Vocation Et Destins. Albert Lejeune (1885-1945), Raymond Patenôtre (1900-1951)
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Recherches régionales. Alpes-Maritimes et contrées limitrophes, 2014, n° 206 VIE ET MORT DU PETIT NIÇOIS DES ANNEES TRENTE. VOCATION ET DESTINS. ALBERT LEJEUNE (1885-1945), RAYMOND PATENÔTRE (1900-1951) Suzanne CERVERA Recherches régionales. Alpes-Maritimes et contrées limitrophes, 2014, n° 206 PREMIÈRE PARTIE. LE PETIT NIÇOIS, UN QUOTIDIEN REGIONAL ENGAGÉ Mettre son nom au bandeau d’un journal, c’est s’affirmer entrepreneur, agitateur d’idées, se projeter vers le futur avec audace. En 1929, le Parisien Albert Lejeune prend la tête du Petit Niçois, quotidien régional, pour le compte du milliardaire Raymond Patenôtre. Personne ne peut alors augurer du destin qui conduira ce self-made man entreprenant sous les balles d’un peloton d’exécution à Marseille le 3 janvier 1945. Depuis la loi du 29 juillet 1881, la presse a conquis le public à coup de tirages vertigineux. Dans les Alpes-Maritimes ont émergé dans la durée dès 1879 Le Petit Niçois, en 1883 son rival L’Éclaireur de Nice et du Sud-Est. Placé par l’un de ses fondateurs, Alfred Borriglione1, maire de Nice, sous l’étiquette républicaine, Le Petit Niçois a contribué au succès du nouveau régime ; commanditaires, polyvalence, ton mesuré lui ont permis de survivre à la guerre, puis à la crise des années Trente. Directeur à partir de 1931, Albert Lejeune parvient à maintenir le quotidien à flot, habile à jouer de la signature d’éditorialistes et de rédacteurs de talent et du décor festif de la Côte d’Azur, affirmant la ligne de gauche du Petit Niçois sous le mécénat de Raymond Patenôtre, politique atypique. Comme la plupart des feuilles dont la publication s’est maintenue en France occupée, l’ordonnance du 30 septembre 1944 condamne Le Petit Niçois à disparaître. Bien des personnalités du monde de la culture et de la politique, compromises dans la collaboration, échappent au châtiment suprême, par la fuite, ou, plus tard, par la mansuétude des juges. Arrêté à Monaco, le 24 octobre 1944, transféré à Marseille, Albert Lejeune essaie, devant la Cour de Justice confiée au procureur Dubost2, sous les ordres de Raymond Aubrac3, commissaire de la République, de retarder l’application de la peine capitale à laquelle il a été condamné, en même temps que deux contumaces notoires, Jean Gaillard-Bourrageas4, directeur du Petit Marseillais, et Pierre Laval5, Premier Ministre du gouvernement de Vichy. Aucun témoin n’est cité à décharge. Son 1 Alfred Borriglione (1841-1902), d’une vieille famille de Sospel, jeune avocat, met son énergie au service de la politique, devient un fervent défenseur de la République, élu député, puis sénateur en 1894. Directeur du Petit Niçois, maire de Nice de 1878 à 1886, il en fait une cité moderne. Ses filles, mesdames Dominique Durandy et Letainturier, assistent à l’inauguration de son monument en 1935 (Ralph Schor dir., Paul Gonnet, « Alfred Borriglione », Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice, Serre Éditeur, 2002). 2 Charles Dubost (1905-1991), d’abord avocat, puis procureur à Pontarlier, entre dans la Résistance et protège entre autres Jean Bardanne, éditorialiste au Petit Niçois. Nommé avocat général à Aix-en-Provence, il est commissaire du Gouvernement à Marseille. Il représente la France au tribunal international de Nuremberg où il rédige certains actes d’accusation. Il finit sa carrière à Paris (Charles Dubost, La Politique allemande d’extermination, Office français d’édition, 1947. Michel Tournier, « Nuremberg ou le châtiment des criminels de guerre », Le Monde, 01/10/1971). 3 Raymond Aubrac (1914-1912) (Raymond Samuel), éminente personnalité de la Résistance avec son épouse Lucie, connu pour ses prises de position dans la vie de la France de l’après-guerre et la décolonisation, est nommé par le général De Gaulle après le débarquement du 15 août 1944 commissaire de la République à Marseille. Il doit amorcer l’épuration dans un contexte difficile. Il crée les forces républicaines de sécurité et commence à régler le sort des entreprises industrielles (Herbert Lottman, L’Épuration, 1943-1953, traduit de l’anglais par Béatrice Vierne, Fayard, 1994. Raymond Aubrac, Où la mémoire s’attarde, Éditions Odile Jacob, 2000). 4 Jean Gaillard-Bourrageas, admirateur de Mussolini, du Parti populaire français de Jacques Doriot et de Simon Sabiani, le maire de Marseille, prend la succession de son beau-père Gustave Bourrageas à la tête du Petit Marseillais, journal populaire financé par de grands minotiers et la compagnie Fraissinet. Accusé en 1941 d’avoir volé 17 millions dans les caisses du journal, il est libéré à la demande de Pierre Laval qui impose aux autres administrateurs du quotidien de renoncer à leur accusation. Il est condamné par la cour de Justice de Marseille par contumace en même temps qu’Albert Lejeune et échappe par la fuite au châtiment suprême (J.- P. Brunet, « Un fascisme français : le Parti populaire français de Jacques Doriot », Revue française de science politique, 1983, t. 33, n° 2, p. 255 et ss. Gilles Morin, Gilles Richard, Les Deux France du Front populaire, Front national contre Front populaire, Fondation Jean Jaurès et l’OURS, L’Harmattan, 2008). 5 Pierre Laval (1883-1945), élu socialiste et maire d’Aubervilliers, évolue vers une droite prudente. Plusieurs fois ministre et président du Conseil, partisan de la paix et de l’alliance italienne, il pratique une politique de Recherches régionales. Alpes-Maritimes et contrées limitrophes, 2014, n° 206 commanditaire a disparu. Près de 70 ans ont passé. N’est-il pas temps de se pencher par une nouvelle lecture sur ces destins étranges, représentatifs d’une époque encore en partie occultée sous la dénomination d’« Années noires » ? Comment, dans ces années difficiles, cet homme de presse a-t-il pu soutenir avec un relatif succès la publication du Petit Niçois ? Comment le quotidien a-t-il maintenu l’équilibre entre les nostalgies pittoresques de la Riviera et les violences d’une politique tueuse ? Albert Lejeune s’est-il livré à des compromissions douteuses préfigurant sa fin tragique ? Quel fut le rôle du ministre Raymond Patenôtre ? Albert Lejeune, personnage relativement obscur haussé du col en quittant sa condition première n’est-il finalement qu’un « lampiste de service » victime de haines jalouses autant que d’un malheureux concours de circonstances ? ● Un ensemble médiatique à l’américaine Lorsque, quadragénaire ambitieux, Albert Lejeune prend en 1929 la direction du Petit Niçois avant de l’officialiser au bandeau du journal le 10 mars 1931, le quotidien, second tirage des Alpes-Maritimes avec une cinquantaine de milliers d’exemplaires derrière son rival posé à droite L’Éclaireur, qui le devance du double, est nettement en perte de vitesse, comme beaucoup d’autres organes de presse à Paris et en province, phénomène qu’accentue son orientation à gauche. Au lendemain de la guerre de 1914-1918, nationalisme et esprit revanchard restent l’apanage de la grande majorité des Français et particulièrement des Niçois. Depuis sa fondation par Alfred Borriglione et le passage aux commandes d’Alfred Donadei6, homme d’affaires et politique plus intéressé par la rentabilité de son investissement que par l’impact éditorial, Le Petit Niçois voit rétrécir son lectorat, marginalisé par les séquelles de l’affaire Dreyfus, les blessures morales de la guerre, l’hostilité au Cartel des Gauches. L’Éclaireur le concurrence sur sa droite ; sur sa gauche à partir de 1926 un nouveau quotidien, La France de Nice et du Sud-Est, est lancé par Albert Dubarry7, parisien désireux de s’implanter dans les Alpes-Maritimes. La diffusion du Petit Niçois sur la Côte d’Azur, villégiature d’une aristocratie cosmopolite à laquelle se sont joints Russes blancs et Américains, le rend intéressant par ses pages mondaines et anglaises, pièce maîtresse de l’échiquier que rêve de contrôler Raymond Patenôtre, élément du patrimoine immobilier et déflation. À l’écart pendant le Front populaire, il est choisi par le maréchal Pétain comme ministre d’État le 23 juin 1940. Écarté le 13 décembre 1940, il est rappelé sous la pression des Allemands le 17 avril 1942. Il tente alors de leur arracher des concessions en collaborant de plus en plus : service du travail obligatoire (STO), relève, milice, rafles d’Israélites. Livré par Franco aux autorités françaises, il est condamné à mort et exécuté le 15 octobre 1945. Son rôle dans l’affaire du Petit Marseillais lui avait valu une première condamnation à mort en même temps qu’Albert Lejeune (Fred Kupferman, préface d’Henri Rousso, Laval, Paris, Taillandier, 2006, 2e édition). 6 Alfred Donadei (1875-1933), avocat, lance sa carrière politique en se présentant aux élections législatives contre Raphaël Bischoffsheim. Copropriétaire du Petit Niçois jusqu’à l’entrée de Raymond Patenôtre dans le capital du quotidien, conseiller général, sénateur, il est surtout un promoteur immobilier qui possède plusieurs palaces (Ralph Schor dir., Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice, Serre Éditeur, 2002). 7 Albert Dubarry (1865-1940), journaliste parisien, de tendance radicale mais surtout affairiste sans scrupules, désire s’implanter sur la Côte d’Azur et lance en 1926 un nouveau quotidien, La France de Nice et du Sud-Est, émanation de celui qu’il dirige à Paris, La Volonté. Violemment antifasciste, sa page italienne obtient quelques succès, telle l’interdiction du journal fasciste Il Pensiero latino ou la révélation des provocations de Riciotti Garibaldi. Élu maire de Beaulieu, Albert Dubarry échoue à devenir maire de Nice et l’abandon de son quotidien conduit l’équipe et le matériel à trouver refuge au Petit Niçois. Compromis dans plusieurs affaires, peut-être stipendié par l’Allemagne ou le gouvernement français, La Volonté abrite dans son équipe les débuts du jeune Jean Luchaire (1902-1946), idéologue de la collaboration (Ralph Schor dir., Yvan Gastaud, « Albert Dubarry », Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice, Serre Éditeur, 2002.