ce qu’ils sont des agents d’assimilation. À l’école et à l’église, ils leur transmettant directement la culture occidentale. Nous trouvons donc qu’il existe un fort contraste entre le travail officiel de Louise et ce qui la motive à vivre dans le Nord.

Alors que la motivation de Louise est différente de celui des autres colonisateurs qui s’acceptent vivant dans le Nord, le fait qu’elle est une blanche fait qu’elle est « [mise] dans le même panier que les autres, alors qu’elle [cherche] tant à bien faire, à comprendre, à apprécier. »

(p. 122) Memmi décrit la remise en question que le colonisé fait de la motivation du colonisateur.

Cette remise en question influence la manière dont ce premier perçoit et interagit avec le second.

58

Les motifs économiques de l’entreprise coloniale sont aujourd’hui mis en lumière par tous

les historiens de la colonisation ; personne ne croit plus à la mission culturelle et morale,

même originelle, du colonisateur… Il suffit d’ailleurs d’interroger l’Européen des colonies :

quelles raisons l’ont poussé à s’expatrier, puis, surtout, quelles raisons l’ont fait persister

dans son exil ? (Memmi 1957, p. 29-30)

Au cours de son séjour dans le Nord, le personnage de Louise se rend compte qu’elle doit répondre à cette question posée par Memmi. Elle doit clarifier ses intentions. Est-elle dans le

Nord pour jouer le rôle de tutrice paternaliste, comme le personnage du pasteur dans le texte de

Roy, voire pour usurper les biens des Inuits et jouir de privilèges comme les autres Blancs ? Il faut qu’elle prouve que sa mission est vraiment de connaitre les Inuits et d’apprendre leur us et coutumes. Elle doit prouver ses bonnes intentions aux autochtones de l’endroit où elle travaille.

Puisque cela n’est pas encore fait, elle se sent mal à l’aise pendant sa promenade avec Kitty.

Louise fait bien attention de ne pas dévisager les gens qu’elles croisent. Elle ne veut pas

qu’ils se sentent regardés comme des objets, des sujets d’études. À vrai dire, c’est plutôt

elle qui se sent observée. Les gens interrompent leurs occupations, lèvent les yeux…

Certains s’entretiennent un peu avec Kitty, dans leur langue, semblent lui poser des

questions auxquelles elle répond par quelques mots. Ils haussent alors les sourcils ou

hochent la tête, en guise d’approbation ou de désapprobation. (Lachapelle 2013, p. 17)

Dans ce passage, on peut dire que le malaise de Louise et l’inquiétude des Inuits sont causés par l’incertitude des seconds sur la personnalité et les intentions de la première. Cette situation rappelle les explications de Memmi : les Blancs qui travaillent dans les colonies sont toujours

59 considérés comme des usurpateurs qui confirment l’injustice à l’égard des colonisés. Ils sont donc toujours condamnables aux yeux des usurpés. La situation de Louise va s’améliorer après qu’elle a travaillé dans le Nord pendant un certain temps. Lors de sa promenade suivante avec une autre

Inuite, Annie, son amie, « elle a l’impression d’être moins étrangère. Tous ceux qu’elles croisent les saluent. Annie sourit gentiment, s’arrête pour parler à l’un et à l’autre. On leur serre la main.

Certains s’adressent même à Louise en inuktitut. » (p. 48-49) Louise a peut-être bien travaillé pour gagner leur confiance.

Bien que la motivation de Louise au Nord ne soit pas le colonialisme, elle doit toujours faire son travail officiel d’enseignante. Comment va-t-elle donc exercer ces fonctions sans renier les objectifs premiers de son installation dans le Nord? Comment créer un équilibre entre son rôle d’enseignante pour le gouvernement du Québec et son désir de s’intégrer à la communauté inuite? Louise se trouve face à ce dilemme devant l’un de ses élèves, Pitaa. Ce dernier ne s’intéresse pas à l’école parce que son père l’élève à la manière inuite. Il n’apprend rien et « ne parle toujours pas le français. » (p. 25) Louise est donc chargée de rendre visite à ses parents afin de discuter du problème et peut-être de les convaincre de l’importance de l’éducation occidentale.

Louise est conseillée dans son travail par Réjeanne, une autre enseignante qui lui suggère de ne pas se préoccuper de Pitaa parce que personne n’a jamais réussi à le convaincre de l’importance de l’éducation occidentale ; Louise décide de faire de son mieux pour convaincre le père de l’enfant. On voit qu’elle le fait parce qu’elle veut le meilleur pour Pitaa. Est-ce qu’elle insiste pour convaincre le père de Pitaa sur l’importance de l’école parce qu’elle juge cette

60 dernière meilleure que l’éducation traditionnelle, ou le fait-elle à cause de l’amour qu’elle ressent pour les Inuits ? Cette remise en question des intentions de Louise révèle la perception qu’ont les Inuits des Blancs dans Histoires nordiques : ils les perçoivent tous comme des colonisateurs.

Louise doit donc clarifier sa situation devant l’opposition générée par sa profession, et affirmer son intention de s’intégrer à la communauté inuite. En tant qu’enseignante, les autochtones la perçoivent comme colonisatrice mais en tant que jeune fille du Sud, elle est leur amie.

Les intentions de Louise sont bien clarifiées après sa visite chez Pitaa. En pensant au manque de participation de ce dernier, elle se demande : « Il sait à peine lire et compter, que va- t-il devenir s’il n’apprend pas à être chasseur ? » (p. 34) Cela veut dire que Louise considère la chasse comme une alternative à l’éducation occidentale. Toutes deux sont des options entre lesquelles Pitaa peut choisir. Louise ne réfléchit donc pas comme une colonisatrice qui a pour but d’imposer l’éducation occidentale aux Inuits. Le fait que Louise apprenne de ses élèves est une autre preuve de sa motivation de mieux connaitre ce peuple. Par exemple, ces derniers lui expliquent que si deux élèves ont coulé avec leur motoneige dans la mer glacée c’est que la rivière ne peut pas geler sans prendre ses morts. Louise ne conçoit pas cette affirmation comme une superstition, comme le font les autres Blancs, elle se dit plutôt que « les enfants viennent de lui apprendre une loi qui régit leur monde ». (p. 62)

Revenant à la définition de Memmi que nous avons cité plus haut, ce sont les privilèges qui transforment le colonial en colonisateur parce qu’il n’a pas de contrôle sur les privilèges qu’on lui accorde. Cependant, il peut être considéré comme un colonisateur de bonne volonté s’il se refuse comme colonisateur en détestant l’injustice envers le colonisé. (Memmi 1957, p. 43) Le

61 personnage de Louise dans le texte de Lachapelle appartient à la catégorie des colonisateurs qui se refusent, des colonisateurs de bonne volonté. Avec les autres Blancs qui vivent dans le Nord, elle fait figure de privilégiée. Sa maison est équipée de toutes les commodités comme l’eau courante, l’électricité et le chauffage, alors que les Inuits vivent dans des matchboxes – des maisons exiguës et rudimentaires qu’ils se sont construites avec les matériaux fournis par le gouvernement fédéral dans les années 1950. Ces habitations sont surpeuplées et sans eau courante, ni électricité. (p. 14) Louise, elle, bénéficie de ces dernières commodités grâce à son statut, même si elle déteste que les Inuits n’en bénéficient pas

Peut-être que c’est cette culpabilité qui rend Louise aveugle à l’infidélité de Tamusi, un jeune séducteur de femmes blanches. Louise tombe amoureuse de lui et ignore les avertissements de sa collègue Réjeanne. Cette dernière lui conseille de faire attention avec lui parce qu’il n’est qu’un « séducteur de Blanches ». (p. 58) Louise croit que le conseil de sa collègue est motivé par le préjugé. Depuis qu’ils se fréquentent, Tamusi « dort et se douche chez elle de plus en plus souvent et il lui apporte ses vêtements sales pour qu’elles les lave. » (p. 92) Louise ne considère pas ces gestes comme opportunistes, peut-être parce qu’elle se sent coupable à cause de l’indisponibilité de l’eau courante chez les Inuits. Les filles de sa classe viennent aussi chez elle et pendant leur visite, « elles prennent leur bain ou leur douche ; chez elles, il n’y a pas d’eau courante. » (p. 68) C’est la manière qu’a Louise, de compenser pour les commodités dont les Inuits sont privés dans leurs matchboxes.

Memmi dit que le colonisateur de bonne volonté ne refuse qu’une partie de lui-même, car il participe et jouit à mi-voix des privilèges qu’il dénonce. (Memmi 1957, p. 42) Dans le cas de

62

Louise, le lecteur peut voir qu’il y a des privilèges qu’elle peut rejeter, mais qu’il y en a d’autres qu’elle ne peut que dénoncer. Par exemple, elle invite des amis un soir et elle leur prépare un poulet rôti qu’elle a acheté à un prix très élevé, ceci parce qu’elle n’avait plus rien dans son réfrigérateur et qu’elle « n’a pas voulu s’approvisionner par cargo, une opportunité donnée aux enseignants, aux infirmières et aux agents gouvernementaux. » (Lachapelle 2013, p. 92) Si elle a acheté le poulet à un prix très élevé et qu’elle a rejeté la possibilité de s’approvisionner par cargo, c’est que les Inuits, n’ayant pas une telle opportunité, sont condamnés à dépenser des fortunes pour la nourriture. C’est cette situation que Memmi décrit dans sa définition de la colonie :

Spontanément, mieux que les techniciens du langage, notre voyageur nous proposera la

meilleure définition qui soit de la colonie : on y gagne plus, on y dépense moins. On rejoint

la colonie parce que les situations y sont assurées, les traitements élevés, les carrières

plus rapides et les affaires plus fructueuses. » (Memmi 1957, p. 30)

Cette définition permet de mieux comprendre la représentation que Lachapelle propose des

Blancs qui vivent dans le Nord. Ainsi, Louise refuse l’opportunité de s’approvisionner par cargo parce qu’elle ne veut pas profiter de l’injustice faite aux Inuits. Si elle a un emploi que la plupart d’entre eux n’ont pas, et qu’elle gagne un salaire plus élevé alors que beaucoup d’Inuits n’ont que le support du gouvernement, elle préfère acheter un poulet rôti très cher au lieu de dépenser moins. Cependant, que fait-elle avec les privilèges qu’elle ne peut pas refuser ? Un jour « elle a dormi tard, s’est douchée, a pensé ironiquement qu’il doit être bien difficile d’installer l’eau courante dans les maisons inuites. » (p. 37) Louise se fait cette réflexion pendant qu’elle se douche. Cela voudrait dire que chaque fois qu’elle se douche, elle pense aux Inuits qui n’ont pas

63 ce luxe et se met à leur place. Mais bien qu’elle refuse d’avoir ce privilège au détriment des Inuits, elle ne peut pas le refuser. Donc la seule manière pour elle de remédier à sa culpabilité est d’ouvrir sa porte aux Inuits qui aimeraient profiter de ces privilèges chez elle.

Louise représente les « si peu nombreux (…) colonisateurs (…) de très bonne volonté (…) qui adopte le colonisé et s’en fait adopter… en rompant économiquement et administrativement avec le camp des oppresseurs. » (Memmi 1957, p. 46) Elle passe de la dénonciation de l’injustice de l’entreprise coloniale à la honte à l’égard de son statut de Blanche : la honte de faire partie des causes de l’injustice que les Inuits subissent, et d’être elle-même rangée parmi les colonialistes ; la honte aussi du comportement parfois abject de son propre peuple.

Elle se rappelle un gars de la construction qui criait aux enfants qui jouaient près de chez

lui : « Allez-vous-en, maudits chiens, bâtards d’Inuits ! » Louise l’avait fusillé du regard.

Les mots de haine qu’elle aurait voulu lui crier étaient restés pris dans sa gorge (…) Louise

avait eu tellement honte ! Honte d’être de la même race que lui. (Lachapelle 2013, p. 71)

Louise, dont le motif est de changer l’impression des Inuits sur les Blancs, vient de croiser son compatriote en train de maudire les enfants inuits. Réussira-t-elle à atteindre ses objectifs ? Les années passent et Louise décide de retourner dans le Sud. Elle confirme ainsi l’impression qu’ont les Inuits que les Blancs finissent par repartir dans le Sud quand ils ont amassé assez d’argent.

Tamusi, son amant, l’a trompée, puis il « s’est marié et malgré cela, il drague encore les nouveaux professeurs. » (p. 105) Mais Louise, elle, est encore célibataire. Elle n’a pas réalisé son rêve de se marier à un Inuit. « Ce pays, elle l’aime. Mais sa décision est prise. Elle va quitter le Nord. Les années ont passé. » À son retour au village, vingt ans plus tard, dans l’avant-dernière nouvelle

64 elle croise un enfant qui lui crie « You White, go home! ». « Elle avait été blessée que l’enfant la mette dans le même panier que les autres, alors qu’elle cherchait tant à bien faire, à comprendre,

à apprécier. » (p. 122)

3. Le Colonial

3.1. L’exemple de Bob

Selon Memmi, le colonial (comme nous l’avons mentionné plus haut) serait le « petit colonisateur », un Blanc « vivant en colonie sans privilèges, dont les conditions de vie ne seraient pas supérieures à celles du colonisé de catégorie économique et sociale équivalente » (Memmi

1957, p. 35), mais n’existerait pas en réalité parce qu’il ne peut échapper aux privilèges qui lui sont accordés par le gouvernement. Lachapelle affirme le contraire avec l’un des personnages secondaires d’Histoires nordiques, celui du vieux Bob. Celui-ci est un Blanc qui fait partie des gens qui « habitent un peu en retrait. » (Lachapelle 2013, p. 15) Une famille inuite, celle des Annanack fait aussi partie de cette catégorie. Cette famille est composée de seize personnes : les parents, douze enfants, un oncle et la grand-mère. Vivant tous dans une matchbox, très petite, sans eau courante ni électricité, ils « sont si nombreux qu’ils ne peuvent pas dormir tous en même temps. » (p.15) Le vieux Bob, lui, vit avec une femme inuite et a pris avec lui les enfants qu’elle avait déjà pour les ajouter aux siens. Il n’a aucun ami parmi les Blancs car personne ne va chez lui.

Bien que Memmi affirme que le colonial n’existe pas parce qu’il n’est pas possible de trouver un Blanc qui ne soit pas privilégié, nous voyons dans le cas de Bob une situation contraire,

65 car il possède toutes les caractéristiques du colonial. Bob vit dans les mêmes conditions que certains Inuits, dans une maison surpeuplée sans commodités. Memmi explique également que le colonial refuse ces privilèges par tempérament ou conviction éthique. Il est possible que Bob ait refusé même le moindre privilège pour ces raisons, ce qui le différencie de Louise, une colonisatrice de bonne volonté qui refuse seulement une partie de ses privilèges mais laisse ce qu’elle accepte à la disposition des colonisés.

On peut dire que le tempérament et la conviction éthique sont les motivations de Bob pour refuser les privilèges donnés aux Blancs parce que le narrateur le décrit comme « le meilleur

Blanc du monde nordique. Il n’a ni battu ni violé aucune femme, il aime les enfants, il aime rire, il parle inuktitut. » (p. 15) Examinons ces vertus. Premièrement, Bob ne bat ni ne viole aucune femme. C’est-à-dire qu’il y a des Blancs à cette époque qui violent les colonisées, comme les GI décrits dans les années soixante dans La rivière sans repos. Deuxièmement, l’amour de Bob pour les enfants et la langue inuktitut ne sont pas décrits comme du paternalisme vêtu de bienveillance. Bob est juste un homme blanc menant une vie très simple. Le narrateur, avec son regard omniscient, est capable de discerner l’intention de chaque personnage.

L’interaction de Bob avec les Inuits est la plus profonde de tout le récit. Il cohabite avec une femme inuite et prend ses enfants comme les siens. Donc son amour pour les enfants inuits dépasse juste l’appréciation. C’est une relation dont il ne peut s’échapper, comme Louise l’a fait.

C’est une relation qui lui coûte tout son être, et l’amitié de ses compatriotes. Le narrateur révèle cependant un défaut de ce personnage, qui est l’alcoolisme. « Il boit constamment. » (p. 15) Bob

66 est un Blanc dépeint comme ayant les même hauts et bas que les Inuits. C’est un Blanc qui n’est pas perçu comme supérieur ou privilégié.

3.2. L’exemple d’Elizabeth Beaulieu

Dans La rivière sans repos, Roy montre que quelques Blancs ne sont pas dans le Nord pour des raisons paternalistes ni pour des gains personnels. Ils sont dont le Nord parce qu’ils doivent y être, qu’ils l’aiment ou non. Roy représente ce groupe par le personnage d’Elizabeth Beaulieu.

Elizabeth Beaulieu est la femme de l’agent de police Roch Beaulieu. Elle reste toujours dans sa maison sur un rocher et voit le village depuis sa baie vitrée. Elsa travaille pour elle dans cette maison comme domestique. Mme Beaulieu trouve le Nord très ennuyeux et son environnement exerce une influence négative sur son esprit. Elle reste toujours enfermée dans sa maison et dans sa mélancolie. Regardant par sa baie vitrée le paysage du Nord, elle voit toujours un « pays nu aux horizons lointains [qui] lui faisait l’effet (…) de se refermer malgré tout sur elle. » (p. 122)

Elizabeth Beaulieu embauche Elsa non seulement pour nettoyer sa maison et s’occuper de ses enfants, mais aussi comme demoiselle de compagnie. Elle organise aussi des tea parties et reçoit des amies pour la même raison.

Contrairement aux Blancs qui se trouvent dans le Nord pour jouer le rôle de colonisateur ou pour mieux connaître les Inuits, Mme Beaulieu s’y trouve parce que son mari y travaille comme agent de police. Le colonisateur qui se refuse et celui qui s’accepte sont tous les deux au

Nord dans un but précis, mais Mme Beaulieu ne fait pas partie de ces deux catégories. Le Nord ne lui profite point. Il est pour elle une prison, tout comme sa maison. En tant que prisonnière,

Elizabeth Beaulieu ne peut que regarder par la baie vitrée la vastitude du pays. Elsa a du mal à

67 comprendre le malaise de sa patronne : « Pourquoi Mme Beaulieu souffrait-elle autant? Elle avait

(…) une riche maison sur son roc lui servant de piédestal pour voir le pays en entier. » (p. 151)

Contrairement au « dieu voyeur » (pour utiliser les mots de De Certeau), dont nous avons évoqué le point du vue dans le chapitre précédent, Mme Beaulieu ne voit pas le panorama du pays d’une perspective supérieure mais avec celle d’une prisonnière enfermée et perdue au milieu de l’étendue déserte.

Puisqu’elle ne parvient pas à sortir de sa prison, Mme Beaulieu invite Elsa pour lui tenir compagnie. Elle l’amène dans son monde pour qu’elle puisse alléger sa souffrance. Mais celle-ci ne parvient pas à améliorer sa situation. Une fois dans la maison, elle n’est pas différente d’elle.

« Elle [accorde donc] à Elsa l’attention d’une prisonnière dans la même cage. » (p. 122) En effet, la maison est une prison pour Mme Beaulieu en ce sens qu’elle est privée de sa vie au Sud. Tout ce qui évoque la liberté pour elle est dans le Sud, mais elle ne parvient pas à y aller à cause de l’engagement de son mari. Pour Elsa, la maison est aussi une prison en ce sens qu’elle y est bridée dans sa liberté. On lui interdit d’y amener l’enfant pour qui elle vit. Elle s’y ennuie. Sa patronne le remarque.

Tu t’ennuies, demanda-t-elle un jour que, tout en époussetant, Elsa, à la baie

panoramique, jetait des regards au loin vers le village esquimau longuement étiré sur le

blanc de la neige en un faible pointillé. Eh bien va, dit-elle, si tu promets de revenir vite,

je t’accorde de faire un saut jusque là-bas pour t’assurer que tout va bien. (p. 122)

Elsa est ici capable de voir, à partir de sa prison, son village, là où se trouve son trésor, mais Mme

Beaulieu, elle, ne peut pas voir le Sud, elle ne voit qu’une étendue de neige et c’est la raison pour

68 laquelle son esprit est malmené. Son sentiment peut être décrit comme une nostalgie, un désir de retour, car il s’agit de sa vie au Sud qui lui manque. Rien ne lui donne d’espoir, comme la vue du village le fait pour Elsa. Les amies qu’elle reçoit pour ses tea parties sont un moyen pour elle de se soulager en se rappelant les habitudes du Sud. Avec elles, elle fait la fête un moment. Ses amies repartent ensuite, comme n’ayant qu’un temps alloué.

Mme Beaulieu tente aussi d’emmener son enfant dans son monde. L’enfant ne se sent pas en prison comme sa mère, parce qu’il est trop jeune pour comprendre la situation. Il joue dans la maison en sautant d’un coin à l’autre. Sa mère le place dans un parc pour l’y tenir emprisonné. Elsa, plus tard, va copier ce geste. Elle est restée avec Mme Beaulieu assez longtemps pour commencer à voir les choses dans sa perspective. Elle commence maintenant à mépriser le Nord, comme sa patronne, et voyant que son enfant court partout, elle « achèt[e] un parc comme Mme Beaulieu en avait pour y tenir emprisonné son plus jeune enfant. » (p. 127)

Après la naissance de son dernier enfant, Mme Beaulieu entre dans une profonde mélancolie qu’on peut considérer comme une dépression et elle ne peut plus inviter personne.

Elle est enfermée dans « d’étranges corridors compliqués dont elle n’arrivait pas à trouver la sortie et où personne ne pouvait la rejoindre. » (p. 149) Elle n’invite plus ses amies pour des tea parties et même Elsa, qui se trouve toujours avec elle, ne peut accéder à la profondeur de sa solitude. Elle reste toute la journée assise devant sa baie vitrée, regardant l’étendue enneigée du pays et n’ayant de goût à rien. Elsa est comme contaminée par cet état d’âme, car elle va prendre le même chemin de solitude profonde que Madame Beaulieu quand son fils Jimmy va la quitter

69 pour de bon, à la fin du récit. Elle aussi perd goût à la vie et se sépare de tout le monde. Elle devient déprimée et renfermée, passant son temps à regarder la rivière Koksoak.

Dans le texte de Roy, le personnage d’Elizabeth Beaulieu représente les Blancs qui n’ont rien à tirer de leur présence au Nord, au contraire de son mari qui, lui, la trouve très agréable.

Pour lui, le Sud est trop chargé, « les places y étaient prises, les jeux faits et la concurrence cruelle sous le dehors d’une fausse douceur » (p. 179) alors que le Nord, qui parait dur extérieurement, est au fond moins inhumain. M. Beaulieu renvoie sa femme dans le Sud parce qu’il croit que le

Nord est son problème. Une fois là-bas, celle-ci, tout comme une prisonnière qui vient de regagner sa liberté, va mieux : « au bout de peu de temps, elle avait repris, en effet. Elle s’était acheté des robes et fait couper les cheveux à la mode. » (p.179) Dans le Nord, elle ne savait pas ce qui était à la mode. Elle était loin de tout. Son mari, croyant qu’elle va maintenant mieux, la ramène près de lui et la nostalgie recommence, comme pour une ancienne prisonnière qui retourne en prison.

3.3. L’exemple du G.I

Le jeune G.I qui avait agressé Elsa, en raison de son travail, fait partie des Blancs qui sont dans le Nord par devoir. En tant que membre de l’armée américaine, il n’a aucun pouvoir sur le choix de son détachement. Les jeunes G.I. fréquentaient les jeunes Inuites mais cela leur a été interdit. « Quelques-uns des plus hardis G.I. avaient tenté, de connivence avec des sentinelles, d’amener des jeunes filles dans leur baraquement. Cela avait si mal tourné pour eux. » (p. 95)

Ainsi les G.I mènent une vie très limitée et contrôlée. N’ayant pas d’autres options pour satisfaire son désir sexuel, le G.I. qui agresse Elsa décide d’attendre les jeunes filles dans les buissons.

70

Même si la présence de l’armée américaine sur les terres inuites peut être considérée comme du colonialisme, le G.I., en tant qu’individu, ne peut être considéré comme un colonisateur ni comme un colonialiste parce que sa relation n’est pas un privilège qui lui est accordé mais une action interdite, faite pour satisfaire à une pulsion.

Cependant, on constate que le G.I se sent supérieur aux autochtones. Ses pensées révélées par le narrateur montrent qu’il est raciste. « La jeune fille esquimaude, en dépit de la vivacité fine de son regard, avait peu pour plaire au jeune soldat du Sud. Mais bientôt il allait faire plus sombre et puis elle avait l’air propre au moins. » (p. 101) Ainsi, le G.I. considère l’apparence d’Elsa comme inférieure à la sienne mais il va quand même la forcer à coucher avec lui. Cela implique qu’il la considère comme un objet sexuel. C’est à ce point que le G.I. partage un attribut du colonialiste qui est l’exploitation. Alors que les colonisateurs qui s’acceptent, et que nous avons mentionnés, exploitent les ressources, le G.I. exploite les jeunes filles inuites. Ainsi, il participe aussi à l’entreprise coloniale.

Conclusion

Certes, les Blancs qui vivent en territoire colonisé ne sont pas tous là pour les mêmes raisons. Roy et Lachapelle mettent en lumière différentes figures de Blanc et leurs raisons pour vivre dans le Nord. La raison prévalente, dans La rivière sans repos est l’assimilation des Inuits à la culture occidentale par une approche paternaliste dont le pasteur et l’agent de Police sont des instruments. Tous les rapports qu’ils entretiennent avec les Inuits existent dans ce but.

Cependant, il y a des personnages de Blancs, comme Elizabeth Beaulieu, qui sont des victimes de cette mission, devant laisser leur vie au Sud pour devenir eux-mêmes prisonniers de la mission

71 d’assimilation. À l’époque de La rivière sans repos, on ne semble trouver dans le Nord que des

Blancs avec des missions officielles ou cherchant des gains personnels, comme le personnage de

Roch Beaulieu. Roy dénonce aussi l’inégalité sociale entre les Blancs et les Inuits par l’image de la maison des Beaulieu. La maison se trouve dans le village des Blancs, un rocher d’où l’on peut avoir une vision panoramique du village et d’où il faut baisser la tête pour regarder le village des

Inuits.

Lachapelle dénonce elle aussi les privilèges accordés aux Blancs qui vivent dans le Nord au détriment des Inuits. Elle dépeint les trois progrès de la conscience du colonisateur tels qu’ils sont donnés par Memmi – profit, privilège, et usurpation. Louise est donc le personnage qui sert de modèle opposé à la figure du Blanc que Lachapelle dénonce. Cette auteure va au-delà de la dénonciation de l’assimilation, du paternalisme et de l’inégalité sociale. Elle propose aussi une démystification du Blanc, surtout à travers les personnages de Louise et du Vieux Bob, dénonçant le mythe de la supériorité des Blancs et leur ambition colonialiste. Elle dépeint un rapport entre

Inuits et Blancs qui va au-delà du colonialisme et de l’assimilation.

En étudiant la représentation des Inuits et des Blancs dans les chapitres un puis deux, nous avons pu établir le fait que dans les deux récits étudiés, il existe des interactions culturelles entre les Inuits et les Blancs. Le troisième chapitre de ce mémoire examinera la manière dont l’identité des deux partis en contact est affectée par ces interactions.

72

CHAPITRE 4

LA NAISSANCE D’IDENTITÉS TRANSCULTURELLES

L’histoire de la colonisation et du choc des cultures du colonisateur et du colonisé, partout dans le monde, est marquée par la menace de l’acculturation et de l’assimilation du colonisé à la culture du colonisateur. Cependant, puisqu’il y a cohabitation des deux groupes sur une même terre, on ne peut exclure la possibilité que le colonisateur acquière lui aussi des éléments de la culture du colonisé. Gabrielle Roy et Lucie Lachapelle, dans chacun de leur récit, décrivent ainsi non seulement l’interaction des Blancs et des Inuits, mais aussi l’impact de cette interaction sur les identités culturelles de ces deux groupes. Les récits de Roy et Lachapelle montrent la possibilité d’un échange d’éléments culturels entre le colonisateur et le colonisé, plutôt que la seule assimilation du colonisé ; notre étude, dans ce chapitre, visera à déterminer le processus à l’œuvre dans cet échange et la nature de l’identité culturelle qui en résulte. Nous nous concentrerons sur plusieurs personnages de La rivière sans repos et Histoires nordiques, et nous appuierons sur la théorie de la transculturation, néologisme formé par l’anthropologue cubain

Fernando Ortiz.

Dans son introduction à Contrapunteo cubano del tabaco y azúcar5 de Fernando Ortiz,

Bronislaw Malinowski explique que ce dernier a inventé le néologisme transculturation pour

« remplacer plusieurs expressions courantes, telles que ‘changement culturel’, ‘acculturation’,

‘diffusion’, ‘migration ou osmose de culture’, et d’autres du même sens qu’il considère

5 Cuban counterpoint; tobacco and sugar (Controverse cubaine entre le tabac et le sucre – Mémoire d’encrier [2011])

73 imparfaite » (Malinowski 1940)6. Ortiz explique que « le terme « acculturation » est employé pour décrire la transition d’une culture à l’autre et ses diverses répercussions sociales. Mais la transculturation est un terme plus approprié » (Ortiz 1940, p. 98) parce que la transition d’une culture à l’autre est un processus simultané de déracinement d’une culture et de l’acquisition d’une nouvelle culture tant du côté du colonisé que du colonisateur. À la lumière de l’explication du terme « transculturation » par Ortiz, ainsi, nous nous emploierons à déterminer, en étudiant certains personnages, la représentation dans notre corpus de nouvelles identités transculturelles

D’autres que Ferdinand Ortiz, tels la critique Mary Louise Pratt ou l’écrivain Hédi Bouraoui ont contribué à forger la notion de transculturation. Nous examinerons leurs points de vue sur ce phénomène, et comment il peut être attaché aux personnages et aux situations étudiées.

Ainsi, nous arriverons à déterminer la possibilité des échanges culturels entre le colonisateur et le colonisé, ainsi que la construction d’une identité transculturelle chez ces deux types de protagonistes dans les récits de Roy et de Lachapelle

1. L’identité transculturelle des Inuits dans La rivière sans repos

Fernando Ortiz introduit la notion de transculturation dans son livre Contrapunteo cubano del tabaco y azúcar en 1940 pour mieux décrire la situation de Cuba à ce moment-là. La notion principale qu’il souhaite remplacer ainsi est celle d’« acculturation » qui « débouche sur l’idée de l’assimilation (…), une idée eurocentriste [qui] impliquait que l’indigène, ‘le sauvage’, ‘le ‘barbare’ devait obligatoirement ‘s’assimiler’, ou encore ‘se civiliser’. » (Lamore 1992) Selon Ortiz, « le

6 C’est Malinowski qui a fait la préface du livre Contrapunteo cubano del tabaco y azúcar. Donc ces citations de Malinowski font partie du livre d’Ortiz. Nous avons consulté ce livre en anglais mais nous avons utilisé la traduction des extraits de ce livre faite par Jean Lamore.

74 vocable ‘transculturation’» exprime mieux les différentes phases du processus de transition d’une culture à l’autre, car celui-ci ne consiste pas seulement à acquérir une culture distincte — ce qui est en toute rigueur ce qu’exprime le mot anglo-américain d’« acculturation » — mais que le processus implique aussi nécessairement la perte ou le déracinement d’une culture antérieure, — ce qu’on pourrait appeler « déculturation », et en outre, signifie la création consécutive de nouveaux phénomènes culturels que l’on pourrait dénommer ‘neoculturation’. »

(Ortiz 1940, p. 102-103)

Dans les textes de Roy et Lachapelle, le choc des cultures inuite et blanche aboutit à des changements dans les modes de vie de chacun, et à des modifications des différentes identités culturelles. Ces changements et modifications sont néanmoins le résultat d’un processus graduel d’interaction des deux cultures. Ils varient selon l’individu, parce que chacun y répond différemment. La critique anglophone Mary Louise Pratt, en soutenant son point de vue sur la transculturation, explique que celle-ci est un phénomène de la « zone de contact » (contact zone). Si le peuple assujetti ne peut pas facilement contrôler ce qui émane de la culture dominante, il est en mesure de déterminer, à des degrés divers, ce qu’il assimile à sa propre culture et ce qu’il en fait (Prat 1992, p. 6). On pourrait dire que les personnages inuits dans La rivière sans repos exercent ce contrôle de différentes manières. Il y en a qui s’imprègnent totalement de la culture occidentale et d’autres qui prennent juste une partie de cette culture.

Nous étudierons dans les prochains paragraphes les différentes manières dont les identités transculturelles des Inuits sont construites dans La rivière sans repos en étudiant le parcours spécifique d’Elsa, le personnage principal, et celui de Thaddeus, le grand-père d’Elsa.

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Dans La rivière sans repos, le parcours d’Elsa commence par un va-et-vient entre la culture inuite et celle des Blancs. Dans le premier chapitre de la première partie, le narrateur présente les membres de la famille d’Elsa. Celle-ci apparaît comme la fille du village « qui se montrait la plus impatiente de courir au cinéma et la plus pressée toujours de rentrer chez elle. » (p. 100) La salle de cinéma en question se trouve dans la Mission catholique, dans le village des Blancs, marqué par la civilisation occidentale, alors que la maison d’Elsa se trouve dans le village des

Inuits, marqué par la tradition inuite. La frontière du village des Blancs est là où la route de bitume se termine, alors que celui des Inuits commence par « la grève où s’éparpillaient de loin les huttes du village esquimau. » (p. 99)

La salle de cinéma gérée par le Père Eugène constitue un agent de l’acculturation des

Inuits, qui y restent cependant séparés des Blancs. « Le Père Eugène donnait deux représentations par semaine : une pour les Blancs, une pour les Esquimaux. » (p. 96-97) Elsa et ses amis y vont régulièrement pour regarder les films du Sud et au début du récit, elles ont regardé « un film de Clark Gable [qui] excitait leur verve. » (p. 97) C’est ainsi qu’elles sont régulièrement exposées à la civilisation du Sud à travers l’écran. La salle de cinéma dans le village des Blancs et la maison d’Elsa dans le village des Inuits deviennent deux réalités pour Elsa, entre lesquelles elle va et vient.

C’est tout d’abord dans l’habillement d’Elsa qu’on remarque une acculturation et des emprunts à la culture occidentale, qui résultent en partie de son exposition à cette culture à travers l’écran. Elsa et ses amies se sont habillées à l’occidentale pour se rendre à la salle de cinéma. Le narrateur appelle le village des Blancs « ville » lorsqu’il décrit la manière dont Elsa et

76 ses amies s’habillent quand elles y vont : « Revenant de la « ville », elles étaient mises dans leur plus beau – hélas bien banal en comparaison du parka de jadis et des jolies bottes en peau de phoque ; à présent elles portaient des robes de cotonnade fleurie sur lesquelles flottaient des chandails informes comme des sacs. » (p. 98) Ce soir-là, les jeunes filles ont regardé un film de

Clark Gable où l’acteur embrasse l’héroïne. Dans les commentaires des jeunes filles sur cet acte, on remarque que cette manière d’exprimer l’affection leur semble étrange :

« Pouah! dit Mary-Jane, que je n’aimerais pas être bouche à bouche avec un étranger. »

« Il doit falloir beaucoup de confiance pour s’y résoudre, fit remarquer Elsa

rêveusement. »

« Je ne peux vraiment croire que des gens s’embrassent de cette manière intime, fit

encore Mary-Jane. »

Lily aussi en doutait et Mildred, plus ou moins, qui pourtant d’ordinaire n’avait pas d’idée

à elle. Seule Elsa était d’avis que, pour étrange qu’il leur parût, le baiser sur la bouche

pouvait bien être ailleurs dans le monde ce qu’il y avait de plus naturel. On n’était jamais

allé là-bas pour en juger en tout cas, finit-elle par lancer, mi-sérieuse, mi-moqueuse, elle

serait bien prête, quant à elle, à essayer pour en connaître l’effet. Sur quoi les trois autres,

en se gaussant d’elle, la bourrèrent de coups de coude. (p. 99)

Dans cette conversation, on peut observer le pouvoir détenu par les personnages sur ce qu’ils assimilent de la culture occidentale. Bien que familiarisées avec celle-ci, les jeunes filles rejettent en majorité la manière dont les Blancs expriment l’affection amoureuse. Seule Elsa est ouverte à

77 l’idée d’essayer d’embrasser, juste pour en connaitre l’effet. On voit ici que chacun exerce différemment son contrôle du degré de son acculturation en faveur de la culture occidentale.

Elsa rentre au village des Inuits en s’adaptant aussi à la réalité de ce dernier. « Aimant le cinéma comme un songe merveilleux, elle n’en était pas moins rendue heureuse par le simple fait de retrouver les réalités du pays esquimau. » (p. 100) C’est à son retour du cinéma qu’Elsa va expérimenter ce qu’elle a vu sur l’écran lorsqu’elle est agressée par un des jeunes G.I. en détachement à Fort Chimo. Le jeune soldat, après l’avoir saluée, « l’attirait dans les buissons. Il colla sa bouche aux lèvres d’Elsa. » (p. 101) Ici, la jeune Inuite choisit d’expérimenter dans la réalité ce qu’elle a vu sur l’écran. Elle ne résiste pas au jeune soldat. « Tout ce qu’elle devait donc jamais vraiment savoir de lui, c’est qu’il était jeune et d’un cœur s’affolant comme s’affole le cœur d’une bête prise au piège. Hors cette panique, tout était cependant tel qu’au cinéma,

étrange, lointain, à peine vraisemblable. » (p. 101-102) À certains égards, cette expérience d’Elsa, plus qu’une agression, peut sembler comme son acceptation de la manière occidentale d’exprimer l’amour, une incorporation de cet aspect de la culture occidentale à la sienne.

Comme mentionné plus haut, Elsa tombe enceinte suite à son rapport avec le GI ; la naissance de son enfant métis, Jimmy, marque la deuxième phase de son parcours. « Tout changea brusquement pour elle. Ce fut à la minute exacte où Mlle Bourgoin, l’infirmière en chef, lui mit l’enfant presque de force entre les bras, en disant : Regarde-le tout de même, ce beau garçon ! » (p. 110) Toute la vie d’Elsa, après la naissance de Jimmy, consiste à imiter les Blancs.

Avant son passage à la salle de cinéma, Elsa avait déjà été exposée à la culture occidentale en travaillant comme femme de ménage chez Elizabeth Beaulieu. Elle avait vu le mode de vie de cette dernière et la manière dont elle élevait ses enfants. Donc, une fois qu’elle a son propre

78 enfant, elle commence à mettre ses connaissances en pratique. « Elle [se livre] sans fin au plaisir d’enrouler [les cheveux de Jimmy] sur ses doigts comme elle avait vu s’y prendre Mme Beaulieu pour les cheveux de son bébé, au temps où elle travaillait chez cette dame. » (p. 111) En plus,

Elsa suit soigneusement les conseils de l’infirmière en chef « de ne pas le laver quand ça fera son affaire, quand elle en aura le goût, mais chaque jour à la même heure » (p. 115) et de l’habiller en bleu selon la règle, « les filles en rose, les garçons en bleu. » (p. 112)

L’imitation des Blancs par Elsa participe de ce qu’on appelle l’acculturation. Cependant, pour Ortiz, la transculturation ne consiste pas seulement à imiter et acquérir une culture donnée

(la culture occidentale), mais à perdre ou à se déraciner de sa culture, ce qu’il appelle

« l’exculturation » ou « la déculturation », avec l’acquisition réciproque de la culture d’autrui.

Afin d’avoir les moyens d’acheter des vêtements et produits occidentaux pour Jimmy, Elsa reprend son travail de femme de ménage chez Mme Beaulieu. Cette fois-ci, elle devient si habituée à la vie occidentale à laquelle elle est exposée qu’elle commence à se sentir mal à l’aise quand elle rentre chez elle.

Puis en fin de la journée, elle pouvait partir. Mais c’est alors sans doute, au sortir des

splendeurs et des raffinements, que la hutte retrouvée avec sa lampe fumante lui

apparaissait dans tout son encombrement. Elsa s’attelait maintenant à frotter et à

nettoyer chez elle… La lampe tirée de son côté, Elsa se mettait ensuite à coudre et à

raccommoder. Elle était possédée par l’effarant souci de rendre la cabane aussi

accueillante que la riche maison du chef de police. Son deuxième, puis son troisième

salaire passèrent à acheter un bout de linoléum pour couvrir le hideux plancher et de

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chaudes couvertures de laine en remplacement des vieilles peaux de bête à la longue

remplies de poussière et de microbes. (p. 126)

Se souciant de la vitesse de la déculturation d’Elsa, parce que cette dernière perd certaines vertus inuites (comme la quiétude et la liberté) et qu’elle craint de perdre son fils, le pasteur lui conseille

« [d]’être encore un peu comme avant. [D’]Élever [son] enfant plus simplement, comme [elle] l’a

été [elle-même] » (p. 141) pour éviter qu’elle « ne soit embarquée dans le chemin sans issue des possessions dont on n’était jamais rassasié. » (p. 104) Après cette rencontre avec le pasteur, Elsa commence à poser des question à son grand père sur la vie des Inuits d’autrefois. Elsa a été élevée selon la manière traditionnelle mais elle a oublié une grande partie de ce mode de vie. On remarque cela lors de sa conversation avec Madame Beaulieu. Celle-ci lui pose des questions sur leur vie d’autrefois mais elle ne trouve pas assez de réponses :

« Parle-moi un peu de ta vie. C’était comment autrefois, votre vie, les Esquimaux ? Te

rappelles-tu ?

La vie d’autrefois ? Elle levait les yeux, elle tendait sa mémoire comme on se tend sur la

pointe des pieds pour atteindre un objet haut placé, à la limite de la main, et tout d’un

coup la nostalgie dans ses larges prunelles faisait place à une bonne lueur.

« Il me semble, disait-elle, qu’alors on avait souvent froid et faim, dans l’iglou. Mais,

quand on n’avait ni froid ni faim, alors, il me semble, on riait.

« Ah, disait Elisabeth, aussitôt allégée. Mais de quoi, Elsa ? De quoi pouviez-vous donc rire

?

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Elsa haussait les épaules. Elle ne le savait pas. Elle avait oublié ou bien ne l’avait jamais

su. C’était de rien peut-être. Tout ce qu’elle pouvait dire, c’est qu’elle croyait se souvenir

avoir entendu rire, enfant, plus qu’on ne riait maintenant. (p. 151)

Dans ce passage, on constate qu’Elsa a toujours quelques souvenirs de la vie traditionnelle de son peuple et qu’elle essaie de rattraper les souvenirs presque perdus de son enfance. Elle est motivée par le fait que son enfant métis, qui ne connait que la civilisation occidentale, doit apprendre la culture inuite. Elle commence à penser au vieux Fort Chimo où elle a été élevée à la manière traditionnelle.

Tel qu’elle s’en souvient, l’herbe là-bas poussait plus haut que sur cette rive-ci et les

arbres y avaient plus de vie. Elle s’aperçut avoir plus de souvenirs qu’elle ne croyait du

vieux village esquimau de son enfance. Imprécis toutefois, ils se levaient du lointain de sa

mémoire comme un de ces airs de musique obsédants que l’on n’arrive pas à reconnaitre.

Elle se met à questionner son père, mais surtout Thaddeus qui se montra d’avantage

porté à parler de ces jours écoulés.

« Comment était-ce par-là, grand père, au temps d’autrefois ? » (p. 143-144)

Après avoir eu la réponse à sa question, Elsa demande à son grand père s’ « il est resté quelques- uns des [leurs] dans le vieux Fort Chimo. » (p. 146) Celui-ci l’informe qu’il y reste son oncle Ian et quelques autres Inuits.

Après sa conversation avec son grand père, Elsa décide de partir. « Partir ? Pour elle cela ne pouvait avoir qu’un sens, devait en venir à signifier le retour au vieux Fort Chimo. » (p. 143)

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Elsa va aller vivre avec son oncle Ian, de l’autre côté de la rive. Ce dernier fait partie des Inuits qui ont refusé de suivre la civilisation occidentale en déménageant au nouveau Fort Chimo où se trouvent le village des Blancs et toutes les infrastructures du Sud. Il se nourrit par la chasse et se déplace en traîneau à chiens, comme autrefois.

En décidant d’aller vivre avec Ian, Elsa part pour se réapproprier la culture inuite qu’elle est en train de perdre. Elle arrive au vieux Fort Chimo. Le narrateur décrit l’endroit comme

« [étant] d’une sauvagerie à remplir le cœur de détresse. » (p. 161) Nous avons mentionné dans le premier chapitre que la voix narrative, même si elle assume normalement la responsabilité de la description dans le récit, peut parfois parler au nom de l’autre (Harel 1992, p. 17). Donc il est possible que le narrateur décrive ici l’endroit selon la perspective d’Elsa qui vient d’un endroit raffiné, qu’elle a créée pour elle-même en imitant les Blancs. Le narrateur révèlerait ainsi la détresse que ressent Elsa en pensant à ce qu’il lui faudra de force pour s’adapter à cet endroit.

Cela montre qu’elle peut avoir envie de retrouver sa culture inuite mais qu’elle ne peut plus vivre selon cette dernière. Comme Thaddeus, qui aime penser à la vie d’autrefois mais décide de rester au nouveau Fort Chimo, Elsa ne ressent plus de plaisir quand elle est confrontée avec la réalité de la vie au vieux Fort Chimo.

Ian donne à Elsa sa propre « tente parfumée par l’odeur de la marée et de l’intrépide

épinette », qu’elle trouve mieux que « la cabane malodorante de Ian chez qui elle ne se serait pas encore permis de faire le ménage, malgré l’envie de jour en jour plus forte. » (p. 162-163)

Même si elle est au vieux Fort Chimo, l’envie de transformer l’endroit comme elle a transformé sa cabane au nouveau Fort Chimo devient plus intense au fil des jours. Cela est une indication de

82 son déracinement de sa culture d’origine. Elsa s’adapte mal au mode de vie d’Ian. « Presque chaque jour il laissait à l’entrée de la tente du gibier ou du poisson. Elle l’apprêtait et en portait une part sur le seuil d’à côté. Ces manières lui devinrent intolérables. Un jour elle envoya Jimmy porter le repas du solitaire. Il ne fut pas repoussé. Elle persévéra. » (p. 163)

Jimmy est la raison pour laquelle Elsa est venue s’installer au vieux Fort Chimo. Elle y est pour que le petit apprenne à vivre comme les Inuits et pour ne pas le perdre au profit des Blancs.

Puisque le petit Jimmy s’adapte bien à son nouvel environnement, « elle persévér[e]. » (p. 163)

« Elle confectionna pour Jimmy un costume en peau de caribou, et lui fit aussi les bottes à l’avenant » (p. 167) ; il est à noter qu’Elsa ne confectionne pas de vêtements traditionnels pour elle-même, mais qu’elle se souvient quand même comment les confectionner. Ses souvenirs de la vie d’autrefois lui suffisent pour se débrouiller pendant son séjour au vieux Fort Chimo. En effet, elle improvise la vie qu’elle a laissée au nouveau Fort Chimo. Elle dort dans un sac de couchage, « entouré, pour plus de chaleur, de fourrures. » (p. 67) Le sac de couchage pourrait ici symboliser la vie occidentale, et les fourrures, la vie traditionnelle inuite. Ainsi, même si en réalité

Elsa est seulement entourée par le vieux Fort Chimo, elle continue de vivre à la mode occidentale, le sac de couchage étant un « sac en duvet ou en matière synthétique, isolant dans lequel on se glisse pour dormir en camping, en randonné, en expédition. » (Rey 2019, p. 2287) On peut dire qu’Elsa est seulement en camping dans le vieux Fort Chimo, imprégnée par la culture occidentale

à travers laquelle elle voit son nouvel environnement. Un jour, regardant Jimmy dans son costume en peau de caribou, « Elsa se ren[d] compte qu’il était moins propre, moins bien tenu qu’auparavant. » (p. 167) C’est du moins ce qu’elle perçoit en regardant à travers son « sac de couchage ».

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Au fil du temps, Elsa commence à recréer la vie qu’elle menait au nouveau Fort Chimo

Elle décide d’apprendre à Jimmy à lire et à écrire. L’enfant « apprenait à tracer son nom au poinçon dans la pierre tendre et [Elsa] aimait le voir écrire (…) Mais elle s’attrista parce qu’il n’avait pour écrire que de la pierre. » Alors, elle supplie Ian de traverser la rivière Koksoak pour acheter du papier pour Jimmy. Avec du papier à sa portée, Elsa commence à écrire des lettres à

Mme Beaulieu, la femme chez qui elle a appris la plupart de ce qu’elle connait de la culture occidentale. Ainsi elle vit dans la nostalgie de la vie qu’elle menait au nouveau Fort Chimo.

Elsa, son oncle Ian et Jimmy vont finalement fuir le vieux Fort Chimo après la visite de

Roch qui avertit la première qu’elle risque de se voir enlever son enfant de force si elle refuse de le ramener au nouveau Fort Chimo, afin de commencer l’école. L’enfant tombe malade pendant le voyage à cause du froid et toute tentative de Ian de guérir l’enfant avec les remèdes traditionnels inuits s’avère infructueuse. Ayant plus de confiance en la médecine occidentale qu’en des remèdes traditionnels, Elsa insiste pour ramener Jimmy au nouveau Fort Chimo où il va recevoir des soins médicaux.

« Il faut revenir, disait-elle. C’est une folie de vouloir continuer. »

« Tu es comme les autres, riposta l’oncle Ian, faite pour la captivité. »

Cependant, il se radoucit au bout d’un moment et promit de chercher sous la neige, dès

qu’il ferait jour, cette écorce dont sa mère faisait un bouillon pour faire tomber la fièvre.

« Ce devait être un bon remède en effet, se moqua amèrement Elsa… » (p. 186)

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La maladie de Jimmy met fin aux efforts d’Elsa pour vivre à la manière inuite et suscite en elle de la nostalgie pour le nouveau Fort Chimo ; elle lui redonne confiance dans le mode de vie des

Blancs. Son séjour au Vieux Fort Chimo n’a rien changé en elle. Elle y a passé tout son temps à vivre dans la nostalgie.

Une fois Jimmy guéri par son séjour à l’hôpital du nouveau Fort Chimo, Elsa « [change] encore une fois son fusil d’épaule pour se mettre de nouveau carrément du côté des Blancs. » (p.

197) Elle pense que le village des Inuits est « ‘loin de tout’ et [qu’elle] peut être mal vue des siens, si bien logée à côté de leurs misérables cabanes. » (p. 198) Mais en considérant le village des

Blancs, elle pense que « la hutte attirerait certainement moins l’attention… mais elle serait loin de tout, d’une autre manière. » (p. 198) Elle trouve enfin « entre la Mission catholique et le temple anglican, un espace libre, en plein cœur du village » (p. 198), mais plus proche des Blancs.

Dans sa grande hutte, elle dispose des meubles que le pasteur lui a offerts, une paire d’épaisses couvertures de laine provenant de la femme du directeur du magasin de la Baie d’Hudson et une machine à coudre offerte par Roch Beaulieu qu’elle place devant la fenêtre vitrée de la hutte.

Avec cette machine, elle fabrique des souvenirs « esquimaux », des poupées inuites. Ces poupées esquimaudes lui servent comme souvenir de son identité inuite. Alors qu’elle s’assoit devant la machine à coudre pour les confectionner, les gens qui passent devant chez elles, Blancs et Inuits, la regardent à travers la vitre, son visage « encadré par la fenêtre. » (p. 198)

Selon Ortiz, la transculturation, en plus d’être le « déracinement d’une culture antérieure » est aussi « la création consécutive de nouveau phénomènes culturels que l’on pourrait dénommer ‘néoculturation’. » (Ortiz 1940, p. 103) La transculturation d’Ortiz est

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« créative et jamais achevée ; elle est irréversible. » (Lamore 1992) On pourrait dire que le personnage d’Elsa, tel qu’il est décrit ci-dessus, est une nouvelle création de la transculturation.

Son apparence et ses souvenirs sont inuits mais son comportement est blanc. La fenêtre vitrée à travers laquelle les gens voient son visage pourrait symboliser la distance qu’elle a prise par rapport aux cultures avec lesquelles elle a été en contact. Même si elle est inuite, les gens ne voient plus une inuite pure quand ils la regardent. On voit une Inuite à travers le spectre de la civilisation des Blancs. Elsa est ici tout un nouveau phénomène. Ce qui lui reste de son identité inuite n’est qu’un souvenir d’enfance, des poupées qu’elle couds.

Elle les faisait un peu courtaudes, avec des nattes tressées dur, avec des joues rebondies

et un air heureux, telle qu’elle avait été elle-même au temps où elle revenait du cinéma

en compagnie de Mary-Jane, Mildred et Lily, et que le ciel devant elles prenait la couleur

de l’or assourdi. Non que ce souvenir l’émût particulièrement. Il lui semblait trop loin

vraiment, aussi loin déjà que les vieilles montagnes rondes à l’horizon, sur lesquelles son

regard trouvait le temps, parfois, entre deux coutures, de s’arrêter pour un bref moment.

(p. 199)

À la différence d’Elsa, Thaddeus, son grand-père, exerce un certain contrôle sur ce qu’il assimile de la culture occidentale. L’événement qui marque le passage de ce personnage de sa culture inuite à la culture des Blancs est son déménagement du vieux Fort Chimo au nouveau

Fort Chimo. Séparé par la rivière Koksoak, le premier village, comme son nom l’indique clairement, représente l’ancien monde alors que le deuxième représente le moderne. En 1944, les Américains arrivent et établissent une base aérienne sur la rive gauche de la Koksoak

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(nouveau Fort Chimo) et certains Inuits quittent la rive droite de cette rivière (vieux Fort Chimo) pour s’y installer et profiter des emplois salariés, abandonnant la pêche comme manière de gagner leur vie. En 1948, l’Aviation royale canadienne et le ministère fédéral des Transports remplacent l’Armée américaine sur cette rive. Une école permanente, une infirmerie, une station ionosphérique (venant s’ajouter à la station météorologique déjà existante) ont été aussi construites à cette même époque (Cartier 1964, p. 67-68). Selon l’historien Yves Cartier, à cause de ces développements, les Inuits quittent de plus en plus le vieux Fort Chimo où ils vivaient à la manière des ancêtres, pour s’installer au nouveau Fort Chimo avec les Blancs. Dans La rivière sans repos, les personnages de Thaddeus et Winnie font partie de ces Inuits attirés vers le nouveau

Fort Chimo par la vie moderne. Thaddeus a ainsi abandonné la chasse et la vie nomade pour la vie sédentaire. Il adopte aussi des habitudes alimentaires occidentales, préférant les produits de la farine et le thé à la nourriture inuite. Il avoue ce fait pendant sa conversation avec Elsa.

En vérité, la Compagnie nous achetait nos fourrures ; nous, nous ne lui achetions guère

plus que l’essentiel. Par exemple, la farine. Il faudrait essayer d’imaginer une vie sans

cette bénédiction, pour comprendre ce qu’elle fut pour nous dès le premier jour

Mais je me demande si le plus grand bienfait ce ne fut pas le thé ! Ce n’était déjà plus tout

à fait l’essentiel. C’était peut-être même déjà une extravagance. Mais le réconfort que ce

fut au cours de nos voyages au grand froid ! (p. 145-146)

Bien qu’il adopte nombre d’habitudes des Blancs, Thaddeus, à la différence d’Elsa, refuse d’acquérir la culture de l’ordre. Il conserve l’insouciance qui caractérise les Inuits. Il n’est pas content de voir qu’Elsa élève son enfant à la manière des Blancs. Il est particulièrement

87 tourmenté par le fait qu’Elsa achète un parc « pour y tenir emprisonné » (p. 127) l’enfant afin qu’il ne se salisse pas en jouant dans la saleté.

Même Thaddeus, un homme à se mêler strictement de ses affaires, représenta à Elsa qu’il

n’était pas bien de restreindre un jeune enfant qui en était justement à découvrir l’ivresse

de pouvoir se porter là où il voulait sur ses petites jambes. Il offrit d’avoir l’œil sur l’enfant

du matin au soir, quitte, s’il le fallait, à ne rien faire d’autre, plutôt que de souffrir le

sentiment de le savoir prisonnier. (p. 127)

Dans ce passage on constate que l’insouciance des Inuits est un résultat de leur éducation et

Thaddeus conserve cette qualité malgré ses interactions avec la culture occidentale, voulant aussi que le petit Jimmy soit éduqué à la manière inuite.

Même si Thaddeus vit à l’occidentale dans le nouveau Fort Chimo, il lui reste des souvenirs de sa vie d’autrefois, et parfois, il en a la nostalgie. Malgré sa perte des coutumes inuites comme la chasse, il garde toujours la maîtrise de la sculpture inuite. En hiver, il « se remet[tait] pour de bon à sculpter des harfangs des neiges au grand bec recourbé ». (p. 106), tout comme Elsa qui plus tard, elle aussi, fabrique des poupées inuites. Le vieux Thaddeus est tout joyeux lorsqu’Elsa lui demande comment leur vie était autrefois. « Le vieillard eut l’air heureux qu’on voulût bien faire appel à ses souvenirs. » (p. 144) Il lui raconte leur ancienne vie au vieux Fort Chimo avec passion et avoue qu’il envie les gens qui y sont restés. « Oui, c’est juste et parfois je les envie. Il y a le vieux qu’on appelait le Renard, rusé et sauvage comme pas un. Il y a Ebenezer et sa vieille femme (…) Il y a ton oncle Ian (…) Lui, jamais, on ne l’aura de ce côté-ci, ni par la Baie d’Hudson, ni par la religion. » (p. 146-147)

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Dans ce passage on peut observer d’autres éléments de la culture occidentale dont Thaddeus s’est imprégné, notamment la religion et les produits de Compagnie de la Baie d’Hudson qui remplacent la nourriture inuite. L’effet irréversible de la transculturation est bien évident en

Thaddeus ainsi qu’en Elsa en ce qu’ils ne retournent pas à l’ancien mode de vie même s’ils en ont la nostalgie. Thaddeus se contente d’envier les gens qui restent au vieux Fort Chimo mais refuse d’y retourner.

Quelquefois je me dis que je prendrais volontiers sa place, n’ayant de comptes à rendre

à personne, un vrai faucon sur le haut de la falaise. Mais non, pourtant, car sur la falaise

il y a le vent et la liberté, mais rien d’autre (…) C’est toute l’histoire de l’homme au fond,

conclut Thaddeus, que ce choix trop difficile entre la vie au grand large, fière et

indomptable, ou avec les autres, dans la cage. (p. 147)

Si l’on suit la réflexion d’Ortiz, on voit que Thaddeus est tout un nouveau phénomène. Ortiz est d’accord avec l’école de pensée de Malinowski qui maintient qu’à la fin, le résultat de toute union des cultures est similaire au processus de reproduction entre deux individus : le descendant à toujours quelque chose des deux parents mais est toujours différent d’eux (Ortiz 1944, p. 103).

2. L’identité transculturelle des Inuits dans Histoires nordiques

Dans Histoires nordiques, Lachapelle présente deux catégories de personnages inuits : ceux qui sont exposés à la culture occidentale du fait de la présence des Blancs dans le territoire nordique, et ceux qui y ont été exposés en quittant le Nord pour vivre en pensionnat dans le Sud. Les Inuits de la première catégorie, dans une certaine mesure, contrôlent le degré de leur acculturation car ils sont sur leur territoire et sont toujours en contact avec leur culture alors que la deuxième

89 catégorie ne dispose pas de ce pouvoir de contrôle parce qu’ils ont été arrachés de leur terre natale et transplantés dans une autre culture. Selon Ortiz, une transculturation est dite échouée quand une des cultures mises en contact subit un déracinement de son lieu d’origine, puis une transplantation douloureuse (Ortiz 1944, p. 100). Dans les prochains paragraphes, nous allons

étudier les personnages de Tamusi, Annie et Elisapie pour déterminer les échecs et les réussites dans la création des identités transculturelles que présente Histoires nordiques.

Tamusi est un jeune Inuk qui a été éduqué dans un pensionnat dans le Sud. « Presque tous les hommes de sa génération sont passés par là. Ce qui voulait dire cinq ans, six ans, parfois même dix ans à l’extérieur du village, séparés de leurs familles. » (p. 92) Ici, Lachapelle fait allusion au système des pensionnats autochtones (Residential School System)7 né dans les années 1880, et qui a obligé tous les enfants autochtones à résider dans des pensionnats, dans le but d’éliminer toute trace d’autochtonie en eux (Hanson 2009). C’est ce système d’éducation des enfants autochtones qui précède le Sixties Scoop dans les années soixante, la rafle d’enfants autochtones par les services sociaux sans le consentement de leurs parents, et parfois à leur insu.

Dans les pensionnats, on interdit aux enfants autochtones de parler leur langue maternelle et de pratiquer leur culture sinon, ils seront punis (Hanson 2009).

Déraciné, Tamusi a subi dans les pensionnats un processus de déculturation forcée de la culture inuite, ainsi que d’assimilation à la culture occidentale. Il a appris les langues anglaise et française et a perdu totalement la langue inuite. « Lorsque Tamusi rentrait, tous les étés, il se sentait différent. Il ne savait plus comment faire partie de la communauté, devait réapprendre

7 Le système des pensionnats

90 sa langue. Mauvais chasseur, il se voyait diminué. C’est à cause de cela qu’il a résolu d’être moderne comme les Blancs. » (p. 92-93) On constate que contrairement à Elsa et Thaddeus dans

La rivière sans repos, Tamusi ne conserve rien de sa culture inuite. Les changements qu’il a subis quand il était élève dans le Sud restent permanents et influencent les décisions qu’il prend concernant sa vie.

Adulte, Tamusi souffre d’une crise identitaire. Les Blancs ne le considèrent pas comme un

Blanc, mais il ne se considère pas lui-même comme un Inuit même s’il vit parmi ces derniers.

Ayant du mal à participer aux activités de son village, « il habite seul une matchbox situé sur une pointe, tout au fond de la baie, à l’extrémité du village. » (p. 92) Cette phrase dépeint bien la distance existant entre Tamusi et sa culture d’origine. Même s’il vit dans le Nord, il mène une vie moderne. Il a obtenu le poste de commis au magasin de la Baie d’Hudson grâce à sa capacité à parler « un peu le français et très bien l’anglais » ce qui lui permet « d’acheter une moto, une motoneige et l’équipement qui vient avec. » (p. 92) Tamusi s’habille comme les Blancs. Pour une de ses sorties, il met un « parka de duvet de couleur kaki comme ceux des militaires, bottes doublées de feutre, gants de cuir, casque protecteur avec visière. » (p. 58)

Même si Tamusi a quitté le Sud depuis longtemps, il est toujours en contact avec ce monde. Il est attiré par les jeunes enseignantes blanches qui viennent au village, et c’est ainsi qu’il fait la connaissance de Louise, le personnage principal, qui tombe amoureuse de lui. Celle- ci rêve de se marier avec lui, d’avoir des enfants avec lui et de rester dans le Nord. Mais le jeune

Inuk cherche plutôt l’opportunité de s’installer dans le Sud où il se sent plus à l’aise. Il est évident que Tamusi est attiré par les Blanches parce qu’il préfère tout ce qui vient du Sud. Cependant, il

91 est mal jugé par sœur Réjean, une religieuse qui est aussi enseignante. Celle-ci le qualifie de

« séducteur de Blanches ». Certes, elle ne comprend pas le conflit existant entre l’identité de

Tamusi et l’environnement nordique où il vit. Celui-ci quitte Louise, non parce qu’il ne l’aime pas,

« il l’aime bien. Mais la fille fait des rêves idiots à leur sujet. » (p. 93) Il veut aller dans le Sud avec

Louise mais cette dernière rêve du contraire. Elle veut rester dans le Nord avec le jeune Inuk.

Le cas de Tamusi peut être considéré comme une transculturation échouée. Le jeune Inuk a subi un déracinement suivi d’une transplantation douloureuse. Contrairement aux autres

Inuits, il n’a aucun contrôle sur ce qu’il assimile de la culture dominante. On peut qualifier son expérience de transculturation échouée parce qu’il a bel bien subi un double processus de déculturation et d’acculturation, qui caractérise la transculturation, mais que ce processus ne crée aucun nouveau phénomène. Selon Ortiz et Malinowski, ce phénomène serait créé à partir des éléments de la culture antérieure et de la nouvelle culture présentes dans l’individu.

L’identité de Tamusi est loin d’être transculturelle, elle demeure indéfinie.

Dans Histoires nordiques, les zones notables de contact et d’interaction entre les Inuits et les Blancs sont l’école, les magasins, les maisons et des rencontres sociales. Cette diversité des lieux de rencontre donne lieu à plus d’interactions entre les deux cultures. Malgré ces diverses interactions, nous constatons que certains Inuits, à l’opposé de Tamusi, exercent un contrôle sur ce qu’ils assimilent de la culture occidentale. On observe ce contrôle dans la famille d’Elisapie, une des élèves de Louise, lorsque cette dernière lui rend visite afin de remettre le bulletin de notes. À l’occasion de cette visite, le narrateur révèle que Louise est gênée par le fait que les

Inuits laissent leurs portes ouvertes, ce qui l’oblige à entrer dans leurs maisons sans frapper à la

92 porte. C’est la coutume. Dans le Nord, aucune porte n’est verrouillée, à l’exception de celles des

Blancs. Cela met Louise mal à l’aise (p. 28-29).

Dans son essai Six gestures, Peter Kulchyski (2006), parle de cet élément de la culture des

Inuits. La visite à l’improviste fait partie des six gestes des Inuits que l’auteur énumère. Selon l’explication que lui ont donnée des aînés inuits, il n’était pas possible de frapper à une tente ou un igloo autrefois, du fait de la nature de ces habitations. Donc, les Inuits ont transféré cet aspect de leur culture à leur vie actuelle, et ce, bien qu’ils habitent dans des maisons de bois. Kulchyski explique que les seules personnes qui frappent à la porte pour entrer dans les maisons des Inuits, dans le Nord, sont les travailleurs sociaux et les agents de police, qui selon le statut juridique doivent respecter les limites de leurs domiciles. Les Inuits se rendent visite entre eux sans frapper

à la porte, et appellent la personne qu’ils viennent voir.

En observant ce fait, on peut constater que les Inuits d’Histoires nordiques sont déracinés de la culture nomade, de la vie menée dans des tentes et des igloos. Ils ont maintenant assimilé la sédentarité, vivant dans des maisons de bois, tout en y incorporant la culture de la porte ouverte. Quand Louise entre dans la maison, elle aperçoit « La radio [qui] joue fort. La radio parle un moment en inuktitut, et c’est une musique country qui la relaie, probablement Johnny

Cash, Louise n’en est pas certaine. » (p. 29) La radio est un autre élément de la culture occidentale assimilé par les Inuits, mais dans le passage cité plus haut, celle-ci diffuse des émissions en inuktitut ainsi qu’en anglais. La diffusion de la musique de Johnny Cash, un chanteur américain de musique country, signale l’influence continue de la culture occidentale sur la culture inuite.

Louise est reçue par Élisapie et sa mère qui lui offrent « un thé noir bien sucré et un bout de

93 bannique ». Ici, on voit que la culture du thé de la farine mentionné dans La rivière sans repos existe toujours et est devenue une coutume chez les Inuits. « Dans chacune des maisons, Louise a droit à un thé bien noir et très sucré, à un bout de bannique ou de poisson cru… » (p. 30)

La langue est un autre aspect important de la culture et de l’identité d’un individu. La manière dont Élisapie parle le français, dans le texte de Lachapelle, montre dans quelle mesure elle a assimilé la langue française et a perdu l’accent inuktitut. « Elle parle dans un français presque sans accent. » (p. 30) On peut constater ici que l’accent inuktitut s’entend dans son français mais demeure négligeable. Cela est le résultat d’une disparition graduelle de l’accent inuktitut avec l’apprentissage et l’emploi fréquent de la langue française. Pendant que Louise discute avec la mère de son élève, « c’est Élisapie qui traduit, la mère s’excuse en expliquant qu’à l’époque il n’y avait pas d’école française au village, seulement une école anglaise. Maintenant, ils alterneront : un enfant étudiera en français, le suivant, en anglais, et ainsi de suite. » (p. 30)

Ainsi, les langues occidentales sont devenues les langues de communication dans les foyers des

Inuits, alternées avec la langue inuktitut, de même qu’à la radio les émissions en inuktitut alternent avec des émissions en langues occidentales.

Au niveau de la langue, on voit la manifestation de la transculturation selon Hédi

Bouraoui, pour lequel « la construction de l’identité ne comporte pas de perte, mais elle se fait par addition, au fur et à mesure de la découverte de l’autre et de l’intégration de sa différence. »

(Buono 2011) Bien que l’accent inuktitut soit négligeable dans le français d’Élisapie, elle est toujours capable de parler sa langue maternelle, si couramment qu’elle traduit le français de

Louise en inuktitut pour sa mère. Comme chez Bouraoui, il s’agit ici « Non pas se soustraire, [mais

94 de] s’additionner en restant soi-même pour être sans cesse changé, modulé. » (Bouraoui 1994, p. 14) Celui-ci « élabore sa notion de transculturel à partir d’une réflexion tout à fait autonome, qu’il a entamée dès les années soixante-dix en puissant directement de sa propre expérience de vie. » (Buono 2011) Tunisien de naissance, Bouraoui a fait ses études en France et aux États Unis, puis il a immigré au Canada dans les années soixante-dix. Puisqu’il a fait des expériences internationales, traversant les continents d’Afrique, d’Europe et d’Amérique du Nord, « il s’est fait lui-même carrefour culturel et incarnation vivante du transculturalisme. » (Buono 2011) Pour

Bouraoui, le « transculturalisme est avant tout, une profonde connaissance de soi et de sa culture originelle afin de la trans/cender d’une part, et de la trans/vaser d’autre part, donc la trans/mettre, à l’altérité. Ainsi se créent des ponts de compréhension, d’appréciation, de tolérance, de paix entre moi et l’autre. » (Bouraoui 2005, p 10)

3. L’identité transculturelle des Blancs dans La rivière sans repos

Pour Ortiz, la transculturation ne concerne pas seulement le peuple conquis. La transculturation

étant caractérisée par le choc des cultures du colonisateur et du colonisé, elle « n’empêche pas certains synchrétismes (…) Il y a aussi l’inculturation, c’est-à-dire une acquisition réciproque d’éléments culturels (…) le conquérant prend lui aussi une part de la culture du conquis. »

(Lamore 1992) Ainsi, la suite de ce chapitre étudiera les parcours des Blancs en contact avec les

Inuits dans les deux œuvres de notre corpus. Les Blancs, dans La rivière sans repos et Histoires nordiques, acquièrent-ils des éléments culturels des Inuits du Nord du Québec?

Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre précédant, dans La rivière sans repos, on remarque que les Blancs n’interagissent avec les Inuits que sur le plan officiel. Il n’existe

95 aucune amitié entre les deux groupes, hormis peut-être dans le cas du pasteur qui, au-delà de son devoir d’enseigner la parole de Dieu aux Inuits à l’église, est particulièrement proche d’Elsa.

Le pasteur s’intéresse beaucoup à la vie de cette dernière et devient son confident. Il est décrit comme « un homme que sa vie avait profondément aguerri aux spectacles les plus tendres comme les plus cruels. » (p. 131) Si on se fie à la manière dont le narrateur du récit de Roy décrit le paysage nordique par rapport au Sud, on acceptera que « les spectacle les plus cruels » se trouvent dans le Nord alors que « les spectacles les plus tendres » se trouvent dans le Sud. Un spectacle est une chose qu’on regarde ou observe. On ne peut pas être acculturé par rapport à un spectacle, mais on peut s’y habituer si on le regarde longtemps. Donc, on peut dire que pour le pasteur, il s’agit de s’habituer à l’environnement nordique et non d’entrer dans un phénomène d’acculturation à la vie nordique.

Jusqu’à sa mort vers la fin du récit, on ne constate aucun comportement du pasteur qui ressemble à celui des Inuits. Il consacre tout son temps à leur enseigner, à observer le spectacle du Nord et à faire des commentaires sur ses observations. Ainsi, c’est par les commentaires du pasteur et non par sa manière de vivre qu’on peut savoir qu’il est dans le Nord depuis longtemps.

C’est aussi par ses commentaires qu’on connait l’effet que le spectacle du Nord a sur lui. Soit il l’apprécie, soit il en est troublé. Ainsi, il est troublé par l’idée du métissage que représente l’enfant d’Elsa. Sa vie l’ayant aguerri au spectacle nordique, « à la vue de l’enfant d’Elsa [il] se troublait encore et ne savait vraiment que penser de sa présence parmi eux. » (p. 132) Il apprécie la quiétude des Inuits et c’est pourquoi il s’inquiète qu’Elsa perde ce trésor en faveur de l’inquiétude des Blancs.

96

L’agent de police Roch Beaulieu ne fait pour sa part qu’apprécier la vie nordique. Il avoue qu’il préfère travailler à Fort Chimo pour échapper à « la concurrence cruelle sous le dehors d’une fausse douceur » dans le Sud et pour vivre dans le Nord dans la quiétude que cache certes une vue qui parait « dur[e] extérieurement ». (p. 178) Son but n’est pas d’apprendre à être comme les Inuits qui ont créé cette atmosphère, c’est d’en profiter. Ainsi, Roy dépeint une situation où seuls les Autochtones sont sensibles à la transculturation. Le narrateur décrit la manière dont

Elsa perd sa quiétude inuite pour acquérir « l’air un peu harassé de sa jeune patronne et d’autres jeunes femmes blanches toujours préoccupées de ne pas encore assez bien faire et qui ne cessaient de se proposer des buts de plus en plus difficiles à comprendre. » (p. 132) Mais Mme

Beaulieu, la jeune patronne d’Elsa, ne prend rien de la culture de cette dernière. Elle est toujours enfermée dans sa maison entourée par l’environnement nordique. Sa maison est pour elle une barrière contre la pénétration de la culture des Autochtones.

4. L’identité transculturelle des Blancs dans Histoires nordiques

À l’opposé de ce que fait Roy, Lucie Lachapelle dépeint dans Histoires nordiques un milieu où l’interaction entre les autochtones et les Blancs va au-delà du niveau officiel. On y observe ainsi des amitiés entre Blancs et Inuits, dont certaines résultent certes de relations officielles. Par exemple, Louise, le personnage principal, développe des relations profondes avec ses élèves au point où elles partagent des histoires personnelles sans honte. Elle a aussi une amie inuite à qui elle rend visite de temps en temps. À part ces amitiés profondes, il existe aussi des familiarités.

À la différence de ce que l’on peut observer dans La rivière sans Repos, les Inuits et les Blancs d’Histoires nordiques s’amusent la nuit à la même table, en discutant. Louise organise une soirée

97 et ses invités sont des Inuits. Mais il y a aussi Kurt, un Blanc dans la soixantaine qui se trouve dans ce rassemblement. « Ils boivent de l’alcool presque pur qu’ils diluent dans de l’eau et qu’ils servent avec du jus d’orange… Louise les a invités à souper, Adami et sa blonde, Amalie, Tamusi, son amoureux à elle. » (p. 91) Ils jouent une chanson du Sud et ont des conversations sur la religion.

Le parcours de Louise, le personnage principal du texte de Lachapelle, se prête aisément

à une lecture selon la notion de transculturel, telle qu’elle émane du point de vue de l’écrivain

Hédi Bouraoui que nous avons évoqué plus haut, un transculturalisme qui consiste à garder sa culture tout en appréciant et acquérant celle d’autrui. C’est cette mentalité transculturelle qu’a

Louise, la protagoniste d’Histoires nordiques. Louise travaille et s’installe dans le Nord pour mieux connaitre les Inuits. Sa vie consiste à enseigner aux enfants inuits mais aussi à apprendre d’eux.

Louise fait preuve d’une bonne connaissance d’elle-même et de la culture dans laquelle elle a grandi. Donc, elle est capable de comprendre, apprécier et tolérer l’identité et la culture des autochtones parmi lesquels elle vit. Louise conserve son identité blanche et sa civilisation occidentale toute en apprenant la culture inuite et à vivre heureusement dans le Nord. Cette qualité la distingue d’Elsa qui, dans La rivière sans repos, connait peu sa propre culture même si elle vit dans le Nord et en est originaire.

L’intention de Louise de revenir au Nord après son bref séjour dans le but spécifique de connaitre les Inuits est révélé dès le début du récit. Après la journée passée avec son amie Kitty, la voix narrative révèle sa pensée : « Quelle soirée extraordinaire elle a vécue! Sa décision est prise. Elle va terminer ses études et revenir travailler dans le nord. » (p. 24) Revenue dans le

98

Nord, elle affirme sa décision face aux préjugés contre les Autochtones, « elle est venue dans le

Nord pour connaitre les Inuits. » (p. 59) Lors de sa première visite avec son oncle, pendant la soirée passé avec Kitty, Louise fait toujours les choses à la manière occidentale. Après une journée bien passée avec Kitty, Louise fait ses adieux à celle-ci en lui faisant l’accolade. « Kitty est un peu mal à l’aise. Ce n’est pas la manière inuite de faire. Mais elle laisse Louise la serrer dans ses bras. » (p. 24) Louise est toujours enracinée dans la civilisation occidentale mais elle veut y ajouter la culture inuite.

Dans le parcours de Louise, nous pouvons voir la mise en œuvre du transculturalisme bouraouien, qui « propose une approche positive du choc des cultures. » (Buono 2011)

Une nouvelle création conceptuelle qui retient l'origine pour y additionner les différences.

Le moi et l'autre, le même et le différent négocient les généalogies des langues et des

cultures selon les lois mêmes de la nature naturante. Cela constitue alors un terrain

d'accueil où chaque fond culturel local garde sa couleur et sa saveur dans la configuration

des rapports ontologiques. (Bouraoui 2000, p.83)

Comme plusieurs Blancs dans le récit de Roy, et notamment comme le pasteur Paterson, Louise admire la vie et la culture inuite. Elle « est saisie par la quiétude des lieux. » (p. 17) Voulant en savoir plus sur la vie passée des Inuits, elle pose souvent des questions à son amie Annie. Celle- ci propose de l’emmener chez Akinisie, la vieille guérisseuse. Louise écoute la femme avec une attention intense et après l’avoir entendue raconter l’histoire du passé, elle se dit qu’Akinisie représente « l’histoire vivante ». (p. 54) Elisabeth Beaulieu, dans le récit de Roy, fait pareil : elle pose des questions à Elsa sur la vie inuite d’autrefois : « Parle-moi un peu de ta vie. C’était

99 comment autrefois, votre vie, les Esquimaux? Te rappelles-tu? » (p. 151) - questions auxquelles

Elsa ne trouve pas de réponses précises.

Ce qui différencie Louise des Blancs de La rivière sans repos, cependant, c’est qu’elle va au-delà des questions et de l’appréciation de la culture à l’acquisition de la culture. Louise cherche intentionnellement à s’imprégner de la culture autochtone dans les relations qu’elle entretient avec les Inuits. Elle se lie d’amitié avec Annie, une jeune inuite et supplie celle-ci de lui apprendre la langue inuktitut. « Annie a consenti à lui donner des leçons d’inuktitut. Depuis,

Louise va chez elle chaque semaine et répète sérieusement les mots qu’elle lui enseigne. » (p.

37) Au fur et à mesure, les Inuits commencent à la considérer comme une des leurs parce qu’elle parle maintenant un peu leur langue. « Certains s’adressent à elle en inuktitut, comme si elle comprenait bien plus que quelques mots et des bribes de conversation. » (p. 48) Chez ses élèves,

Louise prend des leçons de cuisine inuite et un jour, « les filles trouvent que sa recette s’améliore.

Presque comme celle des Inuits. » (p. 69) Sur le plan de la mode, Louise préfère porter les habits traditionnels inuits. Un jour où elle sort avec Tamusi, « Louise porte son nouvel atigi8. C’est la maman d’Alicie, une de ses élèves, qui l’a cousu pour elle. » (p. 57) . Toutes ces actions de Louise montre qu’elle juge la culture inuite importante et aussi valable que la sienne, qu’elle juge important de comprendre la culture d’autrui et de tolérer les différences. Ce comportement de

Louise peut être décrit à partir des termes du transculturalisme de Bouraoui qui « se pose en modèle identitaire et en valeur humaniste traversant et dépassant toute frontière, dans le but de promouvoir un idéal éthique de tolérance et de paix. » (Buono 2011)

8 Parka inuit

100

Avec le temps, les élément culturels inuits que Louise a acquis commencent à se manifester dans son comportement. Parfois, elle fait involontairement ce qu’elle a acquis. Louise croise un Blanc qui maudit certains enfants inuits. Pour exprimer son mécontentement quant à l’attitude de ce Blanc, « Louise l’avait fusillé du regard. Les mots de haine qu’elle aurait voulu lui crier étaient restés pris dans sa gorge. Le gars avait souri, preuve qu’il n’avait rien compris. » (p.

71) Ici, Louise essaie de communiquer un message au Blanc par son langage corporel, ce qui est une pratique des Inuits. Dans son essai, Six gestures, Peter Kulchyski (2006) explique que la culture inuite était auparavant surnommée « a face-to-face culture ». C’est-à-dire que les Inuits donnent leur approbation (ii) ou désapprobation (ahka) en s’accompagnant d’un geste du visage.

L’approbation est accompagnée d’une levée des sourcils et d’un sourire alors que la désapprobation est accompagnée d’un froncement des sourcils. La plupart du temps, ces gestes ne sont pas accompagnés de mots.

Dans cette rencontre de Louise et du Blanc, on constate que Louise fait un geste de désapprobation de l’action de ce dernier mais que celui-ci ne le comprend pas. Au niveau de la culture, les deux sont diamétralement opposés. Cependant, Louise avoue toujours qu’elle est une Blanche. « Elle avait eu tellement honte! Honte d’être de la même race que lui. » (p. 71) Il y a toujours ici une connaissance de soi de la part de Louise. C’est cette connaissance de soi qui lui fait penser que Tamusi, son amant, ne veut pas avoir d‘enfant avec elle. « Mais peut-être que

Tamusi ne voudrait pas d’enfants avec une Blanche, se dit-elle, les Blanches finissent le plus souvent par repartir vers le Sud. » (p. 60) Donc, la transculturation de Louise ne supprime pas sa conscience d’être Blanche. Elle ne renonce pas à son héritage blanc même si elle acquiert la culture inuite. Vers la fin du récit, Louise repart vers le Sud comme les Inuits l’avaient prévu,

101 confirmant ainsi le fait qu’elle n’a pas perdu sa culture première. En fait, Louise quitte le Nord parce qu’elle n’a pas réussi dans son projet de se marier avec Tamusi, parce que celui-ci ne veux pas rester dans le Nord comme le souhaite Louise. « Ce pays, elle l’aime. Mais sa décision est prise. Elle va quitter le Nord. Les années ont passé. » (p.105)

Louise revient vers le Nord vingt ans plus tard, regrettant de l’avoir quitté. « Elle n’aurait jamais dû quitter cet endroit ; elle aurait pu faire sa vie ici. Mais à quoi bon avoir des regrets ? » (p. 121)

Louise est revenue parce que l’endroit lui manque. « Si elle l’osait, elle se mettrait à genoux et embrasserait le sol. » (p. 117) Arrivée dans son hôtel, Louise appelle ses élèves pour une réunion.

Les filles lui racontent tout ce qui s’est passé pendant son absence et ce qui se passe dans leurs propres vies actuellement. On constate dans la réaction de Louise en revoyant le Nord qu’elle a une affinité avec cet endroit. Ceci suggère qu’elle n’a rien perdu de ce qu’elle y avait acquis pendant son séjour. Donc on pourrait dire l’identité transculturelle de Louise est construite par une addition de deux identités culturelles ; l’une n’est pas perdue dans l’acquisition de l’autre.

Conclusion

Dans ce chapitre, nous nous sommes demandé si le choc des cultures autochtones et blanches avait, dans les récits de Roy et de Lachapelle, les mêmes effets sur l’identité des Inuits et sur celle des Blancs. Nous constatons que Roy décrit les Blancs comme imperméables à la culture des Inuits malgré la durée de leur séjour dans le Nord. Contrairement à l’idée d’un

échange réciproque des éléments culturels, telle qu’affirmée par la transculturation d’Ortiz, Roy illustre une vision euro-centrique de l’entreprise coloniale au Canada, qui consiste à faire s’assimiler les Autochtones à la civilisation occidentale. Donc, même si les Inuits de La rivière sans

102 repos subissent un processus de transculturation tel qu’Ortiz le définit, la communauté nordique dans ce récit n’est pas véritablement devenue une communauté transculturelle.

Contrairement à Roy, Lachapelle dépeint les Inuits comme ayant une identité transculturelle, un échange des valeurs culturelle entre les deux cultures inuite et blanche en contact. En ce qui concerne le cas spécifique des Inuits, il est évident que même s’ils ont tous eu un contact avec la culture occidentale, leurs expériences sont différentes. Donc, plus que la transculturation, la colonisation et le choc des cultures créent une communauté inuite dans laquelle se côtoient différentes identités et appartenances. Les Inuits comme Ian et Akinisie refusent carrément la civilisation occidentale pour vivre à la manière des ancêtres, alors que ceux comme Thaddeus, Winnie, Elsa et la famille d’Élisapie acceptent une identité transculturelle ; d’autres, comme Tamusi, vivent une véritable crise identitaire.

On observe dans le personnage de Louise la représentation du transculturalisme tel qu’on le retrouve chez d’autres auteurs canadiens, tels Hédi Bouraoui. La jeune femme blanche acquiert la culture autochtone sans perdre la sienne propre. Au travers le personnage de Tamusi,

Lachapelle dénonce le fait qu’un autochtone doive perdre son identité pour acquérir la culture dominante. On remarque ceci dans la manière dont Louise respecte les Inuits comme ses élèves et Akinisie, qui connaissent bien leur culture malgré la présence des Blancs dans le village. Louise est déçue lorsqu’elle se rend compte que Tamusi préfère vivre comme les Blancs alors qu’elle pensait qu’il était inuit malgré son passage dans le Sud. Le personnage de Louise reflète l’idée de compréhension et de tolérance de la culture autochtone : elle apprend à vivre comme les Inuits tout en gardant sa propre culture et elle apprécie les Inuits qui font pareil.

103

Malgré la différence dans les expériences des personnages qui ont subi la transculturation dans les récits de Roy et Lachapelle, il y une phase dans ce processus qui leur est commune. C’est la « phase adaptative » de la transculturation d’Ortiz. Hormis les Blancs dans le récit de Roy, tous les personnages ont vécu une adaptation à la culture d’autrui. Donc on peut conclure que

Lachapelle évoque un processus de transculturation complète telle que Ortiz le décrit, et cela aboutit à l’identité décrite par Bouraoui, relative à une communauté où la culture d’autrui est tolérée et appréciée. Mais dans le cas de Roy, la transculturation est inachevée en ce qu’elle ne donne pas naissance à une communauté véritablement transculturelle. Évidemment, les effets de la colonisation et le choc des cultures inuites et blanches sur ses protagonistes ne sont pas les mêmes. À travers les personnages, nous voyons que l’expérience de la transculturation peut être vécue des différentes manières selon les conditions dans laquelle la rencontre entre le colonisateur et le colonisé a été faite.

104

CHAPITRE 5

CONCLUSION

Cette étude a analysé les perspectives de Gabrielle Roy et Lucie Lachapelle sur l’entreprise coloniale au Canada et sur son effet sur l’identité inuite, telles que documentées par La rivière sans repos et Histoires nordiques, deux œuvres inspirées par l’expérience de leurs auteures dans le Nord du Québec. Elle s’est interrogée sur l’effet, sur les identités inuites et blanches, du contact de ces deux peuples ; elle a ainsi observé la manière dont l’identité inuite a été affectée par les changements apportés par les Blancs dans le mode de vie du Nord, et comment le contact avec les Inuits a lui-même affecté l’identité des Blancs. Afin d’aborder ces questions, cette étude s’est divisée en trois chapitres dont le premier a été consacré à la représentation des Inuits, le deuxième à la représentation des Blancs et le troisième à la construction, du fait du contact de ces deux groupes, de nouvelles identités transculturelles.

Consacré à l’étude de la représentation des Inuits dans La rivière sans repos et Histoires nordiques, le premier chapitre de cette thèse a lui-même été divisé en trois parties, à savoir : la représentation du Nord, des Inuits et des traditions inuites. À son terme, nous en sommes venus

à la conclusion que la perception des Inuits a changé entre l’époque où a été écrit le texte de Roy et celle où a été écrit celui de Lachapelle, même si leurs représentations des Inuits conservent des données constantes. Ces premières conclusions ont pu être établies à l’aide des théories critiques de Michel De Certeau, de Frantz Fanon et d’Albert Memmi. Grâce aux textes de De

Certeau, nous avons nommé les deux positions à partir desquelles les Blancs décrits par les deux récits regardent le paysage : celle du « voyeur » et celle du « marcheur ». Par les descriptions du

105 narrateur de La rivière sans repos, qui adopte le point de vue d’un outsider, voyant de haut, Roy révèle le sentiment de supériorité qu’ont les Blancs, du fait de leur vision limitée et fictive du pays, par rapport aux Autochtones. Leur position génère chez eux le mépris du territoire nordique. Chapman (2003) interprète ainsi la distance de la position du « voyeur » face à la réalité nordique comme l’œil colonial de Roy jeté sur le paysage nordique. Tel est le regard qu’ont les

Blancs sur le Nord dans le récit de Roy, qui se déroule pendant les années soixante. Lachapelle, de son côté, emploie plutôt la perspective du « marcheur ». Elle révèle à travers Louise, le personnage principal, les merveilleuses découvertes que l’on peut faire si on parcourt le territoire. Ces découvertes éliminent les préjugés parce qu’elles s’opposent à ce qu’un « voyeur » peut voir de haut. Lachapelle révèle aussi l’effet que la perception du territoire nordique par les

Blancs a eu sur la manière dont les Inuits voient leur propre terre. Même si ces derniers sont proches de la réalité de leur pays, ils le voient parfois à travers les yeux du colonisateur, en prenant son image fictive pour la réalité. Par le geste de Louise, le personnage principal du récit qui invite une jeune Inuite, Kitty, à découvrir son pays avec elle, Lachapelle semble chercher à inviter les Autochtones à se débarrasser de l’image du colonisateur qu’ils ont de leur propre pays et à le redécouvrir avec leurs propres yeux.

Dans la suite du premier chapitre de cette thèse, nous avons analysé la représentation des personnages inuits dans La rivière sans repos et Histoires nordiques à la lumière des arguments de Fanon sur la valorisation de la race blanche, et de ceux Memmi sur la dépersonnalisation du colonisé. Roy illustre dans son texte l’idée d’un préconçu de supériorité de la race blanche possédé par les Blancs. C’est l’arrivée de Jimmy, l’enfant métis d’Elsa, le personnage principal, qui met en évidence la manière dont les Inuits ont accepté ce préconçu lié

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à leurs traits physiques et à leur mode de vie. À l’opposé, Lachapelle, à travers son personnage principal, valorise l’apparence des Inuits. Par l’histoire de la fille d’Akinisie, Lachapelle nous amène à apprécier le fait que les Inuits ont pu rester forts malgré leur passé douloureux. À travers les personnages des élèves de Louise, Lachapelle décrit la sagesse que les Inuits ont pu transmettre à leurs enfants. Elle attire donc l’attention sur les qualités des Inuits, longtemps cachées sous des préjugés animés par une fausse représentation.

La dernière partie du premier chapitre a été consacrée à la représentation des traditions et de la culture des Inuits. Comparées à celles des Blancs dans le récit de Roy, elles y sont décrites comme inférieures. Ainsi, face à la maladie qui a affecté Jimmy pendant son voyage à la Terre de

Baffin, la médecine traditionnelle s’avère inefficace alors que « quelques piqûres de pénicilline » résolvent le problème. C’est la recherche de remèdes pour la maladie de Jimmy qui révèle que les morts prématurés au vieux Fort Chimo sont liées à l’échec de la médecine traditionnelle inuite. Après avoir rejeté la suggestion de Ian d’utiliser la médecine traditionnelle, « [Elsa] n’arrêt[e] plus de s’en prendre [au] cimetière [du vieux Fort Chimo] où elle avait pourtant aimé se promener il y a peu de temps. » (p. 186) Il est possible qu’elle prenne cette attitude parce que

Winnie, sa mère, lui a parlé des morts prématurées au vieux Fort Chimo qu’elle croit que l’absence de la civilisation occidentale a causées, et que son enfant est sur le point d’être compté parmi ces morts si la médecine occidentale ne vient pas à son secours. Contrairement à Roy,

Lachapelle valorise la médecine traditionnelle des Inuits par le personnage d’Akinisie, la guérisseuse. Cette dernière peut guérir « à peu près tout ». (p. 48) Lachapelle dénonce le remplacement des sages-femmes traditionnelles par les infirmières du Sud, qui ne sont pas plus efficaces. Par la restauration des maisons de naissance traditionnelles à la fin du récit, coexistant

107 avec l’hôpital provincial, Lachapelle montre la possibilité de maintenir les traditions autochtones même avec la présence de la civilisation occidentale. Lachapelle valorise aussi la langue autochtone en employant des mots inuktitut dans le récit, et à travers le personnage principal, qui en fait l’apprentissage.

Dans le deuxième chapitre de cette thèse, nous nous sommes intéressés à la représentation des Blancs dans La rivière sans repos et Histoires nordiques afin de mieux examiner le regard que portent ces deux récits sur les Blancs et l’entreprise coloniale au Canada.

Pour y parvenir, nous avons étudié certains personnages blancs représentant différents aspects de la colonisation, notamment la religion, l’éducation et l’administration, ainsi que leurs raisons de vivre dans le Nord. Nos deux auteures montrent que chaque Blanc vivant dans le Nord du

Québec est motivé par des raisons qui lui sont particulières. Cependant, tous ces motifs - qu’ils soient personnels ou officiels - ont un effet sur les Inuits.

En nous appuyant sur les théories des critiques Paige et Memmi, nous avons pu identifier les différentes motivations des Blancs pour vivre dans le Nord et leurs effets sur le territoire nordique et les Inuits. L’adhésion des Blancs à une vision paternaliste de l’entreprise coloniale est montrée à travers le personnage du pasteur Paterson dans La rivière sans repos et celui de

Jean-Claude Mailly dans Histoires nordiques. Tous deux représentent les Blancs comme fidèles au projet d’assimilation des Inuits à la civilisation occidentale, faisant tout ce qu’il faut pour atteindre leur objectif. Tous leurs actes de gentillesse et de bienveillance sont orientés vers la mise en œuvre de cette vision paternaliste. Cette catégorie de Blancs paternalistes est qualifiée de « tuteur » par Paige, et de « colonisateur » et « colonialiste » par Memmi. Ce sont des

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« tuteurs » en ce sens qu’ils sont des agents d’assimilation, des « colonisateurs » et des

« colonialistes » parce qu’ils sont privilégiés et « cherch[ent] à légitimer la colonisation. »

(Memmi p. 67) Seule Lachapelle montre des actes de bienveillances de personnages Blancs décidés à connaitre les Inuits et à tisser des liens d’amitié avec eux. Le personnage de Louise représente cette catégorie. Si elle est dans le Nord, c’est pour connaître les Inuits, se faire connaître par eux, et combler ainsi le fossé de préjugés qui sépare les Blancs et les Inuits.

Cependant, les Blancs ayant la vision de Louise doivent tout de même venir dans le Nord comme des colonisateurs afin d’avoir des interactions avec les Autochtones. Louise a ainsi besoin de venir en tant que professeure. Comme les autres Blancs, elle est privilégiée, et ainsi mise dans le même panier que les autres colonisateurs. Pour affirmer sa différence, elle doit refuser le plus de privilèges possible et fait de son mieux pour détromper les Inuits à l’égard de leurs préjugés.

Selon Memmi, des Blancs comme Louise sont des « colonisateurs de bonne volonté ». Dans son roman, Lachapelle dépeint aussi la possibilité pour un Blanc de refuser tous les privilèges qui lui sont accordés et de se mettre à la place des Inuits. Le personnage de Bob vit ainsi comme un

Inuit. Par cette représentation, Lachapelle brise l’image du colonisateur à laquelle devraient correspondre tous les Blancs qui s’installent dans le Nord. Il s’agirait ici de détromper les gens, surtout les Inuits, de l’idée que tous les Blancs qui viennent s’installer dans le Nord ont une vision coloniale. Le vieux Bob est ainsi marié à une Inuite avec laquelle il a plusieurs enfants, et vit dans une matchbox. Il correspondrait de la sorte à la figure, selon Memmi, du « colonial ». Roy montre, elle aussi, des Blancs qui bien que privilégiés ne tirent pas de bénéfice de la colonisation, ceci du simple fait qu’ils ne s’intéressent par à la vie dans le Nord. Les analyses du deuxième chapitre nous portent à conclure que nos deux auteures dénoncent l’inégalité sociale entre les Blancs et

109 les Inuits, mais que seule Lachapelle s’engage dans la dénonciation explicite des préjugés et y cherche des solutions. Lachapelle montre que la vision coloniale n’est pas la seule chose qui motive les Blancs à s’installer parmi les Autochtones, mais que le Nord est riche en amitiés et en amours, et qu’en profitant de ces vertus les Blancs et les Autochtones peuvent se connaître, se comprendre et se respecter mutuellement.

Le troisième et dernier chapitre de cette étude a été consacré à la construction, dans les

œuvres du corpus, de nouvelles identités transculturelles, et à l’analyse des processus qui mènent à cette construction. Se servant de la théorie de la transculturation définie par Ortiz et du point de vue de la critique Mary Louise Pratt sur ce terme, nous avons analysé la rencontre des cultures inuite et occidentale sur l’identité de leurs représentants dans La rivière sans repos et Histoires nordiques. Dans les deux premières parties du chapitre, nous avons analysé les parcours de certains personnages inuits dans les deux œuvres de notre corpus pour déterminer comment le contact des Inuits avec les Blancs pouvait aboutir à la construction d’identités transculturelles, et comment cette construction se déroulait chez les différents individus. En analysant le parcours des personnages inuits dans La rivière sans repos et Histoires nordiques, nous avons conclu que le processus qui mène à la construction des identités transculturelles est différent pour chacun des personnages selon la manière dont il a été exposé à la civilisation occidentale et sa réponse à celle-ci. En analysant les différents personnages, nous avons établi trois catégories de transculturations. La première correspond à une acceptation totale de tous les éléments de la culture occidentale, ce qui est le cas du personnage d’Elsa chez Gabrielle Roy.

La deuxième est une acceptation partielle de la culture occidentale, observable chez la même auteure dans les personnages de Thaddeus et la famille d’Élisapie. La troisième catégorie est une

110 transculturation échouée, ce qui est le cas de Tamusi dans Histoires nordiques. Pour Ortiz, en effet, on ne peut pas qualifier d’acculturation un processus qui comprend en même temps la perte de la culture antérieure et l’acquisition d’une autre culture. Le terme d’acculturation est celui qu’Ortiz remplace par celui de la transculturation, parce qu’il ne capture pas ce double processus. On peut qualifier le résultat de ce processus de « transculturation échouée » il ne résulte pas en de nouveau phénomène, comme Malinowski l’a décrit. Une transculturation

échouée peut donner naissance à une crise identitaire parce que l’Autochtone a été brutalement arraché de sa terre natale et transplanté dans une autre culture. Aussi, à travers les personnages que nous avons étudiés, nous pourrions conclure que la transculturation réussit et aboutit à la création d’une identité transculturelle chez les Autochtones lorsque ceux-ci acceptent volontairement et consciemment la culture de l’autre.

Dans les deux dernières parties du troisième chapitre, nous avons considéré la possibilité d’une acquisition de la culture autochtone par les Blancs, comme Ortiz l’a proposé. Après avoir analysé le parcours de certains personnages blancs dans La rivière sans repos et Histoires nordiques, nous avons conclu que la communauté du nouveau Fort Chimo, dans le récit du Roy, n’est pas devenue une communauté transculturelle par le simple fait que les Blancs qui s’y installent refusent d’acquérir des éléments de la culture des Inuits. Selon Ortiz, une communauté est dite transculturelle lorsqu’il y a un échange réciproque d’éléments culturels entre différentes cultures en contact. En revanche, dans Histoires nordiques, Lachapelle montre une communauté transculturelle où non seulement il y a un échange d’éléments culturels entre les Inuits et les

Blancs, mais aussi tolérance et valorisation de la culture de l’autre tel que l’écrivain Hédi Bouraoui l’a proposé. En général, dans La rivière sans repos et Histoires nordiques, la rencontre des Inuits

111 et des Blancs joue un rôle majeur dans la manière dont les premiers se perçoivent. L’image qu’on propose des Inuits et qu’ils se font d’eux-mêmes est largement influencée par la perspective fictive des Blancs. La valorisation de la perspective des Blancs n’a pas changé avec la différence d’époques. Dans le récit de Roy, les Inuits se croient inférieurs parce qu’ils se voient à travers les yeux du colonisateur et dans le récit de Lachapelle, il faut l’opinion d’une Blanche pour amener le personnage de Kitty à découvrir la beauté de son propre pays. Les Inuits qui se valorisent malgré l’opinion des Blancs ne sont qu’une minorité. Si les Blancs ont joué un rôle déterminant dans la mauvaise perception des Autochtones parce que leur opinion est généralement acceptée comme la vérité, Lachapelle semble affirmer que ces mêmes Blancs doivent chercher à connaître et comprendre les Autochtones afin de corriger cette mauvaise perception.

Même si Roy dépeint la minorité d’Autochtones qui tiennent et valorisent l’identité et l’héritage inuit comme impuissants et incapables d’influencer la jeune génération, Lachapelle nous affirme qu’ils sont capables de former cette dernière dans la culture inuite afin qu’elle puisse se transmettre de générations en générations. Lachapelle montre ce fait par le biais des personnages d’Annie et de Louise. Celles-ci représentent la jeune génération qui doit se former auprès des anciens afin de maintenir l’identité inuite. Cependant, cette identité inuite ne restera plus pure parce que les jeunes qui reçoivent la formation dans la culture inuite sont aussi formés dans la culture occidentale et cela crée une identité et une communauté transculturelle.

Même si Lachapelle, par sa représentation des Inuits, invite les lecteurs à mieux les connaitre afin de mettre fin aux préjugés, elle n’a pas évité d’évoquer la condition des jeunes du

Nord du Québec à l’époque représentée dans Histoires nordiques. Dans la dernière nouvelle, elle

112 montre la violence, l’insécurité et la condition pitoyable des jeunes. Dans le huitième nouvelle,

« Nuit de fer », Lachapelle décrit la violence dans le Nord et dans la dernière nouvelle, « La femme squelette », elle décrit la condition des jeunes, l’alcoolisme et la toxicomanie, le suicide et d’autres problèmes sociaux. Lachapelle révèle non seulement ces problèmes mais aussi la quête de solution des anciens qui s’inquiètent pour leurs enfants. À la première mention de ce problème dans la huitième nouvelle, « Louise veut partir. Là maintenant. Quitter cet enfer et retourner chez elle à Montréal », mais « au bout de quelques heures, ses réserves de colère sont

épuisées, lessivées (…) Comme dans un songe, elle pense à ses élèves, ces enfants qu’elle aime tant. » (p. 76-77) Donc, elle décide de rester mais finalement, après quelques années, elle part.

La deuxième mention de ce problème à la dernière nouvelle, montrant la quête de solution des anciens nous semble constituer un appel au secours que Lachapelle fait au nom de la communauté inuite.

A partir de cette découverte, et dans la perspective de recherches futures, nous pourrions envisager d’étudier l’évolution des points de vue des Blancs sur les Inuits et l’entreprise coloniale

à une plus grande échelle de temps, en comparant les textes de Roy et Lachapelle à d’autres plus anciens, ou plus récents – par exemple, au premier roman de l’auteure Juliana Léveillé-Trudel,

Nirliit, publié en 2015. Née en 1985, Juliana Léveillé-Trudel a comme Lachapelle écrit son roman en s’inspirant de ses expériences d’enseignante dans le Nord. Le récit s’ouvre avec un voyage à

Salluit, la communauté « la plus violente » de Nunavik. Léveillé-Trudel dépeint dans ce récit la condition récente des Inuits, s’inspirant de ce qu’elle a vu et vécu en vivant parmi eux. Ce serait intéressant de faire une comparaison entre ce texte et ceux que nous avons étudié ici en vue d’une étude approfondie de l’évolution des points de vue sur le Nord et les Inuits. Le roman de

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Léveillé-Trudel a été adapté au cinéma en 2016. Lachapelle, elle aussi, a réalisé un film intitulé

« La rencontre », sur la vie nordique. Le film montre les expériences personnelles des Blancs qui ont vécu dans le Nord. Il serait ainsi également intéressant d’étudier la représentation cinématographique de l’évolution des points de vue des Blancs sur les Inuits dans une perspective cinématographique en plus de littéraire. Les théories postcoloniales seraient sans aucun doute de précieux appuis dans une telle étude.

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