LE V/SAGE DE III MORT DANS LES CATALANES Collection Histoire dirigée par Pierre Chaunu et Hervé Coutau-Bégarie

Guillaume BACOT, La doctrine de la guerre juste. Jacques BICHOT,//MIÏ siècles de monétarisation. François BLUCHE, Les magistrats du Parlement de Paris au XVIIIe siècle. Jean-Pierre BOIS, Les anciens soldats dans la société française au XVIIIe siècle. Hubert BONIN, Histoire économique de la IVe République. Alain BRU, Evolution des matériels militaires 1939-1945. Emmanuel CHADEAU, Les inspecteurs des finances au XIXe siècle (1850- 1914). Jean CHAGNIOT, Paris et l'armée au XVIIIe siècle. Etude politique et sociale. Pierre CHAUNU, Reflets et miroir de l'histoire ; Rétrohistoire. André CORVISIER, Les hommes, la guerre et la mort. André CORVISIER (en hommage à), Le soldat, la stratégie, la mort. Jean-Nicolas CORVISIER, Santé et société en Grèce ancienne. Andrée CORVOL,L'homme et l'arbre sous l'Ancien Régime. Hervé COUTAU-BÉGARIE, Castex - Le stratège inconnu ; Le phénomène « Nouvelle Histoire », 2e éd. Hervé COUTAU-BÉGARIE, Jean-Marie SCHMITT, Le patrimoine mobilier - Quelle politique européenne ? François CROUZET, L'économie britannique et le blocus continental. Dominique DINET, Vocation et fidélité. Daniel DUBUISSON (Préface de G. Dumézil), La légende royale dans l'Inde ancienne. Jacques FOVIAUX, Droit et institutions, Vol. I : De l'Empire romain à la féodalité. Bernard GARNIER (sous la direction de), Introduction à la métrologie historique. R. HOFSTADTER, Bâtisseurs d'une tradition. Claude HUAN, La marine soviétique en guerre, Vol. 1 : Arctique. Michel KORINMAN, Continents perdus. Pierre LEGOYET, La défaite - 10 mai, 25 juin 1940. Annie MOLINIÉ-BERTRAND.AM siècle d'Or, L'Espagne et ses hommes. Allan NEVINS, Henry STEELE COMMAGER, Histoire des Etats-Unis. Yves PELICIER, Les Ecoles de Vienne. Jean-Paul POISSON, Notaires et société ; Notaires et société, tome 2. Jean-Pierre POUSSU, Les Iles Britanniques, Les Provinces Unies, la Guerre et la Paix au XVIIIe siècle. Patrick QUANTIN, Les origines de l'idéologie. Jean-Luc QUOY-BODIN. L'armée et la franc-rwçonnerie. Marie-Renée SANTUCCI, Délinquance et repression au XIXe siècle. Guy THUILLIER, L'imaginaire quotidien au XIXe siècle ; La bureaucratie aux XIXe et XXe siècles. TIRAQUEAU, De Poenis Temperandis. Anselm ZURFLUH, Une population alpine dans la Confédération. Raymond SALA

lE VTSAGT DE lA MORT DANS lES PYRENEES CATALANES

Sensibilités et mentalités religieuses en Haut-Vallespir XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles

r/r

C.R.E.C. ECONOMICA UNIVERSITE DE 49, rue Héricart, 75015 Paris Le C.R.E.C. a reçu pour cet ouvrage l'aide des municipalités de :

PRATS-DE-MOLLO-LA PRESTE

SAINT-LAURENT-DE-CERDANS

PERPIGNAN

ARLES-SUR-

AMELIE-LES -BAINS

LE TECH

MAUREILLAS

MONTFERRER

SERRALONGUE

et de l'association des amis des études catalanes à l'université de Perpignan.

0 Ed. ECONOMICA, 1991 Tous droits de reproduction, de traduction, d'adaptation et d'exécution réservés pour tous les pays. A Marie-José, à Béatrice et à Rémi, à tous les miens.

A la mémoire de Rose Guino (1899-1983). de Marie Villeroy (1915-1984) et de Jean-Pierre Denamiel (1927-1986).

Les vivants et les morts ! Je remercie tout spécialement Monsieur le Professeur Pierre Chaunu, professeur à l'Université de Paris-Sorbonne et membre de l'Institut ;

feu Maître Jean-Pierre Denamiel, notaire à Prats-de-Mollo, son fils et successeur Marc Denamiel et le personnel de l'Etude ;

Monsieur Philippe Rosset, directeur des Archives Départementales des Pyrénées Orientales, ses prédécesseurs Messieurs Gigot et Denel et tout le personnel ; Monsieur Jean Bécat, Maître de Conférence à l'Université de Perpignan et Directeur du Centre de Recherches et d'Etudes Catalanes ;

Mademoiselle Alice Marcet, Maître de Conférence à l'Université de Perpignan *,

Monsieur Pierre Verdaguer, Professeur au Département d'études catalanes de l'Université de Perpignan et chercheur du C.RE.C. ;

les Municipalités et les Paroisses du Haut-Vallespir ;

tous mes amis et collègues ;

sans oublier les 36 témoins, gardiens de la mémoire, vivants et morts, déjà.

R Sala I quina mort tan dolça que jo tinc ! Et quelle mort si douce est la mienne !

Marthe Boix (1856-1931)

C'est en saluant amoureusement la mort que s'éteignit le 21 décembre 1931 à 17 heures

Marthe Boix, veuve Berdaguer, dans sa maison de la Forge-del-Mitg, hameau de Saint-Laurent-de-Cerdans. Au sud de la , au nord des Pays catalans : Le Haut-Vallespir PREFACE

Un homme vient de naître à l'écriture. Il s'appelle Raymond Sala. Je l'ai annoncé, hier, en tête d'un petit livre, une biographie : l'Affaire Xaupil. La preuve éclatante, vous l'avez, aujourd'hui. Ce Visage de la mort dans les Pyrénées catalanes qui consacre un grand, je pèse mes mots, un véritable historien, historien et sans doute, un peu plus, je l'ai vu naître. Raymond Sala, par pure bonté d'âme et générosité, s'acharne à faire croire que j'y suis pour quelque chose. Ne le suivez pas sur cette voie. Voici quinze ans, maintenant, nous achevions, dans le cadre de mon séminaire, à la Sorbonne, La mort à Paris2. Raymond Sala est venu me trouver en quête d'un sujet de thèse qui ferait jouer ses fortes racines catalanes et pyrénéennes. Je lui ai donc proposé une enquête sur le modèle de celle que nous étions en train de conduire et qu'il mènerait chez lui, dans ce Haut Vallespir, au cœur du bassin supérieur du Tech que le Canigou domine, "la montagne sacrée qui embrase au solstice d'été toute "Sa" Catalogne ; le roc d'éternité que tout catalan", écoutez-le, "avant de mourir, rêve de contempler, du seuil de la casa pairal de la maison des ancêtres à la maison du Père", mais qui descendrait un peu au-delà dans le temps du XVIIIe jusqu'au milieu du XIXe, au moins et qui n'hésiterait pas à joindre au témoignage écrit (dans le cas du testament nuncupatif, 1 232 sur 1 244, cet écrit est un oral saisi au vol, filtré, il est vrai, par la plume et la culture du clerc de notaire) l'exploration de la mémoire des témoins. "Ainsi, Marthe Boix... qui répétait dans son agonie «quelle mort si douce est la mienne» (1931)... plus proche... encore, en 1982, Marguerite Borrat... A sa fille qui tentait de la rassurer - "le bon Dieu ne vous veut pas encore" - Marguerite

1 L'affaire Xaupi : Libertins et Dévots à Saint-Laurent-de-Cerdans (1730-1745), Editorial Trabucayre, Perpignan, décembre 1990, 188 p., 95 F. 2 Fayard, 1978, 550 p. enjoignant les mains répondit : "Le bon Dieu est là, je Le vois. Il m'attend". Ainsi savait-on mourir encore à l'ancienne, en pays catalan. C'est là dans ce raccordement, dans cette fusion des démarches, de l'historien sériel des représentations et de l'ethnographe que réside l'originalité de cette œuvre. On a beaucoup travaillé sur la mort, depuis l'œuvre pionnière de Philippe Ariès et le traitement systématique du Testament provençal de Michel Vovelle, je me suis demandé si l'on pouvait ajouter encore. La réponse était donnée dans cette thèse belle, sobre, nette, profonde, précise, achevée en 1987, brillamment soutenue le 13 janvier 1989. Je ne redirai pas ses qualités, son originalité, j'ai plaidé sa cause devant mes collègues amplement convaincus. Vous pouvez le lire ailleurs3 bis repetita non placent. D'un savant travail universitaire, sans rien retrancher de la rigueur, de la minutie, de la prudence qui assure chaque prise de la représentation sur le réel vécu qu'il s'agit de retrouver. Entre cette thèse qui méritait le maximum cum laude et qui consacre un universitaire au sommet de notre Tchin parmi ses pairs et ce livre, un nouveau pas a été franchi. Je suis infiniment gré à Raymond Sala d'en avoir accepté l'effort, en vérité le plaisir. N'ayant plus rien à prouver, pleinement assuré, il suffisait qu'il accepte de laisser parler son cœur. Je ne me lasse pas de le dire, ce livre est un livre. Oui, un homme est vraiment né à l'écriture. La France profonde, la France périphérique en produit quelques uns, comme l'Irlande dans le monde d'expression anglaise majoritaire, Jakez Helias, hier, dans notre Bretagne bretonnante, Raymond Sala, aujourd'hui, dans nos Pyrénées catalanes. Vous voyez bien que le bilinguisme, la difficulté première vaincue, n'est pas, loin de là, une entrave à l'expression littéraire. Quelques uns des meilleurs écrivains anglais ont été enlevés en gaélique, quelques uns des meilleurs écrivains français se sont exprimés dans leur enfance en flamand, en breton ou dans une des nombreuses nuances linguistiques des pays d'Oc de Provence ou de Catalogne. Grâce à la langue du Roi, de la République et de nos vrais maîtres, si.j'en crois nos classiques, feu les crocheteurs du Pont-Neuf, du peuple entre Seine et Loire de notre berceau.

3 Texte publié dans Reflets et miroir de l'histoire, Economica, 1990, p. 332 à 340. Le titre de l'ouvrage : La mort dans le Haut-Vallespir : XVIIe-XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle : approche des sensibilités et des mentalités religieuses. INTRODUCTION

Philippe Ariès a défmi un schéma de la mort repris par Pierre Chaunu : "dans le lointain, dans l'immémorial", la mort "acceptée", "apprivoisée"... ; "la mort baroque", "mort cohue, mort-prédication" des XVIe et XVIIe siècles... ; "la mort repliée au for familial" des XVIIIe et XIXe siècles ; "la mort interdite" des sociétés post-industrielles1.

Le Haut-Vallespir, le Pays Catalan n'échappent pas à ce modèle. D'emblée, j'ai été sensible à l'évolution des mentalités et des sensibilités face à ce "qui est bien l'essentiel"2 (hier, aujourd'hui, demain). Comment ne pas être impressionné par le comportement, au XVIIe, d'une famille de riches paysans, les Ciurô de Camelas, aux confins des Aspres et du Roussillon, qui ne se mettaient à table qu'après avoir chanté le De profundis : au souper, les jours ordinaires ; au dîner, les dimanches et jours de fête. A partir de 1639, Pierre Ciurô étend la coutume à tous les événements de la vie familiale : le 9 mars 1642, après le plantureux repas qui suit le baptême de sa fille ; le 23 octobre 1645, à l'occasion de son second mariage3. Comment ne pas être intrigué aussi par la découverte, datée du 3 juillet 1782 au bas d'une page d'un registre paroissial de , d'une épigramme écrite par le prêtre desservant la paroisse, le révérend Castany : " A l'oubli est sujet Tout maître habile ; Jai laissé ce papier net Etant homme fragile. Vous dirés c'est un ignorant Et je passerai avant." 4

1 CHAUNU (P.), La mort à Paris..., 1978, p. 28. 2 CHAUNU (P.), Histoire, science sociale..., 1974, p. 371. 3 (abbé Ph.), "Le livre de raison... ", 1902. 4 AC. Coustouges, R.P. Piètre rimailleur d'une épitaphe anticipée, l'auteur n'en exprime pas moins le sentiment de la fragilité de la vie. La certitude que sa mort viendra avant qu'on puisse le lire introduit même une note triste et nostalgique. On ne joue pas au bel esprit avec la camarde ! La désinvolture du prêtre contraste avec le geste des Ciurô saluant quotidiennement la mort.

Et pourtant, usé à force d'être feuilleté par plusieurs générations de métayers du Haut-Vallespir5, dans la tradition de l'Ars moriendi, un petit livre de dévotion maintient présente, jusqu'au milieu du XIXe siècle, la mort baroque du XVIIe. Editée en Avignon (1755), rééditée à Perpignan (1802), la Regla de Vida rédigée en catalan par deux prêtres, Simon Salamo né en 1706 à Ille-sur-Têt et Melchior Gelabert né en 1709 à , se définit déjà dans son titre comme une conduite... "très utile aux pauvres et au menu peuple et très salutaire aux riches" dans l'art de mourir... tous les jours. "Une vie pour la mort"6, tel est le message diffusé et reçu au XIXe siècle encore. La Regla de Vida catalane fait écho au "Pensez-y bien" parisien7. "Pensez-y bien" au coucher : "fou, cette nuit tu mourras...", au lever : "Pensez chaque matin que peut-être vous ne parviendrez pas au soir et chaque soir que peut-être vous ne verrez pas le lendemain"8. Récitée à genoux devant le crucifix ou le tenant dans les mains "comme si vous étiez dans le transit de la mort", la prière du soir9 sans laquelle on risque "de tomber du lit en enfer" donne lieu à une véritable cérémonie : examen de conscience, prière des morts, l'Angelus, une "brève acceptation de la mort". J'en ai extrait ces passages : "mon seigneur et mon Dieu Jésus-Christ, persuadé que cette nuit je puis mourir, je professe dès cet instant que je veux mourir pour votre pure gloire, pour votre pur amour et pour satisfaire à votre justice et à la peine due pour mes péchés... J'accepte de bon cœur la mort pour ne plus vous offenser et jouir de votre vision dans le ciel... Très sainte Reine, Saint Joseph, Saint Michel, les Anges et les Saints du ciel, obtenez-moi une bonne et sainte mort 1" Mais avant de se

5 GELABERT (abbé M.) et SALAMO (abbé S.), Regla de Vida..., 1802. Ce livre appartient à la famille Massardo de Saint-Laurent-de-Cerdans qui l'a reçu en héritage d'un métayer du Puig de la Mir à la Forge-del- Mitg. 6 CHAUNU (P.), La mort à Paris..., 1978, p. 334. 7 VOVELLE (M.), Mourir autrefois, 1974, p. 58. 8 GELABERT (abbé M.) et SALAMO (abbé S.), Regla de Vida..., 1802, pp. 25-26. 9 Ibid., pp. 191-192. mettre au lit. les dévotions ne s'arrêtaient pas pour autant. En se déshabillant, il fallait encore penser à la rigueur avec laquelle la mort dépouille les hommes de toutes choses et au Tribunal de Dieu devant lequel on peut comparaître... tout à l'heure ! Au lit enfin, se représenter la sépulture "où vous serez oublié, piétiné par tous et dévoré des vers" 10.

Réduite à quelques Pater et à quelques Ave, aux deux à la fois, occasionnellement à la récitation du chapelet, la traditionnelle prière du soir pour les membres défunts de la famille était encore en usage, au milieu du XXe siècle, dans de nombreux foyers du Haut-Vallespir, chez une arrière-grand- mère notamment (Marie Gibrat. veuve Guino, 1865-1950). C'est au décès de cette aïeule que je dois une première approche de la mort en Haut-Vallespir : porte grande ouverte à la communauté villageoise admise à défiler devant le cadavre habillé sur son lit de parade ; maisonnée en grand deuil, vêtue de noir de la tête aux pieds ; le prêtre avec sa lourde chape noire à la levée du corps ; à l'église, masquant le maître-autel, une grande tenture noire sur laquelle se détachait une monumentale croix blanche entourée de larmes d'argent ; à l'offertoire, le passage devant le catafalque avec le baisement du crucifix présenté par le prêtre, le long défilé des hommes d'abord, des femmes ensuite, une chandelle allumée à la main qu'on éteignait en la renversant dans un petit chaudron ; au cimetière, la fosse et la poignée de terre jetée (à contrecœur) sur le cercueil... Ce sont ces images qui surgissent de la petite enfance en 1976 lorsque Pierre Chaunu me propose la mort comme sujet de réflexion.

Le Haut-Vallespir, la terre de mes ancêtres, ma terre, s'imposait de toutes ses forces avec la présence retrouvée de mon arrière-grand-mère Marie Gibrat, née sous le Second Empire dans une famille de laboureurs de Lamanère, à l'extrême sud de la France continentale. C'est auprès de cette humble et solide paysanne que j'ai appris à aimer ma petite patrie et plus particulièrement mon village natal Saint- Laurent-de-Cerdans. Ma petite enfance s'est déroulée dans la maison de la vieille aïeule, un vieux moulin qui a donné son nom à la partie basse de l'agglomération, demeure autrefois de Damien Benezet (1753-1837). Le nom de cet ancien maire du début de l'Empire, puis de la Restauration, m'a été longtemps familier, longtemps avant de découvrir pour les besoins de mon étude, son testament aux 6000 messes basses du 29 janvier 1837. Dans le moulin que l'on appelait d'en Barduc, le

10 Ibid., p. 193. dernier meunier sans doute à l'avoir fait fonctionner, se trouvait un véritable sanctuaire de la mémoire collective : la longue cuisine pavée de vieilles meules de granit avec sa cheminée monumentale dont la hotte abritait le cercle de famille, des amis et des voisins. Evoqués par Victor Hugo dans "Chansons des rues et des bois", les Trabucayres11, bandits de grand chemin de l'époque de Louis-Philippe, côtoyaient, à la veillée, les sorcières et les "peurs" (on disait une peur), dames maléfiques qui surgissaient au détour d'un chemin à la tombée du soir ou au petit matin. Ce "monde que nous avons perdu" vivait ses derniers instants : les loups qui rôdaient autour des mas endormis et qui, les nuits d'hiver, risquaient leur museau dans la chatière, disparus à la fin du XIXe siècle grâce à la prière d'un prêtre... Jean de France, le père fouettard catalan, Jean Blanc aux exploits herculéens, Jean fils de l'ours... tout le bestiaire de La Fontaine raconté dans la langue vemaculaire encore, un univers de légende certes mais aussi une époque difficile où les enfants que la mort avait épargnés devenaient trop vite des adultes.

Le canton de Prats-de-Mollo s'est imposé comme cadre à partir de trois critères fondamentaux : la ville, Prats-de-Mollo, le milieu montagnard et la frontière du traité des Pyrénées.

Prats-de-Mollo, deuxième ville de la province puis du département, une des onze villes royales du Roussillon, offrait un milieu urbain dans un monde rural. Le milieu montagnard, verrouillé par l'étranglement du Pas-du-Loup, a longtemps favorisé un isolement propice à la dissidence12 et au particularisme qui ont fait de cet arrière-pays un conservatoire des mœurs et des coutumes. Tardivement balisée sous le Second Empire, présente dans chaque localité - à l'exception du petit village du Tech, annexe de Prats-de-

11 Bandits espagnols en Roussillon, de la première moitié du XIXe siècle, appelés ainsi à cause de leur arme, le trabuc ou tromblon. 12 Après le traité des Pyrénées, le Haut-Vallespir fut le théâtre d'une révolte contre la gabelle, révolte antifiscale qui devint ensuite anti- française et qui tint en échec les autorités de Louis XIV de 1663 à 1672, Cf. MARCET (A.), "La résistance à la francisation dans les montagnes catalanes au XVIIe siècle", Confient, 1980. Sous la Révolution, le 17 avril 1793, Saint-Laurent-de-Cerdans se livra aux troupes espagnoles ; Prats-de-Mollo, le 6 juin 1793. C'est dans la haute vallée du Tech que les contre-révolutionnaires recrutèrent la Légion du Vallespir qui combattit aux côtés des Espagnols. Cf. BRUNET (M.), Le Roussillon..., 1986, pp. 177, 194-195. Mollo jusqu'en 1862 - la frontière a développé une forte mentalité que la contrebande13 a rendue plus frondeuse encore, assurément plus attachée au particularisme local dans un pays catalan qui n'en est pourtant point dépourvu. Hors du canton, la localité de n'a pas été oubliée : les habitants du Tech étaient liés à cette paroisse contre leur gré 14. Ma recherche se situe dans le prolongement des travaux de Michel Vovelle et de Pierre Chaunu : l' étude de quelques 1250 testaments sur un canton excentré de l'arrière-pays catalan. S'il est vrai qu'un livre s'écrit plus ou moins dans les marges d'un autre livre15, à une échelle bien plus modeste Le visage de la mort dans les Pyrénées catalanes doit beaucoup au livre de Pierre Chaunu : La mort à Paris. Avec une méthodologie comparable mais dans un espace infiniment plus réduit, le microcosme vallespirien, l'étude statistique a porté sur une période de deux siècles et demi avec un découpage cinquantenaire : la mort par demi-siècles successifs... 50 ans ! L'espérance de vie à laquelle, au sortir de l'enfance, pouvait prétendre tout habitant du Haut-Vallespir.

L'enquête débuta dans l'Etude notariale du regretté Me Jean-Pierre Denamiel qui détenait les minutes de ses prédécesseurs : au XVIIe siècle, Joan16 Suquet (1617-1640), Rafel de la Trinxeria (1632-1679) et son fils Blasi (1679- 1690), Joan Sant Germa (1657-1698) ; au XVIIIe siècle, Jean Moli (1699-1718) et à nouveau la dynastie des Trinxeria, trois générations de notaires qui, sous le prénom de François, se sont succédé de 1720 à 1796 ; au XIXe siècle, Michel Guitard (1796-1825), Joseph Pascot (1821-1830), Michel Noelle (1826-1858), Joseph Duran (1843-1874). Ma recherche se poursuivit encore aux Archives Départementales des Pyrénées Orientales où étaient déposées les minutes de

13 BRUNET (M.), Le Roussillon..., 1986, pp. 73-176. 14 Arch. pr., Et. Denamiel, Enquêtes de 1698 (Me Joan Sant Germa) et de 1715 (Me Jean Moli) concernant une partie des habitants du Tech mettant en question leur appartenance à la paroisse de Montferrer.

15 CHAUNU (P.), La mort à Paris..., 1978, p. 18. 16 Malgré le traité des Pyrénées, jusqu'au 1er mai 1700, les minutes notariales furent rédigées en catalan. Un édit royal de février 1700, publié le 2 avril à Perpignan, rendit le français obligatoire. Conformément à la tenue des registres notariaux, le principe d'une transcription des prénoms en catalan a été adoptée pour le XVIIe siècle (voir annexe III). l'Etude de Philippe Ribes (1704-1727) dont le fils Bemard (1731-1766) avait quitté Prats-de-Mollo pour s'associer à Me Jean Companyo, notaire à Céret17. Ainsi s'est constitué au fil des minutes notariales, dans ce pittoresque fourre-tout, l'échantillon testamentaire : 1232 testaments nuncupatifs établis par le notaire en présence de témoins (7 sous l'Ancien Régime, 4 après), 7 testaments mystiques, documents scellés remis à l'Etude notariale en présence de témoins et 5 testaments olographes. Dans son inégalité18, l'échantillon reflète le poids de Prats-de-Mollo (75 % des testaments au début, 43 % à la fin).

Au XVIIe siècle, la mort dans le Haut-Vallespir est d'abord la mort à Prats-de-Mollo, un peu moins au XVIIIe siècle (3 testaments sur 5), beaucoup moins au XIXe siècle, époque où naquit peut-être la vieille rivalité19 entre la fière cité pratéenne et la besogneuse bourgade de Saint-Laurent (27,4 % des testaments, 10,7 % au XVIIIe et 3,8 % au XVIIe).

17 AD.P.O., 3E40 / 917 à 948 (Me Philippe Ribes, 1704-1727). 3E40 / 949 à 980 (Me Bernard Ribes, 1731-1766). 18 Répartition des testaments Dar siècles et par localités :

19 Les deux plus importantes localités du canton se détestaient cordialement. Les Conseils de Révision à Prats-de-Mollo donnaient lieu régulièrement à des rixes entre les futurs conscrits des deux villages. La vieille rivalité persiste encore aujourd'hui. Les cheminements de mon étude passaient par le dépouillement des registres paroissiaux20. Les plus complets, ceux de Prats-de-Mollo, et Coustouges, ont révélé les circonstances de l'administration des derniers sacrements ou encore, au XVIIe siècle, des clauses testamentaires de documents parfois non répertoriés et quelques trop rares recommandations de la part de ceux qui ne testaient pas. Saisies auprès du mourant "gisant au lit", selon la formule consacrée, les dernières secondes de vie des registres paroissiaux me livraient la mort d'autrui comptée et sentie, une mort chrétienne pour tous.

Dans les archives paroissiales, d'heureuses surprises m'attendaient encore : livres de paroisse à Villeroge. Coustouges et Saint-Sauveur de Prats-de-Mollo, une série de sermons de la fin du XVIIIe et du début du XIXe à Saint- Laurent-de-Cerdans, la transcription anonyme des vieilles coutumes religieuses à Prats-de-Mollo.

L'approche d'une sensibilité religieuse me conduisait à la découverte des folkloristes ; la rencontre avec l'ethnologie m'incitait à la réalisation d'une enquête sur le terrain : les témoignages d'une trentaine de personnes21, septuagénaires et sexagénaires pour la plupart, racontant la mort traditionnelle. Les gardiens de la mémoire ont permis ainsi la reconstitution d'une histoire verticale de la mort, de l'agonie au cimetière que l'écrit, dans sa réserve, exprimait en filigrane.

Mais la mort collective, comptée et sentie, ne permet pas d'appréhender la mort individuelle : la mort de soi. Restait alors la source fondamentale du testament qui saisit la vie dans ses ultimes instants (mille fois et plus dans ce livre), le dernier souffle de vie consciente qui précède la mort... "la mort qui est bien l'essentiel de la vie".

Mais il y a aussi le non-dit de tous ceux qui ne testaient pas : l'inexprimé et l'inexprimable. Les pauvres parlent peu : ils ont des mots simples mais forts. Ainsi Marthe Boix22, à Saint-Laurent, qui répétait dans son agonie : "Quelle mort si douce est la mienne !" Plus proche de nous encore, en 1982, à Prats-de-Mollo, Marguerite Borrat (97 ans) ! A sa fille qui

20 A.D.P.O., A.C., Prats-de-Mollo, R.P., (1596-1791), A.C., Serralongue, R.P., (1593-1793), A.C., Coustouges, R.P., (1654-1791). 21 Mes témoins, éléments de biographies, cf. Annexe I. 22 Entretien avec Marthe Parayre, veuve Boix, de Saint-Laurent-de- Cerdans. tentait de la rassurer - "Le bon Dieu ne vous veut pas encore" - Marguerite répondit en joignant les mains : "Le bon Dieu est là, je Le vois, Il m'attend"23. Les humbles ne tremblent pas à l'heure de leur mort car ils savent que les derniers seront les premiers au Royaume des Cieux. Riches de cette belle et grande promesse, les pauvres ne dictent pas leurs dernières pensées. En cet instant, la foi s'exprime dans le silence et laisse seulement monter vers Dieu quelque cri d'amour. C'est pourquoi il fallait entendre ceux qui ont su écouter.

23 Entretien avec Juliette Borrat, épouse Fort, de Prats-de-Mollo. CHAPITRE PREMIER

Un espace pour la mort

Le milieu géographique

Tout au Nord, domine par sa puissance à 2785 m le Canigou, la montagne sacrée qui embrase au solstice d'été toute la Catalogne1 ; le roc d'éternité que tout Catalan avant de mourir, rêve de contempler, du seuil de la casa pairal, de la maison des ancêtres à la maison du Père2.

Le Canigou domine de plus de 2000 m la vallée de Prats- de-Mollo, au cœur du bassin supérieur du Tech, donc, du Haut-Vallespir. "L'espace pour la mort" unit ainsi le ciel, que le Canigou réfléchit à la pointe des Albères, dans le golfe de Roses, et la Terre-Mère, qui palpite sous les anciens volcans d'Olot, dans la Garrotxa voisine.

Sur les flancs de la montagne sacrée, le Haut-Vallespir est aussi une terre sacrée, à la croisée des vieux cultes chtoniens et ouraniens, sur les bords de la Méditerranée, mère des dieux, qui accueillit au temps des premières olympiades, l'antique Rodes première cité grecque d'Occident. L'esprit divin a soufflé avec les vents marins sur notre sanctuaire pyrénéen.

1 Les feux de la Saint Jean célèbrent dans la moindre localité catalane la nuit la plus courte de l'année. La "flamme du Canigou", transportée à travers tous les Pays Catalans, est utilisée pour allumer tous les feux. La "flamme" devient ainsi le symbole de la nation catalane. 2 Chanson populaire du compositeur laurentin : Rossellô de Jacques de Noell (1866-1954), texte de Jean Amade (1878-1949) poète céretan. Les hautes terres du Vallespir appartiennent dans leur partie occidentale à la haute montagne qui domine la vallée de Prats-de-Mollo, du mont Falgars (1610 m) à la pyramide du Costabonne (2465 m) et au Très Vents (2727 m). La haute vallée du Tech a la majesté des sommets enneigés, des pentes et des replats herbeux de la transhumance, espaces de liberté parcourus par les bergers qui détiennent la science des simples et des étoiles. Dans le fond de la vallée, s'égaillent et s'égrènent les mas et les hameaux, de la source des Lépreux depuis la Preste à la confluence de Saint-Sauveur jusqu'à la fière cité millénaire à 745 m que garde le défilé de la BaUanosa. En aval, la vallée s'encaisse jusqu'au bassin de Manyaques précédé par le village du Tech au débouché de la Coumelade, torrent-affluent qui tombe du Très Vents après une chute de 2000 m.

En descendant la vallée du Tech, à l'étranglement du Pas du Loup à 360 m, on pourrait quitter le canton de Prats-de- Mollo sans soupçonner l'existence d'un espace original : la partie orientale du Haut-Vallespir à la fois méditerranéenne et montagnarde. A 700 m d'altitude, l'horizon s'élargit sur le plateau granitique de Saint-Laurent-de-Cerdans limité à l'ouest par la vallée de Lamanère et le finage de Serralongue, à l'est par le col de Coustouges qui plonge sur l'Empordd et la vallée de la Muga. Les terres rouges et violacées succèdent alors aux terres grises. Le haut plateau de Saint-Laurent est un espace ouvert qui préfère aux cimes enneigées du Canigou les terres basses de l'Empordà et le faux labyrinthe calcaire de la Garrotxa dominé par la corniche blanchâtre du Bassegoda (1376 m).

Dans sa partie orientale, le Haut-Vallespir est une terre de confraternité qui s'ouvre sur les pré-Pyrénées catalanes : "montagne refuge" des siècles de la Reconquête, aujourd'hui "montagne-reliquaire" avec ses oratoires, ses ermitages et ses multiples chapelles à l'abandon.

Sur les terrains de parcours du haut plateau, les éleveurs ont longtemps attendu les agriculteurs : à l'errance pastorale la forêt ajouta les errances marginales des défricheurs, des charbonniers, des braconniers et des contrebandiers. Drailles et sentiers plusieurs fois millénaires se moquent encore d'une frontière récente et fantasque qui abandonne la ligne de crête du Coma Negra pour descendre, sur quelques kilomètres, le cours supérieur de la Muga, de 1000 m d'altitude à moins de 400 m. La Méditerranée plus proche qui fait monter le chêne vert à l'étage du hêtre donne à ce haut L'Ait Vallespir i comarques veines pays un foisonnement de vie, une exubérante convivialité, moins marquée dans la haute vallée du Tech, plus solennelle et plus austère, plus fermée aussi. On a préféré longtemps le col de Malrems, à 1100 m au bout de la vallée de Damanère3, au col d'Ares, l'unique passage qui donne directement accès au Ripollès et qui désenclave à 1500 m d'altitude le cours supérieur du Tech. A égale distance des deux ports pyrénéens, l'escarpement rocheux du Coral est une ligne de partage entre le Haut-Vallespir oriental et occidental. Il est aussi le lieu saint qui rassemble dans une même communion tous les habitants d'un bout à l'autre du pays. La vierge du Coral, vieille Terra Mater et jeune mère de Dieu, chante la gloire du "Créateur de nature humaine" et de nature vallespirienne riche de ses vertus : son air pur et ses eaux vives, riche aussi de ses colères : ses orages d'été, sa mousson d'automne et ses hivers rigoureux.

A force de donner de maigres récoltes malgré les fumures renouvelées, l'arène granitique, piètre gestatrice, a fait naître au cœur des hommes la rage de vivre. L'acharnement des défricheurs n'a laissé subsister à la fin du XVIIIe siècle que des lambeaux forestiers comme en témoigne la carte de Cassini. Par milliers avec l'indispensable transhumance, ovins et caprins ont parcouru en tous sens les surfaces étagées en laissant la montagne dénudée et sans sol. Aux cinq inondations du XVIIe siècle ont succédé les crues du XVIIIe à une cadence accélérée : tous les quatre ans en moyenne avec une interruption de 17 ans au milieu du siècle4. La plus catastrophique en 1763, placée entre trois secousses telluriques à onze ans d'intervalle chacune, annonça, jour pour jour, la crue de 1940, l'aiguat, le cataclysme qui exhuma la vieille croyance populaire selon laquelle un lien mystérieux existerait entre les séismes et les crues dévastatrices. Les grondements souterrains qui font sortir les rivières de leur lit, les colères célestes qui dépêchent la grêle qui détruit et la foudre qui tue, les forces cosmiques ont développé chez l'homme le sens de la Transcendance. La mort qui rend le corps à la terre ne s'inscrit pas seulement dans le milieu géographique : elle libère l'homme en le restituant à la Terre Mère et assure ainsi, depuis des millénaires, le passage de l'humain au divin.

3 RIBES (J.), Haut et moyen Vallespir..., t. 1, 1980, p. 165. 4 FINES (Docteur), "Observations pluviométriques...", 1868, pp. 150- 151. Le milieu historique

De la Préhistoire... au Moyen Age

L'ancienneté d'une présence humaine en Haut-Vallespir est attestée par quelques indices5 : les traces d'habitat préhistorique dans les rochers de proba-dones(essaye- femmes) à Coustouges ; à l'âge du bronze final l'oppidum du Saguer à Saint-Laurent-de-Cerdans et au premier âge du fer, la nécropole à champ d'urnes au camp de les olles (champ des marmites) à Serralongue. Au IVe siècle avant J.-C., sous la dénomination de Ceretes6, le substrat préhistorique enrichi de quelques apports extérieurs appartient aux Ibères. Les Ceretes , peuple montagnard de Cerdagne et de la haute vallée du Tech, ont sans doute transmis, outre la toponymie (Saint- Laurent-de-Cerdans), profondément enfoui dans la mémoire collective, un vieux fond païen que le christianisme n'a pas tout à fait chassé : cette pré-romanité que des historiens invoquent pour expliquer le "fait catalan"7.

A l'exception de Coustouges, poste romain selon la forme savante de son toponyme Custodia, le Haut-Vallespir entre vraiment dans l'histoire au temps de la Reconquête carolingienne avec la Marca Hispanica, front pionnier de la chrétienté face à l'Islam ibérique. Sur un éperon granitique, à 1200 m, l'inaccessible château de Cabrenç entre Serralongue et Lamanère rappelle que "notre espace pour la mort" fut une terre de combats qui vibre encore des exploits de Roland : Maçanet de Cabrenç conserve son épée - une longue barre de fer au milieu de la grand-place - et Arles-sur-Tech, son palet, en l'occurrence, un dolmen. Pour le plus grand comme pour le plus petit, la mort à cette époque est une mort glorieuse : "le saut de Marie la vaillante" en aval du Pas-du-Loup rappelle le sacrifice d'une jeune vierge poursuivie par des Sarrasins.

C'est donc frappé du signe de la croix que le Haut- Vallespir entre officiellement dans l'histoire : l'abbaye d'Arles- sur-Tech fondée en 778 organise l'espace en communautés

5 SAGNES (J.), Le Pays catalan..., 1983, t. I, pp. 68 et 85, t. II, p. 927. 6 SAGNES (J.), Le Pays catalan..., 1983, t. I. p. 74. 7 WOLF (Ph.) et NADAL FARRERAS (J.), Histoire de la Catalogne..., 1982, pp. 9 et 218. chrétiennes8. Une cella est bâtie en 869 à Sainte Cécile de Cos près du Tech, en 982 à Prats-de-Mollo. Depuis Charlemagne, l'Eglise dans ces hautes terres a des serviteurs illustres : le comte Oliba, abbé de Ripoll et de Saint Michel de Cuxa qui proclama la première Trêve de Dieu en l'an 1027, au pied du Canigou, dans la prairie de Toluges en Roussillon. Enfant, il avait assisté à la consécration de l'église de Prats-de-Mollo9 au côté de son père Oliba Cabreta comte de Cerdagne, qui choisit de mourir à Monte Cassino sous l'habit de Saint Benoît 10. En renonçant à sa terre pour se consacrer à Dieu, le petit-fils de Guifré le velu, fondateur de la dynastie catalane, donne l'alleu de Coustouges avec le territoire de Saint- Laurent à l'abbaye d'Arles qui en conserve la seigneurie jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Le fils aîné du comte-moine, Bernat, premier comte de Besalú, "prince et père de la patrie" qui mourut noyé dans le Rhône11, donne ses titres de noblesse à la terre du Haut-Vallespir en la plaçant sous l'autorité des barons de Cabrenç. Leurs descendants, seigneurs de Rocaberti puis de Ros, exercent jusqu'à la Révolution leur juridiction sur Serralongue et sa dépendance de Lamanère, une exploitation minière du XIIIe siècle.

En cédant la haute vallée du Tech à Guillem 1er (1020- 1052), deuxième comte de Besalú, les moines d'Arles assurent à Prats-de-Mollo son futur statut de ville royale : à l'extinction de la dynastie du comte-moine (1111), la haute vallée passe sous la seigneurie directe des comtes de Barcelone, rois d'Aragon à partir de 1162. Avec ses pacages communaux et royaux délimités par des croix gravées dans les rochers 12, Prats-de-Mollo est déjà connu au XIIe siècle pour le travail de la laine et le travail du fer extrait du Canigou tout proche13. En 1245, Jacques le Conquérant accorde une charte de poblaciô en faveur de tous ceux qui viendraient peupler le puig 14 contigu à son palais de Prats, ancienne résidence des comtes de Besalú. L'année 1245 marque une

8 SAGNES (J.), Le Pays catalan..., 1985, t. II, pp. 873, 927, 963, 1020, 1050, 1057, 1067. 9 ABADAL i de VINYALS (R. d'), Dels Visigots als Catalans..., Vol. 2, 1974, p. 161. 10 Ibid., p. 163. 11 Ibid., p. 209. 12 A.C. Prats-de-Mollo, cartulaire ou Livre Rouge. 13 SALRACH (J.M.), HistÓria dels Paisos Catalans..., 1982, Vol. 1, pp. 309 et 311. 14 Colline, mont. étape importante pour la communauté pratéenne. Le 23 avril est consacrée la deuxième église et l'évêque Bernard de Berga fait mentionner les limites de la paroisse qui ne devaient être modifiées qu'en 1862, date de l'érection en commune du hameau du Tech, né autour de quelques forges à la fin du Moyen Age. Prats-de-Mollo poursuit son expansion à l'époque des rois de Majorque (1276-1344) qui lui accordent de nombreux privilèges, précieusement retranscrits dans un cartulaire, le Livre Rouge15 : hôpital des pauvres (1297), consulat (1321), une foire (1308) dont les transactions sont énumérées : "les laines et peaux, volailles, miel. cire, noix, glands...". De retour à la couronne d'Aragon, Prats-de-Mollo comprend 188 feux16 en 1367-1370 contre 42 à Saint-Laurent-de-Cerdans.

Malgré une population décimée par les épidémies de peste, avec 64 feux, la communauté pratéenne présente en 1417 un aspect urbain : deux quartiers intra-muros, une "ville basse" et une "ville haute" avec un important terroir qui compte 13 vilars ou hameaux17. Au sortir du Moyen Age, en 1553, Prats-de-Mollo garde sa suprématie démographique : 116 feux contre 20 à Saint-Laurent, 23 à Serralongue et 5 à Coustouges.

Les communautés de la rive droite du Tech n'en sont pas moins des centres métallurgiques actifs : plusieurs forges à Saint-Laurent (la toponymie en témoigne encore aujourd'hui), la forge de Galdares à Serralongue, des mines d'argent, de fer, de cuivre et d'étain à Lamanère. Des forêts, si abondantes qu'en 1406, le dernier roi catalan Martin l'Humain18 avait donné aux pratéens menacés par les ours, les loups et les sangliers le privilège de les défricher, fournissent le charbon nécessaire aux forges catalanes et entretiennent de ce fait un "menu peuple" de charbonniers et de bûcherons.

15 Cf. note 12 ci-dessus. 16 BATTLE (M.) et GUAL (R.), Fogatges , 1973, (recensements du XIe au XXe). 17 Dénombrement des "feux" ou des maisons qui pouvaient servir de base d'imposition. 18 Cf. note 12 ci-dessus. Au XVIIe siècle

Conformément à l'observation du jésuite Pere GiII9 relative à une densité assez forte de l'habitat catalan en 1600 ou bien encore à l'hymne des segadors 20 de 1640, le Haut- Vallespir, dans la première moitié du XVIIE siècle, est une "terre riche et pleine" : 200 feux à Prats-de-Mollo en 1643, 26 feux à Coustouges, soit par rapport à 1553 une croissance évidente et sans doute exagérée (72 et 400 %). En 1602, la petite communauté de Serralongue regroupe 94 maisons21 disséminées dans un terroir qui s'étend de Lamanère, située au pied du col de Malrerns , à Galdares à deux pas du pont de la 'Vierge Marie" qui enjambe et permet d'accéder au chemin royal de Prats-de-Mollo. En 1648, les consuls22 de

19 SALRACH (J.M.) et DURAN (E.), Histôria dels Paîsos Catalans..., 1982, Vol. 2, p. 1080. 20 1640 : Révolte de la Catalogne contre Philippe IV et son ministre, le comte-duc d'Olivares. Une véritable "révolution sociale" éclata le jour de la Fête Dieu à Barcelone. Des journaliers, saisonniers de toute sorte qui venaient conclure des contrats d'embauche pour la fenaison et la moisson, les segadors, se rendirent maîtres de Barcelone du 7 au 11 juin 1640. La Généralité, Commission déléguée des corts catalanes - noblesse, clergé, bourgeoisie - après avoir favorisé pendant quelques jours une république catalane, fit alliance avec Louis XIII promu comte de Barcelone. Bientôt, les Catalans constatèrent que les troupes françaises ne se comportaient pas mieux que celles d'Olivares. Un édit de pardon royal de Philippe IV en 1642 entraîna le retour de la Catalogne au sein de la monarchie hispanique. En 1652, Barcelone capitula. De 1652 à 1659, la guerre se poursuivit entre la France et l'Espagne. La paix finit par être signée le 7 novembre 1659 (traité des Pyrénées). Les comtés de Roussillon et Vallespir, y compris Banyuls de la Marenda, celui du conflent et une partie de celui de Cerdagne, c'est-à-dire la vallée du Quérol et les terres jouxtant le Capcir et le Conflent, furent annexés à la France. La frontière des Pyrénées devint la ligne de partage entre les deux monarchies. 21 A.D.P.O., A.C. Serralongue, R.P., cote 1. 22 Magistrat municipal, délégué du Conseil municipal appelé Conseil juré, Conseil politique ou général de la Communauté ou de l'Université des habitants de la ville ou du village. Le consul était tiré au sort tous les ans après "insaculation". Des étuis en cire (même couleur, même poids, même mesure) contenant le nom d'un conseiller inscrit sur une languette de parchemin étaient déposés et répartis dans plusieurs sacs. Ces derniers constituaient un collège et chaque collège avait son consul, tiré au sort de la façon suivante : les étuis jetés dans une bassine d'eau, un enfant les yeux bandés, après les avoir remués dans l'eau et fait le signe de la croix, en tirait un qui livrait ainsi le nom du consul. Saint-Laurent, Coustouges avaient deux consuls, Prats-de-Mollo 4, Perpignan 5. Désignés pour une année, les Prats décident la reconstruction d'une église, devenue trop étroite pour une communauté de "1000 à 1200 communiants"23. Alors que la crise de l'industrie textile réduit à Perpignan le nombre de métiers de 300 en 1600 à 30 en 163024, la "corporation des maîtres-pareurs25, tisserands et tondeurs à laine", comprend 42 maîtres à Prats-de-Moll026 en 1623. Dans la deuxième moitié du XVIIe, les enquêtes judiciaires effectuées pendant la révolte des Angelets 27 et les amendes28 qui frappent les "communautés criminelles" en 1670 permettent une analyse de la société du Haut-Vallespir, de la population d'abord à partir du tableau suivant :

Localités Amendes Maisons

Prats-de-Mollo 3500 livres 371 St-Laurent-de-Cerdans 1600 livres -- 160

SerralongueCoustouges 1 1100150 livreslivres 6049 1

Le poids démographique de Prats-de-Mollo apparaît comme une constante traditionnelle. Prats possède plus de maisons, partant plus d'habitants que toutes les autres localités réunies, même avec le recours de Montferrer (550 livres, 56 maisons).

consuls ne pouvaient être reconduits dans leur charge qu'après un certain délai, deux ans à Prats-de-Mollo. 23 GIBRAT (abbé J.), Monographie..., 1924, p. 99. 24 SALRACH (J.M.) et DURAN (E.), Histôria dels Passes Catalans..., 1982, Vol. 2, p. 1076. 2 5 Pareur ou apprêteur : qui traite la toile lâche et molle que le tisserand a façonnée. Le maître-pareur pouvait assumer les différentes opérations exigées par la fabrication du drap, du lavage de la laine à l'apprêt. Aussi pouvait-il employer cardeurs, tisserands, foulons, tondeurs de draps. Il pouvait aussi être à la fois fabricant et marchand. 26 Arch. pr., Et. Denamiel, (Me Joan Suquet). 27 Surnom donné aux insurgés contre la gabelle à cause peut-être de leur mission libératrice (ce sont des envoyés du Ciel, les angelots) à cause aussi de leur connaissance de la montagne (ils apparaissaient au moment où on ne les attendait pas et disparaissaient sans laisser de traces). 28 A.D.P.O., 2B 1678, visite du 20 septembre 1663. Les perquisitions29 effectuées à Saint-Laurent en 1663 et 1670 permettent une approche de la société. L'agglomération en 1663 se présente déjà sous sa forme actuelle : une ville haute, "le Château", 72 maisons ; une ville basse, "Le Moulin", 48 maisons. Au "Château", les notables avec en tête les familles des "citoyens honorés" de la ville de Barcelone30 : Andreu Noell, seigneur de Vilarô^l et Jaume Bosch "qui s'habille à la française" 32, Damià Costa et Josep Fabregas, commis de la Foraine33, gros propriétaires fonciers, Galdric Campdoras premier consul, quatre familles de négociants dont celle des Vilanova ; les métiers artisanaux : un forgeur, les muletiers (11 sur 13) indispensables à la circulation des marchandises et à la contrebande du sel, tous les tailleurs au nombre de sept, un maçon, un tonnelier, deux tavemiers. Le "Moulin" apparaît (il le restera d'ailleurs jusqu'à la Seconde Guerre mondiale) comme le quartier populaire : 11 charbonniers sur 14, la totalité des cloutiers (16 familles), corporation qui a déclenché avec celle des muletiers la révolte contre la gabelle en août 166334. C'est d'ailleurs Salvador Fossa, cloutier de 47 ans, qui a dénoncé ses collègues, les plus nombreux selon sa déclaration35, parmi les 40 hommes armés qui poursuivirent les gardes du sel. Le groupe des cloutiers apparaît vraiment très particulier. Au XVIIIe siècle, le curé Bonaventure Xaupi (1715-1745) les accuse "d'ivresse, de médisance et d'obscénité, de reniements et autres péchés communs à la profession", ce qui aurait conduit le révérend, suspect de Jansénisme, à la conclusion que "depuis 200 ou 300 ans, aucun faiseur de clous ne s'était sauvé..." "si leurs pères n'avaient pas mieux vécu", précise l'abbé face à ses détracteurs, attestant dans sa défense qu'après une confession générale de quelques uns, les cloutiers étaient

29 A.D.P.O. 2B 1678, visite du 20 septembre 1663. AD.P.O., C.1395. 30 Une disposition particulière de la législation catalane autorisait les villes de Barcelone et de Perpignan à inscrire sur les registres de la noblesse certains de leurs citoyens appartenant à la haute bourgeoisie. Ils jouissaient de tous les privilèges attachés à l'état nobiliaire, en particulier privilèges d'honneur et privilèges fiscaux. 31 Hameau situé entre le mont Capell et la serra de la garsa qui dépendait de la paroisse de Coustouges. 32 ERRE-MASNOU (E.) et ESPIN (M.), La société catalane en Vallespir..., 1974, p. 59. 33 Ibid., p. 60. 34 Ibid., p. 15. 35 A.D.P.O., 2B 1678. devenus des exemples de vertu36... n faut dire que leur place dans l'échantillon testamentaire est bien réduite ! Le groupe des cloutiers au tempérament frondeur allait marquer pour longtemps la communauté de Saint-Laurent. L'enquête de 1670 avec la prise en compte des écarts et du petit hameau de la Forge-del-Mitg sur le chemin de Serralongue fait apparaître un groupe forcément sous-représenté en 1663 : 23 pagesos 37, métayers et propriétaires, parmi lesquels "Hiéronim" Cremadells. "citoyen honoré" de la ville de Perpignan, lequel, avec les familles Bosch, Noell et quelques autres, possédait la quasi-totalité du terroir de Saint- Laurent. En 1670, de toute évidence, les brassiers au nombre de 32 sont sous-représentés. Les interférences entre milieu urbain et milieu rural sont encore plus marquées à Serralongue, communauté présentée en 167038 sous la répartition suivante : Grau : 29 maisons, Serrallonga : 27, Labadia : 30, Mariera : 27 ; au total, 113 maisons dont 64 furent seulement visitées. Massivement rurale avec ses pagesos et ses artigaires 39. Serralongue n'est pas dépourvue d'industrie, avec 4 forgeurs, sans doute de Galdares, et un mineur de Lamanère.

Une description de Prats-de-Mollo du 10 novembre 1671 présente la Vila, qui sous la plume du notaire Joan Sant Germa arbore fièrement une majuscule (le terme, le terroir en est dépourvu), comme le siège d'une importante activité industrielle40 : les eaux du Tech sont utilisées "par les moulins à scie, à fer, à farine" bien entendu et surtout les "moulins drapiers" car la population urbaine est constituée en grande partie de pareurs. Malgré un espace très étendu long de deux lieues et large d'une lieue et demie (144,69 km2 aujourd'hui avec Le Tech), le terroir de Prats-de-Mollo ne semble guère apprécié. Occupant les trois-quarts du territoire, les pacages, ouverts l'été à la transhumance41, sont inutilisables de l'automne au printemps à cause de

36 A.D.P.O., 2B 1732. 37 En Haut-Vallespir, le mot pagès désigne tout à la fois le payson propriétaire, le métayer ou masover et quelques arrendadors ou fermiers. 38 A.D.P.O., 2B 1681, visite du 23 juin 1670. 39 Manœuvres employés à des travaux occasionnels généralement pénibles comme le défrichage ou le nettoyage des sous-bois. 40 Arch. pr., Et. Denamiel (Me Joan Sant Germa). 41 A.D.P.O., A.C. Prats-de-Mollo, cotes 47 et 48, (transhumance : 228 bovins en 1671, 735 en 1675 ; 4720 ovins en 1669, 1475 en 1670). l'abondance de la neige. Le quart restant du territoire est constitué de forêts, d'étendues pierreuses et de mauvaises terres qui ne portent que du seigle, du sarrasin et de l'avoine. Le grand froid oblige le bétail à quitter la haute vallée du Tech pour les "terres basses et chaudes", entraînant avec lui de nombreux habitants du terroir. Enfin les intempéries, la grêle surtout, emportent une bonne partie de la récolte : grand préjudice, car la jachère dure huit ou dix ans après une ou deux récoltes. Dans ce tableau fort sombre, la forêt de pins, sapins, hêtres, aulnes et quelques chênes est la seule concession de l'auteur envers le milieu rural, de façon fortuite encore, puisque son oubli l'oblige à un renvoi dans la marge. En conclusion, l'auteur évalue la population à 300 chefs de famille, évaluation confirmée par un document fiscal du 2 octobre 1685 établissant une imposition de 1430 livres sur 328 familles42, et un véritable recensement global de la population, l'Estat vell43 non daté qui a servi à établir la capitation de 1695 et qui donne des statistiques précieuses : 331 familles, 1763 habitants dont 100 domestiques et 200 personnes réduites à la mendicité de temps à autre. Une copie44 de l'Estat vell, recensement détaillé par quartiers pour la ville, par hameaux pour le terroir, ajoute à la "ville basse" (82 familles) et à la "ville haute" (87 familles) un faubourg : le Firal (20 familles). La population urbaine compte alors 852 habitants. Contrairement à la période précédente45, elle est donc légèrement inférieure à la population rurale, laquelle s'élèverait à 911 habitants avec les 228 villageois du Tech.

La ville de Prats-de-Mollo n'en présente pas moins tous les caractères d'un milieu urbain : une bourgeoisie d'abord, comprenant une quinzaine de propriétaires fonciers vivant de rentes, parmi lesquels trois "citoyens honorés" Miquel Marti, Jaume d'Anglada, possédant cinq métairies chacun, et Francesc de la Trinxeria, fils du notaire Blasi ; exerçant une profession, Felip Ribas, négociant et même deux forgerons, Joan Vilanova et Joan Valat, propriétaires chacun d'un mas. Dans un document qui évalue les biens de chaque pratéen46, les treize premiers propriétaires possèdent une fortune

42 Ibid., cote 142. 43 Ibid., Vieil Etat. 44 Ibid. 45 Cf. note 41 ci-dessus (l'amende de 1670 portait sur 227 citadins et 214 ruraux). 46 Cf. note 42 ci-dessus. globale estimée à 10 500 doblas47, soit 65,9 pour cent de l'évaluation totale (19 920 doblas pour 199 familles). Encore le notaire Joan Sant Germa, quatrième fortune pratéenne, qui possède quatre métairies est compris dans le rôle des propriétaires ruraux. Avec le notaire, apparaissent le médecin Joan Hortet, l'apothicaire Pere Pascot et deux chirurgiens, une petite bourgeoisie issue le plus souvent du corps des maîtres pareurs, lequel se situe à mi-chemin de la bourgeoisie et de l'artisanat : 33 pareurs, 13 tisserands, 2 tondeurs appartiennent à la vieille corporation48 citée dès 1331 et placée sous l'invocation de saint Michel, comprenant en 1679 comme en 1705, selon deux actes notariés, une soixantaine de membres49. Régie par un conseil de 24 membres avec quatre administrateurs renouvelables tous les ans, la corporation, propriétaire de trois moulins foulons, fait du maître pareur un chevalier de l'artisanat, placé d'ailleurs sous la protection céleste du patron des chevaliers, l'archange saint Michel dont la jurande entretient la chapelle. Sur le plan économique, le prestige social n'assure pas une grande aisance. La prospérité n'est réservée qu'à une minorité : Esteve Hortet, dont le fils est médecin, a acquis trois petites métairies ; Ignasi Hortet, un moulin à farine ; Manuel Talrich, une métairie ; deux autres enfin, une pièce de terre. Les restants sont néanmoins propriétaires d'une maison qui comprend outre l'atelier et son matériel de travail, la boutique parfois, la cave avec quelques tonneaux, la cuisine avec de la vaisselle d'étain, parfois même d'argent, deux chambres au moins, bien meublées avec souvent quelques objets de valeur, bagues serties de pierre, anneaux en or, chapelet en cristal, la terrada enfin, soupente où l'on stocke parfois la laine50. La strate des indispensables traginers51 vient derrière les pareurs : 21 muletiers dont 14 en ville qui appartiennent à la confrérie de saint Eloi avec 4 forgerons, 2 serruriers, 1 bourrelier. Les besoins élémentaires de la vie quotidienne justifient fa présence d'une troisième strate non moins importante, contrôlée en partie par l'Université qui possède et afferme aux enchères la boucherie, 2 boulangeries, 4 tavernes, la gabelle, le moulin à farine, l'hôtellerie. Les métiers indépendants (6 tailleurs, 3 savetiers, 3 menuisiers, 2

47 Cf. tableau "Monnaies, Poids et Mesures" en usage dans la province du Roussillon (Annexe IV). 48 Cf. note 12 ci-dessus. 49 Arch. pr., Et. Denamiel (Me Joan Sant Germa, Me Jean Moli). 50 Ibid., inventaires après décès. 51 Muletiers, voituriers selon la traduction française du XVIIie siècle. tonneliers, 2 maçons) viennent compléter ce groupe. L'importance de la ville est encore attestée par l'exercice d'un corps de fonctionnaires municipaux : un valet de ville, deux régents, deux carillonneurs, un sergent de ville, un affineur des poids et mesures, un commis du courrier du batlle 52 et des consuls. Enfin comme toute société urbaine, Prats-de- Mollo a ses pauvres : 8 cardeurs, 24 brassiers, lesquels, à l'inverse de Saint-Laurent, font de la ville haute le quartier populaire. D'ailleurs, ils sont conduits selon la rigueur du temps à une mendicité qui fait honte. Les pauvres honteux disposent à l'église d'un bassin en circulation les dimanches. Les 200 mendiants occasionnels se recrutent parmi les veuves chargées d'enfants et le milieu des brassiers, travailleurs totalement dépendants des propriétaires fonciers ou des maîtres artisans. Les structures sociales en milieu rural sont moins variées : 8 meuniers (5 sont domiciliés au Firal , aux portes de la ville), 6 forgeurs et 7 traginers constituent une minorité parmi les 78 pagesos et les 40 brassiers du terroir. Le terme pagès désigne tout à la fois le métayer (45 masovers ), le propriétaire parcellaire, le locataire d'une pièce de terre et l'exploitant propriétaire. Treize familles recensées dans l'Estat vell possèdent avec le notaire Sant Germa et les familles bourgeoises de la ville la quasi-totalité des biens. Les dix premières fortunes du terroir parmi lesquelles, outre les Sant Germa, se rangent les familles Moli de Mirallas (3 métairies), Planas du Boix (2 métairies), Xatart du Maspla, Sors de la Lau, dell Trull de Banat, Alis de la Pullangarda, Comamala et Ribas de la Presta, représentent à elles seules 50,8 pour cent de l'évaluation des biens du terroir.

Malgré la possession assez fréquente d'une maison avec un lopin de terre, de bétail le plus souvent, les brassiers ne subsistent que par un travail effectué chez un pagès (fanage, moisson surtout, dépiquage) sans l'appoint d'un métier à toile ou à serge toujours absent des inventaires après décès. L'Estat vell dénonce un seul pareur et un seul tisserand à lin dans la vallée, au Tech notamment. Les brassiers sont tout à fait dépendants de la classe propriétaire et de ses métayers et constituent de ce fait un "prolétariat" rural très misérable. A la fin du XVIIe siècle, comme à Saint-Laurent et malgré son caractère urbain, la société pratéenne est dominée par une minorité de propriétaires fonciers. Déjà les biens détenus par

52 Fonctionnaire public qui représentait l'autorité du seigneur (roi, noble, laïc ou ecclésiastique) dans les limites d'une ville, d'un village ou d'un territoire juridictionnel. les habitants du terroir (21040 doblas), théoriquement moins nombreux, ont une évaluation bien supérieure à celle des biens des citadins (15920 doblas). On ne peut mieux souligner, quand on connaît le poids de la bourgeoisie foncière, le déclin de l'industrie textile qui faisait pourtant la fierté du notaire Sant Germa. La nouvelle frontière n'a pas amélioré une situation lourdement hypothéquée par des méthodes de travail archaïques. Coupés de la Haute Garrotxa, où ils s'approvisionnaient en savon utilisé par les moulins foulons (près de 2 T en 1720)53, et des marchés traditionnels du Ripollès, les pareurs de Prats-de-Mollo sont au service quasi exclusif des habitants du Haut-Vallespir, d'autant plus que celui-ci est désormais intégré dans une province du royaume de France, "province étrangère"54 avec des barrières douanières entre elle et les provinces voisines du Languedoc. Un acte notarié55 de 1661 estime la production textile à 4 ou 500 draps dits catorzens 56 et 4 ou 5 draps dits setzens57. Du 11 octobre 1680 au 18 avril 1681, les moulins drapiers traitent 135 draps de 5 à 26 rams58, 26 bayetas, tissu lâche dont on faisait les capes, 52 scapulos ou coupons, 10 cordellats, toile dont on faisait les nappes. Pour un même nombre de pareurs, la production sur le semestre le plus actif, établit par rapport à 1661 une chute de la production.

Deux autres fondements de l'économie pratéenne sont menacés à la fin du XVIIe siècle : la transhumance et la forêt. La première par les guerres incessantes entre Louis XIV et l'Espagne, plus exactement le Principat qui préféra l'archiduc d'Autriche à Philippe V. La seconde par l'exploitation de deux forges, l'une à la Parcigola, l'autre à la Preste (la Farga Nova ), exigeant chacune 100 "charges" de charbon par semaine59. Une délibération consulaire60 constate en 1687 que les bois

53 Arch. pr., Et. Denamiel (Me François de la Trinxeria). 54 WOLF (Ph.) et NADAL FARRERAS (J.), Histoire de la Catalogne, op. cit., p. 513. 55 Arch. pr., Et Denamiel (Me Joan Sant Germa). 56 Qualité de drap dans l'ourdissage duquel on comptait quatorze fils de trame. 57 Qualité de drap dans l'ourdissage duquel on comptait seize fils de trame. 58 Ancienne unité de longueur employée pour le textile égale à dix canes. 59 A.D.P.O., A.C. Prats-de-Mollo, cote 76. 60 A.C. Prats-de-Mollo, registre de délibérations consulaires (1643- 1720). de conifères appelés les "bois noirs" par opposition aux "bois blancs" de l'étage du hêtre, sont en train de "se réduire". La communauté est, "de temps immémorial, maîtresse des herbages"61, sur les baxans (les versants où s'accrochent les métairies) grâce à l'usage de la vaine pâture, sur les pasquiers communaux ou inférieurs à cause du triage de 1330, sur les pasquiers royaux ou supérieurs en vertu du privilège de 1406 qui accorda le droit d'empriu (d'usage) à la communauté. Aussi Prats-de-Mollo perçoit un droit d'entrée de 12 réaux les cent têtes sur la gallorsa, bétail à laine étranger pris par les éleveurs du 13 juin au 29 septembre (en 1685, 5012 ovins)62 en plus de leurs propres troupeaux (9417 ovins, 1223 caprins la même année)63 pour fumer les terres. L'Université afferme encore "le superflu des herbages"64, de la Saint Jean de juin à la Saint Michel de septembre à raison de deux ou trois réaux par tête, au gros bétail étranger (251 bovins, 39 équidés en 1685)65 qui rejoint celui des habitants dans les pacages royaux et communaux (556 bovins et 119 juments la même année)66. Or, de 1659 à la fin du siècle, du fait de la cherté du sel en Roussillon et des guerres qui perturbent les relations avec le Principat, on assiste à un effondrement de la transhumance67. La perte de revenus communaux conduit les consuls à lever en 1681 une taxe68 sur le bétail des propriétaires (un réal par bœuf ou vache, un réal et demi par jument) et à décider une baisse des droits d'entrée : un réal et demi par vache, deux réaux par jument contre deux et trois réaux auparavant. Une situation conflictuelle va naître entre la ville et le terroir d'autant que la communauté tout entière est administrée par un conseil dont la composition privilégie le milieu urbain : 16 bourgeois également répartis par insaculaciô 69 dans deux bourses desquelles sont extraits tous les ans le 24 juin les premier et troisième consuls. Huit paysans seulement, également répartis dans deux autres bourses, fournissent les deuxième et quatrième consuls bien

61 Cf. note 59 ci-dessus. 62 A.D.P.O., A.C. Prats-de-Mollo, cote 50. 63 Cf. note 43 ci-dessus. 64 Cf. note 59 ci-dessus. 65 Cf. note 62 ci-dessus. 66 Cf. note 43 ci-dessus. 67 SALA (R.), Prats-de-Mollo et sa vallée..., 1972, pp. 69-72 (moins de 200 bovins et 2000 ovins environ par an de 1655 à 1680 contre respectivement 400 à 600 et 4000 de 1625 à 1640). 68 Cf. note 60 ci-dessus. 69 Cf. note 22 ci-dessus. moins rétribués. Des collèges urbains sont issus le clavari, receveur des comptes, deux mostassaphs, officiers de police, contrôleurs des prix et des poids et mesures, et deux auditeurs des comptes. Les intérêts de la ville et ceux de la campagne ne sont pas forcément les mêmes. Dès 1687, l'Université inflige une amende de 10 livres par jour et par personne aux charbonniers et aux artigaires surpris à couper du bois sans autorisation70. En 1693, c'est un procès qui est engagé contre le propriétaire et le locataire de la forge de la Parcigola pour des coupes abusives71. La transhumance est l'objet, elle aussi, de conflits avec les paysans à tel point que le 15 août 1700 en présence du viguier et devant l'assemblée des chefs de famille, une réglementation est adoptée qui ne satisfait personne72. L'Université est tenue dans ses abonnements de gros bétail étranger de respecter un plafond de 1300 têtes qui prend en compte les équidés et les bovins des habitants. Les agriculteurs-éleveurs sont limités à 275 bêtes à laine par paire de bœufs y compris leur propre bétail. A la fin du XVIIe siècle, la vieille suprématie urbaine apparaît bien fragile face à l'évolution démographique d'un terroir qui réunit dans une même "faim de terres" propriétaires fonciers, métayers et brassiers.

Au XVIIIe siècle

La poussée démographique va accentuer les clivages entre milieu urbain et rural.

70 Cf. note 60 ci-dessus. 71 A.D.P.O., A.C. Prats-de-Mollo, cote 95. 72 Cf. note 59 ci-dessus. 73 A.D.P.O. C 1080. 74 A.D.P.O. C 1132. 75 Cahiers de doléances..., 1979, p. 215. 76 Cf. note 16 ci-dessus. Selon un document descriptif non daté, écrit néanmoins dans les années 1770, Prats-de-Mollo est présenté après Perpignan "comme la plus considérable communauté de la province du Roussillon par sa grande étendue et le nombre de ses habitants"77. Contrairement à la description de 1671, l'auteur anonyme insiste sur l'importance du terroir : "le nombre des habitants de la campagne est de beaucoup plus considérable que ceux de la ville ou des environs et tous ensemble ils font environ quatre mille habitants". Le recensement de 1774 dénombre pour la ville 1067 habitants (38,7 pour cent seulement de la population totale). Par rapport à la fin du XVIIe, la croissance démographique du terroir (85,4 pour cent) est bien supérieure à celle de la ville (25,2 pour cent). Les structures sociales rurales sont les mêmes. "Les habitants du terroir, dispersés dans les voisinages, forment à l'exception des propriétaires un mélange de brassiers, laboureurs et bergers" (sur un total de 467 hommes, on compte 61 laboureurs et 69 bergers, en 1753)78. Constituant le groupe le plus nombreux, les brassiers "sont ceux qui vivent à la journée ou qui s'occupent à défricher quelques champs ou dans les terres des propriétaires ou dans les vaccans". La capitation de 177879 distingue parmi les 255 chefs de famille du terroir 14 pagesos, 60 laboureurs, 97 brassiers et 14 bergers. La dépendance est la règle en milieu rural. Elle est d'autant plus étroite que la terre appartient toujours à une minorité80 : 94 propriétaires fonciers sur 464 familles imposées en 1778. Les deux tiers des propriétaires possèdent moins de 10 pour cent des terres ; par contre, 34 métairies sur 81, soit près de 50 pour cent des terres, appartiennent à 11 gros propriétaires. On retrouve dans ce groupe les familles possédantes du XVIIe avec quelques reclassements toutefois : les héritiers de Bonaventure Moli81, les "Costa et Maler" avec 16600 livres, et les "Vilanova et Salacruz" avec 12060 livres sont les deux premières fortunes suivies par Jacques d'Anglada (8850 livres). Louise Marti (7770 livres). François de la Trinxeria (7400 livres), André Planes (6480 livres). L'écrasante suprématie du monde rural est un fait bien établi qui marque toutes les localités du Haut- Vallespir.

77 A.D.P.O., A.C. Prats-de-Mollo, cote 141. 78 Cf. note 42 ci-dessus. 79 A.D.P.O., A.C. Prats-de-Mollo, cote 16. 80 Cf. note 42 ci-dessus. 81 A.D.P.O., 3E 40/953. A Saint-Laurent-de-Cerdans où selon les cahiers de doléances la population est passée à 1400 habitants, on décompte, sur 191 familles soumises à la contribution foncière de 1792, 56 brassiers pour seulement 13 cloutiers et 5 charbonniers82. Il y a fort à parier que parmi les familles non imposables, le nombre des brassiers et des artigaires l'emporte plus largement encore. On retrouve à Saint- Laurent une classe propriétaire qui détient la quasi-totalité des biens : 13 contribuables sur 240 en 1790 acquittent 63,5 pour cent du Vingtième83. Une délibération consulaire à Coustouges (1779) fait état de la "misaire publique qui se trouve déjà à un point exesif puisque plusieurs des corvéables ont dû s'expatrier et aller travailler en Espagne"84. Coustouges se définit comme une communauté de "gens très misérables qui ne vivent que du travail qu'ils font du jour à la journée qui a paine peut leur fournir un peu de pain qui avec de l'eau fait toute leur nourriture"... Ce pain quotidien qui en 1789 à Serralongue oblige 'bien des habitants... d'abandonner femme et enfens, pour se livrer à la contrebande"85. Lamanère ne produit même pas "la moitié des fruits... pour faire subsister les misérables habitants"86.

Les communautés de la rive droite du Tech ont toutes en commun un même caractère, une économie de subsistance. Pourtant en 1772, 5 forges et 2 martinets à Saint-Laurent et la forge de Galdares à Serralongue continuent de fonctionner et de produire jusqu'à 120.000 livres de fer87. En 1792, malgré les difficultés d'approvisionnement en charbon d'Espagne dont l'exportation en France88 est interdite depuis 1769, 4 forges et 3 martinets sont en activité89 à Saint-Laurent. A Prats-de-Mollo, la situation est encore plus grave. La vallée est devenue exclusivement agricole, la ville apparaît presque ruinée. Redoutée dès la fin du XVIIe siècle, la dégradation de la forêt qui grimpait autrefois "jusqu'à la crête des montagnes qui séparent la vallée du Conflent", est un fait accompli dans les années 1770. L'auteur du document descriptif incrimine les grands défrichements dont les

82 A.D.P.O., L 745. 83 Ibid. 84 Arch. pr., Etude Denamiel (Me François de la Trinxeria). 85 Cahiers de doléances..., 1979, p. 244. 86 Ibid., p. 134. 87 RIBES (J.), Haut et Moyen Vallespir..., t. II, 1981, pp. 37-39'. 88 Cf. note 75 ci-dessus. 89 A.D.P.O., L 745. propriétaires sont les premiers responsables. La faim de terres pour les plus riches, la faim tout court pour les plus pauvres ont conduit au doublement de l'espace cultural. "Ils ont tout brûlé pour en faire des champs en sorte qu'on assure que plus de la moitié des terres qui se cultivent actuellement n'était que des bois de buis, de genêts et de fayards"90. L'observation se vérifie dans la comparaison des compoix de 1750 et 177591. D'autres clauses pourtant sont évoquées, "deux incendies considérables" et une exploitation abusive de la forêt : "trop de moulins à scie qui ont été poussés jusqu'au nombre de dix ou douze" ; une forge, la forge de la Parcigola 92, transférée faute de bois à Sant-Guillem (1708), de nouveau à St-Sauveur (1731) ; l'exploitation des mines de cuivre, à partir de 1726 à la Preste, qui font succéder à la farga nova une forge à cuivre (1732) responsable selon les consuls de la disparition de 400 000 arbres. Il faut préciser qu'à la cessation d'activité de la forge à cuivre (1750), une fois de plus la forge à fer de la Parcigola fut transférée... à la Preste I D'autres besoins et non des moindres, le bois de chauffage nécessaire à 600 familles et à une garnison forte de 8 compagnies, étaient pris en compte dans les années 1730 (62,5 pour cent de la consommation annuelle) pour établir la consommation à 116.823 charges par an soit 14.000 tonnes93. A ce rythme, on comprend le constat adressé au milieu du siècle à l'intendant après "cinquante années de dégradations extraordinaires" 9 4 : la disparition des "bois noirs" et les "bois blancs" sérieusement entamés par "la forge qui reste" (elle cesse de fonctionner dans les années 1770). Après la disparition des bois, le doublement de l'espace cultural accroît les besoins en fumures. La vallée de Prats-de- Mollo s'ouvre largement à la transhumance ovine95 : de 10.000 à 16.000 têtes par an entre 1730 et 1759, autour de 10.000 après la grave inondation de 1763 suivie de plusieurs autres qui finissent avec l'érosion par réduire les herbages.

L'appauvrissement du terroir rend ses habitants de plus en plus dépendants de la classe-propriétaire. Il est loin le temps où charbonniers et bergers cachaient dans leurs cabanes le dernier grand bandit catalan, le populaire

90 Cf. note 77 ci-dessus. 91 Cf. note 43 ci-dessus. 92 SALA (R.), Prats-de-Mollo et sa vallée,... 1972, pp. 55-61. 93 Cf. note 59 ci-dessus. 94 Ibid. 95 SALA (R.), Prats-de-Mollo et sa vallée..., 1972, p. 75. Serrallonga , exécuté à Barcelone en 1634. Il est loin le temps où les Miquelets de la haute vallée du Tech attendaient leurs frères du Principat au pic qui porte encore leur nom96. Au XVIIIe siècle, les habitants du terroir - unis dans une même passion : la terre nourricière - exercent leur vitalité contre la ville et ses consuls contraints de réviser le règlement de 1700 : 300 bêtes à laine par paire de bœufs en 1735, 350 en 175497, sans pour autant donner satisfaction aux paysans qui mettent en question le "superflu des herbages", c'est-à- dire l'entrée annuelle de 6 à 700 têtes de gros bétail avant 1750, 4 ou 500 après98. Le conflit est ouvert entre la ville et le terroir, entre "pareurs et tailleurs"99 d'un côté, selon l'expression d'un opposant acharné (Comamala de la Preste en 1736), et paysans de l'autre qui ajoutent la fraude à la contestation. Les consuls sont contraints de s'engager dans une réglementation tâtillonne (déclaration obligatoire de bétail possédé et abonné de la part des éleveurs sur le livre des conllochs)100, ce qui n'exclut pas la répression (dénombrement des troupeaux) ni une longue et lourde procédure (en 1783, 4000 livres de frais contre F. de la Trinxeria qui avait fait construire des murailles dans les pasquiers)101. L'abonnement d'un procureur et d'un avocat figure régulièrement dans les budgets municipaux de la deuxième moitié du siècle. C'est que depuis 1747, les consuls se heurtent à des adversaires de taille, les décimateurs, les familles nobles d' et de Lassus, qui réclament à l'Université "le superflu des herbages" dans les pasquiers royaux, propriété du roi dont ils assurent représenter les intérêts102. Dans un premier temps, les consuls ne peuvent plus envoyer du gros bétail étranger dans les pacages supérieurs ; dans un deuxième temps, en 1788, pour éviter un procès, ils cèdent la moitié du revenu du "superflu des herbages" aux décimateurs.

96 SALES (N.), Senyors bandolers..., 1984, pp.. 27 et 114, (Miquelets : fusiliers de montagne, troupes régulières des armées royales. Principat : Catalogne au sens strict du terme - des Pyrénées à l'Ebre). 97 Cf. note 59 ci-dessus.

98 SALA (R.), Prats-de-Mollo et sa vallée..., 1972, p. 76. 99 Cf. note 59 ci-dessus. 100 A.D.P.O., A.C. Prats-de-Mollo, cote 77. 101 A.C. Prats-de-Mollo, cahiers de délibérations consulaires (1772- 1790). 102 A.D.P.O., A.C. Prats-de-Mollo, cote 96. A la veille de la Révolution, l'Université est au bord de la banqueroute : 13.000 livres de dettes en 1782 qui contraignent l'assemblée consulaire à prendre des mesures draconiennes : suppression des salaires versés aux consuls, à leur "messager" (le préposé au courrier), suppression de l'abonnement de l'avocat et du procureur, des gages du médecin et de l'organiste malgré, pour ce dernier, la réticence générale devant une mesure prise au détriment "de la solennité du culte"103. Il n'y a plus d'hôtellerie à Prats-de- Mollo et depuis 40 ans, un seul régent contre deux dans le premier tiers du siècle est chargé d'apprendre à lire, écrire et compter aux écoliers (60 à 70 en 1781)104. Oubliant les vieux griefs contre gouvemeurs militaires et soldats, les consuls regrettent même en 1784 la réduction des effectifs de la garnison à un capitaine, trois lieutenants et vingt soldats invalides. "Le défaut de garnison" serait à l'origine des difficultés de la communauté "autrefois la plus florissante de la province, aujourd'hui la plus pauvre" 105. En fait les consuls regrettent surtout les anciennes "libéralités" concédées par leurs prédécesseurs "pour acheter la paix et la tranquillité" : le cinquième des revenus qui grève lourdement le budget et qui ne se justifie plus avec la réduction d'effectif. Cette triste situation a évidemment retenti sur les structures sociales urbaines. Les cahiers de doléances dressent un tableau fort noir de l'industrie textile : "la manufacture qui autrefois faisait vivre tant de pauvres a entièrement perdu son crédit et réduit les fabricants et ouvriers à la dernière misère"106. Un acte notarié de 1766 qui fait état de 42 maîtres 107 n'est pas contredit par la capitation de 1778 : 21 pareurs, 1 tondeur, 20 tisserands108 "font subsister la plus grande partie du menu peuple renfermé dans la ville et uniquement occupé à travailler la laine" 1 09, soit 20 cardeurs et 44 brassiers, toujours selon le rôle de 1778. La diminution du nombre de maîtres, mais surtout la faiblesse des impositions ( 11 pareurs sont imposés à moins de 3 livres alors que la moitié des laboureurs le sont entre 4 et 9 livres) sont les indices d'un déclin continu de l'industrie

103 Cf. note 101 ci-dessus. 104 Ibid. 105 Ibid. 106 Cf. note 75 ci-dessus. 107 Arch. pr., Et. Denamiel (Me François de la Trinxeria). 108 Cf. note 79 ci-dessus. 109 cf. note 77 ci-dessus. drapière. Indispensables aux transactions commerciales, les 14 muletiers de la fin du XVIIe siècle ne sont plus que 3 en 1778, autre confirmation d'une récession économique.

C'est au terroir d'ailleurs qu'on doit l'aménagement des bains de la Preste pourtant propriété de la ville depuis 1597. "En réputation dans la Province et dans la Catalogne espagnole"110, les antiques "bains" de la Preste, connus sous le nom de "bains des lépreux", furent aménagés en 1776 grâce à une augmentation des droits d'entrée du bétail à laine étranger : 6 livres la centaine contre 4 précédemment Ill.

Au XIXe siècle

La tourmente révolutionnaire n'a pas bouleversé la société en Haut-Vallespir, tout au plus a-t-elle provoqué quelques transferts de propriété au niveau de la classe propriétaire. De vieilles familles disparaissent plutôt, faute de descendance, comme les Cremadells à Saint-Laurent-de- Cerdans, ou en fonction d'alliances matrimoniales, comme les Bosch avec la famille de Vogûé. Les acquéreurs de biens nationaux n'ont jamais totalement dépouillé les anciens propriétaires. S'il a peut-être racheté les propriétés de la famille Costa, Joseph Delcros Rodor de Céret112, contribuable le plus imposé de St-Laurent en 1830 (1.561 francs), n'a pu s'approprier qu'une partie des biens du baron de Noell. Ce dernier figure toujours parmi les 30 contribuables les plus imposés (488,24 francs). A Prats-de-Mollo, les anciennes familles se retrouvent à la tête de la municipalité11^. Elles sont représentées par Joseph d'Anglade en 1813 et François de la Trinxeria en 1823 auquel la Révolution a pris quelques propriétés. Vingt métairies ont fait ainsi l'objet de transferts, au bénéfice souvent de gros métayers 114 ; la Casademont115 est passée ainsi de la famille Costa Izern à la famille Ribes du Tech,

110 Ibid. 111 RIBES (J.), Els Banys de la Presta..., 1978, p. 19. Cf. aussi note 101 ci-dessus. 112 A.D.P.O., O. Saint-Laurent-de-Cerdans. 113 RIBES (J.), Haut et Moyen Vallespir..., t. II, 1981, p. 123. 114 Arch. pr., Famille Boixeda. Le Boix, Prats-de-Mollo, Livre de raison de la famille Planes (1755-1908). 1 5 Arch. pr., Famille Ribes, Le Tech. imposée en 1778 pour plus de 50 livres. La période révolutionnaire n'a pas non plus cassé l'expansion démographique du XVIIIe siècle.

Le dualisme ville-campagne marque toujours la première communauté du Haut-Vallespir avec une population urbaine qui marque le pas117, 1136 habitants au 18 novembre 1818 soit un gain de 6,4 pour cent par rapport à 1774 contre 17,4 pour cent au terroir (1983 habitants). Au cours de la première moitié du XIXe siècle, la population pratéenne augmente moins vite (25 pour cent de 1806 à 1846) que la population laurentine (46 pour cent entre ces deux dates). Les deux communautés dont on comprend mieux la rivalité ont conservé leur industrie : 28 fabricants de draps à Prats-de- Mollo en 1834118, 40 ouvriers de forge, 80 cloutiers, 100 charbonniers119 à Saint-Laurent en 1840. Néanmoins un examen détaillé de chaque situation industrielle montre que le dynamisme économique est du côté des Laurentins occupés pour la moitié d'entre eux au travail du fer. Le travail de la laine à Prats-de-Mollo est en constante régression : 26 métiers, 500 employés en 1828, lesquels durant un semestre traitent 8 tonnes de laine et produisent 244 draps, 18 bayetes, 148 couvertures et 470 "bonnets rouges" - la traditionnelle barretina120 du pays catalan - soit une valeur totale de 68.427 francs121. On note en marge de l'état : "Les bénéfices réels sont peu considérables depuis que les draps sont seulement débités aux foires du département ; autrefois,

116 Cf. note 16 ci-dessus. 117 A.D.P.O., A.C. Prats-de-Mollo, cote 181. 118 Ibid., cote 185. 119 A.C. Saint-Laurent-de-Cerdans, Délibérations municipales. 120 Bonnet de laine rouge ou violet, bordé de noir, porté incliné sur l'oreille ou au contraire, orgueilleusement dressé en crête de coq, avatar du bonnet phrygien. 121 AD.P.O., M.n.c. 857/2. on en expédiait pour Bayonne, le Piémont et l'Italie ; aujourd'hui on n'en demande plus". De 1838 à 1848, à quelques exceptions près, la valeur annuelle de la production textile ne cesse de baisser, passant de 71.750 à 32.710 francs 122. L'absence de mécanisation (3 métiers mécaniques et 14 métiers manuels en 1848), un travail mal rétribué (lF35 la journée), le manque de débouchés ont eu raison d'une industrie multiséculaire. A la fin de la décennie, la fabrication des barretines, condamnées à brève échéance par le modernisme, constitue le principal article de l'industrie textile : 2280 "bonnets" en 1848 contre 763 en 1838 alors que la production de draps et de couvertures a baissé de moitié.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on ne dénombre plus que 7 ateliers traitant la laine dont dépendent 43 personnes sur une population de 3256 habitants123. Au même moment, la crise frappe aussi Saint-Laurent, face à la concurrence de la sidérurgie moderne. Pourtant, pendant toute la première moitié du siècle, la situation économique paraît bien meilleure à Saint-Laurent où la plus grande partie de la population vit de l'industrie, à l'inverse de Prats-de- Mollo dominé par le milieu rural ; en 1832, une délibération municipale fait état de 4 forges, 2 laminoirs, 8 clouteries, 2 tanneries et une briquetterie124. Au cours du premier semestre de l'année 1828, les 4 forges occupant 24 employés, payés 4 F la journée, produisent 4.000 quintaux de fer en barre (5.980 en 1848) et 2.350 quintaux de fer travaillés au martinet (2.000 en 1848)125. La forge de Serralongue avec 6 employés passe, pour la même époque, de 304 quintaux de fer en barres à 1 600 quintaux126. Mais au travail du fer, il faut ajouter, de l'aveu d'une délibération municipale, en 1832, "12 magasins d'étoffes ou drogueries" qui font "trois millions d'affaires avec l'Espagne" en se livrant à un "commerce interlope qui porte sur les étoffes d'Amiens, Rouen, Mulhouse, Lille, Reims, Sedan, Lyon, Pau, St Etienne"127. En relation d'ailleurs avec la république contrebandière de Banyuls-sur-Mer128, Saint-Laurent était devenu un haut lieu de la grande contrebande, se

122 A.D.P.O., M.n.c. 3111. 123 Cf. note 113 ci-dessus. 124 A.C. Saint-Laurent-de-Cerdans, Délibérations municipales. 125 cf. notes 121 et 122 ci-dessus. 126 Ibid. 127 Cf. note 124 ci-dessus. 128 BRUNET (M.), Le Roussillon..., 1986, p. 136. comportant, comme Banyuls, en république autonome bénéficiant d'une espèce d'extra-territorialité : en 1832, la même délibération municipale affirme le plus naturellement du monde l'existence d'un commerce avec la "France" portant sur le fer, clouteries, cercles pour tonneaux, planches, boisages. D'autre part, le maire adresse sa correspondance au sous-préfet sur du papier interlope des moulins de Bath (Somerset, Angleterre) et le député de Garcias, originaire de Saint-Laurent, est "la providence des contrebandiers du Haut-Vallespir qu'il commanditait peut- être"129. Cloutiers et contrebandiers vont marquer fortement la communauté de Saint-Laurent, plus turbulente que la rivale pratéenne à la fois bourgeoise et rurale, et dont on disait il n'y a pas si longtemps qu'on n'y trouvait que des prêtres et des militaires. Le traditionnel esprit frondeur laurentin se manifeste tout au cours du XIXe siècle : en 1832, après l'arrestation à Nantes de la duchesse de Berry, des rixes opposent libéraux du "Moulin" 130 et carlistes du "Château" ; en 1896, la reconversion industrielle fait naître le militantisme syndical. Le syndicat des espadrilleurs et trépointeurs est le second par ordre d'importance à la Bourse du travail de Perpignan 131. Il est à l'origine de coopératives de consommation (1906) et de production de sandales (1922), installées chacune dans le quartier du "Moulin". L'industrie de l'espadrille et de la toile, apparue sous le second Empire, a développé un prolétariat combatif au service d'une puissante industrie non moins combative. En 1911, les Etablissements Sans et Garcerie fondés en 1873 dans une forge désaffectée emploient 250 ouvriers et produisent 200 tonnes de toile et 800 tonnes de tresse pour les usines d'espadrilles 132. A Prats-de-Mollo, les héritiers du docteur Jacques Hortet, acquéreur des bains en 1818 et descendant d'une vieille lignée de médecins pratéens, se ruinent à faire de la Preste une station thermale qui atteint la notoriété nationale au début du XXe siècle133. C'est à cette époque que l'industrie traditionnelle disparaît définitivement du Haut- Vallespir ; à Saint-Laurent où en 1903 subsistait encore une clouterie dénommée "l'atelier du Roi" 134 qui fermait ses

129 SAQUER (J.), La frontière et la contrebande..., 1970, pp. 90 et 95. 130 Cf. note 124 ci-dessus. 131 SAGNES (J.), Le pays catalan..., 1985, t. II, pp. 687-747. 132 Arch. pr., Etablissements Sans et Garcerie, Saint-Laurent-de- Cerdans, Mémoire, 1912, pp. 4 et 5. 133 RIBES (J.), Els Banys de la Presto..., 1978, pp. 27-32, 39-58. 134 Cf. note 124 ci-dessus. Querol (P.O.), 26 Reims, 43 Reynès (P.O.), 68, 70, 232 Rhône, 24 Ribelles (P.), 103, 219 Ribes (P.), 204, 233 Ripoll (P.), 24, 80, 87, 127, 294 Ripollès (P.), 22, 33, 74, 88, 128, 209, 210, 217, 233 Rivesaltes (P.O.), 12, 331, 390, 391 Rocabruna (P.), 204, 219, 259, 274, 344 Rome, 110, 111, 269 Roses (P.), 19 Rouen, 43 Rouergue, 68 Roussillon (P.O.), 11, 14-16, 24, 26, 34, 36, 53, 72, 74, 75, 85, 119, 140, 201, 397, 407 Rupià (P.), 132, 133 Saint Andéol du Vivarais, 72 Saint Etienne, 43 Saint Gaudens, 331 Saint Jean de Luz, 139 Saint-Laurent-de-Cerdans (P.O.), 12-14, 16, 17, 20, 23-29, 32, 35, 37, 41-44, 47-57, 59-64, 67, 69, 71, 72, 76, 77, 79, 83-86, 88, 89, 91, 93, 94, 100, 102-113, 115, 117-122, 126, 129, 130, 136-142, 146, 149-153, 155, 156, 159, 160, 161, 165, 166, 168, 170-177, 180, 182, 183, 186, 187, 192, 195-197, 199, 206-208, 213, 216, 218, 219, 221, 223, 225-227, 230, 232, 235, 243, 244, 246, 247, 254, 262, 268, 280, 292, 295, 296, 323, 325, 327, 331, 338, 340, 343, 344, 349, 350, 356-358, 360, 362, 365, 369, 370, 379-385, 400, 401, 409-411 Saint-Paul-de-Fenouillet (P.O.), 408 Saint Sauveur (P.O.), 17, 20, 38, 47, 48, 58, 62-65, 87, 104, 108, 118, 136, 137, 149, 152, 213, 218, 221, 222, 225, 364, 410 Sainte Cécile de Cos (P.O.), 24, 101, 104, 109, 135, 154, 156, 249, 265 Salanque (P.O.), 201 Salses (P.O.), 75 Sant Aniol d'Agujes (P.), 72, 103, 126, 335 Sant Joan de les Abadesses (P.), 282 Sant Llorenç de la Muga (P.), 380 Sedan, 43 Serralongue (P.O.), 16, 20, 23-27, 29, 35, 37, 42, 43, 47, 48, 51, 52, 59, 60, 62, 64, 77, 82, 83, 99, 102, 103, 105, 106, 111, 113, 121, 126, 130, 133, 136, 141-143, 157, 159, 162, 164, 165, 171, 180, 181, 185, 187, 194, 196, 199- 201, 204, 206, 208, 211, 214-216, 218, 221, 223, 226, 229, 232, 237, 259, 266, 302, 309, 334, 343, 345, 358, 386, 388, 389, 409 Serinyà (P.O.), 58 Sion, 155 Sorbonne, 141 (P.O.), 53, 64 Tapis (P.), 235 Tarn, 86 Tarragone (P.), 78, 131, 204, 229 Tech (P.O.), 19, 20, 22, 24-26, 29, 30, 37, 39, 103, 149, 222, 244, 250, 331 Ter (P.), 282 (P.O.), 395 Têt (P.O.), 282 (P.O.), 171, 381 Toluges (P.O.), 24 Torreilles (P.O.), 383 Tortellà (P.), 57, 58, 121, 177, 380, 382 Tortosa (P.), 68, 70 Toulouse, 191, 301 Trente, 106, 109, 111, 141, 148, 246, 268, 271, 279, 317 (P.O.), 289 Turin, 288-290 Turquie, 84 Vallespir (P.O.), 14, 16, 20, 26, 72, 75, 116, 125, 151, 408 Verges (P.), 131, 133 Vemet (P.O.), 331