<<

Arts et Savoirs

9 | 2018 Ernst Haeckel entre science et esthétique

Henning Hufnagel, Frank Jäger and Nicolas Wanlin (dir.)

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/aes/1082 DOI: 10.4000/aes.1082 ISSN: 2258-093X

Publisher Laboratoire LISAA

Electronic reference Henning Hufnagel, Frank Jäger and Nicolas Wanlin (dir.), Arts et Savoirs, 9 | 2018, « Ernst Haeckel entre science et esthétique » [Online], Online since 31 May 2018, connection on 24 September 2020. URL : http://journals.openedition.org/aes/1082 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aes.1082

This text was automatically generated on 24 September 2020.

Centre de recherche LISAA (Littératures SAvoirs et Arts) 1

The zoologist Ernst Haeckel (1843-1919) was one of the earliest and most ardent advocates of Darwinism in Germany. But it is another trait that defines this figure – vastly influential at the turn of the century: Building on biological theories of evolution, he developed a whole theoretical cosmos that soon grew beyond the scientific domain. His researches in , zoology, physiology, and embryology extended into the fields of philosophy, politics and arts, and resulted in a specific aesthetics and visual rhetoric. Haeckel particularly associated in his work, and sometimes in the same book, scientific demonstrations, philosophical visions, artistic and literary representations, and political ideas, while always presenting himself as a man of science. The essays assembled here consider him as a thinker at the crossroads of the disciplines, and also at the crossroads of the discourses – scientific and artistic and others more. He is at this crossroads not only because our perspective places him there, but first because he has placed himself there by his practice. He is therefore a privileged object for the interdisciplinary approach we are trying here. Le zoologue Ernst Haeckel (1843-1919) fut l’un des partisans les plus précoces et les plus ardents du darwinisme en Allemagne. Cette figure très influente dans le champ culturel au tournant du siècle est particulièrement remarquable du fait qu’il développa, à partir des théories biologiques de l’évolution, un vaste ensemble théorique qui déborda vite le domaine scientifique. Ses recherches scientifiques (en botanique, zoologie, physiologie et embryologie) s’allient à des conceptions philosophiques, politiques, artistiques. Elles aboutirent à une esthétique spécifique et une rhétorique visuelle. Haeckel se distingue en ce qu’il associe dans son œuvre, et parfois au sein d’un même livre, des démonstrations scientifiques, des visions philosophiques, des figurations artistiques, des formulations littéraires et des idées politiques en se présentant toujours comme un homme de science. Le contributions de ce numéro l’abordent donc comme un penseur au carrefour de domaines (sciences et arts), de disciplines et de discours différents. Il se trouve à ce carrefour non seulement parce que les études réunies dans ce dossier l’y placent mais d’abord parce qu’il s’y est lui-même placé par sa pratique. Il constitue donc un objet privilégié pour une approche scientifique interdisciplinaire telle que nous l’essayons dans ce numéro.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 2

TABLE OF CONTENTS

Une approche pluridisciplinaire d’Ernst Haeckel Henning Hufnagel, Frank Jäger and Nicolas Wanlin

Des premières amours aux secondes Ernst Haeckel, de ses débuts en botanique à sa conversion à la zoologie Jens Pahnke

Reproduits et réinventés : les dessins d’embryons de Haeckel Nick Hopwood

Les discours sur l’hérédité et la reproduction Ernst Haeckel dans le contexte de la fin du XIXe siècle Christina Brandt

L’âme cellulaire et l’ésotérisme moderne de Haeckel Robert Matthias Erdbeer

Le « chaînon manquant » Ernst Haeckel et Wilhelm Bölsche : une esthétique littéraire de la science Henning Hufnagel

Biologie et poétologie José-Maria de Heredia, Leconte de Lisle et Ernst Haeckel Henning Hufnagel

La poétique de Haeckel Nicolas Wanlin

Jules Soury (1842-1915), traducteur de Ernst Haeckel Laura Bossi

Arts et Savoirs, 9 | 2018 3

Une approche pluridisciplinaire d’Ernst Haeckel

Henning Hufnagel, Frank Jäger et Nicolas Wanlin

NOTE DE L'AUTEUR

La publication de ce dossier s’inscrit dans le cadre du projet franco-allemand Biolographes (direction : Gisèle Séginger et Thomas Klinkert) financé par l’ANR et la DFG. Des éléments de cette introduction ont déjà été publiés en allemand dans Henning Hufnagel, Frank Jäger et Nicolas Wanlin, « Zur Einleitung : Haeckel zwischen Differenzierung und Verschränkung der Diskurse », Lendemains, n° 162-163, 2016, p. 6-11 (version en ligne : http://periodicals.narr.de/index.php/Lendemains/article/ view/2934) et dans Nicolas Wanlin, « Évolutionnisme et modèles d’interdisciplinarité : Haeckel, Quinet, Symonds et Spencer », dans Anne-Gaëlle Weber dir., Belles lettres, sciences et littérature, Épistémocrique, 2015, p. 188-202.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 4

1 Élie Faure avait réuni dans un essai, sous le titre Les Constructeurs, des figures aussi diverses que Lamarck, Michelet, Dostoïevski, Nietzsche et Cézanne1. On pourrait ajouter à cette série Ernst Haeckel (1843-1919) qui y trouverait naturellement sa place : il partage avec ces « constructeurs » la passion de bâtir un univers de mots, d’idées et d’images, composé, alternativement et à différents degrés, de visions philosophiques, d’intuitions et d’élaborations scientifiques, de figurations artistiques, de formulations littéraires, de conceptions historiques et politiques. Et Haeckel se distingue particulièrement en ce qu’il tâcha de conjoindre ces différents moyens dans son œuvre et même parfois au sein d’un seul et même livre en se présentant toujours, fondamentalement et définitivement, comme un homme de science. Ce « constructeur » scientifique fut également naturaliste, savant, chercheur, professeur, aquarelliste, auteur de best-sellers, créateur d’idéologie, antipape. Haeckel fut un ardent et précoce défenseur du darwinisme en Allemagne et l’utilisa pour développer une pensée qui déborda vite les domaines des sciences. Ses recherches scientifiques (en botanique, zoologie, physiologie et embryologie) s’allient à des conceptions philosophiques, politiques, artistiques. Elles aboutirent à une esthétique spécifique et une rhétorique visuelle. Cela lui conféra un rôle dans le champ culturel de son époque qu’on ne saurait sous-estimer2. Fait emblématique dans ce contexte : en 1900, la porte principale à l’Exposition universelle de Paris – structure fantastique, à nos yeux actuels vaguement orientaliste (fig. 1) – était en vérité modelée sur un « radiolaire », un de ces petits organismes marins étudiés et vulgarisés par Haeckel3.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 5

Figure 1

Photographie coloriée de la porte de l’Exposition universelle de 1900 à Paris dessinée par René Binet Detroit publishing company, 1905, D.R.

2 Ainsi, nous pouvons dire, comme nous l’avions fait dans l’intitulé de deux journées d’études qui se sont tenues à l’Université de Freiburg en juin 2015 et à l’École polytechnique en octobre 2016, que Haeckel est « un créateur au carrefour des disciplines »4, et aussi au carrefour des « discours », des domaines, scientifique et artistique et d’autres encore. Il se trouve à ce carrefour non seulement parce que notre geste scientifique l’y place mais aussi et d’abord, comme nous l’avons déjà suggéré, parce qu’il s’y est lui-même placé par sa pratique. À ce titre, il constitue donc un objet privilégié pour une approche scientifique interdisciplinaire telle que nous la tentons ici.

Disciplines, domaines, sciences, arts : transformation des relations

3 Esquissons, en préambule, le champ dans lequel Haeckel se situe : le champ des relations entre les différents domaines et des relations entre les différentes disciplines scientifiques. Ces relations se transforment profondément tout au long du XIXe siècle. Il ne s’agit pas d’en peindre ici le développement dans son ordre chronologique, mais d’indiquer, pour ainsi dire, les lignes de force de ce champ, d’en montrer les tendances en soulignant quelques éléments marquants. Rappelons d’abord que la forme et le partage des disciplines telles que les connaissent nos universités d’aujourd’hui sont un produit du XIXe siècle. Quelques-unes de ces disciplines sont nées dans ces années, comme la biologie, par exemple, en transformant et en regroupant d’anciennes

Arts et Savoirs, 9 | 2018 6

disciplines dans un long processus d’institutionnalisation. C’est aussi au cours de cette transformation que l’on comprend de plus en plus les sciences naturelles et les sciences humaines comme divergentes voire opposées : le nom de Wilhelm Dilthey suffit pour évoquer cette situation5.

4 Si l’organisation disciplinaire du savoir est en mouvement en ces années, il faut dire que Haeckel participe activement à ce mouvement, souvent en brouillant les frontières entre les disciplines et les institutions académiques. Après des études de médecine, Haeckel se tourna vers les sciences naturelles, et il enseigna l’anatomie comparée puis la zoologie à l’université de Iéna. Or, la zoologie était alors enseignée par la faculté de Philosophie. Sans surestimer ce fait, héritage de la structure traditionnelle de l’université, il éclaire quand même bien notre problématique en rappelant que la structure institutionnelle conditionne les relations que les disciplines peuvent entretenir entre elles à une époque donnée et dans un pays donné. L’enseignement que reçut et que dispensa Haeckel nous conduit à remettre en question nos conceptions du partage disciplinaire, à nous interroger, par exemple, sur les relations qu’entretiennent la biologie et la philosophie et à réfléchir sur ce qu’est une question biologique et ce qu’est une question philosophique. Et tout cela est encore compliqué par le fait que, la plupart du temps, Haeckel ne s’adresse pas seulement – ou même pas principalement – à un public universitaire, académique et spécialisé, mais aussi à un public plus large : il se considère autant comme chercheur aux frontières du savoir que comme vulgarisateur.

5 Pour compléter ce tableau, il faut rappeler qu’au cours du XIXe siècle – en parallèle, plus précisément, d’une professionnalisation croissante –, sont érigées des frontières entre les sciences et les arts ; des frontières que la littérature cherche à rendre de nouveau perméables, comme en témoigne, par exemple, le roman naturaliste. L’usage de la fiction fait nettement apparaître ces frontières. Même un positiviste comtien ne nierait probablement pas le rôle de l’imagination dans la recherche scientifique. Mais il ferait une différence nette entre la spéculation scientifique et la fiction poétique. Il y a, à l’époque, même des auteurs littéraires qui confirment cette différence : Goethe, par exemple, qui se voyait comme poète tout autant que comme naturaliste. Déjà en 1787, il écrit à Herder que le modèle de la « Urpflanze », de la « plante primitive » ou « originelle », qu’il élabore opère dans le cadre de la vérité scientifique : de cet idéal- type peuvent être déduites toutes les plantes réelles et possibles. Il ne donne donc pas des plantes, écrit-il, qui ne seraient que les simples « apparences et les ombres d’une imagination artistique ou poétique » („malerische oder dichterische Schatten und Scheine“) mais des résultats doués d’une « vérité et nécessité intime » („innerliche Wahrheit und Notwendigkeit“)6. Si Haeckel a un goût prononcé pour la spéculation, il lui attribua toujours une telle « vérité et nécessité intime ».

Les disciplines et les domaines concernés

6 Il serait impossible de rappeler brièvement les différents éléments de l’œuvre de Haeckel et les formes que prit son action scientifique, philosophique et militante. On fera toutefois allusion aux différentes disciplines et domaines auxquels cette œuvre touche en passant en revue l’état de la recherche sur Haeckel. Les travaux ne manquent pas, surtout dans le monde anglophone et dans une moindre mesure en Allemagne, qui mettent en évidence, depuis une vingtaine d’années, l’importance de cette figure

Arts et Savoirs, 9 | 2018 7

intellectuelle dans différents domaines. Mais en France aussi – où ce numéro de la revue Arts et Savoirs a l’ambition de combler une relative lacune – quelques travaux remarquables contribuèrent à la connaissance de Haeckel. Ainsi, Yvette Conry fut l’une des premières en France à consacrer quelques pages à Haeckel, lui donnant sa place dans la diffusion du darwinisme en France pour laquelle il joua en effet un grand rôle7. Et Jacques Roger, précisant notamment en quoi le déterminisme biologique haeckelien différait de la théorie darwinienne et se trouvait plus en continuité avec le lamarckisme, exposa les raisons du bon accueil que les Français firent à Haeckel8. L’article qui lui est consacré dans le Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution9 donne la mesure de son audience, précise la spécificité de ses théories et mesure ses divergences par rapport aux théories de Darwin. On trouve aussi des informations sur ce que Haeckel doit à Lamarck et à Étienne Serres dans l’ouvrage de Cédric Grimoult10. On connaît l’importance de son mentor berlinois, l’anatomiste et physiologue Johannes Peter Müller11 qui l’orienta également vers l’anatomie comparée et vers la biologie marine, et sans doute Haeckel fut-il, comme nous l’avons déjà dit, le principal porte- parole du darwinisme en Allemagne12.

7 Dans la perspective de l’histoire internationale des sciences, Haeckel occupe une place importante dans l’évolution de la systématique13. Il a produit de nombreux arbres phylogénétiques remarquables par leurs innovations scientifiques mais aussi par leur esthétique14. Sa Generelle Morphologie (1866) fut longtemps admirée comme une œuvre importante qui renouvela les idées en morphologie15. Il a développé et diffusé le concept de récapitulation peut-être plus qu’aucun autre scientifique16. Pourtant, malgré l’abondante production de concepts, de discours et d’images de son vivant, la postérité le juge sévèrement : Stephen Jay Gould évalue à peu de chose sa contribution à la théorie de l’évolution17 et Nick Hopwood – qui y revient dans ce volume – explique pourquoi ses théorèmes sont à la fois très diffusés et très contestés18. Mais c’est peut- être en dehors de la morphologie et de l’embryologie que son influence s’étendit le plus, notamment dans le domaine de l’anthropologie19 ou de l’écologie20 – terme que Haeckel lui-même a forgé. Et l’on trouve aussi des linguistes qui cherchèrent à s’inspirer de sa pensée, tout comme Haeckel s’inspira de la linguistique21.

8 Outre les sciences du vivant, c’est sans doute dans le domaine philosophique que la réception de Haeckel a été la plus importante et la plus controversée. – Nous parlons de « domaine » philosophique, car Haeckel n’a guère trouvé d’écho dans la philosophie en tant que discipline universitaire22. C’est plutôt dans le vaste champ hétérogène des essais sur la conception du monde (Weltanschauungsliteratur) que Haeckel a été influent et qu’il a opéré lui-même, par exemple avec son livre Die Welträtsel23 (Les Énigmes de l’univers), véritable « bible du monisme » haeckelien.24

9 La « Weltanschauung » moniste de Haeckel, ancrée dans ses travaux scientifiques mais prenant progressivement son autonomie, généralement reçue comme un matérialisme athée agressif, a suscité des réactions de défense mais aussi des prolongements dans le contexte des débats philosophiques entre spiritualistes et matérialistes25. Le monisme ayant constitué un mouvement « philosophique » à part entière, dont Haeckel était le principal animateur, son histoire a pu être étudiée à la fois sous l’angle proprement philosophique des concepts mais aussi par l’histoire culturelle comme expression d’une époque26. L’essai que lui a consacré Mario Di Gregorio montre particulièrement comment cette philosophie s’ancre dans la vie de Haeckel en même temps que dans

Arts et Savoirs, 9 | 2018 8

l’histoire des sciences, mais la met aussi en résonance avec l’histoire culturelle dans son ensemble27.

10 Si le monisme de Haeckel fut un grand sujet de controverse déjà de son vivant, le point le plus inacceptable de sa pensée est sa théorie raciale ainsi que ses idées eugénistes28. Si certains ont pu insister sur la responsabilité intellectuelle de Haeckel, parmi d’autres savants, dans l’élaboration du programme nazi29, d’autres l’ont relativisée : sans nier qu’il fût clairement raciste et soutînt l’idée que certaines « races » humaines fussent inférieures à d’autres, il fallait noter en effet que la plupart des nazis disqualifièrent rapidement Haeckel et sa philosophie30. Par ailleurs, si ses propos eugénistes choquent à bon droit, ils ne sont pas au cœur de son œuvre et n’offrent donc pas un axe de lecture à part entière de la pensée haeckelienne.

11 Bien moins controversé, son rôle dans l’histoire des arts a été étudié pour l’importante influence qu’il eut sur l’Art nouveau, au point qu’on a pu parler à son propos d’esthétique évolutionniste. Ses propres dessins, en particulier ceux des radiolaires et des méduses, trouvent aussi leur place dans l’histoire des arts31. Mais il reste sans doute beaucoup à dire sur le sujet, par exemple sur l’écho que put avoir L’Âme des cristaux dans l’expressionnisme allemand32.

12 Haeckel a ainsi suscité des études dans de nombreux champs disciplinaires montrant la diversité des aspects de son travail et justifiant qu’il ne saurait être compris dans le cadre d’une seule discipline. Cette dimension pluridisciplinaire repose sur une transdisciplinarité que l’on pourrait dire interne, c’est-à-dire le fait que Haeckel lui- même concevait son activité comme intrinsèquement plurielle, bien qu’unifiée par son identité d’homme de science. À la fois biologiste, vulgarisateur, dessinateur, philosophe et intellectuel engagé, il a fait de l’évolutionnisme la raison et la matrice d’une pensée et d’une pratique transdisciplinaire.

Un modèle de « transdisciplinarité »

13 Ernst Haeckel publie en 1868 le cycle de cours qu’il a donnés sur l’évolutionnisme et qui ont connu une très grande audience en Allemagne et au-delà33. La traduction française de 1874 fait aussi grand bruit, sans doute plus encore que les textes de Darwin eux- mêmes34. Dès les premières phrases de ce livre, Haeckel fait entrevoir la dimension transdisciplinaire de son travail en affirmant que l’évolutionnisme ne se cantonne pas aux sciences du vivant : La théorie d’histoire naturelle exposée dans cet ouvrage [De l’origine des espèces de Darwin], cette théorie, que l’on désigne habituellement par la brève dénomination de théorie darwinienne ou darwinisme, est simplement un petit fragment d’une doctrine bien plus compréhensive, je veux dire de la théorie universelle de l’évolution, dont l’immense importance embrasse le domaine tout entier des connaissances humaines.35

14 Cette visée universelle, donc transdisciplinaire, de l’évolutionnisme se précise encore sous la plume de son traducteur et interprète français, Jules Soury, bien que sous des signes culturels différents. En 1880, Soury préface deux ouvrages de Haeckel, qu’il réunit sous le titre Essais de psychologie cellulaire. La première phrase de sa préface dit bien l’ambition et la portée de ce texte : « C’est sur la théorie cellulaire […] que reposent, avec l’anatomie, la physiologie et la pathologie modernes, la psychologie et la sociologie, simples provinces de la biologie36. » En reflétant l’idée comtienne de la

Arts et Savoirs, 9 | 2018 9

pyramide positiviste des sciences, la biologie jouirait ainsi d’une hégémonie sur toutes les disciplines des sciences humaines. Si Soury extrapole les idées de Haeckel, il ne les fausse pourtant pas. Au fondement de cette hégémonie de la biologie, se trouve l’idée que la dimension culturelle de l’humanité n’est pas opposée à sa dimension naturelle : la culture est le prolongement, sans solution de continuité, du développement naturel. En fait, plus qu’une continuité, dans l’optique de ces théoriciens, il s’agit même d’une identité. Soury situe donc l’entreprise de Haeckel dans le cadre général de la question épistémologique suivante : La tendance générale des sciences, qu’il s’agisse de physique, de chimie, de biologie ou de sociologie, n’est-elle pas de réduire tous les problèmes à des questions de physique moléculaire ? Les sciences biologiques n’aspirent-elles pas, elles aussi […] à un vaste système de lois fondées sur l’unité de la mécanique universelle ?37

15 Puis, après avoir cité l’idée déterministe de Laplace, Soury assène que « l’humanité pensante, on peut aujourd’hui l’affirmer, arrivera tôt ou tard à une conception purement mécanique de l’univers. »38 Selon le verbe qu’il utilise lui-même, il s’agit d’une « réduction » de tous les problèmes à des questions de physique moléculaire, c’est-à-dire d’une réduction mécanique. Cette notion de réduction évoque bien sûr la philosophie, contemporaine, de Herbert Spencer.

16 Soury, l’interprète français de Haeckel, pense donc la convergence des disciplines de manière littéralement réductionniste, jusqu’à la caricature, sous l’influence d’un fond culturel « positiviste ». Or, Haeckel, marqué par la philosophie de la nature du romantisme allemand, ne conçoit pas forcément de la même manière cette convergence. Parfois il expérimente des analogies entre les procédés des différentes disciplines – et soudain l’expérimentation bascule dans un biologisme exclusif39 ; mais il peut aussi formuler les relations entre les disciplines d’une manière moins réductrice, par exemple quand, occupé par une réflexion sur les mouvements ondulatoires et leur propagation, il écrit dans Die Perigenesis der Plastidule : Depuis dix ans, on voit grandir sans cesse, dans les sciences de la nature, un mouvement philosophique dont les vagues, pour ainsi dire, s’étendent de plus en plus loin et ont produit, dans la philosophie, un courant scientifique correspondant. 40

17 Il ne décrit donc pas un coup d’état disciplinaire venant des sciences de la nature mais plutôt une contagion réciproque ou plus exactement une propagation de plus en plus large. Cette formulation est d’autant plus remarquable qu’elle revient sous sa plume et lui sert pour développer d’autres analogies encore. C’est sur le même imaginaire qu’il conçoit la transmission héréditaire des caractères : en l’absence d’une théorie génétique, et à l’époque où se développent les travaux sur les phénomènes ondulatoires, préludant à l’enregistrement sonore et à la télégraphie sans fil, Haeckel imagine qu’une vibration intime se transmet et se transforme de génération en génération. Et les caractères des géniteurs se mélangent comme se mélangent des rythmes musicaux41.

18 De cette manière, chez Haeckel, on trouve ce que l’on pourrait appeler une pratique de transdisciplinarité. En effet, au XIXe siècle, alors que les frontières entre disciplines changent et que de nouvelles sciences voient le jour ou se développent telles que la paléontologie, l’embryologie, la chimie organique, l’anatomie comparée, le paradigme évolutionniste promeut la transposition de concepts. Il féconde de nouveaux axes de recherche en mobilisant des analogies entre différents objets et pratiques, scientifiques ou non. C’est ainsi qu’en Angleterre Spencer théorise la dépendance mutuelle et la

Arts et Savoirs, 9 | 2018 10

hiérarchie de toutes les sciences mais on peut également penser à Edgar Quinet, historien et vulgarisateur de l’évolutionnisme, qui envisage de nouvelles relations entre histoire, philosophie, sciences et arts dans le cadre de la théorie de l’évolution42. De nombreux modèles différents voient le jour, tantôt structurés par des relations d’inclusion ou de domination hiérarchique entre les sciences, tantôt par des relations caractérisées plutôt par le dialogue et l’enrichissement mutuels.

19 En ce qui concerne Haeckel, comme d’habitude, il oscille entre ces deux pôles, tantôt privilégiant le premier, tantôt s’approchant du deuxième. Sous certains aspects, ses arbres généalogiques peuvent passer pour l’emblème de l’un, ses ondes pour celui de l’autre. Tel que Soury interprète son exemple, il se situe dans le spectre du réductionnisme spencérien. Il envisage la continuité entre sciences humaines et sciences de la nature comme une modélisation des premières sur les secondes. Toutefois, nous verrons dans ce volume que le dialogue qu’instaure Haeckel avec les arts, notamment, introduit une dialectique et manifeste une sensibilité esthétique qui ne se laisse pas simplement arraisonner par une physique biologique comme le voudrait Soury.

Présentation du dossier

20 L’approche qui réunit les études de ce volume n’emprunte pas la voie du réductionnisme. Nous n’avons pas envisagé les disciplines comme inféodées les unes aux autres et devant converger dans leurs méthodes vers une interprétation unique de notre objet. Nous avons respecté les spécificités des différentes méthodes de travail et le fait que leurs conclusions ne sont ni forcément identiques ni nécessairement complémentaires. À la différence de Haeckel, notre approche n’est donc pas transdisciplinaire mais interdisciplinaire. Les différences mêmes entre les disciplines de nos collaborateurs nous intéressent car elles manifestent la pluralité de dimensions du phénomène Haeckel.

21 Ainsi, quatre articles situent tout d’abord Haeckel entre science et para-science. Le premier porte sur la vie de Haeckel vue à travers sa correspondance car des travaux d’édition récents et en cours jettent une lumière nouvelle sur le parcours du savant43. Jens Pahnke, qui est partie prenante dans le monumental projet d’édition de la correspondance de Haeckel, revient sur les années de jeunesse du savant et montre le rôle qu’a joué la botanique dans sa formation.

22 Christina Brandt ouvre ensuite la focale en situant dans leur contexte historique et discursif les idées de Haeckel sur l’hérédité et la reproduction, ce qui permet de mieux cerner sa singularité mais aussi d’apprécier dans quelle mesure il appartient à son époque. Elle montre comment Haeckel a mêlé des perspectives évolutionnaires – de Lamarck jusqu’à Darwin – à des théories de la reproduction et de la croissance et fait voir comment son discours s’est aussi enrichi de métaphores culturelles et littéraires.

23 C’est en partant de conditions de publication précises et en étudiant les vecteurs de diffusion de ses illustrations que Nick Hopwood expose les prolongements de « l’affaire des embryons » : il montre que, malgré les accusations de fraude scientifique, les images produites par Haeckel ou autour de lui ont malgré tout connu jusqu’à aujourd’hui une incroyable diffusion. Il procède en explorant les mécanismes qui déterminent le succès ou l’échec d’images, tout en se concentrant sur l’activité – en

Arts et Savoirs, 9 | 2018 11

apparence anodine – de la copie. N. Hopwood en montre les aspects créatifs et lourds de conséquences.

24 Matthias Erdbeer part du concept célèbre de la « cytopsyché » (« l’âme cellulaire ») pour analyser le style, l’écriture et les stratégies visuelles de Ernst Haeckel : Erdbeer le situe dans un champ discursif qu’il appelle l’« Ésotérisme moderne », un courant varié et flou, mais fédéré par le désir de développer une « épistémologie alternative », une « contre » et « para-science » qui ne s’oppose pas simplement aux sciences mais, en même temps, se voit comme son complément intime. Cela devient évident surtout par la terminologie idiosyncratique, « alternative », que Haeckel développa pour sa morphologie darwinienne et son monisme philosophique.

25 Plusieurs articles s’interrogent sur le rapport entre science et esthétique. En prenant d’une certaine manière la relève de Matthias Erdbeer, Henning Hufnagel analyse le rôle argumentatif joué par l’esthétique dans l’œuvre de Haeckel. Il se demande pourquoi Haeckel, qui se sert fondamentalement d’un mode d’argumentation visuel, n’a pas prévu un rôle comparable pour la littérature. Il montre que l’étude-manifeste Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie (1887) (« Les fondements scientifiques de la poésie ») de Wilhelm Bölsche, divulgateur et ami de Haeckel, peut être considéré comme l’esthétique littéraire que Haeckel n’a pas développée. Dans une deuxième contribution, Henning Hufnagel analyse deux poèmes parnassiens. Il montre comment « Le Récif de Corail » de José-Maria de Heredia et « Le Lac » de Leconte de Lisle reprennent des motifs biologiques, importants aussi dans l’œuvre de Haeckel. Mais les deux poètes leur donnent des valeurs complètement différentes.

26 Nicolas Wanlin tâche de formuler la poétique propre aux textes de Haeckel. Il examine ses affirmations sur la poésie, souvent négatives et ambivalentes, mais aussi reconnaissantes, pour ensuite analyser comment Haeckel déploie sa propre rhétorique. Il donne enfin un florilège de poèmes français qui font écho à Haeckel, constituant un petit corpus de ce qu’on pourrait appeler une poésie haeckelienne.

27 Le dernier article sur Haeckel théoricien aborde sa réception en France. L’article ferme le cercle aussi d’une deuxième manière : il revient à la correspondance de Haeckel. Laura Bossi étudie le traducteur et préfacier Jules Soury qui œuvra pour diffuser la pensée de Haeckel auquel, entre 1878 et 1914, Soury adressa trente-cinq lettres restées inédites jusqu’à maintenant. Soury donna une interprétation mécaniste, matérialiste et athée des théories de Haeckel. Il utilisa aussi les théories de l’hérédité pour justifier et propager son propre antisémitisme « scientifique » qui, par le biais de figures telles que Maurice Barrès, trouva un grand écho dans la France d’avant 1914. De cette manière, le cas de Soury fait voir aussi les aberrations auquel Haeckel se prête.

28 Ce parcours parmi les disciplines et autour de Haeckel a l’ambition de faire entrer en résonance différentes méthodes de travail, de contribuer à la connaissance d’une figure importante de l’histoire culturelle et de nourrir les études haeckeliennes dans une langue où il est encore bien moins étudié qu’en allemand ou en anglais.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 12

NOTES

1. Voir Élie Faure, Les Constructeurs, Paris, G. Crès, 1914. 2. En Allemagne, les travaux de Haeckel furent au cœur des débats dans les sciences naturelles dès sa Generelle Morphologie et en France, dès 1872 son cours inaugural de Iéna est traduit et publié par la Revue scientifique (21 décembre 1872), une monographie lui est consacrée dès 1873 (Léon Dumont, Haeckel et la théorie de l’évolution en Allemagne, Germer Baillière, 1873), en 1874, une longue et précise recension est consacrée par la Revue de Paris à Darwin et Haeckel (Jules Assézat, 21 juin 1874) tandis que la Revue scientifique rend compte des recherches sur les protistes (4 avril 1874) et en novembre 1878, c’est la Revue des Deux Mondes qui rend compte particulièrement de Haeckel (Émile Vacherot, « La vie et la matière »). Significativement, à la mort de Haeckel au lendemain de la Première Guerre Mondiale, le critique français Paul Bourget commente son œuvre comme une expression du pangermanisme : « Haeckel et le pangermanisme », L’Illustration , n° 3990, 23 août 1919, p. 146-147. Sur l’importance de Haeckel dans le débat scientifique et culturel, voir notamment Jacques Roger, « Darwin, Haeckel et les Français », Pour une histoire des sciences à part entière, « Bibliothèque des idées », Albin Michel, 1995, p. 372-393 et Yvette Conry, L’Introduction du darwinisme en France au XIXe siècle, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1974, p. 26-28. 3. L’architecte René Binet s’inspira des dessins scientifiques de Haeckel pour ses Esquisses décoratives, Paris, Librairie centrale des Beaux-Arts, ca. 1900. Sur ce point, voir notamment Rainer Willmann et Julia Voss, The Art and Science of Ernst Haeckel, Cologne, Éditions Taschen, 2017 et Fig. 1 : Photographie coloriée de la porte de l’Exposition universelle de 1900 à Paris dessinée par René Binet (coll. part. Domaine public). 4. Organisées principalement par Henning Hufnagel et Frank Jäger en juin 2015 à l’Université de Freiburg im Breisgau, puis par Nicolas Wanlin à l’École polytechnique de Paris, ces deux journées étaient intitulées „Ernst Haeckel – ein kreativer Denker am Schnittpunkt der Disziplinen“ / « Ernst Haeckel – un créateur au carrefour des disciplines ». Une première série d’articles issus de la première de ces journées a paru en allemand dans la revue Lendemains (n° cité supra). Nous les reprenons ici en français, en partie de façon modifiée et approfondie, et complétés par d’autres. 5. Dilthey fut à l’origine d’une importante controverse en théorisant la différence méthodologique et épistémologique entre les sciences de la nature et ce qu’il appela les « sciences de l’esprit ». Voir notamment Wilhelm Dilthey, Introduction à l’étude des sciences humaines. Essai sur le fondement qu’on pourrait donner à l’étude de la société et de l’histoire, trad. par Louis Sauzin, Einleitung in die Geisteswissenschaften, [1883], Paris, Presses universitaires de France, 1942 6. Johann Wolfgang Goethe, Werke. Vollständige Ausgabe letzter Hand, vol. 29, Stuttgart / Tübingen, J.G. Cotta’sche Buchhandlung, 1829, p. 45. 7. Voir Yvette Conry, L’Introduction du darwinisme en France au XIXe siècle, op. cit. et Yvette Conry dir., De Darwin au darwinisme : science et idéologie, congrès international pour le centenaire de la mort de Darwin. Paris-Chantilly 13-16 septembre 1982, Vrin, 1983. 8. Voir Jacques Roger, « Darwin, Haeckel et les Français », art. cit. 9. Voir Britta Rupp-Eisenreich, « Ernst Haeckel » dans Patrick Tort dir., Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996, vol. 3, p. 2072-2121. 10. Voir Cédric Grimoult, L’Évolution biologique en France. Une révolution scientifique, politique et culturelle, Genève, Droz, 2001. 11. Voir Laura Otis, “Ernst Haeckel’s evolving narratives”, Müller’s Lab, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 190-223.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 13

12. Voir Sander Gliboff, G. Bronn, Ernst Haeckel, and the origins of german Darwinism: a study in translation and transformation, Cambridge (Mass.), MIT press, 2008. 13. Voir Olivier C. Rieppel, Phylogenetic systematics: Haeckel to Hennig, Boca Raton (Fla.), CRC press: Taylor & Francis group, 2016. 14. Voir Theodore W. Pietsch, “The trees of Ernst Haeckel, 1866-1905”, Trees of life: a visual history of evolution, Baltimore, J. Hopkins University Press, 2012, p. 98-122. 15. Voir notamment Stéphane Schmitt, « Haeckel, un darwinien allemand ? », Comptes rendus de l’Académie des sciences. Série III, Sciences de la vie, Paris, Elsevier, 2009, n° 332, p. 110-118, qui replace Haeckel dans la tradition morphologique plutôt que dans le contexte du darwinisme. 16. Voir Paul Mengal dir., Histoire du concept de récapitulation : ontogenèse et phylogenèse en biologie et sciences humaines, Paris-Milan-Barcelone, Masson, 1993 ; Stéphane Schmitt, « La récapitulation haeckelienne ou la “loi biogénétique fondamentale” », Aux origines de la biologie moderne : L’anatomie comparée d’Aristote à la théorie de l’évolution, Paris, Belin, 2006, p. 375-379. 17. Voir Stephen Jay Gould, The Structure of Evolutionary Theory, Cambridge MA and London, The Belknap Press of Harvard University Press, 2002. 18. Voir Nick Hopwood, Haeckel’s Embryos. Images, evolution and fraud, Chicago, University of Chicago Press, 2015 : l’auteur retrace les étapes de la controverse dans laquelle Haeckel se vit reprocher d’avoir falsifié des dessins représentant les stades d’évolution d’embryons de vertébrés, puis la diffusion paradoxale, jusqu’à nos jours, tant par les partisans de l’évolutionnisme que par les créationnistes, de ces mêmes dessins. Il permet ainsi de comprendre le rôle que jouent les représentations graphiques dans la diffusion et la contestation de la théorie haeckelienne de l’évolution. 19. Voir Dirk Preuss, Uwe Hoßfeld, Olaf Breidbach, Anthropologie nach Haeckel, Stuttgart, Steiner, 2006. 20. Voir notamment Frank N. Eggerton, “Haeckel’s concept of ecology”, Roots of ecology : antiquity to Haeckel, Berkeley, University of California press, 2012 et Ariane Debourdeau, « Aux origines de la pensée écologique : Ernst Haeckel, du naturalisme à la philosophie de l’Oikos », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2016/2 (n° 44), p. 33-62. 21. Voir Ernst Haeckel, préface à Wilhelm Bleek, On the Origin of Language (New York, L.W. Schmidt, 1869), reproduite dans Konrad Koerner ed., Linguistics and evolutionary theory : three essays by August Schleicher, Ernst Haeckel and Wilhelm Bleek with an introd. by J. Peter Maher ; ed. by Konrad Koerner, Amsterdam-Philadelphia, J. Benjamins, 1983, p. iii-viii et Claude Blanckaert, « Le darwinisme et ses doubles : note sur la linguistique organiciste », Romantisme, Le Vivant, vol. 154, n° 4, 2011, p. 65-75, spécialement p. 74-75. 22. Rares auteurs à témoigner de l’influence de Haeckel en philosophie, Georg Simmel (voir à propos de ce sociologue-philosophe, par exemple, Isabel Weiss et Christian Godin (ed.), Simmel philosophe, Milan, Éditions Mimésis, 2016) et d’Eduard von Hartmann (après la publication de son livre Die Philosophie des Unbewussten, on a offert à Hartmann des chaires de philosophie à trois grandes universités, à Göttingen, Berlin et Leipzig, mais il les déclina pour garder son indépendance. Voir Jean-Claude Wolf, Eduard von Hartmann: ein Philosoph der Gründerzeit, Würzburg, Königshausen und Neumann 2006) ont eu une position problématique ; malgré le grand succès de son livre La Philosophie de l’Inconscient (Philosophie des Unbewußten), Hartmann voulut rester en marge du monde universitaire, et Simmel, d’origine juive, fut tenu à l’écart dans l’Allemagne impériale. 23. Ernst Haeckel, Die Welträtsel. Gemeinverständliche Studien über monistische Philosophie [1899]. Elfte verb. Aufl. der Hauptausg. 1919. Mit einer Einleitung von Iring Fetscher, Stuttgart, Kröner, 1984. 24. À propos des Welträtsel voir la contribution de Matthias Erdbeer au présent numéro. – « Weltanschauung », expression forgée par Kant, est un mot et un concept difficile à traduire en français – généralement le mot est rendu par « vision » ou « conception du monde ». C’est un

Arts et Savoirs, 9 | 2018 14

mot-clé du discours intellectuel allemand entre 1850 et 1920 ; il combine la prétention épistémologique à la validité universelle avec l’intuition personnelle. Comme Horst Thomé a montré dans ses contributions fondamentales, les nombreuses œuvres de « Weltanschauung » de cette époque élaborent des conceptions holistiques du monde par un amalgame de concepts métaphysiques et de savoirs scientifiques, attesté par la perspective subjective, autobiographique même. Voir Horst Thomé, « Weltanschauung », in Joachim Ritter, Karlfried Gründer, Gottfried Gabriel (éd.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, vol. 12, Basel, Schwabe, 2004, col. 453-460 ; id., „Der Blick auf das Ganze. Zum Ursprung des Konzepts ‚Weltanschauung‘ und der Weltanschauungsliteratur“, in Werner Frick et al. (éd.), Aufklärungen : Zur Literaturgeschichte der Moderne, Tübinge, Niemeyer, 2003, p. 387-401 ; id., „Weltanschauungsliteratur. Vorüberlegungen zu Funktion und Texttyp“, in Lutz Danneberg, Friedrich Vollhardt (éd.), Wissen in Literatur im 19. Jahrhundert, Tübingen, Niemeyer, 2002, p. 338-380 et aussi la contribution de Henning Hufnagel au présent numéro. 25. Parmi les premières réactions en France, voir les travaux de Jules Soury commentés dans ce numéro par Laura Bossi ainsi que la traduction et la préface de Georges Vacher de Lapouge à Ernst Haeckel, Le Monisme, lien entre la religion et la science. Profession de foi d’un naturaliste, Paris, Schleicher frères, 1897. 26. Parmi les travaux les plus récents, voir notamment David H. De Grood, Haeckel’s theory of the unity of nature. A monograph in the history of philosophy, Amsterdam, B. R. Grüner, 1982 ; Paul Ziche dir., Monismus um 1900 : Wissenschaftskultur und Weltanschauung, Berlin, VWB, Verlag für Wissenschaft und Bildung, 2000 ; Bernhard Kleeberg, Theophysis. Ernst Haeckels Philosophie des Naturganzen, Köln, Böhlau, 2005 ; Todd H. Weir, Monism. Science, philosophy, religion, and the history of a worldview, New York/Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012. 27. Voir Mario A. Di Gregorio, From here to eternity: Ernst Haeckel and scientific faith, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2005. Le « monisme » paraît une pensée toujours capable de donner à la philosophie matière à réflexion, comme le montre Laura Bossi dans son enquête sur la notion d’âme (voir Laura Bossi, Histoire naturelle de l’âme, Presses universitaires de France, 2003). 28. Voir par exemple l’ouvrage polémique d’André Pichot, La Société pure. De Darwin à Hitler, éditions Flammarion, collection « Champs », 2000. 29. Voir par exemple Daniel Gasman, The Scientific origins of National Socialism: social Darwinism in Ernst Haeckel and the German Monist League [1971], New Brunswick (N.J.), Transaction publ., 2004. 30. Voir Robert John Richards, The tragic sense of life: Ernst Haeckel and the struggle over evolutionary thought, Chicago, University of Chicago press, 2008, notamment p. 489-512 et, du même, “Ernst Haeckel’s scientific and artistic struggles” et “Haeckel’s embryos: fraud not proven”, Was Hitler a Darwinian? Disputed questions in the history of evolutionary theory, Chicago, University of Chicago press, 2013. 31. Voir notamment, parmi beaucoup d’autres travaux, Christoph Kockerbeck, Ernst Haeckels „Kunstformen der Natur“ und ihr Einfluß auf die deutsche bildende Kunst der Jahrhundertwende, Frankfurt am Main, 1986 ; Barbara Larson, « La génération symboliste et la révolution darwinienne », p. 322-341 et surtout Erika Krauβe, « L’influence de Ernst Haeckel sur l’Art nouveau », p. 342-351 dans Jean Clair dir., L’Âme au corps. Arts et sciences. 1793-1993, Paris, RMN- Gallimard-Electa, 1993 ; Erika Krauße, „Haeckel : Promorphologie und ‚evolutionistiche‘ ästhetische Theorie“ in Ève-Marie Engels dir., Die Rezeption von Evolutionstheorien im 19. Jahrhundert, Frankfurt am Main, 1995, p. 347-349 ; Irenäus Eibl-Eibesfeldt, “Ernst Haeckel. The Artist in the Scientist”, p. 19-30 et Olaf Breidbach, “Brief Instructions to Viewing Haeckel’s pictures”, p. 9-18 dans Art forms in nature: the prints of Ernst Haeckel. One hundred color plates, Munich-New York, Prestel, 1998; Marsha Morton, “From Monera to Man: Ernst Haeckel, Darwinismus, and Nineteenth-Century German Art”, p. 59-82 et notes p. 83-91 et Robert Michael Brain, “Protoplasmania: Huxley, Haeckel, and the Vibratory in Late Nineteenth- Century Science and Art”, p. 92-117 et notes p. 117-123 dans Barbara Larson et Fae Brauer dir.,

Arts et Savoirs, 9 | 2018 15

The Art of Evolution. Darwin, Darwinisms, and Visual Culture, Hanover (NH) and London, University Press of New England, 2009; Marie-Dominique Wandhammer, D’après nature: formes de Haeckel et modèles en verre des Blaschka, Strasbourg, Musées de la Ville de Strasbourg, 2015; Peter Williams dir., Ernst Haeckel: art forms from the abyss. Images from the HMS Challenger expedition, Munich-New York, Prestel, 2015. 32. Ernst Haeckel, Kristalseelen. Studien über das anorganische Leben, Leipzig, Kröner, 1917. 33. Pour la biographie de Haeckel, on dispose de l’ouvrage classique d’Erika Krauße, Ernst Haeckel, Leipzig, B.G. Teubner, 1984, ainsi que de l’essai biographique de Robert John Richards, The tragic sense of life : Ernst Haeckel and the struggle over evolutionary thought, Chicago, University of Chicago Press, 2008. L’essai de Mario Di Gregorio (op. cit.) donne lui aussi une perspective de lecture de la vie de Haeckel. 34. Flaubert juge que, dans l’Histoire naturelle de la création, le darwinisme est « exposé plus clairement que dans les livres de Darwin ». Lettre à George Sand, 3 juillet 1874, Correspondance IV, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 824. Pour la liste des chronologique des publications de Haeckel et de leurs traductions établie par Patrick Tort, voir l’article « Ernst Haeckel » dans Patrick Tort dir., Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996, vol. 3, p. 2072-2121. 35. Ernst Haeckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte. Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Entwickelungslehre im Allgemeinen und diejenige von Darwin, Goethe und Lamarck im Besonderen, über die Anwendung derselben auf den Ursprung des Menschen und andere damit zusammenhängende Grundfragen der Naturwissenschaft, 8. Aufl., Berlin, Reimer, 1889, p. 1 : „Allerdings ist die in jenem Werke dargestellte naturwissenschaftliche Theorie (gewöhnlich kurzweg die Darwin’sche Theorie oder der Darwinismus genannt) nur ein Bruchtheil einer viel umfassenderen Wissenschaft, nämlich der universalen Entwickelungs-Lehre, welche ihre unermessliche Bedeutung über das ganze Gebiet aller menschlichen Erkenntniss erstreckt.“ ; Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, trad. fr. Ch. Letourneau, Paris, Reinwald, 1874, p. 2. 36. Essais de psychologie cellulaire, traduits et préfacés par Jules Soury, Paris, Germer Baillière, 1880, p. V. 37. Ibid., p. XXVII. 38. Voir Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Paris, Courcier, 1814, p. 3 : « Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. L’esprit humain offre, dans la perfection qu’il a su donner à l’astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. » cité par Soury, op. cit., p. XXVIII. 39. Voir par exemple le passage suivant : Ernst Haeckel, Anthropogenie oder Entwickelungsgeschichte des Menschen. Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Grundzüge der menschlichen Keimes-und Stammes-Geschichte, Leipzig, Engelmann, 1874, p. 356-359, voir aussi l’analyse de ce passage dans Hufnagel, Jäger et Wanlin, „Zur Einleitung : Haeckel zwischen Differenzierung und Verschränkung der Diskurse“, op. cit., p. 9-10. 40. Ernst Haeckel, Die Perigenesis der Plastidule, Berlin, Reimer, 1876, p. 7 : „Seit einem Decennium macht sich in der Naturwissenschaft mit stetig wachsender Kraft eine philosophische Bewegung geltend, deren Wellen immer weitere Kreise erregen und im Reiche der Philosophie eine entsprechende naturwissenschaftliche Strömung erzeugt haben.“, cité d’après la traduction française, Essais de psychologie cellulaire, éd. cit., p. 1. 41. Ibid., p. 94. 42. Dans l’œuvre de Spencer, c’est le rôle des Premiers principes (1862) que d’unifier par des principes philosophiques généraux les différentes disciplines qui sont traitées dans les Principes

Arts et Savoirs, 9 | 2018 16

de psychologie (1855), Principes de biologie (1864-1867), Principes de sociologie (1876-1896) et Principes d’éthique (1879-1892). Voir Edgar Quinet, La Création, Librairie internationale, 1870 et L’Esprit nouveau, E. Dentu, 1875. 43. Voir notamment Rosemarie Nöthlich, Ernst Haeckel-Wilhelm Bölsche. Briefwechsel (1887-1919), Berlin, Verl. für Wissenschaft und Bildung, coll. « Ernst-Haeckelhaus-Studien », 2002-2006, 6 vol. ; Rosemarie Nöthlich, Heiko Weber, Uwe Hoßfeld, Olaf Breidbach, Erika Krauße, „Substanzmonismus“ und/oder „Energetik“ : Der Briefwechsel von Ernst Haeckel und Wilhelm Ostwald (1910 bis 1918) : Zum 100. Jahrestag der Gründung des Deutschen Monistenbundes, Berlin, VWB Verlag für Wissenschaft, 2006 ; Uwe Hoßfeld, Olaf Breidbach et Marianne Merkel éd., Haeckel- Korrespondenz. Übersicht über den Briefbestand des Ernst-Haeckel-Archivs, Berlin, Verlag für Wissenschaft und Bildung, coll. « Ernst-Haeckel-Haus-Studien », 2005 et le projet d’édition en cours au Haeckel-Haus de Iéna, commencé par Olaf Breidbach et actuellement dirigé par Thomas Bach, avec la collaboration de Jens Pahnke entre autres.

AUTEURS

HENNING HUFNAGEL Université de Freiburg im Breisgau/Université de Zürich

FRANK JÄGER Université de Zürich

NICOLAS WANLIN École polytechnique-LinX Paris

Arts et Savoirs, 9 | 2018 17

Des premières amours aux secondes Ernst Haeckel, de ses débuts en botanique à sa conversion à la zoologie

Jens Pahnke Traduction : Elvyre Gobert et Nicolas Wanlin

Introduction

Arts et Savoirs, 9 | 2018 18

1 Ernst Haeckel (1834-1919) ne fut pas seulement un zoologiste remarquable du XIXe siècle, renommé pour ses travaux précurseurs sur les radiolaires, les méduses et les éponges calcaires. Il fut également, par ses célèbres travaux, un ardent défenseur, aussi bien admiré que contesté, de la théorie darwinienne de l’évolution et du monisme. Avec sa Generelle Morphologie der Organismen (Morphologie générale des organismes), il retraça en 1866 l’histoire de la biologie et conçut à nouveaux frais les sciences de la vie sur des fondements évolutionnistes. Nombre de notions couramment utilisées de nos jours nous viennent de Haeckel : l’ontogénie, la phylogénie, l’écologie – pour n’en citer que trois. De 1861 à 1909, il fut professeur à l’université de Iéna où il créa l’Institut de zoologie, qui connut par la suite une renommée mondiale. Le Phyletische Museum (musée de la phylogénie) qu’il fonda en 1908 ainsi que son ancienne demeure, la Villa Medusa, sont aujourd’hui des lieux dédiés à la recherche internationale. Mais Haeckel se fit aussi connaître en tant qu’artiste. Dans les Kunstformen der Natur (1899-1904) (Formes artistiques de la nature), il exposa de façon saisissante la diversité des organismes et influença ainsi de nombreux domaines, de l’art contemporain jusqu’à l’architecture. Haeckel mariait adroitement l’art et la science, notamment au fil de ses grands voyages dont il savait tirer de captivants récits. Sa personnalité était composée de ces nombreuses facettes1.

2 L’une de ces facettes, Haeckel botaniste, n’est que rarement évoquée par les commentateurs. Il a pourtant lui-même dit de la botanique qu’elle était son premier amour. La zoologie ne constituait ainsi que sa deuxième passion, mais elle sut le détourner de la scientia amabilis grâce au nouvel engouement que favorisa Johannes Müller2.

3 Enfant, Haeckel montrait déjà un intérêt prononcé pour les plantes. Tout au long de sa scolarité à Mersebourg de 1840 à 1852 sous l’égide de ses professeurs, au sein de son cercle d’amis, et enfin sous l’influence des œuvres de Matthias Jakob Schleiden et d’Alexander von Humboldt, une grande passion pour la botanique se développa chez Haeckel, au point qu’il voulut en faire son métier et poursuivre ses études avec Schleiden à Iéna. Pendant ses études de médecine à Wurtzbourg et à Berlin, de 1852 à 1854, son intérêt se tourna vers la zoologie. Pour quelles raisons le si enthousiaste « homme des plantes » („Pflanzenmenschen“) – ainsi que le surnommaient ses parents – n’est-il pas devenu le botaniste Ernst Haeckel ? Pourquoi s’orienta-t-il vers la zoologie, son deuxième amour ? Et quelle place accorder, dans sa vie et son œuvre, à ses études botaniques ? Jusqu’à présent, ces questions ont à peine été traitées. On peut toutefois trouver quelques éléments de réponse sous la propre plume de Haeckel, puisqu’il qualifiait ses débuts en botanique « d’études infantiles » et laisse ainsi l’impression qu’il s’agissait simplement des premiers pas d’un jeune garçon versé dans l’histoire naturelle. Les études botaniques de Haeckel eurent en réalité une portée bien plus importante que ce qui a été admis jusqu’à présent.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 19

4 Heinrich Schmidt3 et Georg Hecht 4 sont les seuls à s’être intéressés de plus près au botaniste Haeckel. Tandis que Schmidt s’est appuyé en grande partie sur les dernières esquisses autobiographiques inédites de Haeckel (Lebenswege Ernst Haeckels5), Hecht a exploité pour son étude sur le voyage de 1852 à Teplice la correspondance, les journaux et les herbiers de Haeckel6. Grâce au projet « Ernst Haeckel (1843-1919) : édition de la correspondance », les lettres envoyées par Haeckel et adressées à lui sont, depuis 2013, en cours de retranscription et de publication dans leur intégralité7. Elles permettent d’avoir un aperçu de ses travaux de collecte, de ses excursions, des lieux de découverte des plantes, de ses études botaniques à Berlin et à Wurtzbourg ainsi que de son intérêt progressif pour la zoologie. Ses carnets de voyage inédits et ses journaux permettent à Schmidt et Hecht d’affirmer que Haeckel était bien plus qu’un simple botaniste amateur. Un herbier aussi important – dont Schmidt estima le nombre de plantes à 12 0008 – ne saurait être qualifié « d’études botaniques infantiles ».

5 Ce qui suit est un résumé du déroulement des études botaniques de Haeckel entre 1840 et 1854 qui expose et questionne les raisons de son intérêt pour la zoologie. Pour cela, on donnera la parole à Haeckel lui-même, autant que possible, sous forme d’extraits de sa correspondance et de ses journaux. Ce regard posé sur ses études botaniques offrira un aperçu d’une facette presque délaissée de sa biographie qui a pourtant influencé ses autres travaux.

Les études botaniques « infantiles » à Mersebourg

6 Ernst Haeckel naquit le 19 février 1834 à Potsdam, mais sa famille9 déménagea très vite, en 1835, à Mersebourg où son père Carl Gottlob Haeckel avait un emploi d’administrateur civil. Sa rencontre avec la botanique se produisit dès la petite enfance, à l’âge de six ans, et occupa chez lui une place déterminante jusqu’à ses vingt ans. Dans cette famille plutôt libérale, l’instruction était d’une importance majeure. Avant que Haeckel n’intègre l’école publique, sa mère Charlotte lui avait déjà appris à lire et à écrire. Sa rencontre avec Karl Gude10 fut alors décisive : Cet homme pur et prodigieux était un simple instituteur qui ne jouissait d’aucune formation universitaire mais qui avait tâché, autant que possible, de pallier ce manque en étant un habile autodidacte, notamment dans le domaine des sciences naturelles. À cet égard, je lui dois une immense reconnaissance, puisqu’il fut le premier à m’initier avec un esprit profond, bienveillant et singulier aux études auxquelles j’allais dédier ma vie : les sciences naturelles dans leur ensemble et tout particulièrement la botanique.11

7 Professeur particulier de Haeckel, dès ses six ans, il cultiva ses compétences en calcul. Mais très vite son enseignement alla bien au-delà des mathématiques. En effet, il encourageait systématiquement l’intérêt de Haeckel pour la nature et enseigna à son jeune élève, dès l’âge de huit ans, à identifier et à disséquer les plantes. Enfin ils réalisèrent ensemble, au fil de nombreuses excursions en pleine nature, son premier herbier12.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 20

Fig. 1

Figure de gauche : Karl Gude (1814-1898) photographié par le frère Ochs (à Magdebourg), en 1860 ; Figure de droite : Ernst Haeckel (à gauche) avec son frère Karl (à droite) À Mersebourg en 1849 Archives Ernst Haeckel à Iéna, désormais AEHI

8 Haeckel ne s’arrêta pas à ses petites « études botaniques infantiles » et continua à travailler sous la houlette de Gude sur la systématique des plantes. La botanique prévalait désormais sur tous les autres centres d’intérêt de ma prime jeunesse : je procédais à la récolte et au séchage des plantes locales ainsi qu’à leur classement systématique dans un herbier riche et varié. Au début, j’utilisai le petit ouvrage de Kittel pour m’aider à la classification, plus tard je m’appuyai davantage sur le Cürie ainsi que sur la Flora Deutschlands de Koch.13

9 Leurs expéditions eurent une grande importance dans le cadre de ce programme d’étude. En 1845, ils firent tous les deux un voyage dans le Harz, où ils logèrent chez les parents de Gude, pour y faire de grandes excursions consacrées à l’histoire naturelle14. À côté de l’incontournable récolte de plantes, la géographie et l’histoire du pays étaient étudiées et Haeckel affuta sa manière d’observer les paysages. Une autre passion fut également très tôt encouragée : le dessin. Sous l’instruction de son professeur de dessin, Oscar Naumann15, Haeckel développa une aptitude surprenante à reproduire paysages et objets. L’écolier Haeckel avait déjà un intérêt certain, et qui avait été fortement attisé, pour l’histoire naturelle, les voyages et l’art.

L’« homme des plantes » („Pflanzenmensch“)

10 Après son entrée au Domgymnasium (lycée de la cathédrale) de Mersebourg au printemps 1843, Haeckel étudia les plantes avec encore plus d’ardeur. Il trouva d’ailleurs un nouveau soutien auprès d’un de ses professeurs : Otto Gandtner16. Gandtner cultiva le goût de Haeckel pour les plantes et entreprit de faire des randonnées botaniques avec lui et d’autres élèves qui s’y intéressaient également. Haeckel put partager sa passion pour la botanique jusqu’à la fin de sa scolarité avec trois camarades : Ernst Weiss, Victor Weber et Wilhelm Hetzer17. Ensemble, ils formaient le « trèfle botanique » („Botanische Kleeblatt“), ils partaient tous les trois en excursion pour trouver des plantes rares et s’échangeaient certaines espèces.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 21

Fig. 2a

Victor Weber, lettre à Ernst Haeckel du 6 juillet 1852. Avec les dessins de Weber en souvenir de leurs excursions botaniques, AEHI, cote A 16209 AEHI

Fig. 2b

„Salziger See 27/6 1852“, Weber (à gauche) avec Haeckel (à droite) en excursion

Arts et Savoirs, 9 | 2018 22

Fig. 2c

„Edersleben 14/7 1851“, Weber (à gauche) et Haeckel (à droite) lors d’une halte

11 Une lettre de Victor Weber18 à Ernst Haeckel, retranscrivant certains événements de l’été 1851 sous forme de dessins, donne un aperçu de ce à quoi pouvaient ressembler les excursions botaniques de Haeckel. On peut les voir tous deux équipés de boîtes et de presses de botanistes et de petites bêches pour déterrer les plantes. Les randonnées n’étaient pas de tout repos. On peut notamment voir Haeckel s’occuper de ses pieds couverts d’ampoules ouvertes lors d’une halte (Fig. 2c). Empruntant des voies impraticables, ils y laissèrent des lambeaux de vêtements ! Les excursions n’étaient pas seulement dédiées à la récolte des plantes mais laissaient également place à l’aventure. Les botanistes en herbe pouvaient ainsi faire eux-mêmes l’expérience de ce qu’ils avaient pu lire dans les carnets de voyage de Darwin et de Humboldt. Haeckel réunit une centaine de plantes dans un herbier spécial, le Memorial-Herbarium19, qui demeura comme un souvenir de ce dernier été de ses années de lycée. Mais ses connaissances de la flore locale constituaient également pour lui un point d’entrée dans la littérature spécialisée. Il put ainsi transmettre à August Garcke la localisation de quelques espèces rares de la flore locale. Par la suite, Haeckel resta toujours en contact avec Garcke pour échanger sur les plantes de son herbier20. Ludwig Finsterbush21, un des plus proches amis d’enfance de Haeckel, a également souligné la valeur de cet herbier : « Un lycéen de Mersebourg n’avait certainement encore jamais constitué un tel herbier, exceptionnel aussi bien du point de vue qualitatif que quantitatif. »22 Pour faire cela dans les règles de l’art, Haeckel constitua même un herbier annexe, puisqu’il lui était parfois difficile de classer les plantes singulières de la « bonne manière »23. À ce sujet, Haeckel écrivit ceci :

Arts et Savoirs, 9 | 2018 23

Pendant toute ma scolarité, l’élaboration de mon herbier se trouva au tout premier plan de mes intérêts et absorba la plus grande partie de mon temps libre, si bien que je voudrais dire quelques mots sur les bénéfices de cette pratique, d’autant plus que plus tard j’ai souvent blâmé certains aspects de l’herbier botanique.24

12 La botanique occupait presque tout le temps libre dont disposait Haeckel après l’école. Après ses excursions, il rentrait souvent épuisé à la maison, mais il s’occupait alors de ses plantes pendant des heures et les observait au microscope. Ce n’est pas sans inquiétude que ses parents regardaient le zèle de leur fils se transformer en réel fanatisme. Il en résultait d’ailleurs régulièrement quelques tensions, particulièrement entre Haeckel et son père, parce que ce dernier ne voyait pas dans l’étude de la botanique les fondements vraiment solides pour une profession future qui lui permettrait de gagner sa vie convenablement. Néanmoins, consacrer autant de temps aux plantes avait aussi des côtés positifs. En effet, en travaillant sur son herbier, il développait des facultés particulières telles que l’observation minutieuse et la dissection des plantes, il apprenait une terminologie spécifique et la classification dans un système. C’est finalement à cet entraînement quotidien que Haeckel dut ses capacités d’observation si phénoménales et son sens du détail mis en œuvre dans ses travaux ultérieurs. Enfin, la « récolte de foin », comme Haeckel la nommait, recélait en plus d’une grande valeur esthétique, une beauté que les plantes ne montrent pas, une valeur sentimentale. Ses plantes séchées constituent, au même titre que ses lettres et ses journaux, d’importants jalons de sa biographie : Tant de beaux souvenirs, s’étalant sur un demi-siècle, sont liés à cette « récolte de foin ». […] Cette cueillette de fleurs et cette collection d’herbes témoignent d’un attrait et d’un foisonnement d’idées des plus variées comme il ne peut peut-être en résulter d’aucun autre exercice.25

Fig. 3a

Victor Weber, lettre à Ernst Haeckel du 6 Juillet 1852, « 1/7 1851 Gymnadenia odoratissima ! Sens-tu quelque chose ? ? ! », AEHI, cote A 16209 AEHI

Arts et Savoirs, 9 | 2018 24

Fig. 3b

Orchis Odorant, Gymnadenia odoratissima L. (Rich) © Wikimedia Commons, BerndH 2010

Arts et Savoirs, 9 | 2018 25

Fig. 3c

Feuillet n° 95 de l’herbier: Ernst Haeckel, Memorial-Herbarium, Centuria plantarum Thuringiacarum anno 1851 p. Cn. Collecta et secundum systema Linnaei sexuele distributa ab Ernesto Haeckel, AEHI, cote E 2 : « 95. Orchidea. XX. Gymnadenia odoratissima Richard. Orchis o : L. Hab. In pratis humidis entre Kl. Liebenau et Kl. Dölzig à Bienitz près de Halle. Juin 1851. H. », AEHI, cote E 2 AEHI

L’influence de Humboldt et de Schleiden

13 La dimension esthétique de la botanique avait déjà résolument imprégné le jeune Haeckel. La lecture de Die Pflanze und ihr Leben26 ( La Plante et sa vie) de Matthias Schleiden constitua notamment une expérience littéraire intense pour Haeckel, et fit d’ailleurs l’objet de deux sujets de rédaction : Der ästhetische Einfluß norddeutscher Pflanzenformationen auf den Character der Landschaft [L’influence esthétique des formations végétales du nord de l’Allemagne sur le caractère du paysage] et Föhre, Tanne und Knieholz [Pin, sapin et bois tordu] 27. Il rédigea le premier devoir en janvier 1852 alors qu’il était pris d’un fort accès de rhumatisme articulaire. En ces temps terribles, mon unique délassement résidait dans la rédaction d’un devoir d’allemand sur l’influence des formations végétales de l’Allemagne sur le caractère du paysage, que j’effectuais avec le plus grand plaisir, et pour lequel j’étudiais l’Ästhetik der Pflanzen (L’Esthétique des plantes) de Schleiden et les Ideen zu einer Physiognomik der Gewächse (Idées pour une physionomie des plantes) de Humboldt. 28

14 La dissertation fit aussi l’objet d’un exposé au premier semestre à Berlin devant ses confrères étudiants du Cercle des Sciences Naturelles (Naturwissenschaftlichen Kränzchen). Haeckel envisagea également d’en faire l’exposé à Wurtzbourg, puisque le sujet lui tenait vraiment à cœur. Les Tableaux de la nature (Ansichten der Natur)

Arts et Savoirs, 9 | 2018 26

d’Alexander von Humboldt29 amenèrent Haeckel à s’intéresser à l’esthétique et cela se révèle non seulement dans la forme de ses lettres mais également dans l’aspiration à l’harmonie qui se dégage du contenu de ses lettres, de ses carnets et, en grande partie, de ses dessins et de ses herbiers. Haeckel se saisit alors de l’exigence de Humboldt concernant la représentation conforme à la nature des plantes et s’essaya à ses premières études détaillées des arbres ainsi qu’aux descriptions littéraires de plantes singulières (par exemple, le sabot de vénus). Jeune peintre paysagiste, Haeckel suivit, en outre, l’invitation de Schleiden et de Humboldt à représenter la physionomie des plantes non seulement dans leur forme spécifique, mais également au sein de leur formation végétale30. Ainsi, Humboldt m’offrit la liste et la description de telles formations végétales qui constituent rien moins que les bases théoriques et pratiques de la physionomie végétale dont j’ai parlé et qui en fournissent la preuve pratique. En sont exclues les seules formes tropicales, dans lesquelles la puissante Nature n’a guère été altérée par la main de l’homme et se distingue de loin de toutes les autres par son abondance, sa magnificence et sa diversité.31

15 Haeckel entreprit alors de décrire les formations végétales de l’Allemagne du Nord d’après les exigences de Humboldt et de Schleiden. C’est ainsi qu’il jeta les fondements de son esthétique botanique auxquels il allait rester fidèle jusqu’à la fin de sa vie et grâce auxquels la zoologie allait aussi l’intéresser, par la suite, en particulier dans ses derniers récits de voyage, comme ses Lettres d’un voyageur dans l’Inde (Indische Reisebriefe)32.

Fig. 4

Ernst Haeckel, 20 Zeichnungen (Landschaften, Baumstudien) in Bleistift von Ernst Haeckel (Gymnasiast in Merseburg), AEHI, fol. 11 AEHI

Arts et Savoirs, 9 | 2018 27

16 Schleiden, en particulier, devint un inspirateur scientifique pour Haeckel. En 1850, la botanique était en voie de transformation. D’une science de la collecte et de la description pure, elle évoluait vers une discipline qui jouissait particulièrement de l’utilisation du microscope et des nouvelles connaissances empiriques. La botanique ne relevait, d’après Schleiden, ni d’une science inductive, ni d’une simple collection, et encore moins de la spéculation.33 Le 8 février 1851, Haeckel reçut en cadeau de la part de ses parents un microscope achromatique moderne. Il commença alors à passer toutes les plantes au microscope. Il était alors bien conscient de l’ironie avec laquelle sa « récolte de foin » entrait en contradiction avec les exigences de Schleiden. Il nota ainsi sur la couverture de son exemplaire du Synopsis der Deutschen und Schweizer Flora de Koch, deux devises opposées : Devise : « Le botaniste n’est pas un colporteur de noms barbares = latins, il n’est pas un homme qui cueille des fleurs, qui les nomme, les sèche et les enroule dans du papier, mais il élève toute sa sagesse dans la disposition et la classification de ces herbes collectionnées artificiellement. » Schleiden. [et] Contre-devise : « Je cueille des fleurs et je ramasse du foin : Les gens appellent cela de la botanique, Mais j’ai un autre nom pour cela : timidité. » Chamisso.34

Fig. 5

Citations de Schleiden et Chamisso dans l’exemplaire de Haeckel du Synopsis der Deutschen und Schweizer Flora de Koch AEHI

17 À partir du mois d’octobre 1851, Haeckel se vit confronté à des changements radicaux. Ses parents quittèrent leur demeure de Mersebourg et déménagèrent à Berlin. Haeckel resta en pension chez la famille Osterwald pour préparer son Abitur (baccalauréat). Bien que logé avec la famille de son professeur et trois camarades de chambre, le sensible Haeckel souffrait de la séparation d’avec ses parents. Il ne put les revoir qu’à Noël. Comme cadeau de Noël, il reçut le Pflanzenreich35 de Petermann qu’il coloria au cours des semaines qui suivirent. Un gonflement douloureux au genou droit, qui fut diagnostiqué par la suite comme la conséquence de son rhumatisme articulaire chronique, lui causa quelques problèmes après son retour de Berlin. Haeckel fut contraint de manquer les cours. Grâce à un traitement médical il put retourner en classe sept jours plus tard et finir de passer son Abitur le 12 mars avec les examens oraux. Le 13 mars, il retourna chez ses parents à Berlin et, fatigué par ses examens et impatient de reprendre ses études de botanique, il consacra son temps à

Arts et Savoirs, 9 | 2018 28

colorier le Pflanzenreich de Petermann, passer au microscope des préparations, lire Schleiden, Örsted, etc., en bref, m’adonner à toutes mes occupations préférées, librement et sans soucis ! Beatus ille, qui– !36

18 En 1852, Haeckel loua un logement à Iéna pour le semestre d’été. Rien ne semblait plus entraver l’étude tant attendue qu’il voulait faire de Schleiden. Toutefois ses douleurs au genou réapparurent et il fut alors contraint d’abandonner ses projets à Iéna, pourtant désirés depuis si longtemps, et dut rester à Berlin.

Le premier semestre à Berlin en 1852

19 Le 24 avril 1852, il s’inscrivit à l’Université Friedrich Wilhelms à Berlin en tant que « studiosus medicinae et naturae ». Son choix d’étudier la médecine répondait aux souhaits les plus ardents de son père. Mais en cédant effectivement aux désirs de son père et en renonçant à ses projets personnels, Haeckel plongea dans une profonde mélancolie. Le 30 mai 1852 il écrivit de nouveau dans son journal : Ce n’est qu’aujourd’hui, dimanche de Pentecôte, que j’ai retrouvé le courage, la force et l’envie de continuer ce journal interrompu ; après avoir enfin surmonté la douleur de voir anéanti tout espoir d’étudier avec Schleiden à Iéna (surtout pour les sciences naturelles), espoir pourtant caressé depuis des années. Pour autant, je n’admets toujours pas complètement la nécessité de rester à Berlin au sein de la (pourtant si chaleureuse) maison familiale (Schifferstrasse 6), où je ne trouve qu’une tranquillité apathique.37

20 Pendant ces premières semaines à Berlin, il dut prendre soin de sa santé et ne put prendre part aux cours que petit à petit. Néanmoins, la perspective d’étudier les sciences naturelles n’était pas, comme se l’imaginait Haeckel lors de ses périodes de doute, réduite à néant. En effet, les études de médecine exigeaient la participation à des cours de sciences naturelles. Haeckel assistait alors, parallèlement aux cours de chimie, de physique et de zoologie, à des séminaires sur la botanique dispensés par Alexander von Braun.

21 Braun donnait des cours six jours par semaine de 7 à 8 heures pour les débutants qui s’initiaient aussi bien à la botanique générale que spéciale. Haeckel assistait également aux cours de « botanique systématique » de Braun, le mercredi de 4 à 5 heures. Le samedi de 4 à 5 heures, le cours pour débutants consistait en « études botaniques ». Haeckel prenait soigneusement note de ces leçons38 même si son enthousiasme restait, au début, limité : « Imagine-toi seulement qu’ici il n’y a pas une seule personne avec laquelle je puisse converser de quoi que ce soit et notamment de botanique. »39, écrivit- il à Weber. En raison de sa formation préalable, Haeckel trouvait trivial le contenu de ce cours, en outre il n’était pas en mesure d’éveiller le moindre intérêt pour la botanique chez ses condisciples, en tout cas pas comme autrefois avec ses trois camarades d’école. Seules les leçons de botanique réveillaient son enthousiasme : La leçon de botanique de samedi fut la plus intéressante. Elle s’est tenue au jardin botanique et ce fut vraiment magnifique. En outre, j’ai obtenu deux ou trois fois par semaine des plantes rares, locales et étrangères, du très joli jardin botanique de l’université auquel je me suis abonné auprès de monsieur Sauer pour 5 rl [Reichstaler] par semestre.40

22 Haeckel devint également plus proche de Braun, « qui était très aimable avec [lui] et qui retenait [son] nom car [il] avai[t] déjà fait de la botanique »41. Si Haeckel avait d’abord gardé ses distances en raison des remarques désobligeantes de Braun à l’encontre de

Arts et Savoirs, 9 | 2018 29

Schleiden, une relation plus amicale vit le jour au cours du semestre. Braun l’invitait à des événements privés où Haeckel pouvait rencontrer des botanistes et nouer des relations. Il resta en contact avec Braun durant toute sa vie, à laquelle celui-ci prit d’ailleurs part en de nombreuses circonstances.

23 Haeckel passa l’été avec ses parents à Teplice. Ce séjour dans cette station balnéaire était dû à son problème au genou. Un voyage initialement prévu dans les Alpes dut être ajourné en raison de sa santé ; Haeckel ne réalisa ce voyage qu’en 1855. Son temps libre était à nouveau entièrement consacré à la botanique. Haeckel collecta un nombre considérable de plantes à Teplice.42 De retour à Berlin, il les rangea son herbier : Durant les huit premiers jours, je ne cessai de m’occuper de mon herbier. Je dus d’abord examiner toutes les plantes que j’avais récoltées durant tout l’été pour ensuite les classer. Avec toute cette abondance de plantes, très belles et bien rangées, j’eus besoin de 12 volumes d’environ un pied d’épaisseur. […] Enfin, je rendis une nouvelle fois visite au Dr. A. Garcke, au 104 de la rue de Potsdam, qui sembla enchanté de ce que je lui communiquai sur la flore de Teplice. Il m’offrit alors certaines plantes rares de la Flora Hallensis.43

24 Bien qu’il souffrît encore de la déception provoquée par l’évanouissement de ses projets à Iéna, il put consacrer une part considérable de son temps à la botanique pendant ce premier semestre. Le semestre suivant fut consacré aux cours de médecine. Pour continuer ses études, Haeckel devait choisir entre Göttingen, Iéna et Wurtzbourg. Il se décida pour Wurtzbourg car la faculté de médecine s’y distinguait des autres par sa très bonne réputation.

1852-1853 : le premier semestre à Wurtzbourg

25 À Wurtzbourg, après les premières dissections de cadavres, Haeckel se rendit à l’évidence : la médecine ne pouvait pas devenir sa profession. Son dégoût des maladies, sa propre hypocondrie ainsi que la faiblesse de ses nerfs lui compliquèrent particulièrement la tâche en ce début de semestre. Il continua tout de même à assister aux cours d’anatomie humaine de Albert von Kölliker44 et poursuivit les dissections. Il appréhendait alors cela « du pur point de vue de l’histoire naturelle (non médicale !), en tant qu’histoire de la nature humaine »45. Sans pour autant dissiper ses doutes et ses réticences, il fut assez convaincu par la personnalité de Kölliker et par ses cours : « L’anatomie en elle-même est, comme je l’ai déjà dit, merveilleuse, – mais uniquement si l’on met de côté les pathologies et l’histoire de la maladie ! »46 Un changement de spécialité se dessinait alors. Pourquoi ne pourrait-il pas faire comme ses amis du « trèfle botanique » et étudier les sciences naturelles et les mathématiques ? Les parents de Haeckel prirent au sérieux les soucis de leur fils, mais lui recommandèrent néanmoins de poursuivre les études dans lesquelles il s’était engagé.

26 En compensation, Haeckel se tourna de nouveau vers la botanique. À l’occasion d’une conférence au sein de la Société physico-médicale, il fit la connaissance du botaniste August Schenk47 et assista alors à ses séminaires : Cette semaine ont aussi commencé les cours pratiques chez le professeur Schenk : « Études microscopiques des tissus végétaux ». Je me réjouis particulièrement de cette belle rencontre. À part moi, deux personnes seulement prennent part à ce cours, j’ai donc la chance de fréquenter un véritable botaniste de renom, ce qui était mon souhait le plus cher depuis si longtemps. Les cours ont lieu le mardi et le

Arts et Savoirs, 9 | 2018 30

jeudi, de 6 à 8 heures du soir. Nous y disposons chacun d’un beau microscope avec lequel nous pouvons observer les superbes préparations qu’il réalise. Nous les dessinons, il nous les explique et nous pouvons lui poser toutes les questions que l’on souhaite, tant qu’elles restent claires. Vous pouvez vous imaginer quelle joie cela me procure et tout ce que cela représente pour moi.48

27 Haeckel établit vite le lien avec Schenk et sa famille. Mais les rapports n’étaient pas toujours simples car Haeckel ne partageait pas les opinions politiques de Schenk, ce qui donna lieu à quelques discussions tumultueuses. Malgré leurs quelques différends, les rapports entre Schenk et Haeckel restaient cordiaux. Un soir de 1852, Schenk le présenta même à son cercle d’amis. Une lettre du 1er janvier 1853 dresse un portrait très riche en explications du rapport qu’entretenait Haeckel avec la botanique. Il y peint très clairement sa position à ses parents. Haeckel se trouvait au carrefour des disciplines : Pour autant que je puisse en juger, la médecine ne se trouve que dans un coin, cachée derrière l’arbre. « L’arbre doré de la vie » est et reste la botanique ! […] Devant lui se trouve sur la table une pile galvanique, un aimant, une pince, des lamelles, des tubes à essai, ainsi que le matériel commun à toutes les sciences naturelles. Dans le fond à gauche se trouve une perspective d’avenir effrayante, un tableau noir sur lequel est écrite une interminable formule mathématique qui reste encore à résoudre. Au premier plan, l’Atlas physique de Berghaus, qui constitue bien maintenant le tout premier plan d’Ernst Haeckel lui-même !49

Fig. 6.

Ernst Haeckel lors de son premier semestre à Wurtzbourg, lettre à ses parents du 1er janvier 1853

28 Devant le microscope se trouve un ouvrage botanique de Schleiden, une boîte de botaniste est accrochée à l’arbre, en dessous de la table sont empilés deux forts dossiers cartonnés contenant des plantes séchées. Haeckel est au microscope. Ce sont surtout les cryptogames qui mobilisaient son attention. Il empruntait des livres spécialisés de

Arts et Savoirs, 9 | 2018 31

botanique dans la bibliothèque de Schenk et ce dernier lui donna même quelques plantes rares. Avec les cryptogames, il commençait à se pencher, sous l’égide de Schenk, sur une famille de plantes qui l’intéressait non seulement par sa systématique, mais aussi par la possibilité qu’elle offrait d’être observée au microscope. Le développement des fougères et des mousses le fascinait particulièrement. Une porte s’ouvrit alors sur les questions actuelles de la botanique scientifique, comme celles que Schleiden exposait dans ses « grandes orientations » („Grundzügen“) et qui se positionnaient aux antipodes de la simple « récolte de foin ». À partir de là, Haeckel aurait pu devenir botaniste professionnel. Mais Schenk ne souhaitait pas que Haeckel s’accroche à lui. Schenk, en effet, n’avait pas l’âme d’un mentor, que ce soit sur le plan scientifique ou personnel. À côté des observations au microscope, la « récolte de foin » n’était cependant pas négligée. Haeckel écrivit fièrement à son père : Cher papa, peux-tu de nouveau déménager les meubles de ma grande pièce (je veux dire, au cas où tu l’aies utilisée) car une belle meule de foin d’un pied de diamètre va venir enrichir ma grange d’une très belle manière. La grande table retrouvera ainsi sa place dans ma grange, couverte de plantes et comblée de foin, pour mon plus grand plaisir !50

29 Haeckel restait l’incorrigible « homme des plantes » („Pflanzenmensch“). Les cours prirent fin à la mi-mars. Et à la mi-avril, il retourna de nouveau à Wurtzbourg mais non sans rendre visite à ses amis botanistes à Halle et sans entreprendre avec eux les premières excursions du printemps. Pour obtenir quelques conseils sur ses études futures, il rendit également visite au directeur du jardin botanique de Halle. Mais la rencontre entre Haeckel et Schlechtendahl51 ne fut pas des plus plaisantes : Je suis donc allé chez Schlechtendahl et n’ai pas tiré grand-chose de notre conversation, notamment sur le chapitre professionnel. Il m’a conseillé d’abandonner la botanique (puisque malgré toute la volonté du monde, je n’en aurais pas la force nécessaire) ; cependant, j’ai appris plus tard par Henkel qu’il concevait sa relation avec la jeune génération d’une manière très égoïste, qu’il ne cherchait pas à la soutenir, mais qu’il essayait au contraire de la détourner de la botanique. Je ne m’en soucie guère !52

30 À Mersebourg, Haeckel rendit visite à ses vieux amis et à ses professeurs qui eux, au contraire, le soutinrent dans les ambitions qu’il nourrissait au sujet de la botanique : Je me suis donc rendu chez Lüben, qui m’a reçu très aimablement et chez qui je suis resté plus de quatre heures, durant lesquelles nous nous sommes mutuellement confié le fond de nos pensées naturalistes et botaniques en particulier. Nous avions, en effet, les expériences de toute une année à partager ! Il pensait, comme tous les autres amis dont je parle (notamment Weiß, qui fut le premier à soutenir cela, ainsi que Osterwald et tous les autres), que je ne pourrais, à vrai dire, rien faire d’autre, mais que je ne pourrais également rien faire d’aussi bien que professor botanices ! – Ô ! Ô ! Ô ! – Ô scientia amabilis ; Quando tandem tecum in aeternum conjungas ? ! ! !53

31 Haeckel était perdu. Tandis que ses parents et son frère lui conseillaient de continuer ses études de médecine, ses vieux amis l’encourageaient à la botanique.

Le deuxième semestre 1853 à Wurtzbourg

32 Après son arrivée à Wurtzbourg, il rendit visite à un collègue de Schenk spécialisé en botanique médicinale, sans pour autant en attendre quelque chose de particulier : À 8 heures, j’étais au cours de botanique médicinale de Schenk qui à vrai dire (mises à part les belles plantes que l’on a pu y voir) m’a semblé pour le moins inutile. J’y ai

Arts et Savoirs, 9 | 2018 32

cependant poliment assisté, plus par égard pour lui que pour moi-même, car il me l’avait vaguement proposé. Je reste, tout du moins, en bons termes avec lui. Mais je n’ai vraiment pas de chance avec les cours de botanique car je n’ai encore rien entendu dont je sois vraiment content.54

33 Haeckel ne voulait pas dégrader sa relation avec Schenk, et ainsi continuer de recevoir de sa part des plantes pour son herbier, mais il renonça à suivre son cours dès la semaine suivante : Je ne me suis pas présenté, à mon grand profit et à son grand agacement, au cours de botanique médicinale de Schenk auquel j’avais assisté la semaine passée. […] Je suis donc allé voir Schenk et lui ai annoncé que la volonté de mon père, ainsi que ma propre conviction, me commandaient de devenir médecin, et que pour cela, je devais me préparer cet été. En conséquence, je ne pourrais pas m’occuper de ce fourbi de plantes inutiles, ce à quoi Schenk répondit que mon père avait bien entendu raison, mais que s’il me laissait étudier la médecine je devais donc bien étudier la botanique médicinale.55

34 Les hautes ambitions de Haeckel, ses études de médecine ainsi que la volonté de son père constituèrent des prétextes suffisants. Grâce à cela, Haeckel put se tirer d’affaire. Cependant, les véritables raisons étaient d’un ordre bien plus profond. Schenk n´était pas au niveau des attentes de Haeckel. Ses cours étaient pénibles à suivre et Haeckel était maintenant bien trop avancé dans cette discipline pour y apprendre quoi que ce soit. Après sa mauvaise humeur du début – « Je suis également tombé en disgrâce auprès de Schenk, parce que je n’ai pas eu la patience de suivre son cours ennuyeux »56 – Haeckel s’excusa et l’invita à se joindre à lui pour des excursions botaniques dans la riche nature de Wurztbourg. Haeckel passa ainsi tout l’été à collecter une fois de plus tout un « fourbi de plantes inutiles » : Dans une forêt, près d’un ruisseau, nous étions en quête de la plus belle orchidée allemande, la magnifique Cypripedium Calceolus ; et j’eus la chance de trouver deux spécimens de cette belle et rare espèce sur les quatre que nous avons pu trouver. Une très grande et unique fleur, ou deux tout au plus, trône au bout d’une fine tige feuillue. Quatre pétales, étroits et ondulés, arborent un beau violet foncé et sont disposés face à face en forme de croix (a dans le croquis). Au centre de ceux-ci vient se loger un cinquième petit pétale, le plus souvent de la forme d’une barque (c), et, en dessous de ce dernier, surgit un sixième pétale très grand (b), arborant un magnifique j’aune d’or, et qui prend la forme creuse d’un sabot ou d’une barque ventrue. C’est pour cette raison que cette splendide plante s’appelle aussi le « Sabot de Vénus » [„Frauenschuh“]. Vous pouvez à peine vous imaginer comme je me suis réjoui de cette trouvaille tant espérée.57

Arts et Savoirs, 9 | 2018 33

Fig. 7a

Sabot de Vénus, dessin de Haeckel extrait d’une lettre à ses parents du 1er juin 1853.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 34

Fig. 7b

Cypripedium calceolus L., spécimen de l’herbier de Haeckel (Herbarium Haussknecht Jena, JE 000229199) : « Dans les bois, à gauche derrière Moosbach près de Würzburg. 6/53 Hl. » ; « Cypripedium Calceolus L Waldige, lieux ombragés (peu fréquent en Allemagne) ♃. 5 – 6 ».

35 Sur le plan scientifique, Haeckel était surtout intéressé par le cours de physiologie de Kölliker qui lui offrait au moins une approche théorique de la médecine, « si bien qu’en fin de compte [il] gard[ait] quand même un peu de courage à la pensée qu[’il] deviendrai[t] medico-botanicus ou botanico-medicus, ce qu[’il] daignerai[t] rester, mais plus comme “homme des plantes” que comme “homme des hommes” »58. Néanmoins, une expérience déterminante pour lui fut un cours de Kölliker sur l’anatomie comparée qui était en réalité un cours de zoologie. Il trouva en Kölliker – tout du moins au début – un scientifique qui lui offrit beaucoup, aussi bien sur le plan personnel que professionnel et esthétique. Comme les cryptogames qui le fascinaient autrefois, ce fut au tour des animaux marins de le captiver : Ce n’est qu’aujourd’hui que je vous écris de nouveau, car les merveilleux polypes, méduses, coraux et tant d’autres, m’ont occupé toute la semaine passée, de 5 heures du matin à 10 heures du soir, et ce pour mon plus grand plaisir. Désormais, ma passion pour la zoologie qui, enfant déjà, avait attiré mon attention avant même l’histoire naturelle et qui constituait une de mes occupations préférées, s’est à nouveau vivement ranimée et m’a ouvert, grâce aux connaissances sur l’anatomie que j’ai acquises, le merveilleux chemin vers l’étude des animaux.59

36 Haeckel gardait des polypes d’eau douce dans sa chambre d’étudiant, mais ceux-ci ne constituaient alors qu’un faible ersatz des voyages en milieu marin auxquels il aspirait : Kölliker a maintenant passé en revue les étoiles de mer et les oursins, et j’ai tout à coup eu une terrible envie d’aller en mer pour observer ces magnifiques espèces et pour découvrir leurs splendides formes artistiques en milieu naturel. C’est tout de même bien autre chose que les illustrations, même si celles-ci sont très belles. D’ailleurs j’en ai déjà des centaines dans mon carnet.60

Arts et Savoirs, 9 | 2018 35

37 Cet été, il continua certes d’agrandir continument sa collection de plantes, mais son intérêt croissant pour la zoologie apparut très nettement dans ses lettres : J’ai d’ailleurs rassemblé maintenant un beau paquet de végétaux, ce qui correspond à environ quatre volumes de mon herbier, une partie provenant de la Flora Herbipolitana, une autre partie provenant du jardin botanique d’ici, et je nourris toujours des craintes quant à leur acheminement jusqu’à Berlin ! – Mais ces réjouissances botaniques sont maintenant en partie suppléées par la zoologie. Par ce biais je comprends l’anatomie comparative, laquelle est véritablement une science unique ! Nous faisons à présent d’habiles dissections d’escargots, de coquillages, etc.61

38 En juillet, sa première étude scientifique vit le jour sous la direction de Kölliker: Skizzen aus der Entwicklungsgeschichte der Maulwurfsgrille Gryllothalpa vulgaris62. Koelliker et moi sommes à présent assez proches. La semaine passée, je lui ai apporté des œufs de courtilière (Gryllotalpa) que j’avais ramassés au jardin botanique. Il m’a prié d’examiner le développement du jeune insecte dans l’œuf, et m’a, en outre, mis à disposition un microscope avec lequel je peux travailler à tout moment dans la salle d’anatomie. C’est ainsi ce qui m’occupe quelques heures chaque matin. Leur développement est extrêmement intéressant et pourrait mener à de véritables résultats ; si seulement je n’étais pas si terriblement maladroit, notamment pour les préparations !63

39 Durant les vacances, Haeckel dut une nouvelle fois s’occuper de son genou malade et partit en cure avec ses parents à Rehme en Westphalie. Le nouveau microscope64 qu’il reçut en cadeau lui procura une joie toute particulière, puisqu’il en avait depuis longtemps demandé un à ses parents. Il consacrait ainsi la majeure partie de son temps à utiliser son microscope. Loin de la mer, il examinait de nouveau des cryptogames. Aussi, lors de la visite qui suivit à Ziegenrück, Haeckel n’avait-il d’yeux que pour les cryptogames et son nouveau microscope – son « Schieck ». Ainsi quand le Dr. me trouva hier profondément absorbé dans l’étude des mousses, il transforma ainsi le verset de la Genèse : « Et Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; et il créa pour lui des Bryophyta, des Hepaticophyta et des Anthocerotophyta, et un microscope ! »65

Le troisième semestre à Wurtzbourg. Vivat Microscopia !

40 Le semestre de l’hiver 1853-1854 fut entièrement placé sous le signe de la médecine et fut consacré à un travail intense. Durant cette période, Haeckel dut mettre un peu de côté sa collection de mousses. Les cours de Virchow sur la pathologie cellulaire l’intéressaient particulièrement, mais ils ravivaient par la même occasion ses réticences passées à l’égard de la médecine. Ces cours s’articulaient souvent autour de l’obstétrique et d’essais chimiques en laboratoire. Il appréhendait avec angoisse la perspective de faire de la médecine sa profession. Il exposait de plus en plus ses doutes dans les longues lettres qu’il adressait à son père et rêvait d’une vie de voyageur avec son microscope : Combien des hommes les plus brillants pratiquent cette merveilleuse discipline ! C’est grâce à Schwann, Schleiden, Koelliker, Virchow et Schacht que la plus belle de toutes les sciences acquiert toute sa gloire. Combien des hommes les plus brillants de cette époque se livrent maintenant en tous lieux aux observations microscopiques les plus précises et les plus minutieuses !66

Arts et Savoirs, 9 | 2018 36

41 Parfois même, ces perspectives d’avenir prenaient un aspect quelque peu saugrenu : Mon unique consolation réside alors dans l’idée folle de me retirer, dans le pire des cas, avec mon microscope que je ne lâche plus, dans n’importe quelle forêt vierge de la Guyane et d’étudier la nature à ma guise.67

42 Il signa cette lettre « L’Oncle, Dr. en phil. et med. Professeur associé en Microscopie »68. Il projetait tous ses rêves sur son neveu69, tout juste né, et le voyait bientôt comme un joyeux petit garçon grandissant dans la montagne aux forêts magnifiques de Ziegenrück jusqu’à devenir étudiant en microscopie, en botanique, en anatomie animale, etc., et enfin jusqu’à devenir un naturaliste voyageur (à Borneo, à Madagascar, en Nouvelle-Guinée, au Brésil ou bien où tu voudras) […] Ceci reste mon rêve de toujours et de devoir y renoncer me coûte les plus cruels efforts. J’ose espérer que mon neveu puisse un jour remplir cette merveilleuse mission !70

43 Le jeune « professeur associé en microscopie » fit néanmoins une communication au sein du Cercle de médecine et des sciences naturelles (Medizinisch- Naturwissenschaftliches Kränzchen) de Kölliker. Il voulut d’abord présenter, comme il l’avait déjà fait à Berlin, un exposé portant sur la géographie des plantes. Puis il se décida pour un exposé sur la « reproduction des plantes cryptogames ». Haeckel emprunta à Schenk les Vergleichende Untersuchungen de Hofmeister et prépara très minutieusement sa présentation71. À l’occasion de ce travail, il redevint entièrement botaniste. Dans une longue lettre, il exposa à son père ses projets futurs de botaniste sous les tropiques. Il projetait, entre autres, d’étudier la médecine d’arrache-pied afin de trouver l’argent nécessaire pour un voyage jusqu’aux pays tropicaux en travaillant comme médecin sur les bateaux. Avec son « épouse », c’est-à-dire avec son microscope, il serait facile de survivre puisque… On trouve dans la forêt vierge de quoi se nourrir suffisamment (car un seul petit pied de bananier suffit à nourrir un seul homme) ; et en cas de besoin, je pourrais me procurer le nécessaire par quelques boniments en tant que médecin ( !), chirurgien ( ! !) et obstétricien ( ! ! !) auprès des Indiens. Je disposerais alors de quelques années pour me nourrir à satiété – ventre et esprit ! – des délicieuses faune et flore tropicales, et je tenterais ensuite de rentrer de la même manière que je serais venu, soit pour prendre une place de professeur d’université soit pour gagner, de ma plume, une maigre pitance !72

44 Les parents se rendaient progressivement compte que leur fils n’envisageait pas vraiment de devenir médecin. Cependant, finir ses études de médecine restait une condition sine qua non pour réaliser ce voyage dans les tropiques tant désiré. C’est pourquoi Haeckel continua ses études de médecine pendant le semestre d’été de 1854 à l’université de Berlin. Ce semestre eut une importance considérable, à de multiples égards, pour l’intérêt qu’il manifesta pour la zoologie.

Berlin 1854

45 Haeckel travailla beaucoup et suivit les cours afin de se préparer à l’examen intermédiaire de médecine, le tentamen philosophicum : Cet été amorça la transformation qui se produisit en moi l’hiver qui suivit. Il est vrai que le semestre d’été ne fut pas particulièrement agréable. J’étais tellement surchargé de cours (la plupart de philosophie) (chaque jour de 7 à 14 heures) que je ne disposais presque d’aucun temps libre […]73

Arts et Savoirs, 9 | 2018 37

46 Les séminaires de Johannes Müller74 l’enthousiasmaient particulièrement. En Müller il trouva enfin son mentor spirituel et scientifique. Pendant cet été à Berlin, son intérêt se tourna définitivement, sous l’influence de Müller, vers la zoologie : Il m’a apporté énormément à tous points de vue, et tout particulièrement par ses cours magistraux auxquels j’ai voué une véritable adoration (en physiologie et surtout en anatomie comparée). J’ai fait connaissance ici pour la première fois avec une figure d’autorité reconnue par tous, qui tenait dans mon estime le rang d’idéal scientifique, et dont les activités spécialisées (au Muséum, etc.) m’amenèrent à considérer pour toujours l’anatomie comparée comme ma science préférée.75

47 Haeckel suivit scrupuleusement les cours de Müller. Au muséum, il étudiait et dessinait des préparations anatomiques et entrait personnellement en contact avec Müller. Celui-ci ne fut pas seulement le nouveau mentor de Haeckel mais l’astre autour duquel gravitait toute une génération d’ambitieux scientifiques. Ainsi, Kölliker, Virchow et Gegenbaur ont soit fait leurs études auprès de Müller, soit eu avec lui une collaboration scientifique. De ce fait, Haeckel faisait partie d’un vaste réseau76. La botanique fut désormais remisée au second plan, derrière la zoologie. Cependant, Haeckel continuait de se rendre certains soirs chez Alexander Braun pour rencontrer des chercheurs et, avant tout, des explorateurs. Son objectif était, en définitive, de faire un voyage de recherche dans les tropiques, désormais à la fois en tant que zoologiste et botaniste.

Heligoland : le choix de la zoologie

48 Entre le 17 août et le 17 septembre 1854, un rêve se réalisa pour Haeckel. Avec son camarade d’étude La Valette77, il entreprit son premier voyage en mer pour l’île d’Heligoland en Mer du Nord. Ce qu’il n’avait pu observer jusqu’à présent qu’aux cours de Kölliker et de Müller ou bien dans les livres qu’il coloriait soigneusement, il l’avait là, vivant, devant ses yeux. Durant les deux premières semaines de son séjour, il récolta un grand nombre d’espèces marines. Du côté des plantes, il n’y avait sur l’île, à part les algues, que peu de découvertes à faire78. Mais la faune marine se manifestait autour de Haeckel avec une telle abondance qu’il en tira, avec ivresse, les bases de sa collection zoologique79. Il écrivit plein d’enthousiasme à ses parents : Je ne peux pas vous écrire ceci comme je le voudrais et je vous l’expliquerai de vive voix ; une chose seulement : ma décision de devenir naturaliste, c’est-à-dire d’étudier la faune des côtes tropicales, est maintenant prise (il est plus simple, en l’occurrence, de prendre une décision humaine sans l’approbation divine !) et la zoologie a définitivement, et pour toujours, pris la place de la botanique dans mon cœur.80

49 Après deux semaines, Johannes Müller et son fils Max81 vinrent sur l’île pour y effectuer des recherches. La Valette et Haeckel prenaient désormais véritablement leur place au sein d’une équipe de recherche zoologique : Il n’est plus question de récolte, de séchage, de classement et de dissection ; au lieu de cela, chaque jour, très tôt, nous sortons en mer avec les deux Mueller, pendant une à deux heures, et nous y attrapons en peu de temps des milliers de créatures marines des plus captivantes à l’aide d’un filet. La plupart de celles que nous prenons sont des invertébrés, des radiolaires, des vers et des crustacés dont nous pouvons ensuite observer au microscope les stades de développement. Nous passons tout notre temps libre à cela et il nous faut d’ailleurs beaucoup, beaucoup de temps avant d’en venir à bout.82

Arts et Savoirs, 9 | 2018 38

50 Lors de son séjour à Heligoland, Haeckel se tourna définitivement vers la zoologie et ce de différentes manières. Tout d’abord, il commença par accroître son activité de collecte de spécimens zoologiques. Il trouva, ensuite, sous la direction de Müller sa voie dans la recherche active. Et enfin, il fut tout simplement émerveillé par l’esthétique de la faune marine : Ma première expédition scientifique eut lieu pendant les vacances d’automne en 1854 (17-17 septembre) et fut un séjour de cinq semaines à Heligoland en compagnie de J. Mueller, lors duquel je retirai non seulement une grande satisfaction des relations que j’entretenais avec chacun (voir à ce sujet les lettres à mes parents), mais dont je revins également riche de connaissances et de trésors (faune marine, fucoïdes, etc.) ; cette nouvelle vie, que j’appris à connaître et à apprécier grâce à ce formidable voyage en mer, élargit mes perspectives de manière exceptionnelle et me donna avant tout une direction claire et un véritable but dans la vie. À cette époque, je pris la ferme résolution (qui m’avait semblé être un vœu pieux quand j’étais enfant) de me donner pour plus grand objectif de ma vie de faire un voyage à visée scientifique, botanique et zoologique dans les pays tropicaux. Cette nouvelle perspective fit disparaître comme par enchantement toutes mes idées noires et ma mélancolie. Une nouvelle vie pleine d’espoir et de courage s’offrait à moi. Je revins de Heligoland à Berlin plus sain que jamais de corps et d’esprit, comme après une renaissance. J’étais changé au plus profond de mon être. 83

La botanique après 1854

51 Avec cet été passé à Heligoland, Haeckel avait définitivement choisi de faire de la zoologie son métier. Johannes Müller devait toujours rester son mentor scientifique, même après sa mort en 1858. Cependant, Haeckel ne cessa pas pour autant de s’occuper de ses plantes. D’août à septembre 1855, il put enfin effectuer le voyage dans les Alpes qu’il avait tant désiré. Il fit une énorme récolte de plantes. Et de son voyage de recherche à Villefranche-sur-Mer près de Nice pendant l’été 1856, il ne retira pas que des résultats en zoologie pour sa thèse toujours en suspens. Haeckel se livra à une intense récolte de flore méditerranéenne et prit contact avec les botanistes locaux pour échanger des plantes rares. Enfin, durant son semestre de clinique à Vienne près du Rax en 1857, ses excursions botaniques furent autant d’occasions pour Haeckel de profiter du Lac de Neusiedl et des environs de Vienne pour y récolter des plantes printanières alpines. Même durant son grand voyage en Italie de 1859 à 1860, il ne cessa bien évidemment pas de récolter des plantes. Mais, prenant la place des plantes dans son esprit, les objets qui l’occupaient de plus en plus, et dont il traiterait dans ses grandes monographies, étaient ceux de la zoologie.

52 En 1860, il se porta candidat à un poste de professeur au lycée académique de Hambourg84. Haeckel devait seulement prouver son expertise aussi bien en botanique qu’en zoologie. Il demanda donc à Alexander von Braun de rédiger une lettre de recommandation garantissant sa compétence en botanique. Braun accepta et écrivit ceci à propos de Haeckel : Je souhaiterais vivement que le Dr. Haeckel, si votre choix porte sur sa candidature, puisse se concentrer sur sa discipline principale, la zoologie, bien qu’il ne puisse pas défaillir non plus à la tâche si celle-ci portait sur la botanique dont il a une connaissance approfondie. Haeckel fut naguère un de mes élèves les plus impliqués et appliqués ainsi qu’un de mes compagnons d’excursion botanique, et depuis il n’a cessé de suivre les progrès essentiels de la science botanique et prête toujours une

Arts et Savoirs, 9 | 2018 39

vive attention au monde des plantes lors de ses voyages lors desquels il profite de chaque occasion pour récolter quelques spécimens.85

53 Néanmoins, Haeckel retira par la suite sa candidature. C’est ainsi qu’il étouffa sa dernière chance d’exercer un emploi académique dans la botanique.

Haeckel botaniste : une facette encore méconnue de sa biographie

54 Contrairement à son succès en zoologie, Haeckel n’a jamais excellé dans ses travaux scientifiques en botanique. Si l’on souhaite étudier le rapport que Haeckel entretenait avec la botanique, c’est un point à ne pas négliger. En effet, son expertise n’atteignit pas le niveau d’un travail scientifique à proprement parler.

55 On aurait pu s’attendre à une monographie en botanique générale ou spéciale, comme il en produisit en zoologie. Haeckel possédait les aptitudes nécessaires dans les deux domaines. Il pouvait parfaitement trouver de l’intérêt à une monographie traitant d’un type de mousse comme à des études microscopiques de plantes cryptogames. Mais il lui manquait surtout un mentor scientifique du rang de Johannes Müller. L’admiration initiale qu’il vouait à Schleiden avait été éclipsée par les mérites du grand zoologiste. Braun et Schenk n’exercèrent pas sur Haeckel une grande influence, alors qu’il aurait eu besoin au cours de ces premières années d’une telle personnalité. On comprend bien pourquoi, à la lecture de sa correspondance. Haeckel n’était pas sûr de lui et son incertitude le menait souvent jusqu’au doute maniaque. À ses débuts, celui qui allait devenir le champion de l’évolutionnisme avait toujours besoin qu’on l’éclaire. Johannes Müller, et plus tard , répondaient à cette attente.

56 Une autre raison qui poussa Haeckel à se tourner vers la zoologie tient à son environnement scientifique. À Berlin et aussi à Wurtzbourg, Haeckel était entouré d’une génération de jeunes scientifiques qui le menait aux questions actuelles de la zoologie. Enfin, la dimension esthétique de la faune marine est également un facteur d’influence à ne pas sous-estimer dans la décision de Haeckel. Il avait déjà succombé à son charme au cours de Kölliker et sa passion pour la zoologie naquit définitivement à son premier contact avec la faune marine à Heligoland.

57 Le plus grand héritage des travaux botaniques de Haeckel réside dans l’herbier, dont il tira un petit nombre de Memorial-Herbaria qui se trouvent aujourd’hui aux Archives Ernst Haeckel à Iéna. Il offrit son « Grand Herbier » („Große Herbarium“) en juin 1912 à l’Herbarium-Haussknecht de Weimar (aujourd’hui à Iéna) qui l’intégra à ses collections avec l’approbation de Haeckel. Sa propre collection de 12 000 plantes comptait une multitude de spécimens rares parmi lesquels Joseph Bornmüller, alors conservateur de l’Herbarium, remarquait particulièrement les cryptogames et les espèces qu’il considérait comme des documents sur la flore méditerranéenne : Cette collection a tout d’abord une haute valeur historique et conserve à ce titre son originalité. Elle deviendra ainsi une pièce maîtresse de notre institution, que j’ai l’honneur de diriger.86

58 En 1854, Haeckel renonça complètement à ses ambitions scientifiques en matière de botanique. Mais ses travaux sur les plantes s’étaient développés, depuis ses premiers essais, dans différentes directions. Outre sa collection et la botanique en tant que science académique, les plantes exerçaient un fort attrait esthétique sur Haeckel qui a cherché d’une part à en donner une traduction littéraire dans ses récits de voyage et

Arts et Savoirs, 9 | 2018 40

ses lettres, d’autre part à le restituer par le dessin, l’aquarelle et plus tard la peinture à l’huile. Ce dont Haeckel avait si fort rêvé dans sa jeunesse resta longtemps hors de portée : le voyage dans les tropiques. Ce n’est qu’en 1881, et plus tard en 1900, que deux voyages le menèrent jusqu’à Ceylan et dans l’archipel de Malaisie. Les carnets de voyage et les dessins de ces expéditions sont un hommage au monde des plantes tropicales. C’est par cette dimension esthétique que la botanique resta vivante dans les travaux de Haeckel, et c’est ainsi que se conclut une passion qui l’avait tenu sous son charme depuis l’enfance.

NOTES

1. Pour un aperçu de la vie et de l’œuvre de Haeckel voir Mario A. Di Gregorio, From Here to Eternity. Ernst Haeckel and Scientific Faith, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2005 et Robert J. Richards, The Tragic Sense of Life. Ernst Haeckel and the Struggle over Evolutionary Thought, Chicago & Londres, University of Chicago Press, 2008. 2. Ernst Haeckel, registre manuscrit, Ernst Haeckel. Stud. med. in Würzburg und Berlin Collegia Academica Verzeichnis der Vortrags-Hefte von fünf Jahren, gehört 1852-1856, Archives Ernst Haeckel à Iéna (désormais AEHI), cote B 335, fol. 17 : « Johannes Müller, né le 28.4.1858, mort le 14.7.1901 [sic]. Le plus grand biologiste allemand du XIXe siècle fut celui qui, de tous mes professeurs, eut la plus grande influence sur moi. Lors du semestre d’été 1854 à Berlin (au tournant de mes vingt ans), il détourna ma passion pour la botanique (mon premier amour) pour l’orienter vers la zoologie (ma deuxième passion). » 3. Heinrich Schmidt (1874-1935), philosophe et exécuteur testamentaire de Ernst Haeckel. Uwe Hoßfeld, « Haeckels “Eckermann” : Heinrich Schmidt (1874-1935) », Matthias Steinbach et Stefan Gerber éd., Klassische Universität und akademische Provinz : Die Universität Jena von der Mitte des 19. bis in die 30er Jahre des 20. Jahrhunderts, Iéna, Bussert et Stadeler, 2005, p. 270-288. 4. Georg Hecht (1899-1982), biologiste et professeur au Lycée de Mersebourg. Une partie des travaux de Hecht portant sur les études botaniques de Haeckel se trouve aujourd’hui aux archives Ernst Haeckel à Iéna. 5. Ernst Haeckel, manuscrit, Lebenswege von Ernst Haeckel, AEHI, cote B 312. À propos de la botanique, voir les folios 21 à 24. Haeckel surtitra ce chapitre : „Botanische Kinder-Studien“ (« études botaniques infantiles »), fol. 21. 6. Voir Heinrich Schmidt, Ernst Haeckel. Leben und Werke, Berlin, Deutsche Buch-Gemeinschaft, 1926, p. 53-66. Gerhard Hecht, Botanische Tätigkeit Ernst Haeckels in der Teplitzer Gegend 1852. Ein Beitrag zur Biographie eines fortschrittlichen Wissenschaftlers, Musée Oblastní, Teplice, 1974. 7. Voir Ernst Haeckel, Ausgewählte Briefwechsel. Historisch-kritische Ausgabe. Band 1 Familienkorrespondenz Februar 1839 - April 1854, édité et publié par Roman Göbel, Gerhard Müller et Claudia Taszus en collaboration avec Thomas Bach, Jens Pahnke et Kathrin Polenz, éditions Franz Steiner Verlag, Stuttgart, 2017, dans le cadre du projet d’édition de la correspondance de Haeckel : http://www.leopoldina.org/de/ueber-uns/akademien-und-forschungsvorhaben/ernst- haeckel-1834-1919-briefedition/. 8. Heinrich Schmidt éd., [Ernst Haeckel. Esquisse autobiographique], Ernst Haeckel. Gemeinverständliche Werke. Band 1, Leipzig/Berlin, Alfred Kröner Verlag/Carl Henschel Verlag, 1924, p. XXIX. Haeckel offrit en juin 1912 son „Großes Herbarium“ à l’Herbarium-Haussknecht

Arts et Savoirs, 9 | 2018 41

(aujourd’hui à Iéna), où chaque spécimen fut classé à sa place dans ce système. Les Memorialherbarien ont été versés aux Archives Ernst Haeckel à Iéna. 9. Père : Carl Gottlob Haeckel (1771-1871), juriste et conseiller du gouvernement à Mersebourg ; Mère : Charlotte Auguste Henriette Haeckel, née Sethe (1799-1889) ; Frère : Karl Heinrich Christoph Benjamin Haeckel (1824-1897), juriste et juge. 10. Karl Heinrich Friedrich Gude (1814-1898), professeur et écrivain, professeur particulier de Haeckel. À propos de l’enfance de Haeckel, voir Kurt Wedekind, Die Frühprägung Ernst Haeckels, Wissenschaftliche Zeitschrift der Friedrich-Schiller-Universität Jena, 25e année, fasc. 2, Iéna, 1976, section « Mathématique et sciences naturelles », p. 133-148. 11. Ernst Haeckel, manuscrit, Tagebuch von Ernst Haeckel 1855-1858, AEHI, cote B 406, p. 8. 12. Ernst Haeckel, Memorialherbarium, Ernesti Haeckelii Herbarium primum collectum anno 1840-1843 et 1846-1850, archives Ernst Haeckel à Iéna, Cote E 1. 13. Lebenswege von Ernst Haeckel, fol. 21. Haeckel commença en premier lieu par : Ernst Kappe, Der kleine Botaniker oder: Anleitung, die vornehmsten Gattungen und Arten der nord- und mitteldeutschen Flora nach eigener Anschauung selbst zu bestimmen, Meurs, Librairie scolaire rhénane, 2e édition, 1843, (Haeckel-Jugendbibliothek, n° 37 =66). Martin Balduin Kittel, Taschenbuch der Flora Deutschlands: zum Gebrauche auf botanischen Excursionen, Nurernberg, Schrag, 1844. Peter Friedrich Cürie, Anleitung die im mittleren und nördlichen Deutschland wildwachsenden Pflanzen auf eine leichte und sichere Weise durch eigene Untersuchung zu bestimmen, Kittlitz in der Oberlausitz, Zobel, 5e édition, 1843, (Haeckel-Jugendbibliothek, n° 36 =65). Wilhelm Koch, Taschenbuch der Deutschen und Schweizer Flora, Leipzig, Gebhardt et Reisland, 1848, (Haeckel-Jugendbibliothek, n° 40 =69). 14. Ernst Haeckel, manuscrit, Ernst Haeckel : Tagebuch, April 1851 - Oktober 1852, AEHI, cote B 309, extrait du 5 avril 1849 : « Dès ma prime jeunesse je nourris une envie et une curiosité pour les sciences naturelles et les voyages. Pour ceux-ci, cela me vient du fait que mes parents m’ont toujours emmené avec eux dans leurs voyages. Durant les sept premières années de ma vie je suis allé six fois à Hirschberg en Silésie, où mon père avait un ou plusieurs biens qu’il tenait de son père. En 1842, je partis à Bonn où je restai tout un trimestre ; en 1845 toujours de là-bas, j’allai à Heidelberg et Francfort et revins en passant par Cologne et Münster. En 1845, je passai encore, avant le grand voyage le long du Rhin, les journées de canicule à Hasserode dans le Harz chez les parents de mon premier professeur Gude, et en 1847 j’entrepris un voyage avec mon professeur Gandtner et trois de mes camarades de classe dans le Bas-Harz jusqu’au Brocken en passant par Falkenstein, Selkethal, Victorshöhe, Bodethal, Regenstein, Rübeland (où je récoltai partout des plantes) et Rothe hutte. » 15. Oscar Naumann (1814-1885), comptable, peintre et professeur de dessin au Domgymnasium de Mersebourg. 16. Johann Otto Gandtner (1822-1895), professeur au Domgymnasium de Mersebourg jusqu’à 1850. 17. Christian Ernst Weiß (1833-1890), minéralogiste, géologue et phyto-paléontologue ; Otto Victor Weber (1832-1861), étudia les mathématiques et les sciences naturelles à Halle, il y enseigna ensuite comme professeur, et travailla enfin comme inspecteur des écoles à Torgau à partir de 1857 ; Friedrich August Wilhelm Hetzer (1834-1881), étudia les mathématiques et les sciences naturelles à Halle, et occupa plus tard un poste de professeur supérieur à Hagen. 18. Victor Weber, lettre à Ernst Haeckel du 6 juillet 1852 à Halle, AEHI, cote A 16209. 19. Ernst Haeckel, Memorial-Herbarium, Centuria plantarum Thuringiacarum anno 1851 p.C.n. collecta et secundum systema Linnaei sexuale distributa ab Ernesto Haeckel, AEHI, cote E 2. 20. Christian August Friedrich Garcke (1819-1904), botaniste et éminent connaisseur des plantes cormophytes d’Allemagne. Voir August Garcke, Flora von Halle, Zweiter Teil Kryptogamen nebst einem Nachtrage zu den Phanerogamen, Berlin, Karl Wiegandt, 1856 : « On fit ainsi la découverte dans les alentours de Mersebourg, notamment grâce aux indications du Dr. Haeckel, de deux sites salins

Arts et Savoirs, 9 | 2018 42

qui, dans la flore de Halle, représentent un très grand nombre de plantes salines situées à proximité directe de cette ville, ce qui est d’autant plus réjouissant que les sites aux alentours de Mersebourg sont les plus pauvres de la région en termes de plantes sauvages. », p. 181. 21. Ludwig Finsterbusch (1831-1916), ami d’enfance de Haeckel. 22. Wilhelm Breitenbach, Ernst Haeckel. Ein Bild seines Lebens und seiner Arbeit, édition du Dr W. Breitenbach, Odenkirchen, 1904, p. 11. 23. Voir Lebenswege von Ernst Haeckel, fol. 22-23 : « J’avais douze ans lorsque je devins attentif aux vastes variétés de roses, de chardons, de saules et de mûres. Au début, je me mettais en colère contre ces nombreuses variations et les “mauvaises manières” de ces espèces, comme Goethe lorsqu’il qualifiait le “sexe méprisable ou négligent”. Alors m’est venu le doute critique quant à savoir si les “bonnes manières” dans la nature font en sorte que les espèces soient classées très précisément, comme elles le sont si bien, les unes à côté des autres, dans les livres de systématique. En conséquence, je confectionnai à côté du Haupt-Herbarium (herbier principal), qui présentait les “bonnes espèces” en exemplaires types, joliment ordonnées et étiquetées, un petit Neben-Herbarium (herbier annexe) secret qui ne formait qu’une longue succession de toutes les variations d’inter-espèces, les “mauvaises espèces”. J’ai mentionné dans la préface de la Generelle Morphologie (p. XVI) ces doutes infantiles qui avaient déjà fait leur apparition en 1846, et qui jouèrent un rôle considérable dans mon travail tout au long de ma vie. » 24. Ibid., fol. 21. 25. Lebenswege von Ernst Haeckel, fol. 21. 26. Matthias Jakob Schleiden, Die Pflanze und ihr Leben. Populäre Vorträge, Leipzig, Engelmann, 1848, (Haeckel-Jugendbibliothek, n° 30 =56). 27. Ernst Haeckel, manuscrit, Föhre, Tanne, Knieholz, 6 feuillets, AEHI, cote B 387 a et Der ästhetische Einfluß nordischer Pflanzenformationen auf den Character der Landschaft, 12 feuillets, AEHI, cote B 387 b. Le mot allemand Knieholz, littéralement bois-genou, désigne les déformations naturelles et spectaculaires de certains arbres. 28. Ernst Haeckel: Tagebuch, April 1851 - Oktober 1852, extrait daté du 17 janvier 1852. 29. Alexander von Humboldt, Ansichten der Natur, mit wissenschaftlichen Erläuterungen, 3e édition, Stuttgart et Tübingen, 1849, (Haeckel-Jugendbibliothek, n° 2 =5 et 6). 30. Voir Erika Krauße, „Haeckel: Promorphologie und ‚evolutionistische‘ ästhetische Theorie - Konzept und Wirkung“, Eve-Marie Engels éd., Die Rezeption von Evolutionstheorien im 19. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1995, p. 347-394. 31. Der ästhetische Einfluß nordischer Pflanzenformationen auf den Character der Landschaft, op. cit., p. 2. 32. Ernst Haeckel, Lettres d’un voyageur dans l’Inde [1883 pour l’original] (trad. Dr. Ch. Letourneau), Paris, C. Reinwald, 1883. 33. Voir le chapitre des fondements méthodologiques dans Matthias Jakob Schleiden, Die Botanik als inductive Wissenschaft, 3e édition, Leipzig Wilhelm Engelmann, 1849, p. 1-162, (Haeckel- Jugendbibliothek, n° 29 =55). À propos de la signification historique de la « botanique inductive » de Schleiden voir Karl Mägdefrau, Geschichte der Botanik. Leben und Leistung großer Forscher, Stuttgart, G. Fischer, 1973, p. 201-205. 34. Wilhelm Koch, Synopsis der Deutschen und Schweizer Flora, Leipzig, Gebhardt und Reisland, 2e édition, 1846, (Haeckel-Jugendbibliothek, n° 41 =70-71). L’exemplaire de Haeckel du premier tome porte les deux devises écrites à la main sur le plat de couverture. La citation de Schleiden est tirée de Die Pflanze und ihr Leben, op. cit., p. 1 ; la citation de Chamisso est extraite du poème „Beringstraße“ : voir Adalbert von Chamisso, Leben und Briefe. Herausgegeben durch Julius Eduard Hitzig, Leipzig, Weidman, 1839, p. 44. 35. Wilhelm Ludwig Petermann, Das Pflanzenreich in vollständigen Beschreibungen aller wichtigen Gewächse dargestellt, nach dem natürlichen Systeme geordnet und durch naturgetreue Abbildungen erläutert, Leipzig, Eisenach, 1847, (Haeckel-Jugendbibliothek, n° 33 =59, 60).

Arts et Savoirs, 9 | 2018 43

36. Ernst Haeckel, manuscrit, Ernst Haeckel : Tagebuch, April 1851 - Oktober 1852, AEHI, cote B 309, extrait daté du 14 mars 1852. Haeckel cite l’incipit célèbre de la seconde épode d’Horace : « Beatus ille qui procul negotiis » soit « Heureux celui-là qui, loin des affaires… » 37. Ibid., extrait daté du 30 mai 1852. 38. Emploi du temps du semestre d’été : voir ibid., extrait daté du 26 avril 1852. Ernst Haeckel, manuscrit, Botanik. Vorträge von Alexander Braun (Berlin) Ernst Haeckel. Sommer 1852, AEHI, cote B 281a. 39. Lettre de Victor Weber à Ernst Haeckel, Halle, 6 juillet 1852, AEHI, cote A 16209, p. 1. 40. Ernst Haeckel : Tagebuch, April 1851 - Oktober 1852, extrait daté du 28 avril 1852. 41. Ibid., extrait daté du 26 avril 1852. 42. Voir Hecht, op. cit., p. 70-95. Ernst Haeckel, manuscrit, Ernst Haeckel. Badereise nach Teplitz im Herbst 1852 10. August - 22. September, AEHI, cote B 309 a. 43. Ernst Haeckel : Tagebuch, April 1851 - Oktober 1852, fol. 36 v°. 44. Rudolf Albert Kölliker (1817-1905), anatomiste et physiologiste, à Wurtzbourg à partir de 1847. À propos du rapport de Haeckel à Kölliker, voir Georg Uschmann, Über die Beziehungen zwischen Albert Kölliker und Ernst Haeckel, Wissenschaftliche Zeitschrift der Friedrich-Schiller- Universität Jena, 25e édition, brochure 2, Iéna, 1976, section mathématiques et sciences naturelles, p. 125-132. 45. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 31 octobre - 1 er novembre 1852, AEHI, cote A 37445, p. 4. 46. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 6-7 novembre 1852, AEHI, cote A 37444, p. 5. 47. Joseph August Schenk (1815-1891), botaniste et paléontologue, professeur de botanique à Wurtzbourg de 1845 à 1868. 48. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte Haeckel, Wurtzbourg, 19 novembre 1852, AEHI, cote A 37448, p. 2-3. 49. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 1er janvier 1853, AEHI, cote A 39332, p. 4. 50. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 10 mars 1853, AEHI, cote A 37461, p. 3. 51. Diederich Franz Leonhard von Schlechtendal (1794-1866), professeur de botanique à Halle à partir de 1833. 52. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 25-26 avril 1853, AEHI, cote A 37464, p. 1. 53. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 25-26 avril 1853, AEHI, cote A 37464, p. 2. La fin, en latin, signifie : « … professeur de botanique. Ô science délicieuse ! Quand m’unirai-je enfin à toi pour toujours ? » 54. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 25-26 avril 1853, AEHI, cote A 37464, p. 4. 55. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 4 mai 1853, AEHI, cote A 37465, p. 4. 56. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 1er juin 1853, AEHI, cote A 41882, p. 3. 57. Ibid., p. 2. 58. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 4 mai 1853, AEHI, cote A 37465, p. 6. 59. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 1er juin 1853, AEHI, cote A 41882, p. 1. 60. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 18 juin 1853, AEHI, cote A 37468, p. 3.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 44

61. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 8 juillet 1853, AEHI, cote A 37471, p. 5. 62. Ernst Haeckel, manuscrit, Skizzen aus der Entwicklungsgeschichte der Maulwurfsgrille Gryllotalpa vulgaris von Ernst Haeckel. Juli 1853. Wuerzburg [Esquisse de l’histoire du développement de la taupe- grillon (courtilière) Gryllothalpa vulgaris], AEHI, cote B 409. 63. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 18 juillet 1853, AEHI, cote A 37472, p. 7-8. 64. Le microscope fabriqué par Schieck à Berlin se trouve aux Archives Ernst Haeckel de Iéna. Il arbore la gravure suivante : „Schieck in Berlin No. 668“. 65. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Ziegenrück, 13 octobre 1853, AEHI, cote A 37478, p. 3. 66. Ernst Haeckel, lettre à Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 21 décembre 1853, AEHI, cote A 37485, p. 5. 67. Ibid., p. 6. 68. Ibid., p. 8. 69. Carl Christian Heinrich Haeckel (1853-1918). 70. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 26 janvier 1854, AEHI, cote A 37488, p. 2. 71. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 7 février 1854, AEHI, cote A 37489, p. 6. Wilhelm Hofmeister, Vergleichende Untersuchungen der Keimung, Entfaltung und Fruchtbildung höherer Kryptogamen (Moose, Farrn, Equisetaceen, Rhizocarpeen und Lycopodiaceen) und der Samenbildung der Coniferen, Leipzig, Friedrich Hofmeister, 1851. 72. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Wurtzbourg, 17-18 février 1854, AEHI, cote A 37491, p. 7. 73. Tagebuch von Ernst Haeckel 1855-1858, op. cit., p. 18. 74. Johannes Peter Müller (1801-1858), physiologiste, spécialiste d’anatomie et de biologie marine comparées. Durant le semestre d’été 1854, Haeckel assista au cours de Müller sur l’anatomie et la physiologie comparées des Hommes. Voir Ernst Haeckel, manuscrit, Berlin. Sommer 1854. Johannes Müller. I. Vergleichende Anatomie. II. Physiologie des Menschen, AEHI, cote B 290. 75. Ernst Haeckel, Tagebuch von Ernst Haeckel 1855-1858, op. cit., p. 18. 76. Gottfried Koller, Das Leben des Biologen Johannes Müller 1801-1858, Stuttgart, Wissenschaftliche Verlags-Gesellschaft, 1958, p. 226-277. Laura Otis, Müller’s Lab, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 3-41 et 190-223. 77. Adolph Freiherr von La Valette St. George (1831-1910), zoologiste et anatomiste, camarade d’étude de Haeckel à Berlin et à Wurtzbourg. 78. Ernst Haeckel, Memorialherbarium Helgoland 1854, AEHI, cote E 7. 79. Ernst Haeckel, Index animalium marinorum autumno (17/8 - 17/9) 1854 ab Ernesto Haeckel collectorum et observatorum ad insulam Helgoland, AEHI, Zoologie de Heligoland cote B 407. Le catalogue contient 200 notices. 80. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Heligoland, 31 août 1854, AEHI, cote A 37500, p. 1. 81. Max Müller (1821-1896), chirurgien et ophtalmologiste. 82. Ernst Haeckel, lettre à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Heligoland, 31 août 1854, AEHI, cote A 37500, p. 8. 83. Tagebuch von Ernst Haeckel 1855-1858, op. cit., p. 19. 84. La chaire devait couvrir aussi bien la botanique que la zoologie. Haeckel espérait cependant ne prendre en charge qu’une partie des matières, pour se consacrer ainsi uniquement à la zoologie. 85. Alexander Braun, lettre à Karl Wiebel, Berlin, 15 octobre 1860, AEHI, cote A 9034, p. 1. 86. Josef Bornmüller, lettre à Ernst Haeckel, Weimar, 12 juin 1912, AEHI, cote A 6827.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 45

RÉSUMÉS

Bien qu’Ernst Haeckel soit surtout connu comme zoologiste, il fit ses débuts scientifiques en botanique. Cet aspect de sa biographie scientifique est très méconnu. À la lumière du projet « Ernst Haeckel (1843-1919) : édition de la correspondance », les débuts de Haeckel en botanique ont suscité une attention croissante. Des lettres et journaux personnels inédits, ainsi que son herbier méconnu et deux articles de jeunesse, démontrent que la botanique joua un rôle déterminant dans sa formation de 1840 à 1854. Sous l’influence de Johannes Müller, il prit ensuite la décision de faire carrière dans la zoologie. Mais son amour des plantes ne disparut jamais complètement. On examine ici en profondeur le déroulement des études botaniques de Haeckel, on montre que les plantes tinrent une grande place dans les études naturalistes du jeune Haeckel et on pose la question des raisons de sa réorientation zoologique. Haeckel continua à collecter des plantes lors de ses divers voyages, sans même que cela fût dans un but scientifique. Sa botanique devint pour une bonne part une activité esthétique, donnant lieu à de nombreux dessins et à de vives descriptions de plantes, notamment tropicales. Ajoutés à son important herbier, ils donnent une image impressionnante des activités botaniques de Haeckel.

Though Ernst Haeckel was mostly known as a zoologist, he started off into science with botany. This aspect of his scientific biography has been largely underrated. In the light of the ongoing project “Ernst Haeckel (1834-1919): Edition of Letters”, Haeckel’s early botanical beginnings have attracted increased attention. Hitherto unpublished letters and diaries, including his hardly known herbarium, and two early essays, support the view that botany played a pivotal role in his formal training from 1840 to 1854. Under the influence of Johannes Müller, he first decided to pursue his scientific career as a zoologist. But his love for plants never left him completely. The course of Haeckel’s botanical studies will be explored in more detail below. It will be shown that plants formed a substantial part of the young Haeckel’s occupation with nature. The probable reasons for his zoological turn will be discussed. Haeckel continued collecting plants on his various travels, though without any scientific ambitions. Botany largely turned into an aesthetic enterprise, giving rise to numerous paintings and vivid descriptions of plants, especially those from the tropics. Together with his large herbarium, they provide an impressive picture of Haeckel’s botanical activities.

INDEX

Mots-clés : Haeckel (Ernst), botanique, zoologie, correspondance, herbier, excursions, esthétique des plantes Keywords : Haeckel (Ernst), botany, zoology, correspondence, herbarium, field trips, aesthetics of plants

AUTEURS

JENS PAHNKE Institut für Zoologie und Evolutionsforschung mit Phyletischem Museum Ernst-Haeckel-Haus und Biologiedidaktik Friedrich-Schiller-Universität

Arts et Savoirs, 9 | 2018 46

Reproduits et réinventés : les dessins d’embryons de Haeckel

Nick Hopwood Traduction : Numa Vittoz et Nicolas Wanlin

NOTE DE L'AUTEUR

Le présent article est une traduction, étendue et retravaillée à partir de mon article “Copying pictures, evidencing evolution”, Public Domain Review, http:// publicdomainreview.org/2016/05/18/copying-pictures-evidencing-evolution/ (18 mai 2016). Il a paru, pour la première fois, en allemand, sous le titre „Kreatives Kopieren : Ernst Haeckels Embryonenbilder“ dans Lendemains. Études comparées sur la France, vol. 41, n° 162-163 (2016), p. 12-44 (version en ligne : URL : http://periodicals.narr.de/ index.php/Lendemains/article/view/2935). Traduction de l’allemand par Numa Vittoz et Nicolas Wanlin. Il est tiré de Nick Hopwood, Haeckel’s Embryos: Images, Evolution, and Fraud, Chicago, University of Chicago Press, 2015, livre dont la recherche a été financée par le Wellcome Trust (063293, 074298, 088708). Je remercie Henning Hufnagel et ses collègues pour cette édition spéciale, et la journée d’étude qui l’a précédée, ainsi que les traducteurs.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 47

1 Les partisans comme les adversaires du zoologiste Ernst Haeckel lui reconnurent une capacité d’invention remarquable, mais c’est la question de sa valeur qui les divisa. Ses soutiens louèrent son inventivité, voire son imagination, jugée déterminante pour l’avènement de la théorie de l’évolution en Allemagne ; ses adversaires le trouvèrent trop artiste, et les schémas qu’il élaborait insuffisamment confirmés par la nature. Certains biologistes se déclarèrent prêts à laisser au génie sa liberté particulière ; d’autres considérèrent que tout scientifique doit tenir ferme la bride à l’imagination. Les jugements sont aussi tranchés aujourd’hui qu’à l’époque et l’« inventivité » de Haeckel fait toujours débat.

2 L’inventivité ne tient pourtant pas exclusivement ni en premier lieu à la psyché d’un individu, aussi exceptionnel soit-il. Au-delà de la personnalité particulière de Haeckel et de son rôle dans l’invention d’idées et d’images, celles-ci requièrent, pour bien appréhender leur élaboration et leur usage, que l’on rende compte du rôle des collaborateurs de Haeckel, de ses partisans et de ses adversaires, dans le cadre de changements plus vastes qui ont rendu possible son travail et ont décidé de son destin. Il faut surtout, pour mieux comprendre Haeckel, l’innovateur graphique qui a su donner aussi bien de saisissants emblèmes à la biologie que des livres de motifs au Jugendstil, se pencher sur le problème des copies inventives, c’est-à-dire ces réemplois d’illustrations qui, en y introduisant des variations, des corrections ou simplement en les recontextualisant, en modifient le sens et conditionnent leur réception.

3 Depuis l’époque de Haeckel, de nouvelles images ont déferlé sur le monde et les sciences naturelles y ont largement contribué. Mais ouvrons un livre, allumons nos écrans et observons ces images. Là, parmi les exemples fraîchement arrivés des laboratoires, cliniques et autres terrains de recherche, se trouvent les reproductions de quelques images choisies, ressurgissant d’un lointain passé. Alors que la plupart des images s’oublient vite, quelques-unes demeurent longtemps avec pour fonction d’illustrer les connaissances – et ce même dans les sciences naturelles, où nous pourrions nous attendre à un renouvellement constant. L’histoire mouvementée des dessins d’embryons de Haeckel permet d’éclairer ces survivances ; elle montre comment le réemploi des images – a priori neutre, fidèle et sans originalité – peut se révéler inventif, susciter la contestation et avoir des conséquences majeures1.

Les images d’embryons de Haeckel

4 De remarquables comparaisons d’embryons vertébrés furent présentées dans les livres par lesquels Haeckel fit connaître au public un système darwinien dans les années 1860 et 1870. Sa Natürliche Schöpfungsgeschichte (« Histoire naturelle de la création ») connut dix rééditions entre 1868 et la première guerre mondiale et fut traduite en douze langues ; elle en devint « peut-être la source dont l’humanité tira la majeure partie de sa connaissance du darwinisme »2. Son Anthropogenie oder Entwickelungsgeschichte des

Arts et Savoirs, 9 | 2018 48

Menschen, portant sur l’embryologie, atteignit six éditions entre 1874 et 1910, et fut traduite en français sous le titre d’Anthropogénie, ou Histoire de l’évolution humaine. Les fossiles étant trop peu nombreux pour reconstituer la chaîne continue qui relie l’espèce humaine à d’autres organismes, l’embryologie comparée apportait des preuves éclatantes d’un héritage commun aux humains et aux autres animaux. Haeckel en donna pour la première fois une présentation visuellement parlante.

Fig. 1.

Comparaison des embryons de vertébrés à trois stades différents, issue de l’Anthropogenie. Lithographie par J. G. Bach à partir des dessins de Haeckel. Haeckel, Anthropogenie oder Entwickelungsgeschichte des Menschen. Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Grundzüge der menschlichen Keimes- und Stammes-Geschichte, Leipzig, Engelmann, 1874, planches IV et V.

5 Les embryons de Haeckel sont disposés dans des tableaux à double entrée (Fig. 1). Les colonnes correspondent aux espèces vertébrées, figurées, dans cette lithographie de l’ Anthropogenie, par des représentants des quatre classes inférieures – poisson, salamandre, tortue, poule – et quatre mammifères – porc, bœuf, lapin, « homme ». Les lignes correspondent aux stades, ici « très primitif », « quelque peu plus avancé » et « plus avancé encore »3. On observe qu’au départ, les animaux se ressemblent, pour se différencier ensuite en se rapprochant de ce qu’ils seront une fois adultes. À y regarder de plus près, ce tableau présente également des preuves de la « loi biogénétique fondamentale » de Haeckel : « l’ontogénie est la récapitulation sommaire de la phylogénie », autrement dit, nous remontons notre arbre généalogique dans le ventre maternel4. Ainsi, la première ligne correspond à un stade ancestral de l’évolution animale, équivalent à celui des poissons sans mâchoire. Mais le plus frappant est la différenciation des espèces à partir d’une origine quasiment unique et c’était assez provocateur. Que « l’Église militante », tonnait alors Haeckel, « condamne » donc « les faits nus de l’ histoire du germe humain », comme d’« infernales inventions du

Arts et Savoirs, 9 | 2018 49

matérialisme », voilà qui lui apporterait la preuve que « l’histoire de l’évolution est l’artillerie lourde dans la guerre pour la vérité »5.

6 Moins d’un an après la publication de la Schöpfungsgeschichte, un chercheur favorable à la théorie de l’évolution, mais hostile à l’approche de Haeckel, l’accusa de plusieurs usages frauduleux de ses images. Haeckel avait fait imprimer trois fois la même gravure pour représenter les embryons d’un mammifère, d’un oiseau et d’un reptile (Fig. 2). Sa réputation en pâtit mais il se corrigea dans la deuxième édition et tâcha finalement de minimiser ce qu’il appelait une « étourderie très imprudente »6.

Fig. 2.

Embryons d’un chien, d’une poule et d’une tortue. Trois clichés identiques d’une gravure sur bois de Johann Gottfried Flegel d’après un dessin probablement dû à Haeckel. Haeckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte. Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Entwickelungslehre im Allgemeinen und diejenige von Darwin, Goethe und Lamarck im Besonderen, über die Anwendung derselben auf den Ursprung des Menschen und andere damit zusammenhängende Grundfragen der Naturwissenschaft, Berlin, Reimer, 1868, p. 248.

7 D’autres planches, que Haeckel fut accusé d’avoir falsifiées en exagérant la ressemblance entre les embryons, posent plus de problèmes. Ces accusations furent plus largement diffusées à partir du milieu des années 1870, alors que l’Anthropogenie plaçait son embryologie au cœur des débats sur le darwinisme, et ne s’éteignirent plus jamais. Dans les années 1908 à 1910, elles contribuèrent à attiser les flammes d’une nouvelle polémique, plus rude, qui fit les gros titres en Allemagne et fut relayée dans le monde entier, jusqu’aux États-Unis qui étaient alors en train de devenir la principale locomotive scientifique mondiale.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 50

Fig. 3.

Double-page issue d’un manuel pour lycéens, montrant quatre colonnes d’embryons faisant face à des photographies d’œufs de poule, et des diagrammes du développement de l’amphioxus. Ella Thea Smith, Exploring , 3e éd., New York, Harcourt, Brace, 1949, p. 404-405.

8 Les tableaux de Haeckel n’en devinrent pas moins l’illustration standard de l’embryologie comparée dans les livres scolaires et universitaires américains (Fig. 3) – jusqu’à la polémique suivante. Les embryologistes avaient déjà largement abandonné les questions de Haeckel au milieu du XXe siècle mais, à partir des années 1980, certains commencèrent à nouveau à s’y intéresser et, en 1997, on l’accusa à nouveau de fraude – en ignorant la longue liste des accusations dont il avait déjà fait l’objet. Nombre de biologistes rejetèrent ses images, et les avocats néo-créationnistes du « dessein intelligent » obligèrent les maisons d’édition à les retirer de leurs publications (Fig. 4). Quand on cherche « embryons de Haeckel » sur Google, on trouve des sites tels que Answers in Genesis (« Réponses dans la Genèse ») ou Darwinism.refuted.com (« Le darwinisme réfuté »). Le darwinisme ne saurait en être affecté : les homologies moléculaires découvertes dans l’ADN au cours des dernières décennies confirment la réalité de l’évolution d’une manière plus probante que Haeckel n’a jamais pu le faire. Ses embryons, cependant, ont une autre fonction, tant ils excellent à nourrir la réflexion sur les réussites et les échecs des images.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 51

Fig. 4.

Image tirée de Hoax of Dodos (« Supercherie des dodos »), une vidéo mise en ligne sur YouTube en 2007 par le Discovery Institute, quartier général du « dessein intelligent », et dans laquelle un collaborateur scientifique montre à un sceptique les embryons de Haeckel dans un manuel. Capture d’écran téléchargée depuis YouTube.

9 Les accusations de fraude donnent lieu à des polémiques qui conduisent à expliciter des présupposés qui restent normalement sous-entendus. Que certains groupes aient rejeté des images, en des lieux et à des époques donnés, nous engage à expliquer comment ces mêmes images ont pu être accueillies si favorablement, ou comme allant de soi, par d’autres, et ailleurs. Mais la richesse d’un tel questionnement a longtemps été occultée par la question plus immédiate, bien que moins intéressante, de savoir si Haeckel avait, ou non, véritablement commis des fraudes. On peut répondre que, au regard des pratiques de son temps, le dessin de Haeckel était non-conformiste, et même téméraire ; mais nous ne pouvons lui prêter l’intention de tromper son public, et il n’avait aucun intérêt à tricher. Pour lui assurer ne serait-ce qu’un procès équitable, nous devrions considérer en outre comment ses soutiens et ses adversaires se mirent d’accord sur ce qui pouvait être assimilé à une fraude. Pour comprendre comment ses images furent produites et adoptées ou comment elles semèrent le trouble, il faut élargir le champ de nos recherches.

10 Il peut sembler vain de prêter tant d’attention à des images populaires, et de qualité douteuse. Cette attention en vaut pourtant la peine car les embryons de Haeckel sont à la fois stratégiques et exemplaires. Stratégiques, car ils servirent de relais entre la recherche la plus avancée, la presse généraliste et les salles de classe, à une époque où un public de masse découvrait la science illustrée pour la première fois. Exemplaires par les différents rôles que jouèrent ces images – intrigantes, belles, inexactes, fabriquées, classiques – pour des publics très divers. Elles captivèrent un « club secret » de lycéens qui allaient boire dans « l’arrière salle cachée d’une brasserie assez mal famée de Cologne » et pour qui l’évolutionnisme de Haeckel résolvait les mystères de la vie en remplaçant la foi chrétienne7. Elles ont pris à partie les plus grands experts en embryologie comparée des vertébrés et ennuyé à mourir des générations d’écoliers. La

Arts et Savoirs, 9 | 2018 52

reconstitution de la genèse et de la multiplication de ces dessins par la copie et le réemploi, du lancement et de la répétition des accusations dont Haeckel fut la cible, et de la manière dont celles-ci et ceux-là ont circulé parmi les scientifiques et le public, dévoile comment certaines des images les plus controversées de l’histoire des sciences ont pu faire partie des illustrations les plus diffusées et les plus connues. Cette recherche montre également que le fait de recopier les dessins de Haeckel s’avérait créatif : ces réemplois firent connaître le tableau des embryons de Haeckel tout en suscitant les fascinantes séries de ses variations.

La genèse du tableau comparatif

11 L’avènement de l’embryologie dans les universités allemandes était une condition nécessaire à l’existence des planches de Haeckel. Afin de comprendre comment des formes complexes s’étaient développées à partir d’origines simples, les chercheurs en anatomie et en zoologie comparèrent des séries de dessins, de modèles et de préparations représentant des embryons à des stades de développement de plus en plus avancés. Selon un lieu commun, l’embryologie avait un besoin particulier d’« illustrations par l’art » afin d’exprimer les changements compliqués intervenus dans la forme de ses petits objets, rares et complexes8. Dans les années 1830, on s’accorda sur une conclusion majeure, soit la ressemblance des embryons des vertébrés. Dans les années 1850, alors que Haeckel était étudiant en médecine à Würzburg et à Berlin, les cours qu’il suivait mettaient à profit les innovations de l’imprimerie et des maquettes pour former les étudiants à l’observation des embryons au microscope. Ses planches bénéficièrent également de l’invention, dans l’esprit de la Révolution de 1848, d’une « science populaire » reconnue, s’adressant au profane mais fondée sur les disciplines universitaires et les nourrissant. Les controverses autour du matérialisme, plus particulièrement celles menées par l’embryologiste et politicien libéral Carl Vogt, façonnèrent les travaux de Haeckel et leurs lecteurs, polarisant le public et délimitant le champ au sein duquel Haeckel allait combattre.

12 Jeune chercheur s’intéressant aux formes des invertébrés marins et à leurs relations, particulièrement les radiolaires, par ailleurs national-libéral passionné, Haeckel trouva dans De l’origine des espèces de Charles Darwin, publié en allemand dès 1860, un argument puissant en faveur de la primauté culturelle des sciences naturelles. La théorie de l’évolution leur promettait une place au cœur de la culture bourgeoise et annonçait un renforcement de la morphologie, l’étude des formes organiques, contre les attaques des physiologistes, qui dévaluaient tout savoir du vivant ne résultant pas de méthodes physiques ou chimiques. Fondant la Natürliche Schöpfungsgeschichte sur des cours donnés aux étudiants et aux citadins de Iéna, où il avait été nommé professeur de zoologie, Haeckel offrit une audience plus large aux idées principales de son opus magnum, la Generelle Morphologie der Organismen (« Morphologie générale des organismes », 1866). Il ajouta à celle-ci quelques illustrations destinées à piquer la curiosité du public et à présenter les preuves de l’embryologie, ainsi que les arbres phylogénétiques qu’il conjecturait.

13 Les dessins d’embryons de Haeckel sont généralement perçus au prisme des accusations dont ils ont fait l’objet et comparés individuellement aux sources qu’on leur suppose. La confrontation de ses tableaux entiers à des images antérieures montre le renouveau qu’apportèrent à l’embryologie ses tableaux comparatifs frappants. Même les

Arts et Savoirs, 9 | 2018 53

illustrations par lesquelles les premiers darwinistes firent valoir la ressemblance primitive entre les vertébrés sont moins spectaculaires. De ces dernières, les plus saisissants se trouvent dans les essais d’Evidence as to Man’s Place in Nature (« Preuves de la place de l’homme dans la nature », 1863) de Thomas Henry Huxley, spécialiste britannique de l’anatomie comparée. Cet ouvrage fut traduit en allemand l’année- même de sa publication originale et beaucoup lu (Fig. 5). On y voit trois étapes du développement du chien, des « [p]remiers rudiments» au « très jeune chiot », et trois étapes du « développement de l’Homme ». Mais les séries sont séparées entre elles par plusieurs pages et, bien que Huxley en soulignât « la merveilleuse correspondance », ses objets ne sont ni strictement équivalents ni manifestement similaires pour un œil non exercé9.

Fig. 5.

L’embryologie comme preuve majeure des « rapports de l’homme aux animaux inférieurs », pour Thomas Henry Huxley. A, développement du chien ; B, développement humain. Gravures sur bois. Huxley, Evidence as to Man’s Place in Nature, op. cit., p. 63 et 66, Whipple Library, Université de Cambridge.

14 Attentif à ne pas manipuler des illustrations de préparations rares qu’il n’avait pas produites lui-même, Huxley ne fut pas aussi prudent pour le frontispice, pour lequel il fit reproduire le dessin de squelettes de primates (Fig. 6). Ayant été redimensionnés pour avoir des tailles similaires et dessinés dans la même pose, ils étaient faciles à comparer et leur disposition semblait suggérer, de gauche à droite, une progression dans le temps vers la station debout. Comme il cherchait à fonder une révolution culturelle sur la base de son embryologie darwiniste, Haeckel devait populariser un sujet que même les étudiants en médecine pouvaient trouver aride et difficile. Les embryons de Huxley lui montraient qu’il fallait de meilleurs outils pour rendre la comparaison visible et convaincante ; ses squelettes lui suggérèrent la voie à prendre.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 54

Fig. 6.

Le frontispice d’Evidence as to Man’s Place in Nature de Huxley, l’une des icônes de l’évolution les plus répandues. Gravure sur bois. Huxley, Evidence as to Man’s Place in Nature, op. cit., Whipple Library, Université de Cambridge.

15 Au cours de l’élaboration des images de la Schöpfungsgeschichte, Haeckel dessina d’après des illustrations publiées dans la littérature scientifique et des spécimens à sa disposition. La double planche de la première édition fut composée à partir de trois comparaisons par paire : d’embryons de chien et d’humain à un stade précoce et d’embryons de chien et d’humain, d’une part, de tortue et de poule, d’autre part, à un stade postérieur (Fig. 7). Haeckel souligna, en privé et lors d’une des premières actions pour défendre son travail, qu’il s’était permis de représenter tous les embryons « réduits à la même taille, sous le même angle et de la même manière » (Lettre de Haeckel à Carl von Siebold, 4 janvier 186[9], Ernst-Haeckel-Haus, Iéna). Par ailleurs, ceux-ci ont pu être inspirés par des planches murales ou avoir été conçus pour être adaptés à cet usage ; les visages si expressifs des embryons avancés de l’être humain et du chien, les yeux protubérants qui nous regardent, doivent certainement plus aux ficelles d’un conférencier grand public qu’aux habitudes éditoriales des professeurs d’université (Fig. 8).

Arts et Savoirs, 9 | 2018 55

Fig. 7.

Dessins présumés être des originaux de Haeckel, ayant servi pour les planches d’embryons de sa Natürliche Schöpfungsgeschichte (Fig. 8 ci-dessous). A et B, embryons du chien et de l’être humain, à la quatrième semaine ; C et D, embryons du chien à la sixième semaine et de l’être humain à la huitième ; E et F, embryon de tortue à la sixième semaine, et de poule au huitième jour. Le deuxième dessin indique les lettres correspondantes. Crayon et encre sur carton, chaque paire mesure 8 × 10 cm, dans le dossier „Nat. Schöpfgsg. Tafel II u. III“, Ernst-Haeckel-Haus, Iéna, B74.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 56

Fig. 8.

Planches d’embryons de la première édition de la Schöpfungsgeschichte de Haeckel. Lithographie par Eduard ou Adolf Giltsch. Haeckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte …, Berlin, Reimer, 1868, p. 240 b et c.

16 Haeckel considérait hardiment que l’être humain était le résultat de l’évolution, et le texte ainsi que les différentes illustrations de la Schöpfungsgeschichte furent nourris par cette hardiesse « scandaleuse ». De même, la lithographie embryologique défendait nettement sa conception de la vérité, allant plus loin que la plupart des figures schématiques et, en particulier, que les représentations, habituellement prudentes, de préparations humaines dans les premiers stades de développement. Mais ce furent moins les formes distinctives des embryons qui prêtèrent le flanc à la controverse, que le cadre comparatiste de l’illustration, le style schématique et théâtral, les excès revendicatifs et la rhétorique libérale. « Qu’iront-ils donc penser », rugit Haeckel, « ces nobles personnes, de ce sang bleu et pur qui coule dans leurs veines privilégiées, lorsqu’ils sauront que, durant les deux premiers mois du développement, tous les embryons humains, nobles et bourgeois, se distinguent à peine des embryons à queue du chien et des autres mammifères ? »10. Les embryons n’avaient encore jamais été comparés si nettement, offrant ce qui pouvait être aussi bien la preuve éclatante d’une ascendance commune à tous les vertébrés, que des faiblesses à exploiter par ses adversaires. Cependant, si ces planches n’avaient pas été commentées par le texte comme la preuve d’une identité presque totale des embryons, elles auraient pu passer pour une illustration un peu insolite.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 57

Fig. 9.

Planches d’embryons de la deuxième édition de la Schöpfungsgeschichte de Haeckel, le premier de nombreux tableaux à double entrée. Lithographie par Giltsch. Haeckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte …, 2e éd., Berlin, Reimer, 1870, planches II et III.

17 Or, des paires d’embryons ne faisaient pas encore un tableau à double entrée. Cette idée ne fut pas importée, toute faite et prête à l’emploi, de quelque autre champ disciplinaire. Ce ne fut qu’à l’occasion de la deuxième édition de 1870, lorsque les légendes furent déplacées à la fin du livre, que Haeckel et le lithographe en profitèrent pour créer des lignes et donc, implicitement, des colonnes, qui alignaient les embryons pour une comparaison facilitée à chaque stade (Fig. 9). C’est là un exemple majeur du pouvoir des variations, qui, en s’accumulant, créent un nouveau motif visuel. Établir les étapes du développement d’une seule espèce et les assembler en une série représentait déjà un défi : le matériel était rare – les embryons humains les plus précoces ne furent connus qu’à partir du milieu du XXe siècle – et il fallut bien des dissections, du dessin et de l’interprétation pour obtenir des images claires et comparables à partir du contenu indéterminé d’œufs et de caillots de sang. Composer de telles séries pour plusieurs espèces était particulièrement ambitieux – et la méthode de Haeckel fut bientôt contestée.

Les premières controverses et leurs conséquences

18 Pour bien comprendre les accusations portées à l’encontre de ces illustrations, prêtons autant d’attention à ses accusateurs qu’à Haeckel. Dans un compte rendu paru dans l’ Archiv für Anthropologie (« Archives pour l’anthropologie »), son premier critique, le paléontologue de l’université de Bâle Ludwig Rütimeyer, accusa Haeckel de forger lui- même ses parallélismes. Haeckel aurait déformé des illustrations déjà existantes en les

Arts et Savoirs, 9 | 2018 58

copiant sur ses planches et il aurait utilisé la même gravure dans la représentation de trois embryons différents : « [C’est] une manipulation du public et de la science »11. Lui- même évolutionniste, bien qu’il fût, comme nombre d’anthropologues, un empiriste confirmé, Rütimeyer était hostile au darwinisme spéculatif et anticlérical de Haeckel. C’était également le cas des embryologistes les plus éminents. En revanche, pour nombre de zoologistes des universités du monde germanique, les esquisses de la Schöpfungsgeschichte ne firent que confirmer la similitude entre les embryons. Darwin lui-même écrivit dans son exemplaire du livre : « Il faut que je connaisse l’embryologie »12.

19 L’université était divisée, Haeckel était une figure controversée pour bien d’autres raisons encore, et les attaques de Rütimeyer circulèrent peu ; tout ceci fit que la polémique n’enfla guère. Haeckel supprima les gravures incriminées de sa Schöpfungsgeschichte, alors qu’il se devenait le champion du darwinisme et l’un des phares de la culture du progrès dans le nouveau Reich. Les tableaux d’embryons ne devinrent un enjeu considérable qu’à la publication de l’Anthropogenie, à l’automne 1874, un ouvrage également provocateur, mais plus spécifiquement embryologique (Fig. 10). Au zénith de la réception bourgeoise du darwinisme, Haeckel s’invitait à la table du débat le plus important de la biologie vers la fin du XIXe siècle – fallait-il décrire la vie, et les embryons en particulier, en termes phylogénétiques ou physiologiques ? – et l’aligna sur le Kulturkampf bismarckien, soit la confrontation majeure entre l’État et l’Église catholique à l’époque moderne. Haeckel s’engagea avec insistance pour que les embryons humains fussent reconnus en tant que « source de connaissance plus profonde […] que la plupart des sciences et que l’ensemble de toutes les soi-disant “révélations” » (Haeckel, 1874, p. XI) et il étendit son tableau à trois lignes et huit colonnes (Fig. 1). Bien que le cadre en fût plus nettement récapitulationniste, les planches montraient encore et surtout la divergence de développement à partir d’une origine similaire.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 59

Fig. 10.

L’embryologie du visage en frontispice de l’Anthropogenie de Haeckel. « Les trois différents stades du développement chez les quatre mammifères », de Jupiter à la chauve-souris, « sont choisis pour correspondre au mieux, réduits à la même taille, approximativement, et vus de face ». Lithographie par J. G. Bach d’après des dessins de Haeckel. Haeckel, Anthropogenie oder Entwickelungsgeschichte des Menschen, op. cit., planche I.

20 En dépit, ou peut-être même en raison de ces illustrations, l’Anthropogenie se révéla trop difficile pour ceux que Haeckel appelait péjorativement « les soi-disant éduqués », ceux-là qui, produits des lycées classiques, répondent « d’un sourire incrédule » « quand on leur dit que tout homme se développe à partir d’un simple œuf, et dont le doute passe généralement à une attitude de rejet dégoûté quand on leur montre la série des formes embryonnaires qui procèdent de cet œuf humain » (Fig. 11)13.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 60

Fig. 11.

Illustration par Fritz Steub de la parodie par Moritz Reymond de l’Anthropogenie de Haeckel dans laquelle un auditeur surmené fuit la salle de conférence, aux murs couverts de planches embryologiques, en direction d’une taverne. Reymond, Fünf Bücher Haeckel. Ein Reimbrevier der modernen Naturphilosophie, Leipzig, Glaser & Garte, 1882, vol. 1, p. 102.

21 La nouveauté de cette science, restée jusqu’alors assez ésotérique, rendit ses praticiens particulièrement critiques des libertés qu’avait prises Haeckel. Les experts hostiles à Haeckel l’attaquèrent avec, à leur tête, l’anatomiste suisse Wilhelm His, ancien collègue de Rütimeyer. Le professeur His défendait la physiologie comme seule manière d’expliquer le développement embryonnaire et s’était beaucoup investi dans l’élaboration de nouvelles techniques destinées à produire des images plus fidèles et détaillées des embryons vertébrés. Il était aussi particulièrement intransigeant quant à la moralité des scientifiques. Ajoutant aux reproches de Rütimeyer, il dénonça le manque d’« attention portée à la vérité factuelle » par lequel Haeckel « avait lui-même renoncé au droit d’être considéré comme leur égal par les chercheurs sérieux »14. Minimisant l’attaque, Haeckel répondit que ses dessins n’étaient que de « simples figures schématiques ». Didactiquement « bien plus exploitables et instructives […] que des images aussi fidèles que possible à la nature et le plus soigneusement exécutées », elles « déformaient » « nécessairement » la réalité concrète afin de représenter l’« abstraction idéale »15. Nombre de ses soutiens acceptèrent l’argument mais, alors que les scientifiques importants défendaient la liberté de la recherche, tout en acceptant certaines limites destinées à éviter conflits religieux et politiques, d’autres s’employèrent à dénoncer ses schémas, y décelant l’équivalent visuel de ses spéculations indisciplinables.

22 C’est donc une dispute entre évolutionnistes qui fournit la matière aux accusations de fraude lancées par leurs adversaires. Alors que le débat était parfois houleux, certains utilisèrent l’humour pour tenter de distinguer le cœur du darwinisme des excès de Haeckel (Fig. 12). Le virage à droite de la politique en 1878 clôtura le débat, mais les deux parties étaient trop divisées pour arriver à une conclusion commune. Des

Arts et Savoirs, 9 | 2018 61

interprétations antagonistes continuèrent donc à être cultivées dans les différents milieux socio-moraux.

Fig. 12.

Développement du visage. Cette parodie du frontispice de l’Anthropogenie (Fig. 10 plus haut) aboutit au Deutscher Michel, l’Allemand stéréotype, avec son bonnet de nuit. Gravure sur bois d’après les dessins de Fritz Steub dans Moritz Reymond, Das neue Laienbrevier des Haeckelismus. Genesis oder die Entwickelung des Menschengeschlechts, Nach Häckel’s Anthropogenie in zierliche Reimlein gebracht, Berne, Frobeen, 1877, p. 25.

23 La polémique des années 1870 laissa d’autres héritages. La théorie de l’évolution étayant l’idéologie du progrès, Haeckel eut suffisamment de soutiens pour que les planches d’embryons restassent dans ses livres, et il fut libre de les agrandir. La première édition reproduisait les embryons d’animaux trouvés dans les fermes, forêts et landes allemandes mais, lorsque les collectionneurs d’embryons mirent à profit les réseaux de l’empire colonial, Haeckel ajouta des spécimens exotiques tels que le sphénodon, la tortue de rivière, le kiwi, l’échidné, le dauphin et le gibbon (Fig. 13). Il joua de son tableau, et le tableau joua avec lui, l’encourageant à combler, de ses « déductions », des cases qu’un zoologiste plus avisé aurait laissées vides, dans l’attente de nouvelles recherches. Cette pratique allait nuire encore un peu plus à sa réputation scientifique, lorsque des éditions tardives, qui ne représentaient qu’une fraction des images en circulation, servirent à l’élaboration des planches de pamphlets bon marché qui firent polémique, à la veille de la Première Guerre Mondiale.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 62

Fig. 13.

Synopsis d’amniotes exotiques dans deux des six planches embryologiques comparatives qui, mises ensemble, montrent vingt espèces, dans la cinquième édition de l’Anthropogenie de Haeckel. Dessin par Haeckel et lithographie d’Adolf Giltsch. Haeckel, Anthropogenie oder Entwickelungsgeschichte des Menschen. Keimes- und Stammes-Geschichte, 5e éd., Leipzig, Engelmann, 1903, planches X et XI.

24 Une autre conséquence de cette polémique fut l’action d’anatomistes dirigés par His qui cherchaient à ramener les images, en particulier celles d’embryons humains, à une forme plus stable. Un nouveau type de standard visuel fut créé : les Normentafeln, ancêtres des stades normaux des biologistes actuels (Fig. 14). Les embryons de Haeckel n’étaient pas simplement en aval de la recherche ; ces illustrations hautement contestées aiguillonnèrent la création d’images faisant autorité. Les embryologistes ne purent cependant empêcher que ses illustrations, ainsi que d’autres similaires aux siennes, se répandent au-delà des milieux spécialisés par des reproductions.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 63

Fig. 14.

Normentafel du tarsier spectre, Tarsius spectrum, par Franz Keibel, à l’aide de matériel rassemblé par le zoologiste néerlandais Ambrosius Hubrecht qui situait cette espèce à l’origine de la branche primate. Lithographie par Adolf Giltsch d’après des dessins de Richard Schilling. Hubrecht et Keibel, Normentafel zur Entwicklungsgeschichte des Koboldmaki (Tarsius spectrum) und des Plumplori (Nycticebus tardigradus), Iéna, Fischer, 1907, planche III.

La copie et le réemploi créent un canon

25 Une image ne devient pas emblématique par le seul fait de sa publication par un Haeckel ou même un Darwin ; elle doit être copiée et reproduite dans d’autres ouvrages. Afin de mieux appréhender ce processus, il faut d’abord exposer où l’image fut présente et où elle fut absente et en déduire une typologie des usages. Un recensement épuisant, bien qu’insuffisant à épuiser les sources anglaises et allemandes, montre que les embryons de Haeckel étaient intimement liés à leur sujet, mais pas toujours à leur créateur16. Ainsi, elles ont moins traversé les disciplines et moins pénétré les arts décoratifs que ses radiolaires. Reproduits dans plusieurs ouvrages évolutionnistes largement diffusés de 1870 à 1914, les embryons de vertébrés y représentent surtout la preuve de l’évolution. Auteurs et illustrateurs n’avaient pas connaissance des accusations de fraude dont ils faisaient l’objet ou les avaient écartées.

26 Il y eut, cependant, des absences significatives : aucun professeur d’université allemand n’utilisa les dessins de Haeckel dans les décennies qui suivirent ; même certains de ses plus ardents défenseurs ne coururent pas le risque de les publier, et préférèrent composer leurs propres groupes d’embryons. Ceux de Haeckel, d’abord publiés dans des livres imprimés à un ou deux milliers d’exemplaires chacun, n’en entrèrent pas moins, au cours des années 1890, dans des encyclopédies distribuées à 250 000 exemplaires par édition (Fig. 15).

Arts et Savoirs, 9 | 2018 64

Fig. 15.

Les embryons de Haeckel dans l’article „Entwicklungsgeschichte“ (« Embryologie ») du Meyers Konversations-Lexikon, 5e éd., vol. 5 (1894), p. 824-826.

27 Le processus de copie ne contribue pas uniquement à faire connaître les images, il permet également de les simplifier ou de les modifier, les choix des utilisateurs finissant par ériger une certaine forme en canon. Les embryons de Haeckel sont aujourd’hui généralement identifiés comme les reproductions et adaptations de la double planche de la première édition de l’Anthropogenie, mais celle-ci mit de nombreuses années avant de s’imposer. La variété des premières copies de la Schöpfungsgeschichte et de l’Anthropogenie peut être représentée par deux cas extrêmes. Dans le premier, les auteurs traitèrent ces tableaux, émanant de l’enseignement universitaire d’un professeur distingué, comme une source autorisée, qu’ils pillèrent pour leurs propres dessins. Des illustrations plus simples en découlèrent, mieux adaptées à un public plus large, et meilleur marché, surtout lorsqu’il fallait à nouveau les graver ou les lithographier (Fig. 16). La plus insolite de ces reproductions est la vignette Jugendstil placée à la tête d’un chapitre de Das Liebesleben in der Natur (« La vie amoureuse dans la nature »), succès de librairie esthétisant et érotisant l’évolution écrit par un allié de Haeckel, Wilhelm Bölsche (Fig. 17).

Arts et Savoirs, 9 | 2018 65

Fig. 16.

Les premières copies connues des embryons de la Schöpfungsgeschichte de Haeckel sont représentées en compagnie des dessins des embryologues les plus éminents dans une lithographie de Henry C. Chapman, Evolution of Life (« Évolution de la vie »), Philadelphia, Lippincott, 1873, en face de la page 127.

Fig. 17.

Vignette par Wilhelm Müller-Schönfeld dans Das Liebesleben in der Natur de Wilhelm Bölsche. Des colonnes d’« Embryons ou germes dans l’utérus de la mère » de la nouvelle planche de la neuvième édition (1898) de la Schöpfungsgeschichte de Haeckel se reflètent à travers la page, « à gauche, trois de chat, à droite, la ressemblance est frappante, trois d’être humain, équivalents ». Bölsche, Das Liebesleben in der Natur. Eine Entwickelungsgeschichte der Liebe, vol. 1, 27 à 29 mille, Iéna, Diederichs, 1907, p. 44.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 66

28 À un autre extrême, des spécialistes de l’évolution acceptèrent implicitement la critique faite aux images de Haeckel et n’en gardèrent que la disposition en tableau, remplaçant chaque dessin pour offrir la preuve irréfutable de conclusions qui restaient largement haeckeliennes (Fig. 18). Ces tableaux plus fidèles n’eurent pas grand succès, toutefois, et au début du XXe siècle, des livres anglais et américains empruntaient toujours davantage aux planches de Haeckel, telles qu’elles furent redessinées, gravées et insérées dans une source secondaire et incontestée, l’« Exposition de l’enseignement de Darwin », par George John Romanes, dans le premier volume de Darwin, and after Darwin (« Darwin, et après Darwin ») (Fig. 19). L’avènement de l’impression photomécanique permettait alors de reproduire directement le tableau entier.

Fig. 18.

Planches de l’atlas de l’évolution du maître de conférences fribourgeois Konrad Guenther, Vom Urtier zum Menschen (« De l’animal primordial à l’homme »). Guenther emprunta des représentations correctes d’animaux presque identiques à celles de la première Anthropogenie (Fig. 1, plus haut) à son collègue embryologiste Franz Keibel. Similigravure d’après Guenther, Vom Urtier zum Menschen. Ein Bilderatlas zur Abstammungs- und Entwicklungsgeschichte des Menschen, vol. 1, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1909, planches 47 et 48. 34 × 49 cm.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 67

Fig. 19.

Les copies les plus influentes des embryons de Haeckel dans le livre de George John Romanes. Dessin et gravure sur bois, probablement par Robert E. Holding. Romanes, Darwin, and after Darwin : An Exposition of the Darwinian Theory and a Discussion of Post-Darwinian Questions, vol. 1, The Darwinian Theory, Londres, Longmans, Green, 1892, p. 152-153, Whipple Library, Université de Cambridge.

Un affrontement idéologique

29 Pendant ce temps, les accusations de fraude revenaient sans cesse. À l’issue des controverses des années 1870 autour de Haeckel, le darwinisme fut largement banni des écoles allemandes, ce qui contribua paradoxalement à conférer aux planches le parfum du fruit défendu. Les professeurs de religion, lorsqu’ils surprenaient les élèves à lire Haeckel sous la table, traitaient ses images de « faux éhontés »17. Alors que les mères libres-penseuses fondaient l’éducation de leurs enfants sur l’évangile selon Haeckel, les parents traditionnalistes le mettaient à l’index, avertissant leurs filles que ses images n’étaient pas convenables. Aus guter Familie (« De bonne famille »), roman à succès de Gabriele Reuter paru en 1895, raconte les souffrances psychiques induites par la préparation, longue et étouffante, d’un mariage qui n’aura jamais lieu. La protagoniste y ouvre un livre qu’elle a souvent épousseté dans la bibliothèque de son père. La Schöpfungsgeschichte de Haeckel entraîne Agathe Heidling dans « un voyage autour du monde, peuplé de visions sublimes du passé immense et de vues d’un avenir comblé par les forces de l’évolution ». Sa mère s’y oppose : « Ce livre, avec ces terribles illustrations ? […] Mais, Agathe, jamais je ne voudrais lire une chose pareille. » Alors qu’Agathe avait demandé, dans sa liste de cadeaux pour Noël, les ouvrages recommandés par Haeckel, elle reçoit un herbier régional « pour les jeunes filles », et une presse à fleurs. Cette voie d’émancipation était condamnée18.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 68

30 Les embryons de Haeckel continuèrent à faire des étincelles idéologiques entre les générations et entre les milieux. Les conditions d’un embrasement général furent réunies lorsqu’il devint une cible majeure, tant il contribuait à sensibiliser un large public à la science. Die Welträtsel (« Les énigmes de l’univers », 1899), son abécédaire – non illustré – de l’anticléricalisme scientifique fut vendu à quelque 400 000 exemplaires en allemand, et traduit en deux douzaines de langues. Haeckel fut dès lors le plus célèbre et le plus controversé des scientifiques allemands, le plus grand évolutionniste vivant, et dans la ligne de mire de légions d’adversaires, surtout en provenance de la droite chrétienne. (Il passa lui-même à droite, mais fut, le temps de la république de Weimar, davantage soutenu par la gauche et les libéraux, ce qui gênait certains nationaux-socialistes désireux de célébrer cet avocat de l’« hygiène raciale ».)

Fig. 20.

« Haeckel à Berlin. » L’agent de police protège la Cathédrale, nouvellement construite au-delà du canal de la Spree, en face de l’Académie de chant, où Haeckel avait donné trois conférences sur « Le combat pour la pensée de l’évolution » le mois précédent. Similigravure d’après Franz Jüttner, Lustige Blätter 20, n° 18, 3 mai 1905, p. 5. 31 × 23 cm. Stadtbibliothek de Hannovre, Zs 212.

31 Inquiets de l’athéisme du prolétariat, et soucieux de réconcilier le public chrétien- conservateur avec la science, des populistes proches du Parti Chrétien-Social, antisémite, lancèrent de nouvelles accusations à l’encontre des planches de Haeckel, publiées dans des brochures suite à de grandes conférences publiques (Fig. 20). Ils l’accusèrent notamment d’avoir mis une tête humaine sur l’embryon d’un singe, et vice versa (Fig. 21). Lorsque plusieurs journaux s’employèrent à créer un scandale public, les biologistes se rallièrent autour de la figure de proue du darwinisme allemand, pour s’opposer à la menace d’une interférence politique, mais sans pourtant cautionner les dessins. Après sa mort, survenue en 1919, son crédit baissa sans discontinuer, la

Arts et Savoirs, 9 | 2018 69

physiologie s’imposant face à l’embryologie et les intellectuels dédaignant sa philosophie populaire.

Fig. 21.

Couverture du pamphlet de 1908 dans lequel Arnold Braß (ici appelé Brasz, contrairement à l’usage) détaillait les accusations qu’il portait contre Haeckel. La planche compare, à droite, un embryon de gibbon (d’après Emil Selenka) à, du côté gauche, un embryon humain de treize semaines (dessin de Braß), plutôt qu’à l’embryon de huit semaines utilisé par Haeckel, démontrant ainsi que le cerveau humain est plus grand, relativement au visage. L’arbre au serpent est vraisemblablement celui de la connaissance du bien et du mal et, desséché, pourrait également faire référence à la stérilité associée à la phylogénie selon Haeckel. Braß, Das Affen-Problem. Professor E. Haeckel’s Darstellungs- und Kampfesweise sachlich dargelegt nebst Bemerkungen über Atmungsorgane und Körperform der Wirbeltier- Embryonen, Leipzig, Biologischer Verlag, 1908.

32 En Allemagne, Haeckel resta le pionnier national de l’évolutionnisme, ayant traversé tous les bouleversements politiques, mais ses partisans déplorèrent que l’on ne sût guère autre chose de lui que le fait qu’il eût « retouché des images d’embryons humains pour prouver que l’homme descendît du singe »19. Même dans cette référence aux critiques, il n’est pas précisé de quelles illustrations il s’agissait ; ainsi, bien que le monde anglophone connût sa « liberté artistique », les allusions aux dessins de Haeckel, d’ordre biographique, restaient trop vagues pour en désigner certaines en particulier. L’épisode du singe-humain ne ternit pas complètement la réputation des images les plus reproduites et dont Haeckel n’était souvent pas crédité. Ainsi, des planches qui, en 1900, n’avaient pas été défendues par un seul biologiste sérieux depuis des décennies avaient encore de beaux jours devant elles. Certaines des images scientifiques les plus critiquées étaient sur le point de faire partie des plus vues.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 70

La résurgence des images de Haeckel

33 Alors que les embryons de Haeckel avaient encore une place dans les panoramas de l’évolution, ils furent surtout sauvés par leur reproduction dans les manuels américains qui firent du fruit défendu le savoir officiel. Introduits autour des années 1900, ils y prospérèrent tout au long du XXe siècle. Pourquoi ? Il est bien connu que les manuels recyclent erreurs et images mais, du fait du manque de preuves directes, les exemples de ce recyclage sont difficiles à repérer précisément. On peut néanmoins s’aider d’une typologie des usages, par pays et par public.

34 En Allemagne, la campagne pour l’amélioration de l’enseignement de la biologie dans les écoles éloigna Haeckel de la discipline et évita les fameux dessins. Les nouveaux manuels zoologiques offraient une quantité appréciable d’informations sur l’évolution, pourtant la systématique traditionnelle de leur construction n’encourageait pas la discussion d’ensemble. L’attention plus grande portée à l’évolution par le programme national-socialiste inclut davantage d’arguments embryologiques, dont des tableaux modifiés. Les images de Haeckel apparurent dans un manuel ouest-allemand de 1951, mais elles n’y jouaient qu’un rôle secondaire. En RDA, le matériel pédagogique comprenait parfois un tableau redessiné. En RFA, d’autres modèles prévalaient, bien que quelques livres recopiassent les tableaux de l’Anthropogenie. Ceux-ci semblent cependant avoir gagné en popularité sur le tard, peut-être en partie grâce à leur réimportation par l’intermédiaire de manuels américains et de la biologie du développement qui finit par réintroduire les dessins de Haeckel à l’université.

35 Aux États-Unis, en revanche, les tableaux de Haeckel pénétrèrent les lycées dès l’année 1900, parce qu’ils enseignaient une biologie élémentaire davantage fondée sur l’évolution, et que les Américains connaissaient moins les accusations qui les mettaient en cause (Fig. 22). Bien que, en 1925, l’état du Tennessee interdît l’enseignement de l’évolution humaine dans les établissements publics, et qu’il attaquât en justice John Scopes pour avoir enseigné « que l’homme descendît d’un ordre animal inférieur », les embryons se maintinrent dans les livres d’école, expurgés, toutefois, de la colonne humaine. Les manuels de biologie universitaire reproduisirent la version entière du tableau des embryons à partir des années 1930, ceux-ci brillant par « l’accent mis sur les ressemblances essentielles et les différences finales »20.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 71

Fig. 22.

Tableau d’embryons dans le manuel de biologie élémentaire de Benjamin C. Gruenberg, largement diffusé dans les lycées. Dessin au trait par F. Schuyler Mathews ; la vache est désignée comme un « mouton ». Gruenberg, Elementary Biology: An Introduction to the Science of Life, Boston, Ginn, 1919, p. 277.

36 La diffusion de ces livres et la bureaucratisation de l’industrie des manuels scolaires créèrent les conditions globales de cette récupération que la législation sur le droit d’auteur n’empêcha aucunement. Cependant, seuls des facteurs particuliers peuvent expliquer comment ces images purent survivre à de sérieuses menaces : la théorie synthétique moderne de l’évolution (évinçant au milieu du siècle celle de Haeckel qui, en conséquence, en devint « non-moderne ») et la modernisation des programmes scolaires dans les années 1960.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 72

Fig. 23.

Les embryons de Haeckel en question sur la couverture d’un magazine qui promouvait l’enseignement de l’évolution, à la suite du « Procès du singe » de Dayton, TN. « Trouvez l’homme dans cette image », demande le titre. Tous ces mammifères – copiés d’après Unsere Ahnenreihe de Haeckel (« Notre lignée », 1908) – se ressemblant presque comme « des petits pois dans un pot », seuls l’ordre et la séparation indiquent que la réponse est au numéro 9. Cette même édition faisait de Haeckel le « chevalier en armure étincelante » de l’évolution, sans faire mention des accusations de fraude. Evolution, vol. 1, n° 5, avril 1928. MBLWHOI Library, Woods Hole, MA.

37 Les créationnistes, ses adversaires les plus obstinés, étaient alors marginaux, et peu d’évolutionnistes connaissaient l’importance du point d’interrogation qui pesait sur ces images (Fig. 23). Leur utilisation fut favorisée par l’héritage confus que laissait l’embryologie comparée. (La théorie de la récapitulation était-elle fausse, tout simplement, ou comprenait-elle, en son cœur, quelque vérité ? Les embryons récapitulaient-ils des formes adultes, ou uniquement embryonnaires ?) L’usage des embryons de Haeckel devint tout à fait stéréotypé. Prenez un manuel universitaire américain des années 1930-1960, allez au chapitre « Evidences of organic evolution » (« Preuves de l’évolution organique »), puis au numéro 3, « Comparative embryology » (« Embryologie comparée »), et vous y trouverez, selon toute vraisemblance, l’image la plus disponible, celle de Haeckel, illustrant quelques paragraphes stéréotypés dans une stable combinaison d’« image-texte »21. Ces images étaient également protégées par leur attribution à Romanes et non à Haeckel. Le texte indiquait parfois que Haeckel s’était trompé, ou avait péché par excès de zèle ; que la théorie de la récapitulation était erronée, ou pour le moins exagérée ; que la marche des embryons n’était pas parallèle, mais divergente – et se référait à ses dessins pour le prouver. Cette confusion était alors possible parce que les images n’étaient pas simplement dérivées de la théorie de la récapitulation, mais parce qu’elles suggéraient en premier lieu des ressemblances et des divergences, ce qui les laissait ouvertes à différentes interprétations évolutionnistes.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 73

38 Une catégorie entière de livres avait néanmoins ignoré presque complètement les embryons de Haeckel : ceux qui étaient le plus directement consacrés à l’embryologie. Les manuels de biologie du développement n’importèrent ces images d’ouvrages plus généralistes qu’à partir du début des années 1980, alors que ressurgissait un intérêt pour « l’évolution et le développement ». Les dessins contribuèrent alors à la structuration de la connaissance, et ce jusque dans les articles de synthèse les plus avancés, où fut reconsidérée l’idée, élaborée à partir des tableaux de Haeckel, d’un stade « phylotypique » – la première ligne –, vers lequel les vertébrés auraient convergé après des débuts différents, et à partir duquel ils auraient divergé.

39 L’apparition des embryons de Haeckel dans la biologie du développement conditionna la dernière série d’accusations portées à son encontre. En 1997, un chercheur londonien nia l’existence d’un stade commun nettement défini et un internet en plein essor, alimenté par un créationnisme et une chasse aux fraudeurs croissants, répercuta son appel. Les manuels remplacèrent les images mais les créationnistes les reproduisirent sans cesse pour en dénoncer le mensonge. Il n’était pas dans leur intérêt d’en effacer toute trace : « pour dénigrer, il faut aussi exposer »22. À l’instar des iconoclastes de la Réforme protestante, ils exhibèrent « les idoles saccagées […] comme des emblèmes de défaite »23, à ceci près qu’il ne s’agissait pas de statues décapitées mais d’images numériques commentées et mises côte à côte. Le but était de créer une icône négative, un avertissement contre l’infamie darwiniste qui ne témoignait pas de l’évolution mais d’une fraude commise au nom de Darwin. C’est ainsi qu’elles assurèrent aux embryons de Haeckel leur diffusion la plus large.

40 Ces images semblèrent alors condamnées à n’être plus reproduites que pour des usages critiques tels que ceux des créationnistes et des historiens des sciences. Elles sont toujours exclues des écoles américaines. Le 9 décembre 2010, cependant, elles occupèrent l’un des espaces les plus recherchés de la publication scientifique : la couverture de Nature, revue scientifique internationale de premier rang (Fig. 24). Illustrant des articles en provenance de laboratoires allemands, qui utilisaient des méthodes génomiques pour prouver l’existence du stade commun, le tableau de Haeckel y prit la forme d’une mosaïque générée à partir d’une base de données répertoriant des schémas d’expression des gènes dans les embryons de mouches des fruits. Les images n’avaient pas seulement subsisté ; elles continuaient à nourrir l’innovation, 140 ans plus tard. Se trouvera-t-il quelqu’un pour parier qu’elles ne seront pas un jour pleinement réhabilitées et que, si elles le sont, elles ne seront pas, une fois de plus, à l’origine d’une grande polémique ?

Arts et Savoirs, 9 | 2018 74

Fig. 24.

Les embryons de Haeckel sur la couverture de Nature, réalisés à partir d’embryons de mouche des fruits, coloration histochimique par hybridation in situ de l’acide ribonucléique. Cette image créée par Pavel Tomancak est attribuée à « Haeckel 1879 » et réimprimée avec l’autorisation de Macmillan Publishers Ltd, à partir de Nature, 468, n° 7325, 9 décembre 2010.

Logique de la copie

41 Objet d’une réorganisation silencieuse d’une édition à l’autre, le premier tableau des embryons recelait un potentiel d’invention à partir duquel, par extraction, par expansion, par substitution et par copie, s’est formée une grande et durable famille d’images. Les images peuvent être plus difficiles à s’approprier que les mots mais celles qui perdurent partagent avec les textes devenus classiques une certaine ouverture à l’interprétation. Les schémas de Haeckel ont rencontré le succès parce qu’ils étaient convaincants dans un cadre évolutionniste, tout en étant perçus comme conformes à différentes théories. Comme d’autres classiques, ils n’en ont pas moins, en renvoyant dans l’ombre les alternatives, imposé à la pensée des limites plus étroites.

42 Pourquoi certaines des images les plus controversées de l’histoire scientifique ont-elles pu devenir des standards de l’illustration des manuels ? Parce que ces images et leurs critiques tendaient à circuler indépendamment. Elles ne se croisaient qu’à l’occasion de querelles épisodiques qui ne gonflèrent que trois fois en de grandes polémiques relayées par les médias d’abord nationaux, puis internationaux.

43 La riche histoire des embryons de Haeckel montre le pouvoir que recèle la copie et le réemploi des images. Par les accusations d’erreur, voire de falsification dans la copie d’images-types, elle a été critiquée. Des polémiques des années 1870 aux querelles plus récentes sur un stade phylotypique commun, elle a eu des conséquences importantes.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 75

Et surtout, de l’élaboration d’un premier tableau aux variations qui l’ont adapté à des montagnes de livres, elle a été source d’inventions. La copie est à la fois l’opposé de l’invention et l’un de ses plus précieux moyens.

NOTES

1. Les références sont données dans les notes uniquement pour les citations et les illustrations ; voir Nick Hopwood, Haeckel’s Embryos : Images, Evolution, and Fraud, Chicago, University of Chicago Press, 2015 pour une argumentation détaillée et l’intégralité des documents. Pour une histoire germanophone des embryons de Haeckel, voir Reinhard Gursch, Die Illustrationen Ernst Haeckels zur Abstammungs- und Entwicklungsgeschichte. Diskussion im wissenschaftlichen und nichtwissenschaftlichen Schrifttum, Francfort-sur-le-Main, Lang, 1981 ; pour sa biographie (et une approche différente), Robert J. Richards, The Tragic Sense of Life : Ernst Haeckel and the Struggle over Evolutionary Thought, Chicago, University of Chicago Press, 2008 ; sur la réception du darwinisme, par exemple, Eve-Marie Engels et Thomas F. Glick (éd.), The Reception of Charles Darwin in Europe, 2 vol., Londres, Continuum, 2008 ; sur les embryons et l’embryologie, Tatjana Buklijas et Nick Hopwood, Making Visible Embryos, http://www.hps.cam.ac.uk/visibleembryos, 2008 ; et Nick Hopwood, “Embryology”, dans Peter J. Bowler et John V. Pickstone (éd.), The Cambridge History of Science, vol. 6, The Modern Biological and Earth Sciences, New York, Cambridge University Press, 2009, p. 285-315 ; sur les images, Bruno Latour et Peter Weibel (éd.), Iconoclash : Beyond the Image Wars in Science, Religion, and Art, Karlsruhe, ZKM, 2002 ; David Kaiser, Drawing Theories Apart : The Dispersion of Feynman Diagrams in Postwar Physics, Chicago, University of Chicago Press, 2005 ; Julia Voss, Darwins Bilder. Ansichten der Evolutionstheorie 1837-1874, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2007 ; Martin Kemp, Christ to Coke : How Image Becomes Icon, Oxford, Oxford University Press, 2012 ; et Sachiko Kusukawa, Picturing the Book of Nature: Image, Text, and Argument in Sixteenth-Century Human and Medical Botany, Chicago, University of Chicago Press, 2012. 2. Erik Nordenskiöld, Die Geschichte der Biologie. Ein Überblick, traduit par Guido Schneider, Iéna, Fischer, 1926, p. 524. 3. Ernst Haeckel, Anthropogenie oder Entwickelungsgeschichte des Menschen. Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Grundzüge der menschlichen Keimes- und Stammes-Geschichte, Leipzig, Engelmann, 1874, p. 256. 4. Ibid., p. 7. 5. Ibid., p. XIV. 6. Ernst Haeckel, Anthropogenie oder Entwickelungsgeschichte des Menschen. Keimes- und Stammes- Geschichte, 4e éd., Leipzig, Engelmann, 1891, p. 861. 7. Wilhelm Bölsche, Aus der Schneegrube. Der Geist im eisigen All, Leipzig, Haberland, 1930, p. 252. 8. Alexander Ecker, „Ueber plastische Darstellungen aus der Entwicklungsgeschichte des Menschen“, dans Wilhelm Eisenlohr et Robert Volz (éd.), Amtlicher Bericht über die vier und dreissigste Versammlung deutscher Naturforscher und Ärzte in Carlsruhe im September 1858, Karlsruhe, Müller, 1859, p. 199. 9. Thomas H. Huxley, Evidence as to Man’s Place in Nature, Londres, Williams and Norgate, 1863, p. 66. 10. Ernst Haeckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte. Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Entwickelungslehre im Allgemeinen und diejenige von Darwin, Goethe und Lamarck im

Arts et Savoirs, 9 | 2018 76

Besonderen, über die Anwendung derselben auf den Ursprung des Menschen und andere damit zusammenhängende Grundfragen der Naturwissenschaft, Berlin, Reimer, 1868, p. 240. 11. [Ludwig] Rütimeyer, [compte rendu], Archiv für Anthropologie 3, n° 3-4, 1869, p. 301-302. 12. Charles Darwin, Charles Darwin’s Marginalia, vol. 1, éd. Mario A. Di Gregorio, New York, Garland, 1990, p. 358. 13. Haeckel, Anthropogenie oder Entwickelungsgeschichte des Menschen, op. cit., p. XI. 14. Wilhelm His, Unsere Körperform und das physiologische Problem ihrer Entstehung. Briefe an einen befreundeten Naturforscher, Leipzig, Vogel, 1874, p. 171. 15. Ernst Haeckel, Ziele und Wege der heutigen Entwickelungsgeschichte, Iéna, Dufft, 1875, p. 37-38. 16. Je me suis largement limité aux livres publiés dans l’Europe germanophone, en Grande- Bretagne et aux États-Unis (voir cependant Hopwood, Haeckel’s Embryos, op. cit., p. 163 et p. 322 notes 85 et 97). Des recherches ultérieures pourraient utilement comparer et différencier le processus de copie dans des langues différentes, particulièrement en français. 17. Carl W. Neumann, Ernst Haeckel. Der Mann und sein Werk, Berlin, Gose & Tetzlaff, 1905, p. 65-66. 18. Gabriele Reuter, Aus guter Familie. Lebensgeschichte eines Mädchens, 15e éd., Berlin, Fischer, 1906, p. 302-307. 19. Heinz Brücher, Ernst Haeckels Bluts- und Geistes-Erbe. Eine kulturbiologische Monographie, Munich, Lehmann, 1936, p. 3 ; voir aussi Gerhard Heberer (éd.), Der gerechtfertigte Haeckel. Einblicke in seine Schriften aus Anlaß des Erscheinens seines Hauptwerkes „Generelle Morphologie der Organismen“ vor 100 Jahren, Stuttgart, Fischer, 1968, p. 524-525. 20. Ann Haven Morgan, Kinships of Animals and Man: A Textbook of Animal Biology, New York, McGraw-Hill, 1955, p. 786. 21. W. J. T. Mitchell, Picture Theory: Essays on Verbal and Visual Representation, Chicago, University of Chicago Press, 1994, p. 89. 22. Joseph Koerner, “The icon as iconoclash”, dans Latour et Weibel, Iconoclash, op. cit., p. 164. 23. Ibid., p. 179.

RÉSUMÉS

Les innovations visuelles du « Darwin allemand », Ernst Haeckel, mettent en évidence ce qu’il peut y avoir de créatif dans le réemploi des illustrations. En focalisant l’analyse sur les dessins célèbres et controversés des embryons de Haeckel, le présent article retrace leur circulation ainsi que les accusations de falsification dont ils ont fait l’objet, du XIXe siècle à nos jours, d’Allemagne aux États-Unis. En explorant les mécanismes qui déterminent le succès ou l’échec d’images, qui les font accepter ou causent des controverses, cet article montre comment le fait de reproduire ou réemployer les images peut être créatif mais aussi contesté et lourd de conséquences.

The visual innovations of the “German Darwin” Ernst Haeckel direct attention to the creativity of copying images. Focusing on his famous and notorious drawings of embryos, this essay tracks their circulation, and that of the charges of forgery that were levelled against them, from the nineteenth century to the present day, and from Germany to the United States. Exploring how pictures succeed and fail, gain acceptance and spark controversy, it reveals how copying can be creative, contested and consequential.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 77

INDEX

Keywords : copying images, embryos, evolution, fraud, Haeckel (Ernst) Mots-clés : copie d’images, embryons, évolution, fraude, Haeckel (Ernst)

AUTEURS

NICK HOPWOOD Université de Cambridge

Arts et Savoirs, 9 | 2018 78

Les discours sur l’hérédité et la reproduction Ernst Haeckel dans le contexte de la fin du XIXe siècle

Christina Brandt Traduction : Clara Schwarze

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article est une version française du texte „Vererbungsdiskurs und Reproduktion: Ernst Haeckel im Kontext des späten 19. Jahrhunderts“ paru dans Lendemains. Études comparées sur la France, vol. 41, n° 162-163, 2016, p. 45-63 (version en ligne : URL : http:// periodicals.narr.de/index.php/Lendemains/article/view/2936). Traduction de l’allemand par Clara Schwarze. Sauf mention contraire, toutes les citations ont été traduites par la traductrice.

L’ « hérédité », théâtre des controverses biologiques à la fin du XIXe siècle

Arts et Savoirs, 9 | 2018 79

1 En 1884, le botaniste suisse Carl Wilhelm von Nägeli critique la manière dont Charles Darwin est communément lu en Allemagne. En tant que professeur d’université à Munich, il fait partie, tout comme son collègue Ernst Haeckel de Jena, de ces biologistes qui, à la suite de la théorie de l’évolution de Darwin, ont très tôt exprimé le besoin de comprendre scientifiquement les mécanismes de l’hérédité et qui ont mis en place les premières théories de la transmission héréditaire. Dans son importante étude portant sur les théories mécaniques et physiologiques de l’évolution dont l’objectif est de fournir un fondement physiologique à la théorie de Darwin, Nägeli critique explicitement la réception germanophone de Darwin. Selon lui, en Allemagne, là où « la culture philosophique, philologique et esthétique prévaut encore », « la représentation sobre de Darwin, témoignant de l’esprit pratique et sain des Anglais » a été « traduite en une forme fantastique et philosophique ». La « théorie » a été « dogmatisée, systématisée, schématisée et – pour satisfaire aussi les exigences philologiques – grécisée » et ce, sans enrichissements supplémentaires du contenu scientifique1. Si la critique de Nägeli fait ici référence d’une manière très générale au fait qu’en Allemagne Darwin aurait été noyé dans « l’histoire naturelle descriptive »2 et que le noyau scientifique aurait été sacrifié aux exigences poétiques d’une représentation spéculative qui plairait au public, par la suite, on comprend qui Nägeli avait concrètement en tête : Ernst Haeckel. En s’appuyant sur la théorie de l’évolution exposée par Darwin en 1868 dans The Variation of Plants and Animals under Domestication, dans son ouvrage Die Perigenesis der Plastidule, oder über die Wellenzeugung der Lebenstheilchen de 1876, Haeckel a en effet énoncé sa propre hypothèse concernant l’explication des mécanismes de transmission. Pour lui, la transmission héréditaire est un phénomène qui doit être situé au niveau matériel et moléculaire, et ce phénomène peut être expliqué à partir de mouvements ondulatoires. Le mystère de la transmission héréditaire repose, selon lui, sur « le principe mécanique du mouvement transféré »3 ce qu’il associe à la théorie de la procréation d’Aristote. Il pense qu’au cours du processus de reproduction ce ne sont pas seulement les éléments matériels, c’est-à-dire la composition chimique des plasmas, mais aussi les formes particulières (liées à cette matérialité) du mouvement ondulatoire des molécules qui sont transmises à la génération suivante. Selon lui, le cytoplasme est composé d’éléments plus petits qu’il appelle « plastidules ». Ces plastidules – qu’il décrit comme des « fragments de vie »4 et compare plus tard, en tant que « molécules contenant une âme »5, aux monades de Leibniz – se distinguent des autres molécules dans la mesure où elles possèdent « la faculté de reproduction ou de mémoire »6. Elles se caractérisent chacune par un certain type de mouvement qu’il compare à des ondes périodiques. Dès lors, l’essence de la transmission héréditaire – en tant que reproduction d’une mémoire moléculaire – se situe selon lui essentiellement dans la transmission, d’une génération à l’autre, des modèles spécifiques de ces mouvements ondulatoires. Si Haeckel considère son approche comme une explication mécanique des processus de

Arts et Savoirs, 9 | 2018 80

transmission héréditaire élémentaire, Nägeli n’y voit qu’un retour inadmissible à la philosophie de la nature. Pour ce dernier, la « Plastidulperigenesis » de Haeckel est dépourvue de fondement scientifique : elle est « un produit de la philosophie de la nature », elle fait passer des « présomptions pour des faits » et elle « s’approprie abusivement une signification scientifique »7. Nägeli renvoie donc catégoriquement les réflexions haeckeliennes dans le domaine de la fantaisie poétique – et en effet, la métaphore de goethéenne des „Wahlverwandtschaften“, des « affinités électives », a été un des points de départ fondamentaux des explications de Haeckel. Il formule ses critiques de la façon suivante : « Lorsqu’un phénomène individuel (espèce, individu, cellule, molécule) est comparé à une onde », alors « ce lien unificateur est la vague des poètes, et non l’onde des physiciens. […] Entre ces deux phénomènes, il n’est nullement possible de faire une analogie qui verrait plus loin que les apparences et dépasserait la comparaison poétique »8.

2 Or, si en 1884 Nägeli dénonce chez Haeckel une approche relevant de la pure poésie, quelques années plus tard, ce dernier affirme en retour à son collègue de Munich qu’« aucun physicien rigoureux » ne reconnaîtrait dans son approche « autre chose que des spéculations métaphysiques fantaisistes »9. Haeckel fait ici surtout référence au postulat de base de Nägeli selon lequel il existerait un principe de perfectionnement inhérent à l’organisme qui serait la force motrice des processus de différenciation et d’adaptation évolutionnaire. Sur ce point, Haeckel n’a pu percevoir qu’une régression de la biologie vers la téléologie : en 1898, il critique ainsi « le principe interne de perfectionnement » („inneres Vervollkommnungs-Princip“) proposé par Nägeli : celui- ci ne serait « rien d’autre que la vieille force vitale réarrangée sous une nouvelle forme, un y à la place d’un x ; cette grande inconnue ne sera pas plus compréhensible si Nägeli la fait passer pour une caractéristique immanente à son idioplasme »10. Or, à peine deux décennies auparavant, dans son ouvrage Generelle Morphologie (1866), Haeckel a lui- même décrit les deux catégories centrales de la théorie de l’évolution, c’est-à-dire l’hérédité et l’adaptation, non pas, certes, comme des « forces vitales », mais bien comme des « puissances formatrices »11. En 1866, il formule les choses de la manière suivante : « toute la diversité du monde des organismes » peut être ramenée à « l’interaction de seulement deux forces structurantes » : « la force formatrice interne de l’hérédité, issue de la reproduction, et la force formatrice externe d’adaptation, transmise par l’alimentation »12.

3 Ces courtes citations issues des ouvrages de Nägeli et de Haeckel montrent que les théories biologiques de l’hérédité font partie, à la fin du XIXe siècle, des questions universitaires âprement disputées. Les décennies suivant la publication de On the Origin of Species de Darwin ont vu apparaître toute une palette d’approches théoriques différentes consacrées au phénomène de l’hérédité. Dans ce champ, Ernst Haeckel compte parmi les théoriciens les plus précoces. La recherche scientifique s’est beaucoup intéressée à lui, et récemment surtout à l’œuvre de sa vie et à sa biographie13, à ses travaux sur les embryons et à leur réception controversée aux XIXe et XXe siècles14, à ses ouvrages de vulgarisation et à ses engagements artistiques15, à son rôle dans la diffusion du darwinisme16 et à sa réception esthétique17. En plus de son influence sur le développement des différents domaines de la biologie – qu’il s’agisse de la morphologie évolutionniste ou du rapport entre les théories de l’évolution et les théories du développement18 –, ses écrits idéologiques et son monisme 19 ainsi que son rôle dans l’eugénisme et le darwinisme social ont été centraux. Concernant ce dernier point, c’est

Arts et Savoirs, 9 | 2018 81

surtout la question de savoir dans quelle mesure Haeckel doit être compté parmi les précurseurs d’un eugénisme national-socialiste qui a été sujet à controverses20. Jusqu’à présent, dans l’histoire des sciences, Haeckel a peu été pris en considération en tant que « théoricien de l’hérédité » du XIXe siècle. Ceci tient aussi au fait que ses hypothèses portant sur la théorie de l’hérédité n’ont pas donné lieu à une réception approfondie dans la biologie de la fin du XIXe siècle – et ce, bien que sa « Plastidul-Perigenesis » ait éveillé un large écho dans les discours esthétiques et artistiques de la fin du XIXe siècle21. Dans l’histoire de la science, on souligne tout au plus le fait que Haeckel a été le premier biologiste à avoir défendu, dès 1866, que ce qui détermine la transmission héréditaire doit être situé dans le noyau cellulaire22. Dans les récents travaux portant sur l’histoire culturelle de l’hérédité, il n’est évoqué qu’à la marge : il est considéré comme un théoricien qui s’est distingué de ses contemporains par sa description spéculative de l’hérédité dans la mesure où elle repose sur un paradigme énergétique et pour ainsi dire panspychologique, et par le fait qu’il a continué à concevoir l’hérédité avant tout comme une force23.

4 Or, pour le sujet traité dans le présent volume – le rôle joué par Ernst Haeckel en tant que penseur créatif se tenant à la « croisée des discours » – ses observations concernant la théorie de l’hérédité sont intéressantes à deux égards. D’une part, publiées dès 1866 – ce qui est très précoce en comparaison des autres discours en langue allemande – elles représentent un « phénomène de seuil » dans l’histoire des sciences : elles doivent être situées dans l’intersection discursive entre les discours plus anciens portant jusqu’au XVIIIe siècle sur la procréation et la reproduction, et les discours modernes sur l’hérédité qui s’épanouissent seulement dans le dernier tiers du XIXe siècle. D’autre part, sa théorie de la « Plastidul-Perigenesis » permet de montrer comment, dans le dernier tiers du XIXe siècle, des éléments provenant du discours littéraire, des métaphores culturelles, esthétiques et politiques, des savoirs scientifiques et des conceptions idéologiques se sont mutuellement renforcés pour élucider les phénomènes de l’hérédité. Dans les pages qui suivent, les éléments fondamentaux de l’approche haeckelienne vont être décrits dans leur contexte historique et scientifique.

Le discours biologique portant sur l’hérédité au XIXe siècle

5 Une conception biologique de l’hérédité a commencé à prendre forme à l’aube du XIXe siècle. Comme l’ont expliqué Hans-Jörg Rheinberger et Staffan Müller-Wille, le terme « hérédité » („Vererbung“) provient de l’usage juridique et a été introduit dans la biologie d’abord en tant que métaphore : ses connotations juridiques se sont dissipées seulement au cours du XIXe siècle24. C’est surtout après la publication de la théorie de l’évolution de Darwin que la question des mécanismes biologiques de la transmission héréditaire a suscité l’attention des biologistes en tant que problème scientifique : cette question est devenue centrale dans la mesure où elle devait expliquer, d’une part les variations des organismes, d’autre part leur stabilité – du moins pour des périodes données de l’évolution25. Pendant le dernier tiers du XIXe siècle, les approches les plus diverses de la théorie de l’hérédité se sont mutuellement renforcées pour générer les premières grandes synthèses26. Avant cela, le phénomène observable selon lequel les êtres vivants produisent des organismes qui leur sont similaires n’était bien sûr pas inconnu, même si la plupart du temps, il n’était pas encore désigné par le terme

Arts et Savoirs, 9 | 2018 82

d’hérédité. Les phénomènes d’hérédité en tant que tels relevaient avant tout du domaine des praticiens : des éleveurs et agriculteurs d’une part, des médecins et physiologistes d’autre part. Ces derniers se sont intéressés aux maladies « héréditaires » dès le XVIIIe siècle. Rheinberger et Müller-Wille considèrent que jusqu’au milieu du XIXe siècle la réflexion sur l’hérédité est ancrée dans un « espace épistémique dispersé »27 et parlent à ce propos d’« hérédité dans des domaines éparpillés »28. Ainsi, même en 1898, dans la neuvième édition de sa Natürliche Schöpfungsgeschichte (Histoire de la création des êtres organisés, d’après les lois naturelles), Haeckel écrit que [p]resque tout ce que nous savons des différentes lois de l’hérédité [repose] […] sur les expériences des agriculteurs et des jardiniers. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que, en général, tous ces phénomènes particulièrement intéressants et importants ne soient pas étudiés avec l’acuité scientifique souhaitable et ne soient pas reconnus comme des lois physiologiques29.

6 À partir de cet espace varié de représentations praxéologiques de l’hérédité, une conception biologique générale de l’hérédité a commencé à prendre forme dans les années 1860. Parmi les premières ébauches théoriques, on compte en particulier des publications en langue anglaise : la théorie de la « pangenèse » énoncée par Darwin en 1868 dans The variation of animals and plants under domestication (et dans laquelle il a postulé que de très petits germes appelés « gemmules » sont les particules de l’hérédité), ainsi que A theory of heredity de Francis Galton publié en 1876. Dans le contexte scientifique de langue allemande des années 1880, il y a eu une véritable vague de publications sur le thème de l’hérédité. Dans une étude désormais incontournable, l’historien des sciences Frederik Churchill a mis en évidence cette phase de rupture qui a eu lieu dans le discours germanophone portant sur l’hérédité, et il l’a rapportée aux progrès plus vastes des théories cellulaires. Ne serait-ce qu’au début des années 1880, il est possible de répertorier un nombre important de monographies publiées en un court intervalle et annonçant explicitement dans leur titre, telle une nouveauté historique, une « théorie de l’hérédité » : Über die Vererbung (1883) d’August Weismann, Das Problem der Befruchtung und der Isotropie des Eis. Eine Theorie der Vererbung (1884) d’Oscar Hertwigs, Die Bedeutung der Zellenkerne für die Vorgänge der Vererbung (1885) d’Albert Kölliker et Die Continuität des Keimplasmas als Grundlage für eine Theorie der Vererbung (1885) de Weismann30.

7 Il est intéressant de constater qu’environ deux décennies auparavant, Haeckel avait déjà traité l’hérédité comme un problème biologique central. Dans le deuxième tome de sa Generelle Morphologie, paru en 1866 – c’est-à-dire une seule année après que Gregor Mendel avait publié ses Versuche über Pflanzenhybride (1865) ignorés par ses contemporains et deux années avant la publication de la théorie de la pangenèse de Darwin – on trouve deux sous-parties détaillées portant sur « l’hérédité et la transmission » (« Erblichkeit und Vererbung ») et « l’hérédité et l’adaptation » (« Vererbung und Anpassung »). Dans ces passages, Haeckel n’évoque pas seulement l’hérédité et l’adaptation comme les problématiques clefs des considérations théoriques de son époque portant sur l’évolution, mais il établit surtout explicitement des « lois de l’hérédité » (« Gesetze der Vererbung ») et leur attribue une place spécifique dans le cadre de son système de morphologie évolutionniste31. Dans la Natürliche Schöpfungsgeschichte (1868) publiée deux années plus tard et s’adressant à un large public, ces éléments fondamentaux de la théorie de l’hérédité tiennent également une place importante : ils représentent trois des cinq discours composant la partie sur

Arts et Savoirs, 9 | 2018 83

Darwin32. Dans les éditions plus tardives de ce même ouvrage, Haeckel s’est aussi adonné à une lecture critique des études publiées par ses collègues de langue allemande depuis les années 1880. Entre-temps, en 1876, en réaction à la théorie darwinienne de la pangenèse publiée en 1868, Die Perigenesis der Plastidule, déjà cité précédemment, paraît séparément. Qu’est-ce qui caractérise le discours biologique de l’hérédité qui s’est formé au cours du XIXe siècle ? Comment faut-il considérer l’approche de Haeckel dans ce contexte historique plus large ?

8 Dans son étude détaillée de l’histoire de la biologie, François Jacob a décrit comment une césure est apparue autour de 1800, au moment où l’idée d’une « organisation » a radicalement transformé la perception de la vie. Cette étape historique est aussi liée au passage d’une pensée prémoderne de la procréation aux premières conceptions de l’hérédité s’établissant surtout autour du terme devenu central de « reproduction »33. Comme l’a montré Jacob à l’exemple de Buffon, à la fin du XVIIIe siècle, les conceptions de la reproduction s’accompagnent d’efforts pour comprendre comment la structure interne de l’organisme se transmet d’une génération à l’autre, que ce soit par une sorte de « mémoire » ou par le biais d’un moulage (en coulée ou en empreinte)34. Ainsi, on assiste déjà à un transfert de l’attention vers une dimension générale de la vie inscrite à l’intérieur de l’organisme. Or, au cours du XIXe siècle, cette réalité va encore s’accentuer. Comme le mettent en évidence Rheinberger et Müller-Wille, les théories biologiques de l’hérédité formulées dans la deuxième moitié du XIXe siècle vont souvent à l’encontre de l’intuition et doivent « s’imposer contre les apparences » dans la mesure où elles postulent que des entités matérielles sous-microscopiques sont les réelles responsables de l’hérédité35. Par conséquent, le regard biologique ne se focalise plus principalement sur les lignées généalogiques de parents et de descendants, c’est-à-dire sur les phénomènes de reproduction et de procréation, mais sur l’ensemble des prédispositions et des éléments des ancêtres se combinant toujours différemment dans chaque individu. Les deux historiens des sciences précisent : « La vie a adopté une forme pour laquelle ce ne sont plus les relations directes entre les organismes […], mais les interactions entre des unités de vie élémentaires en circulation – qu’il s’agisse de cellules, de germes, de prédispositions ou de molécules organiques – qui sont décisives ».36 Darwin illustre très bien ce retournement : en s’appuyant sur les nouvelles théories cellulaires du XIXe siècle (et particulièrement sur la « pathologie cellulaire » de Virchow), il a conçu ses « gemmules » comme des éléments matériels en libre circulation, qui transmettent les caractéristiques des parents aux descendants et les réarrangent avec chaque nouvelle génération37. L’attention s’est donc déplacée : alors qu’elle portait sur les lignes de descendance verticale allant des organismes producteurs aux organismes produits, elle s’est reportée sur les interactions se produisant entre des éléments se situant en dessous du niveau de l’organisme. Les relations horizontales existant entre les organismes ont ainsi été mises en évidence. Et ces derniers ont dès lors été considérés comme le résultat de combinaisons spécifiques d’éléments hérités provenant d’un ensemble de prédispositions d’ancêtres communs38. Au début du XXe siècle, avec la génétique, cette « horizontalisation » a atteint un apogée provisoire39.

9 Dans les analyses haeckeliennes, on retrouve également ces éléments de discours portant sur l’hérédité de la fin du XIXe siècle et qui sont dus à la rencontre des nouveaux concepts issus de la théorie de l’évolution et de la théorie cellulaire. En effet, Haeckel postule de manière générale que de très petites particules constituent l’unité matérielle

Arts et Savoirs, 9 | 2018 84

de l’hérédité : il s’agit des « plastidules », c’est-à-dire des structures moléculaires du protoplasme transmis d’une génération à l’autre. Cependant, dans le même temps, des idées et des éléments provenant de discours plus anciens portant sur la procréation et la reproduction restent présents dans ses travaux. Nous allons examiner les quatre aspects caractéristiques de son approche qui doivent être particulièrement mis en évidence.

10 Premièrement, dans sa perception de l’hérédité et en particulier sa théorie de la plastidule, on trouve des échos à deux conceptions différentes de la reproduction qui remontent toutes deux au XVIIIe siècle et qui ont eu des retentissements jusqu’au XIXe siècle40. D’une part, il s’agit du concept de „Bildungstrieb“, de « force formatrice » (inventé par Johann Friedrich Blumenbach et développé, en tant que force agissant de loin, par analogie avec la notion de force de Newton) : en plus d’une capacité de régénération de l’organisme, cette force est responsable de la reproduction. D’autre part, le concept de « molécules organiques » (Buffon), selon lequel la capacité reproductrice est située dans la matière elle-même, trouve encore un certain écho dans l’idée de plastidule conçue par Haeckel comme une « molécule vitale »41.

11 Deuxièmement, dans la pensée haeckelienne, la recherche d’une théorie de l’hérédité ne se substitue pas aux idées concernant la procréation et la reproduction. Bien au contraire, les lois de l’hérédité formulées par Haeckel dès 1866 doivent d’une part combler une lacune spécifique soulevée par la théorie de l’évolution de Darwin : la question de la variation et de l’adaptation. Mais d’autre part ces lois restent ancrées dans un discours plus ancien portant sur la procréation et la reproduction. Haeckel comprend l’hérédité comme un « phénomène partiel, nécessaire et intégrant »42 situé parmi les processus entremêlés de la reproduction. Sa théorie de la transmission héréditaire s’inscrit dans le contexte plus large de la procréation, de la reproduction et de l’évolution.

12 Troisièmement, l’hérédité et l’adaptation sont définies par Haeckel comme des fonctions physiologiques et sont, en tant que telles, associées au plus près à des phénomènes de développement et de métabolisme. Haeckel établit une corrélation entre le phénomène de l’adaptation relevant de l’évolution et la situation alimentaire concrète à laquelle un organisme est exposé. Il pense continuellement l’hérédité comme un phénomène de développement de l’individu dépassant la réalité individuelle. Un aspect supplémentaire, caractéristique des années 1860, y est étroitement lié : l’importante mise en valeur de la reproduction asexuée et l’étude des différents types de reproduction asexuée pendant cette décennie43. Il s’agit là d’un autre élément contre-intuitif du discours sur l’hérédité. Chez Haeckel, ce ne sont pas les processus de reproduction sexuée qui constituent le point de départ d’une compréhension des mécanismes de l’hérédité, mais c’est la reproduction asexuée dans sa forme la plus simple en tant que processus matériel de division (et de dédoublement) qui est considérée comme le cas paradigmatique universel auquel peuvent être rapportées toutes les autres formes de reproduction.

13 Quatrièmement, les deux concepts sur lesquels repose la conception haeckelienne de l’hérédité sont la « généalogie » et « l’individualité ». Sa théorie de l’hérédité est animée par la volonté majeure d’expliquer au niveau physiologique la formation de l’organisme individuel, que ce soit dans le contexte plus large de l’évolution, c’est-à-dire par l’idée de lignées de descendants, ou dans le cadre de conditions environnementales spécifiques influant sur l’organisme. Ainsi, dans le contexte de la pensée darwinienne,

Arts et Savoirs, 9 | 2018 85

l’individualité morphologique est comprise d’une manière nouvelle en tant qu’« individualité généalogique »44. Haeckel détermine la généalogie selon trois « cercles de procréation » („Zeugungskreise“), c’est-à-dire trois phases de vie constituées de formes et limitées au niveau temporel, pouvant à chaque fois être rapportées à une forme originelle (par exemple un « produit ovulaire » [„Eiprodukt“]) et représentant simultanément différentes échelles temporelles de l’évolution : l’individu, l’espèce et le genre45. Ainsi, la généalogie reste le domaine essentiel et systématique des analyses de Haeckel concernant l’hérédité. « L’horizontalisation », évoquée précédemment et présente dans le discours relatif à l’hérédité à la fin du XIXe siècle, ne connaît pas d’importants retentissements dans sa pensée.

Ernst Haeckel : hérédité – procréation, reproduction et alimentation

14 Dans le deuxième tome de sa Generelle Morphologie, Haeckel aborde en détail, en lien avec la théorie de la sélection de Darwin, la question de la transmission héréditaire biologique. À l’instar de ses contemporains, il considère l’hérédité comme une problématique s’inscrivant dans le cadre de la théorie darwinienne de l’évolution. Selon lui, le problème de départ relève tout d’abord de la nécessité de rendre intelligibles les effets durables des mécanismes de sélection énoncés par Darwin : il s’agit, d’une part, d’élucider la question de l’origine et des formes des variations individuelles présentes dans la nature et d’autre part, de saisir le fonctionnement de leur continuelle transmission. Ainsi, Haeckel fait tout d’abord la différence fondamentale entre la « capacité à hériter » („Erblichkeit“) et la « transmission héréditaire » („Vererbung“), entre une dimension idéelle et une dimension matérielle, entre la capacité de principe de l’organisme à produire une réalité qui lui ressemble et sa véritable apparition matérielle. Cette première catégorie de phénomènes, il l’a qualifiée de « force virtuelle » (atavisme) et la seconde, de « réalisation effective des individus organiques » (« actuelle Leistung der organischen Individuen » (hereditas)). Selon lui, elles sont toutes deux « des fonctions physiologiques générales de l’organisme, situées dans un rapport immédiat avec la fonction fondamentale de reproduction et ne représentant en réalité qu’un phénomène partiel de celui-ci »46. Et la transmission héréditaire qui voit réellement le jour (hereditas) est une fonction physiologique qui doit toujours être perçue en relation directe avec une seconde fonction physiologique fondamentale : « l’adaptation ». Par leurs interactions, toutes deux fournissent les éléments nécessaires au fonctionnement de la sélection dans le processus de l’évolution. Comme le faisaient la plupart des approches théoriques de l’hérédité de la seconde moitié du XIXe siècle, la pensée haeckelienne a abordé l’hérédité comme un phénomène reposant sur la transmission d’unités matérielles (particules) d’une génération à l’autre. Mais, à l’inverse de certaines théories de l’évolution de ses collègues (parues un peu plus tard), et sur l’exemple de beaucoup de philosophes de la nature et de praticiens depuis le XVIIIe siècle, Haeckel a continué à voir dans l’hérédité l’action d’une force. S’inscrivant dans la tradition de la philosophie romantique de la nature, il postule la présence de deux forces fondamentales dans tous les processus de formation de l’individu. Du simple cristal à l’organisme complexe, il perçoit, en tant que « situation fondamentale de tout l’univers corporel »47, une interaction (antagonique) entre d’une part, l’action d’une « force créatrice interne » („innere

Arts et Savoirs, 9 | 2018 86

Gestaltungskraft“), aussi appelée « puissance formatrice interne » („innerer Bildungstrieb“) des corps et, d’autre part, les éléments de la réalité matérielle extérieure exerçant une influence sur le corps individuel et qu’il résume par les expressions « force créatrice extérieure » ou « force formatrice extérieure »48. Selon lui, la capacité héréditaire en tant que faculté de principe de l’organisme et la transmission héréditaire en tant que manifestation effective forment les principales « forces créatrices internes » des organismes, pendant que « la force créatrice externe » se manifeste dans la fonction physiologique qu’est « l’adaptation ». « L’hérédité » et « l’adaptation » sont, pour lui, les deux « facteurs les plus importants permettant la formation du monde organique »49. Ramenée aux forces de formation, l’interaction qui se produit entre eux remplace l’idée du « Créateur », du « plan d’organisation intentionnel („zweckmäßiger Bauplan“) […] ou toutes les autres représentations erronées auxquelles la téléologie ou le dualisme attribuent la “création” de l’organisme »50.

15 Concernant la question des variations individuelles, un autre rapprochement discursif intéressant se manifeste dans l’interprétation que donne Haeckel des catégories darwiniennes. Il n’a pas seulement fait reposer la morphologie comparative du XIXe siècle sur la théorie de l’évolution51, mais, inversement, il a aussi interprété des concepts de la théorie de l’évolution en adoptant le point de vue de la morphologie. L’objectif de sa Generelle Morphologie a été d’élucider – en tant que résultats des processus de l’évolution – les processus de formation des organismes répondant à des principes scientifiques52. Selon lui, seules « les connaissances de la forme en devenir de l’organisme » sont capables de mener à « la compréhension de la forme aboutie du même organisme »53. D’une part, ses réflexions avaient donc pour but d’établir une théorie de l’hérédité qui faisait défaut dans la théorie de l’évolution de Darwin, mais d’autre part, les lois de l’hérédité qu’il voyait à l’œuvre visaient surtout à expliquer les différences individuelles, c’est-à-dire les ressemblances, mais aussi les divergences que présentent les formes morphologiques individuelles par rapport aux formes leur ayant précédé. Comme l’a mis en évidence l’historien des sciences Bob Richards, en poursuivant les réflexions de Virchow et de Johannes Müller, la Generelle Morphologie est avant tout une théorie de l’individualité biologique. Dès le début du deuxième tome de cette étude, il est écrit que « toute évolution », « tout développement des individus organiques est en vérité une épigenèse, c’est-à-dire une activité vitale (« Lebensthätigkeit ») qui repose essentiellement sur des processus de procréation, de développement (« Wachsthum ») et de différenciation, sur une transformation d’éléments de même nature en des éléments différents, et sur une véritable genèse de nouveaux individus à partir d’éléments (« Materien ») non individualisés »54. Et dans un autre passage, Haeckel développe : « Tous les individus organiques sont différents dès le début de leur existence propre, et ce, même s’ils se ressemblent souvent beaucoup » 55.

16 À la lumière de la théorie de l’évolution de Darwin, l’explication de l’individualité biologique devait répondre tant à la question de la pérennité (supra-individuelle) des particularités par-delà les générations qu’à la question de la différence individuelle des caractères, c’est-à-dire de l’abandon d’une partie des qualités héritées et de l’acquisition nouvelle d’autres qualités56. Pour cette raison, la théorie de Haeckel de la morphologie individuelle se dévoile particulièrement à travers son approche théorique de l’hérédité. En effet, avide d’explications, celle-ci a tout autant exploré les

Arts et Savoirs, 9 | 2018 87

ressemblances que les différences, et, comme nous allons l’expliquer plus en détail ci- dessous, pris en considération deux concepts : l’hérédité « conservatrice » et « progressive »57.

17 Comme l’affirme Haeckel en 1866, l’hérédité en tant que composante de la reproduction doit interroger le fait que « chaque organisme […] engendre soit des descendants qui lui ressemblent, soit au moins des descendants dont les descendants vont (après une ou plusieurs générations) lui ressembler. »58 Selon lui, l’enjeu scientifique de cette observation, qui peut sembler banale au premier abord, n’a pas encore été saisi. C’est précisément parce que jusque-là on n’a prêté attention aux phénomènes de l’hérédité que lorsque se produisaient des irrégularités, c’est-à-dire des divergences avec les caractéristiques des parents, et parce que l’on trouve « globalement tout à fait “naturel” » que « l’enfant partage (“hérite”) les qualités de ses parents », que les lois de l’hérédité n’ont pas encore été suffisamment analysées : Soit l’observation habituelle et superficielle de la nature sous-estime les importantes conclusions biologiques qui découlent de ce fait, soit elle ne les apprécie pas à leur juste valeur pour ce qui est de la formation des caractéristiques des organismes59.

18 Pour Haeckel, la cause de l’hérédité – en tant que mouvement poursuivant une transmission continuelle – est « l’identité partielle de la matière constituée de manière spécifique dans l’organisme du parent comme de l’enfant » dans le processus de la reproduction60. Selon lui, le mécanisme de base de tous les phénomènes de l’hérédité se situe dans le processus matériel de division des cellules : toute « division cellulaire habituelle » repose « fondamentalement sur un développement continu qui va au-delà de la réalité individuelle de la cellule »61. Alors, l’hérédité n’est que la « simple et nécessaire suite logique de [cette] division »62. Dans ce cadre discursif qui, pour le dire de manière anachronique, fonde un modèle en quelque sorte “mitotique” de l’hérédité, d’autres conséquences ont vu le jour : en bref, la reproduction est définie comme le « développement de l’individu au-delà de sa propre réalité »63. Haeckel a également décrit ceci avec précision dans les éditions plus tardives de sa Natürliche Schöpfungsgeschichte en désignant « l’organisme de l’enfant » comme « le produit de développement excédentaire64 des individus-parents » se détachant et s’engageant dans « un parcours propre »65.

19 L’attention portée à la continuité matérielle des organismes des parents et des enfants a permis à Haeckel de présumer différents degrés d’hérédité (degrés de ressemblance) découlant de l’extension temporelle, c’est-à-dire de la quantité de cette continuité. Dans la Generelle Morphologie, Haeckel met en évidence ce rapport proportionnel de la manière suivante : Plus la relation entre l’individu procréateur et celui qui en est issu et qui s’en détache en tant que produit de développement excédentaire est importante, plus les points communs de leur fondement matériel sont importants, plus le degré d’hérédité, c’est-à-dire l’adéquation (en matière de forme et de fonction) entre l’organisme qui conçoit et l’organisme qui est conçu est important. Plus la relation matérielle entre les deux organismes dure longtemps, plus l’organisme-enfant se sépare tardivement de l’organisme-parent, plus les deux organismes vont se développer de manière similaire en tant que deux éléments d’un même et unique ensemble matériel, et plus le degré d’hérédité, le degré de conformité biologique entre les deux organismes sera grand66.

20 Pour Haeckel, la véritable nature de la reproduction – et donc aussi de l’hérédité conservatrice – se révèle dans le processus de reproduction asexuée le plus simple.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 88

Dans la Generelle Morphologie, il a catégorisé et décrit une multitude de différents types de reproduction asexuée67. Cette attention première portée à la reproduction asexuée ne résulte pas seulement du paradigme sous-jacent de l’évolution : elle doit surtout beaucoup aux progrès spécifiques de la recherche du milieu du XIXe siècle. Churchill a en effet qualifié les années 1860 de décennies de la « asexual persuasion »68. À cette époque, en partie en raison des travaux sur le renouvellement des générations et sur la parthénogenèse, une importante prise de conscience de la grande diversité des différents types de reproduction s’est imposée parmi les chercheurs en sciences naturelles. Ceci a eu pour conséquence de relativiser radicalement la place, jusque-là prépondérante, accordée à la reproduction sexuée dans le règne du vivant. Comme d’autres chercheurs en sciences naturelles de la même époque (par exemple Charles Darwin), Haeckel ne considère la reproduction sexuée que comme une possibilité parmi un large éventail de différents types de reproduction possibles69. Ainsi, dans l’ouvrage Perigenesis der Plastidule, récuse-t-il fermement le fait que « l’union des deux sexes [soit] l’événement indispensable le plus important pour la reproduction »70. Selon lui, le scientifique devrait prendre ses distances avec cette « perception habituelle » : Cette conception qui se fonde sur le type de reproduction ordinaire chez l’être humain, les animaux et les plantes supérieurs apparaît tout à fait biaisée dès que nous pensons aux processus de reproduction asexuée infiniment plus fréquents qui ont lieu partout et à tout moment dans la reproduction des plastides. Dans l’ensemble, par ses singulières particularités, la reproduction sexuée ou amphigonique apparaît seulement comme un cas particulier parmi la quantité importante de processus que nous appelons reproduction ou procréation par les parents et qui, pour la très grande majorité des cas, a lieu de manière asexuée71.

21 En faisant la différence entre la « monogonia », terme générique de tous les différents types de reproduction asexuée, et l’« amphigonia », terme générique de tous les différents types de reproduction sexuée, Haeckel a considéré l’amphigonie comme un seul cas particulier parmi les différentes reproductions asexuées, dans la mesure où dans ce cas le « produit de développement » („Wachsthumsproduct“) n’est capable de se développer indépendamment qu’à partir d’un lien matériel avec un deuxième et différent « produit de développement ». Pour Haeckel, si la reproduction asexuée est un développement excédentaire, la procréation sexuée est un processus d’« enchevêtrement »72.

22 L’attention portée à la procréation asexuée a eu des conséquences considérables sur les moyens conceptuels permettant de penser le changement évolutionniste. Dans la pensée haeckelienne, le « moteur » des changements de l’évolution n’a pas été mis en relation avec la reproduction sexuée, comme cela a pu devenir courant à peine quelques années plus tard avec la théorie d’August Weismann de « l’Amphimixis » (1891). Comme l’a montré Churchill, l’importante mise en valeur de la reproduction asexuée dans les années 1860 n’a été que de courte durée dans l’histoire de la biologie. Avec Weismann, qui a surtout considéré la reproduction sexuée comme le point de départ des variations de l’évolution, et au plus tard avec l’instauration de la génétique au début du XXe siècle (et les expérimentations de croisement allant de pair), l’attention s’est déplacée et la reproduction sexuée impliquant deux genres est devenue la situation de référence pour la théorie de l’hérédité. Haeckel, en revanche, est resté fidèle, même des décennies plus tard, à sa conception élaborée dans ses grandes lignes dans les années 1860, ce qui a eu des conséquences sur son appréciation des changements de l’évolution.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 89

23 Puisqu’il a conçu la reproduction comme un phénomène relevant de l’évolution et qu’il a représenté la reproduction asexuée comme le cas paradigmatique des phénomènes de développement et de division cellulaire, dans sa pensée, la transmission héréditaire qui va de l’organisme-père à l’organisme-héritier en résultant répond avant tout à une logique conservatrice. Les différences qui apparaissent dans la généalogie entre les organismes-parents et les organismes-enfants et qui entraînent le fait que chaque organisme constitue une forme individualisée sont, selon lui, dues à d’autres facteurs. Ce sont les facteurs environnementaux qui – par le biais de l’alimentation – exercent une influence sur l’organisme et peuvent s’y manifester et qui, dans le même temps, font avancer l’évolution de l’espèce. Ici, Haeckel s’est ouvertement positionné en successeur de Lamarck : son enseignement de « l’hérédité de la modification » a, dixit Haeckel, introduit les conditions requises pour la théorie de la sélection de Darwin73. Et, encore selon Haeckel, il a été le premier scientifique à avoir reconnu à sa juste valeur l’action réciproque « des deux influences formatrices organiques, de l’adaptation et de l’hérédité74 » et, en particulier, l’importance de l’adaptation pour l’évolution des formes. Le rôle central que Haeckel a attribué à la transmission de caractéristiques acquises dans le dynamisme des changements évolutionnaires est particulièrement visible dans les lois de l’hérédité qu’il a énoncées dès 1866. Il ne s’agit pas là de lois au sens strict qui chercheraient à expliquer les mécanismes du processus héréditaire, mais plutôt d’une classification de phénomènes observables que Haeckel associe à l’hérédité : il fait une distinction fondamentale entre une « transmission héréditaire conservatrice et une transmission progressiste », c’est-à-dire entre la transmission de caractères hérités et la transmission de caractères acquis75. Sous l’appellation « transmission héréditaire conservatrice », il regroupe tous les phénomènes au sein desquels les descendants ressemblent à la génération des parents ou leur sont quasiment identiques, même si cela ne se produit pas de façon continue (comme dans les organismes à génération alternante), ou si certaines propriétés, comme les caractères sexuels dans le cas de la reproduction sexuée, ne se transmettent qu’unilatéralement76. Il énonce clairement le rôle spécifique que joue la transmission héréditaire progressive dans le fonctionnement dynamique de l’évolution : selon lui, alors que l’attention unilatérale portée à la constance et à la ressemblance des organismes, c’est-à-dire à la transmission héréditaire conservatrice, a mené, à tort, à ne pas interroger la continuité d’une espèce, le nouveau regard porté sur la transmission progressive place la modification évolutionniste des espèces au centre de la réflexion biologique. La conception de l’évolution de Haeckel présuppose un processus de modifications permanentes dues à l’environnement, ce qui entretient une transformation continuelle et infinie des espèces : Le fait qu’à la suite d’infinies transformations de leur alimentation, les différents individus peuvent être soumis – pendant leur temps de vie limité – aux modifications les plus multiples et profondes, tout comme le fait qu’il n’existe aucune limite à ces modifications sont communément admis. Mais si, dans le même temps, la loi de l’hérédité progressive est également reconnue comme vraie – ce qui, en gardant le sens de l’observation en alerte, ne peut être évité – alors, le raisonnement logique exige qu’il n’existe aucune limite dans la transmutation des espèces, et que la modification potentielle de l’espèce soit illimitée dans la mesure où chaque nouvelle propriété acquise par adaptation peut, dans des conditions favorables, être transmise de l’organisme des parents à celui des enfants. Et c’est en effet le cas.77

Arts et Savoirs, 9 | 2018 90

24 Comme le fait Darwin dans On the Origin of Species (1859), Haeckel considère que les plus petites variations des individus sont la matière première organique déclenchant les mécanismes de sélection au cours de l’évolution. Alors, toutes les propriétés qu’un organisme acquiert pendant sa durée de vie par le biais de l’adaptation peuvent – si « les conditions sont favorables » – être transmises. Ceci serait donc la loi fondamentale de la « transmission héréditaire progressive » que Haeckel décline encore selon d’autres lois supplémentaires. Citons par exemple la loi de « l’hérédité de fixation » („befestigende Vererbung“) (les propriétés acquises ont d’autant plus de chances d’être transmises que les conditions d’adaptation correspondantes ont longtemps exercé une influence sur l’organisme) et les lois de transmission héréditaire du « même endroit » et du « même temps » (les modifications qu’un organisme présente à une certaine partie de son corps ou qu’il a acquises à un certain moment de sa vie seront transmises aux descendants à la même partie du corps ou au même moment de vie). Haeckel a observé des cas concrets de ces principes dans la médecine. Selon lui, le fait que dans les familles certaines maladies apparaissent chez les descendants au même âge que chez leurs parents serait « bien connu »78.

25 Ainsi, pour expliquer l’apparition de variations et de différences, Haeckel fait valoir les influences environnementales. Selon lui, celles-ci peuvent se manifester dans le corps en raison du simple fait que, par le biais de l’alimentation, l’organisme se trouve dans un échange métabolique permanent avec son environnement. Ces adaptations de formes et de fonctions de l’organisme, qui semblaient répondre à une finalité, ne sont donc « en dernière instance rien d’autre […] que la conséquence nécessaire du métabolisme infiniment varié » et de l’interaction matérielle entre celui-ci et le monde extérieur79. C’est pour cette raison que, pour Haeckel, l’hérédité progressive est le plus étroitement liée aux « lois de l’adaptation » qu’il avait postulé. Dans sa Generelle Morphologie, Haeckel décrit en détail une multitude de phénomènes d’adaptation en les attribuant tous aux modifications des situations alimentaires80. À l’instar des différents degrés d’hérédité, il voit dans l’adaptation des organismes une corrélation en durée et en intensité : plus un organisme est exposé de manière continue et intense à des conditions de vie modifiées, plus les modifications corporelles sont nettes. Cependant, pour Haeckel, ces phénomènes d’adaptation ne sont en rien des phénomènes exceptionnels : les forces d’adaptation exercent une influence durable et illimitée sur toutes les parties de l’organisme. En tant que fonction physiologique, l’adaptation entre dans une interaction antagonique avec les forces conservatrices de l’hérédité. En outre, il est intéressant de constater que Haeckel fait une distinction entre les phénomènes d’adaptation directe où les modifications de l’environnement se répercutent directement sur le corps des individus et (d’une façon assez similaire aux discussions actuelles portant sur l’hérédité épigénétique) l’adaptation indirecte au cours de laquelle des « modifications nutritives » ne se révèlent pas « dans la formation propre d’un organisme, mais seulement indirectement dans la formation de sa descendance » 81. C’est ainsi que les « anomalies nutritionnelles » de l’organisme des parents peuvent, par le biais du système génital, engendrer des malformations ou des « modifications monstrueuses » chez les descendants82.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 91

Les métaphores esthétiques et politiques de la procréation et de la transmission héréditaire : la Perigenesis der Plastidule

26 Dans la Generelle Morphologie, la représentation de l’hérédité et de l’adaptation en tant que « forces de formation » („Bildungskräfte“) constitue le cadre théorique global. Or, à peine quelques années plus tard, dans la Perigenesis der Plastidule (1876), Haeckel déplace la force de transmission héréditaire dépassant l’idée purement matérielle et particulaire sur le protoplasme lui-même. Comme nous l’avons montré plus haut, il conçoit alors les mécanismes de l’hérédité comme une transmission de mouvements ondulatoires spécifiques reliés aux plastidules au niveau de l’atome, c’est-à-dire aux particules matérielles sous-cellulaires qu’il situe dans le protoplasme en tant qu’élément héréditaire et « éléments de vie » („Lebenstheilchen“). C’est surtout au cours du dernier tiers du XIXe siècle et par le biais du discours polémique de Thomas Henry Huxley On the protoplasm as the basis of life83 que la théorie du protoplasme, qui s’est constituée dès les années 1850, devient le symbole hautement controversé d’une conception matérialiste de la nature. Comme son ami Huxley, Haeckel fait partie des partisans connus de cette théorie. Si l’on en croit l’historien des sciences Bob Brain, c’est surtout son interprétation du protoplasme qui a eu un impact durable sur la création artistique européenne de la fin du XIXe siècle, par exemple sur l’Art nouveau français et belge, le Jugendstil allemand ou Edvard Munch84. La lecture que Brain fait, en tant qu’historien des sciences, de la Perigenesis der Plastidule convainc encore davantage : les études physiologiques en laboratoire de la fin du XIXe siècle se seraient répercutées sur le rapport analogique existant entre les phénomènes de l’hérédité et les mouvements ondulatoires. En effet, pour les expériences physiologiques en laboratoire, les schématisations sous forme de vagues étaient le type de représentation le plus fréquent. Rares étaient les phénomènes vitaux qui n’étaient pas déduits et représentés sous forme de vagues et de courbes par les appareillages des laboratoires, aussi différents soient-ils. Selon Brain, Haeckel a érigé cet objet épistémique en modèle pour les processus qu’il a déplacés dans les objets naturels eux-mêmes85.

27 En effet, si dans la Generelle Morphologie, il expose ses hypothèses fondamentales sur la transmission héréditaire avant tout selon un point de vue systématique et classifiant, dans la Perigenesis der Plastidule, il en propose une explication précise et imagée. Pour ce faire, il recourt à différentes métaphores en usage, et en particulier à des procédés métaphoriques plus anciens, comme la métaphore chimique goethéenne des « affinités électives » ou à l’image – centrale depuis les années 1850 et issue du domaine politique – de « l’État cellulaire » forgée par . Mais il adopte également de nouveaux éléments de discours propres aux années 1870. C’est le cas de la métaphore de la mémoire organique introduite par le physiologiste Ewald Hering en 187086.

28 Dans la Perigenesis der Plastidule, c’est surtout le concept central de généalogie qui a connu un réagencement métaphorique : en tant qu’« image d’un mouvement ondulatoire ramifié, d’une ondulation arborescente » (aussi représentée dans les annexes sous forme d’arbre généalogique), le « développement de chaque personne » a été représenté « par une vague »87. Haeckel envisage sa périgenèse comme une « théorie mécanique au sens large »88. Ainsi, les plastidules se distinguent par des mouvements ondulatoires spécifiques – qui sont transmis d’une génération (que ce soit

Arts et Savoirs, 9 | 2018 92

une génération de cellules, d’individus ou d’unités évolutionnaires plus grandes) à l’autre. Et les changements dus aux conditions d’existence extérieures se manifestent par un réaménagement des atomes dans les plastidules et ainsi, par une modification des mouvements ondulatoires. Conformément à sa loi fondamentale biogénétique, Haeckel a également eu recours à l’image de la « chaîne des ancêtres »89 en tant que ligne ondulatoire ramifiée ressemblant à un arbre généalogique. Elle lui a permis de représenter différentes dimensions temporelles de l’évolution, que ce soit l’évolution de l’organisme multicellulaire dans l’ontogenèse, l’arbre généalogique familial en tant qu’ascendance („Ahnenkette“) – c’est-à-dire « la généalogie de chaque dynastie en miniature » („[d]ie Genealogie jeder Dynastie im Kleinen“) – ou l’évolution phylogénétique en tant que telle. De cette façon, Haeckel se situe explicitement encore dans un autre espace métaphorique qui existe depuis très longtemps, à savoir dans le cadre de l’analogie entre le microcosme et le macrocosme : L’arbre généalogique des cellules ontogénétiques du premier [c’est-à-dire de la cellule embryonnaire, issue de l’ovule fécondé à partir de laquelle se développent les organismes multicellulaires, C.B.] a exactement la même forme que « l’arbre phylogénétique de l’espèce » du dernier [c’est-à-dire de la forme primitive d’une classe ou d’un ordre, C. B.]. Le mouvement de développement transféré, qui procède soit de la forme primitive de toute l’espèce, soit de la cellule primitive de tout le groupe de cellules, adopte dans les deux cas la même forme de mouvement ondulatoire ramifié. Tous ceux qui admettent la loi fondamentale de la biogénétique trouveront simplement naturel que le microcosme de l’arbre ontogénétique des cellules représente l’image réduite et en partie déformée du macrocosme de l’arbre phylogénétique de l’espèce90.

29 À partir de cet arrière-plan formé par l’analogie entre le microcosme et le macrocosme, une autre métaphore que Haeckel utilisait déjà par le passé a gagné en importance : la description du développement des germes comme « cénogenèse » („Cenogenesis“), un « développement par falsification » („Fälschungs-Entwicklung“). C’est le cas lorsque, à cause de phénomènes d’adaptation, l’ontogenèse s’écarte de la phylogenèse ou qu’elle la représente moins complètement. À l’inverse, la « palingenèse » („Palingenesis“) représente un « retrait » plus ou moins abouti hors du développement de l’espèce, autrement dit, de son renouvellement fidèle91.

30 En plus de la métaphore de l’ondulation, un deuxième champ sémantique prédomine dans la pensée haeckelienne. Il s’agit de la métaphore de la « mémoire inconsciente de la matière vivante »92 que Haeckel n’envisage toutefois pas métaphoriquement, mais littéralement. Pour cela, il s’appuie sur l’étude d’Ewald Hering Über das Gedächtnis als eine allgemeine Funktion der organisierten Materie (La Mémoire en tant que fonction globale de la matière organisée), publiée en 1870 et dont le retentissement a été important. Hering y a qualifié chaque « être organique de l’époque actuelle » („organische Wesen der Gegenwart“) de « produit de la mémoire inconsciente de la matière organisée » („fortlaufende Kette von Erinnerungen“) et y a décrit le développement des germes comme une « chaîne continue de souvenirs »93. En bref, Haeckel a également défini la transmission héréditaire et la reproduction comme relevant d’une performance mémorielle. En effet, dans la Perigenesis der Plastidule, la métaphore de la mémoire remplit deux fonctions au cours du raisonnement. D’une part, elle comble un vide théorique. Elle donne une idée de ce à quoi peut concrètement ressembler le mécanisme de transmission héréditaire, c’est-à-dire le transfert du mouvement ondulatoire d’une génération de plastidules à l’autre, au sujet duquel Haeckel n’a au demeurant donné aucun autre éclaircissement. D’autre part, en tant que forme

Arts et Savoirs, 9 | 2018 93

plastique, la « mémoire » fait aussi office de métaphore permettant de saisir les dynamismes de l’évolution comme processus d’apprentissage. Sur ce point, l’importance qu’a eue la dimension lamarckienne pour la pensée haeckelienne est de nouveau évidente. Le progrès, l’élément progressif de l’évolution qui aspire, aussi selon Haeckel, au perfectionnement et à la diversité est décrit comme un mouvement qui ne représente justement pas le souvenir complet, la mémoire parfaite. En effet, le développement de nouvelles dimensions va de pair avec « l’apprentissage » de nouvelles propriétés, mais aussi avec « l’oubli » de ce qui a été hérité. Dans la Generelle Morphologie, Haeckel parlait encore en partie de la « tâche » („Aufgabe“) des propriétés héritées. Dans la Perigenesis der Plastidule, en revanche, il formule les choses de la manière suivante : La capacité à hériter est la mémoire de la plastidule, la variabilité est la capacité de la plastidule à prendre forme [Fassungskraft]. L’une amène la constance, l’autre produit la diversité des formes organiques. Dans les formes très simples et stables, les plastidules n’ont, cum grano salis, « rien appris ni rien oublié ». Dans les formes organiques très complètes et variables, les plastidules ont « beaucoup appris et beaucoup oublié ». Pour illustrer le premier phénomène, je donne l’exemple de la germination des amphioxus, pour le second, celui de l’être humain94.

31 Ainsi la Perigenesis der Plastidule présente-t-elle une accentuation de ce qui a été désigné dans la partie précédente comme « modèle mitotique » de l’hérédité. L’accent mis sur le fait que la reproduction asexuée représente le cas paradigmatique et que la reproduction sexuée n’est pas une dimension catégoriquement différente est encore renforcé, ce qui s’accompagne d’un double mouvement métaphorique. D’une part, Haeckel s’est attelé à « désenchanter » la reproduction sexuée sur le plan rhétorique. Selon lui, celle-ci est « volontiers recouverte du voile mystique d’un processus surnaturel ou hautement mystérieux » et même « beaucoup d’excellents naturalistes » « surestiment excessivement la signification de ce phénomène dans le cadre de la théorie de l’évolution »95. Au lieu d’y voir un « sombre mystère », la « “merveilleuse énigme” de l’amour qui change la face du monde » pourrait être élucidée par le biais de « la forme la plus sobre », c’est-à-dire en tant que résultat d’une répartition histologique du travail s’effectuant sur le plan de la différenciation cellulaire96.

32 En effet, c’est au plus tard avec les travaux du zoologue belge Henri Milne-Edwards, c’est-à-dire au milieu du XIXe siècle, que s’est répandue l’approche consistant à expliquer la différenciation fonctionnelle des cellules par analogie avec les processus sociaux de la répartition des tâches. Or, cette dernière doit aussi être reliée à la métaphore de l’État cellulaire qui a vu le jour au même moment. Pour Haeckel, la reproduction sexuée n’est « rien d’autre que l’enchevêtrement de deux plastides, qui se sont développés de deux manières très différentes à cause d’une importante répartition des tâches de leur plastidule »97. Dès 1866, il a utilisé la métaphore de la « République cellulaire » („Zellenrepublik“) attribuée à Virchow. Dix ans plus tard, lorsque dans sa Perigenesis der Plastidule, il désigne, en ayant recours à une référence politique indéniable, « le corps animal, plus rigoureusement centralisé, de monarchie cellulaire et, l’organisme des plantes, moins centralisé, de république cellulaire »98, il introduit la métaphore – allant au-delà de l’image de Virchow – de « monarchie cellulaire » („Zellenmonarchie“)99. Cependant, même ici, pour Haeckel, il ne s’agit pas de métaphores. À ses yeux, « les cellules sont de véritables citoyens »100. L’analogie entre l’État et l’organisme est, selon lui, un fait avéré permettant la compréhension des

Arts et Savoirs, 9 | 2018 94

phénomènes à la fois politiques et biologiques (ce qui représente aussi un des points de départ de la pensée sociale-darwinienne).

33 Ainsi, dans ce champ sémantique à la fois politique et économique, la sexualité biologique est d’abord apparue à Haeckel comme un fait sobre relevant de la répartition des tâches. Cela étant, cette observation s’est vue accoler des descriptions qui ont de nouveau investi ces processus moléculaires de significations relevant quasiment du mythe : sur le plan subcellulaire, Haeckel considère que chaque atome est doté d’une « âme d’atome » (« Atom-Seele »), c’est-à-dire d’une sensibilité et d’une volonté propre. Il allègue que « le plaisir et le déplaisir, le désir et l’aversion, l’attraction et la répulsion » sont déjà présents au niveau de l’atome et reprend ainsi la métaphore chimique des « affinités électives » de son idole, Goethe101. Selon lui, « ce que Goethe dit dans ses “affinités électives” au sujet de ce phénomène et ce qu’il transfère de la vie élémentaire des âmes des atomes sur la vie hautement complexe de l’âme humaine » est « totalement vrai »102. La conception « panpsychique » de l’hérédité de Haeckel103 est donc due à un ensemble de métaphores très influentes surtout autour de 1800. En considérant la métaphore des « affinités électives » de Goethe comme le moteur de tous les processus organiques, il revient à une conception romantique de la sexualité biologique. Il reformule dès lors le processus d’enchevêtrement de la plastidule de la manière suivante : « Sous l’influence des “affinités électives” chimiques, une tendre inclination amène nécessairement les deux cellules amoureuses à se rejoindre »104. Dans sa description des ressemblances héréditaires de l’enfant – « le mouvement de vie de l’enfant est la diagonale entre le mouvement de vie de la mère et celui du père »105 – il est également possible de percevoir cette imagination de poète critiquée par Carl Wilhelm von Nägeli.

NOTES

1. Voir Carl Wilhelm von Nägeli, Mechanisch-physiologische Theorie der Abstammungslehre. Mit einem Anhang: 1. Die Schranken der naturwissenschaftlichen Erkenntnis, 2. Kräfte und Gestaltungen im molecularen Gebiet, München und Leipzig, R. Oldenbourg, 1884, p. 6-7 „Die nüchterne, von dem praktischen gesunden Verstande der Engländer zeugende Darstellung Darwin’s […] wurde in Deutschland, ohne Bereicherung des wissenschaftlichen Gehaltes, ins Phantastisch- philosophische übersetzt, die Lehre wurde dogmatisiert, systeniatisirt, schematisirt und – um auch das philologische Bedürfniss zu befriedigen – gräcisirt.“ 2. Ibid., p. 7: „beschreibende Naturgeschichte“. 3. Ernst Haeckel, Die Perigenesis der Plastidule oder die Wellenzeugung der Lebenstheilchen. Ein Versuch zur mechanischen Erklärung der elementaren Entwickelungs-Vorgänge, Berlin, Verlag Georg Reimer, 1876, p. 71; „mechanische Princip der übertragenen Bewegung“. 4. „Lebenstheilchen“, ibid., p. 77. 5. „beseelte Moleküle“, Ernst Haeckel, Natürliche Schöpfungs-Geschichte. Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Entwickelungs-Lehre im Allgemeinen und diejenige von Darwin, Goethe und Lamarck, Erster Theil. Allgemeine Entwickelungs-Lehre, Berlin, Verlag Georg Reimer (9. umgearbeitete u. vermehrte Aufl.), 1898, p. 201.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 95

6. „Fähigkeit der Reproduction oder des Gedächtnisses“, Haeckel, Die Perigenesis der Plastidule, op. cit., p. 40. 7. „Die Plastidulperigenesis ist ein Product der Naturphilosophie und als solches so gut wie jedes andere aus der gleichen Quelle erflossene Product. Ihr Fehler wie bei jeder naturphilosophischen Lehre ist der, dass sie ihre Ahnungen als Thatsachen ausgibt und für dieselben unpassende naturwissenschaftliche Bezeichnungen braucht und in unberechtigter Weise naturwissenschaftliche Bedeutung in Anspruch nimmt.“, Nägeli, op. cit., p. 81. 8. „Wenn die individuelle Erscheinung (Art, Individuum, Zelle, Molekül) einer Welle verglichen wird, so ist dieses einigende Band die Welle der Poeten, nicht die der Physiker. […] Eine Analogie zwischen den beiden Erscheinungen, welche über den äusseren Anschein hinausginge und für mehr als eine dichterische Vergleichung bemitzbar wäre, besteht in keiner Weise.“, ibid., p. 75. 9. „Kein exakter Physiker erkennt in demselben etwas anderes als phantasiereiche metaphysische Spekulationen.“, Haeckel, Natürliche Schöpfungs-Geschichte, op. cit., p. 203. 10. „Sein‚ inneres Vervollkommnungs-Princip‘, das die ganze Entwickelung bedingt, ist nichts Anderes als die alte Lebenskraft in neuer Form, ein y statt eines x; und diese unbekannte Grösse wird uns dadurch nicht begreiflicher, dass sie Naegeli als eine immanente Eigenschaft seines Idioplasma hinstellt.“, ibid., p. 202. 11. Dans la traduction proposée par Charles Letourneau de la septième édition de la Natürliche Schöpfungs-Geschichte de Haeckel, intitulée Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles. Conférences scientifiques sur la doctrine de l ́évolution en général et celle de Darwin, Goethe et Lamarck en particulier, Paris, C. Reinwald, 1874, l’expression allemande „Bildungstriebe“ est traduite par « influences formatrices », « puissances formatrices » ou « forces formatrices ». [En ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57261258.] – Note de la traductrice. 12. „Wir können also das wichtige Gesetz, welches die gesamte Mannichfaltigkeit der Organismen-Welt auf die Wechselwirkung von nur zwei gestaltenden Kräften zurückführt, in folgende Worte zusammenfassen: [dem] inneren […] durch die Fortpflanzung vermittelten Bildungstriebe der Vererbung und dem äusseren [...] durch die Ernährung vermittelten Bildungstriebe der Anpassung“, Ernst Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen. Allgemeine Grundzüge der organischen Formen-Wissenschaft, mechanisch begründet durch die von Charles Darwin reformierte Descendenz-Theorie. Zweiter Band: Allgemeine Entwickelungsgeschichte der Organismen. Kritische Grundzüge der mechanischen Wissenschaft von den entstehenden Formen der Organismen, Berlin, Verlag Georg Reimer, 1866, vol. 2, p. 224. 13. Voir Richards J. Roberts, The Tragic Sense of Life. Ernst Haeckel and the Struggle over Evolutionary Thought, Chicago, University of Chicago Press, 2008 ; voir aussi Erika Krauße, Ernst Haeckel, Leipzig, Teubner, 1984. 14. Voir Nick Hopwood, Haeckel’s Embryos. Images, Evolution, and Fraud, Chicago, University of Chicago Press, 2015. 15. Voir Olaf Breidbach dir., Ernst Haeckel: Bildwelten der Natur, München, Prestel, 2006. 16. Voir Sander Gliboff, H.G. Bronn, Ernst Haeckel, and the Origins of German Darwinism. A Study in Translation and Transformation, Cambridge, MIT Press, 2008. 17. Marsha Morton, “From Monera to Man. Ernst Haeckel, Darwinismus, and Nineteenth-Century German Art”, Barbara Larson et Fae Brauer dir., The Art of Evolution. Darwin, Darwinisms, and Visual Culture, Hanover, Dartmouth College Press, 2009, p. 59-91. 18. Voir Uwe Hoßfeld et Lennart Olsson, “The Road from Haeckel: The Jena Tradition in Evolutionary Morphology and the Origins of ‘Evo-Devo’”, Biology and Philosophy, n° 18, 2003, p. 285-307. 19. Voir Olaf Breidbach, Uwe Hoßfeld dir., Ernst Haeckel, Gott-Natur (Theophysis), Stuttgart, Franz Steiner, 2008 ; voir aussi Bernhard Kleeberg, Theophysis. Ernst Haeckels Philosophie des Naturganzen, Köln, Böhlau Verlag, 2005.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 96

20. Voir Daniel Gasman, Haeckel’s Monism and the Birth of Fascist Ideology, New York, Peter Lang, 1998 ; voir aussi Uwe Hoßfeld, „Haeckelrezeption im Spannungsfeld von Monismus, Sozialdarwinismus und Nationalsozialismus“, History and Philosophy of the Life Sciences, n° 21, 1999, p. 195-213, Uwe Hoßfeld et Heiko Weber, „Rassenkunde, Rassenhygiene und Eugenik im Deutschen Monistenbund – Keplerbund“, Jahrbuch für Europäische Wissenschaftskultur, n° 3, 2007, p. 257-271. 21. Voir Robert Michael Brain, “Protoplasmania. Huxley, Haeckel, and the Vibratory Organism in Late Nineteenth-Century Science and Art”, Barbara Larson et Fae Brauer dir., The Art of Evolution. Darwin, Darwinismus, and Visual Culture, Hanover, Dartmouth College Press, 2009, p. 92-123. 22. Voir Robert J. Richards, The Tragic Sense of Life, op. cit., p. 123 et Brigitte Hoppe, „Vererbungshypothesen unter dem Einfluß der Evolutionstheorie Darwins“, Ilse Jahn dir., Geschichte der Biologie, , Nikol-Verlag, 2004, p. 409. 23. Voir Staffan Müller-Wille, Hans-Jörg Rheinberger, “Heredity before Genetics”, Staffan Müller- Wille et Christina Brandt dir., Heredity Explored. Between Public Domain and Experimental Science, 1850-1930, Cambridge, MIT Press, 2016, p. 157. 24. Voir Hans-Jörg Rheinberger, Staffan Müller-Wille, Vererbung. Geschichte und Kultur eines biologischen Konzepts, Frankfurt a.M., Fischer Taschenbuchverlag, 2009, p. 20. 25. Voir Jean Gayon, Darwinism’s Struggle for Survival: Heredity and the Hypothesis of Natural Selection, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. 26. Voir Staffan Müller-Wille et Hans-Jörg Rheinberger, op. cit. 27. Hans-Jörg Rheinberger et Staffan Müller-Wille, Vererbung. Geschichte und Kultur eines biologischen Konzepts, Frankfurt a.M., Fischer Taschenbuchverlag, 2009, p. 101 : „disperser, epistemischer Raum“. 28. „Vererbung in verstreuten Domänen“, ibid., p. 64-100. 29. Haeckel, Natürliche Schöpfungs-Geschichte, op. cit., p. 183 : „[f]ast Alles, was man von den verschiedenen Vererbungs-Gesetzen weiss, […] auf den Erfahrungen der Landwirthe und der Gärtner [beruht]. Daher ist es nicht zu verwundern, dass im Ganzen diese äusserst interessanten und wichtigen Erscheinungen nicht mit der wünschenswerthen wissenschaftlichen Schärfe untersucht und als physiologische Gesetze erkannt sind.“ 30. Frederick B. Churchill, “From Heredity Theory to Vererbung. The Transmission Problem, 1850-1915”, ISIS, n° 78, 1987, p. 338. 31. Haeckel, Generelle Morphologie, op. cit., vol. II, p. 170-226. 32. Haeckel, Natürliche Schöpfungs-Geschichte, op. cit., p. 157-225. 33. François Jacob, Die Logik des Lebenden. Eine Geschichte der Vererbung, Frankfurt a.M., Fischer Taschenbuchverlag (Neuauflage), 2002, p. 61-82. 34. Ibid., p. 86-94, citation 92. 35. Rheinberger et Müller-Wille, Vererbung, op. cit., p. 63. 36. „Das Leben hat eine Form angenommen, für die nicht mehr direkte Beziehungen Zwischen Organismen, sondern Wechselwirkungen zirkulierender elementarer Lebenseinheiten ausschlaggebend sind – seien es Zellen, Keime, Anlagen oder organische Moleküle.“ (Ibid., p. 62.) 37. Charles Darwin, Das Variiren der Thiere und Pflanzen im Zustande der Domestication. Aus dem Englischen übersetzt von J. Victor Carus. Zwei Bände. Stuttgart, E. Schweizerbart’sche Verlagshandlung, 1868. 38. Rheinberger et Müller-Wille, Vererbung, op. cit., p. 62. 39. Müller-Wille et Brandt, op. cit. 40. Voir Rheinberger et Müller-Wille, Vererbung, op. cit., p. 58-59. 41. „vitale Moleküle“ (Haeckel, Die Perigenesis der Plastidule, op. cit., p. 77). 42. „nothwendige und integrirende Theilerscheinung“ (ibid., p. 43). 43. Voir Churchill, op. cit. 44. „genealogische Individualität“ (Haeckel, Generelle Morphologie, vol. II, p. 26).

Arts et Savoirs, 9 | 2018 97

45. Ibid., vol. II, p. 20-31 et 299-300. 46. „[…] allgemeine physiologische Functionen der Organismen, welche mit der fundamentalen Function der Fortpflanzung unmittelbar zusammenhängen, und eigentlich nur eine Theilerscheinung der letzteren darstellen.“ (ibid., vol. II, p. 170). 47. „Fundamental-Verhältnisse der gesammten Körperwelt“ (ibid., vol. I, p. 154). 48. „äußere Gestaltungskraft“ ou „äußerer Bildungstrieb“ (ibidem). 49. „die beiden wichtigsten formbildenden Factoren der organischen Welt“ (ibid., vol. I, p. 152). 50. „[…] und wie alle die irrthümlichen Vorstellungen weiter heissen mögen, welchen die Teleologie und der Dualismus überhaupt die ‚Schöpfung‘ der Organismen zuschreibt“ (ibid., vol. II, p. 225). 51. Richards, op. cit., p. 113-168. 52. Hackel, Generelle Morphologie, op. cit., vol. I, p. 1-7. 53. „Da die Kenntniss der werdenden Form des Organismus uns allein zum Verständniss der gewordenen oder vollendeten Form desselben hinüberzuleiten vermag […]“ (ibid., vol. II, p. 15). 54. „Alle Evolution, alle Entwicklung der organischen Individuen ist in Wahrheit Epigenesis, d.h. eine Lebensthätigkeit, welche wesentlich auf Vorgängen der Zeugung, des Wachsthums und der Differenzirung beruht, auf einer Umbildung gleichartiger Theile zu ungleichartigen, und einer wirklichen Entstehung neuer Individuen aus nicht individualisirten Materien.“ (ibid., vol. II, p. 15). 55. „Alle organischen Individuen sind von Beginn ihrer individuellen Existenz an ungleich, wenn auch oft höchst ähnlich.“ (ibid., vol. II, p. 202). 56. Ibid., vol. II, p. 168. 57. Ibid., vol. II, p. 176. 58. „[dass] jeder Organismus [… ] Nachkommen erzeugt, welche entweder ihm selbst ähnlich sind, oder deren Nachkommen doch wenigstens (nach Dazwischentreten einer oder mehrerer Generationen) ihm ähnlich werden.“ (ibidem). 59. Ibid., vol. II, p. 170 : „Die wichtigen biologischen Schlüsse aber, welche aus dieser Thatsache hervorgehen, werden von der gewöhnlichen, oberflächlichen Naturbetrachtung entweder übersehen oder doch nicht in ihrer vollen Bedeutung für die Charakterbildung der Organismen erkannt.“ 60. „[die] partielle Identität der specifisch-constituirten Materie im elterlichen und im kindlichen Organismus“ (ibid., vol. II, p. 171). 61. „Ebenso beruht jede gewöhnliche Zellentheilung wesentlich auf einem fortgesetzten Wachsthum über das individuelle Maass dieser Zelle hinaus.“ (Die Perigenesis der Plastidule, op. cit., p. 45). 62. „einfache und nothwendige Folge [dieser] Theilung“, ibid., p. 45. 63. „Wachsthum des Individuums über sein individuelles Maass hinaus“, ibidem. 64. En 1874, Charles Letourneau a traduit l’expression allemande „überschüssiges Wachsthums- Product“ par « produit de croissance exubérante ». – Note de la traductrice. 65. „Sobald Sie aber jene zusammenhängende Stufenleiter der verschiedenen Fortpflanzungs- Arten vergleichen, bei welcher der kindliche Organismus als überschüssiges Wachsthums- Product des Eltern-Individuums sich immer mehr von ersterem absondert und immer frühzeitiger die selbstständige Laufbahn betritt“ (Haeckel, Natürliche Schöpfungs-Geschichte, op. cit. , vol. I, p. 180). 66. Ibid., vol. II, p. 175 : „Je größer im Verhältniss zum ganzen zeugenden Individuum der Theil desselben ist, der sich als überschüssiges Wachsthumsproduct von ersterem isolirt, desto grösser ist die Gemeinschaftlichkeit der materiellen Grundlage, desto grösser ist der Grad der Erblichkeit, d. h. die Uebereinstimmung in Form und Function des zeugenden und des erzeugten Organismus. […] Je länger der materielle Zusammenhang beider dauert, je spaeter sich das kindliche Individuum von dem elterlichen trennt, desto gleichartiger werden sich beide, als

Arts et Savoirs, 9 | 2018 98

Theile eines und desselben materiellen Ganzen, ausbilden, und desto grösser wird der Grad der Erblichkeit, der biologischen Uebereinstimmung zwischen beiden sein.“ 67. Ibid., vol. II, p. 70 et 37-58. 68. Churchill, “Sex and the Single Organism: Biological Theories of Sexuality in Mid-Nineteenth Century”, op. cit., p. 165. 69. Ibid., p. 165-169 et Jim Endersby, “Darwin on generation, pangenesis and sexual selection”, Jonathan Hodge dir., The Cambridge Companion to Darwin. Second Edition, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 73-94. 70. „[dass] die Verbindung der beiden Geschlechter der wichtigste und nothwendigste Vorgang der Fortpflanzung [sei].“ (Haeckel, Die Perigenesis der Plastidule, op. cit., p. 43). 71. Ibid. : „Diese Anschauung, welche sich auf die gewöhnliche Fortpflanzungsweise der Personen beim Menschen und bei den höheren Thieren und Pflanzen gründet, erscheint vollkommen verkehrt, sobald wir an die unendlich häufigeren ungeschlechtlichen Fortpflanzungs-Processe denken, die überall und jederzeit bei der Vermehrung der Plastiden stattfinden. Im Großen und Ganzen betrachtet, erscheint die geschlechtliche oder amphigone Fortpflanzung mit ihren sonderbaren Eigenthümlichkeiten nur als ein besonderer Fall unter der Menge von Vorgängen, welche wir als Fortpflanzung oder Elternzeugung zusammenfassen und welche zum bei weitem grössten Theile ungeschlechtlich erfolgen.“ 72. „Verwachsung“, ibid., p. 55-56. 73. „Vererbung der Abänderung“, ibid., p. 47. 74. Traduction de Charles Letourneau, op. cit., p. 84. Dans l’original : „beiden organischen Bildungstriebe, der Vererbung und Anpassung“ (Haeckel, Natürliche Schöpfungs-Geschichte, op. cit., p. 102). 75. „conservativer und progressiver Vererbung“, ibid., vol. II, p. 176. 76. Ibid., vol. II, p. 180-186. 77. Ibid., vol. II, p. 179 : „Dass die einzelnen Individuuen während ihrer beschränkten Lebenszeit, in Folge der unendlich mannichfaltigen Abänderung ihrer Ernährung, den mannichfaltigsten und tiefgreifendsten Abänderungen unterliegen können, und dass eine bestimmte Schranke dieser individuellen Abänderung nicht existirt, ist allgemein anerkannt; wenn nun zugleich das Gesetz von der progressiven Heredität als wahr anerkannt wird, – und es ist dies bei aufrichtiger Betrachtung mit offenen Augen nicht zu vermeiden – so folgt daraus unmittelbar, dass auch eine Schranke der Species-Transmutation nicht existirt, dass die Veränderlichkeit der Art unbegrenzt ist, weil jede neue, durch Anpassung erworbene Eigenschaft unter günstigen Umständen vom elterlichen Organismus auf den kindlichen vererbt werden kann. Und so ist es in der That.“ 78. Ibid., vol. II, p. 190-191. 79. „[…] in letzter Instanz nichts Anderes […] als die nothwendige[n] Folgen des unendlich mannichfaltigen Stoffwechsels“ (ibid., vol. II, p. 195). 80. Ibid., vol. II, p. 191-226. 81. „[…] nutritive veränderungen […], welche nicht in seiner eigenen Formbildung, sondern erst mittelbar in der Formbildung seiner Nachkommenschaft, als direkte Anpassung, in die Erscheinung treten.“ (ibid., vol. II, p. 201). 82. „Nutritions-Störungen“, ibid., vol. II, p. 205. 83. Thomas Henry Huxley, “On the Physical Basis of Life”, in Half Hours with Modern Scientists.

F0 F0 Huxley-Barker-Stirling-Cope-Tyndall, New Haven, Charles C. Chatfield & Co, 5B 1869 5D 1871, p. 1-35. 84. Robert Michael Brain, “Protoplasmania. Huxley, Haeckel, and the Vibratory Organism in Late Nineteenth-Century Science and Art”, op. cit. 85. Ibid., p. 96. 86. Ewald Hering, Über das Gedächtnis als eine allgemeine Funktion der organisierten Materie. Vortrag gehalten in der feierlichen Sitzung der Kaiserlichen Akademie der Wissenschaften in Wien am 30. Mai 1870,

Arts et Savoirs, 9 | 2018 99

F0 Leipzig, Akademische Verlagsgesellschaft, 3. Aufl., 1921 5B Ostwald’s Klassiker der exakten

F0 Wissenschaften, Nr. 148 5D . 87. „Entwickelungs-Bewegung“, Haeckel, Die Perigenesis der Plastidule, op. cit., p. 62. 88. „mechanische Theorie im weiteren Sinne“, ibid., p. 77. 89. „Vorfahren-Kette“, ibid., p. 61. 90. Ibid., p. 64 : „Der ontogenetische ‚Zellen-Stammbaum‘ der ersteren [d. i.: die aus dem befruchteten Ei hervorgehende Furchungszelle, aus welcher sich der vielzellige Organismus entwickelt, C. B.] hat ganz dieselbe Form, wie der phylogenetische ‚Arten-Stammbaum‘ der letzteren [d. i.: die Stammform einer Klasse oder Ordnung, C. B.]. Die übertragene Entwickelungs- Bewegung, welche hier von der Stammform der ganzen Arten-Gruppe, dort von der Stammzelle der ganzen Zellen-Gruppe ausgeht, nimmt in beiden Fällen die gleiche Form der verzweigten Wellenbewegung an. Jeder, der das biogenetische Grundgesetz anerkennt, wird es nur natürlich finden, dass der Mikrokosmos des ontogenetischen Zellen-Stammbaumes das verkleinerte und theilweise verzogene Abbild von dem Makrokosmos des phylogenetischen Arten-Stammbaumes darstellt.“ 91. Ibid., p. 12. 92. „unbewußten Gedächtnisses der lebenden Materie“, ibid., p. 41. 93. Hering, op. cit., p. 17. 94. Haeckel, Die Perigenesis der Plastidule, op. cit., p. 69 : „Die Erblichkeit ist das Gedächtniss der Plastidule, die Variabilität ist die Fassungskraft der Plastidule. Jene bewirkt die Beständigkeit, diese die Mannichfaltigkeit der organischen Formen. In sehr einfachen und sehr constanten Formen haben die Plastidule, cum grano salis verstanden, ‚Nichts gelernt und Nichts vergessen.‘ In sehr vollkommenen und variablen organischen Formen haben die Plastidule „Viel gelernt und Viel vergessen.“ Als Beispiel für ersteres führe ich die Keimesgeschichte des Amphioxus als Beispiel für letzteres hingegen diejenige des Menschen an.“ 95. Ibid., p. 51. 96. „[…] und das ist um so mehr hervorzuheben, als einerseits dieselbe vorzugsweise gern mit dem mystischen Schleier eines übernatürlichen oder höchst geheimnissvollen Vorganges verhüllt wird, und als andererseits sogar viele hervorragende Naturforscher die Bedeutung dieser Erscheinung für die- Entwicklungslehre ganz unverhältnissmässig überschätzen.[…] In der That wird so das dunkle Mysterium der geschlechtlichen Fortpflanzung in der einfachsten Weise aufgeklärt, und das ‚wunderbare Räthsel‘ der weltbewegenden Liebe in der nüchternsten Form gelöst“ (ibid.). 97. „weiter Nichts, als die Verwachsung zweier Plastiden, welche durch weitgehende Arbeitstheilung ihrer Plastidule sich sehr verschiedenartig entwickelt haben“, ibid., p. 52. 98. „[der] straffer centralisierten Thierkörper als eine Zellen-Monarchie, den weniger centralisierten Pflanzenorganismus als eine Zellen-Republik“, ibid., p. 20. 99. Voir Andrew Reynolds, “Ernst Haeckel and the Theory of the State. Remarks on the History of a Bio-Political Metaphor”, History of Science, vol. XLVI, 2008, p. 133. 100. „die Zellen sind wirkliche Staatsbürger“, Die Perigenesis der Plastidule, op. cit., p. 20. 101. „Lust und Unlust, Begierde und Abneigung. Anziehung und Abstossung müssen allen Massen-Atomen gemeinsam sein.“ (ibidem.) 102. Ibid., p. 38. 103. Müller-Wille et Rheinberger, “Heredity before Genetics”, op. cit., p. 157. 104. „Die innige Neigung, welche durch die chemische ‚Wahlverwandtschaft‘ der beiden liebenden Zellen bedingt ist, führt beide nothwendig zusammen“, Haeckel, Die Perigenesis der Plastidule, op. cit., p. 53. 105. „[d]ie kindliche Lebens-Bewegung ist die Diagonale zwischen der mütterlichen und der väterlichen Lebens-Bewegung“, ibid., p. 54.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 100

RÉSUMÉS

Ernst Haeckel fait partie d’un groupe de biologistes qui, au XIX e siècle, ont développé une conception de l’hérédité en réaction à la théorie darwinienne de l’évolution. Déjà dans sa Generelle Morphologie (1866), Haeckel avait élaboré des lois de l’hérédité qu’il continua à discuter dans sa Natürliche Schöpfungsgeschichte (1868) ainsi que dans sa Perigenesis der Plastidule (1876). Cet article analyse l’approche de Haeckel dans le contexte des théories de l’évolution émergentes vers la fin du XIX e siècle. On suit ici les différentes pistes de l’approche haeckelienne : des perspectives évolutionnaires s’étendant de Lamarck jusqu’à Darwin ont été mêlées à des concepts de la reproduction et de la croissance et s’enrichirent aussi de nombreuses métaphores culturelles et littéraires.

Ernst Haeckel belongs to those 19th century biologists who early tried to develop a biological concept of heredity in response to Darwin’s theory of evolution. Already in his Generelle Morphologie (1866) Haeckel developed laws of inheritance, and he continued to discuss these in his Natürliche Schöpfungsgeschichte (1868) and the Perigenesis der Plastidule (1876). This paper analyzes Haeckel’s approach in the context of newly emerging biological theories on heredity in the late 19th century. It traces different discursive elements in Haeckel’s approach: views on evolution from Lamarck to Darwin were intermingled with concepts of reproduction and growth as well as with a variety of cultural and literary metaphors.

INDEX

Keywords : Haeckel (Ernest), heredity, reproduction, metaphors, late 19th century biology Mots-clés : Haeckel (Ernest), hérédité, reproduction, métaphore, biologie du XIXe siècle

AUTEURS

CHRISTINA BRANDT Ruhr-Universität Bochum

Arts et Savoirs, 9 | 2018 101

L’âme cellulaire et l’ésotérisme moderne de Haeckel

Robert Matthias Erdbeer Traduction : Julie Mottet et Henning Hufnagel

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article est une version française du texte „Die ‚Erhaltung der Fühlung’. Haeckels Seelenzellen und der Stil der Esoterischen Moderne“ paru dans Lendemains. Études comparées sur la France, t. 41, n° 162-163, 2016, p. 100-123 (version en ligne : URL : http:// periodicals.narr.de/index.php/Lendemains/article/view/2939). Traduction de l’allemand par Julie Mottet et Henning Hufnagel En somme c’est le malheur du savoir de nos jours que tout vise si terriblement à la grandiloquence.1 Sören Kierkegaard, Le Concept de l’angoisse.

De la science à la para-science ésotérique

Arts et Savoirs, 9 | 2018 102

1 La modernité ésotérique est le pendant de « l’ère des sciences naturelles ». Elle peut être considérée comme un complément aux discours des sciences exactes, d’une part car elle en partage l’origine, d’autre part car elle n’acquiert son profil épistémique – à la différence de l’ésotérisme pré-moderne – que dans sa relation avec le discours des sciences modernes. L’ésotérisme, qui, au cours du XIXe siècle, se substitue de plus en plus à la philosophie de la nature ainsi qu’aux traditions gnostiques, hermétiques et magiques de la connaissance, se conçoit lui-même comme faisant partie de la modernité scientifique2.

2 Les œuvres représentatives de la modernité ésotérique portent des titres dont la longueur révèle d’immenses aspirations épistémiques. On y reconnaît l’ambition d’exhaustivité et la spécialisation typique des sciences académiques, mais on y perçoit également leur réintégration dans le grand Tout : Fondamentaux sur l’arithmétique de la vie humaine, avec des indications pour leur application à la géographie, les sciences politiques et les sciences naturelles3 ; L’Homme sensible et sa relation à l’Od. Une série d’études expérimentales à propos de leurs forces et caractéristiques mutuelles prises en compte avec leur signification pratique, lesquelles s’étendent à la physique, la chimie, la minéralogie, la botanique, la physiologie, la médecine, la médecine légale […] et la vie sociale la plus large4 ; La Cosmogonie glaciaire. Une nouvelle histoire de l’évolution de l’Univers et du système solaire fondée sur la connaissance du conflit entre un neptunisme cosmique et un plutonisme également universel. Traité à partir des résultats les plus récents de l’ensemble des domaines de la recherche exacte [et] étayé par des expériences propres5 et, plus simple mais pareillement ambitieux : De l’essence de la ville éternelle. Les fondements biologiques de la Rome impériale6 ou encore Les Énigmes de l’univers. Études populaires sur la philosophie moniste7 dont il va être question ici.

3 Ces titres manifestent l’ambition de revenir aux fondements et de mettre en œuvre une méthode empirique et exacte mais on s’étonne en même temps de la structure en amalgame, accumulation et archive caractéristique de la période allant du baroque tardif jusqu’au romantisme. On reconnaît dans ces modèles empruntés à la statistique mathématique, à la chimie organique, à l’astronomie physique et à l’ethnologie historique8 l’origine d’un genre qualifié a posteriori de pseudo-science9. Selon le point de vue le plus répandu après l’ère de l’« Histoire naturelle », on a affaire ici à de fausses preuves scientifiques, que les contemporains classaient déjà par degré d’excentricité : simple erreur, intérêts scientifiques dévoyés, pure folie ou intentions malhonnêtes. Dans cette perspective, on a pu soupçonner de telles entreprises intellectuelles d’être motivées non par la science mais par l’idéologie et de se parer des oripeaux de la science. On y a vu une tromperie visant à confondre des contenus scientifiques et pseudo-scientifiques. En fait, on peut distinguer deux stratégies de la para-science et de la modernité ésotérique : la première vise simplement un objectif extérieur à la science ; la seconde est une méthode holistico-syncrétique associant, dans sa structure, son contenu et ses moyens, des éléments que le discours scientifique dissocie volontairement et irrévocablement10. Une telle approche ne devrait être vue ni comme

Arts et Savoirs, 9 | 2018 103

pathologique, naïve ou maladroite, ni même comme une tromperie intentionnelle, mais comme l’expérimentation d’un nouveau modèle scientifique. La réflexion très nuancée et le travail d’écriture visibles dans ces recherches en font foi. L’objectif extrascientifique n’implique donc pas une phobie de la science même s’il découle d’une position défensive à son égard. Ainsi, dans son projet d’introduction biotomique (relative aux différents âges de la vie) à son étude statistique de 1811, Wilhelm Butte « assure que le mysticisme en est absent » et qu’ On se tromperait en effet beaucoup si, en se basant sur les figures et chiffres […] présents dans l’ensemble de cette œuvre […], on espérait ou craignait que son auteur n’appartienne à une certaine catégorie d’écrivains qu’on qualifie de mystiques […] : ce n’était pas Jacob Böhme […] mais Galilée, mon idéal !11

4 On peut interpréter cette attitude défensive, caractéristique des projets parascientifiques dans leur ensemble, comme un camouflage, un aveu dissimulé ou encore comme la stratégie de distinction et l’effet de surenchère d’une pratique peu sérieuse, qui s’est écartée stratégiquement non seulement de la voie de la normal science, mais aussi de l’esprit d’exactitude – de l’éthique de la recherche. À l’inverse, on peut aussi le comprendre – c’est ce que je propose ici – comme un réel dilemme né d’un conflit d’objectifs mais qui manifeste le processus scientifique comme forme de vie, fait une relecture critique des faits qu’il présente et, surtout, leur donne un sens transcendant. Même les formules polémiques agressives des para-sciences demeurent constamment liées au discours scientifique exact, à ses normes et à ses méthodes ; elles promeuvent un ésotérisme dont l’objectif n’est pas, ou pas seulement, de déployer ses aspirations métaphysiques dans le contexte d’une tradition religieuse, mais de les concrétiser sur la base de la connaissance empirique et critique de son temps.

5 Quand un projet épistémique est désavoué par le discours scientifique à cause de sa tendance ésotérique, ou se conçoit lui-même comme projet parascientifique suite à ses démêlés avec les disciplines concernées, il peut recourir à une stratégie d’évitement : la vulgarisation. Le lieu de publication, le choix du genre et le style des textes manifestent une volonté de vulgarisation qui est la conséquence reconnaissable de la position défensive. On trouve un maître de cette stratégie, à la frontière de la science et la para- science, en la personne d’Ernst Haeckel. La variante qu’il propose, un nouvel ésotérisme à motivations scientifiques, est l’objet de la réflexion qui suit.

Une rhétorique ésotérique et vulgarisante12

6 Les Énigmes de l’univers (Die Welträtsel, 189913), considérées par leur auteur mais aussi par ses lecteurs comme la « Bible du monisme », peuvent également être comprises comme le résumé de ces « combats idéologiques » marqués par les talents de vulgarisateurs de leurs protagonistes. Gottfried Benn se souvient encore d’avoir « étudié les Énigmes de l’univers de Haeckel comme une lecture interdite » 14. Les énigmes que le biologiste repère au point d’intersection de la science exacte et de la philosophie, qu’il mythologise en leur accolant le préfixe Welt- (universel), caractéristique de cette époque, évoquent la Naturphilosophie (philosophie de la nature). Chez Haeckel, ce mot désuet devient, après son passage par la méthode exacte, un mélange d’ambition scientifique et de spéculation philosophique : L’expression « Philosophie de la nature », vers laquelle convergent tout naturellement les deux voies de recherche de la vérité que sont la méthode empirique et la méthode spéculative, est, encore aujourd’hui, souvent rejetée avec

Arts et Savoirs, 9 | 2018 104

dégoût des deux côtés. Cette opposition nuisible et contre-nature entre les sciences naturelles et la philosophie […] est incontestablement ressentie d’une manière toujours plus intense et plus douloureuse dans de larges cercles. En témoigne le volume croissant de la littérature « philosophico-naturelle » immensément populaire apparue pendant la seconde moitié du siècle dernier.15

7 En se positionnant ainsi, Haeckel devient lui-même la victime des deux camps. Cette situation malencontreuse du point de vue idéologique comme du point de vue de la stratégie discursive est bien décrite par son contemporain Wilhelm Bölsche : [Haeckel serait] frappé en même temps des deux anathèmes les plus opposés. D’un côté celui du scientifique très rigoureux et exact : sa théorie ne serait que pure métaphysique parce qu’elle cherche un développement et réfléchit à de grandes questions spirituelles. De l’autre celui du métaphysicien dualiste : il serait un vulgaire empiriste de la pire espèce voulant remplacer la grandeur et la spiritualité de l’univers par de piètres nécessités naturelles.16

8 Cette caractérisation renvoie d’une part aux conditions de production des Énigmes de l’univers et annonce d’autre part la réception de son didactisme populaire. Le nouveau but, sur lequel Haeckel met l’accent en permanence, n’est plus une présentation neutre de simples faits, mais la promotion provocante de ce qu’il appelle « notre religion moniste »17. Vue ainsi, l’œuvre n’est à vrai dire plus scientifique, ni même populaire. Elle se rapproche sensiblement du tract, pour ne pas dire du pamphlet, et ressemble plutôt, dans de nombreux passages, à un règlement de comptes impitoyable avec d’irrécupérables mécréants.

9 Néanmoins, même lorsque Haeckel infléchit ainsi son discours, il reste concentré sur la présentation de contenus scientifiques, parce que ceux-ci ne servent pas seulement à la justification idéologique du monisme, mais constituent eux-mêmes cette idéologie. Et la représentation des données empiriques sous une forme vulgarisante pose toujours les mêmes problèmes dans le cadre d’une idéologique radicalisée ; des problèmes d’autant plus pressants que la vulgarisation scientifique devient un travail de persuasion quasi religieux et évite toute expression d’une contradiction. Malgré l’affirmation de leur auteur qui voudrait que le livre présente le « caractère d’un “livre d’esquisses” » („Charakter eines ‘Skizzenbuches’“) réunissant des « études de valeurs très diverses » („ Studien von sehr ungleichem Werte“18), les Énigmes de l’univers de Haeckel ne sont pas une insouciante compilation de fragments malheureusement inachevée. En fragmentant son texte et en guidant sa réception, l’ésotériste efface avec talent la frontière entre ce qui est « certain » („Gesichertem“) et ce qui est « incertain » („ Ungesichertem“), entre informations exotériques et ésotériques.

10 Un exemple typique est sa description de la « vie cellulaire », qui fonde son interprétation de l’univers d’inspiration génétique dans les Énigmes de l’univers. Ainsi l’« âme de l’univers » (Weltseele), objet des railleries de la science, figure en tant que « Psychome » parascientifique, dans le pamphlet Dieu-Nature19, au tableau synoptique des « Trois orientations fondamentales de la théorie de la substance » („Drei Grundrichtungen der Substanzlehre“). Là, elle forme presque naturellement une troisième « loi de conservation de l’énergie », équivalente à la conservation de la matière et de la force : « la conservation du sentiment », qui doit son existence à la « constance du Psychome »20.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 105

Fig. 1

La « conservation du sentiment » : une notion ésotérique intégrée dans les Énigmes de l’univers de Haeckel. Ici le tableau des « Trois orientations fondamentales de la théorie de la substance » dans Ernst Haeckel, Gott-Natur (Theophysis). Studien über monistische Religion, Leipzig, Alfred Kröner, 1914.]

11 Le point le plus curieux de la théorie de Haeckel est peut-être le fait qu’il utilise ce concept d’« âme », ou de « vie de l’âme », et ne parle pas simplement de la « conscience » ou des mouvements du « Neuroplasma ». Car « l’âme » est, pour lui, « en vérité un phénomène de la nature ; c’est pourquoi je considère la psychologie comme une branche des sciences naturelles – à savoir de la physiologie. […] En ce sens, notre conception est matérialiste. Elle est […] à la fois empirique et naturaliste »21. En aucun cas elle n’est considérée comme dualiste, elle n’est donc ni transcendante ni transcendantale. Ainsi, ce qui est valable pour la conscience serait valable pour l’activité de l’âme : elle est « une fonction physiologique du cerveau » („eine physiologische Funktion des Gehirns“22). Sur ce point, le spirite et fondateur de l’anthroposophie Rudolf Steiner constate que le chercheur était un homme de son temps car L’humanité entière est passée par une éducation matérialiste au cours de la dernière phase de son évolution. […] Le matérialisme fut introduit dans les sciences naturelles, et inconsciemment les naturalistes, comme Ernst Haeckel, l’ont adopté. […] Grâce à la pensée matérialiste audacieuse de Haeckel, le darwinisme adopta la tendance matérialiste qu’il véhicule aujourd’hui.23

12 En réalité, le matérialisme de Haeckel n’est pas aussi « inconscient » que Steiner voudrait le laisser croire. Au contraire, le biologiste introduit – apparemment en dépit de ses convictions – le concept de l’âme, chargé d’implications métaphysiques, dans son modèle matérialiste. Dans un premier temps, cela peut s’expliquer simplement par le sens générique du terme. D’après Haeckel, la vie psychique englobe en effet l’intégralité des « représentations, sensations et efforts inconscients » et conscients aussi bien que

Arts et Savoirs, 9 | 2018 106

la vie sensible („unbewußte Vorstellungen, Empfindungen und Strebungen“24) ; anticipant les thèses psychanalytiques, la conscience n’est ici que la partie accessible de l’activité de l’âme.

13 Toutefois on pourrait faire valoir une autre raison de la forte présence du concept d’âme dans les œuvres de Haeckel : en tant qu’organe métaphysique central, l’âme est aussi un concept polémique idéal du point de vue idéologique. En effet, comment le sens indésirable d’une notion pourrait-il être mieux subverti que par la reprise délibérée, la réévaluation et la propagation de son vocabulaire dans un nouveau système25 ?

14 Le point central sur lequel repose la révision de la philosophie traditionnelle de la nature dans l’œuvre de Haeckel est le transfert de l’âme dans le domaine des micro- organismes : l’âme vue par Haeckel devient un objet pour le microscope, de même que dans les sciences l’intérêt a pu sembler se déporter du macrocosme aux microcosmes. En cohérence avec ce changement de topos, sur le plan poétique, les personnages « macrocosmiques » du mythe sont également évacués ; les « micro-esprits » cellulaires constituent désormais le personnel poétique : ainsi, « aujourd’hui nous n’avons plus les nymphes et naïades, les dryades et oréades, qui chez les anciens Grecs animaient les sources et les fleuves, peuplaient les forêts et les montagnes » mais « ces demi-dieux à l’image de l’homme […] sont remplacés par les innombrables esprits élémentaires des cellules »26. En outre, en introduisant les détenteurs de ces âmes cellulaires et de ces cellules de l’âme, Haeckel a introduit sur le plan des signes une quantité de nouveaux héros aux noms exotiques, ou encore lié les signifiants héroïques à des signifiés empiriques, comme dans le cas des méduses. Pour cette raison, on peut qualifier de « poétique » cette prise de conscience (Erkenntnis) : [...] dans le plus petit vermisseau comme dans la plus imperceptible des fleurs vivent des milliers d’âmes délicates indépendantes ; de même que dans chaque infusoire monocellulaire microscopique une âme particulière est active, comme dans les cellules sanguines, qui circulent sans relâche dans notre sang, dans les cellules cérébrales, qui s’élèvent vers la plus haute de toutes les performances de l’âme : la conscience. De ce point de vue nous considérons la théorie de l’âme cellulaire comme le progrès le plus important vers une réconciliation entre l’observation idéale et l’observation réelle de la nature, entre l’ancienne et la nouvelle conception du monde !27

15 Steiner fait alors ce commentaire réservé : Haeckel fait de son mieux, car il possède au plus profond de lui-même, parallèlement à son âme de penseur matérialiste, une âme sentimentale spiritualiste bien à lui. […] C’est pourquoi il en vient à attribuer une sorte de conscience même au plus petit être vivant ; mais ce qui demeure obscur ici, c’est comment la conscience complexe de l’être humain se développe à partir de la conscience du plus petit être vivant.28

16 Quant à Friedrich Paulsen, le meilleur ennemi de Haeckel, il commente avec beaucoup moins de ménagement le terme « cytopsyché » que Haeckel utilise comme pendant soi- disant scientifique au concept d’âme : « S’il existe une cytopsyché et une histopsyché, alors pourquoi pas aussi une géopsyché et une cosmopsyché ? En réalité, on ne les voit pas, mais je n’ai encore jamais vu non plus de cytopsyché »29. Dans les faits, la « psychologie cellulaire » („Cellular-Psychologie“30) du penseur darwinien applique une thèse qui a justement été développée par le matérialiste radical Carl Vogt pour ridiculiser ces âmes singulières et « l’âme en général » :

Arts et Savoirs, 9 | 2018 107

Si nous admettons l’existence d’une âme individuelle immortelle pour expliquer la réalité de la conscience, alors nous sommes obligés d’admettre également l’existence d’une âme musculaire immortelle pour expliquer la réalité de la contraction, et systématiquement pour chaque organe, afin d’expliquer leurs moindres fonctions, admettre l’existence d’un être immortel qui commande ces moindres fonctions, donc des âmes immortelles du foie, des reins, de l’intestin, etc. 31

17 Ce qui peut être considéré ici comme un exemple d’absurdes apories et peut faire passer la doctrine chrétienne de l’âme pour insensée a en fait été traité depuis bien longtemps par la philosophie chrétienne de la nature – avec laquelle Haeckel se retrouve soudain allié – comme une réflexion théiste. Celle-ci permet à une conception païenne-animiste de glisser vers une conception théocentriste de l’âme de la nature. Ainsi raisonne, par exemple, le théologien et naturaliste August Nathanael Böhner dans sa Bible de la nature (Bibel der Natur) : Admettons un instant que les fantaisies poétiques des anciens Grecs soit vraies, fantaisies qui expliquent la vie des plantes par l’existence d’esprits des plantes actifs en permanence, alors nous devons attribuer à la légion des esprits qui occupent le microcosme des cellules des plantes les connaissances les plus approfondies dans le domaine de la théorie et de la pratique, auxquelles aucune science ni invention humaine n’a encore jamais pu prétendre.32

18 Cet argument, également appelé l’argument de la « complexité irréductible » (irreducible complexity) par certains partisans de la thèse du dessein intelligent (intelligent design)33, présente les « esprits cellulaires » comme des « chimistes » chevronnés « à l’habileté extraordinaire » : ils « analysent, distillent et produisent à partir du matériau le plus ordinaire […] des milliers de produits précieux que nos professeurs de chimie sont incapables d’imiter »34. Un peu plus loin, on trouve également parmi ces esprits des « physiciens » et des « chauffagistes », des « transporteurs », des « bâtisseurs » et des « entrepreneurs prudents »35 – toute une série d’artisans rassemblés pour exécuter le plan de la Création : « Des myriades d’esprits bâtisseurs bruissent à travers le majestueux empire des plantes. Ils tombent à genoux et louangent le plus éminent architecte de tous les mondes, ils exécutent ses commandements, ils proclament sa sagesse. »36 L’excursion de Böhner dans « le royaume féerique de la science » possède donc, à la différence de la psychologie cellulaire de Haeckel, un objectif clair, qui est de manifester la transcendance du Créateur : Là où on trouve l’unité et l’harmonie dans une diversité infiniment riche […], là où a lieu dans un but précis et constant à travers les millénaires, un développement méthodique de la simplicité vers la perfection ; là où le particulier s’accorde harmonieusement avec le tout ; là où la loi sainte pénètre la structure la plus intime de l’atome […] : là, l’esprit éternel et créateur prend par la main avec bienveillance tout chercheur honnête, le regarde amicalement dans les yeux et dit avec un sourire bienheureux : je suis là ! […] Chaque bourgeon est une sainte pensée de Dieu ; chaque fleur une parole de Dieu ; chaque fruit une action de Dieu. Toutes les choses existent par lui, avec lui et en lui. À lui soit l’honneur pour les siècles des siècles37.

19 Sur le plan de la rhétorique, Haeckel le darwiniste n’a pas grand-chose à envier à Böhner l’ecclésiastique, surtout lorsque ce qu’il exalte menace de sombrer dans le poétique, c’est-à-dire dans d’absurdes catachrèses. Se distinguant de la botanique chrétienne de Böhner, Haeckel l’explorateur de l’âme pense en termes de carrière administrative et de compétition sportive : « Les cellules nerveuses embrassent la

Arts et Savoirs, 9 | 2018 108

carrière la plus difficile et la plus brillante, et parmi elles ce sont de nouveau les géniales cellules cérébrales qui remportent le premier prix dans la course à l’audace et qui, en tant que cellules de l’âme, devancent largement toutes les autres sortes de cellules »38.

20 La psychologie cellulaire de Haeckel, adversaire de l’Église, implique l’idée d’un grand Tout à défaut d’un Créateur. Elle se situe donc dans un intervalle étroit borné d’un côté par Vogt et sa satire de la métaphysique, de l’autre par Böhner et sa conception théocentrique de l’âme de la nature. Celle-ci sera reprise plus tard par son élève Driesch sous la forme de l’« entéléchie » des vitalistes, le « psychoïde » en tant que raison première de toute action39. La stratégie de Haeckel consistant à vulgariser sa théorie des cellules de l’âme engendre donc des « malentendus ». C’est ainsi qu’Emil Du Bois-Reymond condamne « l’esprit » de la « fausse philosophie de la nature » qu’il reconnaît dans la « phraséologie » de Haeckel et qui « fut nuisible à la science allemande » autrefois40. Steiner développe en revanche, à partir de la cellule haeckelienne dotée d’une âme, une « théorie théosophique de l’évolution » dans laquelle « l’âme humaine » („Menschenseele“), appelée âme de l’homme („Menschen- Seele“), est soumise à un « processus de perfectionnement culturel » („Höherbildungsprozeß“) analogue à un processus corporel : « Ainsi, l’âme humaine d’aujourd’hui a un ancêtre d’âme, tout comme le corps a un ancêtre corporel. »41 Cependant cette « âme originelle » (Urseele) ne serait pas « décelable à l’intérieur du corps », elle ne serait donc pas une « âme de primate » („Affenseele“) mais appartiendrait au contraire « aux “mondes supérieurs” » („‘höheren Welten’“)42. Ceci aboutit à un singulier dualisme du corps et de l’âme, une « double origine de l’homme » („zweifache[r] Ursprung des Menschen“43), qui institue sans hésiter l’âme autonome comme maître d’œuvre de l’évolution psychophysique défendue par Haeckel : La totalité des êtres vivants terrestres descend en réalité de l’homme. Ce qui aujourd’hui pense et agit en lui en tant qu’« âme » a entraîné le développement des êtres vivants. Lorsque notre planète en était à son commencement, lui n’était encore qu’entièrement une âme. Il a débuté son parcours en se forgeant un corps des plus simples.44

21 C’est ainsi que l’anthroposophie se fonde sur elle-même par l’argumentation circulaire de la psychophysique.

22 La difficulté du modèle psychogénique haeckelien, qui ne peut tolérer aucune limite à la connaissance (et tend ainsi lui-même vers le dogmatisme ésotérique), est le problème de l’origine, éludé au nom du principe « ignorabimus »45. La difficulté centrale vient du constat contrariant que le mouvement dynamique de l’évolutionnisme et l’immobilisme de l’infinité moniste, la contingence de l’espace, du temps et du mouvement affranchie de la téléologie, peuvent difficilement être mis en cohérence pour être vulgarisés. C’est pourquoi le « psychologue » emploie deux méthodes usuelles de la communication ésotérique : la parole arcanique, dont l’aspect mystérieux augure une connaissance supérieure, et l’immédiateté de l’imagerie arcanique46. Utilisées de manière parascientifique, ces procédés créent une impression d’évidence censée révéler et garantir, à l’aide de signes scientifiques, le sens et la valeur des arcanes méta- scientifiques.

23 Dans le cas de la parole arcanique, le darwiniste équilibre dans son texte la structure statique de la systématique (le catalogue) et la thématique dynamique (la descendance). Dans le cas de l’imagerie arcanique, il révèle des relations cachées par des analogies

Arts et Savoirs, 9 | 2018 109

visuelles suggestives. Dans les deux cas, l’argumentation a lieu pour ainsi dire en- dehors de la polémique habituelle sans pour autant réduire sa force de persuasion. Dans les Énigmes de l’univers, Haeckel développe à cet effet une didactique parascientifique remarquable par son mélange de transparence (des circonstances matérielles, des « faits ») et dissimulation (par la stratégie ésotérique). Cette mise en relation de la systématique et du processus génétique est présentée avec emphase au chapitre de « l’âme des cnidaires » : [L’âme des cnidaires est] pour la psychologie comparative et phylogénétique d’une importance capitale. Car au sein de cette famille des cœlentérés aux formes si riches, la genèse historique de l’âme du système nerveux, née de l’âme des tissus, s’accomplit sous nos yeux. […] On peut identifier en toute certitude comme la forme primitive hypothétique commune à tous les cnidaires le polype le plus simple, rappelant pour l’essentiel le polype commun d’eau douce qui vit encore aujourd’hui (Hydre). Ainsi l’Hydre et ses proches parents les Hydropolypes fixés ne possèdent ni système nerveux centralisé ni organes sensoriels supérieurs, bien qu’ils soient très sensibles. Au contraire, les méduses qui nagent librement et qui descendent de ces derniers (auxquels elles restent liées encore aujourd’hui à travers l’alternance des générations), possèdent déjà un système nerveux autonome et des organes sensoriels distincts. On peut donc observer ici l’origine historique de l’âme du système nerveux (neuropsyché) née de l’âme des tissus (histopsyché) directement en l’ontogenèse et en comprendre la phylogénèse. Cette découverte est d’autant plus intéressante que ces processus significatifs sont polyphylétiques, c’est-à-dire se sont accomplis plusieurs fois (au moins deux fois) indépendamment l’un de l’autre. Comme je l’ai démontré, les Hydroméduses (ou craspédotes) procèdent des Hydropolypes selon un autre mode que les Scyphoméduses (ou acraspédotes) des Scyphopolypes […] Voir „Zellseelen und Seelenzellen“ (Gesammelte Vortr. 1902, I. [Recueil de conférences, 1902, vol. I]).47

24 La phylogenèse s’accomplit ici « directement » et « sous nos yeux ». En effet, alors que chez les gastropodes seul un moment de la phylogenèse pouvait être enregistré in vivo48, les cnidaires de Haeckel exécutent le processus même de l’évolution sous nos yeux et – l’individu étant pris pour l’espèce de manière synecdochique – elles peuvent intégrer la classification en tant qu’« êtres vivants diachroniques ». Grâce à cette mise en réseau, ce qui est « hypothétique » dans la classification se comprend par la chronologie de l’évolution, sans discussion et « en toute certitude », car le polype primitif « le plus simple » dans le passé « rappelle pour l’essentiel » les polypes « qui vi[ven]t encore aujourd’hui » ; l’« alternance de générations » des méduses garantit « encore aujourd’hui » cette certitude.

25 La partie est donc la garantie du tout et le tout de la partie. Ainsi peut-on aussi assister dans le présent de la systématique (« ici », comme l’écrit Haeckel) à un commencement « historique » qui est à la fois « origine » et évolution. La partie « significative » de la genèse que l’on peut « observer » dans le temps présent, comme le suggère Haeckel, est aussi écrite au présent dans le texte, puis confirmée au passé composé et pour terminer, en tant que signe chronologique du développement de la recherche, renvoyée dans le cours de l’histoire des sciences, représentée par d’anciennes conférences de Haeckel : elle se cristallise dans la classification systématique d’un recueil de lexèmes, pour ainsi dire, d’un passé textuel fixé. Le parallèle entre les processus (qui se sont « accomplis ») et le travail de recherche (« comme je l’ai démontré ») rappelle en outre la correspondance temporelle entre l’objet et sa représentation. De cette manière, l’observation de l’ontogenèse permet la connaissance directe du processus phylogénétique qui n’est ordinairement accessible que par

Arts et Savoirs, 9 | 2018 110

l’intermédiaire des preuves mortes, c’est-à-dire des fossiles. Le texte décrivant la genèse de ces cnidaires contribue, même s’il parle d’un temps passé, à leur puissance transhistorique et à leur authenticité ; il apparaît comme archive et témoignage chronotopique de la nature, dépositaire de vérité pour la théorie de l’évolution et la grande thèse de Haeckel qui postule la continuité de l’âme du plasma cellulaire jusqu’à l’homme. Ainsi, on ne s’étonne pas que les méduses deviennent finalement des personnes dont la vie psychique acquiert une dynamique : Dans ces magnifiques rassemblements d’animaux [de méduses siphonophores] nageant librement […], on peut observer une âme double : l’âme individuelle (âme personnelle) des nombreuses personnes qui la composent, et la psyché commune, unie et active dans l’ensemble du groupe (âme cormale).49

26 Haeckel introduit ici l’idée audacieuse de division de l’âme. Cet élément du récit de la descendance, quasi fantastique, suscite malgré tout des recherches généalogiques curieuses chez les contemporains de Haeckel, dont par exemple Kurd Laßwitz. Dans le fragment de récit suivant, situé en l’an 3877, le directeur d’un « Pädagogium et professeur d’histoire » se réjouit en ces termes : Enfin j’ai réussi à remonter mon arbre généalogique jusque dans la période laurentienne, à suivre la lignée de mes ancêtres jusqu’aux plus minuscules organismes maritimes […]. Je possède une série de fossiles et d’os qui ont appartenu de manière avérée à mes ancêtres, alors qu’ils franchissaient les différentes étapes de l’évolution, depuis les éponges calcaires jusqu’aux vertébrés. […] Je possède la dent d’un marsupial qui compte parmi mes ancêtres directs.50

27 Archives et signatures de la descendance s’unissent sous le signe d’une généalogie individuelle. Chez Arno Holz, cette histoire biologique universelle prend la forme d’une généalogie revendiquée par le héros Phantasus qui traverse l’histoire universelle :

28 Nébuleuse, cellule primitive, ver et poisson, J’étais tout à la fois – avec prodigalité. Je suis tout à la fois : Hottentot, Goethe, gorille et dieu Grec. […] Je ne suis qu’un grain de poussière dans le vent, Je suis ce que sont mes cellules.51

Une imagerie efficace

29 Haeckel emploie un moyen encore plus efficace que sa rhétorique textuelle : sa fameuse imagerie qui étend la méthode para-scientifique à un subtil « para-art » dans les Formes artistiques de la nature (Kunsformen der Natur, 1899). Des cahiers de dix planches sont publiés périodiquement, chaque planche se voyant expliquée par un texte à la manière d’une ekphrasis. L’objectif était de réunir ces « formes » de la nature « merveilleuses », « fantastiques », les plus riches et « de la plus haute valeur esthétique », « dont la beauté et la diversité dépassent de loin toutes les créations artistiques de l’homme »52. C’est ainsi qu’une analogie est établie entre « l’activité artistique » de l’homme et celle du plasma vivant, par la juxtaposition de deux phénomènes différents, selon un procédé déjà utilisé : Une observation attentive et objective du plasma plastique nous prouve que cette « substance vivante » informe, lorsqu’elle produit ses formes naturelles définitives, procède à bien des égards de la même façon que l’homme lorsqu’il crée ses formes artistiques. Dans les deux cas, l’utilité mais également la beauté de la création sont

Arts et Savoirs, 9 | 2018 111

similaires ; dans les deux cas, les activités physiologiques fondamentales en collaboration que sont la sensation (sentiment) et le mouvement (volonté), sont également similaires.53

30 La différence entre les deux tient au talent du plasma, supérieur à celui de l’homme, comme on peut le voir dans ses créations, jugées plus belles que les œuvres d’art de l’homme.

31 À la suite des Énigmes de l’univers (et différemment des Radiolaires), les Formes artistiques de la nature constituent un ouvrage important, voire l’élément le plus essentiel du programme de présentation scientifique : « L’objectif principal de mes Formes artistiques de la nature », écrit Haeckel en 1904 en conclusion de l’ensemble de l’ouvrage, « était d’ordre esthétique : je voulais ouvrir à un cercle élargi de gens instruits l’accès aux merveilleux trésors de beauté cachés aux fonds des mers ou visibles seulement au microscope à cause de leur taille minuscule »54. Haeckel veut également conserver un point de vue scientifique dans ce livre, de la même manière qu’avec son texte hybride scientifico-idéologique des Énigmes de l’univers. Et il entend y associer l’aspect esthétique pour mettre en valeur « l’intérêt à la fois artistique et scientifique de l’univers somptueux des formes qui nous entourent »55. Or, il dispose d’une technique graphique déjà testée dans le travail sur les radiolaires : la camera lucida. Elle semble garantir un vérisme scientifique satisfaisant l’exigence réaliste de Haeckel56.

32 Ce procédé d’aide au dessin par projection de l’image à reproduire est mis au service de la « promorphologie » qui tâche de « reconnaître, dans l’infinie diversité de l’univers morphologique des organismes, quelques groupes morphologiques fondamentaux et de les définir de façon mathématique » („in der unendlich mannigfaltigen Formenwelt der Organismen einige wenige Gruppen von Grundformen [zu] erkennen und mathematisch [zu] bestimmen“). En effet, pour la majorité des formes organiques, il existe, comme pour les cristaux, certains rapports de symétrie, des axes et des plans de symétrie (plans sécants ou plans symétriques). Les rapports numériques et de grandeur de ces axes et de leurs pôles, le nombre de plans sécants qu’ils déterminent et les angles suivant lesquels ils se coupent peuvent être définis de façon mathématique.57

33 La poétique épistémique de Haeckel est soumise aux nombres et révèle que la nature est elle-même, dans ses symétries, artistique58. Le travail de description de Haeckel se limite donc « à la reproduction fidèle des productions naturelles qui existent vraiment » („auf die naturgetreue Wiedergabe der wirklich vorhandenen Naturerzeugnisse“) et refuse, comme il le dit explicitement, la « modélisation stylistique et l’utilisation décorative » („stilistische Modellierung und dekorative Verwertung“) de ces formes autochtones59.

34 Selon Bölsche, le caractère artistique de ces formes ne doit pas être attribué à la description et à l’interprétation humaine, mais il est bien le résultat d’un « accord harmonique » entre la nature humaine et la nature extrahumaine. Il n’y aurait selon lui « pas de doute que c’est le même principe qui produit la beauté régulière de la carapace du radiolaire – et l’art humain »60.

35 Mais ceci est la version terre-à-terre d’une esthétique transcendantale selon laquelle, dans le Kosmos de Böhner, la beauté propre de la nature dispense de toute recherche de style dans sa description. La nature et l’archétype deviennent perméables l’un pour l’autre, comme l’esthétique de l’autonomie de l’art du classicisme allemand l’avait

Arts et Savoirs, 9 | 2018 112

prôné ; le poète descripteur disparaît, la perfectio (perfection) et la pulchritudo (beauté) des produits de Dieu deviennent littéralement évidents : La vérité des faits est au-dessus de tout. Ces contemplations de la nature n’ont rien à faire de suppositions, d’hypothèses sans fondements et de débats purement rhétoriques. Même les ornements de la parole n’ont qu’une valeur subalterne. Les œuvres du Très-Haut n’ont pas besoin […] de la parole ornementale artificielle. Elles portent l’archétype du Beau en elles.61

36 Le biologiste marin qu’est Haeckel dépasse la traditionnelle séparation entre le Beau naturel et le Beau artistique. Plus exactement, il la rend obsolète grâce à la descendance biologique qui maintient l’être humain dans la nature, même lorsqu’il devient homo faber. La pulsion artistique – comprise comme un programme de conception symétrique (ornementale), mathématiquement fondé – devient alors le propre de la nature créatrice ; l’art humain ne peut être qu’un dérivé et ne s’approche au plus près de la beauté de la nature (et par là de ses propres conditions d’existence) que lorsqu’il est ornemental. Ainsi, pour Haeckel, les productions artistiques individuelles sont remplacées par des « arts appliqués en pleine floraison » („emporgeblühte[s] Kunstgewerbe“). Le terme de « floraison » indique déjà son appartenance à l’esthétique opérante de la nature, non pas au règne négatif de « l’artificiel », mais comme participant essentiellement au renforcement et avant tout à la vulgarisation de la beauté immanente de la nature62.

37 Lorsque les frontières entre la nature et l’art sont stratégiquement brouillées, l’exigence d’une reproduction « fidèle » ou « objective » devient vague. C’est ainsi la poétique anti-interventionniste63 qui est en question lorsque l’organisation des planches d’illustrations présente les organismes comme des ornements64. Cette organisation est précieuse : dès le début elle est considérée comme un mérite artistique de son créateur, rappelant le style de l’Art Nouveau, mais également la tradition des vitrines des cabinets de curiosités (Wunderkammern).

38 Dans ce contexte, la complémentarité de textes obscurément scientifiques marqués par la subjectivité et d’illustrations supposées objectives et claires prend une nouvelle dimension. Car l’éclairage réciproque des deux stratégies médiatiques repose sur le fait que « [l]a grande majorité des formes organiques présentées dans la centaine de planches » (et décrites dans les Énigmes de l’univers) « sont invisibles à l’œil nu ou paraissent peu frappantes […] »65. C’est justement dans la transformation artistique d’objets anodins en objets bizarres et raffinés que réside la force de persuasion de l’illustration et non dans le fait de rendre visible ce qui échappe à la perception. Les objets naturels « microcosmiques » que le savant entend « rendre à la lumière » hors de l’obscurité du microscope avec sa camera lucida66, tendent en effet, dans la présentation scientifico-pragmatique de Haeckel, à l’autonomie d’artefacts. Ils n’illustrent plus, comme l’affirme encore Haeckel lui-même, une matrice de description scientifique comme autant d’exemples didactiques67 et ne montrent plus, comme le formule Olaf Breidbach, « la nature dans son essence »68 ; au contraire, ils produisent dans le discours des sciences exactes une nouvelle obscurité. La camera lucida, par son procédé de projection illusoirement fidèle, ne fournit plus qu’un fantôme du reflet de la natura : elle fournit donc des spectres et délègue le remplissage de leur silhouette à la compétence et à l’imagination du dessinateur. Sous la direction de Haeckel, la camera lucida a donc produit des « picturae obscurae ». Le plasma brûlé ou détruit au contact de divers acides au cours des préparations se change en plasma-fantôme du préparateur qui façonne des figures stéréométriques isomorphes à partir de cette matière première.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 113

Ainsi, les fantômes du microscope esquissés, les images-fantômes de la camera lucida, permettent au lecteur de réaliser une analogia entis subreptice en rapprochant de manière « inter-picturale » les bio-ornements élaborés issus des domaines les plus différents (radiolaires, rotifères, méduses, poissons-coffre, chauve-souris, colibris et antilopes).

Fig. 2

« Analogia horribilis » : montage synoptique réalisé à partir de motifs tirés des Formes artistiques de la nature.]

39 Contrairement aux ouvrages de Haeckel consacrés respectivement aux radiolaires, aux éponges calcaires et aux méduses, l’accumulation des planches systématiquement non classées de ses Formes artistiques de la nature ne suit pas une série évolutive. Cela incite le lecteur à des associations morphologiques sans consistance scientifique, ce dont Bölsche s’étonne : La sélection, le classement sont inouïs. Un zoologue endurci de la vieille trempe laisserait sortir sa colère à cause d’une telle frasque. Des animaux, des plantes de toutes sortes de groupes piochés apparemment au hasard, la systématique du muséum entier bouleversée. […] On ne trouve presque que des planches d’illustrations, […] absolument aucune philosophie, même le darwinisme est à peine évoqué.69

40 Mais ce n’est qu’« en apparence » que le désordre n’est soumis à aucune règle. Les règles en vigueur ici suivent un autre principe, le principe ésotérique de l’analogie. Or celui-ci ne s’applique pas seulement aux individus homogènes ; le nivellement des proportions réelles et la représentation de certaines parties du corps permettent des associations par ressemblance entre le domaine microscopique et le domaine macroscopique ainsi qu’entre la partie et le tout (d’êtres vivants différents et similaires). Plus on explore ces « formes », plus le lien analogique devient frappant (et

Arts et Savoirs, 9 | 2018 114

inquiétant) : « Le profane se laisse induire en erreur par le titre [de l’album de planches] et s’attend seulement à trouver quelque chose de parfaitement beau et attrayant. Il ouvre le livre et devient inquiet, anxieux ! Là, sur de nombreuses planches, aucune beauté ne se présente à lui, non : que de la bizarrerie […]. »70 Cette forme de rapprochement analogique précaire fournit la part la plus élégante du programme polémique des planches, en tout cas la plus subtile, développée in extenso dans les dessins et les diagrammes descriptifs de Haeckel. Je renvoie ici à la fameuse juxtaposition de l’évolution embryonnaire humaine et animale qui manifeste l’infime différence entre les espèces à ce stade et par conséquent la parenté et l’origine communes des espèces71.

41 Au moment où il avait défendu ces « planches génétiques », Haeckel se prononçait encore, en 1877, avec une emphase didactique populaire, contre le raffinement technique de la camera lucida : ses propres « reproductions, peu nombreuses, simples et brutes, schématiques » auraient plus contribué à la compréhension de la théorie de l’évolution « que toutes les images réalisées avec le plus grand soin à l’aide de la camera lucida, lesquelles ornent aujourd’hui de luxueux et coûteux atlas […] »72. En effet, chaque reproduction simple et schématique restitue seulement les proportions essentielles de la forme qu’elle est censée expliquer, et laisse de côté l’accessoire qui, la plupart du temps, dérange et perturbe dans les images développées et exactes, plutôt qu’il n’instruit et explique. Plus les proportions morphologiques sont complexes, plus des diagrammes simples en facilitent la compréhension.73

42 Ce plaidoyer, reposant sur la question des effets visés par les images, défend une forme d’imagerie simplifiée et s’oppose à une exactitude exagérée. Il se rapproche en même temps de la forme de l’imagerie moderne qualifiée par Daston et Galison d’objectivité du jugement qualifié (trained judgement) par opposition à l’objectivité mécanique74 : un processus qui veut révéler les traits essentiels – « essentiels » pour l’intérêt de l’argumentation – en écartant les éléments perturbateurs ou les artefacts produits par le média.

43 Le reproche émis à l’encontre de l’imagerie de Haeckel peut être vu comme une conséquence de ce changement de paradigme visuel car la nouvelle forme de représentation pouvait être confondue avec l’ancien concept d’objectivité, nommé chez Daston et Galison « vérité d’après nature », qui visait au XVIIIe siècle à la typisation (idéalisation) des objets représentés75.

44 Quand Haeckel revient plus tard à l’esthétique « exacte » de la camera lucida – et les rapprochements analogiques des Formes artistiques de la nature le montrent très clairement −, le mode du « jugement qualifié » est en effet engagé consciemment pour établir une nouvelle typologie : la « vérité d’après nature » du monisme ésotérique. Les radiolaires, méduses et coraux, dé-pragmatisés sous forme d’ornements, se rapprochent ainsi des lexèmes devenus autonomes du dispositif textuel des Énigmes de l’univers76 et sont re-pragmatisés pour la nouvelle théorie de la même manière que ces mots étrangers néologiques, vrais ornements lexicaux. Le succès auprès du public de cette production des plus artificielles tient à une expérience d’authenticité qu’on peut décrire comme la production d’une impression d’évidence. Ce que Haeckel obtient de la nature immédiate – « Tout lui parle directement sans intermédiaire » („Alles spricht zu ihm direct ohne Mittelding“) – réussit encore à produire, même chez ses adeptes, de l’étonnement, un choc épistémique et la conversion souhaitée : Des formes artistiques de la nature. Tu t’attends à quelque chose qui réjouit tes yeux, attire et attise tes sens. Tu abordes l’œuvre avec des idées préconçues : « Il va

Arts et Savoirs, 9 | 2018 115

y avoir ça et aussi ça ! J’imagine déjà ce qu’il va présenter. » Quel étonnement, et même quelle déception ! Tu dois réapprendre à apprendre ! Haeckel te prend par la main ! « Je veux t’apprendre à chercher, même dans ce qui est minuscule, imperceptible, la perfection qui traverse tout ».77

45 Dans ses Formes artistiques de la nature, Haeckel a transformé les productions cachées de la nature en objets précieux rendus visibles pour le public, mais il en a surtout fait les vecteurs d’une connaissance méta-scientifique. Les deux stratégies de présentation, textuelle et graphique, concourent à cet objectif dans un nouveau paradigme : l’obscurcissement polémique de la textura renforce l’autorité de l’auteur ; c’est dans la clarté de picturae autonomes que le monisme a pris forme et s’exprime.

La dimension parascientifique de l’ésotérisme haeckelien

46 L’ésotérisme moderne introduit les revendications d’un savoir méta-épistémique et spéculatif dans les débats artistiques. Il y apporte non seulement des traditions et des modèles de savoir dépassés, mais également les éléments de la para-science et de la critique du scientisme qui le caractérisent78. L’art moderne – ainsi pourrait-on formuler la thèse en la radicalisant – n’est épistémique que dans le la mesure où il est ésotérique. Du moins le discours ésotérique peut-il être considéré comme un transformateur de contenus épistémiques dans des formes esthétiques, de la même manière que les formes esthétiques prennent toujours part au discours ésotérique et sont symptomatiques de ses modes de représentation. L’affinité avec la science, la critique de la science et l’ambition de connaissance qui caractérisent les différentes formes de l’art moderne sont ainsi les conséquences d’une « ésotérisation », d’un mouvement épistémique dont l’objectif n’est pas seulement d’instruire ou de divertir, mais également de révéler une connaissance supérieure.

47 Par essence, le procédé scientifique, participant des sciences comme des humanités, est un procédé exotérique, qui suppose l’intersubjectivité, la reproductibilité et la transparence des parcours et des méthodes de recherche. Il acquiert, en vérité, une dimension ésotérique parce que la participation aux recherches et l’interprétation des recherches restent et doivent demeurer réservées à un petit cercle d’experts dans leur discipline. On pourrait aussi nommer cet ésotérisme institutionnel ésotérisme du premier type, une forme du « secret public » dont les pratiques et le thésaurus disciplinaires sont certes généralement incompréhensibles pour le profane mais peuvent en principe être transmis et appris et n’impliquent pas une transgression métaphysique. C’est un « secret public » au sens très profane du terme qui veut que l’inintelligibilité de ses formes de langage et d’action soit acceptée dans le cadre public et affranchie du devoir de traduction. La recherche exacte reste nécessairement « secrète » pour le public.

48 En revanche, il en va tout à fait différemment pour les objets et méthodes proto-, pré- et extrascientifiques, qui sont certes opérants au niveau épistémique mais sont pourtant soustraits au développement scientifique concret des modèles et théories. La communauté (des agents participants), l’histoire (de leurs disciplines et cultures) et l’art (en tant que méthode de représentation et programme rhétorique) sont certes des éléments déterminants pour la diffusion des connaissances (et aussi du marketing de la recherche et du calcul de la politique scientifique), pourtant ils ne sont pas pris en compte dans la conception épistémique de la recherche scientifique. Cet angle mort du

Arts et Savoirs, 9 | 2018 116

modèle d’objectivité, cette partie non répertoriée des processus physiques, culturels et esthétiques – nommée ésotérisme du deuxième type – a été prise en considération très tôt dans les débats de la sociologie des sciences ; elle est à l’origine de la discipline de l’épistémologie historique. Cette revalorisation ne conteste pas forcément les résultats et la pragmatique du processus scientifique moderne et n’efface pas non plus la frontière entre science et para-science. Elle montre cependant les domaines névralgiques et ouverts de l’épistémologie où des projets parascientifiques peuvent trouver des points de départ.

49 Car les para-sciences cultivent une forme d’ésotérisme qui vise explicitement des objectifs de connaissance extra- ou méta-scientifiques. Au sein de la systématique discutée ici, cet ésotérisme du troisième type dépasse l’ésotérisme de l’exact, ces formes révélées par des procédés d’inclusion et d’exclusion dans le système scientifique ou masquées dans le processus de production des connaissances (ésotérismes du premier et du deuxième types). C’est pourquoi il peut également rejeter les deux premiers ésotérismes – ceux du processus scientifique exact – les considérant comme des stratégies élitistes ou des défaillances qui nécessitent une explication. Alors, la para- science devient critique de la science et, en tant que telle, recourt à un sous-produit, revendiqué aussi par la science établie : la science populaire, vulgarisée. C’est seulement là, dans le champ du populaire, que le discours parascientifique entre en concurrence avec le discours scientifique exact. C’est également à ce moment que le rôle des para- sciences dans le discours de l’ésotérisme moderne devient clair : il consiste en cette vulgarisation des arcanes qui met en perspective le paradoxe du « secret public » dans le contexte de la science moderne et contre elle79 : d’une part comme critique de l’aspect ésotérique de la science exacte et promotion d’un fantasme de transparence appelant un langage scientifique compréhensible, le langage d’une science centrée sur le sujet et l’intégration de la culture scientifique dans la société ; d’autre part comme restauration de l’aura de l’arcane qui, en tant que secret métaphysique, devient un objet de l’aspiration parascientifique. Dans l’ésotérisme moderne, l’arcane change de statut par rapport à l’ésotérisme pré-moderne et par rapport à la science. En outre, il rend public un secret qui, selon les exégètes, ne serait même plus dissimulé par le discours scientifique mais, dans le meilleur des cas, déguisé et étouffé.

50 Cette vulgarisation de l’arcane n’aboutit pas, paradoxalement, comme dans la science populaire, à une disparition de l’inintelligible ; elle vulgarise plutôt le secret parascientifique en tant que secret, elle augmente son inaccessibilité et accroît ainsi son attrait épistémique. C’est seulement en s’alliant avec la para-science et le para-art que le « savoir secret » devient un agent des discours actuels, c’est-à-dire comme modèle de la connaissance méta-scientifique qui révèle et questionne les carences et les dangers de la modernité scientifique.

51 Le discours parascientifique des Énigmes de l’univers et des Formes artistiques de la nature veut construire et conserver un « sentiment », par l’idée des « cellules de l’âme » et par une nouvelle forme de rhétorique populaire. Cette entreprise vise précisément les insuffisances de la modernité scientifique. Ce qui est ici « conservé » ou préservé („Erhaltung der Fühlung“), c’est non seulement une tradition de la philosophie romantique de la nature mais également la communication des experts scientifiques avec tous ceux qui ne font pas partie de leur réseau. Avec cette contre-science, le discours scientifique corrige du même coup son propre modèle, justement parce que la méthode parascientifique, avec les moyens de la science exacte, se tourne contre la

Arts et Savoirs, 9 | 2018 117

certitude de l’exactitude. Ainsi, les discours compensatoires de la science, actifs depuis 1850 dans les domaines du nouveau savoir, s’adaptent également à la concurrence de la « menace ésotérique » : la vulgarisation du savoir et la fiction scientifique. Mais ce qui se transforme avant tout, c’est ce qui reste de la tradition de l’ancien ésotérisme : il se reconfigure et se reforme en communautés théosophiques, anthroposophiques et spirites. Grâce à des projets comme le monisme méta-scientifique de Haeckel, l’ésotérisme devient moderne.

NOTES

1. Le Concept de l’angoisse in Miettes philosophiques, Le Concept de l’angoisse, Traité du désespoir [1935 pour la traduction française du Concept de l’angoisse par Knud Ferlow et Jean-Jacques Gateau], coll. « Tel », Paris, Gallimard, 2006, p. 313. 2. Cet aspect épistémologique de la modernité ésotérique est également souligné avec insistance – en se démarquant de l’explication du phénomène qu’en donne l’histoire des religions – par Andreas Kilcher et décrit comme une condition de la relation complémentaire développée comme suit : « L’ésotérisme peut être compris comme un phénomène épistémologique […]. La connaissance ésotérique n’établit pas une relation d’opposition mais un rapport dialectique avec la connaissance exotérique […]. La simple existence d’un agacement mutuel entre les connaissances ésotérique et scientifique confirme d’ailleurs […] que la constitution de la connaissance moderne (en sciences naturelles, en anthropologie, médecine, etc.) est intimement liée à la constitution de l’ésotérisme ». (Andreas B. Kilcher, “Seven Epistemological Theses on Esotericism : Upon the Occasion of the 10th Anniversary of the Amsterdam Chair”, in Wouter J. Hanegraaff et Joyce Pijnenburg dir., Hermes in the Academy. Ten Years’ Study of Western Esotericism at the University of Amsterdam, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009, p. 143-148, p. 143 et 146.) Sur la généalogie du phénomène, voir Robert Matthias Erdbeer, Die Signatur des Kosmos. Epistemische Poetik und die Genealogie der Esoterischen Moderne, Berlin-New York, De Gruyter, 2010. 3. Wilhelm Butte, Grundlinien der Arithmetik des menschlichen Lebens, nebst Winken für deren Anwendung auf Geographie, Staats- und Naturwissenschaft, Landshut, Krüll, 1811. 4. Karl Ludwig Freiherr von Reichenbach, Der sensitive Mensch und sein Verhalten zum Ode. Eine Reihe experimenteller Untersuchungen über ihre gegenseitigen Kräfte und Eigenschaften mit Rücksicht auf die praktische Bedeutung, 2 vol. , Stuttgart-Tübingen, J. G. Cotta’scher Verlag, 1854-1855. 5. Hans Hörbiger et Philipp Fauth, Glacial-Kosmogonie. Eine neue Entwicklungsgeschichte des Weltalls und des Sonnensystems aufgrund der Erkenntnis des Widerstreites eines kosmischen Neptunismus mit einem ebenso universellen Plutonismus. Nach den neuesten Ergebnissen sämtlicher exacter Forschungszweige bearbeitet [und] mit eigenen Erfahrungen gestützt, Kaiserslautern, Kayser, 1913. 6. Alfred Schuler, Vom Wesen der ewigen Stadt. Die biologischen Voraussetzungen des Imperium Romanum [1918], in id., Cosmogonische Augen. Gesammelte Werke, éd. de Baal Müller, Paderborn, Igel, 1997, p. 218-304. 7. Haeckel, Ernst, Die Welträtsel. Gemeinverständliche Studien über monistische Philosophie [1899]. Elfte verb. Aufl. der Hauptausg. 1919. Mit einer Einleitung von Iring Fetscher, Stuttgart, Kröner, 1984. 8. Il s’agit des travaux fondamentaux du pionnier de la statistique Wilhelm Butte (1772-1833), du chimiste Karl Ludwig von Reichenbach (1788-1869), de l’ingénieur Hanns Hörbiger (1860-1931) et de l’ethnologue Alfred Schuler (1865-1923).

Arts et Savoirs, 9 | 2018 118

9. Dans ce qui suit nous aborderons la « para-science » rapportée à cette modélisation relevant des sciences ésotériques et des contre-sciences, en tenant compte en premier lieu du potentiel réel de connaissance de ces concepts, mais en constatant cependant leur marginalisation effective, tantôt opérée par des tiers, tantôt pratiquée et propagée par elle-même dans le débat scientifique. 10. D’après Kilcher, l’ésotérisme moderne, qui s’est installé entre la religion (en tant que forme de croyance) et la science (en tant que savoir strictement formalisé), produit « une connaissance spéculative » qu’il rapproche des méthodes para-scientifiques (Voir Kilcher, “Seven Epistemological Theses on Esotericism: Upon the Occasion of the 10th Anniversary of the Amsterdam Chair”, op.cit., p. 146). Dans les faits, le discours para-scientifique doit être vu comme la conséquence d’une ésotérisation qui ne devient possible que si elle repose sur le paradigme de l’exactitude ; inversement, l’ésotérisme moderne peut également être interprété comme le résultat d’une scientifisation touchant – sur la même base – la religion et l’ésotérisme pré- moderne. 11. „[würde man] in der Tat sehr irren, wenn man aus den Figuren und Ziffern, die […] in dieser ganzen Schrift […] vorkommen, hoffen oder fürchten wollte, daß der Verfasser einer gewissen Klasse von Schriftstellern angehöre, die man mit dem Namen der Mystiker bezeichnet […] : nicht Jacob Böhme […] – sondern Galilei war mein Ideal !“ (Wilhelm Butte, Grundlinien der Arithmetik, op. cit.) Voir Robert Matthias Erdbeer, „Arithmetik des Lebens. Das Verfahren der numerischen Verklärung und die Mathesis der Esoterischen Moderne. Zum Denkstil bei Butte und Humboldt“, in Andrea Albrecht, Gesa von Essen et Werner Frick dir., Zahlen, Zeichen und Figuren. Mathematische Inspirationen in Kunst und Literatur, Berlin-New York, De Gruyter, 2011, p. 268-307. 12. Dans la section qui suit, je reprends, légèrement modifiées et raccourcies, des réflexions du chapitre „Deskriptionsgenetik“ tiré de mon étude Die Signatur des Kosmos. Epistemische Poetik und die Genealogie der Esoterischen Moderne, Berlin-New York, De Gruyter, 2010. 13. Ernst Haeckel, Die Welträtsel. Gemeinverständliche Studien über monistische Philosophie [1899]. Elfte verb. Aufl. der Hauptausg. 1919. Mit einer Einleitung von Iring Fetscher, Stuttgart, Kröner, 1984. 14. Gottfried Benn, „Altern als Problem für Künstler“ [1954] in Sämtliche Werke. Stuttgarter Ausgabe, in Verbindung mit Ilse Benn hrsg. von Gerhard Schuster und Holger Hof, vol. 4 : Prosa 4, Stuttgart, Klett-Cotta Verlag, 2001, p. 147 : „[Er habe] Haeckels Welträtsel als verbotene Lektüre studiert“. 15. Haeckel, Die Welträtsel, op. cit., p. 6 : „Der Begriff der „Naturphilosophie“, in welchem ganz naturgemäß jene beiden Wege der Wahrheitsforschung, die empirische und spekulative Methode, zusammenlaufen, wird sogar noch heute in weiten Kreisen beider Richtungen mit Abscheu zurückgewiesen. Dieser unnatürliche und verderbliche Gegensatz zwischen Naturwissenschaft und Philosophie […] wird unstreitig in weiten Kreisen immer lebhafter und schmerzlicher empfunden. Das bezeugt schon der wachsende Umfang der ungeheueren populären „naturphilosophischen“ Literatur, die im Laufe des letzten halben Jahrhunderts entstanden ist.“ 16. Wilhelm Bölsche, Ernst Haeckel. Ein Lebensbild, Berlin-Leipzig, Verlag von Hermann Seemann Nachfolger, 1905, p. 93 : „[Haeckel schlugen] die beiden konträrsten Bannflüche zugleich über den Kopf. Einerseits der ganz Strengen, ganz Exacten : daß seine Lehre immer noch pure Metaphysik sei, weil sie eine Entwickelung suche und nachdenke über große ideelle Zusammenhänge. Und andererseits der dualistischen Metaphysiker : daß er ein gemeiner Empiriker schlimmster Sorte sei, der das Große, Ideelle der Welt ablösen wolle durch armselige paar Naturnotwendigkeiten.“ 17. Haeckel, Die Welträtsel, op. cit., p. 419. Rudolf Steiner fait l’éloge de la « force morale » de Haeckel : « Il a osé rassembler les résultats de ses recherches au sein d’une idéologie, malgré le fait qu’au cours des dernières décennies les tendances scientifiques proprement dites allaient contre

Arts et Savoirs, 9 | 2018 119

une telle entreprise. Nous devons considérer cela comme un fait remarquable. » („Er hat es gewagt, obwohl in den letzten Jahrzehnten die eigentlich wissenschaftlichen Strömungen gegen ein solches Unternehmen gerichtet waren, die Resultate seiner Forschungen in einer Weltanschauung zusammenzufassen. Das muss als eine Tat besonderer Art anerkannt werden“, Rudolf Steiner, Haeckel, die Welträtsel und die Theosophie, op. cit., p. 4-5). 18. Ernst Haeckel, Die Welträtsel, op. cit., p. 7. 19. Ernst Haeckel, Gott-Natur (Theophysis). Studien über monistische Religion, Leipzig, Alfred Kröner, 1914. Le psychome („Psychom“) est l’excitabilité de la substance, ou sensibilité, qui permet la perception et fonde la connaissance. 20. Ibid., p. 67. 21. Ernst Haeckel, Die Welträtsel, op. cit., p. 124-125 : „in Wahrheit eine Naturerscheinung ; ich betrachte daher die Psychologie als einen Zweig der Naturwissenschaft – und zwar der Physiologie. [...] Unsere Auffassung ist in diesem Sinne materialistisch. Sie ist [...] zugleich empirisch und naturalistisch“. 22. Ibid., p. 238. 23. Rudolf Steiner, Haeckel, die Welträtsel und die Theosophie. Abgedruckt nach der Nachschrift eines Vortrages [1905], Berlin, Philosophisch-anthroposophischer Verlag, 1909, p. 10-11 et 13 : „[Die ganze] Menschheit hat in ihrer letzten Entwicklungsphase eine materialistische Erziehung durchgemacht. [...] Der Materialismus wurde in die Naturwissenschaft hineingetragen, und unbewusst haben Naturforscher, wie Ernst Haeckel, denselben angenommen. [...] Durch Haeckels materialistisch kühne Art des Denkens erhielt der Darwinismus seine jetzige materialistische Tendenz.“ 24. Ernst Haeckel, Die Welträtsel, op. cit., p. 222. 25. Voir Walter Gebhard, Der Zusammenhang der Dinge. Weltgleichnis und Naturverklärung im Totalitätsbewußtsein des 19. Jahrhunderts, Tübingen, Niemeyer, 1984, p. 317 : „Das monistische Ersatzprogramm baut die Strukturen der kritisierten Lehren ‚naturgetreu‘ nach [...].“ (« Le programme alternatif moniste reproduit les structures des théories critiquées “de manière réaliste” […]. »). En réalité, Haeckel est conscient de la fragilité de tels transferts et montre parfois des signes de distance lorsqu’il met entre guillemets une expression comme « le siège de l’âme » (Haeckel, Die Welträtsel, op. cit, p. 37). En procédant ainsi, la qualité des transferts (comme termes descriptifs, métaphores de vulgarisation ou analogies ésotériques) demeure fragile. 26. Ernst Haeckel, Zellseelen und Seelenzellen. Vortrag gehalten am 22. März 1878 in der „Concordia“ zu Wien, Leipzig, Alfred Kröner Verlag, 1909, p. 51 : „fehlen uns heute Nymphen und Najaden, die Dryaden und Oreaden, mit denen die alten Griechen Quellen und Flüsse belebten, Wälder und Berge bevölkerten“ et „an die Stelle dieser menschenähnlichen Halbgötter [treten] die zahllosen Elementargeister der Zellen“. 27. „[...] in dem kleinsten Würmchen und in dem unscheinbarsten Blümchen Tausende von selbständigen zarten Seelen leben; daß in jedem einzelligen mikroskopischen Infusorium ebenso eine besondere Seele tätig ist wie in den Blutzellen, die rastlos in unserem Blute kreisen, in den Hirnzellen, die sich zur höchsten aller Seelenleistungen, dem Bewußtsein, erheben. Von diesem Gesichtspunkte aus sehen wir in der Lehre von der Zellseele den wichtigsten Fortschritt zur Versöhnung der idealen und realen Naturbetrachtung, der alten und neuen Weltanschauung !“ (Ibid.) 28. Rudolf Steiner, op. cit., p. 14 : „Haeckel sucht sich noch zu helfen, da er in seinem Innersten, neben seiner materialistischen Denkerseele, eine eigentümlich geartete, spiritualistische Gefühlsseele hat. [...] Er kommt deshalb dazu, dass er dem kleinsten Lebewesen auch eine Art Bewusstsein zuschreibt ; dabei bleibt aber ungeklärt, wie sich das komplizierte menschliche Bewusstsein aus dem Bewusstsein der kleinsten Lebewesen entwickelt.“ 29. Friedrich Paulsen, „Ernst Haeckel als Philosoph“ [1900], in id., Philosophia militans. Gegen Klerikalismus und Naturalismus, 3. u. 4. durchges. und verm. Aufl., Berlin, Verlag von Reuther und

Arts et Savoirs, 9 | 2018 120

Reichard, [1901] 1908, p. 206 : „Gibt es eine cytopsyche und eine histopsyche, warum nicht auch eine geopsyche und kosmopsyche ? Freilich, man sieht sie nicht, aber ich hab’ auch noch keine cytopsyche gesehen.“ 30. Ernst Haeckel, Zellseelen und Seelenzellen, op. cit., p. 3. 31. Carl Vogt, Köhlerglaube und Wissenschaft. Eine Streitschrift gegen Hofrath Rudolph Wagner in Göttingen, 4., mit einem Vorwort verm. Aufl., Gießen, Ricker, [1855] 1856, p. 110 : „Wenn wir zur Erklärung der Thatsache des Bewußtseins eine unsterbliche individuelle Seele annehmen, so müssen wir zur Erklärung der Thatsache der Zusammenziehung eine unsterbliche Muskelseele, und sofort für jedes Organ zur Erklärung des letzten Grundes seiner Function auch ein unsterbliches Wesen annehmen, welches diesen letzten Grund commandirt, also auch unsterbliche Leberseelen, Nierenseelen, Darmseelen etc.“ 32. August Nathanael Böhner, Kosmos. Bibel der Natur. Das Anziehendste aus dem Gesammtgebiete der Natur zur Veranschaulichung der Majestät des Ewigen in seinen Werken. Für Gebildete aller Bekenntnisse, Hannover, Rümpler, 1867, vol. 2, p. 300 : „Nehmen wir einen Augenblick den Fall an, daß die dichtende Phantasie der alten Griechen recht habe, welche das Leben der Pflanze den rastlos thätigen Pflanzengeistern zuschreibt, so müssen wir den Legionen Geistern, welche den Mikrokosmus der Pflanzenzellen bewohnen, die tiefsten Kenntnisse der Theorie und Praxis zuschreiben, welche noch keine menschliche Wissenschaft und Erfindung jemals erreichen konnte.“ 33. Voir par exemple la thèse créationniste de Michael Behe dans Darwin’s Black Box : The Biochemical Challenge to Evolution, New York, Free Press, 1996. 34. Böhner, op. cit., p. 301 : „[sie] analysiren, destilliren und produziren aus dem gemeinsten Material [...] tausend köstliche Produkte, welche unsere Professoren der Chemie nicht nachmachen können“. 35. Ibid., p. 301 et suivantes. 36. Ibid., p. 305 : „Myriaden Scharen von bauenden Geistern rauschen durch das majestätische Reich der Pflanzen. Sie werfen sich auf ihre Kniee nieder und lobpreisen den obersten Baumeister aller Welten, dessen Befehle sie ausrichten, dessen unendliche Weisheit sie verkünden“. 37. „Wo Einheit und Einklang ist in einer so unendlich reichen Mannichfaltigkeit [...] ; wo eine planmäßig fortschreitende Entwickelung von dem Einfachen zum Vollkommnern stattfindet nach einem bestimmten Ziele, das durch Jahrtausende hindurch dasselbe bleibt ; wo alles Einzelne harmonisch zum Ganzen stimmt ; wo die Heiligkeit des Gesetzes die innerste Gliederung der Atome durchdringt [...] : da fasset der unendliche, schaffende Geist jeden gesunden Forscher liebend bei der Hand, blickt ihm freundlich ins Auge und spricht mit seligem Lächeln : hier bin ich ! [...] Jede Knospe ist ein heiliger Gottesgedanke ; jede Blüthe ein Gotteswort ; jede Frucht eine Gottesthat. Von ihm, durch ihn und zu ihm sind alle Dinge. Ihm sei Ehre in Ewigkeit.“ Ibid., p. 306. On le voit, le théologien n’est pas un partisan du darwinisme : « Les hypothèses de Lamark [sic], Geoffroy, Darwin etc., quand elles croient expliquer le développement des plantes et du monde animal sans la présence d’un créateur intelligent, sont des raisonnements en boucle complètement vides. » („Die Hypothesen von Lamark [sic], Geoffroy, Darwin etc., wenn sie die Entwickelung der Pflanzen und Thierwelt ohne intelligenten Schöpfer zu erklären meinen, sind Zirkelschlüsse der hohlsten Art.“, Böhner, op. cit., p. 482, note.) Et voici la maxime correspondante : « Ce qui se développe existe déjà par essence […]. » („Was sich entwickelt, ist dem Wesen nach schon vorhanden […]“, ibid.) 38. Haeckel, Zellseelen und Seelenzellen, op. cit., p. 16 : „[D]ie schwierigste und glänzendste Laufbahn aber betreten die Nervenzellen, und unter diesen sind es wieder die genialen Gehirnzellen, welche im kühnen Wettlaufe den höchsten Preis erringen und als Seelenzellen sich über alle anderen Zellenarten hoch erheben.“

Arts et Savoirs, 9 | 2018 121

39. Voir Hans Driesch, Die Philosophie des Organischen, Leipzig, Verlag von Quelle & Meyer, [1908] 1928, p. 259. L’entéléchie, selon Driesch, est « cet agent, qui constitue le corps » („dasjenige Agens, das den Körper bildet“), et doit en tant que tel « être clairement différencié […] de l’agent qui le dirige » („[es ist] von demjenigen Agens, welches ihn lenkt [...], zu unterscheiden“). Ce dernier porte le nom de « psychoïd – c’est-à-dire une chose qui n’est certes pas une psyché mais qui ne peut être abordée que par analogies psychologiques ». („Psychoid – d.h. ein Etwas, welches zwar keine Psyche ist, aber doch nur in psychologischen Analogien erörtert werden kann“). Et ce complément de l’âme se divise également en deux « psychoïdes », à savoir en un agent réflexif et un agent inconscient ; ainsi Driesch espère que « la différence entre le “conscient” et “l’inconscient” […] [sera] portée à son expression légitime et réellement philosophico- naturelle ». („[Dadurch würde der] Unterschied zwischen dem ‘Bewußten’ und dem ‘Unbewußten’ [...] auf seinen legitimen und wahrhaft naturphilosophischen Ausdruck gebracht sein“, ibid.) De cette façon, l’âme cellulaire, dans le monisme, est, en effet, divisée en quatre parties. 40. Emil Du Bois-Reymond, Über die Grenzen des Naturerkennens [1872]. Die sieben Welträtsel [1880]. Zwei Vorträge, Leipzig, Veit, [1881] 1907, p. 78 et 81 : „[den] Geist [der] falschen Naturphilosophie“, der einst „der deutschen Wissenschaft verderblich geworde[n]“. 41. Steiner, op. cit., p. 30 : „So hat die heutige Menschenseele einen Seelenvorfahren, wie der Körper einen körperlichen Vorfahren hat.“ 42. Ibid., p. 34. L’idéal d’homogénéisation qui informe la science de Steiner – l’amalgame du savoir, de la foi et de l’esthétique, lesquels ont été développés en concepts ésotériques dans le discours cosmographique – a été relevé par Helmut Zander dans le contexte du discours théosophique : « Le savoir devrait découler de la foi, la science de la sagesse, l’anthroposophie devrait être une “science” humaine, scientifique presque au sens des sciences naturelles ». („Aus Glaube sollte Wissen, aus Weisheit Wissenschaft werden, Anthroposophie eine quasi naturwissenschaftliche Geistes-‘wissenschaft’ sein“, Helmut Zander, „Esoterische Wissenschaft um 1900. ‚Pseudowissenschaft‘ als Produkt ehemals ‚hochkultureller‘ Praxis“, in Dirk Rupnow, Veronika Lipphardt, Jens Thiel et Christina Wessely dir., Pseudowissenschaft. Aspekte des Nichtwissens in der Wissenschaftsgeschichte, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2008, p. 81.) 43. Steiner, op. cit., p. 35. 44. „Die ganze Summe der irdischen Lebewesen stammt also in Wahrheit vom Menschen ab. Was heute als ‚Seele‘ in ihm denkt und handelt, hat die Entwickelung der Lebewesen bewirkt. Als unsere Erde im Anfang war, war er selbst noch ein ganz seelisches Wesen. Er begann seine Laufbahn, indem er einen einfachsten Körper sich bildete.“ (Ibid., p. 37.) 45. L’expression ignorabimus est devenue topique depuis que le physiologiste Emil Du Bois- Reymond a utilisé la phrase latine « ignoramus et ignorabimus » (« nous ignorons et nous ignorerons toujours ») pour signifier que l’homme ne peut et ne pourra jamais percer certains grands mystères de l’univers dans son livre de 1872, Les Limites de la connaissance humaine (Über die Grenzen des Naturerkennens). Haeckel lui-même l’a déjà constaté chez Darwin : « La plus grosse lacune de la théorie darwinienne est qu’elle ne fournit aucun argument pour la naissance de l’organisme originel […] – très probablement une cellule simple – ». („Der größte Mangel der Darwinschen Theorie liegt wohl darin, daß sie für die Entstehung des Urorganismus [...] – höchstwahrscheinlich eine einfache Zelle – gar keinen Anhaltspunkt liefert“, Haeckel, Die Radiolarien (Rhizopoda radiaria). Eine Monographie, Berlin, Georg Reimer, 1862, p. 232.) 46. Apparu dans le domaine de l’alchimie pour désigner un secret de fabrication, le terme arcane est répandu dans le champ de l’ésotérisme pour désigner un mystère accessible aux seuls initiés. On l’emploie ici pour sa pertinence dans le domaine parascientifique et on lui associe l’adjectif néologique arcanique. 47. Haeckel, Die Welträtsel, op. cit., p. 207-208 : [Die Nesseltierseele ist] für die vergleichende und phylogenetische Psychologie von ganz hervorragender Bedeutung. Denn in diesem

Arts et Savoirs, 9 | 2018 122

formenreichen Stamm der Zölenterien vollzieht sich vor unseren Augen die historische Entstehung der Nervenseele aus der Gewebeseele. [...] Als gemeinsame hypothetische Stammform aller Nesseltiere läßt sich mit voller Sicherheit ein einfachster Polyp erkennen, welcher dem gemeinen, heute noch lebenden Süßwasserpolypen (Hydra) im wesentlichen gleich gebaut war. Nun besitzen Hydra und die festsitzenden, nahe verwandten Hydropolypen kein zentralisiertes Nervensystem und keine höheren Sinnesorgane, obgleich sie sehr empfindlich sind. Dagegen die frei schwimmenden Medusen, welche sich aus letzteren entwickeln (und noch heute mit ihnen durch Generationswechsel verknüpft sind), besitzen bereits ein selbständiges Nerven-System und gesonderte Sinnesorgane. Wir können also hier den historischen Ursprung der Nervenseele (Neuropsyche) aus der Gewebeseele (Histopsyche) unmittelbar ontogenetisch beobachten und phylogenetisch verstehen lernen. Diese Erkenntnis ist um so interessanter, als jene bedeutungsvollen Vorgänge polyphyletisch sind, d.h. sich mehrmals (mindestens zweimal) unabhängig voneinander vollzogen haben. Wie ich nachgewiesen habe, sind die Hydromedusen (oder Kraspedoten) auf andere Weise aus den Hydropolypen entstanden als die Skyphomedusen (oder Akraspeden) aus den Skyphopolypen [...] Vgl. „Zellseelen und Seelenzellen“ (Gesammelte Vortr. 1902, I.). 48. Elles restent « leur vie durant, au même stade de développement […] » („[sie bleiben] zeitlebens auf derselben Bildungsstufe stehen [...]“, Haeckel, Die Welträtsel, op. cit., p. 206). 49. „An diesen prächtigen, freischwimmenden Tierstöcken [den Staatsquallen] […] können wir eine Doppelseele beobachten : die Einzelseele (Personalseele) der zahlreichen Personen, die den Stock zusammensetzen, und die gemeinsame, einheitlich tätige Psyche des ganzen Stockes (Kormalseele).“ (Ibid., p. 208.) 50. „Endlich ist es mir gelungen, meinen Stammbaum bis in die Laurentische Periode zurückzuführen, die Linie meiner Vorfahren bis zu den niedrigsten Organismen des Meeres zu verfolgen [...]. Ich besitze eine Reihe von Versteinerungen und Knochen, welche nachweislich meinen Vorfahren angehört haben, während sie die Reihe der Entwicklung von den Kalkschwämmen bis zu den Wirbeltieren emporgestiegen sind. […] Ich besitze den Zahn eines Beuteltieres, welches zu meinen direkten Ahnen zählt.“ Kurd Laßwitz, „Gegen das Weltgesetz. Erzählung aus dem Jahre 3877“ [1877] in id., Bis zum Nullpunkt des Seins und andere Erzählungen, München, Allitera, 2001, p. 71-147, p. 71 et 89. 51. „Nebelfleck, Urzelle, Wurm und Fisch, / Alles war ich – verschwenderisch. / Alles bin ich : Hottentott, / Goethe, Gorilla und Griechengott. […] / Ich bin ein Stäubchen nur im Wind, / ich bin, was meine Zellen sind.“ Arno Holz, Die Blechschmiede [1902-1926], 2 vol. , éd. de Wilhelm Emrich und Anita Holz (Werke, vol. 6 et 7), Neuwied-Berlin, Luchterhand, 1967, p. 268. 52. Ernst Haeckel, Kunstformen der Natur [1899]. Die einhundert Farbtafeln im Faksimile mit beschreibendem Text, allgemeiner Erläuterung und systematischer Übersicht. Mit Beiträgen von Olaf Breidbach et al., München-New York, Prestel Verlag, 1998, p. 35 : „durch deren Schönheit und Mannigfaltigkeit alle vom Menschen geschaffenen Kunstwerke weitaus übertroffen werden“. 53. „Aufmerksame und unbefangene Betrachtung des bildenden Plasma überzeugt uns, daß diese formlose ‚lebendige Substanz‘ bei der Erzeugung ihrer festen Naturformen in vieler Beziehung ähnlich verfährt wie der Mensch bei der Produktion seiner Kunstformen. Ähnlich ist in beiden Fällen sowohl die Zweckmäßigkeit als die Schönheit der erzeugten Gebilde ; ähnlich sind auch in beiden Fällen die physiologischen Grundtätigkeiten der Empfindung (Gefühl) und der Bewegung (Wille), die zusammenwirken.“ (Ibid., p. 241-242.) Paulsen riposte logiquement : « En effet, il est impensable que l’humanité du prochain siècle, en possession de formes aussi inestimables, à savoir des formes vraiment réelles, puisse encore éprouver une satisfaction esthétique en présence de formes même pas naturelles imaginées par la mégalomanie “anthropistique”, celles d’un Apollon ou d’une Vénus de Milo ou même des images de la Madone […] ou d’autres productions du sombre Moyen-âge. », Paulsen, op. cit., p. 200.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 123

54. „Der Hauptzweck meiner ‚Kunstformen der Natur‘ war ein ästhetischer : ich wollte weiteren gebildeten Kreisen den Zugang zu den wunderbaren Schätzen der Schönheit öffnen, die in den Tiefen des Meeres verborgen oder wegen ihrer geringen Größe nur durch das Mikroskop erkennbar sind“, Haeckel, Kunstformen der Natur, op. cit., p. 237. 55. „[Um] gleichzeitig das künstlerische und das wissenschaftliche Interesse an der herrlichen uns umgebenden Gestaltenwelt [zu befördern]“, ibid., p. 35. 56. Instrument optique inventé au début du siècle, la camera lucida aidait le dessinateur en superposant l’image de l’objet à reproduire et la vue de la feuille de papier. Haeckel utilisait sans doute ce dispositif couplé à un microscope pour dessiner les êtres microscopiques. 57. („In den meisten organischen Gestalten sind, ähnlich wie in Kristallen, gewisse Symmetrieverhältnisse vorhanden, Achsen und Symmetrieebenen (Schnittebenen oder Symplanen) ; die Zahlen- und Größenverhältnisse dieser Achsen und ihrer Pole sowie die Zahl der durch sie gelegten Schnittebenen und die Größe der Winkel, unter denen sie sich schneiden, sind mathematisch zu bestimmen“, ibid., p. 243.) L’esthétique de la nature de Haeckel prône donc un système symétrique reposant sur la cristallographie, la « stéréométrie » des organismes, qui, pris comme modèle d’ordre de la « composition centrale », organise du même coup la structure des images sur les planches. Voir particulièrement la discussion d’Olaf Breidbach qui lie de manière convaincante la « cristallographie organique » haeckelienne et ses « formes à la structure absurdement détaillée » („aberwitzig strukturiert erscheinende Formen“) au débat esthétique contemporain et rend plausibles les formes elles-mêmes en tant qu’« artefacts » d’une « mode ». (Olaf Breidbach, „Kurze Anleitung zum Bildgebrauch“, dans Haeckel, Kunstformen der Natur, op. cit., p. 7-8 et 16.) Voir Georg Braungart („Die Natur als Künstlerin: Monismus und Ästhetik um 1900“ in Volker Kapp et al., Bilderwelten als Vergegenwärtigung und Verrätselung der Welt. Literatur und Kunst um die Jahrhundertwende, Berlin, Duncker & Humblot, 1997, p. 75-89) qui souligne la proximité avec les écrits de Moritz Meurer, le théoricien principal de la théorie des formes des arts décoratifs de ce temps-là, ainsi que de Christoph Kockerbecks, Ernst Haeckels „Kunstformen der Natur“ und ihr Einfluß auf die deutsche bildende Kunst der Jahrhundertwende. Studie zum Verhältnis von Kunst und Naturwissenschaft im Wilhelminischen Zeitalter, Frankfurt et al., Peter Lang, 1985. 58. Bernhard Kleeberg voit dans cette « origine promorphologique des formes réelles d’organismes dans des formes fondamentales idéales ordonnancées par les lois esthétiques de la nature » („promorphologische Zurückführung realer organismischer Formen auf ideale Grundformen einer vom ästhetischen Naturgesetz vorstrukturierten Ordnung“) le cœur de l’esthétique de la nature moniste (Bernhard Kleeberg, Theophysis. Ernst Haeckels Philosophie des Naturganzen, Köln et al., Böhlau, 2005, p. 218). 59. Haeckel, Kunstformen der Natur, op. cit., p. 35. 60. Wilhelm Bölsche, Von Sonnen und Sonnenstäubchen. Kosmische Wanderungen, Berlin, Georg Bondi Verlag, 1903, p. 242 : „[Es besteht] kein Zweifel darüber, daß es dasselbe Prinzip ist, das den rhythmisch schönen Panzer des Radiolars schafft – und die Kunst des Menschen“. Bölsche parle d’un « regard en quête de l’art » („künstlerisch suchende[s] Auge“), qui serait « réglé sur certains rythmes visuels » et donc apprécierait « certaines lignes ornementales, certaines harmonies, certains respects du style […] plus ou moins ajustés » ([das Auge begrüßt] „gewisse Ornamentlinien, gewisse Harmonien, gewisse Gesetzmäßigkeiten des Stils [...] als mehr oder minder weit entgegenkommend“, ibid., p. 155). 61. „Die Wahrheit der Thatsachen geht über alles. Mit Vermuthungen, grundlosen Hypothesen und hohlem Wortstreit haben diese Naturbetrachtungen nichts zu schaffen. Auch der Schmuck der Rede hat nur untergeordneten Werth. Die Werke des Höchsten bedürfen [...] des Schmucks der künstlichen Rede nicht. Sie tragen das Urbild des Schönen in sich selbst.“ (Böhner, op. cit., vol. 1, p. 22.)

Arts et Savoirs, 9 | 2018 124

62. Haeckel, Kunstformen der Natur, op. cit., p. 35. Voir Bölsche, op. cit., p. 203 et 238 : Ces silex de coquilles – « créations rythmiques d’une beauté parfaite » – sont « très sérieusement comparables aux plus beaux exemples de l’artisanat humain » („[die] rhythmische[n] Gebilde von vollkommener Schönheit [...sind] allen Ernstes sehr vergleichbar den herrlichsten Proben menschlichen Kunsthandwerks“). La bionique actuelle n’est plus très loin. 63. Elle met en scène une fois de plus cette forme du fantasme d’objectivité, qui chez Daston et Galison est qualifiée de « non-interventionniste » ou « mécanique » : une méthode stricte, voire « ascétique », de concentration et d’« auto-discipline héroïque » qui vise le bannissement de l’intervention interprétative. Voir Lorraine Daston et Peter Galison, Objektivität, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2007. 64. Haeckel parle « d’ornementation » („Ornamentik“) relativement à son objet (Kunstformen der Natur, op. cit., p. 237) où « l’activité plastique de la cellule individuelle » („die plastische Tätigkeit der einzelnen Zelle“) est définie comme la condition de la « forme de base » („Grundform“) des protistes et de leur « ornementation esthétique ». Bölsche (Die Abstammung der Kunst, Stuttgart, Franckh’sche Verlagshandlung, 1926, p. 23) corrige l’affirmation de Haeckel selon laquelle le style de ses planches est artistiquement « neutre », en pointant leur fonction didactique populaire : « Elles [les planches] sont parfois, comme c’était dans la manière de Haeckel, un tout petit peu travaillées dans le sens de leur visée populaire […] » („Sie [die Tafeln] sind gelegentlich, wie das Haeckels Art war, ein klein wenig aufgearbeitet für den populären Zweck […]“). 65. Haeckel, Kunstformen der Natur, op. cit., p. 240 : „Die große Mehrzahl der organischen Formen, die auf den hundert Tafeln [...] dargestellt [sind], sind für das bloße Auge unsichtbar oder unscheinbar [...]“ 66. Ibid., p. 35. 67. Voir ibid., p. 237 : « Ces cent planches constituent […] un atlas biologique populaire, qui peut servir à l’illustration de mon Histoire naturelle de la création. » („Die vorliegenden hundert Tafeln stellen [...] einen populären biologischen Atlas dar, der zur Illustration meiner ‚Natürlichen Schöpfungsgeschichte‘ dienen kann [...].“) 68. „Die Natur in ihrer Eigenheit“, Breidbach dans Haeckel, Kunstformen der Natur, op. cit., p. 9. 69. „Aber die Auswahl, die Anordnung ist unerhört. Ein Stockzoologe alten Schlages würde seinen Zorn auslassen über solche Allotria. Tiere, Pflanzen aus allerlei Gruppen scheinbar regellos herausgegriffen, das ganze systematische Museum verkehrt. […] Fast nur Bildtafeln, […] keinerlei Philosophie, selbst der Darwinismus kaum eben anklingend.“ Wilhelm Bölsche, „Zwei Naturgeschichten für das Volk“ (Rez. von Carus Sternes Werden und Vergehen und Haeckels Kunstformen der Natur) in Deutsche Welt, t. 3/12, 1900, p. 180-183, p. 182. 70. Frida von Uslar-Gleichen et Ernst Haeckel, Das ungelöste Welträtsel. Briefe und Tagebücher, éd. de Norbert Elser, Göttingen, Wallstein, 2000, p. 915 : „Der Laie läßt sich durch den Titel [des Tafelwerks] verführen, nur etwas vollkommen Schönes, Anziehendes zu erwarten. Er schlägt das Werk auf u. wird unruhig, ängstlich ! Hier scheint ihm auf vielen Tafeln keine Schönheit, nein Bizzarerie [...] entgegen zu treten !“ 71. Voir sur ce point les travaux de Nick Hopwood, notamment sa contribution à ce dossier. 72. Ernst Haeckel, Anthropogenie oder Entwickelungsgeschichte des Menschen. Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Grundzüge der menschlichen Keimes- und Stammes-Geschichte, 3e édition remaniée, Leipzig, Engelmann, 1877, p. XXV : („[Die] wenigen, einfachen und rohen, schematischen Abbildungen [hätten zum Verständnis der Entwicklungstheorie mehr beigetragen] als alle die höchst sorgfältig mit Hülfe der Camera lucida ausgeführten Bilder, welche heute die luxuriösen und kostspieligen Atlanten [zieren]“. 73. Ibid. : („jede einfache schematische Abbildung giebt nur die wesentlichen Verhältnisse der Form wieder, die sie erläutern soll, und lässt alles das unwesentliche Beiwerk bei Seite, das bei ausgeführten exacten Bildern meist mehr stört und verwirrt, als belehrt und erklärt. Je

Arts et Savoirs, 9 | 2018 125

verwickelter die Formverhältnisse sind, desto mehr erleichtern einfache Diagramme deren Verständniss [sic]“. 74. Lorraine Daston et Peter Galison, op. cit., 2007, p. 327 et suivantes. 75. Ibid. 76. Certes une lecture scientifique de ces séries d’illustrations est possible grâce à la fonction explicative des pages de texte, cependant elle reste pratiquement inaccessible. Avec ces pages de texte présentant des concepts spécialisés (et les tableaux de catalogue d’un obscur supplément), le profane a seulement droit à une deuxième structure ornementale similaire aux lexèmes des Énigmes de l’univers plutôt qu’à une ekphrasis abordable. Sur un plan sémiotique, les deux représentations ne se complètent pas et ne closent pas la sémiosis infinie, mais augmentent mutuellement leur potentiel de prolifération sémantique. 77. „Kunstformen der Natur. Du erwartest etwas, das Dein Auge entzückt, Deine Sinne lockt u. anreizt. Mit vorgefaßten Ideen gehst Du an das Werk heran : ‚Das und das muß kommen ! ich kann mir schon denken, was Er bringen wird‘ Welches Staunen, wohl auch Enttäuschung ! Umlernen mußt Du ! Haeckel faßt Dich bei der Hand ! ‚Ich will Dir zeigen, auch im Kleinsten, Unscheinbaren das Vollendete zu suchen, von dem Alles durchdrungen wird.‘“ Frida von Uslar- Gleichen et Ernst Haeckel, Das ungelöste Welträtsel. Briefe und Tagebücher, op. cit., p. 474. 78. Ici l’ésotérisme moderne ne suit pas seulement un « optimisme et un universalisme de la connaissance » général (“Opitimism and Universalism of Knowledge”, voir Kilcher, “Seven Epistemological Theses on Esotericism : Upon the Occasion of the 10th Anniversary of the Amsterdam Chair”, op. cit., p. 145), il offre aussi un point de vue très sceptique, parfois même destructeur, le revers des aspirations méta-épistémiques. 79. Sur la notion d’arcane, voir supra la note 46.

RÉSUMÉS

L’analyse suivante porte sur le style, l’écriture et les stratégies de l’ésotérisme moderne. On y analyse des formes hybrides de la Weltanschauung et la manière dont certains auteurs complètent, évaluent, perfectionnent et défient les méthodes des sciences naturelles. La thèse principale est que l’ésotérisme moderne ouvre la voie pour une « épistémologie alternative » ou une « contre- science » (Parawissenschaft) qui constitueraient à la fois un pôle opposé aux sciences et leur plus proche allié. Ernst Haeckel a été admiré et détesté comme un des principaux représentants d’une telle « contre-science » au XIXe siècle. Il a fondé ses idées d’une morphologie darwinienne et d’un monisme philosophique sur une terminologie proprement « alternative ». Cet article traite de son concept de la « cytopsyché » (Zellseele, l’âme cellulaire) et du discours dans lequel il est formulé. Ces « cellules de l’âme » apparaissent comme les arcanes d’une subtile architecture moniste, mais révèlent aussi une écriture populaire et évocatrice.

This essay is about the styles and strategies of Modern Esotericism. It investigates hybrid forms of Weltanschauung and the way some authors complement, evaluate, enhance and challenge the methods of natural science. Modern Esotericism, I will argue, sets the scene for an “alternative epistemology” or “counter science” that reveals itself both as the Other of the age of Science and as its closest ally. Admired and detested as a major agent of this counter-science (Parawissenschaft) in 19th century Germany, Ernst Haeckel grounded his ideas of Darwinist morphology and philosophical Monism on a terminology that is indeed “alternative”. This essay

Arts et Savoirs, 9 | 2018 126

looks into his concept of the “cytopsyche” (Zellseele) – the “cellular soul” – and it explores the discourse in which the “soul cell” takes shape. These soul cells will appear as the arcana of a subtle monist architecture, but also reveal a most powerful popular style.

INDEX

Mots-clés : ésotérisme moderne, para-science, para-art, monisme, âme cellulaire Keywords : modern esotericism, para-science, para-art, monism, cellular soul

AUTEURS

ROBERT MATTHIAS ERDBEER Westfälische Wilhelms-Universität Münster

Arts et Savoirs, 9 | 2018 127

Le « chaînon manquant » Ernst Haeckel et Wilhelm Bölsche : une esthétique littéraire de la science

Henning Hufnagel

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article a été conçu dans le cadre du programme ANR-DFG « Biolographes » (dir. Gisèle Séginger et Thomas Klinkert). Il est une version française des parties I et II de mon texte „Zauberhafte Lichteffekte. Ästhetik und Wissenschaft bei Haeckel, Bölsche und Heredia“ paru dans Lendemains. Études comparées sur la France, n° 162/163, 2016, 41, p. 64-82 (version en ligne : URL : http://periodicals.narr.de/index.php/Lendemains/ article/view/2937), basée sur le chapitre 7.4 de mon livre Henning Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit. Zum Wissenschaftsbezug in Lyrik, Poetologie und Kritik des Parnasse 1840-1900, Berlin/Boston, de Gruyter, 2017, p. 213-236.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 128

1 Le 17 juin 1874, Gustave Flaubert écrit à Edma Roger des Genettes, une de ses correspondantes préférées, et même si (ou peut-être plutôt parce qu’) il se sent « fatigué et triste », tout « abîmé de douleurs dans tous les endroits de [sa] vieille machine », il trouve l’occasion de lui recommander un livre : « Ce livre est plein de faits et d’idées. C’est une des lectures les plus substantielles que je sache. »1 À peu près quatre semaines plus tard, le 14 juillet, en écrivant de son séjour thérapeutique à Kaltbad, dans les montagnes suisses, mais se plaignant de s’ennuyer « à crever », il recommande le même livre à la même Edma une deuxième fois. Visiblement, Flaubert a oublié qu’il lui en a déjà parlé car, dans le contexte, il emploie pratiquement les mêmes formules – à l’exception de son jugement sur le livre qui, s’il est toujours positif, voire enthousiaste, est couché dans des termes complètement différents. Flaubert écrit : « J’ai lu un livre qui fait joliment rêver. »2

2 D’une part « la lecture substantielle », les « faits », d’autre part le « rêve » ; d’une part l’information sûre, d’autre part la mise en marche de l’imagination. « Faits » et « rêves » ne se contredisent pas forcément, car si Flaubert change de termes dans ses lettres, il change aussi de perspective : la première fois, c’est celle de la réception, du savoir acquis par la lecture ; la deuxième fois, c’est celle de la production, de ce que la lecture a, pour ainsi dire, déclenché dans l’écrivain. Quel est donc ce livre si intéressant, si suggestif qu’il fait rêver Flaubert ? Il s’agit d’un fameux livre d’Ernst Haeckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte. Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Entwickelungslehre de 1868, traduit en français en 1874 sous le titre Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles3. Les deux pôles de la lecture de Flaubert, « faits » et « rêves », me semblent très bien caractériser les écrits de Haeckel : d’une part, ils se présentent comme une exposition rigoureuse de faits rigoureusement scientifiques, d’autre part, ils sont très suggestifs, pratiquent et invitent à la spéculation, jusqu’à déployer les grandes ailes philosophiques d’une « Weltanschauung », du « monisme » aux accents religieux. Le véhicule argumentatif préféré de cette « Weltanschauung » est l’évidence visuelle : Haeckel, qui était lui- même un aquarelliste doué, parsème systématiquement ses œuvres d’illustrations jusqu’à produire des œuvres où les images tiennent la place principale, tels que ses fameuses Kunstformen der Natur.

3 Ce côté visuel et esthétique a fait « rêver » beaucoup d’écrivains et surtout d’artistes. Haeckel, par contre, ne s’est que peu intéressé aux arts en tant que tels et encore moins à la littérature. Dans le premier temps de ma contribution, je vise à exposer le rôle joué par l’esthétique dans l’œuvre de Haeckel, et j’aborde aussi la question de savoir pourquoi Haeckel ne développe pas une esthétique littéraire explicite au sein de son

Arts et Savoirs, 9 | 2018 129

« monisme ». Dans un deuxième temps, je propose une lecture de l’étude-manifeste Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie, « Les fondements scientifiques de la poésie » de Wilhelm Bölsche, grand ami, adepte et divulgateur de Haeckel. Je me demande si le programme que Bölsche esquisse ne pouvait pas passer pour le « chaînon manquant », pour ainsi dire, entre la « Weltanschauung » de Haeckel et la littérature : ce programme fait fonction, en effet, de l’esthétique littéraire haeckelienne « manquante ».

Haeckel et l’esthétique

4 Jusqu’au XIXe siècle, la nature a été perçue comme « cosmos », comme un tout, un ensemble homogène et ordonné de manière raisonnable, centré sur l’homme. Cette idée bien ancrée dans le christianisme se retrouve aussi dans la poétique du romantisme français4. Au XIXe siècle, cette idée est mise sous pression au moins de deux cotés : de celui du développement des sciences empiriques qui fournissent une grande quantité de savoir spécialisé ; et de celui de la théorie de l’évolution darwinienne qui substitue l’œuvre du hasard à toute téléologie. Ironiquement, c’est par la théorie de l’évolution que des chercheurs et des philosophes ont essayé de restituer l’unité perdue de la nature. Ernst Haeckel a fait de cette restitution son but explicite, dès sa Generelle Morphologie der Organismen de 1866, en formulant une nouvelle philosophie de la nature qui serait un tout sous le titre de « monisme »5.

5 En privilégiant la perspective du tout à celle du particulier, Haeckel confie un rôle central à l’esthétique : en prônant un regard global, holistique sur les phénomènes en tant que tels, l’esthétique est la perspective qui contemple la nature comme un tout organisé, la perspective du sujet qui trouve un « sens » dans ce qu’il voit6. De cette manière, la nature se révèle pour Haeckel comme un ensemble de symétries immédiatement évident7. De même la théorie de l’évolution : pour Haeckel, ce n’est pas une théorie abstraite ; mais il s’agit, d’après Olaf Breidbach, d’une réalité directement et immédiatement lisible dans les structures des organismes8 ; la „Naturanschauung“, la contemplation de la nature, est, au fond, identique à la „Naturerkenntnis“, la connaissance de la nature9. Vu que l’esthétique est la voie pour produire l’évidence visuelle immédiate – dont l’aspect visuel se trouve encore dans le mot allemand „Weltanschauung“ –, l’esthétique a donc la fonction d’attester la vérité de la philosophie de Haeckel.

6 Une conséquence de la contemplation de la nature en tant que « sphère organisée de manière ordonnée, esthétique »10 est une restitution subreptice du principe de téléologie avec l’homme, au bout du compte, comme telos de l’évolution11. En témoigne une substitution terminologique révélatrice chez Haeckel : là où Darwin parle de « sélection », Haeckel parle de „Entwicklung“, de « développement »12. En témoigne aussi le „biogenetisches Grundgesetz“, la « loi fondamentale biogénétique » de Haeckel selon laquelle l’ontogenèse – le développement de l’individu – est une courte et rapide récapitulation de la phylogenèse – le développement de l’espèce13 –. « Nous avons tous été protozoaire, poisson, reptile et singe – dans le ventre maternel », comme Karl Eibl l’écrit en paraphrasant Haeckel14. „Oh, dass wir unsre Ur-ur-ahnen wären./Ein Klümpchen Schleim in einem warmen Moor“15, chantera encore Gottfried Benn, en renversant les perspectives, mais en se référant toujours à la loi fondamentale de Haeckel. Selon Haeckel, les développements phylogénétique et ontogénétique ont une

Arts et Savoirs, 9 | 2018 130

tendance intrinsèque à la complexité, à l’organisation, la variation formelle et la perfection toujours croissantes : le « progrès est une loi naturelle », comme Haeckel le dit déjà en 186316. La loi fondamentale biogénétique est authentifiée aussi par un procédé qui se base sur l’esthétique : il se base sur l’évidence visuelle des images d’embryons17.

7 Si l’individu répète, dans son développement, l’évolution de son espèce, la loi fondamentale de Haeckel fournit un argument scientifique pour penser l’unité de l’individu et de la nature18. Cette unité comprend toutes les sphères, y compris celle de l’esthétique : l’homme n’est pas le seul à connaître l’art. Selon Haeckel, la nature est aussi douée d’un „Kunsttrieb“, d’une tendance à l’art et au beau ; la nature est artiste. Haeckel va même plus loin : l’homme sait être artistiquement créatif seulement parce qu’il fait partie de la nature ; il reconnaît ce qui est beau intuitivement parce qu’il est une créature de la nature19. C’est pourquoi Haeckel recommande aux artistes l’imitation de la nature, l’imitation de ses formes si richement variées : nature et artéfact coïncident20, ce qui est bien visible dans les décorations de la Villa Haeckel à Jena. Mais pas seulement là ; Haeckel a trouvé bien des fidèles parmi les artistes. Leurs travaux impressionnent quelquefois le très grand public, comme tout particulièrement le portail de l’Exposition universelle de 1900. Il reprend la forme d’un radiolaire, organisme préféré de Haeckel – un radiolaire du type Clathrocanium reginae, comme l’architecte, René Binet, l’a reconnu21. Haeckel, lui-même, a visité l’exposition à Paris, très content d’y entrer à travers un écho de son propre travail scientifique22.

8 Haeckel a bien voulu inspirer et guider les artistes. Les écrivains, par contre, n’ont guère trouvé son attention. Haeckel ne s’intéresse pas à la littérature en tant que telle, et surtout pas à la littérature contemporaine ; si l’esthétique prend une place centrale dans le monisme, Haeckel n’a jamais développé une esthétique littéraire explicite23. Quand Haeckel parle de poésie, il pense généralement à l’ancienne poésie mythologique et cosmogonique, et elle ne l’intéresse qu’en tant qu’elle se propose d’expliquer le monde – explication qu’il rejette aussitôt à cause de „des Mangels eingehender Naturbetrachtung“24, c’est-à-dire parce qu’elle manquerait de connaissance « sérieuse » de la nature. De cette manière, il s’est souvent moqué des poètes et des écrivains qui ne raconteraient que des fables idylliques ou, encore pire, qui propageraient des idées fausses25. Seulement Goethe semble échapper à ce jugement, mais, aux yeux de Haeckel, Goethe est au moins autant naturaliste qu’il est poète. En tant que naturaliste, Goethe figure même sur la première page de la Natürliche Schöpfungsgeschichte, à côté de Darwin et de Lamarck et au même rang qu’eux : si le sous-titre de l’œuvre annonce d’abord des „Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Entwickelungslehre im Allgemeinen“ (« des conférences scientifiques à la portée de tous sur la théorie de la descendance en général »), il spécifie ensuite que le livre traitera de „diejenige von Darwin, Goethe und Lamarck im Besonderen“ (« la théorie de Darwin, Goethe et Lamarck en particulier »)26. Haeckel se réfère donc aux idées naturalistes de Goethe – versifiées ou non. Quand il cite d’autres de ses vers, il estime surtout leur qualité gnomique. Par exemple, il fait précéder l’édition originale de sa Natürliche Schöpfungsgeschichte d’une strophe du poème „Das Göttliche“ (« Le Divin »), un des poèmes-manifestes du classicisme weimarien27 – il ne faut pas oublier que Goethe est l’autorité universelle de l’âge bourgeois allemand.

9 Le désintérêt de Haeckel pour la littérature est l’envers de son orientation visuelle. Si, comme le monisme haeckelien l’enseigne, la contemplation de la nature dans ses belles

Arts et Savoirs, 9 | 2018 131

symétries ouvre une voie pour comprendre immédiatement les lois naturelles (de l’évolution), le beau et le vrai sont intimement liés, voire coïncident. Cela implique un double défaut de la littérature : primo, un des éléments centraux qui caractérisent la littérature est l’imagination, au sens moderne du terme, la fiction : le roman, genre dominant du XIXe siècle, raconte des histoires fictives. Et le fait que les romans réalistes et naturalistes cherchent à camoufler leur caractère fictionnel en ayant recours aux sciences ne semble que souligner l’importance de cet élément caractéristique. Mais Haeckel ne sait que faire de la fiction, si le beau est déjà lié au vrai. Secundo, si la contemplation de la nature me la fait connaître directement, pourquoi ferais-je un détour par le règne discursif de la parole ? Du point de vue de Haeckel, la littérature ne peut donc m’enseigner rien de plus que la contemplation, mais peut-être du faux, et de toute façon elle le fait de manière incommode.

10 Mais chaque regard révèle-t-il les secrets de la nature ? Tout le monde n’est pas expert. C’est dans l’éducation du regard que la littérature pourrait trouver un rôle pour Haeckel ; et c’est en fait le type de littérature que Wilhelm Bölsche a écrit.

Les « Fondements scientifiques de la poésie » de Wilhelm Bölsche

11 Aujourd’hui, on connaît encore Wilhelm Bölsche (1861-1939) pour ses nombreuses œuvres de vulgarisation des sciences, œuvres qui couvrent une vaste gamme de sujets : de la zoologie en passant par l’anthropologie à la géologie et la paléontologie, tout en y ajoutant des biographies d’Alexander von Humboldt, Goethe, Novalis, Darwin et Haeckel. Cette liste fait déjà entrevoir qu’il se situe dans la proximité du monisme haeckelien. Nombre de ses volumes ont été publiés dans la collection au titre significatif „Kosmos“ et ont atteint des tirages astronomiques28. Mais à ses débuts, Bölsche cherchait à s’établir comme romancier. Et outre trois romans, en 1887, Bölsche a publié un essai de poétologie qui passe pour l’un des écrits théoriques fondamentaux du naturalisme allemand : Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie.

12 Ce livre sur les « fondements scientifiques de la poésie » se présente comme un étrange hybride : articulé en sept chapitres, il se propose de développer une « esthétique réaliste », c’est-à-dire conforme aux tendances de son temps, donc basée sur les connaissances scientifiques : J’appelle cette esthétique réaliste, parce que, conforme à notre manière de penser actuelle, elle est censée partir non du point de vue métaphysique, mais du point de vue réel, caractérisé par la recherche sans préjugés.29

13 Mais cette esthétique ne se base pas seulement sur les sciences. Elle est censée être elle- même scientifique. Selon Bölsche, les sept chapitres de son livre sont des « études scientifiques »30. En même temps, le livre ne dément pas son caractère de manifeste et de programme31.

14 Bölsche utilise le terme « poésie » dans un sens large, d’une manière très allemande, pour toute la littérature. Mais s’il parle du „Dichter“, du « poète », il vise presque exclusivement l’auteur de romans. Et il voit clairement le roman à l’avant-garde du développement ; la poésie lyrique, comme, du reste, aussi le drame, lui paraissent plutôt aptes à tempérer par leur caractère plus sentimental les côtés plus avant- gardistes et par là choquants du roman « réaliste »32.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 132

15 Le premier chapitre expose les idées centrales de Bölsche sur la „versöhnende Tendenz des Realismus“, sur un « réalisme qui réconcilie » les prétentions traditionnelles de la poésie à un savoir moral avec les nouveaux savoirs scientifiques. Bölsche déclare ne rien vouloir changer au statut traditionnel de la poésie (ni de la religion)33. Il ne parle donc pas de substituer la science à l’art. Mais il exige de la littérature qu’elle prenne connaissance des nouveaux savoirs, qu’elle utilise le „Schatz sicherer Erkenntnisse“, le « trésor de connaissances sûres »34, pour créer des fictions qui ne pèchent pas contre les lois de la probabilité, tout en restant des créations du génie, donc plus qu’une reproduction de faits réels35. Il cite Goethe et Alexander von Humboldt comme bons exemples, révélant surtout par la dernière référence une convergence avec Haeckel.36 Généralement, Bölsche déplore un manque de sources d’information pour les écrivains – un manque d’œuvres de vulgarisation : Ce qui manque tout d’abord et complètement, ce sont de bons livres qui puissent fournir au poète une vue d’ensemble exhaustive de ce qu’il lui faut savoir du vaste domaine de la recherche scientifique sur l’homme.37

16 Cette phrase pourrait sembler une anticipation ironique, car la vulgarisation des sciences est exactement le genre dans lequel Bölsche excellera plus tard et où il aura ses plus grands succès.

17 Bölsche donne à la suite de ce chapitre introductif une série de chapitres sur „einzelne Probleme, an denen der Naturforscher und der Dichter gleich grossen Antheil nehmen“ 38, des « problèmes particuliers qui concernent le chercheur scientifique et le poète de la même manière » : le libre arbitre, l’immortalité de l’âme, l’amour, le rôle de l’idéal et celui de Darwin dans la poésie. On pourrait penser qu’il veut articuler des problèmes dont le traitement est le domaine du poète au même titre que du chercheur, où leur compétence est équivalente, un peu à la manière de Zola, qui, dans son Roman expérimental, voit les romanciers quelquefois même « précéder la science »39. Mais non, chez Bölsche, l’écrivain suit le chercheur qui va de l’avant ; et cette relation ne change pas40. Cela devient particulièrement évident dans la manière dont Bölsche présente l’écrivain en faisant une expérience, une expérience au sens clairement métaphorique. Si chez Zola, le romancier est aussi l’expérimentateur et génère du savoir nouveau, chez Bölsche, l’écrivain n’est que le « Docent » qui „bei einem Experimente sehr wohl die Aufmerksamkeit der Zuschauer auf eine bestimmte Seite desselben lenken kann“41, donc un pédagogue qui répète une expérience devant un public avide de savoir et qui par sa démonstration peut souligner certains aspects, mais qui ne peut pas ajouter du nouveau aux faits déjà établis.

18 Du reste, Bölsche se réfère plusieurs fois à Zola, et le plus souvent de manière positive, voire affirmative, même si, pour Bölsche, les romans de Zola sont plutôt des promesses que des réalisations du programme esthétique envisagé42. Mais d’un autre côté, Bölsche est critique vis-à-vis de Zola. On a même écrit que Bölsche vise à le corriger43. Or, la comparaison des Grundlagen de Bölsche avec le Roman expérimental de Zola laisse voir de manière exemplaire que Bölsche développe une esthétique littéraire haeckelienne44. Ce que Bölsche critique le plus sévèrement chez Zola, c’est ce qu’il appelle son „Neigung für das Pathologische“45, son « penchant » pour la pathologie. Selon Bölsche, il est fallacieux de se concentrer sur les cas pathologiques, parce qu’ils ne sont que des cas individuels. En revanche, Bölsche fixe l’attention de la poésie sur l’état normal, sur la santé : Cette partialité [à savoir la focalisation de son attention sur la pathologie] reste donc une erreur. La maladie ne peut pas exiger de prendre la place de la santé. Les

Arts et Savoirs, 9 | 2018 133

expériences continuelles que l’on fait avec les pathologies, donc avec ce qui est exclusivement individuel, ce qui est donc une exception de l’état général normal, dépouille la poésie de son caractère essentiel et induit le lecteur en des erreurs de toutes sortes qui, ensuite, retombent sur tout le réalisme.46

19 Et si tous les deux, Zola et Bölsche, réagissent au reproche que leur littérature ne serait qu’une reproduction du réel, qu’une « photographie », comme l’écrit Zola47, Bölsche répond : Qu’on ne me parle pas du devoir de la poésie réaliste de se libérer de toute tendance. Sa tendance est dirigée vers ce qui est normal, naturel, consciemment régulier.48

20 Ces perspectives différentes sont dues aux modèles scientifiques très différents qui sont à la base de leurs esthétiques littéraires. Zola prend pour modèle, comme on le sait, la médicine expérimentale de Claude Bernard. Cette discipline cherche à établir les lois du fonctionnement du corps à partir des états pathologiques qui troublent ce fonctionnement. Bölsche, par contre, se base sur la zoologie et sur la théorie de l’évolution – la zoologie qui cherche à décrire des individus en tant que représentants d’une espèce, d’un type, donc d’un « cas normal » ; et la théorie de l’évolution qui focalise le développement de ces types.

21 Même si dans le livre de Bölsche, on cherche en vain le nom de Haeckel, Haeckel imprègne le livre tout entier. En témoigne, par exemple, la place centrale accordée dans le livre à la « loi fondamentale biogénétique » qui se trouve explicitée en détail49. Elle est au centre du chapitre quatre, „Liebe“, « Amour », qui est le pivot de la construction de Bölsche : contre les « idéalistes », Bölsche y valorise les aspects sexuels et procréatifs de l’amour. Or, la procréation est à la base de l’évolution, puisqu’elle la met en marche50.

22 La discussion de la loi fondamentale suit directement le passage où Bölsche reprend la déclinaison téléologique haeckelienne de la théorie de l’évolution qui constate la complexité et la perfection toujours croissantes des organismes51. Bölsche traduit cette déclinaison dans l’idée d’harmonie qui, à son tour, est liée à l’idée du normal et du beau52. De cette manière, la grande tendance de la nature devient l’harmonie : Comme le fond entier de la grande vague de la vie reste obscur vis-à-vis de nos essais de compréhension, la tendance idéale vers l’harmonie, vers un état d’équilibre et de tranquillité, vers le bonheur et la normalité dans l’existence reste le seul fil rouge que nous pouvons suivre à travers tout le système du monde. C’est la seule idée conductrice qui se révèle de manière plus ou moins claire dans le chaos immense des événements, ce qui nous permet de dire qu’elle incarne une fin, un point final.53

23 Et la tendance de la poésie doit être de refléter cette tendance de la nature. Chez Bölsche aussi, l’art et la nature sont homologues, sinon identiques : Je me tiens tout-à-fait au point de vue du chercheur scientifique. Mais si de ce point de vue, il se révèle un tel principe [de l’harmonie] pour le monde visible entier, le poète réaliste a aussi le droit de s’en emparer et de le faire apparaître dans ses œuvres comme « tendance ». Tendance à l’harmonie, à la santé, au bonheur : – – – que voulez-vous de plus de l’art ?54

24 On pourrait conclure que sur le point de l’harmonie, Bölsche s’écarte de Haeckel qui s’était moqué des fables idylliques des poètes, en critiquant leur conception d’une nature harmonieuse qui ne connaît pas la « lutte pour la vie ». Mais pour Haeckel, cette lutte sert un but plus élevé et perd donc, jusqu’à un certain degré, sa cruauté, car elle met en œuvre le perfectionnement des êtres. Ce perfectionnement est aussi un

Arts et Savoirs, 9 | 2018 134

perfectionnement esthétique55 : la lutte pour la survie mène à la beauté, c’est-à-dire à une harmonie spécifique. Bölsche se trouve donc en parfait accord avec l’esthétique haeckelienne, car pour se défendre tout de suite face à de possibles reproches disant qu’il voudrait prôner une littérature kitsch, il ajoute : „Der realistische Dichter soll das Leben schildern, wie es ist. Im Leben waltet die Tendenz zum Glück, zur Gesundheit als Wunsche, nicht als absolute Erfüllung“56. Et en se démarquant encore une fois de Zola, il revendique de nouveau une littérature de l’harmonie, c’est-à-dire d’une « bonne évolution »57 : Cette école du réalisme qui a suscité tant de remous de nos jours a cherché, avec des efforts persévérants, à nous faire connaître, par une longue série de tableaux psychologiques, la triste faillite du bonheur humain à la suite de la dégénération pathologique. Je m’attends à une nouvelle littérature qui nous montre avec la même perspicacité le contraire, la victoire du bonheur à la suite d’une santé de génération en génération transmise et croissante.58

25 Qu’un tel programme poétique soit apte à féconder la créativité littéraire, sans parler de la créativité moderne, cela peut paraître douteux59. Après son essai poétologique, Bölsche n’a encore écrit encore qu’un seul roman. Dans les années 1890, ses activités littéraires s’orientent plutôt vers des buts plus généralement pédagogiques, visant particulièrement la classe ouvrière. Dans ce sens, Bölsche anime un cercle d’écrivains dans la périphérie de Berlin, le „Friedrichshagener Dichterkreis“, avec Bruno Wille, le fondateur du théâtre „Freie Volksbühne“60. Même si Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie a été beaucoup discuté dans les revues littéraires d’« avant-garde » dans les mois après sa publication61, on ne saurait comparer l’influence de Bölsche sur les écrivains contemporains avec l’influence qu’il a eu sur le genre des livres de vulgarisation – pendant des décennies, jusque dans les années 195062. En effet, le programme de son essai est fertile pour des livres de vulgarisation en tant que livres de „Weltanschauung“, des livres qui présentent une éducation du regard : qui montrent un individu, un sujet, aidé par des savoirs scientifiques aux prises avec une nature perçue comme un tout, organisé esthétiquement – des livres comme ceux que Bölsche a écrits à partir du tournant du siècle : Das Liebesleben in der Natur (1898), Von Sonnen und Sonnenstäubchen. Kosmische Wanderungen (1903), etc.… 63 En suivant le programme esquissé dans Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie, ils prônent l’évolution selon Haeckel, opérant comme un complément littéraire à son argumentation visuelle. De cette manière, cette étude-manifeste fait fonction de l’esthétique littéraire que Haeckel lui-même n’a pas écrite.

NOTES

1. Gustave Flaubert, Correspondance, t. IV, éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, 1998, p. 813-814. 2. Ibid., p. 834 et 835. 3. Flaubert se tient donc au courant de l’actualité libraire : il lit un livre à peine sorti des presses. 4. Voir la synthèse très concise de cette situation poétologique Marc Föcking, „Contre la pôhësie. Destruktion und Rekonstruktion des Poetischen in Flauberts ungeschriebener Lyrik“, in Klaus W.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 135

Hempfer (éd.), Sprachen der Lyrik. Von der Antike bis zur digitalen Poesie, Stuttgart, Steiner 2008, p. 399-428, ici p. 401-402. Voir aussi Andreas Kablitz, Alphonse de Lamartines Méditations poétiques : Untersuchungen zur Bedeutungskonstitution im Widerstreit von Lesererwartung und Textstruktur, Stuttgart, Steiner, 1985, p. 83-93 et Franz Penzenstadler, Romantische Lyrik und klassizistische Tradition : Ode und Elegie in der französischen Romantik, Stuttgart, Steiner, 2000, p. 88-123. 5. Voir Bernhard Kleeberg, „Evolutionäre Ästhetik. Naturanschauung und Naturerkenntnis im Monismus Ernst Haeckels“, in Renate Lachman/Stefan Rieger (éd.), Text und Wissen. Technologische und anthropologische Aspekte, Tübingen, Narr, 2003, p. 153-179, ici p. 157. Voir aussi Bernhard Kleeberg, Theophysis : Ernst Haeckels Philosophie des Naturganzen, Köln/Weimar/Wien, Böhlau, 2005, surtout ch. VII, p. 209-238. 6. Voir Bernhard Kleeberg, „Evolutionäre Ästhetik“, op. cit., p. 160. Sur l’esthétique de Haeckel, voir aussi Christoph Kockerbeck, Die Schönheit des Lebendigen. Ästhetische Naturwahrnehmung im 19. Jahrhundert, Köln/Weimar/Wien, Böhlau, 1997, surtout p. 79-101. 7. Voir Olaf Breidbach, „Bemerkungen zu Wilhelm Bölsches Bedeutung für die Popularisierung der Naturwissenschaften“, in Gerd-Hermann Susen/Edith Wack (éd.), „Was wir im Verstande ausjäten, kommt im Träume wieder“. Wilhelm Bölsche 1861-1939, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2012, p. 225-246, ici p. 228. 8. Voir Olaf Breidbach, „Bemerkungen“, op. cit., p. 228. 9. Voir aussi Olaf Breidbach, Ernst Haeckel. Bildwelten der Natur, München/Berlin, Prestel, 2006, p. 21-24. 10. Peter Sprengel, „Vom ‚Ursprung der Arten‘ zum ‚Liebesleben in der Natur‘. Metaphysischer Darwinismus in der Literatur des frühen 20. Jahrhunderts“, in Werner Frick/Norbert Elsner (éd.), „Scientia Poetica“. Literatur und Naturwissenschaft, Göttingen, Wallstein, 2004, p. 293-315, ici p. 297 : „sinnvoll, ja ästhetisch organisierte Sphäre“. 11. Voir Kleeberg, „Evolutionäre Ästhetik“, op. cit., p. 164, Sprengel, „Vom ‚Ursprung der Arten‘“, p. 298, et Karl Eibl, „Darwin, Haeckel, Nietzsche. Der idealistisch gefilterte Darwin in der deutschen Dichtung und Poetologie des 19. Jahrhunderts. Mit einer Hypothese zum biologischen Ursprung der Kunst“, in Helmut Henne/Christine Kaiser (éd.), Fritz Mauthner – Sprache, Literatur, Kritik. Festakt und Symposion zu seinem 150. Geburtstag, Tübingen, Niemeyer, 2000, p. 87-108, ici p. 90. 12. Déjà Kurt Bayertz a souligné que cette substitution est au cœur du monisme haeckelien (voir Kurt Bayertz, „Die Deszendenz des Schönen: Darwinisierende Ästhetik im Ausgang des 19. Jahrhunderts“, in Klaus Bohnen (éd.), Fin de Siècle. Zu Naturwissenschaft und Literatur der Jahrhundertwende im deutsch-skandinavischen Kontext, München, Fink, 1984, p. 88-110, ici p. 92). 13. Voir Ernst Haeckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte, Berlin/Leipzig, de Gruyter, 121920, p. 7-8 ; id., Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, Paris, Reinwald, 1874, t. I, p. 672. 14. Eibl, „Darwin, Haeckel, Nietzsche“, op. cit., p. 93 : „Wir alle waren einmal Einzeller, Fisch, Reptil, behaarter Affe, im Mutterleib nämlich.“ 15. Gottfried Benn, „Gesänge“ (1913), in id., Gedichte in der Fassung der Erstdrucke, éd. Bruno Hillebrand, Frankfurt a. M., Fischer, 1982, p. 47. Peter Sprengel a montré que Benn n’est pas le premier à utiliser ce motif en sens haeckelien. Sprengel cite aussi Marie Eugenie delle Grazie und Gerhard Hauptmann (voir Peter Sprengel, “Fantasies of the Origin and Dreams of Breeding”, Monatshefte n° 4, 2010, 102, p. 458-478, ici p. 464). 16. Ernst Haeckel, „Über die Entwicklungstheorie Darwins“ (1863), in Uwe Hoßfeldt (éd.), Absolute Ernst Haeckel, Freiburg, orange press, 2010, p. 24-43, ici p. 41 : „dieser Fortschritt ist ein Naturgesetz“. Voir Kleeberg, „Evolutionäre Ästhetik“, op. cit., p. 164-165. 17. Voir à ce sujet et aux controverses liées à ces images, Nick Hopwood, Haeckel’s Embryos: Images, Evolution, and Fraud, Chicago, University of Chicago Press, 2015 et son article dans le présent dossier.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 136

18. Voir Eibl, „Darwin, Haeckel, Nietzsche“, op. cit., p. 94. 19. Voir Kleeberg, „Evolutionäre Ästhetik“, op. cit., p. 166-169. 20. Voir ibid., p. 167. 21. Voir ibid., p. 166. Binet présente les radiolaires comme modèle esthétiques par exemple dans son livre Esquisses décoratives de 1902 (cf. Kurt Bayertz,“Biology and Beauty: Science and Aesthetics in fin-de-siècle Germany“, in Mikuláš Teich/Roy Porter (éd.), Fin de siècle and Its Legacy, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 278-295, ici p. 279). Voir à propos de l’influence de Haeckel sur les artistes également Christoph Kockerbeck, Ernst Haeckels „Kunstformen der Natur“ und ihr Einfluß auf die deutsche bildende Kunst der Jahrhundertwende. Studie zum Verhältnis von Kunst und Naturwissenschaften im Wilhelminischen Zeitalter, Frankfurt a.M., Lang, 1986. 22. Voir Uwe Hoßfeldt (éd.), Absolute Ernst Haeckel, Freiburg, orange press, 2010, p. 139. 23. Si l’on pense que Haeckel a écrit sur quantité de sujets – et a même promu, dans un petit texte, Bismarck, en tant qu’homme politique, au docteur phylogeniae honoris causa (Ernst Haeckel, Fürst Bismarck in Jena, Jena 1892, cf. Uwe Hoßfeldt (éd.), Absolute Ernst Haeckel, op. cit., p. 128 et 220) –, on peut aisément s’imaginer un essai hypothétique intitulé, par exemple, „Die schöne Literatur im Lichte der Entwickelungslehre“. – Il est clair que par cela, je ne veux pas du tout nier le fait que l’on peut reconstruire une poétique implicite des textes de Haeckel. Mais je tiens à souligner que Haeckel n’a pas prévu de rôle explicite et encore moins de forme caractéristique pour la littérature au sein de son « Weltanschauung ». Reste à ajouter que les textes de Haeckel, même ceux de vulgarisation, ne semblaient à ses contemporains que peu littéraires ; ils étaient, à cause de sa nomenclature élaborée, très souvent parsemée de néologismes, plutôt perçus comme étant extrêmement (et lourdement) scientifiques. Andreas Daum conclut : „Haeckels Hauptwerke, die man als populärwissenschaftlich zu bezeichnen gewohnt ist, entsprachen kaum dem Ideal populärer Sprache. Umgangssprachliche Wendungen, rhetorische Mittel und literarische Textformen nutzt der Jenaer Ordinarius nicht“ (Andreas Daum, Wissenschaftspopularisierung im 19. Jahrhundert. Bürgerliche Kultur, naturwissenschaftliche Bildung und die deutsche Öffentlichkeit 1848-1914, München, Oldenbourg, 22002, p. 307). 24. Haeckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte, op. cit., p. 23. 25. Voir ibid., p. 8 ; 13-14 ; 23 ; id., Histoire de la création, p. 15. Voir Nicolas Wanlin, « La poétique évolutionniste, de Darwin et Haeckel à Sully Prudhomme et René Ghil », Romantisme n° 4, 2011, 154, p. 91-104, ici p. 96 et Stéphane Michaud, „Die dichterische Phantasie vom Naturalismus bis zur Psychoanalyse“, in Monika Schmitz-Emans (éd.), Literature and Science – Literatur und Wissenschaft, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2008, p. 127-138, ici p. 132. 26. Ernst Haeckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte, Berlin, Reimer, 1868, p. I. 27. Voir ibid., p. II. Ce poème s’ouvre sur les vers célèbres „Edel sei der Mensch, / Hilfreich und gut“ (« L’Homme soit noble, secourable et bon »). 28. Voir Breidbach, „Bemerkungen“, op. cit., p. 226. Pour une bibliographie des écrits de Bölsche voir Wilhelm Bölsche, Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie. Prolegomena einer realistischen Ästhetik (1887), éd. Johannes J. Braakenburg, München, DTV, 1976, p. 105-161. Sur Bölsche et le monisme voir Jürgen Joachimsthaler, „Ästhetik im Zeitalter der naturwissenschaftlichen Dominanz: Wilhelm Bölsche und der ‚Monismus‘“, in Gerd-Hermann Susen/Edith Wack (éd.), „Was wir im Verstande ausjäten, kommt im Träume wieder“. Wilhelm Bölsche 1861-1939, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2012, p. 395-421. 29. Bölsche, Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie, op. cit., p. 1. „Realistisch nenne ich diese Aesthetik, weil sie unserm gegenwärtigen Denken entsprechend nicht vom metaphysischen Standpuncte, sondern vom realen, durch vorutheilsfreie Forschung bezeichneten ausgehen soll.“ Sauf mention contraire, toutes les citations ont été traduites par moi-même. 30. Ibid., p. 1: „Die nachfolgenden wissenschaftlichen Studien behandeln […] das, was nach meiner Ueberzeugung im ersten Buche jeder neuen, unserm modernen Streben gerecht werdenden Aesthetik seine Stelle finden müsste.“

Arts et Savoirs, 9 | 2018 137

31. Voir surtout le chapitre final, „Eine Schlussbetrachtung“, spécialement les formules p. 62. 32. Ibid., p. 65 : Lyrik und Darma, die „immer mehr zum Herzen sprechen“, werden den „harten Tritt des Romanes“ abmildern, „wenn sie erst einmal zur Stelle sind“. 33. Ibid., p. 5. 34. Ibid., p. 5. Et il continue : „Eine Anpassung an die neuen Resultate der Forschung ist durchweg das Einfachste, was man verlangen kann. Der gesunde Realismus ermöglicht diese Anpassung. Indem er einerseits die hohen Güter der Poesie wahrt, ersetzt er andererseits die veralteten Grundanschauungen in geschicktem Umgang durch neue, der exacten Wissenschaft entsprechende. “De cette manière, la littérature serait revitalisée „der Poesie ein frisches Lebensprincip [zugeführt].“ 35. Ibid., p. 11 : „Einen Menschen bauen, der naturgeschichtlich echt ausschaut und doch sich so zum Typischen, zum Allgemeinen, zum Idealen erhebt, dass er im Stande ist, uns zu interessiren aus mehr als einem Gesichtspuncte, – das ist zugleich das Höchste und das Schwerste, was der Genius schaffen kann. Wie so der Mensch Gott wird, ist darin enthalten […] Das Erhebendste dabei ist der Gedanke, dass die Kunst mit der Wissenschaft empor steigt.“ 36. Ibid., p. 6, voir Kleeberg, „Evolutionäre Ästhetik“, op. cit., p. 155. 37. Bölsche, Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie, op. cit., p. 9, „Es mangelt zunächst gänzlich an brauchbaren Büchern, die dem Dichter einen vollkommenen Einblick in das verschaffen könnte, was ihm aus dem ungeheuren Bereiche der wissenschaftlichen Forschung über den Menschen zu wissen Noth thut.“ 38. Ibid., p. 1. 39. Émile Zola, « Le Roman expérimental », in id., Œuvres complètes, vol. 10, éd. Henri Mitterand, Paris, Cercle du livre précieux, 1968, p. 1175-1203, ici p. 1202. 40. Voir Bölsche, Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie, op. cit., p. 8 : „Es gilt, neue Prämissen für die weitern Experimente, die wir machen wollen, aufzustellen oder besser, sie uns von der Naturwissenschaft aufstellen zu lassen.“ 41. Ibid., p. 51. 42. Ibid., p. 20 : „Immerhin mag heute schon der grandiose Romancyklus von Zola eine durchdachte Vorahnung für das Kommende darstellen.“ 43. Voir Lothar L. Schneider, „Im Banne des Kunstwollens/An der Traumgrenze. Bölsches Grundlagen als Poetik einer guten Evolution“, in Gerd-Hermann Susen/Edith Wack (éd.), „Was wir im Verstande ausjäten, kommt im Träume wieder“, Wilhelm Bölsche 1861-1939, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2012, p. 69-104, ici p. 73. 44. Voir aussi, pour des comparaisons entre les Grundlagen de Bölsche et le Roman expérimental de Zola, Wolfram Hamacher, Wissenschaft, Literatur und Sinnfindung im 19. Jahrhundert. Studien zu Wilhelm Bölsche, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1993, p. 116-136 et, surtout sur le rôle de l’expérience, Schneider, „Im Banne des Kunstwollens“, op. cit., p. 90-99. Tous les deux ne s’intéressent pourtant pas au rôle de Haeckel dans les Grundlagen, et tous les deux ne réfléchissent pas au fait qu’à la base des différences entre Bölsche et Zola, il y a la différence entre leurs disciplines de référence. Voir, à ce sujet, ci-dessous. 45. Bölsche, Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie, op. cit., p. 46. 46. Ibid., p. 10, „Ein Irrthum bleibt die Einseitigkeit [sich auf die Pathologie zu fixieren] darum doch. Die Krankheit kann nicht verlangen, den Raum der Gesundheit für sich in Anspruch nehmen zu wollen, das unausgesetzte Experimentiren mit dem Pathologischen, also dem ganz ausschliesslich Individuellen, das eine Ausnahme vom normalen Allgemeinzustande bildet, nimmt der Poesie ihren eigentlichen Charakter und verführt den Leser zu Irrthümern aller Art, die hinterher den ganzen Realismus treffen.“ 47. Zola, « Le Roman expérimental », op. cit., p. 1180. La réponse de Zola est plus compliquée que celle, quelque peu normative, de Bölsche : « L’idée d’expérience entraîne avec elle l’idée de modification » (ibid.), dit-il et il souligne que le caractère expérimental du roman valorise la

Arts et Savoirs, 9 | 2018 138

« personnalité » de l’écrivain en tant que base des choix du dispositif expérimental. Il ne se demande pas si ce côté subjectif a des conséquences pour la valeur de l’expérience. 48. Bölsche, Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie, op. cit., p. 46. Dans le même passage, Bölsche rejette la focalisation du pathologique par Zola, „Man rede mir nicht davon, die realistische Dichtung müsse sich ganz frei machen von jeder Tendenz. Ihre Tendenz ist die Richtung auf das Normale, das Natürliche, das bewusst Gesetzmässige.“ 49. Voir ibid., p. 37, „Bei allen Verwickelungen des Details geht durch den ganzen Zeugungsprocess ein Athem staunenswerthester Einfachheit, ein Zurückgehen auf die ursprünglichsten Erscheinungen des organischen Lebens. In jenen beiden Keimzellen, der Samen- und der Eizelle, wird der werdende Organismus unter dem Bilde der anfänglichen Einzelzelle, des Urwesens, von dem die ganze Kette abstammt, wieder angelegt, und indem der wachsende Embryo sich aus ihnen formt, durchläuft er noch einmal die wichtigsten Stufen der ganzen Ahnenreihe in traumhaft verschwommenem Fluge. Noch einmal scheint die Natur sich durchzutasten durch die unzähligen Erinnerungen des organischen Stammbaums, über dessen einstigen lebenden Vertretern jetzt bereits der Sedimentschutt vieler Jahrmillionen versteinernd lastet. Endlich wird der Mensch.“ 50. Ce nœud d’idées restera important pour Bölsche: Son chef d’œuvre sera Das Liebesleben in der Natur (11898). 51. Voir Bölsche, Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie, op. cit., p. 34-37. 52. Voir ibid., p. 50. 53. Ibid., p. 49, „Dunkel, wie der ganze Untergrund der grossen Daseinswelle, in der wir leben, für unsere Erkenntniss bleibt, ist die ideale Richtung auf das Harmonische, nach allen Seiten Festgefügte, in seiner Existenz Glückliche und Normale überhaupt die einzige feste Linie, die wir durch das ganze Weltsystem verfolgen können. Es ist die einzige treibende Idee, die aus dem ungeheuren Wirrsal des Geschehens einigermassen deutlich hervortritt, von der wir sagen können: sie verkörpert ein Ziel, einen Endpunct.“ 54. Ibid., p. 50, „Ich wahre durchaus den Standpunct des Naturforschers. Wenn aber ein derartiges Princip sich von diesem aus für die ganze sichtbare Welt ergiebt, so hat auch der realistische Dichter ein Recht, sich seiner zu bemächtigen, es als ‚Tendenz‘ in seinen Dichtungen erscheinen zu lassen. Tendenz zum Harmonischen, Gesunden, Glücklichen: – was will man mehr von der Kunst?“ 55. Voir Kleeberg, „Evolutionäre Ästhetik“, op. cit., p. 164-165 qui cite un passage explicite du livre de Haeckel Über die Entstehung und den Stammbaum des Menschengeschlechts, Berlin, Lüderitz, 1868. Voir aussi Kurt Bayertz, „Die Deszendenz des Schönen“, op. cit., p. 95 à propos du perfectionnement esthétique des espèces. 56. Bölsche, Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie, op. cit., p. 50. En français : « Le poète réaliste doit peindre la vie comme elle est. Dans la vie, la tendance au bonheur, à la santé est à l’œuvre en tant que désir, non pas en tant que réalisation complète. » 57. Je reprends ici la formule bien réussie du titre de Lothar L. Schneider, „Bölsches Grundlagen als Poetik einer guten Evolution“ (voir Schneider, „Im Banne des Kunstwollens“, op. cit., p. 69). 58. Bölsche, Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie, op. cit., p. 51. „Jene Schule des Realismus, die gegenwärtig so viel Staub aufgewirbelt hat, hat uns mit beharrlichem Bemühen in einer langen Reihe von psychologischen Gemälden mit dem traurigen Bankerotte des menschlichen Glücksgefühls in Folge krankhafter Verbildung bekannt zu machen gesucht. Ich erwarte eine neue Literatur, die uns mit derselben Schärfe das Gegenstück, den Sieg des Glückes in Folge wachsender, durch Generationen vererbter Gesundheit […] vorführen soll.“ 59. Lothar Schneider, qui soulève une telle question, note la contradiction entre la rhétorique scientifique et l’esthétique de Bölsche qu’il qualifie de traditionnellement « idéaliste » (voir Schneider, „Im Banne des Kunstwollens“, op. cit., p. 9).

Arts et Savoirs, 9 | 2018 139

60. Voir pour le „Friedrichshagener Dichterkreis“ par exemple Rolf Kauffeldt/Gertrude Cepl- Kaufmann (éd.) Berlin-Friedrichshagen: Literaturhauptstadt um die Jahrhundertwende. Der Friedrichshagener Dichterkreis, München: Boer, 1994. 61. Voir Johannes J. Braakenburg, „Nachwort des Herausgebers“, in Wilhelm Bölsche, Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie. Prolegomena einer realistischen Ästhetik (1887), éd. Johannes J. Braakenburg, München, DTV, 1976, p. 84-98, ici p. 89. 62. Voir Fritz Bolle, „Bölsche, Wilhelm“, in Neue Deutsche Biographie 2 (1955), p. 400, voir aussi Kockerbeck, Die Schönheit des Lebendigen, p. 100. Voir pour les différentes parties de l’oeuvre de Bölsche et ses impacts aussi les contributions dans Gerd-Hermann Susen/Edith Wack (éd.), „Was wir im Verstande ausjäten, kommt im Träume wieder“, Wilhelm Bölsche 1861-1939 , Würzburg, Königshausen und Neumann, 2012. 63. Voir pour la définition de ce type de texte, „Weltanschauungsliteratur“, la contribution fondamentale de Horst Thomé, „Weltanschauungsliteratur. Vorüberlegungen zu Funktion und Texttyp“, in Lutz Danneberg/Friedrich Vollhardt (éd.), Wissen in Literatur im 19. Jahrhundert, Tübingen, Niemeyer, 2002, p. 338-380 et aussi les remarques explicatives dans l’introduction au dossier présent. – Lothar Schneider arrive à une conclusion qui peut paraître semblable – notamment que la poétique des Grundlagen de Bölsche „zwar wenig für die Literatur der Moderne taugt, aber sehr gut für populärwissenschaftliche Prosa zu gebrauchen sein wird“ („Im Banne des Kunstwollens“, op. cit., p. 99) – ; mais il oublie qu’il ne s’agit pas là simplement d’une prose de vulgarisation, mais de „Weltanschauungsliteratur“, donc une prose où la vulgarisation de la science prend une fonction spécifique.

RÉSUMÉS

L’œuvre d’Ernst Haeckel est caractérisée par un côté visuel et esthétique qui a inspiré beaucoup d’écrivains et d’artistes. Haeckel, par contre, ne s’est que peu intéressé aux arts en tant que tels et encore moins à la littérature. Dans le premier temps de ma contribution, j’expose le rôle argumentatif joué par l’esthétique dans l’œuvre de Haeckel, et j’aborde aussi la question de savoir pourquoi Haeckel ne développe pas une esthétique littéraire explicite au sein de son « monisme ». Dans un deuxième temps, je propose une lecture de l’étude-manifeste Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie, « Les fondements scientifiques de la poésie » de Wilhelm Bölsche, divulgateur de Haeckel. Je me demande si le programme que Bölsche esquisse ne pouvait pas passer pour cette esthétique littéraire haeckelienne « manquante ».

The works of Ernst Haeckel are characterised by visual and aesthetic qualities that inspired many writers and artists. Haeckel, on the contrary, was hardly interested in art as such and even less in literature. In the first part of the contribution, I examine the argumentative role of aesthetics in Haeckel’s works and I discuss the question why Haeckel never developed an explicit literary aesthetics within his “monistic” philosophy. In the second part, I present a reading of the essay- manifest Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie (“The scientific foundations of poetry”) by Wilhelm Bölsche, Haeckel’s populariser. I argue that the programme Bölsche develops can be seen as Haeckel’s “missing” literary aesthetics.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 140

INDEX

Keywords : Haeckel (Ernst), Bölsche (Wilhelm), visual aesthetics, literary aesthetics Mots-clés : Haeckel (Ernst), Bölsche (Wilhelm), esthétique visuelle, esthétique littéraire

AUTEUR

HENNING HUFNAGEL Université de Freiburg im Breisgau/Université de Zürich

Arts et Savoirs, 9 | 2018 141

Biologie et poétologie José-Maria de Heredia, Leconte de Lisle et Ernst Haeckel

Henning Hufnagel

AUTHOR'S NOTE

Cet article a été conçu dans le cadre du programme ANR-DFG « Biolographes » (dir. Gisèle Séginger et Thomas Klinkert). Il s’agit d’une version développée de la troisième partie de mon article publié dans la revue en ligne Lendemains. Études comparées sur la France (n° 162/163, 2016, p. 64-82), sous le titre : „Zauberhafte Lichteffekte. Ästhetik und Wissenschaft bei Haeckel, Bölsche und Heredia“. http://periodicals.narr.de/ index.php/Lendemains/article/view/2937. L’article paru dans Lendemains est une version abrégée du chapitre 7.4 de mon livre Wissen und Diskurshoheit. Zum Wissenschaftsbezug in Lyrik, Poetologie und Kritik des Parnasse 1840-1900 (Berlin/Boston, de Gruyter, 2017, p. 213-236). Je reprends de ce livre aussi l’analyse du poème Le Lac (p. 270-290).

Arts et Savoirs, 9 | 2018 142

1 En histoire littéraire, la question des « influences » reste souvent – plus souvent que l’on ne voudrait – sans réponse définitive. On peut chercher à reconstruire la bibliothèque des écrivains, à tracer leurs lectures, à rétablir leurs réseaux sociaux et culturels, et dans de nombreux cas, ces recherches produisent des résultats impressionnants. Mais trop souvent, on arrive au moment où force est de constater, en empruntant la formule célèbre d’Emil Heinrich Du Bois-Reymond : ignoramus, ignorabimus – nous ne savons pas et ne sauront probablement jamais si un tel a vraiment lu et connu tel ou tel texte.

2 Cela vaut pour tout matériau de « source », et cela vaut particulièrement pour le savoir biologique au XIXe siècle, un savoir multiforme, rapidement croissant et souvent controversé, dont les éléments, « les termes et les représentations circulent abondamment entre les disciplines » et les domaines, des sciences aux « lettres » jusqu’à la politique1. Cette circulation est facilitée par le fait qu’en ces décennies-là, la biologie, en tant que discipline universitaire, est toujours en formation et en mouvement. Une telle situation épistémologique multiplie donc les canaux d’influence et d’intertextualité. En plus, ce savoir ne circule pas seulement d’un domaine à l’autre, mais une fois passé au-delà du domaine scientifique, il circule aussi à l’intérieur du domaine littéraire. Les auteurs qui s’intéressent aux sciences de la nature empruntent des éléments non seulement aux ouvrages scientifiques, mais s’inspirent aussi des œuvres d’autres écrivains et de leurs représentations d’éléments biologiques. Entre eux, ils réfléchissent sur les nouveaux savoirs et discutent, de manière plus générale, les modalités d’une littérature qui opère en analogie avec la science – comme, par exemple, Flaubert et Leconte de Lisle2.

3 S’il faut donc constater la multiplicité des influences et se contenter de probabilités, il semble intéressant de modifier la question. Si on peut détecter un certain motif de savoir biologique dans un texte littéraire, il faut encore se demander de quelle manière et avec quel but l’auteur le (ré)utilise : quelle fonction revêt ce motif à l’intérieur de ce texte spécifique ? Et c’est exactement la question que je me suis proposé de poser en examinant deux poèmes de José-Maria de Heredia et de Leconte de Lisle. Je pose cette question à propos de deux motifs assez répandus dans la littérature de l’époque : le monde sous-marin des coraux3 et l’arbre comme symbole d’ordre et de développement ascendant. Or, ces motifs occupent aussi une place centrale dans l’œuvre d’Ernst Haeckel. Haeckel est une figure-clé du savoir biologique au XIXe siècle et de sa diffusion, et c’est pourquoi je confronte les deux poèmes à ses textes. Si je ne vise donc pas à « prouver » une relation de source et de cible (sans laisser complètement de côté cette question dans ma première partie), je montrerai que les deux poèmes témoignent néanmoins de l’impact, direct et indirect, du zoologue.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 143

José-Maria de Heredia et les coraux arabes

4 Dans les Trophées de José-Maria de Heredia, il y a un sonnet sur un récif de corail, qui, par sa thématique, sans fonds historique, fait plutôt exception dans le volume : LE RÉCIF DE CORAIL Le soleil sous la mer, mystérieuse aurore, Éclaire la forêt des coraux abyssins Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins, La bête épanouie et la vivante flore.

Et tout ce que le sel ou l’iode colore, Mousse, algue chevelue, anémones, oursins, Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins, Le fond vermiculé du pâle madrépore.

De sa splendide écaille éteignant les émaux, Un grand poisson navigue à travers les rameaux ; Dans l’ombre transparente indolemment il rôde ;

Et, brusquement, d’un coup de sa nageoire en feu Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu, Courir un frisson d’or, de nacre et d’émeraude.4

5 Les chercheurs ont longtemps estimé que Heredia s’est inspiré, pour ce poème publié pour la première fois en 1882, d’un ouvrage de Darwin, The Structure and Distribution of Coral Reefs (1842). Un exemplaire de la traduction française de 1878 se trouvait dans sa bibliothèque5. Darwin, pourtant, cherche à formuler une théorie sur la formation des récifs de corail, sujet qui ne joue aucun rôle dans le poème. Darwin ne s’intéresse guère à la classification zoologique et à l’apparence des coraux singuliers, qui sont les deux éléments qui forment les deux quatrains du sonnet de Heredia. Dans le second, Heredia thématise la coloration du récif, dans le premier, la position apparemment intermédiaire du corail entre faune et flore, par exemple quand il évoque, avec une construction syntactique raffinée, le corail comme de « La bête épanouie et la vivante flore ». Lorsque Darwin parle occasionnellement du statut de certains coraux, il les situe encore dans le règne végétal : « the Nulliporae undoubtedly belong to one of the lowest classes of the vegetable kingdom »6. De surcroît, Heredia parle des coraux de la Mer Rouge – des coraux « abyssins », avec une expression géographiquement un peu décalée, mais surtout plus précieuse7. Darwin, en revanche, base son livre sur ses observations de récifs des Maldives et des îles Cocos ou Keeling et dans l’océan Indien8. Heredia a donc dû trouver son savoir biologique ailleurs. Mais où ?

6 Or, si les Kunstformen der Natur de 1904 sont probablement le livre d’Ernst Haeckel le plus célèbre sur les animaux marins, c’est pourtant son dernier livre à ce sujet, après plusieurs autres, notamment sur les méduses et les radiolaires – et, à côté d’eux, un livre de vulgarisation sur les coraux de la Mer Rouge justement : Arabische Korallen. Ein Ausflug nach den Korallenbänken des Roten Meeres und ein Blick in das Leben der Korallentiere. Populäre Vorlesung mit wissenschaftlichen Erläuterungen9 de 1876.

7 Provoqué par l’affirmation peu pertinente qui désigne Darwin comme source de Heredia, j’aimerais confronter le texte de Heredia avec celui de Haeckel. On pourrait formuler l’hypothèse selon laquelle Heredia se serait inspiré de ce livre de Haeckel. Mais si, dans ce qui suit, j’explore les résonances possibles entre les deux textes, mon

Arts et Savoirs, 9 | 2018 144

but n’est pas, comme j’ai déjà dit, de « prouver » une influence directe de Haeckel. Je confronte les deux textes l’un avec l’autre pour montrer comment Heredia reprend et re-fonctionnalise des motifs de savoir biologique et comment, de manière étonnante, un savant et un poète, un traité et un sonnet plus ou moins contemporains, se rejoignent ou se différencie. On verra que le poète n’opère pas simplement sous le signe d’une subjectivité esthétisante et que le livre du savant n’est pas une présentation objective de « faits » scientifiques.

8 Il n’est pas surprenant que les deux textes, le poème et le traité, parlent d’animaux marins, de coraux. Comme j’ai déjà laissé entendre, quand ils paraissent, le monde marin est un sujet à la mode dans la littérature, chez Michelet, Jules Verne et bien d’autres auteurs encore10. En effet, depuis les années 1860, toute l’Europe subit la fascination du monde des océans, des profondeurs marines encore largement inexplorées. Cette fascination encourage l’établissement de larges aquariums publics dans toutes les grandes capitales du continent et résulte, peu après, dans l’introduction d’un nouveau « meuble » indispensable à chaque salon bourgeois : un petit « océan sous verre ». En l’Angleterre de l’époque, on parle d’un véritable “aquarium craze”11.

9 Ce qui est surprenant, toutefois, c’est le nombre et la précision apparente des résonances et des correspondances entre les deux textes. Pris isolément, chaque écho ne permet pas d’aboutir à des conclusions. Mais c’est leur ensemble qui suscite des interrogations.

10 Bien que je n’aie pas trouvé de traduction française, le livre allemand était présent à Paris ; il y en a un exemplaire encore aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France12. Le manque d’une traduction n’empêche pas que les contemporains soient bien au courant des recherches de Haeckel sur les coraux, et non seulement les scientifiques, mais aussi les écrivains et les critiques comme Ferdinand Brunetière. En esquissant son propre programme d’une théorie évolutionniste de l’histoire littéraire, Brunetière déclare que, pour cette théorie, les objets de Haeckel en tant qu’objets biologiques n’ont pas d’importance : « Je ne m’intéresse guère aux récifs de corail, et peu de choses en soi me seraient plus indifférentes que les éponges calcaires »13. Dans cette remarque, Brunetière fait allusion non seulement aux recherches de Haeckel sur les coraux, mais même à une deuxième œuvre de Haeckel non traduite en français. À côté de son livre sur les coraux de la Mer Rouge, en 1872, Haeckel avait publié une monographie en trois volumes sur les éponges calcaires14.

11 Vu que Heredia a acheté ou a reçu en cadeau le livre de Darwin sur les récifs de corail, quelqu’un dans son vaste réseau d’amis et de connaissances a pu lui signaler aussi le livre de Haeckel. Heredia était célèbre pour son hospitalité, et à la différence d’autres salons de poètes – comme ceux de Leconte de Lisle ou de Mallarmé, par exemple –, son salon n’était pas exclusivement centré sur les questions de littérature. Il accueillait aussi des historiens, des philologues, des hommes politiques et militaires, des scientifiques et des explorateurs15. Heredia semble avoir eu un penchant particulier pour ces derniers, ces « conquistadors » aux frontières du savoir. L’un d’entre eux était Maurice Maindron, zoologue, attaché au Muséum national d’histoire naturelle, qui dès les années 1870 entreprit de nombreux voyages d’exploration en Afrique et en Asie. Avec Heredia, il partageait aussi une fascination complètement différente : celle pour les armes antiques. Si Heredia écrivait des poèmes sur des épées somptueusement décorées, Maindron se plaisait à ciseler des gardes d’épées pendant son temps libre.16

Arts et Savoirs, 9 | 2018 145

En effet, Maindron était très proche du poète et de sa famille : en 1899, il épousa la fille ainée de Heredia, Hélène.

12 Maindron était spécialiste d’entomologie. Toutefois, ses connaissances et ses intérêts en zoologie dépassaient de loin cette discipline. Et tout au long de sa carrière, il visait particulièrement la vulgarisation des connaissances scientifiques. Il collabora à plusieurs encyclopédies et dictionnaires pour lesquels il écrivit de très nombreux articles, couvrant toute la gamme des sujets biologiques, par exemple dans le deuxième supplément du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle17 ou le Nouveau Larousse illustré18. Si l’on voulait chercher un « relais » entre Heredia et le livre de Haeckel, Maurice Maindron serait le candidat le plus probable.

13 Or, quelles sont les résonances et correspondances que l’on peut relever entre les deux textes ? D’abord, comme j’ai déjà indiqué, Heredia et Haeckel parlent tous les deux des coraux de la Mer Rouge, tandis que la « source » prétendue du sonnet, Darwin, observe des récifs d’une zone géographique complètement différente : l’océan Indien. Et si, contrairement à Heredia, Darwin situe certains coraux dans le règne végétal, comme on a vu plus haut, le livre de Haeckel s’ouvre justement sur une longue discussion à propos de la nature du corail entre plante et animal, pour enfin les situer fermement dans le règne animal, et des expressions comme „Pflanzenthiere“, « plantes-animaux » reviennent tout au long de l’ouvrage19.

14 Il y a encore d’autres mots-clés du sonnet qui sont aussi présents dans le texte de Haeckel. Par exemple, Heredia utilise « cristal » pour « eau » ; Haeckel ne se lasse pas de décrire l’eau qui entoure le récif qu’il a exploré chaque fois qu’il en parle comme „krystallklar“ et „krystallhell“20. On trouve aussi des correspondances dans les éléments de la construction et dans la structuration du poème et du texte de Haeckel ; j’y reviendrai plus tard. Mais c’est surtout une illustration de la main de Haeckel lui- même, la vue d’ensemble d’un récif, et son commentaire qui invitent à être confrontés au sonnet de Heredia.

15 Ce commentaire se divise en trois parties de valeur épistémique différente, car tout le livre se présente comme un hybride : il a une dimension de vulgarisation qui vise le public général, mais aussi une dimension scientifique qui vise les collègues. Le texte principal se présente comme une vulgarisation didactique, puis l’on est renvoyé à des notes désignées explicitement comme scientifiques et enfin les deux côtés se mêlent dans un deuxième type de note, l’explication de l’illustration21. Dans les notes scientifiques, on lit sous le titre de „Farbenpracht der Korallenbänke“ : Der wunderbare und unvergleichliche Farbenglanz der arabischen Korallen-Riffe, den kein Pinsel wiederzugeben vermag, erscheint zu verschiedenen Zeiten sehr verschieden. In seiner vollen Pracht erblickt man ihn um die Mittagszeit bei vollkommen stillem und klarem Wetter, wo die strahlende Mittagssonne ungebrochen durch das krystallhelle Wasser dringt und die stark mit Wasser geschwellten Korallenthiere ihren weichen Körper in voller Ruhe möglichst entfaltet haben. Wenn dagegen die Sonne unter spitzerem Winkel eintritt, wenn das Wasser getrübt oder etwas bewegt ist und wenn in Folge dessen die Korallenthiere sich zusammengezogen und Wasser abgegeben haben, so ist der zauberhafte Lichteffect nicht entfernt so schön.22

16 Observons d’abord que la note scientifique aussi est imprégnée de jugements esthétiques. Mais observons surtout les parallèles entre le passage de Haeckel et le sonnet de Heredia : tous les deux sont centrés sur les couleurs somptueuses du récif de corail ; tous les deux thématisent plus spécifiquement un changement des couleurs, le

Arts et Savoirs, 9 | 2018 146

changement de l’« effet de lumière enchanteur ». J’ai cherché à montrer dans une autre contribution comment Heredia recrée linguistiquement cet effet de lumière, particulièrement grâce au changement rapide des voyelles dans le dernier vers, où le « o » subit plusieurs transformations23.

17 Ce changement est lié, chez les deux auteurs, au contraste entre immobilité et mouvement. Haeckel ne parle pas de la source de ce mouvement ; chez Heredia, elle est l’élément central de la construction du sonnet, généralement caractérisée par une opposition dialectique entre les quatrains et les tercets. Tandis que les deux quatrains décrivent les coraux immobiles, les deux tercets fournissent l’élément de contraste : un grand poisson qui introduit le mouvement dans ce monde quasi-végétal. Par son mouvement, il produit des « effets de lumière enchanteurs », changeants, qui lui sont tout propres.

18 Or, chez Haeckel, des poissons sont au premier plan dans le texte principal du livre auquel la note scientifique se réfère. En effet, ce passage réunit tous les éléments du sonnet et même leur distribution. Dans un premier paragraphe, le texte principal « populaire » décrit les coraux en réfléchissant à leur apparence ambiguë entre faune et flore24 ; dans un deuxième paragraphe, Haeckel parle du „vielgestaltiges Thierleben“25, de la « vie animale multiforme » qui peuple le récif sous la forme de nombreuses espèces de poisson. Il met en évidence avant tout un poisson qui semble changer de couleur selon la manière dont la lumière le touche : Unter ihnen [den Fischen] fällt uns vor Allen der sonderbare Halbmondfisch auf (Platax Ehrenbergii, Taf. III, rechts oben, XII.) Sein platt zusammengedrückter, sichelförmiger Körper, der je nach dem Lichtfalle bald in gelbgrünlichem Bronzeglanz, bald in prachtvollem Blau strahlt, ist oben in eine lange dreieckige gekrümmte Rückenflosse, unten in eine gleich Analflosse ausgezogen.26

19 Il change donc de couleur, tout comme le poisson du sonnet de Heredia, et il faut noter qu’il le fait de la même manière : en passant d’une couleur métallique à une couleur claire : Et, brusquement, d’un coup de sa nageoire en feu Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu, Courir un frisson d’or, de nacre et d’émeraude.

20 L’illustration à laquelle j’ai fait allusion ajoute encore d’autres correspondances27. Elle est d’autant plus importante pour le livre – je dirais même qu’elle est centrale –, parce qu’elle fournit la vue d’ensemble des éléments que Haeckel développe.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 147

Ernst Haeckel, Arabische Korallen

Berlin : Georg Reimer, 1876, Tafel III.

21 Au-dessus des coraux, Haeckel a peint plusieurs poissons de formes et de couleurs très différentes. Tout en haut, un poisson n’est qu’à peine visible ; on dirait que, si le texte de Haeckel paraphrase quasiment le deuxième tercet du sonnet, l’image en illustre le premier : De sa splendide écaille éteignant les émaux, Un grand poisson navigue à travers les rameaux ; Dans l’ombre transparente indolemment il rôde […].

22 Si on compare l’image de Haeckel avec le sonnet de Heredia, le poème apparaît quasiment comme une transformation de l’illustration, traitée à la manière d’un tableau médiéval, représentant souvent – comme on sait – l’une à côté de l’autre, des actions qui se succèdent chronologiquement. Les poissons de Haeckel qui, l’un à côté de l’autre, présentent des couleurs différentes allant de l’ombre presque invisible jusqu’à un éclat aveuglant, sont transformés en un seul poisson chez Heredia, qui présente les mêmes changements de manière chronologique.

23 Si l’on a pu constater les correspondances détaillées entre les deux textes, leur lecture parallèle met aussi clairement en lumière les différences des procédés des deux auteurs, et cela de manière très parlante. Chez Haeckel, la présentation des matériaux scientifiques est soumise à une perspective esthétique, individuelle et personnelle. Elle est liée à l’expérience vécue par un individu, Haeckel qui plonge lui-même dans la mer et témoigne directement de la beauté des coraux : c’est la perspective d’un témoin qui sert à confirmer la vérité du discours28. Heredia, d’une part, vise à des effets de virtuosité artistique ; c’est pourquoi il sélectionne rigoureusement les données possibles. De toutes les couleurs du récif que Haeckel énumère, dans le sonnet, il ne reste que le pourpre – pour mieux contraster avec les couleurs du poisson qui culminent dans un vert émeraude brillant. D’autre part, Heredia imite les procédés scientifiques. Il prend grand soin d’éliminer les traces d’une observation subjective, surtout en refusant tout indice qui pourrait servir à une interprétation allégorique de

Arts et Savoirs, 9 | 2018 148

sa description. Grâce à cette écriture impersonnelle aux accents scientifiques, Heredia cherche à recréer les « effets de lumière enchanteurs » qui ont une valeur intrinsèque, qui peuvent donc rester des effets de lumière, sans avoir besoin d’une interprétation29. Et tandis que Haeckel souligne plusieurs fois que la réalité dépasse tous les essais de description, Heredia fait rivaliser les sonorités de la langue avec les impressions visuelles. Si Haeckel présente les merveilles de la nature, déployant des savoirs de manière didactique, Heredia met en place une poétologie de la virtuosité qui vise à émerveiller les lecteurs avec ses artifices : il y utilise des savoirs, mais, en n’offrant nulle piste d’interprétation allégorique, leur ôte toute dimension didactique.

Leconte de Lisle, le lac et l’arbre

24 Avec le second poème, je montrerai comment un poète utilise la référence à des savoirs biologiques d’une manière stratégique, à des fins complètement différentes des savants. En effet, Leconte de Lisle donne aux savoirs biologiques une fonction poétologique ; ils lui servent d’éléments argumentatifs dans le débat avec une poétique concurrente.

25 Leconte de Lisle a écrit ce poème vers la fin de sa vie. Il n’a été inséré dans aucun de ses volumes, et c’est la raison pour laquelle il n’a pas retenu l’attention des interprètes. Dans sa nouvelle édition des poèmes tardifs de Leconte de Lisle, Edgar Pich écrit même : « Cette pièce n’a encore fait l’objet, à notre connaissance, d’aucun commentaire »30. Le poème a été publié pour la première fois dans la Revue des Deux Mondes, c’est-à-dire dans une revue à grand public, en 1888, au moment où Leconte de Lisle venait de prendre la place de Victor Hugo à l’Académie.31 Ces deux aspects – la publication devant le grand public et consécration récente du poète – donnent donc au poème une importance majeure comme prise de position poétologique. LE LAC C’est une mer, un Lac blême, maculé d’îles Sombres, et pullulant de vastes crocodiles Qui troublent l’eau sinistre et qui claquent des dents. Quand la nuit morne exhale et déroule sa brume, Un brusque tourbillon de moustiques stridents Sort de la fange chaude et de l’herbe qui fume, Et dans l’air alourdi vibre par millions ; Tandis que, çà et là, panthères et lions, À travers l’épaisseur de la broussaille noire, Gorgés de chair vivante et le mufle sanglant, À l’heure où le désert sommeille, viennent boire ; Les unes en rasant la terre, et miaulant De soif et de plaisir, et ceux-ci d’un pas lent, Dédaigneux d’éveiller les reptiles voraces, Ou d’entendre, parmi le fouillis des roseaux, L’hippopotame obèse aux palpitants naseaux, Qui se vautre et qui ronfle, et de ses pattes grasses Mêle la vase infecte à l’écume des eaux.

Loin du bord, du milieu des roches erratiques, Solitaire, dressant au ciel son large front, Quelque vieux baobab, témoin des temps antiques, Tord les muscles noueux de l’immuable tronc Et prolonge l’informe ampleur de sa ramure Qu’aucun vent furieux ne courbe ni ne rompt,

Arts et Savoirs, 9 | 2018 149

Mais qu’il emplit parfois d’un vague et long murmure. Et sur le sol visqueux, hérissé de blocs lourds, Saturé d’âcre arome et d’odeurs insalubres, Sur cette mer livide et ces îles lugubres, Sans relâche et sans fin, semble planer toujours Un silence de mort fait de mille bruits sourds.32

26 Quel tableau charmant de la nature ! En trente alexandrins, Leconte de Lisle développe la description d’un lac et de ses alentours. On pourrait dire qu’il s’agit là d’un sujet poétique par excellence, voire topique. C’est déjà un premier indice montrant que nous avons à faire à un poème poétologique, d’autant plus que cette description semble réunir tous les éléments du lieu poétique par excellence, du locus amoenus33, pour en donner une version complètement renversée. Il semble que Leconte de Lisle veut raturer tous les attributs de la « belle nature ». Au lieu d’une source ou d’un ruisseau – c’est-à-dire de l’eau en mouvement, qui coule, fraîche et peu abondante, Leconte de Lisle nous donne l’eau stagnante d’un lac aux dimensions gigantesques – « C’est une mer » –, rempli d’« eau sinistre », « blême », écumeux, bordé de « vase infecte » qui exhale des « odeurs insalubres ». Au lieu de rives en fleurs et de prés, nous trouvons un « sol visqueux », « la fange chaude », « l’herbe qui fume » et « la broussaille ». La petite forêt qui invite à se reposer à l’ombre est remplacée par un arbre « solitaire », « informe », au nom barbare et qui par sa grandeur dépasse toutes les mesures, comme le fait également le lac dont il occupe le centre inaccessible. Enfin, le locus amoenus classique est habité par un monde animal paisible, d’une paix édénique, gardé très souvent par des bergers bucoliques. Chez Leconte de Lisle, en revanche, les animaux sont pour la plupart des prédateurs et tous se surpassent en gestes agressifs, des « moustiques stridents » aux « reptiles voraces » en passant par les panthères et lions au « mufle sanglant ». L’homme est complètement absent du poème, l’instance d’énonciation reste impersonnelle.

27 Le poème de Leconte de Lisle ne s’en prend pourtant pas à des traditions poétiques en général. Il mène son attaque très spécifiquement contre le romantisme, et ceci dès le titre : « Le Lac ». En lisant un tel titre, le lecteur peut penser à un poème beaucoup plus célèbre que celui de Leconte de Lisle : « Le Lac » (1817) d’Alphonse de Lamartine. On sait bien que Lamartine était une des « bêtes noires » de Leconte de Lisle. Mais son attaque poétologique n’est pas (ou pas seulement) personnelle. Bien qu’écrit soixante-dix ans plus tôt que le poème parnassien, « Le Lac » de Lamartine continue d’être perçu à la fin du siècle comme un des poèmes paradigmatiques du romantisme. En est la preuve le commentaire que Rémy de Gourmont fait à propos des « mérites » des Parnassiens en général, c’est-à-dire à propos de leur poétique antiromantique : Ce mouvement nous délivra très heureusement des lacs poétiques aux flots harmonieux, des jeunes filles pâles au regard fatal, des jeunes hommes larmoyants, des faux désespérés dans le genre de celui qui exalte, dans la Nuit d’octobre, des plaintes si naïves.34

28 Si dans la deuxième partie de la phrase, la référence à Alfred de Musset est explicitée par le titre de la Nuit d’octobre, la référence à Lamartine dans la première n’est pas moins claire : les « flots harmonieux » sont une citation directe de la quatrième strophe du « Lac ». Là, le poète s’adresse au lac lui-même : On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux, Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence Tes flots harmonieux.35

Arts et Savoirs, 9 | 2018 150

29 Or, « Le Lac » de Leconte de Lisle est un retournement du « Lac » de Lamartine et de la poétique romantique qui en est le fondement, grâce principalement aux éléments biologiques que Leconte de Lisle insère dans son texte.

30 « Le Lac » de Lamartine est notamment une longue apostrophe élégiaque du poète au lac où il a passé une soirée avec sa bien-aimée. Il déplore la fuite du temps et la caducité de tout ce qui est humain : « Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges / Jeter l’ancre un seul jour ? » Il se rappelle que la bien-aimée l’avait justement exhorté à vivre dans le moment : « Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive, / Hâtons nous, jouissons ! » Un an après cette soirée, il est revenu seul au même endroit et évoque son souvenir d’elle en tant qu’inscrit dans la nature. Le poème finit sur cette strophe : Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumé, Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire, Tout dise : Ils ont aimé !36

31 Le « Lac » de Lamartine présente donc des principes centraux de la poétique romantique : premièrement, au centre du poème il se passe un événement qui est présenté comme l’expérience personnelle du poète qui parle en son nom propre ; deuxièmement, l’homme communique avec la nature, car la nature est centrée sur l’homme37 : elle existe pour que l’homme puisse y lire sa propre histoire.

32 Déjà sur le plan formel, les deux « Lacs » s’opposent. Le poème de Lamartine est composé de seize strophes à quatre vers, trois alexandrins suivis d’un vers de six syllabes, un sixain. Dans les strophes 6 à 9, le poète donne la parole à la bien-aimée elle- même ; ces strophes combinent deux alexandrins avec deux sixains. Cette architecture des strophes est assez raffinée : le sixain, faisant quasiment figure d’un hémistiche d’alexandrin, évoque en même temps le vide causé par la personne absente et l’écho que la nature peut donner aux paroles du poète. Le poème de Leconte de Lisle, en revanche, consiste en une suite de trente alexandrins, divisés en deux groupes inégaux ; les rimes faisant alterner rimes plates et rimes croisées ne suivent pas de schéma constant : après une alternance de deux rimes plates et de quatre rimes croisées, ce schéma est abandonné à partir du treizième vers. C’est donc une forme aussi « barbare » que la scène décrite. Chez Lamartine, la nature est dénommée « belle nature » (v. 51), tandis que nous avons vu comment Leconte de Lisle met en scène un renversement de ce topos.

33 Même si les deux poèmes parlent d’un soir et d’une nuit, les deux scènes ne pourraient être plus différentes. Leconte de Lisle semble avoir pris méticuleusement soin de mettre les détails en opposition : si le lac de Lamartine est entouré de « rocs sauvages » (v. 55), dans son poème, les « roches erratiques » se trouvent sur une île au milieu du lac. Et si le poème de Lamartine présente une forêt de « noirs sapins » européens, chez Leconte de Lisle, comme nous l’avons déjà vu, il n’y a qu’un seul arbre, le gigantesque baobab exotique.

34 Mais la différence la plus importante concerne les voix : chez Lamartine, c’est la voix humaine qui s’élève, d’abord celle du poète qui communique avec la nature directement, et puis celle de la bien-aimée qui parle pendant la nuit rappelée. Comme nous l’avons vu, chez Leconte de Lisle, il n’y pas de « je » ; l’énonciateur reste, pour ainsi dire, extradiégétique à la scène décrite. Et s’il n’y a pas d’hommes dans ce poème, dans le poème de Lamartine, il n’y a pas d’animaux. Dans le « Lac » de Leconte de Lisle, toute une gamme de bruits animaux se fait entendre : les crocodiles « claquent des

Arts et Savoirs, 9 | 2018 151

dents », les moustiques font un bruit strident, les panthères miaulent, l’hippopotame ronfle. Leconte de Lisle leur donne donc la place que l’homme avait dans le poème de Lamartine ; il nie la position centrale que celui-là y avait occupée en lui substituant des éléments de savoir biologique suggérés par l’histoire naturelle : des noms précis, des comportements et des habitats encore peu évoqués dans les bestiaires poétiques.

35 Or, ces animaux ne sont pas choisis arbitrairement. Pour une grande partie, ce sont des animaux poétologiquement importants pour Leconte de Lisle : ils font référence à quelques-uns de ses poèmes les plus célèbres des Poèmes barbares, notamment « Le Rêve du jaguar » où l’on rencontre le « mufle béant par la soif alourdi »38, « Les jungles » où une panthère « miaule tristement » en se dressant vers des « cours d’eau »39 et « L’Oasis » où l’on rencontre des lions et des hippopotames, eux aussi près de l’eau40. Ces trois poèmes partagent, par ailleurs, le même schéma formel avec « Le Lac » : ils consistent en une série d’alexandrins sans strophes régulières. Leconte de Lisle ne substitue donc pas seulement les animaux à l’homme ; il substitue à cet élément de la poétique romantique des références à ses propres œuvres, en affirmant sa propre poétique.

36 L’élimination de l’homme implique un changement de perspective. Si « Le Lac » de Lamartine est centré sur un événement particulièrement présent encore dans l’exhortation au carpe diem de la bien-aimée, « Le Lac » de Leconte de Lisle souligne la continuité, la répétition, la récurrence éternelles des mêmes actions. Le poème utilise un présent intemporel. À cette focalisation sur la répétition correspond aussi la structure circulaire du poème : le premier vers – « C’est une mer, un Lac blême, maculé d’îles / sombres » – revient, à travers un lexique varié, mais sémantiquement identique, en ouverture de la dernière phrase du poème, au vers 27 : « Sur cette mer livide et ces îles lugubres ».

37 L’élément poétologiquement le plus significatif de cette élimination de l’homme se trouve à la fin du poème, de nouveau en opposition directe à Lamartine. Son poème culmine dans les quatre dernières strophes : elles mettent en scène l’attribution à la nature d’un sens humain, dont les éléments sont interpelés un à un, avec un grand effet rhétorique, et chargé du souvenir du poète. Ironiquement, on pourrait dire que, tel un randonneur insouciant, il laisse l’image d’un cœur dans l’écorce de tous les arbres et sur tous les rochers devant lesquels il passe : Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir, Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, Au moins le souvenir !

Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages, Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux, Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages Qui pendent sur tes eaux.

Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe, Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés, Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface De ses molles clartés.

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumé,

Arts et Savoirs, 9 | 2018 152

Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire, Tout dise : Ils ont aimé !41

38 Notons que Lamartine fait appel à plusieurs sens : auditif, visuel et olfactif. Ce sont les mêmes avec lesquels Leconte de Lisle construit la fin de son poème, en renversant le poème romantique. Si, chez Lamartine, un astre illumine le lac, chez Leconte, la scène reste dans une demi-obscurité menaçante, « livide » et « lugubre » ; si chez Lamartine, le vent gémit, chez Leconte de Lisle, le « vent furieux » ne laisse naître qu’un « vague et long murmure » ; si, chez Lamartine, l’air est « embaumé » de « parfums légers », chez Leconte de Lisle, on sent un « âcre arome » et des » odeurs insalubres ». Si enfin, chez Lamartine, la nature est le témoin de l’amour de deux êtres humains – et garantit la survie de quelques aspects de leur vie individuelle –, chez Leconte de Lisle, la nature, sous la forme du baobab, est certainement « témoin des temps antiques », mais elle n’est que le témoin d’elle-même, de la répétition de ses processus, du retour éternel du même, n’incluant rien d’humain. Chez Lamartine, la nature est remplie de sens, de sens humain ; chez Leconte, elle en est complètement vide : c’est pourquoi le poème finit sur un silence paradoxal, sur « Un silence de mort fait de mille bruits sourds » : la nature est incompréhensible, n’a rien à dire à l’homme, à l’homme en tant qu’individu, rien que sa mort.

39 On peut donc conclure que Leconte de Lisle – qui d’ailleurs se piquait d’érudition scientifique42 – a appris la première leçon de l’évolutionnisme : l’homme n’est pas au centre de la nature ; il n’est qu’un accident de l’évolution. Vu la manière dont Leconte de Lisle présente l’arbre – le baobab impénétrable –, on peut conclure qu’il en a appris aussi la seconde leçon, encore plus importante, notamment qu’il n’y a pas de sens, pas de téléologie dans la nature. Tout comme Leconte de Lisle renverse les éléments centraux de la poétique romantique, il renverse aussi le symbole de l’arbre, symbole puissant d’ordre et de développement ascendant dont Jean-Louis Cabanès a souligné l’importance dans la littérature à la fin du XIXe siècle 43. Il y est largement répandu comme image de la continuité de la vie et de l’épanouissement de l’énergie vitale. Même l’arbre généalogique des Rougon-Macquart qui est censé montrer l’épuisement et la dégénérescence de la famille, sous les yeux du Docteur Pascal, revêt soudainement un caractère optimiste : […] ce sont là les rameaux derniers de l’arbre, les dernières tiges pâles où la sève puissante des grosses branches ne semble pas pouvoir monter. Le ver était dans le tronc, il est à présent dans le fruit et le dévore… Mail il ne faut jamais désespérer, les familles sont l’éternel devenir. Elles plongent, au-delà de l’ancêtre commun, à travers les couches insondables des races qui ont vécu, jusqu’au premier être ; et elles pousseront sans fin, elles s’étaleront, se ramifieront à l’infini, au fond des âges futurs… Regarde notre arbre : il ne compte que cinq générations, il n’a pas même l’importance d’un brin d’herbe, au milieu de la forêt humaine, colossale et noire, dont les peuples sont les grands chênes séculaires.44

40 La forme emblématique de ces arbres optimistes de « fin de siècle » se trouve dans les livres de Haeckel qui, dès la Generelle Morphologie der Organismen (1866), parsème ses œuvres en grand nombre d’arbres généalogiques : ils montrent comment, par le progrès de l’évolution, les êtres deviennent de plus en plus complexes, et, en même temps, de plus en plus beaux45. Dans son essai poétologique Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie (1887), Wilhelm Bölsche emploie la métaphore de l’arbre dans le même sens pour montrer le progrès de l’évolution du protozoaire, en passant par les animaux pluricellulaires – Bölsche parle de „Zellenstaat“, « états cellulaires » – jusqu’à

Arts et Savoirs, 9 | 2018 153

l’homme comme le „höchste und vollendetste Zellenstaat“, « le plus haut et plus parfait des états cellulaires. »46

41 Le baobab de Leconte de Lisle est la négation de tels arbres généalogiques à sens ascendant. Il n’y pas de développement, de progrès dans cet Éden à l’envers que Leconte de Lisle peint avec son lac primordial africain. Les animaux sont présentés sans ordre ; les représentants des classes différentes, des reptiles, insectes et mammifères, alternent de manière chaotique. En fait, si cette nature suivait un ordre ascendant, on aurait attendu de lire d’abord des vers sur la flore, puis sur la faune. Mais c’est seulement à la deuxième strophe qu’apparaît le baobab, tandis que les animaux en sont complètement absents. Ces derniers paraissent eux-mêmes sans but ; leurs actions restent pour la plupart sans objectif clair47. C’est un monde qui correspond bien au « message » de son arbre généalogique, du baobab en tant que « témoin des temps antiques » : un message indéchiffrable et chaotique.

Conclusion

42 Pour mettre encore plus en évidence la manière dont Heredia et Leconte de Lisle re- fonctionnalisent les savoirs biologiques, j’aimerais les confronter brièvement avec l’esthétique littéraire haeckelienne de Wilhelm Bölsche que j’ai analysée dans ma première contribution à ce dossier. Comparés à Haeckel et Bölsche, Heredia et Leconte de Lisle procèdent de manière très différente.

43 Heredia s’informe, il prend attentivement connaissance des nouveaux savoirs, tout comme Bölsche l’avait revendiqué. D’ailleurs, au même moment, Ferdinand Brunetière exige des poètes une attitude tout à fait comparable48. Mais, pour Heredia, la fidélité aux faits établis par la science n’est importante que jusqu’à un certain degré. La stylisation artistique est encore plus importante. Heredia laisse de côté des faits pour obtenir des effets esthétiques plus forts – par exemple, comme nous l’avons vu plus haut, dans son sonnet, il réduit les couleurs à une sorte de dichotomie, pour accentuer une structuration esthétique. Il revendique donc une marge de manœuvre fictionnelle et « rivalise » avec la science sur le plan esthétique plutôt qu’en cherchant à la corroborer esthétiquement, ce qui était le rôle que Haeckel avait prévu pour l’art. De plus, chez Heredia, tout énoncé sur la signification des situations et des actions relatées reste, tout au plus, implicite, sinon complètement absent.

44 Chez Leconte de Lisle aussi, on cherche en vain toute référence à une « bonne évolution » à la manière de Bölsche. Mais Leconte de Lisle est beaucoup plus explicite que Heredia, chose qui est due au fait que son but principal est le démontage de la poétique romantique. Leconte de Lisle entraîne aussi l’évolutionnisme ascendant à la manière de Haeckel dans ce démontage du romantisme : cet évolutionnisme en est une victime collatérale, pour ainsi dire49. Par son renversement systématique de certains topoï littéraires de couleur romantique, Leconte de Lisle nous présente, au lieu d’un développement vers la beauté, un Éden catastrophique.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 154

NOTES

1. Nadège Lechevrel, Bénédicte Percheron, Gisèle Séginger, « Billet 1. Le champ sémantique du Polype : expérimentations numériques », https://biolog.hypotheses.org/category/documents-et- oeuvres/le-polype-formes-et-savoirs. 2. Leurs échanges et influences mutuelles apparaissent dans la correspondance de Flaubert, non pas dans des lettres à Leconte de Lisle lui-même (il n’y a que quelques billets adressés au poète qui nous sont parvenus, datant de la dernière décennie de la vie de Flaubert), mais surtout par le biais des lettres à Louise Colet dans les années 1853-1854. Voir Henning Hufnagel, « Flaubert parnassien, Parnasse flaubertien. Correspondances poétologiques », in Julie Anselmini/Brigitte Diaz/Franziska Meier (dir.), Correspondances et critique littéraire, Paris, Garnier (à paraître). 3. Voir à propos du « corail » les analyses numériques de la récurrence du champ lexical « polype » qui inclut aussi « corail » Lechevrel, Percheron, Séginger, « Billet 1. Le champ sémantique du Polype », op. cit. 4. José-Maria de Heredia, Les Trophées, éd. Anny Detalle, Paris, Gallimard, 1981, p. 154. 5. Voir ibid., p. 328-329. 6. Charles Darwin, The Works of Charles Darwin, vol. 7, The Geology of the Voyage of H.M.S. Beagle. Part 1, Structure and Distribution of Coral Reefs, éd. Paul H. Barrett, New York, New York University Press, 1987, p. 11. 7. Quelqu’un pourrait être tenté de voir, dans ce mot d’« abyssin », non seulement une référence au pays africain, mais aussi une allusion aux abysses. Mais c’est une fausse piste : le Petit Robert fait une nette différence entre « abyssal » qui vient « des abysses » et « abyssin » qui désigne la provenance d’Abyssinie. En outre, cette différence confirme le fait que José-Maria de Heredia est informé des savoirs biologiques : les coraux se trouvent généralement dans les eaux peu profondes. 8. Voir Darwin, Structure and Distribution of coral reefs, op. cit. Son livre s’ouvre sur une longue description de la forme et de la structure des récifs de ces deux archipels classés comme « atolls » pour ensuite décrire d’autres types de récifs, surtout dans les océans Pacifique et Indien, suivant l’itinéraire du Beagle. Le seul passage où Darwin traite de la Mer Rouge de manière plus approfondie se trouve dans l’annexe où il synthétise des informations réunies par d’autres chercheurs et où il se focalise exclusivement sur la structure des récifs (ibid., p. 173-177). 9. Berlin, Georg Reimer, 1876. En français : Les Coraux arabes. Une excursion aux récifs de corail de la Mer Rouge et un regard sur la vie des animaux-coraux. Leçon populaire avec des explications scientifiques. 10. Voir à propos du motif du « polype » dans la littérature du XIXe siècle particulièrement Nadège Lechevrel, Bénédicte Percheron, Gisèle Séginger, « Billet 5. Le Polype littéraire », https:// biolog.hypotheses.org/2164. 11. Voir Thomas Brandstetter Brandstetter, Thomas /Christina Wessely Wessely, Christina , « Einleitung : Mobilis in mobili », in Berichte zur Wissenschaftsgeschichte, 36, 2013, p. 119-127, ici p. 119-120. Pour l’histoire culturelle de l’aquarium voir aussi Bernd Brunner Brunner, Bernd , Wie das Meer nach Hause kam. Die Erfindung des Aquariums, Berlin, Transit, 2003).Voir Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit, op. cit., p. 208.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 155

12. Cote : FOL-S-12. 13. Ferdinand Brunetière, Évolution des genres dans l’histoire de la littérature [1890], Paris, Hachette, 1914, p. 200. 14. Voir Ernst Haeckel Haeckel, Ernst , Die Kalkschwämme – Calcispongae, 3 vols., Berlin, Reimer, 1872. 15. Voir Dominque Bona, Les yeux noirs. Les vies extraordinaires des sœurs Heredia, Paris, Clattès, 1989, p. 54-55. Elle nomme, entre autres, Gabriel Hanoteaux, Jean Psichari, Auguste Angellier, Alfred Dodds et Edouard Foa. 16. Voir Heredia, Les Trophées, op. cit., p. 128 ; voir la nécrologie de Maurice Maindron dans le Larousse mensuel illustré. Revue encyclopédique universelle, publiée sous la direction de Claude Augé, vol. 2, Paris, Larousse, 1911-1913, p. 212. 17. Dans la note sur les collaborateurs à la fin du deuxième supplément, on lit : « M. Maurice Maindron, qui a exploré en naturaliste l’archipel Malais et la Nouvelle-Guinée, a traité dans ce Supplément presque tous les sujets d’histoire naturelle » (Grand dictionnaire universel du XIXe siècle par Pierre Larousse, t. 17, deuxième supplément, Paris, Administration du grand dictionnaire universel, 1890, p. 2023). 18. Voir la nécrologie de Maurice Maindron dans le Larousse mensuel illustré, op. cit. 19. Haeckel, Arabische Korallen, op. cit., p. 2-9, 9 et 32. 20. Ibid., p. 29, 30, 43, 45. 21. Ibid., texte principal, p. 32-35 ; note n° 48, p. 43 ; „Erklärung der Farbendruck-Tafeln“, „Tafel III. Arabische Korallenbank bei Tur am Sinai“, p. 45-46. 22. Ibid., p. 43. Traduction française : « L’éclat merveilleux et incomparable des récifs de corail arabes – qu’aucun peintre ne saurait rendre – se présente très différemment selon le temps. On le voit dans toute sa somptuosité vers midi, par un temps complètement clair et calme, quand le soleil de midi brillant passe librement à travers l’eau claire comme du cristal et quand les animaux-coraux, très gonflés par l’eau, ont déployé leurs corps mous au maximum dans une complète tranquillité. Si, par contre, la lumière entre avec un angle plus aigu, si l’eau est trouble ou quelque peu en mouvement et si, par conséquent, les animaux-coraux se sont contractés et ont émis de l’eau, l’effet de lumière enchanteur est loin d’être aussi beau. » 23. Voir Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit, op. cit., p. 208-2012. 24. Haeckel, Arabische Korallen, op. cit., p. 32-33. „Denn hier unten in der blauen Tiefe ist eigentlich Alles mit bunten Blumen überhäuft und alle diese zierlichen Blumen sind lebendige Korallenthiere. Ja sogar das bunte Moos, das die Zwischenräume zwischen den grossen Stöcken ausfüllt, zeigt sich bei genauerer Betrachtung aus Millionen winziger Korallenthierchen gebildet.“ Cette phrase semble avoir inspiré directement la « mousse » du vers 6 dans le sonnet. 25. Ibid., p. 33. 26. Ibid., p. 33. Traduction française : « Parmi les poissons, c’est avant tout l’étrange poule d’eau […] qui nous frappe. Son corps plat, à forme de faucille, qui, selon l’angle d’incidence, tantôt brille d’un lustre jaune-verdâtre de bronze, tantôt d’un somptueux bleu, se termine en une longue nageoire dorsale triangulaire en haut et une analogue nageoire anale en bas. » 27. Par exemple, l’illustration réunit presque tous les éléments du vers 6, sous la forme d’un corail de la classe des madrépores, et pour la plupart dans les mêmes couleurs évoquées dans le poème : en rouge, pendant que le madrépore est d’un jaune brunâtre et reste donc comparativement pâle. Dans le texte de Haeckel, on rencontre les mots « Moos » (mousse), « Anemone » (anémone), « Seeigel » (oursin), « purpurrot » (pourpre), « Madrepore » (madrépore), autour desquels le deuxième quatrain est construit. 28. La dimension esthétique personnelle peut même primer la dimension scientifique : ainsi, Haeckel écrit à propos de son illustration : „Diese Tafel soll ein ungefähres Bild von der

Arts et Savoirs, 9 | 2018 156

Farbenpracht und dem bunten Thierleben einer arabischen Korallenbank, nahe bei Tur, geben. […] Ich habe mich bei dieser Skizze vorzugsweise bemüht, den unvergesslichen Eindruck und namentlich den wunderbaren Lichteffect einigermassenwiederzugeben, welchen ich selbst beim Unterrauchen und bei der submarinen Wanderunge durch eine solche Korallenschlucht in der Nähe von Tur genossen habe. […] Zoologische Genauigkeit beansprucht diese Skizze nicht.“ (Haeckel, Arabische Korallen, op. cit., p. 45). 29. Voir Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit, op. cit., p. 212. 30. Leconte de Lisle, Œuvres complètes, t. 4, Poèmes tragiques – Les Érinnyes – Derniers poèmes – L’Apollonide, éd. Edgard Pich, Paris, Champion, 2014, p. 592. 31. Revue des deux mondes, 15 octobre 1888, p. 941-942. Leconte de Lisle est reçu à l’Académie en 1887. Yann Mortelette note qu’il publie régulièrement ses poèmes dans la Revue des deux mondes à partir de cette année 1888 (voir Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005, p. 359-360). 32. Leconte de Lisle, Œuvres, t. 3, Poèmes tragiques – Derniers poèmes, éd. Edgard Pich, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 277-278. 33. Pour la définition classique du locus amoenus et de ses éléments, voir Ernst Robert Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Tübingen/Basel, Francke, 111993, p. 202-206. 34. Rémy de Gourmont, « M. de Heredia et les poètes parnassiens », in id., Promenades littéraires, t. 2, Paris, Mercure de France, 1963, p. 129-130. 35. Alphonse de Lamartine, « Le Lac », in Œuvres poétiques, éd. Marius-François Guyard, Paris, Gallimard, 1963, p. 38-40, ici p. 38. 36. Lamartine, « Le Lac », op. cit., p. 38, 39, 40 (v. 3, 33-34, 61-64). 37. Voir Marc Föcking, „Contre la pôhësie. Destruktion und Rekonstruktion des Poetischen in Flauberts ungeschriebener Lyrik“, in Klaus W. Hempfer (dir.), Sprachen der Lyrik. Von der Antike bis zur digitalen Poesie, Stuttgart, Steiner 2008, p. 399-428, ici p. 401-402. 38. Leconte de Lisle, Poèmes barbares, éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard 1985, p. 187. 39. Ibid., p. 179. 40. Ibid., p. 149-150. 41. Lamartine, « Le Lac », p. 39-40. 42. « Je m’occupe maintenant de géologie et de botanique. C’est une chose intéressante. [...] Nous mêlerions ainsi un peu de science à nos pièces de poésie », écrive-t-il déjà en 1839 dans une lettre (Bernard Guinaudeau, Leconte de Lisle. Premières poésies et lettres intimes, Paris, Fasquelle, 1902, p. 100, cité d’après Caroline de Mulder, Leconte de Lisle, entre utopie et république, Amsterdam, Rodopi, 2005, p. 333). 43. Jean-Louis Cabanès, « Les valeurs du vivant au tournant des XIXe et XXe siècles », Romantisme, n° 154, 2011-4, p. 105-122. 44. Émile Zola, Le Docteur Pascal, in : id., Œuvres complètes, t. 6, éd. Henri Mitterand, Paris, Cercle du livre précieux, 1967, p. 1242. 45. Voir, supra, ma première contribution à ce dossier. Voir à propos des arbres de Haeckel Theodore W. Pietsch, “The trees of Ernst Haeckel, 1866-1905”, Trees of life: a visual history of evolution, Baltimore, J. Hopkins University Press, 2012, p. 98-122. Jean-Louis Cabanès lui-même fait un lien entre l’arbre du Docteur Pascal et l’arbre de Haeckel de la Generelle Morphologie. Cet arbre de Haeckel va des monères jusqu’aux races humaines (Jean-Louis Cabanès, « Les valeurs du vivant au tournant des XIXe et XXe siècles », op. cit., p. 113). 46. Wilhelm Bölsche, Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie. Prolegomena einer realistischen Ästhetik (1887), éd. Johannes J. Braakenburg, München, DTV, 1976, p. 34-37: „Tief unten an den Wurzeln dieses riesigen Lebensbaumes zeigt er [der Naturforscher] ihm [dem Dichter] die einfache Zelle. “ En parlant explicitement de „Fortschritt“, « progrès » et de „colossale Entwickelungen“ (p. 36), Bölsche arrive au but : „Der Mensch ist der höchste und vollendetste Zellenstaat“ (p. 37).

Arts et Savoirs, 9 | 2018 157

47. Par exemple, les crocodiles « qui claquent des dents » ou l’hippopotame qui « ronfle, et de ses pattes grasses / Mêle la vase infecte à l’écume ». Seuls les panthères et les lions font exception : ils « viennent boire » au lac. 48. Voir Henning Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit, op. cit., p. 173. 49. Il serait intéressant d’analyser dans ce contexte de manière plus approfondie les rapports (de continuité) qu’entretient Haeckel avec la philosophie de la nature du romantisme allemand (sur Haeckel et cette philosophie les indices chez Bernhard Kleeberg voir „Evolutionäre Ästhetik. Naturanschauung und Naturerkenntnis im Monismus Ernst Haeckels“, in Renate Lachman/ Stefan Rieger (dir.), Text und Wissen. Technologische und anthropologische Aspekte, Tübingen, Narr, 2003, p. 153-179, ici p. 155-156). Alexander Nebrig constate que, à différence du naturalisme français, le naturalisme littéraire en Allemagne continue aussi à se référer à cette tradition philosophique allemande et souligne que Haeckel est une figure qui, par son œuvre, renforce cette référence (Alexander Nebrig, „Entbindung von der Disziplin. Arno Holz’ Begründung des Lebenswissens im Phantasus“, in Henning Hufnagel/Olav Krämer (éd.), Das Wissen der Poesie. Lyrik, Versepik und die Wissenschaften im 19. Jahrhundert ; Berlin/Boston, de Gruyter, 2015, p. 239-262, ici p. 246-247).

ABSTRACTS

I examine two poems, “Le Récif de Corail” by José-Maria de Heredia and “Le Lac” by Leconte de Lisle and show how they reuse and re-functionalise motifs of biological knowledge – motifs that play an important role also in Haeckel’s works: The poets give them completely different meanings, realising a poetics of artistic virtuosity or engaging in a poetological debate against Romanticism. I show that, in this way, Leconte de Lisle’s “Le Lac” – a poem until now completely neglected – is a meticulous repeal of Lamartine’s “Le Lac”.

Cet article montre comment « Le Récif de Corail » de José-Maria de Heredia et « Le Lac » de Leconte de Lisle reprennent et re-fonctionnalisent des motifs de savoir biologique, importants aussi dans l’œuvre de Haeckel : les poètes leur donnent des valeurs complètement différentes – pour réaliser une poétologie de la virtuosité, hostile à toute dimension didactique, qui vise à émerveiller les lecteurs avec ses artifices, ou pour mener un débat poétologique contre le romantisme. De cette manière, l’article montre que « Le Lac » de Leconte de Lisle – poème passé jusqu’à maintenant complètement inaperçu par la critique – présente un retournement méticuleux du « Lac » de Lamartine.

INDEX

Keywords: Lisle (Leconte de), Heredia (José-Maria de), biological knowledge, poetics, Haeckel (Ernst) Mots-clés: Lisle (Leconte de), Heredia (José-Maria de), savoirs biologiques, poétologie, Haeckel (Ernst)

Arts et Savoirs, 9 | 2018 158

AUTHOR

HENNING HUFNAGEL Université de Freiburg im Breisgau/Université de Zürich

Arts et Savoirs, 9 | 2018 159

La poétique de Haeckel

Nicolas Wanlin

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article a été conçu dans le cadre du programme ANR-DFG « Biolographes » (dir. Gisèle Séginger et Thomas Klinkert). Il a paru, pour la première fois, en allemand, sous le titre „Die Poetik Haeckels“ dans Lendemains. Études comparées sur la France 41, 162/163, 2016, p. 83-99 (version en ligne : URL : http://periodicals.narr.de/index.php/ Lendemains/article/view/2938).

Arts et Savoirs, 9 | 2018 160

1 Au sein du tout organique que constitue la culture, différents domaines entretiennent des relations de divers ordres : indifférence, domination, subordination, rivalité, modélisation ou imitation, etc. Ainsi, les lettres et les sciences voient, au XIXe siècle, leurs relations évoluer et poser des problèmes. Or Haeckel prend explicitement comme objet de ses réflexions un domaine des lettres et sa relation aux sciences naturelles. Il s’agit de cette part de la culture que l’on appelle poésie, ou littérature ou encore mythologie. Elle n’est pas en elle-même opposée à la science, ou dans une relation conflictuelle par sa nature même, mais le savant éprouve le besoin de différencier sa position et sa pratique scientifique par rapport à ce pôle culturel, pour mieux définir et réguler sa propre manière d’écrire, c’est-à-dire sa poétique.

Haeckel et la poésie

La science contre les mythes

2 Dans son Anthropogénie, Haeckel fait des observations sur la manière dont le grand naturaliste Linné s’est satisfait du mythe mosaïque de la création des espèces et du déluge et a même justifié le mythe de l’arche de Noé1. Haeckel est bien sûr critique à l’égard de ce trop grand respect pour les mythes bibliques. Pour lui, la science, et particulièrement la science évolutionniste, doit se défaire des manières de penser littéraires et mythologiques.

3 Ainsi, la première chose à faire est selon lui de débarrasser la science de l’anthropomorphisme, dans tout ce qui a trait à la création du monde et à la création de la vie, des espèces d’être vivants, qu’ils soient végétaux ou animaux, humains compris. Alors que le mode de pensée dominant est encore au XIXe siècle (mais peut-être aussi aujourd’hui) religieux, façonnant l’image d’un dieu créateur à la ressemblance de l’homme, Haeckel assure que la théorie de l’évolution permet d’expliquer la création sans recourir à cet artifice anthropomorphique. Et ainsi, L’obscur fantôme enfanté par la poésie mythologique s’évanouit devant l’éclatante lumière d’une connaissance scientifique des lois naturelles.2

4 En fait, c’est toute la connaissance du monde telle qu’elle est véhiculée par les poètes, ou les savants qui approuvent les poètes, qui est récusée par Haeckel. Il s’en prend ainsi, dans l’Histoire de la création naturelle au mythe de l’harmonie naturelle : En quelque coin de la nature que vous portiez vos regards, vous ne rencontrerez pas cette paix idyllique chantée par les poètes ; partout au contraire vous verrez la guerre, l’effort pour exterminer le plus proche voisin, l’antagoniste immédiat. Passion et égoïsme, voilà, que l’on en ait ou non conscience, le ressort de la vie. Le dicton poétique si connu : « La nature est parfaite, partout où l’homme n’y introduit pas son tourment. » Ce dicton ne manque pas de beauté ; mais il n’est malheureusement pas vrai.3

Arts et Savoirs, 9 | 2018 161

5 Il vise ainsi la conception providentialiste d’un monde harmonieux, qui avait cours chez les classiques comme chez la plupart des premiers romantiques. Dans le domaine français, les plus brillantes expressions de ce paradigme avaient été les Harmonies de la nature de Bernardin de Saint-Pierre et les Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine4. Haeckel s’en prend donc aux conceptions poétiques en raison de leur anthropomorphisme, du mythe de l’harmonie naturelle, et pour une troisième raison : le téléologisme qui accompagne généralement les deux précédentes tares dans les conceptions poétiques. C’est pourquoi il accorde peu d’importance aux cosmogonies traditionnelles qui doivent être négligées, comme pré-scientifiques : Il n’est nullement dans mon intention de vous entretenir de tant de cosmogonies poétiques, imaginées par les diverses espèces, races ou tribus humaines. Tout intéressant et fécond que soit un tel examen au point de vue ethnographique et à celui de l’histoire de la civilisation, il nous entraînerait beaucoup trop loin. En outre, la plupart de ces légendes cosmogoniques ont un caractère tellement fantaisiste, toute connaissance sérieuse de la nature y fait tellement défaut que, pour un examen scientifique de l’histoire de la création, elles manquent absolument d’intérêt. Je me bornerai donc à exposer une seule de toutes les cosmogonies imaginaires, la cosmogonie mosaïque, à cause de l’énorme influence que cette légende orientale a exercée sur la civilisation occidentale, puis je passerai aux hypothèses de ce genre ayant un caractère scientifique et qui ont été formulées pour la première fois par Linné, au commencement du siècle dernier.5

6 Cette posture rhétorique est étonnante. On pourrait s’attendre soit à une impasse pure et simple sur les cosmogonies mythologiques – ce que font la plupart des auteurs à cette époque – soit à une étude plus ou moins synthétique de la part de vérité qui se trouve dans toutes les cosmogonies. Mais Haeckel retient la Genèse biblique, qu’il appelle plaisamment une « légende orientale », parce qu’elle est l’occasion de surprendre ses détracteurs : il va relever dans la Genèse deux traits qu’il présentera comme cohérents avec la théorie de l’évolution : la division du travail et le perfectionnement6. Pour autant, même s’il se plaît à confirmer certaines idées de la Genèse, il en fait surtout la critique, notamment sur la question du Créateur : Attribuer l’origine des premiers organismes terrestres, pères de tous les autres, à l’activité voulue et combinée d’un créateur personnel, c’est renoncer à en donner une explication scientifique, c’est quitter le terrain de la vraie science pour entrer dans le domaine de la croyance poétique (dichtenden Glaubenschaft), qui en est absolument distinct.7

7 En faisant ainsi la chasse à l’anthropomorphisme, sous toutes ses formes, Haeckel devait naturellement se heurter à un principe fondamental de l’esthétique classique, à savoir que dans les représentations littéraires, comme picturales, c’est l’humain qui doit être la mesure de tout, qui doit être le modèle et le sujet, explicite ou implicite, littéral ou allégorisé. C’est ce qui permet de comprendre que le discours haeckelien n’est finalement pas absolument anti-littéraire ou anti-artistique mais requiert une esthétique conforme à l’évolutionnisme, c’est-à-dire une esthétique qui se soit dépouillée de ses oripeaux anthropomorphiques. Il ne s’agit pas en fait de chasser complétement l’humain mais de le remettre à sa place, d’en faire le résultat d’une évolution et non une essence figée et extérieure aux réalités naturelles.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 162

Pertinence et omniprésence de la poésie

8 De fait, les livres de Haeckel sont truffés de poésie et d’art. Plus qu’aucun autre livre de science de la même époque, les livres de Haeckel citent fréquemment des poètes. Certes, le plus cité de ces poètes est Goethe, qui présente la singularité remarquable d’être à la fois une gloire poétique indiscutable mais également un naturaliste que Haeckel considère comme un des fondateurs de l’évolutionnisme.

9 Or, Haeckel ne trace pas de frontière nette et infranchissable entre les travaux de naturaliste de Goethe et son expression poétique. Dans l’Histoire de la création naturelle, Haeckel donne une épigraphe de Goethe en tête de chaque chapitre, du moins dans l’édition allemande. Le livre s’ouvre même sur la citation d’une grande page poétique de Goethe8. Mais Haeckel se permet de faire des coupes, sans le signaler, et de réduire ainsi une longue page du poète à trois petits paragraphes. Il opère donc déjà une transformation sur le texte poétique, ce qui montre qu’il se positionne lui-même comme un écrivain attentif à la composition et habile dans le choix des mots.

10 Dans la Generelle Morphologie, il cite aussi quatre vers d’une réplique de Méphistophélès dans Faust : Qui veut reconnaître et détruire un être vivant commence par en chasser l’âme : alors il en a entre les mains toutes les parties ; mais, hélas ! que manque-t-il ? rien que le lien intellectuel.9

11 Par cette épigraphe, il se moque de l’analyse scientifique qui tue ce qu’elle veut définir et ne peut parler que d’êtres morts. La citation poétique est ainsi l’occasion d’un retour réflexif sur la pratique scientifique. Ce n’est plus seulement la science qui critique les idées poétiques mais la poésie qui, quand elle vient sous la plume d’un savant, peut toiser la science.

12 Dans l’Anthropogénie, il cite le Prométhée de Goethe puis à nouveau Faust, seize vers se concluant ainsi : « Le cercle de la terre m’est suffisamment connu. La vue sur l’autre monde nous est fermée. »10

13 Haeckel utilise donc le paratexte non seulement pour invoquer une autorité tutélaire en la personne de Goethe mais il en fait aussi une transition pour passer de la méditation poétique et philosophique à l’histoire naturelle. Goethe est en effet une figure d’une double utilité : s’inscrire dans sa continuité confère une caution intellectuelle et autorise l’ouverture de la science naturelle sur la philosophie, voire sur la poésie. Je remarque toutefois que cette transition se fait peut-être plus facilement en Allemagne qu’en France en raison de traditions de pensée différentes. De fait, les citations de Goethe, particulièrement celles empruntées à son œuvre poétique, sont rarement traduites dans les éditions françaises. Le plus souvent, elles sont simplement supprimées.

14 Dans l’Histoire de la création naturelle, Haeckel cite encore des vers du poème didactique de Goethe sur La Métamorphose des animaux11. Goethe avait en effet écrit ces deux poèmes didactico-scientifiques, La Métamorphose des animaux et La Métamorphose des plantes, après avoir rédigé un essai en prose sur le même thème. Et Haeckel de faire remarquer que, parfois, chez Goethe, une excellente remarque de naturaliste est suivie d’une remarque fantaisiste et sans intérêt. Mais ce partage ne correspond pas au partage entre science et poésie ou science et philosophie.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 163

15 D’après lui, la littérature est susceptible d’une telle pertinence qu’il cite en exemple le roman de Goethe, Les Affinités électives12. L’analogie des affinités électives, c’est-à-dire le transfert d’un principe chimique au niveau des relations humaines, lui semble exemplaire de la continuité entre les disciplines. Il note que la différence entre affinités chimiques et affinités humaines tient au degré de complexité : les affinités humaines sont imprévisibles seulement parce qu’elles dépendent d’un trop grand nombre de facteurs13. Il n’en demeure pas moins qu’il y a une continuité épistémologique entre les sciences naturelles d’une part, la psychologie et la sociologie d’autre part. Par conséquent, le roman peut illustrer un aspect de la pensée scientifique contemporaine. De même, Haeckel est capable de reconnaître une sorte de pertinence globale de la poésie, un pouvoir de témoignage : toute la poésie et les arts sont, d’après lui, la conséquence de la reproduction sexuée14. Ainsi explique-t-il dans l’Anthropogénie, en se fondant sur Homère et la Bible, que l’importance de l’amour dans notre culture vient de la différenciation sexuelle et de la reproduction sexuée : Or, tout cela a pour raison d’être l’union de deux cellules ; et cet admirable phénomène provoque partout les effets les plus variés. Point d’acte organique qui puisse rivaliser avec celui-ci, même de loin, en puissance et en force de différenciation. En effet, le mythe sémitique d’Ève, qui séduisit Adam, pour l’amour du savoir, la vieille légende grecque de Pâris et d’Hélène, tant d’autres poèmes magnifiques n’expriment-ils pas simplement et poétiquement l’énorme influence que l’amour et la sélection sexuelle, qui en dépend, ont exercée dans l’histoire du monde, depuis la séparation des sexes ? L’influence de toutes les autres passions qui agitent le cœur humain ne saurait entrer en balance avec celle de l’amour, qui enflamme les sens et fascine la raison. D’un côté, nous célébrons dans l’amour la source des œuvres d’art les plus sublimes, des créations poétiques les plus nobles, de la musique, nous le vénérons comme le plus puissant facteur de la civilisation humaine, la cause première de la vie de famille et par suite de la vie sociale. D’autre part, nous redoutons l’amour comme une flamme destructive, c’est lui qui pousse le malheureux à sa perte c’est lui qui a enfanté plus de misère, plus de vice et de crime que toutes les calamités humaines ensemble. L’amour est si prodigieux, son influence est si énorme sur la vie psychique, sur les fonctions les plus dissemblables des centres nerveux, qu’on serait tenté, ici plus que partout ailleurs, de douter de l’effet surnaturel de notre explication naturelle. Néanmoins, la biologie comparée et l’histoire du développement nous conduisent sûrement, indubitablement, à la source la plus ancienne et la plus simple de l’amour, à l’affinité élective [Wahlverwandtschaft] de deux cellules différentes : la cellule spermatique et la cellule ovulaire.15

16 En reprenant le mot de Goethe, Wahlverwandtschaft (affinité élective), qui fait l’interface entre discours savant et discours littéraire, Haeckel justifie le contact entre les deux domaines.

La tentation de la poésie

17 Sur la base de cette justification, et de la caution de l’illustre poète-naturaliste Goethe, Haeckel s’autorise parfois à flirter avec la poésie. Ainsi, dans l’Anthropogénie, alors qu’il vient de décrire la fécondation de l’ovule par le spermatozoïde, il ajoute ceci : Quelle belle occasion pour un poète de peindre sous les couleurs les plus brillantes le merveilleux phénomène de la fécondation ! Il nous décrirait la rivalité des spermatozoaires, qui, enivrés de désir, tournoient en cadence autour des cellules ovulaires comblées d’hommages, s’engagent, à l’envi, dans les fins canalicules poreux du chorion, puis pénètrent « avec la conscience de leur acte » dans le

Arts et Savoirs, 9 | 2018 164

protoplasme du jaune, où, se sacrifiant eux-mêmes, ils se dissolvent dans un moi meilleur. Les partisans de la téléologie pourraient aussi s’extasier devant la sagesse du créateur, qui a pratiqué dans la membrane cellulaire de nombreux canalicules poreux, afin de livrer passage aux animalcules spermatiques. Mais le naturaliste critique voit les choses beaucoup plus froidement et, pour lui, ce phénomène poétique, « cette couronne de la vie » est simplement la conjugaison de ceux cellules.16

18 Sur le mode de la virtualité, il décrit le poème possible, l’interprétation téléologique possible, quasiment comme une prétérition : « je ne suis pas poète, donc je ne dirai pas que… d’ailleurs je suis naturaliste et donc je dirai que… » Mais le modèle sous-jacent de Goethe semble tellement puissant que le naturaliste tend à assumer le discours poétique et à lui laisser une place. La question qui se pose en fait est peut-être de savoir ce qui distingue, au fond, ces deux discours. Or, on sait que Goethe revendiquait une différence dans l’usage que l’artiste et le savant font de l’imagination. On le voit par exemple lorsqu’il écrit à Herder à propos de son idée de « plante primitive » (Urpflanze) : Je suis sur le point de pénétrer enfin le mystère de la naissance et de l’organisation des plantes... La plante primitive sera la chose la plus singulière du monde, et la nature elle-même me l’enviera. Avec ce modèle et sa clef, on inventera une infinité de plantes nouvelles qui, si elles n’existent pas, pourraient exister, et qui, loin d’être le reflet d’une imagination artistique et poétique, auront une existence intime vraie, nécessaire même, et cette loi créatrice pourra s’appliquer à tout ce qui a une vie quelconque.17

19 Mais pour Haeckel, cette distinction entre la démarche de l’artiste et celle du savant doit surtout aboutir à équilibrer l’usage de la raison et de l’imagination dans l’écriture.

L’équilibre de la raison et de l’imagination

20 C’est à l’occasion d’une comparaison entre Charles Darwin et son grand-père Erasmus que Haeckel fait une mise au point sur le rôle de l’imagination dans l’histoire naturelle : Conformément aux lois de l’hérédité ou atavisme, Érasme Darwin légua à son petit- fils certaines vibrations de ses cellules ganglionnaires cérébrales, qui ne s’étaient nullement manifestées chez son fils. Ce fait est d’un haut intérêt pour la théorie de l’atavisme, que Charles Darwin a discutée avec tant de supériorité. D’ailleurs chez Érasme Darwin l’imagination créatrice l’emportait de beaucoup sur la raison critique, tandis que ces facultés sont parfaitement équilibrées chez le petit-fils. De nos jours, nombre de naturalistes à courte vue prétendent qu’en biologie, l’imagination est une qualité superflue ; à leurs yeux, son absence est un avantage, une garantie « d’exactitude ». Il ne sera donc pas hors de propos de rappeler à ce sujet la judicieuse manière de voir d’un grand naturaliste, qui fut même un des chefs de l’école strictement empirique ou soi-disant exacte. Jean Muller, le Cuvier allemand, dont les travaux seront toujours des modèles d’exactitude, a déclaré que l’effort combiné, l’harmonieux équilibre de l’imagination et de la raison étaient les conditions indispensables des grandes découvertes. J’ai choisi ce passage pour épigraphe de ma dix-huitième leçon.18

21 Ainsi, chez le grand-père, le naturaliste était trop poète ; mais on arrive à l’équilibre chez le petit-fils. Entre-temps, le père de Charles, Robert Darwin avait été totalement épargné par ces « vibrations des cellules ganglionnaires cérébrales » ataviques, la transmission des caractères ayant « sauté » une génération. Haeckel a donc une position modérée et assez accueillante pour l’imagination dans les sciences naturelles, même l’imagination des poètes, pourvu qu’elle soit équilibrée par la raison.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 165

Poétique et rhétorique de Haeckel

22 C’est sur la base de ces positions prudentes mais bienveillantes à l’égard de l’imagination et de l’expression poétique que Haeckel élabore sa propre écriture scientifique. Elle lui vaut un grand succès auprès d’un lectorat amateur de sciences mais non spécialiste qui reconnaît ses qualités. Ainsi Flaubert écrit-il à Georges Sand : « Joli bouquin, joli bouquin ! Le darwinisme m’y semble plus clairement expliqué que dans les livres de Darwin, même ! »19 Et même un farouche opposant tel que Paul Bourget doit reconnaître à Haeckel un certain talent rhétorique, ne serait-ce que pour créer le scandale : « Haeckel avait […] le don des phrases scandalisantes. […] Ces formules outrancières révèlent un goût puéril d’étonner qui ne convient guère à un savant. »20 Qu’on la prenne en bonne ou en mauvaise part, l’écriture de Haeckel suscite les réactions et fait émerger les enjeux épistémologiques. Il en a d’ailleurs conscience et thématise la question en faisant la leçon à d’autres savants dans Les Merveilles de la vie : On devrait également éviter d’appeler organismes des corps inorganiques tels que la mer ou le globe terrestre. Ces désignations qui reposent sur une comparaison symbolique doivent être réservées à la poésie. Ainsi le mouvement rythmique des vagues devient pour le poète la respiration de la mer, leurs mugissements sont sa voix. Certains philosophes naturels (par exemple Fechner) conçoivent toute la terre comme un organisme géant, dont les innombrables organes ont été reliés en un tout harmonieux par l’intelligence mondiale (ou Dieu). De même le physiologiste Preyer considère les astres comme des « organismes brûlants dont l’haleine est peut-être de la vapeur de fer, dont le sang est du métal fondu, et qui s’alimentent peut-être de météorites ». Les dangers de ces métaphores ressortent justement de cet exemple, car Preyer a construit sur elles une hypothèse tout à fait insoutenable de la création.21

23 Là encore, la mise en garde tient un peu de la prétérition dans la mesure où Haeckel rapporte les analogies fallacieuses qu’il dénonce. Ces phrases illustrent donc bien que Haeckel assume cette prérogative scientifique qui consiste, du moins au XIXe siècle, à définir les limites des usages métaphoriques dans le discours scientifique, à légitimer certains usages analogiques et à en interdire d’autres. C’est donc à cette aune que l’on peut tâcher d’apprécier dans quelle mesure Haeckel s’appliquait à lui-même ses recommandations.

Rendre sensible la « récapitulation »

24 C’est sur une de ses idées les plus importantes, la récapitulation, que l’on peut apprécier la poétique haeckelienne en action, notamment dans les trois livres majeurs qui sont cités ici, la Generelle Morphologie, l’Anthropogénie et l’Histoire de la création naturelle : L’ontogénèse, ou l’évolution individuelle, est une courte et rapide récapitulation de la phylogénèse, ou du développement du groupe correspondant, c’est-à-dire de la chaîne ancestrale de l’individu, et cette ontogénèse s’effectue conformément aux lois de l’hérédité et de l’adaptation.22

25 Dans l’Histoire de la création naturelle, il parle aussi, un peu plus loin d’un « parallélisme si important entre les deux évolutions individuelle et collective »23. Ce « parallélisme », cette articulation de deux ordres de faits, articule aussi deux disciplines scientifiques, l’embryologie et la phylogénie, c’est-à-dire l’histoire de l’évolution des espèces. Aussi l’

Arts et Savoirs, 9 | 2018 166

Anthropogénie est-elle composée de cinq chapitres faisant le bilan de l’embryologie et de la phylogénie jusqu’à Darwin, des neuf chapitres suivants qui traitent de l’embryologie, principalement humaine, c’est-à-dire de l’ontogénie, et des cinq suivants qui traitent de la généalogie de l’homme, c’est-à-dire de sa phylogénie. Du point de vue de la composition, la structure essentielle de l’ouvrage est une articulation entre l’ontogénie et la phylogénie. De fait, tout l’enjeu du livre, et non seulement des cinq premières leçons, est de montrer l’intérêt de lier dans une même étude l’ontogénie et la phylogénie. Et cette observation se confirme au niveau de la rhétorique de l’ouvrage, dans l’usage de la comparaison et du parallèle pour articuler les deux grands moments du livre.

26 En effet, selon Haeckel, la phylogénie seule nous dévoile les vraies causes de l’ontogénie : autrement dit, il faut commencer par établir un rapport, peut-être un parallèle entre les deux séries de faits pour ensuite voir dans l’une la cause de l’autre. C’est ce qu’on appellera la loi de récapitulation. Certes, l’idée de parallélisme entre ontogénie et phylogénie n’est pas nouvelle : elle date de la fin du XVIIIe siècle. En revanche, ce qu’invente Haeckel est le discours qui transforme un simple parallélisme en un principe de récapitulation. Il commence à en formuler l’hypothèse dans la Generelle Morphologie, où il met en place les éléments de sa théorie évolutionniste, mais c’est dans l’Anthropogénie qu’il donne à son idée de récapitulation le statut d’une loi, énonçant que l’évolution de l’espèce est la « cause » du développement du germe, du fait de l’hérédité et de l’adaptation. Le statut de cette « loi » restera toujours problématique : Haeckel aurait voulu la faire reconnaître comme un principe fondamental par la communauté scientifique mais elle est refoulée à l’occasion d’une importante controverse scientifique24.

27 Reprenant une méthode de l’anatomie comparée déjà utilisée par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Haeckel tâche de mettre en évidence des ressemblances entre les embryons de différentes espèces animales, en les dessinant côte à côte et en énumérant les traits communs. Il escompte ainsi produire un effet d’évidence (evidentia) qui vaut pour une preuve. On lit par exemple ceci dans l’Anthropogénie : De quelle valeur inestimable sont l’amphioxus et l’ascidie pour l’intelligence du développement humain et de la vraie nature de l’homme, vous avez pu vous en rendre compte en parcourant les tableaux des principales homologies entre les premiers et les derniers vertébrés. (Cinquième tableau.) Là vous avez trouvé la preuve irréfutable qu’au début de son développement, l’embryon humain ressemble, par les principaux traits de son organisation, à l’amphioxus et à l’ascidie, autant qu’il s’écarte de l’homme adulte.25

28 L’emploi du verbe ressembler (übereinstimmen) et du substantif homologie (Homologie) manifeste que Haeckel vise à faire percevoir des ressemblances là où on n’en voyait pas. Le bouleversement imaginaire qu’il souhaite consiste à faire admettre l’identité de ce qui est encore perçu comme irrémédiablement distinct, en remontant les étapes du processus de différenciation26. Parmi ces étapes du développement, il faut noter, comme une des principales, la larve intestinale, la gastrula, dont nous venons de nous occuper, cette curieuse forme embryonnaire existant déjà chez les éponges, et qui se retrouve, identiquement la même, dans les classes zoologiques les plus dissemblables jusqu’aux vertébrés.27

29 Parmi les homologies rendues patentes, ou prétendues telles, la plus fondamentale est celle qui met en évidence la structure essentielle aux diverses formes animales, la

Arts et Savoirs, 9 | 2018 167

gastrula. C’est tout simplement la formation d’un sac, ou une poche, qui est la forme de base que peut prendre un amas de cellules même très rudimentaire ; or, pour Haeckel, ce sac est le prototype de toutes les formes de tube digestif existant chez les animaux, plus ou moins longs, plus ou moins complexes, ayant un seul ou plusieurs orifices. En ramenant une diversité de formes à une seule structure simple, tous les gasteres divers à une gastrula unique, Haeckel apparente c’est-à-dire crée une parenté entre toutes les formes animales.

30 Plus fondamentalement encore, l’opération rhétorique centrale de l’Anthropogénie, préparée par les livres précédents, consiste à rendre sensible et convaincante l’analogie entre l’ontogénèse et la phylogénèse c’est-à-dire la formation d’un individu pendant le temps de la gestation et l’évolution d’une espèce depuis l’apparition de la vie. La plus grande difficulté semble tenir à l’immense disproportion de durée des deux processus. Mais Haeckel tâche de faire de cette disproportion un argument : Parlons d’abord du laps de temps qu’a mis le genre humain à se dégager du règne animal. La première pensée qui nous frappe est celle de l’énorme différence existant entre la durée de l’embryologie et celle de la phylogénie humaine. Le court espace de temps nécessaire à l’ontogenèse de l’individu humain s’évanouit devant l’infinie durée que réclame la phylogénèse du genre humain.28

31 Tout d’abord, l’attention est focalisée sur l’étonnant écart entre deux histoires, celle de l’embryon et celle de l’espèce (Keimes-Geschichte et Stammes-Geschichte), entre deux genèses (Onto-Genesis et Phylo-Genesis). Haeckel occulte ainsi au passage (probablement de bonne foi) le fait que la différence de durée recouvre en fait une différence de nature. Employer le même mot, Geschichte ou Genesis, pour l’individu et l’espèce est déjà un biais de raisonnement étonnant car ces deux objets n’ont pas du tout le même statut ontologique et ne sauraient donc être rapprochés par une analogie, encore moins par une homologie. Le parallélisme est donc arbitraire et construit par les mots. Mais le talent rhétorique de Haeckel consiste à focaliser l’attention sur une autre difficulté qu’il sait pouvoir vaincre : Toujours la durée de l’ontogenèse est insignifiante, si on la compare à l’immense espace de temps qu’a nécessité la phylogénèse, l’évolution graduelle de la série des ancêtres. Cet espace de temps ne se mesure pas par années ou centaines d’années, mais par milliers et millions d’années. Il a fallu, en effet, bien des millions d’années pour que de l’antique ancêtre monocellulaire sortît graduellement le plus parfait des vertébrés, l’homme. En niant que l’homme descende des animaux inférieurs et, originellement, d’un ancêtre monocellulaire, en traitant ces faits de prodige incroyable, les adversaires de la théorie de la descendance oublient que le même prodige s’accomplit, pour chaque homme, dans le court espace de neuf mois. Cette série de formes, que nos ancêtres animaux ont mis des millions d’années à parcourir, chacun de nous la reproduit durant les quarante semaines de son existence dans le sein maternel. Mais toutes ces métamorphoses organiques sont d’autant plus étonnantes, qu’elles s’effectuent plus rapidement. Par conséquent, si nos adversaires tiennent la descendance animale du genre humain pour un fait incroyable, l’évolution de l’individu humain à partir de l’ovule doit leur sembler plus merveilleuse encore. Cette métamorphose ontogénétique, qui s’accomplit sous nos yeux, l’emporte en merveilleux sur la métamorphose onto[sic pour phylo]génétique, autant que sa durée est plus courte. En effet, dans le court espace de quarante semaines, l’embryon humain doit évoluer de la cellule simple à l’homme adulte, tandis que, pour exécuter la même évolution, les ancêtres de l’homme ont eu besoin de bien des millions d’années.29

Arts et Savoirs, 9 | 2018 168

32 Haeckel retient ici quelques points d’analogie entre l’individu et l’espèce, l’ontogénèse et la phylogénèse et consolide le sentiment de cette analogie par l’usage d’un même terme pour désigner les deux réalités rapprochées : Geschichte (histoire), Entwickelung (développement), ou même Metamorphosen (métamorphoses) ou encore Genesis (genèse). De cette manière, Haeckel peut alors renverser l’ordre de ce qui est crédible et de ce qui est incroyable : la grossesse/gestation – pourtant universellement connue et admise, étudiée depuis longtemps et qui est le prodige de la création d’un être complexe à partir de cellules uniques simples et minuscules – est plus incroyable que l’évolution des espèces depuis la monère.

33 Mais surtout, alors que l’attention est attirée par ce tour de passe-passe rhétorique, ce qui est occulté au passage est l’absolue différence conceptuelle entre Keimes et Stammes pourtant traités en parallèle, entre l’individu en germe dans l’embryon et l’espèce. L’individu et l’espèce n’ont pas du tout le même statut ontologique, mais comme tout un chacun est prêt à admettre qu’un individu « évolue », cela fait admettre que l’espèce le peut aussi.

34 Ainsi, la poétique analogique de Haeckel, conformément à son programme, ne suit pas les mêmes chemins que la poétique mythologique ou la poétique romantique. Elle se donne bien de nouveaux moyens assortis à un nouvel imaginaire. S’il s’agit de métamorphose, cette métamorphose ne doit pas tout à la poésie ovidienne mais tire plutôt ses motifs des recherches scientifiques, notamment embryologiques et paléontologiques. Toutefois, il faut bien remarquer qu’elle dévoie un principe épistémologique cher à son siècle : l’observation.

35 Haeckel cherche à rendre visible, à faire apparaître. Pour cela, il excède les procédures de l’observation et, plutôt qu’à la preuve, il en appelle à l’évidence et à l’étonnement – l’évidence, c’est-à-dire ce qui saute aux yeux et, ipso facto, court-circuite la raison. Or, cette poétique fut couronnée de succès par un large public. Et le succès (c’est-à-dire à la fois la réussite et la diffusion) de la poétique haeckelienne ne se réduit pas à la poétique des textes écrits par Haeckel : ses textes ou leur vulgarisation ont favorisé l’appropriation, par des écrivains, de certains traits poétiques.

La poésie haeckelienne

36 L’influence de Haeckel sur les romanciers, surtout sur Flaubert, a déjà été étudiée mais on connaît moins la poésie qui fit écho aux théories évolutionnistes et précisément à celle de Haeckel30. En fait, il faut moins chercher des relations d’influence entre textes- sources et textes-cibles que des échos, des résonnances : les poèmes ne transposent pas, ni ne re-codent un savoir scientifique nouveau, émergeant ex nihilo ; il s’agit plutôt d’un imaginaire de l’évolution, commun à la poésie et aux sciences, qui saisit des occasions de s’actualiser tantôt dans les textes savants tantôt dans les poèmes, les uns et les autres s’échangeant des motifs et les reformulant.

37 Ainsi, chez Jules de Strada, auteur d’une monumentale Épopée humaine, dont un volume est consacré à La Genèse universelle, les cosmogonies mythologiques sont invoquées comme des précédents des théories qui formulent une origine animale de l’humanité : Pourquoi le Sphinx ? Pourquoi le Centaure, le Faune ? L’homme pris dans la bête effroyable ou bouffonne, Engainé, ne sortant qu’à moitié des taureaux ? Les animaux servant à l’homme de fourreaux ?

Arts et Savoirs, 9 | 2018 169

Quel antique lien cachent ces alliances ? N’est-ce pas un lointain souvenir des enfances, Des temps où l’homme encor plongeait dans l’animal, En sortait, peu à peu se levait triomphal ? Et le biblique Éden mit ainsi que l’Asie Sur l’homme et l’animal la même poésie…31

38 À l’instar de Haeckel dans l’Histoire de la création naturelle, Strada cherche la part de pertinence ou de préscience dans les mythes antiques. La métaphore des « enfances » semble particulièrement consonner avec Haeckel. L’expression « enfance des peuples » est certes lexicalisée et ne renvoie pas à une conception scientifique particulière mais ici non seulement le pluriel concrétisant, inhabituel, attire l’attention du lecteur mais le vers suivant, « Des temps où l’homme encor plongeait dans l’animal… » crée l’occasion de remotiver la catachrèse : l’image d’enfance de l’humanité porte poétiquement en elle le parallélisme de la phylogénie et de l’ontogénie.

39 Dans son Épopée des âges, Jean-Étienne Chamard, puise surtout chez Haeckel les motifs d’un nouveau pittoresque en même temps que certaines idées originales telles que celle d’une origine minérale de la vie et de l’identité entre matière organique et inorganique. Certes, Haeckel n’était ni le seul ni le premier à formuler de telles idées mais il contribua grandement, par l’efficacité de sa poétique et la diffusion de ses livres, à en fixer les motifs dans l’imaginaire : Or, dans les profondeurs De l’Océan, je vis de magiques splendeurs Étinceler soudain. Créatrice sublime, La Lumière était là, couvant le large abîme. Quelle œuvre s’ébauchait en ses divins rayons ? Traçait-elle, sous l’eau stérile, les sillons Où germerait la riche et féconde semence Des moissons à venir ? Quel incendie immense À cet ardent foyer allait-il s’allumer ? Verrais-je le granit informe s’animer Et le roc brut pousser de vivaces racines ?32

40 L’hypothèse de l’origine minérale de la vie est ici figurée par un tel raccourci qu’elle est presque grotesque, même si la tournure interrogative y ajoute une nuance de prudence. Les idées transformistes ont toujours été caricaturées, le plus souvent dans le but de les discréditer et on ne compte plus les portraits de Darwin en singe… Mais l’ambivalence de ces images est que leur outrance même favorise leur imprégnation dans l’imaginaire et leur diffusion. Le poète prend d’ailleurs soin de mêler le lexique spiritualiste du thème traditionnel des « merveilles de la nature » à un lexique scientifique non encore acclimaté en poésie : Ô miracles d’amour, germes, spores, ovules, Saintes communions de brûlantes cellules, Ferments générateurs qui se cherchent entre eux Et s’embrassent, gonflés de levains chaleureux ; Atomes, vibrions, infusoires, monades, Microbes infinis, croissantes myriades Qui pullulent dans l’air, grouillent, flottent partout…33

41 Jean Richepin, qui emprunta parfois le ton d’une poésie didactique un peu modernisée depuis Delille, se risque même à formuler de manière assez explicite la théorie de la récapitulation, dans une ode enthousiaste à la mer, berceau de la vie :

Arts et Savoirs, 9 | 2018 170

C’est par atavisme encore Que dans l’œuf, où s’édulcore Le mucus, tous les tétards, Tous, et même aussi le nôtre, Revivent l’un après l’autre Leurs liquides avatars.

Dans le sein de notre mère, Chaque passage éphémère Où, fœtus, nous nous formons Représente un des passages Que connut aux anciens âges Notre être dans les limons.

Ainsi tous, tant que nous sommes, Les bêtes comme les hommes Nous rendons à notre insu Inconscient témoignage Aux sources de ce lignage Qui de la mer est issu.34

42 Par le choix du terme « limons », Richepin tisse un lien entre le récit biblique de la création d’Adam et la « gelée primordiale », le bathybius dans lequel Haeckel voulait voir la forme la plus primitive de la vie ; par le terme d’« avatars », il laisse imaginer, dans les étapes de l’embryogénèse, une interprétation scientifique de l’idée bouddhiste de réincarnation. Car c’est par syncrétisme que cristallisent les images poétiques : le transformisme, le bouddhisme, mais aussi la philosophie de Schopenhauer, parfois celle de Platon, et bien d’autres ingrédients encore incluant les traditions littéraires et iconographiques, participent à cette synthèse imaginaire. Henri Cazalis, le médecin- poète ami de Mallarmé, en donne un très bel exemple, aux consonances baudelairiennes, dans un poème qu’il dédie à Darwin et intitule « Réminiscences » : Je sens un monde en moi de confuses pensées, Je sens obscurément que j’ai vécu toujours, Que j’ai longtemps erré dans les forêts passées, Et que la bête encor garde en moi ses amours. […]

Certains soirs, en errant dans les forêts natales, Je ressens dans ma chair les frissons d’autrefois, Quand, la nuit grandissant les formes végétales, Sauvage, halluciné, je rampais dans les bois.

Dans le sol primitif nos racines sont prises ; Notre âme, comme un arbre, a monté lentement ; Ma pensée est un temple aux antiques assises, Où l’ombre des Dieux morts vient errer par moment.

Quand mon esprit aspire à la pleine lumière, Je sens tout un passé qui me tient enchaîné ; Je sens rouler en moi l’obscurité première : La terre était si sombre aux temps où je suis né !

Mon âme a trop dormi dans la nuit maternelle ; Pour atteindre le jour, qu’il m’a fallu d’efforts !

Arts et Savoirs, 9 | 2018 171

Je voudrais être pur : la honte originelle, Le vieux sang de la bête est resté dans mon corps.35

43 Parmi bien des images communes aux différentes conceptions de l’évolution, les termes de « naissance » et de « nuit maternelle » évoquent ici une gestation de l’espèce analogue à la gestation de l’individu, donc une image de la récapitulation. Mais là encore, on ne peut concevoir la poésie comme une simple adaptation ou traduction de la science. Il s’agit bien plutôt d’un improbable syncrétisme entre plusieurs discours, plusieurs disciplines et domaines de la culture, où « La vie antérieure » de Baudelaire ne compte sans doute pas moins que les textes de Darwin et de Haeckel36. Ce qu’apporte le moment haeckelien dans l’histoire de l’imagination est donc moins une thèse scientifique à vulgariser que la reformulation et la remotivation de motifs traditionnels ainsi que la provocation à penser à nouveau et à diffuser l’idée de l’évolution de l’être, de son instabilité et de sa variation.

44 Ainsi, on peut parler de poétique haeckelienne dans la mesure où non seulement Haeckel a mis au point un discours efficace (avec son lexique, ses figures, ses arguments, ses motifs) et produit des représentations, mais aussi parce que cette production a fécondé les pratiques de représentation artistique et en particulier la poésie. La poétique haeckelienne est une manifestation de la solidarité et de l’interdépendance des discours, des disciplines et des domaines de la culture. Arts et sciences apparaissent bien comme les facettes différentes d’un même processus d’invention culturelle.

NOTES

1. Anthropogénie, ou Histoire de l’évolution humaine : leçons familières sur les principes de l’embryologie et de la phylogénie humaines [Anthropogenie oder Entwickelungsgeschichte des Menschen, 1874], trad. Ch. Letourneau, C. Reinwald, 1877, p. 50. 2. Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles [abrégé par la suite, comme c’est l’usage, en Histoire de la création naturelle], trad. Ch. Letourneau, Paris, C. Reinwald, [1874] 1877, p. 11. L’édition française citée se fonde sur l’édition allemande de Natürliche Schöpfungs-Geschichte, Berlin, Druck und Verlag von Georg Reimer, 1868. 3. Ibid., p. 19. Il cite un vers célèbre de Schiller : „Die Natur ist vollkommen überall, / Wo der Mensch nicht hinkömmt mit seiner Qual.“ (Die Braut von Messina oder die feindlichen Brüder, 1803.) 4. Henri Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la nature, Paris, Méquignon-Marvis, 1815 et Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses, Paris, C. Gosselin, 1830. 5. Histoire de la création naturelle, op. cit., p. 31. 6. Ibid., p. 35-36. 7. Ibid., p. 281. 8. Goethe [Christoph Tobler], „Die Natur“, cité dans les éditions allemandes de Natürliche Schöpfungs-Geschichte. En fait, ce texte est de Christoph Tobler mais a longtemps été attribué à Goethe depuis sa première publication en 1783 dans le Tierfurter Journal (J.W.v. Goethe, Sämtliche Werke, Band 2.2 : Erstes Weimarer Jahrzehnt 1775-1786, 2, München, Carl Hanser Verlag, 1987, p. 477-479).

Arts et Savoirs, 9 | 2018 172

9. Je cite ici la traduction de Nerval : Faust de Goethe suivi du Second Faust… traduits par Gérard [de Nerval], Librairie de Charles Gosselin, 1843, p. 55. 10. Ibid., p. 251. 11. Ibid., p. 79. 12. Voir Ernst Haeckel, Essais de psychologie cellulaire [Die Perigenesis der Plastidule…, 1876], trad. Jules Soury, Paris, Librairie Germer Baillière, 1880, p. 41. Les Affinités électives [Die Wahlverwandschaften, 1809] furent traduites et publiées en France dès 1810 (Paris, S.-C. L’Huillier). 13. Ibid. 14. On peut voir là un précurseur du « darwinisme littéraire » qui sévit outre-Atlantique, théorie littéraire et méthode critique qui prétend expliquer les romans par la théorie de l’évolution darwinienne et la psychologie évolutionniste. Ce regard naturaliste sur la littérature trouve plutôt ses racines dans le spencerisme d’outre-Manche que dans Haeckel mais il est intéressant de voir que Haeckel aussi ouvrait cette porte, même si elle a eu peu de fortune dans nos pays. Voir à ce sujet le numéro 33 de la revue Figura, notamment mon article : Nicolas Wanlin, « Darwinismes littéraires. L’ancien et le nouveau, leurs présupposés et leurs limites », Figura, n° 33 : « Les voies de l’évolution. De la pertinence du darwinisme en littérature » dirigé par Jean- François Chassay, William Messier et Daniel Grenier, Montréal, UQAM, mai 2013. 15. Anthropogénie, op. cit., p. 578. 16. Ibid., p. 117-118. 17. Goethe à Herder, Naples, le 22 mai 1787, dans Mémoires de Goethe. II. Voyage en Italie, Paris, Charpentier, 1833, p. 178-179. 18. Anthropogénie, op. cit., p. 64-65. 19. Gustave Flaubert, Correspondance, éd. Jean Bruneau, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, vol. IV, 1998, p. 824. 20. Paul Bourget, « Haeckel et le pangermanisme », L’Illustration, n° 3990, 23 août 1919, p. 146. 21. Les Merveilles de la vie : études de philosophie biologique pour servir de complément aux « Énigmes de l’univers » [Die Lebenswunder, 1904], Paris, Librairie Reinwald/Schleicher frères, 1907, p. 34-35. 22. Histoire de la création naturelle, op. cit., p. 225. Cette phrase est reprise à peu près telle quelle dans la Generelle Morphologie [Generelle Morphologie der Organismen, 1866], l’Histoire de la création naturelle et dans l’Anthropogénie. 23. Ibid., p. 226. 24. Voir Britta Rupp-Eisenreich, « Ernst Heinrich Haeckel » dans Patrick Tort dir., Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996, t. 2, p. 2072-2114 et particulièrement p. 2090-2114. 25. Anthropogénie, op. cit., p. 300. 26. Sur le rôle de l’illustration dans l’argumentation et la médiatisation, voir Nick Hopwood, Haeckel’s Embryos. Images, Evolution, and Fraud, Chicago, Chicago University Press, 2015. 27. Anthropogénie, op. cit., p. 302. 28. Ibid., p. 302-303. 29. Ibid., p. 303. (Je mets en gras.) 30. Sur la présence de Haeckel dans le roman, voir Gisèle Séginger, « La réécriture de Cuvier : la création du monde entre savoir et féerie », Revue Flaubert, n° 13 (dir. Stéphanie Dord-Crouslé), 2013 et Juliette Azoulai, « De la rage métaphysique au calme scientifique : religion et sciences naturelles chez Flaubert », Flaubert. Revue critique et génétique, n° 13 : « Flaubert, les sciences de la nature et de la vie (dir. G. Séginger), 2015. Sur la poésie évolutionniste, voir notamment Lionel Stevenson, Darwin among the Poets, Russel and Russel, 1963, John Holmes, Darwin’s Bards : British and American Poetry in the Age of Evolution, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2013 et mes articles, Nicolas Wanlin, « La poétique évolutionniste, de Darwin et Haeckel à Sully Prudhomme et René Ghil », Romantisme, n° 154 : « Le vivant », dir. Gisèle Séginger, 2011-4 et « La poésie darwinienne et anti-darwinienne de 1860 à 1939 : de nouvelles images de l’humanité », L’Héritage de Charles Darwin dans les cultures européennes, dir. Georges Letissier et Michel Prum, coll.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 173

« Racisme et eugénisme », L’Harmattan, 2011. Sur la poésie scientifique en général au XIXe siècle, voir Hugues Marchal dir., Muses et Ptérodactyles. La poésie de la science de Chénier à Rimbaud, Éditions du Seuil, 2013. 31. Jules Strada, L’Épopée humaine. La genèse universelle, 1890 donner si possible la référence complète. 32. Jean-Étienne Chamard, L’Épopée des âges. Les Origines, poème, Paris, L. Rodstein, [écrit entre 1874 et 1879] 1947. 33. Ibidem. 34. Richepin, Jean, « La gloire de l’eau », La Mer, 1886. 35. Cazalis, Henri, « Réminiscences » (à Charles Darwin), L’Illusion, 1875-1893. 36. Charles Baudelaire, « La vie antérieure », Les Fleurs du mal, 1857.

RÉSUMÉS

On examine ici tout d’abord le discours porté par le naturaliste Ernst Haeckel (1834-1919) sur la poésie et les mythes dans ses ouvrages scientifiques, oscillant entre rejet et reconnaissance. On observe ensuite comment Haeckel déploie sa propre rhétorique au service de son argumentation scientifique. Enfin, on relève des exemples de poèmes français qui font écho à Haeckel, constituant ce qu’on pourrait appeler une poésie haeckelienne.

This paper first examines the opinions of the naturalist Ernst Haeckel (1834-1919) about poetry and myths, parted between rejection and acknowledgment. Then, it presents the rhetorics of Haeckel himself when arguing his own scientific theories. Lastly, it points out French poems echoing Haeckel and forming what could be called a haeckelian poetry.

INDEX

Mots-clés : Haeckel (Ernst), poétique des sciences, évolutionnisme, récapitulation, poésie Keywords : Haeckel (Ernst), poetics of science, evolutionism, recapitulation, poetry

AUTEUR

NICOLAS WANLIN École polytechnique (Paris-Saclay) / LinX / projet ANR « Biolographes »

Arts et Savoirs, 9 | 2018 174

Jules Soury (1842-1915), traducteur de Ernst Haeckel

Laura Bossi

Nous remercions très chaleureusement Olaf Breidbach (†) et Thomas Bach, du Ernst-Haeckel- Haus de Iéna, pour la permission de publier les lettres de Soury. Nous remercions aussi Margot Georges, de la bibliothèque de l’EPHE, IVe section, pour son aide dans la consultation des archives Soury.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 175

1 Le zoologue allemand Ernst Haeckel (1834-1919) est connu surtout comme l’apôtre du darwinisme en Allemagne1 ; mais son rôle dans l’histoire des sciences et dans l’histoire des idées reste sous- estimé. En France en particulier, il reçut un accueil qu’on a pu qualifier de « triomphal »2.

2 Entre 1874 et 1907, onze ouvrages de Haeckel sont publiés en traduction française3, dont neuf chez l’éditeur d’origine allemande Carl Reinwald et deux à la maison d’édition scientifique Germer- Baillière. Il s’agit des principales œuvres destinées au « grand public » (gemeinverständliche Werke) ; ses œuvres plus théoriques ou techniques, adressées aux scientifiques, comme le traité sur les radiolaires4, la Generelle Morphologie (Morphologie générale), ou encore Die Kalkschwämme (Les Éponges calcaires), n’ont jamais été traduites.

3 Les traducteurs français de Haeckel seront tous liés au milieu rationaliste, matérialiste, positiviste, scientiste, républicain et anticlérical associé à ces maisons d’édition, ou à la Société d’anthropologie de Paris, à l’époque un foyer de la libre pensée5. On notera aussi qu’aucun de ses traducteurs n’est zoologue ou biologiste, à la différence des traducteurs d’autres pays comme l’Angleterre ou l’Italie.

4 Parmi les traducteurs français d’Ernst Haeckel, l’« étonnant, admirable et funeste6 » Jules Soury (28 mai 1842-10 août 1915) occupe une place singulière. L’œuvre de Haeckel fut capitale pour Soury, qui l’assimila et l’incorpora dans sa vision du monde et dans ses propres œuvres d’histoire de la « psychologie physiologique ».

5 Fils d’un petit artisan opticien parisien, largement autodidacte, puis chartiste érudit, Soury débuta sa carrière intellectuelle comme disciple et proche d’Ernest Renan, qui l’initia à la langue hébraïque, à l’exégèse biblique, à la critique des religions, et l’introduisit à la Revue des Deux Mondes et au Temps7. En 1865, il fut embauché comme bibliothécaire à la Bibliothèque nationale (alors Bibliothèque impériale). En parallèle, dès 1865, il suivit, à la Salpêtrière, l’enseignement de deux éminents neuropsychiatres : Jules-Bernard Luys (1828-1897)8, et Auguste-Félix Voisin (1829-1898)9 ; il deviendra ainsi l’un des premiers et des rares historiens de la psychologie avec une connaissance approfondie et de première main de l’anatomie et de la physiologie du cerveau.

6 En 1878 Soury publia des Essais de critique religieuse, dans lesquels il affichait un athéisme militant10 et son Jésus et les Évangiles11 (1878), écrit clairement dans la filiation des Vies de Jésus de David Friedrich Strauß (1808-1874)12 et de Renan, était un véritable pamphlet antichrétien. Si Strauß avait analysé les Évangiles comme un ensemble de mythes, et Renan présenté Jésus comme un « homme admirable » et traité sa vie comme un roman, Jules Soury décrivait Jésus comme un cas pathologique, un « dégénéré épileptique »13.

7 C’est cette même année qu’il contacta Haeckel à l’occasion du séjour de ce dernier à Paris. Il allait traduire trois ouvrages de Haeckel entre 1879 et 188014 et introduire celui-ci chez l’éditeur Germer-Baillière.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 176

8 Soury collabora à de nombreux journaux et revues, dont la Revue scientifique dirigée par le physiologiste (élève de Claude Bernard) et homme politique Paul Bert (1833-1886). C’est celui-ci qui obtint pour lui un poste à l’École Pratique des Hautes Études15, le 30 novembre 1881. Il y enseigna, de 1882 et jusqu’à sa mort en 1915, l’Histoire des doctrines de psychologie physiologique contemporaines. C’est à partir de ses cours qu’il rédigera son opus magnum, Le Système nerveux central (1899) 16, somme d’une érudition telle qui fait que Jules Soury peut être considéré comme l’un des tout premiers historiens de la neurologie17. Le personnage du philosophe Adrien Sixte dans Le Disciple18 de Paul Bourget est sans doute inspiré de Soury. Le « maître » du déterminisme biologique, « emprisonné dans l’atmosphère des spéculations abstraites », auquel le jeune protagoniste Robert Greslou adresse sa confession, enseigne la psychologie comparée à l’École des Hautes Études, a un père horloger, a étudié en autodidacte la physiologie du cerveau, a publié un premier ouvrage scandaleusement athée, mène une vie monacale toute dédiée à la pensée...

9 Célèbre en son temps, Soury en vient à représenter « le chef incontesté de la philosophie naturelle » ; les contemporains le comparent aux géants de la génération précédente, Renan et Taine. Il est considéré comme le maître à penser de Maurice Barrès19.

10 Il se définissait comme un « athée clérical »20, souscrivant à la tradition catholique au nom d’un culte des ancêtres fondé sur un déterminisme biologique absolu, et sur une obsession de l’hérédité qui sans doute doit beaucoup à ses lectures haeckeliennes. Au moment de l’affaire Dreyfus, ses écrits d’un antisémitisme racialiste virulent l’éloignèrent de ses collègues de la Sorbonne et de la plupart de ses amis. Après sa mort en 1915, il sombra dans l’oubli.

11 Les archives du Ernst-Haeckel-Haus à Iéna conservent trente-cinq lettres inédites adressées par Soury à Haeckel entre 1878 et 1914, qui documentent la relation des deux hommes. Elles permettent également de suivre quelques étapes clés de la vie de Soury, et confirment par ailleurs l’interprétation rigidement mécaniste, matérialiste et athée des théories haeckeliennes par Soury, déjà évidente dans les longues préfaces qu’il rédige pour ses traductions.

La rencontre d’Ernst Haeckel et Jules Soury

12 Lorsque Soury entreprend ses traductions de Haeckel, celui-ci est déjà connu et apprécié en France. Le philosophe Léon Dumont (1837-1877) avait été le premier à le faire découvrir au public français par son ouvrage paru en 1873 à Paris chez Germer- Baillière, Haeckel et la théorie de l’évolution en Allemagne, qui s’appuie sur la quatrième édition allemande de la Natürliche Schöpfungsgeschichte. Celle-ci sera traduite l’année suivante par l’anthropologue Charles-Jean-Marie Letourneau (Histoire de la création), qui traduira aussi l’Anthropogenie21.

13 L’ouvrage de Dumont et les deux traductions de Letourneau exposent les principales doctrines de Haeckel, et ce n’est pas le lieu de les résumer en détail. Rappelons seulement qu’il attribue trois fondateurs à la théorie de l’évolution : Goethe aurait été le premier à proposer une interprétation mécanique de la communauté originelle comme des métamorphoses des formes animales et végétales, et aurait aussi exprimé l’idée d’une parenté généalogique entre les plantes et les animaux22 ; Lamarck serait le

Arts et Savoirs, 9 | 2018 177

véritable père de la théorie de la descendance commune des espèces ; Darwin aurait assigné au transformisme une cause scientifique, une « explication mécanique », avec la sélection naturelle. Haeckel, quant à lui, se pose comme le quatrième fondateur. Il se propose en effet non seulement de « compléter » le darwinisme par son application à l’homme23, absente dans l’Origine des espèces, et par l’intégration du monde vivant dans l’évolution cosmique, avec le postulat d’une « autogonie », la formation d’organismes très simples par génération spontanée ; il tente aussi de donner une explication « mécanique » des phénomènes qui interviennent dans l’évolution : l’hérédité, la reproduction, la variation, et l’adaptation24. L’hérédité conservatrice relèverait de la « loi biogénétique fondamentale » selon laquelle l’ontogénèse récapitule la phylogénèse25 ; l’hérédité progressive serait la faculté de léguer des propriétés acquises pendant sa vie, par l’influence du milieu ambiant. Surtout il entreprend le premier, de manière audacieuse, de retracer les métamorphoses de la phylogénie et de reconstituer les relations généalogiques de l’ensemble des êtres organiques, de la monère jusqu’à l’homme26. Enfin, il propose un système de philosophie naturelle, le monisme, selon lequel le monde est constitué par une substance unique, qui est en même temps matière et esprit, et qui est régie par les lois de la mécanique27.

14 Soury est à cette époque très actif comme journaliste scientifique au Temps et à la République française ; formé à l’étude du système nerveux à l’École de la Salpêtrière, il est manifestement au courant de la littérature scientifique dans les domaines de l’anatomie comparée et de la physiologie. En 1873 il avait publié une longue critique de l’œuvre d’Hippolyte Taine, De l’intelligence (1870), montrant son extrême réductionnisme : il affirme que les causes de l’intelligence doivent être recherchées dans « la substance grise des circonvolutions cérébrales », et reproche à Taine de ne pas avoir consulté les Recherches sur le système nerveux spinal de Jules Luys28. Par ailleurs, il a déjà fait ses preuves comme traducteur de l’allemand, avec des traductions de l’orientaliste Theodor Nöldeke, de l’ophtalmologiste Hugo Magnus, et du naturaliste Eduard Oscar Schmidt, darwiniste et ami de Haeckel29. Il est donc tout à fait compréhensible qu’il s’intéresse à l’œuvre de Haeckel, et qu’il l’approche pour lui demander de le traduire.

15 L’année 1878, avec un corpus de 14 lettres envoyées par Soury à Haeckel, est celle de la « lune de miel ». Dans un premier groupe de 8 lettres rédigées entre le 25 février et le 22 août 1878, Soury « fait sa cour ». Se présentant comme « journaliste et bibliothécaire », il lui propose de rédiger des comptes-rendus de ses travaux dans la presse française et de traduire ses ouvrages. Il signe modestement « votre toujours dévoué et respectueux disciple et admirateur ». Lorsque Haeckel se rend à Paris en août 1878 pour le Congrès de l’Association française pour l’avancement de la science30, Soury fait partie du petit comité de libres penseurs qui propose d’organiser un banquet en son honneur : Mes amis et moi, MM. les docteurs E. Meyer, G. le Bon, Dally, Me Clémence Royer, Onimus, A. Gout, M. Reinwald aussi, sans doute, ainsi que M. van Grevens […], nous désirerions nous rencontrer avec vous chez Breban31 ou dans les salons du Grand Hôtel, le soir qui vous conviendrait le mieux, en un mot, nous voudrions vous recevoir comme on a reçu naguère le philosophe Herbert Spencer.32

16 Lors de ce banquet, qui a lieu au Grand Hôtel, Soury prononce le discours de bienvenue, ce qui lui vaut d’être qualifié d’« ennemi personnel de Jésus Christ » dans un article du Figaro du 30 août ; les discours de Soury et de Haeckel sont publiés dans Le Temps33. À la suite de cette rencontre, Haeckel est convaincu, et confie à Soury la traduction

Arts et Savoirs, 9 | 2018 178

française de quatre essais, qui donneront lieu à trois livres. Dans un ensemble de 5 lettres (datées du 20 septembre au 11 novembre 1878), Soury confirme la réception des quatre essais de Haeckel qu’il va traduire, et propose de réunir Zellenseelen und Seelenzellen et Die Perigenesis der Plastidule en un seul volume.

Les trois ouvrages traduits par Jules Soury

17 Le premier ouvrage de Haeckel traduit par Soury, Les Preuves du transformisme34 (1879), est un texte militant : il s’agit de la réponse de Haeckel à Rudolf Virchow, à la suite de leur querelle éclatée lors du cinquantième congrès des naturalistes et médecins allemands35. Virchow s’était vivement opposé à Haeckel sur le statut du transformisme (qu’il tient pour une simple « hypothèse non prouvée ») et sur l’opportunité de l’enseigner dans les écoles36, mais aussi sur les théories plus proprement haeckeliennes des « âmes cellulaires » (présence chez les organismes unicellulaires d’une vie « psychique », à savoir de sensation, perception, volonté, mouvement, et conception « moniste » de l’âme humaine comme la somme d’un nombre d’activités ou de fonctions cellulaires spéciales) et de la mémoire des plastidules37.

18 Haeckel s’interroge : « Comment est-il possible qu’un homme qui a été longtemps à la tête du parti progressiste, dans la science comme dans la politique, et qui même n’a pas cessé de l’être dans celle-ci, soit devenu au contraire, dans celle-là, l’instrument de la plus dangereuse réaction ? » Son ancien maître Virchow, éminent scientifique fondateur de la pathologie cellulaire, est ainsi présenté comme un « libre penseur converti à l’obscurantisme », comme le partisan d’une création surnaturelle des espèces, ou comme un ignorant et un incompétent, devenu étranger aux progrès de la science nouvelle à cause de ses engagements politiques38

19 Haeckel définit d’abord brièvement les trois grandes théories que, à son avis, Virchow confond : le monisme, ou théorie générale de l’évolution, ou conception mécanique du monde ; la théorie de la descendance, ou transformisme, ou lamarckisme ; et la théorie de la sélection, ou darwinisme, que Haeckel présente comme la plus importante parmi les théories qui cherchent à expliquer par des causes mécaniques la transformation des espèces. Il entreprend ensuite d’énumérer les preuves du transformisme et de la descendance simienne de l’homme, dans le domaine de la morphologie et de la physiologie comparée, surtout des animaux inférieurs, de la craniologie, etc., donnant de la sorte un abrégé de ses principales doctrines. Mais c’est aussi toute son approche de l’enseignement que Haeckel défend. Contre Virchow pour qui « nous devons soigneusement distinguer entre l’enseignement et la recherche. Ce que nous cherchons, ce sont des problèmes. Mais le problème ne doit pas faire l’objet immédiat de l’enseignement »39, Haeckel rappelle que l’enseignement de Virchow lui-même avait été remarquable et passionnant justement parce qu’il livrait toujours des hypothèses, des problèmes à résoudre, et non des faits, sûrs, indubitables ; et il conclut avec un vibrant plaidoyer pour la liberté de la science et de son enseignement40.

20 Ce court pamphlet de Haeckel (142 pages) est précédé d’une préface du traducteur de 32 pages. Soury ne se limite pas à situer l’essai de Haeckel dans le contexte de la querelle, ou à en discuter les arguments ; il prend résolument parti pour le point de vue moniste, « l’explication mécanique qui découvre les causes dernières des phénomènes dans les mouvements des particules ultimes de la matière », l’origine simienne de l’homme, la génération spontanée des monères primitives dans la mer, « comme les

Arts et Savoirs, 9 | 2018 179

cristaux salins naissent dans les eaux-mères ». Il présente aussi, d’une manière très claire, d’autres doctrines que Haeckel traite surtout dans d’autres ouvrages, comme la théorie de la récapitulation « pour laquelle l’évolution embryologique individuelle que Haeckel appelle ontogénie, doit être un résumé rapide, une brève récapitulation de l’évolution paléontologique, de la longue existence des espèces antérieures, de la phylogénie »41 ; ou la théorie de la gastrée, exposée pour la première fois dans la Monographie des éponges calcaires (1872), selon laquelle le premier ancêtre de tous les animaux devait ressembler à la gastrula, constituée de deux feuillets germinatifs. Mais dans ce long chemin qui mène de la monère à l’homme, c’est surtout le développement du cerveau qui intéresse Soury : De même que le développement intellectuel de chaque enfant n’est qu’une brève répétition de l’évolution mentale qui, à travers des milliers d’années, a fait sortir l’esprit humain de l’intelligence rudimentaire des autres vertébrés, l’embryologie du système nerveux est un rapide abrégé de l’évolution historique par laquelle a passé l’organe de l’âme, de l’humble ganglion sus-œsophagien des vers au cerveau si complexe des singes anthropoïdes et de l’homme42. […] On entrevoit maintenant ce que sera la psychologie de l’avenir, quand, au lieu d’étudier l’homme blanc adulte, l’Européen civilisé de Paris ou de Londres, elle fondera ses spéculations sur les principes généraux de l’anatomie comparée, de la physiologie et de l’embryologie du système nerveux.43 Et il conclut : Des livres comme la Morphologie générale, l’Histoire naturelle de la création, l’ Anthropogénie et Les Preuves du transformisme – sorte de synthèse ou de résumé philosophique de la doctrine, – ne paraissent pas en vain dans le monde. Ils annoncent une rénovation prochaine de la pensée, un renouvellement lent, mais fatal, de la conscience, une évolution de l’esprit humain.44

21 Le 21 juin 1879, Soury envoie à Haeckel sa recension de deux de ses essais, parue dans La Revue scientifique ; il annonce qu’il travaille sur la préface du Règne des protistes, et qu’il lui a trouvé un précurseur français en la personne de Bory de Saint-Vincent. Avec cette deuxième traduction45, Soury s’attaque à un ouvrage d’un abord plus difficile : il s’agit d’un aperçu de la morphologie et d’une tentative de classification des êtres unicellulaires ou protistes46, que Haeckel propose de placer dans un règne indépendant du règne animal et du règne végétal.

22 Le 24 juin, Soury s’inquiète de la menace de l’éditeur Reinwald de supprimer sa préface : « Dites à l’éditeur allemand [...] d’attendre la préface au Règne des protistes qui est nécessaire car le public français, même cultivé, est tout à fait étranger à vos études de biologie. » Le 27 juillet la préface est finalement terminée, et Soury demande une intervention de Haeckel car « l’éditeur allemand » veut la réduire à un maximum de quatre pages.

23 L’intervention a apparemment été efficace, car la préface est maintenue (60 pages, pour un essai de 121 pages...). Soury rend d’abord hommage à la « haute valeur philosophique » de ces organismes : Si un rayon de lumière est tombé naguère sur l’obscur et vaste empire des Protozoaires, sur ce « chaos systématique », c’est surtout à M. Haeckel qu’on le doit, grâce à sa découverte des Monères. Ces organismes, les plus simples peut-être qu’on peut imaginer, puisqu’ils n’ont pas d’organes, pourraient être, avec autant de droit, c’est-à-dire avec aussi peu de raison, considérés comme des rudiments d’organisation animale ou végétale. La haute valeur philosophique de cet état d’indifférence morphologique, chez des êtres qui vivent encore sur cette planète, ne pouvait échapper au naturaliste qui, après Lamarck et Darwin, aura le plus

Arts et Savoirs, 9 | 2018 180

contribué à fonder dans le domaine des sciences biologiques la théorie de l’évolution. D’autres considérations, qu’on lira en ce livre, l’inclinèrent à faire entrer ces êtres, avec les Rhizopodes, les Amibes, les Diatomées, les Flagellés etc., dans un règne destiné à réunir, comme une zone frontière, les deux grands règnes des végétaux et des animaux, en même temps qu’à leur servir de fondement. Mais, loin d’avoir voulu élever je ne sais quelles murailles de la Chine entre les plantes, les animaux et les protistes, M. Haeckel a maintes fois témoigné qu’il tenait plutôt pour très vraisemblable que les animaux, aussi bien que les végétaux, descendent de certains Protistes, et, en particulier, des plus simples de ceux-ci, les Monères, tandis que d’autres groupes de Protistes (Diatomées, Myxomycètes, Rhizopodes) se sont développés isolément. Cette division systématique des trois règnes organiques n’a jamais eu à ses yeux qu’un but pratique : faciliter la diagnose différentielle des corps organisés.47

24 En bon patriote, Soury s’emploie ensuite à présenter les savants français ayant traité du même sujet, qu’ils soient « précurseurs » ou contemporains de Haeckel. Bory de Saint Vincent (1778-1846), « l’un des disciples du grand Lamarck, le père du Règne psychodiaire », « précurseur » de Haeckel, a droit à un chapitre entier, bien que son « règne psychodiaire » ne conserve qu’un intérêt historique48.

25 Dans les deux chapitres suivants, traitant de l’« Origine et nature de la vie », et de l’« Unité de la vie dans les trois règnes organiques », c’est Claude Bernard (1813-1878), qui venait de mourir le 10 février 1878, qui est cité à plusieurs reprises, et que Soury tente de confronter et de rapprocher de Haeckel. Comme Haeckel, Claude Bernard aurait une vision unitaire de la nature et des sciences : Comment pourrions-nous comprendre, a dit éloquemment Claude Bernard, un antagonisme, une opposition entre les propriétés des corps vivants et celles des corps bruts, puisque les éléments constituants de ces deux ordres de corps sont les mêmes ? Tous les corps vivants sont exclusivement formés d’éléments minéraux, empruntés au milieu cosmique. Descartes, Leibnitz, Lavoisier, nous ont appris que la matière et ses lois ne diffèrent pas dans les corps vivants et les corps bruts ; ils nous ont montré qu’il n’y a au monde qu’une seule mécanique, une seule physique, une seule chimie, commune à tous les êtres de la nature.49

26 Soury énumère ensuite nombre d’arguments de Claude Bernard tendant à montrer comme les phénomènes de la vie, respiration, reproduction, mouvement, sensibilité, peuvent être ramenés à des phénomènes physico-chimiques. « Rien là qui soit spécial au monde vivant […] : la nature physique obéit à la même règle. »50 Puis, Soury rappelle que Claude Bernard, dans ses cours au Muséum, enseignait qu’« il n’y a qu’une seule manière de vivre, qu’une seule physiologie pour tous les êtres vivants »51. Cette « unité vitale dans les deux règnes », Claude Bernard la voyait jusque dans la nutrition : « Si l’on définit la nutrition un perpétuel échange de liquides et de gaz entre l’élément anatomique et le milieu ambiant, on voit de reste qu’il n’est pas de phénomène plus essentiel à tous les êtres vivants, à quelque règne qu’ils appartiennent. »52 La respiration est identique dans les trois règnes. « Quant à la sensibilité, […] c’est une propriété générale de la matière. »53 Le protoplasma est susceptible d’être sollicité par le milieu interne ou externe, et de réagir à cette excitation. « L’eau, la chaleur, l’oxygène, les substances dissoutes dans le milieu ambiant, c’est-à-dire, en somme, Claude Bernard en a fait la remarque, ce que les anciens appelaient les quatre éléments, voilà les sources des excitations extérieures. »54 Le mouvement n’est pas non plus spécifique aux animaux, car des spores et des plantes se meuvent au moyen de filaments, de cils vibratiles. Enfin, Claude Bernard aurait approuvé l’idée d’un protoplasme amorphe dans lequel résiderait la vie, la vie non encore définie, et

Arts et Savoirs, 9 | 2018 181

l’adoption d’un troisième règne organique, de « ces êtres dont on ne peut dire s’ils sont animaux ou végétaux »55. Il n’y aurait pas jusqu’à la théorie plastidulaire de la mémoire que Claude Bernard n’ait paru considérer d’un œil favorable, lui qui avait écrit que « le germe semble garder la mémoire de l’organisme dont il procède. »56

27 Le troisième ouvrage traduit par Soury, Essais de psychologie cellulaire57 (1880), réunit deux essais de Haeckel : La Périgenèse des plastidules (Die Perigenesis der Plastidule), qui contient l’une de toutes premières théories de la mémoire héréditaire, une mémoire inconsciente des molécules du plasson, les plastidules, qui transmetteraient de génération en génération leurs propriétés caractéristiques dans un mouvement rythmique continu ; et Psychologie cellulaire ( Zellseelen und Seelenzellen), décrivant l’appareil psychique ou « organe de l’âme » comme un ensemble composé de millions d’âmes indépendantes, chaque cellule cérébrale étant un organisme élémentaire, doué d’une forme, d’une vie, et aussi d’une « âme », une âme cellulaire propre. Les deux essais, de 158 pages en tout, sont précédés d’une préface du traducteur de 25 pages. En voici quelques extraits, qui montrent que Soury interprète l’hylozoïsme de Haeckel comme un monisme « strictement mécanique », et n’hésite pas à critiquer l’usage du terme « âme », qui lui paraît dangereusement spiritualiste, et dont Haeckel n’aurait pas voulu se débarrasser par crainte de « se couper de toutes les sources poétiques du passé » : Un nombre considérable de propriétés regardées comme particulières à la matière vivante ou animée, la sensibilité elle-même, se sont trouvées appartenir aussi bien, quoique à de degrés très différents, à la matière brute. De là à croire aux « forces psychiques » et aux « âmes » des atomes et des plastidules, il n’y avait qu’un fossé à franchir, encore assez large pourtant ; Haeckel l’a franchi ; je ne le suivrai pas, de peur d’une chute. Je ne saurais admettre, en effet, que les atomes possèdent des « forces » ; qu’ils éprouvent du plaisir et du déplaisir, des amours et des haines lorsqu’ils se joignent ou se repoussent ; qu’ils agissent à distance, sentent et veulent ; bref, qu’ils aient une « âme ». Ce dernier vocable revient trop souvent dans ce livre ; il étonne ; la psychologie de l’avenir sera sûrement une « psychologie sans âme ». Et, comme il arrive, nul n’aura plus contribué à la fonder que l’auteur de la Psychologie cellulaire. […] Loin de ressembler à un vague panthéisme, son monisme est strictement mécanique. C’est même un peu, j’imagine, pour échapper à la difficulté de faire commencer « l’âme » à un moment de la durée, qu’il l’a faite éternelle, comme l’atome.58

28 Aussi, sans méconnaître l’intérêt de la théorie de la périgenèse des plastidules, Soury ne se prive pas de la critiquer : Seules, les molécules du plasson, les plastidules ont de la mémoire. Pourquoi ? Haeckel ne le dit pas. Mais ne pourrait-il pas répondre que cette propriété apparaît ici pour la première fois grâce à une combinaison nouvelle de la matière, à la combinaison dont sont formées les molécules du plasson ?

29 Dans une longue lettre sans date (mais sans doute rédigée entre le 26 Juillet et le 16 décembre 1879) Soury annonce à Haeckel la parution et l’envoi d’un exemplaire de la Psychologie cellulaire, qu’il espère appelée à avoir « un grand retentissement dans toute la France », « grâce à la grande publicité dont dispose la librairie Germer-Baillière et Cie »59.

30 S’il loue les théories de Haeckel sur les propriétés psychiques des cellules et même du monde inorganique, et sur la périgenèse des plastidules, il rappelle sa réticence vis-à- vis du terme « âme », « cette abstraction ne faisant qu’embrouiller et compliquer le

Arts et Savoirs, 9 | 2018 182

problème biologique dont il s’agit ». Il tient ces théories pour « le fondement véritable de toute psychologie de l’avenir, laquelle devra être une psychologie sans âme ».

31 De fait, après ces trois traductions coup sur coup, la carrière de Soury connaît un tournant qui l’amènera à enseigner la « psychologie physiologique » et à devenir le premier historien de la neurologie.

Les vicissitudes d’une relation intellectuelle

32 Ses mentors Paul Bert60 et Gambetta reconnaissent à Soury son talent mais échouent à lui obtenir une chaire d’histoire comparée des religions au Collège de France, à cause de l’opposition de Jules Ferry (1832-1893), alors ministre de l’Instruction publique, et de M. de Laboulaye, administrateur du Collège de France. Cette étrange aventure est décrite par Renan dans une lettre : Nous possédons dans notre littérature l’hircocerf le plus étrange que jamais la nature ait produit ; c’est Jules Soury. Dons de nature surprenants ; le grand style inné ; prodigieuse facilité d’assimilation des idées d’autrui ; esprit éminemment philosophique ; puis tout cela gâté par une déplorable étourderie, un amour-propre insupportable, un manque de sérieux désolant. Enfin corruptio optima, c’est le seul être créé qui ait réussi quelquefois à me faire sortir de mes gonds. Soury écrit dans La République française sans appartenir au parti démocratique. Gambetta remarqua ses articles, attacha plus d’importance qu’il ne fallait à leur valeur de fond, mais il ne se trompa pas sur le talent. Il fit venir Soury dont la situation à la Bibliothèque Nationale est fort inférieure, et lui dit : « II vous faut une situation, une chaire, que pourrait-on faire ? » Soury eut l’idée du monde la plus saugrenue, du moins quant à la forme. Il proposa une chaire d’éthologie ou mœurs comparées des peuples. Gambetta répondit que jamais commission du budget ne comprendrait cela. Soury dit alors : « Et une chaire de religions comparées ? » Le mot fut saisi avec empressement. Une telle idée flattait l’anticléricalisme de Gambetta et d’ailleurs était mise en avant par Paul Bert (esprit ardent et puissant mais très hasardé dans la pratique) presque dans les mêmes termes, comme un moyen de remplacer toutes les facultés de théologie.61

33 Après cet échec, qu’il vit comme une grande injustice et un affront personnel, Jules Soury s’applique à étoffer ses qualifications académiques, et prépare sa double thèse de doctorat ès lettres. Dans cette perspective, il écrit à Haeckel le 6 février 1880, pour lui demander des références bibliographiques sur l’hylozoïsme : « Je connais Glisson, Leibnitz (les monades ne sont que des atomes doués de perception et d’appétition), Maupertuis (la thèse du Dr. Baumann), Robinet et... Haeckel. Mais bien d’autres ont dû traiter cette matière... ». Dans une lettre du 17 septembre 1881, il se plaindra auprès de Haeckel de ne pas avoir eu « sa » chaire au Collège de France : « Et à moi non plus, dans mon humble sphère, on ne me permet pas d’être “Atheist, Monist et Darwinist” ; on ne m’a pas encore rendu la chaire qui m’a été promise et qu’on me doit. »

34 Soury soutient ses deux thèses en Sorbonne en 1881. La thèse française, Théories naturalistes du monde et de la vie dans l’Antiquité, est dédiée à Ernest Renan, la thèse latine, De hylozoismo apud recentiores, à l’helléniste Émile Egger62 ; elles seront publiées dans une forme revue et augmentée la même année63.

35 Peu après, Paul Bert devient à son tour ministre de l’Instruction publique et des Cultes : s’il ne peut donner à son ami la chaire promise, il lui fait cependant obtenir une charge de cours à la IVe section (Sciences historiques et philologiques) de l’École Pratique des

Arts et Savoirs, 9 | 2018 183

Hautes Études, le 30 novembre 188164. Jules Soury y enseignera, de 1882 et jusqu’à sa mort en 1915, l’Histoire des doctrines de psychologie physiologique contemporaines.

36 Son enseignement, nouveau et original, remportera un grand succès. En 1891 Anatole France fera de lui un portrait enthousiaste dans sa rubrique du Temps, où il est présenté un scalpel à la main, un cerveau sur la table, enseignant la théorie des localisations cérébrales : C’est là, dans cette salle, qu’il faut le voir et l’entendre. Un peintre ferait un beau portrait s’il saisissait le caractère puissant de ce crâne dépouillé et poli, non par l’âge (M. Soury est jeune encore), mais par le travail de la pensée, de ces petits yeux perçants, de ces joues lourdes que la parole anime, de ce geste simple et paisible, de cette forme épaissie par une vie claustrale et qui révèle une vigueur de corps peu commune, détournée au profit du travail sédentaire et des spéculations intellectuelles. Je voudrais que le peintre mit toute la lumière sur ces mains un peu courtes, mais belles, qui après s’être plongées dans la prodigieuse substance blanche ou grise, s’ouvrent, pour la démonstration, comme afin de laisser échapper les vérités dont elles sont pleines. Ce serait vraiment une belle composition, et tout, jusqu’aux débris de cervelle et de cervelet répandus sur la table, prendrait un sens intellectuel, revêtirait cette noblesse que la science imprime à la nature. En dix ans de professorat, M. Jules Soury a pu faire la synthèse des travaux qui, depuis 1870, c’est-à-dire depuis la découverte de Fritsch et Hitzig, ont paru en Europe sur la théorie des localisations cérébrales. Il a publié la matière de ses leçons en un volume qui vient de paraître.65

37 Depuis 1881, les échanges épistolaires avec Haeckel se sont espacés et, dans ses rares lettres, Soury cherche surtout à obtenir des marques de reconnaissance ou simplement d’attention, souhaitant demeurer au premier rang des admirateurs et des propagateurs de la doctrine haeckelienne.

38 Le 10 octobre 1892, Soury adresse à Haeckel une longue lettre empreinte de pessimisme. Tout va mal en France, il y a une « dégénérescence de la raison » ; tous les maîtres à penser de la jeunesse sont redevenus déistes est spiritualistes, on croit désormais aux révélations des médiums et des âmes des morts... On assiste à la même réaction cléricale et obscurantiste qui fait pousser à Haeckel « ce grand cri d’alarme, Die Weltanschauung des neuen Kurses »66. Soury cherche l’approbation de Haeckel dans son combat matérialiste ; mais Haeckel s’intéresse de plus en plus à la philosophie, et se tourne vers une propagande presque religieuse du monisme67.

39 Lorsqu’il envoie à Soury son livre Der Monismus als Band zwischen Religion und Wissenschaft68, qui parle d’une « idée moniste de Dieu », de l’« unité de Dieu et du monde », de « Dieu et de la nature », d’un « Dieu-Nature », source inépuisable de jouissances esthétiques, enfin, de la nouvelle « trinité du monisme », le « beau », le « vrai » et le « bien », Soury est outré. Le 27 décembre 1892, il rédige une véritable « lettre de rupture » destinée à Haeckel, dans laquelle il le compare à Auguste Comte, « dont la ferveur religieuse fut un des symptômes de l’aliénation mentale » : « Je ne vous suis plus, je refuse énergiquement d’entrer dans l’Église nouvelle que vous dédiez à la Trinité du Monisme ! »69

40 La rupture semble consommée mais le lien se renoue lorsqu’en 1897, après un long silence, Soury remercie Haeckel, par une lettre anodine, pour l’envoi d’un livre et annonce son futur grand livre sur le système nerveux central. En effet, Soury tira de son enseignement la matière de nombreux articles parus dans des journaux médicaux (L’Encéphale de Luys ; Les Archives de neurologie de Charcot) et de plusieurs livres, dont

Arts et Savoirs, 9 | 2018 184

son opus magnum, Le Système nerveux central (1889), couronné par l’Académie de médecine et l’Académie des sciences70.

41 Cet ouvrage monumental (deux gros volumes in quarto, 1863 pages) a pour ambition de retracer une histoire anatomique et physiologique de l’intelligence, une « histoire naturelle de l’esprit humain »71. Il débute par Alcméon de Crotone (500 avant J.C.) et se termine avec la théorie neuronale de Santiago Ramon y Cajal, à la pointe des recherches contemporaines les plus avancées. 327 pages sont dédiées à l’Antiquité, 33 au Moyen Âge, 269 à l’âge moderne, et 1150 à l’époque contemporaine. 67 pages de table des matières analytique, et 13 pages d’index nominum complètent cette somme. Le Système nerveux central est fondé sur un matérialisme et un évolutionnisme intransigeants : La psychologie contemporaine est une psychologie sans âme. Confinée dans l’observation et dans l’expérience, la science, par définition, ne saurait rien et ne peut rien savoir de ce qui ne tombe pas sous les sens ou n’est pas l’objet d’expérience. C’est dire que loin d’affirmer ou de nier les croyances métaphysiques ou religieuses, la science les ignore. Là est la raison de son avancement, l’explication de sa puissance conquérante dans le présent, la promesse de son règne à venir.72

42 Ce qu’on appelle raison est ramené à des « instincts héréditaires » résultant « des variations utiles acquises mécaniquement au cours des longues luttes pour l’existence, ou, en d’autres termes, en vertu d’habitudes ancestrales devenues organiques par sélection naturelle ». Descartes avait raison : tous les êtres vivants ne sont que des automates : son erreur a été de tirer l’homme de la foule innombrable de ses frères inférieurs. Inconscients ou conscients, les processus psychiques n’en sont pas moins toujours automatiques. La conscience n’ajoute rien, quand elle existe, à ces processus, pas plus que l’ombre au corps.73

43 À la fin de l’ouvrage, Soury souligne la continuité des mondes inorganique et organique : L’unité suprême de la nature a sa plus haute expression dans l’unité de la science. Il n’y a pas deux mécaniques, une mécanique céleste et une mécanique cérébrale ; deux chimies, une chimie inorganique et une chimie organique ; deux physiologies, non plus que deux psychologies. Partout éclate, avec l’infinité de la causalité, la continuité des phénomènes naturels.74

44 En 1899, l’année même où il publie Le Système nerveux central, Soury s’engage dans la campagne antidreyfusarde : ses interventions visent à légitimer le nationalisme xénophobe et l’antisémitisme politique par un déterminisme biologique absolu75.

45 Mais une lettre à Haeckel datée du 2 janvier 1881 montre que l’antisémitisme de Soury ne date pas de la fin du siècle : J’applaudis au mouvement antisémitique de votre nation. Mais il faut bien qu’on sache que le judaïsme n’est pas un fait religieux mais un fait de race, qu’un juif baptisé, germanisé, francisé, italianisé, etc., n’en reste pas moins toujours un juif, un sémite, dont la patrie véritable est dans la vallée du Jourdain. Le Sémite et les Indo-Européens constituent deux races humaines absolument hétérogènes, et, dans la lutte pour l’existence civile, raciale, économique, les Sémites, plus souples, plus capables de s’adapter aux conditions extérieures, l’emporteront à la fin, si l’on n’y prend garde, sur les Indo-européens. Cette fois, ce ne serait pas la meilleure, au moins moralement, mais la plus apte, qui triompherait, au grand dommage de la civilisation moderne. Bon courage donc, et sus aux Juifs !

Arts et Savoirs, 9 | 2018 185

46 Pour Soury, à l’inconscient cérébral76 s’ajoute un inconscient héréditaire, racial. Les « Aryens » et les « Sémites » seraient dotés d’une psychologie différente, car d’un cerveau différent : « Ces deux grands groupes ethniques réagissent tout autrement dans les mêmes circonstances parce que leur nature est hétérogène ». Les Juifs sont présentés comme une race ou peut-être même une espèce différente, inassimilable, toujours étrangère « en dépit de toutes les naturalisations, de toutes les conversions », définie et emprisonnée par sa mémoire héréditaire, et menacée par la dégénérescence, « l’usure du système nerveux central ». L’antisémitisme serait donc une réaction naturelle d’autodéfense des « Aryens » contre les Juifs, l’expression d’une « guerre des races ». Soury donnera à L’Action française des articles virulents, contre « la Porcherie contemporaine » dirigée par « les francs-maçons, les Juifs et les huguenots », et pour la défense « de tout ce que nous aimons, la Terre de nos Morts, l’Église catholique, l’Armée de la France ». Ces articles seront repris dans son dernier livre : Campagne nationaliste 1899-1901, dédié au général Mercier, dont il avait admiré la déposition contre Dreyfus au procès de Rennes en 1999, et auquel il aurait apporté personnellement une copie de son ouvrage77.

47 Soury fonde son antisémitisme « scientifique » dans sa croyance aux lois d’airain de l’hérédité : J’ai dédié cet ouvrage à la mémoire de mes parents, à ceux dont je ne suis, comme nous ne le sommes tous, que la continuité substantielle, la pensée et le verbe encore vivants avec leur cortège de gestes, d’habitudes et de réactions héréditaires, qui font que le mort tient le vif et que les caractères propres, ethniques et nationaux, nés de variations séculaires, qui différencient le Français de France de l’étranger, ne sont point des métaphores, mais des phénomènes aussi réels que la matière des éléments anatomiques de nos centres nerveux, les neurones, seuls éléments de notre corps qui, de la naissance à la mort de l’individu, persistent sans proliférer ni se renouveler jamais. Là est le témoignage irréfragable de l’hérédité psychologique. Là est le fondement de notre culte des morts et de la terre où ils ont vécu et souffert, de la religion de la patrie.78

48 Soury, ce célibataire pessimiste, a vécu avec sa mère jusqu’à l’âge de cinquante-trois ans. Après la mort de celle-ci, à l’âge de 86 ans, le 26 octobre 1895, terrassé, il se laisse presque mourir de faim ; « enseveli vivant », il déjeune d’un morceau de pain et d’une pomme sur un banc du jardin du Luxembourg79. Après l’effort presque surhumain de la rédaction du Système nerveux central, et les bouffées de haine de la Campagne nationaliste, Soury poursuit ses cours mais ne publie plus. Sa fin de vie est solitaire. Ses écrits antidreyfusards l’ont éloigné de la plupart de ses amis et collègues80. Par ailleurs, ses travaux sur le système nerveux ne lui paraissent plus aussi solides qu’il le croyait. Barrès rapporte en 1906 ces propos désabusés de Soury81 : J’ai eu une grande contrariété. Les travaux espagnols exécutés grâce à des réactifs nouveaux m’ont prouvé que le lobe frontal, préfrontal ( ?) ne peut plus être le siège de l’intelligence comme je le croyais. Il n’a pas une richesse suffisante. C’est un espace déshérité, une plaine Saint-Denis. Ainsi ma construction s’écroule. Ignoramus et Ignorabimus. Ce n’est pas le temps de savoir, mais c’est toujours le temps de chercher. Mes matériaux me restent : nous avons les localisations, mais le siège de cette faculté de l’âme qu’on appelle l’intelligence, il reste à déterminer. C’était une cité de nuages. Un coup de vent est venu. Agnosticisme.

49 Des années après sa brouille avec Haeckel, le 17 février 1914, à l’occasion du 80e anniversaire du savant allemand, Soury lui envoie une longue lettre affectueuse, dans

Arts et Savoirs, 9 | 2018 186

laquelle il rappelle leur longue amitié82. Et le 26 juin, il lui adresse son grand livre, « que le disciple fidèle dépose aux pieds de son maître ».

50 Deux jours auparavant, le 24 juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand avait été assassiné.

51 Le 17 juillet Soury demande à Haeckel s’il a reçu son livre.

52 Le 28 juillet, l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie et le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le Temps du 13 octobre 1914 publie l’Appel aux Nations Civilisées (An die Kulturwelt), signé par 93 intellectuels et scientifiques allemands, dont Ernst Haeckel.

53 Soury meurt le 10 août 1915, à 73 ans, au 127, rue du Ranelagh, dans un oubli complet. Après des obsèques religieuses à Notre-Dame-de-Miséricorde d’Auteuil, il est porté au cimetière de Montparnasse, selon ses vœux, dans le corbillard des pauvres83.

54 Dans son ouvrage sur Le Stupide XIXe siècle (1922), Léon Daudet se souviendra de lui : Je ne me rappelle pas sans attendrissement le papa Jules Soury, matérialiste convaincu et qui, cependant, par tradition, allait régulièrement entendre sa messe. À ses yeux la vie était exécrable, un deuil semé de deuils, et sans lendemain. Mais, pour franchir ce temps hideux (où les concierges et les domestiques lui apparaissaient ainsi que des fléaux en surcroît), il y avait la science et le laboratoire. Le papa Soury croyait dur comme fer, lui, l’incrédule, que la constitution du cerveau, considéré comme sécrétant la pensée à l’aide des neurones (mais où sont les neurones d’antan !), était aujourd’hui connue de façon définitive, immuable. Il se fâchait, si l’on émettait là-dessus quelque doute. Comme j’avais plaisir à le voir et à jouir de son humeur pittoresquement quinteuse, je lui accordais ce qu’il voulait ; et même que son énorme bouquin sur les fonctions du cerveau conserverait son actualité au-delà de trente ans. Il l’a déjà entièrement perdue.84

55 Haeckel survécut à Soury jusqu’en 1919.

ANNEXES

Annexe 1. Lettre sans date (automne 1879)

Cher Maître et ami, Vous avez dû recevoir, ces jours-ci, un exemplaire cartonné du Règne des protistes ? L’avez- vous reçu ? Voici maintenant quelques exemplaires de votre Psychologie cellulaire, que la librairie Germer Baillière vient de mettre en vente. Ce livre aura beaucoup plus de retentissement en France que le Règne des protistes, grâce à la grande publicité dont dispose la librairie Germer Baillière et Cie. J’ajoute que j’ai eu beaucoup plus à me louer de cette maison que de celle de M. Reinwald qui, en s’arrangeant pour publier votre livre sans rien payer, ou peu de chose, a mis en vente un livre mal disposé

Arts et Savoirs, 9 | 2018 187

typographiquement, rempli de fautes d’impressions, que l’éditeur allemand a refusé de corriger, même dans un erratum ! J’ajoute encore que je n’ai eu que dix exemplaires (10 ex.) pour moi, et que la presse en a eu moins encore, si bien que, malgré tous mes efforts, le Règne des protistes passe presque inaperçu, et cela par l’avarice des éditeurs allemand et français de votre livre. Au contraire, la Psychologie cellulaire aura un grand retentissement dans toute la France. Dans une courte préface, j’ai présenté le mieux que j’ai pu au public français votre profonde hypothèse de la périgenèse des plastidules. Voilà le fondement véritable de toute psychologie de l’avenir, laquelle devra être une « psychologie sans âme », – cette abstraction ne faisant qu’embrouiller et compliquer le problème biologique dont il s’agit, et perpétuer des habitudes de langage dont profitent nos plus dangereux ennemis, les spirites de Londres et de Leipzig, de Russie et d’Amérique. La sensibilité, c’est-à-dire la propriété de réagir contre les impressions du milieu ambiant, peut bien être une propriété générale de la matière organique et inorganique, s’il est encore permis de conserver cette distinction : outre que cette sensibilité doit être inconsciente chez les minéraux et chez les protistes les plus rudimentaires, tels que les monères, le mot « âme » n’éclaire en rien la nature du processus de la sensation et prête à toute sorte d’erreurs. Puisque la vie commence avec l’apparition de certaines conditions, il est naturel d’admettre que les propriétés vitales, servant à définir la vie, – telles que nutrition, reproduction, sensibilité et mouvement volontaire – commencent également avec les combinaisons albuminoïdes ; il est donc tout à fait hypothétique de transporter ces propriétés vitales aux molécules minérales et aux atomes chimiques. Au fond, je sais, cher Maître et ami, que je suis tout à fait d’accord avec vous. En France, on serait heureux de vous voir écrire une Psychologie cellulaire complète, formant en quelque sorte un pendant au grand livre de Virchow. Quoi que vous écriviez, d’ailleurs, vous avez parmi nous d’enthousiastes disciples, votre philosophie biologique étant le couronnement naturel de la conception mécanique du monde de votre Kant et de notre Laplace. Tenez-moi, je vous prie, au courant de vos belles recherches ; envoyez-moi ce que vous publiez, livres ou articles, afin que je continue d’entretenir de vos idées et de vos découvertes le public français. Vous écrivez dans le Kosmos, dans la D. Rundschau, dans les journaux savants d’Iéna, tous recueils que je ne puis pas toujours lire assidûment ; veuillez donc m’envoyer des tirages à part de vos articles. Veuillez croire, je vous prie, cher ami, a mes sentiments d’affectueux dévouement et d’ardente sympathie. Jules Soury Paris, 52 boulev. St. Germain

Annexe 2. Lettre du 10 octobre 1892

Paris, 21 rue Gay Lussac le 10 oct. 1892

Arts et Savoirs, 9 | 2018 188

Cher maître et ami, je m’empresse de vous adresser mes plus vifs remerciements pour l’envoi de vos dernières publications, pour la 3° édition de votre grand livre, l’Anthropogénie, si profondément remanié et toujours si génial, mais aussi pour les deux autres opuscules qui l’accompagnent. Je vois que vous vous préparez à publier une édition, tout à fait nouvelle, de votre Protistenreich. Je serai heureux si, comme vous voulez bien me le faire espérer, l’honneur m’est réservé de traduire encore ce livre. S’il vous plaît que j’y mette une introduction, celle-ci aura des proportions beaucoup plus restreintes que l’ancienne. Reste la question de l’éditeur. Je ne connais pas les successeurs de feu M. Reinwald. Mais peut-être êtes-vous en rapport avec eux et savez-vous leurs intentions quant à cette nouvelle édition ? Naturellement, il y a plus d’un éditeur pour Ernst Haeckel à Paris, et, quoi qu’il arrive, vous êtes de ceux qui sont toujours sûrs d’être lus, en français comme en allemand. Je vous envoie par courrier mes Fonctions du cerveau, et je sollicite toute votre amicale indulgence pour l’œuvre et pour l’auteur. Le Professeur Hitzig de Halle a bien voulu écrire deux articles favorables, pour la 1re et la 2e édition de ce livre, et le professeur H. Munk, le physiologiste de Berlin, s’en réfère à mon livre, pour l’histoire de la question, dans sa dernière communication à l’Académie des Sciences de Berlin, intitulée Über die Gefühlsphären des Grosshirns. Mais c’est à votre estime, à votre approbation que je tiens par dessus tout, en souvenir de ma vieille et toujours vivace admiration pour vous, pour le savant et pour le philosophe. Nous assistons, en France à la même réaction cléricale et obscurantiste qui vous fait pousser ce grand cri d’alarme, Die Weltanschauung des neuen Kursus. Sous prétexte de réconciliation et d’union, le gouvernement de la République française accueille depuis quelque temps, et favorise de toutes les manières, les pires ennemis de la libre pensée et de la science, les catholiques, les chrétiens de toute secte et les Juifs. La France ne périra que par Rome ; la papauté ne disparaîtra du monde qu’en entraînant après elle la France dans l’abîme. La Weltanschauung de nos écoles – depuis l’école primaire jusqu’aux Universités, est encore et toujours celle des livres hébreux, des Pères de l’Église et des scholastiques du moyen âge. Tous les maîtres de la jeunesse que l’on forme dans les Écoles normales sont redevenus déistes et spiritualistes comme on l’était en France il y a cinquante ans. La conception mécanique du monde n’existe plus que dans quelques intelligences, rari nantes in gurgite vasto85. Les socialistes sont ignorants, et les gens d’étude, la jeunesse comme les professeurs, se convertissent de plus en plus à une sorte de religion mystique, de superstition savante, qui semble un retour atavique aux idées des sauvages sur le monde ; les grands prêtres de cette religion s’appellent Wallace, Krooks, Zöllner, Ch. Richet, le professeur de physiologie de la Faculté de médecine de Paris ! On fait aujourd’hui profession de dédaigner la science et l’on exalte la foi, – la foi aux choses de l’au-delà, aux révélations des médiums et des âmes des morts. Les hallucinations télépathiques, les suggestions à distance, le transfert des forces nerveuses, voilà la matière des livres et des conversations chez les Européens les plus instruits de cette fin de siècle. En effet en Allemagne, et non pas seulement en France, en Russie, en Angleterre surtout, maintenant aussi en Italie, même dégénérescence, à

Arts et Savoirs, 9 | 2018 189

de degrés divers, de la vieille raison humaine. L’occultisme, c’est à dire le spiritisme et le spiritualisme, se propage et sévit, à la manière d’une épidémie, sur toute l’Europe. Quelle sera la fin de tout cela ? On en reviendra sans doute à l’acception du monde d’un Démocrite, d’un Galilée, d’un Laplace et d’un Darwin ; mais le mal qui nous envahit me paraît devoir s’appesantir pour ( ?) des années sur cet Occident, qu’on pouvait croire à l’abri de pareils fléaux. Songez que Bismarck lui-même a été à Canossa. Le pape, comme vous l’avez écrit, a triomphé du chancelier de fer. Que pouvons-nous, nous autres qu’on hait et qu’on persécute de toutes les manières, pour sauver ces millions d’intelligences héréditairement faussées, livrées en proie, dès la première enfance, aux prêtres, aux maîtres confessionnels, enfin à la caserne ? Nous avions cru les conquérir à nos idées, à la science, à la philosophie. Nous avons fait un beau rêve. Nous n’avions de prise que sur les intelligences ; ce qu’il y a de profond et d’indestructible dans la nature humaine, les sentiments et les instincts, sont demeurés les mêmes ; et le premier faiseur de pluie, le premier sorcier venu n’a eu qu’à paraître : tous ces faux convertis sont revenus aux façons de sentir et de penser ancestrales, à la foi aux revenants, à l’invisible, au surnaturel. Certes, la science s’accroîtra et persistera aussi longtemps que l’intelligence humaine sur cette planète, mais elle sera de plus en plus la chose d’une aristocratie spirituelle, suspecte aux foules, et souvent dénoncée aux pouvoirs publics, aux Parlements, aux Églises, aux Caprivi et aux Zedlitz, comme une puissance funeste aux États et dangereuse pour l’esprit public. Pardonnez-moi ces réflexions chagrines que m’a inspirées votre bel article, Die Weltanschauung des neuen Kursus, et croyez-moi toujours, je vous prie, tout à vous de cœur et d’esprit Jules Soury J’envoie par le même courrier un exemplaire de mon livre à votre très distingué disciple, M. le Dr Max Verworn. Présentez-lui mes excuses pour ne pas avoir mis de dédicace : je n’avais plus d’exemplaire, et j’ai dû écrire à l’éditeur. Veuillez avoir aussi la bonté de transmettre l’erratum ci-joint.

Annexe 3. Lettre du 27 décembre 1892

Paris, 21 rue Gay-Lussac le 27 décembre 1892 Très honoré et illustre ami, J’ai tenu, avant de vous remercier, à lire la dernière publication que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer, Der Monismus, afin de vous faire connaître mon sentiment. Vous êtes un trop grand esprit, et le sort nous a faits [sic] citoyens de mondes trop différents et trop éloignés, pour que je ne vous parle pas avec toute la liberté dont useraient les habitants de deux planètes, s’ils pouvaient converser comme nous le faisons.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 190

Ce n’est pas, je vous l’avoue, sans une secrète inquiétude que j’ai lu, sur la couverture de votre livre, les mots de « profession de foi » et de « religion ». Jugez de ma surprise, quand je vous ai entendu parler d’une « idée moniste de Dieu », de l’« unité de Dieu et du monde », de « Dieu » et de la « nature », d’un « Dieu-Nature », source inépuisable de jouissances esthétiques, enfin, de la nouvelle « Trinité du monisme », le « beau », le « vrai » et le « bien », Trinité à laquelle le vingtième siècle doit élever des autels ! Je serai franc et loyal comme vous l’avez toujours été, dans vos discours comme dans vos livres : je ne puis vous suivre sur ce terrain-là. Jusqu’à ce manifeste religieux, j’ai été votre disciple, votre admirateur enthousiaste. Mais ici je m’arrête, je ne vous suis plus, je refuse énergiquement d’entrer dans l’Église nouvelle que vous dédiez à la Trinité du Monisme ! Tant que vous avez parlé de la Nature et de ses lois, je vous ai compris. D’un Dieu et d’une religion, je ne sais rien et ne veux rien savoir. Le savant et le philosophe ont désappris cette langue pour toujours. Tant pis si les militaires, les magistrats, les prêtres, les rois le regrettent, mais quand se lève l’aurore de la Révolution sociale, quand la science n’a plus rien à redouter des princes ni des tribunaux ecclésiastiques, venir nous parler de « Dieu », d’« âme », de « religion », d’« éthique » et d’« esthétique », c’est laisser paraître qu’on est victime d’une tare héréditaire, d’une survivance des âges de foi, d’une régression atavique de l’esprit. En France, votre Discours n’aurait pu être prononcé dans une réunion de naturalistes et de médecins. Individuellement, ces savants peuvent partager vos idées, ou même celle d’une Église quelconque, mais parler en public de Dieu, d’âme ou de religion, voilà ce que personne n’oserait faire, aujourd’hui, à Paris. C’est un cas de respect humain. Les journaux où l’on imprime encore ces mots-là, sont des torchons de sacristie, lus par quelques cerveaux séniles, en démence. Pourquoi voulez-vous appeler la Nature « Dieu », et « âme » les propriétés psychiques de la matière vivante ? Est-ce donc uniquement pour faire plaisir aux bourgeois ignorants, mais bien pensants, qui, en tous pays, veulent une « religion » pour leurs femmes, leurs enfants et leurs domestiques ? Loin d’imaginer, comme un apologiste chrétien, des rapports et des liens entre la science et la foi, le savant laisse les croyants à leurs autels et ne sait rien d’une religion. Le savant conçoit, au point de vue historique, la nécessité, et partant la légitimité, des diverses religions : elles correspondent à des états définis que l’esprit humain a dû traverser ; le savant n’inquiète pas les croyants ; il ne les raille pas ; il les étudie curieusement ou les ignore. Mais, quant à créer une religion nouvelle, sous le nom de monisme, avec ou sans Trinité, on ne l’en aurait jamais cru capable, du moins depuis Auguste Comte, dont la ferveur religieuse fut un des symptômes de l’aliénation mentale. La conception moniste de l’univers n’implique nullement une religion, c’est à dire une mythologie dans laquelle les quelques lois connues de l’univers et les qualités intellectuelles et morales d’un mammifère sont hypostasiées. Le beau, le vrai, le bien ! Je ne veux pas vous rappeler que ces mots sont le titre d’un livre célèbre du père de la philosophie éclectique en France, de Victor Cousin, et qu’on se couvrirait de ridicule chez nous si l’on osait avouer qu’on a lu ce livre-là. Mais, d’une manière générale, qu’est-ce que le bien, le vrai, et le beau, sinon de purs concepts, variant, au cours des âges, avec les races humaines, avec les latitudes, avec les

Arts et Savoirs, 9 | 2018 191

états différents de civilisation ? Or un concept ne correspond à rien d’objectif. Dans la nature, il n’y a ni bien ni mal, ni vérité ni erreur, ni beauté ni laideur. Ces fantômes ne hantent que notre esprit ; ils s’évanouiront avec le dernier homme. N’allez pas croire surtout que je vous parle ainsi au nom d’une philosophie adverse quelconque. L’athéisme et le matérialisme sont aussi vains que le déisme et le spiritualisme. Le savant digne de ce nom, ou simplement le philosophe instruit, ne perd plus son temps à soutenir ou combattre des thèses d’École. Nous ignorons et nous ignorerons toujours l’étoffe dont est fait ce monde. Atomes ou monades ? On ne le saura jamais. En dehors de nos sensations et de nos représentations, nous ne connaissons rien ; l’univers, tel qu’on le construit en mécanique, en physique et en chimie, n’est qu’un monceau d’inductions. Pour expliquer la vie, la sensation et la pensée, c’est à dire pour réduire ces processus à des considérations de chimie, de physique et de mécanique, nous avons recours aux mêmes principes, aux principes de ces sciences. Au fond de tout, qu’il s’agisse de sociologie, de psychologie, de physiologie ou d’astronomie, il n’y a pour nous, hommes, qu’un problème de mécanique. S’il y a autre chose dans l’univers que des mécanismes, nous n’en savons rien : nous devons donc nous abstenir d’hypothèses invérifiables. Tout ce qui est au-delà de l’observation et de l’expérimentation, est pour nous l’inconnu et l’inconnaissable. Or, là où règnent les lois d’airain de la mécanique et du déterminisme universel, il n’y a pas de dieu, il n’y a pas d’âme, il n’y a pas de bien, de vérité, de beauté : il n’y a pas de religion. En pensant ainsi, et je n’ai guère varié depuis que je réfléchis, je ne suis le sectateur d’aucune philosophie. Je me résigne humblement à rester dans les limites de l’observation et de l’expérience. Ces doctrines, vous les avez trouvées exposées, s’il vous en souvient, dans les préfaces que j’ai mises en tête des traductions que j’ai faites de quelques-uns de vos ouvrages ; je croyais qu’elles étaient en harmonie avec vos propres pensées. Je me serai trompé. Vous invoquez souvent les grands noms de Démocrite et de Darwin : tenez pour assuré que ni l’un ni l’autre de ces génies n’aurait mêlé la religion à la science. Pardonnez-moi, je vous prie, cette longue critique de vos idées nouvelles, et croyez toujours à ma vieille amitié, à ma sympathie, à ma sincère admiration. Dr Jules Soury

Arts et Savoirs, 9 | 2018 192

Arts et Savoirs, 9 | 2018 193

Annexe 4. Lettre du 17 février 1914 (3 pages sur papier en tête de l’École des Hautes Études)

Paris, le 17 février 1914

Arts et Savoirs, 9 | 2018 194

127, rue du Ranelagh Très honoré Maître, cher et grand ami, J’apprends aujourd’hui seulement qu’on vient de célébrer, à Iéna, votre quatre- vingtième anniversaire. Que n’étais-je auprès de vous ! J’aurais aimé à témoigner publiquement, comme je l’ai fait toute ma vie, de ma profonde admiration pour votre science et pour votre conscience, pour votre œuvre géniale ! La bonté de votre cœur, la loyauté de votre nature peuvent seules égaler la sereine grandeur de votre caractère. Je parle ainsi, parce que j’ai pu personnellement vous juger. Vous rappelez-vous votre voyage à Paris, d’il y a tant d’années, au lendemain de la Guerre, déclarée à l’Allemagne par la France de l’Empire et par l’Église romaine ? J’eus l’honneur de parler à vos côtés au Banquet que quelques savants français avaient offert au savant naturaliste d’Iéna. Et mes traductions de quelques-uns de vos ouvrages, – la Psychologie cellulaire, les Preuves du Transformisme, le Règne des Protistes, vous en souvenez-vous encore ? Quelles préfaces j’écrivis alors, dans mon enthousiasme et ma foi ! Et cette foi en la Théorie de l’Évolution est demeurée entière, et mon enthousiasme pour le maître d’Iéna a toujours grandi. Nous avions déjà contre nous, en France, le plus grand nombre des Universitaires, des catholiques, des protestants, des Juifs, tous gens très avertis, et qui d’avance sentaient bien que la patrie de Lamarck, le pays qui continua d’ignorer le fondateur du transformisme et de méconnaître Charles Darwin, ne serait jamais de cœur ni d’esprit avec Haeckel. D’autres de vos grands livres en traduction française ont eu plus de succès, grâce à l’éditeur Reinwald, qui ne vous a pas trahi. Malgré tout, et quoique le transformisme ait eu ses Charles Martins et ses Alfred Giard, la Théorie de l’Évolution des êtres organisés répugne aux esprits frivoles, ignorants ou sectaires, qui forment l’immense majorité des Français. Jamais le principe fondamental biogénétique ne pénétrera dans ces esprits, simplices et clairs comme celui de Voltaire. En dehors de l’élaboration des Constitutions politiques et des révolutions de la mode, les Français ne sauraient s’intéresser à rien. Les questions de l’origine et de la nature des choses, de l’univers et de la vie, les laissent proprement indifférents, n’étant point susceptibles de solutions positives et pratiques. En France, les animaux continuent à n’avoir point de fonctions psychiques, non plus que les végétaux. Un Leibnitz serait aussi peu compris qu’un Kant. Notre Goethe s’est appelé Victor Hugo. Il n’importe, après tout. Chaque race, comme chaque individu, est ce qu’elle doit être, et ne saurait être autre. Ne jugeons pas ; constatons. Moi-même, je ne suis point, comme vous, cher et grand ami, pacifiste, et, quoique moniste, j’abhorre la Religion de l’Humanité, votre religion de l’Avenir, die Religion der Zukunft, avec ses symboles du Beau, du Vrai et du Bien. À cet égard, mais seulement à cet égard, je suis aussi peu Haeckelien que possible. Je demeure, comme les grands penseurs hellènes du VI siècle, hylozoïste et athée.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 195

J’ai continué à vous lire, à exposer vos doctrines dans mon enseignement et dans mes livres, à exalter en Haeckel l’homme et le savant, car je vous honore et vous aime autant que je vous admire. Recevez donc, je vous en prie, en ce jour, qui est celui de l’Anniversaire de vos quatre- vingts [sic] ans, l’hommage d’un cœur fidèle, d’un vieillard de soixante-douze ans, dont la longue vie vous doit ses meilleures heures, des heures de travail et de méditation. Jules Soury Dr. de l’Université de Paris, Directeur d’Études à l’École pratique des Hautes Études à la Sorbonne, lauréat de l’Académie des sciences et de l’Académie de médecine.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 196

NOTES

1. Sur Ernst Haeckel et son œuvre, voir : Stephen Jay Gould, Ontogeny and phylogeny, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1977 ; Erika Krauße, Ernst Haeckel, Leipzig, Teubner, 1987 ; Mario

Arts et Savoirs, 9 | 2018 197

Di Gregorio, From here to eternity. Ernst Haeckel and scientific faith. Göttingen, Vandenhook & Ruprecht, 2005; Robert J. Richards, The Tragic Sense of Life, Chicago, University of Chicago Press, 2009; Laura Bossi, « Ernst Haeckel. De la Naturphilosophie romantique à la révolution darwinienne », Romantisme et Révolution III : Achèvement et dépassement, Paris, Gallimard, 2009. 2. Jacques Roger, « Darwin, Haeckel et les Français », Yvette Conry dir., De Darwin au Darwinisme : science et idéologie. Congrès international pour le centenaire de la mort de Darwin, Paris, Vrin, 1983, p. 149-165, repris dans Jacques Roger, Pour une histoire des sciences à part entière, Paris, Albin Michel, 1995, p. 372-393. Voir notamment p. 386. 3. Nous en donnons ici la liste : Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, trad. Charles-Jean-Marie Letourneau, avec une introduction biographique par Charles Martins, Paris, Reinwald, 1874 ; Anthropogénie, ou Histoire de l’évolution humaine, trad. Charles-Jean-Marie Letourneau, Paris, Reinwald, 1877 ; Les Preuves du transformisme, trad. Jules Soury, Paris, Germer- Baillière, 1879 ; Le Règne des protistes, trad. Jules Soury, Paris, Reinwald, 1879 ; Essais de psychologie cellulaire, trad. Jules Soury, Paris, Germer-Baillière, 1880 ; Lettres d’un voyageur dans l’Inde, trad. Charles-Jean-Marie Letourneau, Paris, Reinwald, 1883 ; Le Monisme : profession de foi d’un naturaliste, trad. Georges Vacher de Lapouge, Paris, Reinwald-Schleicher frères, 1897 ; État actuel de nos connaissances sur l’origine de l’homme, trad. Léon Laloy, Paris, Reinwald-Schleicher frères, 1900 ; Les Énigmes de l’Univers, trad. Camille Bos, Paris, Reinwald-Schleicher frères, 1902 ; Religion et évolution. Trois conférences faites à Berlin le 14, 16 et 19 avril 1906, trad. Camille Bos, Paris, Reinwald- Schleicher frères, 1907 ; Les Merveilles de la vie, études de philosophie biologique, sans indication du traducteur, Paris, Reinwald-Schleicher frères, 1907. 4. Die Radiolarien (Rhizopoda radiaria): eine Monographie, Berlin, Georg Reimer, 1862-1888 ; Generelle Morphologie, op. cit., 1866 ; Die Kalkschwämme I. Biologie der Kalkschwämme (Calcispongien oder Grantien) : Eine Monographie in zwei Bänden Text und einem Atlas mit 60 Tafelnabbildungen..., Berlin, Georg Reimer, 1872. 5. Voir Linda Clark, Social Darwinism in France, Tuscaloosa, The University of Alabama Press, 1984 ; Joy Harvey, « L’évolution transformée : positivistes et matérialistes dans la Société d’Anthropologie de Paris du Second Empire à la IIIe République », Britta Rupp-Eisenreich dir., Histoires de l’anthropologie (XVIe-XIXesiècles), Paris, Klincksieck, 1994 ; Piet Desmet, La Linguistique naturaliste in France (1867-1922). Nature, origine et évolution du langage, Leuven-Paris, Peeters, 1996 ; Jacqueline Lalouette, La Libre Pensée en France 1848-1940, Paris, Albin Michel, 1997 ; Jean-Claude Wartelle, « La Société d’Anthropologie de Paris de 1859 à 1920 », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2004, n° 1 (10), p. 125-171 ; Claude Blanckaert, « L’impartiale Critique de la raison mûre... Évolution, libre pensée et monisme à la française », Jahrbuch für Europäische Wissenschaftskultur, 2007, n° 3, p. 135-164. 6. C’est la définition de Marcel Gauchet, dans L’Inconscient cérébral, Paris, Seuil, 1992, p. 123. 7. Voir son autobiographie, dans Campagne nationaliste, 1899-1901. Autobiographie, Paris, Imprimerie de L. Maretheux, 1902 ; voir aussi André Rouveyre, Souvenirs de mon commerce : Gourmont - Apollinaire - Moreas - Soury, Paris, G. Crès, 1921 ; Jean-Baptiste Mousson-Lanauze, « Jules Soury. Communication présentée à la Société d’Histoire de la Médecine, séance du 4 Juin 1927 », Paris Médical, 1927, n° 66, p. 30-35 ; Camille Vettard, « Le drame de Jules Soury », La Revue Universelle 1939, n° 76, p. 257-272 ; Pierre Huard, Marie-José Imbault-Huart, « Jules Soury (1842-1915) », Revue d’Histoire des Sciences, 1970, n° 23, p. 155-164 ; Toby Gelfand, « From religious to bio-medical anti-semitism : the career of Jules Soury », Anne LaBerge et Mordechai Feingold dir., French medical culture in the nineteenth century, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1994, p. 248-279 ; Zeev Sternhell, « Jules Soury, un raciste français », Les Collections de l’Histoire, 1998, n 3, p. 12. 8. Anatomiste et neuropsychiatre d’abord à la Salpêtrière, puis à la Charité, fondateur de la revue L’Encéphale, il a décrit le noyau subthalamique (noyau de Luys) qui est aujourd’hui l’une des cibles de la stimulation cérébrale profonde pour le traitement de la maladie de Parkinson. Luys est représenté (à droite, à côté de son chef de clinique Gérard Encausse) dans le célèbre tableau Les

Arts et Savoirs, 9 | 2018 198

Fascinés de la Charité (1889) de Georges Moreau de Tours (1848-1901), aujourd’hui au Musée de Reims. 9. Aliéniste élève d’Esquirol, depuis 1865 médecin en chef à Bicêtre du service pour enfants « disgraciés par la nature, mal nés, nés pauvres d’esprit », fondateur avec Jean-Pierre Falret de la maison de santé de Vanves ; en 1867, il succède à Pierre Falret à la Salpêtrière, où il s’intéressera de plus en plus à l’hypnotisme et à la suggestion. 10. Jules Soury, Essais de critique religieuse, Paris, E. Leroux, 1878. 11. Id., Jésus et les Évangiles, Paris, Charpentier, 1878 ; 3e éd. en 1898, avec le titre : Jésus et la religion d’Israël. 12. David Friedrich Strauß, Das Leben Jesu, kritisch bearbeitet (1835), traduit en français par Émile Littré entre 1839 (t. 1) et 1853 (t. 2). 13. Robert Priest, “After the God and the man, the patient: Jules Soury’s psychopathology of Jesus and the boundaries of the science of religions in the early Third Republic”, French History, 2017, n° 27(4), p. 535-556. 14. Voir note 3. 15. À sa création en 1868, l’EPHE avait pour mission d’introduire dans le monde universitaire un mode de formation fondé sur les séminaires et le travail en laboratoire. Elle comprenait alors quatre sections : Mathématiques, Physique et chimie, Sciences naturelles et physiologie, Sciences historiques et philologiques. Une Ve section de Sciences religieuses y est adjointe en 1886. 16. Le Système nerveux central, structures et fonctions, histoire critique des théories et des doctrines, Paris, G. Carré et C. Naud, 1899. 17. Dans l’ouvrage de référence de Haymaker et Schiller, il figure comme neurohistorian ; c’est le seul « fondateur » de la neurologie non médecin. Webb Haymaker et Francis Schiller dir., The Founders of Neurology, 2e édition, Springfield, Ill., Charles C. Thomas, 1970, p. 573-576. Sur l’oeuvre d’historien de la neurologie de Soury, voir aussi : Toby Gelfand, « Jules Soury, Le système nerveux central (Paris, 1899) », Journal d’histoire des neurosciences, 1999, n° 8(3), p. 235-247 ; et Lazaros C. Triarhou, “Jules-Auguste Soury (1842-1915): A Centennial Call to Mind”, European Neurology, 2016, n° 75(1-2), p. 12-25. 18. Paul Bourget, Le Disciple, Paris, Alphonse Lemerre, 1889 ; réédition par A. Compagnon, Paris, Le livre de Poche, 2010. La ressemblance a été notée par Toby Gelfand dans son article de 1994, “From religious to bio-medical anti-semitism : The career of Jules Soury”, op. cit. 19. Camille Vettard, « Le fournisseur d’idées de Barrès, Jules Soury », Du côté de chez... Valéry, Péguy et Romain Rolland, Proust, Gide, Barrès et Soury, Sartre, Benda, Nietzsche, Paris, Éditions de la Tête noire, 1946, p. 61-85 ; Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Paris, Pluriel, coll. « Pluriel », 2016 (1re éd. 1972, Armand Colin). Les Archives Barrès (BN) conservent une centaine de lettres de Soury à Barrès, ainsi que de nombreux livres dédicacés de Soury. 20. Voir son autobiographie, dans Campagne nationaliste, op. cit., 1902 ; voir aussi Jean Serc, « Un clérical athée. M. Jules Soury », Mercure de France, 1905, n° 56, p. 215-230. 21. Voir note 3. 22. Histoire de la création…, p. 17, 60-67 et passim. 23. Haeckel applique le darwinisme à l’homme dès sa conférence de Stettin, en 1863, bien avant la publication de The Descent of Man par Darwin en 1871. 24. Jacques Roger résume l’entreprise de Haeckel par la formule suivante : Haeckel ramène l’hérédité à la reproduction, et la variation à l’adaptation : Pour une histoire des sciences à part entière, op. cit., p. 377. 25. Pour Haeckel l’embryologie est fondamentale car elle rend vraisemblable la phylogenèse et permet d’en reconstituer les métamorphoses. Voir Jacques Roger, op. cit., p. 379. 26. 300 pages sur les 600 de l’Histoire de la création… sont dédiées à cette « généalogie des formes vivantes », première tentative de classification phylogénétique du vivant.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 199

27. Sur l’histoire du monisme, voir Rudolf Eisler, Geschichte des Monismus, Leipzig, Alfred Kröner Verlag, 1910 ; Horst Groschopp, Dissidenten : Freidenkerei und Kultur in Deutschland, Berlin, Dietz Verlag, 1997 ; Todd H. Weir éd., Monism. Science, philosophy, religion, and the history of a worldwiew, New York, Palgrave Macmillan, 2012. Sur le monisme haeckelien, voir notamment Paul Ziche dir., Monismus um 1900. Wissenschaftskultur und Weltanschauung. Ernst-Haeckel-Haus-Studien, Band 4, Berlin, Verlag für Wissenschaft und Bildung, 2000 ; Heiko Weber et Maurizio di Bartolo dir., Jahrbuch für Europäische Wissenschaftskultur, n° 3, 2007, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2008. 28. Le Temps, 3, 8 et 12 août 1873. 29. Voir Theodor Nöldeke, Histoire littéraire de l’Ancien Testament, trad. fr. Hartwig Derenbourg et Jules Soury, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1873 ; Hugo Magnus, Histoire de l’évolution du sens des couleurs, trad. fr. Jules Soury, Paris, C. Reinwald, 1878 ; Édouard Oscar Schmidt, Les Sciences naturelles et la philosophie de l’inconscient, trad. fr. Jules Soury et Édouard Meyer, Paris, Germer- Baillière, 1879 . Plus tard, il traduira et préfacera aussi l’ouvrage du physiologiste d’origine anglaise William Thierry Preyer, titulaire de la chaire de physiologie de Iéna ; Wilhelm Preyer, Éléments de physiologie générale, tr. Jules Soury, Paris, Germer-Baillière-Félix Alcan, 1884. 30. Créée en 1872. Parmi ses fondateurs figurent Claude Bernard, Paul Broca et Armand de Quatrefages. 31. Il s’agit sans doute du Brébant, café-restaurant parisien situé 32, boulevard Poissonnière, Paris 9e, fondé en 1865 et célèbre pour les dîners qu’y organisaient des personnalités et des membres de l’élite intellectuelle et artistique parisienne, dont Renan. 32. Voir la lettre de Soury à Haeckel du 22 août 1878. Parmi les amis cités on reconnaîtra l’ophtalmologue Édouard Meyer (1838-1902), l’anthropologue Gustave Le Bon (1841-1931), l’anthropologue Eugène Dally (1833-1887), la traductrice de Darwin Clémence Royer (1830-1902), le médecin Ernest Onimus (1840-1914) et l’éditeur Charles Reinwald (1812-1891). 33. Voir aussi : « Variétés. Un banquet transformiste », Revue Scientifique, 2e série, 1878, n° 15, p. 211-212 ; « Discours de M. Haeckel », Le Temps, 30 août 1878. Voir aussi Linda Clark, op. cit., p. 91. 34. Ernst Haeckel, Les Preuves du transformisme. Réponse à Virchow par Ernest Haeckel, Paris, Germer- Baillière, 1879. Avec une lettre du 18 décembre 1878, Soury avait envoyé les bonnes feuilles des Preuves du transformisme et annonçait qu’il avait déjà commencé le travail sur le Règne des Protistes. 35. Les discours de Haeckel et de Virchow avaient été publiés en français dans la Revue Scientifique du 8 décembre 1877 : Ernst Haeckel, « La théorie de l’évolution dans ses rapports avec la Philosophie naturelle », La Revue scientifique de la France et de l’étranger. Revue des cours scientifiques (2e série), 8 décembre 1877, n° 13, p. 529-534, suivi de la traduction du discours de Rudolf Virchow, « La liberté de la science dans l’État moderne », p. 534-543. 36. Virchow s’inquiète des possibles dérives scientistes de Haeckel : « Toute tentative pour transformer nos problèmes en propositions dogmatiques, pour présenter nos hypothèses comme le fondement de l’enseignement, la tentative notamment de déposséder l’Église et de remplacer simplement son dogme par une religion de la descendance, est condamnée à échouer, et dans son naufrage, elle ferait courir les plus grands périls à la situation qu’occupe la science. » (Ibid.) 37. Cette théorie très originale de Haeckel est l’une des toutes premières théories de l’hérédité. Elle sera traitée plus en détail dans la section dédiée à La Périgenèse des plastidules, le troisième essai traduit par Soury. 38. Virchow a toujours été très engagé en politique. Révolutionnaire en 1848, il a été conseiller municipal à Berlin de 1859 à sa mort ; en 1861 il a été fondateur du parti progressiste allemand, Deutsche Fortschrittspartei ; en 1864 il est élu au Parlement de Prusse ; en 1880 il sera élu au Parlement allemand. 39. Les Preuves du transformisme, op. cit., p. 97. 40. L’argument est un peu spécieux car cet enseignement vivant, fondé sur les hypothèses, est probablement plus adapté aux étudiants universitaires, ou du moins avancés, qu’aux élèves de

Arts et Savoirs, 9 | 2018 200

l’école primaire ou secondaire, comme le fait remarquer le zoologue de Strasbourg Oscar Schmidt dans un appendice au volume. 41. Les Preuves du transformisme, op. cit., p. XV. 42. Ibid., p. XXXI. 43. Ibid., p.XXXV. 44. Ibid., p. XXXVI. 45. Ernst Haeckel, Le Règne des protistes, aperçu sur la morphologie des êtres vivants les plus inférieurs, suivi de la classification des protistes, Paris, Reinwald, 1879. 46. Amibes, Cellules ovulaires, Difflugies, Grégarines, Flagellés, Volvox, Noctiluques, Ciliés, Acinètes, Rhizopodes, Thalamophores, Radiolaires, Héliozoaires, Myxomycètes, Champignons, Diatomées, Labyrinthulées, Catallactes, Monères, Vibrions, Bactéries, et enfin « bathybius haeckeli » et monères. 47. « Introduction », p. VI-VII. 48. Premier chapitre : « Bory de Saint-Vincent et les Protistes », voir surtout p. XIII-XV. 49. Ibid., p. XIX, citant Claude Bernard, La Science expérimentale, Paris, Baillière, 1878, p. 178-182. Ce recueil contient aussi l’émouvant discours de Paul Bert lors des obsèques de Claude Bernard. 50. Ibid., p. XXVIII citant Cl. Bernard, op. cit., p. 188. 51. Ibid., p. XXXIII. 52. Ibid., p. XXXIII. 53. Ibid., p. XXXVI. 54. Ibid., p. XXXVII. 55. La Science expérimentale, op. cit., p. 234 ; Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Paris, Baillière, 1878, t. I, p. 192-195, 297, 320 et 349, cité dans « Introduction », p. XLV. 56. « Introduction », p. XLVI citant Cl. Bernard, op. cit., p. 67. 57. Ernst Haeckel, Essais de psychologie cellulaire, Paris, Germer-Baillière, 1880. 58. Ibid., p. XX-XXI. 59. La transcription de cette lettre est donnée en annexe 1. Soury ne se prive pas d’y critiquer l’éditeur Reinwald pour son avarice et pour les nombreuses fautes d’impression qu’il a constatées dans le Règne des Protistes. 60. Paul Bert (1833-1886), médecin et physiologiste, a été député radical gambettiste, et en 1881-1882 ministre de l’Instruction et des Cultes. Il est, avec Jules Ferry, le fondateur de l’« école gratuite, laïque et obligatoire » républicaine. Il a aussi été un vulgarisateur de la biologie et de l’anthropologie dans son journal La République et dans plusieurs manuels scolaires. Il fit inscrire sur sa stèle funéraire : « Science » et « Patrie ». Après sa mort, sa veuve demanda à Soury d’écrire sa biographie ; Soury refusa, s’estimant incapable d’écrire la biographie d’un optimiste. 61. Extrait d’une lettre de Renan du 19 décembre 1879 à Max Müller, Œuvres complètes de Renan, Paris, Calmann-Lévy, 1961, t. X (correspondance), p. 817. 62. Dans cette dernière, Soury traite, assez brièvement, des doctrines de Haeckel concernant l’âme cellulaire et conclut, non sans humour : Hoc unum satis erit dictum, ex quo intelligi possit cellulares animas irridere facilius esse quam difficilem vitæ sensusque quæstionem solvere. (De hylozoismo apud recentiores, G. Charpentier, 1881, p. 117 : Il suffira de dire ceci pour faire comprendre qu’il est plus facile de se moquer des âmes cellulaires que de résoudre le difficile problème de la vie et du psychisme.) Dans une lettre du 8 juillet 1881, Soury demande à Haeckel s’il a reçu ce volume. 63. Bréviaire de l’histoire du matérialisme, Paris, G. Charpentier, 1881. Ce bréviaire, inspiré de l’ Histoire du matérialisme de Lange, sera suivi d’un recueil d’essais, Philosophie naturelle, Paris, G. Charpentier, 1882, témoignage de son adhésion au monisme évolutionniste haeckelien. 64. Théodule Ribot (1839-1916) convoitait aussi cette place, pour laquelle il se croyait autrement plus qualifié que « ce farceur de Soury », et il ne pardonna jamais à Paul Bert de ne pas l’avoir nommé. Voir Serge Nicolas, « L’introduction de l’enseignement de la psychologie scientifique en

Arts et Savoirs, 9 | 2018 201

France ; Théodule Ribot (1839-1916) à la Sorbonne (1885) », L’Année psychologique, 2000, n° 100(2), p. 285-331. 65. Anatole France se réfère ici à l’ouvrage Les Fonctions du cerveau, Paris, F. Alcan, 1892. Texte extrait de Anatole France, « La vie littéraire. M. Jules Soury », Le Temps, 8 novembre 1891, cité par Jules Soury, Campagne nationaliste, op. cit., p. 47. 66. La transcription et la reproduction de cette lettre sont données en annexe 2. 67. En 1899 il publiera le manifeste moniste Die Welträthsel (Les énigmes de l’Univers), et en 1906 il sera le principal fondateur du Deutscher Monistenbund (Ligue moniste allemande). 68. Le livre sera traduit en français par Georges Vacher de Lapouge (1897), voir note 2. 69. La transcription et la reproduction de cette lettre sont données en annexe 3. 70. Le Système nerveux central, op. cit., 1899. Cette somme avait été précédée par son ouvrage déjà cité sur Les Fonctions du cerveau (1892), et pour une très longue entrée « Cerveau » dans le Dictionnaire de physiologie de Charles Richet, Paris, Alcan, 1896. 71. Campagne nationaliste, op. cit., p. 63. 72. Le Système nerveux central, op. cit., p. 1760-1782. 73. Ibid., p. 1778. 74. Ibid., p. 1779. 75. Sur l’antisémitisme de Soury, voir Toby Gelfand, „From religious to bio-medical anti- semitism : the career of Jules Soury”, Ann La Berge et Mordechai Feingold dir., French medical culture in the nineteenth century, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1994, p. 248-279 ; Zeev Sternhell, « Jules Soury, un raciste français », Les Collections de l’Histoire, 1998, n° 3, p. 12 ; Pierre-André Taguieff, La Couleur et le Sang. Doctrines racistes à la française, Paris, Mille et une Nuits, Fayard, deuxième édition augmentée, 2002 op. cit., p. 150-172, et « L’invention racialiste du Juif », Raisons politiques, 2002, n° 5, p. 29-51. Daniel Gasman dédie aussi un chapitre à Soury dans son livre controversé, Haeckel’s monism and the birth of fascist ideology, New York, Peter Lang, 1998, p. 102-133. Toutefois le manque de contextualisation et la tendance de l’auteur à voir en Haeckel le seul responsable du fascisme, du nazisme et de l’Holocauste rendent cet ouvrage confus et peu fiable, en dépit de l’ampleur des recherches et de la richesse des sources. 76. Analysé par Marcel Gauchet, L’Inconscient cérébral, op. cit. 77. Campagne nationaliste, op. cit. 78. Ibid., p. 65. 79. Maurice Barrès, Mes Cahiers, vol. I, Janvier 1886-Novembre 1904, préface d’Antoine Compagnon, Paris, Éditions des Équateurs, 2010, p. 72. 80. À ce propos, Mousson-Lanauze (op. cit., 1927) cite l’épisode suivant : Soury avait confié son testament à Clemenceau ; quand le « Tigre » connut l’attitude de Soury, il le lui renvoya avec les mots suivants : « Puisque vous avez changé d’idées, vous devez souhaiter un autre détenteur de vos volontés suprêmes ». Soury répondit « Je n’ai pas changé d’idées du tout » ; et il lui retourna le testament. 81. Mes Cahiers, op. cit., vol. 2, p. 289. 82. La transcription et la reproduction de cette lettre sont données en annexe 4. 83. Parmi ses amis, seuls Barrès (L’Écho de Paris, n° du 14 août) et Charles Maurras lui rendent hommage. Charles Maurras, « Jules Soury », Action française, 13 août 1915 ; publié aussi dans Tombeaux, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1921, p. 80-85. Soury a néanmoins droit aux nécrologies institutionnelles d’usage et même à une notice dans le British Medical Journal. Voir Marius Sepet, « Jules Soury », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1915, n° 76, p. 455-456 ; Paul Souday, nécrologie de J. Soury dans Le Temps du 16 août 1915 ; nécrologie « Jules Soury », École pratique des hautes études, Section des sciences historiques et philologiques. Annuaire 1915-1916, Paris, Imprimerie nationale, 1915, p. 71-73 ; nécrologie signée Junius, dans L’Écho de Paris, 16 août 1915 ; « M. Jules Soury », British Medical Journal, 1915, n° 2, p. 491.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 202

84. Le Stupide XIXe siècle. Exposé des insanités meurtrières qui se sont abattues sur la France depuis 130 ans, 1789-1919, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1922. 85. Citation du célèbre passage de Virgile (Énéide, I, 118) qui décrit le naufrage d’Énée : « de rares nageurs dans le vaste abîme ».

RÉSUMÉS

Chartiste parisien, Jules-Auguste Soury (1842-1915) a traduit en français trois ouvrages de l’éminent zoologue darwiniste allemand Ernst Haeckel (1834-1919) : Les Preuves du transformisme (Germer Baillière, 1879), Le Règne des protistes (Reinwald, 1879) et Essais de psychologie cellulaire (Germer Baillière, 1880). Les archives du Ernst-Haeckel-Haus à Iéna conservent trente-cinq lettres inédites adressées par Soury à Haeckel entre 1878 et 1914. Ce corpus permet de suivre quelques étapes clés de la vie de Soury, comme l’échec de « sa » chaire d’Histoire des Religions au Collège de France et sa nomination par son mentor Paul Bert à l’École des Hautes Études, où il enseignera l’histoire de la psychologie physiologique et rédigera son opus magnum, Le Système nerveux central (1899) ; il confirme par ailleurs l’interprétation rigidement mécaniste, matérialiste et athée des théories haeckeliennes par Soury, déjà évidente dans les longues préfaces qu’il rédige pour ses traductions. Ces lettres illustrent également l’évolution des relations entre le traducteur et l’auteur, allant de l’admiration à la déception. Lorsque Haeckel lui envoie son livre Der Monismus, Soury rédigera une virulente lettre de rupture (27 décembre 1892), dans laquelle il affirme ne plus pouvoir suivre le maître dans sa nouvelle religion moniste, « avec sa trinité du Beau, du Vrai, du Bien ». Dans sa dernière lettre, envoyée en 1914 à l’occasion du 80e anniversaire de Haeckel, après un long intervalle et juste avant l’éclatement de la Grande Guerre, Soury évoquera toutefois le souvenir nostalgique du temps passé à ses traductions, de celles qui furent « ses meilleures heures, des heures de travail et de méditation ».

Jules-Auguste Soury (1842-1915), a Parisian scholar trained at the École des Chartes, authored the French translations of three books by the famous German zoologist and darwinist Ernst Haeckel (1834-1939) : Les Preuves du transformisme (Germer Baillière, 1879), Le Règne des protistes (Reinwald, 1879) and Essais de psychologie cellulaire (Germer Baillière, 1880). The archives of the Ernst-Haeckel- Haus in Jena retain 35 unpublished letters sent by Soury to Haeckel between 1878 and 1914, illustrating some milestones in Soury’s life such as his failed attempt at obtaining “his” chair of History of religions at the Collège de France, or his subsequent nomination by his mentor Paul Bert at the École des Hautes Études, where he taught the history of “physiological psychology” and wrote his major work, Le Système nerveux central (1899). The letters confirm the strictly mechanistic, materialistic ant atheistic interpretation of Haeckel’s theories by Soury, that is already evident from his lengthy prefaces to the translations. They also show the evolution of the relationship between the translator and the author, from initial admiration to disillusion: upon reception of Haeckel’s book on Monism, Soury wrote a virulent break-up letter (December 27, 1892) asserting that he could not follow his master in his new monist religion, “with its trinity of the Beautiful, the True and the Good”. In his last letter sent to Haeckel in 1914 for his 80th birthday, after a long time interval and immediately before the Great War, Soury will nevertheless bring back his nostalgic memories of the time spent in translating, of those that had been “his best hours, hours of work and of meditation”.

Arts et Savoirs, 9 | 2018 203

INDEX

Keywords : Haeckel (Ernest), Soury (Jules-Auguste), correspondence, Darwinism, transformism, recapitulation, monism, materialism, free thought, , protists, cell psychology, heredity, soul, hylozoism, anti-semitism Mots-clés : Haeckel (Ernest), Soury (Jules-Auguste), correspondance, darwinisme, transformisme, récapitulation, monisme, matérialisme, libre pensée, théorie cellulaire, protistes, psychologie cellulaire, hérédité, âme, hylozoïsme, antisémitisme

AUTEUR

LAURA BOSSI CNRS – UMR 7219 Laboratoire SPHERE

Arts et Savoirs, 9 | 2018