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Séquences La revue de cinéma

Image d’ici et d’ailleurs

Number 114, October 1983

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Publisher(s) La revue Séquences Inc.

ISSN 0037-2412 (print) 1923-5100 (digital)

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Cite this review (1983). Review of [Image d’ici et d’ailleurs]. Séquences, (114), 31–64.

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« Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme qui leur est utile à la louange qui les trahit. » La Rochefoucauld

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r* ONHEUR iroccA- dre le produit tel qu'il est. D'ailleurs, de ces êtres que la vie n'a pas gâtés. rC SION — Réalisation: les regrets sont souvent stériles. On a comme l'impression de « glisser M^atW Claude Fournier — Scéna­ C'est dans la façon de sur le flot tranquille d'un long ada­ rio: Claude Fournier et Marie-José raconter une histoire qu'on trouve gio ». C'est comme un son de flûte Raymond, d'après le roman de l'originalité d'une oeuvre. Gabrielle qui traverse lentement votre sensibi­ Gabrielle Roy — Images: Claude Roy à travers une famille nous décrit lité musicale. Fournier — Musique: François Dom­ la misère d'un quartier pauvre avec Claude Fournier a-t-il été pierre — Montage: André Corriveau force détails. C'est toute une époque fidèle au roman? D'une façon géné­ — Interprétation: Marilyn Lightstone hantée par une guerre salvatrice qui rale, oui. On suit d'assez près les dif­ (Rose-Anna Laçasse), Mireille Dey- se dessine sous nos yeux. Il y a bien, férentes péripéties de la famille glun (Florentine Laçasse), Michel For­ ici et là, quelques descriptions un peu Laçasse. Dans ce film, il privilégie les get (Azarius Laçasse), Pierre Chagnon « précieuses » qu'on s'empresse d'ou­ aventures amoureuses de Florentine. (Jean Lévesque), Martin Neufeld blier au profit d'une intériorité gran­ Plusieurs personnages secondaires n'y (Emmanuel Létourneau), Charlotte dissante des personnages. Dans le apparaissent pas, faute de place. Il Laurier (Yvonne Laçasse), Linda Sor- roman, ces derniers s'expriment en nous faudra attendre la mini-série gini (Marguerite) — Origine: Canada une multitude de monologues inté­ télévisée pour les découvrir. Le plus (Québec) — 1983 — 121 minutes. rieurs qui nous dévoilent finement grand changement apporté par les scé­ leurs désirs, leurs hésitations, leurs naristes concerne l'abolition de tout Après le visionnement de maladresses, leurs frustrations et leurs monologue intérieur et de tout flash­ Bonheur d'occasion, lors de la clôture petits bonheurs à court ou moyen back. Ce qui, d'après eux, allait ren­ du 7e Festival des films du monde, les terme. Ainsi y a-t-il souvent conflit dre l'histoire plus dramatique. Je n'en commentaires se faisaient peu nuan­ entre le verbal et le non-verbal. Le jeu suis pas si sûr: en diminuant la den­ cés. Les uns trouvaient le film « qué- de cache-cache auquel se livrent Flo­ sité intérieure d'un personnage, on ris­ taine à mort ». D'autres ont été ravis rentine Laçasse et Jean Lévesque se que d'émouvoir en superficie. Et le et émus. Il faut dire que la deuxième révèle très efficace sur ce point. C'est film n'échappe pas au mélo, surtout partie du film était plus un appel aux à qui ne ferait pas voir le fond de ses dans la seconde partie. larmes qu'aux armes, auraient pu intentions. Dans la première partie, répliquer les « quétainistes ». Une C'est une histoire assez grâce à la qualité de ses interprètes, appréciation honnête devrait se situer banale qui nous est proposée. Une le réalisateur réussit bien ce jeu de quelque part entre les deux attitudes. jeune fille, soutien d'une famille nom­ cache-cache entre Florentine et Jean. La modération a non seulement meil­ breuse, se laisse engrosser par celui Mireille Deyglun arrive à faire devi­ leur goût, mais elle risque d'être plus qu'elle aime. Il l'abandonne à son ner les sentiments intérieurs qui la tra­ juste. Comme il est plus intéressant de sort. Elle fera un mariage de raison vaillent à travers des regards qui tra­ vivre avec les qualités de quelqu'un avec celui qui l'aime pour donner un hissent une fausse indifférence. Empê­ qu'avec ses défauts, j'ai cherché les père à son enfant d'occasion. Le tout trée dans ses mensonges, Florentine se qualités de ce film et j'en ai trouvé. se déroule sur fond de misère avec les défend mal devant l'assurance de son Qualités qui n'arrivent pas, cepen­ couleurs sombres de la dépression interlocuteur. Pierre Chagnon rend à dant, à faire oublier quelques scènes économique. En arrière-plan, se pro­ merveille la fierté vengeresse d'un plus ou moins réussies. Après toutes file l'humble masse ouvrière du quar­ « enfant trouvé » qui veut à tout prix ces démarches, je vous dirai tout net tier Saint-Henri de Montréal, en 1940. sortir de l'impasse d'une vie d'orphe­ que je considère cette adaptation d'un Gabrielle Roy ne donne jamais dans lin, né « pour un petit pain ». Il est roman célèbre comme une bonne série le mélodrame. Ses personnages prin­ prêt à piétiner ses sentiments pour télévisée. Les nombreux plans rappro­ cipaux sont fouillés jusqu'à la fine grimper dans l'échelle sociale avec chés — surtout les plans à mouchoirs pointe de l'âme. Elle ne les regarde toute la force de son intelligence. Son — passeront mieux sur un petit écran. pas de haut. Au contraire, on la sent timbre de voix d'une mâle assurance, Avec un budget de trois millions et présente à l'intérieur de ces « victi­ son port de tête hautain, sa mâchoire demi et un tournage de vingt semai­ mes » de la misère humaine. Le volontaire, sa bouche gourmande et nes, on pouvait s'attendre à un bon­ roman est d'une souveraine lenteur large, ses traits qui savent traduire heur constant. Mais, il faut bien pren­ qui donne de la dignité au plus petit l'ennui devant la déclaration d'amour 32 OCTOBRE 1983 de Florentine parce qu'il vise plus remarque Jean Lévesque qui s'en qui ne sait pas faire son signe de croix haut dans le grand amour, tout cela vient dîner. L'espace de quelques se trouve bel et bien dans le roman. vous campe un personnage difficile à plans et l'action est située dans son Dans le contexte de l'époque, cela n'a oublier. Pierre Chagnon, ce jeune contexte précis. Nous sommes dans rien d'invraisemblable. Au contraire, comédien qui, au théâtre, est aussi à un quartier pauvre de Montréal ces réflexions viennent ajouter du l'aise avec Barbeau qu'avec Molière, durant la deuxième guerre mondiale. merveilleux et de la profondeur à cette sans oublier les Poissant et les Brecht Et le drame est déjà enclenché: Flo­ séquence prenante. Puis, un filet de n'a pas fini de nous surprendre. rentine a le béguin pour un jeune sang s'échappe de la bouche de l'en­ Qu'on lui confie un premier rôle dans homme au regard un peu méprisant. fant. La caméra s'éloigne lentement un film et on verra, s'il est bien dirigé, Le réalisateur ramasse plusieurs pages comme pour respecter le mystère de de quoi il est capable. du roman pour nous les livrer d'une la souffrance. Michel Forget, pourri de tics façon claire et précise en quelques Claude Fournier sait se entretenus par la télévision, en fait minutes seulement. C'est du grand montrer très respectueux de l'époque juste assez, ici, pour coller au person­ art! comme en font foi les décors et les nage d'Azarius Laçasse, un grand D'autres séquences dénotent costumes. On avait un peu oublié ce rêveur devant l'éternel et les siens. Un une belle construction. Je pense à la rouge agressif que les jeunes filles personnage veule qui brandit conti­ veillée chez les Létourneau. Un mon­ déposaient sur leurs lèvres et leurs nuellement de faux espoirs. Martin tage nerveux rend bien cette atmos­ ongles. On renoue avec l'abondance Neufeld s'avère très plausible dans la phère de soirée dansante où Floren­ des images pieuses, les tramways et les peau d'Emmanuel Létourneau. Il cor­ tine veut impressionner la galerie culottes à larges bretelles. Cela vous respond bien à ce qu'on s'imagine comme pour se venger de l'absence de a un petit air de dépaysement qui ne après la lecture du roman. Ma décep­ son Jean. Les scènes où Rose-Anna manque pas de charme. Cependant, tion irait du côté de Marilyn Light- soupçonne que sa fille est enceinte que penser de la chanson-thème écrite stone. Dans le roman, le personnage sont menées avec tact. Il y a là des par Mouffe et interprétée par Diane de Rose-Anna se détache nettement échanges de regards qui en disent long Tell? La chanson commence par ces des autres qui sont plutôt égoïstes. sur leur désarroi. mots: « Quand je sens dans mon cou Elle fait montre d'une force de carac­ J'ai trouvé très touchante la la morsure de ta bouche... ». Et le tère peu commune s'alliant à une pro­ séquence de la mort du petit Daniel. reste est à l'avenant. Lorsqu'on sait fonde compréhension. Dans le film, On sait qu'il est très facile d'émouvoir qu'à l'époque, on allait jusqu'à cen­ on la découvre courageuse, mais sur­ dans ce genre de détresse. On peut surer la prononciation de la première tout défaitiste. Bien sûr, elle sort par­ aussi nous faire tomber dans un lettre de notre province, on se rend fois de ses gonds en donnant des pathos ridicule. Mais Fournier a compte de l'audace de l'entreprise. coups de voix. Mais cela manque de abordé cette scène avec une pudeur Passe encore si on se servait, hors conviction. Doit-on tout mettre sur le certaine en respectant de près l'esprit cadre, de cette chanson à la manière dos d'un mauvais doublage? J'en du roman, voire même le dialogue d'un commentaire moderne. Mais, le doute. Il nous faudra attendre de voir entre le malade et sa soeur Yvonne qui réalisateur la confie à un juke-box en l'adaptation en langue anglaise pour est prête à donner sa vie pour la gué­ 1940. Il y a là quelque chose qui res­ comparer ces impressions. rison de Daniel. Elle veut aussi deve­ semble étrangement à un ana­ Parmi les qualités du film, nir religieuse afin de se donner entiè­ chronisme. je m'en voudrais de ne pas souligner rement aux autres.« Avec la divine D'autre part, Fournier a l'introduction qui est un vrai petit compréhension des enfants », elle sait raté quelque peu la scène-clé du bijou dans le genre. Un train à vapeur que son frère va mourir. Elle apporte roman quand Jean Lévesque se jette précède un défilé militaire. Des la dernière orange qui lui reste. Dans littéralement sur Florentine. La des­ enfants s'amusent à taquiner les sol­ le film, il est question d'une flûte pour cription qu'en donne Gabrielle Roy dats. Jean Lévesque sort de la manu­ faire plus dramatique. D'ailleurs, est d'une discrétion compréhensible facture et regarde tout cela de haut. Gabrielle Roy compare cette orange pour l'époque. Elle a tout de même Florentine dans la vitrine du Quinze- à une flûte brillante. Et cette belle le temps de nous dire qu'avant de fer­ Cents où elle est serveuse observe la conversation sur le ciel où Daniel s'in­ mer les yeux, Florentine avait senti la parade. Et, par la même occasion, elle quiète du sort réservé à son infirmière réprobation des images pieuses. Dans 33 SÉQUENCES N" 114

le roman, chose certaine, il n'y avait Et non seulement aux écrits des jour­ immense et jeune comme le Canada rien de comique dans cette scène. En naux mais également aux chansons de tant de misère ait pu subsister. Quand voyant le film, les gens ont ri. Je suis l'époque. Voilà un film qui nous res­ on n'a plus rien à manger, on fait tout allé revoir le film dans une salle rem­ titue avec un rare bonheur une épo­ pour survivre. C'est cela le grand plie de gens « ordinaires ». J'ai cons­ que sombre mais qui a son triste écho drame. Le « primo vivere » exigeait taté la même réaction. Par rapport au aujourd'hui avec le chômage honteux toutes les tentatives avec l'espoir vrillé roman, c'est ce qu'on pourrait appe­ que nous connaissons. Richard Boutet au coeur des plus aventuriers. C'est ler un détournement de sens d'un goût et Pascal Gélinas ont mis des années ainsi que les hommes « jumpaient » douteux. pour fouiller dans les bibliothèques et les trains à la recherche d'un ailleurs Même si ce film n'affiche les cinémathèques, pour interroger des plus prometteur, bravant les dangers pas un bonheur de tous les instants, gens qui ont vécu ces années et cons­ que comportaient ces randonnées épi­ il n'en demeure pas moins que nous truire un film qui se regarde avec un ques. Et des familles entières partaient avons affaire au meilleur film de intérêt soutenu. L'habileté des deux pour le lointain Abitibi escomptant Claude Fournier. Bonheur d'occasion réalisateurs a été de créer une sorte de trouver une terre favorable. Hélas! est probablement le plus profond des complainte émouvante avec des chan­ quelle déception à la vue de ces pay­ romans de Gabrielle Roy. Le film sons qui illustrent chaque thème de ce sages désolants parsemés de pierres et apportera de nouveaux lecteurs à ce long métrage. Et les personnages qui de roches et qu'il fallait défricher classique de notre littérature. Une animent les différentes scènes ne man­ amèrement pour des résultats médio­ occasion rêvée de fréquenter un vrai quent pas parfois, par leur témoi­ cres. Des homms pleins de santé bonheur d'écriture. gnage, de nous saisir d'effroi. Est-ce allaient quémander un bol de soupe Janick Beaulieu possible que, dans un pays riche, à une cantine populaire afin de sub-

f A TURLUTE DES AN- Ë NÉES DURES — Réali- M J don: Richard Boutet et Pas­ cal Gélinas — Scénario: Richard Bou­ tet et Pascal Gélinas — Images: Robert Vanherweghem — Recherche musicale: Pascal Gélinas — Origine: Canada (Québec) — 1983 — 90 minutes. Le temps est à la nostalgie. C'est peut-être la rançon des années difficiles que nous traversons. Les cinéastes comme les écrivains regar­ dent en arrière. Ils ont le goût du rétro. Après Maria Chapdelaine, Les Plouffe, Bonheur d'occasion, voici La Turlute des années dures. m Non plus dans la fiction mais dans le souvenir. Souvenir qui fait appel non seulement à la mémoire mais aussi aux archives.

(1) La sortie de ce film coincide avec le lancement du livre Mon enfance à Rosemont. dans lequel Monique Leyrac (née Monique Tremblay) raconte ses jeunes années au temps de la crise économique mieux connue sous le nom de « dépression ». iëf àm 34 OCTOBRE 1983

sister. Et, comme le dit un interlocu­ auteurs qui, avec une adresse remar­ Pointilleuse, elle s'attarde aux contra­ teur tout bonnement, il fallait souvent quable, un goût sûr et un sens du dictions de Claire Bretécher, dévoile voler car c'était la seule façon de ne rythme, ont su créer un film tiré de le génie de Bilal, sans négliger le dur pas mourir. la triste réalité qui est aussi beau que apprentissage de plusieurs autres créa­ En plus de nous rappeler par le roman de John Steinbeck porté à teurs de la bande dessinée. l'image ces « faits divers », les auteurs l'écran par John Ford, The Grapes of Simoneau utilise sa caméra sont allés interroger des gens qui ont Wrath (Les Raisins de la colère). Ce comme le dessinateur ses crayons et vécu de peine et de misère ces années n'est pas un mince hommage. sa gomme à effacer. Il adopte une douloureuses. Et surprise, c'est sans Léo Bonneville approche cinématographique qui rancoeur que chacun raconte com­ emprunte largement au langage de la ment il est passé à travers ces années bande dessinée. Parfois, des person­ héroïques. On voit une ouvrière insis­ nages surgissent du hors-champ et tant avec ardeur pour reconnaître ses Y^ OURQUOI L'ÉTRAN- envahissent de façon impromptue le droits et une militante ferme et déci­ Ë-J GE M. ZOLOCK S'IN- cadrage de l'image. L'effet produit dée rappeler avec conviction les lut­ s'apparente à celui qu'obtient Gotlib tes entreprises sous le régime Duples­ JL TÉRESSAIT-IL TANT dans ses « Rubriques-à-brac ». sis. Car les personnages politiques À LA BANDE DESSINÉE? — sont au rendez-vous: Tachereau, Réalisateur: Yves Simoneau — Scéna­ Le réalisateur mise sur cer­ Duplessis, King, Bennett. rio: Marie-Loup Simon — Images: taines situations humoristiques, exa­ Pour coudre cette rhapso­ Jean-Louis Chèvrefils — Musique: gère délibérément des gestes comiques die, les réalisateurs ont trouvé vingt- Michel Bergeron — Interprètes: Jean- et soigne particulièrement les relations six chansons qui apportent comme Louis Millette (M. Zolock), Michel entre le son et l'image. Musique et une note enjouée durant ces années Rivard (Dieudonné) — Participation: bruitage ajoutent à l'aspect caricatu­ dures. Elles s'inscrivent naturellement Claire Bretécher, Greg, Bilal, Moe­ ral de l'entreprise. dans le récit comme pour le commen­ bius (Jean Giraud), Reiser, Gotlib, Simoneau installe une intri­ ter légèrement. Évidemment, ce ne Fred, Philippe Druillet, Mézière, Gos, gue digne des meilleurs scénarios de sont pas des chansons de salon. Ce Gaboury, Garnotte — Origine: BD. Elle active et ventile la formula­ sont des airs populaires enveloppant Canada (Québec) — 1983 — 69 tion cinéma vérité du document et le des mots de tous les jours qui essaient minutes. rend plus accessible. Des comédiens d'apprivoiser ces temps de misère. La BD vous intéresse... professionnels, Jean-Louis Millette et Il va sans dire que la réces­ Sombre Vilain, Philemon, Tintin et Michel Rivard, interprètent les per­ sion, l'inflation, le chômage que nous autres protagonistes de la planche à sonnages de M. Zolock et Dieudonné, connaissons aujourd'hui ne ressem­ dessin vous charment... Alors vous tandis que d'autres comparses incar­ blent pas du tout aux temps des visionnerez avec ravissement le der­ nent Sombre Portier, Philemon et années 30. Plus de quarante ans ont nier film d'Yves Simoneau, Pourquoi Achille Talon. permis de mettre en place des méca­ l'étrange M. Zolock s'intéressait-il nismes pour pallier la crise que nous tant à la bande dessinée? Le film fonctionne à l'instar traversons. Mais nous retrouvons les Féru de bande dessinée, d'une planche de bande dessinée. mêmes malheurs: les usines qui fer­ Simoneau nous convie à la rencontre Chacune des cases constitue un cha­ ment, les produits qu'on stocke (30 des principaux maîtres d'oeuvre de cet pitre de l'action. Ces césures servent millions de kilos de beurre actuelle­ univers en perpétuelle mutation. de points d'ancrage à des extraits d'al­ ment encombrent des entrepôts frigo- Une caméra attentive fran­ bums, ainsi qu'à une suite de témoi­ riques au Canada: il ne faut pas faire chit de nombreuses antichambres et gnages recueillis directement auprès baisser le prix du beurre!) et le travail découvre un Fred arborant sa mous­ d'intervenants qui font la BD. qui se fait rare. Mais la misère est tache « bon-père-de-famille ». Sans L'amalgame de la fiction et moins disgracieuse (j'emploie un gêne, elle braque son objectif sur un du documentaire retrace l'évolution euphémisme) qu'au temps de la Moebius affairé à la touche finale de la discipline et traduit les diverses grande dépression. d'un dessin ou sur un Reiser délirant étapes de fabrication et les mécanis­ Il faut féliciter les deux dans les méandres d'une douce ironie. mes qui activent un récit de bande

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rouges où l'on remarquait déjà plu­ sieurs tentatives louables pour trans­ gresser les schemes du cinéma québé­ cois. Il exploitait alors « le cinéma pour le cinéma » qui devenait plus qu'un simple support fonctionnel à un discours littéraire. Pourquoi l'étrange M. Zolock s'intéressait-il tant à la bande dessinée? confirme ces attentes et ajoute aux perspectives du cinéma d'ici. Louis Gagnon

HE TERRY FOX STO­ RY — Réalisation: Ralph L. Thomas — Scénario: rJohn Kastner et Rose Kastner — Ima­ ges: Richard Ciupka — Musique: Bill Conti — Interprétation: Eric Fryer (Terry Fox), Michael Zelniker (Doug dessinée. dessinateurs et scénaristes allient des Alward), Robert Duvall (Bill Vigars), procédés du cinéma à ceux de la bande Rosalind Chao (Rika), Chris Make­ Simoneau se rapproche de dessinée. L'ouverture de l'aventure. peace (Darrell Fox), Elva May Hoo­ son sujet. Il joint la forme au fond, « Les Phalanges de l'ordre noir », ver (Mrs Fox), Frank Adamson (Mr le contenu au contenant. Quand le imaginée par Bilal et Christin, démon­ Fox) — Origine: Canada — 1983 — cinéma finit, la BD commence... tre une suite intéressante de variantes 98 minutes. dans le choix des cadrages. L'échelle D'ailleurs, les deux discipli­ des plans retenue se rapproche du pro­ Il faut battre le fer pendant nes possèdent des caractéristiques logue du film de Sergio Leone, Le qu'il est chaud. Il était à prévoir que communes. Le cinéma comme la Bon, la brute et le truand. le cinéma ou la télévision s'empare­ bande dessinée reproduisent le réel en rait assez vite de l'histoire de Terry unissant les unes aux autres des por­ De même, certains réalisa­ Fox, le jeune coureur unijambiste qui tions de réalité abstraites de la nature. teurs adaptent la bande dessinée au a ému le pays d'un océan à l'autre Au plan cinématographique corres­ cinéma. Il en résulte, alors, une cari­ avec son Marathon de l'Espoir en vue pond la case de la bande dessinée. cature du réel, produite par une mise d'amasser des fonds pour la recher­ en scène grossie. On retrouve ce phé­ che sur le cancer. (D'ailleurs dans ce Le processus du montage nomène dans IXE13 de Jacques God­ cas, on ne sait trop qui du cinéma ou agit de façon similaire dans les deux bout, L'Homoman de Jean-Pierre de la télévision a hérité du projet puis­ cas et relie ces sections, à l'origine dis­ Lefebvre et, plus près de nous, dans que le produit fini, projeté en salle, parates, dans une continuité qui recrée Raiders of the Lost Ark de Steven est co-produit par Home Box Office une certaine impression de réalité. Spielberg. et le réseau CTV et qu'il présente tous Évidemment, le support de celluloid les symptômes d'un ouvrage conçu et la vitesse de projection au cinéma Quant au dernier film de pour la petite boîte.) diffèrent des techniques graphiques. Simoneau, il témoigne d'une origina­ lité incontestable. Le réalisateur a par­ On n'avait pas sitôt fini de Cependant, de nombreux fait son approche depuis Les Yeux rendre les derniers hommages au 36 OCTOBRE 1983 jeune homme que déjà les studios mmmmmaMmmmsm Il y aurait aussi matière à annonçaient qu'ils étaient à la recher­ s'offusquer du portrait à la limite de che du jeune comédien qui pourrait la caricature qu'on dresse ici de la incarner Terry Fox à l'écran. Recher­ population québécoise, apparemment che fortement basée sur des critères ignorante et insensible à l'entreprise physiques, il va sans dire, qui a per­ du jeune marathonien, et qu'on réduit mis de découvrir un interprète un rien à un lamentable stéréotype franco­ plus costaud que l'original, qu'on ris­ k^gmWÈÉÊ*. phone avec cet automobiliste unilin- querait de confondre avec le frère gue qui offre à Terry de l'emmener en cadet de Winston McQuade et qui voiture et qui s'impatiente devant partage la même infirmité que le jeune l'impossibilité de se faire comprendre. Terry. L'homme d'un rôle. Mais rassurons-nous, dès que le jeune Fox aura atteint la frontière de l'On­ Il était difficile (mais tout de tario où l'attend une foule en délire même pas impossible) de ne pas faire «WATHQH avec ballons et bannières, le Marathon de cette histoire vécue unique un sim­ Of sera un happening continuel. ple roman à l'eau de rose. Malheureu­ HQt*£ sement, entre les mains de tâcherons, Terry sera d'ailleurs pris en les beaux sentiments prennent vite la charge par un gérant improvisé, ex­ couleur de la mièvrerie, du boy- vendeur d'encyclopédies, interprété scoutisme et ultimement, de l'ennui. par un Robert Duvall très mal utilisé (participation américaine oblige) qui En effet, que dire de cette moussera bien sa publicité au risque illustration plate et sans saveur du de l'éreinter complètement. À partir milieu familial sinon qu'on a l'impres­ de ce moment, son projet, et son his­ sion de l'avoir déjà vue cent fois dans toire, ne lui appartiennent plus. Ils ont d'innombrables téléséries américaines. été récupérés par toutes sortes d'en­ treprises commerciales et de là à les On expose de façon dis­ transformer en roman-savon pour tante, clinique et terriblement « cli­ consommation facile, il n'y avait ché », la succession des tests et une qu'un pas, qu'on a franchi allègre­ illustration par trop anecdotique de ment. Le citron aura été pressé l'évolution de la maladie. Marcus jusqu'à la dernière goutte. Welby n'est pas loin. Ralph L. Thomas, qui nous On ne nous épargne aucun avait donné il y a deux ans l'inégal poncif du genre, en nous présentant mais intéressant Ticket to Heaven, n'a le jeune héros comme un « si bon petit pu concocter, avec ses scénaristes gars », malgré ses sautes d'humeur John et Rose Kastner, qu'un mélo­ qu'on lui pardonne tout de suite, et drame fade, à la structure cahotique, en se gardant bien d'exploiter ses aux émotions bien programmées. Un motivations. L'idée du Marathon sur­ film de commande, conçu à la hâte, git sans qu'on l'ait vraiment senti ger­ grâce auquel un exploit exceptionnel mer: il aurait tout aussi bien pu avoir qui a su véritablement émouvoir l'opi­ un flash en visionnant Chariots of nion publique se trouve relégué aux Fire. La recherche de commanditai­ obscures deuxièmes parties de pro­ res éventuels se limite à quelques refus grammes doubles. Triste. et on saisit mal comment, malgré cela, il réussit à prendre la route. Dominique Benjamin 37 SÉQUENCES N" 114

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ri ANNY ET ALEXAN- comédiens des films antérieurs comme caturé par Bergman sous la figure #y DRE — Réalisation: Ing- Harriet Andersson. Allan Edwall, Jarl d'un angoissé pétomane, est couvert J. mar Bergman — Scénario: Kulle, Erland Josephson. de dettes et rage contre son épouse Ingmar Bergman — Images: Sven Il s'agit d'un film hautement servile. Gustav Adolf, le fils cadet, est Nykvist — Musique: Daniel Bell, Ben­ biographique puisqu'il se situe dans un restaurateur prospère, bon vivant, jamin Britten, Frans Helmerson, Uppsala, sa ville natale, où Bergman, grand coureur de jupons, marié à une Robert Schuman, Marianne Jacobs fils de pasteur luthérien rigoriste et femme plantureuse qui accepte ses — Interprétation: Pernilla Allwin austère, dépensait son argent de poche incartades dues à un appétit libidinal (Fanny Ekdahl, huit ans), Bertil Guve pour acheter des petits films pour sa insatiable. S'ajoutent à la fête les (Alexandre Ekdahl, dix ans), Harriet « lanterna magica » et fréquentait le nombreux domestiques et l'ancien Andersson (Justina, cuisinière), Borje théâtre, lieu des premiers contacts amant de Madame Héléna, née Man- Anlstedt (Cari Ekdahl), Allan Edwall avec August Strindberg dont « Le delbaum, Isak Jacobi, un Juif anti­ (Oscar Ekdahl), Stina Ekblad Songe » fut pour lui une révélation. quaire et prêteur qui jouera plus tard (Ismaël), Ewa Frôling (Emilie C'est dire jusqu'à quel point Bergman un rôle déterminant. Ekdahl), Majlis Granlund (Vega, cui­ s'est confié à travers le personnage Ce réveillon fastueux, où les sinière d'Héléna), Marie Granlund d'Alexandre. rouges des étoffes se marient à ceux (Petra Ekdahl), Svea Holst (Ester), Le film débute d'ailleurs par des grands vins, donne lieu à des péri­ Erland Josephson (Isak Jacobi), Jarl le visage d'Alexandre songeur et péties gaillardes plutôt étonnantes, Kulle (Gustav Adolf Ekdahl), Hans plongé dans son théâtre miniature. venant de l'auteur de Persona et à des Henril Lerfeldt (Eisa Bergius), Mona Alexandre rêve. Le jeune garçon de images d'une texture « viscon- Malm (Alma Ekdahl), Jan Malmasjô dix ans erre par la suite, explorant une tienne ». Alexandre, pivot central (Tévêque Edvard Vergérus), Christina à une les pièces de l'immense et silen­ autour duquel toute l'action du film Schollin (Lydia Ekdahl), Kerstin Tide- cieuse demeure familiale comme le gravite, est un enfant sérieux et som­ lius (Henriette Vergérus), Gunn Wall- faisait Johan dans les corridors som­ bre, son regard semble traverser les gren (Héléna Ekdahl), Pernilla Wall- bres du grand hôtel baroque du corps et glisser jusqu'au coeur des gren (Maj, d'Emilie) — Origine: Silence. La richesse des décors de la gens. Même lors d'une fête comme Suède — 1982 — 188 minutes. maison jointe à l'esthétique des gros Noël, il demeure absorbé par la réa­ Ingmar Bergman a dit à pro­ plans de l'enfant marque l'opposition lité de ses fabulations. pos de Fanny et Alexandre qu'il entre le vide des lieux et la plénitude Cette chronique d'une « représente la somme totale de ma intérieure d'Alexandre. Sous son famille suédoise du début du siècle, vie en tant que réalisateur » (l). Film regard imaginatif, une statue de heureuse, insouciante du monde exté­ somptueux par ses décors et ses cou­ femme devient vivante, comme revi­ rieur, aimant la vie et le théâtre, se leurs, par la fluidité des dialogues et vra son père mort, devenu spectre dramatise par la suite: Oscar, en par sa remarquable maîtrise dans la hamletien. pleine répétition, interprétant le spec­ direction d'acteurs. Quel contraste Nous sommes en 1907, la tre dans « Hamlet », est terrassé et avec le film précédent De la vie des famille Ekdahl s'affaire aux prépara­ transporté à la maison où l'on marionnettes qui faisait l'autopsie du tifs de Noël. Selon la tradition la apprend qu'il n'y a plus d'espoir. couple et de ses rapports de domina­ famille présente, au théâtre de la Ville Auprès du lit du mourant, Fanny tion au moyen d'images dures et gla­ dont les Ekdahl sont propriétaires, s'approche sans réaliser la gravité de cées dans des noirs et blancs d'acier. une pièce sur la naissance de Jésus. la situation. Ensuite le père appelle Comme dans un album de Ensuite nous revenons à la maison Alexandre pour lui faire ses adieux, famille, Fanny et Alexandre évoque familiale où tous se retrouvent ras­ mais Alexandre, apeuré, refuse d'ap­ plusieurs thèmes chers à Bergman: la semblés pour célébrer Noël: la grand- procher. Poussé de force au chevet de chaleur et les déchirements de la mère Héléna Ekdahl, chef de clan, ses son père qui lui saisit la main, l'en­ famille et du couple, l'enfant témoin trois fils, leurs épouses et leurs fant le verra s'éteindre dans un maca­ des malaises du monde, l'angoisse de enfants. Oscar, l'aîné, mari d'Emilie bre hoquet et sentira la mort pénétrer la mort et les tourments d'une religion et père « incertain » de Fanny et ce corps. Terrorisé, Alexandre s'en­ culpabilisante qui exige l'expiation. d'Alexandre (2), dirige le théâtre, fuit sous une table, où il se recroque­ On y retrouve également plusieurs Cari, deuxième fils, personnage cari­ ville sur lui-même, impuissant. 39 SÉQUENCES N- 114

Dès ce moment, le film nous tère et morbide, semblable au pasteur yeux de ces adultes qui exigent un châ­ plonge dans le tragique, le cadrage se des Communiants disant sa messe timent pour le rendre conscient de sa resserre de plus en plus à mesure que dans une église vide. culpabilité et de sa condition de le drame s'intensifie. En pleine nuit, Vergérus est chez Bergman pécheur à l'égard d'un Dieu vengeur. des cris mêlés de pleurs gémissants un nom fétiche représentant le Mal Après la très sévère punition réveillent les enfants. À la recherche sous la figure d'un spécialiste cynique infligée à Alexandre, sous les yeux de de leur provenance, ils découvrent à et méthodique: c'est le médecin posi­ Fanny, Emilie retrouve son fils dans travers deux portes entrouvertes, telle tiviste et nihiliste dans Le Visage, l'ar­ le grenier de la maison du pasteur. une plaie béante où la mort a creusé chitecte et photographe bourgeois Cette scène évoque À travers le son sillon, leur mère circulant devant dans Une Passion, le médecin tantôt miroir: Alexandre, tout comme Karin le cadavre rigide de leur père, et hur­ suffisant dans Le Lien, tantôt fanati­ dans la cale de l'épave du voilier, res­ lant sa douleur dans de funèbres et que nazi dans L'Oeuf du serpent. semble à un oiseau blessé lorsque sa déchirants sanglots. Par sa stylisation La maison de Vergérus, mère le prend sur elle dans la position théâtrale, cette scène est certainement maison de Dieu, est une forteresse aux d'une Pieta. l'une des plus émouvantes du film. murs nus, où la torture morale cons­ Consciente de la souffrance Aux funérailles, filmées avec schéma­ titue le pain quotidien de ceux qui y d'Emilie et de ses enfants, la famille tisme, Alexandre par un langage vivent. Les femmes entourant le pas­ Ekdahl s'inquiète, mais elle est ordurier exprime sa révolte à voix teur sont des sorcières assoiffées de impuissante à leur venir en aide. basse, ayant pour seul témoin Fanny. vengeance. Un jour, en l'absence Comme Abel Rosenberg avait démas­ L'évêque Vergérus occupe la place d'Emilie, Alexandre raconte à Jus- qué Hans Vergérus dans L'Oeuf du d'honneur au repas suivant l'enterre­ tina, servante desséchée et névrosée au serpent, c'est l'oncle Jacobi qui réus­ ment. La table frugale et gaie de Noël point de se mutiler une main afin de sit finalement par la magie à délivrer avec ses couleurs vives a fait place à repousser ses pulsions, ce qu'il con­ les enfants des griffes du rapace. Le la sévérité des noirs et des gris. Plu­ naît de la mort tragique de la première fait qu'un Juif utilise l'irrationnel tôt que des rires, de lourds silences femme de Vergérus et de ses enfants. pour déjouer Vergérus vient marquer couplés aux bruits des ustensiles con­ Encore une fois, l'enfant ment, aux chez Bergman la primauté de l'ima- tre les plats, claquant comme les pel­ letées de terre tombant sur le cercueil ! i si | d'Oscar Ekdahl. Le deuxième acte s'ouvre sur une séquence qui détermine l'ac­ tion dramatique jusqu'à la fin du film. Emilie fait comparaître son fils devant Vergérus. Celui-ci interroge l'enfant sur son mensonge avec le calme glacé qui caractérise la détermi­ r ! nation d'un fanatique inquisiteur. !' "f Comme le roi Claudius écrasant 1 I |: Hamlet de sa gentillesse meurtrière, 1 | Vergérus, avec la complicité docile d'Emilie, exerce son pouvoir clérical sur Alexandre. Un peu plus tard Emilie, tout comme Gertrude toujours dans « Hamlet », se ramarie en choisissant Vergérus qui exploite le besoin qu'a V la jeune veuve d'expier. Elle et ses ^ enfants ne tardent pas à tomber sous A- mprise de l'évêque protestant aus­

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ginaire sur un réalisme cruel. chez les Ekdahl et tous se retrouvent ques, intolérents et complaisants à Le troisième acte débute en famille comme au tout début du l'égard d'eux-mêmes. Fanny et lorsque Isak Jacobi conduit les film pour fêter, dans un décor de rose Alexandre n'échappe pas à cette enfants chez lui. Dès lors à l'abri, la et de blanc, la naissance de deux caractérisation: Oscar est un vieillard réalité et la fiction se fusionnent tota­ enfants. À l'occasion de ce repas, malade, Cari se prend en pitié, Gus­ lement. Alexandre circule dans un Gustav Adolf fait un long éloge vol- tav Adolf cabotine, Vergérus tyran­ monde à sa mesure (celui du théâtre tairien à la vie. La dernière image nise; Isak Jacobi et ses neveux sont les et de l'imaginaire), tel un magicien, montre Alexandre tout entier plongé seuls à être dignes. Par contre, les il disparaît et réapparaît. Dans le bric- dans « Le Songe » que lui lit sa grand- femmes, même si elles sont moins à-brac de la boutique d'antiquaire, la mère. tourmentées que dans beaucoup d'au­ voix de Dieu résonne dans l'embra­ Comme dans plusieurs tres films de Bergman, sont sensuel­ sure d'une porte. Sans peur, Alexan­ films, Bergman se montre tiraillé à la les, émouvantes, amoureuses et ras­ dre provoque Dieu à se manifester et façon de Kierkegaard entre l'homme surantes, sauf celles du clan Vergérus une immense marionnette s'écroule à éthique qui recherche la profondeur, qui sont acariâtres et frustrées, enlai­ ses pieds. Ainsi le monde juif, celui l'homme esthétique pour qui seule la dies par leur méchanceté et leur de la Kabbale, libère l'homme des for­ beauté compte et l'homme religieux fanatisme. ces rigides et de l'assurante vérité du absorbé dans un désir d'absolu. Berg­ En plus du jeu impeccable monde chrétien. Dieu était apparu à man fait le portrait d'une époque et des comédiens — notamment Harriet Karin dans À travers le miroir sous la la critique du christianisme tout Andersson, méconnaissable dans le forme d'une araignée, ici, c'est une comme Kierkegaard qui compare le personnage de Justina, qui nous offre marionnette, moins réelle que le fan­ sentiment religieux à une « écharde une performance exceptionnelle — la tôme d'Oscar Ekdahl. dans la chair », ce qui lui aurait fait photographie de Sven Nykvist, qui en Ensuite Alexandre fait la dire un jour: « Quelle chance vous est à son vingt-deuxième film avec rencontre d'Ismaël, un androgyne avez d'être juif: vous échappez au Bergman, a su traduire, par la cou­ voyant et télépathe, séquestré par Isak christianisme. Si moi j'en avais été leur chaude des objets ainsi que par à cause de ses pouvoirs. Ce person­ protégé, j'aurais bien autrement joui la voluptueuse lumière de « l'heure nage troublant communique directe­ de la vie » (3). magique », l'atmosphère sereine de la ment, par une totale fusion (rappelant En mentant et en attaquant maison des Ekdahl et par une lumière Persona), avec l'imaginaire de l'en­ Dieu par ses injures, Alexandre donne crue et froide, la rigidité et la morbi­ fant et lui permet non seulement de un sens à son existence et affirme sa dité animant les êtres vivant dans la révéler ses fantasmes de mort les plus liberté face à un destin. Cette attitude maison du pasteur. intimes mais aussi de les matérialiser. s'approche beaucoup de la conception Fanny et Alexandre n'a pas, Grâce à Ismaël, Alexandre voit s'ac­ qu'a Kierkegaard du péché. Pour le certes, l'audace créatrice de Persona, complir, avec désarroi, son désir le philosophe danois, le péché est un du Silence ou encore de Sonate d'au­ plus secret: la fin de l'horreur par la moyen ou une option que l'homme tomne. Cependant, d'un accès plus mort de Vergérus. Ainsi Alexandre prend pour affirmer sa finitude et la facile, ce film, comme une antholo­ aura obtenu sa libération physique par conscience qu'il ne peut échapper à sa gie, nous lègue un univers d'une très Isak et sa délivrance morale par condition d'être désespéré et angoissé: grande humanité et réveille chez le Ismaël, lui-même reclus. « L'angoisse est le vertige de la spectateur le désir d'aller voir ou Bergman a-t-il voulu donner liberté » (4). L'angoisse de Kierke­ revoir ces chefs-d'oeuvre du cinéma. à cette séquestration un sens politique gaard, c'est aussi la sensation doulou­ En terminant, nous emprun­ ou tout simplement a-t-il voulu nous reuse de l'abandon de Dieu, ressentie terons à August Strindberg quelques mystifier? La question se pose car, par Alexandre tout au long de ce film. lignes écrites à propos du « Songe » selon le récit biblique, on sait Dans la plupart des films de — que la grand-mère Héléna lit à qu'Abraham eut deux fils; Agar lui Bergman, les personnages féminins Alexandre à la toute fin du film — donna Ismaël, qui fut à l'origine du incarnent la force de caractère et l'in­ parce qu'elles décrivent avec une très peuple arabe, ensuite de Sara il eut tensité, ils sont ce par quoi le drame grande acuité ce qu'est l'univers de Isak qui fonda le peuple juif. arrive, tandis que les personnages Fanny et Alexandre: « Les personna­ Vers la fin, Emilie revient masculins sont souvent faibles, cyni­ ges se doublent, se dédoublent, s'éva- 41 SÉQUENCES N" 114 porent et se condensent. Mais une diction. Car Zelig surpasse en étran­ est un mot faible, il faut l'avouer) de conscience les domine tous, c'est celle geté l'Homme-éléphant dans le Gordon Willis et au montage habile du rêveur. Pour lui, il n'y a pas de domaine des annales médicales. Ce de Susan E. Morse, sans parler du tra­ secrets, pas d'inconséquences, pas de Juif né en Amérique au début du siè­ vail impeccable des techniciens à qui scrupules, pas de lois. Il ne juge pas, cle souffre d'un bloquage psycholo­ l'on doit la bande sonore, la recons­ il n'acquitte pas, il relate seulement, gique de taille: totalement dépourvu titution nous laisse pantois d'émer­ et, comme le rêve est presque toujours de personnalité, il se transforme selon veillement. On finit par croire à ce douloureux, rarement gai, un accent les personnes qui l'entourent. Zelig est personnage fictif, et je défie quicon­ de tristesse et de mélancolie vibre à l'Homme-caméléon. En présence que de pouvoir différencier les vrais travers tout le récit » <5>. d'un médecin, il agit et parle comme films d'époque d'avec les passages André Giguère un médecin. Qui plus est, il ne se fabriqués de toutes pièces. La pellicule transforme pas que psychologique­ usée et rayée.la photographie trop (1) La revue du dnéma, avril 1983, no 382, p. 21. ment, mais aussi physiquement. C'est contrastée, le rythme un peu trop ainsi qu'en présence d'un Noir, il accéléré, les mouvements de caméra (2) Ingmar Bergman, Fanny et Alexandre, Gallimard 1983, pp. 22-23. devient un Noir, carrément. En face hésitants, les voix nasillardes et diffi­ d'un obèse, il grossit de plusieurs cilement audibles, aucun détail n'a été (3) Ouvrage collectif, Kierkegaard vivant. Idées, Galli­ mard, no 106, p. 44. kilos, instantanément. Et ainsi de oublié pour que l'implantation soit suite. Il n'y a aucune limite à l'éten­ impeccable. (4) Soeren Kierkegaard, Le concept d'angoisse, Idées, due de ses transformations d'appa­ Gallimard, no 193, p. 66. Oui, imitation. Car Zelig rence et de comportements — ou plu­ est, à l'image de son héros-malgré-lui, (5) August Strindberg, Théâtre cruel et théâtre mysti­ tôt si, il y en a une: rien n'arrive lors­ que, Gallimard, 1964, p. 137. un film-caméléon... bien intentionnel, que le pauvre Leonard est confronté lui. Un film sans personnalité propre, à une femme. C'est ainsi que le doc­ qui emprunte à droite et à gauche, qui teur Eudora Fletcher arrive à le gué­ fait des clins-d'oeil, qui satirise, qui rir sans trop de problèmes, si l'on ne rend hommage, qui cite, qui imite, un considère pas un meurtre, un suicide, film qui n'existe en fait que grâce à un enlèvement, un voyage en Allema­ tout un background culturel pré­ ELIG — Réalisation et scé­ gne nazie et une série de poursuites existant. À la différence majeure que, nario: Woody Allen — Ima­ judiciaires comme des problèmes. au contraire de Interiors et de Star­ Z ges: Gordon Willis — Musi­ Avec ce long métrage, qui dust Memories qui vampirisaient que: Dick Hyman — Interprétation: remporte un succès monstre un peu Bergman et Fellini, Zelig est féroce­ Woody Allen (Léonard Zelig), Mia partout à travers les États-Unis et le ment original. Original est ce héros Farrow (Eudora Fletcher), John Canada, Woody Allen revient en qui ne cesse de se transformer pour Buckwalter (le docteur Sindell), Sol grande forme. Finis les rêveries amè­ se faire aimer, et originale est cette Lomita (Martin Geist), Mary Louise res d'Interiors et de Stardust Memo­ réalisation qui multiplie les références Wilson (Ruth Zelig-Geist), Stephanie ries, et les tâtonnements de A Mid­ afin de plaire au public. Farrow (Meryl Fletcher), Deborah summer's Night Sex Comedy. Zelig Car le public de Woody Rush (Lita Fox), Will Holt (Adolf constitue en effet une oeuvre drôle, et Allen — comme tout public intelligent Hitler), Ellen Garrison (Eudora Flet­ mature — sans étouffer par sa préten­ qui se respecte — aime les références. cher âgée). A vec la participation de tion artistique. Pourtant, il s'agit d'un Question d'apparence, question d'af­ Susan Sontag, Irving Howe, Saul Bel­ véritable tour de force! Le film se pré­ ficher ses connaissances. Car les intel­ low, Bruno Bettelheim — Origine: sente comme un de ces vieux docu­ lectuels sont tous des caméléons qui États-Unis — 1983 — 84 minutes. mentaires pour la télé, fait de passa­ se nourrissent de la connaissance des Zelig est un mot yiddish qui ges de films d'archives commentés, autres et dont la personnalité est cons­ signifie « béni ». Et béni est en effet entrecoupés d'interviews avec des spé­ tituée d'un bric-à-brac d'informations Leonard Zelig, si l'on considère que cialistes qui analysent le personnage, freudo-marxo-existentielles, informa­ le fait d'être atteint d'un mal tellement ou de personnalités qui y vont de leurs tions interchangeables selon les con­ étrange au point qu'il vous rend mon­ souvenirs. Tout y est parfait: grâce à versations à la mode. Donc, Zelig, ce dialement célèbre constitue une béné­ la superbe photographie (et superbe film-caméléon sur un héros-caméléon 42 OCTOBRE 1983

Woody Allen: le film (tout comme le héros, tout comme...) est original par son manque total d'originalité. Défense de l'intelligentsia, ou du cinéaste lui-même? Peut-être. Tout cela et plus. En fait, Woody Allen intègre toutes les interprétations pos­ sibles de son film et du phénomène Zelig dans le film lui-même. Des psychiatres, en effet, se succèdent, amenant tour à tour leurs visions des choses: Zelig représente la culture juive, avide d'intégration; ou la cul­ ture américaine, née de toutes sortes d'influences; et ainsi de suite. « Les intellectuels français voient en lui tous les symboles possibles et impossi­ bles », dit un de ces spécialistes. Que dire après une telle réplique? Je ne m'avancerai certainement pas à four­ nir une interprétation du film, de peur de me voir ridiculisé par Woody. D'autant plus que, pour compliquer les choses, les spécialistes apparaissant dans Zelig existent réellement (Susan destiné à un public-caméléon et réa­ passage d'un faux film de fiction qui Sontag, Saul Bellow, Bruno Bettel­ lisé par le roi des cinéastes-caméléons, imite un épisode de la vie de Leonard heim, etc.) et sont présentés sous leurs serait donc une réflexion sur les intel­ Zelig, qui à son tour imite une scè­ vrais noms. Parlent-ils en leur nom, lectuels, caméléons par excellence? ne de Reds qui mimait, elle, un épi­ ou lisent-ils un scénario? Sont-ce eux Oui. Peut-être. Non. Oui. sode de la vie de John Reed (vous me qui se moquent du film, en soulignant En fait, ce long métrage suivez?). Il s'agit de cette merveilleuse ses références, ou est-ce Woody Allen change de couleurs à une telle vitesse scène où le docteur Fletcher retrouve, qui se moque d'eux et de leurs analy­ qu'on ne sait plus où on en est. Zelig après de longues recherches, Zelig, — ses? Qu'est-ce qui est vrai dans ce a toujours une longueur (couleur) scène qui rappelle les émouvantes satané long métrage, quelle position d'avance sur nous. Réflexion sur les retrouvailles de Reed-Beatty et de doit-on prendre? Toutes, aucune, intellectuels, oui, mais aussi réflexion Bryant-Keaton sur le quai d'une gare, quelques-unes? Cela rappelle le cruel sur l'art-qui-imite-la-vie (culture- et qui fonctionne comme un faux film Stardust Memories, dans lequel caméléon); le cinéma qui imite la réa­ de fiction qui transforme une réalité Woody Allen faisait tout pour attirer lité (art-caméléon); l'aventure amou­ fictive inspirée d'une fiction réelle notre sympathie, pour nous crier que reuse de Zelig qui imite l'aventure de transformant la vraie réalité. celle-ci l'embêtait, dans un mouve­ Woody lui-même (biographie- Ce jeu de miroirs, dans ment d'un égocentrisme sans caméléon); et sur sa propre nature Zelig, est constant. La réalité et son précédent. imitative, qui aligne Reds, Being imitation dansent ainsi au rythme fré­ Ce n'est pas la forme du There, en plus de toute une série de nétique de ce film succinct et pourtant film qui est choquante, loin de là, références renvoyant aux premiers bien chargé, jusqu'à ce qu'on distin­ mais bien son propos, ou la démar­ films d'Allen, du temps où son gue ce qui est vrai de ce qui est faux che qui lui a donné naissance. En ce humour visait plutôt les tripes que le et, surtout, ce qui est original de ce sens, Zelig est bien symptomatique du cortex cérébral. Ce faux documentaire qui ne l'est pas. virus Allen. Cinéaste intelligent, il qui imite les vrais contient même un D'où le paradoxe, voulu par nous appelle à faire un pas dans sa 43 SÉQUENCES N" 114 direction, à recourir à notre culture et laisser à l'entrée son cerveau reptilien. Halévy) s'est inspiré d'un fait divers à notre intelligence pour saisir son En effet, on y rit aussi beaucoup du authentique dont la protagoniste s'ap­ film. Mais en même temps, cinéaste ventre. pelait effectivement Carmen. Et grâce amuseur, il n'a de cesse de désamor­ Richard Martineau au talent de Mérimée conteur, cette cer immédiatement cette attitude qu'il tragédie de l'amour et de la jalousie vient de nous demander d'adopter, devient finalement une recréation jetant à notre figure nos belles théo­ romancée qui, par les archétypes ries en en dévoilant la vanité et la qu'elle met en scène, atteint au niveau bêtise. D'où une réaction violente du exceptionnel où Bizet et Saura l'ont spectateur, outré et souvent honteux placé. qu'on ridiculise ainsi son intelligence ARMEN — Réalisation: Et de fait, le nouveau film et cela dans une salle pleine à craquer. Carlos Saura — Scénario: de Carlos Saura a plusieurs niveaux Woody, en quelque sorte, lance quel­ C Carlos Saura et Antonio qui, tous, éclairent et prolongent la ques références humoristiques bien Gadès — Images: Teo Escamilla — portée du précédent, Noces de Sang, senties, et attend que le poisson morde Musique: Paco de Lucia (guitare), réalisé par la même équipe Saura- à l'hameçon. Lorsque le spectateur d'après des extraits de l'opéra de Gadès. saisit l'allusion et qu'il se met à rire Georges Bizet — Interprétation: Tout d'abord, c'est effecti­ à voix haute (afin d'impressionner ses Antonio Gadès (Antonio, le chorégra­ vement une transposition de l'opéra, voisins?), Woody n'hésite pas à le sor­ phe), Laura Del Sol (Carmen), Paco puisque le chorégraphe (Gadès, dans tir subitement de l'eau, à l'étaler sur de Lucia (lui-même), Cristina Hoy os son propre rôle) est en train de réali­ le quai et à le laisser frétiller devant (elle-même), Juan Antonio Jimenez ser un ballet qui en conservera les tous et toutes. C'est le prix à payer. (le mari). — Origine: Espagne — 1983 grandes lignes. Et une séquence qui Un prix élevé, il est vrai, car Woody — 102 minutes. m'a fasciné est celle où Paco de Lucia n'est pas tendre envers son public et Au terme d'un second tente de retrouver en rythme flamenco se paie bien souvent sa gueule. Mais visionnement, on découvre que cette de bulerias une équivalence à la célè­ ce prix est à la hauteur de l'expérience fascinante Carmen n'est finalement bre aria « Près des remparts de qu'il nous offre de vivre: il est en effet pas celle que l'on pensait. Saura expli­ Seville ». Cela pose d'un seul coup très bénéfique de renier de temps à que lui-même: « Dans notre Carmen tout le problème de l'adaptation d'un autre son cerveau. Le problème est j'ai voulu introduire la danse et la médium à un autre: habituellement, que, pour ce faire, on doit tant l'uti­ musique espagnole en tant que formes il s'agit d'adaptation cinématographi­ liser afin de capter les gags. Mais d'expressions vivantes parallèlement que d'un roman ou d'une pièce de n'est-ce pas le paradoxe qui guette à la musique d'opéra. Et nous nous théâtre, plus rarement d'un opéra. La tout intellectuel? laissons submerger par ce personnage Traviata en est un exemple récent. Je C'est ce paradoxe (entre mythique qui nous conduit inexora­ dois signaler à ce propos que Gadès autres choses, entre autres choses) blement sur le chemin de la tragédie avait fait ses premières armes au qu'illustre si fortement, si clairement, en passant par l'amour et la cinéma dans un film de Rovira-Beleta si habilement, si ironiquement Zelig. jalousie ». intitulé Los Tarantos qui transposait Le paradoxe du caméléon. On aime Ce commentaire appelle avec une grande habileté l'histoire de ou on n'aime pas. Moi, j'adore, d'au­ plusieurs remarques: il s'agit d'abord Roméo et Juliette dans le quartier tant plus que ce film se veut léger et de musique flamenca, composée en gitan de Sacromonte à Grenade. La divertissant, et relativement inoffen­ partie par Paco de Lucia, qui joue regrettée Carmen Amaya y jouait un sif, aux côtés de Stardust Memories. d'ailleurs son propre rôle dans le film. rôle prépondérant, tandis que Gadès Mais une mise en garde s'impose Le personnage, ensuite, n'est mythi­ reprenait le rôle assigné dans la pièce quand même: que les personnes à que que dans la mesure où il n'a pas de Shakespeare à , qui se fait l'humiliation facile n'entrent pas. réellement vécu. Mais Prosper Méri­ tuer par . Mais là, il s'agissait Car Zelig, c'est du Woody mée, dont la nouvelle sert de base à de prendre une action théâtrale défi­ Allen en dangereuse forme. la fois au film et à l'opéra (dans ce nie et de la placer dans un contexte Autre avertissement: le dernier cas par l'intermédiaire des dramatique et chorégraphique finale­ spectateur-caméléon n'est pas tenu de librettistes de Bizet, Meilhac et ment assez peu différent.

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Avec Noces de Sang, Gadès Ensuite, par ce jeu de cision les cheminements tortueux de va déjà plus loin: l'action de la pièce miroirs affectifs, le chorégraphe va l'amour et de la jalousie,ou bien alors de Lorca fait l'objet cette fois-ci d'une vivre une aventure amoureuse qui suit il l'a stéréotypé au point que l'on n'ar­ transposition chorégraphique totale. de façon implacablement logique l'ar­ rive pas à y croire, quoique, à tout Enfin, avec Carmen, cette transposi­ gument du ballet qu'il dirige et inter­ prendre, cela ne soit pas le plus impor­ tion devient un jeu de miroirs, car, ici, prète (et cela, incidemment rapproche tant. C'est seulement un peu agaçant l'équivalence est triple, voire quadru­ davantage la progression du film de face à une oeuvre qui, par ailleurs, a ple: une nouvelle littéraire est adap­ la nouvelle de Mérimée que du livret tant de qualités. tée en livret d'opéra et celui-ci, à son de l'opéra). Et lorsqu'à la fin Anto­ Au nombre de ces qualités, tour, donne naissance à un argument nio, le chorégraphe, tue Carmen sa je mentionne tout de suite l'intensité chorégraphique qu'accompagne une vedette, déchiré par l'amour et la atteinte par Gadès chorégraphe et musique inspirée par celle de l'opéra, jalousie comme le Don José de interprète. S'il est aussi admirable­ mais recréée de l'intérieur selon une l'opéra, nous ne savons plus très bien ment secondé par Laura del Sol; et métrique et une inspiration spécifique­ si nous assistons à un transfert de per­ ceci m'amène à parler du troisième ment flamenca. C'est dans cette opti­ sonnalité ou si, encore une fois, l'art niveau du film, et non des moindres, que que Carmen va beaucoup plus imite la vie, au point de la faire puisqu'il établit, comme rarement loin que Noces de Sang, et tout un déboucher sur la mort. dans un film, le processus de création vocabulaire idiomatique (battement C'est en fait, la partie la plus artistique avec tout ce qui s'y ratta­ des mains, cadences scandées par les faible du film, surtout dans les der­ che de frustrations, d'intensité, de talons des filles ou les bâtons des gar­ nières séquences, et c'est justement ce vérité affective, que l'on doit pouvoir çons qui épousent et soutiennent les qu'un second visionnement découvre transposer dans le mouvement adé­ rythmes de la guitare) fait du film un implacablement. On comprend, on quat, dans le sens de la puissance du véritable répertoire des possibilités de apprécie, mais on ne marche pas vrai­ geste et aussi dans l'exposition des la danse espagnole en général et du ment, ou plutôt, on voit venir cette fin sentiments, le tout transcendé par une flamenco en particulier, beaucoup beaucoup trop prévisible. Ou bien le inspiration exceptionnelle servie par plus finalement que Noces de Sang. cinéaste n'a pas su évoquer avec pré­ une technique qui ne l'est pas moins. D'ailleurs Gadès, comme tous les créateurs, doute. Est-ce bon? Est-ce juste? Serai-je compris, et aimé? Et plus tard quand, en plus, il tombera amoureux, ce doute se trans­ formera en certitude, au niveau du coeur comme au niveau de l'Art. Et cette terrible certitude appelle désor­ mais la seule solution possible, puis­ que les sentiments sont pris dans une impasse, et que la chorégraphie abou­ tit à cette même solution, la mort, qui finalement sera salvatrice. Gadès et Don José (celui de Bizet comme celui de Mérimée) ne sont plus qu'un. Bizet l'avait bien compris, cette notion de la mort salvatrice, qui fait aussi par­ tie des archétypes sur lesquels s'est construit la philosophie gitane. C'est pourquoi il a fait de sa Carmen (et c'est très souvent mal interprété) un être de chair et de sang, une vraie gitane libre et farouche, dont Laura

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del Sol a la mentalité et l'attitude. Et quête. C'est Vivement dimanche! Le bara entre alors dans un bureau si Saura et Gadès ont si bien su actua­ vingt et unième film de François Truf­ d'agence immobilière: l'ambiance est liser et adapter une oeuvre datant de faut est une petite bluette sympathi­ claustrophobique, suggestive du film plus d'un siècle, c'est que cette oeu­ que, romanesque voire même un tan­ noir. Tout le film Vivement dimanche! vre, au départ, puisait dans la vie tinet rocambolesque, une enquête est contenu dans ces trois séquences: réelle les éléments qui la constituent. policière vivement menée. Il semble­ mystère, drame, humour et référen­ Nouveaux démiurges, ils ont donné la rait aussi que ce film récapitule tous ces cinématographiques. vie à un être mystérieux qui dormait les amours, les admirations, les thè­ Hitchcock tout d'abord. En depuis cent ans et qui, grâce à eux, mes et les sentiments de son réali­ effet, l'ombre immense du Maître du vivra tant qu'il y aura des écrans, des sateur. suspense plane sur ce « whodunit » projecteurs et des hommes, lui offrant Le film s'ouvre par une charmant et enjoué. La prémisse est ainsi l'immortalité sans conditions et étrange partie de chasse. Un étang hitchcockienne: des personnages on une gloire durable que la nouvelle de plongé dans une brume mystérieuse. ne peut plus ordinaires qui se trouvent Mérimée et même l'opéra de Bizet La caméra se balade lentement débus­ soudainement confrontés à un événe­ n'auraient peut-être pas eues. quant les chasseurs, se pose un instant ment extraordinaire. Vivement Patrick Schupp sur les armes à feu, annonçant ainsi dimanche!, d'après le roman de Char­ le drame à venir. Coupe. Un long tra­ les Williams, raconte l'histoire d'un velling latéral arrière découvre le agent immobilier d'une petite ville du décor légèrement en diagonale d'une midi de la France, qui est accusé du petite ville de province et dévoile une double meurtre de sa femme Marie- passante, Barbara qui se fait accoster Christine et de l'amant de celle-ci. par un inconnu, comme c'était le cas Alors que toutes les évidences acca­ dans Baises volés. Lorsque leurs che­ blent l'agent immobilier, sa secrétaire, IVEMENT DIMAN­ mins se séparent, elle répond par une secrètement amoureuse de lui, se met CHE! - Réalisation: Fran­ pirouette souriante « C'est la vie », à la recherche de l'assassin, et le çois Truffaut — Scénario: laissant là l'inconnu désappointé. Bar­ découvre grâce à l'aide bien aimable FrançoiFs Truffaut, Suzsanne Schiff­ man et Jean Aurel, d'après le roman de Charles Williams, « The Long Saturday Night » — Images: Nestor Almendros — Musique: Georges Delerue — Interprétation: Fanny Ardant (Barbara Becker), Jean-Louis Trintignant (Julien Vercel), Philippe Laudenbach (Me Clément), Caroline Sihal (Marie-Christine Vercel), Phi­ lippe Morier-Genoud (le commissaire Santelli), Xavier Saint-Macary (Ber­ trand Fabre, photographe), Jean- Pierre Kalfon (l'abbé Massoulier) — Origine: France — 1982 — 111 minutes. Une femme en imper, revol­ ver à la main appuie sur la gâchette et tue son amant. Sans hésitation, elle se donne la mort. C'est La Femme d'à côté. Ressuscitée tel un phénix éblouissant, Mathilde devient Bar­ bara, toujours en imper, et mène l'en­ 46 OCTOBRE 1983

d'un flic haut en couleurs. Tout est oscillation constante entre le comique commencer par Jean Pierre Kalfon, bien qui finit bien. Le patron épouse et le tragique joue contre la tension curé-enquêteur frère de l'assassiné, la secrétaire. Il serait difficile de trou­ dramatique et annule le crescendo créé par Pascale Pellegrin (la postulante- ver histoire plus banale, mais Truffaut par l'accumulation des meurtres. secrétaire) et par Anik Delaubre (la prend un malin plaisir à détourner Cette alternance empêche également caissière). D'ailleurs, la galerie de notre attention, à nous dérouter tout le développement de l'intrigue amou­ seconds rôles n'est pas une des min­ en nous amusant. reuse entre la secrétaire et son patron, ces qualités de cette époustouflante et Dès le départ, Truffaut nuisant ainsi à la crédibilité de l'en­ bizarroïde comédie policière, tout annonce ses couleurs — oserais-je semble. Les dialogues superficiels comme l'est d'ailleurs l'accumulation m'exprimer ainsi — en tournant en émaillés ici et là de formules prover­ de scènes de second plan qui sont noir et blanc, avouant un parti pris de biales telles « Ne nous mettons pas autant de petits bijoux sertis dans un stylisation et un rejet du réalisme. martel en tête », « La vie est un coffret d'une rare élégance. À ce pro­ Malheureusement, la photographie du roman », et bien d'autres encore sem­ pos, on ne saurait passer sous silence pourtant génial Nestor Almendros, blent parfois un peu fabriqués dans la scène de l'entrevue entre la brune n'apporte pas grand chose ici si ce le seul but de faire rire le spectateur. secrétaire et la blonde candidate, celle n'est une élégance de bon ton qui ne La caméra subjective épouse le point qui ne tape qu'avec un doigt, la scène se dément jamais. On se prend alors de vue de Barbara et implique à fond où une fille de joie emprunte le cos­ à regretter la photographie délicate­ le spectateur qui se retrouve convié à tume de la femme de chambre pour ment ouatée de Gordon Willis dans mener l'enquête. Vivement dimanche! un de ses clients un peu compliqués, Manhattan ou celle sensuellement est un formidable clin d'oeil dans le­ celle où un client de ce même hôtel (de ciselée de Xavier Schwarzenberger quel Truffaut n'hésite pas à se passe) laisse échapper une petite dans Véronika Voss. La mise en scène moquer de lui-même; en effet, com­ culotte de sa poche de manteau... est claustrophobique: de nombreuses ment interpréter autrement que Côté interprétation, on ne saurait évi­ scènes se déroulent dans le décor res­ comme une bonne blague la scène où demment oublier Fanny Ardant dont serré, étouffant, de type expression­ Barbara, afin d'échapper aux poli­ la beauté mystérieuse, le charme niste de l'arrière boutique. L'am­ ciers, donne un baiser forcé à son incandescent, l'élégance racée, la voix biance est ténébreuse: les 3/4 du film patron tout en regardant fixement le chaude, le jeu à la fois tendu, nerveux se passent la nuit, sous la pluie. Et spectateur et en disant « J'ai déjà vu et faussement désabusé révèlent à Barbara, héroïne nocturne et trou­ faire ça au cinéma ». Le rythme est merveille les états d'âme de cette blante, arpente ce puzzle de sa démar­ rapide. L'action, parsemée de rebon­ secrétaire emportée dans une aventure che féline, renvoyant là à un des thè­ dissements incessants et imprévus, file extravagante. Truffaut le sait bien mes de François Truffaut, à savoir à toute allure comme une locomotive d'ailleurs qu'il tient là une interprète que c'est la femme qui dirige l'action sur ses rails. Pourtant le rythme, en or, capable d'exprimer toute la et véhicule l'intrigue. Comment alors d'emporté et vif pendant les scènes gamme des sentiments et des émotions ne pas penser à Une Belle Fille comme d'interrogatoire ou de poursuite, possibles, et Barbara de secrétaire moi ou à La Mariée était en noir. ralentit, devient méditatif pendant les devient alors putain plus vraie que L'époque est mal définie: les vête­ scènes d'amour qui baignent alors nature. Avec ce personnage de Bar­ ments intemporels, un tantinet rétro dans un climat tendrement poétique. bara, Truffaut revient à une de ses de Barbara, ajoutent à cette ambiguïté La musique de Georges Delerue idées chéries, à savoir que les femmes renforcée encore par son costume de épouse les accents musicaux de celle sont magiques. Il nous l'avait déjà dit théâtre qui crée un anachronisme sup­ de Bernard Herrmann qui fut, on le dans La Nuit américaine, il nous le plémentaire, tout en étant un vibrant sait, le compositeur attitré d'Alfred répète ici de façon un peu plus tragi­ hommage à La Reine Christine de Hitchcock. Le film est fort bien inter­ que puisque c'est un assassin qui nous Rouben Mamoulian et à To Be or not prété, par Jean Louis Trintignant, l'apprend. Admirable scène où une to Be de Ernst Lubitsch. De Lubitsch, bien sûr, dont le jeu sobre et retenu magistrale plongée hitchcockienne nous retiendrons encore la rupture de signifie bien les inquiétudes de cet vient saisir le meurtrier enfermé dans tons et cette volonté de nous faire pas­ agent immobilier, tout à fait anodin, une cabine téléphonique, seul point ser sans cesse d'une émotion à une par ailleurs. Tous les seconds rôles lumineux de cette place publique autre. Malheureusement ici, cette sont admirablement bien campés, à plongée dans les ténèbres d'où surgi-

47 SÉQUENCES N" 114 ront les policiers, venus l'arrêter. Maurice Garrel (Le père de Margot) rée. Quelque part dans un stalag, Jac­ Magique, Fanny/Barbara l'est sans Ginette Garcin (Guite) — Origine: ques Barbier reçoit par hasard une let­ l'ombre du moindre doute. Tout ce France — 1983 — 185 minutes. tre de sa marraine de guerre, Margot qu'elle touche, tout ce qu'elle dit À priori, j'aime bien de Villedieu. Embarrassé par le ton de prend une transcendance lumineuse et Lelouch. Je défendrais plutôt son sens la lettre, il demande au lieutenant vibrante. Oui, c'est vrai, j'aime Fanny du mélo et du spectaculaire. Le Francis Roman, acteur dans le civil, Ardant, et pourquoi m'en cacherais- cinéma de Lelouch est cyclothymique. de répondre pour lui. Roman ressem­ je! Avec elle, le cinéma français a Si le charme opère encore avec Edith ble à Pierre Fresnay dans La Grande trouvé une interprète de grand talent et Marcel, la rencontre est moins heu­ Illusion, ce Christian de Neuvillette et d'une beauté et d'une élégance peu reuse, même si le thème des rencon­ qui joue les Cyrano de Bergerac pos­ communes. tres tourne à l'obsession chez Le­ sède l'humour et la beauté. Margot En me relisant, je m'aper­ louch. Le film débute en 1949. Il pleut tombe amoureuse de son soldat et çois que j'ai écrit une critique plutôt dehors; à l'intérieur tout est beige et s'engage au mariage. La guerre est positive de Vivement dimanche! alors noir. Jean-Claude Brialy, soucieux, finie et la désillusion immense. Mais que j'étais sortie plutôt déçue du marmonne dans une suite luxueuse chose promise, chose due. Inutile de visionnement. Que s'est-il donc passé? d'un hôtel de New York. La caméra jouer à pile ou face, le destin n'est pas Tout bêtement et simplement, le va et vient jusqu'au vertige. Derrière du bon côté. Margot et Jacques se charme Truffaut a opéré. Truffaut est la porte capitonnée, elle dort, elle ne marient sans grande joie. Tandis avant tout un séducteur, et son sait pas encore. Les autres arrivent, qu'Edith triomphe, au Club des 5, on charme est tel qu'il balaie toutes nos s'installent, dans la pièce cossue et sur lui présente Marcel Cerdan. Leurs réticences, toutes nos objections et l'écran, comme un générique. regards se croisent mais l'amour n'est finit pas emporter notre adhésion D'abord des chuchotements et puis pas encore au rendez-vous. Margot inconditionnelle. Non, Vivement des cris qui rebondissent étouffés par rencontre Francis, l'homme des lettres dimanche! n'est pas un chef-d'oeuvre, la porte capitonnée. Edith frêle dans et des rêves. A New York, Edith loin de là, mais c'est un film diable­ son peignoir à fleurs « Pas lui, crie-t- tombe amoureuse de Marcel. Le bon­ ment enjôleur. elle, pas Marcel, pas lui, c'est ma heur des uns fait le malheur des Simone Suchet faute... » L'histoire s'arrête là. autres. À Casablanca, Marinette « J'avais douze ans, dit Lelouch, lors­ attend patiemment le retour de Mar­ que dans la nuit du 27 au 28 octobre cel. Le 28 octobre, alors que Cerdan 1949, l'avion de Marcel Cerdan s'est devance son voyage pour rejoindre écrasé sur un pic des Açores. J'avais Edith, l'avion disparaît dans la tem­ 12 ans en 1949, mais le 25 avril 1955, pête. « La mort c'est le commence­ j'étais au Select en train de boire un ment de quelque chose », disait Edith verre avec un copain. Il parlait de la Piaf. Margot retrouve Jacques. La ¥~^ DITH ET MARCEL — femme avec qui il vivait: c'était Edith boucle est bouclée. Le soir, Edith Ê^ Réalisation: Claude Lelouch Piaf. Quant au copain, il s'appelait chantera — l'Hymne à l'amour pour m J — Scénario: Claude Le­ Georges Moustaki. » On pourrait Marcel. louch, Pierre Uytterhoeven et Gilles jouer longtemps à ce petit jeu, mais Toute la partie des amours Durieux — Images: Jean Boffety — reprenons le fil de l'histoire. Juin anonymes Margot-Jacques est filmée Musique: Francis Lai et Charles 1939, le Paris-Soir relate les triomphes avec beaucoup d'humour et de ten­ Aznavour — Interprétation: Evelyne de Piaf et Cerdan, deux idoles de 24 dresse sobre. C'est du bon Lelouch. Bouix (Edith Piaf, Margot de Ville- ans réunis dans le même quotidien. En Villeret incarne le rôle d'un jeune dieu) Marcel Cerdan Jr (Marcel Cer- Normandie, dans un beau château, homme un peu rustre mais généreux; dan), Jacques Villeret (Jacques Bar­ une jeune fille se marie, une autre il brise par sa densité la rigidité du bier), Francis Huster (Francis s'enfuit de chagrin, elle a seize ans et clan Villedieu. Quant à Evelyne Roman), Jean-Claude Brialy (Loulou se nomme Margot de Villedieu. Déci­ Bouix, elle incarne le double rôle Barrier), Jean Bouise (Lucien Roupp), dément, la vie est un roman. On danse Edith-Margot avec courage et talent. Charlotte de Turckheim (Ginou), sur les chansons d'Edith Piaf. Arrê­ Les meilleurs moments sont dans cette Micky Sebastian (Marinette Cerdan), tez la musique. La guerre est décla­ lumière greige presque sépia où 48 OCTOBRE 1983

"F^ ANTON — Réalisation: m M Andrzej Wajda — Scéna- M—*r rio: Jean-Claude Carrière, d'après la pièce « L'Affaire Danton » de S tan isla wa Przybyszewska — Ima­ ges: Igor Luther — Musique: Jean Prodromidès — Interprétation: Gérard Depardieu (Danton), Woj­ ciech Pszoniak (Robespierre), Patrice Chéreau (Camille Desmoulins), Roger Planchon (Fouquier-Tinville), Angela Winkler (Lucille Desmoulins), Jerzy Trela (Billaud-Varennes), Anne Alvaro (Éléonore Duplay), Lucien Melki (Fabre d'Églantine), Roland Blanche (Lacroix), Boguslaw Linda (Saint-Just), Jacques Villeret (Wester- mann) — Origine: France/Pologne — 1982 — 136 minutes.

La Révolution française de 1789 a fait couler autant d'encre que de sang, ce qui n'est pas peu dire! Le souffle de la liberté et la renommée des hommes qui provoquèrent cette Lelouch filme les mouvements de mort, Patrick Dewaere, par un acteur tempête emplissent l'Europe de l'épo­ foule autour de Marcel Cerdan en vrai vivant? La superstition de Lelouch que de terreur, mais aussi d'espoir. reporter et donne ainsi à l'image une peut-être? C'est dommage. Toute la 150 ans plus tard, une jeune Polonaise qualité d'événements sans se départir fiction et la réalité de cette rencontre va vouloir découvrir le sens profond de sa sensibilité. Jean Bouise, le s'en trouvent modifiées. L'émotion des actes et des gestes posés par ce manager, est saisissant dans son rôle est ailleurs. On regrette le spectacu­ moment troublé. Dès 1907, elle est quasi muet; quant à Jean-Claude laire de Les uns et les autres, tout en fascinée par ce qu'on appelle en Polo­ Brialy, il incarne un imprésario avec retrouvant les mêmes tics de caméra gne la Grande Révolution. À partir de une chaleur et une réserve dignes d'un tourbillonnante autour d'Edith lors­ 1925, elle se consacre exclusivement grand acteur. Pour tricher habilement qu'elle chante, ou de Géraldine Cha­ à l'écriture d'oeuvres sur la Révolu­ contre les difficultés, Lelouch gomme plin. On trouve Jacques Villeret, tion: 93, Thermidor et surtout L'Af­ les dialogues entre Marcel et Edith, se Evelyne Bouix, Francis Huster, la faire Danton, trois pièces qui seront contentant de filmer des regards, des famille Lelouch au grand complet, jouées en temps et lieu. Dans la der­ gestes, des attitudes. Parfois on n'en­ dans une autre histoire. Ce qui affai­ nière surtout, Stanislawa Przybys­ tend strictement rien du dialogue, blit peut-être Edith et Marcel, ce sont zewska a retracé les événements qui mais les sentiments sont ponctués de ces reminiscences d'une autre rencon­ ont amené la Terreur, ainsi que les lut­ chansons d'Edith. tre. Malgré toutes ces restrictions, tes qui ont apporté le renversement Bien sûr, on déplore la pré­ Edith et Marcel mérite d'être vu pour des tendances et de l'idéal révolution­ sence d'un vrai comédien pour inter­ sa sobriété, ses qualités visuelles et le naire. Elle a mené son enquête à tra­ préter le rôle de Marcel Cerdan. jeu des comédiens... vers la vie et la mort de deux grands Même si Marcel Cerdan Jr s'en tire Minou Petrowski révolutionnaires, amis et farouche­ sans trop d'égratignures, il y a un ment opposés en même temps, Geor­ décalage entre Edith et Marcel. Pour­ ges Danton et Maximilien de Robes­ quoi n'avoir pas remplacé un acteur pierre. 49 SÉQUENCES N" 114

Stanislawa Przybyszewska un projet déjà ancien, que le scénario ment intégré à cette vision si person­ vouait d'ailleurs un véritable culte au était écrit avant 1980, à un moment nelle du metteur en scène et, bénéfi­ petit avocat d'Arras, en qui elle voyait où il n'y avait ni Solidarité, ni Walesa, ciant d'un contexte historique d'une un idéaliste désintéressé et poussé mal­ ni état de guerre avec Jaruzelski. Il haute intensité dramatique, il s'offre gré lui par le déterminisme de avoue cependant qu'après la promul­ en plus le luxe de réécrire une page l'Histoire. gation de l'état d'urgence, en 1981, d'Histoire en la gravant d'une façon En face de l'Incorruptible, des difficultés techniques grandissan­ indélébile dans l'esprit des specta­ un être énorme, surdoué, qui pro­ tes (approvisionnement, figuration, teurs. clame son dégoût du sang, son amour matières premières) l'ont déterminé à Remarquable directeur d'ac­ de la vie, rusé et grandiloquent génial, aller tourner en France, ce qui finale­ teurs, il a tenu à s'entourer pour Dan­ qui livrera, au cours du procès truqué ment semblait assez logique, puisque ton des comédiens qu'il lui a fallu tour qui le comdamne d'avance, un dernier le scénario avait été rédigé par un à tour convaincre ou attendre afin que combat de Titan dont l'Histoire porte Français, que l'action se passait en sa distribution « idéale » soit complé­ encore la honteuse trace, Georges France, et qu'il était même possible tée. Danton-Depardieu, c'était facile, Danton. de pouvoir tourner parfois sur les le coup de foudre entre Wajda et lui Wajda lui-même a participé lieux mêmes où certains faits avaient date de l'époque où le Polonais vit le à l'adaptation de L'Affaire Danton eu lieu, ou de retrouver des lieux Français sur scène: « Lorsque je l'ai qui, pour lui, représentait « une fres­ équivalents. vu pendant vingt minutes, tenir un que dramatique particulièrement riche Il est extraordinaire de voir monologue sur scène, comme un et complexe ». Il est également resté le chemin parcouru par Wajda depuis rocher, immobile, et tout le monde fidèle au Robespierre de la drama­ son premier long métrage (1954, Une très tendu, j'ai compris que c'était un turge, tout enrichi de l'admiration Fille a parlé). Il reçoit une consécra­ très grand comédien, confesse Wajda. qu'elle lui portait, mais a remanié le tion officielle internationale avec Cen­ Au cinéma, il est toujours possible rôle de Danton, victime et martyr, dres et diamants, et s'attachera pro­ de tricher, au théâtre, non ». pour des raisons dramatiques éviden­ gressivement à retracer, avec une Robespierre-Pszoniak reprend à tes (le duel que se livrent les deux introspective de plus en plus grande, l'écran le rôle qu'il a joué sur scène hommes prend à l'écran des propor­ les importants problèmes affectifs et pendant presque quatre ans, tous les tions à la fois épiques et surhumaines) sociaux qui bouleversent ou font évo­ soirs, mais a dû interpréter ses dialo­ et aussi historiques: le dossier de Dan­ luer l'humanité au hasard des gues en polonais: il ne pouvait jouer ton, connu aujourd'hui, le lave des moments et des époques. Danton, qu'avec le rythme des paroles de accusations portées contre lui par le même situé en France au XVIIIe siè­ Przybyszewska. Si on lui avait changé tribunal révolutionnaire et, sans l'in­ cle, s'inscrit bien dans cette décou­ son texte, il aurait dû changer son nocenter cependant complètement, verte amorcée en 1974 avec La Terre style de jeu... réduit du moins considérablement la de la grande promesse et continuée Planchon, lui, a accepté liste de ses activités soit-disant avec L'Homme de marbre, Les d'enthousiasme, tandis que Chéreau, criminelles. Demoiselles de Wilko, Le Chef d'or­ après un siège en règle, n'a décidé de Ainsi qu'on l'a fait remar­ chestre et surtout L'Homme de fer, dire oui que peu de temps avant le quer à Wajda, il était fatal que le qui démontrent et analysent les roua­ début du tournage... Oeuvre de public fasse un rapprochement entre ges et les intrigues politiques dans les­ recherche, d'amour aussi, et dont le les événements qui se déroulent dans quels se débat la Pologne (et par résultat est absolument extraordi­ le film et ceux qui avaient lieu récem­ extension le monde) depuis 1950; et naire. Les performances de chaque ment en Pologne; en d'autres termes, Danton met à jour tout aussi sûre­ comédien se complètent, se superpo­ comparer Danton à Lech Walesa et ment les mécanismes mortels qui ont sent en un amalgame orchestré, il n'y Jaruzelski à Robespierre. Il s'en mû la France de 1793 à 1795 que a pas d'autre mot, de main de maître défend bien: « J'étais, affirme l'Homme defer décrit l'espoir d'une par Wajda. Le Danton de Depardieu Wajda, surtout préoccupé par l'inter­ société polonaise qui, après les est absolument envoûtant, tour à tour prétation d'un moment de l'Histoire accords de Gdansk, a énormément de tonitruant, grande gueule, puis rési­ de France et par la réceptivité des mal à administrer sa libération. gné, calme (en apparence!) et aussi Français. » Il ajoute que le film était Danton est donc parfaite- très rusé, menant son jeu avec une 50 OCTOBRE 1983 habileté digne de Machiavel. Voyez la truante, qui le rend aphone et triom­ Wajda, grand psychologue, scène où il reçoit Robespierre à dîner: phant, en apparence. Hélas, sa mort a inséré quelques scènes domestiques il joue sa tête, son avenir politique et a été décidée et sa tête tombera. (notamment avec Camille et Lucie trouve des accents d'une vérité et Depardieu trouve ici certainement le Desmoulins) qui éclairent et appro­ d'une justesse intenses. Robespierre plus beau rôle de sa carrière pourtant fondissent les rapports de force entre parti, Danton qui a joué pendant déjà bien menée et bien remplie, et qui les personnages. Elles ne sont pas dans trente-cinq minutes les ivrognes idéa­ lui a valu le prix d'interprétaiton au la pièce originale, mais semblent indis­ listes, en un regard, un geste de dépit, Festival des films du monde, en toute pensables au film tant elles s'intègrent nous fait comprendre qu'il jouait la justice. avec logique et vraisemblance au comédie, qu'il n'était pas ivre, mais Pszoniak lui est égal, mais déroulement des événements qui sont terriblement lucide, que ses vues poli­ dans un registre totalement différent: ainsi vécus de l'extérieur comme de tiques transcendaient de beaucoup souple et froid, il arrive à tracer de l'intérieur. Enfin, la minutie de la l'homme et l'époque. Un geste! Un l'Incorruptible un portrait où on sent reconstitution historique, tant au regard! un seul pour nous faire com­ très bien la vulnérabilité sous l'impas­ niveau des décors que des costumes prendre tout ça. U faut le faire. Et sibilité. Pour lui, la raison d'État jus­ excède de beaucoup celle que l'on lorsque, plus tard, il tentera de se tifie tout, même l'envoi d'amis à retrouve dans les films dits histori­ défendre au cours du procès inique l'échafaud. Par touches impercepti­ ques. Curieusement, ce film sur la qu'on lui fait, il trouvera des accents bles, il laisse passer son amitié, voire Révolution ne contient pas de mou­ où se mêlent l'humour, la rouerie, son admiration pour ce même Dan­ vements de foule, Wajda se concen­ l'habileté, la force, la persuasion, ton qu'il enverra à la mort les larmes trant sur l'approfondissement des l'ironie, tantôt mordante, tantôt toni­ aux yeux. caractères et leur influence sur le déroulement des événements. La seule scène d'importance (le discours de Desmoulins à la tribune) ne montre la foule que pour souligner ses réactions. Il ne cherche pas à « faire nombre », et ce n'est pas là l'un des moindres mérites d'un film et d'un metteur en scène exceptionnel qui a compris que dépouillement est synonyme de con­ centration et d'intensité. Quelle belle leçon, et comme elle pourrait servir à ceux qui sont capables de l'assimiler et de la mettre en pratique! Patrick Schupp

ORTELLE RANDON­ NÉE — Réalisation: Clau­ M de Miller — Scénario: Mi­ chel Audiard et Jacques Audiard, d'après le roman de Marc Behm — Images: Pierre L'Homme — Musi- 51 SÉQUENCES N" 114 que: Caria Bley — Interprétation: Ceux qui verront dans ce Behm a été concoctée habilement par Michel Serrault (L'Oeil), Isabelle long métrage une vision réaliste des Michel Audiard et son fils. Ce pour­ Adjani (Catherine-Marie), Guy Mar­ événements trouveront ce film lon­ rait donc n'être qu'un vulgaire polar chand (l'homme pâle), Stéphane guet, déprimant et même immoral. de plus (comme disent les Français) Audran (la dame grise), Geneviève C'est dire qu'il faut dépasser ce niveau alors que nous sommes en présence Page (Smith Boulanger), Sami Frey et plonger résolument dans le surréa­ d'un film d'une qualité remarquable, (Ralph), Mâcha Méril (Madeleine), lisme. Alors le film s'éclaire et devient autant par le jeu de l'ineffable Michel Patrick Bouchitey (Michel de Meyer- même émouvant. Toutefois, il ne Serrault que par la mise en scène sans ganz), Jean-Claude Brialy (Voragine), s'agit aucunement d'un surréalisme bavure de Claude Miller. Etienne Chicot (Lerner), Philippe qui dépayse ou stupéfie, mais d'un En fait, il ne s'agit vraiment Lelièvre (Paul Hugo), Dominique surréalisme psychologique qui s'in­ que de deux personnages. L'Oeil et Frot (Betty) — Origine: France — cruste aux profondeurs de l'âme. Catherine dite aussi Marie. Tout au 1983 — 120 minutes. L'histoire tirée d'un roman de Marc long du film, c'est à une course effré-

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née que nous assisterons. Et le mystère mais aussi par celui qui observe atten­ d'un film remarquable, car il transfi­ qui entoure ces deux personnages, tivement. Jusqu'au jour où il y a téles­ gure le polar en un film intérieur qui c'est que Catherine est peut-être copage de l'un et l'autre. Alors l'Oeil fait réfléchir sur le tourment d'un Marie. Or, Marie c'est la fille de cesse de suivre Catherine pour l'ac­ homme obsédé par la recherche éper­ l'Oeil, cette fille qu'il a retrouvée sur compagner. Et c'est à ce moment que due de sa fille. Le polar n'est là, en une photo de classe et qu'il n'a mal­ le film bascule et prend une autre somme, que pour mettre en évidence heureusement jamais connue. En con­ direction et une autre dimension. Car que l'horreur ne peut éteindre dans séquence, cette Catherine dont il ne Catherine sait parfaitement que l'Oeil l'âme d'un père le souvenir et la pré­ cesse de tirer des photos avec son la poursuit de son regard impertinent. sence même de celle qu'il appelle sa appareil et qu'il pourchasse avec une Et le dialogue qu'ils engagent dans le fille. Pour raconter cette étrange his­ persévérance inébranlable, il l'identi­ parking nous dit suffisamment leur toire, Claude Miller à su trouver des fie à sa fille. C'est son double. C'est relation réciproque. En fait, l'Oeil n'a moyens heureux, nuançant ses éclai­ pourquoi il recule toujours quand il qu'un seul projet: retrouver Marie à rages, donnant à l'image sa puissance s'approche trop d'elle. Mais cette travers Catherine. C'est pourquoi tout évocatrice et animant l'ensemble d'un Catherine est une femme déboussolée ce qui rôde autour de lui n'existe pas souffle qui retient le spectateur. C'est depuis la perte de son père. Tous ceux vraiment. Seule Catherine/Marie est. pourquoi, après Garde à vue, Mor­ qui l'approchent, que ce soit pour une Aussi les personnages secondaires ne telle randonnée confirme un auteur de rencontre ou pour un mariage, trou­ sont-ils là que pour mieux nous prou­ grande promesse. vent le même triste sort: elle les tue ver les préoccupations de l'Oeil. Car Léo Bonneville inexorablement et se débarrasse cyni­ tout, dans sa démarche, se ramène à quement de leur dépouille. Sans pitié. Catherine/Marie. On peut dire que Et l'Oeil est témoin de tous ces crimes l'Oeil n'existe, lui, que par Marie. commis résolument. Un témoin C'est sa préoccupation première, pour imperturbable. Car jamais l'Oeil ne se ne pas dire sa passion fondamentale. résoudra à intercepter cette jeune Aussi l'Oeil est-il un homme miné par femme dans sa passion de détruire. Il la présence agglutinante de Marie, reste à l'écart, même quand le crime celle qu'il a toujours attendue et qui Wy ABY, IT'S YOU- Réali- est proche. Il n'intervient pas. Il ne lui est apparue dans sa fulgurante rC sation: John Sayles Sec juge pas. Il observe. Ce n'est pas pour beauté. Or, il ne faut pas oublier que Ma^r nario: John Sayles — Ima­ rien qu'on l'a surnommé l'Oeil. Il Claude Miller a eu l'habileté de trou­ ges: Michael Ballhaus — Musique: guette. Il épie. Mais jamais pour cap­ ver Isabelle Adjani pour incarner le Joel Dorn et refrains d'époque — turer sinon avec son appareil. Il lui rôle répugnant et séduisant de Cathe­ Interprétation: Rosanna Arquette (Jill semble tellement que cette fille c'est rine/Marie. Elle apporte à ce person­ Rosen), Vincent Spano (Albert dit sa propre fille qu'il excuse tout, qu'il nage équivoque sa jeunesse toute fraî­ « le Sheik »). Claudia Sherman pardonne tout, même le crime. Le che, sa beauté raffinée et son talent (Beth), Marta Kober (Debra), Diane film se déroule comme une sorte de de plus en plus affermi. Pour la pour­ Curtis (Jody), Joanna Merlin (Mme chassé-croisé, une interminable course suivre et la suivre, on retrouve avec Rosen), Jack Davidson (le docteur toujours renouvelée. Mais il ne faut bonheur Michel Serrault dans la peau Rosen), Frank Vincent (Vinnie) — pas croire que les actes sont le fruit d'un détective minable, mais rehaussé Origine: États-Unis — 1983 — 105 de gestes primo primi. Pas du tout. par un constant humour. Avec ses minutes. L'un et l'autre s'interrogent sur leur hésitations et ses précautions, il donne Raconter une histoire comportement. Et c'est par des mono­ à son personnage un trait sympathi­ d'amour, c'est une chose. Mettre en logues intérieurs que nous apprenons que qui montre qu'il n'est plus réel­ scène des sentiments en est une autre. ce qui se passe dans l'esprit et le coeur lement lui-même, habité qu'il est par C'est le défi qu'a voulu relever John de chacun. Et un monologue de l'un la présence irrécusable de l'autre, Sayles, scénariste-réalisateur à qui semble la réponse d'un monologue de c'est-à-dire Marie. l'on doit déjà Return of the Secaucus l'autre. Non, rien n'est laissé au Si le spectateur peut faire la Seven et Lianna. Dans le premier hasard. Tout est prémédité. Non seu­ transposition nécessaire, il n'hésitera film, Sayles faisait le portrait d'un lement par celle qui occit facilement, pas à conclure qu'il est en présence groupe d'activistes des années 60 qui 53 SEQUENCES N" 114

cher un de ces airs supérieurs qui dis­ simulent un caractère plus profond. C'est un dur au coeur tendre qui rap­ pelle par certains aspects quelque héros de western. Un cynisme positif lui fait voir les choses sous un jour qui lui est totalement personnel et qui fait son originalité. Son idole, c'est Frank Sinatra: lui sera le Sinatra de sa génération. Pour lui, elle est jolie et il pense qu'ensemble ils feraient un beau couple. Quant à elle, elle le trouve comique, exotique même, et possé­ dant ce grain de folie qui lui manque. Ils sortent ensemble; elle posée, polie, discrète; lui hâbleur et brillantine; jusqu'au moment où la jeune fille refusera « d'aller jusqu'au bout ». Il se tourne alors vers une amie de Jill, le temps d'une nuit. Expulsé de l'école pour avoir causé une bagarre dans la cafétéria, le Sheik et son ami Rat dévalisent un soir un magasin. Rat est arrêté, mais le Sheik réussit à s'enfuir, emportant avec lui un butin qu'il uti­ se rencontrent dix ans plus tard. On dit l'émotion grâce à la vulnérabilité lisera pour atteindre Miami. Quelques les voyait se souvenir ensemble de « la et à la délicatese qu'il confère à ses semaines plus tard, Jill est admise au révolution », échanger des propos sur deux personnages, et en fait un thème collège Sarah Lawrence. leur existence présente et argumenter secondaire placé à l'arrière-plan d'un C'est à partir de ce moment à bâtons rompus sur les différentes récit linéaire que l'on suit avec con­ que le film prend toute sa dimension avenues ouvertes sur l'avenir. Tourné fiance et intérêt. et s'installe confortablement dans une avec un budget de 60 000 dollars, L'histoire débute en 1966 à étude socio-psychologique comme on Secaucus Seven est aujourd'hui con­ Trenton, dans le New Jersey, et les en voit peu dans les longs métrages de sidéré comme une des rares produc­ deux personnages centraux nous sont ce genre, ou du moins dans ceux qui tions indépendantes au succès à la fois présentés de la manière la plus sim­ traitent du même sujet. C'est l'instant critique et populaire. Lianna (encore ple: ils se heurtent accidentellement fatidique où les jeunes, à la sortie du inédit au Québec) racontait ouverte­ dans un couloir de leur école secon­ secondaire, se doivent de choisir entre ment l'amour de deux lesbiennes dans daire. Elle, c'est Jill Rosen, une étu­ le « College » (quatre ans loin de la un style proche du premier, c'est-à- diante jolie et studieuse, élevée dans famille) ou les écoles techniques. Le dire en mettant de l'avant les rêves et une famille juive de la upper-middle- chômage aidant, aucune autre alter­ les idées de personnages créés à par­ class, père médecin, mère à la maison. native ne leur est vraiment offerte, et tir de la réalité la plus palpable. Elle a du caractère, une personnalité le plus souvent, ils comprennent vite Avec Baby, It's You, Sayles indépendante et rêve de devenir que le système les a trompés. reprend le thème de la nostalgie abor­ actrice de théâtre. Lui, c'est « le À l'école, Jill se plaçait déjà dée avec son premier film, le place Sheik », issu d'une famille ouvrière en contrepoint: contre ses parents qui dans le contexte d'une histoire senti­ italienne. L'école, ce n'est pas son voyaient d'un mauvais oeil sa liaison mentale entre deux jeunes gens à pre­ fort. De menus larcins lui permettent avec « l'Italien »; inconsciemment mière vue mal assortis, en approfon­ de s'habiller avec élégance et d'affi­ contre ses propres amies de par sa 54 OCTOBRE 1983 classe sociale, le fait qu'elle fait du Suprêmes), « Chapel of Love » d'un miroir. Leur scène d'amour est théâtre et que tout semble lui réussir. (chanté en choeur par les jeunes filles empreinte d'une sorte de désespérance De la même façon, dans le milieu sco­ dans une voiture), « Baby, It's You » qui vous place une grosse boule sur laire, le Sheik était à contre-courant: (les Shirelles), « Lover's Concerto », le coeur, laquelle ne disparaît qu'à la sa tenue impeccable, son comporte­ « Cherish »... — bref, autant de sou­ fin, avec « Strangers in the Night ». ment complexe vis-à-vis de ses pairs, haits, de rêves d'amour, d'illusions de Que dire aussi des dialogues, ses révoltes explosives le plaçaient romance. Puis soudain, c'est le vague, simples, réservés, indicatifs de tout un automatiquement dans une classe à la brume, c'est 1967 avec « A Whiter univers personnel? Lorsque le Sheik part. Shade of Pale » (de Procol Harum) invite Jill au restaurant du Fontaine­ Une fois séparés par la dis­ et « A Hazy Shade of Winter » (de bleau à Miami, c'est un peu pour l'im­ tance géographique, Jill et le Sheik se Simon & Garfunkel). Sayles se permet pressionner, mais elle lui dit qu'elle y rendent compte que le monde exté­ aussi de lancer dans le film une ou était déjà venue, enfant, avec ses rieur, la vie en dehors de l'école, la deux odes signées Bruce Springsteen, parents. La confusion créée par ces société à laquelle ils sont forcés de anachronismes voulus qui tranchent moments inopportuns éclate en un s'adapter sont des causes de frustra­ bien sur l'ensemble. Enfin, lors de la « je t'aime », lancé un peu à l'impro- tion et de désillusionnement qui les scène finale, le Sheik et Jill dansent viste, dans un aéroport de surcroît, et écrasent. Lui ne réussit qu'à mimer les sur l'air (démodé pour l'époque, qui résonne comme un cri, une chansons de Sinatra dans un night­ « corny » comme on dit) de « Stran­ plainte, un appel commun du naturel. club de cinquième ordre. D'ailleurs, gers in the Night », au milieu d'une C'est à partir de cet instant qu'ils déci­ il est bientôt mis à la porte et remplacé jeunesse désabusée et stéréotypée, qui deront, envers et contre tous, d'être par quelqu'un « qui chante ». Quant n'en croit ni ses yeux ni ses oreilles: eux-mêmes. à elle, les premiers mouvements hip­ voilà un jeune couple bien décidé à Enfin, Baby, It's You, c'est pies ne l'atteignent pas. Elle ne par­ rester lui-même, qui conduit à sa la découverte de deux acteurs extraor­ vient à s'adapter à aucune cause, à façon son propre rejet du monde, qui dinaires. Vincent Spano attache à son s'intégrer à aucun groupe. Les pres­ réalise, peut-être inconsciemment, sa personnage une vulnérabilité qui sions qu'exercent sur elle les adeptes propre révolution. appelle la protection, et aussi l'iden­ de la drogue et ceux de « faire Observateur méticuleux, tification, c'est lui qui fait de la scène- l'amour, pas la guerre » ont tôt fait John Sayles sait se servir d'une pivot (dans la chambre du Sheik) un de l'exclure, du moins mentalement, caméra qui capte les moindres soubre­ monument poignant de réalisme. d'un univers qu'elle croyait fabuleux. sauts de l'émotion. Lorsque le Sheik C'est la première fois qu'un acteur Par conséquent, même si, de prime achète, dans une gare obscure, son parvient à dissimuler l'arrogance de abord, ce couple ne semble pas fait billet pour Miami, un fondu au noir son personnage sous des dehors de pour durer, les circonstances externes se transforme en l'image très ensoleil­ vérité. Rosanna Arquette, de son côté, qui les entourent, étant similaires, les lée de la famille Rosen venue accom­ c'est la délicatesse d'une actrice qui font se rejoindre, ne serait-ce qu'au pagner Jill à son nouveau campus. Le rappelle, par ses allures, sa tenue et moyen de la pensée. Sheik sortira-t-il de son trou noir? Jill son port soigné, la Audrey Hepburn L'art de John Sayles scéna­ sera-t-elle satisfaite de son beau col­ de Sabrina et de Roman Holiday. riste fera que cette communion men­ lège immaculé? Des thèmes très amé­ (D'ailleurs, dans une scène, on lui a tale se double lentement et subtile­ ricains, donc à la fois très romanti­ fait porter de longs gants blancs et un ment d'une communion physique. Et ques, s'imbriquent à l'ensemble. Lui collier de perles; dans une autre, une pour atteindre ce but, il a fait appel veut être chanteur, et elle a collé une référence directe est faite à Audrey à la musique et à un choix d'images étoile sur la porte de sa chambre: deux Hepburn.) À chacun de ses passages très particulier. stars potentielles? Autre exemple, la à la télévision, Rosanna Arquette sou­ Ce sont les chansons de scène la plus véridique du film, celle lève l'admiration: Harvest Home l'époque qui, naturellement, accom­ où les deux personnages se retrouvent (avec Bette Davis), Johnny Belinda pagnent cette histoire du début à la dans la chambre du Sheik à Miami. (nouvelle version) et The Executio­ fin. Mais leur choix semble avoir été C'est une pièce vétusté et triste que ner's Song, où elle vole la vedette à longuement étudié: « Stop in the rehaussent seulement des agrandisse­ Tommy Lee Jones, en interprétant Name of Love » (Diana Ross & les ments de photos de Jill placés autour avec conviction et sensualité la petite 55 SÉQUENCES N" 114 amie de Gary Gilmore, condamné à Juanin Clay (Pat Healy), Kent Wil­ machines bénéficient d'une protection mort. Une actrice à suivre. liams (Cabot), Dennis Lipscomb à toute épreuve contre l'intrusion des Le film de John Sayles com­ (Watson). Origine:États-Unis— 1983 indésirables. N'empêche que les agen­ porte sans doute des imperfections, — 110 minutes. ces de presse diffusaient, en août der­ mais il faudrait les chercher à la loupe. WarGames attire les foules nier, l'exploit de six jeunes maniaques Un conseil: ne pas le faire. Ne pas y au moins pour deux raisons. La pre­ de l'électronique qui ont réussi à se attacher de l'importance. Écouter. Se mière: les scénaristes manipulent brancher en secret sur des dizaines laisser aller à la lumière de la mélodie adroitement le « suspense », d'autant d'ordinateurs, y compris celui de Los et au son des images. Apprécier plus dramatique que l'autodestruction Alamos, au Nouveau-Mexique, qui seulement. de l'humanité se trouve suspendue sur appartient au laboratoire gouverne­ Maurice Elia un fil des plus minces. La deuxième mental des armes nucléaires. raison me paraît plus importante L'essor prodigieux de la encore. Nous voilà projetés au coeur technologie électronique, déjà si même de deux grandes angoisses de remarquablement évoqué dans le film notre temps: le danger des armes expérimental des studios de Walt Dis­ nucléaires et le bouleversement que ney Tron, fait croire au spectateur que l'électronique suscite dans les relations rien n'est impossible dans ce domaine fï7ARGAMES — Réali- humaines. Chacun s'efforce de trou­ et que la fiction d'aujourd'hui ne m/u/ sation: John Badham — ver une réponse à l'une ou l'autre de manquera pas de devenir réalité W W Scénario: Lawrence Las- ces angoisses. Le film ne prétend d'ail­ demain. Le public embarque donc ker et Walter F. Parkes — Images: leurs pas l'apporter. Il se contente facilement et se passsionne pour ce William A. Fraker — Musique: d'en présenter l'enjeu. Et il le fait « jeu » martial comme s'il participait Arthur B. Rubinstein — Interpréta­ d'une façon bien persuasive. à des événements réels. D'où l'effica­ tion: Matthew Broderick (David), Fiction? Peut-être. Les spé­ cité du suspense dans ce film. John Dabney Coleman (McKittrick), John cialistes des ordinateurs et les respon­ Badhman connaît suffisamment le Wood (Falken), Ally Sheedy (Jenni­ sables du Pentagone ont beau jeu de métier pour jouer adroitement de tou­ fer), Barry Corbin (Général Beringer), nous rassurer que leurs puissantes tes les ressources offertes par le cinéma, et pour entraîner le spectateur là où il désire être entraîné. Sans dévaloriser cet aspect de WarGames, je tiens à en relever un autre, plus profond. Le jumelage entre l'électronique et la menace nucléaire sert ici d'avertissement qu'on aurait tort d'ignorer. Le film exalte la puissance de représentation médiatisée d'une réalité. Grâce aux transmissions instantanées d'images et surtout de graphiques anticipant les événements en train de se produire (lancement des missiles nucléaires par l'ennemi), les responsables de la défense nationale se croient en mesure de voir ce qui se passe sur un autre continent et dans leur propre pays. Voici l'autre côté de la médaille: en l'espace de quelques minutes, pour ne pas dire de secondes, il leur faudra prendre une décision qui déclenchera

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leur propre pouvoir nucléaire et Joan Plowright (Phyllis Grimshaw), Il y a dans la vie, ou du entraînera la mort de dizaines, sinon Jill Bennett (Dr Mac Milian), Marsha moins il pourrait y avoir dans une de centaines de millions d'êtres Hunt (Amanda Persil), John Bett autre, une sorte d'échelle subjective humains et la destruction quasi cer­ (Lady Felicity), Marcus Powell (Sir dans la gradation des divers genres taine de toute civilisation. Anthony), Mark Hamill (Red), Robin comiques. Cette échelle pourrait avoir Jamais, dans l'histoire de Ask wit h (Ben Keating), Peter Jeffrey trois échelons et ces échelons présen­ l'humanité, les défenseurs d'un pays (Sir Geoffrey), Vivian Pickles (l'infir­ teraient mieux que moi ce qui nous n'étaient placés devant pareille res­ mière en chef), Gladys Crosbie (son mord et nous retourne le coeur dans ponsabilité. Le tragique de la situa­ altesse royale) — Origine: Grande- la férocité visuelle de Britannia tion, c'est que la catastrophe risque Bretagne — 1982 — 116 minutes. Hospital. de se produire de toute façon. S'ils « Les grands génies ne se Au premier niveau, c'est obéissent, comme des automates, aux trompent jamais à demi. Ils ont le pri­ donc dire au bas de l'échelle, se situe­ réflexes imposés par le système de vilège de l'énormité. » rait l'humour « coup de pied au der­ défense ou s'ils cèdent à l'instinct de Charles Baudelaire rière » que Lindsay Anderson n'hésite préservation et refusent de faire fonc­ Ceci étant dit, une variation pas à faire éclater en une ronde admi­ tionner les défenses contre le désastre s'impose. Elle est de moi et ne repose rablement vaudevillesque. Cet hu­ voulu par l'agresseur, le résultat fatal que sur le privilège de la sincérité. J'ai mour-là, rond et gras comme le rire demeure inévitable. aimé, je me suis plu, en fait, j'ai pris qu'il suscite, a des vertus subites qui Encore faudrait-il qu'en plaisir à découvrir Britannia Hospital tombent malheureusement trop vite et prenant leur décision, ils connaissent de Lindsay Anderson et je ne vois pas ne concourent finalement qu'à alour­ les faits tels qu'ils sont et non tels que pourquoi Lindsay Anderson, bien que dir le rythme du film. Car, rien ne sert les présente sur leurs écrans une inter­ simple petit génie ne se trompant de nous leurrer, passionné ou non par prétation incontrôlable. qu'au quart, n'aurait pas accès, lui Britannia Hospital, on ne peut pas Le jeune génie du jeu élec­ aussi, au privilège de l'énormité. manquer de déplorer sa carence à pro­ tronique, David (excellente création Démesurément corrosif, considérable­ diguer le naturel et la spontanéité. de Matthew Broderick), adepte de ment amer et prêt à nous anéantir au Heureusement, tôt au tard, arrive à l'inventeur fantaisiste Falken, montre premier détour, son Britannia Hospi­ y percer ce qu'il conviendrait d'appe­ qu'on peut simuler une telle interpré­ tal n'en constitue pas moins un piège ler l'humour au deuxième palier. Là, tation. Sans le savoir, il conduit ainsi alléchant qu'il aura aussi savamment je vous prie de me croire, là où l'An­ le monde au bord d'un malentendu gorgé de cabotinages que de ce comi­ gleterre a dû grincer, moi je me suis dont résulterait l'holocauste définitif. que exquis, et plus intellectualisé, qui fichtrement amusé. Tel est le danger que dénonce le film constitue à faire rire autant qu'à réflé­ Il faut dire que le deuxième et qui nous oblige à repenser les res­ chir. On sort de la projection amusé, palier, celui de la satire sociale, satire ponsabilités que nous imposent les certes, mais tout de même un peu flot­ que j'aime bien, règle générale, carac­ nouvelles technologies. tant, inquiet, j'oserais presque dire térise quasiment chaque incartade de André Ruszkowski tourmenté. Lindsay Anderson est un Britannia Hospital. Le titre renvoyant monstre. Il a les crocs d'une dame de à son contenu, l'histoire est donc celle fer. Il tient l'Angleterre sous ses grif­ d'un hôpital britannique. Cet hôpital fes depuis //... qui remportait la s'apprête à célébrer en grande pompe palme d'or à Cannes en 69, en pas­ son 500e anniversaire de loyaux ser­ sant par O Lucky Man! qu'il réalisait vices à ce qui s'appelle encore, mais W^ R1TANN1A HOSPITAL il y a déjà une dizaine d'années. Irri­ tout juste, une communauté. Grand- rC —Realisation: Lindsay tés comme nous pourrions l'être, nous mère, qui n'a jamais tort, dirait jus­ JLaW Anderson — Scénario: Da­ aurions beau jeu de rétorquer à sa tement que les temps ont changé. Par­ vid Sherwin — Images: Mike Fash — toute dernière méchanceté. Seule­ tout dans Londres des bombes écla­ Musique: Alan Price — Interpréta­ ment, nous nous tairons. Car, au pays tent. Les blessés fusent par milliers. tion: Graham Crowden (Professeur des hommes et de leur cinéma, il fait Big Ben sonne le glas de la décadence. Millar), Leonard Rossiter (Potter), bon parfois d'être remâché par un C'est la cohue, l'impasse du moment Malcolm McDowell (Mick Travis), élan de monstruosités. et, entre autres joyeusetés, la décla-

57 SÉQUENCES N° 114 ration d'une grève générale du person­ que et constitue en définitive l'éner­ d'autres qui nous ramènent aux con­ nel hospitalier qui s'oppose aux soins gie motrice du scénario de David fins des splendeurs et misères de notre privilégiés dispensés aux malades les Sherwin. En situant d'emblée l'intri­ nature humaine. Par ailleurs, il me plus fortunés. Rien ne va plus, même gue dans un milieu hospitalier, Sher­ faut ajouter que la véritable trouvaille que tout est au pire, au moment où win a su habilement flairer que ce que du film ne se situe pas encore là. Elle le tapis se déroule pour accueillir la l'homme avait de plus cher et collec­ va dans le même sens, ce fameux sens visite protocolaire de la Reine Mère, tif était sa santé. L'histoire s'en trouve existentiel et cosmique, mais m'appa- venue célébrer elle aussi, dans une donc automatiquement basculée dans raît plus savoureuse encore. Elle n'est candeur parfaitement épaisse, un 500e un rapport de forces extrêmement constituée que de l'éclair de génie qu'il anniversaire qui ne manquera pas de serré où, face à la maladie et la mort, suffisait d'avoir pour aboutir à la passer à la postérité. Vous compren­ les chichis protocolaires, les médisan­ création parfaite d'un personnage drez comme moi que, sous ces dehors ces et les grèves inhumaines paraissent aussi risible qu'inquiétant. Ce person­ dérisoires, David Sherwin, scénariste, d'autant plus absurdes et honteuses. nage est le professeur Millar. Joué par et Lindsay Anderson, cinéaste, ont Je ne voudrais pas vous faire pleurer Graham Crowden avec un sens de voulu nous faire part de la goutte d'ai­ — que j'en meurs d'envie est une l'outrance qui frise le sublime, ce sa­ greur qu'ils avaient au fond du coeur, autre affaire! — je voudrais seulement vant fou et hérétique incarne ou sym­ et qui s'apprêtait justement à débor­ vous souligner que le discours de Bri­ bolise, comme il vous plaira, tout ce der s'ils n'avaient pas eu le potentiel tannia Hospital, et aussi son message, qu'il y a de plus vrai et de plus préoc­ de la filmer. Qu'il s'agisse d'un roi si j'ose écrire ce mot qui fait frémir, cupant dans le devenir scientifique de nègre à la gueule d'Idi Amin Dada, me sont apparus infiniment moder­ notre siècle. Véritable chercheur étoile d'une dame de compagnie qu'ils nes, essentiels et de leur temps. La que les caméras s'arrachent, il n'hési­ auront travestie, d'une pacifiste « gra- fusée qui décolle sur le téléviseur tera pas, par exemple, à secouer son nola » qu'ils font matraquer par la d'une pauvre infirmière qui tricote, le public en introduisant dans un « blen­ police, ou même d'une Lady Di pla­ foetus qui pourrit dans du formol der » un cerveau humain désossé dont quée en poster, ils n'ont rien, mais aseptisé sont des éléments comme il extraira un broyât d'idées soi-disant alors rien ménagé, pour faire de Bri­ tannia Hospital, un microcosme fou et virulent de la société anglaise. Mais ce n'est pas tout; à mon sens, ils sont allés encore plus loin. Évitant l'esprit de clocher et le régionalisme, ils ont su sortir des limites de la caricature de leur mère patrie. Ils ont su, en somme, nous captiver, en insufflant à leur farce une pensée universelle, une angoisse d'exister et de mourir qui est non plus seulement applicable à un peuple déterminé mais aussi à l'homme dans sa dimension la plus cosmique. Ainsi donc, nos rires et nos larmes en arrivent à être projetés d'un deuxième à un troisième palier. De l'avenir de l'Angleterre nous avons osé nous moquer, sur le destin de la terre nous allons maintenant devoir nous interroger. Ce troisième et dernier niveau d'humour s'infiltre dans une progression apocalyptique du comi­ 58 OCTOBRE 1983 nutritives. La scène est criante, je ne du désordre, les coutures de l'anthro­ ses quelques tendances socialisantes: vous le fais pas dire, mais nous crie­ pophage ont vite fait de céder. Le en Angleterre, la médecine est loin rions tous un peu plus si nous réali­ sang jaillit. Une infirmière est étran­ d'être aussi facilement accessible que sions au même moment que cette glée. La science est allée trop loin. dans nos milieux nord-américains. expérience apparemment débile a été Encore une fois, elle a charrié. Il Nous n'avons qu'à nous concentrer exécutée dans la réalité par un groupe aurait fallu qu'elle laissât la création, sur la force de son credo humaniste de chercheurs américains qui tenaient sinon à Dieu lui-même, du moins à qui est contenu dans l'invention à connaître la concentration protéique Michel-Ange qui avait su en témoi­ ultime de l'irrécupérable professeur des cerveaux de prématurés mort-nés. gner. Jusqu'à quand devrons-nous Millar: Genesis, un super-cerveau Comme quoi, du personnage à la attendre pour que l'intelligence des gluant qui ne contient ni morale, ni vraie vie, il n'y a que l'espace d'un hommes serve enfin l'homme? sentiment, ni religion, que de l'intel­ écran, espace qui grandit ou rapetisse Jusqu'à quand pourrons-nous atten­ ligence, un pur concentré d'intelli­ selon les variations de la stylisation. dre? Le génie humain vacille: il ne gence humaine restituant à l'homme Car dans Britannia Hospital, pour demande qu'à être réorienté. la clé de son destin. L'invention est tout vous dire, les nombreuses digres­ En jouissant de Britannia bonne, même salutaire. Seulement elle sions stylistiques, qui jamais pourtant Hospital et de sa pseudo-philosophie, est démente et utopique. Aussitôt mise ne l'emportent sur les idées, s'échelon­ je ne suis peut-être qu'un sous- en action, Genesis se dérègle et radote nent du simple reportage quasi- cinéphile ou un simili-penseur, mais sans fin la proposition suivante: véridique au drame d'horreur le plus j'invite tout de même à me jeter la « Comme un Dieu... Comme un cauchemardesque et le moins prémé­ première pierre, celui qui se préten­ Dieu... Comme un Dieu... » Comme dité. Que je vous raconte: il s'agit, drait plus tonifiant et original que si Genesis elle-même, comme si bien sûr, d'une autre invention trou­ Lindsay Anderson. Je recevrais cette l'homme lui-même, n'étaient plus blante du professeur Millar. Pour pierre dignement sans pour autant maîtres des solutions de demain. souligner à sa façon le 500e anniver­ renier le plaisir évident que j'aurai eu Nous serions en droit de saire et la visite de la Reine Mère, à prendre part à cet art volontaire­ nous surprendre qu'un film, soi- notre illuminé s'est fait docteur Fran­ ment trop démonstratif où le cinéaste disant comique, nous conduise à la kenstein et a tué pour la science. s'est emparé à grosses bouchées du stérilité d'un pessimisme aussi glacial. Amassant depuis déjà un bon bout de plus risible de son monde et de sa Comme j'ai aimé Britannia Hospital, temps des têtes, des membres et des société. Parce que c'est un univers et que je n'hésiterais pas à le défen­ viscères de patients agonisants ou loin baroque hautement irrésistible, parce dre, je pourrais peut-être aider à cla­ d'avoir trépassé, le professeur, qui ne que les personnages y entrent, y sor­ rifier la situation en faisant référence recule devant rien, décide, en ce jour tent, s'y frôlent, s'y déchirent, font aux mots d'Henri Bergson dans son de fête, que le moment est venu pour leur petit numéro et puis s'en vont traité sur le rire. Il y dit que « le comi­ l'humanité de rapiécer tout ensemble dans le mouvement continu d'un que exige donc enfin, pour produire les éléments épars de sa chasse aux montage habile, parce qu'une canta­ tout son effet, quelque chose comme organes. Dans un prestigieux cérémo­ trice du nom de Gladys Grosbie y joue une anesthésie momentanée du nial assez intemporel pour permettre une altesse royale qui mérite le détour, coeur ». Il y dit aussi que le comique à Cro-Magnon de rêver les inutiles parce qu'on y coupe la tête d'Alan s'adresse à l'intelligence pure et que bébés-éprouvettes, il nous fera assis­ Bates, parce que s'ébattent des nains « dans une société de pures intelligen­ ter à la réalisation du plus vieux dada et des fous, parce qu'on y voit un peu­ ces, on ne pleurerait probablement de l'homme, celui de la création pure ple s'anéantir sur l'air de son propre plus, mais on rirait peut-être encore ». et simple d'un être nouveau fait de hymne national, parce qu'on n'y est Il y dit donc l'essentiel de notre desti­ chair et de sang. Seulement cet être, jamais à bout de souffle et surtout née. Il y dit donc que l'essentiel est cet homme, à peine créé et animé du parce qu'on tente d'y repenser la race d'en rire. Le reste peut toujours se souffle de la vie moderne, s'empresse humaine, Britannia Hospital est un dérégler... dérégler... dérégler... aussitôt, non pas de remercier, mais film — ça y est, je ne sais plus où j'en dérégler... de mordre sans relâche les doigts suis — un film parfaitement séduisant Jean-François Chicoine meurtris de son créateur horrifié. La qui a toute sa logique et son impor­ salle opératoire panique. Sous le poids tance. Nous n'avons pas à déplorer

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WILIGHT ZONE — d'ordinaire subitement. Il est donc de Landis et Spielberg l'attente du THE MO VIE — Réalisa­ nécessaire d'entrer directement dans début n'est nullement récompensée. tion: John Landis, Steven le vif du sujet, sans cela le spectateur Landis limite le fantastique de son rSpielberg, Joe Dante et George Mil­ a l'impression de perdre son temps. récit à des jeux simplistes avec le ler — Scénario: John Landis (sketch Et c'est malheureusement ce qui se temps et l'espace, tandis que Spiel­ 1), George Clayton Johnson, Josh passe avec les deux premiers sketches berg, à force de vouloir éviter d'en Rogan, Richard Matheson (sketch 2), du film. John Landis, auteur du pre­ faire trop, finit par ne plus rien faire Richard Matheson (sketches 3 et 4) — mier récit, se sent obligé de nous pré­ et aboutit sur le vide total. Images: Steve Lamer (sketch 1), Allen senter son héros à la faveur d'une Car, outre la nécessité de ne Daviau (sketches 2 et 4), John Hora interminable scène de bavardages pas perdre son temps (devenu trop (sketch 3) — Musique: Jerry Golds­ dans une taverne. Erreur regrettable précieux par la brièveté de chaque mith — Interprétation: Vic Morrow de sa part, puisqu'il lasse le spectateur récit), une autre règle importante con­ (Bill — sketch 1), Scatman Crothers et a ensuite toutes les difficultés du siste à choisir des sujets solides dont (Bloom — sketch 2), Bill Quinn (Con­ monde à éveiller son attention. Quand on peut tirer le maximum en quelques roy — sketch 2), Kathleen Quinlan il y parvient c'est déjà trop tard, on scènes. Landis a lui-même écrit le scé­ (Helen Foley — sketch 3), Jeremy passe au sketch suivant! Spielberg nario de son petit film et il y fait Licht (Anthony — sketch 3), John commet la même erreur dans son petit preuve d'une absence consternante Lithgow (Valentine - sketch 4) — Ori­ film qui suit immédiatement celui de d'imagination. Spielberg, quant à lui, gine: États-Unis — 1983 — 102 Landis. Beaucoup de dialogues d'ex­ a judicieusement décidé de s'en remet­ minutes. position au début, puis le sujet véri­ tre à un récit conçu à l'époque de la En 1945, en Angleterre, le table du récit qui « embarque » dans série télévisée dont Twilight Zone — cinéaste Alberto Cavalcanti décidait les cinq dernières minutes. Il faut dire The Movie s'inspire. Malheureuse­ de réunir quelques jeunes réalisateurs qu'à défaut d'aller dès le début à l'es­ ment son travail, pour être habile, et de confier à chacun la réalisation sentiel, un bon réalisateur peut s'en n'en reste pas moins privé de la plus d'un sketch de Dead of Night, le pre­ sortir si la suite en vaut la peine. Le petite folie. C'est gentil mais d'un mier film fantastique à récits multi­ troisième sketch, réalisé par Joe charme incroyablement fabriqué. La ples. Cette formule a depuis été sou­ Dante, est un peu lent à décoller mais musique de Jerry Goldsmith fait la vent utilisée avec des succès divers. Il la suite est tellement forte que ça com­ moitié du travail et c'est assez inquié­ est rare, en fait, qu'un film de ce genre pense très largement. Mais dans le cas tant comme constatation. soit bon d'un bout à l'autre et Twi­ light Zone — The Movie n'échappe pas à la règle. Avec cette production, on revient un peu à la source, puis­ que chaque récit est réalisé par un auteur différent. C'est bien là l'inté­ rêt principal de cette anthologie, puisqu'elle permet de juger du talent de chaque réalisateur sur la base d'un court métrage. C'est intéressant dans la mesure où un sketch de vingt minu­ tes exige une discipline assez particu­ lière sur le plan narratif. Ainsi peut- on dire que la règle principale est d'éviter les expositions inutiles, celles- ci n'étant nécessaires que si elles ser­ vent à établir les bases d'un long récit. Or, un sketch de vingt minutes ne con­ tient idéalement qu'une seule trame dont la résolution vient rapidement et 60 OCTOBRE 1983

À ce stade, on se dit que la matérialise l'univers du dessin animé pourtant pas sorcier: un travelling- formule du court métrage fantastique avec des décors, des accessoires et des avant très rapide et crochu sur le doit tout de même bien pouvoir ins­ acteurs bien vivants. En fin de visage du héros pris de panique (excel­ pirer autre chose que ce genre-là aussi compte, il inverse le processus habi­ lent John Lithgow) ou encore, au bon sage qu'ennuyeux. Ce manque d'au­ tuel: ce n'est plus le dessin qui imite moment, un grand angle qui crée une dace et de délire qui caractérise les la réalité mais le contraire. Le résul­ vision paranoïaque à l'effet assuré. deux premiers sketches (et le prologue tat est assez hallucinant, d'autant plus Pas sorcier, disais-je? Mais alors lamentablement raté qui ouvre le film) que Dante va vraiment au bout des pourquoi est-ce si rare qu'un cinéaste ne nous prépare guère à ce qui va sui­ possibilités que suggère l'idée. Il faut sache aussi bien utiliser ces trucs, sans vre. La seconde moitié de Twilight louer la direction d'acteurs, le traite­ qu'on ait l'impression qu'il fait n'im­ Zone — 77it? Movie contient des ment de la couleur et des éclairages, porte quoi juste pour faire joli? Ah! moments stupéfiants de cinéma fan­ l'intervention de l'humour et de la le talent! tastique. Les récits de Joe Dante et violence qui caractérisent les films Il faut donc aller voir Twi­ George Miller sont des exemples rares d'animation destinés aux jeunes. Joe light Zone — 77ie Movie et ne vous de ce délire qu'engendre le fantasti­ Dante est un jeune cinéaste qu'il fau­ inquiétez pas trop si vous êtes en que, lorsqu'il est pris en main par des dra désormais surveiller de près. Il est retard... le plaisir commence quarante auteurs qui savent où ils vont. peut-être trop tôt pour en être certain, minutes après le générique. Le sketch de Joe Dante est mais Joe Dante apparaît comme un Martin Girard une perle rare qui n'est pas loin d'at­ des talents les plus sûrs de l'actuelle teindre la perfection. Dante y reprend, nouvelle vague du cinéma fantastique en la poussant plus loin encore, une américain. idée qu'il avait déjà utilisée dans The George Miller, lui, on le sur­ Howling. Il s'agit de l'imbrication veille depuis déjà quelque temps. formelle et narrative de deux réalités Depuis, en fait, la sortie de Mad Max filmiques: l'action conventionnelle et sa suite Mad Max II (The Road HE SURVIVORS — avec acteurs et le dessin animé. Dans Warrior). On s'est alors rendu compte Réalisation: Michael Ritchie The Howling, par exemple, on voyait que Miller savait exactement où pla­ J Scénario: Michael Leeson un loup-garou attaquer une jeune cer sa caméra, quand et comment la — Images: Billy Williams — Musi­ femme, alors que sur un poste de télé­ faire bouger et à quel moment un plan que: Paul Chihara — Interprétation: vision le grand méchant loup s'en pre­ devait faire place à un autre. Bref, Walter Matthau (Sonny Paluso), nait aux trois petits cochons (dans le George Miller sait filmer et ce n'est Robin Williams (Donald Quinelle), film d'animation de Disney). Un pas aussi courant qu'on serait tenté de Jerry Reed (Jack), Kirsten Vigard montage parallèle des deux actions le croire. Si la preuve restait à faire, (Candice Paluso), James Wainwright créait une fascinante correspondance. elle est maintenant faite avec le sketch (Wes Huntley), Annie McEnroe Dans son sketch, Joe Dante pousse le qu'il signe ici. Rien de génial, tout (Doreen Ryan) — Origine: États-Unis rapport un peu plus loin en intégrant juste du savoir-faire. Miller nous — 1983 — 103 minutes. une dans l'autre ces deux réalités. Il raconte l'aventure pénible d'un Ah! il faut le voir notre petit n'y a plus de parallélisme en tant que homme hyper-nerveux qui perd tout Donald, parfait exemple du jeune tel mais plutôt une véritable synthèse contrôle lorsque l'avion où il est cadre dynamique, arrivant au travail plastique et dramatique de deux uni­ embarqué traverse un violent orage. l'air guilleret, symbole de la réussite, vers différents du médium filmique. Ces conditions de transport assez peu garant sa voiture à la perfection aux Cela répond parfaitemnt au contenu confortables deviennent insoutenables côtés de trente-six autres identiques. du récit dans lequel un jeune garçon lorsque le pauvre homme aperçoit une Impeccable. Un clone parmi les clo­ a le pouvoir de matérialiser tout ce qui sorte de gargouille, juchée sur l'aile nes. Nous sommes bien aux États- hante son imagination. Et comme il de l'avion et qui passe son temps à Unis, royaume de l'abondance, des se gave de dessins animés à longueur tirer des boules de feu dans le réac­ chances égales, où la fortune sourit à de journée, il vit ni plus ni moins dans teur! Ce sujet suffit très largement à tous. « Every man's a king », comme un univers de cartoons. Pour illustrer Miller pour nous inciter à tenir ferme­ le dit la chanson. ce récit il a fallu que Dante, lui aussi, ment les bras de notre siège. Ce n'est Mais même le rêve améri- 61 SÉQUENCES N" 114 cain a une fin. Donald est remercié de fans de John Wayne frustrés, lâchés déambuler en toute liberté dans un ses services par le perroquet de son en pleine nature et qui se croient tout véritable supermarché de l'arme à feu patron (la touche personnelle dans un permis. Mais le pauvre Donald, où s'alimente la paranoïa collective et monde déshumanisé!) et se retrouve lorsqu'il aura repris ses esprits, devra se recrutent les mercenaires d'oc­ au chômage. vite déchanter, et c'est flanqué de son casion. Les temps sont durs et per­ camarade d'infortune, ex-garagiste Évidemment, lorsqu'on sonne n'accepte plus de se laisser mar­ dépouillé de sa station-service et, à peut s'assurer les services d'une star, cher sur les pieds. Les bonnes vieilles son corps défendant, d'un ex-gangster le message passe toujours un peu plus secrétaires dégainent allègrement le de haut-vol réduit à commettre de facilement. coït 45 pour se débarrasser des impor­ minables hold-up, qu'il cherchera à tuns et les fonctionnaires du bureau fausser compagnie à ces militaires du Je m'interroge encore sur de chômage s'arment d'un vaporisa­ dimanche. Quand la soupape saute, l'avenir de Robin Williams au cinéma. teur spécial pour décourager les pres­ tout le monde est dans le même bain. Personne ne songerait à mettre en tataires récalcitrants. Hors de son Ritchie mène son intrigue à doute le fait qu'il excelle plus que qui­ douillet cocon, Donald fait face à la vive allure et, sous le couvert de la conque dans des rôles-curiosités dure réalité de la vie et connaît son comédie, n'en profite pas moins pour comme Mork, l'extra-terrestre du premir hold-up. C'en est trop. loger quelques observations bien sen­ petit écran, ou même Popeye dans le Michael Ritchie a toujours ties sur la bureaucratie américaine et film d'Altman, mais son Garp a fait excellé dans l'illustration nuancée, une certaine population de « red­ ressortir les défauts de la cuirasse. amusante et amusée, des travers de la necks » nostalgiques du temps des Williams constitue un spectacle en lui- société américaine, de ses lubies, ses pionniers, et désireux d'y revenir, même: il suffit de l'avoir vu dans un phobies, ses styles de vie sans cesse fanatiques des armes à feu, et impa­ talk-show chez Carson ou Cavett pour changeants. Et en 1983, de quoi parle- tients de s'en servir. En effet, il n'y s'en convaincre. C'est un one-man- t-on, alors que l'homme de la rue vit a peut-être qu'au doux pays de show perpétuel, un as de l'improvisa­ dans la crainte d'une invasion des Ronald Reagan qu'il soit possible de tion qui ignore jusqu'à l'existence du Rouges, des Jaunes ou des guêpes mexicaines, du SIDA, de l'herpès, des ordinateurs fous ou de la catastrophe nucléaire? En réponse à cette apo­ calypse qui nous menace, une seule porte de sortie: le survivalisme, bien sûr. Voilà récupérés tous ceux qui croyaient avoir échoué dans la réalisation de l'« American dream ». Wes Huntley fera de vous un homme nouveau, un héros, un sauveur de la race... et peut aussi vous fournir tout le matériel dont vous aurez besoin. Car dans ce monde hostile et sauvage, il n'y aura plus ni supermarché, ni pharmacie mais il y aura toujours la commande postale! C'était ça ou les Krishna. Guidés par un Jim Jones de bandes dessinées qui cite Conan le Barbare comme d'autres s'inspire­ raient de Patton ou MacArthur, voilà les miliciens en classe de neige, des 62 OCTOBRE 1983

mot « sobriété » et qui s'accommode royd (Louis Winthorpe III), Eddie trompe pas ». bien mal des limites d'un personnage Murphy (Billy Ray Valentine), Ralph bien défini. Bien sûr, il procure au Bellamy (Randolph Duke), Don Ame­ Il aurait été intéressant pour film quelques-uns de ses moments che (Mortimer Duke), Jamie Lee Cur­ les scénaristes de partir de ce point et comiques les plus réussis mais c'est tis (Ophelia), Denholm Elliott (Cole­ de découvrir, petit à petit, avec Win­ quelquefois aux dépens du film lui- man), Paul Gleason (Clarence Beeks), thorpe, les raisons de sa chute subite même. Son style attire l'attention sur Kristin Holby (Penelope) — Origine: de l'échelle sociale. Au lieu de cela, lui-même et nous sommes toujours États-Unis — 1983 — 116 minutes. on nous présente dès le début les frè­ conscients, en le voyant sur l'écran, res Duke, Randolph et Mortimer, les d'observer le comédien au travail. « Il me semble que la meil­ patrons de Winthorpe, deux vieux leure façon de nuire aux gens riches, garçons que seul l'argent intéresse et Pour sa part, Walter Mat­ c'est d'en faire des gens pauvres », qui sont prêts à tout pour se le pro­ thau est égal à lui-même et offre pla­ déclare Billy Ray Valentine, le person­ curer, peu importe la manière. C'est cidement la répartie qu'il convient aux nage fanfaron joué par Eddie Murphy au cours d'une discussion dans leur effervescences de Williams. Je me dans Trading Places. C'est en gros la club qu'ils en arrivent à faire un pari: serais pourtant bien passé de Candice, démonstration que veut faire le film, l'un prétend que c'est la nature, et non la fille de Sonny-Walter Matthau, par l'intermédiaire d'un pari mis sur l'éducation et l'environnement social, dont le rôle, d'ailleurs rendu de façon pied par les deux partenaires d'une qui forme le caractère de l'être incertaine par Kirsten Vigard, me grosse maison de courtage de Phila­ humain et détermine l'orientation de semble un tantinet rapporté et artifi­ delphie. C'est aussi le thème du film sa vie; l'autre soutient le contraire. ciel et n'apporte rien au déroulement de John Landis, une farce humoristi­ Pour un dollar, ils mettent au point si ce n'est une vague participation que qui a ses longueurs et ses erreurs une gigantesque machination desti­ féminine (ou adolescente, pour de parcours, mais qui vogue sur les née, en moins de 24 heures, à faire s'adapter au public d'aujourd'hui) un eaux de la comédie avec l'aide de quel­ dégringoler Winthorpe de ses fonc­ peu accessoire à l'action. ques bonnes scènes et la présence tions et à le faire remplacer par un cer­ d'acteurs de talent, dont un Eddie tain Billy Ray Valentine, une sorte de Mais ne boudons pas notre plai­ Murphy en excellente forme. clochard qui vit de la mendicité, un sir. The Survivors demeure une excel­ Noir né dans le ghetto, mais débrouil­ lente satire, à l'humour parfois noir Lorsque Louis Winthorpe lard comme pas un. et délicieusement grinçant, implaca­ III, le jeune et talentueux protégé de blement lucide d'une certaine Améri­ la firme Duke & Duke, voit soudain C'est alors l'entrée en scène que qui, au train où vont les choses, son impeccable univers s'écrouler, il d'Eddie Murphy qui, à 21 ans, et pourrait bien avoir le dernier mot. croit à une plaisanterie de mauvais depuis « Saturday Night Live » (à la goût: on l'accuse de vol, ses cartes de télévision) et 48 hrs. (au cinéma), Domimique Benjamin crédits lui sont confisquées, sa ban­ efface tous ses partenaires et s'incruste que ne veut plus entendre parler de avec force dans le monde de la comé­ lui, il ne peut plus rentrer chez lui et die, supplantant ses rivaux dans le son valet lui avoue ne l'avoir jamais domaine, Richard Pryor en connu. Du côté humain, c'est même particulier. pire. Sa fiancée Penelope le trouve soudain répugnant et ses collègues et La seconde partie du film, amis l'ignorent totalement lorsqu'il c'est la construction, brique par bri­ vient leur demander de l'aide. Une que, d'une implacable vengeance. RADING PLACES - personne, une seule, acceptera de lui Valentine et Winthorpe finissent par Réalisation: John Landis donner sa chance: Ophelia, une pros­ comprendre le jeu dont ils ont été les J — Scénario: Timothy Har­ tituée « indépendante » qu'il n'aurait involontaires marionnettes et avec ris et Herschel Weingrod — Images: jamais daigné regarder lorsqu'il était l'aide d'Ophelia qui protège, en la Robert Paynter — Musique: Elmer riche et respectable et qui remarque personne du jeune courtier déchu, Bernstein — Interprétation: Dan Ayk- ses mains manucurées: « Ça, ça ne l'investissement de toute une vie, et 63 SÉQUENCES N" 114 celle de Coleman, le valet courtois qui que pas de charme. Dans une autre tempe n'est pas chargé: il est donc voit enfin l'occasion de sortir d'un scène, lorsque Winthorpe est accusé condamné à survivre dans cet état esclavage forcé, ils vont faire tomber publiquement de vol, la caméra se pitoyable. l'empire financier des frères Duke en promène sur le regard sévère de per­ utilisant combines, pièges et force sonnages encadrés qui décorent les Mais là où les choses se déguisements. murs du club, renforçant avec gâtent, c'est lorsqu'on pense au récit humour la honte qu'éprouve la vic­ de base lui-même. En plus d'être une Trading Places fait partie de time. Plus loin dans le film, lorsque nouvelle variation sur le thème du ces films qui se laissent voir avec faci­ Valentine a acquis la réputation envia­ « Prince et le pauvre », Trading Pla­ lité, bien qu'à certains moments, ble du conseiller financier le plus astu­ ces emprunte à plusieurs histoires même des experts boursiers peuvent cieux en ville, toutes les conversations antécédantes des idées similaires, mais y perdre leur latin. Le générique à lui s'arrêtent d'un coup dans un restau­ alors qu'ailleurs, la justice et l'hon­ tout seul vaut le déplacement: sur la rant, dès qu'il ouvre la bouche, et les nêteté viennent à bout de la malice, musique du « Mariage de Figaro » de oreilles se tendent pour écouter atten­ ici, c'est la malice qui l'emporte, met­ Mozart, revue et corrigée toutefois tivement ce qu'il a à dire. Le pendant tant au septième ciel le pouvoir de par l'ineffable Elmer Bernstein, on de cette scène ne manque d'ailleurs l'argent et les moyens frauduleux pour voit Philadelphie se réveiller lentement pas de saveur: déguenillé, sous la en avoir beaucoup et vite. Avec leurs et l'on est témoin des deux mondes pluie, au milieu de la nuit, le pauvre millions, que pensez-vous que les qua­ qui ne vont pas tarder à être confron­ Winthorpe n'est plus qu'un objet, une tre amis feront? Certainement pas les tés par la suite. Une certaine beauté vieille chose sans forme et sans impor­ donner à des oeuvres de bienfaisance. se dégage de ces images matinales, où tance qu'un chien errant prend volon­ Ils vont se prélasser sur une île loin­ l'éveil d'une grande ville se calque sur tiers pour réverbère; et pour comble, taine, avec sable fin, parasols, cham­ une réalité quotidienne qui ne man­ le revolver qu'il pointe contre sa pagne, le sempiternel yacht, et un maillot de bain suffisamment réduit pour révéler le physique de Jamie Lee Curtis!

Néanmoins, rendons hom­ mage à ceux qui ont eu la bonne idée de regrouper dans ce film d'excellents comédiens et de leur permettre de donner libre cours à leur inspiration. Dan Aykroyd se sent très à l'aise, dans l'ombre d'Eddie Murphy sans doute, mais capable de tirer son épin­ gle du jeu avec adresse. Ralph Bel­ lamy et Don Ameche (après respecti­ vement 5 et 13 ans d'absence) nous reviennent, campant les frères Duke avec aisance et bonhomie. Denholm Elliott est comme toujours un régal, et Jamie Lee Curtis, loin des Hallo­ ween, démontre qu'elle est aussi une excellente comédienne. Et ce, quelle que soit sa tenue vestimentaire...

Maurice Elia

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