Dedicado a mi ciudad y a sus habitantes, en espera de tiempos mejores. Dédié à ma ville et ses habitants, dans l’attente de jours meilleurs.

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R EMERCIEMENTS

La réalisation de cette étude a été un long processus, autour duquel l'adaptation à une autre culture, à une langue différente et à un niveau académique élevé, signifia pour moi un défi majeur. Nous voici arrivés au terme de ce travail, lequel n’aurait pu voir le jour sans le soutien d'amis, de collègues et d'enseignants qui m'ont permis de ressortir plus forte, plus instruite et plus humaine que jamais. Ma gratitude envers toutes ces personnes sera toujours présente dans mon esprit et dans mon cœur. J’ai le privilège d'être la première personne du , à se diplômer de cette prestigieuse institution. Ceci, grâce à la confiance de mon directeur d’études, Alain Musset, qui a fait preuve de patience, de générosité et d’un don illimité pour l’enseignement. Il est en grande partie l’auteur de cette transformation et c’est à lui que je marque naturellement ma plus sincère reconnaissance. Au Honduras, je remercie l'anthropologue Marcela Perdomo, doctorante à l'EHESS, pour la traduction de cette thèse. Ce travail a aussi bénéficié des échanges et des suggestions reçues en cours de rédaction, notamment d’Omar Valladares. Le personnel de la Bibliothèque Municipale de et des Archives nationales du Honduras, soient également remerciés pour m’avoir donné un soutien important. Enfin, mes remerciements vont à ma famille, la source d’inspiration de cette épreuve. Une reconnaissance spéciale va à mes parents pour leur soutien inconditionnel ainsi qu’à mes enfants Miranda et Alvar, pour le temps qu’ils m’ont consacré avec tant de patience et de maturité. C’est à eux que je dédie cette réussite. Cette thèse n’aurait pas été possible sans le soutien de mon mari Alfredo Martínez Ponce, qui a été plus qu’un compagnon ; père, conseiller, ami, technicien, photographe et pilier de la plus grande étape de ma vie, à lui toujours merci. Finalement, la conclusion de l’étude sur cette « ville des hommes », comme le dirait Agustin d’Hippone, a été possible grâce au discernement que m’a accordé l’auteur de la civitate caelestae.

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R E S U M E ET MOTS CLES

Mots clés : Modernité, modèles urbains, libéralisme, néolibéralisme, Amérique latine, Tegucigalpa, Honduras.

Cette thèse analyse l'impact urbain déployé par la modernité politique sur la ville de

Tegucigalpa, la capitale du Honduras. A travers une comparaison diachronique de la transformation politico-administrative de ce centre urbain, notre analyse se focalise tout particulièrement sur les discours des locuteurs de la modernité libérale et néolibérale durant le dernier quart du XIXe siècle et la fin du XXe siècle. Ces discours sur la modernité transmettent principalement les idéaux sociaux, économiques et politiques des dirigeants. Des idéaux qui seront appliqués de manière tangible sur la ville au nom du progrès et du développement de la nation. Ainsi, la modernité, généralement conçue en tant que panacée d’un retard traditionnaliste se reflète sur le paysage urbain de Tegucigalpa et ce, malgré la volonté de ses habitants. Or, l’épilogue de ces nouvelles politiques est loin de correspondre aux objectifs idéels de leurs promoteurs. Des facteurs géographiques, politiques, socio-économiques et urbains qui conditionnent la modernisation de Tegucigalpa se trouvent en effet, à l’origine de phénomènes tels que : la marginalité urbaine, la montée des maras, les communautés fermées et les centres commerciaux (malls). Ces facteurs seront à l’origine d’une redéfinition des identités urbaines inédites, des identités plutôt fragmentées. Comment expliquer que la ville de Tegucigalpa soit devenue un laboratoire urbain des modernités au Honduras? Une place importante sera accordée

à l’étude de la trajectoire historico-politique de la ville qui engendrèrent ce résultat.

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A BSTRACT AND K EYWORDS

Key words: Modernity, urban models, liberalism, neoliberalism, Latin America, Tegucigalpa, Honduras.

This thesis analyzes the urban impact of political modernity on the city of Tegucigalpa, the capital of Honduras. Through a diachronic comparison of the politico-administrative transformation of this urban center, our analysis focuses on the discourses of the speakers of liberal and neoliberal modernity during the last quarter of the nineteenth century and the end of the twentieth century. These discourses on modernity primarily convey the social, economic and political ideals of leaders. Ideals that will be tangibly applied to the city in the name of progress and development of the nation. Thus, modernity, generally conceived as a panacea for a traditionalist delay, is reflected on the urban landscape of Tegucigalpa, despite the will of its inhabitants. However, the epilogue of these new policies is far from the ideal objectives of their promoters. Geographical, political, socio-economic and urban factors that condition the modernization of Tegucigalpa are indeed at the origin of phenomena such as urban marginality, the rise of the maras, the closed communities and the shopping centers (malls). These factors will be at the origin of a redefinition of unpublished urban identities, rather fragmented identities. How to explain that the city of Tegucigalpa has become an urban laboratory of modernity in Honduras? An important place will be given to the study of the historical-political trajectory of the city, which generated this result.

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T ABLE DES MATIERES

Dédicace 2 Remerciements 3 Résumé et mots clés 4 Table des matières 6 Table des illustrations 8 Introduction 10 Bibliographie 73 Annexes 76

CHAPITRE I: DU CENTRE MINIER A CAPITALE NATIONALE 17

I. L’organisation politico-administrative de la Mairie Majeure de Mines du Honduras et de Real de Minas de Tegucigalpa 17 II. Devenant la capitale, les conflits pour la primauté urbaine avec Comayagua 23

CHAPITRE II: ÉTABLIR DES IDÉAUX MODERNES: POLITIQUES, DISCOURS ET ASPIRATIONS PENDANT LA RÉFORME LIBÉRALE ET L'AJUSTEMENT NÉOLIBÉRAL 31

I. Le libéralisme à Tegucigalpa: de la capitale nationale au District Central (1880-1938) 31 II. Les porte-parole de la modernité et leurs discours 34 III. Continuités et ruptures dans les discours libéraux et néolibéraux 37

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CHAPITRE III: LE LABORATOIRE DES MODERNITES URBAINES HONDURIENNES 41

I. Pouvoir, monuments et espaces publics depuis 1880 41 1. La sémantique du néoclassique dans l'urbanisme et l'architecture de Tegucigalpa 49 II. METROPLAN et la réécriture néolibérale de la capitale 1975-1994 50 III. Nouveaux paysages ou nouvelles polarités? Centre historique vs. Centre commercial; Vulnérabilité sociale vs. Vulnérabilité naturelle 56 IV. Conflits sur les monuments: fin symbolique du libéralisme ou transformation des agoras? 63

CONCLUSSIONS 68

Table des tableaux 75

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T A B L E D E S I LLUSTRATIONS

Figure Page 1. Plan du Honduras avec sa capitale, Tegucigalpa. K. Mazier 2017 16 2. Audience de Guatemala. Lopez De Velasco, Juan (1530-1603), Dans Davidson,W. Fundación Uno, Managua 2006. 18 3. Dépression Central du Honduras avec premières fondations. K. Mazier-D. Navarrete 2017 20 4. Région et mines de Tegucigalpa XVIIe siècle. K. Mazier-D. Navarrete 2017 22 5. Escudo De La Real Villa De San Miguel De Tegucigalpa y Heredia. Boletín del Distrito Central Imprenta Calderón Tegucigalpa Diciembre 1942 y Enero 1943 24 6. Ramón Rosa. Photo: Prof. Ramón Carías Donaire RABN Tegucigalpa Juillet et Août no. I et I1 1948 35 7. Marco Aurelio Soto Deschamps, Marc. Dans Oyuela, Leticia, Constructores Artísticos entre siglos. Grupo OPSA Tegucigalpa 2009 35 8. Alumni leaders: Rafael Leonardo Callejas (premier a gauche) 2014. http://www.agecon.msstate.edu/centennial.asp#top 36 9. Palace National 1887. Collection ANH 42 10. Avenue Gutemberg. Collection historique digital Archive national de Honduras Photo: RABN 44 11. Promenade Guanacaste, Montessi 1882 Photo: RABN 45 12. Parc Soto. Collection ANH 46 13. Jardin Morazán de Tegucigalpa. Collection ANH 46 14. Place Colon. Photo: Memoria gráfica de Honduras 48 15. L’Obélisque et son constructeur, Comayagüela. Collection ANH 48 16. Augusto Bressanni. Photo. RABN 50 17. Maison Présidentiel, Bressani 1922 postal 50

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18. Maison de Gouvernement (1990-1994, 2017-). Photo: www.worldministries.org 51 19. Palace del Valle, 1989 Photo: www.worldministries.org 51 20. Arrêt de bus, Comayagüela ca.1970. photo: Tegucigalpa de los 60 (Facebook) 52 21. Vue des bidonvilles a Comayagüela. “Mi amigo Ángel” (Kafati, Sami 1962) 53 22. Banque du Honduras, E. Montessi 1880 Collection ANH. 56 23. Direction Exécutive d’Impôts. Photo : Honduprensa 26 fev. 2014 56 24. Supermarché TipTop. Photo : Tegucigalpa de los 60 (Facebook) 57 25. Mall Multiplaza. Photo: D. Navarrete 2004 58 26. Centre commercial Los Castaños. Photo: D. Navarrete 2004 58 27. Accès résidentiel Loma Verde. Photo: D. Navarrete 2004 59 28. Marquage du territoire de mara MS (mara Salvatrucha) ou “placazo” http://www.elheraldo.hn/pais/743447-214/los-tatuajes-en-las-maras-un-submundo- tenebroso 60 29. Crue du fleuve Choluteca au centre-ville Tegucigalpa, 30 d’octobre de 1998 61 30. Vue aérienne du glissement de terrain El Berrinche. 62 https://pubs.usgs.gov/of/2002/ofr-02-0033/OFR0233es_Text.access.pdf

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I NTRODUCTION

Cette étude aborde la manière dont la quête de la modernité a été matérialisée dans la ville de Tegucigalpa, la capitale du Honduras, un pays situé en Amérique Centrale. Une telle quête fut longtemps souhaitée par ses gouverneurs comme faisant partie d’un discours qui promettait : la fomentation, le progrès et le développement, des vocables qui furent employés selon des époques différentes : durant l’administration hispanique ou pendant le régime des libéraux et l’époque néolibérale des XIXe et XXe siècles respectivement. Mais devant la posture officielle, nous mettrons en avant celle des gouvernés : le peuple. De manière générale, l’argument principal qui structure les deux logiques de gouvernement est la modernité en tant que panacée d’un retard traditionnaliste et en tant que justification pour l’application des nouvelles réformes. Le degré de popularité –ou d’impopularité– des changements introduits pendant ces deux moments sont perceptibles à travers l’acceptation ou le refus des habitants face aux effets des mesures politiques mises en vigueur pour la transformation urbaine. Ces conduites se reflètent notamment à travers des résultats physiques dans la ville, tout comme dans le secteur de l’emploi, du transport, du voisinage, du loisir et de la consommation. Le paysage urbain, c’est-à-dire, les vestiges matériaux de la ville ainsi que la reconstruction du discours et de ses locuteurs, mettent en évidence les réponses à cette question. L’objet de mon propos est de montrer comment les facteurs géographiques, politiques, économiques, sociaux et urbains qui conditionnent la modernisation de Tegucigalpa se trouvent à l’origine des phénomènes tels que : la marginalité urbaine, la montée des maras, les communautés fermées, les centres commerciaux (malls), lesquels définissent des identités urbaines bien spécifiques. Loin de s’agir d’une diversité d’identités, nous avons affaire à des identités plutôt fragmentées. D’un point de vue méthodologique, au lieu de se borner à l’élaboration d’une trajectoire linéaire de recherche où l’on puisse tracer l’évolution des discours qui se sont succédés depuis la relocalisation de la fonction de la capitale jusqu’à l’actuelle crise urbaine, l’originalité de cette étude réside dans sa démarche de comparaison diachronique. Plus précisément, je me consacrerai à deux moments historiques qui se sont déroulés dans un lieu commun, en comparant les transformations urbaines qui se mettent en place à partir de deux

— 10 — moments historico-politiques : la Réforme Libérale du XIXe siècle et la période néolibérale de la fin du XXe siècle. Pour ce faire, cette thèse sera conçue en trois parties. La première partie correspond à la construction du sujet d’analyse : la modernité urbaine et son impact dans l’objet de l’étude : Tegucigalpa. Ici, nous allons identifier quel était le cadre politique, social et urbanistique de la ville de Tegucigalpa durant la période hispanique, bien avant le surgissement de l’aspiration d’une modernité à tout prix, prônée par les élites locales. D’un autre côté, il s’agit de décrire et d’expliquer l’organisation de la société à partir de l’arrivée des espagnols, tout comme son évolution le long de l’époque coloniale. Nous identifierons qui étaient les membres de la société, entendue en tant qu’élite et peuple. Cette hiérarchie sociale stricte sera la base d’un ordre qui se verra perpétué au XIXe siècle, que libéraux et réformateurs tenteront de modifier afin d’impulser la modernité de l’Etat et de la société, suivant d’autres modèles politiques (le libéral). Ainsi, de cette organisation sociale, nous aborderons les structures politiques et les enjeux de pouvoir entre les dominants. Ce sont en effet, ces institutions coloniales que les libéraux ont tenté de transformer au nom d’une modernité politique et d’efficience économique. Nous verrons que les formes urbaines qui surgissent à partir de la nouvelle organisation socioéconomique de l’époque coloniale touchent notamment le tissage urbain, lié à la topographie et à l’industrie minière, les monuments, les édifices publics, les espaces publiques, la relation avec la ville voisine de Comayagüela, les styles architecturaux et les modèles importés qui dessinent le paysage urbain et son évolution dans le temps. Le modèle urbain d’une ville compacte au style baroque des espagnols sera par la suite analysé et mis en question au nom de la modernité libérale. Une question se pose : quels sont les disfonctionnements dans la gestion de la ville et depuis quand datent-ils ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’établir quelle est l’autorité responsable et quelles sont ses compétences juridictionnelles. En théorie, à l’instar de n’importe quelle ville, l’autorité politique qui se trouve à charge d’une ville est bien la Municipalité. Depuis les temps coloniaux, cette autorité fut instaurée à Tegucigalpa suivant le modèle du système administratif espagnol. Or, après l’indépendance du Honduras, cette unité administrative change graduellement, en passant par des périodes de dépendance à la politique centrale, jusqu’à être ensuite proclamée en tant qu’entité autonome sous la Loi des Municipalités de 1990. Mais comprendre le paysage urbain de Tegucigalpa veut que l’on approfondisse sur plusieurs facteurs qui sont à l’origine du surgissement de la capitale : ses mérites, les rivalités, la juridiction territoriale, entre autres. Il est aussi important de connaître les nouvelles structures politiques qui résultent de ces politiques qui visent à construire une nouvelle société, d’identifier les élites et leur désir effréné pour la modernisation et de connaitre finalement, l’union avec Comayagüela. Peut-on prétendre que toutes ces politiques ont pu mener Tegucigalpa vers une

— 11 — nouvelle société ? En tout cas, nul ne doute que de nouvelles transformations y sont apparues, cela semble du moins indiscutable. Depuis l’hygiénisme, en passant par des nouveautés technologiques et des relations capitalistes minières qui débouchent dans des nouvelles classes sociales, d’entreprises étrangères aux modèles de développement, tous ces éléments transforment la capitale. Dans la deuxième partie de ce travail, j’aborderai les discours de modernité que les autorités politiques ont mis en avant pendant deux moments historiques : pendant la réforme libérale de 1876 et pendant l’ajustement néolibéral de 1990. Pour ce faire, nous allons choisir un axe principal : la reconstitution des discours des administrations libérales et néolibérales, de façon à ce que cela nous permette d’établir aussi bien les similitudes que les différences entre les deux discours. Les discours des libéraux de la fin du XIXe siècle, se caractérisent par une forte volonté politique d’un État embryonnaire qui chercher à cimenter la Nation hondurienne à travers des mesures dont l’objectif est de moderniser à la fois : la politique, l’économie et la société. Cette volonté politique se traduit de manière décisive dans le paysage urbain de Tegucigalpa, la nouvelle capitale du pays, siège politique et administratif. D’un autre côté, les discours des néolibéraux du XXe siècle, basés sur l’argument qui promeut le besoin de moderniser la structure politico-économique de l’État, cherche à retirer l’initiative de l’État en tant que gérant du développement, en permettant de la sorte que d’autres initiatives reprennent ce rôle. Outre ces discours, la perspective en parallèle de l’entourage familial, social et personnel des locuteurs de la modernité, procurent des pistes significatives dans la différence entre les deux discours. Enfin, dans la troisième partie de l’étude, il sera question d’analyser le résultat matériel des deux discours modernisateurs dans le paysage urbain tout comme les pratiques dérivées au sein de la population comme réponse à ces politiques. Dans le contexte politique libéral hondurien de la fin du XIXe siècle, qui se résumait dans la divise : « Paix et Progrès », surgit une série de transformations qui seront connues comme faisant partie de la Réforme Libérale. La ville devient pour les réformateurs, l’image première du nouvel ordre. Et, le nouvel ordre est avant tout, moderne. Pour Baudrillard, la modernité est une notion confuse, comportant des connotations globales qui impliquent une évolution historique et un changement des mentalités. C’est un mode de civilisation qui s’oppose à la tradition, laquelle s’irradie homogène depuis l’Occident. Le discours des autorités libérales, justifie le questionnement du modèle urbain colonial, en s’appuyant sur des courants européens tels que, l’hygiénisme, l’urbanisme moderne et l’architecture néoclassique qui se proposent comme des exemples de modèle urbain.

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En effet, l’architecture et l’urbanisme ont joué un rôle essentiel sur le plan symbolique de la modernité politique et idéologique. Ces derniers ont servi pour exprimer l’idéologie positiviste qui se manifestait dans tout le continent, le Honduras n’étant pas l’exception. À travers des œuvres publiques monumentales et des immeubles d’un style néoclassique (par opposition au style baroque qui caractérise les temps coloniaux), cette monumentalité cherchait à donner une image de prospérité et de progrès, face à une réalité de masses marginalisées au nom des privilèges des classes dominantes. Par ailleurs, d’autres doctrines vont succéder à la doctrine libérale tout au long du XXe siècle. Pendant la décennie de 1980, s’opère dans le monde occidental une sorte de « révision » du libéralisme, notamment en matière économique, laquelle est d’ailleurs connue comme la doctrine néolibérale. A la fin des années 1980, après la cessation des conflits belliqueux qui se déroulaient dans la région centroaméricaine, la nouvelle administration met en route les mesures néolibérales, lesquelles sont clairement influencées par les organismes de financement international comme le Fond Monétaire International et la Banque Mondial1 nommées dans leur ensemble au Honduras en tant que « réajustement économique » ; ces mesures, malgré leur impopularité, répercutent dans la manière de construire la ville, en officialisant en réalité, des pratiques d’appropriations de l’espace qui eurent leur origine dans les décennies précédentes. Les mécanismes institutionnels qui ont construit la ville depuis la fin du XIXe siècle comme le ministère de la Fomentation (XXe siècle), ou comme l’Institut National du Logement Social (INVA), le Conseil Métropolitain du District Central, ou encore, la Direction d’Urbanisme du Ministère des Travaux Publics et du Transport (SECOPT), vont être complètement éradiqués suivant la logique néolibérale des années 90. Cette logique donnera lieu aux mécanismes formels ou informels de marché pour construire la ville. Cela étant dit, force est de constater qu’il existe pourtant un grand absent de la scène de croissance et du développement de la ville qui ne s’avère être autre que L’État central lui-même. Paradoxalement, face à la pire crise urbaine de son histoire, il décida de promulguer une nouvelle loi des municipalités qui cherche à réparer les archaïsmes politiques, comme l’élection indirecte ou « en cascade » des maires ou leur désignation arbitraire. Ce qui abandonne toutefois les municipalités à leur sort. Durant ces années, Tegucigalpa est une ville qui s’est étendue rapidement dans les dernières décades en doublant sa population toutes les vingt ans. La population de Tegucigalpa en 2009 est

1 Durant les années 1988-1989 le BM et FMI commencent à élaborer une longue liste de fonctionnaires des gouvernements des Etats-Unis et des principaux pays les plus développés, en plus de politiques et intellectuels d’Amérique Latine. Il s’agit-là d’une nouvelle stratégie, un nouveau modèle économique pour sa mise en vigueur dans la plupart des pays de la région, connu sous le nom de : Consensus de Washington (Minsburg, Naum. En Realidad Económica, Instituto Argentino para el Desarrollo Económico no. 130 marzo 1995 p.25) — 13 — de 1, 102,7772, le 60% de ses habitants habitent dans des établissements illégaux avec peu ou aucun service public, et plus dramatique encore : dans des zones à hauts risques d’inondation et d’effondrement. Tandis que le centre historique, qui avait été depuis l’époque colonial le lieu privilégié de toutes les fonctions économiques, politiques, sociales et culturelles, avait été relégué et abandonné à la détérioration, des nouveaux espaces furent créés à l’initiative d’organismes privés afin de remplacer une bonne partie de ces fonctions. Il s’agit, des nouveaux centres commerciaux privés. Certes, Tegucigalpa est loin d’être l’unique ville à avoir connu de tels changements urbains ou de désurbanisation, dus à une large série de facteurs historiques, politiques et économiques entre autres. Toutefois, il existe bel et bien une particularité qui différencie Tegucigalpa des autres capitales de la région. Cette particularité réside dans le fait que la capitale hondurienne est un centre de pouvoir politique local et régional sans pour autant en être le moteur principal de l’économie nationale. C’est cette exception qui déterminera en grande partie un point cruciale de réflexion de cette recherche. Pour le fait de s’agir du Honduras, un pays où l’industrialisation n’a pas eu lieu tôt, et pour le fait de concentrer les principales activités économiques contemporaines loin de la Capital politique, la croissance démographique de Tegucigalpa commence de façon tardive, par rapport à d’autres capitales de la région. L’industrie n’étant pas la principale activité économique, c’est le secteur tertiaire (administration et services) qui devient une source principale d’emploi pour les habitants de la ville. Nonobstant, dues aux caractéristiques socio-économiques de pauvreté et à une éducation académique précaire de la plupart des habitants, le secteur communément appelé « informel » va atteindre de grandes proportions. Afin de construire les lignes directrices de cette recherche, j’ai consulté une diversité de sources. À partir des années 1980, on commence à mener plusieurs études portant sur l’actuelle problématique urbaine de Tegucigalpa dont la plupart furent dirigées par des organismes ou des agences de consulteurs et par des universités internationales3. Lors de ces recherches, ont été passés en revue les différents facteurs économiques, politiques et démographiques qui constituent les causes de l’insuffisance d’infrastructure dans les services publics et de la croissance désordonnée de la ville. La municipalité de Tegucigalpa crée un schéma directeur d’organisation territoriale sur la base des études socio-économiques en 1974 et surgit de même,

2 Daniel Suárez, Ginés y Sánchez, Walter J. Desastres, Riesgo y Desarrollo en Honduras PNUD. Tegucigalpa 2012 http://www.hn.undp.org/content/dam/honduras/docs/publicaciones/Desastres_Riesgo_y_Desarrollo_en_Honduras. pdf 3Parmi les organismes internationaux : la Commission Économique pour l’Amérique latine de l’ONU (CEPAL), l’Agence International du Développement des Etats Unis (USAID), la Banque Interaméricaine du Développement (BID) et la Banque Mondiale (BM). Parmi les universités, Princeton (EUA). — 14 — une proposition de la part d’une agence d’Etat, le Programme d’assignation de terrains- (PATH, 2014). Les études régionales de longue durée se sont avérées d’une importance théorique vitale pour ce travail, où je mets également en relief les œuvres de mon directeur d’études Alain Musset, tout comme celles de Georges Vigarello, Patrice Bourdelais, J.C. Garavaglia, M.D. Démelas, Francois-Xavier Guerra, Thomas Calvo, David Brading, Mike Davis, Phillipe Gervais-Lambony, Richard Konetzke, Anne La Berge, F. Solano, R. Gutiérrez, Claudia Agostino Mario Lungo et Laurent Vidal entre tant d’autres. Dans le champ des sciences sociales, les œuvres existantes constituent des monographies et des thèses sur Tegucigalpa, des études géographiques, ethno- historiques, démographiques et anthropologiques, ainsi que des études d’histoire de société et d’art colonial. Parmi ces dernières se trouvent les apports précieux d’histoire économique coloniale : Mario Argueta, Murdo MacLeod; histoire politique: Ethel García Burchard, Iván Herrera, Guillermo Molina, Oscar Zelaya, Fanny Durón ; histoire coloniale : Marco Carías, Maria Chaverri,,Marvin Barahona, Pastor Gómez, Aquiles Valladares, Ismael Zepeda; historia del arte: Mario Felipe Martínez, Salomón Sagastume; études sociologiques: Hilda Caldera, Julieta Castellanos, Marcel D’Ans, Mario Posas, Lirio Gutiérrez; anthropologiques: Gloria Lara, Linda Newson; géographiques: Ramón Rivera; études historiques centraméricains: Severo Martínez, Jordana Dym, Aaron Schneider, entre autres. Les discours des gouverneurs depuis les temps hispaniques jusqu’à la fin du XXe siècle ont été retrouvés dans des sources primaires contenues dans plusieurs archives de Tegucigalpa et d’ailleurs, en ligne ou dans des œuvres appartenant à d’autres auteurs4. En somme, ceci est une proposition d’interprétation sur l’impact de la modernité dans la capitale du Honduras (Fig.1).

4 Les sources principales étant: Archive Municipal de Tegucigalpa AMT, Archive National du Honduras ANH, Bibliothèque National du Honduras BNH, Portail des Archives Espagnoles PARES, Fond du Documentation historique FONDOC-IHAH, Archive Générale des Indes AGI, Archive Générale de Centre Amérique AGCA, journaux, sites web. — 15 —

TEGUCIGALPA

Fig. 1 Plan du Honduras avec sa capitale, Tegucigalpa. K. Mazier 2017

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C HAPITR E 1 = D E CENTRE MINIER A CA P I T A L E NATIONALE

I — L’ORGANISATION POLITICO-ADMINISTRATIVE DE LA MAIRIE MAJEURE DE MINES DU HONDURAS ET DE REAL DE MINAS DE TEGUCIGALPA

La connaissance de l’organisation régionale de la province du Honduras et la consolidation de Comayagua en tant que sa capitale, nous permet de comprendre le contexte dans lequel se développe Tegucigalpa et sa position secondaire et marginale par rapport à d’autres centres urbains immédiats. Cette situation de marginalité en rapport avec le développement politique, économique, social et urbain résulte dans un processus lent et précaire d’affirmation urbaine. Dans l’établissement du réseau urbain de la Capitainerie Générale du Guatemala, la primauté urbaine est exercée par la capitale de Santiago de los Caballeros du Guatemala 5. La province du Honduras formait partie de ladite Capitainerie Générale qui comprenait les actuels, Guatemala, Salvador, Honduras, Nicaragua, Costa Rica et Chiapas. Cette dernière faisait à son tour partie du Vice-roi de la Nouvelle Espagne, espace dominé par les espagnols en Amérique Centrale et Amérique du Nord, incluant les Antilles et le Venezuela. Pour remédier les affrontements entre les espagnols eux-mêmes, ainsi que pour freiner les abus envers la population indigène dans le contexte des nouvelles lois, le Conseil des Indes (Consejo de Indias) créa l’Audience de los Confines en 1542 (après l’Audience de Guatemala fig. 2), avec pouvoir et juridiction sur les gouvernances de Guatemala (avec Santiago, San Salvador et San Miguel), Chiapas (avec Ciudad Real), Honduras (avec Gracias a Dios, Comayagua, San Pedro,

5 Relocalisé quatre fois en raison de catastrophes volcaniques et de tremblements de terre. Son siège définitif a été créé en 1776 à Asunción du Guatemala. Musset, Alain. Mosquitos, piratas y cataclismos: transformaciones de las redes urbanas de América Central siglos XVI-XVIII. Dans la revue Yaxkin Volumen XIII, Tomos I,II Enero- diciembre Tegucigalpa 1995 — 17 —

San Jorge de Olancho, Trujillo et Nueva Salamanca) et Nicaragua (avec León, Granada y Nueva Segovia)6.

Fig. 2 Audience de Guatemala. Lopez De Velasco, Juan (1530-1603), Dans Davidson, William. Fundación Uno, Managua 2006. Guatemala (en bleu); fondations à l’intérieur de Honduras: San Pedro, Gracias a Dios, Valladolid et Olancho (en Orange), Jerez (en verte) est incorporé en 1580 (avant appartenait au Guatemala). Puerto Caballos et Trujillo en jaune et Triunfo de la Cruz (abandonné, en gris).

Le tableau qui suit offre un aperçu détaillé de la division politique de cette époque:

Tableau 1. Division politique de l’Audience de Guatemala au XVIe siècle 7 PROVINCIAS ALCALDÍAS MAYORES CORREGIMIENTOS Comayagua Tegucigalpa Tencoa San Andres de Zaragoza Chiapas Ciudad Real Guatemala San Salvador Totonicapan, Quezaltenango, Atitlán, Tecpanatitlán,

6 http://pares.mcu.es/ParesBusquedas/servlets/Control_servlet?accion=2&txt_id_fondo=1859869 7 AGI, ES.41091.AGI/22.8. Audiencia de Guatemala — 18 —

Escuintla, Guazacapán, Chiquimula Acasaguastlán Amatique Soconusco Sonsonate Verapaz Suchitepequez Costa Rica Nicoya Quepo, Chirripo, Pacapa, Ujarraz Nicaragua Realejo, Matagalpa, Monimbo, Chontales, Quesalguaque

Les premières fondations ont lieu dans la côte des Caraïbes. Quelques-unes disparurent en peu de temps : San Gil de buena Vista (1524, Gil González), Nuestra Señora de la Natividad (1525, Hernán Cortés), et Triunfo de la Cruz (1525, Cristóbal de Olid). D’autres perdurent: Puerto Caballos (1525, Hernán Cortés) et Trujillo (1524, Francisco de las Casas). La conquête commence de Puerto Caballos, depuis le Bassin central qui traverse le territoire hondurien du nord au sud. L’implantation de l’activité administrative et économique hispanique se vérifie notamment dans les territoires ayant une plus grande population indigène8 lesquels sont articulés en villages d’indiens dans les alentours. San Pedro de Puerto Caballos (1536, Pedro de Alvarado), Santa María de Comayagua (1536, Alonso de Cáceres) et Gracias a Dios (1536, Juan Chaves), seront fondées (fig. 3). Ces trois dernières villas se disputeront dans les années qui vont suivre, le siège politique et économique de la province, toujours diffuse de Higueras ou Honduras, créée en 1526, ayant pour siège la ville de Trujillo (1524, Francisco de las Casas) et ayant López de Salcedo comme son premier gouverneur. Sa dépendance est également diffuse, se succédant Santo Domingo, Le Mexique et le Guatemala. Le début de la configuration politico-territorial de la province du Honduras est ainsi dominé par deux faits principaux : d’une part, par les luttes entre espagnols pour la répartition des territoires et ses richesses ; et d’autre part, par le succès de Comayagua par-dessus d’autres fondations- telles que Trujillo, Gracias y San Pedro- pour gouverner la province en tant que centre urbain, douée de pouvoirs réels et symboliques. Le phénomène des primautés urbaines hispaniques en Amérique implique d’analyser et de comprendre les relations entre la ville, le territoire et les réseaux urbains. Solano a classifié les centres urbains fondés selon leur taille et leurs fonctions, des éléments qui contribuent à leur

8 Chaverri, M. La formación histórica de Honduras. En Documentos para la Historia de Honduras. Honduras: Imagen y Palabra. Tegucigalpa 1999 p.209 — 19 — statut. Par sa fonction il y avait des centres politico-administratifs tels les sièges vice-royaux, des tribunaux de Justices (Audiencias) et Gobernaciones, centres militaires, miniers (comme les Reales de minas) et ports.

Fig. 3 Bassin Central du Honduras avec premières fondations. K. Mazier-D. Navarrete 2017

Les lois établissaient la hiérarchie entre les villes selon leur taille et leur importance, villas, reales de minas et villages d’indiens9. La vie urbaine dans les Indes n’est pas privative des espagnols, les villes d’indiens furent aussi l’objet, dans une certaine mesure, de ces reconfigurations. Le sens que prônait durant cette époque le statut des villes, ou le « désir de ville » des espagnols, tels que le soulignent les recherches de Calvo10 et Musset11, doit se mesurer en prenant compte de la position de privilège, utilisée aussi bien pour les centres urbains que pour les habitants. Cela est évident dans les Nouvelles ordonnances de découverte et population de 1573, où la Couronne se compromet à anoblir les voisins des villes américaines avec le rang nobiliaire de : “hijosdalgo de solar”, qui signifiait d’être sujet à jouir de « tous les honneurs et prééminences [sic]”12. Les hidalgos, étymologiquement « hijos”, fut le terme pour se référer à l’échelon le plus modeste dans la classe nobiliaire. En ce sens, il était prétendu de

9 Solano, F (coord..). Historia urbana de Iberoamérica tomo 3, CSCAE Madrid 1987 10 Calvo, T. L’Amérique Ibérique de 1570 a 1910. Nathan, Paris 1995 11 Musset, A. Ciudades nómadas del Nuevo Mundo. Fondo de Cultura Económica México 2011 12 Ibid. — 20 — manifester que la condition d’hidalgo se transmettait par la voie de la parenté, “un hombre que tiene un valer heredado” (« un homme qui possède un valoir hérité »). Le privilège le plus important dont ils pouvaient faire usage était l’exemption du tribut. Plusieurs genres existaient, les solariegos étaient ceux envers lesquels on avait plus de considération pour avoir offerts leurs services à la Couronne13. L’orgueil d’être un descendant d’un des hijosdalgo, ce qui était lié à la possession de terrain, constitue l’origine du fort attachement au terroir, ce qui deviendrait par la suite, une identité locale postérieure dans les provinces d’outre-mer. Dans le contexte des relations interurbaines et de son articulation en régions, très tôt se manifestèrent au Honduras, des conflits pour la primauté urbaine. Comme nous l’avions mentionné antérieurement, dans le XVIe siècle cette dispute est retombée sur le port de Trujillo (f.1524), le premier siège de la Gobernación du Honduras, San Pedro de Puerto Caballos, siège de la Caxa Real, Gracias et Comayagua, tous les sièges consécutifs de l’administration politique. Cette dispute s’est résolue en faveur de Comayagua dans la moitié du XVIe siècle (villa en 1533 et ville en 1557), qui concentra les sièges politiques et ecclésiastiques les plus importantes dans la province : la Gobernación et l’épiscopat. Pour une juridiction éloignée de celle du Honduras, le siège de la Gobernación était le rang le plus élevé auquel la population pouvait y aspirer. La primauté urbaine répercutait directement dans la construction symbolique de la ville, puisque l’urbs hégémonique concentrait les œuvres publiques les plus importantes pour le gouvernement et ses habitants. C’est ainsi que Comayagua a pu concentrer des éléments représentatifs de la modernité urbaine de la Renaissance, avec son plan en jeu d’échec, son architecture religieuse (cathédrale, églises, collège ecclésiastique, hôpital et ermites), civile (Gobernación, Cabildo, Caxa real, cuartel de dragones) et des maisons notables à l’usance de la péninsule. Elle a aussi articulé les villages d’indiens, en laissant transparaître la présence d’un ordre qui est à la fois intégrateur et inégal. Après plusieurs décennies depuis que Comayagua est la capitale de la province et qu’elle constitue une ville, on fonde à 80km au sud, le Real de Minas de Tegucigalpa (1578). La ville montagneuse de Tegucigalpa commence sa construction historique-urbaine comme un campement minier espagnol, jusqu’à devenir villa (1767), ville (1821) et finalement Capitale de la République (1880). Le moteur de l’économie est le secteur minier. Il est modéré mais il permet néanmoins de faire subsister les commerçants, les hacendados blancs ainsi qu’une mosaïque d’une main d’œuvre métisse, amérindienne et noire. À côté des autres villes et villas de la province, Tegucigalpa détient une position périphérique et secondaire par rapport à son réseau urbain immédiat. La localisation de la Real de Minas de Tegucigalpa au sud de la province, favorise son insertion dans le réseau commercial de l’isthme qui longeait le long de

13 Alvar, J. Diccionario de España y América. Espasa-Calpe, Madrid 2002 Pág. 595 — 21 — plaines du Pacifique, à travers de foires régionales dans le secteur du nord, lequel liait San Salvador, Chiapas, Oaxaca et Veracruz. Cela fut de même pour le secteur du sud (le Nicaragua, le Costa Rica et le Panama). Cette articulation économique en trois niveaux (le local minier, le régionale agricole-bovin et la suprarégionale commerciale) va déplacer l’axe économique du nord-centre de la province (articulé depuis 1530 par Puerto Caballos et Comayagua) vers le centre-sud, articulé par Tegucigalpa et Choluteca14. Ce réseau urbain débutant se consolida progressivement. Toutefois, c’est la création d’une autre identité, la Marie majeure de minas du Honduras (Alcadia mayor de minas de Honduras) en 1580, celle qui permet finalement sa consolidation. En effet, celle-ci s’était érigée en tant que conglomérat de centres miniers doués de grande importance au Honduras et probablement le plus riche de la Capitania General du Guatemala, configurant de la sorte un corps autarchique bien articulé depuis le point de vue géographique, économique et politique. Ainsi l’avait bien favorisé la Capitania au Guatemala lui cédant à partir de sa propre juridiction, la villa de Xerez de la Frontière de Choluteca, un prospère centre agricole-bovin et minier, ses villages d’indiens et territoires qui s’étendaient jusqu’à la Baie de Fonseca, dans le Pacifique (fig. 4). Depuis sa création, la Alcadia Mayor, qui serait appelée postérieurement « Tegucigalpa », fut équipée pour son autogouvernement, de ses propres autorités, Alcalde Mayor, de tribunaux de justice, d’officiaux de l’Hacienda Real et d’un juge de mines. Son siège fut le Real de Minas de Tegucigalpa, la future capitale. Cette condition autarchique fut à l’origine du premier conflit urbain que cette dernière affronta face à Comayagua et que nous aborderons dans quelques instants.

14 Mcleod, M. Spanish Central America a socioeconomic history. Berkeley Press, LA 1973. p. 260 — 22 —

Fig. 4 Région et mines de Tegucigalpa XVIIe siècle. K. Mazier-D. Navarrete 2017

II — DEVENANT LA CAPITALE, LES CONFLITS POUR LA PRIMAUTÉ URBAINE AVEC COMAYAGUA

L’antécédent du premier conflit se situe au début du XVIIIe siècle, lorsque le Real de Minas de Tegucigalpa expérimenta un nouveau cycle de dynamisme économique. La bonanza minière et commerciale avec la pratique du bovin, permit d’atteindre autour de sept mil habitants vers la fin du XVIIIe siècle15. Ce fait incita la visite d’Alonso Fernández de Heredia de la Capitanía Générale du Guatemala, lequel éleva Tegucigalpa à la catégorie de villa le 10 juin de 1762 (fig. 5). À partir de l’adjudication du titre de villa, Tegucigalpa a été dotée d’un cabildo, institution politique locale qui a joué un rôle fondamental dans la construction des aspirations politiques des élites minières et commerciales qui siégeaient dans la bourgade. Six ans après, dans le Real Cédula du 17 juillet 1768, l’appellation de villa fut confirmée : [...] por lo distinguida que es aquella población de ricos y abundantes Minerales [...] los relebantes [sic] motivos de ser Capital de la Provincia, abundante de ganados y géneros con que sus naturales acuden anualmente a la feria de cerro redondo, muchos minerales que cuasi sobstienen [sic] la labor de la Real Casa de la Moneda de la Ciudad de Guatemala, las

15 Vallejo, A. Primer anuario estadístico de Honduras 1889. Reedición Universitaria Tegucigalpa 1997 — 23 — innumerables cantidades de quintos y consumo de azogues que han rendido a mi Real Hacienda16.

Dans la citation ci-haut il est question d’énoncer la pomme de la discorde entre Comayagua et Tegucigalpa. Avec la confirmation de la nouvelle villa et la mise en exergue des [sic] motivations pertinentes pour devenir la capitale de la province, la primauté urbaine s’est convertie dans une menace réelle et concrète pour Comayagua, du moins, c’est ainsi que le comprirent ses autorités. Pour leur part, les familles de Tegucigalpa consolident leurs réseaux dans le pouvoir économique, politique et ecclésiastique. En effet, elles sont les propriétaires des moyens de production (haciendas et mines) ainsi que les occupants des postes politiques et religieux17. Le Cabildo ne structure pas seulement l’organisation administrative, mais il est également un pivot politique pour l’élite qui perdurera à travers les réseaux familiaux dans la période républicaine. Le nouvel statut amena des nouvelles unités urbaines telles que la Caxa Real et le Cabildo ; plus des temples et d’ermites avec des places au style baroque. Le critère de la hiérarchie socio-raciale s’est reflété dans les maisons des élites érigées dans le noyau de la commune et autour des places. Pour leur part, la population des indios de Tegucigalpa se trouvait à la marge, de l’autre côté de la rivière de Choluteca. Fig. 5 “Escudo De La Real Villa De San Miguel De Tegucigalpa Y Heredia Por auto de 13 de enero proveído por los S.S. Presidente y oidores de esta Real Audiencia en el expediente del pase al Real Título de Villa de San Miguel Tegucigalpa de Heredia, se previno conforme a lo pedido por el Señor Fiscal, que por mí el presente escribano de Cámara, Mayor de Gobiernos y Guerra, se firmase este Escudo de Armas, presentado por la misma Villa y en su virtud ejecuto en Guatemala a 19 de mayo de 1770. Andrés Guerra Gutiérrez” Boletín del Distrito Central Imprenta Calderón Tegucigalpa Diciembre 1942 y Enero 1943

16 Taracena Arriola, Luis Pedro. Ilusión Minera y Poder Político, la Alcaldía Mayor de Tegucigalpa siglo XVIII. Guaymuras, Tegucigalpa 1998 p.205 17 Martínez, M. Cuatro centros de arte colonial hispano criollo. Universitaria Tegucigalpa 1989 — 24 —

Les nouvelles castes se sont proliférées depuis le XVIIIe siècle. Le siège le plus emblématique était le quartier de pardos y mulatos de Los Dolores, à l’ouest de la villa. Ses habitants sont devenus aussi prospères que les miniers espagnols, jusqu’au point de construire la plus grande église de la villa. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, on instaure les Réformes Bourboniennes, un mécanisme de centralisation et rationalisation bureaucratique de l’administration espagnole. Des intendances sont créées, dont le modèle fut à charge des intendants français. Celles-ci avaient des facultés judiciaires et en partie militaires aussi. Leur objectif était d’améliorer la fiscalité. De cette façon, les vieilles provinces et leurs sous-divisions sont dissolues : les Corregimientos et les Alcaldías Mayores, divisant de la sorte l’Intendance en partis sous la direction d’un sous- délégué. Cela s’applique dans la province du Honduras en 1788, supprimant ainsi la Alcaldía Mayor de Tegucigalpa tout en la subordonnant à l’Intendance de Comayagua. Nous avons signalé que l’imposition du régime d’intendances, tout en ignorant la tradition politique, économique et social de Tegucigalpa, signifia l’interruption d’un cycle productif18. En l’occurrence, les travailleurs du minéral de Yuscarán qui se trouvaient précédemment sous la Alcaldía Mayor, se plaignent du manque de sel, d’indiens et de plombs pour l’extraction minière. En effet, l’atomisation de la Alcaldía Mayor en partis de Comayagua a eu comme conséquence la centralisation des opérations qui rendaient la mesure antiéconomique et inviable du point de vue administratif. La perte de son rang régional signifia pour la villa, un coup politique comportant des conséquences considérables à court, moyen et long terme. À court terme, la juridiction territoriale de la Alcaldía Mayor est subordonnée, ainsi que la villa de Tegucigalpa se voit également subordonnée à l’Intendance de Comayagua. À long terme, cela va déclencher une aversion envers Comayagua (et par extension à la Couronne) ce qui amène à la formulation des revendications indépendantistes. Face à la nouvelle situation, les groupes économiques les plus importants de Tegucigalpa s’agglutinent afin de récupérer par tous les moyens, la liberté de manœuvre administrative qu’ils avaient tenue deux siècles auparavant. Pour les miniers de Tegucigalpa cette liberté de la pratique impliqua la transgression de prohibitions officielles sur l’exploitation indigène ainsi qu’une fraude dans l’utilisation du mercure. L’opposition au système des Intendances fut donc une réaction logique puisque le nouvel ordre administratif avait cherché à finir avec des pratiques enracinées qui ont attaqué les intérêts de la Couronne. La réponse de la villa a été de nommer le Procureur Général

18 Barahona, Marvin. La alcaldía mayor de Tegucigalpa bajo el régimen de Intendencias (1788-1812) IHAH Tegucigalpa p.37 — 25 —

Francisco Albert en 1799 afin qu’au nom des voisins, s’effectue une demande auprès de la Couronne de rétablir le parti de l’Intendance de Comayagua19. Les tentatives de Tegucigalpa pour se désagréger de Comayagua et de restituer la Alcaldía Mayor ont duré un total de treize ans. Peu après, une autre pétition fut émise, celle d’octroyer à la villa le titre de ville (ciudad). Dans l’acte capitulaire du 24 septembre 1806 on a signalé l’envoi de sept lettres au roi, exposant les problèmes de distance avec Comayagua. Dans ces lettres, il est aussi question de donner « à sa majesté [sic] deux mil pesos en argent fort qui avaient été placés dans les reales caxas [sic] de Guatemala”20 afin de « désagréer la province et lui concéder le titre de ville à l’image des autres villes des Indes »21. Une question se pose : le statut urbain était-il si important pour la population américaine au crépuscule de l’administration espagnole ? L’offre ouverte au roi en échange de la désagrégation et de l’élévation au rang de ville, révèle que le passage du temps n’a pas dissipé le désir de devenir une ville, « comme les autres villes des Indes ». Dans une autre pétition envoyée à la couronne en 1807 le Procureur de la villa expose :

[…] no es menos constante que se la degradó [a la Alcaldía Mayor de Tegucigalpa] desde la creación de Intendencias [sic] en el año de 1788 por haberse avocado [sic] así la de Comayagua toda su jurisdicción […] con el gravamen de surtir de carnes a la nueva capital [de provincia, Comayagua] y con otros arbitrios onerosos [sic] para aumentar sus propios incompatibles ciertamente con las ventajas de aquella villa y por de contado en perjuicio también de los intereses de Vª. Rª hacienda22.

Grosso modo, la perception des habitants de Tegucigalpa sur le régime d’Intendance se simplifiait jusqu’à la perte de souveraineté sur sa juridiction et sur ses biens. En un mot : le cœur de son identité historique locale. Dans ce contexte on a suscité l’occupation française du trône espagnol entre 1808 et 1812. Une fois Fernando VII restauré, la Couronne, désireuse de trouver des alliés à une époque où les conspirations séparatistes se profilaient restaure la Alcaldía Mayor. Ce fait consolida chez les habitants de la capitale, la haute perception qu’ils avaient d’eux- mêmes ainsi que le poids important que Tegucigalpa possède, selon eux, dans la région et la province. Le rétablissement de la Alcaldía Mayor a déclenché des réactions contre l’Intendance de Comayagua. Les annonces des gouverneurs intendants datant de 1815 expriment la ruine dans

19 Martínez Castillo. Apuntamientos para una Historia Colonial de Tegucigalpa y su Alcaldía Mayor. Editorial Universitaria, Tegucigalpa. 1982 20 FONDOC-IHAH/AGCA Acta capitular, 24 septembre 1806 21 FONDOC-IHAH/AGCA Acta capitular, 1806 22 FONDOC-IHAH AMG. Pétition du Procureur de la Villa de Tegucigalpa pour demander le titre de ville. 1807. Legajo#14 1100-1107.

— 26 — laquelle la villa se trouve depuis tous les points de vue, notamment du point de vue financier. Pour le gouverneur Antonio Tornos, ceci est dû à la désobéissance de la Mairie envers les providences émises par l’Intendance de Comayagua et aux « litiges et partialités dans laquelle ladite villa est submergée depuis la ségrégation de l’Intendance »23, laissant penser que les habitants de Tegucigalpa sont incapables de se gouverner. En 1820, un autre gouverneur intendant, José Gregorio Tinoco de Contreras, dans une autre lettre envoyée au roi d’Espagne, signale que la cause du retard de la province est liée à la séparation du parti de Tegucigalpa, sollicitant par la même occasion, la suppression de la Alcaldía Mayor : « puisqu’il ne s’agit que d’un trompe l’œil des miniers de Tegucigalpa qui devraient se dédier à l’agriculture plutôt qu’à l’extraction de minéraux qui leur permet uniquement de vivre au jour le jour »24 et précisant que la solution du problème de la désagrégation est la suppression de la Alcaldía Mayor. Le 15 septembre de 1821 l’indépendance a lieu à Guatemala dont les plis arrivent le 28 du même mois à la villa. Le Cabildo signa l’adhésion à l’indépendance « avec une grande solennité dans le cadre d’une grand fête populaire »25. Face à la rébellion de Tegucigalpa, les autorités espagnoles à Comayagua vont exercer des représailles en niant l’ascension au statut de ville. Mais ceci n’avait plus d’importance étant donné la fin du pacte colonial. Depuis, les villages et leurs cabildos assument leur souveraineté. Le titre de ville est arrivé de manière fulminante trois mois après l’indépendance, le 11 décembre de 1821. Le comité consultatif de Guatemala émet l’accord qui déclare :

[...] compte tenu du patriotisme accrédité par la très noble mairie de la villa de Tegucigalpa, depuis l'époque de notre glorieuse indépendance [...] et du rang qu'elle occupe à l'échelle des villes de cette province, il a été convenu: successivement que la villa recevra le titre de ville, et sa mairie celle de patriotique26

Dans le texte précédent se ratifie le double caractère du titre de ville: celui qui tombe sur la ville (urbs) et sur son gouvernement (civitas). Le centre de gravité du pouvoir se déplace de Madrid au Guatemala, sous le contrôle des libéraux lesquels l’ont redonné aux élites de Tegucigalpa. Le nouveau statut de la ville renforce le leadership de la ville dans la région, au-dessus des communes qui avaient déjà ce rang, comme Choluteca, au sud et Danlí, à l'est. Après l'annexion au Mexique en 1824, le nouveau pays a été créé, les Provinces Unies de l'Amérique Centrale,

23 Informe del Gobernador Intendente de Comayagua Antonio de Tornos. Archivo General de Indias, Audiencia de Guatemala Legajo 973 24 Carta del Gobernador Intendente José Gregorio Tinoco de Contreras al Rey informando sobre su Provincia. Archivo General de Indias, Audiencia de Guatemala, Legajo 531 25 Zepeda, Ismael. La familia Midence, una historia vigente. Lithopress Tegucigalpa 2006. P.101 26 Junta Consultiva de Guatemala, 1821 en Vallejo, 1997, p. 17 — 27 —

également connues sous le nom de la Fédération. Cette étape signifia un nouveau cycle de rivalités urbaines, dans un contexte régional d'affrontements entre des visions de projets libéraux radicaux et modérés. Le conflit s'est manifesté en définissant le siège du Congrès constitutif pour promulguer la constitution de l'État du Honduras. Comayagua continuait comme Capitale maintenant nationale, avec le désaccord de Tegucigalpa. Pour atténuer les conflits, il a été décidé par le siège temporaire de l’Assemblée, de créer une troisième localité plus petite et sans prétentions : le minéral de Cedros, au nord de Tegucigalpa. Il a été déclaré à la même occasion que la capitale alternerait entre les deux, une modalité qui ne s'est pas réalisée. Ce conflit urbain est le reflet de la contradiction de l'idéal de modernité politique souhaité (l'État-nation) et de la réalité de multiples communautés hétérogènes dotées de racines (la soi-disant Patria chica, la « petite patrie »). Pour Guerra, cette contradiction mit les différents secteurs du pouvoir de la période post- indépendantiste face à un double défi: celui de créer un État centralisé à partir duquel on pourrait inculquer aux citoyens un sentiment de loyauté envers le nouveau centre de pouvoir (Guerra, 1993), et deuxièmement, celui de créer un État centralisé impliquant la subordination des allégeances traditionnelles. Un processus, faut-il l’admettre, qui fait face à une forte résistance venant de la part des organes du pouvoir local tout au long du XIXe siècle. Par ailleurs, force est bien de constater que cette polarisation affecta les territoires et les villes de toute l'Amérique latine. Quito, conservatrice et Guayaquil, libérale, constituent des exemples pertinents en Amérique du Sud. En Amérique Centrale, dans la province du Nicaragua se sont battu pendant vingt ans les villes de León et de Grenade. Au Costa Rica, Alajuela et San José ont combattu contre Heredia et San Salvador contre le Guatemala. Dans la décennie de 1850, les propositions de grands travaux surgissent pour impulser le progrès économique du pays. C'est l'époque de l'industrialisation européenne et nord-américaine et les projets de communication sont cruciaux. Le chargé d’affaires nord-américain E. G. Squier accorda une attention particulière à la vallée de Comayagua. Ceci fut en raison de l’intérêt américain pour la construction d'un chemin de fer interocéanique entre Puerto Caballos et la baie de Fonseca. Cette étape est essentielle pour raccourcir la communication entre les côtes est et ouest des États-Unis, surtout après les découvertes d'or en Californie. Le diplomate connaît les observations et les motivations des Espagnols lors de la fondation de la ville de Comayagua contenue dans le récit de Juarrós, l'historien du Reyno de Guatemala:

[...] à mi-chemin entre les deux océans [...] dans le but d'obtenir une communication facile entre l'Atlantique et le Pacifique avec laquelle seront évitées tant de maladies et de pertes de vies

— 28 — humaines et beaucoup de souffrances et de privations subies dans le voyage de Nom de Dieu (Chagres) à Panamá27.

Le fiasco du projet ferroviaire28 entrava le projet de progrès du pays. Le bilan est bien pire pour Comayagua, étant donné que les mauvaises conditions des communications terrestres ont contribué, parmi les facteurs déjà mentionnés, à son déclin imminent. En 1854, la population de Comayagua atteignait à peine deux mille habitants. Pendant l'administration de Céleo Arias (1872 à 1874), la ville fut à nouveau assiégée. Ce conflit détruisit une partie de la ville et provoqua un exode massif. De plus, l'économie de la ville était presque exclusivement réduite aux activités dérivées des fonctions politico-administratives. Concrètement, la perte de la capitale de Comayagua engendra deux résultats bien spécifiques: d'abord, elle marqua la fin des rivalités entre les deux villes qui dataient déjà l'époque coloniale. Ensuite, elle déchaîna sa propre stagnation qui allait se prolonger durant plusieurs décennies. À cet égard, l'anglaise Mary Lester décrit la situation en 1881 comme suit :

[Comayagua] elle est bâtie de façon pittoresque, mais ses rues silencieuses et couvertes de poussière, son air de pauvreté et l'absence d'une vie agitée et active, tout porte à croire que sa gloire appartient au passé. Il y a [cependant] beaucoup de jalousie à Tegucigalpa, où le président vit maintenant29.

Contrairement au déclin de la ville de Comayagua au cours du XIXe siècle, Tegucigalpa se voit renforcée. Le fait de ne pas être la capitale l'a certainement libérée des conflits de guerre qui explosent en Amérique Centrale après l'indépendance. Comme durant ses débuts de nouvelle ville, l’activité minière va être à nouveau le moteur qui va déclencher le transfert de la capitale de l'Etat. Depuis 1878, le président Soto et l'entrepreneur new-yorkais Julius Valentine organise et capitalisent la New York & Rosario Mining Company, l'établissant en 1879. L'année suivante, l'entreprise reçoit une concession renouvelable de vingt ans pour exploiter une mine dans les environs de la ville: les mines de Rosario à San Juancito. Le président Soto a calculé le transfert de capital à Tegucigalpa dès son arrivée à la présidence, comme il l’a stipulé dans le décret de transfert de la capitale: « Considérant que la ville de Tegucigalpa répond aux conditions nécessaires et aux éléments de population et de richesse, pour la résidence du gouvernement et

27 Squier, E.G. Notes on Central America. Particulary the status of Honduras and San Salvador 1855 Ams Press Inc. New York reprinted 1971 p. vi 28 Le projet ferroviaire interocéanique fut initié par des emprunts contractés par le gouvernement du Honduras auprès des banques anglaises et françaises. Le projet s'étendait à peine à quelques kilomètres de Puerto Cortés vers l'intérieur du pays, sans jamais être achevé, dû principalement à une mauvaise gestion des fonds. 29 Lester, Mary. Un viaje por Honduras EDUCA San José 1971, p. 146 — 29 — de la cour suprême de justice et de réunion de l’Assemblée, qui en se situent l'entrepôt principal de guerre, la maison de la monnaie et l’imprimerie nationale. De même que les bureaux centraux du Trésor, du télégraphe et de la poste, par conséquent, commande, Article unique: la ville de Tegucigalpa est déclarée, pour l'instant, capitale de la république (Assemblée nationale constituante, le 30 octobre de 1880)” 30.

La croissance économique tirée des exportations minières n'a pas provoqué d'explosion démographique à Tegucigalpa comme dans les autres villes industrialisées d'Amérique latine (voir tableau 2). En revanche, la croissance vertigineuse des villes bananières du nord, dirigée par San Pedro Sula, place cette ville en concurrence pour la primauté urbaine du pays.

Tableau 2. Population dans les principaux centres urbains honduriens 1881-1974 ville/Hab 1881 1900 1930 1935 1950 1961 1974 Tegucigalpa 12000 24000 40695 47760 90613 154429 304891 San Pedro Sula 28327 33720 45392 94474 208083 Total 69022 81480 136005 248903 512974 Source: Institut national de statistique du Honduras. www.ine.hn.gob

30 Anales del Archivo Nacional de Honduras. Decreto no.11 en que se declara la ciudad de Tegucigalpa por ahora capital de la República. Fasciculo 3 año II julio 1968 P.25 — 30 —

C H A P I T R E 2 = ÉTABLIR DES IDÉAUX MODERNES: POLITIQUES, DISCOURS ET ASPIRATIONS PENDANT LA RÉFORME LIBÉRALE ET L'AJUSTEMENT NÉOLIBÉRAL

"La modernité est un mode de civilisation caractéristique, qui s'oppose au mode de la tradition, c'est-à-dire à toutes les cultures antérieures ou traditionnelles: devant la diversité géographique et symbolique de celles-ci, la modernité s'impose comme une, homogène, rayonnante dans le monde entier dès l'Ouest. Cependant, c'est une notion confuse, qui connote globalement toute l'évolution historique et un changement de mentalité ".

Jean Baudrillard

I — LE LIBERALISME A TEGUCIGALPA: DE LA CAPITALE NATIONALE AU DISTRICT CENTRAL (1880-1938)

Sous l'administration de Tiburcio Carias (1932-1948), la modernité politique évolue progressivement vers un système de gouvernement hautement centralisé au Honduras. Un processus similaire est installé dans toute la région, y compris: au Guatemala d'Ubico, à El Salvador de Hernández et au Nicaragua des Somozas. Au cours des années précédentes, les deux principaux partis ont été fondés et ont dominé la scène politique jusqu'à nos jours: le Parti libéral, fondé en 1891 est considéré comme un parti plutôt radical tandis que le National, fondé en 1902 est considéré en tant qu’un parti conservateur. Ce fait marque la modernité politique dans le pays parce qu'ils surmontent les factions menées par des caciques sans idéologie définie qui favorisent les soulèvements et les guerres civiles. Carías, candidat du Parti national est élu en 1932 pour une période de quatre ans. Cependant, il va modifier la constitution pour être réélu et se perpétuer à la tête du pouvoir pendant 12 années supplémentaires. Mais en réalité, il va gouverner jusqu'à 16 années au total. Son administration devient donc une dictature à travers le

— 31 — décret no. 48 de 1938 crée par le District Central avec sa Loi Organique, dans laquelle se fusionnent les mairies de Tegucigalpa et de Comayagüela. Une union qui englobait le plan politique, économique et spatial depuis bien des années. Immédiatement après, la soumission du District Central au pouvoir exécutif est établie. Avant, le maire de Tegucigalpa, comme tout autre, était rattaché au gouverneur départemental créé dans la législation postindépendance comme nous l'avons déjà mentionné. Cette sujétion a une double signification: d'une part, elle met fin à l'indépendance politique du maire de Tegucigalpa depuis la création de sa mairie en 1763 (sauf pour la période entre 1788 et 1812, lorsqu'elle dépend de l'Intendance de Comayagua). Et d'autre part, cet acte culminant de cohabitation avec les fonctions du capital révèle le caractère centraliste, concentrateur du pouvoir qui a distingué l'administration de Carías et auquel la Réforme libérale fit référence 60 ans plutôt. La forme de gouvernement de la nouvelle entité administrative est celle du Conseil municipal. Initialement, cette modalité, était composée d'un président, trois conseillers et un procureur31. Le président du Conseil métropolitain du District Central avait un double caractère: au niveau local, il conduit le Conseil, au niveau central, il est le représentant du gouvernement national devant la commune. Parmi ses pouvoirs figurent la publication et l’exécution des accords du Conseil, à savoir les ordonnances municipales. En tant que délégué du gouvernement central, le président du Conseil municipal était responsable de la publication et de l’observance des lois gouvernementales de l'exécutif. Il a également le devoir d’exercer les fonctions assignées par l'exécutif en rapport à l'ordre public, politique et économique. Le décret n ° 48 renforce également la figure du président du Conseil, transférant ses fonctions judiciaires comme l'application de la loi, les pénalités et amendes, fonctions historiques des maires (mais pas les civils, qui sont la compétence du juge de paix). En outre, le président possède un large éventail d'actions dans tous les domaines, aussi longtemps que le pouvoir exécutif l'assigne. La nouvelle entité administrative signifiait pour la capitale, la fin de son autonomie municipale en désignant directement le président de la république : le maire, le conseil municipal et sa permanence dans ses fonctions publiques. Les conseillers municipaux étaient supervisés par le ministère de l'Intérieur et de la Justice32. Au niveau politico-administratif, la loi municipale de 1990 réintroduit l'autonomie municipale dans le contexte néolibéral (décret 48-91) qui convoite une modernisation politique visant à ce que le gouvernement local assume ses fonctions sans la participation directe de l'État central. Sans doute, cette responsabilité va affecter financièrement la municipalité de Tegucigalpa, ce qui va entraîner par la suite une crise urbaine pérenne à la capitale, notamment en matière de

31 ANH. Décret 48. Loi organique du District Central. Tegucigalpa 1948 32 ANH. La Gaceta 13 de marzo 1939 año 64 no. 10,751. Decreto 79 Poder Legislativo — 32 — prestation de services publics, de transport, de sécurité, de logement et d'emploi (cf. troisième partie). Parmi les pires scénarios matérialisés, on détecte l’apparition massive de bidonvilles autour de la ville, où s’entassent des centaines de milliers de migrants venus de l'intérieur du pays, dans des conditions d'extrême précarité. Au vu de cette situation, le Honduras fait désormais partie de cette « Planète Taudis » que mentionne Mike Davis, dans un contexte d'urbanisation décrit par Eric Hobsbawm où il constate "la disparition de la paysannerie". En général, les transformations les plus importantes introduites par la nouvelle loi concernent directement la nature du pouvoir de l'autorité locale. Ceci concerne principalement la restitution de l'autonomie de la municipalité et l'élection au suffrage direct des autorités municipales. L'autonomie ou la capacité d'autogestion des municipalités est spécifiée dans le texte de loi comme étant «la préparation, l'approbation, l'exécution et l'administration de leur budget; ainsi que la planification, l'organisation et l'administration des services municipaux "33. Sur le plan économique, l'impact de ces dispositions se traduit finalement par le retrait du pouvoir central en tant que pouvoir de décision dans les politiques urbaines locales. Pour la Mairie de Tegucigalpa, même après cent ans de statut de capitale, les capacités réelles ne suffisent pas à couvrir ses responsabilités envers les populations démunies, ce qui signifie la paralysie des travaux publics et des services tels que les hôpitaux, les logements sociaux, les nouvelles routes et une planification territoriale efficace. D’autres réformes introduites par la nouvelle loi, prévoient la disparition du Conseil Métropolitain et la création du Conseil Municipal. L'une des différences entre l’ancien Conseil (Concejo ) et le nouveau Conseil (Consejo)est que ce dernier est présidé par le maire élu et non pas par le président du pays, comme c’était le cas durant l'époque de Carías. Les taxes constituent la base matérielle qui soutient le travail du District Central, dont les plus importantes sont la taxe sur l'industrie, sur le commerce et les services et celui de l'immobilier. Une autre source de revenus stipulée dans la loi de 1990, est le transfert de 5% du budget annuel de l'État aux municipalités du pays. Ce pourcentage correspond à 6,649 millions de Lempiras par an entre 298 municipalités au total34.

La municipalité fait face à plusieurs obstacles pour obtenir un revenu, comme le fait qu'elle n'ait pas le pouvoir de créer des taxes, des exemptions ou d'autres facultés associées à la collecte. Une autre limite des recollections d’impôts réside dans le fait que la municipalité ne s’occupe pas de la gestion de tous les services publics présents dans la ville. Le service d'eau potable et d'assainissement, l'électricité et la téléphonie sont gérés par des entreprises publiques à caractère nationale. Le transport dit public, intégré par les services d'autobus et de taxis se trouve entre les

33 Ley de Municipalidades República de Honduras Decreto 134-90 artículo 0012, numerales 3,4 y 5 34 La conversion de la monnaie hondurienne à l’époque était L.2.00 par US$1.00. — 33 — mains d'entreprises privées qui sont subventionnées par le gouvernement par l'entremise du ministère des Travaux publics, des Transports et du Logement. Il gère les déchets solides (accordés aux entreprises privées) et une très petite police municipale visant plutôt à employer des militants du parti politique au pouvoir.

Ensuite, l'obtention de ressources pour les améliorations urbaines dans la capitale vient du gouvernement central plutôt que du gouvernement municipal, conformément à un modèle économique qui privilégie l'intégration internationale35. Au cours des dernières décennies, le régime fiscal réduit les taxes sur le commerce et augmente les taxes intérieures, telles que la TVA et les taxes d'accise. Ce régime comporte de nombreuses failles, avec de multiples incitations déroutantes pour les secteurs les plus dynamiques, laissant la plus grande partie du fardeau fiscal aux salariés de la classe moyenne. Les taxes commerciales sont passées de 40% du total à seulement 5%. Les impôts directs ont augmenté de 1990 à 1995, passant de 23,3% à 30,6%. Ces asymétries créent des difficultés de collecte, diminuent l'équité et affaiblissent l'administration tout comme le système fiscal hondurien, lequel devient totalement régressif36. La source de cette régression se doit en partie à l'exonération des taxes locales pour les investissements miniers, les exportations et les investissements touristiques. Il convient ici de rappeler que dans l'élaboration des politiques néolibérales à la fin du XXe siècle et dans le cas particulier de l'État hondurien créé de l'extérieur, les élites politiques et économiques se coordonnent avec les intérêts internationaux dans la formulation de politiques publiques telles que la loi des Municipalités de 1990.

II — LES PORTE-PAROLE DE LA MODERNITÉ ET LEURS DISCOURS

Qui sont les auteurs du discours officiel de la modernité nouvelle ou revisitée? Quels sont leurs objectifs? Pour répondre à ces questions nous allons privilégier un point de vue diachronique. De ce point de vue, il sera d’abord question d’analyser la prosopographie des individus dans le contexte historique de chaque acteur, puis d’analyser les discours qui s'articulent autour des questions politiques, économiques, sociales et urbaines. A partir de cette analyse, nous allons essayer de déceler les différences dans la façon dont ces derniers abordent une telle rupture: au

35 Schneider, Aaron. Construction de l'État et des régimes fiscaux en Amérique centrale. F&G Editores Guatemala 2014 36 Citado por Schneider, A. Op. Cit. P. 249 — 34 —

XIXe siècle, les libéraux Soto et Rosa suivent un projet social intégral tandis qu'au XXe siècle, les Callejas néolibéraux suivront un projet essentiellement économique.

Fig. 6 M. Ramón Rosa Jurisconsult, politicien, Fig. 7 Marco Aurelio Soto Deschamps, Marc Homme d'État, conférencier, prosateur et poète, Dans Oyuela, Leticia, Constructores artísticos tous à un degré éminent. entre siglos. Grupo OPSA Photo: Prof. Ramón Carías Donaire. Tegucigalpa 2009 RABN Tegucigalpa Juillet et Août no. I et I1 1948

Cependant, force est de constater que l'un d'eux est séparé de cet économisme prédominant, il s’agit de Ramón Rosa (fig. 6). De fortes préoccupations humanistes, philosophiques, politiques, scientifiques et littéraires; sont présentes dans le discours de Rosa et marquent une différence décisive entre la modernité libérale et néolibérale. Bien que Soto ne possède pas toutes ces qualités, la haute position conférée à Rosa reflète l'importance accordée à ces sujets. C’est un humanisme qui prédomine au cours de la première moitié du XXe siècle, qui priorise à la fois la construction de l’être hondurien, et la poursuite des buts économiques. À la fin du siècle, cet humanisme s'érode, recevant le coup de grâce par les mesures néolibérales écrasantes. L'éducation des élites du XXe siècle abjure les composantes de l'éducation intégrale et patriotique du dix-neuvième siècle. Et pour preuve, les nouvelles générations de ce collectif ne sont plus éduquées pour devenir des êtres Honduriens, mais bien pour ressembler le plus possible aux citoyens Américains. Pour atteindre cet objectif, les familles honduriennes vont mettre en place des modalités d’action communes à commencer par octroyer une éducation bilingue à leurs enfants, suivie de voyages de vacances et des études universitaires aux EUA. Les habitudes de consommation, les formes de loisirs et le moindre détail touchant à la vie quotidienne, le tout, va être également façonné suivant le modèle américain.

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Ce sont là des traits de distinction sociale et de modernité, pour reprendre les propos de Bourdieu, qui sont montrés avec fierté. Marco A. Soto (fig. 7), quant à lui, montre cette xénophilie en s’expatriant directement à Paris où il décède en 1908 et se fait enterré dans le cimetière de Passy. Contrairement à Rosa, lequel est mort à l'âge de 44 ans, alcoolique et pauvre en 1893 à Tegucigalpa.

Fig. 8 Alumni leaders: Rafael Leonardo Callejas (premier a gauche) 2014 Centennial site Department of Agriculture Economics, Mississippi State University http://www.agecon.msstate.edu/centennial.asp#top

Les différences entre Soto et Rosa peuvent s’attribuer à l’illégitimité de ce dernier. En effet, le fait de ne pas avoir été reconnu par son père dans le contexte d’une société traditionnelle, explique plausiblement pourquoi son action politique ne se basait pas sur les intérêts des classes. Il visait donc à compenser les besoins sociaux des Honduriens en fonction de leur propre expérience, en accumulant des valeurs patriotiques et éducatives. Malgré les différences et des similitudes entre les personnalités de Soto et de Rafael Callejas (fig.8), ils sont tous deux hommes de leur temps qui répondent aux contextes historiques régionaux qui les conditionnent. Pour mieux comprendre ces positions, nous examinerons ces contextes ci-dessous.

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III — CONTINUITÉS ET RUPTURES DANS LES DISCOURS DES LIBÉRAUX ET DES NÉOLIBÉRAUX

Il est permis d’affirmer que le discours de la modernité s’est matérialisé à plusieurs niveaux: politique, économique, social et urbain. Il est proclamé par les libéraux du dix-neuvième siècle, lesquels ont beaucoup exigé aux grandes majorités ; soit du travail agricole ou du travail ouvrier, avec peu ou pas d'assistance sociale dans un climat d'insécurité et de faible participation politique et culturelle. Même si les libéraux étaient initialement intéressés par la modernisation politique, cette aspiration a été rapidement remplacée par celle de l'accumulation du capital. De sorte que la modernité du XXe siècle s'éloigne dès le départ du social, laissant progressivement de côté l'urbanisme, la productivité, l'éducation et l'emploi. Les néolibéraux favorisaient la concentration de la propriété et de la richesse au sein d'une petite partie de la population qui figurait au sommet de la modernité technologique, éducative et sociale. En tenant compte de ces distorsions de la modernité au Honduras, nous aborderons ensuite les discours qui ont introduit une série de nouvelles politiques économiques et sociales, justifiées par la critique systématique du modèle politique précédent. La Réforme est perçue par les idéologues honduriens comme une transition qui préparerait le contexte social et économique à l’implantation du libéralisme. Cette rhétorique discursive de Rosa devient pratique au niveau de toute la législation, des institutions, des dépendances et des nouveaux mécanismes construits dans l'administration Soto, laquelle fut résumée dans le slogan "Paix et progrès". Ces changements ont inclus le renouvellement de la législation antilibérale promulguée entre 1834 et 1856 dans ladite période de réaction conservatrice. Ces changements comprenaient aussi certaines lois espagnoles qui sont toujours en vigueur. Pour le politologue Stokes, l'organisation formelle de la constitution de 1880 était originale et organisée en trois sections: la première comprenait des déclarations, des principes et des droits. La seconde contenait l'organisation du gouvernement (législatif, exécutif et judiciaire) et la troisième, le gouvernement municipal. Les codes de procédure civile et pénale sont également promulgués. Au lieu de procédures légales, la voie pour les néolibéraux dans les années 90 a été la télévision. Celle-ci permet à la classe politique d'éviter la présentation de plans gouvernementaux écrits devant la population, pour les remplacer par des campagnes électorales innovantes basées sur des spots publicitaires, avec peu ou nul contenu théorique. Pour Callejas, cette démarche a été dirigée par des experts internationaux qui médiatisaient largement son image jeune et charismatique, comme si on avait affaire à une « pop star ». Pour certains analystes, la popularité de Callejas est le résultat de cette campagne, financée par les secteurs économiques riches, qui «a réussi à lui forger une image en accord avec un changement progressiste, sans offrir pour

— 37 — autant une solution programmatique et concrète qui pourrait signifier une amélioration des conditions de vie substantielles de la majorité de la population hondurienne"37. La société du spectacle politique hondurien a pris une nouvelle dimension médiatisée, un agir communicationnel dans le sens habermasiene, en accord avec les usages et la consommation contemporains. Compte tenu des engagements économiques avec lesquels le pays a été poussé depuis l'étranger, il n'est pas surprenant que l'action politique de Callejas donne la priorité aux avantages particularistes pour des secteurs spécifiques. L'une des situations les plus urgentes auxquelles l'administration Callejas a été confrontée était la gigantesque dette extérieure. Le discours économique était l'aspect central de la gestion publique et concernait toutes les préoccupations du gouvernement. Enfin, à l’instar de Soto qui avait une équipe de travail dynamique aisément dirigée par Ramón Rosa, Callejas devait aussi l'ampleur de ses transformations à son cabinet de travail, dans lequel figuraient: (président de la Banque centrale), Ramón Medina Luna (ministre des Finances) et Benjamín Villanueva (ministre des Trésors). Par ailleurs, dans ce nouveau contexte, il y avait une variante fondamentale par rapport au gouvernement du dix-neuvième siècle, à savoir que l’équipe de Callejas avait le soutien de facilitateurs tels que : les organisations internationales, les entrepreneurs et le gouvernement, lesquels reçoivent l’appellatif de « techno- politiciens transnationaux ». Ces acteurs sont issus du secteur privé hondurien et ont contribué avec des organisations internationales telles que l'USAID pour collaborer avec des stratégies telles que la mise en place de zones franches (depuis 1977, des initiatives ont échoué). Schneider cite la Fondation pour le développement des investissements et des exportations (FIDE, 1984) comme le mécanisme de cette collaboration, gérant les fonds de l'USAID, de la Banque mondiale et de la BID. Ceux-ci ont été utilisés entre autres, pour donner des prêts aux investisseurs locaux et étrangers pour établir des maquilas38 dans le pays: "Ce rôle ouvertement politique de FIDE a commencé en 1984 avec le projet par lequel l'USAID et le gouvernement du Honduras ont accepté de changer les lois du pays, fournir des services financiers, des capitaux et des crédits à travers un fond fiduciaire d'exportation ... Le personnel de la FIDE a rédigé une importante législation économique, telles que le Régime d'importation temporaire (RIT) et la Loi sur les zones de transformation industrielle à l'exportation (ZIP) qui ont rendu possible la création de entreprises au style maquila "39.

37 Molina Chocano, Guillermo. En la revista Mexicana de Sociología. Honduras: crisis económica, elecciones. Vol. 52 no.4 México D.F.1990 p.309 38 Est une entreprise qui importe des matériaux sans payer de droits de douane 39 Schneider, A. óp. Cit. Pag. 267 — 38 —

D’un autre côté, la dévaluation de la monnaie entraîne la réduction des revenus des Honduriens, étant donné que la majeure partie de la population reçoit des salaires qui reflètent l'ancien taux de change en vigueur depuis l'époque de Marco Aurelio Soto: un dollar pour deux lempiras. Alors que les biens de consommation et les services avaient déjà été ajustés à la nouvelle valeur de la monnaie, qui s’élevait à six lempiras pour un dollar en 1991. L'importance accordée à la production de matières premières pour le marché international est une constante dans le discours économique de l'administration de Soto mais aussi de Callejas. Au XIXe siècle, l’accent est mis dans lesdites « nouvelles exportations », l'argent, le café et les bananes. L’objectif du modèle moderne économique du XXe siècle devient alors celui de dépasser les « exportations non traditionnelles », lesquelles seront passées en revue par l’État (i.e. les melons, les crevettes, l'huile de palme et maquiladoras textiles). En ce qui concerne le rôle de l'Etat dans le traitement de la question sociale, les différences sont clairement visibles parmi les deux administrations. Tout suggère que la politique du XXe siècle accorde la même importance aussi bien au développement des aspects économiques qu’au développement des aspects sociaux. La réorganisation du pays est alors conçue à ce moment-là, pour être en mesure d'obtenir une croissance homogène pouvant garantir le progrès au sens large. Les réformateurs libéraux ont ainsi pris en compte à la fois les finances et le crédit public, ainsi que les sources d'emploi et l'organisation de services inexistants. La question matérielle de cette vaste politique sociale se manifeste notamment dans la profusion de travaux publics à Tegucigalpa, au vu de sa primauté économique dans la nouvelle connexion au marché mondial. Mais nous aurons à y revenir. Les libéraux et les néolibéraux ont tous deux cherché à attirer les investissements étrangers, pour lesquels des lois ont été promulguées afin de faciliter le flux de capital et de migrants (comme la loi sur l'immigration de 1866). Pour Soto et Rosa, la construction de piliers de communication a rempli le double objectif de la communication des produits et des personnes; national et étranger. Mais au XIXe siècle, on mettait davantage l'accent sur la panacée migratoire, une mentalité largement répandue parmi les politiciens et les intellectuels d'Amérique latine. Ces idées étaient fondées sur une attitude raciste et un mépris envers les indigènes, qu'ils soient indiens ou métis. Les réformateurs avaient une admiration démesurée pour l'expérience nord-américaine, exprimée par Rosa en citant le succès de ce peuple prodigieux: « nous avons besoin de flux migratoires qui apportent, avec les nouveaux venus, l'esprit d'entreprise et de liberté ... ». L’arrivée de "bons immigrés", entendus comme européens et nord-américains, était alors encouragée tandis que l'interdiction d'entrée aux gitans, juifs, noirs et chinois restait en vigueur. Les premières colonies étrangères notées pour leur puissance économique dans le dernier quart du dix-neuvième siècle

— 39 — ont renforcé le réseau régional Amapala-Choluteca-Tegucigalpa-San Juancito. Celles-ci étaient composées surtout d'Allemands, de Français, d’Anglais, d’Italiens, de Suisses, et d’Espagnols. Avec l'implantation des compagnies bananières sur la côte caribéenne au nord du pays, les colonies européennes, notamment allemandes, sont écartées par l'influence économique et politique des Américains, après la Seconde Guerre mondiale. L’activité bananière a déclenché l’arrivée d’une nouvelle vague de travailleurs venant d’Amérique centrale et en particulier du Salvador. D’autres travailleurs venant des Caraïbes anglo-saxonnes (La Jamaïque entre autre îles) s’ajoutent également à ce scénario migratoire. Dans la même veine, il convient de noter que les flux migratoires du XIXe siècle qui se dirigeaient habituellement de l'extérieur vers l'intérieur se sont inversés au cours du vingtième siècle. Nous expliquerons ultérieurement les circonstances qui ont provoqué ce renversement. En attendant, notons déjà que la principale différence entre la politique de la Réforme libérale et la politique néolibérale de Callejas repose sur le fait que cette dernière n'a pas lié la croissance économique au développement social. Les contraintes budgétaires se reflètent de manière spectaculaire dans les budgets sociaux qui, au Honduras, atteignent à peine 7,6% du produit national brut. Dans les années 90, les membres de l'Association des économistes du Honduras ont dénoncé des mesures économiques qui étaient les instruments d’un important transfert de ressources -par le biais de l'inflation et de la dévaluation- des couches sociales à revenu faible et moyen, en faveur du secteur public et exportateur, devenus les principaux bénéficiaires de l'ajustement structurel.

En résumé, il est légitime d’affirmer que ces politiques ont creusé un fossé considérable entre riches et pauvres. Le pourcentage de ménages pauvres est passé de 68% en 1989 à 78% en 1992, alors que le chômage atteindra 40% de la population active de la même période. Paradoxalement, comme le souligne Hernandez, pour le néolibéralisme, le problème est l'emploi, ou plutôt l'emploi public. Le 14 Mars 1990, l'administration Callejas a annoncé le licenciement des 2.043 employés du secteur public, 15.000 licenciements d'ici la fin de l'année et 10.000 pour l'année 1991. Un résultat direct de cette action fut certainement la hausse du chômage et du sous-emploi, ainsi qu’une augmentation imparable du secteur informel. Le retrait de l'administration publique est accompagné d'une augmentation des investissements privés dans les domaines de l'éducation (prolifération des écoles, lycées bilingues, universités), des loisirs (restaurants à la chaîne, des cinémas, des magasins), des services (banques) et du logement. Depuis, nul ne doute qu’une nouvelle frontière est apparue, séparant le public du privé.

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C H A P I T R E 3 = L E LABORATOIRE DES MO D E R N I T E S URBAINES HONDURIENNE S

I — POUVOIR, MONUMENTS ET ESPACES PUBLICS DEPUIS 1880

À Tegucigalpa, la monumentalité urbaine est une caractéristique constitutive du libéralisme. Quand on parle de monumentalité, on fait notamment référence aux constructions, d'édifices et aux assemblages sculpturaux construits intentionnellement pour exercer une domination symbolique dans un centre urbain. Or, la relation de Tegucigalpa avec la sculpture et les monuments publics n'est pas très ancienne. La première expérience provinciale, s’est déroulée dans la capitale de Comayagua et le premier monument civil en dehors de la ville elle-même, était la colonne de la Constitution de Cadix en 1812, érigée au crépuscule de l'administration espagnole En dehors de ce cas, comme le dit Zárate Toscano, seules les images religieuses « … quittaient leur enceinte sacrée pour devenir le centre d'attention dans les processions religieuses qui, à l'occasion des fêtes, des prières et d'autres actes pieux parcouraient les rues montées sur des rubans luxueux "40. Après l'indépendance, la sécularisation progresse lentement et les espaces publics et les monuments sont restés inchangés jusqu'à l'arrivée de la réforme libérale en 1876. C’est à ce moment-là que l’on voit s’installer dans le pays ce qu’on appelle « la religion de la patrie ». Celle-ci a coexisté en parallèle avec les manifestations publiques catholiques jusqu’à les déplacer au fur et mesure vers l’État, lequel consolide l'invention de la nation. A ces concepts sont associés les « lieux de mémoire », dont le but est d’utiliser l’expérience du passé, pour la construction d’une future société idéale. Pour Pierre Nora, un « lieu de mémoire » est aussi une entité multi-référentielle qui peut se diviser en une multitude de mythes culturels appropriés à des fins différentes idéologiques ou

40 Toscano, V. (2003). El papel de la escultura conmemorativa en el proceso de construcción nacional y su reflejo en la ciudad de México en el siglo XIX. Historia Mexicana, 53(2), 417-446. Retrieved from http://www.jstor.org/stable/25139504 — 41 — politiques. Les sculptures commémoratives, situées dans des lieux de mémoire, ont été utilisées pour construire l'histoire d'une nouvelle nation, facilitant la diffusion d’éléments culturels à caractère identitaire. Par ailleurs, les places, les avenues, les bâtiments publics font tous partie de la construction historique d'une mémoire d'État imposée à la communauté par les groupes qui exercent le pouvoir national. L'utilisation politique de ces nouveaux espaces urbains était également pertinente pour promouvoir le républicanisme un peu à l’image de l’utilisation des processions pour la promotion de l’évangélisation. Or, encore une fois, les bas secteurs sociaux seront exclus du nouvel imaginaire collectif. Ainsi, peuples autochtones, métis, marginaux et femmes ne feront pas partie du projet libéral mono-identitaire. L'usage politique de cérémonies civiques, s'est manifesté dans plusieurs espaces et moments: inaugurations de quartiers généraux administratifs, monuments, commémorations, etc. La fabrication des sculptures et des bâtiments a également été liée à cette utilisation politique de monumentalité. Au lieu d’être l’apanage d’artisans baroques et métis, les nouvelles fabrications seront des pièces directement importées d’Europe. Ainsi, artistes et architectes, la plupart venus d’Italie, se rendent in situ. A l’image des Expositions universelles de Paris et de Londres, le gouvernement de Marco Aurelio Soto annonce la tenue d'une exposition annuelle d’artisanat et des produits naturels, agricoles et facturés à Tegucigalpa. C’était un événement utilitaire, dont l’objectif était de promouvoir les produits d'exportation et les capacités économiques du pays. En même temps, il s’agissait d’une occasion pour commémorer l’Indépendance du pays.

Fig. 9 Palace National 1887. Collection ANH

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La nouvelle monumentalité fomenta donc la création de nouvelles écoles publiques de dessin dynamique, afin que les artisans puissent y développer le symbolisme dans la nouvelle esthétique des monuments publics. La visibilité du nouveau statut de la capitale de Tegucigalpa a été créée par le transfert des sièges des trois branches du gouvernement qui étaient auparavant à Comayagua. En l’occurrence, le pouvoir exécutif est transféré dans une maison de la période hispanique, bâtie suite à la commande de Judas Salavarría, Alcalde mayor (Fig. 9). Cet endroit a été utilisé jusqu'en 1919, date à laquelle il a été transféré au bureau de la poste, l’ancien Banco de Honduras. Le pouvoir législatif quant à lui, fut établi à côté de la Maison du gouvernement, située sur la rue du Commerce. Enfin, de son côté, le pouvoir judiciaire, représenté par les Tribunaux de justice, fut installé dans une maison appartenant au ministre Ramón Rosa, laquelle est localisée sur l'actuelle avenue Cervantes. Les plus importants bâtiments publics ont été érigés dans le champ de l’hygiénisme: l’Hôpital général, le Cimetière général et la prison centrale, tous ont été construits entre 1880 et 1882. Des établissements d'enseignement ont été également organisés : les écoles normales, les écoles élémentaires pour les filles à Tegucigalpa et Comayagua, un collège de jeunes filles, la première école secondaire nationale à La Merced et une école de dessin et de peinture. Et puis, d'autres centres de formation technique décrétés furent la Fermière Modèle (1880) et l'école d'Agriculture. Le bâtiment éducatif et culturel le plus emblématique à Tegucigalpa fut sans aucun doute La Merced, siège de l'université. En 1881 Rosa et Soto ont élevé au niveau de l'université centrale, l’ancien Académie de la République, avec 34 étudiants dans les facultés de droit et de médecine. Les archives nationales sont créées en 1880, avec d’importantes collections de titres fonciers, de collections de journaux et de manuscrits. Le couvent San Diego, mieux connu sous le nom de sa chapelle, San Francisco, a été transformé en 1881 dans une caserne, avec un petit hôpital militaire adjoint à la Cour Suprême de Guerre. Non seulement les bureaux administratifs ont été construits ou adaptés, mais ils ont été utilisés pour mettre en scène le discours positiviste de la paix et du progrès. La multi dimensionnalité des espaces publics, mais aussi leurs pratiques et leurs sens ont été analysées par les historiens, les philosophes, les géographes, les urbanistes et les sociologues. Par exemple, Mongin évoque le sens pluriel offert par le « public», comme espace de visibilité «commun», celui des rues, places, lieux et monuments qui font émerger l'espace commun, accessible à tous41. Tandis que Pacquot nous renvoie à la signification singulière des espaces

41 Mongin, Olivier. Métamorphose de l’espace public. Esprit no. 389 novembre 2012 pp.73-84 — 43 — publics en tant qu'espace politique visible42, qui, au XIXe siècle, a fait de Tegucigalpa l'instrument privilégié de l'application du discours libéral. En effet, les places constituent le référent par excellence de l’espace public, même si la rue partage également cette centralité. Nous y reviendrons. À cette époque, les rues étaient adaptées aux besoins de la traction animale, des chevaux, des mules et des piétons. Elles étaient tracées à même la terre, ce qui, ajouté à une topographie accidentée, a plutôt abouti à l’obtention d’un labyrinthe de chemins sinueux et à l’obtention de quelques rues disposées en ligne droite dans le noyau principal. Elles étaient de dimension étroite et parfois, dans le meilleur des cas, pavées. D’après les chroniqueurs de l'époque, ces caractéristiques octroyaient à la ville une allure semblable à celle de Toledo. D’un autre côté, les idées et les réflexions autour des théories urbaines qui voient le jour dans les pays occidentaux finissent par arriver à Tegucigalpa. En l’occurrence, les réformes urbaines menées à Paris par Napoléon III, dans le plan d'urbanisme, sont les plus importants en Europe à la fin du XIXe siècle. Ces réformes sont à vrai dire, une source d'inspiration pour de nombreuses villes à travers le monde. Mais elles ont aussi une influence directe à travers l'intervention française au Mexique pendant le deuxième empire mexicain de Maximilien. Et pour preuve, dans la capitale mexicaine se trouvent le château de Chapultepec (1863) et la promenade de l'impératrice (1867), lesquels s'ajoutent à la promenade hispanique de Bucareli.

Fig. 10 Avenue Gutemberg. Collection historique digital Archive national de Honduras Photo: RABN

42 Paquot, Thierry. L’espace public. Paris, La Découverte, coll. “Repères” 2009. — 44 —

A Tegucigalpa, aussi bien l'avenue Gutenberg (fig. 10) et la promenade de Guanacaste (fig. 11) sont entièrement encadrées dans cette idée Haussemannienne de l'urbanisme. Cette artère s’est étendue dans la périphérie de la ville en commençant depuis la frontière du quartier la Plazuela en allant vers l'est, et en terminant dans la rivière d'Or ou Chiquito. En plus d'être étirée en direction de la ville minière de San Juancito, elle mène à de nombreuses routes situées dans la jupe du Picacho, offrant une zone de loisirs avec des arbres et des sentiers le long de la rivière.

Fig. 11 Promenade Guanacaste, Montessi 1882 Photo: RABN

Les parcs étaient de véritables scénarios de communication, où se déroulaient les solennelles cérémonies civiques de baptême républicain. Ici, les autorités organisaient des actes cérémoniels, des proclamations de discours et des festivités au goût de tous les publics, le savant comme le populaire. Ces actes ont été entrepris une fois que la fonction de capitale soit transférée à Tegucigalpa, en 1880. La nouvelle nomenclature utilisée est donc la suivante:

Tableau no. 3 Baptême républicaine des places de Tegucigalpa y Comayagüela Nom Hispanique Nom Republican Place Concepción Jardin Morazán (Fig.9) Place La Merced Parc Soto Place San Francisco Parc Valle Parc Bográn/La Concorde Place San Pedro/San Isidro* Parc Colombe Place Concepción* Parc La Liberté *Comayagüela

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Dans la stratégie officielle de création de l'identité nationale, tous les nouveaux noms de parcs sacralisent de nouveaux héros dans le panthéon de l'imaginaire collectif : Morazán, Valle et Soto lui-même a donné son nom à la Place La Merced (fig. 12), un espace entouré de bâtiments publics importants.

Fig. 12 Parc Soto. Collection ANH

A l’instar de leurs homologues européens, les parcs de Tegucigalpa sont disposés en ordre cartésien et en formes géométriques. Ils étaient peuplés de statues de héros -comme le parc Morazán (fig.13) mais aussi des allégories païennes comme celles des Quatre Saisons de l'année. Les kiosques étaient au centre ou sur le côté où se déroulaient des actes officiels, ainsi que de nouveaux divertissements modernes, tels que des concerts musicaux.

Fig.13 Jardin Morazán de Tegucigalpa. Au fond statue équestre de Morazán, kiosque, et mobilier urbain. Collection ANH

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La sculpture monumentale est introduite pour la première fois dans la ville, venant couvrir comme le souligne Gutiérrez Viñuales, "plusieurs besoins des gouvernements et des nouveaux pays. Elle a contribué à l'urbanisation, c’était un symbole de promotion culturelle, qui a promu les héros qui ont dû être imités et représentés emblématiquement par le travail public du gouvernement "43.

Les Italiens constituent sans aucun doute les architectes et les sculpteurs étrangers les plus éminents au Honduras. Ceux-ci apportent des nouvelles compétences ainsi que des nouvelles connaissances au pays. Ils donnent le goût du classique à travers les premiers ateliers de mosaïque de briques, comme la Marbrerie italienne de Bellucci dans Comayagüela et les ateliers de sculpture, comme l'atelier Rigamontti qui fonctionne encore aujourd'hui à San Salvador. Beaucoup de ces pièces ornaient les espaces urbains publics et privés: les parcs républicains, les mausolées et les corniches des maisons des bourgeois de la capitale. Leur fonction était celle de reproduire la nouvelle symbolique de la modernité. Ces artistes étaient à la fois des entrepreneurs, des marchands de marbre et des architectes. Durant le gouvernement de Soto, on a affaire à la commande la plus importante de statues pour la capitale. En effet, en 1882 Ramon Rosa, le représentant du gouvernement, signe un contrat avec l'italien Francesco Durini pour effectuer la commande de statues des héros en Europe, lesquelles seront ensuite érigées dans les parcs de la capitale hondurienne44. Parmi ces sculptures figurent: le général Francisco Morazan, les Quatre saisons, José Cecilio del Valle, José Trinidad Cabañas, José Trinidad Reyes et La Liberté. Ces monuments ont été inaugurés le 30 novembre 1883, le jour du transfert du pouvoir au nouveau président Luis Bográn45. Parmi les nouvelles célébrations introduites dans le calendrier civique on y trouve : 1892, jour de la célébration du centenaire de la naissance de Francisco Morazán ; 1905, la Fête de Cervantes à Tegucigalpa et 1906, la réouverture de la Bibliothèque Nationale. Pendant l'administration de (1913-1919) on acquière un important monument de l'amiral Christophe Colombe (fig. 14) en Italie. Le président fonde également des parcs parmi lesquels figurent : le parc Bonilla, avec la sculpture de l'ancien président et fondateur du Parti national dans le quartier de La Leona et le parc Herrera, situé devant le Théâtre .

43 Gutiérrez Viñuales, Rodrigo. Un siglo de escultura en Iberoamérica 1840-1940. Ediciones Cátedra, Madrid 1997 pp.89-151. 44 ídem. 45 ANH. Diario La Gaceta no.174. Tegucigalpa 27 de agosto de 1882 — 47 —

Fig. 14 Place Colon. Photo: Memoria gráfica de Honduras

En somme, dès le vingtième siècle, il est possible de constater dans les mémoires de 1908-1909 du ministère du Développement et de l'Agriculture, un évident investissement venant de la part du gouvernement central dans des travaux publics urbains tels que, parcs, lieux de promenades, éclairage public, eau potable, pavage des rues et des ponts. Pour preuve, durant cette époque, la fameuse promenade de l’Obélisque fut construite pour le premier centenaire de l’Indépendance en 1921 (Fig. 15).

Fig. 15 L’Obélisque et son constructeur, Comayagüela. Collection ANH

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Entre 1906 et 1928, l'administration centrale s’engage dans la construction des écoles et des marchés, garantit les services d’électricité, achète des nouvelles statues pour la décoration des lieux publics et s’occupe même financièrement des nouveaux bâtiments des maires municipaux de Tegucigalpa (1937) et Comayagüela (1915). Tout compte fait, la conversion des places en parcs inaugure indubitablement, une nouvelle communication avec l’Etat, tout en mettant l’accent sur le culte de la Nation. Ainsi, les défilés du 15 septembre, jour de la commémoration de l'Indépendance, intègrent désormais les festivités du calendrier liturgique (e.g. Semaine sainte et fêtes patronales). Pour autant, tout semble suggéré que les résultats des actions entreprises demeurent encore loin d’être conformes aux expectatives.

1. La sémantique du néoclassique dans l'urbanisme et l'architecture de Tegucigalpa

L’administration de Marco Aurelio Soto avait pour dessein d’éradiquer l’héritage espagnol présent dans les villes du pays, notamment à Tegucigalpa, au profit d’un modèle urbain français. Aux yeux des gouverneurs, le baroque représentait le style de « l’ère coloniale », synonyme d’oppression et de domination péninsulaire. De leur côté, les réformateurs honduriens étaient conscients que le discours libéral se matérialisait dans la ville : le scénario et l’image de l'ordre nouveau et moderne. L'architecture et l'urbanisme jouèrent ainsi un rôle essentiel sur le plan symbolique lié à modernité politique et idéologique. Tous deux servirent à exprimer l'idéologie positiviste, à travers des œuvres publiques monumentales et des bâtiments néoclassiques. Pour diriger les nouvelles œuvres à partir d’un style néoclassique (revisitant le classique original de l'antiquité gréco-romaine), Soto engage l'architecte italien Emilio Montessi, sous le titre d'architecte gouvernemental. Nous avons déjà détaillé la circulation de ces artistes-entrepreneurs libéraux qui ont sculpté l'image standardisée d'un Tegucigalpa moderne, néoclassique et monumental. Parmi les travaux publics les plus saillants figurent: l'Hôpital Général, le marché El Progreso (appelé San Pedro) de Comayagüela, la Prison central et la promenade de Guanacaste. En dehors de Tegucigalpa se bâtissent également des bains publics à Santa Lucia et La Esperanza. Dans le privé, la construction du nouveau siège de la Banque du Honduras (fig.11) est conduite au Jardin Morazan en 1897. Cette institution avait été fondée en 1888 par un autre parent de Marco Aurelio, Santos Soto. D'autres architectes étrangers se distinguèrent également au cours du nouveau siècle, comme le français Henry Bourgeois, auteur du pont de Loarque et du Théâtre national Manuel Bonilla en 1915, son œuvre la plus célèbre.

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À l'époque du président Francisco Bertrand (1916-1919), l’activité de construction atteint son paroxysme dans la capitale. Une activité, principalement menée par l’italien Augusto Bressani (fig. 16), architecte du gouvernement. À l’instar de son compatriote Montessi, il a conçu l'un des bâtiments les plus représentatifs du pays et de sa modernité politique, la Maison présidentielle (fig. 17). La construction commença en 1916 et dura jusqu’aux années 1930. Parmi d’autres œuvres reconnues de Bressani figurent le bâtiment de télégraphe et téléphone (1916) et les halles Los Dolores (1922). Dans le privé il excelle dans la construction de plusieurs maisons en style Art déco, comme par exemple, le mausolée du président dans le cimetière général, les écoles Lempira et Argentine de Comayagüela et son dernier travail public : le palais du District Central (1938).

Fig. 16 Fig. Augusto Bressanni. Photo. RABN Fig. 17 Maison Présidentiel, Bressani 1922 postal

II — METROPLAN ET LA REECRITURE NEOLIBERALE DE LA CAPITALE (1975- 1994)

L'idéologie des réseaux et de l'infrastructure ou ville motor age a été instituée en 1963 après que le professeur anglais Collin Buchanan ait présenté auprès du ministre des Transports britanniques, le rapport intitulé « Le trafic dans les villes ». Grâce à cela, des politiciens et des planificateurs urbains ont conceptualisé la ville à partir de la notion centrale du véhicule et de la fluidité de la circulation. Cynthia Gorra-Gobin46 reconstruit ce processus, qui commence par la théorisation de la ville fonctionnelle (au Congrès international d'architecture moderne CIAM, 1933) et se perfectionne avec la rédaction de la Charte d'Athènes (dirigée par Le Corbusier,

46 Ghorra-Gobin, Cynthia. L’espace public: entre privatisation et patrimonialisation. Esprit, no. 389 (11) Novembre 2012 pp.88-98 — 50 —

1941). L'urbanisme est limité à quatre fonctions: logement, travail, transport et loisirs. Le piéton et l'espace public sont considérés désormais comme obsolètes. A Tegucigalpa, METROPLAN incarne les objectifs du rapport de Buchanan, lequel sera mis en œuvre à partir de 1975 et restera en vigueur jusqu'à son complet abandon au cours des années 90. La planification métropolitaine établi alors trois niveaux d'action en fonction de l'échelle géographique. La première échelle est celle de la région métropolitaine ou ladite zone d'influence. Pour cette échelle on propose des activités économiques pour revitaliser les environs, tels que la relocalisation et l'installation d'industries vers la vallée d’Amarateca, et de tourisme culturel en particulier à Valle de Angeles, où sont installées des écoles d'artisanat. La deuxième échelle est la zone métropolitaine ou urbaine, on désigne là le réseau routier qui interconnecte les nouveaux projets de logements. Ces couloirs de développement drainent la vieille ville dans les nouvelles banlieues à travers les boulevards Suyapa, Morazan, Forces armées et le boulevard du Nord, lesquels constituent de véritables nouveautés urbaines. Enfin, pour la troisième échelle, la zone urbaine, on crée un plan réglementaire d'occupation des sols et deux projets pour le centre politique et administratif. D’une part, le plan particulier du centre historique avec la déconcentration des halles périphériques et d’autre part, le projet du Nouveau Centre Gouvernemental (NCG) dans le sud-est de la ville. Depuis les années 1980, d'importants lieux publics ont été retirés du centre-ville, désormais appelé historique. En effet, on bâtit le nouveau siège de la Cour suprême de justice (1986), le nouveau Palais José Cecilio de Valle (1989, fig. 19) et la nouvelle Maison Présidentielle (1992, fig.18). Les autres sites qui ont rejoint le NCG sont les bureaux auxiliaires de l'administration de la justice, l’Imprimerie nationale, le musée des enfants Chiminike, la Cour supérieure des comptes et récemment le siège de la Banque centrale du Honduras.

Fig. 18 Maison de Gouvernement (1990-1994, 2017-), Fig. 19 Palace Valle, L. Durón 1989. Utilisations : Ministère d’Affaire Étrangers (1994- 2017), Ministère d’Affaire Étrangers (1990-1994, 2017-) Photo: www.worldministries.org: Maison de Gouvernement (1994 2017) Photo: www.worldministries.org

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D’un autre côté, il est permis d’affirmer que la vision urbaniste nord-américaine reflétée sur Metroplan pose les bases des voies de circulation et donc du transport à proprement parler de la capitale. Or, aux yeux des habitants de Tegucigalpa, il s’agit une fois de plus d’un autre plan dans lequel la perte du droit à la ville se manifesterait un jour ou l’autre. Le transport collectif de la ville, par exemple, arrive jusqu’aux années 1960 sans changer son caractère privé, malgré la croissante nécessité de transport en commun public pour les habitants.

Fig.20 Arrêt de bus saturé à côté d’ancien Collège San Miguel, Comayagüela ca.1970. photo: Tegucigalpa de los 60 (Groupe Facebook)

Dans un tel scénario, le transport en commun est devenu le miroir de la capacité des différents groupes sociaux: le bus était le transport des couches les moins favorisées (fig.20), le taxi des couches intermédiaires et l'automobile individuelle des classes aisées. Cette tendance est modifiée dans les années 1980 avec l'augmentation des importations de véhicules d'occasion, ce qui permet aux secteurs moyens et pauvres d’en avoir accès. Dans les années 90, un nouveau style de transport en commun voit le jour. Émulant la privation de l'espace commun qui était déjà installé dans la ville, les bus express appelés "rapiditos" ou "especiales" offrent des horaires fixes, confortables, de nouvelles voitures et des mesures de sécurité. En contrepartie, les utilisateurs doivent payer un prix 100% plus élevé qu'un bus subventionné ou « normal ».

La pauvreté massive apparaît alors comme étant le premier côté obscur du néolibéralisme. Bien que ce ne soit pas nouveau dans la société hondurienne, l'ampleur et la profondeur de ces décennies nous amène à employer le terme de « massivité ». Au Honduras, la pauvreté urbaine est généralement traduite par l’installation des quartiers marginaux. Certes, ces quartiers sont loin d’être l’apanage du tiers monde. Des auteurs comme Paquot soulignent qu’ils avaient déjà

— 52 — existé dans les grandes villes des pays industrialisés au commencement de leur processus d’urbanisation47. Par conséquent, ce fait nous a amené à supposer que la « taudisation » de la ville n’était qu’une étape préalable au développement, ce qui est loin d’être le cas du Honduras. En réalité, leur origine est liée au phénomène de primauté urbaine. Face à l'effet de capital qui a privilégié certaines villes (Tegucigalpa, San Pedro Sula), on trouve alors des régions rurales abandonnées. C’est « le désert hondurien » pour reprendre le concept de Jean-François Gravier 48. Ces régions vont expulser les migrants vers ces villes, générant des implantations illégales, caractérisées par la pauvreté, le manque d'infrastructures et des problèmes sociaux de toutes sortes. Les invasions urbaines impliquent des processus de durée moyenne, nécessitant 1 à 2 décennies de consolidation. Grosso modo, les invasions urbaines massives apparaissent durant les années 1960 à Tegucigalpa sur les rives du fleuve Choluteca. À partir des années 1950 le processus de « taudisation » voit le jour à Comayagüela, à cause de la localisation des quartiers de tolérance issue de l'hygiénisme urbain pendant l'administration Carías. Dans les années 1960, les habitants marginalisés s'installent également dans les jardins entourant les cimetières Sipile et Général, comme le montre pour la première fois le film de 1962 du cinéaste Samy Kafati « Mon ami Angel » (fig. 21). Les zones de marché se dégradent aussi bien physiquement que socialement.

Fig. 21 Vue des bidonvilles a Comayagüela. Prise du film hondurien “Mi amigo Ángel” (Kafati, Sami 1962)

Les organisations d’envahisseurs reconnues en tant que patronatos49 intègrent le conseil municipal de la Mairie. Il s’agit d’une participation sans précédent qui a permis d’obtenir progressivement la régularisation de la propriété et la mutation des invasions en colonies.

47 Paquot, Thierry (sous la direction de). Le monde des villes. La culture du bidonville. complex 1996 p.459-465 48 Gravier, J.-F. Paris et le désert francais: décentralisation, équipment, population. Le Portulan, París 1947 49 Organisation des voisins en Conseil de représentants qui rappelle les anciens cofradías hispaniques. — 53 —

Dans le contexte de la crise économique des années 1980, les migrations internes vers le District Central ont atteint plus de 80% des flux migratoires en 198850. Les nouveaux arrivants s’étalent sur les rives de la ville « officielle », dans des bidonvilles principalement situés à Comayagüela, sur les pentes des collines au nord et à l'ouest, et aussi au bord des fleuves qui traversent la capitale. La majorité des migrants sont des femmes âgées de 15 à 19 ans et des hommes âgés entre 20 et 24 ans51. Pour certains auteurs, cette population jeune, sans emploi et peu éduquée est à l'origine de la croissance rapide de la population et de la multiplication des quartiers marginaux dans les périphéries. Pour la sociologue Caldera52, cette nouvelle façon « massive» de produire une ville informelle avait ses particularités à Tegucigalpa. Pour commencer, afin d’envahir un terrain, il faut qu'il y ait une irrégularité au niveau des droits de propriété, qu’il s’agisse des propriétés privées ou des terrains municipaux (ejidos). En outre, il faut que ce terrain ait peu de valeur commerciale à cause de sa localisation dans une zone vulnérable ou dans un quartier éloigné et précaire. A plusieurs reprises, les terres envahies ont été vendues aux colons par des usufructuaires, constituant ainsi des ventes illégales. Pour les autorités telles que Merriam, cela représentait une perturbation du modèle urbain ordonné et zoné. Or, ses successeurs tels que Santos et bien d'autres, ont néanmoins toléré ces mécanismes informels afin de réduire la pression de la demande de logement social. Ce « régime » d'implantation épargnée de lourdes procédures légales est renforcé par la corruption. Ainsi, l'invasion anarchique est tolérée afin que les habitants pauvres puissent résoudre leurs besoins de logement par eux-mêmes, sans une quelconque intervention de l'État53. En conséquence, cette « solution » à la question du logement empêcha certainement l'introduction de changements structurels importants dans la politique du logement social. Enfin, on arrive aux années 1990, une époque où naît une coexistence entre deux systèmes parallèles: un officiel ou formel et un autre irrégulier et informel. Dans ce contexte, l’INVA (Institut National du Logement) ferme en 1990 sous la direction du président Rafael Leonardo Callejas. À sa place, une nouvelle entité est créée: le Fond social pour le logement (FOSOVI). Le changement de nom a suivi la structure organisationnelle qui a permis la vente de ses actifs pendant dix ans dans les transactions douteuses entre ses dirigeants et entrepreneurs privés 54, ce qui a conduit à la faillite de FOSOVI et à la fin de la participation directe de l'Etat dans la question du logement de la ville.

50 Angel, Shlomo et alt. Rapid urbanization in Tegucigalpa, Honduras. Princeton University New York 2004 p.12 51 Angel, Shlomo et alt. Op. cit. P.14 52 Caldera, Hilda. Invasiones urbanas en Tegucigalpa. Editorial Guaymuras, Tegucigalpa 1992 p.84 53 Caldera, H. Op.cit. Editorial Guaymuras, Tegucigalpa 1992 54 Diario La Prensa. Controlaría interviene FOSOVI por pérdida de 200 millones de Lempiras. San Pedro Sula 3 de agosto 2001. — 54 —

Selon les organismes comme la CEPAL (Commission Economique pour Amérique latine de l’ONU), spécialisée dans la mesure et l'analyse des causes de la pauvreté, durant les années 1990, Tegucigalpa a reproduit à l’instar d’autres villes d’Amérique latine, le même modèle de la production urbaine: « Ces éléments, combinés à la croissance de la population et à la pauvreté urbaine ont accru les pressions sur l'environnement urbain et ont exposé une grande partie de la population à des risques énormes, comme jamais auparavant. L'Enquête permanente sur les ménages à finalité multiple de 1997 évalue l'existence d'un parc résidentiel d'environ 1 100 000 foyers. Les institutions responsables du secteur du logement (FOSOVI) estiment un déficit structurel de 700 000 logements, ajoutant le déficit qualitatif et quantitatif 55". CEPAL signale par ailleurs, que c’est bien l'Etat qui a échoué dans sa responsabilité incontournable en tant que garant du bien commun: « L’inquiétante pénurie de logements au Honduras, commune au niveau régional, est expliquée par des baisses importantes des dépenses publiques dans les secteurs sociaux à la fin des années 1980, en particulier dans le secteur du logement, et la persistance dans les années 1990 d'un très faible investissement destiné au logement pour les secteurs à faible revenu. Au Honduras, le pourcentage des dépenses publiques consacrées au secteur du logement est passé de 3% au cours de la période 1982-1989 à 1,9% au cours de la période 1990-199556 ».

Sans l’ombre d’un doute, la corruption ainsi que l’explosion de la pauvreté ont été l'un des côtés les plus néfastes du néolibéralisme. Le double effet de la corruption est tout aussi dévastateur pour la démocratie hondurienne que pour son avenir. D’un côté, elle dissout les ressources matérielles en réduisant ainsi la crédibilité dans le processus du développement. D’un autre côté, elle promeut la tolérance collective pour l’impunité, ce qui devient une version moderne de l’injustice. Le projet de logements sociaux Ciudad Mateo était emblématique de la corruption dans l'administration de Callejas. En 1992, la construction de vingt mille logements a été annoncée pour faire face au déficit de logement provoqué par la récession. Les 4890 maisons construites en dehors de la norme environnementale dans le bassin de la rivière Guacerique, le principal affluent du barrage Los Laureles qui approvisionne à Comayagüela, ne seront jamais habitées. En effet, la préoccupation environnementale est l'une des nouvelles questions qui rejoignent le débat actuel sur la modernité internationale. La précarité de la ville illégale ou exclue et les agressions répétées à l'égard de l'environnement (déforestation, pollution fluviale, etc.) ont révélé des nouveaux facteurs de risque et des nouvelles menaces qui, ensemble, constituent la vulnérabilité. L’affaire Ciudad Mateo donne lieu à l’exécution d’un premier procès fait à un

55 CEPAL. Informe Honduras 12 de noviembre 1998.pp. 25 56 Idem — 55 — ancien président57 depuis l'époque de Marco Aurelio Soto et déclenche par la même occasion, le premier débat public concernant deux aspects cruciaux de la ville: l’approvisionnement de logements et d'eau potable.

III — NOUVEAUX PAYSAGES OU NOUVELLES POLARITES? CENTRE

HISTORIQUE VS. CENTRE COMMERCIAL; VULNERABILITE SOCIALE VS.

VULNERABILITE NATURELLE

La nouvelle relation spatiale urbaine laissée par l'urbanisme anglo-saxon est celle de la policentricité ou des multiples centralités urbaines58. Cela commence par une perte irrépressible de valeurs symboliques au centre-ville, désormais historique. La monumentalité civique construite par la modernité libérale a été réduite à une simple attraction du patrimoine à son tour mal conservé par la faible application des lois de la conservation du patrimoine. Ce laxisme est à l'origine de la démolition des bâtiments historiques, dont certains du baroque espagnol et néo- classique du XIXe siècle, à savoir la maison Midence59 et la Banque du Honduras (fig.22), entre autres. Dans les années 1990, tous les anciens bâtiments sont endommagés, et font l’objet de changements incompatibles avec le style original (fig.23). Le control des constructions urbaines est à peine régi par la Mairie et les chargés du patrimoine historique.

Fig. 22 Avant : Banque du Honduras, E. Montessi 1880. Fig. 23 Apres : Direction Exécutive d’Impôts. Collection ANH Photo : Honduprensa 26 fev. 2014

57 Callejas recibió en total 18 cartas de libertad por todas las acusaciones de malversación de caudales públicos. Fue solicitado en extradición por el Departamento de Justicia de EUA en octubre 2015 por malversación de fondos FIFA asignados a la Federación de Futbol Hondureño que presidía. Actualmente tiene prisión domiciliaria en ese país mientras se desarrolla el juicio. 58 Beuf, Alice. (2012) Concepción de centralidades urbanas y planeación del crecimiento urbano en la Bogotá de siglo XX. XII Coloquio internacional de Geocrítica, Bogotá 59 Oyuela, Leticia. (1999) Requiem por la antigua casa Midence. Revista Literarte II, no. 6 — 56 —

De son côté, l'augmentation du commerce informel a littéralement noyé la rue piétonne, le parc Centrale, La Merced et surtout les environs des halles à Comayagüela. Cette perturbation a affecté la sécurité, le déplacement urbain (véhicules et piétons), l'hygiène et le mauvais goût pour les enseignes publicitaires illuminées, qui a privé de paysage urbain aux usagers du centre. Les halles sont remplacées peu à peu à partir des années 60 quand les supermarchés destinés aux couches aisées de la société voient le jour. Ils étaient équipés d’un parking, d’un éclairage électrique, de climatisation et de caisses de paiement à la fin de la sélection. Le supermarché Linton était le premier dans ce style à Tegucigalpa, puis le Tip Top (fig. 24), aujourd'hui Mas x Menos et La Colonia (1975). Les grandes enseignes prestigieuses, comme les hôtels, restaurants, bureaux, quittent le centre-ville pour s'installer dans les centres commerciaux.

Fig. 24 Supermarché TipTop. Photo : Tegucigalpa de los 60 (groupe Facebook)

Il faut dire que les centres commerciaux représentaient une nouvelle forme de modernité urbaine, qui est apparue au début des années 1980. Son concept était celui d'encourager et d'adapter la consommation aux nouvelles réalités sociales. D'un côté, les nouveaux centres commerciaux réunissent dans une zone unique, de nombreux commerces ainsi que de nombreux services (supermarché, cinéma, espace bureau, banque, divertissement, restaurants) dans l’omniprésence de la climatisation. D'un autre côté, tout comme le supermarché, ce sont des îlots de sécurité destinés à la consommation d’une minorité privilégiée. Inspirés des modèles américains, ils sont bâtis avec des matériaux industriels tels que le verre, le métal et toitures en amiante. Leurs designs sont enfermés sur eux-mêmes, avec des terrasses, des avenues plantées et des vitrines qui offrent des environnements semblables à « la rue », mais sans ses inconvénients: pas de mendicité ou d'insécurité. Les premiers centres commerciaux construits à Tegucigalpa furent: Prisa, Los Castaños (fig. 25), Miraflores et Centro América. Notons, que tous ces centres furent construits à Tegucigalpa et aucun à Comayagüela.

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Dans les années 1990, ces constructions atteignent le prochain niveau de modernité : la grande surface. La différence est qu’elle occupe désormais un vaste espace, consommant de la sorte des terrains verts tels que les bords des cours d'eau qui étaient jusque-là préservés dans la ville. La première grande surface fut le Mall Multiplaza (Fig. 26), puis Las Cascadas, Paseo Los Próceres et City. Deux d'entre eux, Metromall et Mall Premier, ont été construits à Comayagüela au début du XXIème siècle.

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Fig. 25 Centre commercial Los Castaños. Fig. 26 Mall Multiplaza. Photo: D. Navarrete 2004 Photo: D. Navarrete 2004

En même temps, pendant les années 1990, l’insécurité monte d’un cran lorsqu'elle se voit combinée à la pauvreté, à la présence des armes, aux expulsés des Etats-Unis et à la prolifération du trafic de drogue. La violence urbaine dans les grandes villes d'Amérique Centrale va du crime occasionnel au crime organisé par les gangs et les bandes de trafiquants60. La modernité enthousiaste et optimiste du début du XXème siècle se tourne vers la postmodernité désenchantée et pessimiste à la fin du même siècle. L'insécurité et l'incapacité de l'Etat à garantir la sécurité de la population génèrent des réponses sectorielles à ce problème. Pour les constructeurs privés, la vulnérabilité sociale constitue la principale de ses préoccupations. Le zonage est amené à un stade ultérieur de la privatisation totale tout en vendant des morceaux de la ville. Les promoteurs privés mettent l'accent sur la sécurité des nouveaux lotissements. Ainsi, on voit le surgissement de résidences fermées, lesquelles seront équipées de barrières, d’agents de sécurité privés, d’enceintes, des caméras de surveillance entre autres dispositifs de sécurité mis à la disposition de ceux qui ont les moyens économiques de les payer.

Inspirés des communautés fermées nord-américaines, les circuits fermés sont constitués de pavillons individuels, de duplex et de petits immeubles résidentiels. Les voisins sont organisés

60 Musset, Alain. Géographie de l’Amérique centrale, Paris, Armand Colin 1997. — 58 — dans des associations qui réglementent des aspects tels que, les agroupements d'appartements autorisés, l'interdiction des locaux commerciaux qui affectent la vie privée et qui perçoivent des frais mensuels pour l'entretien des aires communes et des services de sécurité privés (figure 27). Quant aux installations, les résidences sont équipées de grands espaces verts pour les courts de tennis et de basket-ball, d’une route d'accès asphaltée et de services publics tels que l'électricité, l'eau potable et le téléphone. Les habitants des nouveaux quartiers résidentiels sont pour la plupart d’entre eux des professionnels libéraux: avocats, médecins, architectes, ingénieurs, et quelques commerçants et petits industriels.

Fig. 27 Accès résidentiel Loma Verde. Photo: D. Navarrete 2004

À ce point, il est légitime de se demander : existent-ils de véritables raisons derrière le sentiment de vulnérabilité sociale exprimé par les couches favorisées à travers ces dispositifs de sécurité dans la ville? Il faut savoir qu’il est tout-à-fait caractéristique du néolibéralisme de massifier les phénomènes traditionnels préexistants: la pauvreté, la corruption, la pollution et le crime. Tous ces ingrédients conduisent à une extrême polarisation sociale. En l’occurrence, le narcotrafic de stupéfiants est lié à la subsistance des gangs, car ce sont ces gangs violents qui distribuent et vendent au détail dans des zones spécifiques de la ville. Les conclusions de Lirio Gutiérrez présentées dans le chapitre précédent montrent que les craintes de la population peuvent être justifiées par les taux de morts violentes (43,1 pour 100 000 habitants en 2000). Mais il convient de noter que les gangs n'agissent pas dans toute la ville, comme le montrent leurs marques ou insignes territoriaux (figure 28). Elles se situent plutôt dans les quartiers les plus pauvres de Comayagüela, dans le centre historique et créent progressivement des colonies de classes populaires telles que la Kennedy et le Hato de En medio.

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Fig. 28 Marquage du territoire de mara MS (mara Salvatrucha) ou “placazo” http://www.elheraldo.hn/pais/743447-214/los-tatuajes-en-las-maras-un-submundo-tenebroso

Par ailleurs, qui dit vulnérabilité sociale dit aussi vulnérabilité naturelle. Les mécanismes de construction informelle à la périphérie de Tegucigalpa, acquièrent un niveau d’hyperurbanisation caractérisée par la dégradation sociale et environnementale. Des épidémies (comme le choléra dans les années 90), des insuffisances dans le fonctionnement des services de base (eau potable, écoles, électricité, centres de santé, transports publics, routes, etc.) constituent seulement quelques résultats de ce fléau. L'arrivée des populations fragiles sur le plan économique et éducatif et leur installation dans des endroits moins propices à l'urbanisation, tels que les bords des fleuves ou des pentes abruptes, vont constituer des secteurs urbains vulnérables. Les inondations sont connues à Tegucigalpa depuis la première moitié du XXe siècle: 1906, 1932 et 1954 sur la rivière Choluteca. Outre ces inondations fréquentes, deux ouragans vont marquer l'histoire des catastrophes récentes dans le pays: l'ouragan Fifi en 1974 et l'ouragan Mitch en 1998. Bien que l'ouragan Fifi se soit principalement abattu sur les Côtes du Nord du pays, les pluies résultantes ont causé le débordement de rivières situées sur la pente Pacifique. Cela inclut les rivières qui traversent la capitale: les rivières Choluteca, Chiquito, San José et leurs affluents, entraînant des pertes humaines et matérielles. Des centaines de personnes ont perdu leurs maisons et d’autres dégâts reflétant l’absence d’urbanisme, de développement économique et de gestion environnementale ont été également enregistrés.

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Non seulement les inondations des rivières ont converti Tegucigalpa en une ville vulnérable, mais des épidémies de maladies infectieuses ont également atteint des niveaux catastrophiques à la fin du 20ème siècle. Les maladies infectieuses du passé comme le choléra, avec sa violente diarrhée causant la mort par déshydratation, est réapparue sur le continent en 1991. Après un siècle d'hygiénisme et d’assainissements, les conditions pour le retour de choléra, n'ont pas été créés à cause d’une ignorance scientifique, mais bien par l'extrême pauvreté (manque d'égouts, d'eau potable et d’assainissements). En trois ans, il y avait environ 10 000 infectés et 243 morts61. Le paradigme contemporain de catastrophe naturelle au Honduras a eu lieu en 1998. L’ouragan Mitch, catégorie cinq (vents de plus de 250 km / h), a frappé le centre des Caraïbes, en particulier le Honduras, durant la dernière semaine d'Octobre de la même année. Parmi les conséquences les plus graves du cyclone on trouve 1 500,000 de victimes : 5,657 morts, 8,058 disparus, 12,272 blessés, 285,000 personnes ayant perdu leurs foyers et 1.375 de réfugiés62. Le centre historique de Tegucigalpa et Comayagüela fut complètement submergé tout au long de la rivière (fig. 29), les vieilles maisons d'adobe sont tombées à cause des pluies et à cause de la négligence persistante, comme la maison de la famille Midence, en l’occurrence.

Fig. 29 Avant et après de la crue du fleuve Choluteca au centreville de Tegucigalpa, 30 d’octobre de 1998

La destruction causée par la montée des eaux combinées des rivières Choluteca et Chiquito de la capitale, a conduit à la disparition partielle de deux quartiers pauvres et de colonies bien établies. Sur le site du pont El Chile, par exemple, la sortie de la rivière de son lit historique a provoqué un creusage sur les pentes, provocant des glissements de terrain et des coulées de boue et de

61 Revista médica hondureña. Op. Cit. 1995 62 Secretaría de Salud de Honduras. Huracán Mitch en Honduras 1998. Tegucigalpa Febrero 1999. http://cidbimena.desastres.hn/ri-hn/pdf/spa/doc11043/doc11043-1.pdf — 61 — terres, entraînant par la même occasion l'effondrement total de la colonie Soto dans la Colline de El Berrinche (fig30).

Mitch était-il une catastrophe naturelle ? Le bilan effectué par Marcel D'Ans établit que le pas destructeur de l’ouragan fut le résultat d’une construction sociale dont la destruction naturelle s’est vue exacerbée par une série d'erreurs sociales et politiques, à savoir: l'absence de politiques d'ordre territorial, la non application des normes de construction urbaine, l’inexistence de travaux d'atténuation et l’impossibilité d'accès à un logement sûr pour les plus démunis. A cela s’ajoutent d’autres phénomènes tels que l'abattage des arbres, l'extraction des matériaux sans contrôle des bassins hydrologiques, le manque de structure et les habitudes de collecte des déchets solides63. Une observation similaire a été effectuée pour le cas du Nicaragua, par Alain Musset parmi d'autres auteurs64.

T L

Fig. 30 Vue aérienne du glissement de terrain El Berrinche, un affaissement complexe / écoulement de la terre qui a endigué la rivière Choluteca, à Tegucigalpa. La flèche indique la direction du déplacement de la langue à partir du flux de la terre. "T" indique la pointe du glissement de terrain qui a endigué la rivière; le "L" indique le lagon endigué par la pointe du glissement de terre https://pubs.usgs.gov/of/2002/ofr-02-0033/OFR0233es_Text.access.pdf

Face à la situation dans laquelle se trouvait le pays, la coopération internationale s’est avérée fondamentale pour le processus de reconstruction. Dans le domaine du logement, il a été analysé et conclu que les zones touchées par les glissements de terrain ou les inondations ne pouvaient plus être habitées. Pour leur relocalisation, ils étaient considérés comme des terrains appartenant à l'État, situés sur des endroits sans menace et avec un accès routier à la ville. Les trois sites sélectionnés étaient: Amarateca (15 km sur l'autoroute nord), Río Abajo (10 km sur l'autoroute

63 D’Ans, André-Marcel. Honduras después del Mitch, ecología política de un desastre. CEDOH Tegucigalpa 2008 64 Musset, Alain et Delhom, Joel. Dans l’œil du cyclone Nicaragua. Éditions de l’IHEAL Paris 2000 — 62 —

Olancho) et Santa Rosa (distance égale sur l'autoroute du Sud). De nombreuses agences de coopération ont participé à des projets de logement - familièrement appelées « colonies Mitch ». Au total, 3,478 maisons ont été construites au profit de 17,646 personnes65.

IV — CONFLITS SUR LES MONUMENTS: LA FIN SYMBOLIQUE DU LIBERALISME

OU TRANSFORMATION DES AGORAS?

Pendant les décennies des années 1980 et 1990, les pouvoirs symboliques des lieux de mémoire au centre de la ville n'ont plus le même sens dans l'imaginaire urbain. D’après Marcel Hénaff, la crise du modèle monumental et sa visibilité conduisent à deux résultats: d'une part, à la fragmentation du monument qui subsiste en patrimoine et d'autre part, au renforcement de la fonction techno-sociale de la ville. Le pouvoir ne disparaît pas totalement mais il se manifeste beaucoup moins à cause de la perte de la monumentalité publique et en raison de la monumentalité privée croissante66. Dans le projet néolibéral, désormais dans un stade ultra matérialiste et technologique, le pouvoir ne fait plus utilisation de la composante monument- civisme. L'érosion du projet libéral à la fin du XXe siècle, infligé par le néolibéralisme, et par la montée de la résistance sociale, tirera des années 90 un panorama dans lequel, les lieux de mémoire deviennent d’autres scénarios de conflits pour la représentation et la justice sociale au Honduras. Nous l’avons vu, la perte de monumentalité fut un processus qui dura plusieurs décennies à Tegucigalpa. Tout a commencé par l'érosion de la place centrale à cause du zonage de la ville dans les années 1970, suivi par la négligence des années 1980 et l'invisibilité de l'État dans les années 1990. De nombreux théoriciens ont fait référence à la mutation des espaces publics depuis plusieurs points de vue, de l’urbain (Ghorra-Gobin, Mongin), du communicationnelle (Arendt, Habermas) et de la mémoire (Vidal-Naquet, Nora). Dans son ouvrage La Mémoire, l’Histoire et l’Oubli, Paul Ricœur nous rappelle que l'être historique est un être qui oublie. Les questions civiques, établies par l'Etat, sont basées sur l'idée d'empêcher l'oubli, à travers la notion de mémoire juste, officielle. Ainsi, la mémoire manipulée a été une constante tout au long de l'histoire. Dans certains cas, elle demeure, dans d'autres, elle s’efface. Il suffit de se souvenir de ces scènes à la télévision qui montraient l'effondrement du bloc soviétique, lorsque les statues publiques de Lénine ont été renversées. De Prague à Budapest en passant par Varsovie, la scène

65 Memoria y sistematización de las intervenciones de la Cooperación Española en el Valle de Amarateca en Honduras tras el paso del Huracán Mitch. Tegucigalpa 2006. 66 Hénaff, Marcel. La ville à venir. Paris, Éditions de l’Herne, 2008, p. 12 — 63 —

était la même partout en Europe de l'Est. Sans équivoque, il s’agit d’une scène qui ne pouvait avoir lieu que dans des pays très lointains, où la dictature marxiste la plus raffinée s'était opposé aux les libertés du peuple. En Amérique centrale, les cas idéologiques étaient bien différents. Par exemple, au Nicaragua à la fin des années 70, la démolition des statues de la dynastie Somoza a été menée sous le régime socialiste. A son tour, la sortie du pouvoir des sandinistes dans les années 90 a déclenché les renouvellements urbains pour effacer leur monuments. Quand ils reviennent au pouvoir en 2002, la démarche est mise en reverse. La priorité accordée à cet acte communicatif, dans les propos de Habermas, est interprété par Margarita Vannini comme des significations dynamiques dans les lieux de mémoire67. À Tegucigalpa, au cours du processus de (de) construction néolibérale, la voie libre a été laissée aux groupes les moins identifiés au projet libéral. Le premier épisode de la guerre des statues ou des abus de mémoire remonte à 1949 lorsque le trotskyste canadien et économiste William Krehm déclare dans son livre Démocraties et tyrannies des Caraïbes en 1940, que la statue de Morazan située dans le parc central de Tegucigalpa était fausse. En réponse à cette affirmation, l'historiographie urbaine hondurienne diffuse les contrats que Soto avait signés avec l'homme d'affaires et marchand italien Durini, concernant la commande des statues à Paris. Mais malgré cela, le commentaire de Krehm perdure atteignant même des niveaux de légende noire littéraire. Cet événement contribue sans aucun doute, à l'assèchement progressif du sens des statues publiques en les rendant tout à la fois vulnérables à des futures attaques encore plus agressives. Ainsi, du commentaire de Khrem on passe à l’intervention d’auteurs de renom dans la région tels que, le sociologue hondurien Filander Diaz Chavez (Sociologie de Désintégration régionale, Thèse de doctorat, Université du Texas, 1971 p. 427), le sociologue guatémaltèque Edelberto Torres-Rivas (Amérique Centrale aujourd'hui, Siglo XXI Editores 1976 p. 294) et l'écrivain nicaraguayen Sergio Ramirez (Armes de l'avenir. Nouveau Nicaragua 1987, p. 265). Ce sujet parvient même à atteindre une diffusion continentale après que le journaliste uruguayen Eduardo Galeano, s’exprime dans son œuvre « Les veines ouvertes de l'Amérique latine » de (1971) avec ces propos : « Sur la place de Tegucigalpa l’orchestre joue de la musique légère chaque dimanche soir au pied de la statue en bronze de Morazan, mais l'inscription est fausse, ce n'est pas la statue équestre du champion de l'unité centre américaine. Les honduriens qui avaient voyagé à Paris peu après l’exécution pour trouver un sculpteur par commande du gouvernement, ont dépensé l'argent en débauches et ils ont fini par acheter une statue du maréchal Ney au marché aux puces. La tragédie de l'Amérique centrale est vite devenue une farce. "

67 Vannini, Margarita. Memoria e Imagen: Las políticas públicas de la memoria en Nicaragua (1979-2010). Revista de Historia. IHNCA Managua, 2012 — 64 —

Sans vérifier la véracité de son discours, Galeano utilise la question avec un objectif politique clair: bouleverser la doctrine libérale. Pour ce faire, il nargue directement la gestion du libéral Soto, en l'appelant une farce. A l’occasion de la visite de l’auteur à l’Université pédagogique « Francisco Morazán » de Tegucigalpa en Octobre 2005, (Dans le calendrier civique hondurien, le 3 octobre est la fête nationale de Morazan), le Président de l'Institut, Miguel Calix Suazo met en question les propos de l’Uruguayen au sujet de la statue de Morazán. Face à la réaction du président, Galeano se rétracte publiquement et s’engage à corriger son erreur68. Cependant, la réparation n'aura jamais lieu, bien au contraire. L'exécution symbolique de Morazán atteindra une diffusion mondiale lorsqu’un un autre journaliste, le célèbre colombien Gabriel García Márquez, fait mention de l'affaire de la statue dans son discours « La Solitude de l'Amérique latine » dans le prix Nobel de littérature à Stockholm en 1982 dont voici les propos: « le monument du général Francisco Morazán, érigé sur la place principale de Tegucigalpa, est en fait une statue du maréchal Ney acheté à Paris dans un entrepôt de sculptures d'occasion » 69.

L’Ambassadeur du Honduras en France de l'époque, Rafael Leiva Vivas, a enquêté sur les entrepreneurs du gouvernement Marco Aurelio Soto et a publié ses conclusions en 1991 dans le livre « La statue de Morazán »70. Ici, il démontre avec des documents fiables trouvés dans les archives de l'atelier de Thiébaud à Paris, le contrat de douane qui avait été effectué pour la statue, le reçu de paiement et l'expédition au Honduras. Sa réfutation est pourtant passée inaperçue et l'abus de mémoire exercé par les intellectuels et les journalistes d'affiliation marxiste ne fît qu’augmenter. En 2009, le livre de Galeano, non corrigé, atteint des ventes records sur Amazon.com après que Hugo Chávez en ait donné une copie au président des États-Unis, Barak Obama71. L'épisode ouvert par Khrem et repris ensuite par Galeano et Marquez, aurait-il resté dans l’anecdote, sans l’avènement des évènements de 1997 qu’on abordera toute suite. Ces attaques se déplacent finalement du terrain de la littérature à celui du réel. En outre, ce moment historique coïncide avec la fin des conflits idéologiques dans la région au cours des années 1990. Néanmoins, le Forum de Sao Paolo et ses membres dans chaque pays d'Amérique latine ont mené des mouvements de protestation sociale et d'anti-mondialisation, notamment au sujet des accords de libre-échange de l'époque. Au Honduras, les organisations sociales traditionnelles les plus belliqueuses ont été celles des travailleurs et des paysans. Les revendications sociales et la

68 Entrevista a Gloria Lara Pinto, vicerrectora de investigación y post-grado de la Universidad Pedagógica Nacional entre 20- 20. 69 Galeano, Eduardo. Las venas abiertas de Latinoamérica. Monthly review Montevideo 1971pag. 215 70 Leiva Vivas, R. La estatua de Morazán. Tegucigalpa, AMDC 1991 71 Chávez y Obama convierten en “best seller” el libro de Galeano. El País 19 de abril 2009. http://internacional.elpais.com/internacional/2009/04/19/actualidad/1240092003_850215.html — 65 — manifestation des minorités qui avaient été rendues invisibles auparavant, finissent par éclater sur la scène sociale. Avec l’expansion du marxisme culturel, les questions fondamentales passent des paysans aux écologistes, des travailleurs aux groupes promouvant les droits humains, aux collectifs féministes (depuis 1984), aux homosexuels et aux revendications indigènes (depuis 1993). Tous ces groupes revendiquent leur droit à la justice sociale en utilisant la rue comme scène de lutte, même de manière violente, contre les mesures économiques et contre l'exclusion historique dont ils furent l'objet. Le mouvement paysan devient un indigénisme marxiste lequel était sous l'influence de l'Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN, membre du Forum de Sao Paolo) dirigé à Chiapas par le sous-commandant Marcos depuis 1994. Le mouvement Chiapaneco de résistance sociale est resté lié au fil des années au Conseil Civique des Organisations Populaires et Indigènes du Honduras COPINH, fondé un an plus tôt. Leurs actions comprenaient principalement des marches d'indigènes. La ville fut littéralement "envahie" par les Honduriens qui vivaient encore à la campagne et qui souffraient de la pire précarité. L'action a atteint la plus grande transgression symbolique le 12 octobre 1997. Ce jour-là, un petit groupe de manifestants violents a démoli la statue de Christophe Colomb, matérialisant d’après eux, « l’exécution historique » de l'amiral. La pièce, achetée en Italie par le gouvernement Bertrand en 1916, se trouvait initialement sur une place du marché de Comayagüela. Mais face à la saturation croissante des vendeurs de rue, le maire décida de la placer dans les années 80, devant l'aéroport de Toncontín. La presse de l'époque a enregistré les faits qui suivent :

Indiens, réunis au sein du Conseil civique des organisations populaires et indigènes (Copinh), dirigé par Salvador Zuniga, détruit la statue [Christophe Colomb] en faisant valoir qu'il a revendiqué le droit des peuples autochtones à se faire entendre. Ils considèrent également la célébration du Jour de la Race ou la Découverte de l'Amérique comme un « génocide » qui rappelle l'esclavage auquel les peuples autochtones ont été soumis après l'arrivée des Espagnols. Dans certains groupes ethniques honduriens, on craint que les actions menées par les Lenca affaiblissent le mouvement autochtone dans le pays. [...] la démolition de la statue de Colomb, a suscité le rejet unanime de la société hondurienne qui a commencé à appeler les radios et les chaînes de télévision condamnant les faits. La Ministre de l'Education nationale, Xenobia Rodas était très dure dans sa critique aux faits, en appelant les manifestants des pseudos dirigeants et des « criminels qui ne sont pas dignes d'être appelés représentants des groupes ethniques du pays » 72.

72 Honduras: les dirigeants autochtones seront poursuivis. Inter Press Service. Tegucigalpa, 13 de octubre 1997 http://www.ipsnoticias.net/1997/10/honduras-enjuiciaran-a-dirigentes-indigenas/ — 66 —

La destruction de la statue reflète le choc de deux souvenirs, suivant Ricœur73: celui de la mémoire obligatoire, qui coupe partiellement la mémoire imposée par la violence. Au-delà des fondements historiques, la victimisation visait l'utilisation politique de la mémoire, dans le contexte des luttes anti-impérialistes des années 1990. La destruction de la statue de Colomb continue d'être l'événement le plus radical de la revendication de la justice symbolique dans un espace de mémoire urbaine74. Bien que l'Espagne et l'Italie aient fait des offres pour leur réparation, la sculpture est encore déposée dans les entrepôts de la société Mármoles de Honduras. Après cela, COPINH a été fortement stigmatisé par un secteur de la société en tant qu'organisation anarchique et séditieuse.

73Ricoeur, Paul. La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli. Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique » 2000 74 Jusqu'en novembre 2018, lorsque les partisans de l'Alliance d'opposition, aussi du même spectre idéologique, ont détruit la statue en bronze du général Manuel Bonilla, dans le quartier La Leona de Tegucigalpa. — 67 —

CONCLUSSIONS

L’étude sur le discours de la modernité et de son application à Tegucigalpa nous a permis de révéler les similitudes apparentes de leur propos et les divergences dans ses résultats. Les politiques des gouvernements libéraux et néolibéraux coïncident sur le fait qu'elles traduisent toutes deux la forte volonté de sortir le Honduras de son retard économique et social dans lequel il se trouve. Cette situation est le résultat, avec des variations pour chaque époque, de causes politiques et économiques similaires: l'instabilité dans la région et la récession. Ces volontés avaient deux tournures différents. Pour les autorités de la fin du XIXe siècle, l'État se résume dans la gestion du progrès à tous les niveaux: économique, politique, social, culturel et urbain. À la fin du XXe siècle, ce rôle de gestionnaire du développement est laissé à l'initiative privée. La modernité du XXe siècle est mutilée par sa signification sociale et se démarque donc de l'urbain, de la productivité, de l'éducation et de l'emploi. L'orientation libérale et progressiste de Soto et Rosa favorise directement la création de nouveaux paysages et fonctions urbaines à Tegucigalpa. Le modèle urbain hispanique précédent est questionné sans être démonté. Dans la nouvelle capitale flamboyante du pays, une division progressive de l'espace selon les fonctions urbaines est préfigurée. On ne peut pas qualifier ces tendances comme aménagement complet de la ville tenant en compte que ces initiatives ne proviennent pas d’une planification intégrale, comme cela a été fait avec Barcelone de Cerdà, Paris d’Haussemann, au Mexique ou au Guatemala pendant la Reforma. Mais l'inspiration était là. L'activité constructive à Tegucigalpa est vigoureuse pour s’adapter à leur nouveau rang urbain et affirmer sa primauté sur les autres villes : Comayagua la capitale évincée et après les villes bananières en plein essor de l'Atlantique: La Ceiba et San Pedro Sula en particulier. Au cours des décennies qui ont traversé le tournant du siècle, Tegucigalpa a réussi à rester l'épicentre de la politique et des communications. Le discours libéral de modernisation se matérialise par une forte intervention et un investissement de l'Etat, faisant de Tegucigalpa un symbole de progrès pour les Honduriens.

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D'autre part, dans les années 90 du XXe siècle, la région est sur la route du Consensus de Washington et ses leaders néo-libéraux au niveau mondial (Reagan, Thatcher) et régional (Salinas de Gortari, Color de Melo, Menem ...). Au Honduras, Callejas retire de la capitale l'investissement direct de l'État, laissant des initiatives privées pour maintenir la modernisation de la ville. Il est bien connu que les intérêts privés ne sont pas ceux de l'État, de sorte que ces investissements se limitaient à des espaces de consommation de masse et à des zones de logements sûrs. Au lieu de cela, San Pedro Sula a bénéficié d’un fort investissement pour l'amélioration de ses capacités commerciales, qui comprenaient les réseaux terrestres, la communication de l'air, les installations portuaires et l'installation des entreprises étrangères sous forme de maquilas. Reconnu comme son statut -non officiel- de capitale industrielle, San Pedro Sula remplace à Tegucigalpa du rôle de phare de la modernité du pays. En ce qui concerne la croissance urbaine durant la période libérale, aucune preuve de crise démographique n'a été trouvée dans les sources officielles consultées (rapports de développement, registres municipaux des maires). Cela correspond à une augmentation de la population gérable, qui a affecté le bâtiment dans les ejidos ou les terres municipales. Ainsi, la ville se densifie d'abord dans les espaces précédemment consacrés au pâturage et à la récréation communautaire, et plus tard dans les jardins résidentiels. Cela a permis à la ville de ne pas rompre avec le modèle compact espagnol jusqu'au milieu du XXème siècle. Le conseil municipal a distribué les ejidos parmi les voisins qui l'ont demandé, notoirement les mieux placés économiquement et socialement. Des groupes défavorisés se sont installés dans les anciens villages indiens qui entouraient Tegucigalpa et Comayagüela, et le long des rivières qui les traversent. Tout au long de la réforme libérale, les deux centres urbains sont soumis à des travaux publics concentrant Tegucigalpa le siège politique le plus important. Cette différence n'est pas surprenante compte tenu de la gamme de capitaux qui tombe alors à Tegucigalpa. Comayagüela a maintenu son statut de « membre », mais pas de capitale jusqu’à l'unification politico-administrative des deux mairies en 1938. Cette union devait rationaliser et centraliser la gestion des deux populations séparées par une rivière et à la fois complémentaires au niveau territoriale, économique, de population et communications depuis ses origines hispaniques. L'administration Carías accompli le projet démarrait par Soto, comme le démontre la profusion de travaux publics dans la capitale dans la période 1933-1949. En plus des services publics (électricité, eau, police), on l’en trouve le goudronnage des rues, l'amélioration des espaces et des bâtiments publics ainsi que la construction d’infrastructure clé pour le transport des biens et personnes tel que l'aéroport Toncontin. Tout cela, situé Tegucigalpa comme le modèle de modernité, au moins au longue des décennies précédentes à ladite consolidation de San Pedro Sula.

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Malgré la continuité du libéralisme que prétendait le néolibéralisme, au moins dans l’utilisation de la même nomenclature, la vérité est que les résultats laissés dans la ville par le retrait de l'État, s'opposent de façon flagrante aux résultats du libéralisme. La croissance urbaine est officiellement régie par les mécanismes du marché et non plus par l'État. Le résultat social est dramatique face à la différence de vie entre les riches et les pauvres. La ville devient la métaphore bâtie du néolibéralisme à Tegucigalpa, caractérisé par la dissolution de l'espace public et la construction par délaissement de la non-ville. La pauvreté a toujours existé dans ses rues et ses environs, mais en quelque sorte comme le disait Marcos Carias, la société l’apaisait avec des organismes de bienfaisance, avec la charité religieuse et se rencontrait en partageant des espaces publics tels que les marchés, les parcs, les églises, les rues et les trottoirs. Dans la ville néolibérale, des niveaux sans précédent de massification de la pauvreté sont atteints, ainsi que l'exclusion des riches qui sont enfermés derrière les murs des complexes de sécurité. Toute interaction ou reconnaissance entre groupes sociaux différents se dégrade parallèlement à la dégradation du centre historique, des parcs et des espaces de vie. C’est un processus qui est installé sur le plan matériel (espaces, territoires différenciés) et mentaux (des imaginaires, des symboles et des identités distinctes). L'État est un simple spectateur, qui s’éloigne de questions sociales comme l’urbanisme, le transport ou le logement, avec la promesse de la prospérité par un déversement qui n'a pas eu lieu. A l'image de la dégradation qui est installée dans des bâtiments historiques, l'Etat lui-même perd sa légitimité face aux larges majorités paupérisées, exclues du jeu politique électoral qui prétend se passer par une démocratie depuis la transition démocratique de 1982. Le changement entre la conduction centralisée de l'État libéral et le désengagement des questions sociales fondamentales ne peuvent s'expliquer uniquement par des théories de dépendance ou des interférences extérieures. La personnalité, la formation et la conscience de classe des dirigeants eux-mêmes ont joué un grand rôle dans les objectifs de la modernité qui ont été dessinés par les gouvernements des deux époques. L'impact holistique de la réforme libérale du XIXe est compris à la lumière de la personnalité de Rosa, le premier ministre de Soto. Des préoccupations humanistes, philosophiques, politiques, économiques et littéraires, tous ces éléments étaient présents dans son discours politique, économique, social et urbain. Certes, il n’est peut-être pas un penseur original, mais pas moins que Callejas du XXe siècle. Mais il incorpore tout au moins des préoccupations au-delà des préoccupations purement matérielles, cherchant à créer un esprit hondurien. Callejas est le produit des élites de la capitale qui ne vont certainement pas après la chimère Rosiana. La sécularisation, ainsi que la forte présence économique et culturelle des Etats-Unis déforme le désir libéral, lequel se tourne désormais vers l’idéal américain néolibéral: en l’occurrence, maîtriser l’anglais et adopter le prototype de vie de la classe

— 70 — moyenne américaine. L'éducation de Rosa au Guatemala était dirigée par des écrivains célèbres de l’époque comme Vidaurre, contrastant avec l'éducation américanisée et technocratique de Callejas dans les universités américaines. Ces différences ont été reflétées dans les discours et les approches des deux dirigeants. La constante dans les deux périodes est la faible participation des autorités locales dans les principaux aspects de la ville. Ce fait montre la participation encore plus faible des citoyens, avec pratiquement aucune voix ou un vote formel pour faire entendre les besoins et les désirs de la majorité. Cette frustration et ce déni de droits trouveront un débouché dans la demande d'espaces de participation de manière silencieuse avec des invasions de terres urbaines, des vendeurs de rue, des tensions de rue et des conflits avec l'État et son appareil de sécurité. Les gangs parmi certains d'entre eux sont de nature transnationale, ce qui témoigne d'une nouvelle étape, celle de la postmodernité globale qui a amené ce mélange dangereux entre l'ère des communications et des exclus. La ségrégation moderne au sein de la société tegucigalpense des années 90 correspond dans une certaine mesure aux réflexions sur le privé qu'a fait la philosophe allemande Hanna Arendt. Elle a montré son inquiétude pour les dérives de la modernité dans les sociétés occidentales, dans lesquelles la propriété privée représentait un ennemi du commun et du public. Il a basé ces raisons sur la signification même du mot privé, utilisations multiples, ainsi il était nécessaire de le comprendre dans son sens exclusif original : "Vivre une vie complètement privée, c'est d'abord se priver des choses essentielles d'une vie vraiment humaine: se priver de la réalité qui vient de ce qu'on voit et entend des autres, se priver d'une relation objective avec les autres ...”. L'auteur souligne que la privation / vie privée est basée sur l'absence des autres et l'absence de l'individu des autres. Dans les circonstances modernes des sociétés développées et industrialisées, cette privation d'interaction avec les autres est devenue le phénomène de la solitude de masse. Mais à la différence du premier monde, dans des villes comme Tegucigalpa, le fossé entre les riches et les pauvres se dédouble dans la solitude massive des bidonvilles et des communautés fermées. La cessation de la production des espaces publics est donc, la matérialisation du retrait de l'État, objectif non déclaré dans le discours néolibéral mis en œuvre dans la pratique. Dans la même veine, les raisons officiellement données sont celles d'efficacité et le paiement de la dette. Au vrai dire, la disponibilité des fonds publics ainsi « économisés » ont été le butin de la corruption. Dans le contexte libéral, les modernisateurs de la ville pendant l'administration de Soto se sont des développeurs privés qui introduit les lotissements unifamiliales, visant les couches moyennes et supérieures de la ville. Ils sont d'abord construits dans les quartiers adjacents au centre-ville (El Guanacaste, Las Delicias, La Fuente, La Leona, Buenos Aires), une fois densifiés ils se

— 71 — développent sur des axes de communication tels que les avenues et les boulevards (Palmira, La Reforma). Ils ont été caractérisés par des espaces modernes, à l’usage californienne, tels que des salles d'eau (douches et W.C.), garage, électricité, eau courante, égout, etc. Ils étaient situés vers l'est et le sud de la ville, dans l'architecture appelée « style international ». Les monuments publics dans la capitale du Honduras, comme la plupart des capitales d'Amérique latine, ont été un élément clé dans la mise en scène urbaine du discours de la modernité libérale dans la période des dites réformes libérales. Cela a aidé, à "l'urbanisation", c’était un symbole de "progrès culturelle", et promeut les "héros" qui ont dû imiter et ont exprimé symboliquement le "travail public" du gouvernement. À Tegucigalpa, l'allocation du capital en 1880 républicanise les espaces publics comme un instrument pour forger l'identité nationale dans l'imaginaire collectif. Mais à la fin du XXe siècle, la monumentalité de la ville a cessé d'avoir le même sens. Ils éteignirent la chimère libérale, l'abandon néolibéral de la ville en tant que bien public, associée aux mutations politiques de la gauche traditionnelle à la fin de la guerre froide dans la région, a conduit à l'émergence de groupes néo-marxiste et indigénistes qui remettent en question les symbolismes historiques de la ville.

Nous arrivons donc à l’épilogue de cette histoire urbaine centroaméricaine, qui, comme la majorité des pays latino-américains se résume et se scénarise dans ses monuments publics : les symboles de la modernité libérale du XIXe siècle. Nous l’avons vu, derrière son assignation de capitale en 1880, Tegucigalpa républicanise les espaces publics afin de constituer un instrument de forgeage de l’identité nationale dans l’imaginaire collectif. L’effort de l’Etat libéral a réussi entre 1880 et 1940 à construire la modernité de Tegucigalpa sur les points de vue symbolique et matériel. A la fin du XXe siècle, aussi bien l’abandon néolibérale de la ville en tant que bien public que l’exclusion populaire, vident le contenu symbolique de la monumentalité urbaine. Dépourvus de leurs sens symboliques, les monuments demeurent exposés aux attaques provenant de secteurs les plus radicaux, qui se proclament comme opposants des projets libéraux et néolibéraux et de leurs icones. En tout cas, c’est ainsi que l’exprime l’attaque de la statue de Colomb, perpétrée par des mouvements marxistes-indigénistes en 1997. Depuis, face aux croissantes nécessités d’un peuple ignoré, on assiste au soulèvement de nouveaux résistances, luttes et confrontations qui se dispute surtout, dans Tegucigalpa. Comme les lieux de mémoire, la ville sera le scénario où se réglerait les différences entre le peuple et ses gouvernants

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TABLE DES TABLEAUX

Tableau Page 1. Division politique de l’Audience de Guatemala au XVIe siècle 16 2. Population dans les principaux centres urbains honduriens 1881-1974 27 3. Baptême républicaine des places de Tegucigalpa y Comayagüela 42

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ENTRETIEN Entretien avec Gloria Lara Pinto, vice-rectrice de recherche et post-doctorats a l’Universidad Pedagógica Nacional entre 20- 20.

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A N N E X E 1

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A N N E X E 2

Mapa de la jurisdicción que tiene la villa de Sam Miguel Thegucigalpa medida de orden del señor Alcalde Mayor y theniente de Capitán General de esa Provincia, 1763 Aviles, Antonio Joseph de. ES.41091.AGI/27.13//MP-GUATEMALA,308 Portal de archivos españoles www.pares.mcu.es

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A NNEXE 3

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I NDEX GEOGRAPHIQUE

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I NDEX GENERAL

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