Histoire de l’éducation

140-141 | 2014 L’État et l’éducation en . XIXe-XXe siècles State and Education in France (19th-20th centuries)

Jean-Noël Luc et Philippe Savoie (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/histoire-education/2757 DOI : 10.4000/histoire-education.2757 ISSN : 2102-5452

Éditeur ENS Éditions

Édition imprimée Date de publication : 31 août 2014 ISBN : 978-2-84788-649-8 ISSN : 0221-6280

Référence électronique Jean-Noël Luc et Philippe Savoie (dir.), Histoire de l’éducation, 140-141 | 2014, « L’État et l’éducation en France. XIXe-XXe siècles » [En ligne], mis en ligne le 31 août 2017, consulté le 20 mai 2021. URL : https://journals.openedition.org/histoire-education/2757 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoire- education.2757

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Ce numéro d’Histoire de l’éducation comporte un dossier thématique et trois articles de varia. Il inaugure ainsi une nouvelle formule éditoriale. Le dossier thématique est consacré à « L’État et l’éducation en France, XIXe-XXe siècles » et prolonge le numéro spécial sur « l’État et l’éducation en Europe, XVIIIe-XXIe siècles » (n° 134, avril-juin 2012). Son objet est d’examiner la manière dont l’État a intégré depuis deux siècles la question éducative à son domaine d’intervention, les formes spécifiques de l’institution chargée de cette mission et les relations à l’État et à la société qui en résultent, et d’interroger les particularités supposées de l’État enseignant français (centralisation extrême, importance historique de la guerre scolaire, cogestion du système éducatif avec les syndicats enseignants). Il s’attache ainsi à la construction de l’offre scolaire d’État, au rapport étroit de l’institution scolaire à la notion de corps enseignant, et il met en scène l’institution scolaire publique dans son rapport à la société, de la défense de son autonomie à la production d’indicateurs statistiques. This issue of Histoire de l’éducation includes a thematic part and three various articles. The thematic part is devoted to “State and education in France, 19th-20th centuries” and follows the special issue about “State and education in Europe, 18th-21st centuries” (number 134, April-June2012). Its object is to examine the way French State, in the last two centuries, has integrated education to its field of intervention, the specific shapes of the institution in charge of this mission and its resulting relation to the State and to society. It aims to question the supposed features of French State educational system (extreme centralization, historical place of the school war between the Catholic Church and the State, co-management of the educational system with teacher unions). It also tackles the building of State provision of schooling, the strong connection between French educative institution and the corporative notion of the teacher profession, and presents State educational institution in its relationship with society, from the defence of its autonomy to the production and publication of statistical data.

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SOMMAIRE

À nos lecteurs Renaud Enfert (d'), Boris Noguès, Emmanuelle Picard et Philippe Savoie

Dossier

Les caractères originaux de l’histoire de l’État enseignant français XIXe-XXe siècles Philippe Savoie

La Commission de l’instruction publique et la préservation de l’État enseignant (1815-1820) René Grevet

Corporation universitaire et société civile : les débats sur la composition du Conseil supérieur de l’instruction publique pendant la Troisième République Yves Verneuil

Entre collaboration et contrepouvoir : les syndicats enseignants et l’État (1945-1968) Laurent Frajerman

À l’apogée de l’initiative d’État sur l’école : le commissariat au Plan, le développement de l’appareil statistique national et la carte scolaire du premier cycle (1955-1970) Jean-Michel Chapoulie

Les statisticiens du ministère de l'Éducation nationale : évolutions d'un métier d'État (1957-2007) Xavier Pons

Varia

Éducation et commerce à à la fin de l’Ancien Régime : l’offre d’enseignements de langues modernes Ulrike Krampl

La congrégation des Tertiaires capucins et la réception des modèles internationaux de prise en charge des jeunes délinquants (Espagne, 1904-1936) Amélie Nuq

La formation pédagogique des enseignants dans l’enseignement supérieur catholique questionnée par l’Éducation nouvelle. Le cas de l’institut supérieur de pédagogie de Paris (1941-1951) Laurent Gutierrez

Notes critiques

Mathieu Ferrand et Nathaël Istasse (dir.), Nouveaux regards sur les « Apollons de collège » : figures du professeur humaniste dans la première moitié du XVIe siècle Genève : Droz, collection « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2014 Boris Noguès

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Marguerite Figeac-Monthus (dir.), Atlas de l'éducation en Aquitaine du XVIe siècle à nos jours Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux, 2015, 191 p. Solenn Huitric

Jean-François Condette et Marguerite Figeac-Monthus (dir.), Sur les traces du passé de l'éducation. Patrimoines et territoires de la recherche en éducation dans l'espace français Bordeaux : Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine, 2014, 334 p. Solenn Huitric

Didier Béoutis, Le lycée de garçons du Mans à l’épreuve de la Grande Guerre Le Mans, Éd. de la Société littéraire du Maine-Association amicale des anciens élèves du lycée Montesquieu, 2014 Jean-François Condette

Laurent Gutierrez, Laurent Besse et Antoine Prost (éd.), Réformer l’école. L’apport de l’Éducation nouvelle (1930-1970) Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, 2012 Pierre Kahn

Antoine Prost (dir.), La formation des maîtres de 1940 à 2010 Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2014 Marcel Grandière

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À nos lecteurs To our readers

Renaud Enfert (d'), Boris Noguès, Emmanuelle Picard et Philippe Savoie

1 En 2000, la revue Histoire de l’éducation avait publié sous la plume de Pierre Caspard un bilan de son activité et de son rôle scientifique dans les vingt ans suivant sa fondation, en 19781. On y trouvait une analyse synthétique des articles et recensions parus dans la revue et une présentation de sa politique éditoriale, passée et à venir. Sans respecter le cycle vicésimal ainsi amorcé, il a paru nécessaire de se livrer aujourd’hui à un exercice similaire, bien que moins développé. D’un bulletin de laboratoire destiné surtout à l’origine à illustrer les activités du Service d’histoire de l’éducation, la revue est en effet rapidement devenue, dans son domaine, le périodique de référence en France. Le renouvellement complet de son équipe rédactionnelle, amorcé en 2004 et achevé en 2011, au moment même où disparaissaient le SHE et l’institution qui l’avait vu naître (du moins avec leurs effectifs et sous leur forme originelle), a été l’occasion d’illustrer sa capacité à poursuivre son activité dans un nouvel environnement.

2 Au cours des quinze dernières années, la revue a connu nombre d’évolutions, mais aussi des éléments de continuité importants. La fonction originelle d’observatoire du champ scientifique a été conservée. Entre 2000 et 2013, la revue a ainsi publié 445 recensions et, régulièrement, des articles proposant une réflexion historiographique2. La bibliographie annuelle de l’histoire de l’éducation française, qui constituait jusqu’en 2006 la moitié des livraisons de la revue, est en revanche désormais diffusée en ligne. Cette migration de la bibliographie vers d’autres supports a conduit à la publication annuelle par la revue de quatre numéros nourris d’articles, contre deux auparavant. Le flux d’articles s’est en conséquence sensiblement accru, avec 195 contributions entre 2000 et 2013, contre 166 dans les deux décennies précédentes. À l’intérieur de cette production, se sont affirmés des thèmes nouveaux ou peu traités jusqu’alors, comme l’enseignement féminin, l’étude des acteurs et du fonctionnement pratique des institutions. Se sont effacées ou ont tendu à s’effacer des objets qui avaient largement irrigué la revue à ses débuts, notamment la présentation de sources et d’instruments de travail. La très faible place accordée à l’histoire des idées ou doctrines pédagogiques est restée une constante, qui résulte du choix d’une histoire des

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pratiques et des réalités éducatives envisagées dans leur contexte social, économique et politique. Ce quasi-doublement du nombre d’articles publiés annuellement (de 8 à 14) n’a cependant pas été sans incidences sur la régularité de la publication. En effet, en flux tendu dans le cadre d’une publication trimestrielle, la date de remise d’une seule contribution affecte nécessairement l’ensemble du numéro. De plus, l’attachement de la revue à la qualité scientifique et rédactionnelle des articles a toujours primé sur les autres considérations.

3 Si Histoire de l’éducation entend bien conserver à l’avenir son rôle de miroir autant que d’aiguillon de la discipline, plusieurs évolutions paraissent aujourd’hui nécessaires pour remplir au mieux ces fonctions. La revue aura désormais une périodicité bisannuelle. Un tel changement n’a pas pour finalité – et ne provoquera pas – une réduction du nombre d’études publiées. Chaque numéro comportera en effet, à partir de celui daté de janvier 2014 (n° 140-141), trois parties, à l’image de ce que proposent nombre de revues d’histoire : un dossier thématique composé d’une introduction et de plusieurs contributions ; des articles de varia ; une partie observatoire de la recherche, alimentée par les recensions et, sous une forme souple, par des mises au point historiographiques consacrées à un thème ou des propositions méthodologiques innovantes. Plus souple, plus ouverte, cette nouvelle formule devrait permettre de consolider la position de la revue et de mieux garantir la régularité de sa parution.

4 Revue d’histoire spécialisée dans un champ particulier, Histoire de l’éducation entend donc avec ces adaptations continuer à apporter sa pierre au développement de ce domaine de recherche, comme elle le fait depuis 1978 et dans la continuité des orientations méthodologiques qui sont les siennes.

NOTES

1. Pierre Caspard, « Vingt années d’histoire de l’éducation », Histoire de l’éducation, n° 85, 2000, p. 73-87. Éléments repris dans « Acteur et miroir d’un champ disciplinaire : la revue histoire de l’éducation, 1978-2003 », article disponible en ligne à l’adresse . 2. Le décompte des recensions a été effectué à partir de éléments mis en ligne sur le portail Persée, pour la période 2000-2013. Pierre Caspard avait pour sa part dénombré 816 ouvrages recensés entre 1978 et 1998, soit 41 par an, à comparer aux 31 par an de la période suivante.

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Dossier

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Les caractères originaux de l’histoire de l’État enseignant français XIXe-XXe siècles The original character of State education in France 19th-20th centuries

Philippe Savoie

1 Réfléchir à la manière dont l’État s’est emparé, en France, de la question éducative et s’est donné les moyens, depuis deux siècles, de l’intégrer à son domaine d’intervention ; examiner les formes spécifiques de l’institution chargée de cette mission et les relations à l’État et à la société qui en résultent : tels sont les objets du dossier thématique présenté ici, qui fait suite au numéro spécial d’avril-juin 2012 dans lequel les rapports de l’État et de l’éducation étaient interrogés au prisme de la comparaison européenne1. Les cinq articles réunis dans ce volume proposent une série de regards sur l’histoire de l’État enseignant français et en interrogent les spécificités supposées, comme la réputation de centralisation étatique extrême du système éducatif et la place qu’y a pris, historiquement, la guerre scolaire entre l’Église et l’État. Ils s’attachent aussi à la construction de l’offre scolaire d’État, c’est-à-dire à la constitution de réseaux d’établissements aux attributions et caractéristiques définies par la loi et à la formation, à partir de ces réseaux, des filières scolaires qui ont organisé la carte des études, réservant longtemps l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur à une minorité, mais proposant aussi, par la suite, des voies de prolongation des études et des itinéraires de réussite accessibles au enfants du peuple, avant que les lois de démocratisation scolaire n’établissent sous la Troisième République un système intégré excluant théoriquement toute présélection sociale. Est également abordée ici la question de l’institution scolaire, et de son rapport étroit à la notion de corps enseignant, au point que celui-ci a semblé se confondre avec celle-là, confusion manifestée par l’existence supposée, après la Libération, d’une sorte de cogestion de l’éducation par l’État et les grandes centrales syndicales enseignantes.

2 Ce recueil d’articles met aussi en scène l’institution scolaire d’État dans son rapport à la société : la défense de l’autonomie et du monopole conférés par Napoléon Bonaparte à

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l’Université impériale, contre les empiètements des corps constitués et des autres administrations de l’État, contre ceux du clergé et contre les exigences de la concurrence ; le discours de l’institution sur elle-même et sa politique de publicité, de production de statistiques et, depuis quelques décennies, d’indicateurs d’évaluation et d’outils de prospective, à travers l’étude des différents artisans de cette production.

I. Un système génétiquement centralisé ?

3 Ce qui, vu de France comme de l’étranger, semble caractériser le système éducatif français depuis un peu plus de deux siècles, c’est d’abord son extrême centralisation et la place prépondérante qu’y occupe l’État. Cette réputation de centralisation à outrance a fait du système éducatif français le parfait opposé du modèle britannique2. Dans celui- ci, l’initiative des individus, des sociétés privées et des églises a longtemps constitué le moteur principal, l’État n’intervenant, à l’époque contemporaine, que pour encourager ces initiatives, les financer, leur donner un cadre légal et une orientation d’ensemble à mesure qu’elles se développaient et faisaient école. Si l’on voulait schématiser à l’extrême, on dirait volontiers que le système scolaire français s’est constitué par le haut pendant que le système anglais se développait d’en bas sous le regard bienveillant et distant de l’État. Il y a du vrai dans cette opposition classique et il en reste des traces : en dépit des mesures de déconcentration, des lois de décentralisation et des politiques d’affirmation de la personnalité des établissements, les Français d’aujourd’hui n’attendent-ils pas toujours de l’État qu’il garantisse la qualité et l’équité de l’enseignement scolaire et supérieur sur tout le territoire ? Mais la centralisation historique de l’organisation d’ensemble ne doit pas abuser l’observateur. On soulignera d’abord, pour réfuter d’emblée toute idée de tempéraments nationaux immuables en la matière, l’inversion de tendance qui a vu dans les dernières décennies une nette centralisation éducative au Royaume-Uni, sous l’ère thatchérienne comme à l’époque du règne du NewLabour3, coïncider avec la décentralisation entamée en France dans les années 1980, non sans référence, d’ailleurs, au modèle anglais. Mais c’est surtout la réalité d’une centralisation durablement installée par Napoléon qu’il convient d’interroger, et avec elle la pertinence même de la notion d’un État enseignant.

1. Une réputation de centralisation à nuancer

4 On ne peut, de toute évidence, nier la centralisation étatique, précoce et durable, des institutions éducatives françaises. Une centralisation précoce – elle date de 1808 si l’on prend pour date d’origine le décret organisant l’Université impériale4 –, mais cependant plus formelle que réelle dès que l’on s’éloigne du cœur de l’Université impériale, l’organisation corporative, mais très soumise à l’État, à laquelle Napoléon Ier a confié le monopole de l’instruction et de l’éducation dans tout l’Empire. Pendant les trois premiers quarts du XIXe siècle, l’Université contrôle surtout les facultés et, non sans peine, le système des grades, notamment le baccalauréat, véritable verrou du monopole étatique5. Dans les lycées, pourtant établissements d’État, elle doit composer avec les contraintes financières et les réalités locales pour imposer une certaine uniformité dans l’inégalité et ordonner celle-ci en un système pyramidal cohérent qui favorise la circulation vers le sommet des meilleurs professeurs et des élèves les plus

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ambitieux6. L’Université s’efforce de peser sur les collèges communaux, sans beaucoup de moyens pour imposer ses exigences7. Victor Cousin s’en indigne en 1837 : « Il est impossible de ne pas considérer comme la plaie et la honte de l’instruction publique ces ombres de collèges qui couvrent la France, auxquels ne s’appliquent ni nos règlements d’études, ni nos règlements de discipline, et où il n’y a souvent qu’une classe de grammaire et une classe d’humanités »8.

5 L’enseignement primaire, pour sa part, n’entre timidement dans le domaine de compétence de la corporation universitaire que sous la Restauration et il faut attendre la loi Guizot de 1833 pour qu’émerge, au delà des encouragements et de l’élaboration de normes concernant les critères d’ouverture des écoles et leur encadrement local, une véritable politique publique en la matière, fondée notamment sur un effort de formation des maîtres et de production de manuels scolaires. Le développement d’enseignements intermédiaires, techniques et agricoles, embryons de la démocratisation des études prolongées, est, jusqu’aux années 1930 au moins, plutôt l’affaire des municipalités que celle de l’État, même si une législation, une réglementation et une administration nationales spécifiques les organisent. Une centralisation précoce quoique longtemps très relative, donc, mais une centralisation durable, toutefois, qui atteint son paroxysme dans les décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale, quand la question du développement éducatif entre dans le champ de compétence du Commissariat au Plan et qu’un gigantesque effort de construction et de rationalisation de l’offre scolaire est entrepris9. Mais une centralisation mise en cause depuis les années 1980, pour tenter de remédier aux difficultés et aux contradictions de la démocratisation scolaire.

2. La guerre scolaire et ses effets sur l’historiographie

6 Une deuxième caractéristique de l’État enseignant français tient à sa relation conflictuelle avec l’Église catholique et à sa concurrence avec l’enseignement confessionnel10. Créé sur les ruines des institutions scolaires cléricales, l’enseignement public doit affronter au XIXe siècle un procès permanent en illégitimité morale, voire en tyrannie. Il est vrai que, outre les périodes de tension extrême induites par les grandes offensives laïques ou anticléricales de la Troisième République, ce procès est plus virulent lorsque dominent au pouvoir les tendances ultramontaines et conservatrices. On notera que le développement d’un enseignement confessionnel privé à côté de celui de l’État, après 1850, donne à l’enseignement de l’État l’occasion de démontrer sa capacité à affronter la rude concurrence opposée à ses écoles. Malgré le climat réactionnaire qui entoure le vote de la loi Falloux et la présence ostensible du clergé et de la magistrature qu’elle impose dans les instances de contrôle des institutions scolaires, cette loi permet d’en finir avec la tentation d’une conversion catholique de l’Université, entreprise sans succès lors de la Restauration. Désormais, l’enseignement public doit s’imposer en mettant en avant la supériorité de son offre éducative et ses avantages concurrentiels. C’est, avec brutalité et en piétinant l’esprit universitaire, ce que fait Fortoul entre 1852 et 1856 en préemptant l’enseignement scientifique, en adoptant une politique tarifaire offensive dans les lycées – qui consiste à baisser les tarifs d’études et de pension là où la demande est faible et à les augmenter là où elle est forte – et en faisant de l’unité, voire de l’uniformité, de l’enseignement public un argument concurrentiel11. Plutôt renforcé à l’époque du Second Empire, l’enseignement secondaire d’État a beaucoup plus de mal à soutenir la concurrence

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ecclésiastique sous la Troisième République – c’est la crise spectaculaire du secondaire public qui va aboutir à sa réinvention au début du XXe siècle12 –, au moment-même où les enseignements primaires élémentaire et supérieur publics rencontrent au contraire un succès remarquable.

7 La guerre scolaire, en occupant les esprits et en polarisant l’attention des historiens, a elle-même longtemps conforté une lecture du développement éducatif qui procèderait pour l’essentiel du sommet13 et selon laquelle la volonté du pouvoir central aurait été seule en cause. L’État n’aurait en quelque sorte que recueilli la succession de l’Église catholique dans son rôle ancestral d’éducatrice des populations, arrachant celles-ci à l’obscurantisme ou usurpant une mission sacrée, selon le point de vue : conception évidemment très schématique, qui faisait abstraction de la complexité institutionnelle dans laquelle se sont inscrites les institutions éducatives sous l’Ancien Régime, comme celles de l’époque contemporaine. La plus grande attention portée, depuis quelques décennies, aux marges d’initiative et d’autonomie des acteurs de l’histoire éducative avant et après la Révolution française – familles, communautés villageoises, municipalités, collectivités territoriales, chefs d’établissements publics ou privés, agents intermédiaires de l’administration – n’a pas fait disparaître la question du rôle de l’État, mais elle en a changé la nature. Si Jean-Michel Chapoulie, dans le cadre de ce dossier, met en évidence le caractère déterminant de l’action des agents de l’État dans la fameuse explosion scolaire d’après-guerre, couramment considérée par l’historiographie comme un mouvement spontané dû à une élévation massive de la « demande sociale » d’enseignement post-élémentaire, l’ouvrage de synthèse qu’il a publié en 2010 montre aussi que la conquête de la France par l’école d’État s’est largement faite dans les académies, les départements, les municipalités, les établissements14. L’auteur de ces lignes propose pour sa part de relire la construction de l’enseignement secondaire, qui a constitué au XIXe siècle à la fois le cœur et la pointe avancée de l’institution scolaire d’État, non seulement en mettant l’accent sur la tension entre le modèle des humanités classiques et les forces qui poussent à la modernisation des études et à l’ouverture sociale, mais aussi en portant l’analyse sur les établissements, sur leur mode de financement et leur organisation interne, sur la circulation des enseignants entre ces établissements, sur le développement et la diversification du corps et sur les logiques juridiques et d’action publique qui orientent l’harmonisation des traitements et des services et la mise en système des parties constitutives du secondaire et bientôt de la fonction publique enseignante : en bref, sur la réalité composite et mouvante à travers laquelle l’État s’est efforcé de produire une politique scolaire15.

II. Le développement de l’offre scolaire

8 Cependant, si l’on peut mettre en cause la réalité effective d’une centralisation scolaire étatique depuis le début du XIXe siècle, il y a bien une spécificité historique française quant à la prise en main de l’instruction publique par l’État16. Celle-ci procède en effet en grande partie de la Révolution française : la confiscation des biens du clergé, les effets de la constitution civile et du serment imposé aux prêtres, l’interdiction des congrégations enseignantes et l’abolition des universités ont privé l’Église de ses attributions éducatives autant que des moyens de les assumer et imposé sa relève par l’État. L’idée d’une responsabilité éminente de l’État en matière d’éducation, qui inspire

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l’essentiel des travaux du Comité d’instruction publique sous la Législative et sous la Convention, avait d’ailleurs déjà surgi avec force, à défaut d’effets immédiats, dans les débats suscités par l’expulsion des jésuites en 176217.

1. Une offre longtemps peu financée par l’État

9 Mais si les plans d’éducation de la Révolution font volontiers de l’État l’enseignant de la société, avec la mission essentielle de donner aux citoyens et aux citoyennes l’éducation qu’impose le principe de souveraineté du peuple18, l’État n’a tout simplement pas, à cette époque, les moyens de cette ambition, et encore moins lorsqu’il doit soutenir l’intense effort financier des guerres révolutionnaires puis napoléoniennes. Aussi, les deux premières lois générales sur l’instruction publique, celles du 3 brumaire an V (25 octobre 1795) et du 11 floréal an X (1er mai 1802), renoncent-elles au financement de l’instruction primaire par l’État et s’accordent-elles pour concentrer les maigres ressources mobilisables à la formation des élites. Les très modernes écoles centrales de l’an IV avaient échoué à convaincre la clientèle visée qu’elles pouvaient utilement remplacer les anciens collèges, et les études classiques demeuraient manifestement la référence des familles souhaitant donner à leurs fils une éducation élevée. Le lycée, qui marie éducation classique et apprentissage précoce des mathématiques, devient en 1802 l’établissement d’État chargé de former les futures élites de la République et bientôt de l’Empire. C’est de là, de la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) et de la création des premiers lycées, qu’on peut dater l’existence d’une offre scolaire d’État.

10 Cependant, si l’on peut considérer les premiers lycées comme la toute première offre scolaire d’État, il faut tout de suite préciser que cette offre n’est en fait que maigrement financée par l’État, et qu’elle le restera, faisant des familles le principal contributeur aux dépenses de l’enseignement secondaire public, jusqu’à ce que la conquête de la Troisième République par les Républicains aboutisse à faire exploser les montants de la dépense éducative19. Cette lourde contrainte financière est certes très ingénieusement levée en 1802. Le système présenté par Antoine Fourcroy au Corps législatif le 30 germinal an X (20 avril 1802)20 repose sur la polarisation de l’enseignement classique par un petit nombre de lycées, établissements d’État servant de modèles et de débouchés privilégiés pour les meilleurs élèves des écoles secondaires, catégorie qui regroupe les établissements privés ou municipaux proposant le même genre d’études, sous réserve qu’ils soient reconnus par l’État. Ainsi, la création d’un réseau très modeste (37 lycées en 1812 dans les limites de la France de 1789) permet-elle d’orienter un ensemble de trois à quatre cents établissements analogues au point de vue du modèle culturel, pédagogique et institutionnel proposé, d’en faire un tout qu’on appellera l’enseignement secondaire à partir des années 1830 et d’y imposer l’influence et l’autorité de l’État.

11 Mais, si les établissements désignés comme écoles secondaires se développent dans les années qui suivent l’adoption de la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802), les lycées ne parviennent pas tous à remplir leurs internats, non seulement de pensionnaires payants, mais même de boursiers de l’État, tant les familles regardent avec défiance ces nouveaux établissements, qu’ils tendent à assimiler aux écoles centrales, emblèmes du jacobinisme scolaire.

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2. Du monopole à la concurrence

12 C’est de cette difficulté, évidente dès 180521, que nait l’Université impériale, créée par la loi du 10 mai 1806 et organisée par le décret du 17 mars 1808. En créant un corps enseignant laïc, il s’agit, sans céder au clergé, de donner à l’institution scolaire d’État ce qui faisait la force des anciennes congrégations : un esprit commun, une hiérarchie, des procédures de contrôle et d’inspection. Il s’agit aussi, pour triompher de la concurrence, d’établir un monopole sur l’enseignement et l’instruction publique, dérivé de celui des anciennes universités, mais étendu à tout l’Empire. La Révolution avait condamné les corps enseignants au nom de la liberté d’enseignement. L’Empire confisque cette liberté et légitime ce reniement en plaçant son Université dans la lignée glorieuse de l’Université de Paris. Les lycées, mais aussi les collèges communaux, héritent du monopole universitaire d’Ancien Régime et les pensions et institutions privées, réduites à l’encadrement des élèves en dehors des classes, sont attachées à l’Université à travers leurs maîtres et directeurs, nécessairement pourvus du baccalauréat ès lettres, grade universitaire fondamental et clé d’entrée dans la corps enseignant22.

13 Mais l’instauration de l’Université ne suffit pas à imposer le monopole des établissements publics sur l’enseignement. L’offre publique se développe difficilement, en particulier celle des lycées qui en sont le cœur. Napoléon s’exaspère de la concurrence des établissements privés et des petits séminaires. Cette crispation inspire le décret impérial du 15 novembre 1811 qui durcit le monopole universitaire23. Elle entraîne également une relance assez inattendue des créations de lycées24, limitées jusqu’alors par la pénurie financière et le succès très relatif des premières créations, afin d’aboutir rapidement au chiffre symbolique de cent lycées dans les limites de l’Empire, soit plus du double du réseau créé depuis 1802. Faute d’un élan spontané des familles, il s’agit en somme d’imposer les lycées en supprimant la concurrence – ou, du moins, en en supprimant une bonne part et en réduisant le reste à un rôle d’accompagnement pédagogique et de surveillance d’une partie des élèves des établissements publics – et d’augmenter le nombre de ces lycées pour couvrir autant que possible le territoire de l’empire. Instruit jusqu’en 1813, ce projet consiste à transformer en lycées des établissements existants, gros collèges communaux ou institutions au passé souvent prestigieux. S’il n’aboutit finalement à aucune création avant la fin de l’Empire, le projet des cent lycées – repris à sa manière par Cousin en 183725 – inspire toutefois la politique de transformation de collèges communaux en lycées qui va constituer, au XIXe siècle, la source essentielle de densification du réseau26. Mais c’est avec Hippolyte Fortoul que cette politique prend tout son sens : la loi Falloux (1850) ayant aboli le monopole universitaire, il s’agit alors d’offrir à terme aux populations de chaque département l’enseignement de l’État pour mieux contrer la concurrence ecclésiastique, en laissant entendre que cet enseignement d’État est le même sur tout le territoire, ce qu’il n’est certes pas, tant diffère l’offre d’enseignement selon l’effectif des lycées et les ressources des villes où ils sont implantés, sans parler de la qualité des professeurs et de l’émulation entre élèves. Assez peu crédible en l’occurrence, l’argument de l’uniformité de l’enseignement public est déjà brandi au début du Second Empire et opposé aux variations de l’offre privée.

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3. Les ressorts de la démocratisation

14 L’État enseignant ne se construit donc pas, jusqu’à la Troisième République, selon un plan préalable appliqué méthodiquement et appuyé sur l’attribution de moyens déterminés à l’avance, mais en fonction des ressources disponibles, des opportunités, des impératifs conjoncturels et selon des schémas institutionnels largement empruntés au passé, y compris dans les innovations les plus hardies. Une grande partie de cette construction a par ailleurs longtemps échappé au récit canonique de l’histoire de l’école, partagé entre la tradition glorieuse des universités, des humanités, des grands lycées, des classes préparatoires et des grandes écoles, et la non moins glorieuse histoire de l’école primaire élémentaire républicaine, gratuite, laïque et obligatoire et de ses fameux hussards noirs. A ainsi été laissée longtemps dans l’ombre l’énorme contribution de l’enseignement primaire supérieur à la démocratisation de l’école27 et sous-estimé de ce fait, plus généralement, l’apport du modèle longtemps prépondérant d’une démocratisation scolaire empruntant des voies parallèles au secondaire, moins défavorables à la réussite des fils et des filles du peuple, au profit de celui de l’école unique, refusant a priori toute ségrégation sociale à l’école, mais laissant dans le même temps sans réponse les questions sur les effets scolaires et sociaux des inégalités de capital culturel.

15 L’article de Jean-Michel Chapoulie montre ici tout ce que la fameuse explosion scolaire des années 1960 doit à l’État et à ses agents : elle a été largement préparée, lors des décennies précédentes, par les modifications apportées au régime des collèges communaux, et par les procédures mises en place en conséquence, qui ont permis notamment l’accélération des ouvertures d’établissements par le contournement des procédures impliquant les municipalités, et elle a été rendue possible par le travail sur le terrain des inspecteurs d’académie. Il montre aussi le rôle inédit que joue la planification dans ce phénomène : à défaut de maîtriser la répartition des flux d’élèves vers les filières que recommanderaient les besoins de travailleurs, le Plan incite très largement à développer la scolarisation, non seulement pour améliorer la formation de la main d’œuvre mais aussi pour parer aux risques d’un chômage massif des jeunes. Comme celle des dernières décennies du XIXe siècle, cette période de développement volontariste de la scolarisation se caractérise aussi par un effort considérable de construction scolaire dont les traces restent visibles dans le paysage des villes, des banlieues et des petites agglomérations des zones rurales.

III. Corporatisme enseignant, État et société

16 L’épisode fondateur de la période impériale est lourd de conséquences pour l’État enseignant. En rattachant le corps enseignant à la tradition universitaire, il offre aux professeurs des facultés, mais aussi, et c’est l’essentiel ici, à ceux des lycées, un prestigieux lignage qu’ils sauront s’approprier pour faire valoir leur statut professionnel et une sorte de suprématie culturelle28 que la résurrection des universités et l’essor de l’enseignement moderne écornent au tournant du XXe siècle sans en éradiquer le souvenir. En faisant de l’enseignement du latin le critère d’appartenance à l’Université29, il rend aux humanités classiques une place éminente dont les critiques qui s’abattaient sur elles au XVIIIe siècle ne laissaient guère augurer30. Surtout, il place l’enseignement primaire élémentaire, et bientôt ses extensions primaire supérieure et

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technique (enseignement agricole compris), aux marges de l’institution : non gradués, leurs enseignants sont exclus de l’Alma Mater. C’est plus de soixante-dix ans après la fondation de l’Université que, dans la foulée des lois scolaires fondamentales, la prise en charge du primaire par l’État, en 1889, fait surgir un deuxième corps enseignant public, à bien des égards étranger à celui des universitaires, même si l’historiographie est revenue aujourd’hui de l’idée de deux ordres primaire et secondaire absolument imperméables et d’une ségrégation sociale et culturelle absolue. Le projet d’école unique, formulé dans ces termes à la fin de la Première Guerre mondiale31, a d’ailleurs eu pour objectif de faire de ces deux institutions scolaires étrangères l’une à l’autre et socialement clivées un seul système d’enseignement construit selon des degrés successifs et non plus des ordres juxtaposés. Longs à venir, les résultats n’ont été à la hauteur des attentes ni pour les professeurs de lettres qui, depuis la réforme de 1902, rêvaient d’être débarrassés de leurs cancres de bonne famille au profit d’élèves doués d’extraction populaire, ni pour les partisans d’une réelle égalité des chances. Le collège unique créé en 1975 par la réforme Haby résume à lui seul les contradictions de ce projet qui prétendait égaliser les chances en uniformisant la formation des jeunes adolescents mais qui s’est heurté aux inégalités spatiales de capital social et culturel et aux difficultés pédagogiques des classes hétérogènes, et qui n’a pu choisir tout à fait entre sa vocation de prolongement du tronc commun primaire et le modèle ancestral d’une préparation aux classes supérieures du secondaire.

1. La force du corporatisme enseignant

17 Malgré ces tensions récurrentes, la force du corporatisme enseignant est sans doute une des spécificités majeures du système éducatif français. Il ne s’agit pas ici de faire usage de ce terme dans son acception péjorative, mais bien de prendre en compte le poids historique qu’a eu, dans la construction de la profession enseignante publique, sa constitution en corps. Ce corporatisme puise en effet ses racines dans l’opération paradoxale et magistrale qu’a été la création de l’Université impériale : celle-ci n’offre pas qu’un cadre d’organisation efficace et protecteur à l’enseignement public en réintroduisant, à l’échelle de l’Empire, le vénérable monopole universitaire qu’avait condamné la Révolution. Tout en donnant à la prise en main de l’éducation par l’État une allure moins brutale, elle confère à l’institution un vernis de légitimité qui justifie le retour aux corporations enseignantes, c’est-à-dire à ce qu’avaient rejeté avec la plus grande virulence les comités et assemblées révolutionnaires, favorables à la liberté d’enseignement. Mais ce nouveau corps enseignant est laïc, ce qui le distingue très nettement des universités et des congrégations enseignantes de l’Ancien Régime et lève une objection majeure. Très vite, en tout cas, les membres de ce corps s’approprient la fiction d’une filiation directe entre l’ancienne Université de Paris et la nouvelle Université impériale, et adhèrent à l’idéologie qui s’ébauche au sein de celle-ci, mêlant la vénération des humanités classiques et l’adhésion au corporatisme quelque peu mythifié et recomposé qui lui est proposé. C’est toutefois sous la Restauration, et dans la persécution que subit le corps enseignant, que le sentiment universitaire va se consolider, avant de s’épanouir sous la tutelle bienveillante de la monarchie de Juillet. L’alternance d’un Second Empire d’abord hostile, ou au moins très autoritaire, puis plus souple et plus favorable, puis, après les tracasseries de l’Ordre Moral, d’une République franchement amicale, consolide au bout du compte l’attachement à ce qui n’était au départ qu’une création de circonstance32.

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18 Création du « tyran », l’Université impériale semblait devoir disparaître avec la Restauration. André Grevet analyse ici le rôle et le bilan de la Commission de l’Instruction publique qui, dans les cinq ans suivant la deuxième Restauration, a dirigé collectivement l’Université impériale, devenue Université royale de France, en lieu et place de l’ancien grand-maître, et a su maintenir l’institution et la remettre en marche dans des circonstances peu favorables33. Mais y avait-il une solution alternative qui puisse garantir le maintien de l’offre éducative reconstituée après la Révolution, et qui puisse aussi faire face à la grave crise financière de l’institution ? A. Grevet reprend l’analyse d’Ambroise Rendu, qui, en 1816, opposait aux ultras qui voulaient dissoudre l’Université que l’Église était bien trop affaiblie pour reprendre le flambeau de l’instruction publique. Véritable idéologue de l’Université, catholique gallican et royaliste libéral, Rendu joua un rôle éminent dans la bataille de 1816. Il avait d’ailleurs largement anticipé sa défense en se faisant l’interprète et l’illustrateur, depuis 1810, de l’idée d’une institution napoléonienne héritière de l’Université de Paris et protégée par l’empereur comme celle-ci l’avait été par les rois de France34. Pierre-Paul Royer-Collard, nommé à la tête de la Commission de l’instruction publique, instance collective qui prend la place du grand maître de l’Université, était l’inspirateur avec Guizot, sous la première Restauration, de l’ordonnance du 17 février 1815, jamais appliquée, laquelle transformait les dix-sept académies en autant d’universités relativement autonomes, quoique coiffées par un Conseil supérieur de l’instruction publique, revenant ainsi à une version décentralisée de l’Université qui avait été mise à l’étude lors de l’élaboration du décret d’organisation. Malgré les attaques virulentes et l’offensive législative de 1816, c’est finalement le maintien de l’Université, de son monopole et de sa fiscalité qui prévaut. L’infiltration de l’Université et sa conversion de l’intérieur, tentée par le clergé ultramontain à l’époque où les ultras tiennent le pouvoir, échoue à son tour : ni la tutelle des Affaires ecclésiastiques, à partir de 1820, ni la nomination de membres du clergé comme proviseurs et professeurs de philosophie, ni la suppression de l’École normale, ni l’action des aumôniers dans les lycées, ni les révocations de professeurs trop indépendants ou libéraux ne parviennent à soumettre l’Université, dont l’esprit de corps se renforce au contraire dans l’adversité.

2. De l’autonomie contestée du corps enseignant à la cogestion du ministère ?

19 C’est de cet échec de la réaction religieuse que va naître, parmi les catholiques libéraux, le projet, non plus d’une université convertie mais d’une école confessionnelle libre, à côté de l’Université, et la revendication de la liberté d’enseignement, naguère portée par la Révolution française. Pour autant, les forces conservatrices et ultramontaines, au sein du clergé, n’ont pas renoncé à rétablir l’influence et l’autorité morale de l’Église sur l’enseignement public. La liberté d’enseignement est inscrite dans la charte modifiée de 1830, mais ce n’est qu’en 1850 que le parti de l’Ordre supprime le monopole universitaire. La déchéance de l’Université est l’occasion de mettre en cause l’autonomie dont avait bénéficié le corps enseignant depuis 1828. La loi Falloux35 substitue au Conseil de l’Université un Conseil supérieur de l’instruction publique (CSIP) qui comporte des représentants des « forces sociales », et notamment des églises et de la magistrature, supposés représenter la société au sein de l’instance suprême de l’institution scolaire, qui en est aussi le tribunal supérieur. Ces forces étaient d’ailleurs déjà représentées dans les instances universitaires sous la Restauration. La monarchie

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de Juillet s’était montrée plus libérale avec les universitaires, tout en donnant au clergé et aux « forces sociales » locales une place dans les instances de contrôle des écoles primaires. Si elle est cohérente avec la liberté d’enseignement, qui prive l’ancienne Université de son monopole sur l’enseignement, cette ouverture du CSIP à la société est vécue par les universitaires comme une intrusion et une mise sous tutelle, qui les renvoient à l’époque où Mgr Frayssinous était nommé grand-maître de l’Université (1822) puis ministre des Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique (1824). La réforme du CSIP par Jules Ferry, en 1880, apparaît donc pour le corps enseignant comme l’aboutissement triomphal de décennies de lutte pour l’autonomie. En écartant les représentants des « forces sociales » au profit des seuls représentants du corps, de l’administration et de l’État, et en établissant le principe d’une élection des représentants des enseignants, Jules Ferry donne enfin un contenu au principe du gouvernement du corps par lui-même, à cette autonomie corporative qui n’avait été depuis 1808 qu’un faux-semblant. Mais l’idée d’une nécessaire représentation de la société n’est pas vaincue pour autant. Elle reparait dans le débat et Yves Verneuil montre ici la diversité de positions que recouvre son invocation lors des débats sur la composition du Conseil supérieur de l’instruction publique (CSIP) sous la Troisième République, Combes en faisant un moyen de contrer le conservatisme des agrégés classiques et des grandes écoles, avant que l’introduction de représentants des parents d’élèves, ainsi que des chefs d’établissements, ne permette de surmonter les contradictions du camp républicain et laïc36.

20 L’un des enjeux des tensions concernant la composition du CSIP renvoie, on vient d’y faire allusion, à l’inégale représentation des parties du corps enseignant. Outre le poids de la hiérarchie des grades et des fonctions, il serait plus juste de considérer « le » corps enseignant, comme nous l’avons fait au début de cet article, comme l’agrégat de corps enseignants distincts, inégaux et, si nous prenons en compte les deux corps enseignant secondaire et primaire, culturellement éloignés et rivaux à bien des égards. Le développement de l’enseignement primaire supérieur et les enjeux du partage des compétences dans la construction de l’école unique n’ont fait qu’aiguiser cette rivalité dans l’entre-deux-guerres, produisant un paysage syndical dont les prolongements politiques n’ont pas été sans influence sur l’évolution des politiques scolaires menées depuis la Libération. C’est le poids et les modalités de la supposée cogestion de l’Éducation nationale par l’administration et les syndicats que l’article de Laurent Frajerman s’efforce de mettre en perspective à partir, notamment, des archives de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN)37. Organisée en syndicats catégoriels, notamment le Syndicat national des instituteurs (SNI) et le Syndicat national de l’enseignement secondaire (SNES), et divisée en tendances politiques, la FEN bénéficie à partir de la Libération de la présence au gouvernement et dans les ministères de ministres et de fonctionnaires appartenant aux mêmes partis, notamment la SFIO. Ce que met en lumière L. Frajerman, c’est l’importance, pour le bon fonctionnement du système scolaire sous la IVe République, des relations personnelles entre syndicalistes et fonctionnaires de l’administration centrale ou des académies, relations fondées non seulement sur la proximité politique et l’adhésion aux mêmes valeurs, telles que la laïcité, mais aussi sur un échange de bons procédés permettant aux syndicats d’aider plus efficacement leurs adhérents et à l’administration de s’assurer une certaine paix sociale. C’est aussi un système qui conduit les syndicalistes à s’approprier la logique et les règles de fonctionnement de l’administration plutôt qu’à les contester, jusqu’à

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l’arrivée de la Cinquième République qui marque une prise de distance bientôt compensée par l’avènement de la FEN au rang des grandes centrales syndicales.

3. La production d’information et de statistiques

21 Un dernier aspect de l’action de l’État en matière scolaire aux XIXe et XXe siècles abordé dans ce dossier, et qui met en jeu le triangle État-institution scolaire-société, concerne la production et la diffusion d’information, de statistiques et d’études sur le système éducatif. Dès l’époque, avant l’Université impériale, où l’instruction publique est encore administrée par une direction du ministère de l’Intérieur, cette activité constitue à la fois un instrument de gestion de ce qui n’est encore qu’un embryon de système éducatif et un outil de propagande en direction de l’opinion publique éclairée comme des familles susceptibles de placer leurs fils dans les lycées et les écoles spéciales de l’État. Au cours du XIXe siècle, les éditeurs spécialisés se disputent le marché des publications officielles de l’Université et du ministère de l’Instruction publique, facteur de reconnaissance publique et porteur d’enjeux éditoriaux plus larges38. Nous avons évoqué plus haut la fonction politique et idéologique de la notice historique sur les universités qui ouvre le premier volume de l’Almanach de l’Université impériale ou des recueils de textes officiels élaborés par Ambroise Rendu, qui remplissent par ailleurs leur fonction pratique et informative. Même si leur diffusion est limitée, la publication des statistiques de l’enseignement secondaire, du rapport assez sommaire de Villemain en 1843 aux recueils remarquablement détaillés, véritables mines d’information, de Duruy et de ses successeurs, donne l’occasion de mettre en scène les progrès accomplis autant que la bonne foi du ministère. Il en va de même concernant la publication des statistiques de l’enseignement primaire par la Troisième République, y compris un volume rétrospectif (1829-1877) qui fait écho en quelque sorte à l’enquête du recteur Maggiolo qui, sous le Second Empire, avait établi les progrès de l’instruction à partir de l’indice contestable des signatures des actes de mariage.

22 Les articles de Jean-Michel Chapoulie et de Xavier Pons39 abordent l’un et l’autre la profonde évolution qui marque l’utilisation par l’État des outils statistiques dans la gestion du système éducatif au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. J.- M. Chapoulie pointe la révolution culturelle apportée, après la Deuxième Guerre mondiale, par l’intégration de l’éducation au champ d’observation et de programmation du Commissariat au Plan. Ce nouvel acteur des politiques publiques établit en effet un lien entre les besoins du marché de l’emploi, notamment en ingénieurs et techniciens, en fonction de l’impératif d’augmentation de la productivité de l’économie, et la direction à donner au développement de la scolarisation. C’est de cette impulsion, et du constat de la carence des statistiques scolaires des années 1950, que vient le mouvement qui conduit à constituer un véritable service de statistique scolaire, dont les travaux mettent en évidence de forts contrastes des taux de scolarisation départementaux et une insuffisance globale du taux d’accès en sixième. C’est aussi l’origine de la carte scolaire comme outil de régulation de la scolarisation dans le premier cycle secondaire, bientôt regroupé dans un établissement unique, le collège d’enseignement secondaire (CES). De son côté, Xavier Pons s’attache aux producteurs de la statistique scolaire depuis 1957, pour contribuer à l’histoire politique et sociale d’un métier d’État. Il dresse une typologie très éclairante des différentes populations qui ont collaboré à cette production, et analyse leurs clivages professionnels et politiques – tension entre ceux qui produisent les statistiques et ceux

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qui les utilisent, entre les statisticiens de l’INSEE et les spécialistes du système éducatif, entre le « soviet » de Vanves, où a été installé le service statistique, et le siège du ministère de l’Éducation nationale – afin d’éclairer l’histoire d’une fonction qui a connu une mutation technique et une professionnalisation très importantes, et une évolution de ses missions tout aussi spectaculaire. Cette évolution a conduit, au sein de la Direction de l’évaluation et de la prospective (DEP), à faire de la production d’indicateurs statistiques sur le système éducatif, non seulement un outil d’évaluation, de prospective et de pilotage au service de cette énorme administration, mais aussi un support offert au débat public, au risque d’éveiller des soupçons de manipulation politique, avant que l’adoption de la Loi organique relative aux lois de finance de 2001 ne modifie sensiblement les missions de cette direction.

Conclusion

23 La tutelle précoce et durable de l’État sur le système éducatif français a contribué à donner à celui-ci quelques uns de ses caractères particuliers. La prépondérance des fonctionnaires parmi la profession enseignante en est un des indices les plus visibles, et leur sentiment durable d’appartenance à un corps enseignant un des héritages de l’épisode napoléonien, qui a également attaché à l’enseignement français la réputation d’une extrême centralisation. Pour autant, sa relation étroite à l’État n’a jamais dispensé l’institution scolaire de s’adresser à la société, ni d’en subir l’influence, et elle n’a jamais aboli la dimension locale des phénomènes liés à la scolarisation de la population. Les articles réunis dans ce dossier contribuent à repenser les modalités et les conditions de l’action historique de l’État en matière éducative, à en montrer la complexité et à en restituer les enjeux, à souligner la diversité des terrains et des échelles où elle se déroule, et à pointer les tensions et les contradictions qui traversent et opposent ceux qui en sont chargés.

NOTES

1. Jean-Noël Luc, Philippe Savoie (dir.), L’État et l’éducation en Europe, XVIIIe-XIXe siècles, numéro spécial d’Histoire de l’éducation, n° 134, avril-juin 2012, 134 p. 2. On trouvera une discussion de cette opposition dans Robert D. Anderson, « Centralisation et décentralisation dans la formation des élites en France et en Grande- Bretagne à l’époque contemporaine », in Jean-Noël Luc et Philippe Savoie, op. cit., p. 39-58. 3. Inversion pointée par Robert D. Anderson, id. 4. Décret impérial portant organisation de l’Université impériale, du 17 mars 1808. 5. Philippe Marchand (dir.), Le baccalauréat 1808-2008. Certification française ou pratique européenne ?, Lille/, Revue du Nord-INRP, 2010, 446 p. ; Jean-Baptiste Piobetta, Le

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baccalauréat, thèse de doctorat, Paris, J.-B. Ballière, 1937, 1041 p. ; Louis Liard, L’enseignement supérieur en France, 1789-1893, t. 2, Paris, Armand Colin, 1894. 6. Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire (1802-1914). Aux origines d’un service public, Lyon, ENS éditions, 2013, 501 p. 7. Cf. l’écart entre les normes légales concernant les deux classes de collèges communaux et la réalité des établissements telle qu’elle ressort du Rapport Villemain : Rapport au Roi sur l’instruction secondaire, du 3 mars 1843, Bulletin universitaire, t. 13, p. 3-120. 8. Extrait du Mémoire sur l’instruction secondaire dans le royaume de Prusse de Victor Cousin, reproduit dans le Journal général de l‘instruction publique du 1 er janvier 1837, p. 67-70. 9. Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 614 p. Voir l’article du même auteur pour ce dossier thématique : « À l’apogée de l’initiative d’État sur l’école : le commissariat au Plan, le développement de l’appareil statistique national et la carte scolaire du premier cycle (1955-1970 », infra. 10. Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France, op. cit., p. 45-73. 11. Paul Raphaël, Maurice Gontard, Un ministre de l’Instruction publique sous l’Empire autoritaire. Hippolyte Fortoul, 1851-1856 ; Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 222-234 et 268-291. 12. Antoine Prost, « De l’enquête à la réforme. L’enseignement secondaire des garçons de 1898 à 1902 », Histoire de l’éducation, n° 119, juillet-septembre 2008, p. 29-80. 13. Philippe Savoie, « L’État et le local dans l’histoire éducative française », Éducation et sociétés, n° 1, 1998, p. 123-139. 14. Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France, op. cit. ; « À l’apogée de l’initiative d’État… », art. cité. 15. Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit. 16. Spécificité brièvement exportée dans les pays voisins. Cf. à ce propos Jean-Noël Luc, Philippe Savoie (dir.), L’État enseignant en Europe, op. cit. 17. Dominique Julia, « La naissance du corps professoral », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 39, 1981, p. 71-86. 18. Dominique Julia, La Révolution : les trois couleurs du tableau noir, Paris, Belin, 1981, 394 p. ; Bronislaw Baczko, Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire, 2e éd., Genève, Droz, 2000, 526 p. 19. Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 69-93, 212-253, 357-381. 20. Discours prononcé au corps législatif par Fourcroy, orateur du gouvernement, sur un projet de loi relatif à l’instruction publique, du 30 germinal an X (20 avril 1802), Recueil de lois et règlements concernant l’instruction publique, depuis l’édit de Henri IV en 1598 jusqu’à ce jour (RLR), Paris, Brunot-Labbé, t. 2, 1814, p. 55-84. 21. La correspondance de Napoléon en témoigne et contraste avec l’optimisme affiché par Fourcroy. Cf. Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 74-77. 22. Alphonse Aulard, Napoléon Ier et le monopole universitaire. Origines et fonctionnement de l’Université impériale, Paris, Armand Colin, 1911, 385 p. On peut discuter l’appréciation

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d’Aulard qui fait du lien entre les chefs d’institutions et maîtres de pensions et l’Université une « fiction légale », cf. Philippe Savoie, « Construire une système d’instruction publique : de la création des lycées au monopole renforcé (1802-1814), in Jacques-Olivier Boudon (dir.), Napoléon et les lycées. Enseignement et société en Europe au début du XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2004, p. 39-55. 23. RLR, t. 5, 1820, p. 298-305. 24. Relance inattendue si l’on considère les faibles disponibilités financières du moment, mais qu’éclaire l’agacement de l’Empereur, dès 1805, devant le succès des collèges communaux au moment où les lycées peinent à atteindre la viabilité financière. Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 75-76. 25. Dans l’extrait d’ouvrage, déjà mentionné, qu’il publie dans le Journal général de l‘instruction publique du 1er janvier 1837. 26. Philippe Savoie, La construction de l’enseignement secondaire, op. cit., p. 180-190. Cette politique de transformation de collèges communaux en lycées entre 1830 et 1870 est le sujet de la thèse en cours de Solenn Huitric, à l’ENS de Lyon, dont le travail a d’ores et déjà mis en évidence sa continuité avec le projet de 1811, soulignée par le fait que, sous la monarchie de Juillet comme sous le Second Empire, la concurrence entre les villes pour la transformation de leur collège en lycée ne sort jamais du cadre départemental qui était celui des projets de 1811-1813. 27. Jean-Pierre Briand, Jean-Michel Chapoulie, Les collèges du peuple. L’enseignement primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République, Paris, INRP, CNRS, ENS Fontenay-Saint-Cloud, 1992, 544 p. ; Jean-Michel Chapoulie, L’école d’État conquiert la France, op. cit. 28. Philippe Savoie, « L’Université impériale, le corps enseignant et l’institution scolaire publique. Origines et postérité d’une fondation ambiguë » in Armelle Le Goff (dir.), Les hommes et les femmes de l’Université. Deux siècles d’archives, Paris, Archives nationales, direction des Archives de France, Institut national de recherche pédagogique, 2009, p. 11-22. 29. Les élèves latinistes des pensions et institutions doivent acquitter la taxe universitaire. En 1829, les élèves de ces établissements qui ne font pas de latin sont dispensés de la fréquentation des classes des collèges et lycées par l’article 19 de l’ordonnance du 26 mars 1829 (Bulletin universitaire, t. 1, p. 176-190). 30. André Chervel, Marie-Madeleine Compère, « Les humanités dans l’histoire de l’enseignement français », in Marie-Madeleine Compère, André Chervel (dir.), Les humanités classiques, numéro spécial d’Histoire de l’éducation, n° 74, mai 1997, p. 23-26. 31. L’idée d’un rapprochement entre les ordres primaire et secondaire est déjà implicite dans la préface du Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson (1911) : . 32. Philippe Savoie, « L’Université impériale, le corps enseignant et l’institution scolaire publique… », art. cité. 33. André Grevet, La Commission de l’instruction publique et la préservation de l’État enseignant (1815-1820), infra dans ce numéro. 34. Cf. la « Notice historique sur les universités » qui ouvre le premier Almanach de l’Université impériale. Les quatre premiers volumes du Recueil de lois et règlements concernant l’instruction publique, depuis l’édit de Henri IV en 1598 jusqu’à ce jour, préparé

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depuis 1810, paraissent en 1814, et viennent conforter l’entreprise de légitimation de l’Université impériale menée par Ambroise Rendu. 35. Loi relative à l’enseignement, du 15 mars 1850, Bulletin administratif de l’instruction publique, t. 1, p. 57-80. 36. Yves Verneuil, « Corporation universitaire et société civile : les débats sur la composition du Conseil supérieur de l’instruction publique pendant la Troisième République », infra dans ce numéro. 37. Laurent Frajerman, « Entre collaboration et contrepouvoir. Les syndicats enseignants et l’État (1945-1968) », infra dans ce numéro. 38. Jean-Charles Geslot, « Communication officielle et marché éditorial. Les publications du ministère de l’Instruction publique des années 1830 aux années 1880 », Histoire de l’éducation, n° 127, juillet-septembre 2010, p. 35-55. 39. Xavier Pons, Les statisticiens du ministère de l'Éducation nationale : évolutions d'un métier d'État (1957-2007), infra dans ce numéro.

AUTEUR

PHILIPPE SAVOIE ENS de Lyon – LARHRA (UMR 5190) – Institut français de l’Éducation

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La Commission de l’instruction publique et la préservation de l’État enseignant (1815-1820) The Commission of Public Instruction and the preservation of the “teaching State” (1815-1820)

René Grevet

1 La période qui couvre les débuts de la Restauration n’apparaît pas moins décisive que la précédente pour l’histoire de l’enseignement. Au cours de ces années en effet, la question scolaire se définit de plus en plus selon les clivages politiques. Cette politisation explique l’importance prise par les débats sur la liberté et la direction de l’enseignement, désormais constitués en enjeux emblématiques des rapports entre l’État et l’Église.

2 Après les Cent-Jours, le gouvernement de Louis XVIII conserva l’organisation universitaire héritée de la période napoléonienne et installa une Commission de l’instruction publique qui, sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, devait exercer collégialement les fonctions de l’ancienne grande maîtrise de l’Université. Composée de cinq membres et présidée par Pierre-Paul Royer-Collard, elle incarna l’État enseignant pendant près de cinq ans, exerçant même selon Louis Liard « une véritable dictature » sur l’instruction publique1. Le trait est peut-être un peu trop appuyé, mais il est indéniable que cette commission inscrivit son action dans la continuité du monopole universitaire, annonçant ainsi la création d’un ministère de l’Instruction publique en août 1824. Pour autant, cette gouvernance de l’enseignement français ne s’inscrivit pas dans une autarcie ignorante des réalités scolaires européennes. Dépositaires d’un héritage controversé, les commissaires parmi lesquels un Georges Cuvier bien informé des systèmes d’enseignement hollandais et allemand, s’efforcèrent d’organiser une instruction publique à la française, naturalisant des méthodes étrangères d’enseignement, de formation et d’encadrement tout en conservant une organisation strictement régulée par l’État.

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3 L’idée de départ, en proposant cette contribution, était de démontrer que la Commission de l’instruction publique avait préservé l’État enseignant en défendant l’Université qui en était le symbole et le cœur2. En travaillant ce sujet, cette problématique est apparue plus complexe. Sans vouloir nier le rôle des hommes qui ont animé la commission, force est de souligner que la marque de l’institution universitaire napoléonienne demeurait suffisamment forte pour ne pas voir disparaître l’État enseignant en quelques mois, à l’occasion d’un changement de régime. D’ailleurs, entre 1815 et 1820, en dépit de ses prétentions à la direction de l’Instruction publique, l’Église n’était pas ou n’était plus capable d’assumer l’ensemble des tâches éducatives. L’État devait prendre la relève. Ce fut le rôle de la Commission de l’instruction publique.

4 Grâce à l’exploitation de ses procès-verbaux, des rapports des inspecteurs généraux et des correspondances rectorales, il semble possible de comprendre comment cette autorité administrative a pu « garder la place » et contenir l’entrisme ecclésiastique qui cherchait à confessionnaliser l’Université pour entamer son monopole. La mise en œuvre de l’ordonnance du 29 février 1816, qui imposa les brevets de capacité et permit d’incorporer plus étroitement l’enseignement primaire dans l’institution universitaire, en fut une preuve éclairante. La lutte contre les écoles clandestines, la surveillance accrue des collèges royaux et le cordon prophylactique tendu pour empêcher la concurrence des pensions ecclésiastiques ou « petits séminaires » manifestaient également cette volonté que l’Université devait défendre son monopole. Ayant « été élevée sur cette base fondamentale que l’instruction et l’éducation appartiennent à l’État », elle devait être, selon l’expression de Royer-Collard, « le gouvernement appliqué à la direction universelle de l’instruction publique »3.

I- La problématique de l’État enseignant en 1815

5 Le 22 juin 1814, quelques jours après avoir octroyé la Charte, le gouvernement de Louis XVIII avait décidé de maintenir provisoirement l’Université telle qu’elle était constituée par les décrets napoléoniens et d’en laisser la direction à Fontanes, le grand- maître désigné par l’empereur. Après l’abdication de Napoléon et le retour d’un Bourbon sur le trône, l’Église catholique retrouvait une position de force. Soutenue par le parti ultra, elle entendait bien imposer ses vues dans le domaine de l’éducation qu’elle considérait toujours comme étant de son ressort exclusif. Or, la Révolution et l’Empire lui avaient disputé sa prééminence et l’existence de l’Université demeurait comme l’orgueilleux symbole de cette ambition laïque. Pour le clergé catholique, elle se présentait, et se présenterait toujours, comme « un magistère moral et intellectuel concurrent et illégitime »4.

6 Cette concurrence s’était manifestée principalement dans l’enseignement secondaire où les lycées et les collèges tentaient de rivaliser avec les institutions, les pensions et autres écoles confessionnelles. Lors de la première Restauration (avril 1814-mars 1815), les jours de l’Université semblaient donc comptés, malgré l’ordonnance du 22 juin. D’ailleurs, dès le 5 octobre suivant, une ordonnance entamait le monopole universitaire en autorisant le libre établissement d’une école secondaire ecclésiastique par département5. L’ordonnance du 22 juin 1814 fut abrogée au début de l’année suivante pour être remplacée par celle portant règlement sur l’instruction publique du 17 février 18156. Prenant acte de ce que « le régime d’une autorité unique et absolue

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était incompatible avec [les] intentions paternelles et l’esprit libéral [du] gouvernement », cette nouvelle législation, rédigée par le juriste et philosophe Pierre- Paul Royer-Collard, supprimait la fonction de grand-maître et créait dix-sept arrondissements universitaires, dirigés chacun par un conseil d’Université présidé par un recteur sous la surveillance de l’évêque et du préfet. Dans l’esprit de son auteur, il s’agissait bien de permettre aux autorités locales, « mieux informées des besoins » d’œuvrer plus efficacement « à la prospérité des établissements placés sous leurs yeux », notamment pour les nominations des enseignants. Pour autant, si la centralisation instaurée par les décrets de 1806-1808 était battue en brèche, et si le monopole universitaire disparaissait avec la suppression de la taxe du vingtième des frais d’études, l’autonomie des 17 universités ainsi créées restait limitée. L’État enseignant ne disparaissait pas puisqu’un Conseil royal de l’instruction publique demeurait maître de la nomination et de la révocation des recteurs, ainsi que des règlements et de la surveillance des enseignements et de la discipline dans les universités. Cette volonté de préserver ces prérogatives importantes de l’État allait demeurer comme en témoigne le maintien de l’édifice universitaire par la seconde Restauration en dépit des pressions très fortes du parti ultra. L’ordonnance du 17 février 1815 ne reçut aucune application : d’abord abrogée par un décret impérial du 30 mars 1815, elle ne fut pas reprise par le gouvernement restauré de Louis XVIII. Au contraire, ce fut une ordonnance du 15 août 1815 qui, tout en établissant une Commission de l’instruction publique, maintint l’organisation académique établie en 1808 et rétablit la taxe du vingtième7. Sans doute ce choix de la continuité était-il tempéré par son caractère dit provisoire en attendant une loi définitive et par le transfert des pouvoirs du grand-maître à une direction collégiale de l’instruction publique.

7 Comment expliquer un tel changement d’orientation par rapport à l’ordonnance du mois de février précédent ? Deux hommes au moins semblent avoir joué un rôle important. Tout d’abord Royer-Collard, entré au Conseil d’État et de nouveau chargé de mettre au point une législation de l’instruction publique, devait être désigné comme président de la toute nouvelle commission qui rassembla les larges pouvoirs naguère dévolus au grand-maître. On ne saurait négliger non plus l’influence d’Ambroise Rendu, inspecteur général et naguère conseiller de Fontanes qui n’avait cessé de mettre Royer- Collard en garde contre les dangers du démembrement universitaire prévu par l’ordonnance du 17 février. L’argumentation développée par A. Rendu posait nettement la problématique du maintien ou de l’effacement de l’État enseignant : le renversement de l’édifice universitaire laisserait un vide que rien ne pouvait combler, les anciennes institutions religieuses et scolaires ayant disparu ; la disparition de « la toute puissance des recteurs » et l’impuissance des conseils académiques replongeraient le pays « dans le chaos intellectuel d’où l’avait tiré le décret de 1808 »8. Ne s’agissait-il pas aussi de pourvoir aux dépenses de l’instruction publique en rétablissant la taxe du vingtième des frais d’études9 ?

8 L’ordonnance du 15 août 1815 déclencha une violente campagne de pamphlets qui précéda les débats parlementaires de janvier 1816. Les adversaires de l’Université s’en prirent aux « amants fortunés de la fille du tyran »10. Ils affirmèrent que « de toutes les conceptions de Buonaparte, la plus effrayante, la plus profondément anti-sociale, en un mot la plus digne de lui, [c’était] l’Université ». Le tyran n’avait-il pas élevé « ce monstrueux édifice » pour asservir à jamais les générations futures en les plaçant « entre une ignorance absolue et la plus hideuse dépravation » ? N’avait-il pas voulu

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que l’on apprît aux enfants dès le berceau « à bégayer le blasphème et à abjurer le Dieu que leur intelligence ne concevait pas encore ? ». Le 31 janvier 1816, à la Chambre des députés, le député ultra Murard de Saint-Romain lança une vigoureuse offensive contre les nouvelles dispositions réglementant l’instruction publique : « Le vrai mal, le fléau redoutable dont je sollicite la réformation, c’est l’université fondée par Buonaparte […] Il n’y a de salut pour l’État que l’anéantissement total de tout, absolument de tout ce que Buonaparte a soutenu et propagé »11.

9 En conséquence, le député exigeait la suppression de la Commission de l’instruction publique et la tutelle épiscopale sur tous les établissements d’instruction. C’était revenir avant 1789 et au monopole éducatif de l’Église ; c’était aussi et surtout tirer un trait sur le dualisme scolaire né sous la Révolution et que Napoléon avait ménagé tout en l’incorporant dans la structure universitaire. Ce à quoi A. Rendu pouvait répondre que le clergé déjà en charge de l’enseignement religieux ne pouvait en plus être chargé seul de l’enseignement des sciences et des lettres au risque de faillir à sa mission principale alors que le sanctuaire menaçait d’être abandonné.

10 François Guizot, alors maître des requêtes, vola également au secours de l’Université menacée. Assez éclairante apparaît d’ailleurs l’évolution du futur concepteur de la loi de 1833 qui admettait que l’ordonnance de février eût davantage satisfait ses convictions en permettant « le partage du pouvoir entre un certain nombre d’autorités particulières moins étroitement dépendantes de l’autorité souveraine »12. Refusant d’être engagé dans le même combat que les ultras, le libéral Guizot avait dû choisir le maintien de l’État enseignant en espérant que « des temps plus calmes » permettraient au gouvernement d’envisager sereinement des modifications au système de l’instruction publique. Si la Commission de l’instruction publique survécut à l’opposition, ce fut grâce à la mobilisation des nouveaux commissaires et de leur président qui s’employèrent auprès des députés et des conseillers d’État pour désamorcer les accusations à l’encontre d’une Université irréligieuse et immorale, héritière des excès révolutionnaires. Ils furent puissamment aidés par les brochures rédigées comme des mémoires en défense par l’inspecteur général A. Rendu et diffusées largement auprès des relais d’opinion proches du pouvoir. Ce fut donc toute une haute magistrature civile, une technocratie d’État qui vint au secours de l’Université et de l’État enseignant pour en garantir l’existence. Il est vrai qu’en dehors des turbulences parisiennes, l’organisation académique mise en place par les décrets de 1808 s’était plutôt bien maintenue, ce qui prouve que le sillon universitaire avait été assez bien tracé, au point d’avoir laissé peu de marge pour une relève par une administration ecclésiastique exsangue. Dans les académies, les recteurs assuraient tant bien que mal la continuité de l’État enseignant. Sans doute la question de l’étendue du monopole d’État n’était-elle pas encore tranchée et demeuraient en suspens la taxe du vingtième sur tous les établissements y compris sur les établissements ecclésiastiques ainsi que la question du statut particulier des Frères des écoles chrétiennes. En dépit des incertitudes et des difficultés prévisibles, la Commission de l’instruction publique allait pouvoir se mettre au travail et diriger fermement tout le système universitaire à partir d’août 1815.

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II- La Commission de l’instruction publique au travail

11 La nouvelle commission, placée sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, fut composée de cinq membres. Présidée jusqu’en septembre 1819 par Royer-Collard, elle compta dans ses rangs le savant naturaliste Georges Cuvier, l’abbé Frayssinous, aumônier du roi13, le publiciste Philibert Guéneau de Mussy et l’orientaliste Silvestre de Sacy. À l’exception de ce dernier et du président, les trois autres membres avaient exercé la fonction d’inspecteur général des études14. L’ordonnance du 22 juillet 1820 porta sa composition à sept membres15 avant sa transformation en Conseil royal de l’instruction publique par l’ordonnance du 1er novembre 1820.

12 Entre 1815 et 1820, la commission travailla avec peu de moyens et peu de personnels. L’Almanach royal de 1819 nous indique comment elle était organisée. Relevant de la quatrième division du ministère de l’Intérieur, elle comprenait un secrétariat général et une dizaine de bureaux répartis en deux divisions. La seconde traitait les affaires financières, comptables et matérielles des différents établissements d’instruction. La première division comprenait six bureaux répartis comme suit : bureau des académies, bureau des facultés et des écoles primaires, bureau des collèges royaux, bureau des collèges communaux, bureau des facultés de théologie catholique et des institutions et pensions, bureau des archives et bibliothèques16. Le quinquemvirat comme on surnomma alors la commission pouvait compter aussi sur 12 inspecteurs généraux des études et 6 inspecteurs de l’académie de Paris17 dont les rapports constituèrent de précieuses aides à la décision et à la mise en œuvre des circulaires destinées aux autres académies du royaume.

13 Pour étudier les méthodes de travail de la commission entre 1815 et 1820, l’historien dispose encore de quelques procès-verbaux des séances du mois de décembre 181518. Du 2 au 30 décembre 1815, les cinq commissaires de l’instruction publique se sont réunis douze fois19. Au début de chaque séance, l’inspecteur général Claude Bernard Petitot, secrétaire général de la commission, faisait lecture du procès-verbal de la réunion précédente. Après adoption, la commission écoutait les différents rapports des membres en charge d’un secteur d’enseignement : académies, facultés et écoles primaires, collèges, institutions et pensions, comptabilité. S’il ne peut être question ici d’entrer dans le détail des arrêtés pris en ce mois de décembre 1815 par la nouvelle commission, il est possible néanmoins de dégager les principaux môles décisionnels qui retinrent l’attention et mobilisèrent l’activité de Royer-Collard et de ses adjoints. Comme l’a écrit L. Liard, la commission concentrait les pouvoirs d’initiative, d’exécution, d’administration et de police. Elle fut donc sur tous les fronts pour parer au plus pressé. Préserver le fonctionnement de l’enseignement universitaire, assurer l’administration financière et comptable de l’instruction publique et maintenir une ligne politique claire, telles furent les principales préoccupations qui ressortent de l’examen des délibérations de décembre 1815.

14 Lors de ses séances, la commission s’évertua à officialiser de nombreuses nominations ou remplacements dans les collèges communaux et royaux : ce fut ainsi le cas dans la session du 5 décembre qui statua sur 24 cas pour 12 collèges dont ceux de Saintes, Orthez, Tarbes, Bordeaux, Bagnères, Rochefort. Le 19 décembre, sur le rapport de plusieurs recteurs, la commission autorisa l’établissement de pensions ou d’institutions à condition que les bénéficiaires prennent le grade de bacheliers ès lettres s’ils ne l’avaient déjà20. Ces établissements particuliers soumis au régime de l’Université

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faisaient d’ailleurs l’objet d’inspections décidées en séance. L’École normale, fondée définitivement par le décret impérial du 17 mars 1808 et prévue pour être la pépinière des enseignants laïcs de l’Université, fut également l’objet de la sollicitude de la commission qui, dans ses séances des 5 et 14 décembre, élabora un règlement des études et un règlement intérieur21.

15 Dans trois de leurs séances de décembre, la gestion financière intervint dans l’ordre du jour à travers les rapports du commissaire chargé de la comptabilité. Ainsi, le 5 décembre, fut-il proposé à la commission de faire payer aux fonctionnaires des académies le second trimestre de 1815 grâce à la remise en activité de la rétribution22. La situation financière demeurait pourtant encore incertaine. Certes la commission bénéficiait du versement d’une « rente » de 400 000 francs accordée à l’Instruction publique mais cette somme était loin de suffire aux besoins de l’ensemble. Le 30 décembre, l’un des commissaires en charge de la comptabilité exposait les plaintes de plusieurs recteurs qui faisaient état de l’insuffisance des recouvrements et de l’impossibilité de faire acquitter les ordonnances délivrées pour le traitement des fonctionnaires et professeurs de leurs académies. Pire, les recteurs des académies de Besançon, Bordeaux et Strasbourg annonçaient même que les traitements du premier trimestre n’étaient pas encore payés !

16 Dès sa création, la Commission de l’instruction publique a dû se positionner clairement pour faire face aux critiques plus ou moins conjointes et virulentes des libéraux et des ultras. Dotée d’un véritable pouvoir discrétionnaire, même sous tutelle d’un ministère de l’Intérieur, la nouvelle instance n’était guère assurée d’une longue existence comme le prouva d’ailleurs l’offensive parlementaire au début de l’année 1816. C’est pourquoi, dans les séances de décembre 1815, les décisions prises par les commissaires de l’instruction publique reflètent un principe d’ordre adossé à une triple fidélité : à la monarchie constitutionnelle, à la religion chrétienne et à l’Université.

17 Le 23 décembre 1815, la commission prenait connaissance d’un arrêté du préfet du département de Côte-d’Or qui ordonnait aux imprimeurs et libraires de supprimer le chapitre du catéchisme de 1806 relatif à Napoléon et à sa famille ; tout en remerciant le préfet, la commission l’informa que les recteurs avaient été invités à se concerter avec les évêques pour faire disparaître du catéchisme les passages « qui ont rapport à l’usurpateur ».

18 Les commissaires procédèrent aussi à l’épuration du corps enseignant en bannissant de l’instruction publique tous ceux qui, par leur engagement politique et par leurs propos, avaient pris parti contre la tradition monarchique et religieuse. Plusieurs enseignants « professant hautement des principes anarchiques » et irréligieux furent ainsi destitués23.

19 Sur le plan religieux et moral, la Commission ne transigea pas non plus et intervint par exemple pour décider l’exclusion définitive de plusieurs élèves du collège royal Charlemagne ayant semé le désordre dans l’établissement à l’occasion de la fête de Saint-Nicolas. La défense de la religion se manifeste clairement dans l’ordonnance de février 1816 relative à l’enseignement primaire qui doit être fondé « sur la religion, le respect pour les lois et l’amour dû au souverain ». En juin 1816, lorsque la commission autorisa la méthode mutuelle venue de l’Angleterre protestante, elle insista particulièrement sur l’enseignement exclusif de la religion catholique dans ces écoles que les curés étaient autorisés à visiter24. La commission écrivait alors aux recteurs : « Vous aurez soin de faire connaître à MM. les évêques et à tous les ecclésiastiques que,

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dans l’œuvre de l’éducation, vous n’êtes que leurs auxiliaires ; que l’objet de l’instruction primaire est surtout de fortifier l’instruction religieuse »25. La défense de la religion apparaît aussi, comme nous l’avons vu précédemment, dans les autorisations accordées à des ecclésiastiques pour ouvrir des pensions et des institutions. Ajoutons à cela le souci de maintenir une forte empreinte religieuse au sein même de l’École normale comme en témoignait le règlement intérieur26.

20 Pour autant, la commission s’évertua à défendre le monopole universitaire en faisant interdire les établissements particuliers qui contrevenaient aux règlements universitaires, notamment en refusant d’envoyer leurs élèves aux classes des collèges royaux comme l’avaient stipulé les articles 16 et 17 du fameux décret du 15 novembre 1811 toujours en vigueur27. Pour faire respecter la loi universitaire, la commission pouvait aussi demander au ministre de l’Intérieur d’annuler des arrêtés municipaux contrevenant aux dispositions du décret du 17 mars 1808 prévoyant la fermeture des établissements formés hors de l’Université sans autorisation28.

III- Un bilan contrasté

21 Il ne saurait être question ici de décrire l’ensemble de la politique universitaire suivie par la Commission de l’instruction publique car ce serait étudier toute l’histoire de l’enseignement durant cette période29. Remarquons néanmoins qu’entre 1815 et 1820, les hommes en charge du gouvernement de l’instruction publique surent concentrer leurs efforts et agirent dans trois directions pour préserver l’État enseignant et légitimer l’existence de l’institution chargée de cette mission.

22 Il s’agissait tout d’abord de stimuler la scolarisation et de promouvoir une professionnalisation enseignante. Sans doute, aucune loi générale ne fut votée pour organiser l’instruction publique dans son ensemble et les enseignements secondaire et supérieur demeurèrent structurés selon les décrets de 1808, mais l’enseignement primaire fut l’objet d’une législation décisive grâce à l’ordonnance du 29 février 181630. Ce fut la grande œuvre de la commission. Aucune législation pour l’enseignement primaire en effet n’avait vu le jour depuis la loi du 3 brumaire an IV à laquelle on se référait encore sous l’Empire31. Trois hommes se sont particulièrement attachés à son élaboration : le savant protestant Georges Cuvier, membre de la commission, Ambroise Rendu, inspecteur général et le baron de Gérando, conseiller d’État, l’un des fondateurs de la Société pour l’instruction élémentaire. L’ordonnance de 1816 s’inspirait aussi des missions d’inspection lancées alors dans les territoires annexés. Ainsi, le modèle hollandais, décrit en 1811 par Cuvier, a-t-il été l’une des références essentielles du texte de 1816. L’élaboration de l’ordonnance de 1816 bénéficia également du récent développement de l’enseignement mutuel importé d’Angleterre. L’engouement manifesté à partir de 1815 pour cette méthode invitait d’ailleurs le pouvoir à légiférer pour encadrer les nombreuses initiatives philanthropiques qu’elle suscitait32. Le contenu de l’ordonnance reflétait aussi la philosophie de ses auteurs. Ses quarante- deux articles organisaient l’instruction primaire par des dispositions consacrées à la scolarisation, à l’exercice de la profession d’instituteur, à la surveillance administrative et pédagogique. Pour développer la scolarisation élémentaire, la nouvelle loi autorisait, à côté des écoles communales, le libre établissement d’écoles par des particuliers ou des associations. Pour exercer, les instituteurs devaient obtenir un brevet de capacité de 1er, 2e ou 3e degré, délivré en fonction du niveau de connaissance ; leur établissement

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était conditionné par l’obtention d’une autorisation rectorale. Durant leurs fonctions, les maîtres étaient placés sous la surveillance des autorités locales et d’un comité cantonal. L’ordonnance de 1816 visait ainsi à incorporer l’enseignement primaire plus étroitement à l’Université.

23 Quel fut le bilan de la Commission dans le développement de l’enseignement élémentaire ?

24 Les premières statistiques d’ensemble, couvrant les années 1817-1821, fournissent le nombre d’écoles autorisées et celui des élèves scolarisés, ce dernier comprenant aussi selon toute vraisemblance une partie des effectifs féminins. En 1817, le nombre d’écoles autorisées se situait entre 20 000 et 21 000 pour atteindre environ 28 000 en 1819, 40 % des communes demeurant sans école officielle33. Quant au nombre d’élèves, il pouvait être chiffré entre 860 000 et 870 000 en 1817 et se montait à 1 123 700 en 1820. En 1821, selon le Journal d’éducation, 1 800 000 garçons sur 2 900 000 et 2 500 000 filles sur 3 millions n’étaient pas encore scolarisés. Il est vrai qu’aucune disposition administrative ne contraignait financièrement les communes à assurer le fonctionnement d’une école. Quant à l’obligation scolaire, elle n’était pas imposée mais suggérée : après recensement des enfants non scolarisés, le maire devait demander aux parents de les envoyer à l’école. Cette déficience de scolarisation trouvait sa cause principale dans la pauvreté des familles incapables de payer régulièrement une rétribution scolaire comme en témoignaient les inspecteurs Letronne et Guairard dans leur rapport de 1819 sur l’académie d’Amiens34.

25 Dans son rapport d’activité de 1817, la Commission de l’instruction publique signalait que les dispositions prescrites par l’ordonnance de 1816 avaient été appliquées rapidement et facilement dans cinq à six académies seulement (Besançon, Douai, Metz, Nancy, Rouen)35. En revanche, ce même rapport passait sous silence les grosses difficultés soulevées par les congréganistes refusant obstinément de prendre les brevets de capacité prescrits par l’ordonnance de 1816. À partir de 1817, les recteurs furent confrontés un peu partout à la résistance des Frères des écoles chrétiennes, réinstallés dans 73 villes en 1818. Se retranchant derrière leurs statuts, ceux-ci ouvraient de nouvelles écoles sans autorisation ni brevet, refusant ainsi de reconnaître les autorités universitaires et académiques. Sur l’ordre de la Commission d’instruction publique, les recteurs procédèrent à la fermeture de ces écoles illégales, ce qui engendra de vives protestations36. Ces tensions ne cessèrent qu’au début de 1819 lorsque les Frères furent autorisés à recevoir sans examen leur brevet de capacité. L’enseignement mutuel, encouragé par la commission, prospéra jusqu’en 1820. Dans un rapport de 1817, la Commission de l’instruction publique se félicitait de la diffusion d’une méthode qui permettait « de faire de grandes économies sous le double rapport de la dépense et du temps ».37 À cette date, 297 établissements avaient été ouverts dans 62 départements et à la fin de 1819, l’enseignement mutuel était présent dans 80 départements et fonctionnait dans 912 écoles dont 67 de filles38.

26 Parmi les diverses initiatives prises par la commission pour stimuler la scolarisation élémentaire, l’une d’elles s’est avérée particulièrement efficace en favorisant le recrutement vers une profession mal rémunérée et peu engageante. Ce fut la dispense du service militaire pour les futurs instituteurs entérinée le 10 mars 1818 par la loi Gouvion-Saint-Cyr qui exempta des obligations militaires « tous les membres de l’instruction publique lorsqu’ils contracteront envers le conseil supérieur de l’instruction publique l’engagement de servir pendant dix ans »39. Malgré l’opposition

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de plusieurs députés ultras, cette disposition s’appliqua également aux congréganistes et particulièrement aux Frères des écoles chrétiennes40.

27 La commission présidée par Royer-Collard se préoccupa également de la formation professionnelle des instituteurs. Avant la loi Guizot qui les rendit obligatoires, quelques écoles normales fonctionnèrent mais avant 1828-1833, et même si elle reconnaissait l’utilité et l’exemplarité d’un établissement comme celui de Strasbourg, « qui mérite de servir de modèle à tous ceux du même genre qu’il importe de créer dans les autres académies »41, la Commission de l’instruction publique ne semblait pas véritablement favorable à la généralisation des écoles normales. Suivant en cela les propositions de F. Cuvier, inspirées du modèle hollandais, elle préféra la solution d’écoles-modèles dont les maîtres expérimentés initieraient leurs jeunes et futurs collègues. Ce fut d’ailleurs ce que se borna à recommander l’ordonnance du 29 février 1816 (art. 39).

28 Pour encadrer, contrôler et faire appliquer ses décisions dans les 21 académies, la commission exerça son autorité en adressant de nombreuses circulaires d’application aux recteurs, notamment pour la mise en œuvre de l’ordonnance de février42. Outre une correspondance suivie avec ces hauts fonctionnaires qui informait les commissaires de l’activité scolaire et administrative, il faut accorder une place importante aux inspections annuelles menées par les inspecteurs généraux. Ceux-ci apparurent avec la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802), sous le titre d’inspecteur général des études 43. La création de l’Université impériale renforça ce nouveau corps de hauts fonctionnaires : au nombre de 23 en 1808, ils étaient chargés de visiter les lycées et d’examiner les candidats aux fonctions professorales. De 1810 à 1830, le nombre des inspecteurs généraux allait toujours se situer aux alentours d’une trentaine. Par leurs informations et leurs propositions, ces hauts fonctionnaires de l’instruction publique ont joué un rôle essentiel en contribuant efficacement aux prises de décision et à la sauvegarde de l’institution universitaire. Il suffit d’ailleurs de rappeler les noms de Cuvier, Rendu, Royer-Collard et Guéneau de Mussy pour évoquer cette influence décisive. Une quinzaine d’inspecteurs généraux siégeaient au sein du Conseil de l’Université qui élaborait tous les arrêtés, les règlements, les statuts ainsi que les différentes instructions et circulaires qui constituèrent le code qui régit l’Université impériale puis royale. Les diverses correspondances des inspecteurs généraux renseignaient l’autorité centrale sur le climat général et l’attitude des esprits à l’égard de l’Université. En juin 1817, à l’époque où celle-ci s’avérait fortement contestée, les inspecteurs généraux Henri Louis de Coiffier de Verfeu et François Désiré Budan de Boislaurent avertissaient Royer-Collard, président de la Commission de l’instruction publique, qu’une active résistance religieuse se manifestait dans l’académie de Grenoble à l’encontre de l’institution universitaire44. À l’inverse, les inspecteurs Rendu et Ampère, dans leur rapport adressé depuis Cambrai le 7 août de la même année, se montraient plus optimistes sur l’avenir de l’Université tout en réclamant une loi qui mît fin à l’état provisoire et ruinerait les espérances des adversaires ecclésiastiques et nobles de l’institution universitaire. « L’Université réussit-elle enfin ? Telle a été partout la première question que nous nous sommes proposés d’examiner en interrogeant tout ce qui pouvait nous répondre, hommes et choses, espérances et souvenirs ; et partout, il nous est démontré que les préventions tombent, que les choses et les hommes s’améliorent ou se perfectionnent et qu’on le reconnaît ; que les souvenirs ne sont pas toujours des regrets ; qu’une seule chose manque aux espérances comme aux courages mais manque essentiellement : c’est la stabilité. Une déclaration solennelle du Roi et des chambres, une loi en un mot qui constate et qui consacre définitivement l’existence

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de l’université comme chargée de l’instruction et de l’éducation publique, voilà certainement le vœu de la majorité, comme c’est le besoin de tous… »45.

29 Visiteurs, inspecteurs et informateurs, les inspecteurs généraux constituèrent sans aucun doute un corps dont l’action et l’influence ont servi d’une façon caractéristique et très efficace la continuité et la centralisation universitaires au début du XIXe siècle.

30 Les recteurs d’académie, mis en place par le décret impérial du 17 mars 1808, portant organisation de l’Université, ont été aussi des relais décisifs de la Commission de l’instruction publique. La consultation des correspondances rectorales nous donne le sentiment que ces administrateurs devinrent progressivement et de plus en plus nettement des fonctionnaires attachés à l’existence, aux prérogatives et au rayonnement de l’Université. En 1815, le changement de régime ne bouleversa pas totalement le corps rectoral puisqu’une douzaine de recteurs furent maintenus dans leurs fonctions46. Parmi eux, se trouvaient encore des ecclésiastiques et des professeurs de faculté mais progressivement, la carrière rectorale semblait facilitée par l’exercice d’une fonction administrative et universitaire comme celle d’inspecteur d’académie47. Le rôle administratif des recteurs s’avérait considérable puisqu’ils intervenaient dans les procédures d’examen des enseignants, accordaient les autorisations nécessaires à l’ouverture des établissements scolaires, proposaient au grand-maître les candidats aux différents emplois d’enseignement, organisaient les inspections, suspendaient de leurs fonctions les instituteurs et professeurs jugés immoraux ou inaptes. Un ou deux inspecteurs d’académie visitaient les écoles et renseignaient les recteurs sur l’état de l’enseignement dans chaque académie48. Chaque année, les recteurs étaient tenus de fournir un état complet de la situation de leur académie, tout particulièrement pour l’enseignement primaire comme les y obligeait l’article 33 de l’ordonnance de février 1816.

31 L’administration rectorale était contrôlée par les inspecteurs généraux en tournée qui ne s’attachaient pas seulement à en contrôler la réalité. Ils tentaient aussi d’apprécier le rayonnement du recteur pour éclairer la commission. Celle-ci distribuait les félicitations, encouragements ou les notes49. Les recteurs eux-mêmes ne dédaignaient pas de montrer leur zèle, à l’exemple de Pierre François Xavier Bourguignon d’Herbigny nouvellement nommé à la tête de l’académie de Rouen en 181750. Cette assurance puisait aussi dans la confiance accordée par Royer-Collard car il semble bien qu’une partie des nominations rectorales s’effectuait au gré d’un réseau de relations et de fidélités comme en témoigne la correspondance du recteur de Rouen, relatant son entrevue avec le président de la commission. Véritables pivots de l’administration universitaire, surveillés de près par les inspecteurs généraux, les recteurs furent sans conteste les agents indispensables de la centralisation scolaire dans la France du début du XIXe siècle. Leur maintien et la sauvegarde de leurs principales attributions au-delà des vicissitudes politiques illustrent bien la force de l’emprise universitaire et la réalité persistante de l’intervention étatique sur l’enseignement public.

32 Dans son rapport de 1817, la commission se félicitait également de la coopération des préfets. Ceux-ci conservaient des attributions importantes en matière de surveillance générale, des établissements scolaires, mais aussi par le biais des comités cantonaux et des autorités municipales. De nombreux préfets se préoccupèrent sérieusement de seconder l’action des recteurs51. En revanche, il semble bien que l’administration

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préfectorale ait négligé l’enseignement primaire féminin dont l’avait chargé l’ordonnance royale du 3 avril 1820.

33 Enfin, la commission œuvra opiniâtrement pour défendre le monopole universitaire et promouvoir l’autorité de l’État enseignant. Une des principales résistances fut celle des Frères des écoles chrétiennes qui refusaient de se plier aux règlements universitaires. Les tensions furent très vives jusqu’en mars 1819 où un compromis fut trouvé. Dans cette affaire des brevets de capacité, « signe d’un débat central »52, les autorités universitaires négocièrent une formule d’accord qui préservait symboliquement le pouvoir rectoral de nomination. La question du service militaire donna lieu également à un débat illustrant parfaitement la volonté gouvernementale de conditionner l’exemption à l’engagement décennal. À propos des Frères des écoles chrétiennes, Royer-Collard déclarait : « ils ne peuvent l’être [exemptés] que comme personnes vouées à un service public sous l’autorité des chefs de ce service »53.

34 La défense du monopole universitaire fut également loin d’être réalisée pour l’enseignement secondaire concurrencé par les institutions ecclésiastiques. L’ordonnance du 5 octobre 1814 avait en effet permis la libre existence d’une école secondaire ecclésiastique par département, ce qui avait suscité la création de nombre d’écoles privées, de type secondaire voire même primaire. Il est vrai que l’administration universitaire rencontrait de grosses difficultés face à l’hostilité et à l’influence du clergé. En mai 1817, M. d’Herbigny, recteur de Rouen, relatait non sans humour sa première visite au cardinal-archevêque, Mgr Cambacérès : « J’ai fait visite à cette Éminence qui est bien la plus grosse Éminence qui soit au monde. Nous ne parlâmes point de l’instruction publique. En homme qui sait vivre, j’attendais que monseigneur voulût bien entamer la matière. Son Éminence parla de la pluie et du beau temps que je trouvai beau en sortant. Nous n’avons point l’honneur d’être aimés par ce Prince de l’Église… »54.

35 En revanche, les inspecteurs Rendu et Ampère dans leur rapport adressé depuis Cambrai le 7 août de la même année, précisaient que personne ne s’avisait vraiment de réclamer que toute l’éducation devînt le monopole des ecclésiastiques : « La pensée n’en vient seulement pas [...] Concluons que le Clergé n’est nulle part en position pour enlever à l’Université le domaine de l’instruction publique…55».

36 D’ailleurs, progressivement, à partir de 1819-1820, le parti ultra ne repoussa plus radicalement l’idée de maintenir une institution universitaire désormais incontournable, espérant l’utiliser au mieux des intérêts confessionnels. Deux stratégies étaient possibles. La première consistait à contrôler l’institution universitaire de l’intérieur grâce à une cléricalisation de son personnel dirigeant. La seconde visait à battre en brèche le monopole universitaire de trois manières : au niveau des établissements, en autorisant la libre ouverture d’écoles confessionnelles ; au niveau des personnels, en développant la surveillance ecclésiastique ; au plan des études, en réclamant la suppression du « certificat d’études » instauré en 180856. Au cours de la période suivante, jusqu’au terme de la domination des ultras (1827), ces deux stratégies furent d’ailleurs menées de front.

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Conclusion

37 Après la période fondatrice de l’Empire, les années 1815-1820 ont été un moment de consolidation de l’État enseignant. Durant cette période, l’Université s’est maintenue dans son rôle directeur de l’instruction publique. La Commission de l’instruction publique, sous la houlette de Royer-Collard, est parvenue à construire une légitimité et une réputation à l’Université. Ce faisant, elle a contribué puissamment à l’installation définitive de l’État enseignant dans le paysage institutionnel français, préparant ainsi la création d’un ministère de l’Instruction publique. Sans doute le sillon universitaire avait-il été déjà bien tracé au point d’avoir laissé assez peu d’espace à une ambition ecclésiastique certes ancrée dans une tradition mais désormais incapable d’en assumer totalement les moyens. Les deux premières décennies du XIXe siècle placent la question éducative dans la contemporanéité naissante ; il n’est plus question de laisser l’État en dehors de la direction de l’enseignement. L’explication est politique, elle est aussi économique et sociale : la France contemporaine qui se construisait alors réclamait des cadres, de nouvelles élites, des compétences diversifiées, etc. L’action de la Commission de l’instruction publique s’inscrit à l’évidence dans une continuité avec celle de l’Université impériale. Royer-Collard et ses commissaires ont poursuivi l’œuvre de Fourcroy, de Fontanes et des premières autorités académiques. Il convient donc de nuancer le propos de Guizot qui vit en eux les sauveurs de l’Université ; certes ils en furent les défenseurs face aux velléités cléricales et décentralisatrices des adversaires de la « fille du tyran », mais ils furent aussi et surtout les continuateurs vigilants d’une institution à laquelle aucune autre ne pouvait se substituer. Le rôle prépondérant joué par Royer-Collard comme président de cette commission prépara le rétablissement du grand-maître57, officialisé le 1er juin 1822 et l’instauration en août 1824 d’un ministère de l’Instruction publique adossé et subordonné aux Affaires ecclésiastiques, dont le premier titulaire fut d’ailleurs Frayssinous, grand-maître et ancien membre de la commission.

38 Sans doute le monopole d’État ou le « blocus universitaire » pour reprendre une formule célèbre, n’était-il pas entièrement et définitivement assuré : en effet, l’épineux problème du statut des Frères des écoles chrétiennes par rapport aux règlements universitaires ainsi que la libre existence des écoles secondaires ecclésiastiques et de leur assujettissement à la taxe universitaire du vingtième demeuraient en suspens. Une grande question était donc posée qui n’allait pas connaître de réponse immédiate avant 1833 et 1850 : fallait-il officialiser un dualisme scolaire permettant un enseignement confessionnel en dehors de l’Université ?

NOTES

1. Louis Liard, L’enseignement supérieur en France, 1789-1893, t. 1, Paris, Armand Colin, 1888-1894, p. 135.

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2. Est-il nécessaire de préciser que l’Université est entendue ici comme l’ensemble de l’administration de l’instruction publique, des personnels et des enseignements depuis l’enseignement primaire jusqu’aux facultés, à l’exception des écoles de filles ? 3. Cf. Ferdinand Buisson, Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1911, article « Royer-Collard », p. 2650. 4. Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, p. 175. 5. Ibid., p. 226-227. 6. Octave Gréard, La législation de l’instruction primaire en France depuis 1789 jusqu’à nos jours. Recueil de lois, décrets, ordonnances, arrêtés, règlements, décisions, avis, projets de lois, t. 1, Paris, Delalain, 1890-1902, p. 228-236. 7. Ibid., p. 238. 8. Ambroise Rendu, Quelques observations sur l’ordonnance royale du 17 février 1815, cité par Eugène Rendu, Ambroise Rendu et l’Université de France, Paris, Fouraut, 1861, p. 85. 9. Ibid. : « Notre ordonnance du 17 février n’ayant pu être mise à exécution et les difficultés des temps ne permettant pas qu’il soit pourvu aux dépenses de l’instruction publique, ainsi qu’il avait été statué par notre ordonnance susdite… ». 10. Cité par Eugène Rendu, Ambroise Rendu et l’Université de France, op. cit., p. 85-86 ; ibid. pour les citations suivantes. 11. Archives parlementaires, 2e série, t. 16, Paris, 1869, p. 58-61. 12. François Guizot, Essai sur l’histoire et sur l’état actuel de l’instruction publique en France, Paris, Maradan, 1816. 13. Denis Frayssinous (1765-1841) avait été nommé inspecteur de l’académie de Paris par Fontanes ; il démissionna de la commission en 1816 et fut remplacé par l’abbé Dominique Eliçagaray (1760-1822), ancien recteur de l’académie de Pau sous l’Empire. 14. Françoise Huguet, Les inspecteurs généraux de l’instruction publique, 1802-1914. Profil d’un groupe social, Paris, INRP, 1988, p. 72-75. 15. Elle fut alors composée par Georges Cuvier, Antoine Isaac Silvestre de Sacy, l’abbé Eliçagaray, Philibert Guéneau de Mussy, l’abbé Dominique-Charles Nicolle, Ambroise Rendu et Siméon Denis Poisson. 16. Almanach royal, année 1819, p. 135. 17. François Becquey, Vincent Campenon, Frédéric Cuvier, André René Pierre Daburon, Pierre Chaudru de Raynal, Hippolyte Joseph Rousselle. 18. Archives nationales [désormais AN], F/17/13630 ; on y ajoutera F/17/13640, où se trouvent des extraits de délibérations des années 1813-1879 concernant les facultés. 19. Les 2, 5, 7, 9, 12, 14, 16, 19, 21, 23, 27 et 30 décembre. 20. AN, F/17/13630. 21. Idem ; à cette date, les modalités d’admission n’étaient pas encore clairement définies ; en effet, même si le principe d’un concours était admis, il semble que les admissions se firent alors par recommandations adressées par les recteurs ou les inspecteurs généraux ; le 19 décembre, les commissaires décidèrent que les enseignants désireux de postuler aussi à l’entrée pour être ensuite agrégés au professorat des collèges royaux seraient soumis au concours comme les élèves des mêmes collèges et

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qu’en conséquence les candidats pourraient être admis à l’École jusqu’à 21 ans accomplis. 22. La dépense montait à 73 464 francs après retenue du 1/25e ; elle atteignait 71 642,34 francs pour le paiement du 2e trimestre des professeurs des facultés. 23. AN, F/17/13630 (séance du 9 décembre) : interdiction du sieur Darier, maître de pension à Beaune qui, selon le recteur de Dijon, pouvait être considéré comme un homme dangereux par son impiété et ses principes anarchiques. 24. Octave Gréard, La législation de l’instruction primaire en France…, op. cit., p. 256-258. 25. Cité par Eugène Rendu, Ambroise Rendu et l’Université de France, op. cit., p. 111. 26. AN, F/17/13630 : outre la messe et les vêpres chaque dimanche et jours de fêtes solennelles, il était prévu chaque semaine une conférence ayant pour objet l’histoire de la religion, ses dogmes et sa morale ; le règlement intérieur adopté le 14 décembre prévoyait aussi que les élèves désireux de choisir l’état ecclésiastique après leurs trois années de formation pouvaient entrer dans les séminaires, y accomplir leurs études « sans perdre le droit qu’ils auront acquis d’être employés dans l’instruction publique ». 27. AN, F/17/13630 (séance du 5 décembre) : menace de fermeture de la pension du sieur Philippon à Orléans qui « refuse opiniâtrement d’envoyer des élèves aux classes du collège royal ». 28. Ibid. : demande d’annulation de la délibération de la municipalité du Puy mettant le collège à la disposition du vicaire général du diocèse. 29. Maurice Gontard, L’enseignement primaire en France de la Révolution à la loi Guizot (1789-1833), Paris, Les Belles Lettres, 1959 ; René Grevet, L’avènement de l’école contemporaine en France (1789-1835), Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2001. 30. Le texte de cette ordonnance a été publié par Octave Gréard, La législation de l’instruction primaire en France…, op. cit., p. 240-248. 31. Voir notre contribution « L’enseignement primaire sous le Premier empire : une nouvelle donne ? », in Jacques-Olivier Boudon (dir.), Napoléon et les lycées, Paris, Nouveau Monde éditions, 2004, p. 255-273. 32. Voir à ce sujet Michel Chalopin, L’enseignement mutuel en Bretagne. Quand les écoliers bretons faisaient la classe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011. 33. Pour le détail statistique, voir René Grevet, L’avènement de l’école contemporaine…, op. cit., p. 180-184. 34. AN, F/17/9367, pièce 67. 35. AN, F/17/9367, pièce 31. 36. AN, F/17/10156. 37. AN, F/17/9367, pièce 31. 38. Journal d’éducation, t. 9, p. 219. 39. Archives parlementaires, t. 20, p. 545. 40. Ibid., p. 553-554. 41. AN, F/17/9367, pièce 30. 42. René Grevet, L’avènement de l’école contemporaine…, op. cit., p. 166. 43. Françoise Huguet, Les inspecteurs généraux de l’instruction publique…, op. cit., p. 9. 44. AN, F/17/ 6809/1, pièce 359.

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45. AN, F/17/ 6809/2, pièce 323. 46. Ce fut par exemple le cas d’André Taranget, recteur de l’académie de Douai. 47. Citons l’exemple de l’abbé Antoine Félix Mourre, d’abord inspecteur de l’académie d’Aix en 1818, inspecteur d’académie en mission puis chargé des fonctions rectorales en Corse entre août 1818 et octobre 1821, recteur de l’académie de Grenoble jusqu’à la fin de 1825 avant de devenir recteur de l’académie d’Aix, d’après AN, F/17/9367 et F/ 17/6810. 48. En 1831, on comptait 53 inspecteurs pour les 25 académies existantes, d’après Archives parlementaires, t. 73, p. 466. 49. AN, F/17/ 9367, pièces 39, 53, 56, 87, 99. 50. AN, F/17/ 6809/1, pièces 243, 244. 51. AN, F/17/ 9367. 52. Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France, op. cit., p. 163. 53. Archives parlementaires, t. 20, p. 553. 54. AN, F/17/ 6809/1, pièce 245. 55. Ibid. 56. Le « certificat d’études » attestait que les candidats au baccalauréat avaient effectué les deux dernières années de leur scolarité dans un établissement public. 57. La charge en fut confiée à Frayssinous, bientôt promu comte et évêque d’Hermopolis.

RÉSUMÉS

D’août 1815 à novembre 1820, la Commission de l’instruction publique présidée par Royer-Collard rassembla les pouvoirs naguère attribués au grand-maître de l’Université impériale. Malgré les fortes pressions des ultras qui en souhaitaient le démembrement, cette commission, placée sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, inscrivit son action dans l’organisation académique établie en 1808. Relayée sur le terrain par les inspecteurs généraux lors de leurs tournées annuelles, représentée par les recteurs d’académie et leurs inspecteurs, la commission s’efforça de stimuler la scolarisation et de promouvoir la professionnalisation enseignante. Elle défendit fermement le monopole universitaire et permit à l’État d’occuper, face à l’Église, toute sa place dans la direction de l’enseignement. Elle prépara ainsi l’établissement en 1824 d’un ministère de l’Instruction publique.

From August 1815 to November 1820, the Commission of Public Instruction, chaired by Royer- Collard, centralized the powers formerly granted to the Imperial University’s Grandmaster. Despite strong pressure from the ultras who wished to break it up, this Commission, placed under the authority of the Minister of the Interior, worked in the frame of the academic organization established in 1808. Supported in the field by the general inspectors during their annual tours, represented by the rectors and inspectors of the academies (regional education authorities), the Commission strived to stimulate schooling and promote teacher

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professionalization. It firmly defended university monopoly and allowed the State to participate fully in the orientation of teaching, when confronted with the Church. As such, it initiated the creation of a Ministry of Public Instruction in 1824.

INDEX

Keywords : Commission of Public Instruction, Imperial University, Royal University of France, educational policy, France, 19th century (before 1850) Mots-clés : Commission de l’instruction publique, Université impériale, Université royale de France, politique éducative, France, XIXe siècle (avant 1850)

AUTEUR

RENÉ GREVET Centre de recherches UMR 8529-IRHIS, université Charles-de-Gaulle-Lille 3

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Corporation universitaire et société civile : les débats sur la composition du Conseil supérieur de l’instruction publique pendant la Troisième République University corporation and civil society: the debates about the composition of the Higher Council of Public Instruction during the Third Republic

Yves Verneuil

« La moins connue, la plus discrète des assemblées françaises, était à coup sûr la plus éminente. En quel autre lieu aurait-on vu se coudoyer les académiciens et les professeurs au Museum, les maîtres du Collège de France et ceux des Langues orientales, les gloires de la Recherche scientifique et les érudits des archives nationales, les représentants de toute l’Université française, depuis les recteurs jusqu’aux instituteurs ? […] Ce qui vous emplissait d’une crainte respectueuse, au début du discours semestriel, ce n’était point l’inquiétude de voir repousser des arrêtés ou des décrets, c’était le sentiment obscur d’être jugé soi-même, pendant qu’on parlait, par ces augures bardés de parchemins »1.

1 Quel est donc ce redoutable aréopage, qui apparemment suscite la crainte révérencieuse même des ministres ? Il s’agit du Conseil supérieur de l’instruction publique, tel qu’il a été conçu par Jules Ferry par la loi du 27 février 1880.

2 Prémices des grandes lois scolaires de Jules Ferry, cette loi est en opposition déclarée à celle du 15 mars 1850 (dite loi Falloux), qui, la première, avait institué le Conseil supérieur de l’instruction publique. Sous la monarchie de Juillet, les adversaires de l’Université avaient reproché à celle-ci d’être une corporation animée d’un esprit étroit et exclusif. C’est pourquoi, la loi Falloux, rompant avec la composition exclusivement universitaire que le décret du 17 mars 1808 avait donné au Conseil de l’Université2, avait introduit dans le Conseil supérieur des représentants des grandes « forces sociales », au premier rang desquelles la magistrature et le clergé. Le décret-loi du

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9 mars 1852 avait supprimé l’élection de ces membres, remplacée par la nomination par le pouvoir exécutif. C’est d’ailleurs au nom du retour au libéralisme qu’en 1871 le duc de Broglie avait déposé une proposition de loi sur le Conseil supérieur, qui rétablissait le principe de l’élection des représentants des forces sociales. Le poids de ceux-ci était par ailleurs renforcé par l’introduction de représentants de l’armée (la défaite de 1870 était dans tous les esprits) et des conseils supérieurs de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. Cela diminuait d’autant le poids de la représentation universitaire. Les républicains se montrèrent de ce fait hostiles à la loi du 19 mars 1873. Quand, en 1879, Jules Ferry dépose un projet de loi tendant à réformer radicalement la composition du Conseil, en y plaçant presque exclusivement des membres de l’enseignement public, le débat qui agite les Chambres fait donc écho à celui qui a eu lieu à l’Assemblée nationale entre 1871 et 1873, débat qui était lui-même hanté par le souvenir de la loi Falloux, souvent considérée par les universitaires comme une loi d’oppression.

3 La controverse est liée au double rôle que joue le Conseil supérieur (CSIP). Il est à la fois un conseil d’étude et de perfectionnement, ce qui lui donne un rôle pédagogique, et un conseil de discipline et un juge du contentieux, ce qui lui donne un rôle judiciaire. L’introduction des forces sociales, et notamment de représentants du clergé, par la loi Falloux, confirmée en 1873, est justifiée par le principe de la liberté de l’enseignement : ce n’est plus seulement l’Université qui enseigne. Mais comme le Conseil supérieur joue un rôle disciplinaire, les membres de l’Université, dont les représentants se retrouvent minoritaires au sein du Conseil, peuvent se sentir jugés par leurs rivaux ou leurs ennemis. En 1880, quand Jules Ferry met en place un CSIP composé presque exclusivement de membres de l’enseignement public, c’est au tour des partisans de l’enseignement libre de se dire brimés. La composition du Conseil supérieur de l’instruction publique est donc d’abord un aspect de la question de la liberté de l’enseignement.

4 C’est d’ailleurs cet aspect qui intéresse l’Essai historique sur le Conseil supérieur de l’instruction publique, mémoire réalisé à l’École libre des sciences politiques à la fin du XIXe siècle3. Au vrai, excepté cette étude, et mis à part des écrits polémiques publiés à l’occasion de la loi Ferry, le Conseil supérieur n’a pas suscité de travaux. Guy Caplat l’a souligné naguère dans un article plaidant pour une histoire de l’administration de l’enseignement en France4.

5 De fait, le CSIP constitue un rouage-clé de l’administration de l’Instruction publique, et l’étude de son rôle dans le processus de décision, dans les réformes entreprises ou dans le conservatisme des structures de l’Instruction publique mériterait une analyse détaillée. Ce n’est toutefois pas sous cet angle que nous l’aborderons. Notre point de vue sera politique et portera sur la question de l’introduction de membres étrangers à l’enseignement public dans le CSIP. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’évoquer de nouveau la lutte entre l’Église et l’Université ; la présence des ministres des cultes reconnus a certes cristallisé les débats, mais ce n’est pas elle qui nous intéressera. La présence de membres étrangers à l’Université au sein du CSIP nous semble poser la question du rôle de la société civile dans l’élaboration de la politique éducative. Est-ce seulement le rôle de l’État et de ses fonctionnaires ? D’un certain point de vue, les arguments des adversaires conservateurs de la loi Ferry annoncent les critiques qui, à partir des années 1970, seront adressées par les tenants de la seconde gauche à l’encontre de l’« État jacobin » au nom des droits de la « société civile » (celle-ci entendue non plus

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par opposition au clergé, comme chez Jules Ferry, mais par opposition à l’État et à ses fonctionnaires).

6 En toute rigueur, il n’est plus question, après 1850, de parler d’« Université ». Comme le rappelle, en 1911, le Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, « si le mot d’Université de France est encore employé pour désigner l’ensemble des établissements d’instruction publique, ce n’est là qu’un terme consacré par l’usage, mais qui ne répond plus à une réalité légale »5. Mais, de fait, l’usage se perpétue, car perdure l’esprit qui animait l’Université. Philippe Savoie a montré qu’au XIXe siècle, le « corps enseignant secondaire » reste attaché à l’héritage de l’Université, qui lui confère un certain prestige et un statut formellement autonome qui n’est pas sans analogie avec celui d’une profession dans l’acception sociologique classique du terme6. Aussi bien, de même que l’on continue de parler d’Université, les professeurs de l’enseignement secondaire restent couramment qualifiés d’« universitaires ». Exemple de cet héritage, ces paroles de Jules Ferry pour parler des professeurs de l’enseignement secondaire qu’il entend faire entrer au CSIP : « Il n’y aura dans le Conseil, à proprement parler, d’universitaires dans la dépendance du ministre, d’universitaires appartenant à l’antique corporation de l’Université, que les huit agrégés et les deux délégués des collèges communaux »7.

7 Dans son discours prononcé lors de la première session du nouveau CSIP, le 31 mai 1880, Jules Ferry déclare par ailleurs que grâce à la nouvelle loi sur le CSIP qu’il a fait voter, l’Université, qui, selon lui, était depuis la loi Falloux sous la surveillance de ses ennemis, redevient un « corps vivant, organisé et libre »8. Aussi, le désir de composer le CSIP de membres de l’enseignement public est-il parfois assimilé (à tort) à la volonté de restaurer l’Université et son monopole, sinon en droit, du moins en fait. C’est pourquoi les adversaires de la composition universitaire du Conseil dénoncent ce que l’on peut appeler, même si eux-mêmes n’emploient pas le terme, les tendances corporatistes de l’Université : dans un premier sens, cette critique correspond à la dénonciation d’un esprit de corps tendant au monopole corporatif ; la critique du corporatisme tend toutefois à prendre un autre sens, celle de défense exclusive des intérêts professionnels d’une catégorie déterminée de travailleurs (les deux acceptions pouvant se recouvrir).

8 Au vrai, ces critiques ne sont pas nouvelles : elles avaient déjà été adressées au projet Condorcet et à sa Société nationale des sciences et des arts, dans laquelle certains avaient vu une tentative de résurrection des corporations abolies par la loi d’Allarde, un petit État prêt à entrer en lutte contre le grand État représentant la volonté nationale. Ferry s’inspire de Condorcet, et la loi du 27 février 1880 est parfois considérée comme l’héritière du plan d’instruction publique que ce dernier avait proposé à l’Assemblée législative en 17929 ; mais le ministre de la Troisième République, tout en prétendant vouloir faire du Conseil supérieur une sorte de self-government de l’enseignement public, prend soin de ne pas supprimer la responsabilité ministérielle en n’accordant pas une totale autonomie à l’Université (ou du moins aux représentants de l’enseignement public dans le Conseil supérieur). Pour autant, il n’est pas question, pour lui, de réduire le poids des universitaires en maintenant dans le Conseil supérieur les prétendus représentants des intérêts sociaux.

9 Les débats sur la composition du CSIP peuvent par conséquent être analysés sous l’angle des relations entre l’État, la société et la corporation enseignante. Jules Ferry a vu dans la composition essentiellement universitaire du Conseil supérieur un gage de

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modernité et de réformisme. Pour cela, il a fait confiance au processus électoral. Quinze ans plus tard, son successeur Émile Combes, qui assurément n’est pas un conservateur, dépose pourtant un projet de loi tendant à donner au CSIP une composition qui, à bien des égards, reproduit celle qui avait été la sienne entre 1873 et 1879. C’est ce paradoxe que nous voudrions analyser. Il éclaire les débats qui ont eu lieu jusqu’à la petite réforme du Conseil supérieur en 1933.

I- Représentation des « forces sociales » et principe de compétence

10 Selon les conservateurs, le droit d’enseigner n’est pas un pouvoir régalien. L’État n’est que le mandataire de la société, au nom des familles. Pour l’inspirateur de la loi du 19 mars 1873, le duc de Broglie, il importe donc que le CSIP comprenne les divers éléments des grandes « forces sociales » : « Dans la pensée du législateur de 1850, ce conseil […] devait être la représentation libre et fidèle de tous les éléments de la société. […] C’était une assemblée de famille, de la famille française tout entière, appelée à surveiller les premiers pas dans la vie de ses propres enfants : le clergé, les ministres des divers cultes, la magistrature, le Conseil État, tous les grands corps, en un mot, qui sont comme les organes de la vie morale d’une nation, avaient une place en fonction de leur importance dans ce conseil suprême »10.

11 La représentation des « forces sociales » a pour corollaire la part réduite faite aux universitaires : douze membres sur quarante. Pour le duc de Broglie, il faut, à la tête du corps enseignant, un élément étranger à ce corps, pour y faire pénétrer l’atmosphère extérieure et l’initier au mouvement général de la société.

12 Cette vision est contestée par les républicains, qui ne voient pas en quoi les magistrats seraient plus aptes que les industriels ou les négociants, voire les ouvriers, à représenter les divers éléments de la société. Le rapporteur du projet de loi de 1880 à la Chambre des députés, Arthur Chalamet, ancien professeur d’humanités au lycée de Lyon, ajoute que les évêques (célibataires) ont bien peu de droits à prétendre représenter les pères de famille. La question est cependant plus profonde : elle porte sur la légitimité de la distinction entre État et société dans un régime de suffrage universel. En 1873, , s’exclame : « la société française, l’unique représentation qu’elle puisse avoir, elle est ici [dans l’Assemblée nationale] »11. De même, récusant le paternalisme qui fait des représentants des forces sociales les guides de la société française, Arthur Chalamet proclame, en 1879 : « La société, et surtout dans un pays de suffrage universel, est représentée par les Chambres. Je ne connais pas d’autre représentation de la société. […] Les pères de famille sont électeurs, à ce titre ils sont représentés par nous »12.

13 Quant à Jules Ferry, il avait, en 1879, nettement énoncé ses principes dans l’exposé des motifs de son projet de loi : « Le Conseil supérieur est un des rouages de l’autorité publique. Nous n’admettons pas que les uns y siègent comme représentants de l’État, les autres comme représentants de la société. Cette distinction, chère aux auteurs de la loi de 1850, est la négation du régime démocratique et représentatif sous lequel nous vivons. Soit qu’il s’agisse de la fortune publique ou de l’organisation militaire, des autorités qui rendent la justice ou de celles qui président à l’enseignement, la société n’a pas d’autre organe reconnu, pas d’autre représentation régulière et compétente, que

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l’ensemble des pouvoirs publics émanés directement et indirectement de la volonté nationale, et cet ensemble s’appelle l’État »13.

14 Assurément, ce refus de distinguer entre État et société provient du refus de perpétuer ce que les républicains estiment être la domination de l’Université par les forces réactionnaires ; à l’inverse, les conservateurs considèrent que la doctrine énoncée par Jules Ferry est un principe de circonstance qui n’a pour but que l’exclusion des membres du clergé. Néanmoins la confusion entre État et société est typique de ce jacobinisme libéral qui, selon Pierre Rosanvallon, a retardé, en France, l’émergence de la société civile14. Le discours de Barthélémy Saint-Hilaire, rapporteur au Sénat du projet de loi Ferry, est éclairant à cet égard, par l’influence du Contrat social qu’il dénote : « [Bien que le système de la représentation des éléments sociaux soit] défendu par des partis qui croient mériter exclusivement le titre de conservateurs, il n’en est pas moins peut-être le plus anarchique. Pour peu qu’on y réfléchisse, il est impossible de distinguer administrativement entre la société et l’État, parce que l’État n’est que la société s’organisant régulièrement pour agir et agissant collectivement. Par elle-même et tant qu’elle est distincte de cette organisation, la société ne serait qu’une masse indisciplinée, confuse et sans direction »15.

15 Les conservateurs récusent totalement ce point de vue. Le sénateur Chesnelong conteste ainsi que la société s’absorbe dans l’État. Certes, une société ne peut vivre sans État, car le premier devoir de celui-ci est de maintenir l’ordre. Mais « les sociétés ont des droits propres, leurs intérêts propres, que l’État ne peut absorber, ni éliminer »16. Certains républicains libéraux repoussent également l’idée d’une confusion entre la société et l’État, tel Edmond de Pressensé, pour qui, au demeurant, la plus haute fonction de l’État n’est pas d’être l’éducateur ou le promoteur de la liberté, mais le protecteur de toutes les libertés17. Cependant la majorité des républicains s’y réfèrent, tant en 1873 qu’en 1879-1880. Conformément au modèle décrit par Pierre Rosanvallon, cela les conduit à opposer les vieilles corporations, en quoi consisteraient les prétendues forces sociales, à la vraie corporation nationale qu’est la Chambre des députés. Ainsi le député d’extrême gauche Alexandre Étienne Simiot dénonce-t-il, en 1873, un projet qui confie la direction de l’Instruction publique « à des corporations dont plusieurs d’entre elles représentent spécialement l’idée d’immuabilité et de résistance » : « Donner à quelques délégués de quelques corporations le titre pompeux de représentants des éléments sociaux, ce serait les placer dans l’ordre moral bien au- dessus de l’Assemblée nationale, qui à ce compte, et quoique émanée du suffrage universel, ne représenterait jamais que des intérêts secondaires. […] Le principe du gouvernement représentatif, [c’est de reconnaître plus de lumière] à la grande corporation appelée tout le monde […] qu’à des corporations particulières »18.

16 Les cléricaux ont une vision inverse : la société doit contrôler l’Université, parce que celle-ci ne saurait être une corporation autonome. Certes, le souvenir du monopole napoléonien compte beaucoup dans cette position, si bien que les conservateurs prétendent être les vrais libéraux. Mais la question est néanmoins celle de la compétence : les professeurs sont-ils les seuls à avoir autorité pour parler des questions d’enseignement ? En 1873, le rapport rédigé par le duc de Broglie pour présenter sa proposition de loi sur le CSIP défendait l’opinion inverse : « Ceux qu’il importe de faire entrer dans cette petite assemblée ne sont pas tant ceux qui enseignent […], que ceux qui savent d’expérience comment chaque enseignement doit être dirigé pour atteindre le but auquel il veut tendre. Le Conseil

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[…] joue plutôt le rôle du père de famille qui désigne les leçons à donner à son fils que du maître même qui les donne »19.

17 En 1880, le même duc de Broglie dit ne pas comprendre pourquoi Jules Ferry, qui reproche à l’enseignement secondaire de s’être englué dans la routine et la vaine abstraction, écarte du CSIP les praticiens (représentants des conseils économiques), les magistrats et les généraux. Pour Jules Ferry, la réponse est simple : en écartant les représentants des forces sociales, il éloigne des éléments réactionnaires qui, liés à la compagnie de Jésus, perpétuent dans l’enseignement secondaire les mauvaises méthodes. « Je ne suppose pas, ironise cependant le député bonapartiste Daguilhon-Pujol, que la pédagogie officielle en soit arrivée à ce point de perfection qu’elle puisse se passer d’avis et de conseils, et que votre intention soit de faire définir dans cette enceinte le dogme de l’infaillibilité universitaire »20.

18 Au vrai, font remarquer les tenants des « forces sociales », ce n’est pas la société qui est faite pour l’Université, c’est l’Université qui est faite pour la société. Voilà pourquoi ont été introduits en 1873 les représentants des conseils supérieurs de l’agriculture, du commerce et des arts et manufactures. Jules Ferry, toutefois, récuse leur présence, au nom du principe de compétence, qui suppose, selon lui, une certaine spécialisation dans les questions d’enseignement : « J’estime, quant à moi, que, pour faire des programmes d’agriculture, par exemple, puisque vous avez déclaré que l’enseignement de l’agriculture devait faire partie des matières obligatoires de l’enseignement primaire, j’estime, quant à moi, qu’un professeur de l’Institut agronomique est plus capable de renseigner le ministre sur la valeur d’un programme agronomique à introduire dans les écoles normales, pour l’appliquer ensuite dans les écoles primaires, qu’un délégué, si éminent soit-il, du Conseil supérieur de l’agriculture »21.

19 Il faut donc placer « le gouvernement des études entre les mains des hommes d’études »22. Pour le ministre de l’Instruction publique, si on introduit « l’incompétence » au sein du CSIP, celui-ci se cantonnera à de vaines généralités, comme celui de 1873. Selon ses adversaires, toutefois, l’argument est spécieux : si le CSIP institué en 1873 ne s’est pas montré efficace, c’est parce que le ministre Jules Simon et la commission parlementaire ne s’étaient pas entendus sur la composition de la section supérieure, qui devait préparer les travaux du Conseil, si bien qu’on avait préféré se passer de section permanente.

20 En 1873, en effet, Jules Simon, favorable à la représentation des intérêts sociaux au sein du CSIP, avait néanmoins exigé que la section permanente fût exclusivement universitaire. Il récusait l’idée selon laquelle, sous prétexte qu’en élevant ses enfants on apprend ce qu’est l’éducation, tout le monde serait compétent en la matière. Pour lui, la pédagogie pouvait être apprise seulement à l’issue d’une longue expérience de l’enseignement23. En 1880, cependant, Jules Simon s’oppose au sein du Sénat aux vues de Jules Ferry. Il suspecte les professeurs de conservatisme et leur impute la responsabilité de l’échec de sa réforme de l’enseignement, en 187224. Il estime qu’il faut certes des spécialistes au sein du CSIP, mais qu’il faut aussi des hommes ayant une autre expérience, « appartenant à diverses carrières » et « jugeant mieux la vie sous ses divers aspects »25. Son opinion rejoint celle du sénateur Laboulaye, opposant au projet Ferry : « S’il s’agit de savoir si on adoptera telle ou telle méthode de lecture, il est évident que dans le Conseil que vous organisez, il y aura des instituteurs primaires qui en sauront plus que nous sur les meilleures méthodes. Mais il n’y a pas que cela dans

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l’enseignement ; il y a la question de savoir quels sont les besoins de la société, quel doit être le caractère politique et social de l’enseignement, et j’entends par là le caractère que doit avoir l’enseignement pour répondre aux besoins sociaux, aujourd’hui que la société est transformée. Depuis cinquante ans, la France est devenue un vaste atelier où tout le monde travaille ; il est évident que l’ancienne organisation de l’Université, qui était destinée à faire des hommes d’épée, des avocats, des magistrats, des juges, des théologiens, n’est pas suffisante pour répondre à des besoins très divers. Comment assurerez-vous cela par vos professeurs de l’Université ? »26.

21 Enfermés dans leur discipline, les professeurs de lycée manqueraient de hauteur de vues. Sur ce point, Édouard Laboulaye (par ailleurs professeur au Collège de France) partage l’opinion d’Henri Wallon (par ailleurs professeur à la Sorbonne), qui regrette que le projet de Jules Ferry ne s’en tienne pas, comme le CSIP institué en 1873, à représenter les professeurs de faculté, à qui leur position permet d’avoir des idées plus générales, ou les membres de la haute administration de l’Instruction publique, qui, comme les inspecteurs généraux, ont longtemps enseigné, ont visité plusieurs classes et connaissent mieux les questions d’enseignement qu’un professeur confiné dans sa chaire. À quoi Jules Ferry rétorque qu’en introduisant les professeurs agrégés des lycées dans le CSIP, il y fait entrer un élément jeune, sous-entendu progressiste, ce qui montre qu’il ne croit pas à l’idée du conservatisme du corps enseignant27.

22 Au demeurant, Jules Ferry élargit la composition du CSIP non seulement aux représentants de l’enseignement secondaire (du moins aux agrégés28), mais aussi à ceux du primaire (avec un corps électoral restreint aux élites de l’enseignement primaire). L’innovation la moins audacieuse n’est pas l’ouverture aux femmes, puisque le corps électoral du primaire comprend la directrice de l’école Pape-Carpentier, les inspectrices générales et les déléguées spéciales chargées de l’inspection des salles d’asile29, ce que déplore l’ancien inspecteur général Charles Jourdain : « Sur beaucoup de points qui touchent à l’éducation, on a vu que nous accorderions plus de confiance au jugement d’une mère de famille qu’à celui de tel ou tel professeur, expert en grammaire ou en géométrie. Est-ce à dire cependant que des esprits sensés puissent approuver l’intervention du sexe féminin dans le gouvernement général de l’Instruction publique ? »30.

23 Aussi bien doit-on se demander pourquoi Jules Ferry a tenu à introduire des éléments des trois ordres de l’enseignement dans le CSIP, alors même qu’on lui faisait remarquer que les représentants du primaire n’auraient assurément aucune compétence sur les questions d’enseignement secondaire ou supérieur. La réponse se trouve certainement dans le caractère électif de la représentation des trois ordres d’enseignement. En 1873, l’élection des délégués des facultés avait été tenue pour une innovation libérale. Si Jules Ferry fait œuvre de hardiesse en étendant ce principe aux enseignements primaire et secondaire, c’est qu’il est convaincu que l’élection est un moyen de mobiliser le personnel enseignant en vue des réformes pédagogiques qu’il projette. Comme l’écrit Antoine Prost à ce sujet, « la démocratie ne s’ajoute pas, par surcroît, à la pédagogie ; elle est la condition même de la réforme pédagogique »31. L’élection permettra d’intéresser les enseignants aux débats pédagogiques. Aux yeux de Jules Ferry, il en sortira nécessairement un point de vue raisonnable, c’est-à-dire favorable aux réformes. Sans doute est-il convaincu que les agrégés de province sauront se montrer plus progressistes que les commissions constituées de notables parisiens de l’Instruction publique.

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24 Se forme d’ailleurs, sous l’impulsion d’Ernest Bersot (directeur de l’École normale), relayé par Auguste Burdeau (professeur au lycée de Nancy, puis au lycée Saint-Louis) et Jules Lagneau (professeur de philosophie au lycée de Nancy), un Bulletin de correspondance universitaire, qui entend mobiliser les agrégés en faveur des réformes pédagogiques32. De fait, en 1880, tous les élus des agrégés au CSIP sont des réformateurs – sauf le délégué des agrégés de grammaire. Pour Auguste Burdeau, ce résultat, ainsi que les débats qui l’ont précédé, contredit l’idée d’une Université repliée sur elle- même33.

25 Au demeurant, Jules Ferry a tenu à composer la section permanente, qui prépare les débats du Conseil, de membres nommés par le pouvoir exécutif. C’est d’ailleurs pourquoi, par la suite, l’accusation de despotisme qui lui a été adressée lors des débats parlementaires sera reprise, cette fois par des radicaux.

II- Le projet de loi d’Émile Combes

26 En 1897, Maurice Faure déplore ainsi que Jules Ferry ait tenu à introduire les trois directeurs des enseignements dans la section permanente, où leur influence est forcément prépondérante. Ce système favorise l’irresponsabilité bureaucratique, selon ce député radical, qui dépose une proposition de loi tendant à exclure les représentants de la haute administration. Pour réduire le poids des membres nommés et introduire des éléments indépendants, Maurice Faure propose par ailleurs de faire entrer au Conseil une représentation de députés et de sénateurs et de remplacer les représentants des écoles spéciales par des représentants des conseils supérieurs de l’agriculture, du commerce et des arts et manufactures. « Écarter systématiquement tous ces éléments indépendants du Conseil supérieur, c’était en réalité restituer au ministre des pouvoirs plus étendus que ceux qu’il possédait sous l’Empire et la monarchie »34. Cette considération l’amène à reprendre une des dispositions du projet qu’Émile Combes avait déposé l’année précédente, en la justifiant d’une autre manière.

27 C’est en effet l’étroitesse de vues des représentants des lycées au CSIP qui est évoquée par l’exposé des motifs du projet de loi d’Émile Combes35. Pour le ministre radical de l’Instruction publique, les membres du CSIP doivent avoir le sentiment de travailler non seulement pour l’Instruction publique, mais aussi pour l’État et la société. Par conséquent, il faut introduire dans le Conseil des représentants des intérêts sociaux, seuls à même de vérifier que les projets de l’administration correspondent bien aux « besoins sociaux ». Émile Combes estime que le corps enseignant forme une corporation trop autonome, et par rapport à la société, et par rapport au monde politique ; mais « le Conseil supérieur n’est pas un Parlement, parce que les corps enseignants ne sont pas un État dans l’État ». C’est pourquoi Émile Combes propose d’y admettre, à côté des membres de l’Instruction publique, deux sénateurs, deux députés, un conseiller d’État, un membre de la Cour de cassation, deux membres du Conseil supérieur du commerce et de l’industrie, deux membres du Conseil supérieur de l’agriculture, deux membres du Conseil des Beaux-Arts, un officier général de l’armée de terre, un officier général de l’armée de mer. Le projet prévoit par ailleurs que l’élection des représentants de l’enseignement secondaire se fera au scrutin de liste, et non plus au scrutin uninominal, afin d’en finir avec l’esprit de spécialité des agrégés. Les représentants de l’enseignement secondaire au CSIP seront élus par les délégués de l’enseignement secondaire aux conseils académiques (ceux des facultés par les conseils

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des universités, ceux de l’enseignement primaire par les élus aux conseils départementaux). Ce suffrage indirect, qui rappelle celui du Sénat, se justifie par le désir de représenter des territoires et non plus des disciplines. Partisan de l’enseignement secondaire moderne36, Émile Combes souhaite en effet décentraliser l’enseignement secondaire, à qui il reproche son uniformité. Le CSIP donnerait les grandes orientations ; les conseils académiques, eux-mêmes réformés (ils comprendraient des membres des chambres de commerce et des chambres consultatives d’agriculture), pourraient adapter les programmes au contexte local. Ainsi se justifie la réintroduction des représentants des grandes forces sociales dans le CSIP comme dans les conseils académiques, comme l’explique l’exposé des motifs : « La fonction organique du Conseil est donc, non pas de préparer la lettre de tel ou tel programme, de tel ou tel règlement, ce qui est affaire à l’Administration et aux Commissions spéciales nommées par elle sous sa responsabilité, mais d’être une représentation aussi adéquate que possible des besoins nationaux et sociaux auxquels l’enseignement public doit satisfaire et des intérêts généraux et permanents qu’il doit garantir. Il a donc besoin des connaissances techniques et spéciales sans lesquelles les directions impliquées dans les plans d’études, les programmes et dans les règlements, risqueraient de ne pas lui apparaître ou de ne lui apparaître qu’imparfaitement »37.

28 Afin que le CSIP ne devienne pas pléthorique, cette introduction se ferait au détriment de la représentation des Grandes Écoles (dont Émile Combes trouve de toute façon qu’elles favorisent le bachotage dans l’enseignement secondaire).

29 Le ministre radical est toutefois embarrassé : il devine qu’on va lui reprocher la réintroduction des « grandes forces sociales ». Aussi prétend-il ne pas sortir du cadre du jacobinisme libéral : lui aussi affirme que « ce serait une doctrine fausse, dans un pays de suffrage universel, que de soutenir que la société est distincte de l’État ». C’est pourquoi il tient à faire remarquer que tous les membres qu’il fait entrer dans le CSIP ont été nommés par le pouvoir exécutif dans leurs institutions respectives : « tous ces membres appartiennent aux pouvoirs publics ou à différents services publics ».

30 Le Journal des débats approuve l’intention du ministre d’introduire dans le CSIP les représentants de la société : « On ne croyait pas alors [entre 1850 et 1880] que les professeurs eussent seuls leur mot à dire dans les questions touchant à l’enseignement. […] Cette conception du Conseil supérieur partait de l’idée que la société n’était pas faite pour l’Université, mais l’Université pour la société et qu’il fallait se garder de tout ce qui ressemblait de trop près à un mandarinat »38.

31 Ce soutien, comme celui du journal Le Temps39, est néanmoins embarrassant pour le ministre radical, car ces journaux modérés ne cachent pas espérer, tant qu’à faire, le retour du clergé dans le CSIP40. Il permet en outre aux professeurs de lycée, qui, pour la plupart, condamnent le projet, de se poser en vrais progressistes. Contre ce qu’ils estiment être une résurrection du CSIP de 1873, ils ne manquent pas de faire référence aux principes établis en 1880 par Jules Ferry et par Arthur Chalamet. C’est d’ailleurs le fils de ce dernier, Antoine Chalamet, qui est chargé par la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire41 d’établir un rapport sur le projet Combes. Il rédige un premier rapport alors que le projet est en élaboration42, puis un rapport complémentaire une fois que le projet a été rendu public43. Ce professeur agrégé d’histoire au lycée Lakanal44 nie que les programmes de l’Université soient contraires à l’esprit du siècle et récuse la présence de pseudo-représentants de la société dans le CSIP. « En effet, ce ne serait point là une nouveauté : ce système, que certains célèbrent

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aujourd’hui comme une découverte, a été défendu, en 1880, devant la commission de la Chambre, par M. Granier de Cassagnac. Et celui-ci ne se posait sans doute pas en homme de progrès ni en innovateur, car il demandait tout simplement qu’on s’en tînt à la loi de 1873, calquée elle-même sur la loi de 1850 »45. « Est-ce à dire que nous n’ayons pas souci des grands intérêts sociaux ou des vœux des pères de famille ? », interroge toutefois Antoine Chalamet46. Rappelant la doctrine républicaine déjà défendue par son père, Antoine Chalamet considère que ces intérêts et ces vœux ont leurs représentants naturels dans les deux chambres : le Parlement représente la société. Cela ne signifie d’ailleurs pas, comme Barthélémy Saint-Hilaire l’avait déjà souligné devant le Sénat, en 1880, que les membres du Parlement doivent être représentés dans le CSIP, car ils n’ont pas de compétence spéciale ; le lien entre le Parlement et le CSIP, c’est le ministre. Celui-ci préside le CSIP et choisit les membres de sa section permanente. Par conséquent, il n’est pas juste de dire que les vœux de l’opinion publique n’ont aucun moyen de se manifester ; il n’est donc pas nécessaire de changer la composition du Conseil supérieur. Le risque existe, de surcroît, que des membres étrangers à l’Instruction publique cherchent à imposer leurs vues, au besoin contre les vrais spécialistes que sont les membres de l’Instruction publique. Or, « pour qu’une réforme, en matière d’enseignement, porte tous ses fruits, il faut qu’elle ait l’adhésion volontaire de tous ceux qui doivent en assurer l’exécution. C’est ce qu’a très bien vu le législateur de 1880 : en appelant, pour la première fois, au Conseil supérieur, les représentants élus de l’enseignement secondaire, il a voulu établir l’accord entre ceux qui font les programmes et ceux qui sont chargés de les appliquer »47. Ainsi se trouve contré l’argument de ceux qui prétendent devoir lutter contre le corporatisme dont feraient preuve les délégués des enseignants. Au demeurant, pour Antoine Chalamet, la réforme est dirigée contre l’enseignement secondaire classique, dont Émile Combes a souvent dénoncé le caractère archaïque. Les professeurs de l’enseignement moderne, observe-t- il, « qui ne forment pas la sixième partie des assemblées primaires, fourniront [dans le projet Combes] la moitié des électeurs du second degré » 48. Le système de votation à deux degrés inspire au reste les pires craintes à Antoine Chalamet, qui le compare au système de votation de l’an VIII concocté par Sieyès et Bonaparte. Les rapports d’Antoine Chalamet sont approuvés par l’assemblée générale de la Société pour les questions d’enseignement secondaire, qui vote une motion demandant que soit maintenue « la représentation directe avec des collèges électoraux correspondant à des ordres d’agrégation distincts »49.

32 D’autres oppositions au projet se manifestent, notamment de la part des maîtres de conférences à l’École normale, qui protestent contre l’absence de représentation de l’École. Mais les plus remontés sont les professeurs de lycée, comme il apparaît à travers les motions votées dans les lycées lors des assemblées des professeurs50. Si Antoine Chalamet se voit offrir par ses collègues d’être le candidat des agrégés d’histoire pour les élections au CSIP du printemps 1896, c’est en raison de ses rapports sur la réorganisation du Conseil. Et le comité de soutien à la candidature de Thomas Victor Charpentier, professeur de philosophie au lycée Louis-le-Grand, président de la Société pour les questions d’enseignement secondaire, membre sortant, fait valoir que « cette réélection serait également une protestation contre la réorganisation projetée du Conseil supérieur, dans laquelle nous sommes menacés de perdre, avec toute représentation directe, la seule garantie que nous ayons contre de dangereuses fantaisies réformatrices »51. La Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire, qui tend à transformer les élections en référendum pour ou contre le projet

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Combes, est satisfaite de constater que finalement seulement 48 voix sur 1 629 se sont portées sur des candidats ayant accepté ce projet52. L’élection d’Antoine Chalamet constitue un symbole.

33 Le projet de réforme, de toute façon, n’a pas le temps d’aboutir et il n’est pas repris par le successeur d’Émile Combes, Alfred Rambaud. L’ancien conseiller de Jules Ferry préfère conserver le CSIP de 1880 ; lors de l’ouverture de la session de juillet 1896 du CSIP, il déclare expressément récuser le principe de l’introduction des représentants des forces sociales, vouloir préserver la représentation des Grandes Écoles et préférer conserver le système de l’élection directe : « Il est nécessaire que vous apportiez ici directement et fidèlement, les idées et les sentiments de vos collègues »53. Le Temps regrette ce point de vue : « L’éducation de la jeunesse n’est pas la chose exclusive d’une corporation, quelque libérale qu’on la connaisse, mais l’affaire de la société tout entière »54.

34 De fait, la question des relations entre l’État, la corporation enseignante et la société perdure, et d’autres projets ou propositions ne pouvaient manquer, par la suite, de reprendre l’idée de faire siéger au CSIP des représentants de la société. C’est le cas du projet de loi présenté le 12 décembre 1911 par le ministre Théodore Steeg, dont l’exposé des motifs reprend sans le dire l’accusation de corporatisme aveugle que le projet Combes avait déjà porté à l’encontre du corps enseignant : « Comme tout organisme chargé d’une fonction sociale, l’Université tend inconsciemment et par une loi fatale à vivre pour elle-même, à poursuivre son intérêt propre qui peut l’aveugler, de très bonne foi, sur les intérêts supérieurs du pays […]. L’éducation doit être nationale. Il y aurait donc imprudence à en confier l’exclusive direction à une catégorie d’éducateurs professionnels. Il conviendrait au contraire de faire participer à cette direction, à l’organisation, à la surveillance attentive des disciplines et des méthodes tous ceux qui seraient capables de proposer des idées, de provoquer des initiatives, de faire servir à l’intérêt général la compétence particulière que leur confère soit l’étude, soit le contact des réalités, soit la participation à de grandes entreprises »55.

35 Aussi le ministre propose-t-il d’introduire des représentants des associations de parents d’élèves, « forces vives de la nation » qui en connaissent les besoins économiques et sociaux ; autre innovation par rapport au projet Combes, le CSIP comprendrait aussi deux membres des syndicats ouvriers pris parmi les membres du Conseil supérieur du travail et élus par cette assemblée. Cependant ce projet n’aboutit pas plus que les précédents ; les autres projets de réforme connaissent le même sort56. La composition essentiellement universitaire du CSIP, décidée par Jules Ferry, semble gravée dans le marbre.

III- La timide réforme de 1933

36 Il n’en reste pas moins que le problème de l’étroite spécialisation des élus des agrégés devient de plus en plus patent, au début du XXe siècle, avec la formation des associations de spécialistes57, qui contrôlent les élections des agrégés au CSIP. C’est pourquoi une réforme est finalement opérée : proposée en mai 1931 par le ministre Mario Roustan, approuvée en juin 1931 par la Chambre des députés, elle est votée par le Sénat en décembre 1933 et devient la loi du 18 décembre 1933.

37 Georges Portmann, le rapporteur du projet au Sénat, reconnaît qu’une réorganisation profonde du CSIP serait nécessaire, mais il s’empresse d’ajouter que « les compétences

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universitaires, qui sont […] comptables vis-à-vis du pays d’un lourd et glorieux héritage, peuvent se trouver impuissantes à sauvegarder ce patrimoine dans une assemblée où elles se sentiraient submergées »58. Aussi le CSIP continuera-t-il « à comprendre essentiellement les maîtres les plus qualifiés, interprètes fidèles des traditions, de l’expérience et de la haute sagesse de l’Université ». Autrement dit, on rassure le corps enseignant sur ses prérogatives : il conservera le contrôle du CSIP, qui est souvent comparé au Parlement de l’Université. C’est pourquoi le projet de loi se borne à deux « retouches » : il introduit des représentants des parents d’élèves et des chefs d’établissement.

38 Avec les parents d’élèves, dont c’était un vœu ancien59, sont introduits des représentants des « usagers », comme les nomme Georges Portmann. Cette introduction est habile : elle permet d’élargir le CSIP à d’autres sphères, tout en restant dans le cadre de personnes à qui on ne peut reprocher leur hostilité à l’Université60. Les défenseurs de la composition universitaire du Conseil supérieur pouvaient, contre le duc de Broglie, en 1873, ironiser sur la prétention des forces sociales à représenter les pères de famille ; en 1896, contre le projet Combes, Antoine Chalamet pouvait pointer du doigt le risque de faire entrer au CSIP des ennemis de l’Université. Tel ne peut être le cas des représentants des parents d’élèves, qui seront nommés par le pouvoir exécutif sur une liste de neuf noms, présentés par un collège électoral composé des bureaux des associations déclarées de parents d’élèves des lycées et collèges constituées auprès des établissements publics d’enseignement. Aussi Georges Portmann retient-il cette solution, mais exclut les associations d’anciens élèves du collège électoral des représentants des parents d’élèves, comme la Chambre l’avait proposé, « les anciens élèves, en effet, ne pouvant être considérés comme des usagers ».

39 Alors que l’esprit de spécialité des agrégés est souvent considéré comme responsable du surmenage des élèves, le rapporteur au Sénat estime qu’« assez souvent [les représentants des parents d’élèves] feront entendre la voix de la raison » dans l’élaboration des programmes. Selon lui, « il est juste que les familles, par la présence de représentants en nombre suffisant, tempèrent l’action trop spécialement technique d’un Conseil presque exclusivement corporatif ». Cette critique du corporatisme ne vise pas la corporation universitaire dans son ensemble, mais bien le corps enseignant, puisque le projet de loi introduit par ailleurs des représentants des proviseurs, des principaux et des directrices de lycée et de collège, censés avoir des vues plus globales que celles des professeurs. En 1931, le rapporteur à la Chambre, Alexandre Lefas, avait justifié cette innovation en suggérant que contrairement à chaque agrégé, qui se considère « surtout comme le mandataire de la spécialité à laquelle il appartient », les chefs d’établissement seront les représentants de la « pédagogie générale » ; il avait fait valoir que les chefs d’établissement ont une vue d’ensemble sur les travaux des élèves et qu’ils reçoivent les chefs de famille61. Lors de la discussion au Sénat, Georges Portmann dénonce implicitement le poids des associations de spécialistes sur les délégués des agrégés : « Nous sommes tous d’accord pour penser qu’en face de ces délégués qui reçoivent de véritables mandats impératifs, de ne rien sacrifier à leur spécialité dans les programmes scolaires, les proviseurs et directrices de lycée, les principaux et directrices de collège auront une vue plus impartiale des allègements et accommodements nécessaires pour contrebalancer l’excès de la spécialisation »62. Ainsi donc, alors que Jules Ferry avançait que le conservatisme de l’Instruction publique était imputable aux membres du CSIP étrangers à l’Université et que la représentation et la mobilisation électorale des agrégés allaient donner un nouvel élan, cinquante ans plus

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tard, on justifie l’introduction de nouveaux membres, chefs d’établissement et parents d’élèves, par l’étroit corporatisme des professeurs de lycée. Ces derniers sont réduits à un rôle de représentants de la tradition. Il n’est toutefois pas question d’introduire des représentants des forces sociales ou de diminuer le poids de la représentation des membres de l’enseignement public. Au reste, le vote de cette réforme n’a pas suscité de débat au Parlement. De son côté, le Syndicat national des professeurs de lycée s’est borné à dire sa satisfaction de voir l’enseignement secondaire féminin et les chargés de cours de lycée obtenir une représentation. Sans aucun doute se satisfait-il de ce que les parlementaires n’ont pas osé affronter directement l’édifice bâti en 1880.

40 Cette fidélité peut s’expliquer de deux manières : de même que la loi du 27 février 1880 a parfois été considérée comme une loi de circonstance, excluant les représentants des intérêts sociaux dans le seul but d’écarter les représentants du clergé, le maintien de la composition universitaire du CSIP serait essentiellement dû au contexte de « guerre scolaire » : même sans faire revenir des ministres des cultes, ce qui aurait paru inconcevable après la Séparation des Églises et de l’État, la réintroduction de représentants de la société dans le Conseil supérieur aurait risqué, en cas de changement de majorité parlementaire, de faire entrer le loup dans la bergerie. N’était- ce pas, en 1896, l’argument des professeurs qui s’opposaient au projet d’Émile Combes ? L’autre explication réside dans ce « modèle politique français », qui, selon Pierre Rosanvallon, oppose une conception jacobine de l’État à l’émergence de la société civile.

41 De ce point de vue, il faut cependant faire leur part aux « organisations corporatives » qui sont apparues à partir du début du XXe siècle, d’abord sous la forme d’associations, puis de syndicats, qui, pour certains, adhèrent entre les deux guerres à la CGT (« syndicat confédéré ») ou à la CGTU (« syndicat unitaire »). La prise en main des élections du CSIP par des syndicats enseignants affiliés au mouvement ouvrier serait, selon eux, une autre manière d’ouvrir le CSIP aux besoins sociaux et de sortir le Conseil supérieur de son corporatisme. Dominants chez les primaires et les professeurs de collège, les syndicats confédérés ne contrôlent pas, toutefois, les délégations les plus importantes, celle des professeurs de lycée et celle des membres de l’enseignement supérieur. Le Syndicat confédéré des professeurs de lycée déplore de ne jouer pratiquement aucun rôle dans les élections des délégués des agrégés au CSIP, alors qu’il s’estime plus à même que les associations de spécialistes de dégager les liens avec les problèmes sociaux63. Mais en 1931 comme en 1934 et en 1938, les électeurs accordent majoritairement leurs suffrages aux professeurs de lycée qui refusent l’affiliation à la CGT.

Conclusion

42 En 1873, la représentation des familles au CSIP passait par les « forces sociales ». En 1880, elle disparaît : conformément au discours jacobin, qui refuse de dissocier État et société civile, ce sont les élus au Parlement qui représentent les familles. En 1933, la représentation des familles réapparaît, mais elle passe désormais par les associations de parents d’élèves. La naissance de ces associations a donc permis de sortir de la fiction conservatrice des « corps sociaux » prétendant représenter la société. Ainsi la société civile peut-elle commencer à être reconnue par les républicains héritiers de la Révolution.

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43 Aux yeux de Jules Ferry, plutôt que de confier aux « forces sociales » traditionnelles, liées à la réaction, le soin de définir les besoins de la nation, mieux valait mettre en place un processus électoral qui ne manquerait pas de dégager à l’intérieur de l’Université une majorité raisonnable favorable aux réformes. Quinze ans plus tard, Émile Combes regrette cependant que la composition essentiellement universitaire du CSIP ait favorisé l’autonomisme de l’Université par rapport à la société ; il déplore aussi que le mode d’élection des représentants de l’enseignement secondaire fasse prévaloir l’intérêt particulier sur l’intérêt général.

44 Entre les deux guerres, les syndicats enseignants d’extrême gauche pensent que toutes ces difficultés seraient résolues si les représentants des enseignants au CSIP étaient les représentants des syndicats. Les syndicats confédérés s’estiment en effet les plus à même de dégager l’intérêt général et de représenter les intérêts sociaux. Ils n’auront gain de cause qu’à la Libération64.

45 Dans ces conditions, peut-on dire, avec Pierre Rosanvallon, que le CSIP fait partie de ces conseils supérieurs qui, tels le Conseil supérieur du Commerce et de l’industrie et le Conseil supérieur de l’agriculture, « opèrent une sorte de compromis pratique entre la doctrine française de la souveraineté et les impératifs d’un gouvernement articulé sur les besoins de la société ; [qu’] ils constituent, en un mot, une version amortie de la social-démocratie à l’allemande ou de la représentation pluraliste des intérêts à l’anglaise »65 ? Que la représentation des enseignants au CSIP puisse être considérée comme une représentation des besoins sociaux a pour le moins fait l’objet de débats. Pour Pierre Rosanvallon, les Conseils supérieurs qui se sont multipliés au XIXe siècle associent deux objectifs : représentation des intérêts sociaux et association des compétences au pouvoir exécutif. Ces deux finalités sont certainement liées dans le cas des autres conseils supérieurs, Conseil supérieur du travail, Conseil supérieur de l’assistance publique, etc. ; mais, dans le cas du CSIP, leur association n’a rien d’évident.

NOTES

1. Jean Zay, Souvenirs et solitude, Paris, Julliard, 1945, p. 182-183. 2. En pratique, le Conseil de l’Université a néanmoins comporté entre 1808 et 1814 nombre de prélats, tel Mgr de Villaret, évêque de Casal, chancelier de l’Université, et de magistrats, tel le baron André Jean Simon Nougarède de Fayet, président de chambre à la Cour impériale à Paris, ce qui fournit des arguments aux partisans des représentants des « intérêts sociaux » au sein du Conseil supérieur. 3. Marcel Duhamel, Essai historique sur le Conseil supérieur de l’instruction publique, Travail pour l’École des sciences politiques, manuscrit, juin 1893, 146 p. 4. Guy Caplat, « Pour une histoire de l’administration de l’enseignement en France », Histoire de l’éducation, n° 22, mai 1984, p. 47.

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5. « Université impériale, Université de France », in Ferdinand Buisson (dir.), Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1911. En ligne : . 6. Philippe Savoie, « Aux origines de la professionnalisation ? La genèse du corps enseignant secondaire français », Éducation et sociétés, n° 23, 2009, p. 13-26. 7. La loi sur le Conseil supérieur de l’instruction publique devant le Sénat : discours de M. Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique, Paris, Société anonyme d’imprimerie et librairie administrative des chemins de fer, 1880, p. 53. 8. Paul Robiquet, Discours et opinions politiques de Jules Ferry, Paris, Armand Colin, 1893-1898, p. 504-506. 9. Cf. « Ferry (Jules) », in Ferdinand Buisson (dir.), Nouveau dictionnaire de pédagogie et d‘instruction primaire, op. cit. 10. Premier rapport fait à l’Assemblée nationale…, Recueil des lois et actes de l’instruction publique, 1871, n° 1, p. 171. 11. Annales de l’Assemblée nationale, t. 15, 1873, p. 25. 12. Journal général de l’instruction publique, n° 14, 1879, p. 186. 13. Ibid., p. 10. 14. Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004. 15. Journal général de l’instruction publique, n° 4, 24 janvier 1880, p. 72-73. 16. Journal général de l’instruction publique, n° 6, 7 février 1880, p. 147. 17. Annales de l’Assemblée nationale, 1873, t. 15, p. 33. 18. Annales de l’Assemblée nationale, 1873, t. 16, p. 519. 19. Albert de Broglie, Proposition de loi ayant pour objet le rétablissement du Conseil supérieur de l’instruction publique sur les bases de la loi de 1850, Versailles, Impr. du Journal officiel, s. d. [1871], p. 6. 20. Journal général de l’instruction publique, 1879, p. 183. 21. La loi sur le Conseil supérieur de l’instruction publique devant le Sénat : discours de M. Jules Ferry, op. cit., p. 7. 22. C’est la célèbre formule qu’emploie Jules Ferry dans son discours prononcé lors de la première session du nouveau CSIP, le 31 mai 1880 (Paul Robiquet, Discours et opinions politiques de Jules Ferry, op. cit., p. 504-506). 23. Annales de l’Assemblée nationale, 1873, p. 171-172. 24. Sur cet échec, cf. Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, A. Colin, 1968, p. 61. 25. Journal général de l’instruction publique, n° 7, 1880, p. 223. 26. Journal général de l’instruction publique, n° 6, 7 février 1880, p. 165. 27. « Oui, par l’élection, nous voulons et nous nous faisons fort d’extraire du corps enseignant en France tout ce qu’il contient de jeune, de nouveau, d’actif et d’ouvert au progrès » (La loi sur le Conseil supérieur de l’instruction publique devant le Sénat : discours de M. Jules Ferry, op. cit., 1880, p. 13). 28. Journal général de l’instruction publique, n° 30, 1879, p. 201. Cf. Yves Verneuil, Les agrégés. Histoire d’une exception française, Paris, Belin, 2005, p. 80-81.

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29. Sur ce personnel, cf. Jean-Noël Luc, L’invention du jeune enfant au XIXe siècle. De la salle d’asile à l’école maternelle, Paris, Belin, 1997. 30. Charles Jourdain, Les Conseils de l’instruction publique, Paris, Jules Gervais, 1879, p. 35. Charles Jourdain, ancien chef de cabinet du comte de Falloux, a pris part à l’élaboration de la loi qui porte ce nom. Cet ancien inspecteur général de l’enseignement supérieur, qui fut chef de division au ministère de l'Instruction publique de 1852 à 1869, est hostile au projet de réforme de Jules Ferry, et son opuscule, publié après l’adoption du projet Ferry à la Chambre, vise à attirer l’attention des sénateurs, dans l’espoir qu’ils repoussent le projet. C’est lui néanmoins qui a rédigé la première partie de l’article « Conseil supérieur de l’instruction publique » dans le premier Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire publié sous l’égide de Ferdinand Buisson (la seconde partie de cet article se borne à reproduire, sans commentaire, la loi du 27 février 1880). Sur l’hétérogénéité politique des auteurs du Dictionnaire, cf. Patrick Dubois, Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson. Répertoire biographique des auteurs, Paris, INRP, 2002. 31. Antoine Prost, « Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique ou l’administration de la pédagogie », in François Furet (dir.), Jules Ferry : fondateur de la République, Paris, Éd. EHESS, 1985, p. 169. 32. Auguste Burdeau, La réforme de l’enseignement. Bulletin de correspondance universitaire, Nancy, impr. P. Sordoillet, 1880. 33. Bulletin de correspondance universitaire, n° 13, 25 avril 1880, p. 120. 34. Chambre des députés, 6e législature, session de 1897, n° 2539. 35. Chambre des députés, 6 e législature, session de 1896, n° 1812. Le projet se trouve aussi aux Archives nationales (désormais : AN) : F/17/13627. 36. Gabriel Merle, Émile Combes, Paris, Fayard, 1995, p. 182-183. 37. Chambre des députés, 6e législature, session de 1896, n° 1812. 38. Le Journal des Débats, 15 janvier 1896. 39. Le Temps, 14 et 18 mars 1896. 40. AN, F/17/13627. 41. La Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire a été fondée en novembre 1879, avec au départ une tonalité progressiste ; Michel Bréal est son premier président (cf. Paul Gerbod, La condition universitaire en France. Étude d'un groupe socio- professionnel, professeurs et administrateurs de l'enseignement public de 1842 à 1880, Paris, Presses universitaires de France, 1965, p. 614-617). Cependant elle a été prise en main, à partir des années 1890, par des professeurs de lycée, essentiellement parisiens, et tend, avant la formation des organisations corporatives, à représenter les intérêts de l’enseignement secondaire. 42. L’Enseignement secondaire, supplément au n° 6, 15 mars 1896, p. 1-15. 43. L’Enseignement secondaire, supplément au n° 8, 15 avril 1896, p. 1-7. 44. AN, AJ/16/1006. 45. L’Enseignement secondaire, supplément au n° 6, 15 mars 1896, p. 2. Granier de Cassagnac était député de tendance bonapartiste. 46. Ibid. 47. Ibid., p. 5.

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48. L’Enseignement secondaire, supplément au n° 8, 15 avril 1896, p. 7. 49. L’Enseignement secondaire, n° 7, avril 1896, p. 90. 50. AN, F/17/13627. 51. L’Enseignement secondaire, n° 8 bis, 20 avril 1896, p. 126-127. 52. L’Enseignement secondaire, n° 10, 15 mai 1896, p. 157. 53. AN, F/17/12973. Alfred Rambaud justifie encore l’œuvre de Jules Ferry concernant le CSIP dans son ouvrage, Jules Ferry, Paris, Plon, 1903. Étant ministre, il a décidé d’étendre le droit des élus au CSIP de présenter des vœux (ce qui a abouti au décret du 11 mars 1898) et par ailleurs a repris le projet Combes de permettre aux conseils académiques d’adapter les règlements nationaux (Chambre des députés, 6e législature, session de 1897, n° 2258). 54. Le Temps, 20 juillet 1896. 55. « Projet de loi portant réorganisation du Conseil supérieur de l’instruction publique présenté par T. Steeg, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts », cité par Bulletin officiel de la Fédération nationale des professeurs de lycée et du personnel de l’enseignement secondaire féminin, n° 68, février 1912, p. 429-445. 56. On n’énumérera pas toutes les propositions et projets de loi tendant à la réorganisation du Conseil supérieur. Ils peuvent avoir pour but, tel celui présenté en 1897 par les députés Chaudey, Dejean, Lebret et Bouge, d’étendre à d’autres catégories le droit d’avoir une représentation au sein du CSIP (les répétiteurs en l’occurrence) ; ou bien de limiter l’influence de l’administration au sein du Conseil, comme la proposition d’Ulysse Pastre en 1901, suite à l’arrêt du CSIP concernant Hervé ; enfin d’élargir le CSIP en l’étendant à des éléments étrangers à l’Université. On peut ranger dans cette catégorie la proposition de Massé (1908), qui visait à introduire dans le CSIP quatre membres désignés par le ministre parmi les présidents des associations d’anciens élèves des lycées et collèges. 57. Cf. Paul Gerbod, « Associations et syndicalismes universitaires, de 1828 à 1928 (dans l'enseignement public) », Le mouvement social, avril-juin 1966, n° 55, p. 3-45. 58. Georges Portmann, sénateur, « Rapport fait au nom de la commission de l’enseignement chargée d’examiner le projet de loi adopté par la Chambre des députés sur le Conseil supérieur de l’instruction publique », Sénat, année 1933, session extraordinaire, Annexe au procès verbal de la 2e séance du 3 novembre 1933, AN, F/ 17/13627. 59. Cf. par exemple Famille et lycée, n° 80, avril 1926, p. 3 : « Que la promesse depuis longtemps faite aux Associations d’être représentées par deux délégués au Conseil supérieur de l’instruction publique soit enfin tenue ». 60. N’a pas été adopté un amendement proposé au Sénat par François Saint-Maur tendant à introduire deux représentants des parents d’élèves de l’enseignement libre (Journal officiel, Débats parlementaires, Sénat, Séance du 7 décembre 1933, p. 1897). 61. Annales de la Chambre des députés, 14e législature, Documents parlementaires, session de 1931, p. 1027-1028. 62. Journal officiel, Débats parlementaires, Sénat, Séance du 7 décembre 1933, p. 1897. 63. Bulletin d’informations du Syndicat cégétiste des professeurs de lycée, n° 7, décembre 1931, p. 2-3.

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64. Yves Verneuil, « Le Conseil supérieur de l’éducation nationale : un enjeu dans la définition du rôle du syndicalisme. L’exemple de l’enseignement secondaire (1928-1960) », in Laurent Frajerman, Françoise Bosman, Jean-François Chanet, Jacques Girault (dir.), La Fédération de l’éducation nationale (1928-1992) : histoire et archives en débat, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010, p. 33-44. 65. Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1990, p. 117.

RÉSUMÉS

Héritier du Conseil de l’Université institué en 1808, le Conseil supérieur de l’instruction publique créé par la loi Falloux, en 1850, comprend des représentants des « forces sociales », comme le clergé et la magistrature. Cet élément est conservé et même étendu en 1873. En 1880, Jules Ferry, au contraire, compose le nouveau Conseil supérieur presque exclusivement de membres de l’enseignement public. Les conservateurs s’opposent à la thèse avancée par les républicains selon laquelle il ne saurait y avoir une représentation indépendante de la société en dehors de la représentation nationale, sous la forme du Parlement. On peut voir dans l’argumentation républicaine une marque de ce jacobinisme libéral qui constitue, selon Pierre Rosanvallon, le « modèle politique français ». Cependant, quinze ans plus tard, le ministre de l’Instruction publique Émile Combes propose de revenir sur la composition essentiellement universitaire du Conseil supérieur, selon lui source d’étroitesse de vues. Mais son projet suscite une virulente opposition. La réforme de 1933 se limite prudemment à introduire des représentants des parents d’élèves et des chefs d’établissements secondaires publics.

Successor of the University Council founded in 1808, the Higher Council of Public Instruction created by the Falloux Law (1850) comprised representatives of the “social forces”, like the clergy and the magistracy. This characteristic was kept and even extended in 1873. In 1880, on the contrary, Jules Ferry established the Higher Council with members from the public education system, almost exclusively. The Conservatives opposed the thesis put forward by the Republicans that there could not be an independent representation of society apart from the national representation, in the form of the Parliament. The Republican argument can be interpreted as a mark of the liberal Jacobinism that constitutes the “French political model”, according to Pierre Rosanvallon. Notwithstanding, 15 years later, the Minister of Public Instruction, Émile Combes, proposed to backtrack on the predominantly university-based composition of the Higher Council, a source of narrow-mindedness, in his eyes. But his project was met with virulent opposition. The reform of 1933 was prudently limited to introducing representatives of parents and of heads of state-run secondary schools.

INDEX

Mots-clés : Conseil supérieur de l’instruction publique, réformes éducatives, corporatisme, enseignants, parents d’élèves Keywords : Higher Council of Public Instruction, educative reforms, corporatism, teachers, parents

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AUTEUR

YVES VERNEUIL Université de Reims Champagne-Ardenne (ESPE)

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Entre collaboration et contrepouvoir : les syndicats enseignants et l’État (1945-1968) Between collaboration and counter-power. The teaching unions and the state (1945-1968)

Laurent Frajerman

1 De nombreux discours dénonciateurs assurent que, lors de la seconde moitié du XXe siècle, le pouvoir, au ministère de l’Éducation nationale, est « passé, en partie ou même en quasi-totalité, aux mains d’organisations syndicales monopolistiques. […] Devenus à leur tour des administrations hyper-bureaucratisées, incapables d’ouverture d’esprit, ces syndicats ont figé le système éducatif français et ont précipité sa dégradation »1. Quelle part de vérité recèlent ces critiques ? Leur cible, la puissante Fédération de l’Éducation nationale (FEN) regroupe le Syndicat national des instituteurs (SNI), de multiples petits syndicats et le Syndicat national de l’enseignement secondaire (SNES). Entre 1945 et 1968, ces syndicats sont tous majoritaires, voire hégémoniques, dans la profession qu’ils structurent, et leurs cultures ne s’accordent que partiellement au sein de la fédération2. Les syndicats enseignants, pourvus d’un quasi-monopole de représentation des intérêts de chaque profession, participent alors partout en Europe au processus décisionnel du système éducatif3. Cette situation est acceptée par la plupart des syndiqués et contribue à l’emprise des organisations sur le milieu enseignant.

2 Spécificité française cependant : la relation à l’État. Les enseignants du secteur public sont des fonctionnaires. Or, comme le signale Karl Marx, « la bureaucratie présuppose les corporations, à tout le moins l’esprit corporatif »4. Ainsi, le XIXe siècle connaît deux mouvements parallèles impulsés par l’État : « on ne peut comprendre le sens et la singularité de la centralisation de l’école française si on ne saisit pas qu’il s’agissait de mettre en place non seulement une administration publique mais une corporation publique »5. L’État central magnifie le rôle des enseignants. Les instituteurs sont chargés de socialiser les enfants et d’ancrer la République dans les consciences. Le

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corps enseignant secondaire a lui été rattaché par Napoléon à la tradition universitaire. « C’est une institution verticale, autoritaire, contrôlée par l’État » mais dans laquelle l’appartenance au corps confère « des avantages et garanties disciplinaires »6. Un véritable État enseignant se met en place, incarné par le recteur d’académie, universitaire qui s’est largement emparé des prérogatives des préfets dans ce domaine.

3 Il n’était pas écrit que les enseignants s’approprieraient les rôles qui leur avaient été assignés en développant une idéologie étatiste. Quand, à l’occasion de la création des écoles normales d’institutrices, Jules Ferry proclame devant les députés qu’il « s’agit de faire un corps enseignant »7, il ne perçoit pas alors que celui-ci va renforcer l’action corporative. La conscience de corps manifestée par les enseignants s’inscrit dans la relation duale qu’ils entretiennent avec l’État. À la fois particulièrement revendicatifs (songeons à leur propension à participer aux grèves8) et particulièrement loyaux envers leur employeur, ils répugnent à l’appeler ainsi tant ils l’investissent d’une mission plus élevée. Ils le défendent tout en constituant un corps intermédiaire.

4 Au XXe siècle, les enseignants secouent l’autoritarisme de l’État en construisant des organisations autonomes, ce qui ne les empêche pas de préférer la tutelle lointaine du ministère à celle des élus et des notables locaux. Leurs syndicats se sont fait les hérauts du régime républicain et de la lutte laïque, et ont ainsi légitimé leur influence sur les milieux de gauche. L’histoire de la FEN est donc en partie celle d’un outil au service de la conquête progressive d’une place au sein de l’État, pour tenter de lui imposer la volonté du corps. De nombreux travaux considèrent la FEN, à l’instar du syndicalisme paysan, comme un exemple canonique de néo-corporatisme, à savoir « un mode d’élaboration de certaines politiques et de contrôle de leur mise en œuvre par une association institutionnalisée de dirigeants politiques et administratifs et de responsables de puissantes organisations syndicales »9. Toutefois, il ne suffit pas d’être écouté pour être entendu. Cette théorie est-elle valide ou extrapolée à partir d’un simple cas d’« administration consultative »10, la FEN restant dans une logique de contrepouvoir ?

Genèse d’une relation particulière

5 Les liens privilégiés entretenus par le syndicalisme enseignant avec son administration de tutelle proviennent aussi des traditions du syndicalisme de fonctionnaires11 et du pouvoir accumulé par des générations de militants enseignants, qui ont investi les arènes associatives, syndicales et politiques. Sous la Troisième République, l’État donne à la mission des instituteurs un contenu politique (promotion de la laïcité et des valeurs républicaines), tout en prétendant contrôler cet engagement. Il tolère la création d’amicales chez tous les enseignants, des associations professionnelles12, parce qu’elles reproduisent l’ordre de l’enseignement (réunions présidées par un supérieur hiérarchique, respect des prérogatives des catégories les plus titrées). Mais peu à peu, les enseignants s’émancipent en transformant leurs amicales en syndicats13.

6 L’importance sociale de la fonction de transmission confiée aux enseignants, explique que le pouvoir républicain ait réprimé leurs velléités d’indépendance, bien plus que celles des autres fonctionnaires14. Le Front populaire et la Résistance constituent des étapes décisives pour la disparition des pressions politiques. Le statut de la fonction publique instauré à la Libération offre aux enseignants la légalisation de leur syndicalisme et l’officialisation de leur influence dans la gestion du système éducatif. Ils

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se politisent, dans une perspective citoyenne et revendicative, en raison du rôle de la puissance publique dans la satisfaction de leurs revendications. Le vote des enseignants français s’oriente principalement en faveur du parti radical, puis du parti socialiste, où ils exercent une influence déterminante15. A contrario, les instituteurs syndiqués anglais, non fonctionnaires, n’ayant pas à influencer leur propre État central, se démarquent nettement des partis politiques16.

7 Désormais, si le syndicalisme des ouvriers s’inscrit dans un face à face avec le patronat, celui des enseignants coopère avec l’État-employeur. Trois facteurs autorisent cette collaboration. D’abord, la modération de la FEN, qui renvoie à un positionnement majoritairement réformiste. Ensuite, sa capacité à encadrer l’écrasante majorité de la profession, séduite à la fois par son rôle de représentation des identités professionnelles et par son autonomie envers les confédérations ouvrières. Enfin, son aptitude à fournir des services à ses adhérents et son caractère non moins original de syndicalisme à bases multiples (mutualisme, associations diverses). S’identifiant à l’action du ministère de l’Éducation nationale, la FEN élabore un discours associant la volonté de démocratiser l’État, la défense du service public d’éducation et celle du statut nouvellement acquis17. Elle obtient ainsi que la gestion de la Sécurité sociale soit confiée pour les enseignants à la mutuelle qu’elle vient de créer (la Mutuelle générale de l’Éducation nationale) confortant leur particularisme vis-à-vis du reste de la société et leur capacité d’organisation autonome18. Elle cherche globalement à légitimer son action négociatrice tout en gardant sa nature syndicale.

Des relations intimes

8 De nombreux éléments attestent la connivence existant entre la FEN et le ministère de l’Éducation nationale. La collaboration peut revêtir des formes très poussées, notamment dans l’atmosphère particulière de la Libération. La FEN dispose alors de représentants dans les cabinets ministériels19. Adrien Lavergne, son secrétaire général, n’hésite pas à rappeler au ministre « l’intérêt qu’il y a à maintenir à votre cabinet comme chefs adjoints nos deux camarades, MM. Cornu et Loubet qui représentent notre Fédération de l’enseignement ». Il conclut sa missive sur un ton sans appel : « Persuadé qu’il vous sera possible de les conserver parmi vos collaborateurs »20. Le profil de ces militants montre que les équilibres internes à la FEN sont scrupuleusement respectés : Jean Loubet, en tant qu’instituteur socialiste (et franc-maçon), représente à la fois le SNI et sa majorité, Marcel Cornu est un professeur communiste, chargé du lien avec le SNES, second syndicat de la fédération, mais aussi avec le courant minoritaire de la FEN21. Cette configuration n’est pas spécifique au syndicalisme enseignant, puisque la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) compte alors des « représentants officieux » dans quatre cabinets ministériels22.

9 Cependant, la guerre froide et son corollaire, la scission entre la CGT (Confédération générale du travail) et Force ouvrière (FO), jettent le trouble. En 1947, lorsque le départ des communistes du gouvernement s’avère durable, Marcel Cornu démissionne du cabinet. Or, son successeur Pierre Giraud, représentant du SNES parmi les collaborateurs du ministre socialiste Marcel-Edmond Naegelen, joue un rôle non négligeable dans le départ du courant réformiste Force ouvrière de la CGT23. Excédée, la principale minorité de la FEN, proche du Parti communiste français (PCF) et de la CGT, se lance dans une campagne contre la présence syndicale au sommet du ministère.

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Alors qu’elle était vécue comme le moyen de faire remonter les préoccupations syndicales, elle est désormais suspectée de servir à faire redescendre les consignes politiques : « du cabinet du ministre, on lance des directives correspondant à la situation de chaque syndicat national »24. La majorité se défend d’aller « chercher des ordres dans les cabinets ministériels »25. Elle peut faire remarquer qu’elle a choisi l’autonomie plutôt que l’affiliation à FO, comme l’auraient souhaité le ministre socialiste et ses conseillers. La direction de la FEN en appelle au pragmatisme, car Pierre Giraud « rend des services » à son poste stratégique26. Toutefois, elle éprouve quelques difficultés à concilier cette pratique avec ses proclamations d’indépendance syndicale, destinées à contrer les syndicalistes membres du PCF. De guerre lasse, la FEN renonce en 195027 à un système qui témoignait d’une envie d’intégration dans l’État, mais qui est resté exceptionnel, du fait de l’ambivalence de la position syndicale et du durcissement du contexte politique.

10 Certes, l’idée d’une reconnaissance officielle de la participation syndicale à l’élaboration de la politique de l’État convient à la FEN, comme une manière de préciser sa place et son rôle et de légitimer sa prétention à représenter, elle aussi, l’intérêt général. Cependant, le déséquilibre de la relation incite le syndicalisme enseignant à la prudence. Il garde en mémoire le précédent des amicales, soumises à l’administration et accusées de permettre à leurs dirigeants d’obtenir des gratifications matérielles (avancement) et symboliques (décorations).

11 Les dirigeants réformistes de la FEN maintiennent des relations avec les membres des cabinets avec lesquels ils travaillent (à l’Éducation nationale, mais aussi à la Fonction publique et à Matignon), même quand ces hauts fonctionnaires changent d’affectation28. Les relations privilégiées nouées avec certains interlocuteurs officiels sont attestées par le ton chaleureux de leurs courriers29. Elles restent généralement officieuses, même si des satisfecit sont encore délivrés publiquement et nommément aux responsables administratifs, y compris par des militants communistes : « nous devons remercier publiquement, puisqu’aussi bien nous n’hésitons pas à signaler les imperfections, les administrateurs qui ont préparé le travail, après accord avec nous, et ont examiné les nombreux cas que nous leur avons soumis avec une grande bienveillance, en particulier M. Doria, sous-directeur, M. Lonjon, inspecteur général, M. Schless, chef du 3e bureau, Mme Ferber et Melle Raoult, chargées des professeurs adjoints et adjoints d’enseignement avec lesquels nous avons d’ailleurs l’occasion de travailler de façon permanente »30. Cependant, cette déférence n’implique pas une soumission.

12 La FEN et ses syndicats conçoivent leurs revendications et actions en fonction du contexte politico-administratif. Les positions du pouvoir en matière revendicative sont connues et analysées avec précision. En 1954, le secrétaire général du SNES, Albert- Claude Bay, déclare que Pierre Mendès France, président du conseil, « ne tient pas à se heurter au corps enseignant », en s’appuyant sur des « renseignements confidentiels reçus » de son cabinet31. À l’inverse, lorsque le directeur de l’enseignement secondaire établit un argumentaire, dans son conflit avec le SNES sur la rémunération de la participation aux conseils de classe, il ne manque pas de commenter la vie interne de son partenaire : « Je suppose que le SNES qui paraît être le théâtre d’une crise intérieure et qui a des rapports difficiles avec la Fédération essaie de rassembler quelques-uns de ses éléments en créant sur n’importe quelle question un climat revendicatif »32.

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13 L’information est précieuse. Pour l’obtenir, la FEN s’engage quelquefois à respecter le secret. Ainsi, son secrétaire général, Georges Lauré, explique aux membres du bureau qu’au sujet des écoles normales supérieures, il « a pu savoir confidentiellement que le ministre a rappelé le problème indiciaire à son collègue des Finances ». Toutefois, cette méthode fait la part belle à l’administration et reçoit les critiques du tout puissant secrétaire général du SNI Denis Forestier, qui estime qu’elle « tient les organisations syndicales à l’écart d’une collaboration. Des informations données à titre amical ne peuvent être prises en considération »33. La connaissance intime du parcours administratif des dossiers permet en tout cas au dirigeant syndical d’intervenir efficacement, et de disposer quelquefois d’informations avant les responsables de l’administration locale34.

Une para-administration ?

14 La FEN est un partenaire de la gestion du monde enseignant, exigeant et loyal, qui partage les valeurs et les normes essentielles de l’administration, tout en défendant vigoureusement les intérêts des syndiqués. Les enseignants ne s’offusquent pas de ces bonnes relations, d’autant que l’activité syndicale quotidienne requiert une compétence d’expert du système administratif. Mais le syndicat se voit contraint de rappeler à ses membres que son rôle ne consiste pas à remplacer l’administration. Ainsi, le secrétaire de la section SNI de la Somme consacre un éditorial à préciser les fonctions : « Lorsque vous avez besoin de renseignements sur votre situation administrative […] ; lorsque vous désirez connaître les conditions d’application à votre cas de tel ou tel texte légal, adressez-vous directement à l’inspecteur académique dont les services ont le devoir de vous répondre avec précision. Passer par le canal syndical, c’est compliquer la tâche de vos militants, les obliger à des démarches inutiles, les détourner de leur véritable fonction. N’ayez recours à eux que si vos droits vous semblent méconnus »35. Encore aujourd’hui, un des services rendus par le syndicalisme enseignant est l’information, l’explication des règles administratives.

15 Outre des revendications principielles guidant son action, le syndicalisme enseignant formule des revendications pragmatiques, ajustées en fonction des normes du système administratif. Il intègre pleinement la logique bureaucratique et méritocratique, en concordance avec le soutien à l’ordre scolaire : le diplôme fonde la place dans l’échelle des statuts. La FEN partage avec l’administration une « culture fonction publique »36, caractérisée par le respect des principes du statut de la fonction publique. Loin de marquer une distance critique sur l’existence et la pertinence même des règles administratives, l’action syndicale concourt au contraire à leur multiplication pour éviter tout arbitraire. Ceci contribue à rigidifier l’action publique. Conscients de cette difficulté, les syndicalistes obtiennent parfois des dérogations, mais ils fondent d’abord leur efficacité sur le rappel de ses propres règles à l’administration.

16 Ce fonctionnement explique l’homologie entre les structures administratives et syndicales. Pour que la relation soit optimale, chaque interlocuteur doit être bien identifié et de même niveau, ce qui engendre une hiérarchie parallèle de la FEN et de ses syndicats. Ce fonctionnement est expliqué par le responsable académique d’Aix- Marseille du syndicat des professeurs d’éducation physique et sportive : « les structures syndicales s’adaptent aux structures administratives et ce n’est pas à nous, mais aux départementaux, de s’adresser aux inspecteurs d’académie. Ensuite, les régionaux

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peuvent intervenir auprès du recteur et le bureau national auprès du ministre »37. Le syndicalisme enseignant épouse les évolutions des structures administratives. Ainsi, le SNES et le Syndicat national de l’enseignement technique fusionnent en 1966, après la disparition des directions distinctes du ministère pour l’enseignement secondaire classique et technique. Toutefois, pour justifier cette évolution auprès des syndiqués, attachés à leurs anciennes organisations, les responsables syndicaux préfèrent monter en généralité, en utilisant la rhétorique du plan Langevin-Wallon et de l’unification du système éducatif38.

Un fonctionnement en harmonie avec l’administration officielle

17 Les syndicats de la FEN disposent de référents informels parmi les personnels qui gèrent leur profession. Sous la Quatrième République, les directions du ministère correspondent aux ordres primaire et secondaire et s’adossent à leurs syndicats respectifs sur les sujets pédagogiques. On voit ainsi le directeur de l’enseignement secondaire contester une revendication du SNES parce qu’elle le gênerait « dans le climat créé par la politique du syndicat des instituteurs »39. Le ministre et son cabinet prennent les décisions les plus importantes et s’occupent des questions globales. Or, à ce niveau, la FEN est l’interlocuteur habituel. En outre, le ministère de la Fonction publique s’adresse exclusivement à la fédération, ce qui lui confère un rôle d’intercesseur vis à vis de ses syndicats. Conscientes de ce pouvoir, les grandes organisations surveillent ses rapports avec les ministères. Le SNI obtient même un privilège : la représentation fédérale est assurée à parité par des responsables de la FEN et du SNI, désignés par celui-ci 40.

18 Dans les périodes de tension interne, le second syndicat, le SNES, manifeste méfiance et indépendance, comme en témoigne cet échange entre l’un de ses représentants et le secrétaire général de la FEN. Lors d’un bureau fédéral, Émile Hombourger demande au secrétaire général Adrien Lavergne s’il a « appuyé auprès du ministre les revendications du SNES et du SNET », et celui-ci rétorque que ces derniers ne le lui ont pas demandé41. En effet, le SNES établit ses propres contacts, en alliance avec d’autres syndicats de l’enseignement secondaire et des groupes d’intérêt influents : associations de spécialistes et surtout la Société des agrégés qui bénéficie du prestige de sa catégorie42. Or, malgré sa puissance, la FEN doit lutter pour maintenir sa place privilégiée dans l’Éducation nationale, y compris vis-à-vis du très minoritaire Syndicat général de l’Éducation nationale (SGEN)-CFTC. Cette concurrence, qui obtient quelquefois une oreille attentive des pouvoirs publics, est d’autant moins tolérable quand elle trouve des relais internes. Le secrétaire général du SNI, Denis Forestier clame qu’il « est inadmissible que le ministre soit saisi [d’une] demande, sans que la FEN en soit avisée ». Son homologue du SNES, cible de cette critique, l’assure pourtant que cela s’est produit à son « insu »43.

19 La FEN se bat pour faire respecter sa place protocolaire. Le ministère lui accorde cinq audiences par mois en 194544, rythme amené à diminuer. Le rituel est bien établi. Les audiences accordées par le ministre en personne constituent des moments exceptionnels, dans lesquels les questions essentielles sont abordées, et qui préparent le terrain à des négociations ultérieures, plus techniques, avec des membres du cabinet. Les contacts établis permettent d’ajuster les positions. Les syndicalistes démontrent

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leur pouvoir effectif et obtiennent assurément certaines des mesures exigées. Ils mettent en scène cette influence dans leurs journaux. Ainsi, la responsable corporative du SNES explique dans L’Université syndicaliste : « Quelques erreurs très regrettables dans l’attribution des chaires ont été signalées depuis la rentrée d’octobre. Nos délégués de la section permanente auprès du ministère ont pu les faire réparer, grâce à de minutieuses enquêtes auprès des bureaux de l’EN. Il faut parfois beaucoup de diplomatie et de fermeté pour contraindre l’administration à reconnaître ses fautes et à les réparer »45. Lavergne écrit dans L’Enseignement public qu’il téléphone à plusieurs ministres pour appuyer des revendications46.

20 La FEN reste dans son rôle de syndicat, sans confusion des genres. Denis Forestier affirme que ce n’est pas à elle « de proposer des solutions transactionnelles » avec le ministère47. Elle doit donc formuler des revendications élevées, même si elle est ouverte à la discussion. Une fois satisfaite par un compromis, la direction fédérale le défend devant les syndiqués et ne change pas d’avis. La confiance de l’administration est acquise, et la négociation permanente. Par exemple, la direction de l’enseignement secondaire prévoit de sonder le SNES : « Le désir que vous avez de convertir au maximum [les heures supplémentaires] en postes vous permet-il de donner un avis favorable à la création de postes à cheval » sur plusieurs établissements ? Le SNES n’est pas seulement consulté, puisque l’administration prévoit que sa réponse « déterminera avec précision » le nombre de postes créés48.

21 La symbiose entre la FEN et le ministère de l’Éducation nationale s’explique par leurs intérêts communs. En effet, les deux partenaires tirent avantage de leur collaboration : l’administration s’assure d’une pacification des relations sociales et d’une humanisation de son système bureaucratique, les syndicats enseignants se légitiment en obtenant des résultats concrets et en exerçant un pouvoir sur les carrières. Ils exercent une fonction réparatrice, en intervenant pour corriger les erreurs et abus de pouvoir de l’administration. Celle-ci tolère leur intervention, car elle facilite son travail.

Le partage d’objectifs communs

22 Le syndicalisme enseignant a toujours affirmé son ambition civique, son refus de se cantonner aux aspects purement corporatifs. Ses revendications sont élaborées en cohérence avec ses conceptions éducatives et témoignent d’une connivence avec le ministère de l’Éducation nationale. Il existe une « symbiose entre l’esprit de corps des instituteurs et la volonté de puissance portée par l’administration. La rencontre entre deux prétentions à l’hégémonie a donné naissance à une sorte de république des professeurs »49. Face aux autres structures étatiques, le ministère et la FEN font preuve de complicité. Dans les commissions interministérielles, les représentants du ministère de l’Éducation nationale présentent les revendications élaborées par la FEN en concertation avec eux50. Dans les conseils départementaux de l’enseignement primaire, l’inspecteur d’académie est soutenu par les élus des instituteurs contre le préfet, au nom de ce que le syndicaliste André Henry qualifie de « vieille règle : celle de l’indépendance de l’Éducation nationale à l’égard du représentant “du gouvernement” »51.

23 La FEN endosse le rôle de promotrice du ministère de l’Éducation nationale. Pour elle, toutes les questions éducatives au sens large devraient relever de ce ministère, ce qui

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suppose la disparition des services enseignants du ministère de l’Agriculture, et le combat contre la création d’un ministère de la Culture, de la Jeunesse ou encore de l’Éducation populaire, tous obtenus par le départ d’administrations qui relevaient auparavant du ministère de l’Éducation nationale 52. Cette ambition commune est légitimée par la défense de l’enseignement public. Les activités laïques sont d’ailleurs considérées comme des critères d’appréciation du travail des enseignants, valables pour accélérer leur carrière. La rupture de cette règle provoque l’indignation d’un dirigeant important de la Fédération des œuvres laïques des Bouches-du-Rhône. Un poste de directeur d’école est alloué à un collègue moins bien noté : « Si au moment de l’attribution d’un poste important, l’administration ne tient aucun compte de ces activités, c’est qu’elle considère l’intéressé comme le “Jacques de l’enseignement” »53.

24 La Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), créée en 1947 par le SNI et la Ligue de l’enseignement, est soutenue par l’administration centrale qui envoie des circulaires en sa faveur aux inspecteurs d’académie et aux inspecteurs primaires54. Pourtant, elle est l’un des piliers du Comité national d’action laïque (avec le SNI, la FEN, la Ligue de l’enseignement et la Fédération des délégués cantonaux) et, à ce titre, intervient dans le débat politique contre des partis au pouvoir, comme le MRP (Mouvement républicain populaire), démocrate-chrétien. En effet, la guerre froide pousse au rapprochement entre socialistes et démocrates-chrétiens au détriment de la laïcité. Le Comité national d’action laïque (CNAL) mène des campagnes efficaces à l’occasion des élections, notamment en 195655. La laïcité provoque donc un conflit à l’intérieur de l’État : elle sert même de clé de répartition des associations de théâtre amateur entre le ministère de la Culture nouvellement créé et celui de l’Éducation nationale56.

Une conflictualité persistante

25 Il n’est pas toujours simple de définir les limites de la coopération des syndicalistes et de leur hiérarchie. Un incident témoigne de la difficulté à préciser les places : le directeur général de l’enseignement du second degré s’étonne auprès du secrétaire général de la FEN, Lavergne, de l’attitude de Louis Astre, jeune dirigeant du SNES, qui « s’est promu inspecteur général et est allé visiter un certain nombre d’établissements de la province pour enquêter sur les conditions diverses des maîtres d’internat. J’ai prévenu M. Astre que je ne pouvais pas accepter des initiatives de ce genre et que je les lui interdisais, de la manière la plus formelle, pour l’avenir »57. Dans l’ensemble, les militants syndicaux bénéficient d’un préjugé favorable. Cette activité constitue « une manière de se signaler à l’attention des chefs qui [sont] souvent eux-mêmes d’anciens syndicalistes. Le responsable syndical [est] un animateur qui, par sa personnalité, [mérite] souvent une situation supérieure »58. Il arrive pourtant que les syndicalistes exerçant des responsabilités administratives se trouvent en porte-à-faux et soient victimes de répression. Ainsi, la jurisprudence a maintenu des réserves sur l’application du droit syndical aux personnels d’autorité.

26 En effet, il ne faut pas tomber dans le piège d’une vision consensuelle de l’univers scolaire. Le partenariat n’est pas un acquis, mais une construction permanente, l’accord général sur quelques grands principes n’excluant pas les conflits. D’autant que les syndicalistes ne cessent de mettre leur hiérarchie en défaut, de souligner ses erreurs. En témoigne la défiance révélée par une « coutume » des sections du SNI : leurs

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dirigeants s’écrivent à l’occasion de la venue d’un nouvel inspecteur primaire, pour obtenir des renseignements sur sa « valeur du point de vue laïque »59. Un épisode de 1946 démontre que le SNI est capable d’utiliser sa puissance contre l’administration. Son congrès adopte une motion qui fait état « de faits caractérisés et constamment renouvelés de négligences et d’obstructions larvées pratiqués par le directeur » du premier degré du ministère. Le congrès décide donc de suspendre la collaboration avec ce haut fonctionnaire jusqu’à son remplacement par « un directeur plus compréhensif et animé d’un esprit de loyale collaboration »60. Il est remplacé l’année suivante.

27 Cependant, les victoires syndicales ne doivent pas nous induire en erreur : dans ce duo, l’administration domine nettement le syndicat. Elle fixe pour l’essentiel la règle du jeu, les syndicalistes devant trouver les moyens de se faire entendre. Or, après une phase d’acculturation à la grève, lors de laquelle les syndicalistes durent se faire violence pour adopter ce moyen d’action, la conflictualité enseignante se développe tout en s’institutionnalisant. L’échec en 1945 de la grève illimitée des instituteurs de la Seine et l’instauration d’un État recherchant le compromis entre les forces sociales n’aboutit pas à l’atonie. Les années cinquante et soixante constituent au contraire une période d’innovation militante avec l’instauration progressive de journées de grève massivement suivies, préparées à froid pendant des mois, mais aussi plusieurs tentatives de grèves des examens.

28 Au sein de la FEN existe d’ailleurs une seconde tendance minoritaire – l’École émancipée, héritière du syndicalisme révolutionnaire61 – dont l’apport se situe dans la volonté d’indépendance par rapport à l’administration. Mais elle ne réussit pas à gérer le renversement de perspective de la Libération. Obsédée par la place prise par le PCF dans les champs politique et syndical, elle se persuade que le statut de la fonction publique instauré par Maurice Thorez (secrétaire général du PCF et ministre d’État chargé de la Fonction publique) « a pour but inavoué mais manifeste de placer les serviteurs de l’État sous la coupe totale de l’exécutif, tant au point de vue professionnel que politique » 62. Ce contresens ne pouvait que créer une distance avec les syndiqués, sensibles aux garanties nouvelles incluses dans le statut. Désormais, cette tendance rappelle rituellement son refus de toute collaboration avec l’État. Les critiques minoritaires jouent le rôle de garde-fou, empêchant la majorité d’aller trop loin dans l’intégration à l’État.

Le choc de la Cinquième République

29 Le partenariat entre la FEN et l’État fluctue en fonction de l’influence de l’environnement politique. Ainsi, lors de la Quatrième République – dotée d’un régime parlementaire –, le bureau de la FEN planifie ses délégations simultanément auprès du gouvernement et du parlement, dont il connait parfaitement les arcanes63. Le syndicalisme profite pleinement de l’influence globale des enseignants, qui se trouve à son apogée, le pouvoir politique légitimant alors leur intervention64. La haute administration collabore avec lui afin de profiter du vide laissé par l’instabilité ministérielle pour incarner l’État.

30 Cependant, alors que la perspective de l’unification du système éducatif engendre des débats difficiles, une autre mutation, plus silencieuse, prépare le terrain des réalisations de l’ère gaulliste. La création du Commissariat au Plan fait apparaître un nouvel espace institutionnel d’élaboration des politiques éducatives. Ce cénacle

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composé de hauts fonctionnaires, d’experts des sciences sociales et de patrons modernistes impose de nouveaux thèmes, tels que l’adéquation de la formation avec les besoins de main-d’œuvre ou la gestion prévisionnelle du système éducatif65. L’idéologie de la FEN se trouve en décalage, ce qui affaiblit à terme son influence par rapport à celle du SGEN-CFTC, qui s’y investit.

31 L’avènement de la Cinquième République constitue un choc pour la FEN, gardienne des valeurs républicaines-laïques. Comme la culture républicaine « suspecte toute tentative de renforcer le pouvoir exécutif »66, la FEN combat vigoureusement la prise du pouvoir par le général de Gaulle, organisant une grève massivement suivie le 30 mai 1958 et appelant à voter non au referendum. L’échec de la CGT à mobiliser les ouvriers confère à la FEN un rôle déterminant dans l’opposition au nouveau régime. En retour, celui-ci ne ménage pas ses efforts pour briser le pouvoir enseignant. Le général de Gaulle respecte toutefois un équilibre subtil sur les plans étatiques et politiques. D’un côté, il affaiblit le ministère de l’Éducation nationale en en détachant le ministère de la Culture et le haut-commissariat à la Jeunesse et aux Sports. Mais de l’autre, de Gaulle respecte le singularisme dudit ministère et continue de le confier à des socialistes ou des personnalités de centre-gauche. Comme les enseignants jouent un rôle pivot dans la constellation républicaine-laïque, soubassement de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière), celle-ci paiera son soutien à de Gaulle par l’appui actif de la FEN à la scission du Parti socialiste autonome67.

32 L’affrontement programmé avec le régime gaulliste a lieu sur le terrain de prédilection de la FEN, la laïcité scolaire. Malgré la puissante campagne orchestrée par le CNAL, le gouvernement prépare une loi qui permet le financement public des écoles privées. Symbole de sa détermination, la commission ad hoc, présidée par le socialiste Pierre- Olivier Lapie, ne reçoit qu’une seule fois la FEN68. Les laïques font signer une pétition à 11 millions de personnes, en vérifiant leur identité, grâce à un gigantesque porte-à- porte. Selon leur conception de la légitimité politique, le gouvernement n’a d’autre choix que de reculer, puisque les syndicalistes enseignants pensent avoir prouvé que la majorité des électeurs inscrits s’oppose à sa politique. Ils n’ont pas pris la mesure du bouleversement du système politique : le sommet de l’État a renforcé sa capacité de s’imposer aux corps intermédiaires. Nonobstant la démission du ministre André Boulloche, de Gaulle maintient sa position et la loi Debré est votée en décembre 1959. La face autoritaire de l’État, que les enseignants ont combattue sous la Troisième République, resurgit avec cette grave défaite, mais leurs syndicats sont suffisamment forts pour bloquer toute velléité répressive.

33 Le nouvel équilibre politique affecte les rapports de force internes à la FEN. Le SNI songe officiellement à la rupture avec le ministre de l’Éducation nationale69, mais les autres syndicats de la Fédération ne sont pas prêts à le suivre. Les ministres disposent désormais du temps nécessaire et du rapport de force pour imposer des réformes fondamentales du système éducatif70. Toutefois, les deux partenaires gardent intérêt à travailler ensemble. Pensons notamment à l’empire FEN qui dispose d’un poids économique, social et politique dissuasif, mais dont la préservation requiert des militants la recherche prioritaire du consensus. Le maintien de relations étroites suscite d’ailleurs les critiques virulentes d’une partie de la droite. L’ancien conseiller à l’éducation du Général, Jacques Narbonne, a beaucoup glosé sur la « colonisation » de la rue de Grenelle par les syndicats, regrettant qu’ils aient pu jouer un rôle aussi essentiel71.

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34 Une fois la situation stabilisée et sa légitimité entérinée par la FEN, le pouvoir gaulliste cherche un accommodement, qui sera trouvé sur un autre terrain. En effet, la FEN proclame son attachement à l’unité syndicale, et ne souhaite donc pas concurrencer les confédérations, tout en cherchant à se hisser quasiment à leur niveau. Ancienne fédération de la CGT, elle joue un rôle de médiatrice entre les deux confédérations issues de la scission de 1947, la CGT et Force ouvrière. En outre, ses effectifs se rapprochent de ceux de FO, ce qui explique sa place centrale dans le jeu intersyndical malgré son autolimitation au champ éducatif. La FEN entreprend donc des démarches auprès du Premier ministre. L’obtention d’une audience en 196272 constitue une étape dans le long processus de reconnaissance comme l’un des syndicats les plus représentatifs en France. Le Premier ministre compense ainsi l’humiliation subie par le syndicalisme enseignant deux ans plus tôt, tout en l’utilisant pour faire contrepoids à la CGT. En mai 1968, la FEN est même invitée à la table des négociations de Grenelle, en considération de sa capacité de mobilisation du milieu qu’elle syndique et « du rôle qu’elle jouait dans la coalition syndicale »73. Ce processus aboutit en 1976, donnant à la FEN accès à des subventions importantes. En vingt ans, les gouvernements de la Cinquième République ont donc cherché à rogner le pouvoir de la FEN sur le monde enseignant tout en l’incitant à étendre son influence dans la société globale.

Conclusion

35 Le corporatisme tant dénoncé des enseignants trouve ses racines profondes dans les politiques éducatives du XIXe siècle, héritage encombrant pour les successeurs de Napoléon et de Jules Ferry. Les syndicats enseignants et l’État entretiennent lors de la seconde moitié du XXe siècle un partenariat qui évolue en fonction de l’environnement politique (par exemple, lorsque le gouvernement remet en cause la laïcité scolaire) et de problématiques internes à la FEN (comme l’affrontement entre le SNES et le SNI, les conflits entre courants syndicaux). Trois moments forts scandent cette relation : la Libération, la prise du pouvoir par de Gaulle en 1958, et enfin mai 68. Sous la Quatrième république, la complicité prédomine. L’homologie des structures administratives et syndicales conforte une connivence idéologique sur les principes fondamentaux de l’action de l’État. Karl Marx écrivait que la « bureaucratie se prend elle-même pour la fin suprême de l’État », étant « l’État imaginaire à côté de l’État réel »74. La FEN se considère comme la garante de la mission laïque et éducative de l’État et défend en son sein l’État enseignant contre ses concurrents.

36 L’avènement de la Cinquième République, s’il suscite l’opposition durable de la FEN, ne met pas fin à cette situation. La puissance de la FEN est certes ébranlée par ses difficultés à s’adapter à la nouvelle donne (importance nouvelle des thématiques économiques dans les politiques éducatives, déconcentration de l’administration, pouvoir politique durablement éloigné de ses valeurs, notamment en matière de laïcité)75. Le retour en force du pouvoir politique offre aussi aux hauts fonctionnaires l’opportunité d’alléger la tutelle syndicale. Mais le ministère de l’Éducation nationale préserve son originalité dans l’appareil d’État, recrutant la plupart de ses hauts fonctionnaires parmi les universitaires et non parmi les énarques. L’État enseignant a toujours besoin des troupes syndicales pour s’affirmer, notamment face à l’Élysée et au ministère des Finances.

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37 Quelle que soit la période, si la direction de la FEN se veut loyale, elle ne franchit pas pour autant la limite qu’elle s’est fixée, celle de l’intégration à l’État. Elle refuse en conséquence d’aller trop loin dans une négociation contractuelle formalisée. Le ministère exerce une position dominante, mais la FEN, consciente de sa force, sait se faire respecter. Loin de constituer une simple « façade »76, le concept de néo- corporatisme garde donc sa pertinence, parce qu’il insiste sur l’institutionnalisation des relations entre l’État et la FEN, repérable jusque dans la ritualisation des grèves enseignantes. En forçant le trait, on pourrait qualifier la FEN de service parapublic.

NOTES

1. François Froment-Meurice, « Le pouvoir syndical dans la fonction publique : traditions solides et changement fragile », Pouvoirs, n° 26, 1983, p. 75-76. 2. Laurent Frajerman, Les frères ennemis. La Fédération de l'Éducation nationale et son courant unitaire sous la IVe République, Paris, Syllepse, 2014. 3. Laurent Frajerman, André Robert, Michel Lemosse, Jeffrey Tyssens, Dieter Wunder, « Les syndicalismes enseignants devant l’évolution des systèmes éducatifs européens et des identités professionnelles. Allemagne de l’Ouest, Angleterre, Belgique, France, 1960-1985 », in Patrick Pasture, Michel Pigenet, Jean-Louis Robert (dir.), L’apogée des syndicalismes en Europe occidentale. 1960-1985, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 51-80 (citation p. 72). 4. Karl Marx, Critique de la philosophie politique de Hegel, in Œuvres, t. 3, Paris, Gallimard (La Pléiade), p. 919. 5. Claude Lelièvre, « État éducateur et déconcentration administrative », Carrefours de l'éducation, n° 26, 2008, p. 41-50 (citation p. 43). 6. Philippe Savoie, « Aux origines de la professionnalisation : la genèse du corps enseignant secondaire français », Éducation et sociétés, n° 23, 2009, p. 17. Cela explique qu’encore aujourd’hui, le journal du principal syndicat de l’enseignement secondaire, le SNES FSU, s’appelle L’Université syndicaliste. 7. Discours à la Chambre des députés le 7 mars 1879, cité par Claude Lelièvre, « État éducateur et déconcentration administrative », art. cit., p. 42. 8. Dans les années 2000, un professeur des écoles fait environ quatre fois plus grève qu’un salarié du privé. Cf. Laurent Frajerman (dir.), La grève enseignante en quête d'efficacité, Paris, Syllepse, 2013. 9. Jacques Lagroye, Bastien François, Frédéric Sawicki, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz, 2006, p. 540. 10. Jean Meynaud, Nouvelles études sur les groupes de pression en France, Paris, Armand Colin, 1962, p. 238. 11. Jeanne Siwek-Pouydesseau, Le syndicalisme des fonctionnaires jusqu’à la guerre froide, 1848-1948, Lille, Presses universitaires de Lille, 1989.

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12. Bertrand Geay, Le syndicalisme enseignant, Paris, La Découverte, 1997. 13. Laurent Frajerman, « Syndicalisation et professionnalisation des associations professionnelles enseignantes entre 1918 et 1960 », in Danielle Tartakowsky, Françoise Tétard (dir.), Syndicats et associations en France : concurrence ou complémentarité ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 97-106. 14. Des dizaines d’enseignants syndicalistes-révolutionnaires et communistes sont révoqués. Cf. Paul Gerbod, Les enseignants et la politique, Paris, Presses universitaires de France, 1976, p. 59-60. 15. Gilles Morin, « Les socialistes et la société française, réseaux et milieux, 1905-1981 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 96, octobre-décembre 2007, p. 47-62. 16. Laurent Frajerman et al., « Les syndicalismes enseignants devant l’évolution des systèmes éducatifs européens », art. cit. 17. Danièle Lochak, « Les syndicats dans l’État, ou les ambiguïtés d’un combat », in Nicole Decoopman et al., L’actualité de la charte d’Amiens, Paris, Presses universitaires de France, 1987, p. 121-149 (p. 124 et 131). 18. Michel Dreyfus, Une histoire d'être ensemble. La MGEN, 1946-2006, Paris, Odile Jacob Duvernet, 2006. 19. Sur le rôle croissant des cabinets ministériels à partir de la Libération, et la politisation de l’administration que cela implique, voir Pierre Rosanvallon, L'État en France de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1993, p. 91. 20. Archives FEN, Archives nationales du monde du travail (désormais ANMT, Roubaix), 1 BB 21, lettre d’Adrien Lavergne à Marcel-Edmond Naegelen, ministre de l'Éducation nationale, 28 janvier 1945. 21. Biographies de Jacques Girault et Alain Dalançon, Frédérique Matonti, Philippe Olivera. Maitron-en-ligne : < http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/>. 22. Jean-Pierre Oppenheim, « La question du cumul des mandats politiques et syndicaux à la CFDT », Revue française de science politique, n° 2, 1975, p. 317-336 (citation p. 320). 23. Son collègue au cabinet Georges Petit est également partisan de FO. Biographies d’Alain Dalançon, Maitron-en-ligne. 24. Paul Delanoue, ex-numéro deux de la FEN, L’École libératrice, n° 17, 5 février 1948. 25. Henri Aigueperse, secrétaire général du SNI, L’École libératrice, n° 15, 22 janvier 1948. 26. Albert-Claude Bay, secrétaire général du SNES, commission administrative du 2 mars 1950, L’Université syndicaliste (US), n° 59, 15 mars 1950. 27. Commission administrative du SNES, le 4 mai 1950, US, n° 62, 15 juin 1950. 28. « Sans doute vos attributions officielles ont-elles changé depuis le temps où nous pouvions – très normalement – avoir recours à vous » : Archives FEN, ANMT, 2 BB 7, lettre de Georges Lauré, secrétaire général de la FEN, à Michel Poniatowski (directeur de cabinet de Valéry Giscard d’Estaing, secrétaire d'État aux Finances), vers 1960. 29. Archives FEN, ANMT, 1 BB 2, lettre de Lavergne à Giraud, du cabinet du ministre, le 13 juillet 1948. 30. Marie-Louise Darier et Marcel Bonin, élus paritaires SNES des adjoints d’enseignement et des professeurs adjoints, US, n° 57, 22 janvier 1950.

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31. Archives FEN, ANMT, 2 BB 3, compte rendu de la réunion du bureau fédéral du 15 septembre 1954. 32. Archives nationales (désormais AN), F/17/17503, note du 13 novembre 1952 du directeur général de l’enseignement secondaire « au sujet de l’éditorial du SNES ». 33. Archives FEN, ANMT, 2 BB 3, compte rendu de la réunion du BF bureau fédéral du 11 mai 1959. 34. Archives FEN, ANMT, 3 BB 115, lettre de Suau, secrétaire départemental de la FEN à Lauré, le 15 décembre 1962, pour s’inquiéter du règlement des bourses nationales en Lozère, et réponse de Lauré à Suau, le 18 décembre 1962 : « une délégation complémentaire de crédit vient d'être faite (184 000 NF) ; l'inspecteur d'académie de la Lozère aura la notification demain ou après-demain ». 35. Alfred Vander Guchten, SNI, Bulletin de la section de la Somme, n° 26, janvier 1951. 36. Guy Putfin, « Le secteur “revendications” de la FEN. 1968-1994 », in Laurent Frajerman, Jean-François Chanet, Jacques Girault, Françoise Bosman (dir.), La Fédération de l'Éducation nationale (1928-1992) : histoire et archives en débat, Lille, Presses du Septentrion, 2010, p. 45-56. 37. Archives départementales des Bouches-du-Rhône (désormais AD 13), 42 J 175, lettre du secrétaire régional du SNEP au secrétaire régional du SNEEPS, le 18 juin 1966. 38. Intervention de Louis Astre, in Laurent Frajerman et al. (dir.), La Fédération de l'Éducation nationale (1928-1992), op. cit., p. 84. 39. Le SNI assure que seuls les instituteurs se préoccupent d’orientation dans l’école moyenne. Cf. AN, F/17/17503, note citée. 40. Henry Aigueperse, Robert Chéramy, Un syndicat pas comme les autres : le SNI, Paris, Martinsart, SUDEL, 1990, p. 234. 41. Archives FEN, ANMT, 2 BB 3, compte rendu de la réunion du bureau fédéral du 19 octobre 1954. Émile Hombourger, agrégé de physique, s’occupe des questions internationales à la FEN et au SNES. 42. Yves Verneuil, Les agrégés. Histoire d’une exception française, Paris, Belin, 2005. 43. Archives FEN, ANMT, 2 BB 3, compte rendu de la réunion du bureau fédéral du 9 mai 1955. 44. Archives FEN, ANMT, 1 BB 21, liste des démarches effectuées début 1945 par la FEN. 45. Antonia Potier, US, n° 56, 20 décembre 1949. 46. L’Enseignement public, n° 2, novembre 1952. 47. Archives FEN, ANMT, 2 BB 3, compte rendu de la réunion du bureau fédéral du 29 novembre 1954. 48. AN, F/17/17503, note de préparation d’une audience, 18 mars 1952, « Questions à poser au SNES ». Le syndicat est aussi interrogé sur les postes aux concours, en fonction des prévisions démographiques. 49. Véronique Aubert, Alain Bergounioux, Jean-Paul Martin, René Mouriaux, La forteresse enseignante, la Fédération de l’Éducation nationale, Paris, Fayard, 1985, p. 59. 50. Commission réunissant le Budget, la Fonction publique et l’Éducation nationale : « Les représentants de l'Éducation nationale ont présenté notre revendication. […] La fonction publique conseille la discrétion. Grandbois est optimiste » : Archives FEN, ANMT, 2 BB 3, compte rendu de la réunion du bureau fédéral du 3 mars 1958.

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51. Il fut secrétaire général de la FEN et ministre en 1981. Voir André Henry, Dame l’école, Paris, Ramsay, 1977, 221 p., p. 140. 52. Archives FEN, ANMT, 2 BB 3, compte rendu de la réunion du bureau fédéral du 19 juin 1954. 53. AD 13, 42 J 52/53, lettre de réclamation d'Alexis Vaudano à l’inspecteur d’académie, le 26 juin 1954. 54. Michel Vernus, « Parents d’élèves en marche » : quarante années d’histoire de la FCPE, 1947-1987, préface d’Antoine Prost, Romorantin-Lanthenay, Martinsart, 1987, p. 42 et 45. 55. Dans chaque département, le CNAL mène une campagne publique contre les candidats non laïques et leurs alliés (affiches, tracts, meetings, conférences de presse, etc.). Il contribue à la victoire du Front républicain. Cf. Archives FEN, ANMT, 1 BB 91. 56. Françoise Tétard, « L'Éducation Populaire et le ministère des Affaires culturelles : l'histoire d'un rattachement manqué », in L'Éducation populaire au tournant des années 1960, Documents de l'INJEP, n° 10, mai 1993, p. 35-54 et 38-39. 57. Archives FEN, ANMT, 1 BB 82, lettre de Monod à Lavergne, 12 décembre 1950. 58. Jeanne Siwek-Pouydesseau, Les syndicats de fonctionnaires depuis 1948, Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 23. 59. AD 13, 42 J 133/136, lettre de Battini, secrétaire des Bouches-du-Rhône à Coulomb, secrétaire de l’Ardèche, le 26 janvier 1966 et lettre de Calvet, secrétaire de l’Aveyron, le 24 septembre 1965. 60. L’École libératrice, n° 21, 15 septembre 1946. 61. René Mouriaux, Le syndicalisme enseignant en France, Paris, Presses universitaires de France, 1996. 62. Henri Legrand, L’École émancipée, n° 9, 26 janvier 1947. 63. Archives FEN, ANMT, 2 BB 3, compte-rendu de la réunion du bureau fédéral du 16 novembre 1954. 64. Laurent Frajerman, « L’engagement des enseignants. Figures et modalités, 1918-1968 », Histoire de l’éducation, n° 117, janvier 2008, p. 57-95. 65. Jean-Michel Chapoulie, « Les nouveaux spécialistes des sciences sociales comme “experts” de la politique scolaire en France 1945-1962 », Genèses, n° 64, 2006, p. 122-143. 66. Serge Berstein, « L'historien et la culture politique », Vingtième siècle. Revue d'histoire, n° 35, mars-juin 1992, p. 69-70. 67. Gilles Morin, « Pourquoi le PSA s’est-il évaporé dans le PSU ? », in Noëlline Castagnez, Laurent Jalabert, Marc Lazar, Gilles Morin, Jean-François Sirinelli, Le Parti socialiste unifié, histoire et postérité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 17-30. 68. André Robert, « Les forces syndicales et la loi Debré », in Bruno Poucet (dir.), La loi Debré : paradoxes de l’État éducateur ?, Amiens, CRDP de Picardie, 2001. 69. Archives FEN, ANMT, 2 BB 3, compte rendu de la réunion du bureau fédéral du 18 janvier 1960. 70. Jean-Michel Chapoulie nuance cette thèse classique en relevant les éléments de continuité avec les politiques suivies sous le régime précédent. Il souligne aussi l’effroi des décideurs gaullistes devant l’afflux d’élèves induit par leurs réformes et leur tentative d’« élever des digues » pour préserver la filière d’élite secondaire. Cf. L’École

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d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 423-424. 71. Jacques Narbonne, De Gaulle et l’éducation : une rencontre manquée, Denoël, 1994. 72. Archives FEN, ANMT, 2 BB 7, note de la FEN à l'intention de M. Henri Domerg, inspecteur général de l’éducation nationale et chargé de mission auprès de Georges Pompidou, Premier ministre, 22 mai 1962. 73. Antoine Prost, Autour du Front populaire. Aspects du mouvement social au XXe siècle, Le Seuil, 2006, p. 262. 74. Karl Marx, Critique de la philosophie politique de Hegel, in Œuvres, t. 3, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1843, p. 921. 75. Antoine Prost, Du changement dans l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2013. 400 p. 76. Jacques Lagroye, Bastien François, Frédéric Sawicki, Sociologie politique, op. cit., p. 540. Les auteurs font cette analyse à propos de la situation actuelle, dans laquelle le pouvoir syndical est affaibli.

RÉSUMÉS

À partir de la Libération, la Fédération de l’Éducation nationale (FEN) participe au processus décisionnel du système éducatif. Les enseignants sont la fois particulièrement revendicatifs et particulièrement loyaux envers leur employeur. L’homologie des structures administratives et syndicales conforte une connivence idéologique. La FEN se considère comme la garante de la mission laïque et éducative de l’État et défend en son sein l’État enseignant contre ses concurrents. Les deux partenaires tirent avantage de leur collaboration : l’administration s’assure d’une pacification des relations sociales et d’une humanisation de son système bureaucratique, les syndicats se légitiment en obtenant des résultats concrets et en exerçant un pouvoir sur les carrières. Le Ministère exerce une position dominante, mais la FEN sait rester un contrepouvoir. L’avènement de la Ve république renforce l’administration, mais ne met pas fin à ce néo-corporatisme.

Since the “Liberation”, the French National Education Federation (FEN) has played a role in the French education system decision-making process. Teachers were very demanding and, at the same time, very loyal to their employer. The homology between the administrative and union organizations reinforced their ideological complicity. The FEN considered itself as the guarantor for the secular and educational mission of the State and defended the teaching state of its members against its competitors. Both partners took advantage of their collaboration: the State department ensured peace was kept as regards social relations and humanized its bureaucratic system; the unions gained legitimacy by getting real results and having power over careers. The Ministry played a dominant role, yet the FEN continued to be a force of opposition. The advent of the 5th Republic consolidated the State department, but did not put an end to this neo- corporatism.

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INDEX

Mots-clés : syndicalisme, néo-corporatisme, cogestion, État enseignant, Ministère de l’Éducation nationale, IVe République, Ve République Keywords : unionism, neo-corporatism, co-management, teaching State, French ministry for National Education, Fourth Republic, Fifth Republic

AUTEUR

LAURENT FRAJERMAN Centre d'histoire sociale de Paris 1

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À l’apogée de l’initiative d’État sur l’école : le commissariat au Plan, le développement de l’appareil statistique national et la carte scolaire du premier cycle (1955-1970) At the height of State initiative on school: the State Planning Commission, the development of the national statistic system and the first cycle school map (1955-1970)

Jean-Michel Chapoulie

1 L’étude du développement, après 1880, de l’enseignement public s’adressant à la tranche d’âge 6-18 ans (primaire, secondaire et technique, dans la terminologie de la Troisième République) révèle une augmentation progressive des capacités d’initiative et de réalisation de l’État en matière d’offre d‘instruction, alors que, simultanément, les capacités d’initiative des collectivités locales se restreignent. Les années 1955-1970 correspondent à une sorte d’apogée dans l’influence des impulsions et décisions des échelons centraux de l’État1, avant un déclin que rendent explicite les lois de décentralisation après 19822. Des dispositions législatives rarement mentionnées – la loi du 19 juillet 1889 qui transfère des communes au budget de l’État le traitement de la majeure partie des personnels primaires, la loi des finances du 13 juillet 1925 qui fait de même pour les professeurs des collèges communaux – sont des repères souvent ignorés dans une évolution étroitement liée aux ressources financières respectives de l’État et des collectivités locales. Cette caractérisation doit cependant être nuancée lorsqu’on prend en compte les conditions concrètes de l’action de l’État, puisque parlementaires et élus locaux ont exercé une influence parfois importante sur les ministres de l’Éducation nationale et les échelons administratifs de ce ministère. On examinera ici

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un épisode particulier qu’il convient évidemment de relier à des évolutions antérieures : la création des capacités d’accueil pour scolariser la tranche d’âge 11-15 ans après la réforme scolaire de 1959. Celle-ci correspond à la définition de la localisation des implantations des nouveaux établissements de premier cycle, les collèges d’enseignement secondaire (CES) et du type antérieur d’établissements, les collèges d’enseignement général (CEG), dont le statut est transformé en 1964.

2 Rappelons d’abord les étapes qui ont conduit à ces créations d’établissements de premier cycle. Entre 1955 et 1970, la scolarisation post-élémentaire connaît une croissance d’une ampleur sans précédent. À partir de 1954, sont préparés, sans aboutir, des projets de réforme de l’organisation des filières scolaires. Ces projets visent plusieurs objectifs (avec des pondérations variées entre ceux-ci) : contrôler les flux d’élèves entrants dans les filières conduisant aux baccalauréats, adapter les sorties du système scolaire aux emplois futurs prévus, permettre un accès à des études longues aux enfants qui présentent des « aptitudes », et élever le niveau d’instruction générale de la population. Une première série de mesures est adoptée en 1956, sous l’impulsion de René Billères, ministre de l’Éducation nationale : réforme des procédures d’entrée en classe de 6e qui diminue leur sélectivité, alors que la taille des générations à scolariser va augmenter brutalement avec l’arrivée en classe de 6e de la génération née en 1946 ; croissance du budget d’équipement de l’Éducation nationale ; réforme des services chargés des constructions scolaires à l’administration centrale. L’ordonnance et le décret du 6 janvier 1959, l’une des premières décisions de la Ve République, constitue une seconde étape de la réforme. L’âge de fin de scolarité obligatoire est porté de 14 à 16 ans pour les générations nées à partir de 1953 – ce qui reporte la pleine application de la mesure à 1967. Une réorganisation des filières de scolarisation est esquissée, avec un tronc commun d’un trimestre dans un « cycle d’orientation » qui correspond aux classes de 6e et 5 e, et qui, sur le papier, rapproche la filière d’études des cours complémentaires (qui deviennent simultanément des « collèges d’enseignement général » – CEG) de la filière d’études secondaires. Ces décisions impliquent la création de capacités d’accueil supplémentaires d’autant plus importantes que les générations à scolariser sont exceptionnellement nombreuses et qu’elles succèdent progressivement dans les établissements scolaires aux générations peu nombreuses nées avant 1945, en cours de scolarisation en 1959 dans les filières post-obligatoires. Une troisième étape est la création, décidée en avril 1963 à l’Élysée, d’un nouveau type d’établissement, les collèges d’enseignement secondaire (CES) dans lesquels doivent être réunies les trois filières d’études assurant la scolarisation jusqu’à 16 ans : les filières des lycées et des CEG, ainsi que la « filière terminale » destinée à se substituer aux classes de fin d’études implantées dans les écoles primaires que la réforme de 1959 a laissé indéterminée. La création des CES, établissements autonomes, ou semi-autonomes dans le cas des premiers cycles de lycées qui ont adopté la forme pédagogique des CES (c’est-à-dire où ont été implantés la filière terminale et celle des CEG), vise à assurer la répartition des élèves entre les trois filières sur la base de leurs « aptitudes », et non sur celle de la proximité géographique de leur domicile et de l’appartenance sociale.

3 Comme on l’a montré antérieurement, une analyse rigoureuse des évolutions de la scolarisation doit partir de l’offre de places par les établissements scolaires et non d’une évanescente demande qui ne saurait être définie que par référence à une offre3. Cette offre de places n’émane pas seulement, comme on sait, des établissements publics. L’augmentation de l’accès en 6e qui est imputable aux établissements privés

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après 1957 est cependant réduite : les taux d’accès à cette classe dans ces établissements passent en effet de 11,2 % à 13,3 % entre 1957-1958 et 1963-1964 (année où se met en place la carte scolaire de l’enseignement public), alors que les taux correspondant pour les établissements publics passent de 33,1 % à 45,6 % ; en 1969-1970, les taux de scolarisation à 11 et 12 ans sont de 16 % toutes filières confondues dans le privé et de 84 % dans le public, ce qui montre que la même tendance s’est ensuite poursuivie. On voit que l’enseignement public a absorbé l’essentiel de la croissance de la scolarisation dans le premier cycle au cours de cette période.

4 On présentera d’abord le cadre réglementaire dans lequel s’est inscrite l’action de l’État, ainsi que les pratiques en usage jusqu’au début des années soixante pour la création des cours complémentaires – il n’existe en la matière pas de réglementation spécifique puisque ceux-ci (puis les CEG), jusqu’en 1964, ne sont administrativement et financièrement que des classes rattachées à des écoles primaires. Un second développement est consacré aux raisonnements et aux instruments nouveaux qui sont introduits à partir du milieu des années cinquante pour inspirer, justifier et réaliser une politique nationale de développement de la scolarisation. On examinera enfin la constitution de la carte scolaire des établissements de premier cycle et le contrôle sur celle-ci de l’administration centrale pendant la période 1959-19704.

I- Nouvelles réglementations et nouvelles pratiques pour la création et le financement des établissements secondaires et techniques

5 Les établissements d’enseignement public comprennent en 1945 à la fois des établissements d’État – fondés et entretenus par celui-ci, comme les lycées et les écoles nationales professionnelles de l’enseignement technique (ENP) –, et des établissements fondés et partiellement entretenus par les collectivités locales, comme les collèges municipaux classiques, modernes, techniques dans la terminologie de 1941-19595. Les collectivités locales, depuis les années 1920, ne disposent que de faibles ressources financières pour prendre des initiatives en matière scolaire6. En 1945, l’état des bâtiments des collèges est souvent médiocre ou pire, et les destructions consécutives à la guerre sont par ailleurs importantes – 57 collèges secondaires ou techniques sont totalement détruits et 129 autres partiellement7. Après 1945, de nombreuses villes réclament la prise en charge de leurs établissements post-primaires par l’État : par exemple, Versailles, qui n’est pas une commune des plus pauvres, se refuse à effectuer les réparations des toitures du lycée Hoche et cherche à faire prendre en charge son collège technique par l’État, utilisant l’argument, habituel en la matière, de l’importance des effectifs d’élèves dont les familles n’habitent pas la ville8. La direction de l’enseignement du second degré du ministère juge légitimes ces demandes et se tourne vers le gouvernement pour augmenter son budget. Une note du directeur de l’enseignement du second degré, en 1954 ou 1955, à propos de l’hypothèse d’un transfert de la gestion des 600 collèges communaux à l’État, affirme que « tout ira mieux quand nous serons les maîtres de l’organisation, dans les collèges comme dans les lycées »9.

6 Plusieurs innovations importantes par leurs conséquences, mais dont le statut réglementaire est modeste, ou qui sont des utilisations nouvelles d’une réglementation

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antérieure, ouvrent après 1945 des possibilités à l’administration centrale et à ses représentants pour créer une offre supplémentaire de places dans les établissements scolaires en la dispensant de négociations toujours longues avec les villes.

7 La première est le nouveau statut administratif et financier conféré aux collèges modernes et techniques par l’ordonnance du 29 juillet 194510. Reprenant des dispositions du gouvernement de Vichy, celui-ci confère aux collèges modernes ou techniques le même statut qu’aux collèges classiques, défini par la loi des finances du 13 juillet 1925 qui avait transféré à l’État la charge du traitement des professeurs. Cette unification permet dans les années suivantes l’implantation de n’importe quel type de filière d’études prolongées dans n’importe quel établissement préexistant.

8 Une seconde innovation sans traduction réglementaire immédiate réside dans l’abandon de la séparation des sexes, principe indiscuté en 1880, dans les établissements secondaires et techniques. Une évolution vers la mixité était en cours depuis 1924 avec l’accueil de filles dans de nombreux collèges de garçons. En 1947, 46 collèges de garçons et de filles de petites villes sont fusionnés en donnant naissance à 23 établissements mixtes, une mesure justifiée par les économies qu’elle permet11. Sans être systématique, l’extension de la mixité se poursuit dans les années suivantes et concerne aussi les cours complémentaires. Les décisions de mixité prennent toujours en compte les situations locales.

9 L’administration centrale a mis à profit ces innovations pour procéder à des restructurations de l’offre scolaire. Comme l’état des locaux et les conséquences de la guerre rendent « normales » des solutions d’urgence, l’implantation de sections nouvelles dans des établissements préexistants et la mixité s’imposent assez facilement et se traduisent par une augmentation de l’offre locale de places pour des études longues, notamment dans les établissements féminins, dont le réseau d’établissements était moins dense que celui des garçons.

10 Autre innovation dans les pratiques administratives : la création d’annexes de lycées. Déjà utilisée à la fin des années 1930, cette démarche permet de ne pas consulter les villes, souvent lentes dans leurs décisions, et dispense d’un décret de création. C’est ainsi que sont ouvertes, en 1946, dans des locaux loués par la direction de l’enseignement secondaire, quatre annexes de lycées dans la banlieue parisienne. La rapidité de réalisation contraste avec la lenteur antérieure : ainsi un projet de création d’un collège moderne à Villemomble, en cours depuis 1939, n’avait reçu un avis favorable du directeur de l’enseignement secondaire qu’à la veille de la Libération, sans qu’aucune décision ne soit prise, les locaux d’un groupe scolaire, proposés par la ville, étant jugés insuffisants12. Cette procédure pour les créations de lycées sera suivie au moins pendant une vingtaine d’années pour ouvrir de nouveaux lycées dans la banlieue parisienne et dans les grandes villes et leurs banlieues.

11 Une innovation réglementaire de 1955, la définition du statut d’établissement nationalisé, prend acte de la faible contribution financière qui peut être attendue des villes. Ce nouveau statut, qui peut se substituer au statut des collèges communaux, allège les charges des communes en reportant sur l’État une partie des dépenses de fonctionnement, mais confère en revanche un pouvoir de décision plus grand à celui- ci13. Il permet à l’administration centrale d’éviter certaines difficultés qu’impliquent les actions concertées avec les villes lors de la création d’établissements. Les délais de création du collège municipal de Lens fournissent un exemple des aléas de l’ouverture de collèges municipaux : la ville, considérée comme bien disposée à l’égard de la

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création, demande celle-ci en 1946, mais le chantier pour la construction de l’établissement n’ouvre qu’en 195514.

12 Les trois statuts d’établissement d’État, d’établissements nationalisés et d’établissements municipaux constituent le cadre réglementaire dans lequel sont développées les capacités d’accueil au cours des années 1960 : les décrets de 1964 définissant le statut des CES et CEG reprennent en effet ces modèles15.

13 Il faut mentionner enfin que la réglementation concernant le financement des constructions connaît des modifications importantes après 1945, dans un contexte où l’état matériel des établissements scolaires est pour le moins médiocre. L’évolution de la réglementation et des pratiques en matière de constructions scolaires accompagne au cours des années 1950 un renforcement de la part du financement d’État. À cette époque, il est généralement demandé aux villes, lors de la construction d’un collège municipal, d’apporter un terrain viabilisé, l’État assurant une subvention toujours supérieure à 50 % pour la construction et offrant parfois une subvention pour le terrain. Pour les cours complémentaires et les CEG, qui relèvent des constructions d’écoles primaires avant 1963, la subvention de l’État est plus élevée : vers 1960, la part des communes atteint environ 15 % du coût de la construction des écoles primaires. À la veille de la période des constructions massives consécutives aux réformes de 1963, le décret du 27 novembre 1962 ouvre une possibilité nouvelle, qui fut utilisée par les villes pour les constructions postérieures : elles votent une subvention forfaitaire de 40 % du coût estimé des constructions, mais la maîtrise d’ouvrage est confiée à l’État, ce qui les garantit contre les surcoûts de construction. Les réalisations sont soumises à des procédures longues et compliquées, améliorées à partir de 1957, puis de nouveau avec l’industrialisation des constructions16. À la fin des années 1950, du fait de la complexité des procédures, la direction de l’enseignement technique et, dans une moindre mesure, la direction de l’enseignement secondaire, ne parviennent pas à dépenser tous leurs crédits17. Le ministère s’en approche pour la première fois en 1965, année où 95 % des crédits de paiement sont dépensés18.

14 On peut conclure que, au fil d’une lente modification des réglementations, l’administration centrale du ministère, au début des années 1960, a obtenu la suppression d’une partie des obstacles à la mise en œuvre de ses tentatives pour augmenter et organiser l’offre scolaire, notamment pour l’adapter aux transformations de la répartition de la population sur le territoire et aux transformations des comportements de scolarisation marquées par un rapprochement des comportements des familles en ce qui concerne leurs filles et leurs fils.

II- Les actions sur le terrain des inspecteurs d’académie et le développement des cours complémentaires (1945-1960)

15 L’ouverture des cours complémentaires (puis CEG) dépend essentiellement, jusqu’au début des années 1960, des inspecteurs d’académie qui administrent au niveau départemental l’enseignement primaire. Pour une ouverture de cours complémentaire, ceux-ci doivent disposer des moyens en instituteurs et en salles de classe dans des écoles primaires. Il faut l’agrément des communes, mais l’initiative semble souvent revenir aux inspecteurs d’académie ou aux inspecteurs primaires. Des cours

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complémentaires fonctionnent fréquemment avant leur reconnaissance officielle par le conseil départemental de l’enseignement primaire, et a fortiori, avant celle de l’administration centrale. Leur coût pour le budget d’État est faible. Le personnel primaire dans son ensemble est favorable à des créations, comme les inspecteurs d’académie qui y trouvent des candidats pour les écoles normales. La faible durée des études, qui prolongent directement l’enseignement primaire élémentaire, leur coût peu élevé pour les familles et leur caractère de prolongement de l’enseignement assurent à ces établissements de proximité les faveurs d’une partie importante des familles des classes populaires. La crise du recrutement des instituteurs après 1945 n’empêche pas de trouver parmi les instituteurs en poste les ressources en personnel pour les cours complémentaires. Comme l’avait remarqué un rapport administratif de 1939, le dépeuplement des campagnes rend possible de fermer des écoles de hameau et d’adopter la mixité, si bien que le nombre de postes d’instituteurs est potentiellement pléthorique pour assurer les services de l’enseignement élémentaire19. Les regroupements d’écoles sont facilités après 1950 par l’organisation de transports scolaires et l’exode rural qui diminue les effectifs de nombreuses écoles, et, par ailleurs, les générations qui commencent leur scolarité primaire de 1946 à 1951 sont particulièrement peu nombreuses. Les inspecteurs d’académie ont donc pourvu les cours complémentaires en déplaçant les postes d’instituteurs rendus libres par cette conjoncture favorable. Ces actions ne sont ni discutées ni perçues au niveau national, mais la direction de l’enseignement primaire ne les a certainement pas ignorées.

16 En ce qui concerne les cursus, une innovation importante en 1947 a peu retenu l’attention : les cours complémentaires, jusque là dépourvus d’une réglementation précise des études, ont été dotés d’une organisation par années d’études calquée sur celle des premiers cycles du second degré et de programmes voisins. Cinq ans plus tard, une nouvelle section (M’) dans le second cycle de l’enseignement secondaire permet le prolongement des études qu’ils offrent jusqu’à un baccalauréat.

17 Les créations de cours complémentaires sont nombreuses après 1945, mais inégalement selon les départements. La répartition de ces cours sur le territoire reflète l’histoire d’opportunités successives d’ouverture saisies par des inspecteurs d’académie ainsi que l’activité de ceux-ci, même si la norme d’un cours complémentaire par chef-lieu de canton est parfois évoquée par ceux-ci. Les suppressions de cours complémentaires sont par contre rares après 1950. On peut prendre les exemples du Finistère et de l’Aube, qui se situent aux deux extrêmes sous le rapport de l’intensité de la scolarisation post-primaire : l’un a le taux de scolarisation en 6e le plus élevé en 1962-1963 (85 %), l’autre, avec un taux de 41,3 %, est le 85e département dans l’ordre décroissant de ces taux. Le Finistère possède 36 cours complémentaires en 1946, dont 2 à Landerneau laissent l’année suivante la place à un collège moderne ; 15 de ces cours sont mixtes20. En 1952, leur nombre s’élève à 52, dont 27 mixtes, et à 62 en 1960 : une grande partie des chefs-lieux de canton du Finistère dispose alors d’un cours complémentaire. Dans l’Aube, le réseau de cours complémentaires reste presque stable jusqu’en 1952, avec 3 cours complémentaires de garçons, 3 cours complémentaires de filles, et 3 cours complémentaires mixtes ; le seul changement concerne la mixité étendue à deux des cours complémentaires de filles. Entre 1952 et 1960, 4 nouveaux cours complémentaires sont ouverts, dont 3 sont mixtes.

18 L’augmentation de l’offre de places dans les cours complémentaires est particulièrement rapide entre 1957 et 1963. La direction de l’enseignement du premier

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degré, jusqu’à sa mise sous la tutelle d’une direction générale de l’organisation et des programmes scolaires en 1960, favorise ces ouvertures, comme l’illustre la circulaire du 7 février 1958 de son directeur, qui remarque que l’augmentation à la rentrée « dépassera nos calculs », mais poursuit : « Il faut tout faire pour que nous soyons en état d’accueillir tous les élèves admis dans les cours complémentaires en octobre prochain. À cette fin, il convient de recenser, surtout dans les milieux ruraux ou semi-ruraux, les communes ou groupes de communes où pourra être réalisée la conjoncture (sic) d’effectifs suffisants et de locaux disponibles pour ouvrir une classe de 6e en 1958 […] »21.

19 Les ouvertures de CEG s’inscrivent un peu plus tard dans les procédures de définition de la carte scolaire, et dépendent moins exclusivement des initiatives des inspecteurs d’académie, comme on le verra.

20 J’examinerai maintenant les justifications nouvelles et les instruments de la politique de développement de la scolarisation, c’est-à-dire la définition des « besoins scolaires ». Les premières sont issues des analyses du Commissariat au Plan, ainsi que de l’une de ses conséquences, le développement d’une statistique scolaire en vue d’une planification des capacités d’accueil sur l’ensemble du territoire national.

III- Le Commissariat au Plan, la nouvelle définition des besoins scolaires et le développement des statistiques scolaires

21 Un nouvel acteur collectif intervient au début des années cinquante dans la définition de la politique scolaire : le Commissariat au Plan22, dont les réflexions proposent une représentation de l’avenir de la France très différente de celles auxquelles se référaient les milieux dirigeants jusqu’en 1947 – y compris les membres de la Commission Langevin. Le Plan, dont Jean Fourastié, auteur d’un livre à succès, Le Grand espoir du XXe siècle (1949), est l’un des inspirateurs, a contribué à diffuser l’idée que des temps nouveaux pouvaient advenir, marqués par une élévation des niveaux de vie, grâce à l’augmentation de la « productivité » du travail consécutive au progrès technique et, pour l’avenir, à la qualité de la main-d’œuvre. L’augmentation de la productivité de l’agriculture implique un véritable exode agricole. La « modernisation » est présentée comme la seule alternative à la « décadence », et elle est définie par comparaison avec les États-Unis et l’URSS. En 1951, pour la préparation du deuxième Plan (1954-1957), Jean Fourastié préside la Commission de la main-d’œuvre du Plan et il siège dans une nouvelle Commission de l’équipement scolaire et universitaire, rattachée au Commissariat au Plan. Celle-ci est chargée de dresser un plan d’équipement scolaire dont l’urgence a été reconnue par le Parlement.

22 Les travaux de la Commission de la main-d’œuvre du Plan contribuent à diffuser une conception des finalités de l’école que l’on ne trouve antérieurement qu’à propos des enseignements techniques : l’organisation scolaire doit être définie par référence aux emplois à pourvoir23. Selon cette conception, les filières scolaires doivent être déterminées par une hiérarchie des emplois salariés qui, pour des raisons à la fois statistiques et pratiques, est identifiée à une hiérarchie des diplômes et des qualifications. L’élaboration par les statisticiens et la Commission de la main-d’œuvre du Plan de la notion de qualification, à partir des classifications Parodi de 1945 et du code des catégories socioprofessionnelles (CSP) de l’INSEE de 1950-1954, constitue ainsi

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un élément de la préhistoire de cette conception de l’organisation scolaire24. Pour le deuxième Plan, les données statistiques manquent pour réaliser des évaluations précises puisque le recensement de population de 1954 n’est pas dépouillé, mais à partir de quelques enquêtes, le rapport de la Commission de la main-d’œuvre conclut à un déficit de techniciens, d’ingénieurs et de scientifiques pour les années à venir, et se prononce en faveur du développement de la scolarisation. Un risque de chômage est évoqué, si les objectifs de croissance économique n’étaient pas atteints : « c’est ainsi que la question de la prolongation de l’âge de la scolarité se trouverait rapidement posée », observe le rapport25. Celui-ci contient des recommandations concernant l’enseignement et ses méthodes, et il félicite le directeur de l’enseignement du second degré pour sa politique. Ce rapport constitue un élément essentiel dans les réflexions qui prennent place à ce moment pour préparer une réforme de l’organisation scolaire dont l’urgence n’est affirmée que par quelques parlementaires, dont René Billères. Les travaux de la Commission de l’équipement scolaire, où siège aussi Fourastié, adoptent sans réserve l’hypothèse d’une croissance à venir de la scolarisation.

23 À partir de 1954, le Commissariat au Plan trouve des alliés – membres du personnel politique et hauts fonctionnaires, scientifiques, patrons modernistes – et la vision de l’avenir qu’il inspire s’impose rapidement comme une quasi évidence dans les milieux dirigeants. L’exposé des motifs du projet de réforme de l’organisation scolaire signé par Jean Berthoin, ministre de l’Éducation nationale en 1955, met ainsi en avant le rôle de l’école dans la formation de la main-d’œuvre et le déficit d’ingénieurs et de techniciens. Une croissance de la fréquence des scolarisations prolongées, à demi acceptée depuis 1944 par le personnel politique, est ainsi, après 1955, revendiquée par une partie croissante de celui-ci.

24 Ces raisonnements sur l’école reposent sur des considérations essentiellement nationales et font appel à des justifications qui s’appuient sur des statistiques socio- économiques à cette même échelle. Celles dont dispose le Commissariat au Plan en 1955 sont pauvres et rudimentaires, et c’est sous l’impulsion de celui-ci qu’un système de statistiques sociales qui faisait défaut pour appuyer sur des bases solides les travaux du Plan est développé à l’INSEE et à l’INED26. Un autre élément a fait défaut à la Commission de l’équipement scolaire : les ressources d’une statistique scolaire permettant des prévisions des flux à scolariser.

25 Jusqu’au début des années 1950, les statistiques scolaires collectées sont en effet principalement celles qui servent à la gestion ordinaire des établissements dans une période où les variations d’effectifs d’une année à l’autre sont d’ampleurs limitées : elles recensent les effectifs totaux par établissements, parfois par classes ou niveaux d’études, le nombre d’internes, de boursiers, les résultats aux examens, le nombre de professeurs. Chaque service du ministère fait de son côté les statistiques qui lui sont utiles, mais le rapprochement de ces différentes données est difficile, car les catégories selon lesquelles elles sont recueillies ne sont pas identiques. L’âge des élèves, nécessaire pour le calcul de taux de scolarisation, ne figure pas parmi les données généralement recueillies, ni les orientations aux étapes cruciales des cursus. À des dates diverses, les différentes directions enrichissent les données recueillies sur les élèves. Une étape importante est franchie lorsqu’un service central de statistique est constitué au ministère de l’Éducation nationale en 1957, ce qui entraînera une harmonisation progressive, mais lente, des catégories statistiques. En 1957-1958, on dispose pour la première fois de la répartition par âge de l’ensemble de la population scolaire, public et

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privé (la donnée existe en 1954-1955 pour l’enseignement secondaire public). Le premier calcul d’un quasi-taux de scolarisation par département est effectué pour l’année 1959-1960 sur une base encore fragile, et une meilleure estimation est donnée pour 1962-196327. Ces évaluations permettent aux administrateurs de prendre la mesure des inégalités géographiques de scolarisation notamment entre départements, et ont des conséquences immédiates : des instructions sont données aux inspecteurs d’académie dans un contexte où, depuis 1956, un développement de la scolarisation constitue la politique officielle, même si les modalités pratiques de ce développement ne sont pas encore arrêtées. Une circulaire du 9 novembre 1960 sur la révision de la carte scolaire pour la rentrée 1961, affirme : « […] la nécessité dans l’esprit de la réforme de l’enseignement et dans la perspective de buts à atteindre d’ici 1966, de prendre toutes dispositions de nature à augmenter dans la mesure du possible, le taux de scolarisation au niveau de la 6e. […] Un effort particulier devra être organisé, pour l’élévation de ce taux, dans les départements où, au niveau de la 6e, il est inférieur au taux moyen pour la France qui était, en 1959-60, dans l’enseignement public de 40 % »28.

26 Ce type de consignes n’est pas resté lettre morte, même si des conseils de modération ont été oralement donnés en mai 1962 aux inspecteurs d’académie29. Ainsi, dans le Gers, au cours des trois années qui suivent l’arrivée d’un nouvel inspecteur d’académie en 1959, le taux de scolarisation en 6e, qui était le plus bas de l’académie de Toulouse, double. En 1962-1963, le département se place au 15e rang des départements français pour la scolarisation en 6e (68,1 %), avant la Haute-Garonne (61,0 %).

IV. Le processus de réforme de 1959-1965 et la définition de la carte scolaire du premier cycle

27 Avec un taux d’entrée en 6e fixé à 80 % de chaque génération, la mise en œuvre de la réforme de 1959 rendait nécessaire la création de capacités importantes pour l’accueil des effectifs du premier cycle. À partir de la création des CES en 1963, les élèves qui suivent l’enseignement terminal qui doit se substituer aux classes de fins d’études des écoles primaires doivent par ailleurs être scolarisés dans les établissements de premier cycle. Des localités doivent donc être retenues pour l’implantation des établissements nécessaires à la réalisation de cet objectif, et des locaux construits.

28 On a vu la faveur, dès 1958, de la direction de l’enseignement du premier degré pour un développement de la scolarisation dans les CEG. Celle du second degré n’est pas en reste avec la création à partir de 1959 de Groupes d’observation (GO – dans les campagnes, ceux-ci sont « dispersés » : GOD), qui sont des classes de 6e et de 5e implantées dans des locaux disponibles, avec possibilité d’enseignement classique. Les GO et les GOD sont rattachés à des établissements secondaires, à des CEG ou à des écoles primaires, mais ce sont des créations provisoires qui officiellement ne préjugent pas de l’implantation géographique ultérieure d’un établissement. En dépit du déficit de personnels enseignants et de locaux, et d’une réforme à peine esquissée, l’administration centrale s’est ainsi lancée dans une politique de scolarisation dans les classes de 6e qui visait notamment les zones rurales par l’ouverture de classes de proximité. L’impulsion principale est sans doute moins imputable aux ministres qui se succèdent rapidement, qu’à un haut fonctionnaire, le recteur Jean Capelle, directeur général de l’organisation de la pédagogie et des programmes scolaires entre février 1961 et décembre 196430.

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L’action de Capelle s’inscrit dans une conjoncture marquée par des difficultés extrêmes pour le fonctionnement ordinaire de l’Éducation nationale, avec une crise de recrutement aiguë pour les instituteurs et les professeurs qui n’est que partiellement la conséquence de l’arrivée de générations très nombreuses à scolariser, une insuffisance de locaux, des syndicats d’enseignants très méfiants à l’égard du nouveau régime et de son personnel politique. Après le départ de Capelle, le secrétaire général du ministère de l’Éducation nationale, Pierre Laurent, a soutenu la poursuite de la mise en place de la carte scolaire.

29 Une procédure est mise en place en 1958 par le ministère pour classer selon leur urgence les projets de construction et d’aménagements d’établissements scolaires et préparer les rentrées scolaires, avec les commissions académiques de la carte scolaire31. Des groupes de travail départementaux, dont l’inspecteur d’académie est le rapporteur, sont chargés de faire des propositions d’ouvertures de classes et d’établissements. Celles-ci sont soumises à ces commissions puis au ministre (assisté jusqu’au milieu de 1964 par une commission nationale de la carte scolaire) qui prend les décisions. Les commissions académiques doivent aussi prévoir l’équipement scolaire dans le cadre de la préparation du quatrième Plan (1962-1965). À l’origine de cette procédure se trouve la direction de l’enseignement du second degré qui vise ainsi notamment à contrôler les ouvertures de cours complémentaires32. Un groupe nouveau d’inspecteurs généraux chargés de l’organisation scolaire (IGOS) est créé pour suivre l’évolution des implantations scolaires et le respect des consignes de l’administration centrale, et donc les travaux des commissions académiques. Au cours de l’année 1960, des instructions sont données qui définissent les effectifs minima et maxima de chaque établissement à créer (lycée, CEG, etc.), à partir d’une estimation de la population à desservir. Cette estimation doit s’appuyer sur le recensement de population de 1954 ainsi que sur la répartition attendue des effectifs sortant du système scolaire entre l’enseignement général et les enseignements techniques court et long.

30 Les ouvertures de CEG sont particulièrement nombreuses entre 1959-1960 et 1962-1963 : le nombre de ces établissements passe de 3 017 à 4 14533. L’examen des procès-verbaux des commissions académiques suggère que celles-ci n’ont pas toujours filtré dès 1961 les propositions d’ouverture de CEG34. Elles ont par contre examiné la création des GO et des GOD, qui ont souvent été l’amorce de CEG.

31 La procédure de définition de la carte scolaire est réorganisée en 1963 après la décision de création des CES. Des consignes, plus précises que les précédentes, mais aussi nettement différentes, sont données en mai 1963 : elles fixent les règles pour la détermination des secteurs scolaires et la localisation des CEG et CES qui assureront la scolarisation des enfants qui en relèvent35. Les objectifs sont définis à partir des anticipations du Plan pour la répartition de la population active et de la répartition attendue des flux à scolariser. Préparés par les inspecteurs d’académie et soumis ensuite à l’examen des commissions académiques, puis au ministère, les travaux de délimitation des secteurs et de définition des implantations des établissements de premier cycle sont menés à bien pour l’essentiel en 1963 et 1964, mais des révisions sont effectuées dans les années suivantes, notamment pour les zones en cours d’urbanisation36. Il ne faut sûrement pas surestimer la rigueur des prévisions statistiques qui justifient les propositions : la part à attribuer aux établissements privés est restée mal déterminée, et l’application des consignes nationales varie selon les inspecteurs d’académie. Ainsi, lors de la commission académique d’Aix-Marseille pour

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les Bouches-du-Rhône, il n’est pas prévu « d’apport de population extérieur ayant une grosse influence » avant 1970, alors que, pour les Basses-Alpes, en raison du nombre d’internes scolarisés en dehors du département, on avance une « importante augmentation prévue des effectifs dans un département qui paraît se dépeupler »37. En 1964, les effectifs du premier cycle dans les Bouches-du-Rhône atteindront cependant les effectifs attendus pour 1971. Bien que les consignes soient différentes avant et après la décision de création des CES, comme les prévisions d’évolutions et les données de base adoptées, les établissements ouverts avant 1963 dans les zones rurales se sont intégrés avec peu d’exceptions dans la carte issue des travaux de 1963-1964.

32 À partir de 1963, le contrôle de l’administration centrale sur les inspecteurs d’académie en matière d’implantation de CEG est plus strict, comme le montre le refus de certaines créations, les rectifications d’erreurs de prévision, volontaires ou non, dans les effectifs à scolariser, l’adoption des solutions proposées et négociées par les IGOS38. Ceux-ci interviennent de manière systématique pour les réalisations sur le terrain qui rencontrent des obstacles, et mènent des négociations avec les élus des collectivités locales. Les circonstances locales sont largement prises en compte dans les décisions : la plus ou moins bonne volonté des municipalités, les locaux préexistants ou la possibilité d’en obtenir, les caractéristiques des chefs d’établissements en poste (proximité de la retraite, qualités reconnues et services rendus antérieurement, etc.), les réseaux de transports, les réactions possibles de la population, et dans certains départements la concurrence de l’enseignement privé. Les inspecteurs d’académie semblent généralement plaider pour la pérennisation des établissements existants, en utilisant le même genre d’arguments. Ils ont également anticipé la suppression prévisible de certains petits lycées, ex-collèges modernes ou techniques hérités de la carte scolaire d’avant 1940, en prévoyant leur transformation ultérieure en CES : ce fut en effet le cas à Onzain (Loir-et-Cher) ou à Saint-Gaultier (Indre), mais non à Mirande (Gers) qui conserva un établissement de second cycle.

33 Les interventions d’élus, parfois relayées par les préfets, furent très nombreuses, y compris parfois auprès de la Présidence de la République, ce qui ne saurait surprendre39. Leurs succès expliquent quelques « anomalies » de la carte scolaire – par exemple dans les Côtes-du-Nord, la surcapacité de tel établissement et la création d’un CEG aux effectifs durablement faibles40. Les inspecteurs d’académie et les IGOS ont cherché à obtenir la coopération des communes, mais une partie d’entre elles, par exemple en Seine-et-Oise, n’ont pas répondu aux demandes qui leur étaient faites ; d’autres ont émis des vœux pour la création d’établissements, demandant plus souvent des CEG que des lycées. Les interventions des collectivités locales ont entraîné des dérogations au schéma défini a priori dans les grandes villes, et plus encore à Paris, en freinant la création d‘établissements autonomes et la mise en forme pédagogique de CES des premiers cycles de lycées des centres-villes. En dehors de ce cas, on ne découvre que peu de dérogations au schéma envisagé en 1963.

34 Les créations de CEG entre 1958 et 1964 – et donc avant la définition de la carte scolaire du premier cycle – ont été trop nombreuses pour que l’on ne s’interroge pas sur les conséquences effectives des travaux d’établissement de la carte scolaire41. L’examen d’un échantillon de départements, que distingue leur évolution démographique, la part de population rurale et le niveau de scolarisation en 1962-1963, conduit à des conclusions nuancées.

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35 On observe d’abord – les villes moyennes ou grandes laissées de côté – la rareté des disparitions d’implantations entre 1960 et 1970. Les premiers cycles de lycées existant en 1960 se sont toujours maintenus, le plus souvent en devenant autonomes. Très peu des CEG de 1960 ont été fermés : aucun ne l’a été dans les Côtes-du-Nord, la Dordogne, l’Indre, la Seine-Maritime ; deux l’ont été dans les Basses-Alpes, mais l’un d’eux a été fusionné avec une annexe de lycée située dans une commune voisine.

36 Dans les départements à la démographie déclinante et dont le taux de scolarisation en 6e était déjà élevé en 1962-1963 (comme les Basses-Alpes, le Gers ou les Côtes-du- Nord), la carte scolaire du premier cycle est presque complètement héritée de la période précédente. Mais si la politique de constitution de la carte scolaire n’eut pas de conséquence sur le choix des villes d’implantation, elle détermina par contre l’ordre des constructions nouvelles, l’affectation des locaux préexistants et, dans les villes importantes, l’implantation des CES ou CEG.

37 Dans les départements moyennement scolarisés, comme le Loiret ou la Meurthe-et- Moselle, les créations sont assez nombreuses après 1964 : huit CEG ont été ouverts dans des zones rurales dans le premier de ces départements, compensant d’ailleurs deux suppressions de CEG. Quelques-uns des groupes d’observation mis en place en 1960 ont disparu en 1970 sans donner naissance à des CEG ou des CES, et la procédure a donc conduit à des arbitrages, notamment à la frontière des départements.

38 Il en va de même pour ces départements peu scolarisés que sont la Dordogne et la Seine-Maritime. Le réseau d’établissements a été renforcé, plus tardivement dans le second de ces départements que dans le premier : dans la Dordogne, dix CEG ont été ajoutés aux quatorze préexistants ; en Seine-Maritime, vingt et une villes (en dehors de Rouen, Le Havre, Sotteville, Dieppe et Fécamp) disposent d’un premier cycle (CEG, lycée) en 1960, cinquante-six en 1969-1970 (CEG, CES ou GOD).

39 Enfin, dans les villes et les agglomérations urbaines importantes, l’offre scolaire a été restructurée. Le nombre d’implantations décline parfois par rapport à la période du début des années 1960 (par exemple quand deux CEG, un GO et deux premiers cycles de lycée ont donné naissance à trois CES, comme à Fécamp42), mais cela ne correspond pas à une diminution de l’offre de places, mais à la résolution de rivalités d’établissements. Dans le Val-d’Oise, département qui existe de manière autonome seulement à partir de janvier 1968, la constitution de la carte scolaire est également tardive, avec l’ouverture après 1970 de nombreux CES qui sont liés à une urbanisation extrêmement rapide43.

40 Dans tous les départements, des aménagements à la carte scolaire furent apportés ultérieurement, mais les modifications se firent sous l’autorité des recteurs et non de l’administration centrale. Une partie importante des constructions de locaux est postérieure à 1970.

Conclusion

41 La mise en place de la carte scolaire du premier cycle offre un argument à l’encontre de l’interprétation, avancée notamment par le démographe Alfred Sauvy et reprise ensuite par les administrateurs de l’Éducation nationale et trop souvent par les historiens, qui affirmait pour la période des années 1960 l’existence d’une « croissance spontanée » de la scolarisation, indice d’une « demande sociale » qui renverrait à la population, à ses aspirations de mobilité sociale, etc.44. On a vu ici que l’essentiel ne se trouve pas dans

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un développement spontané de la scolarisation, ni dans les actions des élus locaux ou des parents d’élèves, mais dans une politique d’État d’augmentation de la scolarisation, dont les justifications concernent l’avenir considéré à l’échelon national tel que se le représente une partie des dirigeants politiques – mais pas tous : pour le Premier ministre Georges Pompidou, la réforme du premier cycle n’était pas tellement urgente45 – et des hauts fonctionnaires en charge de celle-ci.

42 L’analyse de l’impulsion d’État dans le développement de la scolarisation des années 1960 a mis en évidence que l’uniformisation réglementaire des années antérieures était une pré-condition qui avait rendu efficaces les actions de l’échelon central du ministère au moment de la réforme de l’organisation scolaire qui met fin au système hérité de la fin du XIXe siècle. Trois autres éléments ont contribué à l’efficacité de l’action de l’État. Le premier, une conjoncture budgétaire favorable au niveau national et, au contraire, les faibles ressources des collectivités locales, concerne une courte période où prend place la création des capacités d’accueil dans le premier cycle de l’enseignement du second degré. Le second est la création et l’appropriation par l’échelon central de ces nouveaux instruments de gestion et de prévision que constituent des statistiques nationales et départementales sur la population. Enfin, le contexte difficile de fonctionnement de l’Éducation nationale, un déficit chronique de professeurs et de locaux qui rend nécessaire l’adoption de solutions d’urgence, a sans doute constitué un élément favorable, en évitant une focalisation de l’hostilité des personnels sur les seules mesures prises pour réaliser la réforme.

43 L’influence prééminente de l’administration d’État dans la définition de la carte scolaire des établissements du premier cycle du second degré au cours des années 1961-1967 s’inscrit dans des évolutions bien antérieures à la période où les principes d’organisation de cette carte ont été définis. Les bouleversements de l’organisation des filières scolaires, ainsi que les nécessités de constructions rapides et la maîtrise de la plus grande partie des ressources financières nécessaires, constituaient des avantages évidents de l’administration centrale pour imposer ses vues dans les négociations avec les collectivités locales – « cela ne pouvait être fait qu’à ce moment- là », m’a affirmé dans un entretien un ancien sous-directeur du ministère. Les demandes formulées par les responsables des collectivités locales montrent d’ailleurs que leurs raisonnements étaient, sauf exception, tributaires de l’organisation et des comportements de scolarisation attestés dans la période antérieure – par exemple dans le cas des demandes de CEG plutôt que de CES – et donc ne s’inscrivaient pas efficacement dans la politique de l’époque.

44 Dans le cas de la carte scolaire des établissements de premier cycle examiné ici, la première limite à cette influence de l’administration d’État tient aux acquis des périodes antérieures, c’est-à-dire à la carte scolaire qui est dans ce cas le produit d’une longue histoire. Il en va de même pour la carte scolaire des lycées d’enseignement général46. Comme sous la Troisième République pour l’implantation des établissements primaires supérieurs et techniques, une seconde limite aux décisions de l’administration centrale et de ses représentants sur le terrain, les inspecteurs d’académie et les IGOS, réside dans les interventions, ou même parfois simplement dans la présence, d’élus locaux politiquement influents, soit par leur proximité avec le personnel dirigeant, soit parce qu’ils dirigent et représentent des collectivités territoriales comme les très grandes villes ou les départements.

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45 Si la politique d’État de scolarisation tirait l’essentiel de ses justifications des travaux du Commissariat au Plan, le déclin après 1966 de l’influence de celui-ci sur les décisions gouvernementales ne s’est pas accompagné de l’abandon des raisonnements sur l’école qu’il avait introduits. La réorganisation des filières de scolarisation conformément à ceux-ci et la réalisation sur le terrain des capacités d’accueil ne constituaient cependant qu’une partie de la réforme. Un autre élément, la réforme pédagogique, n’existait alors que comme un projet à peine esquissé (notamment par Capelle). Le chantier est rapidement tombé en sommeil, mais on ne saurait s’étonner de ce que la prise de l’État sur la dimension matérielle de la scolarisation soit plus forte que celle qui porte sur les comportements de ses agents et de la population.

NOTES

1. Cet article, issu d’une communication au colloque « L’État et l’éducation, 1808-2008 », Paris, 11-13 mars 2008, s’appuie aussi sur des investigations postérieures dans les archives et précise donc la contribution initiale. Je remercie Jean-Pierre Briand de ses remarques critiques. 2. Une analyse d’ensemble de la politique scolaire et des évolutions de la scolarisation se trouve dans mon ouvrage L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010. 3. Pour une présentation synthétique de la perspective adoptée, voir Jean-Pierre Briand, Jean-Michel Chapoulie, « Une perspective d'ensemble pour l'étude de l'institution scolaire et du processus de scolarisation », Revue française de sociologie, vol. 34, n° 1, 1993, p. 3-42. 4. Très peu d’analyses ont été consacrées à la constitution de la carte scolaire et à ses évolutions dans les années 1960. Voir cependant les travaux sociologiques réalisés à l’époque dans le groupe de recherches dirigé par Viviane Isambert-Jamati, et notamment Monique Segré, École, formation, contradictions : de la réforme Berthoin- Fouchet à la réforme Haby, Paris, Éditions sociales, 1976 ; Lucie Tanguy, La carte scolaire, rapport de recherche, 1975, 121 p. 5. Indiquons, pour rappeler la complexité de la distinction entre établissements d’État et municipaux, que les locaux des établissements d’État sont généralement fournis par les villes d’implantation. 6. Voir, pour la période de l’entre-deux guerres, Jean-Luc Pinol, « Villes “riches” et villes “pauvres”. Les finances municipales de l'entre-deux guerres », Vingtième Siècle, n° 64, octobre-décembre 1999, p. 67-82 ; pour la période suivante et la complexité des relations entre les communes et l’État, voir Jean-Marie Pontier, « La Quatrième République », in Louis Fougère, Jean-Pierre Machelon, François Monnier (dir.), Les communes et le pouvoir de 1789 à nos jours, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 511-544, notamment p. 540-544. 7. Inventaire de 1947 in Archives nationales [désormais AN], F/17/17517.

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8. AN, F/17/17837. 9. AN, F/17/17837. 10. Bulletin officiel de l’Éducation nationale (abrégé dans la suite par BOEN), n° 42, 23 août 1945, p. 2950-2951. 11. Voir AN, F/17/17860. 12. Voir AN, AJ/16/8561. 13. BOEN, n° 21, 2 juin 1955, p. 1513-14. Voir aussi Pierre Benoist, « La gestion des lycées et l’évolution de l’administration centrale (1944-1986) » in Pierre Caspard, Jean-Noël Luc, Philippe Savoie (dir.), Lycées, lycéens, lycéennes. Deux siècles d'histoire, Lyon, INRP, 2005, p. 443-457. Le projet d’un statut de ce type existe avant 1940, selon un rapport au conseil de l’enseignement technique de 1932 (archives de Jean Locquin AN, 310/AP/47). 14. On peut suivre la lente avancée du projet dans un rapport conservé dans AN, F/ 17/17837. 15. Décret du 14 avril 1964, BOEN, n° 17, 30 avril 1964, p. 1068-1069 ; Décret du 28 septembre 1964, BOEN, n° 38, 15 octobre 1964, p. 2302. 16. Sur la construction des locaux, voir Antoine Prost, « Jalons pour une histoire de la construction des lycées et collèges de 1960 à 1985 », in Pierre Caspard, Jean-Noël Luc, Philippe Savoie (dir.), Lycées, lycéens, lycéennes…, op. cit., p. 459-478. 17. Jean-Charles Asselain, Le budget de l'Éducation nationale (1952-1967), Paris, Presses universitaires de France, 1969, p. 163-173. 18. L’Éducation nationale, n° 788, 28 mai 1966, p. 7. 19. Archives Marcel Abraham, AN, 312/AP/5. 20. L’analyse qui suit repose sur les Annuaires de l’Éducation nationale, éditions de 1946, 1952, 1960. 21. BOEN, n° 8, 20 février 1958, p. 618. 22. Voir Jean-Michel Chapoulie, « Une révolution dans l'école sous la Quatrième République ? La croissance de la scolarisation post-obligatoire, le Plan et les transformations des finalités de l'école », Revue d'histoire moderne et contemporaine, vol. 54, n° 4, octobre-décembre 2007, p. 7-38. 23. Jean-Michel Chapoulie, « Représentations de la main-d'œuvre, actions parlementaires et administratives : le développement de l'enseignement technique entre les deux guerres », Vingtième Siècle, n° 88, octobre-décembre 2005, p. 23-47. 24. Voir Alain Desrosières, « Éléments pour une histoire des nomenclatures socioprofessionelles », in Pour une histoire de la statistique, t. 1, INSEE, 1977, p. 155-231. 25. Rapport de la Commission de la main-d'œuvre, in Revue française du travail, n° 3, 1954, p. 154. 26. Voir Pour une histoire de la statistique, op. cit., 1977 ; Béatrice Touchelay, « L'INSEE, histoire d'une institution », in Jean-Pierre Beau, Jean-Guy Prévost (dir.) L'Ère du chiffre, Sainte-Foy, Presses de l'université du Québec, 2000, p. 153-187. 27. Informations Statistiques, n° 29-30, mai-juin 1961 ; n° 58, avril 1964. Pour 1958-1959, l’évaluation de la population scolarisable repose sur les effectifs des classes de CM2 de l’année précédente, faute de données meilleures. 28. BOEN, n° 40, 1er novembre 1960, p. 3293-3301.

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29. Selon un inspecteur d’académie, A. Davesnes – « Bilan du passé récent », Bulletin de l’association des inspecteurs d’académie, n° 4, novembre 1970, p. 2-5 : « M. Voisin, directeur général du second degré, après avoir déploré la misère des lycées et collèges nous donne le 5 mai 1962 ce conseil : “l’accroissement du taux de scolarisation dans les départements où il est déjà important ne doit être autorisé qu’avec une grande prudence, compte tenu des moyens dont nous disposons” ». 30. L’un des principaux collaborateurs de Capelle, Jean Ferrez, a donné un témoignage précis et suggestif des activités de Capelle et des siennes : Au service de la démocratisation. Souvenirs du ministère de l'Éducation nationale 1943-1983, Lyon, Service d'histoire de l'éducation, INRP, 2004. 31. Décret du 29 décembre 1958, BOEN n° 3, 15 janvier 1959, p. 6-7 ; voir aussi les Instructions du 7 octobre 1959 aux recteurs et préfets, BOEN, n° 31, 29 octobre 1959, p. 17-23. 32. Une note de Jean Ferrez semble à l’origine de cette création (AN, 19771180/8). 33. Jean Ferrez, Au service de la démocratisation…, op. cit., p. 79. Cette statistique sous- estime les ouvertures car des établissements voisins de garçons et de filles ont été fusionnés. 34. Voir dans AN, 19870170, une partie des procès-verbaux de ces commissions. 35. Circulaire du 3 mai 1963 sur la carte scolaire du 1 er cycle, BOEN, n° 19, 9 mai 1963, p. 1077-1087. 36. L’analyse qui suit s’appuie sur l’examen d’archives conservées alors au Centre des archives contemporaines des Archives nationales (CAC, Fontainebleau), aujourd’hui consultables à Pierrefitte, concernant les départements suivants : Basses-Alpes, Bouches-du-Rhône, Côtes-du-Nord, Dordogne, Gers, Indre, Loiret, Seine-Maritime, Val- d’Oise. J’ai regardé plus rapidement l’Aube, la Gironde, le Lot, la Mayenne, la Meurthe- et-Moselle, le Pas-de-Calais, les Deux-Sèvres et le Var. 37. AN, 19870170/1, Commission académique de la carte scolaire, séance du 25 octobre 1960. 38. Les dossiers envoyés à l’administration centrale sont conservés dans AN, 19770505. 39. Témoignage recueilli auprès de Guy Caplat, le 1er février 1987. 40. Les interventions de René Pleven, président du conseil général des Côtes-du-Nord, sont mentionnées dans AN, 19770505/157. Je m’appuie aussi sur le témoignage recueilli vers 1980 de l’inspecteur d’académie en poste dans le département en 1960-1968, corroboré par un témoignage plus tardif du secrétaire de l’académie. 41. Je n’ai pas trouvé de traces évidentes, dans les décisions prises pour les établissements de premier cycle, de l’intervention des commissions départementales de l’équipement et des conférences administratives régionales (deux organismes où siègent élus locaux et représentants de divers ministères) qui interviennent dans la préparation des plans régionaux : voir Monique Segré, École, formation, contradictions…, op. cit., p. 152-156. 42. Sur la situation en 1963, voir AN, 19770505/168. Une note de Ferrez à son supérieur qui accompagne un rapport d’un IGOS du 21 mai 1963, montre que l’administration centrale prend en compte la conformité des pratiques d’orientation à l’organisation prévue, en cherchant à éviter le passage direct des classes de fin d’études aux CET.

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43. Voir les indications données dans la seconde partie de la thèse de l’inspecteur d’académie, alors en poste dans le Val d’Oise, Jacques Effroy, L'inspecteur d'académie en résidence départementale. Hier, aujourd'hui, demain, doctorat d'État, Université de Paris 12, octobre 1985, p. 518-535. 44. Une des premières formulations se trouve dans Alfred Sauvy, « La situation démographique et le développement économique », in Encyclopédie pratique de l'éducation en France, publiée sous le patronage et avec le concours de l’Institut pédagogique national, Paris, SED, 1960, p. 1161-1162. 45. Voir ses remarques du 21 avril 1967 à Alain Peyrefitte, in Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, Paris, de Fallois/Fayard, t. 3, 2000, p. 390. 46. Les deux autres cas, ceux des lycées techniques et des collèges d’enseignement techniques (CET) mériteraient un examen détaillé, avec la prise en compte de l’état des emplois locaux présents ou à venir. Les créations de CET furent nombreuses dans certains départements après 1960. Sur le cas de la Moselle, voir Lucie Tanguy, Le Capital, les travailleurs et l'école : l'exemple de la Lorraine sidérurgique, Paris, Maspero, 1976. L’analyse de Monique Segré (École, formation, contradictions…, op. cit.), qui concerne les deux académies de Toulouse et Lille, est formulée dans des termes trop généraux pour permettre une compréhension des évolutions et semble sous-estimer les déterminismes institutionnels propres au système scolaire.

RÉSUMÉS

Les années 1960 correspondent à une conjoncture où les administrations centrales et les représentants locaux de l’État, ont rencontré peu d’obstacles pour créer le réseau d’établissements, les CES et les CEG, destinés à scolariser la tranche d’âge 11-15 ans. Un premier élément se trouve dans les mesures financières et réglementaires prises entre 1925 et 1959, qui ont assuré une large autonomie de l’État par rapport aux communes pour les décisions de création d’établissements. Second élément : l’implication, après 1955, du Commissariat au Plan dans la politique scolaire, a donné une impulsion au recueil de statistiques démographiques et scolaires et introduit des raisonnements en taux de scolarisation. À partir d’un échantillon d’une vingtaine de départements, les conséquences de cette conjoncture sur la carte scolaire des CES sont mises en évidence. De 1959 à 1963, les inspecteurs d’académie ont, comme précédemment, créé de nombreux CEG. L’impact des commissions de la carte scolaire en place après 1963 a été faible dans les départements très scolarisés où les implantations antérieures à 1963 des premiers cycles de lycées et des cours complémentaires (puis CEG) ont été pérennisées, ainsi que dans les grandes villes où la mise en place a été plus tardive, forte dans les départements à faible scolarisation prolongée ou en croissance démographique rapide.

During the 1960’s, central administrations and local representatives of the State met with few obstacles in creating the network of schools, CES (secondary schools) and CEGs (colleges of general education), intended for educating 11-15 year olds. A first reason for this is that the financial and regulatory measures taken between 1925 and 1959 provided the State with great autonomy vis-à-vis municipalities for deciding to create schools. A second reason is the State

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Planning Commission’s involvement in the educational policy, after 1955, which boosted the collection of demographic and educational statistics and introduced arguments in terms of school enrolment rates. The consequences of this conjuncture on the CES school map are illustrated through a sample of about twenty departments. Between 1959 and 1963, academy inspectors (chief education officers) offset up many new CEGs, like in the past. The impact of the school map commissions after 1963 was low in departments with high schooling rates, where first cycles of senior high schools and complementary lessons (and then CEGs) set up before 1963 were maintained, and in large cities where they were subsequently implemented, and strong in departments with low post-elementary schooling rates or undergoing rapid demographic growth.

INDEX

Mots-clés : Commissariat au Plan, réforme scolaire, politique scolaire, carte scolaire du 1er cycle Keywords : State Planning Commission, educative reform, school policy, first cycle school map

AUTEUR

JEAN-MICHEL CHAPOULIE Université de Paris 1

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Les statisticiens du ministère de l'Éducation nationale : évolutions d'un métier d'État (1957-2007) The statisticians of French ministry of education: development of a state profession (1957-2007)

Xavier Pons

1 Contrairement à l’image souvent véhiculée selon laquelle un État central fort serait très tôt amené à produire des statistiques, l’histoire du ministère de l’Éducation nationale français montre que la centralisation de cette production est récente1. Si de premières enquêtes sont lancées dès 1797, il faut attendre 1957 pour que soit créé au sein de l’administration centrale du ministère un service statistique à part entière2. Pendant cinquante ans, ce service – qui devient une direction d’administration centrale en 1987 – met en œuvre différents outils statistiques permettant d’informer la politique scolaire d’État. Plusieurs missions lui sont assignées tout au long de son histoire : centralisation puis gestion de l’appareil statistique du ministère3, évaluation du système éducatif, prospective et depuis 2006, contribution à l’analyse de la performance de l’action de l’État. Cependant, derrière les apparences – le caractère cumulatif des travaux statistiques et l’enchaînement vertueux des nouvelles techniques d’enquête –, le métier de statisticien ministériel a en fait profondément évolué en cinquante ans, donnant naissance à un univers bureaucratique fortement clivé. Comment caractériser les transformations de ce métier tout au long de la période ?

2 Notre hypothèse de départ est que ce métier n’évolue pas uniquement en fonction d’impératifs cognitifs (comment produire depuis une administration d’État une connaissance la mieux fondée possible ?) qui eux-mêmes dépendraient en partie de l’évolution de disciplines académiques (mathématiques, statistique, économie, etc.) et des technologies disponibles (mécanisation, informatisation, multimédia) ; mais aussi en fonction des enjeux bureaucratiques et politiques du moment (conquérir, défendre et promouvoir une compétence au sein de l’administration en tenant compte des besoins des décideurs). Notre seconde hypothèse est que les clivages au sein du groupe

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professionnel que constituent les statisticiens du ministère de l’Éducation nationale se sédimentent dans le temps plus qu’ils ne se succèdent et qu’ils peuvent ainsi être réactivés, en des termes nouveaux, à différentes périodes.

3 Cet article analyse ainsi, sur la base de différents matériaux présentés dans une partie méthodologique liminaire, l’évolution de l’organisation de la production statistique, des techniques et des méthodes utilisées, de la composition socio-professionnelle des statisticiens et des principaux clivages qui les opposent. La conjonction de ces quatre variables met en lumière une périodisation spécifique, mais aussi des configurations sociales4 différentes d’exercice du métier de statisticien ministériel, desquelles émergent des figures5 historiques de ce dernier.

Précisions méthodologiques

4 Cet article se fonde sur des matériaux recueillis au cours d’une thèse de doctorat de science politique sur l’évaluation des politiques éducatives en France6. Si ce travail ne portait pas d’emblée sur le métier de statisticien, l’enquête a révélé que nous ne pouvions pas comprendre les méthodes et les conceptions de l’évaluation mises en avant par les évaluateurs sans analyser les fondements de leurs identités professionnelles. Celles-ci étant fortement déterminées par la définition de leurs métiers initiaux sur lesquels est venue s’adosser leur mission nouvelle d’évaluation (métiers d’inspecteur, de statisticien, de chercheur, etc.), nous avons dû multiplier les méthodes de recherche pour comprendre leurs fondements historiques et leurs ressorts profonds.

5 Dans le cas des statisticiens, nous avons rassemblé de nombreux documents internes à l’actuelle Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), qui a repris en 1987, sous l’appellation de Direction de l’évaluation et de la prospective (DEP), les activités du service central des statistiques du ministère (notes internes, mémoires professionnels, programmes de travail annuel), ainsi que la littérature que ses membres ont pu éditer sur leur propre histoire7 et une archive nationale précieuse pour comprendre la période 1957-19658.

6 Nous avons eu recours également à 32 entretiens effectués auprès de statisticiens ou de leurs dirigeants : 4 furent consultés au Service d’histoire de l’éducation de l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP9, archives orales sur les « Témoins et acteurs des politiques d’éducation depuis la Libération ») et 28 furent réalisés auprès de membres passés et présents de la DEPP.

7 Enfin, la sociologie de ces membres se fonde sur l’analyse des 135 réponses à un questionnaire adressé en 2007 aux 502 chargés d’études ayant travaillé à la DEP(P) entre 1992 et 2007 et sur l’exploitation des annuaires du ministère. Les annuaires de l’Éducation nationale (années 1960, 1962, 1965, 1968, 1970 à 1975) et les annuaires détaillés de l’administration centrale du ministère (années 1976 à 1992) furent consultés à la mission des archives du ministère, 101 rue de Grenelle à Paris. Les annuaires de la DEP(P) furent obtenus directement auprès de la direction, pour ceux qui étaient encore en sa possession (années 1993 à 1998, 2001, 2002, 2004, 2006, 2007). Si ces annuaires constituent une source incomplète, ils contiennent des informations utiles sur le statut administratif des personnels, dont on peut déduire, à l’aide du questionnaire et des entretiens, des trajectoires professionnelles typiques10.

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I. Centraliser et produire : administrateurs et modernisateurs de la statistique (1957-1972)

8 Au début de l’année 1957, la production statistique évolue selon des intérêts dispersés, au sein d’au moins quatre organismes différents : le Bureau universitaire des statistiques, le Centre d’études et de recherches documentaires sur l’enseignement technique, le bureau statistique de la direction de l’enseignement secondaire du ministère et l’Institut national d’études démographiques. Du fait des premiers signes de « l’explosion scolaire », le besoin de statistiques et de prévisions sur les effectifs d’enseignants et d’établissements s’accroît. Un arrêté ministériel du 27 mars 1957 crée, sur la base du bureau statistique de la direction du second degré, le « Service technique de statistique scolaire ». L’enjeu est alors de centraliser la production de données au sein du ministère dans un contexte où « les bureaux compétents se [préoccupent] de dresser, chacun selon sa méthode, les statistiques des établissements qu’ils [ont] la charge d’administrer »11. Aussi le service intègre-t-il progressivement entre 1958 et 1963 les statistiques sur les enseignements primaire et technique. En novembre 1963, il fait partie d’un nouveau secrétariat général supposé coordonner les activités des directions du ministère. Son chef, Pierre Laurent, insiste plusieurs fois dans ses discours et notes de service sur la nécessaire centralisation des données et sur le monopole de l’usage du terme « statistique », réservé au Service central des statistiques et sondages (SCSS) tout juste créé en mars 196412.

9 Toutefois, cette centralisation reste inachevée en 1965. Les organismes mentionnés plus haut continuent à publier des statistiques sur le système scolaire. La centralisation des données n’est effective que pour les questionnaires d’établissements du second degré. Pour le premier degré, elle n’est réalisée qu’au niveau du département, le ministère ne centralisant que les synthèses des inspecteurs d’académie. Or celles-ci sont souvent courtes, générales, et de qualité inégale, les inspecteurs d’académie n’ayant en général ni le temps ni les moyens humains et techniques pour s’assurer de la généralité, de la solidité et de la cohérence des données recueillies. Par ailleurs, quand les interlocuteurs de l’administration du ministère (cabinet, Direction de l’aménagement du territoire, ministère de l’Économie et des Finances, Plan) ont besoin de données chiffrées, ils tendent à passer directement par les directions concernées et non par le service statistique compétent13, quand ils ne produisent pas eux-mêmes leurs données en s’adressant directement aux inspecteurs d’académie14.

10 Néanmoins, à partir de 1967, le développement de la mécanographie et l’acquisition d’ordinateurs IBM15 permettent au service d’augmenter et de diversifier sa production16. Auparavant, la statistique produite par le ministère était essentiellement descriptive et correspondait à « une activité administrative d’enregistrement de données diverses »17. Elle reposait principalement sur l’enquête de rentrée annuelle (envoi aux directeurs d’établissement d’un questionnaire de plusieurs pages accompagné d’une circulaire)18 exploitée de manière artisanale et elle concernait principalement les effectifs d’élèves et d’enseignants, les diplômes, et la situation matérielle et financière des établissements19. Désormais, les statisticiens du ministère peuvent traiter des échantillons de plus grande importance. Ils intègrent progressivement les enseignements de la théorie des sondages et des estimations : propriétés des estimateurs, plans de sondage, échantillons par quotas ou aléatoires.

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Dès 1964-1965, se développent les méthodes d’évaluation des effectifs attendus pour alimenter les projections du Plan sur les effectifs d’élèves et la construction d’établissements. Enfin, les progrès technologiques permettent de calculer plus finement les taux de scolarisation et de redoublement, et de constituer dès 1972 un panel d’élèves.

11 Ces transformations organisationnelles et méthodologiques bouleversent sensiblement la composition du service statistique. Avant 1964, ce dernier est essentiellement composé d’une quarantaine d’agents qui dépendent de l’Institut pédagogique national (IPN). Ces « petites mains »20 ont des statuts administratifs divers (agents ou assistants IPN, maîtres auxiliaires, dessinateurs, dactylographes). Leur travail concret consiste soit en des tâches purement administratives (secrétariat notamment), soit en des tâches de production toutes liées au support papier de l’époque (envoi des questionnaires par courrier, dénombrement et classement des fiches établissements, reprographie des enquêtes, présentation formelle des documents du ministère). Leur travail d’exécution est encadré par Raymond Pelle, ancien instituteur, ancien intendant et membre de l’administration centrale du ministère depuis 1953. Après 1964, cette composition évolue du fait de l’action de modernisateurs (par exemple Pierre Laurent, Gabriel Ducray, Alain Darbel, Maurice Febvay, etc.) qui, sous couvert d’un progrès technique nécessaire, s’appuient sur les recommandations du Commissariat général au Plan et sur leur expérience professionnelle (en général extérieure au secteur de l’éducation) pour restructurer le service statistique. L’impératif de faire passer ce dernier « d’un stade resté jusqu’ici artisanal à un stade industriel »21 et d’améliorer les prévisions d’effectifs implique un besoin croissant de personnes capables d’interpréter des données chiffrées. En conséquence, même si les effectifs globaux du service augmentent pendant la période (de 41 membres en 1963 à 96 en 1972), ses dirigeants se séparent progressivement entre 1964 et 1970 des administrateurs de la statistique pour recruter de plus en plus d’enseignants, de conseillers d’orientation et de contractuels ayant étudié les sciences sociales (sociologues, démographes, économistes). Les tout premiers administrateurs INSEE et ingénieurs informatiques arrivent dès 1969.

12 Ces évolutions suscitent différents clivages au sein du service. À ceux d’une organisation taylorienne classique, qui oppose une majorité de personnes exécutant des tâches répétitives à un encadrement limité ayant le monopole de l’activité intellectuelle de présentation des données, s’ajoute un clivage géographique. Les exécutants restent à Vanves, alors que les cadres sont plus fréquemment en relation avec l’administration centrale qui est rue de Grenelle à Paris. Ces derniers reprochent aux premiers de vivre en monde clos et de ne pas assez intégrer dans leurs pratiques professionnelles les impératifs, notamment gestionnaires, de la vie d’une administration. Ce clivage est redoublé d’un clivage politique. L’ouverture à de nouvelles catégories de personnels pratiquant les sciences sociales, qui ont tendance à se recruter par cooptation, et la persistance de plusieurs administrateurs peu qualifiés, se traduisent par le rassemblement au sein du service statistique d’individus de gauche dans un univers où les responsables administratifs, du fait de l’absence d’alternance politique, sont plutôt de droite. « Vanves » est ainsi fréquemment appelé le « Soviet » ou « les Rouges » par « la rue de Grenelle ». Exemple typique de la conjonction de ces clivages, le service statistique se met en grève le 30 mai 1968 pour condamner la « déviation politique » dans l’usage de ses travaux. Les grévistes prétendent que le « service a été essentiellement utilisé pour cautionner une certaine politique [et plus] pour “justifier” des décisions déjà prises que pour préparer celles-ci ». Ils regrettent

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que « les enquêtes statistiques [aient] été conçues dans une optique presqu’exclusive de gestion » et réclament que leur prise d’information soit fondée sur des « hypothèses de travail » claires, que le service ait plus de crédits pour financer des recherches académiques et que la statistique soit « reconnu[e] et défini[e] comme un instrument technique et scientifique »22. La grève annonce en cela un clivage ultérieur entre les partisans de l’indépendance scientifique et ceux qui souhaitent plutôt accompagner une action politique.

II. Rationaliser la production : les statisticiens de Vanves et les autres (1973-1987)

13 À partir de 1973, l’organisation de la production statistique connaît un premier mouvement de rationalisation. Le mandat du service23, tout comme sa position au sein du ministère24, sont plus précis. En termes de structures, le service est constitué entre 1973 et 1982 de quatre pôles majeurs qui confirment la tendance à la centralisation de la production statistique : un pôle chargé de gérer le système informatique du ministère, un pôle consacré à l’informatique de gestion, un pôle d’études lié à la rationalisation des choix budgétaires (RCB) et un pôle qui sera progressivement chargé de l’évaluation du système éducatif. Ces pôles intègrent plusieurs départements nouveaux au fur et à mesure de l’évolution de l’informatique de gestion et de la problématique de l’évaluation. Ils sont réorganisés en 1982, puis en 1985. Deux grandes sous-directions apparaissent clairement : une « sous-direction de l’évaluation du système éducatif » (SDEVA) et une « sous-direction des enquêtes statistiques et des études » (SDESE). Cette dernière, dirigée par un administrateur de l’INSEE, concentre en treize bureaux toutes les activités de production et d’exploitation des enquêtes statistiques.

14 En termes de gestion du personnel, les statuts administratifs des contractuels recrutés en urgence au cours de la période précédente pour faire face à l’impératif de production sont harmonisés. Claude Seibel, administrateur INSEE à la tête du service de 1973 à 1982, négocie avec cet institut le détachement de certains de ses personnels dans le service pour une période de trois ans. Leur nombre croît de façon régulière au cours de la période (de 3 en 1973 à 12 en 1987). À l’exception des administrateurs INSEE chefs de département, il s’agit principalement de jeunes femmes. Tous travaillent au sein de la SDESE, sauf Claude Seibel qui dirige le service et le département de l’évaluation. Enfin, selon ses besoins, le service statistique a recours aux compétences de quelques professeurs du secondaire et de conseillers d’orientation, dont certains viennent de l’Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle (INETOP).

15 Mais c’est surtout en termes de méthodes et d’outils statistiques que les changements sont les plus probants. Deux panels d’élèves sont mis en œuvre en 1972-1974 et en 1978. Les informations recueillies permettent aux statisticiens d’étudier les effets d’actes plus pédagogiques comme le redoublement25 et de lancer les premières évaluations de masse des acquis des élèves dès 1974 (celles-ci ont lieu pratiquement chaque année à partir de 1979). En 1975, Denis Meuret, alors chargé d’études, met en place dans l’académie de Toulouse les premiers tableaux de bord des établissements qui sont généralisés en 1978 à toutes les académies. En 1976, le service expérimente en collaboration avec les économistes de l’Institut de recherche sur l’économie de l’éducation (IREDU) le

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chiffrage d’un compte de l’éducation pour l’année 1971. En 1982, les premières enquêtes d’insertion sociale et professionnelle des élèves sept mois après leur sortie du système éducatif voient le jour. Elles sont généralisées à l’ensemble des académies en 1986. L’introduction de la micro-informatique au ministère en 1985 permet la création d’une première base informatique de gestion des élèves du second degré (Scolarité)26. En 1986, le service met au point, sur la base des matrices de flux calculées à la fin des années 1960, un premier modèle de prévision des effectifs (modèle BERSI) qui permet d’estimer les besoins en enseignants du second degré.

16 Toutefois cette rationalisation présente deux limites. D’une part, elle dépend grandement d’un contexte politique plus ou moins porteur, et de la capacité des statisticiens à traduire les impératifs de leur production conformément aux intérêts des décideurs du moment. Si le début des années 1970 constitue une période favorable (sensibilité au besoin de statistiques du ministre Joseph Fontanet, premières influences internationales et débuts de la RCB qui permet au ministère de recruter plusieurs chargés d’études formés aux sciences économiques), il faut toute l’ingéniosité de Claude Seibel pour que le soufflé ne retombe pas dès 1974. Ce dernier parvient à convaincre le ministre René Haby de l’utilité d’accompagner la réforme du collège unique par la mise en œuvre d’évaluations des acquis des élèves pour mesurer le degré de maîtrise des nouveaux programmes. Aussi, après son départ, le service statistique se replie-t-il sur une activité essentiellement gestionnaire conformément aux commandes politiques qui lui sont adressées. La situation éminemment politique de 1986 relance les activités des statisticiens, ceux-ci étant incités à alimenter en projections statistiques ce qui deviendra le « Plan pour l’avenir de l’Éducation nationale » présenté le 15 décembre 1987 par René Monory. D’autre part, l’activité du service est fortement segmentée. La mise en place des nouveaux outils mentionnés plus haut implique pour chaque division de se spécialiser pour accumuler les données et les compétences nécessaires. Les chargés d’études du service ne savent pas toujours exactement ce que font leurs collègues émanant d’autres bureaux (certains ignorent par exemple que le ministère fait des études RCB) et le développement des premiers travaux d’évaluation se fait en marge de l’activité du service statistique de Vanves27.

17 Dans ce contexte, de nouveaux clivages apparaissent au sein du groupe professionnel. Le premier oppose les producteurs aux utilisateurs de données. À bien des égards, il est la nouvelle traduction du clivage taylorien de la période précédente entre exécutants et cadres administratifs, mais dans un contexte de développement des techniques statistiques. Les utilisateurs sont ceux qui exploitent les enquêtes. Ils ont généralement un profil sciences sociales au sens large, d’enseignants, de conseillers d’orientation ou d’administrateurs INSEE. Les producteurs prennent des visages différents selon les cas. Parfois il s’agit des ouvriers chargés de surveiller les outils mécanographiques, parfois des informaticiens responsables de l’informatique de gestion. Le plus souvent, il s’agit des administrateurs chargés de la saisie, de l’envoi des questionnaires, ou de l’impression des tableaux et graphiques. Les producteurs reprochent aux utilisateurs de ne pas s’abaisser à participer à la dure besogne de la production statistique (passation des questionnaires, constitution et de vérification des bases de données) et de s’en tenir à la partie noble et valorisée (exploiter les résultats de l’enquête et les publier dans une étude). Les utilisateurs prétendent que penser ainsi revient à ignorer la difficulté de l’interprétation des données. Ils s’indignent de ce que les producteurs de données usent toujours de cet argument pour justifier des augmentations de salaire28. Ils leur reprochent parfois de ne pas assez tenir compte dans la mise en œuvre de l’enquête

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statistique des impératifs de l’étude qui sera faite en aval de leur travail29. Un deuxième clivage oppose les défenseurs d’une statistique scientifique et les autres. Les premiers défendent une production rigoureuse et une interprétation objective des données. Cette dernière implique selon eux de prendre le temps de recouper et d’analyser les données et de ne pas s’aventurer dans des propos normatifs. Les seconds composent un groupe hétérogène. Il peut s’agir du producteur de données peu scrupuleux, du chef de service qui veut tordre les conclusions d’une enquête selon la modernité du moment ou du chargé d’études « politique ». Le « politique », c’est celui qui doit sa place à des réseaux particuliers, celui qui comprend « trop » bien les impératifs politiques du cabinet en place ou celui qui n’ose pas défendre une vérité statistique déplaisante. Ce clivage recoupe parfois des considérations statutaires qui renvoient à des trajectoires professionnelles différentes (les « INSEE » d’un côté, les statisticiens du ministère au sens strict de l’autre). Il recoupe également le clivage entre les statisticiens de la « SDESE » et les membres de la « SDEVA ». La position des premiers à l’égard de l’évaluation est ambiguë. Si cette dernière repose parfois sur des méthodes statistiques élaborées (usage de modèles psychométriques par exemple) et constitue en cela une activité noble, elle comporte un risque – celui d’associer le service à l’entreprise de modernisation de l’administration et à la prise de décision politique – et donne parfois lieu à des productions trop « littéraires ». Une fois encore, la coupure géographique a pour effet de consacrer ces antagonismes. Enfin, les considérations politiques de la période précédente sont toujours présentes, qu’il s’agisse du clivage droite/gauche très prégnant au tout début des années 1980 ou de l’opposition aux « soixante-huitards » contestataires30.

III. Produire pour tous : les statisticiens du miroir (1987-1997)

18 Le mouvement de rationalisation de la période précédente aboutit en février 1987 à la création de la Direction de l’évaluation et de la prospective (DEP)31, qui s’impose comme un interlocuteur clé du cabinet et devient l’acteur central de la nouvelle politique d’évaluation lancée par le ministère en 198932. Les statisticiens s’invitent dans de nouveaux débats sur le redoublement, le niveau des élèves, l’effet établissement ou l’effet de la réduction de la taille des classes. Ils représentent la France dans diverses organisations internationales33. À partir de 1990, la DEP a pour ambition d’être une interface légitime entre les décideurs politiques, l’administration du ministère, la recherche académique et les médias. La statistique et l’évaluation doivent contribuer à structurer le débat public et piloter le système éducatif en produisant « l’effet miroir »34. La DEP se lance alors dans une politique active de communication de ses travaux. La direction fait des conférences de presse après chaque enquête d’envergure. Elle édite plusieurs publications à grand tirage : les Notes d’information (une quarantaine par an en moyenne), les Dossiers de la DEP (entre 4 et 10 par an depuis le premier numéro de 1989), L’état de l’école lancé en 1991 (45 000 exemplaires par an) et Géographie de l’école lancée l’année suivante (même tirage). La DEP multiplie également les commandes effectuées auprès de chercheurs dans le double objectif de contrebalancer le poids des cabinets privés dans la part de son budget consacrée à ces commandes et de structurer la production de connaissances scientifiques sur le système éducatif. L’analyse de l’évolution de ce poste de dépenses depuis 1967 révèle que la

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période 1988-1997 est la seule où l’on voit augmenter en tendance et le volume global du budget (entre 463 000 F et 1 891 000 F selon les années) et le nombre d’études (entre 17 et 43 selon les années)35.

19 Cette politique s’accompagne d’une hausse, sensible par rapport aux périodes antérieures, des effectifs de la direction qui se stabilisent à partir de 1992 autour de 220 personnes. Dans la mesure où celle-ci contrôle peu son recrutement (le nombre de postes ouverts étant décidé au niveau du ministère et en fonction des statuts administratifs en vigueur), la répartition des effectifs entre ces différents statuts est globalement stable. Toutefois, deux catégories de personnel voient leur importance augmenter, confirmant ainsi un besoin accru de compétences techniques et scientifiques. Du fait de la titularisation de nombreux contractuels en 1990, la proportion d’ingénieurs d’étude ou de recherche augmente de 13,1 % en 1992 à 15,2 % en 1997. Au cours de la même période, celle des personnels de l’INSEE passe de 8,1 % à 11,4 %. Aux yeux de ces derniers, la DEP apparaît en effet comme un service statistique ministériel dynamique, compétent et représenté par un directeur sensible aux impératifs de la raison statistique, et par ailleurs issu du même institut.

20 D’un point de vue méthodologique, la DEP met en œuvre pendant cette période plusieurs outils statistiques en direction de l’administration et des enseignants (panel d’élèves en 1988, systématisation des évaluations CE2-sixième à partir de 1989, chiffrage d’un compte de l’éducation en 1990 pour la période 1974-1988, base centrale de pilotage en 1991, évaluation diagnostique à l’entrée en seconde en 1992, généralisation du système Scolarité en 1993, indicateurs de valeur ajoutée des lycées en 1994), des usagers (publications, base centrale des établissements) et de la recherche (panels de 1989, 1995 et 1997, relance des évaluations bilans à partir de 1995), qui contribuent à asseoir sa réputation d’interlocuteur objectif et légitime. La mise en place d’applications Windows en 1991, le passage à la messagerie électronique pour tous en 1992, la création en 1994 d’un Centre informatique d’aide à la décision (CISAD) et le développement des premières applications Web en 1995 améliorent par ailleurs l’efficacité et la coordination du travail des statisticiens. Du point de vue des techniques statistiques utilisées, le début des années 1990 est marqué par une mention plus fréquente, dans les publications, d’analyses de régression et d’analyses factorielles, même si la statistique produite reste essentiellement descriptive et vise à classer les phénomènes observés dans des catégories neutres utiles aux décideurs36.

21 Ce contexte fait évoluer les clivages internes au groupe professionnel. Les statisticiens sentent que leurs revendications méthodologiques sont prises en compte et même défendues auprès du cabinet. Les différents chantiers ouverts par la direction les stimulent et celle-ci gagne en notoriété. Ils ont l’impression de contribuer au débat public en produisant des constats scientifiques qui structurent ce dernier. En termes de clivages, il s’agit moins d’opposer de façon binaire des statisticiens scientifiques avant tout à des statisticiens plus politiques que de se positionner sur l’échelle du constat le plus juste. Un nouveau clivage apparaît ainsi entre, d’un côté, les personnels de l’INSEE en détachement pour trois ans (parfois plus dans le cas des chefs de bureau), de plus en plus nombreux et globalement mieux formés à la maîtrise des outils statistiques, et de l’autre, les statisticiens du ministère, notamment ceux de Vanves, qui sont en général en poste depuis plusieurs années et qui ont la mémoire de l’institution. En entretien, les premiers évoquent leurs difficultés à s’insérer dans un univers administratif qui est cloisonné, qui fonctionne sur le mode de l’évidence et où chaque bureau, voire chaque

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individu, a développé ses habitudes et ses pratiques statistiques qu’il suppose connues de tous, étant donné son ancienneté. Ils s’interrogent également sur la pertinence de certains choix méthodologiques et regrettent que leur plus-value en termes de statistiques soit parfois mal vécue par les seconds. Ces derniers, qui se sont habitués à voir venir des personnels INSEE voulant tout changer en trois ans avant de devoir repartir, insistent sur le fait qu’un constat objectif et utile au débat public ne se fonde pas que sur une technique statistique ardue mais suppose une connaissance fine de l’institution. La technique n’est qu’un moyen et non une fin en soi pour eux37. De même les clivages politiques évoluent. Il s’agit moins d’affirmer des convictions partisanes dans un contexte de cohabitations et de changements de plus en plus fréquents des équipes ministérielles que de veiller à ne pas faire de la DEP une agence de communication pour le ministre. C’est la crainte de certains statisticiens, de Vanves notamment, à l’arrivée de Claude Thélot. L’idée que l’évaluation et la production statistique doivent aider au débat public suscite quelques réticences et des craintes parmi les statisticiens soucieux avant tout du caractère objectif et scientifique de leurs travaux. Le clivage entre la SDESE et la SDEVA, entre une production scientifique autonome et une évaluation liée au politique, entre Vanves et la Rue de Grenelle s’en trouve réactivé. À chaque fois qu’ils présentent un nouvel outil statistique, les statisticiens doivent sans cesse faire la démonstration de leur autonomie scientifique auprès de leurs partenaires. Le clivage apparaît également quand il s’agit de gérer les publications des statisticiens. Celles-ci sont toutes soumises à l’aval de la hiérarchie, du chef de bureau jusqu’au directeur de cabinet. La présentation de certains chiffres ou la formulation de certains constats sont parfois objets de négociations entre les chargés d’études et les différents niveaux hiérarchiques dont la volonté de défendre la raison statistique aux dépens des impératifs politiques est inégale selon les cas.

IV. Contrôler la production : la fin des statisticiens du miroir ? (1997-2007)

22 La dynamique impulsée par la DEP dans les années 1990 s’arrête avec l’arrivée de Claude Allègre à la tête du ministère en juin 1997. Ses positions scientifiques personnelles sur la statistique (pseudoscience non expérimentale, pour ce géochimiste de renom) et politiques sur l’évaluation (qu’il entend externaliser auprès d’une agence indépendante composée principalement de chercheurs sur le modèle du Conseil d’analyse économique créé par le Premier ministre en juillet 1997) le conduisent à profondément réorganiser la direction. Rebaptisée, celle-ci intègre une « sous-direction des constructions et du développement régional » inédite dans son histoire. L’évaluation ne disparaît pas complètement mais est reléguée au rang de « mission » dont les activités doivent être programmées et encadrées par un « Conseil de l’évaluation » placé auprès du directeur et composé de chercheurs (comme Philippe Meirieu ou Christian Baudelot), sous la direction d’un inspecteur pédagogique régional. Au cours de la période suivante (2000-2006), les responsables de la direction s’attachent à la reconstruire et à revaloriser la mission d’évaluation. Il faut de nouveau publier, relancer les travaux avec les chercheurs, ouvrir l’accès aux données aux différents partenaires, raffermir les relations avec les autres directions. La DEP et la SDEVA reprennent en 2003 leur appellation d’origine. En 2004, la direction s’invente une tradition et célèbre, non sans reconstruire l’histoire, ses quarante ans d’existence38. À

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quelques exceptions près, les acteurs qui font l’évaluation du système éducatif depuis 30 ans sont invités à débattre du pilotage du système éducatif. Toutefois, ces actions sont laissées en suspend à la fin de l’année 2006. La mise en œuvre de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) entrant en vigueur le 1er janvier 2006 suppose de réorganiser le ministère. Un secrétariat général est créé aux côtés d’une direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO). Celui-ci intègre les directions techniques, dont la DEP, qui voit son influence sur le cabinet s’éloigner. La LOLF suppose de revoir l’organisation interne de ce qui, cinq mois après, devient la DEPP pour que son dialogue avec la DGESCO soit plus efficace.

23 Ces aléas politiques (quatre réorganisations de la direction en dix ans) ont pour conséquence directe de rendre incertaine et discontinue la production statistique. Pendant la période Allègre, les statisticiens se concentrent sur l’exploitation des enquêtes en cours et la production de données usuelles sur le fonctionnement du système éducatif. Le nombre de commandes à l’attention des chercheurs est divisé par deux (37 en 1997, 20 en 1998). Le nombre d’évaluations publiées par an passe de 29 en 1997 à 10 en 200039. En 1998, la direction perd un appel d’offres pour participer à la conception de l’enquête PISA40 lancée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les outils mis en œuvre à la période suivante consistent plus en la synthèse et le perfectionnement d’outils existants qu’en innovations méthodologiques majeures. Les statisticiens refondent les indicateurs de performance des établissements du second degré en 2001-2002 et relancent les évaluations bilans en 2003. Ils diffusent plus largement leurs travaux grâce aux nouvelles technologies (mise en ligne des publications en 2001, mise en ligne de la base ACCADEMIA en avril 2003). Ils proposent de nouvelles publications comme Regards sur le système éducatif (lancé dès 1998) et les Notes d’évaluation (à partir de septembre 2003). Cette entreprise de synthèse et de rationalisation de l’existant est favorisée par les activités du Haut conseil de l’évaluation de l’école et l’organisation en 2004 du débat sur l’avenir de l’école auxquelles les statisticiens sont étroitement associés. Enfin, l’application de la LOLF en 2006 implique de réduire le nombre d’indicateurs existant et d’en produire de nouveaux, donc de repenser leur construction et leur signification.

24 On retrouve ces aléas dans la composition de la direction qui, globalement, est moins stable que précédemment. La politisation de son activité sous le ministère de Claude Allègre se traduit par une baisse du nombre de personnels INSEE désireux d’y être détachés pour trois ans. Leur proportion passe de 11,6 % en 1998 à 9,3 % en 2001. Les années de reconstruction se traduisent par l’augmentation entre 2001 et 2005 de la part de contractuels (de 12,9 % à 16,4 %), d’ingénieurs d’étude ou de recherche (de 16,2 % à 19,5 %), d’administrateurs INSEE (dont la proportion remonte à 12,8 % en 2005) et de professeurs du secondaire (de 8,7 % à 11,1 %), dont l’accroissement est lié à la relance des évaluations bilans des résultats des élèves en fin de troisième. La part de ces différentes catégories diminue légèrement depuis 2005.

25 Dans un tel contexte d’incertitudes politiques sur le devenir et les missions de la direction, on assiste à une lutte de territoires administratifs qui concrètement se manifeste par la réactivation de multiples clivages. Certains sont anciens comme celui du « Soviet de Vanves »41 ou celui entre producteurs et utilisateurs des données. Ce dernier réapparaît par exemple avec la gestion de certaines publications. Historiquement, les Notes d’information (NI) sont les plus anciennes, les Notes d’évaluation (NE) datant de 2003. Mais la distinction entre elles, tout comme les critères de

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publication dans chacune d’elle, ne sont pas clairs aux yeux de nos interlocuteurs. Des personnes n’appartenant pas à la sous-direction de l’évaluation mais produisant une étude originale et utile au pilotage du système éducatif peuvent voir leur travail publié dans une NE. A l’inverse certaines publications des bureaux d’évaluation se font dans des NI. Ce flou est à l’origine d’une nouvelle polémique au sein de la direction entre les producteurs et les utilisateurs de données, les premiers publiant plutôt dans les NI et les seconds dans les NE. Plus globalement, chaque segment professionnel s’étonne de ne pas voir mieux pris en compte ses intérêts. Les administrateurs de l’INSEE font part en entretien de leur étonnement quant au fonctionnement de la direction à leur arrivée, en vase clos et sur le mode de l’implicite, et regrettent de ne pas être plus sensibilisés par leurs nouveaux collègues expérimentés aux enjeux et aux problématiques éducatives du moment. Les incertitudes de la fonction évaluation au ministère réactivent aussi les clivages entre les statisticiens et les évaluateurs. Ces derniers se plaignent de ce qu’il n’existe pas un vrai « métier » d’évaluateur comme il existe un métier de statisticien alors que leur activité nécessite de constamment se remettre en question et d’utiliser des techniques que même les administrateurs INSEE ne maîtrisent pas toujours (comme la psychométrie). Enfin la période est marquée par un clivage politique entre les tenants de l’effet miroir et ceux, nommés plus récemment à des postes de cadres, qui veulent que les statisticiens concourent à la formulation de jugements normatifs sur le fonctionnement du système éducatif. Les premiers insistent sur la nécessité de se cantonner à un constat objectif des faits. Les seconds souhaitent que les chargés d’études aident à la décision politique en fournissant un avis éclairé et qu’ils communiquent mieux sur leurs travaux.

Conclusion

26 Au total, de 1957 à 2007, selon les impératifs politiques et administratifs du moment, mais aussi les progrès technologiques et méthodologiques, les statisticiens du ministère sont alternativement perçus comme de simples producteurs de données administratives au service de l’action de l’État, des chargés d’études autonomes produisant un savoir le plus scientifique possible ou des experts supposés aider au pilotage du système éducatif. Émergent ainsi, au cours de la période, diverses figures de ce métier qui sont toutes liées à des configurations sociales et historiques spécifiques (les « administrateurs » et « modernisateurs » de la statistique, les « statisticiens de Vanves » et les « statisticiens du miroir ») et dont l’affirmation donne naissance à un univers administratif et professionnel fortement clivé. Il reste alors à déterminer dans quelle mesure la statistique scolaire, science d’État relativement ancienne42, contribue à façonner des « esprits d’État », donc si sa force performative éventuelle rencontre, et avec quelle efficacité et selon quels processus, les structures cognitives des acteurs du système scolaire, dès lors enclins à accepter cet outil particulier, et politique, de construction et de classement des réalités sociales43.

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NOTES

1. De nombreux éléments factuels à l'origine de cet article ont déjà été exposés en anglais, selon une approche théorique différente, dans une contribution au volume 12, n° 1, de la revue European Educational Research Journal. 2. Jean-Noël Luc, La statistique de l'enseignement primaire. 19e-20e siècles. Politique et mode d'emploi, Paris, INRP/Economica, 1985, 242 p. 3. Plusieurs bureaux au sein de cette administration – leur liste précise varie selon les périodes – composent le « service statistique ministériel » de l'Éducation nationale et participent ainsi du « service statistique public » coordonné par l'Institut national des statistiques et des études économiques (INSEE) selon les termes de la Loi n° 51-711 du 7 juin 1951, plusieurs fois modifiée. 4. Au sens de Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Agora Pocket, 1991, 222 p. 5. Ce terme ne désigne pas ici une personnalité marquante mais une forme, emblématique d'une période, prise par le métier de statisticien, donc le produit d'une configuration sociale et historique donnée. 6. Xavier Pons, L'évaluation des politiques éducatives et ses professionnels. Les discours et les méthodes (1958-2008), Paris, Institut d'études politiques, 2008, 961 p. 7. INSEE, Pour une histoire de la statistique, Paris, INSEE, t. 1, 1977, 593 p. ; INSEE, Pour une histoire de la statistique, Paris, INSEE, t. 2, 1987, 969 p. ; Pierre Fallourd, Annie Deruelle, Raymond Pelle, Système d'information et planification de l'éducation en France. t. 1, Paris, MEN, 1990, Rapport non publié remis à l'IIPE de l'UNESCO ; DEP, Le pilotage du système éducatif. Enjeux, outils, perspectives, Paris, DEP-MENSR, 2004, 122 p. 8. M. Bertrand, M. Febvay, M. Kahn (1965), Rapport sur l'information statistique au Ministère de l'Éducation nationale, rapport du Comité national d'enquête sur le coût et le rendement des services publics, mars 1965, 70 p., AN, 19790742, art. 17, rapport n° 271. 9. Aujourd'hui remplacé par l’Institut français de l'Éducation (ENS de Lyon). 10. Pour plus de précisions méthodologiques, voir notre thèse (p. 895-961). 11. AN, 19790742, p. 6. 12. Philippe Bongrand, Je t’aime… moi non plus. Éléments pour une histoire des rapports entre la réforme de l’enseignement et les sciences humaines et sociales 1959-1968, Paris, Rapport à la Fondation Charles de Gaulle, Juin 2007, 73 p. 13. AN, 19790742. 14. Philippe Bongrand, Je t’aime… moi non plus..., op. cit. 15. International Business Machines. 16. Ils impliquent aussi pour le service d'être localisé dans de plus grands locaux à Vanves, au sud de Paris. 17. Alain Desrosières, La politique des grands nombres, Paris, La Découverte, 2000, p. 21. 18. AN, 19790742. 19. Jean-Pierre Briand, Jean-Michel Chapoulie, Henri Peretz, « Les statistiques scolaires comme représentation et comme activité », Revue française de sociologie, vol. 20, 1979, p. 669-702 ; Jean-Noël Luc, La statistique de l'enseignement primaire..., op. cit.

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20. Entretien avec un chargé d'étude de la DEPP. 21. AN, 19790742, p. 2. 22. Les citations sont tirées du texte adopté par l'assemblée générale du personnel en grève du 30 mai 1968 que nous nous sommes procuré au cours d'un entretien. 23. « Le [service statistique] est responsable de la production, du contrôle et de l'analyse des informations statistiques nécessaires à la conception et la mise en œuvre de la politique éducative d'une part, et de la gestion du système éducatif d'autre part. Il a la responsabilité de la politique des applications informatiques aux tâches de gestion du ministère ; il doit également préparer un programme de modernisation de la gestion déconcentrée, enfin, mettre en œuvre des méthodes d'évaluation des résultats des actions d'éducation et de formation » (Annuaire de l'administration centrale, 1975, p. 67). 24. Après la disparition du secrétariat général et un éphémère passage sous l'égide d'une « Direction de la prévision » (1972-1973), le service devient un service central autonome se positionnant dans l'organigramme du ministère comme un interlocuteur des directions pédagogiques et du cabinet, au-dessous cependant des autres directions techniques. 25. Claude Seibel, « Genèses et conséquences de l'échec scolaire : vers une politique de prévention », Revue française de pédagogie, n° 67, avril-mai-juin 1984, p. 7-28. 26. Pierre Fallourd, Annie Deruelle, Raymond Pelle, Système d'information et planification de l'éducation en France..., op. cit. 27. Xavier Pons, L'évaluation des politiques éducatives et ses professionnels..., op. cit. 28. « Il y a une grande ambivalence à l'égard de la fonction étude. D'un côté les gens qui ne font pas des études, la majorité, sont un peu envieux des gens qui font des études qui sont censés faire le travail intéressant alors qu'eux font le pénible et modeste travail de production, parce qu'ils n'ont jamais fait d'études en fait sinon ils verraient le côté déplaisant à faire des études. Donc il y a ça, et ils ont toujours tendance à ce que cela joue comme phénomène compensatoire pour leur carrière. Un tel fait des choses hyper intéressantes, il fait des études, moi j'ai les mains dans le cambouis, donc je suis plus méritant que lui si vous voulez » (entretien avec un chargé d'études de la DEPP). 29. « Jusqu'à ce moment-là [le milieu des années 1980], on était tributaire des informaticiens à qui on passait commande pour un tableau. Huit jours après on recevait le tableau : “ah non, ça nous plaît pas”. Et puis on renvoyait ou on laissait tomber de guerre lasse. Donc ça limitait toute inventivité dans les analyses qu'on pouvait faire. On était totalement limité à l'avance par les sorties qu'on pouvait faire d'une enquête. Donc en fait, c'était totalement routinisé. Point » (entretien avec un chargé d'études de la DEPP). 30. « Il y a quelque chose de fondamental dans l'histoire de notre génération, plus de gauche. C'est qu'on a avec 1981 vu arriver dans des sphères de pouvoir des gens qu'on connaissait. […] Donc cette sphère du pouvoir tout à coup devenait plus proche et devient des gens avec qui on pouvait parler. Par rapport à une période où on avait des gens totalement étrangers, totalement hostiles et d'un univers culturel totalement différent. Tout à coup, il n'y a plus cette barrière totale de génération et surtout d'univers culturel. [...] C'est des gens qui arrivent avec un autre background. Il y a plus d' “intellectuels”. Il y avait plus de profs. Pour nous ça change la perception qu'on a des relations avec le pouvoir. » (entretien avec un chargé d’études de la DEPP). 31. Décret 87-83 du 10 février 1987.

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32. Xavier Pons, L'évaluation des politiques éducatives et ses professionnels..., op. cit. 33. La DEP participe activement à la création des indicateurs comparatifs sur l'enseignement de l'OCDE (projet INES) et représente la France à partir des années 1990 au sein de l'IEA (Association for the Evaluation of Educational Achievement). 34. Par cette expression, Claude Thélot (directeur de la DEP de 1990 à 1997) désigne dans plusieurs de ses publications la mise à disposition des acteurs du système éducatif de données sur les résultats de leur action visant à inciter ces derniers, face au miroir qui leur est tendu, à trouver d'eux-mêmes les remédiations nécessaires. 35. Xavier Pons, L'évaluation des politiques éducatives et ses professionnels..., op. cit. 36. Ibid. 37. « Les personnels INSEE, on a du mal à leur faire comprendre qu'il ne faut pas qu'ils s'enferment dans leur univers de savoir-faire. Or c'est facile car tout le monde a une expérience de l'école » (entretien avec un sous-directeur de la DEPP). 38. DEP, Le pilotage du système éducatif..., op. cit. 39. Xavier Pons, L'évaluation des politiques éducatives et ses professionnels..., op. cit. 40. Programme international de suivi des acquis des élèves. 41. « Il est resté une culture Vanves qui est restée ancrée chez les gens de l'administration centrale. [...] Je me souviens d'un directeur qui parlait du “Soviet de Vanves”. On était les troublions, la chienlit. C'est resté très longtemps. Y compris maintenant quand [le nouveau directeur] est arrivé, des gens se sont étonnés qu'on réagisse peu » (entretien avec un chargé de mission de la DEPP). 42. Xavier Pons, « L'État éducateur français à travers sa production statistique : configurations historiques d'une science d'État (1797-2007) », in Julien Barroche, Nathalie Le Bouëdec, Xavier Pons (coord.), Figures de l'État éducateur. Pour une approche pluridisciplinaire, Paris, L'Harmattan, 2008, 276 p. 43. Pierre Bourdieu, « Esprits d’État », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 96-97, mars 1993, p. 49-62.

RÉSUMÉS

Cet article analyse l’évolution du métier de statisticien au sein de l’administration centrale du ministère de l’Éducation nationale français de 1957 à 2007. Reposant sur des matériaux recueillis par le biais de méthodes de recherche qualitatives (entretiens, analyse de corpus de documents, archives et questionnaire) au cours d’une enquête sociologique de quatre ans auprès des organismes ayant une mission d’évaluation, il met en évidence que ce métier n’évolue pas uniquement en fonction d’impératifs techniques et cognitifs mais aussi selon les enjeux bureaucratiques et politiques du moment. Plus précisément, selon les configurations historiques et sociales – elles-mêmes saisies à travers quatre de leurs dimensions (l’organisation de la production statistique, les techniques, outils et méthodes utilisés, la composition socio- professionnelle de l’administration concernée et les principaux clivages professionnels en son sein) – ce sont diverses figures historiques de ce métier qui se donnent à voir et qui se

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sédimentent dans le temps comme celles des « administrateurs de la statistique », des « statisticiens de Vanves » ou des « statisticiens du miroir ».

This article analyses the development of the profession of statistician in the central office of the French Ministry for Education from 1957 to 2007. Based on materials collected through qualitative research methods (interviews, document corpus analyses, archives and questionnaires) during a four-year’ sociological enquiry on organisms entrusted with assessment missions, it shows that this profession did not only develop according to technical and cognitive imperatives but also because of the bureaucratic and political stakes of the time. To be more specific, according to the historical and social configurations – taking into account four of their dimensions (statistical production organization, techniques, the tools and methods used, the socio-professional composition of the State department in question and the main professional differences within this department) – various historical figures are distinguished and established over time, such as “statistical administrators”, “Vanves statisticians” and “mirror statisticians”.

INDEX

Mots-clés : statistique scolaire, État, profession, administration scolaire, évaluation Keywords : educational statistic, evaluation, educational administration, the profession of statistician

AUTEUR

XAVIER PONS Université Paris-Est Créteil, LIPHA-PE (EA 4688)

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Varia

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Éducation et commerce à Paris à la fin de l’Ancien Régime : l’offre d’enseignements de langues modernes Education and business in Paris at the end of the Ancien Regime: the modern language teaching offer

Ulrike Krampl

1 L’espace éducatif français connaît au cours du XVIIIe siècle des mutations importantes. Celles-ci s’inscrivent dans les dynamiques sociales, matérielles et culturelles du temps dont font partie les politiques culturelles et religieuses du pouvoir royal. Le milieu du siècle constitue en cela un tournant significatif qui peut être caractérisé, en quelques mots, par une multiplication d’écrits consacrés à l’éducation, masculine et, de plus en plus, féminine, par la question des collèges que ravive l’expulsion des jésuites, mais aussi de manière plus générale, par l’expansion du marché du livre, diversifié et plus accessible, ainsi que le développement de sociabilités littéraires de tous genres dans la capitale et en province1. Emerge ainsi un espace que nous appelons public et qui vient s’agencer autour de la notion de « commerce », sociable et économique, culturel et matériel, fournissant médiatisations et ancrages à une mobilité croissante des hommes et des femmes ainsi que des biens eux-mêmes porteurs d’idées.

2 C’est dans ce contexte que se place la demande croissante pour un apprentissage réglé des langues dites vernaculaires ou modernes, parallèlement ou en concurrence avec le latin2. D’abord outils de communication, évidents et omniprésents dans tous les milieux sociaux, les idiomes vernaculaires se transforment en effet, depuis la fin du Moyen Âge, en objets de savoir, au sein d’un processus que la linguistique appelle la grammatisation3 : se développe en effet un méta-discours sur le langage prenant la forme de dictionnaires et de grammaires, mais aussi de manuels, de dialogues et autres outils didactiques destinés à la transmission. Or, contrairement à d’autres objets de savoir, les langues, hormis les langues anciennes, n’entrent guère, en France, dans

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l’enseignement scolaire. La demande d’instruction linguistique se tourne vers d’autres lieux et, contrairement à ce qui a pu être affirmé4, elle semble importante au XVIIIe siècle5. Pour appréhender ces lieux, la presse, en plein essor au XVIIIe siècle, s’avère une source particulièrement riche en ce qu’elle incarne une forme de médiatisation stratégique du commerce des choses et des idées. Plusieurs titres accueillent une partie importante du commerce des langues6, dont le Journal de Paris (dépouillé de 1778 à 1791), l’Avant-Coureur (1760-1773) et surtout les Affiches, annonces et avis divers ou Journal général de Paris, fondées en 1751, quotidiennes à partir de décembre 1778, véritable journal du « consommateur éclairé » (dépouillées de 1751 à 1791) : avis de publications de manuels, de grammaires, de traductions, mais surtout annonces, par centaines, d’enseignements de langues sous des formes, nous le verrons, parfois inattendues7. D’un statut peu reconnu en termes de matière d’enseignement, les langues modernes constituent pour cela même un observatoire intéressant de l’imbrication de l’espace éducatif avec le marché culturel. Car les langues, outil de communication et objet de savoir, deviennent au plus tard au XVIIIe siècle, un véritable bien de consommation culturelle. À ce titre, elles peuvent être rapprochées du théâtre autant que des sociabilités plus informelles qui émergent autour des objets culturels. Apparaît ainsi un aspect spécifique de l’économie éducative du temps qui, de manière socialement différenciée, traverse l’ensemble de la hiérarchie sociale de l’Ancien Régime sans pour autant toucher tous les champs socio-économiques de la même façon.

3 Le propos qui suit se situe au croisement d’une histoire sociale des langues, de l’éducation et de la didactique des langues et de celle des sociabilités urbaines et des pratiques culturelles et économiques8. La question des langues vernaculaires dans le Paris des Lumières sera d’abord appréhendée à travers leur rapport problématique à la scolarisation des savoirs avant de déplacer le regard vers l’espace domestique et ses multiples pratiques de transmission ; à partir de là, se profile une véritable scolarisation « hors les murs » des langues modernes qui se déploie au sein d’un espace public urbain en voie de reconfiguration. Associer les espaces scolaire, domestique et para-scolaire autour de l’objet langues, objet secondaire par rapport au canon disciplinaire du temps, permet de réfléchir sur les modalités dispersées de la constitution, dynamique, de lieux de savoir urbains.

I – La place marginale des langues modernes au sein des institutions scolaires

4 Si les langues peuvent faire l’objet d’une transmission réglée, que ce soit « par principes », c’est-à-dire par le recours à la grammaire, ou bien « par la société d’une personne qui [les] possède »9, cette transmission ne se fait guère entre les murs d’une école, contrairement à celle des langues anciennes. La grammaire, latine et grecque, est enseignée au sein des collèges depuis la fin du XVe siècle, où la langue des cours, et théoriquement des conversations, est censée être le latin. Par ailleurs, le Collège royal fondé en 1530 par François Ier abrite l’étude des langues anciennes (l’hébreu et l’araméen, le grec, puis l’arabe, le persan et le syriaque) faisant de Paris l’un des centres transnationaux de l’érudition linguistique et de l’orientalisme10. Un rôle particulier revient à l’École des jeunes de langues créée par Colbert en 1669 et rattachée en 1700 au collège Louis-le-Grand, puisque l’établissement est destiné à former des interprètes, ou

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drogmans, des langues du Levant (dont le turc, l’arabe, le persan et l’arménien) dans un but de diplomatie politique et économique11.

5 Or rien de tel ou presque12 n’existe pour les autres langues dites modernes ou vivantes, y compris pour le français13, avant la fin du XVIIe siècle, tandis qu’ailleurs en Europe des tentatives apparaissent, en Angleterre (Oxford), en Hollande (Groningue) ou dans les pays allemands (Altdorf, Iéna, Göttingen). Seules les académies nobiliaires offrent, pour certaines d’entre elles, un premier lieu scolaire à l’apprentissage des langues, mais d’abord à titre d’art d’agrément, notamment pour l’italien et l’espagnol. C’est dès le début du XVIIIe siècle que les langues modernes entrent dans le curriculum d’établissements scolaires en tant que matière d’enseignement (l’italien, l’allemand, puis l’anglais), tous associés à la formation scolaire des élites. Outre quelques rares collèges comme celui de Guyenne à Bordeaux14, le principal lieu est l’enseignement militaire : compagnies de cadets, maisons royales à Versailles, puis École royale militaire (fondée en 1751 à Paris) où l’allemand et, pendant une courte période, l’italien sont expressément préférés à l’anglais. Après les réformes engagées en 1776 par le comte de Saint-Germain qui concernent aussi la réorganisation de l’instruction militaire, les langues modernes, y compris l’anglais, semblent bien implantées, sans être prioritaires : on trouve trace d’enseignements de langues dans l’établissement parisien, désormais véritable école supérieure, mais aussi dans les collèges de province transformés en écoles préparatoires, où les boursiers se mêlent à un public noble payant15. Les pensions et maisons d’éducation privées, qui se multiplient à la périphérie des grandes villes, se placent également dans la logique d’une instruction non domestique et urbaine des élites : les pensions qui n’intègrent pas d’enseignements de langue dans leur plan d’éducation constituent désormais l’exception16.

6 Si l’offre, payante sauf pour une partie du public des écoles militaires, est désormais plus fournie, la consommation des enseignements de langue demeure sans doute fort variable. En dépit d’un discours quasi unanime qui, depuis les années 1760, insiste sur l’importance des langues au sein d’un enseignement réformé, institutionnel ou privé, de La Chalotais à Madame de Genlis17, son intégration dans le cursus scolaire, certes toujours restreint, se fait attendre jusque dans les années 183018.

7 Afin de comprendre la complexité des voies de la transmission des savoirs linguistiques, savants et pratiques, il convient ainsi de dissocier scolarisation et institution scolaire. L’essentiel du commerce des langues se situe en effet ailleurs, hors école, opérant des distinctions sociales, spatiales et genrées multiformes19 : que ce soit au sein de la maison, y compris sous forme d’autodidaxie dont le marché du livre constitue une trace parlante20, ou au sein de sociabilités urbaines, domestiques ou publiques, qui informent l’espace culturel et commercial de la ville. Dans tous les cas de figure, il s’agit d’un apprentissage réglé puisque, même en l’absence de recours à la grammaire et/ou à un maître, le but explicite des différents arrangements demeure la transmission de la langue.

II – Espaces et modalités de transmission domestiques : service, troc, sociabilités privées

8 Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’espace public et l’espace domestique demeurent largement imbriqués ce dont témoignent les rapports économiques et sociaux au sein de la maisonnée. L’apprentissage des langues se fait autant par le

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recours à un personnel domestique qu’à des sociabilités qui se déploient dans des lieux non publics.

1 - Services linguistiques : domestiques enseignants de langue

9 Le recours traditionnel à un maître de langue puis à une gouvernante pour l’instruction des élites est monnaie courante depuis le XVIIe siècle, bien que les modalités précises demeurent peu connues. Le statut et les qualifications de ces personnages varient, précepteur, instituteur, maître de langue et, pour les filles, gouvernante21. La progressive scolarisation des élites esquissée à cette période renforce probablement le phénomène qui en même temps semble s’élargir socialement, que ce soit au sein de la maison, en tant que complément au collège ou en voyage22. Or, la demande d’instruction ne semble pas coïncider avec l’offre scolaire d’autant qu’une partie des élites sociales garde une certaine réserve vis-à-vis du cadre institutionnel et préfère un dispositif au sein duquel l’autorité paternelle est assurée. L’importance croissante des langues dans l’éducation des élites de naissance et d’argent valorise ainsi ce « talent » particulier qu’est la connaissance des langues vivantes, qualification avant la lettre que possèdent nombre d’hommes et de femmes de peu de fortune, de naissance modeste ou bien issus de la noblesse désargentée. Nombreuses sont les annonces d’hommes et de femmes de langue maternelle non française ou bien polyglottes qui proposent de « faire l’éducation » de fils et de filles de famille. Cette tâche implique d’ailleurs la maîtrise d’autres connaissances, histoire, géographie, blason, et les travaux d’aiguille pour les élèves féminins. D’autres offrent leurs services en tant qu’hommes ou femmes de compagnie pour faire la lecture et la conversation en langue étrangère, comme accompagnateurs et interprètes pendant un voyage et le plus souvent comme domestiques à tout faire – dont des leçons de langue. Ainsi ce jeune homme en janvier 1782 : « Un jeune homme d’une taille & d’une figure avantageuses, qui a fait ses études & qui a de bons répondans, parlant bien l’Italien, dont il est en état de donner des leçons, & sachant aussi coëffer, raser, panser un cheval, mener un cabriolet, courir la poste & faire une cuisine bourgeoise, [voudroit être] placé, même pour voyager. S’adresser par écrit, à M. l’Abbé Curioni, Profess. de Langue Ital. quai de Gêvres, chez un Apothicaire »23.

10 Parfois, les demandes sont plus spécifiques. Les milieux militaires font preuve d’un certain penchant pour la langue allemande sans doute lié à la montée de la puissance militaire prussienne depuis la fin du XVIIe siècle puis, dans les années 1760, à la réception de l’Aufklärung allemande, notamment du théâtre. On demande des précepteurs, mais aussi des palefreniers et des jardiniers germanophones et on engage des domestiques allemands à l’École militaire parisienne24. Pour les officiers français, la langue peut servir de moyen de distinction et sans doute aussi d’outil stratégique en cas de détention de guerre chez l’ennemi25.

11 Au sein de la maison, la naissance, le sexe et l’âge interviennent pour définir la place de chacun et de chacune et y inscrivent de manière très nuancée le talent linguistique si prisé. La position de domestique, attaché personnellement à ses maîtres, se confond avec celle de serviteur, qui rend un service contre rémunération26. Elle peut être occupée par des roturiers, des nobles et des ecclésiastiques, par des hommes et des femmes, et par des enfants27. Cette distribution rappelle que « servir » demeure, au XVIIIe siècle, une notion structurante de l’organisation socio-politique. Or, si le capital

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culturel spécifique des domestiques polyglottes est ainsi supérieur à celui de leurs disciples – et peut-être aussi à celui des parents de ceux-ci –, leur rang social est généralement inférieur, ce qui donne lieu à un rapport entre maîtres et serviteurs que l’on pourrait caractériser d’asymétrie croisée. Il en résulte une ambiguïté de la relation entre maître/maîtresse et domestique polyglotte, relation ambiguë où se croisent naissance et argent, argent et talent, naissance et genre, et qui structure la vie domestique de nombreuses maisons. Elle apparaît sous de multiples facettes dans les demandes d’emploi : « Une dame Angl. bien née [désireroit] être placée dans une maison honnête, où elle apprendroit sa langue à de jeunes personnes, s’il y en avoit : elle ne demande que d’être nourrie & de jouir du plaisir de la société [...] »28.

12 Le « plaisir de la société » évoqué par la dame anglaise souhaitant se dispenser des frais de nourriture possède d’abord une fonction rhétorique qui lui permet de se situer, grâce à ses compétences culturelle et pédagogique, dans un milieu social à la hauteur de sa naissance tout en compensant sa précarité financière. Elle propose d’enseigner pour être nourrie, propose donc de payer en nature le repas et la société.

2 - Commerce sociable et commerce des langues

13 Or le plaisir de la société renvoie également aux sociabilités particulières domestiques et à la complexité des formes de « co-résidence » (Peter Laslett) pratiquées dans l’Europe moderne ; ce serait ici une forme temporaire et commercialisée. Si les élites sociales, chez lesquelles des obligations réciproques se mêlent aux nécessités économiques et sociales, sont habituées à l’accueil dans leurs résidences en ville ou en province d’un membre de la famille élargie ou d’une famille alliée, la pratique de se « mettre en pension » chez un particulier, largement répandue en milieu urbain, répond à des critères d’abord mercantiles la rapprochant de la location.

14 La « pension » désigne d’abord l’établissement associé au collège (pensionnat) ou bien l’accueil privé, collectif ou particulier, des écoliers des collèges29. Il existe pour eux à Paris des pensions privées de différentes tailles, peu nombreuses, sans doute, pour les langues étrangères, car là s’apprend d’abord le « bon » français de la capitale. Il en est quelques exemples, toutefois, où l’on parle, outre le français, l’anglais ou l’allemand30 et parfois même les trois. En 1787, on propose ainsi de « prendre dans une maison distinguée, où l’on parle Allem. Franç. & Angl. 3 ou 4 PENSIONNAIRES. S’adresser à MM. Vogt freres, Avoc. & Secrét.-Interprète du Roi, rue S. Denis, n° 381 »31.

15 Mais le partage du logement et de la table concerne plus encore les adultes – lesquels peuvent exprimer des exigences spécifiques : on préfère ainsi se loger « dans une maison où il y eût une société agréable »32, pour la conversation, pratiquée, ne l’oublions pas, comme une méthode d’apprentissage des langues étrangères à part entière ; considérée par les contemporains comme particulièrement adaptée aux femmes, elle semble cependant avoir été pratique courante dans des milieux masculins et mixtes33. À Paris, il s’agit surtout de l’anglais et de l’allemand : « Des personnes honnêtes qui voient très-bonne compagnie & chez qui on parle plus. langues, voudroient prendre en PENSION quelqu’un de condition, françois ou étranger, à qui elles céderoient un Appartement de 4 Pieces au 1r meublé, dans le voisinage du boulev. & de l’Opéra. S’adresser [...] »34.

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16 Si nous sommes là dans un arrangement familier aux élites, la mise en pension peut avoir un but pédagogique plus clairement affiché : « Un jeune homme de province, qui se dispose à passer incessamment en Angleterre, desireroit se mettre en PENSION chez quelqu’un qui pût lui enseigner l’Anglois. S’adresser [...]35.

17 La motivation pédagogique peut donc se formuler de manière explicite, comme celle d’améliorer son français ou celle d’acquérir une langue étrangère. Si ce cas de figure implique une rétribution monétaire, que ce soit pour la table seulement, ou la table et le logement, le troc existe. Le talent linguistique peut servir de moyen de paiement, contre table et logement : « Un Gentilhomme Anglois, attaché à l’Université d’Oxford, & versé dans la Littérature Angloise, Grecque & Latine, devant demeurer 6 mois à Paris, voudroit passer chez QUELQU’UN d’honnête, à qui ses talens pussent être utiles : il ne demanderoit que la table & le logement. S’adresser [...] »36.

18 Mais un talent peut aussi s’échanger contre un autre, et on quitte alors la logique de la mise en pension. Tout s’échange, à ce qu’il semble, que ce soit le jeu du clavecin, les connaissances en architecture ou en mathématiques et bien d’autres encore, dont les langues : « Un particulier voudroit trouver quelqu’un qui, sachant l’ANGLOIS, voulût le lui apprendre : il lui enseigneroit en échange les élémens de la Géométrie. S’adresser [...] »37.

19 ou bien, une langue contre une autre, formule connue aujourd’hui sous l’appellation de « tandem » : « Un jeune homme bien né, qui sait les principes de la LANGUE ANGLOISE, [voudroit] trouver un Anglois à qui il apprendroit la LANGUE FRANÇOISE, à condition que celui-ci lui enseigneroit la prononciation de la sienne. S’adresser [...] »38.

20 Socialement sans doute plus diversifié que le cadre scolaire ou le recours au préceptorat, l’échange de talents représente plus qu’une pratique informelle puisque l’apprentissage de la langue est l’objet même de la démarche. Il s’agit plutôt du volet domestique d’un vaste commerce des langues qui se déploie dans la grande ville du XVIIIe siècle et qui, à travers sa médiatisation, réunit dans un même espace éducatif sociabilités particulières et sociabilités publiques. C’est dans ce contexte en effet qu’il convient de placer la multiplication des cours de langue dispensés en ville qui suggère une véritable scolarisation « hors les murs » des talents linguistiques.

III – Une scolarisation « hors les murs » : cours publics et écoles de langue

21 Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on voit émerger un phénomène particulier d’enseignement hors les murs : les cours publics39. Le phénomène est à la fois connu et peu étudié de façon systématique et apparaît comme clairement associé à l’économie culturelle des grandes villes. En partie gratuits, notamment lorsqu’ils sont dispensés par des établissements officiels, les cours publics sont consacrés aux savoirs considérés comme nouveaux, qui ne trouvent pas leur place à l’université ou bien qui prolongent des enseignements proposés par les lieux du savoir privilégiés, université, académie, Collège Royal ou encore Jardin du roi. Majoritairement, ils sont tributaires d’une

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initiative particulière et payants. Fait remarquable, les langues modernes participent de ce même mouvement « plus général de publicisation »40, constituant selon les années, 20 à 30 % de l’offre annoncée dans les Affiches et le Journal de Paris41. À l’exception de quelques « conférences publiques », ces cours de langues sont payants et ne peuvent se rattacher à aucune institution officielle42. Les langues enseignées se répartissent comme suit (sur 422 cours proposés par 273 hommes et femmes) :

Cours de langues à Paris (1751-1790)43

Langues Nb de cours %

Anglais 122 29 %

Italien 98 23,20 %

Allemand 70 16,60 %

Espagnol (dont 1 espagnol/portugais) 27 6,40 %

Hollandais/Flamand 5 1,20 %

Russe/« Esclavon » 3 0,70 %

Autresa 5 1,20 %

Français et Français pour étrangersb 61 14,40 %

Langues anciennesc 26 6,10 %

Non renseigné 5 1,20 %

Total 422 100 %

a : Une personne peut proposer des cours de plusieurs langues. Sources : Affiches, annonces et avis divers (Paris, 1751-1790), Journal de Paris (1777-1790), L’Avant-coureur (1760-1773). b : Autres : basque (1), « orientales » (2), « Nord » (1), « Midi » (1). c : Ne sont ici comptés les cours de français que lorsqu’ils sont associés à un cours de langue étrangère : français (44), français pour étrangers (14), français pour Anglais (2), français pour Allemands (1).

22 Parmi les langues proposées – un maître pouvant enseigner plusieurs langues – dominent, avec près de 70 %, l’anglais, l’italien et l’allemand44, désormais l’espagnol, langue préférée du Grand Siècle, et le hollandais ; d’autres langues font des apparitions ponctuelles, le russe, le basque ou encore « plusieurs langues orientales »45. Si dans certains cas, des langues anciennes (latin, grec, « hébraïque ») peuvent être associées aux cours de langues étrangères, la plupart du temps, elles donnent lieu à des enseignements spécifiques qui ne sont pas pris en compte ici. À cela s’ajoute l’offre de cours de français, sans association avec une langue étrangère, notamment d’orthographe ou encore de rhétorique et de belles-lettres. Certains d’entre eux s’adressent expressément à un public non francophone ou bien, comme le dit parmi d’autres le maître de français M. de Villencour en 1775, « tant aux Etrangers qu’aux Provinciaux »46 ; ainsi s’explique sans doute la part non négligeable (14 %) des cours de français dispensés par des maîtres (francophones) de langues étrangères.

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1 - Des « entrepreneurs pédagogiques »

23 Contrairement aux précepteurs et gouvernantes, qui se trouvent dans un rapport de dépendance ambigu vis-à-vis de leurs maîtres, contrairement aussi aux professeurs actifs au sein d’institutions scolaires, par exemple dans les écoles militaires, ces hommes et ces quelques femmes offrant des cours de langue au sein du marché éducatif agissent à leur propre compte. Ils se présentent dans leurs annonces comme de véritables « entrepreneurs pédagogiques »47 qui conçoivent et commercialisent un produit, en l’occurrence le cours de langue, à destination d’une clientèle urbaine soucieuse de distinction culturelle et sociale. Ils ne sont pas constitués en communautés et diffèrent en cela des écrivains publics48 ou des maîtres d’école et de pension qui proposent également des cours de latin, grec et français en ville. Quant aux maîtres et maîtresses de langues étrangères, nous sommes là dans le domaine du « commerce libre »49 dont les modalités de fonctionnement et d’autorisation devront être précisées.

24 Comment caractériser en quelques mots ce dispositif pédagogique, son fonctionnement et sa sociologie ? L’offre – ou du moins son annonce – semble se structurer ; toutefois, une diversité certaine demeure, qui sans doute se révèlerait plus grande encore s’il était possible de connaître le déroulement des cours. La diversité tient d’abord, ne l’oublions pas, à l’incertitude des standards linguistiques, l’absence de cursus établis, la variété des profils sociologiques et culturels de ceux et celles qui dispensent les cours, enfin à la demande et aux attentes concrètes du public. La sociologie des enseignants peut être caractérisée par deux observations principales.

25 D’abord, l’activité, sans surprise, est essentiellement masculine. Au cours d’une quarantaine d’années, de 1751 à 1790, ont été relevés 250 hommes et 23 femmes qui proposent explicitement d’enseigner une langue moderne ; parmi eux, 161 hommes et neuf femmes affichent leur nom, tandis que 89 hommes et 14 femmes préfèrent ne pas révéler leur patronyme. Nous sommes là à mi-chemin entre les cours publics et une éducation domestique assurée par des maîtres particuliers, des précepteurs et gouvernantes, qui font paraître d’innombrables annonces. La présence des femmes, gouvernantes ou dames de compagnie, y est sensiblement plus importante que parmi les annonces de cours, même si elles restent moins nombreuses que les hommes50. Le déséquilibre traduit le rapport sexué au monde du travail, à l’éducation, à la mobilité au sein du royaume et à travers l’Europe, mais aussi à l’espace public médiatique (présence dans les annonces) et matériel (présence autonome des femmes dans la ville), qui n’accorde pas aux hommes et aux femmes la même marge d’action, ni la même visibilité ; les femmes sont donc probablement sous-représentées dans ce corpus.

26 En termes culturels, il s’agit exclusivement de personnes lettrées, voire de gens de lettres, avec quelques rares secrétaires-interprètes du roi ; la strate sociale concernée est donc culturellement étroite et matériellement modeste sans être uniforme pour autant : si l’on y trouve des ecclésiastiques, la catégorie noble est absente alors qu’elle apparaît parmi les domestiques enseignants de langues. Originaires de pays étrangers, certains – le nombre exact est impossible à établir51 – enseignent leur langue maternelle, seule ou en l’associant à d’autres langues. Une bonne partie appartient à cette bohème littéraire qu’a révélée Robert Darnton, où occupations et protections de toutes sortes (enseignement, éducation particulière, traduction, écriture, copie, accompagnement de voyage, lecteur, secrétaire, publication, etc.) alternent plus ou moins allègrement :

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« Un François âgé d’environ 36 ans & élevé en Italie, offre de donner des leçons sur la LANGUE ITALIENNE, qu’il sait comme la sienne propre : il pourroit aussi servir d’Interprête à quelqu’un qui voudroit faire un voyage d’Italie. S’adresser [...] »52.

27 S’en démarquent toutefois ceux qui indiquent leur nom, voire affichent leur notoriété publique. Certains jouent un rôle réel au sein de la République des lettres, même si leurs occupations demeurent souvent multiples. Ils présentent l’enseignement des langues de manière professionnelle et publient parfois des méthodes et dictionnaires. Si, en 1786, le sieur John Dale se contente, comme la grande majorité des annonceurs, d’un avis sommaire au point d’oublier d’indiquer son adresse (ce qu’il répare toutefois par une nouvelle annonce un mois plus tard)53, le haut du pavé est représenté par quelqu’un comme l’abbé Perravel de Saint-Beron, qui dispense aussi un cours d’« Histoire sacrée & profane, de Géographie Naturelle, Astronomique & Politique », et développe un plan d’instruction complet dont le Journal de Trévoux rend compte en novembre 1767. La combinaison de plusieurs objets de savoir rappelle la polyvalence de ce personnage « mi-domestique, mi-intellectuel »54 qu’est le précepteur et souligne à sa façon le rôle structurant qu’occupe l’enseignement domestique dans l’histoire de l’éducation. Les langues sont enseignées non seulement « par principes » mais selon les grammaires en vogue : « COURS DE BELLES-LETTRES M. l’abbé de Perravel de Saint-Beron, déjà très-avantageusement connu du public par le succès de ses Cours précédens, recommencera le 27 du courant, de six heures à 8 heures du soir, l’ouverture de ses deux Cours de langue Italienne & de langue Française : le premier par une méthode de son invention, & qui n’est propre qu’à lui seul ; méthode aussi courte que lumineuse, claire & facile : l’autre en suivant celle de MM. Girard & Dumarsais, dans laquelle on ne s’attache qu’à suivre le fil de la nature, & qu’à consulter le système de l’usage. Le 28, à la même heure, il fera l’ouverture de ses deux autres Cours d’Histoire universelle, & de Géographie naturelle, astronomique & politique ; prix 18 liv. chez lui pour chaque Cours, au mois de 12 leçons, de 36 en ville. Les amateurs de ces sciences sont priés de se faire incessamment inscrire ; il est logé dans la nouvelle Halle, entre la rue Merciere & celle de Sartine, au numéro 54, à deux entre sols sur le devant. On le trouve tous les matins chez lui, jusqu’à onze heures, au plus tard »55.

2 - L’offre pédagogique et ses publics

28 L’annonce de l’abbé traduit la tendance, favorisée par le support médiatique même, d’une certaine normalisation de l’offre ; un effet médiatique semblable s’exerce probablement par l’intitulé Maître toscan, Maître anglais, etc. récurrent pour désigner un manuel de langue. En ce sens, la présentation de l’offre fait émerger quelques figures marquantes, par leur prestige mais aussi leur présence dans la presse, tous n’usant pas nécessairement des moyens de publicité à leur disposition. Si la structuration de l’offre ne couvre pas l’intégralité du champ de l’enseignement des langues, elle semble avoir déployé une force d’entraînement sur des personnages moins brillants : « M. Kern, Allemand, ouvre auj. un Cours de Langue Allemande, qu’il continuera tous les lundis, mercredis & vendredis, pendant six mois. Il donnera chez lui & en ville des Leçons particulieres. On le trouve tous les matins. S’adresser rue Percée, maison de M. Gérard, Tapissier, Quartier S. André »56.

29 On peut avancer que le cours de langue standard a lieu trois à quatre fois par semaine, un jour sur deux (soit lundi, mercredi, vendredi, soit mardi, jeudi, samedi), le plus

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souvent d’une durée de trois mois, parfois de quatre ou de six, sans pour autant suivre le calendrier des institutions privilégiées (université et cours publics qui y sont associés). Les séances durent entre une heure et demie et deux heures, le plus souvent pendant la journée et il est demandé aux clients de se faire inscrire auparavant auprès du maître, qui indique adresse et horaires de présence. Autre élément important qui tend à distinguer cette formule de l’instruction directement orchestrée par la famille, les cours, qu’ils soient appelés publics ou non, s’adressent toujours à des collectifs, qui se réunissent généralement chez l’enseignant, parfois chez l’élève ; les élèves peuvent être jeunes, des enfants, mais probablement s’agit-il surtout d’adultes, d’hommes, et dans certains cas spécifiés, de femmes.

30 S’il est difficile de déterminer avec précision le public de ces dispositifs pédagogiques, nous pouvons au moins relever celui qui est visé par l’offre. Le programme proposé, s’il est détaillé, permet quelques déductions. Il témoigne avant tout d’une assez grande variété de l’offre : la différence est nette entre un maître qui, parmi d’autres occupations, donne aussi des leçons de sa langue maternelle et un Adrien-Chrétien Friedel, personnage-clé de la réception des lettres allemandes en France, notamment du théâtre dont il est un des principaux traducteurs et éditeurs en langue française57. Chez les uns, on lit Milton et Pope58 ou bien les classiques de la poésie italienne, « tels que le Dante, Pétrarque, l’Arioste, le Tasse, & Métastase »59, tandis que chez d’autres, majoritaires, on se contente de compétences plus pragmatiques, peut-être plus rudimentaires. Certains, peu nombreux, restreignent leur public à ceux qui maîtrisent le latin60, donc à des hommes étant généralement passés par le collège. D’aucuns, comme l’Italien Bassi, s’adressent « aux dames », autrement dit aux femmes et à tous ceux qui ne connaissent pas le latin61, ou bien affichent des cours séparés selon le sexe et l’âge62. Quelques rares annonces de la fin des années 1780 proposent expressément des cours mixtes comme le fait l’Italien Rottondo63. Les femmes, seules ou parentes d’un homme, frère ou père, enseignent d’abord aux femmes, même si « Mad. Lupin » propose, sans davantage de précisions, des « leçons de Langue Angloise, chez elle & en ville »64.

31 Un autre indicateur, le prix des cours, pour lequel aucune évolution dans le temps n’est à relever, fournit quelques renseignements : Friedel ne prend pas moins de 72 livres pour trois mois et se place ainsi à la tête du classement ; un tarif plus fréquent, mais toujours exigeant, se situe entre 36 et 48 livres par trimestre. L’Italien Deodati, défenseur de l’excellence de la langue italienne et en désaccord public sur ce point avec Voltaire65, se contente en revanche de 18 livres. Perravel de Saint-Beron, déjà évoqué, demande également 18 livres mais, comme d’autres, le double lorsqu’il se déplace en ville. Beaucoup d’annonces sont laconiques et on peut penser que les tarifs sont soumis à négociation, selon les modalités commerciales du temps.

32 Certains mettent des salles de cours à la disposition du public. De telles initiatives peuvent naître de véritables écoles de langue, dont au moins sept fonctionnent à Paris entre 1765 et 1790, surtout en fin de période, généralement pendant quelques années. Cela correspond à la durée de vie d’autres sociabilités culturelles qui s’institutionnalisent au même moment, comme les cabinets littéraires et les musées. Le « professeur de Littérature & de Langue Anglaise » Lenoir intitule d’ailleurs son établissement Cabinet des Anglophiles (1789) : on y dispense des cours d’anglais, de prononciation anglaise et d’italien en langue anglaise ; le second lundi du mois, il propose aussi des séances littéraires66. Retenons deux principales logiques de création.

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D’une part, ces établissements dédiés sont issus de l’activité d’écrivains publics qui s’associent des services linguistiques, d’abord pour la traduction de titres anciens, mais parfois aussi de langues modernes. En 1777, le « Bureau académique pour la traduction des langues », rue des Viarmes (1772-1786), affirme ainsi avoir engagé des maîtres pour plusieurs langues (italien, espagnol, anglais, allemand, hollandais). D’autre part, des maîtres de langue particuliers institutionnalisent davantage leur activité, seul ou en s’associant avec des confrères comme, dès 1765, dans l’« Académie des langues vivantes » (anglais, allemand, italien)67, les « Cours » de grec, latin, italien et français « pour les étrangers » rue du Cimetière Saint-André-des-Arts (1787-1789) ou encore les « Cours » de la rue de la Ferronnerie, au n° 5, où le client peut apprendre le latin, l’italien, l’allemand, le français et le celtique. En 1787, une « Société de Professeurs » ouvre des « Cours de Langues Françoise & Étrangères, d’Histoire, de Géographie & de Mathématiques »68 rue Notre-Dame-des-Victoires. Le sieur Bassi se dote dès 1780 d’une salle équipée de matériel pédagogique, à savoir d’une « table représentant les règles de la syntaxe »69 de la langue italienne qu’il enseigne. Puis, six ans plus tard, il intervient dans la nouvelle « École des Langues et des Belles-Lettres étrangères » (ou « École des Langues étrangères »), rue neuve des Petits-Champs : on peut y apprendre, avec des « professeurs nationaux », l’italien, l’allemand, l’anglais, l’espagnol, le français et le français pour les étrangers. Bassi dirige également le programme linguistique du Lycée qui, en 1786, prend la suite du Musée de Monsieur qu’a dirigé Pilâtre de Rozier, décédé en 1785, au Palais-Royal depuis 1784 ; avec trois louis par an, la souscription se situe sensiblement en dessous des tarifs pratiqués par certains maîtres en ville. Comme le Musée de Paris de Court de Gébelin (fondé en 1780), le Lycée propose des enseignements publics payants (quatre louis par cours en 1787) au sein desquels le programme en langues (anglais, allemand, italien) occupe une place non négligeable70. Les sociabilités urbaines du savoir, au-delà des lieux savants, intègrent donc pleinement les langues étrangères qui paraissent ainsi comme un objet culturel que le citadin éclairé mais non savant peut acquérir, voire doit acquérir.

33 L’offre suggère donc un public lettré, capable de dépenser des sommes parfois élevées, qui est en mesure de suivre des cours pendant la journée mais ne dispose peut-être pas de moyens économiques et sociaux suffisants pour apprendre les langues dans un contexte domestique ; un public sans doute bourgeois au sens culturel et social du terme et non pas nécessairement par naissance71. Car à de très rares exceptions près, comme probablement le « Bureau académique » ou encore l’Anglais Berry en 1765, qui adapte ses horaires « pour la commodité des Négocians, Marchands & autres personnes qui sont occupées dans le courant de la journée »72, le monde du négoce ne semble pas visé. La haute noblesse ne devait pas non plus répondre à ces propositions continuant de préférer l’éducation privée, voire les écoles militaires ou les pensions, prêtes à composer le curriculum « à la volonté des parens »73.

34 Cet aperçu de l’offre d’apprentissage des langues modernes ne saurait épuiser le sujet mais permet d’esquisser quelques pistes. Au sein de l’espace éducatif parisien de la fin de l’Ancien Régime, on voit ainsi se multiplier et se structurer l’offre d’enseignements linguistiques. Une spécialisation professionnelle de certains maîtres semble se profiler, mais le phénomène ne saurait avoir valeur générale car l’offre, très majoritairement payante, présente des modalités de transmission variées qui impliquent différents types de rapports sociaux et commerciaux. Par ailleurs, l’objet « langues » révèle plus généralement un espace éducatif urbain qui se déploie d’abord hors les murs de l’école. Intégrer dans l’analyse l’économie domestique s’avère capital pour éviter une

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compréhension tronquée du champ pédagogique à la fois structuré socialement – et peut-être en termes de compétences linguistiques, ce qui reste à démontrer – et sans doute plus mixte en termes sociologiques et de genre que ne le suggère une histoire de l’éducation centrée sur l’étude du cadre scolaire et scripturaire. Les femmes apparaissent davantage dans l’espace professionnel domestique qu’elles partagent toutefois avec un nombre probablement plus grand d’hommes. Les frontières de genre n’obéissent pas exclusivement au partage culturel institué par l’école et, pour les élites, du latin. Les enseignants masculins pouvaient alterner plus facilement les modalités pédagogiques (entrepreneur, domestique, professeur d’un établissement scolaire, échange de talents), mais pour mieux comprendre le phénomène, il faudra, en mobilisant d’autres types de sources, interroger la composition des publics qui y répondent. Il importera aussi de caractériser le contenu et les méthodes employées, de les mettre en regard avec le marché de l’édition, de définir la spécificité parisienne et de préciser chronologiquement l’enquête, en amont et en aval.

35 Si les langues deviennent ainsi un objet pédagogique, elles continuent de s’acquérir dans des situations informelles, partie intégrante des trajectoires de vie des uns et des autres. Le voyage sous toutes ses formes nous rappelle que les langues enseignées à Paris au XVIIIe siècle ne concernent qu’un profil social et culturel restreint puisque pour l’essentiel sans doute, la transmission des langues se fait non seulement hors école, mais aussi hors éducation au sens où l’apprentissage n’est pas visé en tant que tel : « Un particulier âgé de 45 ans, qui dès sa plus tendre jeunesse, a parcouru toutes les mers, & qui est au fait des différens objets de commerce en pays étrangers, parlant l’Allem. l’Ital. l’Espagnol, le Portugais, l’Angl. les autres Langues du Nord, & 2 des Indes, le Malté & le Malabre, voudroit trouver quelque commerçant ou quelque SEIGNEUR à qui ses talens pussent être utiles, pour tel voyage qu’on voudroit entreprendre, ou pour telle espèce de commerce qu’on voudroit faire. S’adresser à M. Séguiran, Proc. rue d’Argenteuil »74.

NOTES

1. Cf. Roger Chartier, Marie-Madeleine Compère, Dominique Julia, L’Éducation en France du XVIe au XVIII e siècle, Paris, SEDES-CDU, 1976 ; Dominique Julia, « L’enfance entre absolutisme et Lumières (1650-1800) », in Egle Becchi, Dominique Julia (dir.), Histoire de l’enfance en Occident, t. 2, Du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2004 (1re éd. 1998), p. 7-119. Je tiens à remercier les experts de la revue ainsi que Natacha Coquery et Rebekka von Mallinckrodt pour leurs précieux commentaires et critiques. 2. Cf. Peter Burke, « Heu domine, adsunt Turcae. A Sketch for a Social History of Post- Medieval Latin », in Peter Burke, Roy Porter (dir.), Language, Self, and Society. A Social History of Language, Cambridge, Polity Press, 1991, p. 23-50, ainsi que Françoise Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe, XVIe-XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998. Sur le français en France, cf. André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XX e siècle, Paris, Retz, 2008 (1re éd. 2006).

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3. Sylvain Auroux, « Le processus de la grammatisation et ses enjeux », in Idem (dir.), Histoire des idées linguistiques, vol. 2, Le développement de la grammaire occidentale, Liège, Mardaga, 1992, p. 11-64. Le processus s’accompagne de politiques linguistiques, cf. pour la langue française, le classique de Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, l’enquête Grégoire, Paris, Gallimard, 1975 ; plus récemment, pour une approche sociolinguistique historique davantage « par le bas », R. Anthony Lodge, Le français. Histoire d’un dialecte devenu langue, Paris, Fayard, 1997 (éd. ang. 1993) ainsi que Serge Lusignan, France Martineau, Yves Charles Morin, Paul Cohen, L’Introuvable unité du français. Normes, contacts etvariations linguistiques en Europe et en Amérique (XIIe-XVIIIe siècle), Québec, Presses de l’université Laval, 2011. 4. Jean-Antoine Caravolas, Histoire de la didactique des langues au siècle des Lumières. Précis et anthologie thématique, Montréal, Presses universitaires de Montréal/Tübingen, Günter Narr, 2000, p. 89, affirme qu’au vu du statut dit universel de la langue française, les Français n’auraient pas été très motivés pour apprendre des langues étrangères. Sur « l’Europe française », cf. Pierre-Yves Beaurepaire, Le mythe de l’Europe française au XVIIIe siècle. Diplomatie, culture et sociabilités au temps des Lumières, Paris, Autrement, 2007 ; Ursula Haskins Gonthier, Alain Sandrier (dir.), Multilinguisme et multiculturalité dans l’Europe des Lumières, Paris, Honoré Champion 2007 ; Gilles Siouffi, « De l’“universalité” européenne du français au XVIIIe siècle. Retour sur les représentations et les réalités », Langue française, n° 167, 2010, p. 13-29 ; ainsi que récemment Rahul Markovits, Civiliser l’Europe. Politiques du théâtre français au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2014. 5. Pour un aperçu, incomplet mais utile, cf. Sylvain Auroux, E.F.K. Koerner, Hans-Josef Niederehe, Kees Versteegh (dir.), Histoire des sciences du langage, vol. 1, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2000, chap. XVII, « L’enseignement des langues du XVe au XVIIIe siècle en Europe », p. 681-741 (plusieurs auteurs). 6. Mais aussi l’Année littéraire, le Mercure de France ou le Journal encyclopédique. Voir la synthèse de Gilles Feyel, La presse en France des origines à 1944. Histoire politique et matérielle, Paris, Ellipses, 2e édition, 2007. 7. Ont été retenues ici les annonces de cours dans plusieurs journaux (Affiches, Journal de Paris, L’Avant-Coureur), ainsi qu’à partir de 1778, les annonces d’emploi de domestiques (Affiches). Sur les annonces et la publicité, cf. Gilles Feyel, « Presse et publicité en France (XVIIIe et XIX e siècles) », Revue historique, n° 4, 2003, p. 837-868 ; Colin Jones, « The Great Chain of Buying: Medical Advertisement, the Bourgeois Public Sphere, and the Origins of the French Revolution », The American Historical Review, n° 1, 1996, p. 13-40 ; Liliane Hilaire-Pérez, Marie Thébaud-Sorger, « Les techniques dans l’espace public. Publicités des inventions et littérature d’usage en France et en Angleterre au XVIIIe siècle », Revue de synthèse, n° 2, 2006, p. 393–428 ; sur Londres, cf. Claire Walsh, « The Advertising and Marketing of Consumer Goods in Eighteenth Century London », in Clemens Wischermann, Elliott Shore (dir.), Advertising and the European City. Historical Perspectives, Aldershot, Ashgate, 2000, p. 79-95. 8. Cf. les travaux pionniers de Peter Burke et Roy Porter (dir.), A Social History of Language, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, ainsi que Peter Burke, Languages and Communities in Early Modern Europe, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2004. Plus récemment, l’étude exhaustive sur des villes en Allemagne du sud de Helmut Glück, Mark Häberlein, Konrad Schröder (dir.), Mehrsprachigkeit in der

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frühen Neuzeit. Die Reichsstädte Nürnberg und Augsburg vom 15. bis ins frühe 19. Jahrhundert, Wiesbaden, Harrassowitz, 2013. L’historiographie sur la didactique des langues étant trop vaste, nous renvoyons ici à Jean-Antoine Caravolas, Histoire de la didactique des langues, op. cit. Quant à l’histoire des sociabilités culturelles et savantes urbaines, voir les travaux classiques de Daniel Roche et de Robert Darnton, et plus récemment d’Antoine Liliti, de Stéphane van Damme ainsi que la synthèse de Bruno Belhoste, Paris savant. Parcours et rencontres au temps des Lumières, Paris, Armand Colin, 2011. 9. L’Avant-Coureur, 12 décembre 1768, p. 788–789, où une « dame anglaise » propose ses services pédagogiques. La méthode de la conversation paraît au XVIIIe siècle particulièrement associée aux femmes, cf. voir Laurence Vanoflen, « La conversation, une pédagogie pour les femmes ? », in Isabelle Brouard-Arends, Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval (dir.), Femmes éducatrices au siècle des Lumières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 183-195. 10. Henry Laurens, « L’orientalisme en France, un parcours historique », in Youssef Courbage, Manfred Kropp (dir.), Penser l’Orient. Traditions et actualité des orientalismes français et allemand, Beyrouth, Presses de l’Ifpo, 2004, p. 103-128. Cf. sur l’érudition linguistique, Fabien Simon, Sortir de Babel. Une République des Langues en quête d’une « langue universelle » à la Renaissance et à l’âge classique ?, Thèse de doctorat, université Rennes 2, 2011. 11. Cf. Frédéric Hitzel, « École des Jeunes de langues (1669-1783) », in François Pouillon (dir.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, IISMM/Karthala, 2008, p. 348-349. 12. La question des langues dans les enseignements annexes au collège reste à éclaircir : précepteurs, maîtres particuliers, fréquentation de cours en ville par les écoliers, etc. 13. Cf. André Chervel, Histoire de l’enseignement du français, op. cit. 14. Le collège de Guyenne propose, dès la fin du XVIIe siècle, l’apprentissage de l’anglais et du hollandais ; plus tard, plusieurs des collèges qui seront transformés, en 1776, en écoles militaires, intègrent dès avant la réforme, des langues vivantes dans leur curriculum. Voir Laurence Brockliss, French Higher Education in the Seventeenth and Eighteenth Centuries. A Cultural History, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 111 sq. ; ainsi que Dominique Julia, « Une réforme impossible. Le changement du cursus dans la France du XVIIIe siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 47-48, 1983, p. 56-76. 15. Wilhelm Frijhoff, Dominique Julia, « Les grands pensionnats de l’Ancien Régime à la Restauration. La permanence d’une structure éducative », Annales historiques de la Révolution française, n° 53, 1981, p. 153-198 ; sur les langues dans l’éducation des élites (militaires), cf. Ulrike Krampl, « Fremde Sprachen, Adelserziehung und Bildungsmarkt im Frankreich der zweiten Hälfte des 18. Jahrhunderts », in Helmut Glück, Mark Häberlein (dir.), Militär und Mehrsprachigkeit im neuzeitlichen Europa, Wiesbaden, Harrassowitz, 2014, p. 97-112. 16. Philippe Marchand, « Un modèle éducatif original à la veille de la Révolution. Les maisons d’éducation particulière », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 22, 1975, p. 549-567 (sur le Nord) ; Marcel Grandière, « L’éducation en France à la fin du XVIIIe siècle. Quelques aspects d’un nouveau cadre éducatif, les “maisons d’éducation”, 1760-1790 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 33, 1986, p. 440-462 ; Dominique Julia, « L’éducation des négociants français au XVIIIe siècle », in Franco

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Angiolini, Daniel Roche (dir.), Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, Éditions de l’EHESS, 1995, p. 215-256. 17. La position de Rousseau est plus complexe répondant à sa philosophie du langage : l’apprentissage de langues étrangères ne doit débuter qu’à l’âge de quinze ans environ, lorsque la langue maternelle est bien acquise. 18. En 1829, sont instituées des chaires d’anglais et d’allemand dans les collèges royaux pour un enseignement de langues qui ne sera pas obligatoire avant 1838. 19. La même chose est vraie pour le XIXe siècle, l’enseignement scolaire ne remplaçant pas les pratiques extra-scolaires, cf. Marie-Pierre Pouly, « La différenciation sociale de l’apprentissage de la langue anglaise en France au XIXe siècle », Histoire de l’éducation, n° 133, 2012, p. 5-41. Pour la question de l’enseignement féminin, cf. Rebecca Rogers, « Les femmes et l’enseignement des langues vivantes : éléments pour une histoire à écrire », Études de linguistique appliquée, 2006, p. 135-149. 20. Konrad Schröder, « Die Traditionen des Sprachunterrichts im Europa des 17. und 18. Jahrhunderts », in Sylvain Auroux et al. (dir.), Histoire des sciences du langage…, op. cit., p. 734-741, parle de plus de 15 000 volumes (titres et éditions) pour l’Europe moderne ; plusieurs répertoires existent pour l’Italie et l’Allemagne. 21. Cf. le classique Jean-Pierre Gutton, Serviteurs et domestiques dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Aubier, 1981, et Cissie Fairchilds, Domestic enemies. Servants and their masters in Old Regime France, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1984. 22. Des éléments pour la première moitié du XVIIIe siècle, chez Andrea Bruschi, « Dei pedagoghi a servizio delle élites europee. I maestri d’italiano e di francese nella Francia del Sei e Settecento », Annali di storia dell’educazione e delle istituzioni scolastiche, n° 20, 2013, p. 123–132. Sur le précepteur, cf. Daniel Roche, « Le précepteur dans la noblesse française. Instituteur privilégié ou domestique ? », Problèmes d’histoire de l’éducation, Collection de l’École française de Rome, n° 104, 1988, p. 13-36 ; Dominique Julia, « L’enfance… », art. cit., p. 72 sq. ; Ludwig Fertig, Die Hofmeister. Ein Beitrag zur Geschichte des Lehrerstandes und der bürgerlichen Intelligenz, Stuttgart, Metzler, 1979. Sur la gouvernante comme enseignante de langue, cf. Elisabet Hammar, « La Française ». Mille et une façons d’apprendre le français en Suède avant 1807, Uppsala, Acta Universitatis Upsaliensis, 1992, et Irene Hardach-Pinke, Die Gouvernante. Geschichte eines Frauenberufs, Francfort/New York, Campus, 1993. 23. Affiches, 17 janvier 1782, p. 133. Membre d’académies italiennes et de l’Académie patriotique bretonne, auteur de manuels d’italien (dont un « pour dames ») et d’anglais, l’abbé Antonio Curioni propose, à partir de 1780, des cours publics, des cours gratuits et des leçons particulières d’italien (langue, poésie, prose) ; après un séjour de plus de deux ans à Londres, où il publie un manuel en italien, il associe l’anglais à son offre pédagogique en 1789 ; dès 1782, il intègre le Musée de Monsieur (de Pilâtre de Rozier) rue Sainte-Avoie où ses cours sont dispensés « en faveur des deux sexes » ; pendant quelques mois fin 1781, début 1782, il se dit « gentilhomme d’honneur du cardinal Albani », et dédie sa traduction de la Morale di Moïse ad uso de principiante nella lingua italiana, opera in idioma francese del sign. Visconte de Toustain, Parigi, Palazzo Reale, 1785, aux comtes de Juigné, auprès desquels il œuvre peut-être comme précepteur ou maître de langue. 24. Marie Jacob, « L’École royale militaire, un modèle selon l’Encyclopédie ? », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 43, 2008, p. 105-126.

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25. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, il est peu probable que les officiers étaient censés savoir communiquer avec les populations civiles lors des campagnes militaires (même si cela a dû se produire), d’autant que les tâches de médiation étaient dévolues à des subordonnés militaires ou bien des domestiques (civils) accompagnant leurs maîtres officiers. 26. Cf. Jean-Pierre Gutton, Domestiques et serviteurs…, op. cit. 27. De rares annonces évoquent la pratique de l’échange d’enfants, phénomène peu étudié bien que courant jusqu’au XIXe siècle au moins, notamment dans la noblesse, dans les milieux paysans des frontières linguistiques et, de manière générale, en tant qu’étape de formation des négociants. Cf. Affiches, 4 novembre 1786, n° 308, p. 2908-2909, où l’on recherche, pour venir à Londres, une « petite fille d’environ dix ans [...] qui parlât bien François, pour tenir compagnie à une petite demoiselle Angloise, & lui parler toujours cette langue [...] ». 28. Affiches, 28 août 1784, p. 2276. 29. Cf. Boris Noguès, « L’encadrement pédagogique et disciplinaire dans les collèges d’humanités en France du XVIe au XVIII e siècle », Paedagogica historica. International Journal of History of Education, vol. 47, n° 3, 2011, p. 243–262 ; Idem, « Sous-maîtres et préfets de chambre dans les pensionnats d’Ancien Régime. Fonction clé et personnel auxiliaire », Carrefours de l’éducation, n° 35, 1, 2013, p. 17-34. 30. Chez (Charles-François ?) Lebrun, la conversation peut se faire en anglais et en français, y compris avec son fils qui réside chez lui, Affiches, 6 janvier 1789, n° 6, p. 53 ; ou chez Georg-Adam Junker, qui vante le « commerce suivi avec toute une famille qui parle purement cette langue », L’Avant-Coureur, 30 août 1773, n° 35, p. 557-558 ; médiateur culturel prolifique bien connu mais dont l’ensemble de la production a été peu étudié, Junker (1716-1805), né à Hanau, a fait des études aux universités de Halle, Iéna et Göttingen (doctorat), où il a aussi été précepteur, dirige le collège de sa ville natale (1746-1751) et y enseigne à un public militaire français qui y est cantonné ; en France, il enseigne d’abord l’allemand à l’École royale militaire de Paris entre 1762 et au moins 1769, puis dans les années 1780, le droit public dans le même établissement réformé avant d’achever sa carrière institutionnelle en 1793 à l’école normale de Seine- et-Marne à Fontainebleau ; il rédige un manuel intitulé Leçons de droit public (2 vol., 1786) et des manuels et livres de lecture à destination de l’École militaire, édite un traité allemand de l’art de la guerre, et publie des traductions littéraires (poésie, théâtre) qu’il poursuit dans les années 1780, se disant de 1777 à 1783, « pensionnaire du roy & censeur royal ». Enfin, il propose des cours de « grammaire allemande » puis en plus de « science politique » en ville de 1770 à 1785. Sur les livres pédagogiques et la biographie de Junker, cf. Emmanuelle Chapron, « Enseigner l’allemand par les livres : Strasbourg et la librairie pédagogique au XVIIIe siècle », Histoire et civilisation du livre, t. 101, 2015, à paraître. 31. Affiches, 10 novembre 1787, p. 3084. 32. Affiches, 19 décembre 1783, p. 3129. 33. Cf. Laurence Vanoflen, « La conversation… », art. cit. 34. Affiches, 1er décembre 1781, p. 2765. 35. Affiches, 4 octobre 1783, p. 2393. 36. Affiches, 11 décembre 1784, p. 3287-3288.

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37. Affiches, 9 juillet 1782, p. 1589. 38. Affiches, 1er juillet 1781, n° 182. 39. Bruno Belhoste, « Un espace public d’enseignement aux marges de l’université. Les cours publics à Paris à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle », in Thierry Amalou, Boris Noguès (dir.), Les universités dans la ville, XVIe–XVIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 217-236 ; Reed Benhamou, « Cours publics. Elective education in the eighteenth century », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, n° 241, 1986, p. 365-376. Sur la chimie, cf. Christine Lehman, « Les multiples facettes des cours de chimie en France au milieu du XVIIIe siècle », Histoire de l’éducation, n° 130, 2011, p. 31-56. 40. Bruno Belhoste, « Un espace public… », art. cit., p. 220 ; par ailleurs, il convient de distinguer entre cours associés à des établissements officiels, le plus souvent gratuits, et des initiatives particulières, généralement payantes. 41. Bruno Belhoste, « Un espace public… », art. cit., p. 224, relève dans le Journal de Paris, 26 % pour la période 1777-1786. 42. Pour un premier aperçu, cf. Alexander Sokalski, « Grammars and grottos. Language learning and language teaching in pre-Revolutionary Paris, 1770-1789 », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, n° 278, 1990, p. 375-398. 43. Ne sont ici comptés les cours de langues anciennes que lorsqu’ils sont associés à un cours de langue étrangère : latin (21), grec (4), hébraïque (1). 44. Sur l’enseignement de l’allemand en France, cf. Helmut Glück, Deutsch als Fremdsprache in Europa. Vom Mittelalter bis zur Barockzeit, Berlin/New York, De Gruyter, 2002, ainsi que Idem, Die Fremdsprache Deutsch im Zeitalter von Aufklärung, Klassik und Romantik, Wiesbaden, Harrassowitz, 2013. 45. Ainsi un certain sieur Gueldre dans L’Avant-Coureur, 4 mai 1761, « Sciences », p. 278. 46. Affiches de Province, 29 novembre 1775, p. 191. 47. Terme employé en analogie avec Laurence Brockliss, Colin Jones, The Medical World of Early Modern France, Oxford, Clarendon Press, 1997, chap. X : « Medical Entrepreneurialism in the Enlightenment », p. 643–658, tandis que l’historien de l’éducation allemand Heinrich Bosse, « Der Lehr- und Lernmarkt des Ancien Régime », in Idem, Bildungsrevolution 1770-1830, textes réunis par Nacim Ghanbari, Heidelberg, Winter, 2013, p. 15-46, p. 41, utilise le terme de « Erziehungsunternehmer ». 48. Cf. Christine Métayer, Au tombeau des secrets. Les écrivains publics du Paris populaire. Cimetière des Innocents, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2000. 49. Cf. Helmut Glück, Mark Häberlein, Konrad Schröder (dir.), Mehrsprachigkeit…, op. cit., p. 137, évoquent pour l’Allemagne du sud un freies Gewerbe, un commerce libre, réglé par le corps de ville, par l’université ou par des privilèges octroyés par d’autres instances ; cf. aussi les chap. 4.2.3. et 4.2.4. 50. Selon la synthèse de Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Les femmes à l’époque moderne (XVIe–XVIIIe siècle), Paris, Belin, 2003, p. 124-125, à Lyon à la fin de l’Ancien Régime, près de 80 % des domestiques étaient des femmes, à Paris probablement autant (7 à 15 % de la population urbaine française). Cette situation ne se traduit pas dans les annonces, cf. l’exemple juillet-septembre 1784 des Affiches : parmi les 302 personnes offrant leurs service, figurent 213 hommes (dont 80 indiquent connaître le latin), 65 femmes et 27 couples ; sont en revanche recherchées 104 personnes, dont 6 avec des

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connaissances de latin, 59 hommes, 34 femmes et 5 couples. La situation des domestiques connaissant des langues est semblable : 35 offraient des services polyglottes, dont 25 hommes et 8 femmes ; parmi les sept demandes de domestiques, seules deux femmes (des gouvernantes) apparaissent. 51. Les annonceurs ne précisent que rarement leur « nation », la plupart se contentant d’indiquer la compétence linguistique. 52. Affiches, 22 juillet 1780, p. 1662. 53. Affiches, 25 février 1786, p. 510. 54. Cf. Daniel Roche, Les républicains des Lettres. Gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1988, p. 333. 55. L’Avant-Coureur 23 octobre 1769, « Nouvelles littéraires », p. 687-688. 56. Journal de Paris, 19 mars 1781, p. 312. Il est possible que cet annonceur soit identique à F[ritz ?] Kern, professeur d’allemand de l’École royale militaire de Sorèze en 1789 et pendant la Révolution (et où est né son fils Regulus-Henri-Jean-Baptiste, en 1783), auteur d’une Nouvelle grammaire allemande, à Basle, de l’Imprimerie de J. J. Tourneisen, 1789, dédiée aux élèves de l’école. 57. Adrien-Chrétien Friedel (1753-1786), cf. Alan William Raitt, A.C. Friedel et « Le nouveau théâtre allemand », Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1996. 58. Journal de Paris, 24 octobre 1780, p. 1206 (sieur Guedon). 59. Affiches, 26 novembre 1786, p. 3118 (l’abbé Cajetano di Boldoni). 60. L’Avant-Coureur, 24 janvier 1763, p. 50-51 (le sieur Bertola). 61. Cf. sur ce point Dena Goodman, « L’ortografe des dames. Gender and Language in the Old Regime », French Historical Studies, vol. 25, n° 2, 2002, p. 191-223 ; Madeleine Reuillon-Blanquet, « Les Grammaires des dames en France et l’apprentissage des langues à la fin du XVIIIe siècle », Histoire, épistémologie, langage, n° 16, 2, 1994, p. 55-76. 62. Ainsi (Charles-François ?) Lebrun, actif à Paris entre 1782 et 1789 avant d’émigrer à Londres, où il continue d’enseigner le français aux Anglais ; à Paris, il propose des cours d’anglais et de français « en faveur des Anglois & des étrangers », cf. Journal de Paris, 13 janvier 1783, p. 53, avant d’ouvrir des cours distincts pour dames et pour hommes à partir de janvier 1784, des soirées de conversation dans son cabinet (cf. Journal de Paris, 16 janvier 1784, p. 73), ainsi qu’un cours « en particulier pour les enfans de 9 à 12 ans, qui sauront déjà lire & écrire le Franç. », cf. Affiches, 11 avril 1789, p. 1040. 63. Journal de Paris, 14 mars 1790, feuille suppl. au n° 73, non pag. 64. Affiches, 9 mars 1788, p. 964. 65. Dissertation sur l’excellence de cette Langue, par Mr. Deodati de Tovazzi, à Paris, chez Bauch, 1761, in-8°, 60 p. ; Lettre de M. de Voltaire à M. Deodati de Tovazzi, au sujet de sa dissertation sur l’excellence de la langue italienne, avec la réponse de M. Deodati à M. de Voltaire, s.l., 1761, in-12, 24 p. 66. Affiches, 11 juin 1789, n° 162 bis, p. 1756. 67. L’Avant-Coureur, 16 décembre 1765, « Industrie », p. 780-782 (O’Reilly, Schwartz, Vespasiano). 68. Journal de Paris, 7 février 1787, p. 166. 69. Affiches, 26 février 1780, p. 452.

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70. Sur ces sociabilités culturelles, cf. Michael R. Lynn, « Enlightenment in the Public Sphere. The Musée de Monsieur and Scientific Culture in Late-Eighteenth-Century Paris », Eighteenth-Century Studies, n° 32, 1999, p. 463-476. Plus généralement, Hervé Guénot, « Musées et lycées parisiens (1780–1830) », Dix-huitième siècle, n° 18, 1986, p. 249-267. 71. L’étude des adresses permettrait de dessiner une topographie de cette offre pédagogique spécifique et, le cas échéant, en tirer davantage d’informations sur une possible composition du public : proximité des lieux mondains comme le Palais-Royal, implantation dans le quartier latin ou encore dans les faubourgs cossus de Saint- Germain-des-prés et Saint-Honoré. 72. L’Avant-Coureur, 4 novembre 1765, « Industrie », p. 686-687. 73. Affiches, 24 octobre 1768, p. 887, annonce pour la pension du sieur Duchauffour ; pour une vue d’ensemble, cf. Ulrike Krampl, « Fremde Sprachen… », art. cit. 74. Affiches, 14 février 1783, p. 370.

RÉSUMÉS

À la fin de l’Ancien Régime se développe à Paris une offre multiforme - non gratuite - d’enseignement de langues modernes. La presse d’annonce permet d’en saisir les différentes modalités : celles-ci s’inscrivent à la fois dans les sociabilités urbaines, particulières et publiques, et dans le commerce des idées et des choses. Si la place des langues modernes demeure marginale au sein des institutions scolaires de l’Ancien Régime, elles investissent amplement l’espace de transmission domestique qui comprend le service domestique, la mise en pension en passant par l’échange de talents. Significative, la demande en apprentissage linguistique participe par ailleurs à stimuler l’organisation d’un commerce éducatif urbain (cours publics et écoles de langues) d’abord destiné aux hommes mais au sein duquel la présence des femmes s’affirme. L’ensemble de cette offre pédagogique dessine une véritable scolarisation hors les murs de l’école qui concerne pour plus de deux tiers les langues italienne, allemande et, désormais en tête, l’anglais. Cette configuration permet ainsi d’éclairer d’un jour original la dynamique du champ éducatif de l’Ancien Régime finissant dans son ensemble.

At the end of the Ancien Regime a non-free, multidimensional modern language teaching offer developed in Paris. Newspaper advertisements especially provide a rich tapestry of the different pedagogical modalities including private and public urban sociabilities and trading ideas and goods. Although modern languages were rarely taught in schools during the Ancien Regime, they were part of pedagogical practices and arrangements within the household which comprised domestic service as well as boarding and the exchange of talents. Furthermore the interest for learning languages helped boost urban educational business (public classes, language schools) which was, initially, intended for men but became increasingly appealing for women too. This pedagogical offer created real schooling outside school where more than two thirds of languages concerned were Italian, German and, then English, which would rank top. The specific case of language teaching helps shed new light on the dynamics of the field of education as a whole at the end of the Ancien Regime.

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INDEX

Mots-clés : éducation, langues modernes, sociabilités urbaines, espace domestique, commerce pédagogique, Paris, XVIIIe siècle Keywords : education, modern languages, urban sociabilities, household, pedagogical business, Paris, 18th century

AUTEUR

ULRIKE KRAMPL Université François-Rabelais de Tours/CeTHiS-HiViS

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La congrégation des Tertiaires capucins et la réception des modèles internationaux de prise en charge des jeunes délinquants (Espagne, 1904-1936) The congregation of Capuchin Tertiary Sisters and receiving international models for caring for young delinquents (Spain, 1904-1936) La orden de los Terciarios Capuchinos et la recepción de los modelos internacionales de reeducación de los jóvenes delincuentes (España, 1904-1936)

Amélie Nuq

1 La congrégation espagnole des Tertiaires capucins de Notre-Dame des douleurs est fondée en 1889 par le père Luis Amigó y Ferrer : spécifiquement destinée à l’éducation correctionnelle et à la moralisation des jeunes délinquants, elle prend la tête de la quasi-totalité des maisons de redressement espagnoles à mesure que celles-ci sont créées. Mais rapidement, la formation insuffisante de ses membres est pointée du doigt. C’est la raison pour laquelle la congrégation organise, au début du XXe siècle, une série de voyages destinés à observer le fonctionnement d’institutions rééducatives en Allemagne, en Angleterre, en Belgique, en France, en Italie, aux Pays-Bas et en Suisse. De ces observations, les Tertiaires capucins rapportent un certain nombre d’éléments dans la perspective de les transposer dans leur propre système de prise en charge de la jeunesse « délinquante »1. Ce processus peut être saisi par l’analyse du récit de ces voyages dans les périodiques émanant de la congrégation elle-même2, seule source disponible, les archives capucines, conservées à Rome, n’étant pas accessibles3.

2 Il est désormais admis que les circulations internationales ont joué un rôle important dans l’élaboration des politiques sociales à partir de la fin du XIXe siècle4. Plus précisément, les voyages d’études sont l’une des manifestations de la socialisation internationale qui émerge progressivement dans le domaine social5. Les excursions en

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terre étrangère menées par les Tertiaires capucins sont encore peu connues, même en Espagne ; de façon générale, la production scientifique relative à la jeunesse déviante y est limitée alors que ce champ est dynamique en France. Les ouvrages publiés par les historiens officiels des Tertiaires capucins, qui sont eux-mêmes des religieux et ont à ce titre eu accès aux archives de la congrégation, ont une visée clairement hagiographique6. La présente contribution s’inscrit pour sa part dans un mouvement plus large qui s’intéresse à l’internationalisation dans le domaine de la protection de l’enfance7 et dans celui de l’éducation8. Ce faisant, elle tentera de démêler l’écheveau des connexions entretenues par les Tertiaires capucins avec l’étranger pour mettre en évidence d’éventuels « régimes circulatoires » dans le domaine de la prise en charge de la jeunesse déviante. Nous éclairerons ainsi un angle mort de l’historiographie : le cas de la péninsule ibérique n’est pas abordé dans les travaux soulignant la dimension transnationale de l’histoire de la protection de l’enfance, qu’il s’agisse d’études comparatives9 ou d’ouvrages portant sur les circulations et les transferts ayant eu lieu à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle10. Il s’agira alors de se demander si l’Espagne constitue un exemple supplémentaire qui corrobore la « dimension fondamentalement transnationale du “domaine social” » ?11 Enfin, la série de voyages d’études organisée par les Tertiaires capucins est un exemple concret, vu d’en bas, de la circulation des modèles de protection et d’encadrement de la jeunesse12. Il ne s’agit pas seulement de descendre à une autre échelle mais de faire en quelque sorte un pas de côté pour regarder autrement et repérer des connexions qui étaient jusque-là inaperçues13.

3 Nous présenterons d’abord le rôle joué par les Tertiaires capucins dans la mise en place des maisons de redressement en Espagne. Nous décrirons ensuite le déroulement des voyages d’étude réalisés pendant le premier tiers du XXe siècle, avant de nous demander si ceux-ci aboutissent effectivement à un transfert des méthodes et des pratiques observées à l’étranger.

I- La place des Tertiaires capucins dans la genèse des maisons de redressement espagnoles, entre inexpérience et quasi-monopole éducatif

1. L’École de Santa Rita, symbole du retard espagnol par rapport aux autres pays occidentaux

4 Au XIXe siècle, le retard accumulé par l’Espagne dans le domaine de la prise en charge de la jeunesse déviante est considérable. En France, en Belgique et aux Pays-Bas, les premiers établissements spécifiquement destinés aux jeunes délinquants se sont en effet multipliés au cours des années 1830 et 1840, tandis que les années 1870-1890 donnaient lieu à une remise en cause des établissements correctionnels. Dans la péninsule, il faut attendre 1883 pour que soit décidée la création d’un établissement de redressement et de correction, l’école de réforme et asile de correction paternelle de Santa Rita14. En 1890, les Tertiaires capucins prennent la direction de cette institution madrilène destinée à « recueillir et éduquer les jeunes vicieux et vagabonds ainsi que les fils de famille méritant une correction »15. C’est le premier établissement de ce type quand, à la même date, la France compte déjà vingt-deux institutions privées16. L’école de Santa Rita est régie par une assemblée de patronage : cet appel au secteur privé

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religieux n’est pas spécifique à l’Espagne. Joëlle Droux a montré que, dans l’ensemble des pays occidentaux, les dispositifs de protection de la jeunesse mis en place à la fin du XIXe et au début du XX e siècle faisaient des œuvres privées les principaux agents d’exécution des mesures civiles ou pénales17. Mais la genèse tardive de Santa Rita s’inscrit dans le processus particulier de construction de l’État espagnol, « utopie réactionnaire » au long cours se caractérisant par un manque de moyens structurel, par le poids des élites traditionnelles et par la place importante de l’Église catholique18.

5 L’établissement madrilène ne pouvant fonctionner sans personnel, l’assemblée de patronage tourne son regard vers le secteur privé catholique : seuls des religieux auraient la vocation suffisante et l’esprit assez désintéressé pour assurer la direction de l’établissement19. L’éducation religieuse doit d’ailleurs être au fondement de la correction et de la réforme des adolescents : chez ces philanthropes qui sont à la fois des hommes politiques, des savants, des penseurs et des gestionnaires, présents aussi bien sur les bancs du Congrès des députés que dans les associations de protection de l’enfance, cette idée se combine à une vision paternaliste et méprisante des classes populaires20. Les deux délégués espagnols au Congrès pénitentiaire de Rome (1885), Francisco Silvela et Francisco Lastres, profitent de leur présence en Italie pour visiter l’asile tenu par Don Bosco mais les Salésiens refusent de prendre en charge l’école de Santa Rita. En 1888, le problème lancinant du personnel n’étant toujours pas réglé, le pape Léon XIII conseille à Lastres de se tourner vers la congrégation des Tertiaires capucins, qui vient d’être créée par Luis Amigó y Ferrer.

6 Né en 1854 à Masamagrell, près de Valence, Luis Amigó y Ferrer a fait des études d’humanités et de philosophie au Séminaire de Valence21. En 1874, il prend l’habit capucin et est ordonné prêtre. C’est en visitant une prison à Santander qu’il conçoit l’idée de fonder un ordre religieux s’investissant dans la réhabilitation des délinquants, et tout particulièrement dans celle des mineurs. En 1881, il commence à rédiger les statuts qui deviennent, en 1885, les Constitutions des Tertiaires capucines de la Sainte Famille (Terciarias Capuchinas de la Sagrada Familia) et des Tertiaires capucins de Notre- Dame des Douleurs (Terciarios Capuchinos de Nuestra Señora de los Dolores). Ces deux ordres religieux « frère » et « sœur » sont spécifiquement destinés à l’éducation correctionnelle, à la moralisation et l’enseignement des sciences et des arts dans les établissements de redressement, que ceux-ci soient publics ou privés. Ils ont ainsi pour but d’occuper totalement l’espace de l’éducation correctionnelle, tout en respectant la stricte ségrégation selon le sexe qui régit tout autant ce champ que le cadre religieux à cette époque. En 1890, les Tertiaires capucins acceptent de prendre la direction de l’école de Santa Rita. En 1895, une ordonnance royale approuve l’installation de l’ordre en Espagne, marquant le début d’une expérience qui va durer plus de 130 ans et voir la congrégation prendre la tête de la quasi-totalité des maisons de redressement espagnoles.

2. L’extension rapide du domaine capucin : modalités et critiques

7 Au début du XXe siècle, le retard accumulé par l’Espagne revient à nouveau comme un leitmotiv dans les ouvrages des réformateurs sociaux, qui citent les exemples emblématiques de Red Hill en Angleterre, d’Alkmaar en Hollande, de Ruiselede en Belgique et de Mettray en France22. C’est à cette période que se développe un mouvement international en faveur de la protection de l’enfance, né dans le contexte

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relativement euphorique de prospérité économique23. Finalement, en 1918, comme d’autres pays occidentaux, l’Espagne commence à suivre l’exemple des États-Unis, où les enfants ne sont plus envoyés en prison, et institue des tribunaux pour enfants24. Notons que c’est la loi belge de 1912 qui influence le plus nettement le texte promulgué en Espagne en 191825. L’idée fondamentale est que le mineur est différent de l’adulte et qu’au lieu de le punir, on doit plutôt le bien traiter, le rééduquer, le transformer. Les mesures éducatives que prescrit le tribunal pour enfants sont appliquées dans des établissements créés à cet effet, les reformatorios, qui sont le plus souvent tenus par des congrégations religieuses. En effet, le schéma qui a prévalu lors de la création de Santa Rita est, dans les grandes lignes, reproduit : l’État préfère déléguer la prise en charge de la déviance juvénile au secteur privé, les Tertiaires capucins s’engouffrant dans la brèche. Cette mainmise sur les institutions de redressement est à relier à l’action menée par l’épiscopat espagnol de la Restauration (1875-1930) qui, par le biais de congrégations religieuses créées ad hoc, impose son hégémonie sur le secteur éducatif26.

8 Cependant, à partir des années 1910, le monopole catholique acquis sur les établissements de redressement fait l’objet de critiques croissantes, qui n’émanent désormais plus de la seule presse républicaine anticléricale. Un ancien pensionnaire de Santa Rita, Abraham Polanco, lance par exemple une véritable campagne contre l’établissement, dénonçant « le fanatisme des Tertiaires capucins et leurs méthodes antiscientifiques »27. Il affirme que cette « cléricaille » enferme les adolescents turbulents dans une prison indigne et honteuse. L’adage « maisons de correction, maisons de corruption » ne se serait jamais autant vérifié que dans l’établissement madrilène, « vivier de dégénérés » où l’homosexualité de certains frères corrompt les pensionnaires. Les critiques émanent parfois du personnel des juridictions lui-même28. Primitivo Requena, employé du tribunal pour mineurs de Madrid de 1925 à 1928, dénonce le fait que les religieux ne disposent d’aucune connaissance en psychologie, en pédagogie ou en droit29. À ces critiques s’ajoutent celles des esprits les plus progressistes du champ éducatif, membres de l’Institution libre d’enseignement (ILE). Cette organisation, créée en 1876, est attachée aux principes de liberté, de laïcité et d’indépendance de la science. Ses membres, convaincus que l’enfant est un « projet d’homme » qui doit être préservé des luttes idéologiques secouant la société, élèvent la neutralité religieuse à l’état de paradigme30. Dans le domaine de la prise en charge de la déviance juvénile, l’ILE accuse les religieux d’avoir une formation scientifique insuffisante, de fomenter l’hypocrisie, de pratiquer un faux paternalisme et d’employer des méthodes répressives. De fait, lorsque les Tertiaires capucins avaient accepté la direction de Santa Rita en 1890, ils étaient conscients de ne pas être suffisamment préparés et formés31.

II- Les voyages d’étude à l’étranger, un moyen de structurer une congrégation religieuse encore jeune

1. Former des religieux capables d’éduquer en « servant Dieu grâce à la technique »32

9 En 1906, alors que la congrégation est fondée depuis plus de vingt ans déjà, le ministre général des Tertiaires capucins emploie encore le terme de « congrégation naissante ». Il reconnaît implicitement le bien-fondé de certaines accusations : les novices ne sont

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pas assez soutenus et les études qu’ils sont censés suivre ne se passent pas bien, d’où un fonctionnement « anémique »33. Les témoignages d’anciens pensionnaires soulignent par ailleurs la division profonde qui existe entre les prêtres (sacerdotes) et les simples frères (hermanos)34. Les premiers, qui ont déjà prêté leurs vœux, constituent en quelque sorte l’aristocratie du personnel ; les seconds, dotés d’un faible niveau d’instruction, appartiennent aux échelons inférieurs de la hiérarchie et accomplissent les tâches obscures du quotidien. Un ancien pensionnaire affirme par exemple que lorsqu’il a séjourné à Santa Rita, aucun religieux n’avait de diplôme. Il est en effet plausible qu’une congrégation aussi récente, aussi peu connue et qui a besoin de s’affirmer, ne soit pas très exigeante vis-à-vis du niveau des personnes qu’elle emploie. Par ailleurs, le recrutement de la congrégation valencienne est alors plutôt local et constitue un moyen, pour des familles modestes et peu éduquées, d’échapper à une vie de labeur aux champs35. L’ordre a d’autant plus besoin d’attirer de nouveaux membres que certains novices ont la vocation vacillante et que beaucoup quittent la congrégation36.

10 La faiblesse du niveau de formation des membres de la congrégation vient du fait que, jusque dans les années 1930, les moyens existants sont très limités. Les religieux peuvent assister à des stages (cursillos) organisés pour « transmettre aux nouvelles générations les méthodes pédagogiques amigoniennes »37. Le centre basque d’Amurrio, l’une des premières maisons de redressement confiées aux Tertiaires capucins, accueille des sessions de formation estivales. Mais en dehors de ces initiatives ponctuelles, limitées et erratiques, il n’existe aucune structure éducative publique et centralisée qui forme le personnel exerçant dans les institutions correctives. La mise en place d’un tel centre est d’ailleurs une revendication récurrente de l’Institution libre d’enseignement. Selon l’historien officiel de la congrégation, Tomás Roca Chust, les supérieurs de l’ordre prennent en effet conscience du fait que « le devoir éducatif entraîne d’énormes difficultés et que le bon esprit religieux et le sens commun, si important chez le religieux éducateur, ne sont pas suffisants »38.

2. Aller chercher à l’étranger la réponse à des problèmes internes à la congrégation

11 Les voyages d’étude apparaissent alors comme un moyen de pallier le manque de spécialisation et la formation insuffisante des Tertiaires capucins. Pendant le premier tiers du XXe siècle, plusieurs Tertiaires capucins vont ainsi observer le fonctionnement de plusieurs institutions rééducatives en France, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne et surtout en Belgique. Le contexte international est alors favorable aux circulations d’expériences39. Depuis la fin du XIXe siècle en effet, des acteurs divers (administrateurs, professeurs, industriels, syndicalistes, etc.) se retrouvent au sein de nébuleuses réformatrices qui jouent un rôle crucial dans la circulation des idées en matière sociale, comme dans la constitution et la diffusion de solutions « modèles »40. Enfin, l’Etat espagnol encourage ces voyages, en prenant en charge les frais des déplacements à l’étranger organisés en 1909 : après avoir confié aux Tertiaires capucins l’organisation des maisons de redressement, il leur délègue donc une fonction d’observation internationale dans ce domaine.

12 Les récits de voyage montrent que les Tertiaires capucins sont avides d’apprendre : les visiteurs espagnols prennent des notes, relèvent les adresses des fournisseurs, emportent du matériel pédagogique, des brochures, des monographies, des idées de

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récompense ou de punition, scrutent les instruments destinés à observer les pensionnaires. Pendant la visite de l’établissement pour garçons de Saint-Hubert, en Belgique, les Tertiaires capucins sont assis au fond de la classe, derrière les élèves, et suivent attentivement le cours41. En 1931, deux religieux et deux religieuses sont accueillis à l’Établissement central d’observation de l’État, à Mol, en Belgique, qui a pour mission de mener des enquêtes psychopédagogiques individualisées et de développer, sur la base des résultats de l’observation, les critères nécessaires à une classification scientifique des jeunes délinquants42. Pendant leur séjour, les Tertiaires capucins sont logés à l’intérieur même de l’institution, dans des chambres mises à leur disposition, ce qui leur donne le sentiment de « faire partie de la grande famille de l’Établissement central »43. Ils visitent longuement les différents bâtiments, au premier rang desquels le laboratoire de psychologie où est justement pratiquée l’observation des mineurs. Ils en retirent la conviction profonde que le personnel d’un tel établissement doit avoir reçu une formation scientifique intensive et étendue. Le directeur de la célèbre institution, Maurice Rouvroy, exerce une influence considérable sur les religieux espagnols, qui le tiennent pour « le père de la méthode d’observation »44. Il joue incontestablement un rôle de passeur45. En septembre- octobre 1934, la revue de la congrégation publie d’ailleurs intégralement une conférence que Rouvroy avait donnée lorsque les Tertiaires capucins étaient allés visiter le centre, en 193346.

13 Les Tertiaires capucins organisent en tout dix voyages d’étude : deux ont lieu pendant la décennie 1900, un seul pendant les années 1910, deux pendant les années 1920 et quatre dans les années 193047. Le premier voyage d’étude organisé par les Tertiaires capucins, qui date de 1904, n’est que peu documenté48. Cinq ans plus tard, en mai 1909, les pères Domingo de Alboraya et Javier de Valencia sont commissionnés comme on l’a vu par le gouvernement espagnol pour effectuer un voyage d’un mois : il s’agit de préparer l’ouverture de la maison de redressement de Visto Alegre, située dans les environs de Madrid. À cette occasion, ils visitent douze établissements de rééducation ou de protection : l’un se trouve en Angleterre, un autre en France, trois en Italie et sept en Belgique. Ce voyage d’étude est le mieux connu dans la mesure où il a donné lieu à un long rapport adressé par Alboraya au ministre de l’Intérieur, Juan de la Cierva49. Le Tertiaire capucin y décrit de façon précise le fonctionnement des institutions qu’il a visitées : déroulement du séjour, critères de classification des pensionnaires, emploi du temps, organisation de l’enseignement, du travail, règlement intérieur. Alboraya indique même au ministre de l’Intérieur le montant du salaire perçu par le personnel de trois établissements de bienfaisance belges50. Le cas de l’Espagne n’est à cet égard pas isolé : en France, ou ailleurs, peu d’écoles d’infirmières ou de travail social ont été fondées sans voyage d’étude préalable aux États-Unis ou en Angleterre51. Ces missions mobilisent chaque fois une, deux ou trois religieux tout au plus, qui sont prêts à consacrer leurs vacances d’été à ces sessions d’observation. Ainsi, en 1910, un Tertiaire capucin note : « Le Père Domingo revient du voyage d’étude qui l’a mené partout en Europe pour renforcer les connaissances qu’il avait acquises lors de son voyage précédent, à l’été 1909. Il est passionné et consacre ses étés à des voyages scientifiques pour compléter la formation dispensée dans nos maisons de redressement »52.

14 À la fin des années 1920, la congrégation religieuse répond aussi aux incitations contenues dans une ordonnance adoptée en 192653, dans laquelle le législateur reconnaissait que la formation du personnel des maisons de redressement était

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insuffisante, tout en se contentant « d’encourager » le secteur privé à résoudre lui- même ce problème. Sous la dictature de Primo de Rivera (1923-1930), les prérogatives de l’Église dans le domaine éducatif sont en effet moins que jamais contestables. La décennie 1930 est sans conteste celle pendant laquelle la volonté d’ouverture et d’amélioration de la formation est la plus vive, puisque quatre voyages sont organisés. Les Tertiaires capucins cherchent alors sûrement à répondre aux critiques dont ils font l’objet : si celles-ci ne sont pas nouvelles, elles s’inscrivent dans un contexte politique radicalement différent. En effet, la Seconde République, proclamée en 1931, mène une politique anticléricale vigoureuse (séparation de l’Église et de l’État, interdiction faite aux congrégations religieuses d’enseigner, etc.). Les détracteurs de Santa Rita et du système rééducatif mis en place par les Tertiaires capucins réclament une épuration des établissements pour jeunes délinquants, estimant que le personnel religieux devrait être remplacé par des pédagogues, des médecins, des psychiatres et des éducateurs capables d’agir selon des critères scientifiques. Les instances qui supervisent l’action des tribunaux pour mineurs et des reformatorios sont alors le théâtre d’une lutte âpre entre une idéologie traditionnaliste et catholique, favorable aux Tertiaires capucins, et les conceptions pédagogiques progressistes de personnes qui sont souvent membres du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), de l’UGT (Union générale des travailleurs, réformiste) ou de l’ILE, comme Matilde Huici ou Luis de Zulueta. Ce dernier affirme ainsi que « désormais, avec le nouveau régime républicain, les problèmes de délinquance juvénile et de régénération de ces adolescents doivent être traités de manière plus scientifique et plus humaine »54.

15 Au total, les Tertiaires capucins visitent 77 institutions éducatives dans huit pays différents. Mais la Belgique, qui constitue le seul but des voyages de 1931 et de 1935, est leur destination privilégiée : les religieux se rendent à sept reprises dans ce petit État dont les réseaux réformateurs constituent, depuis la fin du XIXe siècle, de véritables laboratoires législatifs55.

III- Voyager pour observer, apprendre et transposer

1. Les éléments observés

16 Des divers voyages qui les mènent aux quatre coins de l’Europe occidentale pendant le premier tiers du XXe siècle, les Tertiaires capucins tirent un certain nombre de constats, attachant une importance particulière à la religion. En 1909, le père Domingo de Alboraya est favorablement impressionné par l’aspect matériel de la vie des institutions françaises qu’il visite : les terrains sur lesquels celles-ci sont construites sont vastes et les bâtiments sont fonctionnels ; mais il est choqué de constater que tous les établissements ne disposent pas d’une chapelle : « les pauvres enfants » ne vont pas à la messe56. Soulagés, les Tertiaires capucins visitant l’établissement pour garçons de Saint-Hubert remarquent qu’un crucifix surmonte le grand tableau noir de la salle de classe au fond de laquelle ils sont assis57. Les religieux espagnols manifestent un intérêt certain pour la colonie agricole de Mettray, qui constitue pour eux un modèle58. Ils sont également sensibles à la discipline des établissements allemands59. En 1933, quatre d’entre eux visitent le centre pour mineurs de la province de Rhénanie, situé à Mönchengladbach-Holterheide : ils notent que les pensionnaires les plus méritants paradent dans la rue, enthousiastes, en « uniforme hitlérien »60. Mais, comme on l’a vu, c’est incontestablement la Belgique qui occupe la première place du palmarès des pays

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visités. Les religieux ne tarissent pas d’éloge sur cet État qui est, selon le père Alboraya, « un véritable champ d’expérimentation sociale » régi par « la première législation sociale du monde »61. Un peu plus de vingt ans après le voyage de 1909, la Belgique est encore considérée par les Tertiaires capucins comme « l’avant-garde des nations »62. Comme d’autres petits États, la Belgique use en effet avec habilité de son attractivité internationale pour s’imposer dans le concert des grandes puissances : elle compense sa vulnérabilité en devenant une véritable locomotive de l’internationalisme63. L’établissement d’observation de Mol constitue un point de passage obligé de presque tous les voyages d’étude organisés par les Tertiaires capucins. Au total, treize religieux s’y rendent, certains plusieurs fois ; il arrive même qu’ils y passent plusieurs mois. Cet établissement belge occupe une place à part dans l’imaginaire européen des Tertiaires capucins : ceux-ci s’y référent constamment et l’évoquent avec déférence et admiration. Ils louent le fait que l’enfant soit placé au cœur du dispositif éducatif, mis en place après une observation attentive de chaque individu. Les méthodes utilisées sont scientifiquement fondées, ce qui n’empêche pas l’ambiance d’être familiale64. De fait, l’établissement d’observation de Mol jouit d’une réputation mondiale : ouvert en 1913 dans la foulée de l’adoption de la loi belge de 1912 sur la protection de l’enfance, il s’est développé jusqu’à devenir un véritable centre de recherche sur la criminalité juvénile65.

2. Des excursions improvisées en terre étrangère

17 Les récits publiés dans la revue Adolescens, Surge ! montrent que la pratique des voyages d’études n’est guère enracinée dans l’habitus capucin, les religieux apparaissant comme des passagers très occasionnels des mouvements d’échanges et de transferts internationaux. Les Tertiaires capucins ne préviennent par exemple pas toujours de leur arrivée, ce qui ne manque pas d’occasionner des déconvenues. À Gand, en 1932, les religieux découvrent que l’établissement qu’ils sont venus visiter, dirigé par les frères de la Charité, a été transféré dans une autre localité66. En 1933, ils arrivent à la prison- école de Hoogstraeten, aux Pays-Bas, sans avoir demandé d’autorisation préalable au ministère : on les laisse entrer seulement parce qu’ils sont accompagnés par un collaborateur de Maurice Rouvroy, le directeur de l’établissement d’observation de Mol67. Les capucins ne sont souvent pas les seuls visiteurs, preuve que les visites d’établissements sont alors un moyen répandu de diffusion des modèles internationaux de prise en charge de l’enfance délinquante. En 1933, lorsqu’ils arrivent à Mol, les Tertiaires capucins s’intègrent à une visite en cours : le directeur est en train d’exposer le fonctionnement de l’établissement d’observation à un ministre suisse et à une Française, une demoiselle se consacrant à de bonnes œuvres68. La même année, lorsque les religieux espagnols arrivent à Merxplas, les visiteurs sont déjà nombreux69.

18 Au cours de leurs voyages d’étude, les Tertiaires capucins sont confrontés à un problème linguistique puisqu’ils ne sont capables de s’exprimer qu’en espagnol et en français. Lorsqu’ils se rendent en Allemagne en 1933, ils doivent se faire accompagner par un collaborateur de Maurice Rouvroy, qui leur servira d’interprète70. Aux Pays-Bas, c’est le sous-directeur de la maison d’observation de La Haye qui leur fait visiter l’établissement ; mais sa maîtrise du français est limitée et il ne s’exprime qu’avec difficulté71. Les récits de voyage montrent que les religieux espagnols ne dominent pas complètement la langue de Molière72. Au début de leur voyage, lorsqu’ils passent la frontière française, le 26 juin 1933, les religieux espagnols s’arrêtent à Bayonne dans un

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couvent tenu par des capucines, où ils s’astreignent à des exercices de traduction et de composition françaises73. Dans ce contexte, les échanges avec le personnel des établissements visités ont dû être difficiles et limités. Ces contraintes linguistiques montrent que la constitution d’un langage commun, d’un paysage familier de concepts, de manières de penser et de résoudre les problèmes ne va pas de soi : il s’agit d’un processus au cours duquel les acteurs impliqués donnent de leur temps et de leur personne. Un voyage d’étude n’est ainsi pas simplement un moment clairement délimité, mais une expérience ou une épreuve qui mobilise les êtres74.

3. Une transposition effective des modèles ?

19 Il est difficile de savoir quels éléments les Tertiaires capucins ont importé en péninsule ibérique, les archives de la congrégation étant inaccessibles. Il est cependant possible de tracer quelques pistes. Tout d’abord, le nom des différents groupes de pensionnaires de la maison de redressement d’Amurrio, au Pays basque (« espérance, persévérance, confiance ») vient du centre des mineurs de Saint-Hubert, en Belgique75. Par ailleurs, les apports extérieurs sont nombreux et profonds dans le domaine des appareils psychométriques. En 1929, le père José María Pérez de Alba visite l’Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève et rencontre le professeur Édouard Claparède. Il tient également à voir le laboratoire de psychologie de l’établissement d’observation de Mol, consignant les références des appareils d’observation afin de pouvoir se les procurer, une fois rentré en Espagne76. Enfin, les Tertiaires capucins utilisent une fiche psycho-médico- pédagogique pour dresser le bilan du niveau scolaire, religieux, de l’état de santé et psychologique des pensionnaires : ce document, qui n’évolue quasiment pas jusqu’en 1975, est une traduction presque littérale de la fiche utilisée à Mol. L’un des Tertiaires capucins ayant visité l’établissement belge en 1931 raconte la scène suivante, qui s’est déroulée dans le laboratoire psychopédagogique : « sur un grand tableau noir, sur lequel on schématise la fiche, le directeur, le médecin et les chefs des pavillons notent les résultats des tests à mesure que ceux-ci sont réalisés. Le type caractéristique de l’enfant émerge, donnant ainsi à voir le portrait complet de sa personnalité, qui permet d’établir le diagnostic et le pronostic pratique de ce cas. L’œuvre de la psychologie individuelle est terminée. Reste à accomplir celle de la pédagogie »77. En 1933, les religieux notent précautionneusement les conseils délivrés par Maurice Rouvroy : « l’enfant ne doit pas être observé dans le but de remplir la fiche ; celle-ci est faite pour consigner les informations nécessaires à l’éducation de l’enfant »78. Les Tertiaires capucins vont jusqu’à copier les modifications successives qui sont apportées, en Belgique, au document original. Mais les religieux espagnols ajoutent une autre dimension avec l’« horloge morale » qui clôt la fiche psycho-médico-pédagogique. Cette importation directe de ressources pédagogiques fonctionne de façon horizontale, faisant fi des frontières étatiques ; mais elle semble plus relever du transfert unidirectionnel que de la configuration circulatoire, au sens où l’entend Pierre-Yves Saunier79. Les Espagnols importent en effet des savoirs, des techniques et des pratiques sans nécessairement que leurs interlocuteurs n’aient été eux-mêmes demandeurs ou aient partagé les notions, les catégories ou la vision du monde des Tertiaires capucins. Le retard accumulé par l’Espagne dans le domaine de la prise en charge de la jeunesse déviante a visiblement empêché la constitution d’une communauté épistémique, entendue comme le partage d’un même savoir, d’idées et de pratiques communes80.

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20 Après le traumatisme causé par la guerre civile espagnole (1936-1939), les Tertiaires capucins peuvent à nouveau se consacrer à leur mission première dans un contexte politique extrêmement favorable de symbiose entre le caudillo, l’Église et l’armée. La dictature franquiste (1939-1975) leur confie en effet, pour près de quarante ans, la gestion des principaux centres de rééducation tout en leur accordant « une totale liberté en matière d’éducation »81. L’Espagne se replie alors sur elle-même dans une posture autarcique qui vaut également pour les maisons de redressement et les tribunaux pour mineurs, preuve que la globalisation ne suit pas toujours un développement linéaire82. Elle se caractérise par son imperméabilité aux évolutions qui, ailleurs, se font jour : réduction de la capacité des institutions éducatives, amélioration des infrastructures, ouverture progressive des établissements vers l’extérieur, développement des relations entre les pensionnaires et leur famille, structuration du statut d’éducateur, renforcement de la formation professionnelle, diversification des activités ayant lieu pendant le temps libre, etc. Alors qu’après la Seconde Guerre mondiale, les phénomènes d’internationalisation des politiques éducatives, sanitaires et sociales s’intensifient et s’institutionnalisent (congrès de l’Association internationale des juges pour enfants, de l’Association internationale de protection de l’enfance, etc.), l’isolement autarcique de l’Espagne est tout à la fois un symptôme et une cause de l’immobilisme du dispositif de prise en charge des jeunes déviants. Dans ce contexte, il est significatif que les Tertiaires capucins n’organisent plus de voyage d’étude à l’étranger pour améliorer la formation des membres de la congrégation83. Le niveau scientifique de la prise en charge baisse notablement, tandis que les méthodes et les préceptes éducatifs utilisés n’évoluent guère. La question de l’ouverture à l’étranger et aux modèles en vigueur ailleurs fait à nouveau débat dans les années 1950, lorsque l’on tente de moderniser un système figé et archaïque. Comme elles l’avaient fait en 1909, les autorités décident de s’appuyer sur la congrégation valencienne en tentant de réactiver la configuration circulatoire qui avait fonctionné au cours du premier tiers du XXe siècle. Les Tertiaires capucins renouent ainsi temporairement avec la tradition des voyages d’étude à l’étranger : à l’été 1952, la revue ¡Surgam… ! retrace le voyage d’observation ayant conduit le supérieur de la congrégation à Savigny-sur-Orge, Gand, Ruiselede, Mol, Amsterdam, Neuchâtel, etc. « Notre directeur, le père Jesús Ramos, vient de rentrer d’un voyage d’étude […] [Il a été] commissionné par le Conseil supérieur de protection des mineurs. Ce voyage avait pour objectif de visiter les principaux établissements de tutelle et de rééducation de France, de Belgique, de Hollande, d’Allemagne de l’Ouest et de Suisse »84. Mais cette expérience n’est pas rééditée et, désormais, la congrégation religieuse d’origine valencienne ne joue plus un rôle moteur.

NOTES

1. Le terme de mineurs délinquants est le plus couramment utilisé dans la littérature de l’époque même si les individus concernés n’ont pas toujours commis un délit à

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proprement parler ; pour notre part, nous retiendrons le terme de jeunesse déviante, qui permet d’englober l’ensemble des mineurs pris en charge. 2. Il s’agit des revues Adolescens, Surge! (1931-1936) et ¡Surgam…! (1949-2005). La première est accessible sur le site internet de la congrégation religieuse (); la seconde est consultable à la Bibliothèque nationale espagnole, à Madrid. Enfin, les textes pédagogiques écrits par des Tertiaires capucins ont fait l’objet d’une publication en 24 volumes ; voir par exemple Lorenzo María de Alquería de la Condesa, Obras, Madrid, Congregación Religiosos Terciarios Capuchinos de Nuestra Señora de los Dolores, D.L., 1993. 3. Malgré nos demandes réitérées, nous n’avons jamais obtenu le droit de consulter cette documentation. 4. Sandrine Kott, « Une “communauté épistémique” du social ? Experts de l'OIT et internationalisation des politiques sociales dans l'entre-deux-guerres », Genèses, n° 71, 2008, p. 41. 5. Pierre-Yves Saunier, « Les régimes circulatoires du domaine social 1800-1940 : projets et ingénierie de la convergence et de la différence », Genèses, n° 71, 2008 p. 9 ; idem, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, n° 57, 2004, p. 113. 6. Tomás Roca Chust, Historia de la Congregación de Religiosos Terciarios Capuchinos de Nuestra Señora de los Dolores, Madrid, Gráficas Lersi, 1968-2011, 8 vol. ; Juan Antonio Vives Aguilella, Manual de historia de la Congregación Terciarios Capuchinos (1889-2002), Rome, J. Vives, 2005. 7. Voir par exemple Joëlle Droux, « L'internationalisation de la protection de l'enfance : acteurs, concurrences et projets transnationaux (1900-1925) », Critique internationale, n° 52, 2011, p. 17-33. 8. En 2012 s’est par exemple tenu, à Genève, le 34 e congrès de l’International Standing Conference for the History of Education, qui s’est interrogée sur « L’internationalisation dans le champ éducatif (18e–20e siècles) ». 9. David Niget ,La naissance du tribunal pour enfants. Une comparaison France-Québec (1912-1945), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009. Pour un état synthétique de la question, voir Samuel Boussion, « L’Association internationale des éducateurs de jeunes inadaptés (AIEJI) et la fabrique de l’éducateur spécialisé par delà les frontières (1951-1963) », Paedagogica Historica. International Journal of the History of Education, vol. 50, n° 1-2, février-avril 2014, p. 229-243. 10. Voir notamment Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, Éric Pierre (dir.), Enfants et justice au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée de la protection de l’enfance 1820-1914, France, Belgique, Pays-Bas, Canada, Paris, Presses universitaires de France, 2001. 11. Pierre-Yves Saunier, « Les régimes circulatoires… », art. cit., p. 13. 12. Selon Sven Beckert et Matthew Connelly, cette dimension empirique manque justement aux études d’histoire transnationale. C.A. Bayly, Sven Beckert, Matthew Connelly, Isabel Hofmeyr, Wendy Kozol, Patricia See, « AHR conversation: On transnational history », The American Historical Review, vol. 111, n° 5, décembre 2006, p. 1446-1447. 13. Sanjay Subrahmanyam, Explorations in Connected History. From the Tagus to the Ganges, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 11. Cité par Caroline Douki, Philippe Minard,

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« Histoire globale, histoires connectées : un changement d'échelle historiographique ? », Revue d'histoire moderne et contemporaine, n° 54-4 bis, 2007, p. 20. 14. Ley autorizando á la Junta de Patronos, y en su representación a la Comisión ejecutiva que venía entendiendo en el proyecto de establecer una penitenciaría de jóvenes, para fundar un asilo de corrección paternal y una escuela de reforma en donde reciban educación correccional los jóvenes menores de 18 años, Gaceta de Madrid, n° 6, 6 janvier 1883. Le texte s’inspire probablement du modèle des « écoles de réforme » fondées en 1848 en Belgique et repris ensuite aux Pays-Bas. 15. Pour une étude détaillée de la genèse et du fonctionnement de Santa Rita, voir Amélie Nuq, « La première maison de redressement espagnole, l'école de réforme et l'asile de correction paternelle de Santa Rita (1883-1936) », in Xavier Huetz de Lemps, Jean-Philippe Luis (dir.), Sortir du labyrinthe. Études d'histoire contemporaine de l'Espagne, Madrid, Casa de Velázquez, 2012, p. 403-430. 16. Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, Éric Pierre (dir.), Enfants et justice au XIX siècle…, op. cit., p. 298. 17. Joëlle Droux, « L'internationalisation de la protection de l'enfance… », art. cit., p. 20. 18. Jean-Philippe Luis a qualifié d’« utopie réactionnaire » la politique menée par Ferdinand VII de 1823 à 1833, qui contribue à créer un État de transition entre l’Ancien Régime et la société libérale. Jean-Philippe Luis, L’utopie réactionnaire. Épuration et modernisation de l’État dans l’Espagne de la fin de l’Ancien Régime (1823-1831), Madrid, Casa de Velázquez, 2002. 19. Manuel Cossío y Gómez-Acebo, Proyecto de organización de las Instituciones tutelares de la Infancia abandonada: memoria, Madrid, Real Casa, 1907, p. 102-103. 20. Cette génération de nouveaux philanthropes, à cheval sur les secteurs public et privé, se développe au même moment dans les autres pays européens. Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, Éric Pierre (dir.), Enfants et justice au XIXe siècle…, op. cit., p. 20. 21. On pourra consulter Luis Amigó y Ferrer, Autobiografía, Valence, Terciarios Capuchinos, 1982. 22. José Soler y Labernia, Nuestras cárceles, presidios y casas de corrección, Madrid, G. L. Del Horno, 1906, p. 8 et 115. 23. Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, « Le mouvement international en faveur de la protection de l’enfance (1880-1914) », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », n° 5, 2003, p. 207-235. 24. Real decreto disponiendo se publiquen en este periódico oficial los artículos que forman la ley sobre Organización y atribuciones de los Tribunales para niños, y que se dé cuenta de la misma a las Cortes, Gaceta de Madrid, n° 331, 27 novembre 1918. L’adoption de la loi Montero Ríos semble replacer l’Espagne dans une chronologie et un mouvement internationaux. Pourtant, cette synchronie est trompeuse : la lente dispersion des juridictions sur le territoire espagnol (il faudra attendre jusqu’en 1952 pour que chaque province dispose effectivement d’un tribunal pour mineurs) montre que la volonté politique et les moyens alloués sont insuffisants. 25. Dans les deux pays, on institue une juridiction spécialisée et un juge unique, par ailleurs assisté d’un agent de probation.

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26. Manuel Puelles Benítez, Educación e ideología en la España contemporánea, Madrid, Tecnos, 1999, p. 248. 27. Abraham Polanco, El correccional de Santa Rita: dos años entre sus muros: conferencias, notas, documentos y comentarios, Valladolid, Vdª de Montero, 1914. 28. El País, 19 avril 1916. 29. Primitivo Requena, ¡Fracaso! El tribunal tutelar y el reformatorio de menores de Madrid, Madrid, Argis, 1932. 30. Manuel Puelles Benítez, Educación e ideología…, op. cit., p. 240-242. 31. Domingo de Guzmán, María de Alboraya, La Escuela de reforma de Santa Rita, situada en Carabanchel bajo, Madrid, Madrid, Hijos de M.G. Hernández,1906. 32. Tomás Roca Chust, Historia de la Congregación…, op. cit., p. 350. 33. Lettre adressée le 19 juillet 1906 par José María de Sedavi à Antonio Maura, président de l’assemblée de patronage de Santa Rita (Archives de la Fundación Antonio Maura, désormais FAM, 463/1). 34. L’écrivain franco-espagnol Michel del Castillo dresse le même constat à propos des années 1940, au sujet de l’Asilo Durán et d’une autre congrégation religieuse, celle de San Pedro Ad Víncula (entretien réalisé en juin 2010). 35. Miguel Mora Requeno, Los impunes. Historia del correccional de Santa Rita, Madrid, La cartelera artística, 1926, p. 39 et 135-136. 36. Lettre d’Alacuás à Maura, 10 janvier 1920 (FAM, 463/13). 37. Tomás Roca Chust, Historia de la Congregación…, op. cit., p. 240. 38. Ibid., p. 225. 39. John Boli, George M. Thomas (dir.), Constructing World Culture: International Non Governmental Organizations since 1875, Stanford, Stanford University Press, 1999 ; Anne Rasmussen, « Les congrès internationaux liés aux expositions universelles de Paris (1867-1900) », Mil Neuf Cent. Cahiers Georges Sorel. Revue d’histoire intellectuelle, n° 7, 1989, p. 23-44. Références citées par Joëlle Droux, « L'internationalisation de la protection de l'enfance… », art. cit., p. 20. 40. Sandrine Kott, « Une “communauté épistémique” du social ? », art. cit., p. 26 ; Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, EHESS, 1999. 41. Adolescens, Surge!, t. 2, p. 185. 42. David Niget, « Le genre du risque. Expertise médico-pédagogique et délinquance juvénile en Belgique au XXe siècle », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, 2011, p. 38-54. 43. Adolescens, Surge!, t. 1, p. 493. 44. Ibid., t. 1, p. 492 et 495. 45. À propos du rôle joué par Maurice Rouvroy, on verra par exemple Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, « De la prison à l’école de bienfaisance. Origines et transformations des institutions pénitentiaires pour enfants en Belgique au XIXe siècle (1840-1914) », Criminologie, n° 1, 1995, p. 51. 46. « Disciplina y libertad (apuntes de una conferencia) », Adolescens, Surge!, t. 4, p. 243-252.

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47. Tomás Roca Chust estime que le nombre réduit de voyages d’études jusqu’aux années 1930 vient du fait que « l’environnement scientifique de la congrégation n’avait pas suffisamment mûri ». Tomás Roca Chust, Historia de la Congregación…, op. cit., p. 227. 48. Juan María García Latorre, « Centros de reeducación en Europa visitados por Terciarios Capuchinos (1904-1952) », ¡Surgam…!, n° 488, mai-juillet 2004, p. 94. 49. Domingo de Alboraya, Los reformatorios para jóvenes y las Colonias de beneficencia en el extranjero, Madrid, Imprenta del Asilo de Huérfanos del Sagrado Corazón de Jesús, 1910. 50. Ibid., p. 128. 51. Pierre-Yves Saunier, « Les régimes circulatoires… », art. cit., p. 12. 52. Mémoires du frère Lorenzo, 1er septembre 1910. Cité par Juan María García Latorre, « Centros de reeducación en Europa…», art. cit., p. 96. 53. Real orden aprobando las normas propuestas por la Comisión directiva de los Tribunales tutelares para niños en el ejercicio de las facultades que le corresponden respecto a la autorización del funcionamiento de las instituciones auxiliares de dichos Tribunales, 14 mai 1926, Gaceta de Madrid, n° 135, 15 mai 1926. 54. Julián Palacios Sánchez, Menores marginados. Perspectiva histórica de su educación e integración social, Madrid, Editorial CCS, 1997, p. 213. 55. Marie-Sylvie Dupont-Bouchat a montré comment, depuis les années 1880-1914, la Belgique s’est érigé en terre de médiation pour les politiques transnationales. Marie- Sylvie Dupont-Bouchat, La Belgique criminelle. Droit, justice, société (XIVe-XXe siècles), Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2006. 56. Domingo de Alboraya, Los reformatorios para jóvenes..., op. cit., p. 126. 57. Adolescens, Surge!, t. 2, p. 185. 58. La colonie pénitentiaire de Mettray, située dans une petite localité d'Indre-et-Loire, est destinée à réhabiliter de jeunes délinquants. Elle est créée en 1839 et ferme un siècle plus tard. L’établissement représentait au départ un modèle humaniste largement admiré ; mais son image se dégrade à partir de 1880. Voir par exemple Luc Forlivesi, Georges-François Pottier, Sophie Chassat, Éduquer et punir. La colonie agricole et pénitentiaire de Mettray (1839-1937), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005. 59. Adolescens, Surge!, t. 5, p. 509. 60. Ibid., p. 510. 61. Domingo de Alboraya, Los reformatorios para jóvenes..., op. cit., p. 111. 62. Adolescens, Surge!, t. 1, p. 492. 63. Sur ce rôle des petits États tels que la Belgique, voir Joëlle Droux, « L'internationalisation de la protection de l'enfance… », art. cit., p. 21 ; Sandrine Kott, « Les organisations internationales, terrains d'étude de la globalisation. Jalons pour une approche socio-historique », Critique internationale, n° 52, 2011, p. 15 ; Jasmien Van Daele, « Industrial States, Policy Preferences and International Networks: Belgium as a Case Study of a Transnational History of the ILO », in Sandrine Kott, Joëlle Droux (dir.), Globalizing Social Rights. The International Labour Organization and beyond, New York, Palgrave, 2013. 64. Adolescens, Surge!, t. 1, p. 494. 65. David Niget, « Le genre du risque… », art. cit. 66. Adolescens, Surge!, t. 2, p. 194.

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67. Ibid., t. 5, p. 432. 68. Ibid., p. 380. 69. Ibid., p. 506. 70. Ibid., p. 508. 71. Ibid., p. 557. 72. On trouve par exemple « ll fant voir » pour « il faut voir » (Ibid., t. 2, p. 196), « la racolte » au lieu de « la récolte » (Ibid., p. 557) ou une traduction hasardeuse d’une maxime rapportée de Belgique : « Qui perséver, il arrive » (Ibid., t. 5, p. 613). 73. Ibid., t. 4, p. 282. 74. Pierre-Yves Saunier, « Les régimes circulatoires… », art. cit. 75. Notes prises à l’occasion du voyage en Belgique réalisé par Gabriel María de Ybarra y de la Revilla en 1926, archives de la congrégation. Cité par Juan María García Latorre, « Centros de reeducación en Europa…», art. cit., p. 187. 76. Notes prises par José María Pérez de Alba en 1929, ibid. 77. Adolescens, Surge!, t. 2, p. 99-100. 78. Ibid., t. 4, p. 284. 79. L’identification d’une configuration circulatoire repose notamment sur l’existence d’un groupe d’acteurs individuels et collectifs qui investissent du temps, de l’énergie et des ressources dans l’établissement de connexions destinées à faire circuler des objets spécifiques au-delà des limites de leurs communautés d’origine ; sur la formation de communautés d’interconnaissances (visites, correspondance, sociabilité) et d’intertextualité (lecture, citation, traduction) ; sur la définition d’interactions durables entre les acteurs : Pierre-Yves Saunier, « Les régimes circulatoires… », art. cit., p. 16. 80. Sandrine Kott, « Une “communauté épistémique” du social ?... », art. cit., p. 27. 81. Tomás Roca Chust, Historia de la Congregación…, op. cit., vol. 5, 1989, p. 18. 82. Sven Beckert souligne que des moments de globalisation rapide peuvent être suivis par des phases de dé-globalisation. C.A. Bayly et al., « AHR conversation: On transnational history », art. cit., p. 1460. 83. La guerre civile espagnole n’a pas favorisé les échanges d’expériences avec l’étranger, dans le domaine de la prise en charge de la déviance juvénile en tous cas. Pierre-Yves Saunier affirme quant à lui qu’après 1945, la guerre froide n’empêche pas la circulation des formes du savoir et des politiques du social et qu’elle peut même en être la matrice. Pierre-Yves Saunier, « Les régimes circulatoires… », art. cit., p. 14. 84. Tiré de Jesús Ramos, « Diario de un viaje », ¡Surgam… !, n° 42-43, juillet-août 1952, p. 32-36. Le Conseil supérieur de protection des mineurs supervisait l’ensemble des tribunaux pour mineurs et des maisons de redressement du pays.

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RÉSUMÉS

La congrégation espagnole des Tertiaires capucins de Notre-Dame des douleurs, fondée en 1889 pour assurer l’éducation correctionnelle et la moralisation des jeunes délinquants, prend la tête de la quasi-totalité des maisons de redressement du pays à mesure que celles-ci sont créées. Mais rapidement, la formation insuffisante de ses membres est pointée du doigt. C’est la raison pour laquelle est organisée, au début du XXe siècle, une série de voyages d’études destinés à analyser le fonctionnement d’institutions rééducatives en France, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne et surtout en Belgique. Cette contribution se fonde sur l’analyse de publications périodiques émanant de l’ordre religieux dont les archives, conservées à Rome, ne sont pas accessibles. Elle a pour but de préciser la place de l’Espagne dans les processus de transferts transnationaux des politiques sociales et sanitaires de l’enfance, le cas de la péninsule ibérique n’étant en général pas abordé dans les études comparatives. Elle permettra de souligner quelques-unes des caractéristiques du système espagnol : chronologie décalée vis-à-vis des autres pays occidentaux, omniprésence du secteur privé et manque de moyens structurel.

The Spanish congregation of the Capuchin Tertiary Order of Our Lady of Sorrows, founded in 1889 to provide correctional education and moralization for young delinquents, ran almost all of the Spanish reformatory schools as soon as they were established. The inadequate training of the congregation’s members, however, was rapidly criticized. This is why, at the beginning of the 20th century, a number of study trips abroad were organized to analyze the workings of reformatory institutions in France, England, Holland, Germany and, above all, Belgium. This paper is based on the analysis of a series of periodicals published by the Capuchin Order whose archives, kept in Rome, cannot be accessed. This will allow us to assess the place of Spain in the transnational transfer process of social and health policies for children; the case of the Iberian Peninsula is generally not mentioned in comparative studies. It will provide an opportunity to underline some of the characteristics of the Spanish system: timing out-of-synch with the other western countries, omnipresence of the private sector and lack of structural funding.

La congregación española de los Terciarios Capuchinos de Nuestra Señora de los Dolores fue fundada en el año 1889 para encargarse de la educación correccional y de la moralización de los jóvenes delincuentes. Llegó a dirigir casi todos los reformatorios españoles que se estuvieron creando. Pero rápidamente, se criticó la falta de formación adecuada de sus miembros. Por este motivo se organizó a principios del siglo XX una serie de viajes de estudio al extranjero para analizar el funcionamiento de instituciones reeducativas francesas, inglesas, holandesas, alemanas y sobre todo, belgas. Esta contribución se basaba en el análisis de periódicos publicados por la orden religiosa cuyos archivos – hoy custodiados en Roma - no están accesibles. Su objetivo consiste en precisar el papel que jugó España en los procesos de transferencias internacionales de políticas sociales y sanitarias destinadas a la infancia, puesto que no se suele abordar el caso de la península ibérica en los estudios comparativos. Permitirá poner en evidencia ciertas características del sistema español : su desfase cronológico con respecto a los otros países de la Europa occidental, la omnipresencia del sector privado católico y la falta estructural de medios.

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INDEX

Mots-clés : Tertiaires capucins, Espagne, jeunesse déviante, circulations internationales, modèles éducatifs Palabras claves : Terciarios capuchinos, España, juventud extraviada, transferencias internacionales, modelos educativos Keywords : Capuchin tertiaries, Spain, marginal youth, international circulations, educational patterns

AUTEUR

AMÉLIE NUQ LARHRA-Université Pierre-Mendes–France, Grenoble

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La formation pédagogique des enseignants dans l’enseignement supérieur catholique questionnée par l’Éducation nouvelle. Le cas de l’institut supérieur de pédagogie de Paris (1941-1951) Teacher training in catholic higher education questioned by new Education. The case of the Institut Supérieur de Pédagogie de Paris (1941-1951)

Laurent Gutierrez

1 En créant son institut supérieur de pédagogie (ISP) en 1941, l’Institut catholique de Paris (ICP) poursuit une œuvre initiée, dès avant la Première Guerre mondiale au sein de sa faculté de lettres, par les abbés Jean Calvet et Gustave Jeanjean1. Certes, cette formation professionnelle des maîtres destinés à exercer dans les établissements privés était vouée à se développer en réaction à la sécularisation croissante de la société française2. Les différentes initiatives privées menées en la matière, depuis le XVIe siècle sur le modèle du noviciat jusqu’au début du XXe siècle avec le développement de cours normaux3, laissaient penser que ces essais allaient s’institutionnaliser. Profitant de la fermeture des écoles normales par le gouvernement de Vichy4, l’ISP incarne alors cette volonté de participer au perfectionnement pédagogique des professeurs de l’enseignement primaire et secondaire des maisons et des œuvres d’éducation catholiques.

2 Dans les faits, cet ISP parisien a toutefois rencontré des difficultés de mise en adéquation de l’offre et de la demande de formation. Dans un contexte de réforme de l’enseignement public qui œuvre au renouvellement de sa pédagogie, les responsables de l’ISP sont contraints de revoir leurs priorités. Reléguée au second plan, l’étude pratique des méthodes actives est délaissée au profit d’une réflexion sur les fondements théologiques du mouvement de l’éducation nouvelle dont elles sont issues. Devant les impératifs structurels de la fin des années 19405 qui déboucheront sur la création du secrétariat général de l’enseignement libre en 19516, le système de formation des

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maîtres de l’enseignement privé est réorganisé dans une logique de réduction des coûts dont les effets seront perceptibles dans le cadre d’une formation de base mutualisée et, désormais, complétée par des options.

3 Afin de mieux cerner les motifs à l’origine de ces choix opérés entre 1941 et 1951, nous avons utilisé divers fonds d’archives parmi lesquels ceux des recteurs de l’ICP. Les autres sources exploitées nous ont permis de mieux cerner les logiques des acteurs appelés à apporter leur concours à l’entreprise initiée par Mgr Bressoles en 1940. Les archives du dominicain François Chatelain et du jésuite Pierre Faure ont été particulièrement éclairantes dans la compréhension des actions qu’ils menèrent, chacun à leur manière, dans le sens de l’introduction des méthodes actives dans l’enseignement catholique.

4 Dans le cadre de cette contribution à l’histoire de la formation des enseignants au sein de l’enseignement supérieur catholique, nous avons examiné, après avoir présenté les premiers essais en la matière avant la Seconde Guerre mondiale, la manière dont s’est structurée progressivement l’offre de formation à l’ISP. A cet effet, nous avons analysé dans le contexte de l’Occupation puis de la Libération, les tensions liées à l’étude scientifique des méthodes actives issues du mouvement de l’éducation nouvelle. Les arbitrages qui seront pris par l’ISP confirmeront les préceptes et les pratiques pédagogiques fidèles à la doctrine chrétienne dans un mouvement successif d’ouverture et de fermeture aux découvertes pédagogiques de son époque.

I- La formation des enseignants dans l’enseignement supérieur catholique

Les premiers essais

5 L’attention portée à la formation professionnelle des maîtres destinés à exercer dans les établissements catholiques apparaît assez tardivement dans l’enseignement supérieur catholique incarné par ses cinq Instituts7. Il faut attendre le début du XXe siècle pour que celui de Paris propose des conférences publiques sur le thème de l’éducation et de la pédagogie. En 1910, des « Cours d’initiation à l’enseignement » font leur apparition aux côtés des cours ordinaires de préparation à la licence8. Au sein de la faculté de lettres de l’ICP, l’abbé Jean Calvet9 assure ponctuellement des « cours de pédagogie pratique » et l’abbé Gustave Jeanjean des conférences de psychologie infantile et de pédagogie10. Cette situation se maintiendra en l’état jusqu’en 1937, date à laquelle ouvre officiellement un « enseignement de pédagogie » à l’ICP. Programmé sur l’ensemble de la journée du jeudi11, cette formation est composée de deux cours le matin et de travaux pratiques l’après-midi. Les enseignements théoriques comportant chacun annuellement vingt séances abordent, pour le premier, l’histoire des idées pédagogiques et les méthodes contemporaines d’enseignement et, pour le second, le développement physique et psychique de l’enfant ainsi que l’enseignement des différentes disciplines au collège. Les travaux pratiques sont d’orientation psychologique avec l’étude des tests d’orientation professionnelle, des examens d’enfants, des travaux d’anthropométrie et de physiologie appliqués à l’éducation. Parallèlement à ces enseignements qui préparent aux diplômes de la faculté des lettres et des sciences de l’ICP ainsi qu’à celui de la direction diocésaine de l’enseignement12, est créé un diplôme d’aptitude pédagogique.

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6 Cette initiative doit beaucoup à l’action de Gustave Jeanjean qui, malgré ses multiples tentatives auprès du recteur de l’ICP, Mgr Baudrillart, n’obtiendra pas la création d’une chaire de psychologie infantile. En effet, en l’absence d’un enseignement fondé sur cette discipline en Sorbonne « où la Chaire de « la science de l’Education » [est] confiée à des philosophes, au moins jusqu’ici, et non à des psychologues »13, Gustave Jeanjean souhaite investir ce territoire délaissé, selon lui, par l’Université française pour y organiser une formation scientifique des enseignants. Fort de cette expérience et répondant aux vœux, maintes fois exprimés par les évêques de France que soit organisée une formation professionnelle des maîtres catholiques14, Gustave Jeanjean et Jean Calvet, doyen de la faculté des lettres, invitent le cardinal Baudrillart à être le promoteur d’un rapprochement entre les Instituts catholiques de France afin d’aboutir à l’élaboration d’un programme commun de formation. Projet pour lequel est recruté le dominicain François Chatelain, spécialiste des questions de pédagogie et de psychologie de l’enfant.

L’apostolat pédagogique du père Chatelain

7 François Chatelain a trente ans lorsqu’il est ordonné prêtre en 1926. Titulaire d’une thèse en philosophie et en théologie, son intérêt se porte rapidement sur les questions de psychologie et de pédagogie. Dès 1928, il se rend au cours de vacances de l’Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève où il fait la connaissance des principaux artisans de l’éducation nouvelle (Adolphe Ferrière, Pierre Bovet, René Nihard, Edouard Claparède). Dans le même temps, il rédige des comptes rendus d’ouvrages de psychologie pour La Revue des sciences philosophiques et théologiques15. L’année suivante, il participe au premier congrès international de psychologie (Paris, 21-27 mars 1929) au cours duquel il rencontre, entre autres, Jean Piaget, Ovide Decroly et Charles Baudoin qu’il considère comme ses maîtres en pédagogie expérimentale. Devant son intérêt grandissant pour ces questions, le père Marie-Vincent Bernadot décide de lui confier la section « Éducation » de la revue dominicaine La Vie intellectuelle qu’il vient de fonder. Dès lors, il n’aura de cesse de travailler à la diffusion des méthodes d’éducation nouvelle. Sa lecture de l’encyclique du Pape Pie XI sur l’éducation chrétienne de la jeunesse (31 décembre 1929) l’amène à les examiner une à une et à en retenir les aspects essentiels pour les diffuser auprès des personnels de l’enseignement catholique. Tel est son souhait lorsqu’il lance la collection Les Sciences et l’Art de l’éducation aux éditions du Cerf en 193116. Dirigée par un groupe de spécialistes belges et français, cette entreprise éditoriale se propose de « renseigner les éducateurs sur le mouvement pédagogique contemporain, de l’apprécier au point de vue scientifique et à la lumière de la doctrine catholique et de rassembler ainsi, en vue d’une véritable préparation de l’enfant à la vie, les résultats acquis des sciences de l’éducation ».

8 Nommé, la même année, professeur de pédagogie et psychologie de l’enfant à l’Institut catholique de Lille, François Chatelain y fonde, avec la collaboration du géographe Pierre Deffontaines17, le premier Institut supérieur de pédagogie en France. Parallèlement à ses activités dans l’enseignement supérieur catholique, il est appelé à assurer le secrétariat général de l’Union des Trois Ordres de l’enseignement libre18 au sein duquel il travaille au renouvellement de la pédagogie chrétienne. Ces fonctions, auxquelles il faut ajouter celle de co-directeur avec l’écrivain Robert Garric19 de la Nouvelle revue des jeunes, à partir de 1932, amènent Mgr Bressolles, vice-recteur de l’ICP,

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à faire appel à lui pour mettre sur pied le nouvel Institut supérieur de pédagogie qui ouvre ses portes, sous l’occupation allemande, le 6 novembre 1941.

Former une nouvelle génération d’enseignants sous l’Occupation

9 La fondation de l’ISP naît ainsi dans un contexte qui, sous le gouvernement de Vichy, voit les écoles normales primaires d’instituteurs et d’institutrices remplacées par des instituts de formation professionnelle20. Ces derniers sont créés dans le but de participer au redressement national et de pallier diverses carences supposées (individuelle, familiale, sociale, patriotique) des instituteurs français tenus pour responsables de la débâcle de juin 194021. Selon la formule du chroniqueur de la revue pro-pétainiste Education, Jean-François-Paul Leclercq, si la carence de l’éducation est la cause profonde de la défaite, la réforme de l’éducation sera la condition première du relèvement de la France22. L’exigence est donc à la refonte de l’institution scolaire. Cette dernière a pour mission, comme le signifie Jacques Chevalier, secrétaire d’État à l’Instruction publique, lors de l’une de ses allocutions radiodiffusées en janvier 1941, de former « des personnalités libres sans oublier que la liberté ne peut s’épanouir qu’à la condition d’être réglée par une forte discipline morale et sociale, et qu’il faut obéir pour apprendre à commander. Nous développerons les intelligences comme nous tremperons les caractères, en les rappelant sans cesse au sens des réalités »23.

10 Entrée en vigueur le 1er octobre 1941, la loi du 15 août 1941, relative à l’organisation générale de l’enseignement public, attend des futurs instituteurs qu’ils s’unissent à la vie française. Tel est le souhait de Jérôme Carcopino24, le nouveau secrétaire d’État à l’Éducation nationale lorsqu’il s’adresse aux français, le 2 septembre 1941 : « Je me suis […] refusé à reconstruire une caste, dont ils [les maîtres] seraient les victimes ; je veux promouvoir une élite qui retrouvera sans arrière-pensée l’audience du pays tout entier »25.

11 C’est avec cette conscience d’avoir un rôle important à jouer dans l’œuvre de rénovation nationale que l’ISP souhaite contribuer à la formation et au perfectionnement pédagogique des professeurs de l’enseignement primaire et secondaire ainsi que de tous les éducateurs non professeurs dans le cadre du progrès technique des Maisons et des Œuvres d’éducation catholiques : « À l’heure où les méthodes d’éducation subissent de profondes transformations, il a paru nécessaire qu’un Centre supérieur de pédagogie puisse, tant au point de vue scientifique qu’au point de vue chrétien, guider avec compétence et autorité ceux qui assument la tâche plus lourde mais plus essentielle que jamais de l’éducation de la jeunesse »26.

12 L’ISP se donne également pour mission de participer « avec autorité, au nom de la science catholique, dans les milieux scientifiques comme dans les milieux plus larges d’éducateurs » au débat sur l’éducation : « On connaît l’ampleur des recherches entreprises depuis une vingtaine d’années, surtout dans le domaine de la psychologie de l’enfant et de la pédagogie expérimentale. Dans tous les pays du monde, des Centres d’études et de recherches, des écoles expérimentales ont été créées pour étudier, d’une manière scientifique, le développement de l’enfant […]. Peu à peu, une nouvelle pédagogie s’est élaborée, extrêmement complexe et dans laquelle se mêlent les matériaux les plus divers : données scientifiques incontestables ou fragiles, thèses philosophiques ou sociologiques discutables, doctrines tendancieuses ou nettement hostiles au

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christianisme. Comment discerner dans un mélange aussi complexe, les éléments qui permettront à notre pédagogie chrétienne de s’enrichir et de progresser de ceux qui ne tendraient qu’à l’altérer et à la détruire ? Un travail délicat de discrimination s’impose, donc, d’autant plus urgent que les nouvelles doctrines et les nouveaux procédés pédagogiques proposés aux éducateurs au nom de la science expérimentale se répandent rapidement dans notre pays »27.

13 La complexité de la situation étant ainsi circonscrite, il restait à penser une offre de formation suffisamment large pour y répondre selon les forces en présence.

L’offre de formation de l’ISP

14 Appelé par Mgr Bressolles, Chatelain pense le nouvel ISP sur la base de cinq sections. La première est destinée à coordonner et susciter des travaux pédagogiques au sein d’un Centre de recherche scientifique qu’il dirige. À cet effet, il y organise des cours de perfectionnement pédagogiques à partir de l’étude des méthodes actives destinés principalement aux professeurs déjà en fonction. Des conférences et des séances de travail leur sont ainsi proposées en vue de les préparer aux diplômes d’études supérieures de pédagogie. La deuxième section universitaire, composée de cours de pédagogie et de psychologie de l’enfant, est dédiée aux étudiants qui souhaitent se présenter aussi bien aux examens de l’enseignement public que de ceux de l’enseignement libre (certificat de psychologie et de pédagogie ; option « psychologie pédagogique » du certificat de psychologie ; diplôme d’études supérieures ; épreuves de la licence en philosophie scolastique). La troisième section, organisée en accord avec la direction de l’enseignement libre de Paris, prépare au Certificat libre d’aptitude à l’enseignement primaire (CLAEP)28. Pensée sur deux années, cette formation au sein de cette section normale primaire propose des cours théoriques (initiation à la psychologie de l’enfant, méthodes pédagogiques, conduite de classe) en alternance avec des stages29 et des cours pratiques. La quatrième section d’une durée d’un an est conçue sur le même mode à destination des professeurs désirant passer le Certificat libre de pédagogie de l’enseignement secondaire (CLPES). Les cours théoriques portent sur la philosophie de l’éducation chrétienne, la psychologie de l’enfant, les méthodes et l’orientation dans l’enseignement secondaire. Les cours pratiques, dispensés par Jean Calvet, abordent les questions relatives à la conduite de classe, à la pédagogie de chaque discipline ainsi que des explications de textes pédagogiques. La section de pédagogie religieuse, cinquième et dernière section de ce nouvel ISP, forme en deux ans les professeurs chargés de l’instruction religieuse dans les collèges de jeunes gens et de jeunes filles en leur donnant, d’une part, une culture religieuse (cours de théologie) et, d’autre part, une solide formation technique (cours de pédagogie catéchistique complétés par des stages pratiques).

15 Avec son ISP, l’ICP confirme les premiers essais initiés au début du XXe siècle par Jean Calvet et Gustave Jeanjean au sein de la faculté des lettres. Plus qu’une initiation à l’enseignement, l’ISP se propose de former de nouvelles générations d’enseignants intéressées par les méthodes d’éducation nouvelle dont la compatibilité avec la doctrine chrétienne se voit rapidement interrogée par les responsables de cette institution.

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II- La force de l’orthodoxie chrétienne

16 Ces sections et leurs contenus évoluent rapidement devant le « développement inespéré »30 que connaît cet ISP. Trois ans après son ouverture, il compte déjà 917 étudiants. Le souhait de Mgr Bressolles de « donner à cet enseignement une importance et un rayonnement beaucoup plus grand »31 est vite atteint grâce, d’une part, à l’obligation faite aux professeurs exerçant dans les écoles primaires de l’enseignement libre de Paris qui souhaitent être titularisés d’obtenir leur Certificat libre d’aptitude à l’enseignement primaire et, d’autre part, au mode de recrutement des professeurs invités à y enseigner. Les directeurs des cinq sections que sont respectivement François Chatelain (section centre de recherche scientifique et section universitaire), le chanoine Hamayon (section normale primaire), Jean Calvet (section normale secondaire) et le chanoine Charles (section de pédagogie religieuse), appellent plusieurs nouveaux intervenants à concourir à la formation de leurs étudiants. Tout comme dans les instituts de formation professionnelle de la période de Vichy, l’équipe éducative est resserrée autour de son directeur ou de sa directrice (en l’occurrence, ici, autour d’un ecclésiastique). Les titulaires y sont présents dans une faible proportion au regard du nombre de chargés de cours. À la rentrée universitaire 1944-1945, la section normale primaire compte huit chargés de cours pour un seul professeur titulaire (le responsable de la section). Ils sont quinze dans la section de pédagogie religieuse et vingt- trois dans la section normale secondaire32. Dans cette dernière, outre le père Jean Rimaud, directeur de la nouvelle section d’éducation familiale de l’ISP 33, il est fait appel à Jean Jaouen, connu pour ses travaux sur la formation sociale des adolescents34 ainsi qu’à Maurice Duprey, directeur de l’école de Saint-Martin de Pontoise, établissement secondaire catholique fondé en 1929 sur le modèle de l’école des Roches35.

Des difficultés de recrutement

17 À la tête de la section d’enseignement supérieur, Chatelain poursuit son travail d’élaboration et de développement d’une pédagogie active chrétienne. À cette fin, il déploie une énergie considérable en direction des maîtres des écoles catholiques qui restent, pour leur majorité, ignorants des bénéfices qu’ils pourraient retirer de l’étude des méthodes actives. Le sens de son engagement s’inscrit également dans le contexte de réforme de l’enseignement public qui ne le laisse pas indifférent : « Les méthodes actives qui n’avaient jusqu’ici retenu l’attention que d’un nombre assez restreint d’éducateurs viennent de s’imposer à tout le monde, même au grand public. Les quotidiens, les hebdomadaires, y consacrent des colonnes depuis la création des sixièmes nouvelles »36.

18 Plus que jamais, il convient d’informer la communauté des éducateurs chrétiens des progrès susceptibles d’être réalisés par l’emploi raisonné et adapté des méthodes actives afin que les établissements catholiques puissent s’imposer par la compétence réelle de ses maîtres et la qualité de son enseignement : « L’enseignement libre se trouve aujourd’hui devant un travail urgent, pressant, à cause des progrès rapides de l’enseignement public. […]. Il manque d’éducateurs avertis des méthodes actives (ne s’étant jusqu’ici pas intéressé, sauf exception, à ces méthodes), il manque de centres de formation, de classes d’essais, analogues à ces sixièmes actives qui serviront de stages pour les maîtres appelés l’an prochain à faire d’autres sixièmes ou cinquièmes actives. C’est vous dire la nécessité pour nous

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éducateurs d’étudier sérieusement ces méthodes et pour l’enseignement libre de constituer des cadres compétents et de ne pas se laisser distancer »37.

19 Ce plaidoyer ne va toutefois pas rencontrer l’adhésion de la hiérarchie de François Chatelain dont la principale préoccupation reste liée au nombre d’inscriptions. Devant les difficultés de recruter des étudiant(e)s pour cette nouvelle formation38, Mgr Bressoles écrit aux supérieur(e)s des nombreux établissements de son diocèse afin qu’ils leur envoient des congréganistes. Les réponses négatives s’accumulent devant une formation dont la charge de travail est trop lourde pour les professeurs en poste : « Les religieuses ou les professeurs auxquelles nous pensons pouvoir faire préparer le Certificat de Pédagogie secondaire étant toujours soit par leurs études, soit par l’enseignement, il nous semble difficile – au moins actuellement – d’envisager une formation aussi chargée […]. Les certifiées du 1er degré pourraient continuer à suivre l’un ou l’autre cours de Psychologie ou de Pédagogie pour se perfectionner, mais pourraient difficilement donner tout le temps indiqué »39.

20 D’autres difficultés lui sont rapportées à cette occasion comme celle liée à l’absence d’internat dans la capitale pour les congréganistes qui ne résident pas à Paris ou encore l’exigence que cette formation soit dispensée uniquement à destination des sœurs40 quand bien même la gent masculine est très faiblement représentée durant ces premières années41. Face à ces contraintes matérielles, un enseignement par correspondance est pensé, dès 1942, avant d’être écarté devant « l’opposition assez vive du Directeur de l’enseignement diocésain »42 par peur de ne pas pouvoir en maîtriser l’exploitation et la diffusion43. Une session est alors organisée, à Pâques, afin de permettre aux congréganistes en exercice de préparer et de passer le certificat de pédagogie44. Cette formule qui ne remportera pas un franc succès, ne sera pas reconduite.

L’éviction progressive de F. Chatelain de la direction de l’ISP

21 Cantonné aux cours qu’il dispense au sein de la section d’enseignement supérieur et à des conférences ponctuelles données, d’une part, aux étudiants de la section normale primaire et, d’autre part, à celles et ceux, peu nombreux, qui fréquentent le centre de recherche scientifique qu’il dirige, François Chatelain sait que son action porte peu : « Je voudrais tant que l’Institut de pédagogie ait pour but de faire progresser notre pédagogie chrétienne concrètement dans les écoles mais ce vœu, je n’ai aucun moyen de le réaliser puisque je n’ai que des étudiants et à peu près aucun professeur d’enseignement libre parmi mes élèves »45.

22 Devant ces difficultés à mobiliser les professeurs de l’enseignement catholique46, François Chatelain crée avec Roger Cousinet47, L’École nouvelle française (ENF) à l’automne 1945. Cette association pédagogique, sous la présidence d’honneur d’Adolphe Ferrière, figure tutélaire du mouvement de l’Éducation nouvelle, se donne pour but « le progrès et l’extension d’une éducation nouvelle, désintéressée, étrangère à toute autre préoccupation que celle de l’épanouissement physique, moral et spirituel de l’enfant »48. Entouré d’un groupe de spécialistes, venus d’horizons divers49, acquis à cette volonté de rejeter toute ingérence ou influence politique quelle qu’elle soit, le père Chatelain ne fait pas profession ouverte de foi catholique dans cette revue. Ce choix peut être difficilement admis au sein de sa communauté malgré les efforts qu’il déploie afin d’en expliciter le projet : «il va de soi qu’elle [la revue] ne contient rien d’incompatible avec notre foi. Mais elle ne contient rien non plus qui puisse heurter les lecteurs non catholiques. Elle

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respecte les convictions de tous, tout en restant, comme toute éducation nouvelle authentique, profondément spiritualiste. Au point de vue chrétien, on découvre d’ailleurs un accord profond entre la pédagogie active et l’Évangile. La pédagogie nouvelle est vraiment un retour vers l’esprit évangélique, en donnant le respect de la personnalité voulue par Dieu pour chaque enfant. La grâce respecte la nature et la perfectionne. Nous demandons souvent par les méthodes anciennes, des miracles à l’encontre des lois naturelles et donc divines ; et nous perdons des forces en utilisant mal les puissances de développement mises par Dieu dans l’enfant »50.

23 Cette entreprise associative interconfessionnelle, dont le caractère irénique est défendu par Chatelain, est mal accueillie par Mgr Bressolles. À l’heure où l’ISP réfléchit à une formation adaptée aux professeurs de l’enseignement catholique dans un contexte qui voit la réouverture des écoles normales, cette initiative ne correspond pas aux attentes des responsables de l’ICP qui y voient une dispersion des efforts voire une entreprise concurrente. Ce sentiment est amplifié lorsqu’en 1946, la hiérarchie du père Chatelain est mise au courant de son projet de fonder une école expérimentale mixte, non confessionnelle, rattachée à l’ENF. Le succès de cette école nouvelle de La Source51 qui s’installe à Meudon en 1948, auquel il faut ajouter le succès d’audience de la revue de l’ENF, explique, en partie, les raisons pour lesquelles François Chatelain est progressivement marginalisé jusqu’à être écarté des instances de décisions notamment lorsqu’il s’agira de renouveler le comité directeur de l’ISP. Comité dont Chatelain sera écarté au profit du jésuite Pierre Faure.

Priorité à l’orthodoxie : la nomination du père Pierre Faure

24 Connu pour ses positions en faveur de la défense de l’enseignement libre au sein du Centre d’études pédagogiques (CEP) de Vanves dès 1938, le jésuite Pierre Faure acquiert une solide réputation à la Libération avec son ouvrage L’école et la cité52 dans lequel il traite du lien étroit existant entre le statut scolaire des écoles catholiques et le contexte socio-économique de son époque. L’année suivante, dans Neutralité et laïcisme53, les passages qu’il consacre à la liberté de l’enseignement lui confèrent une certaine notoriété auprès des évêques de France. Mgr Bressolles qui, avant son départ de l’ICP54, œuvre au retour d’une certaine orthodoxie chrétienne sur le plan de l’orientation pédagogique de l’ISP, voit en Pierre Faure son futur directeur : « Mgr Bressolles […] veut me présenter à Mgr Blanchet […], comme Directeur de l’Institut Pédagogique de l’Institut Catholique et de ses annexes […] J’ai objecté qu’il y avait d’autres personnalités en vue donnant depuis plus longtemps que moi des cours à l’Institut Catholique. Mais en fait, avec beaucoup de simplicité, Mgr Bressolles m’a dit qu’il ne pouvait et ne voulait aucunement confier la pédagogie au R.P. Chatelain qui sera affecté à la recherche. Son jugement n’est pas assez sûr pour qu’on le charge de cours publics et surtout d’un poste où il y aurait orientation doctrinale. […]. Si Mgr Bressolles et Mgr Blanchet pensent faire appel à moi, c’est probablement parce que depuis deux ans, on m’a confié un nombre croissant de cours assez importants dans les différentes sections de l’Institut de Pédagogie. La nature de ces cours ne m’avait pas fait illusion. On voulait que sur des questions assez délicates, les positions doctrinales soient affirmées »55.

25 Contrairement à François Chatelain, Pierre Faure fournit les garanties nécessaires en la matière. À la direction de la nouvelle revue du CEP Pédagogie, éducation et culture56, il « s’efforce d’apporter aux éducateurs une information large et une doctrine sûre qui les aident à former l’homme dans l’enfant, et dans le chrétien, le responsable de ses frères. Toute pédagogie relève d’une spiritualité. En acquérir une plus vive

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conscience apporterait de la clarté dans les discussions, l’ordre et la sécurité dans l’action. Parmi les objectifs à assigner à la pédagogie en 1945, n’est-ce pas le plus important ? Celui dont dépend le succès de la réforme entreprise et l’avenir de la France ? »57.

26 Dans cette perspective, il met à l’étude les « méthodes actives » en leur consacrant cinq numéros thématiques en quatre ans58. Dans chacun de ces dossiers est analysée la filiation de ces pédagogies avec les fondements de la pensée éducative chrétienne. Dans ses articles, Pierre Faure montre que l’on retrouve les sources de ces méthodes aussi bien chez Platon que chez Mgr Dupanloup, Saint-Augustin ou encore dans le Ratio Studorium59. Il en résulte un discours qui s’apparente à une sorte de justification doctrinale où les méthodes actives ne sont que l’aboutissement, dans les faits, de préconisations d’inspiration chrétienne fort anciennes. Présenté sous cet angle, le mouvement de l’éducation nouvelle apparaît, ni plus ni moins, comme un avatar de l’histoire de l’éducation. De cette manière, le père Faure acquiert une autorité plus sûre que celle de François Chatelain qui se voit progressivement déposséder de ses cours.

27 La comparaison des programmes de l’ISP entre 1944 et 1951 est significative de cette évolution. Rentré à l’ISP au cours de l’année universitaire 1944-1945, le père Faure assure alors un seul enseignement sur les grands systèmes pédagogiques60. En 1951-1952, il en dispensera huit61. Sur cette même période, le père Chatelain voit le nombre de ses interventions diminuer jusqu’à n’assurer que des cours de pédagogie et de psychologie de l’enfant au sein de la section universitaire. À la rentrée 1947-1948, ses enseignements consacrés aux méthodes actives sont confiés à Pierre Faure et à trois autres collaborateurs du CEP62. Dans le même temps, ses espoirs de pouvoir former des apôtres-éclaireurs au service d’une avant-garde destinée à transformer « ce milieu d’éducateurs un peu routinier, très pauvre aussi, de plus en plus “misérable” financièrement »63, s’éloignent de plus en plus. Au sein du nouveau plan de formation proposé par l’ISP à partir de la rentrée 1948-194964, la section d’enseignement supérieur, dont il reste le directeur, est désormais hébergée parmi les « Sections particulières d’études pédagogiques »65. Dès lors, ses enseignements sont proposés au titre de la préparation à divers certificats66 limitant ainsi la portée de son action propagandiste en faveur de l’étude des méthodes actives dans l’enseignement catholique.

Rassurer faute de convaincre

28 Malgré ces difficultés, Chatelain poursuit son apostolat pédagogique. Il sait qu’il convient, avant tout, de rassurer la communauté des éducateurs catholiques et, en premier lieu, ceux qui pourraient l’accompagner dans cette tâche. En mai 1949, il prend l’initiative de réunir les professeurs de pédagogie des facultés catholiques67 afin d’échanger avec eux sur les conceptions et les orientations respectives de chacun des ISP. Cette rencontre vient en réponse aux doutes exprimés par certains de ses collègues : « Je comprends l’impression de chaos que peuvent faire les théories des éducateurs que vous me citez : Ferrière, Claparède, etc. ; mais, à mon avis, ce n’est pas sur ces livres seulement qu’il faut juger l’école active, mais sur les innombrables classes actives avec lesquelles, il faut avoir un contact concret et si possible approfondi ; la pratique ici modifie souvent la théorie »68.

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29 Cette réunion est aussi l’occasion pour Chatelain d’affirmer les positions chrétiennes sur quelques-unes des questions qui font alors polémique à l’instar des orientations scientifiques prises par l’institut de psychologie de la Sorbonne qui travaille, selon lui, à la démonstration d’un déterminisme biologique. Il rappelle également la nécessité d’être vigilant vis-à-vis des influences communistes dans les discours de ces mêmes chercheurs que sont Henri Wallon (membre éminent du Groupe français d’éducation nouvelle) et René Zazzo : « Nos étudiants sont très démunis à Paris […] devant des professeurs de valeur ayant une autorité méritée dans tel ou tel domaine déterminé mais mélangeant sans cesse leurs données psychologiques et leur philosophie matérialiste. Sur le plan pratique, ils [les étudiants] se trouvent face à un mouvement pédagogique complexe […] sans connaître leur orientation foncière d’où embarras et parfois fausses manœuvres »69.

30 Cette initiative, si elle est suivie d’une autre réunion organisée par R. Jolivet et L. Barbey70 à Lyon, les 8, 9 et 10 juin 1950, ne permet pas d’aboutir à la mise au point d’un programme type de formation pour les éducateurs et les éducatrices. L’échec de ce projet dans lequel Chatelain fondait la possibilité de mobiliser ses collègues en vue de promouvoir l’étude des méthodes actives dans le cadre de la nouvelle option du même nom proposée par l’ISP à partir de la rentrée de novembre 195071, va entamer ses forces. Épuisé, il quittera ses fonctions en 1954.

Conclusion

31 Les premières années de l’ISP nous apprennent combien il a été difficile pour ses responsables d’anticiper la demande en matière de formation professionnelle des maîtres destinés à exercer dans les établissements privés. Né en réaction à la suppression des écoles normales, l’ISP parisien n’attire pas immédiatement les vocations. À cela plusieurs raisons. Outre les difficultés matérielles, le programme est trop dense pour que les supérieur(e)s des maisons d’éducation chrétienne acceptent de libérer leurs personnels enseignants. Dans le même temps, et contrairement à l’ambition initiale de travailler à l’étude scientifique des méthodes actives, les questions de pédagogie chrétienne sont reléguées au second plan. Dans un contexte de réforme de l’enseignement public qui œuvre au renouvellement de sa pédagogie en référence aux pratiques et aux théories de l’Éducation nouvelle, l’ISP opère un repli sur lui-même au nom de l’orthodoxie chrétienne. Contrarié dans son projet, François Chatelain va opérer un basculement, non pas de l’idée qu’il se fait de l’homme à éduquer, mais du milieu dans lequel il peut mener à bien son apostolat. La création de l’école nouvelle française en 1945 et de son école d’application à Meudon en 1948 est à interpréter, ici, comme la manière la plus efficace qu’il ait trouvé pour étendre son champ d’action. Ce choix ne sera pas sans conséquences. En quelques années, le nombre de ses enseignements diminue. En outre, sa hiérarchie lui préfère le jésuite Pierre Faure plus à même, selon elle, de prouver les fondements théologiques de cette éducation nouvelle. Au début des années 1950, plusieurs cours sont mutualisés dans le cadre de la formation de base et optionnelle des étudiants. En dix ans, le projet initial d’œuvrer à l’élaboration d’une pédagogie nouvelle chrétienne a laissé la place à des considérations structurelles dont l’observance accompagnera l’avenir de cette institution72.

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NOTES

1. Laurent Gutierrez, « La naissance de la pédagogie scientifique à l’Institut catholique de Paris. La contribution de l’abbé Gustave Jeanjean », Transversalités, n° 114, octobre- décembre 2010, p. 41-56. 2. Paul Gerbod, « Les catholiques et l’enseignement secondaire 1919-1939 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 18, juillet-septembre 1971, p. 375-414 ; René Rémond, « Les catholiques dans l’université française au XXe siècle », Cahiers universitaires catholiques, mars-avril 1985, p. 3-11 ; Louis Secondy, « La formation des professeurs de l’enseignement secondaire catholique entre 1880 et 1913 », Revue d’histoire de l’Église de France, n°206, janvier-juin 1995, p. 145-167 ; Bruno Poucet, « La formation des maîtres de l’enseignement catholique », in Antoine Prost (dir.), La formation des maîtres de 1940 à 2010, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 193-207. 3. Bernard Coudrais, « Des petits séminaires, pour quoi faire ? », in Guy Avanzini (dir.), Pédagogie chrétienne, pédagogues chrétiens. Actes du colloque d’Angers des 28, 29 et 30 septembre 1995, Paris, Don Bosco, 1996, p. 427-440 ; André Lanfrey, Sécularisation, séparation et guerre scolaire. Les catholiques français et l’école (1901-1914), Paris, Éditions du Cerf, 2003 ; Maurice Gontard, La question des écoles normales primaires de la Révolution de 1789 à 1962, Toulouse, CRDP, 1975. 4. Jean-François Condette, « Quand l’idéologie prime sur la pédagogie : Vichy, la fermeture des écoles normales et l’échec des instituts de formation professionnelle », in Jean-François Condette, Gilles Rouet (dir.), Un siècle de formation des maîtres en Champagne-Ardennes, Écoles normales, normaliens, normaliennes et écoles primaires de 1880 à 1980, SCEREN-CRDP-Champagne-Ardennes, 2008, p. 165-201. 5. Louis Collin, « Les instituts catholiques de France », in E. Bone, J.-S. Cuming, M. Marroquin et coll., L’enseignement supérieur catholique en Europe, Paris, Fédération internationale des universités catholiques, 1991, p. 113-135. 6. Bruno Poucet, L’enseignement privé en France, Paris, Presses universitaires de France, 2012 et Bruno Poucet, « La formation des enseignants dans l’enseignement catholique avant la création des IUFM », Les sciences de l’éducation – Pour l’ère nouvelle, vol. 46, n° 1, 2013, p. 73-93. 7. Le 12 juillet 1875, l’Assemblée nationale votait à 50 voix de majorité la loi donnant la liberté à l’enseignement supérieur. Dès lors, naissaient respectivement les Universités libres de Paris, Lille, Angers, Lyon et de Toulouse. La loi de 1880 les ayant obligé à renoncer au titre d’« université », elles devenaient soit « Facultés » (Lyon, Angers), soit « Instituts » (Paris, Lille, Toulouse) catholiques. 8. Annuaire de l’Institut catholique de Paris. Programme des Facultés pour l’année 1910-1911, p. 161. 9. Collectif, Un maître d’aujourd’hui, Jean Calvet, Paris, De Gigord, 1952. J. Calvet sera, par ailleurs, directeur de la revue L’Enseignement chrétien. Bulletin de l’enseignement secondaire durant l’entre-deux guerres. 10. Il y dispensera également une série de six cours sur les problèmes de la pédagogie expérimentale, l’attention et la fatigue intellectuelle, la culture et la mémoire,

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l’interrogation en classe, le travail personnel des élèves et la correction des devoirs. Archives de l’ICP (désormais AICP), Fonds Jeanjean, P.17. Lettre à Monseigneur Baudrillart du 1er août 1910. 11. Ce choix fut adopté afin de faciliter la fréquentation des professeurs en exercice à cet enseignement ouvert aux étudiants et étudiantes ainsi qu’aux religieux et religieuses enseignantes. 12. AICP. Fonds Jeanjean, P.17. L’enseignement pédagogique à l’Institut catholique. 13. Ibid. 14. Le Comité national de l’enseignement libre (CNEL) est le premier mouvement d’Action catholique créé au sein de l’épiscopat français en 1931. 15. Fondée au Saulchoir, en 1907, par un groupe de dominicains, la Revue des sciences philosophiques et théologiques balaye, dès son origine, un large éventail de questions qui permet à certains membres de la congrégation de se tenir au courant, voire de participer, à quelques-uns des débats scientifiques du moment. 16. En vingt ans, cette collection publiera seize ouvrages. 17. Françoise Tétard, « Pierre Deffontaines, entre conversation et paysages », in Jean- Pierre Augustin, Vincent Berdoulay (dir.), Modernité et tradition au Canada. Le regard des géographes français jusqu’aux années 1960, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 51-65. 18. Laurent Gutierrez, L’Éducation nouvelle et l’enseignement catholique en France (1919-1939). Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, université Paris 8, 2008. 19. Pascal Bousseyroux, « Robert Garric, les équipes sociales et le travail social », Vie sociale, n° 2, 2012, p. 67-83. 20. Jean-François Condette, « Former des maîtres sous Vichy. Les instituts de formation professionnelle et leur échec (1940-1944) », in Antoine Prost (dir.), La formation des maîtres de 1940 à 2010, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 39-54. 21. Rémy Handourtzel, Vichy et l’école, 1940-1944, Paris, Noêsis, 1997. 22. Jean-François-Paul Leclercq, « La carence de l’éducation, cause profonde de la défaite. La réforme de l’éducation, condition première du relèvement », Éducation (revue des parents et des maîtres), janvier 1941, p. 1. 23. Jacques Chevalier, « L’enseignement nouveau sera digne de la France nouvelle (allocution radiodiffusée) », Éducation (revue des parents et des maîtres), février 1941, p. 1. 24. Louis Planté, « Au 110 rue de Grenelle ». Souvenirs, scènes et aspects du Ministère de l’I.P. – Éducation nationale (1920-1944), Paris, Éd. Clavreuil, 1967 et Stéphanie Corcy- Debray, Jérôme Carcopino, un historien à Vichy, Paris, L’Harmattan, 2001. 25. Jérôme Carcopino, « La réforme de l’enseignement. Déclarations de M. Carcopino », Éducation (revue des parents et des maîtres), décembre 1941, p. 218. 26. AICP. Fonds Blanchet, Bl.12. Programme de l’Institut supérieur de Pédagogie, 1941-1942. 27. La rédaction, « Ouverture d’un Institut supérieur de Pédagogie à l’Institut catholique de Paris », Éducation (revue des parents), novembre 1941, p. 216. 28. Équivalent du Certificat libre d’aptitude pédagogique (CLAP). Voir Bruno Poucet, « La formation des enseignants dans l’enseignement catholique avant la création des IUFM », Les Sciences de l’éducation – Pour l’ère nouvelle, vol. 46, n° 1, 2013, p. 73-93. Et

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Bruno Poucet, « L’enseignement catholique : des structures historiquement marquées », in Jean-François Condette et Marguerite Figeac-Monthus (dir.), Sur les traces du passé de l’éducation … Patrimoines et territoires de la recherche en éducation dans l’espace français, Bordeaux, Maison des sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2014, p. 209-220. 29. Les notes obtenues à la suite de ces stages en établissements, agréés par l’ICP, sont prises en compte pour l’examen. 30. Jean Calvet, « Nouvelles de l’Institut catholique », circulaire du 2 février 1944. Bibliothèque de Fels, 200 RICP. 31. AICP. Fonds Bressolles, P.124. Lettre de mars 1942 au R.P. Lacroix (Supérieur de l’école diocésaine Rocroy Saint-Léon. Paris, 10e arrondissement). 32. AICP. Fonds Blanchet, Bl.12. Programme de l’Institut supérieur de pédagogie, 1944-1945. 33. AICP. Fonds Blanchet, Bl.12. Programme de l’Institut supérieur de pédagogie, 1943-1944. 34. Laurent Gutierrez, « Jean Jaouen » (p. 413-414), in Guy Avanzini et coll. (dir.), Dictionnaire historique de l’éducation chrétienne d’expression française, Paris, Don Bosco, 2010 (2e éd. revue et augmentée). 35. « Je trouvais à l’école des Roches, l’illumination et la voie ». Maurice Duprey, « L’intuition créatrice », in Collectif, Maurice Duprey. Prêtre et éducateur de notre temps, Paris : Vinci, 1995, p. 35. 36. Archives privées François Chatelain (APFC). Cours « Pédagogie active » du 5 novembre 1945. 37. Ibid. 38. La multiplication du nombre de diplômes, créés durant la guerre, va engendrer une proportion plus importante des ajournés parmi les candidats à ces certificats. Nombreux seront les étudiants qui fréquenteront les facultés mais qui ne seront pas à même d’en recevoir l’enseignement. L’incompatibilité de ces formations avec le temps de travail des étudiants salariés explique, en grande partie, pourquoi seuls 37 % des 12 101 candidats seront reçus en 1945 à la faculté des lettres. Halphen Louis et coll., Aspects de l’Université de Paris, Paris, Albin Michel, 1949, p. 245. 39. AICP. Fonds Bressolles, P.124. Lettre du 21 juin 1942 de la supérieure du cours Maupré (71, rue de Grenelle, Paris, 7e arrondissement). 40. L’assimilation de l’enseignement des filles à celui des garçons n’a pas attendu la Libération dans les instituts catholiques. Les difficultés liées aux inscriptions accélère ce phénomène jusqu’à constater la supériorité du nombre de jeunes filles à celui des garçons à partir de 1945. Ainsi, à la faculté des lettres dont dépend l’ISP, on comptera 5 474 filles contre 3 875 garçons. Halphen Louis et coll., op. cit., p. 244. 41. En 1941-1942, on compte 1 seul homme sur les 27 inscrits préparant le CLAEP ; L’année suivante, ils seront 2 sur 26 ; En 1943-1944, ils seront 5 sur 24. AICP. Fonds Jeanne Brichet, P.199 (J. Brichet est la secrétaire de l’ISP). 42. AICP. Fonds Bressolles, P.124. Lettre à la R.M. Marie de la Trinité de Kervingant en date du 28 octobre 1942. 43. Il est à noter que Mgr Bressolles, à l’initiative de ce projet, avait obtenu l’accord de l’ensemble des professeurs à l’exception du père Chatelain avant que ne s’y oppose le directeur de l’enseignement diocésain.

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44. Une répétition des six premiers cours déjà donnés au mois de novembre et décembre 1942 avait été organisée le samedi 2 janvier 1943 par le R.P Rimaud et la mère Marthe de Jésus. 45. AICP. Fonds Marie Fargues. Lettre du père Chatelain du 20 septembre 1942. 46. Dans le cadre de ses enseignements durant l’Occupation, F. Chatelain accueille des congréganistes en formation visant essentiellement l’obtention de la licence ès-lettres provenant de l’institut Notre-Dame-des-Champs, La Bruyère, Médici, de la Providence, de la Tour, de l’Assomption, du cours Notre-Dame-de-France, Valton, Maupré, du collège d’Hulst, de l’école Sainte-Marie et des religieuses trinitaires. AICP. Fonds J. Brichet, P.199. 47. Cet ancien inspecteur de l’enseignement public primaire, connu pour sa méthode de travail libre par groupes, est alors chargé du cours de pédagogie à la Sorbonne. Laurent Gutierrez, « Présentation », in Roger Cousinet, Une méthode de travail libre par groupes, Paris : Fabert, 2011, p. 7-32. 48. Encart éditorial présent au verso de la page de garde du n° 1 de L’École nouvelle française de décembre 1945. 49. André Berge, Marie-Anne Carroi, Roger Cousinet, Pierre Deffontaines, Geneviève Dreyfus-Sée, Jean Dublineau, Henri Van Etten, Madeleine Guéritte, Germaine Lary, Marie-Aimée Niox-Chateau, Jean Plaquevent et Jean Roger. 50. François Chatelain, « Conférence d’ouverture. Session Pédagogique. Saint-Charles – 8-14 septembre 1949 », Entre nous, n° 8, 1949, p. 4. 51. Laurent Gutierrez, « ‘‘La Source’’, les raisons d’un succès (1946-1975) », Les Études sociales, n° 145, 1er semestre 2007, p. 81-93. 52. Pierre Faure, L’école et la cité, Paris, Spes, 1945. Préface de Mgr Saliège, archevêque de Toulouse. 53. Pierre Faure (dir.), Neutralité et laïcisme, Paris, Spes, 1946. 54. Il sera remplacé par Mgr Blanchet à la fonction de vice-recteur de l’ICP à la rentrée 1947-1948. 55. Lettre de P. Faure adressée aux R.P. Sevestre et R.P. Bith, le 6 juin 1947. Cité par Anne-Marie Audic, Pierre Faure, s.j. 1904-1988 Originalité d’une œuvre éducative et d’une pensée pédagogique. Thèse de doctorat, université de Lyon 2, 2 t., 1997, p. 230. 56. Parmi les collaborateurs de cette revue fondée en décembre 1945, notons la présence de Henri David, Jean Abellé, Georges Naidenoff ou encore Paul Foulquié. Le CEP éditera également un recueil mensuel d’informations en lien avec l’actualité pédagogique intitulé Documents pédagogiques. 57. Pierre Faure, « Tour d’horizon et Perspectives », Pédagogie, n° 1, décembre 1945, p. 15. 58. Au-delà de ces livraisons (n° 2 de janvier 1946, n° 4 de mars 1946, n°6 de juin 1947, n° 5 de mai 1949, n° 10 de décembre 1949), d’autres numéros discuteront des possibilités de transposition des « méthodes actives » aussi bien dans le cadre de l’enseignement de l’histoire (n° 3 de mars 1947) que dans celui de la formation religieuse (n° 4 d’avril 1947). 59. Pierre Faure, « Méthodes actives – Définitions », Pédagogie, n° 2, Janvier 1946, p. 2. Son confrère, le père François Charmot estimait, quant à lui, dans son ouvrage, La

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pédagogie des jésuites (Paris, Spes, 1943), que les « méthodes d’éducation et d’enseignement aux XVIe et XVIIe siècles [étaient déjà] essentiellement actives ! ». 60. AICP. Fonds Blanchet, Bl.12. Programme de l’Institut supérieur de Pédagogie, 1944-1945. 61. Les thèmes de ces cours portent sur Platon, Montaigne, la pédagogie des jésuites, Rousseau, Pestalozzi, Froebel, la pédagogie decrolyenne, le plan Dalton et le système de Winnetka ou encore les rénovations dans l’enseignement traditionnel. 62. Voir, ici, Anne-Marie Audic, op. cit., p. 231. 63. Archives de l’Institut Jean-Jacques Rousseau. Université de Genève. Fonds Adolphe Ferrière. Ad. F. C.1/17. Lettre de François Chatelain à Ferrière en date du 17 mars 1946. 64. Désormais, l’ISP délivre son diplôme qu’après deux années d’études dont chacune est sanctionnée par un examen. Chaque année comprend les enseignements de psychologie pédagogique et ceux optionnels rattachés aux formations spécialisées (section primaire, section secondaire, section d’études anthropotechniques). 65. Outre la section d’enseignement supérieur, trois sections sont proposées : « Débats sur les problèmes actuels d’éducation et d’enseignement » dirigée par Pierre Faure ; « Section de pédagogie religieuse » dirigée par M. Enne et la « Section d’éducation familiale » dirigée par J. Rimaud. Hormis la section dirigée par le père Chatelain qui délivre un « diplôme de perfectionnement pédagogique » après deux ans d’études et la soutenance d’une « thèse », les autres sections ne donnent pas lieu à certificat ; la « Section de pédagogie religieuse » préparant uniquement au titre de « monitrice paroissiale » après trois ans d’études. 66. Certificats de psychologie de l’enfant et de pédagogie ; option « psychologique » du certificat de psychologie et épreuve de la licence en philosophie scolastique. 67. Leurs représentants sont les abbés R. Jolivet et Léon Barbey pour Lyon, Collières pour Toulouse, Yves Langrée pour Angers, Albert Carnois pour Lille et François Chatelain pour Paris. 68. Lettre du 12 décembre 1947 à Léon Barbey. Je remercie Marie-Thérèse Wéber de m’avoir communiqué cette lettre. 69. APFC. « Ces rencontres et leur but ». Journées des 27-28 mai 1949. Notes manuscrites. 70. Respectivement doyen de la faculté de philosophie et professeur de philosophie, titulaire de la chaire de pédagogie à l’institut catholique de Lyon. 71. Les plaquettes de l’ISP de 1950-1951 à 1955-1956, consultables dans le fonds J. Brichet (AICP, p. 199) sont, ici, trompeuses. Fatigué et éprouvant de plus en plus de difficultés à assurer les différentes tâches pour lesquelles il est sollicité aussi bien dans le cadre de ses responsabilités à l’ENF qu’à l’ISP, F. Chatelain finit par faire appel à Louis Raillon en 1954 pour le remplacer. Cette option « Méthodes actives » sera remplacée par un cours de pédagogie chrétienne à partir de la rentrée 1956-1957. Laurent Gutierrez, « Louis Raillon (1922-2006) », Les Études sociales, n° 145, 1er semestre 2007, p. 151-163. 72. Sur cet aspect, se reporter à Daniel Hameline, « La recherche et la formation pédagogiques », in Yves Charmasson (dir.), Institut catholique de Paris. Le livre du centenaire, 1875-1975, Paris, Beauchesne, 1975 et à Philippe-Jean Herbillon-Leprince,

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L’Institut supérieur de pédagogie (1963-1991). Mémoire de maîtrise, université de Paris 8 – Institut catholique de Paris, 1992.

RÉSUMÉS

Cet article aborde les difficultés que rencontre l’institut supérieur de pédagogie de Paris au cours de ses dix premières années d’existence. Dans un contexte de réforme de l’enseignement public, l’institut catholique de Paris a dû adapter son offre de formation tout en maintenant les orientations théologiques qui la caractérisent. Cet épisode de la formation pédagogique des enseignants dans l’enseignement supérieur catholique interroge ainsi les clivages entre les promoteurs du changement inspirées des théories et aux méthodes de l’éducation nouvelle et les gardiens de l’orthodoxie chrétienne. Loin de se résumer aux aspects doctrinaux, les arbitrages opérés se firent également au regard des considérations financières qui assurent la pérennité de ce dispositif de formation des maîtres.

This article focuses on the difficulties faced by the Institut Supérieur de Pédagogie de Paris during its first decade of existence. In a contextUnder the background of reform of the public education system, the Institut Catholique de Paris had to adapt its training offer while maintaining the theological orientations that characterize it. This chapter of teacher training in catholic higher education emphasizes the division between advocates of change inspired by the theories and methods of the new education and guardians of Christian orthodoxy. Far from being reduced to the doctrinal aspects, arbitrations have also been made with regard to financial considerations that ensure the sustainability of this teacher-training system.

INDEX

Mots-clés : histoire, formation des enseignants, pédagogie, enseignement catholique, éducation nouvelle Keywords : history, teacher training, pedagogy, catholic teaching, new education

AUTEUR

LAURENT GUTIERREZ Université de Rouen, laboratoire Civiic

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Notes critiques

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Mathieu Ferrand et Nathaël Istasse (dir.), Nouveaux regards sur les « Apollons de collège » : figures du professeur humaniste dans la première moitié du XVIe siècle Genève : Droz, collection « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2014

Boris Noguès

RÉFÉRENCE

Mathieu Ferrand et Nathaël Istasse (dir.), Nouveaux regards sur les « Apollons de collège » : figures du professeur humaniste dans la première moitié du XVIe siècle, Genève : Droz, collection « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2014

1 Cet ouvrage collectif se propose de revisiter le jugement sévère qu’avait porté en 1942 Lucien Febvre sur les premiers professeurs de rhétorique qui, au début du XVIe siècle, se piquèrent de poésie néo-latine. Dans son livre devenu un classique, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Febvre avait en effet qualifié ces pauvres régents d’« Apollons de collège », cruelle expression rapprochant un imaginaire nourri de mythologie antique et la triviale réalité d’une institution d’éducation. Le mépris du grand historien semble cependant aujourd’hui bien court face aux avancées de la recherche, dont témoigne ce livre.

2 Résultat d’un colloque tenu en 2010, le volume réunit dix-neuf contributions dans une collection dont il convient de saluer la qualité constante, bien servie par les éditions Droz. Une fois n’est pas coutume pour des actes, une remarquable homogénéité caractérise les textes présentés ici. Celle-ci tient certainement au profil des intervenants, très majoritairement spécialistes de l’histoire littéraire et philosophique

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de la Renaissance, qui partagent une connaissance approfondie de la culture néo-latine. Elle se manifeste par une approche commune de la question, appréhendée par au moins treize des contributeurs de manière identique : chacun questionne dans le cadre proposé par le colloque une œuvre d’un auteur particulier, après en avoir esquissé la biographie. Si le procédé permet certes de lire en profondeur une œuvre, il a aussi ses limites, tant il est difficile de dégager une progression dans l’ouvrage derrière la juxtaposition répétitive d’études de cas si semblables. Autre difficulté, qu’évoquent d’ailleurs certains (Jean Lecointe, p. 24-25, John Nassichuk p. 263-288), il n’est pas évident de tirer d’écrits plus ou moins liés au programme scolaire de trop fortes conclusions sur la réalité de l’enseignement prodigué par ces auteurs, alors même que l’étude des pratiques pédagogiques figure dans le programme de l’entreprise (p. 15). Une ouverture à d’autres spécialistes aurait peut-être permis de diversifier les éclairages. L’érudition des auteurs et leur grande familiarité avec cet univers intellectuel permettent néanmoins de dégager nombre d’éléments nouveaux, dont deux intéressent plus particulièrement l’histoire de l’éducation.

3 Le premier apport tient – sans surprise, compte tenu de ce qui a été dit plus haut – à l’explication fine des publications et de la culture de ces enseignants littérateurs. On y voit très bien comment ces hommes sont imprégnés des savoirs, des pratiques et des habitus du mouvement humaniste et comment se mettent alors en place des traits qui marqueront durablement l’enseignement des humanités classiques. Les multiples emprunts à la littérature antique deviennent l’aliment principal de ces œuvres et sont largement cités et analysés au fil des contributions. Cette culture et cette démarche humanistes débordent même les Belles Lettres pour toucher par exemple les études juridiques, comme dans l’enseignement de Nicolas Bérault, présenté par Marie- Françoise André. Elles affectent aussi la délimitation traditionnelle des disciplines lorsque Ramus promeut une « conjonction » de l’éloquence et de la philosophie (Marie- Dominique Couzinet). Mais c’est surtout la conception originale du travail de ces professeurs dans un cadre humaniste qui est mise en valeur par la plupart des contributeurs (au centre des communications de Jean Lacointe, Nathaël Istasse, Perrine Galand, Jan Pendergrass, Élise Gauthier, Catherine Langlois-Pézeret, Philip Ford). À l’opprobre de Febvre, ils apportent une réponse claire : pour ces hommes, enseignement et création (ici poétique) sont indissociablement liés, tout comme érudition et invention le sont pour les humanistes. Trouver ridicule cette association relève donc surtout d’une incompréhension des conceptions qui prévalent dans ce milieu et de la projection d’une différenciation qui ne s’établit que postérieurement. Quant à la « valeur » peut-être mineure de ces œuvres (voir par exemple les réflexions de Virginie Leroux, p. 245-248), l’histoire savante de la littérature, telle qu’elle est pratiquée ici, a heureusement et depuis longtemps dépassé ce type de jugements pour s’interroger plutôt sur leur contexte de production et de réception.

4 L’analyse de ces pratiques enseignantes et éditoriales s’appuie aussi sur une reconstitution précise des entourages et relations de chacun des auteurs, bien documentés grâce à leurs écrits ou leur biographie. On peut certes regretter qu’à l’exception de l’article de Marie-Madeleine Fontaine, qui procède à une remise en contexte large et bienvenue, la démarche adoptée par les contributeurs aboutit à une description très fragmentée de ces réseaux, à chaque fois centrée sur un seul personnage. Mais l’ensemble fournit à qui veut bien le lire en entier un très riche matériau. Il finit par dessiner un véritable milieu, qui mériterait bien une étude systématique rompant avec la monographie d’auteur. Certaines de ses caractéristiques,

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comme l’importance pour tous du creuset parisien ou de la nouvelle institution qu’est le collège (et ce n’est pas seulement un effet tautologique de la population prise en compte), étaient attendues et trouvent ici une nouvelle illustration. S’y dessine aussi la figure nouvelle, ou plutôt le prototype, du professeur de Belles Lettres (nouveau mais déjà moqué en 1533 dans une pièce de théâtre, sous les traits de Logodedalus, étudié par Mathieu Ferrand). Mais ce qui ressort surtout, c’est le rôle de cette deuxième génération de l’humanisme et de ceux que l’on pourrait appeler les seconds couteaux du mouvement. Ce sont eux qui assurent à la fois la floraison immédiate de cette culture à travers leurs œuvres et son enracinement profond parmi les élites françaises. On a là une seconde leçon, pour ceux qui s’en tiendraient aux quelques génies qui dépassent en chaque siècle, leçon paradoxalement mais très justement adressée au fondateur des Annales.

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Marguerite Figeac-Monthus (dir.), Atlas de l'éducation en Aquitaine du XVIe siècle à nos jours Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux, 2015, 191 p.

Solenn Huitric

RÉFÉRENCE

Marguerite Figeac-Monthus (dir.). Atlas de l'éducation en Aquitaine du XVIe siècle à nos jours, Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux, 2015, 191 p.

1 Les auteurs de cet atlas proposent de lier synthèses et représentations cartographiques pour présenter les principales caractéristiques des structures éducatives et de leurs évolutions en Aquitaine sur un peu plus de quatre siècles1. Dans son introduction, Marguerite Figeac-Monthus propose un tableau des points de comparaison possible entre les phénomènes éducatifs aux différentes époques couvertes par l’ouvrage et en partant d’une définition large du territoire de l’Aquitaine.

2 Organisé en quatre parties, l’atlas s’ouvre sur un ensemble de contributions présentant les besoins éducatifs et la construction du tissu scolaire aquitain. Les deux premières contributions s’attachent principalement à la période moderne. Jean-Pierre Poussou présente le cadre général des évolutions de l’alphabétisation en Aquitaine, en insistant sur quelques cas d’études. Il met en lien taux d’alphabétisation et législation sur l’enseignement primaire, public et privé, masculin et féminin. Le parcours proposé par Marguerite Figeac-Monthus dans l’éducation domestique rappelle le rôle des voyages de formation à partir de quelques cas particuliers. Concernant les structures éducatives en tant que telles, les deux articles suivants présentent le fonctionnement du rectorat et de la formation des instituteurs et institutrices et tentent de concilier une présentation de structures qui ne sont pas spécifiques au contexte aquitain et l’étude de

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leurs implantations locales. Une étude de cas sur des établissements du XVIIIe siècle vient compléter les synthèses proposées.

3 La deuxième partie revient sur la diversité des établissements scolaires. Les différents niveaux d’enseignement sont abordés (le primaire par Dominique Bidot-Germa sous le prisme contexte urbain/contexte rural, le secondaire par François Cadilhon à partir de la distinction public/privé, l’enseignement technique et professionnel par Stéphane Lembré), suivant cette même logique de conciliation du général et de « l’aquitain ». Le format de l’atlas permet une visualisation de l’implantation de ces établissements ainsi que de leur importance. Au-delà de ces principales structures d’enseignement, Dominique Bidot-Germa s’intéresse à l’enseignement des langues régionales, les cartes mettant en avant les logiques d’implantation et de diffusion de ces enseignements. Carole Carribon et Dominique Picco proposent quant à elles un aperçu de l’histoire de l’institution des Sourds-Muets de Bordeaux.

4 Les évolutions, les « mouvements » des structures éducatives, sont rassemblées dans une troisième section, à partir de quelques thèmes : l’enseignement religieux (par Delphine Dussert-Galinat et Nicolas Champ), l’architecture scolaire (par Yves Legay) et l’évolution de l’enseignement féminin et masculin (par Nicolas Champ). De son côté, Anne-Marie Meyer s’intéresse, au choix du lieu de scolarisation pour la seconde moitié du XXe siècle par une approche dans laquelle les représentations cartographiques montrent toute leur puissance explicative.

5 Seule l’histoire de l’enseignement supérieur en tant que niveau d’enseignement fait l’objet d’une partie à part, dernier temps de l’ouvrage (avec les contributions de François Cadilhon, Charles Mercier et Sylvaine Guinle-Lorinet). L’université fait l’objet d’un traitement chronologique plus précis et, Charles Mercier notamment, offre une synthèse informée de la construction du tissu universitaire au cours du XXe siècle.

6 L’atlas propose ainsi à la fois de courtes synthèses sur l’évolution des structures éducatives en Aquitaine et quelques aperçus plus précis. Les cartes permettent principalement une visualisation de la répartition des différents établissements d’enseignement. Ces cartes et graphiques sont placés en regard du texte et rares sont les auteurs qui y font référence dans le corps de leur texte : on aurait pu souhaiter un lien plus étroit entre les deux. Le format proposé ici de l’atlas régional constitue un intéressant point de départ pour inciter les historiens et les historiennes de l’éducation à poursuivre la réflexion entamée sur les choix que suppose la production de cartes, comme celui des données ou des échelles retenues.

NOTES

1. La parution de l’atlas s’inscrit dans un projet plus large autour du patrimoine aquitain de l’éducation. Certaines des cartes sont disponibles en ligne sur le site du programme de recherche : < http://patrimoine-aquitain-education.fr/>.

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Jean-François Condette et Marguerite Figeac-Monthus (dir.), Sur les traces du passé de l'éducation. Patrimoines et territoires de la recherche en éducation dans l'espace français Bordeaux : Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine, 2014, 334 p.

Solenn Huitric

RÉFÉRENCE

Marguerite Figeac-Monthus (dir.). Sur les traces du passé de l'éducation. Patrimoines et territoires de la recherche en éducation dans l'espace français, Bordeaux : Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine, 2014, 334 p.

1 Marguerite Figeac-Monthus et Jean-François Condette ont réuni dans cet ouvrage les contributions de vingt chercheurs autour de la question des « supports patrimoniaux » de l’éducation et de leur prise en charge par l’histoire de l’éducation. Quinze ans après l’inventaire dirigé par Pierre Caspard1, il s’agit de proposer un nouvel état des lieux du traitement historique dont fait l’objet le patrimoine éducatif, matériel comme immatériel. Dans son introduction, Marguerite Figeac-Monthus inscrit le projet mis en œuvre dans la filiation des travaux précédents et insiste sur la nécessité de lier pratique archivistique et travail historique. Elle définit trois axes de réflexion qui constituent autant de parties de l’ouvrage.

2 Le premier axe introduit à la diversité du patrimoine éducatif. Les logiques de constitution et les richesses de plusieurs fonds d’archives, que l’on peut qualifier de

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classiques, sont détaillées. Mais cet état des lieux tente également d’aller au-delà des fonds les plus couramment mobilisés par la recherche pour tenter d’appréhender le champ éducatif dans son ensemble. Il s’agit des archives religieuses de l’éducation présentées par Véronique Castagnet-Lars et Bruno Poucet, de la presse pédagogique abordée par Laurent Gutierrez sous le prisme de l’éducation nouvelle, des archives syndicales par Bruno Poucet et Yves Verneuil, des archives des mouvements éducatifs de jeunesse par Nicolas Palluau et des archives des universités par Charles Mercier. Un second ensemble de contributions revient sur un patrimoine plus matériel et aborde les sources iconographiques (Véronique Castagnet-Lars), cinématographiques (Philippe Rocher), architecturales (Anne-Marie Châtelet), orales (Françoise Lepagnot-Leca et Pierre Mignaval). Toutes mettent en avant les difficultés liées à l’identification et à la conservation de ces fonds, ainsi que les moyens qu’il serait nécessaire de mettre en œuvre pour leur valorisation.

3 Les traitements, dont ces fonds ont pu faire l’objet, forment le second ensemble de contributions, dans lequel les auteurs présentent des recherches déjà menées dans leur domaine de spécialité. Cette approche permet de couvrir des champs d’études allant de l’enseignement primaire (par Stéphanie Dauphin) à l’enseignement supérieur (par Marcel Grandière et Jean-François Condette) en passant par des thématiques qui abordent des archives moins administratives (la littérature de jeunesse par Christiane Connan-Pintado) ou liées à une approche matérielle de l’histoire (les objets au sein des classes abordés par Renaud d’Enfert). La contribution de Pierre Caspard clôt cette partie en revenant sur l’évolution de la recherche en histoire de l’éducation, saisie au travers des articles publiés par la revue Histoire de l’éducation.

4 Les « nouveaux territoires de la recherche en éducation » sont abordés dans une troisième partie, la plus stimulante de l’ouvrage. Des axes de recherche récents y sont exposés, notamment par Rebecca Rogers dans son panorama efficace des liens entre études de genre et histoire de l’éducation. De nouveaux domaines de recherche sont présentés par Mathias Gardet et Nathalie Duval qui travaillent respectivement sur l’éducation spécialisée et sur l’éducation nouvelle. La contribution de Mathias Gardet démontre en particulier l’intérêt de sortir l’histoire de l’éducation des frontières de l’école. Stéphane Lembré rappelle également l’importance de l’étude des enseignements technique et professionnel pour mettre au jour les dynamiques de construction de l’offre d’enseignement. De nouvelles sources sont mises en avant, comme les plans et traités d’éducation étudiés par Marguerite Figeac-Monthus. Enfin, d’autres auteurs proposent de nouvelles perspectives sur des domaines de recherche déjà bien développés (Clémence Cardon-Quint sur l’histoire des disciplines, Jean- François Condette sur le personnel des établissements secondaires au XIXe siècle).

5 Cet ouvrage offre ainsi un panorama utile des recherches poursuivies ces deux dernières décennies dans le domaine de l’histoire de l’éducation et des sources de différente nature qu’elles ont mobilisées. On peut regretter cependant que la notion de patrimoine n’ait pas été plus systématiquement questionnée, les contributions ayant des objets et des approches très différentes les unes des autres. Une organisation par axe de recherche aurait peut-être facilité la mise en relation des différentes contributions. Jean-François Condette pallie en partie ce manque dans la conclusion qui insiste notamment sur les difficultés de définition et de délimitation que pose le terme même de patrimoine de l’éducation. On retiendra cependant la richesse des références bibliographiques convoquées et souvent commentées sur chacun des thèmes présentés,

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les contributions constituant autant de points d’entrée dans la thématique dont elles traitent, que les étudiant(e)s ou chercheurs curieux pourront approfondir.

NOTES

1. Pierre Caspard (dir.), Le patrimoine de l’Éducation nationale, Charenton-le-Pont, Flohic Éd., 1999.

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Didier Béoutis, Le lycée de garçons du Mans à l’épreuve de la Grande Guerre Le Mans, Éd. de la Société littéraire du Maine-Association amicale des anciens élèves du lycée Montesquieu, 2014

Jean-François Condette

RÉFÉRENCE

Didier Béoutis. Le lycée de garçons du Mans à l’épreuve de la Grande Guerre, Le Mans : Éd. de la Société littéraire du Maine-Association amicale des anciens élèves du lycée Montesquieu, 2014

1 Cet ouvrage, qui participe à sa manière aux célébrations liées au centenaire des débuts de la Première Guerre mondiale, est écrit par le président de l’amicale des anciens élèves du lycée Montesquieu, déjà auteur de deux ouvrages sur d’anciens professeurs de cet établissement. Très richement documenté (photographies, cartes postales, plans, nombreux portraits, etc.) et fondé sur d’importants dépouillements de sources inédites, ce travail, dans sa première partie (p. 13-172), permet de suivre, année après année, la vie du lycée de garçons de la ville du Mans durant la guerre, fortement marquée par la mobilisation de ses enseignants titulaires et par l’utilisation partielle de ses locaux comme structure médicale (hôpital auxiliaire n° 201) mais aussi de saisir l’effort réalisé pour maintenir l’activité scolaire la plus normale possible dans ce contexte spécifique. Neuf professeurs partent aux armées en août 1914 sur une équipe habituelle de 25 enseignants ainsi que quelques autres personnels (répétiteurs, etc.). Les élèves qui sont 308 en octobre 1913, ne sont plus que 289 à la rentrée d’octobre 1914, mais l’effectif remonte à 328 en octobre 1917. L’analyse se poursuit jusqu’à l’inauguration, en novembre 1922, du monument aux morts du lycée qui compte 167 noms inscrits (5 fonctionnaires, 162 anciens élèves).

2 La seconde partie de l’ouvrage (p. 173-363) rassemble les notices individuelles d’un certain nombre d’élèves et de l’ensemble des personnels qui sont intervenus au lycée durant cette période, organisées autour de dix chapitres (« Les six fonctionnaires du

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lycée morts pour la France » ; « Des anciens élèves qui se sont distingués pendant la guerre » ; « Le personnel de direction et d’administration du lycée » ; « Les professeurs du lycée » ; « Les six femmes en fonction au lycée du fait de guerre », etc.). Les données sont précises mais non référencées par des notes de bas de page ou par une rubrique « sources ». Ces chapitres, de taille très inégale, n’évitent pas parfois une certaine forme de glorification de l’établissement, la succession de portraits donnant cependant de multiples renseignements sur ces personnels. L’auteur a ici, à l’évidence, accompli un énorme travail de dépouillement et de lecture pour reconstituer ces « parcours de vie », menant souvent à la mort au cours du conflit.

3 L’ouvrage permet de bien saisir quelques aspects connus de la vie des établissements scolaires pendant la Grande Guerre, dans un territoire qui ne connaît pas la proximité des combats et les réalités de l’occupation ennemie.

4 On perçoit ainsi la grande souplesse de l’institution scolaire qui, au milieu des pires difficultés, s’adapte et maintient son activité, faisant appel à des enseignants temporaires, réadaptant son offre pédagogique, apprenant à vivre sans une partie de ses locaux et sans son internat (jusqu’en janvier 1916 pour l’internat). On retrouve au lycée du Mans, comme ailleurs, l’appel aux retraités de l’Instruction publique, aux enseignants repliés et réfugiés du Nord et de l’Est ainsi que l’entrée des femmes dans le personnel enseignant. Dès la rentrée d’octobre 1914, le proviseur fait appel à un couple d’enseignants réfugiés (de Charleville), à trois enseignants de l’école normale d’instituteurs et à deux professeurs femmes du lycée de jeunes filles. L’institution poursuit ses missions traditionnelles d’éducation et d’instruction tout en encadrant la jeunesse dans cette période spécifique.

5 Plusieurs passages permettent également de saisir la mobilisation des Français sur « l’autre front », autour du développement des œuvres de guerre (secours national, « sous des lycéens », journées serbes, journées du poilu, etc.) et des campagnes de collecte de matériaux ou d’objets. On perçoit aussi l’importance des campagnes pour les emprunts nationaux. On pouvait peut-être, si les sources le permettaient, en dire plus sur « la contamination guerrière », fréquente, épisodique ou plus rare, des activités pédagogiques et des contenus scolaires. La classe est-elle, une fois la porte refermée, une tribune permanente au service de la mobilisation des esprits pour la guerre, ou ne peut-elle pas aussi devenir, a contrario, le plus souvent, une sorte de « havre de paix » dans la volonté de préserver les élèves et de leur offrir un cadre rassurant au service des apprentissages traditionnels ?

6 On perçoit aussi, à travers cet ouvrage, l’importance de la « saignée humaine » qui touche le monde éducatif dans cette guerre qui mobilise sur la durée les hommes, les économies et les esprits. L’étude de la réalisation du monument aux morts du lycée, inauguré le 26 novembre 1922 (p. 129-172) et l’analyse précise de la liste des noms inscrits sur ce monument, sont très intéressantes, montrant toutes les incertitudes qui président à l’élaboration du bilan humain pendant de nombreuses années. La liste arrêtée de 167 noms (5 fonctionnaires et 162 élèves) peut être discutée pour quelques individus, relève l’auteur avec justesse. Il manque ainsi un ancien enseignant ayant quitté le lycée en 1912. La liste des élèves morts est reconstituée par l’auteur qui relève les dates de naissance et de mort, le métier occupé, l’affectation militaire, le grade et la cause connue du décès. Cette étude permet de retrouver 162 noms alors que deux anciens élèves du lycée, indiqués sur le marbre du monument, sont bien vivants en novembre 1922 (problème d’homonymie ou de confusion entre père et fils). Un ancien

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élève décédé à la prison de Clairvaux en février 1919, condamné à 5 ans de réclusion par le conseil de guerre pour désertion en avril 1918, est également inscrit sur le monument, note l’auteur. Certains élèves inscrits ne sont pas « morts pour la France » si l’on respecte à la lettre le texte de la loi du 2 juillet 1915 (un militaire « tué à l’ennemi ou mort des suites de ses blessures ou d’une maladie contractée sur le champ de bataille »). Quelques-uns de ces élèves sont bien morts pendant la guerre mais de maladies non imputables à la guerre, certains n’ayant même jamais rejoint une unité combattante. Sur les 167 noms du monument, l’auteur estime que 153 sont réellement « morts pour la France », les enjeux de mémoire et les diverses pressions locales étant cependant très fortes dans l’immédiat après-guerre à ce sujet.

7 L’ouvrage permet aussi, en dépassant la borne traditionnelle du 11 novembre 1918 pour poursuivre l’analyse jusqu’en 1922, de montrer le difficile « retour à la normale » au sein des institutions éducatives. Des enseignants sont morts ; d’autres sont partis vers d’autres horizons et les équipes sont difficilement reconstituées alors qu’il faudrait aussi mieux connaître l’impact pluriel de l’expérience de guerre sur les enseignants anciens combattants revenus des tranchées pour reprendre leur métier1. Les élèves eux-mêmes, ont souvent suivi leurs familles dans des pérégrinations spatiales complexes et la remise en route de la vie scolaire est assez délicate, alors que les esprits restent aussi très marqués par les horreurs vécues ou ressenties. L’hôpital auxiliaire est fermé en janvier 1919 et il faut alors songer à « la rénovation matérielle du lycée » (p. 120 et suivantes). La description de « la pérennisation du souvenir des morts » par l’érection du monument (chapitre 10, p. 129 et suivantes) montre l’importance de cette mémoire douloureuse et le besoin de célébration des victimes.

8 Il n’y a pas, dans cet ouvrage monographique, de référencement des citations et des exemples développés par l’usage de notes de bas de page. Les comparaisons avec d’autres études sur les réalités scolaires durant cette période très spécifique, sur « la guerre des enfants » par exemple (Stéphane Audoin-Rouzeau) et la mobilisation du corps enseignant ne sont pas opérées. Il s’agit cependant d’un travail utile et très richement documenté qui permet de disposer de données brutes nombreuses sur le devenir d’un lycée, de ses enseignants et de ses élèves pendant la Première Guerre mondiale, loin du front, mais aussi plus largement d’une contribution qui permet de mieux connaître les acteurs éducatifs d’un lycée de province entre 1900 et 1920.

NOTES

1. Sur ce sujet voir : Emmanuel Saint-Fuscien, « Sortir de la guerre pour revenir dans la classe ? L’impact de la guerre sur les pratiques enseignantes au prisme du cas Delvert (1906-1939) », Histoire de l’éducation, n° 139, 2013, p. 51-72.

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Laurent Gutierrez, Laurent Besse et Antoine Prost (éd.), Réformer l’école. L’apport de l’Éducation nouvelle (1930-1970) Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, 2012

Pierre Kahn

RÉFÉRENCE

Laurent Gutierrez, Laurent Besse et Antoine Prost (éd.), Réformer l’école. L’apport de l’Éducation nouvelle (1930-1970), Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 2012

1 Cet ouvrage dirigé par Laurent Gutierrez, Laurent Besse et Antoine Prost réunit les contributions des intervenants d’un colloque qui s’est tenu en 2010 à Paris et à Créteil. Les trente-deux textes qui le constituent offrent un échantillon fort significatif de la richesse et de la complexité d’un mouvement dont les orientations intellectuelles, philosophiques et politiques furent multiples, comme le furent ses réalisations, ses « héritages » (voir par exemple la contribution d’Arnaud Dubois sur le rapport entre l’Éducation nouvelle et la pédagogie institutionnelle) et les acteurs qui l’ont porté ou incarné.

2 C’est d’ailleurs cette diversité même qui pose problème. Comme le souligne Béatrice Haenggeli-Jenni dans sa contribution, il est plus facile de définir l’Éducation nouvelle par ce qu’elle n’est pas que par ce qu’elle est. Peut-on même parler de l’Éducation nouvelle au singulier ? Le parti pris, évidemment justifié, de l’ouvrage est de ne pas s’y essayer. Il insiste au contraire – c’est le titre de sa première partie – sur les « identités multiples » de l’Éducation nouvelle et il suffit de lire les textes consacrés à Makarenko (Antoine Savoye), John Dewey (Samuel Renier), Célestin Freinet (Frédéric Mole) ou Ovide Decroly (Sylvain Wagnon) pour s’en convaincre. Makarenko ne fut de son vivant

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jamais « en contact avec les représentants de l’Éducation nouvelle occidentale » (A. Savoye, p. 57). La réception française de Dewey (au double sens de lecture et d’accueil) fut à certains égards plus facile chez les philosophes que chez les pédagogues militants de l’Éducation nouvelle (S. Renier, p. 43 et sq.)1. Quant à Freinet, on connaît les rapports ambigus qu’il entretint avec les formes institutionnelles du mouvement. Une illustration significative de l’indétermination des interprétations que l’Éducation nouvelle peut admettre est donnée par Baptiste Jacomino, dont la contribution met en évidence la relation complexe et quelque peu paradoxale qu’un penseur comme le philosophe Alain, qui passe d’ordinaire pour un adversaire de ce mouvement pédagogique, a pu entretenir avec lui.

3 Du point de vue politique, on retrouve une complexité semblable. Au spiritualisme de certains des fondateurs (Maria Montessori, Béatrice Ensor, Adolphe Ferrière, etc.) répondent l’engagement social et politique d’un Freinet (voir la contribution de F. Mole), ou encore l’engagement d’un Maurice Weber en faveur de l’école unique (Bruno Garnier). Et aux projets de réforme nés de ou dans la Résistance (voir les contributions de Guy Krivopissko et d’André D. Robert), et dont l’existence justifie l’intitulé du colloque qui fut à l’origine de l’ouvrage (« l’Éducation nouvelle, au service d’une nation à réformer »), répond l’engagement pro-vichyste de l’inspecteur primaire Jean Baucomont, qui avait été membre du bureau national du GFEN et de la Coopérative de l’enseignement laïc de Freinet (Pierre Boutan).

4 L’ouvrage fait ressortir un dernier paradoxe de l’Éducation nouvelle : ce mouvement qui a voulu, c’est le titre même de ce livre, « réformer l’école » va trouver « au-delà de l’école » (titre de la 4e et dernière partie) sa zone d’influence la plus pérenne : dans la ligue de l’enseignement (Nathalie Sévilla), les CEMEA (Geneviève Vannini), la protection de l’enfance (Emmanuelle Guey), le scoutisme (Nicolas Palluau) ou l’éducation populaire (Laurent Besse). Mais le projet de réformer l’école a semble-t-il quant à lui fait long feu : les loisirs dirigés mis en place par le ministère Jean Zay ne résistent ni à l’absence de moyens financiers, ni à l’hostilité de certaines familles et des opposants au Front populaire, ni aux tensions internationales qui vont conduire à la Deuxième Guerre mondiale (Jean-François Condette) ; le plan Langevin-Wallon fut une « occasion manquée » pour l’enseignement de l’histoire (Patricia Legris) comme pour le reste ; les écoles nouvelles créées dans les années 1950 par l’Association nationale pour le développement de l’Éducation nouvelle (ANEN) peinent à diffuser et à faire reconnaître leurs pratiques (Fabienne Sérina-Karsky) et l’on sait par ailleurs, bien que l’ouvrage ne leur consacre aucune étude, que les classes nouvelles de la Libération ont disparu avec le départ de Gabriel Monod de la direction du second degré, en 1951.

5 Le bilan désenchanté que des militantes des écoles nouvelles dressent parfois de leur action (voir F. Sérina-Karsky, p. 110) pourrait bien en somme être généralisé. « L’Éducation nouvelle aurait-elle mal vieilli ? » se demandent, dans leur introduction, les directeurs de l’ouvrage. La question mérite en effet d’être posée et de façon peut- être plus radicale encore : bien ou mal, l’Éducation nouvelle n’a-t-elle pas tout simplement vieilli ? Ne peut-on en parler qu’au passé ? Il est assez significatif que les livres qui lui sont consacrés soient des livres d’histoire. Celui-ci, qui borne le propos entre 1930 et 1970, ne fait pas exception. Cette histoire d’un mouvement protéiforme est certes passionnante, mais fait apparaître en creux l’absence d’investigation relative à la situation actuelle de l’Éducation nouvelle.

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NOTES

1. Samuel Renier soutient ici une thèse, sérieusement documentée, exactement contraire à celle défendue par Brigitte Frelat-Kahn dans un livre récent : Pragmatisme et éducation, Paris : Vrin, 2014.

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Antoine Prost (dir.), La formation des maîtres de 1940 à 2010 Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2014

Marcel Grandière

RÉFÉRENCE

Antoine Prost (dir.), La formation des maîtres de 1940 à 2010, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2014

1 C’est à « un regard rigoureux sur le passé » récent de la formation des maîtres que nous invite Antoine Prost dans cet ouvrage important, où les auteurs s’attachent à faire comprendre « l’évolution du cadre administratif » de la formation des enseignants en France au travers de trois périodes : Les héritages (1940-1969) ; Les mises en question (1969-1989) ; Les IUFM (1989-2009).

2 Antoine Prost commence par « prendre la mesure des effectifs à former ». Une gageure pour le cas français où les statistiques sont lacunaires et ne concernent que les recrutements par concours, alors que les recrutements latéraux sans formation, prévus par les textes, sont sans doute plus importants que les premiers. « L’histoire de la formation des maîtres est aussi l’histoire de leur non formation » (p. 27). De nombreuses raisons expliquent cela : le fait de recruter d’abord avant de former ; le malthusianisme du ministère, et son manque de moyens ; la rigidité des structures de formation comme les écoles normales et les centres PEGC, etc. Par catégorie, et malgré le côté aléatoire des statistiques, ce premier chapitre fait le point sur les recrutements par concours des différents enseignants et montre une accélération des recrutements d’instituteurs à partir de 1954, et des professeurs, de 1959 et 1963, pour répondre aux réformes en cours.

3 Pour sa part, Jean-François Condette revient sur la période de Vichy, mettant en évidence la rupture avec la politique de Jean Zay qui envisageait de faire évoluer les écoles normales selon des plans débattus depuis la fin de la Grande Guerre. La grande

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nouveauté des instituts créés par Vichy tient à l’envoi des élèves maîtres dans les lycées pour la préparation du baccalauréat, une mesure déjà demandée par les Compagnons de l’université en 1918, renouvelée de nombreuses fois entre les deux guerres, et toujours refusée. L’organisation institutionnelle de ces instituts est présentée par J.- F. Condette qui en analyse finement les effectifs restés très faibles.

4 Les écoles normales commencent à se remettre sur pied en 1945. Le Gouvernement provisoire d’Alger avait pourtant prévu tout autre chose qu’une simple réouverture, comme le montre le « Rapport général sur les travaux de la commission pour la réforme de l’enseignement » (dit « Plan d’Alger », 1944, non évoqué ici)1. Le décret du 6 juin 1946 portant réorganisation des écoles normales ne prévoit en fait que deux niveaux d’entrée, au brevet et au baccalauréat (p. 56), avec en plus l’accueil des intérimaires et suppléants en formation professionnelle à partir de 1951. Commencent alors les traditionnels manquements aux textes réglementaires pour « coller » aux réalités de terrain, comme la préparation au baccalauréat en trois ans, quand les textes n’en prévoient que deux, et la réduction conséquente de la formation professionnelle à une année. Patricia Legris étudie les différents aspects de la vie normalienne, recrutement, vie interne, évolution du public normalien (p. 64). L’introduction de cours universitaires se fait difficilement, à la mesure de la circulaire du 18 octobre 1968 qui propose seulement que « les normaliens doivent pouvoir suivre » deux heures hebdomadaires et dont l’initiative fut laissée de fait aux directeurs et directrices. Par ailleurs, dès 1954, le ministère essaie de répondre dans l’urgence à l’afflux d’élèves dans les cours complémentaires comme le montre Dominique Bret. En février 1958, c’est même l’inquiétude dans le premier degré. On comprend mieux alors la rationalisation du recrutement que représentent la création du corps des maîtres de CEG en 1960 et son évolution en 1969 en professeur d’enseignement général de collège (PEGC), un corps présenté ici de manière très documentée.

5 C’est essentiellement une histoire institutionnelle de la formation des maîtres au handicap que nous propose ensuite Dominique Lerch, centrée sur les grandes institutions (Beaumont-sur-Oise, Suresnes) et leur évolution depuis la Libération. Depuis la fin des années 1950 environ, le ministère multiplie les stages de formation annoncés dans le BOEN, crée en 1963 le certificat d’aptitude à l’éducation des enfants et adolescents déficients ou inadaptés (CAEI), première étape d’une remise sur le métier de la prise en charge des enfants, et surtout établit en 1964 dans les écoles normales de chef-lieu d’académie les centres régionaux de formation des instituteurs et des institutrices chargés de l’enseignement et de l’éducation des enfants et adolescents déficients ou inadaptés. Ces centres sont d’une importance capitale, au plus près de la formation des maîtres ; ils ont été intégrés dans les IUFM en 1990-1991.

6 Les écoles normales nationales d’apprentissage, étudiées par Maryse Lopez, ont assuré la formation des maîtres et professeurs des centres d’apprentissage qui se développent rapidement à la Libération, puis évoluent en collèges techniques et lycées professionnels ; ces écoles normales spécifiques ont été intégrées en 1991 dans les IUFM. C’est un modèle de formation qui est analysé ici, mettant en valeur ce qui lui est spécifique : la recherche d’une culture commune des enseignants alors que se côtoient les professeurs d’enseignement général et les « techniciens » ; un projet culturel de formation de l’homme, du citoyen, du travailleur, au nom des humanités techniques que ces écoles normales revendiquent ; l’initiative pédagogique, la recherche systématique de méthodes actives adaptées à un public parfois en difficulté envers

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l’école ; la proximité avec les élèves des centres d’apprentissage et des collèges/lycées ensuite. Comme les écoles normales d’instituteurs, les ENNA ont des centres d’application pour la formation de leurs élèves et stagiaires. Comme les EN aussi, elles sont loin de former tous les professeurs des collèges et lycées techniques. Leur grande difficulté ? Garder leur identité culturelle.

7 Le colloque d’Amiens, rappelle Antoine Prost, est bien « l’événement fondateur » qu’avaient souhaité ses initiateurs, l’Association d’études pour l’expansion de la recherche scientifique (ARRERS) présidée par André Liechnerowicz, et des représentants de premier plan de l’administration de l’Éducation nationale et des universités. La formation des maîtres en est le sujet central, celui qui conditionne toute réforme de l’école. Antoine Prost, qui fut un acteur de ce colloque, expose trois points principaux : l’importante préparation initiale en 1967 et début 1968 par la rédaction de rapports ; la tenue du colloque du 15 au 17 avril 1968 qui a consisté à discuter les cinq rapports préparatoires, celui sur la formation des maîtres ayant été rédigé par Girod de l’Ain ; et la discussion en commission des points suivants : une formation universitaire pour tous les enseignants ; deux années de formation professionnelle avec un stage en responsabilité ; une formation continue obligatoire pour tous ; l’établissement dans chaque académie d’un centre universitaire de formation et de recherche.

8 Après les événements de 1968, l’évolution de la formation des maîtres des premier et second degrés, évolution tant souhaitée, reste à construire. De 1968 à 1972, les ministres et Olivier Guichard créent des commissions que détaille Yves Verneuil, de proposition et de suivi autour de quelques thèmes principaux : comment donner une formation universitaire aux maîtres polyvalents du premier degré ? Comment adapter le plan d’études des universités ? Faut-il maintenir la bivalence des maîtres du premier cycle ? Ou imposer des professeurs spécialisés ? Faut-il maintenir deux concours pour les professeurs de l’enseignement secondaire ? Que faire de l’agrégation ? Comment gérer la formation académique et la formation professionnelle ? Où situer les concours ? Faut-il faire des pré-recrutements en fonction des besoins évalués, et fermer les concours aux seuls pré-recrutés ? Ou maintenir les concours ouverts à tous ? Les projets ministériels n’ont certes pas abouti, mais les réflexions alors entreprises ont préparé l’avenir.

9 C’est bien Edgard Faure qui lance le premier la coopération entre les écoles normales et les universités, comme le souligne Raymond Bourdoncle, dès la rentrée 1968 (circulaire du 18 octobre 1968, en annexe) tout en laissant l’initiative aux directeurs et directrices des EN. Mais la résolution des ces derniers se heurta vite aux difficultés de terrain, aux différences de culture, et au manque de cadre administratif pour accueillir les interventions des universitaires. Il faudra encore quelques années et quelques commissions pour aboutir à la réforme majeure de juin-juillet 1979 qui prévoit la mise en place du DEUG « enseignement du premier degré ». Des ajustements sont opérés en 1982, puis le ministre Jean-Pierre Chevènement décide en 1986 de recruter les élèves instituteurs après le DEUG, avec deux années de formation professionnelle en EN.

10 Dès avant 1968, rappelle Antoine Prost, la formation continue des maîtres était devenue un élément essentiel de la réforme de l’institution scolaire, avant de devenir dans les années 1980 la « priorité radicale » (p. 168), la principale préoccupation du ministère comme en témoigne le rapport de Peretti de 1982. Il ne faut pas oublier non plus le vaste plan de formation continue qui depuis 1960 au moins s’est donné des moyens :

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conseillers pédagogiques auprès des IA ou placés près des IDEN, équipe départementale de rénovation et d’animation pédagogique (EDRAP, 1970), CRDP, MAFPEN, etc. La formation continue semble la grande affaire de l’ère Mitterrand : congé de formation professionnelle d’un an, continuation d’études à l’université, stages nationaux dans tous les domaines, universités d’été, stages académiques, stages départementaux.

11 Louis Heurdier et Yves Verneuil montrent que c’est avec les centres pédagogiques régionaux (1952), que pour « la première fois […] les professeurs certifiés de l’enseignement secondaire reçoivent une formation pédagogique […] validée par des épreuves pratiques dont dépend leur titularisation ». L’essentiel repose sur les trois stages effectués durant leur année de formation dans les classes de collège et lycée, auprès de trois professeurs conseillers pédagogiques successifs. Les agrégés ne sont concernés (partiellement) qu’à partir de 1969-1970. La grande stabilité de cette organisation jusqu’en 1980 montre sans doute sa fiabilité, même si (voir p. 180), comme dans le premier degré, beaucoup d’enseignants sont recrutés sans formation. La deuxième étape des CPR, avant leur disparition avec la création des IUFM, commence en 1980 avec un accroissement de la formation pédagogique générale (rapidement critiquée par les stagiaires), et surtout l’instauration du stage en responsabilité.

12 Pour les maîtres de l’enseignement catholique, explique Bruno Poucet, il y a un avant et un après la loi Debré (1959). Une formation « simultanée et intégrale » (p. 193) dans un premier temps, qui ne sépare pas formation religieuse et intellectuelle. Le courant de l’Éducation nouvelle n’y est pas absent, dans un corps enseignant peu diplômé (dans le primaire, les deux tiers des instituteurs sont titulaires du seul brevet élémentaire). La loi Debré entend rapprocher les pratiques du privé de celles de l’enseignement public. L’enseignement catholique étend rapidement son réseau de formation des instituteurs en créant les centres de formation pédagogiques (CFP) bientôt financés par l’État (1973) ; quant à l’enseignement secondaire, il peine à organiser au plan national la formation de ses maîtres et beaucoup vont se former dans les universités publiques proches. La grande innovation est la possibilité ouverte en 1986 aux enseignants du privé de s’inscrire aux concours internes sur des listes spécifiques (concours d’accès à l’échelle de rémunération [CAER] et surtout la création en 1993 du concours d’aptitude aux fonctions d’enseignement dans les établissements privés [CAFEP], concours identique au CAPES. En quelques décennies, la formation des professeurs du privé a connu de profonds changements, tout en maintenant le principe d’une formation intégrale, qui lui est spécifique.

13 Le cheminement vers les IUFM, décrit par Francine Dugast, s’est fait grâce à un maillage de solides structures de recherche pédagogique déjà bien en place, et actives sur le terrain : INRP, IREM, STAPS (sciences et techniques des activités physiques et sportives), centres universitaires de formation des maîtres (CUFOM) qui se fédèrent en 1986 au niveau national. Il fallait ce maillage pour résister aux oppositions. La phase de création fut rapide, de 1988 à 1991, grâce à la volonté ministérielle et à l’action du recteur Daniel Bancel. Celui-ci présenta son rapport le 9 octobre 1989, construit autour de trois grands axes : les compétences attendues des enseignants ; les contenus de la formation ; les structures de la formation. L’expérimentation dans les académies de Grenoble, Lille et Reims en 1900-1991 n’empêcha pas des débuts difficiles rappelle Annette Bon. Il est dommage cependant que la vie intérieure très intense de ces établissements ne soit pas analysée ici.

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14 Pour faire un état des lieux des IUFM vers l’an 2000, Antoine Prost utilise essentiellement les vingt-sept rapports du Comité national d’évaluation et ses travaux personnels et dresse un tableau ambivalent. Il réfute tout d’abord l’image véhiculée dans l’opinion d’établissements tombés sous l’emprise du pédagogisme et souligne que les satisfactions existent : les stages d’observation, de conduite accompagnée, en responsabilité, avec des organisations parfois souples comme les stages filés (p. 253) apportent beaucoup aux étudiants et aux stagiaires ; les nouvelles pratiques mises en place, l’interaction systématique du vécu en stage et l’analyse qui en est faite, la coopération dans les modules de formation des instituteurs maîtres formateurs, l’analyse des pratiques, etc. Mais des ambitions sont aussi déçues : avec les limites des mémoires professionnels, l’échec de la formation commune aux professeurs du premier et second degré, le rejet de la formation générale donnée par des cours magistraux ou encore l’émiettement du temps de formation en une accumulation de travaux divers.

15 On n’a pas assez pris en compte dans l’histoire des IUFM l’incroyable difficulté de la gestion du quotidien, une complexité vécue dans la douleur pendant le premier trimestre de 1991, et qui ne s’est résorbée que lentement. Tout pose alors des problèmes quasi insurmontables, l’inscription en première année, la gestion des flux, la coordination avec les universités, avec les inspections, etc. Cette épuisante question du quotidien a beaucoup compté dans les difficultés des IUFM. Toutefois, vers la première décennie du siècle, cette complexité est de mieux en mieux maîtrisée, ce qui explique en partie la « stabilisation » (p. 259) évoquée ici. Annette Bon expose et narre les événements, les rapports, les essais de rénovation, les polémiques, l’intégration des IUFM dans les universités par la loi Fillon du 23 avril 2005, la loi d’autonomie des universités du 10 août 2007, et l’obligation du master en 2010. On est ici dans l’histoire immédiate, mais sans le véritable recul qui donne sens.

NOTES

1. L’action du ministère Naegelen dans cet échec reste à étudier.

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