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The Interview Project sur www.davidlynch.com Un road trip halluciné au fond de l’Amérique, avec le plus grand cinéaste américain comme guide Pierre Barrette

États de la nature, états du cinéma Numéro 144, octobre–novembre 2009

URI : https://id.erudit.org/iderudit/25102ac

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Éditeur(s) 24/30 I/S

ISSN 0707-9389 (imprimé) 1923-5097 (numérique)

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Citer cet article Barrette, P. (2009). The Interview Project sur www.davidlynch.com : un road trip halluciné au fond de l’Amérique, avec le plus grand cinéaste américain comme guide. 24 images, (144), 4–5.

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avid Lynch est probablement le et de diffusion qui correspond parfaitement contres de la petite équipe engagée dans un plus pro-Web des cinéastes : son à l'esprit de chercheur indépendant qui le road trip de plusieurs mois, de la Californie à D site, davidlynch.com, est un modèle caractérise. Après avoir connu quelques bon­ la Floride en passant par le Texas, l'Arizona, du genre, non seulement parce qu'il constitue nes et beaucoup de mauvaises expériences de la Louisiane et une bonne vingtaine d'autres une vitrine privilégiée de l'univers foison­ collaboration avec les majors du cinéma et de États. De l'aveu même des réalisateurs, le nant de l'artiste, mais surtout parce qu'il est la télévision (son dernier projet de série télé sens exact du projet a vraiment pris forme au beaucoup plus que cela : un véritable terreau n'ayant jamais reçu l'aval du réseau ABC, montage, mais correspond pour l'essentiel à pour l'expérimentation, et une manière pour Lynch en avait recyclé le pilote, qui a fourni l'idée qu'ils en avaient au départ : aller à la le réalisateur de rester en contact avec son la base de Mulholland Drive), le créateur rencontres des gens en laissant une large part public plutôt restreint mais fidèle. Depuis célébré de a choisi de ne plus au hasard (aucune des entrevues n'était pro­ la fin des années 1990, Lynch y réalise dif­ jamais s'allier avec les grandes compagnies grammée), et construire là-dessus une vision férents projets en continu - en outre, les de production, décision n'étant certes pas de l'Amérique à la fois « sentie et cohérente ». abonnés du site ont droit chaque jour à étrangère à sa découverte de la DV (digital Un nouveau portrait est mis en ligne tous les un bulletin météorologique présenté par video) durant les années 1990. Cette tech­ trois jours et présenté par Lynch dans une Lynch lui-même à partir de son bureau de nologie, beaucoup plus souple et moins coû­ courte vidéo ; ce dernier s'y révèle particu­ Los Angeles ! -, jouant du Web 2.0 comme teuse que l'argentique (et dont il a forte­ lièrement sibyllin - deux ou trois phrases s'il avait été inventé pour lui et usant de ses ment contribué à établir la réputation de présentent le personnage qu'on s'apprête à outils comme d'un laboratoire aussi déli­ qualité), est aujourd'hui au cœur de son tra­ découvrir et les circonstances de l'entrevue rant (disons qu'il peut se permettre d'y être vail. Inland Empire, son dernier film sorti - mais en même temps fidèle à lui-même, la encore plus radicalement lynchéen...) que en salle, a d'ailleurs été tourné entièrement crinière rebelle, l'œil vif, le ton et la manière pragmatique (car le contenu qui s'y trouve en DV, après de nombreux essais réalisés toujours un peu décalés, mi-apologétiques, pourrait difficilement avoir une plus large avec ses nouveaux outils dans le cadre du mi-ironiques. Le côté dandy postmoderne diffusion dans les créneaux traditionnels). développement de son site. du cinéaste y est exploité à plein, mais on Pour le prix d'un billet de cinéma (9,99 $ par comprend assez rapidement en visionnant mois), les abonnés du site ont accès - entre THE INTERVIEW PROJECT les courts métrages que par-delà cette signa­ autres, car on y trouve aussi de la musique, En plus d'accueillir les diverses réalisations ture «forte» (son aura fait beaucoup pour des œuvres visuelles, une émission de radio, de l'auteur de Blue Velvet, le site sert éga­ le rayonnement de la série, il va sans dire), et même une live cam braquée sur un nid de lement de manière circonstancielle à faire Lynch y assume de la sorte une paternité colibris !) - aux courts métrages et aux séries connaître le travail d'autres artistes. Depuis symbolique, qui est aussi un gage de qualité. originales réalisées par Lynch (Dumbland, le 1" juin, il abrite ainsi (en accès gratuit) The Même si elles ne sont pas de lui, on ne Rabbit et bien d'autres), matériel peu dis­ Interview Project, série de courts portraits peut s'empêcher de penser, à mesure qu'on tribué mais d'une importance considéra­ documentaires conçue et réalisée par son visionne les courtes bandes, à The Straight ble pour quiconque s'intéresse à l'œuvre de fils Austin en collaboration avec Jason S., Story, le plus atypique des films de Lynch Lynch et à la genèse de son inspiration. et produite par la compagnie de Lynch, (réalisé en 1999). L'œuvre - produite par Disney, c'est dire combien on était loin Ce touche-à-tout de génie, cinéaste, artiste Film. Une fois complétée, l'entre­ d'Eraser Head - relatait l'aventure d'un visuel, bédéiste, musicien a trouvé avec la prise comptera 121 éléments d'une durée de fermier du Midwest, décidé à faire la paix plate-forme Internet un espace de création trois à cinq minutes, tournés au gré des ren­

4 24 IMAGES 144 avec son frère malade et pour cette raison vient en effet à composer un singu­ engagé dans un long périple sur son trac­ lier tableau, dont la force tient pour teur, de l'Iowa au Missouri... On y décou­ une bonne part à l'unité de ton et vrait un Lynch étonnamment près d'une cer­ à l'homogénéité du regard porté taine réalité sociale, fasciné par l'Amérique sur les sujets. Le canevas des ques­ rurale, habité par une sensibilité extraordi­ tions est toujours le même, mais les naire pour le caractère tragique de l'exis­ réponses, elles, varient autant qu'il tence des petites gens, qu'il filmait avec une y a d'interviewés. Les entrevues, qui maîtrise pénétrante. The Interview Project se déroulent pour la plupart à l'exté­ déploie en quelque sorte son regard à par­ rieur, sont sobrement montées, avec tir des mêmes prémisses : aller vers les gens, une ponctuation visuelle toujours très dans le lieu même où ils vivent - souvent dépouillée, qui fait la part belle aux dans la pauvreté - et écouter ce qu'ils ont images de la nature environnante - à dire. Un des portraits - celui de Lynn désert de l'Arizona, végétation luxu­ (n° 14), victime de sévices sexuels à répéti­ riante de la Louisiane, champs de tion et qui erre d'un mariage malheureux pierres du Texas - et compose un à l'autre - propose d'ailleurs une étrange environnement qui s'accorde à mer­ synthèse de The Straigth Story et de Wild veille au discours des protagonistes. at Heart. La femme, qui possède tous les La musique originale de Dean Hurley attributs d'une Lola meurtrie et vieillis­ et Stoll Vaughan contribue également sante (même blondeur, même accent traî­ à faire de chaque bande une sorte de nant, même souffrance contenue), est décou­ court poème vivant et coloré, quel­ verte par l'équipe alors qu'elle tond le gazon que chose comme un fragment d'exis­ d'une église sur son petit tracteur... tence toujours fascinant, parfois bou­ leversant. L'ENVERS DE LA TELEREALITE En fait, l'expérience que propose Héros modestes relatant sur le ton de The Interview Project prend tout son la profession de foi leur existence souvent sens dans le contraste qu'elle propose tordue, presque toujours marquée par des avec la télévision contemporaine, en espoirs brisés et une condition difficile, ces particulier états-unienne, télé cen­ personnages à peine entrevus et le profil de trée elle aussi sur le «vrai monde» leur destin minimalement esquissé nous res­ mais de plus en plus engluée dans tent à l'esprit, ils nous hantent longtemps la pléthore des bons sentiments, parce qu'ils renvoient une image de l'Amé­ télé qui présente la consommation rique qui se trouve aux antipodes des rêves comme le remède universel à la sucrés de Hollywood : un portrait tout en misère, à la maladie, à l'indigence, intelligence et en profondeur, profondeur et qui le fait dans un tel esprit de dénuée de sentimentalisme et qui naît de bonne conscience triomphaliste que la confession simple et authentique de ces pour peu on la confondrait avec une gens sans jamais chercher à créer d'effets - entreprise charitable. Rien de cela nous tirer une larme, nous attendrir, provo­ ici, que la parole nue d'individus que quer un rire facile. Des gens comme ce vété­ tout appelait à rester dans l'ombre, ran du Vietnam qui avoue avoir « a box full mais que le hasard d'une rencon­ of regrets», ou cet homme de la Louisiane tre avec la jeune équipe nous révèle qui rêve à plus de cinquante ans de deve­ humble et lumineuse. il nir riche en vendant des bicyclettes munies d'un «porte-chien» ; ou encore cet autre, un vieux Noir qui habite toujours la rue où il est né, et qui voudrait qu'on se souvienne de lui comme d'un homme bon, qui a bien pris soin des siens. Le tout forme un spicilège fascinant et un échantillon savoureux d'humanité souf­ frante ou joyeuse, prélevé avec tact dans Anthony, épisode 23 la communauté des femmes et des hom­ Barry, épisode 13 mes ordinaires. Le cumul des éléments en Lessie, épisode 36

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