Perspectives chinoises

2018-3 | 2018 Vingt ans après : transformations et défis de sous le régime chinois

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/8408 ISSN : 1996-4609

Éditeur Centre d'étude français sur la Chine contemporaine

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2018 ISSN : 1021-9013

Référence électronique Perspectives chinoises, 2018-3 | 2018, « Vingt ans après : transformations et défs de Hong Kong sous le régime chinois » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 01 avril 2020. URL : http:// journals.openedition.org/perspectiveschinoises/8408

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SOMMAIRE

Dossier

Vingt ans après la rétrocession : des transformations économiques et politiques de Hong Kong et de son avenir sous le régime chinois Éditorial Jean-Pierre Cabestan et Éric Florence

Évolution de l’économie politique des médias hongkongais Francis L. F. Lee

Le « localisme » à Hong Kong depuis la rétrocession Une approche évènementielle Samson Yuen et Sanho Chung

Boom immobilier et essor du localisme à Hong Kong Témoignage de l’élection du Conseil législatif en 2016 Stan Hok-Wui Wong et Kin Man Wan

Désarticulation entre les valeurs civiques et le nationalisme Cartographie du nationalisme d’État chinois après la rétrocession de Hong Kong Chi Kit Chan et Anthony Ying Him Fung

Les demandeurs d’asile, symboles de la non-sinité de Hong Kong Le cas d’une enquête dans Chungking Mansions Gordon Mathews

Articles

Jeunes militantes féministes de la Chine d’aujourd’hui Une nouvelle génération ? Qi Wang

L’évolution des relations sino-russes vue de Moscou Les limites du rapprochement stratégique Olga Alexeeva et Frédéric Lasserre

Actualités

Contextualiser la loi sur l’hymne national en Chine continentale et à Hong Kong Le football comme terrain d’affrontement politique Ting-Fai Yu

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Comptes-rendus de lecture

Lucien Bianco, Stalin and Mao: A Comparison of the Russian and Chinese Revolutions Hong Kong, The Chinese University Press, 2018, xxv + 448 pp. Igor Iwo Chabrowski

Roberta Zavoretti, Rural Origins, City Lives: Class and Place in Contemporary China Seattle and London, University of Washington Press, 2017, xi + 202 pp. Éric Florence

Nicolai Volland, Socialist Cosmopolitanism: The Chinese Literary Universe, 1945-1965 New York, Columbia University Press, 2017, 304 pp. Krista Van Fleit

Deborah Brautigam, Will Africa Feed China? New York, Oxford University Press, 2015, 222 pp. Étienne Monin

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Dossier

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Vingt ans après la rétrocession : des transformations économiques et politiques de Hong Kong et de son avenir sous le régime chinois Éditorial

Jean-Pierre Cabestan et Éric Florence Traduction : Paul Gardères

1 L’ouverture de la ligne express Guangzhou-Shenzhen-Hongkong (XRL) et de son terminal à Kowloon ouest a eu lieu fin septembre 2018. L’histoire mouvementée de cette ligne illustre au mieux la complexité de la situation de Hong Kong, 21 ans après la rétrocession de l’ancienne colonie britannique à la République populaire de Chine (RPC) en 1997. De nombreux membres du mouvement pro-démocratie et des hommes politiques de l’opposition ont contesté le système de co-implantation des services douaniers et d’immigration chinois à la station Kowloon ouest, qui implique la cession à la RPC d’une partie du territoire de la Région administrative spéciale (RAS) de Hong Kong ainsi que la présence permanente, au cœur de Hong Kong, de fonctionnaires continentaux autorisés à appliquer les lois du continent1. Si des procédures légales lancées par des membres de l’opposition sont toujours en cours, il semble pourtant que pour les autorités de Hong Kong et Pékin, l’affaire soit réglée. Ce projet de ligne XRL a posé de nombreux problèmes : un coût important, des vices dans sa construction, des retards dans son achèvement et sa livraison ainsi qu’une absence probable de rentabilité malgré le prix élevé des billets. Néanmoins, ce projet ambitieux, planifié et attendu depuis longtemps a suscité nombre d’interrogations à propos de l’intégration économique de Hong Kong au continent, de son autonomie politique et légale et de son identité, plus de vingt ans après la rétrocession. En somme, ce projet de ligne a poussé un nombre croissant de Hongkongais à se demander dans quelle mesure la RAS est destinée à devenir une métropole chinoise parmi d’autres, telles Canton ou Shanghai. Hong Kong pourra-t-elle conserver à l’avenir son haut degré d’autonomie mais également ses spécificités ?

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2 Les cinq articles qui ont été sélectionnés pour ce dossier spécial ont été présentés lors d’une conférence co-organisée en septembre 2017 par le Centre d’études français sur la Chine contemporaine (CEFC) et le Département de science politique et d’études internationales de l’Université baptiste de Hong Kong2. Ces contributions soulignent certaines transformations politiques et sociales majeures qui ont eu lieu à Hong Kong depuis la rétrocession. Aucun de ces travaux, pourtant, ne laisse entrevoir un futur où Hong Kong serait pleinement intégrée à la société et au système politique de la République populaire de Chine. Ces textes qui s’inscrivent dans différents champs disciplinaires – la sociologie, la science politique, l’économie politique, les sciences sociales – ont tous été rédigés par des chercheurs hongkongais qui, en plus de produire des travaux d’une grande qualité académique, manifestent également une volonté forte d’implication dans l’avenir de leur ville.

3 Hong Kong s’est profondément transformée depuis son retour dans le giron de la République populaire de Chine et ceci dans tous les domaines. La métamorphose la plus fondamentale et la plus ancienne est d’ordre économique. L’intégration de Hong Kong au continent, sur ce plan, a commencé bien avant la rétrocession. Elle a été favorisée par le lancement des politiques de réforme et d’ouverture en 1979 et par la Déclaration conjointe sino-britannique de 1984 qui a fixé le retour de Hong Kong à la Chine selon la formule « un pays, deux systèmes » de Deng Xiaoping. L’intégration économique croissante de Hong Kong à la Chine apparaît comme le résultat naturel et logique, non seulement de l’essor chinois, mais aussi du rééquilibrage de l’économie mondiale en faveur de l’Asie orientale. Le XRL et le projet de pont entre Hong Kong, Macao et le delta de la Rivière des Perles, qui doit lui aussi être achevé en 2018, illustrent cette intégration inévitable et la croissance des besoins en infrastructures de transport transfrontalier qui en résulte. Aujourd’hui, bien que des magnats des affaires hongkongais comme Li Ka-shing, tout en diversifiant par ailleurs les lieux où ils investissent, continuent d’occuper des positions centrales dans l’économie locale, de nombreux secteurs de l’économie hongkongaise sont dominés par des entreprises de Chine continentale. Celles-ci représentent ainsi 50 % du secteur du bâtiment et 50 % des entreprises cotées en bourse à Hong Kong. Le projet de la « Grande baie », lancé en 2018, va accélérer l’intégration économique de Hong-Kong et de Macao au sein de l’espace le plus riche de la province du Guangdong, région dont le PIB est actuellement de 1 500 milliards de dollars US, et sera probablement de 2 800 milliards en 2025. Dans le même temps, le poids de Hong Kong dans l’économie chinoise a considérablement diminué. Il est passé de 27 % à la veille de la rétrocession à moins de 3 % aujourd’hui. Cette intégration économique continue et ce déclin relatif ont eu des conséquences multiples – y compris dans les champs politiques et sociaux. De fait, sur le plan social, les transformations de Hong Kong ont également été considérables. D’une part, l’installation légale, depuis 1997, de 150 Chinois continentaux par jour a profondément modifié la structure sociale de la RAS. Aujourd’hui, au moins un Hongkongais sur sept (plus d’un million de personnes sur une population de 7, 3 millions) est né en Chine continentale et a tendance à parler le mandarin (putonghua) chez lui plutôt que le cantonais. Inversement, un nombre croissant de Hongkongais habitent et travaillent en Chine continentale, dont plus de 500 000 dans le seul Guangdong. Dans le même temps, de plus en plus de sociétés hongkongaises embauchent des cadres du continent en raison de leur maîtrise du mandarin et leurs liens de l’autre côté de la frontière ou dans le nord du pays. Un nombre croissant de familles continentales aisées, y compris des membres de la Nomenklatura du Parti communiste chinois (PCC) ou leur famille,

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entretiennent un lien avec Hong Kong qui leur permet, même s’ils ne s’installent pas toujours sur place, d’obtenir un permis de résidence et un passeport les autorisant à voyager sans visa dans de nombreux pays étrangers. De plus en plus de jeunes Chinois issus de la classe moyenne viennent également étudier dans les universités hongkongaises, conscients qu’à l’obtention de leurs diplômes de master, ils auront un an pour trouver un travail sur place et donc devenir résident, ce qu’ils parviennent le plus souvent à faire. Enfin, un nombre croissant de sociétés publiques ou privées de RPC ont créé des filiales ou des sociétés à Hong Kong pour donner plus de souplesse à leurs finances, par le biais d’enregistrements dans des paradis fiscaux aux Caraïbes. On se souvient qu’en juin 2003, juste après la crise du SRAS, et avant la vague de manifestations contre la loi de sécurité nationale, le gouvernement a « offert » un accord économique et commercial supposément favorable à Hong Kong. A posteriori, toutefois, il semble que les Hongkongais n’aient pas tiré les bénéfices escomptés de ce nouveau partenariat (Lui 2014).

4 Ce flux continu de Continentaux fortunés vers Hong Kong a directement fait augmenter les prix de l’immobilier, aggravant des inégalités sociales pourtant déjà choquantes3. Le gouvernement hongkongais, et en particulier l’administration de C. Y. Leung (2012-2017), ont certes pris un ensemble de mesures pour gérer les tensions croissantes entre les nouveaux venus continentaux et les Hongkongais. Parmi celles-ci, on peut citer l’interdiction, adoptée en 2013, faite aux femmes issues du continent de donner naissance à Hong Kong et par ce biais d’obtenir un droit de résidence ; la création d’un lourd impôt (15 %) sur les acquisitions immobilières par des résidents nonpermanents ; la répression depuis 2015 de tout un commerce transfrontalier non déclaré, qui concernait des biens que les Continentaux préféraient acheter à Hong Kong (comme le lait en poudre pour bébés par exemple).

5 Cependant, le gouvernement de Hong Kong a été largement moins actif dans sa gestion de la grave crise du logement que traverse la ville. Tung Chee-hwa, le premier chef de l’exécutif de Hong Kong (1997-2005) a même supprimé de nombreux programmes de logements sociaux mis en place par les Britanniques. Son successeur, Donald Tsang (2005-2012), un homme dont les liens douteux avec les grandes fortunes locales ont causé sa condamnation et son incarcération, a aussi très peu agi. La conséquence en est que les conditions de vie des Hongkongais moyens se sont détériorées (Goodstadt 2013 ; Wong 2015). La société s’est polarisée et les inégalités se sont accrues, poussant de nombreux retraités mais aussi des jeunes dans la pauvreté (voir Lee et al.2014). Aujourd’hui, le coefficient Gini de Hong Kong est l’un des plus élevés au monde : il a atteint 0.539 en 2017, alors qu’il était de 0.533 en 2006. La cité se trouve en tout cas bien au-dessus de la « ligne rouge internationale en matière d’inégalité »4. Les dix milliardaires hongkongais les plus riches possèdent l’équivalent de 35 % du PIB hongkongais (Catledge 2017 : 23). Par la suite, C. Y Leung a tenté de développer les programmes de logements sociaux, mais, sous la double pression des autorités de Pékin et des promoteurs immobiliers, il n’a pas fait grand chose. Aujourd’hui, pour un jeune couple qui ne bénéficierait pas d’un apport de leurs familles, il est ainsi tout simplement impossible d’acheter un appartement où s’installer. La division sociale entre propriétaires et non-propriétaires a contribué à faire décliner la mobilité sociale et polarise la société. D’après une étude de 2016 du gouvernement hongkongais, il existe près de 210 000 personnes vivant en appartements subdivisés et 25 % d’entre elles sont des étudiants de 18 ans ou moins5. Dans leur article publié dans ce dossier, Wong et Wan montrent que, sur fond d’augmentation continue des prix des actifs

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immobiliers, les étudiants apparaissent de plus en plus pessimistes quant à leur possibilité d’acquérir un logement et qu’ils tendent à se radicaliser politiquement. Une telle vision est consistante avec le fait que les jeunes tendent à soutenir majoritairement les localistes. Les inégalités d’accès à la propriété et plus généralement le creusement des inégalités peuvent ainsi être considérés comme l’une des causes du Mouvement des parapluies de 2014 (Wong et Wan, dans ce numéro).

6 Sans le moindre doute, le Mouvement des parapluies est aussi né d’autres forces, de nature plus politique, et résulte de la longue impasse dans les relations entre le camp pro-démocratie et Pékin quant à l’avenir des institutions de la RAS et de leur pleine démocratisation. La Déclaration conjointe sino-britannique citée précédemment, en dépit de certaines ambiguïtés de langage, promettait aux Hongkongais la démocratie au sens plein du terme : un parlement, le Conseil législatif (ou « LegCo ») et un chef de l’exécutif (CE) élus au suffrage universel direct, en plus d’un appareil judiciaire et d’une cour de dernière instance indépendants. Après avoir démantelé les mesures de démocratisation du LegCo introduites par le dernier gouverneur britannique, Chris Patten, le gouvernement central à Pékin n’a cessé de repousser les réformes politiques qui, selon la loi fondamentale de Hong Kong (la « mini-constitution » adoptée par l’Assemblée nationale populaire de RPC en 1990 ; voir Ortman 2016), devaient être engagées en 2007-2008. La cause immédiate de cette décision a été le fiasco, en juillet 2003, de la loi de sécurité nationale. Au lendemain de la crise du SRAS, un demi-million de Hongkongais manifestaient contre cette loi, dont l’adoption était rendue obligatoire par l’article 23 de la loi fondamentale de Hong Kong, mais qui risquait, aux yeux des manifestants, de déboucher sur de dangereuses restrictions des libertés civiles. À la suite de cet épisode, le gouvernement central a décidé de geler toute réforme politique et s’est concentré sur sa stratégie de « front uni » qui vise à gagner à lui, non plus seulement des élites de Hong Kong, mais aussi toutes les composantes de la société. En d’autres termes, le but est devenu de créer d’abord une majorité politique favorable à l’establishmentet à Pékin, avant de pouvoir envisager une démocratisation complète de la RAS. Pour ce faire, il était important d’obtenir un soutien plus fort des élites du monde des affaires de Hong Kong. On peut considérer que sur ce point, les autorités pékinoises ont atteint leur but (Fong 2014a). Il était également important de faciliter la création (dès 1992) et le développement d’un parti politique local pro-Pékin, l’Alliance démocratique pour l’amélioration de Hong Kong (Democratic Alliance for the Betterment of Hong Kong, ou DAB). Encouragé par le Bureau de liaison du gouvernement central au sein de la RAS, le DAB a fusionné en 2005 avec un parti favorable au monde des affaires, l’Alliance progressive de Hong Kong, pour devenir l’Alliance démocratique pour l’amélioration et le progrès de Hong Kong. Cette fusion a clairement aidé le DAB à se rapprocher des classes moyennes pour devenir, au moins jusqu’au Mouvement des parapluies, le premier parti politique de la RAS. La résistance du gouvernement central au développement d’un gouvernement représentant les partis, avec les risques que cela implique en termes de dysfonctionnements entre les pouvoirs exécutif et législatif, a aussi joué un rôle dans le report des réformes politiques (Fong 2014b ; Goodstadt 2018). En conséquence, l’ensemble des réformes politiques, et en particulier l’élection du chef de l’exécutif au suffrage universel, ont été repoussées jusqu’en 20146. À ce jour, l’ensemble des projets de réformes portés par l’Assemblée nationale populaire sont gelés, probablement jusqu’à ce que les partis favorables à l’establishment gagnent une majorité des deux tiers au LegCo. Cette possibilité n’est pas exclue au vu de l’importance de l’assistance et des fonds qui sont

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accordés au DAB par le Bureau de liaison du gouvernement central à Hong Kong7. Tous les plans pour abolir les comités électoraux professionnels au LegCo semblent avoir été enterrés.

7 Comme chacun sait, le projet de réformes politiques proposé le 31 août 2014 par le Comité permanent de l’Assemblée national populaire (CPANP) et qui a obtenu le soutien de C. Y. Leung, du DAB et des élites favorables à l’establishment, a suscité le mécontentement d’une large partie de la société hongkongaise, donnant naissance au Mouvement des parapluies. Le CPANP avait alors proposé qu’il n’y aurait que deux ou trois candidats autorisés à se présenter à l’élection au poste de chef de l’exécutif hongkongais, candidats qui devaient au préalable avoir été sélectionnés par un comité de nomination très similaire au comité électoral actuel de 1 200 membres favorable à Pékin et à l’establishment. Ce comité électoral a été responsable de l’élection des trois premiers chefs de l’exécutif qui ont administré Hong Kong depuis 1997.

8 Cet éditorial ne sera pas le lieu d’une réévaluation du Mouvement des parapluies. Il suffit de rappeler que cette mobilisation de 79 jours d’une large partie de la société hongkongaise (particulièrement les jeunes et les étudiants) a constitué un tournant dans l’histoire post-rétrocession de Hong Kong. Lancé par le mouvement d’occupation de Central animé par des chercheurs qui espéraient qu’un bref épisode de désobéissance civile pousserait le gouvernement de Pékin à changer d’avis, ce qu’on a pu nommer la « révolution des parapluies » a ensuite rapidement été repris par de jeunes activistes plus radicaux, qui ont marqué leurs distances avec les partis pro- démocratie traditionnels et ont posé, par la suite, les bases du mouvement localiste (Yuen 2015 ; Ma et Cheng 2018).

9 Assurément, le Mouvement des parapluies n’a pas été une révolution. Il s’est effondré, non seulement en raison du refus inflexible de Pékin de négocier et de l’opposition croissante d’autres segments de la société hongkongaise (ceux qu’on appelle les « rubans bleus »), mais aussi à cause des divisions parmi les organisateurs du mouvement, et de la multiplication des actions en justice contre l’occupation illégale prolongée des espaces publics8. En tout cas, cette confrontation a mis en relief la rigidité aussi bien des autorités pékinoises que de l’administration C. Y. Leung, y compris de Carry Lam, l’actuelle cheffe de l’exécutif hongkongais, qui fut la principale interlocutrice des leaders du Mouvement des parapluies. Cette confrontation a également montré l’impuissance des pro-démocrates traditionnels. Enfin, l’échec du Mouvement des parapluies a donné au gouvernement central une opportunité pour apporter de nouvelles restrictions au soi-disant « haut degré d’autonomie » de Hong Kong. Tandis que le mouvement démocrate au sens large est parvenu à conserver la majorité de ses sièges lors des élections au LegCo de septembre 2016, il s’est en même temps profondément divisé, et a depuis perdu certains de ses élus localistes. Au sein de ce dossier spécial, Yuen et Chung analysent la réaction du gouvernement face à l’essor des localistes : certains activistes ont été poursuivis pour leur participation au Mouvement des parapluies ; d’autres se sont vus interdire de se porter candidats aux élections ; enfin, le gouvernement a laissé se dérouler des manifestations anti- Mouvement des parapluies de plus en plus virulentes. Tout cela a permis de « diviser structurellement la contestation » : alors que certains, comme les partis démocrates traditionnels, sont autorisés à participer au système politique officiel, d’autres, comme les partis localistes, ont été peu à peu exclus de celui-ci. Bien que le mouvement localiste soit lui-même déjà extrêmement fragmenté (Kaeding 2017 ; Kwon 2016), le

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gouvernement central et son Bureau de liaison ont ainsi choisi la manière forte face à tous ceux qui soutiennent l’indépendance de Hong Kong. Comme l’a montré l’interdiction en septembre 2018 du Parti national hongkongais, le gouvernement de Hong Kong tolère de moins en moins ce type de discours, alors qu’il prépare le terrain pour la rédaction de la loi de sécurité nationale, repoussée pendant si longtemps.

10 Il existe d’autres signes d’une détérioration des libertés publiques à Hong Kong, par exemple le recul progressif de la liberté de la presse (voir Lee dans ce dossier). Bien qu’il reste possible de publier des livres et des revues critiques envers le régime de la RPC, il est de plus en plus difficile de les faire distribuer. En effet, plus de la moitié des librairies de Hong Kong sont désormais contrôlées par Sino United Publishing, une société qui reçoit directement ses ordres du Bureau de liaison à Hong Kong9. Cette stratégie de concentration a permis de restreindre la liberté de publier et la diversité des publications de manière efficace ; beaucoup plus en tout cas que les enlèvements secrets à Hong Kong et en Thaïlande en 2015 par des agents de la sécurité publique de la RPC, puis les poursuites judiciaires sur le continent d’éditeurs hongkongais qui vivaient de l’écriture et de la vente transfrontalière de commérages sur le monde politique chinois.

11 En somme, les Hongkongais vont devoir s’habituer à vivre dans un système politique qui est fondamentalement « hybride », « semi-démocratique », mais qui peut glisser vers l’autoritarisme partiel sur le modèle de Singapour si la restriction des libertés publiques se poursuit, par exemple si la législation relative à l’article 23 est introduite. Au lendemain du procès d’un ensemble d’activistes et de localistes hongkongais en 2017, certains ont pu douter de l’indépendance de l’appareil judiciaire de Hong Kong. Dans l’ensemble pourtant, les tribunaux et les juges de Hong Kong vont probablement rester indépendants. Cependant, l’environnement politique de Hong Kong, teinté par les interférences fréquentes du Bureau de liaison et le pouvoir d’interprétation finale des lois de Hong Kong par le Comité permanent de l’Assemblée nationale populaire, a accru la pression sur les juges, y compris les juges étrangers invités à siéger (Davis 2015 ; Chan 2018).

12 Quel avenir se dessine pour Hong Kong aujourd’hui ?

13 D’une part, sur le plan économique, Hong Kong devra accepter une intégration graduelle à la région de la Grande baie du Guangdong, même si cette intégration restera inégale et incomplète du fait de nombreux obstacles légaux et pratiques. Dans le même temps, le poids relatif de Hong Kong dans l’économie chinoise continuera probablement à diminuer, et ceci même si le taux de croissance en RPC tombe à 4 ou 5 %. L’activité portuaire de Hong Kong se déportera sans doute plus encore vers le delta de la Rivière des Perles ou vers le nord, dans la région de Shanghai. Toutefois, aussi longtemps que le renminbi, la monnaie de la République populaire de Chine restera non-convertible et que Pékin contrôlera de manière stricte les flux de capitaux, Hong Kong continuera à prospérer dans son rôle à la fois spécifique et essentiel de centre financier, y compris pour les élites chinoises continentales. D’autres secteurs de l’économie de la RAS, comme les activités de fret aérien devraient aussi pouvoir se maintenir.

14 Dans ces circonstances, Hong Kong ne cessera probablement pas d’être un refuge, ou du moins un espace de liberté relative pour les Chinois les plus riches. La société hongkongaise restera sans doute extrêmement inégale et polarisée. Même si les futurs chefs de l’exécutif hongkongais choisissent de faire davantage en termes d’accès au

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logement et d’aides sociales pour les plus pauvres, la ville semble destinée à demeurer l’une des plus chères et inégales au monde.

15 Cela signifie-t-il que Hong Kong perdra, à un moment ou à un autre, son originalité et s’intégrera pleinement au continent ? En fait, comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, chacun des acteurs qui décident de l’avenir de Hong Kong a intérêt à ce que la RAS reste distincte et séparée du continent, ceci même après 2047 (Bland 2017). Le statut de Région administrative spéciale restera probablement en place pour longtemps, même si le degré d’autonomie politique qu’il recouvre continuera sans doute à décroître. Enfin, comme le montrent Chan et Fung, l’identité hongkongaise est aujourd’hui travaillée par des mouvements contradictoires. D’un côté, depuis le Mouvement des parapluies, de plus en plus de Hongkongais refusent de s’identifier à tout ce qui est chinois ; de l’autre, la « continentalisation » économique et sociale pousse au maintien d’une double identité locale dominante, à la fois hongkongaise et chinoise. L’issue de cette « lutte » d’identité dépendra des choix politiques de Pékin à propos de la RAS comme de la capacité du gouvernement hongkongais à combler le fossé entre les riches et les pauvres.

16 Les cinq contributions de ce dossier spécial offrent autant de points de vue novateurs sur les continuités et les transformations dans les sphères économiques, sociales et politiques qui façonnent Hong Kong depuis sa rétrocession à la Chine il y a plus de 20 ans. Dans le premier article, Francis Lee porte une appréciation nuancée sur la dégradation de la liberté de la presse à Hong Kong et sur les différentes forces au sein de la structure économique et politique des médias qui y font contrepoids : les forces du marché, le professionnalisme des journalistes et le maintien d’une diversité de l’offre médiatique. Lee commence par souligner que bien que, durant ce qu’on appelle la « période de transition » (1984-1997), Hong Kong ait bénéficié d’un degré sans précédent de liberté de la presse, les transformations économiques et actionnariales avaient déjà commencé avant 1997. Lee souligne ainsi une tendance forte et longue. Jusqu’au milieu des années 2000, la propriété des médias hongkongais était ainsi profondément liée aux intérêts des autorités publiques et des entreprises privées du continent. Cette tendance a ensuite laissé la place à un retrait des hommes d’affaires hongkongais du secteur des médias locaux et à l’arrivée de capitaux chinois. Cette première contribution montre également comment le développement du numérique a transformé l’économie politique des médias ainsi que la liberté de la presse à Hong Kong. En effet, le modèle économique conventionnel des médias a été profondément perturbé par l’essor des revenus publicitaires numériques et le développement des médias numériques euxmêmes.

17 Dans la seconde contribution à ce dossier, Samson Yuen et Sanho Chung donnent une image vivante et riche des fluctuations du mouvement localiste, mouvement qui apparaît assez peu unifié. Ils montrent la relation dialectique des localistes avec un ensemble de mesures mises en œuvre par le gouvernement hongkongais pour contrer leur essor. Les deux auteurs défendent que les premiers succès du localisme, les traits qu’il prend actuellement, et le déclin de son pouvoir de mobilisation doivent être expliqués non pas seulement par des facteurs structurels, économiques et socio- politiques, mais aussi en prenant en compte tout un ensemble de discours publics et le rôle d’un ensemble d’acteurs – activistes, manifestants, opinion publique, soutiens de l’establishment ou de la cause démocratique, agents de l’administration, etc. Les auteurs insistent sur les traits qui distinguent les manifestations localistes des

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mouvements pro-démocrates antérieurs : leur caractère plus conflictuel, le fait que ces manifestations se concentrent sur des questions matérielles et de subsistance plutôt que sur des questions de démocratie et de liberté publiques, le fait que ces manifestations soient lancées et organisées principalement sur Internet par des internautes sans expérience politique antérieure, le caractère xénophobe et anti- continental que certains de ces mouvements localistes peuvent prendre.

18 Dans la contribution suivante, Kin Man Wan et Stan Wong étudient les conséquences électorales et sociales de la hausse brutale des prix du logement à partir du milieu des années 2000. Ils se proposent de compléter les lectures de l’essor du localisme qui insistent majoritairement sur les facteurs culturels et sociaux, en y ajoutant une perspective politico-économique – c’est là la contribution majeure de leurs travaux à ce dossier aussi bien qu’à la littérature scientifique sur le localisme. Les auteurs montrent que la hausse du prix des biens immobiliers a constamment favorisé les propriétaires de biens immobiliers au détriment des autres, avec des conséquences électorales très nettes. Ils se fondent notamment sur les données d’une enquête récente réalisée pour les élections au Conseil législatif de 2016, afin de montrer que le fait de ne pas être propriétaire de son logement prédit fortement une préférence électorale pour les partis localistes, alors que le niveau de revenus ne peut pas, quant à lui, être considéré comme un déterminant significatif en matière de vote.

19 En s’appuyant sur les résultats d’études sur l’identité menées à Hong Kong entre 2010 et 2016, Chan Chi Kit et Anthony Fung s’intéressent quant à eux aux relations complexes entre l’attachement des habitants de Hong Kong à des valeurs civiques (comme la liberté et la démocratisation), les différentes sources de fiertés ethniques et culturelles, et le nationalisme d’État. Les auteurs soulignent les lacunes du modèle chinois de construction nationale promu par l’État, puisque celui-ci repose essentiellement sur des aspects ethniques et culturels, en laissant de côté les libertés publiques : Chan et Fung parlent d’une « désarticulation » entre le nationalisme d’État chinois et l’attachement indéfectible des Hongkongais aux droits civiques et aux libertés publiques. Tandis que les résultats des enquêtes de la période qui va de 2010 à 2016 montrent que les Hongkongais s’identifient fortement aux valeurs comme la liberté de la presse, la liberté d’expression, l’égalité d’opportunités et le respect de la vie privé, il n’existe cependant aucune corrélation entre l’identification à ces valeurs ainsi qu’aux icônes culturelles locales et le rejet ou le soutien du régime de Pékin. Cette observation s’oppose ainsi à l’idée selon laquelle le localisme hongkongais construit l’identité locale en opposition stricte avec les Continentaux et le régime chinois. Plus généralement, les auteurs donnent une représentation fine de l’identité hongkongaise en fonction des facteurs sociaux.

20 Dans la dernière contribution de ce dossier, l’anthropologue Gordon Mathews étudie un aspect peu documenté de Hong Kong, à savoir la situation des demandeurs d’asile, les politiques qui les concernent, et la manière dont ils sont perçus par certains jeunes hongkongais. En s’appuyant sur 12 années d’interactions hebdomadaires avec les demandeurs d’asile, Mathews souligne la particularité de leur situation. Ceux-ci n’ont quasiment aucune chance d’obtenir le statut de réfugié, si bien qu’ils se trouvent bloqués dans une situation précaire pour de nombreuses années. On voit là la manière dont les institutions et la bureaucratie produisent de l’illégalité. En effet, ces demandeurs d’asile n’ont pas le droit de travailler, alors même qu’ils y sont matériellement obligés pour survivre à Hong Kong. Mathews suggère ainsi qu’il existe

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une acceptation tacite de la situation par les autorités pour « permettre la constitution d’une force de travail disponible et flexible ». Si les procédures institutionnelles et légales qui rendent possible cette situation sont propres à Hong Kong, cette production institutionnelle de l’illégalité et cette multiplication des statuts des travailleurs servent aussi, d’une manière ou d’une autre, le fonctionnement des économies politiques du capitalisme mondialisé. Elle s’inscrit à ce titre dans un modèle que l’on trouve dans les autres mégalopoles mondialisées de la planète. Par ailleurs, contrairement à l’intégration économique croissante de Hong Kong au continent et l’estompement de leurs frontières respectives soulevés au début de cet éditorial cette contribution finale montre, à rebours, le maintien d’un attribut de souveraineté à Hong Kong, puisque le gouvernement de Hong Kong a repris à sa charge le travail d’évaluation du statut des demandeurs d’asile à partir de 2014, mission qui revenait jusqu’alors au Haut commissariat aux réfugiés des Nations-unies. Concluons cet éditorial sur l’idée centrale qu’avance Mathews dans son article. Selon l’auteur, dans un contexte d’aliénation croissante de la jeunesse hongkongaise face au gouvernement de la RAS et au régime chinois, les demandeurs d’asile, au moins pour les jeunes qui se sont familiarisés avec eux, tendent à faire office de symboles du caractère non-chinois de la cité. Ce qui contribue encore à rendre, comme le suggère l’auteur, Hong Kong plus accueillante.

BLAND, Ben. 2017. Generation HK: Seeking Identity in China’s Shadow. Australia: Penguin Group.

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NOTES

1. Voir par exemple Linda Chelan Li, « High Speed Train Sparks Co-location Controversy », East Asia Forum, 7 avril 2018, http://www.eastasiaforum.org/2018/04/07/high-speed-rail-sparks-co- location-controversy-in-hong-kong/ (consulté le 11 septembre 2018). 2. La conférence, qui a eu lieu les 21 et 22 Septembre 2017 à l’Université baptiste de Hong Kong, avait pour titre « 20 ans après : Des changements de Hong Kong, et de son avenir sous le régime chinois ». 3. Pour une analyse des causes des inégalités économiques à Hong Kong depuis les années 1980, voir Wong 2017 : 4-10. 4. Voir « Wealth Gap in Hong Kong Hits Record High », Business Insider, 9 juin 2017, https:// www.businessinsider.com/hong-kong-wealth-gap-problem-2017-6 (consulté le 12 septembre 2018). 5. En plus de ces 210 000 personnes, près de 40 000 personnes vivent dans des « lits-cages » ou des « capsules ». Voir « 10,000 more Hongkongers call subdivided units home, study shows », , 19 janvier 2018, https://www.scmp.com/news/hong-kong/community/ article/2129583/10000-more-hongkongers-call-subdivided-units-home-study (consulté le 12 septembre 2018) ; pour une synthèse de ce rapport, voir https://www.legco.gov.hk/ researchpublications/english/1718issh32-subdivided-units-in-hong-kong-20180626-e.pdf, (consulté le 12 septembre 2018) ; pour un reportage photographique, voir Benny Lam, « Boxed in : life inside the ‘coffin cubicles’ of Hong Kong – in pictures », The Guardian, 7 juin 2017, https:// www.theguardian.com/cities/gallery/2017/jun/07/boxed-life-inside-hong-kong-coffin-cubicles- cagehomes-in-pictures (consulté le 12 septembre 2018). 6. La seule concession politique, mineure, faite par Pékin aux pro-démocrates a été l’ajout, en 2010, de cinq sièges spéciaux au LegCo, élus par les conseils de districts, passés de 60 à 70 personnes. Seulement, parmi ces 70 membres, bien que 40 (plus de la moitié) soient élus par les circonscriptions locales, 30 restent choisis par les comités professionnels non-démocratiques et pro-establishment. Voir Ortman 2016. 7. SCMP, 3 septembre 2018, art. cit. 8. Kwok et Chan (2017) montrent, par exemple, que les pressions exercées par les associations étudiantes et par les manifestants ont contribué à délégitimer la direction du Mouvement des parapluies, et donc à faire perdre de son efficacité au mouvement. 9. « Liaison Office indirectly owns most bookshops », RTHK, 28 mai 2018, http://news.rthk.hk/ / en/component/k2/1398644-20180528.htm (consulté le 12 septembre 2018); « Long read: In

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Hong Kong’s book industry, ‘everybody is scared’. Book shops closing, printers declining work, people disappearing, no, it’s not the latest horror movie », The Guardian, 29 décembre 2016, https://yp.scmp.com/education/article/105230/long-read-hong-kongs-book-industry- everybodyscared (consulté le 12 septembre 2018).

RÉSUMÉS

L’ouverture de la ligne express Guangzhou-Shenzhen-Hongkong (XRL) et de son terminal à Kowloon ouest a eu lieu fin septembre 2018. L’histoire mouvementée de cette ligne illustre au mieux la complexité de la situation de Hong Kong, 21 ans après la rétrocession de l’ancienne colonie britannique à la République populaire de Chine (RPC) en 1997. De nombreux membres du mouvement pro-démocratie et des hommes politiques de l’opposition ont contesté le système de co-implantation des services douaniers et d’immigration chinois à la station Kowloon ouest, qui implique la cession à la RPC d’une partie du territoire de la Région administrative spéciale (RAS) de Hong Kong ainsi que la présence permanente, au cœur de Hong Kong, de fonctionnaires continentaux autorisés à appliquer les lois du continent. Si des procédures légales lancées par des membres de l’opposition sont toujours en cours, il semble pourtant que pour les autorités de Hong Kong et Pékin, l’affaire soit réglée. Ce projet de ligne XRL a posé de nombreux problèmes : un coût important, des vices dans sa construction, des retards dans son achèvement et sa livraison ainsi qu’une absence probable de rentabilité malgré le prix élevé des billets. Néanmoins, ce projet ambitieux, planifié et attendu depuis longtemps a suscité nombre d’interrogations à propos de l’intégration économique de Hong Kong au continent, de son autonomie politique et légale et de son identité, plus de vingt ans après la rétrocession. En somme, ce projet de ligne a poussé un nombre croissant de Hongkongais à se demander dans quelle mesure la RAS est destinée à devenir une métropole chinoise parmi d’autres, telles Canton ou Shanghai. Hong Kong pourra-t-elle conserver à l’avenir son haut degré d’autonomie mais également ses spécificités ? Les cinq articles qui ont été sélectionnés pour ce dossier spécial ont été présentés lors d’une conférence co-organisée en septembre 2017 par le Centre d’études français sur la Chine contemporaine (CEFC) et le Département de science politique et d’études internationales de l’Université baptiste de Hong Kong. Ces contributions soulignent certaines transformations politiques et sociales majeures qui ont eu lieu à Hong Kong depuis la rétrocession. Aucun de ces travaux, pourtant, ne laisse entrevoir un futur où Hong Kong serait pleinement intégrée à la société et au système politique de la République populaire de Chine. Ces textes qui s’inscrivent dans différents champs disciplinaires – la sociologie, la science politique, l’économie politique, les sciences sociales – ont tous été rédigés par des chercheurs hongkongais qui, en plus de produire des travaux d’une grande qualité académique, manifestent également une volonté forte d’implication dans l’avenir de leur ville.

AUTEURS

JEAN-PIERRE CABESTAN Jean-Pierre Cabestan est professeur de science politique au Département de science politique et d’études internationales de l’Université baptiste de Hong Kong. AAB 1110, 11/F, Academic and

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Administration Building, Baptist University Road Campus, Hong Kong Baptist University, Kowloon Tong (cabestan[at]hkbu.edu.hk).

ÉRIC FLORENCE Éric Florence est directeur du Centre d’études français sur la Chine contemporaine (CEFC). CEFC, 20/F, Wanchai Central Building, 89 Lockhart Road, Wanchai, Hong Kong (eflorence[at]cefc.com.hk).

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Évolution de l’économie politique des médias hongkongais Changing Political Economy of the Hong Kong Media

Francis L. F. Lee Traduction : Pierre-Louis Brunet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Article reçu le 13 avril 2018. Accepté le 24 juillet 2018. Lire la version anglaise : https://journals.openedition.org/chinaperspectives/8009

Introduction

1 Deux décennies après la rétrocession, de nombreux observateurs, universitaires et journalistes s’accordent à dire que la liberté de la presse à Hong Kong a reculé au fil du temps. Au cours de cette dernière décennie, les titres des rapports annuels rédigés par l’Association des journalistes de Hong Kong (HKJA) ont fréquemment exprimé leur inquiétude face aux menaces contre la liberté d’expression et la liberté de la presse, par exemple : « Les médias hongkongais confrontés à de graves cas de harcèlement et d’autocensure » (HKJA 2015), « Médias hongkongais : Pékin resserre l’étau » (HKJA 2017). Figurant en 2002 en 18e position du classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, Hong Kong a chuté à la 73e place dans celui de 20171.

2 Cela dit, la liberté de la presse n’a pas entièrement disparu. Freedom House a classé la presse hongkongaise comme « partiellement libre » en 2017. Contrairement à la situation en Chine continentale, il n’existe pas de système gouvernemental de censure avant publication à Hong Kong. Il y a par ailleurs eu des efforts de négociation constants entre les médias et le pouvoir politique (Lee 2000 ; Ma 2007), ainsi qu’une résistance journalistique au sein des organes de presse (Au 2017 ; Lee and Chan 2009).

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Quelle est néanmoins l’efficacité à long terme de ces négociations et de cette résistance ? Le système médiatique évolue-t-il vers un modèle qui défend la liberté d’expression ou qui précipite son déclin ?

3 Le présent article essaye de répondre à ces questions en examinant l’évolution de l’économie politique des médias hongkongais. Il convient d’apporter deux précisions. Tout d’abord, étant donné l’intérêt porté à la liberté de la presse, cet article se concentre avant tout sur les médias d’information. Dans cet article, les termes médias d’information et médias sont cependant utilisés de manière interchangeable car les médias d’information sont profondément ancrés dans le système plus vaste des médias. Faire une distinction nette entre les médias d’information et les autres médias n’est ici pas nécessaire et peut prêter à confusion. Ensuite, cet article se penche sur la question de la liberté de la presse en adoptant la perspective de l’économie politique. Il n’aborde pas directement la question bien plus large de la liberté d’expression, qui mènerait vers d’autres problèmes tels que l’évolution du cadre légal définissant la liberté d’expression à Hong Kong.

4 À la suite de Mosco (2009), l’analyse politico-économique de cet article met l’accent sur la structuration du système médiatique, c’est à dire que cette analyse considère la structure politico-économique comme continuellement reproduite par des interactions entre diverses forces. L’analyse est constituée de trois parties principales. La première suit des travaux de recherche antérieurs pour présenter la structure de la propriété du système médiatique à Hong Kong, tout en soulignant la façon dont certaines forces antagonistes ont empêché les médias de se soumettre totalement au pouvoir politique. La deuxième partie étudie l’évolution des médias et présente dans ses grandes lignes le contexte dans lequel a eu lieu l’augmentation des « investissements directs » de capitaux chinois dans le secteur des médias hongkongais. La troisième partie aborde les conséquences de la transition numérique, notamment son impact sur les médias traditionnels, l’essor des médias alternatifs et la façon dont l’État relève le « défi numérique ». Enfin, la dernière partie met en évidence les conséquences à tirer de cette analyse.

5 Sur le plan méthodologique cet article s’appuie sur des données qui proviennent de sources multiples, comprenant des documents d’archives, des reportages, des rapports financiers annuels de groupes de médias, ou encore des données issues de publications existantes et de sondages conduits auprès de journalistes et présentateurs de journaux télévisés, à la disposition de l’auteur. À l’instar de nombreuses analyses politico- économiques du secteur des médias, les différentes données et éléments récoltés ont été utilisés pour reconstruire une vision d’ensemble de l’évolution dynamique du système médiatique à Hong Kong.

De la structure de propriété à une négociation permanente

6 Bien que cet article ait choisi de se concentrer sur les changements survenus après la rétrocession, il pourrait s’avérer utile de replacer cette étude dans son contexte historique et de commencer par évoquer la liberté de la presse avant 1997. Le gouvernement colonial de Hong Kong avait depuis longtemps déjà imposé des lois sévères à la presse. Ces lois n’étaient cependant que rarement appliquées pour contrôler la presse, non seulement pour éviter de provoquer la Chine mais aussi parce

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qu’au lendemain de la guerre, la presse s’intéressait principalement à la politique chinoise et rarement aux affaires politiques et sociales de Hong Kong. La « liberté de la presse » a longtemps été caractérisée par la liberté de critiquer à la fois le régime communiste en RPC et le KMT à Taiwan, tant que le gouvernement colonial n’était pas remis en cause (Chan et Lee 1991).

7 La situation a évolué dans les années 1980 avec la formation d’une « société locale ». Au même moment, les négociations sino-britanniques et les déclarations conjointes sur l’avenir de Hong Kong ont pourtant débouché sur une « structure du pouvoir double » dans laquelle les pouvoirs et influences de la Chine et de la Grande-Bretagne se contrebalançaient. La presse hongkongaise a ainsi joui d’une liberté sans précédent durant la période de transition (1984-1991) (Chan et Lee 1991). À l’approche de la rétrocession, l’influence de la Chine s’est néanmoins renforcée et la structure politico- économique du système médiatique hongkongais a elle aussi commencé à changer.

Structure de la propriété

8 La propriété des médias a commencé à connaître des changements majeurs avant la rétrocession, et il est apparu clairement au gouvernement chinois que le meilleur moyen de contrôler la presse hongkongaise était de coopter les propriétaires des médias. Le rachat du South China Morning Post (SCMP) en 1993 par Robert Kuok et celui du quotidien chinois en 1995 par Tiong Hiew King, deux magnats malaisiens, ont été deux des cas les plus frappants. La logique économique présumée derrière ces rachats est que le fait de posséder un organe de presse procure à un homme d’affaires une sorte de capital symbolique qui peut être utilisé en échange d’un capital social et politique sur le continent. Selon les termes employés dans un article de The Initium : [Selon un ancien cadre de Ming Pao], après le rachat du Ming Pao, Tiong Hiew King [...] a en effet commencé à être pris au sérieux par les autorités locales parce qu’il était devenu le « patron du Ming Pao »2.

9 Selon ce même ancien cadre du Ming Pao, Tiong avait acheté le journal à perte, mais que cela lui était égal car le bénéfice réel ne provenait pas de l’entreprise médiatique. Il est difficile pour les chercheurs d’établir comment ce « bénéfice réel » se concrétise, mais les déclarations de ce cadre illustrent du moins le consensus sur la valeur symbolique qu’il y a à être « patron de presse hongkongais ». Au fil des années, certains organes de presse ont effectivement continué à attirer les investissements des milieux d’affaires malgré les pertes qu’ils affichaient. L’exemple le plus frappant est celui d’Asia Television Ltd. (ATV), l’une des deux chaînes de télévision gratuites de la ville entre les années 1970 et 2016, qui a continué à séduire de nouveaux investisseurs durant les années 2000 malgré un très faible taux d’audience et les pertes financières enregistrées depuis des années.

10 Dès le milieu des années 2000, la plupart des organes de presse de Hong Kong étaient détenus par des hommes d’affaires ayant d’importants intérêts financiers en Chine continentale. Fung (2007) a décrit la situation comme une concentration non- institutionnelle de la propriété, c’est-à-dire la concentration des médias aux mains, non pas d’une seule entreprise, mais d’un groupe d’hommes d’affaires partageant le même intérêt fondamental, celui d’apaiser le gouvernement chinois.

11 La relation entre les propriétaires de médias et l’État peut être en partie observée à travers les titres officiels et les récompenses politiques que l’État leur a prodigués. Le

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tableau 1 montre une liste des principaux propriétaires de médias à Hong Kong et leurs titres dans la société politique. Par exemple, les propriétaires de médias hongkongais, membres du 12e comité national (2013-2018) de la Conférence consultative politique du peuple chinois (CCPPC) étaient Charles Ho de Sing Tao News Corporation, Peter Woo de Wharf (société mère de Cable TV avant mai 2017), Victor Li de CK Hutchison Holdings (société mère de Metro Broadcast) et David Yau de Cable TV (après l’achat groupé de la société en mai 2017). Ho, Li et Yau sont restés membres du 13e comité national de la CCPPC (2018-2023).

12 Avec les connexions et intérêts considérables dont ils disposent en Chine continentale, les magnats cités précédemment auraient certainement obtenu les mêmes distinctions sans détenir d’organes de presse. Le tableau 1 ne dit pas que le contrôle de médias entraîne nécessairement une reconnaissance politique, il montre simplement comment la possession d’un média fait partie intégrante du réseau de relations entre l’État et les entreprises.

Formes de contrôle et censure

13 Le fait qu’un organe de presse soit dirigé par un homme d’affaire n’implique pas que celui-ci intervienne directement dans la salle de rédaction, mais qu’il a la possibilité de le faire si nécessaire. Le remplacement controversé du rédacteur en chef du Ming Pao au début de l’année 2014 en est un parfait exemple. L’ancien rédacteur en chef s’était alors vu assigné un autre rôle au sein de l’organisation et le Malaisien Chung Tien Siong, journaliste chevronné, avait été « parachuté » à Hong Kong pour occuper le poste. Le manque d’expérience de Chung à Hong Kong avait entraîné des questions sur la pertinence de sa nomination. De nombreux journalistes du Ming Pao craignaient que son arrivée ne soit le signe d’une tentative de la part de Tiong de renforcer son contrôle sur le journal. Quelles qu’aient été ses intentions réelles, aucune manœuvre de ce genre n’a été menée durant les 19 années qui suivirent le rachat du Ming Pao par Tiong. C’est en 2014 qu’une telle manœuvre s’est produite, alors que Hong Kong était empêtrée dans les débats autour du projet Occupy Central.

14 Si en général les patrons de grandes entreprises n’interviennent pas directement c’est tout simplement qu’il est peu probable qu’ils aient le temps de le faire. Des théoriciens des médias ont cependant établi une distinction entre contrôle allocatif et contrôle opérationnel (Murdock 1982). Le contrôle opérationnel fait référence au contrôle des opérations quotidiennes et de première ligne des organes de presse, tandis que le contrôle allocatif renvoie à la gestion du personnel de base et aux décisions d’allocation de ressources qui fixent les paramètres des activités de la rédaction. Les patrons de médias peuvent exercer un contrôle allocatif même s’ils n’exercent pas de contrôle opérationnel.

Tableau 1 – Liste sélective de propriétaires ou d’actionnaires majoritaires passés ou présents d’organes de presse

Nom Origine Fonction dans le média Titre dans la société politique

WANG Chine Actionnaire majoritaire, CCPPC (2003-2013) Jing continentale ATV (jusqu’en 2015)

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LIU Chine Actionnaire majoritaire, CCPPC (2003-2023), GBS 2016 Changle continentale ATV (jusqu’en 2007)

CHAN Actionnaire majoritaire, CCPPC (2003-2018), ANP (1993-2003), Hong Kong Wing-kee ATV (jusqu’en 2016) GBM 2016, GBS 2000

Chine Vice-président, TVB (depuis Secrétaire général adjoint du Parti LI Ruigang continentale 2016) communiste à Shanghai (2011-2012)

Henry Actionnaire majoritaire, Hong Kong CCPPC (1993-2018), GBS 2001 CHENG Cable TV (depuis 2017)

Actionnaire majoritaire, David YAU Hong Kong CCPPC (2013-2023) Cable TV (depuis 2017)

Membre de la Conférence consultative Douglas Actionnaire majoritaire, Hong Kong politique du peuple de la municipalité WOO Cable TV (jusqu’en 2017) de Pékin (2013-2023)

Peter Président fondateur, Cable Hong Kong CCPPC (1998-2018), GBS 1998 WOO TV (jusqu’en 2017)

Propriétaire, Metro LI Ka Hong Kong Broadcast (sous CK GBM 2001 Shing Hutchison Holdings)

Propriétaire, Metro Victor LI Hong Kong Broadcast (sous CK CCPPC (1998-2023) Hutchison Holdings)

Propriétaire, NOW TV Membre de la Conférence consultative Richard LI Hong Kong Président, HK Economic politique du peuple de la municipalité Journal de Pékin (2013-2018)

Charles Président, Sing Tao News Hong Kong CCPPC (1998-2023), GBM (2014) HO Corporation

FUNG Siu Président, HK Economic Hong Kong GBS (2003) Por Times

MA Ching- Président d’honneur, Hong Kong CCPPC (2003-2013) kwan Oriental Press Group Ltd.

Membre de la Conférence consultative Chine Actionnaire majoritaire, MA Yun politique du peuple de la province du continentale SCMP (depuis 2016) Zhejiang (2008-2012)

Notes : Liste adoptée et révisée à partir de Ma (2007) et mise à jour en 2017-2018. CCPPC = Conférence consultative politique du peuple chinois ; ANP = Assemblée nationale populaire ; GBM = Grand Bauhinia Medal ; GBS = Gold Bauhinia Star ; SBS = Silver Bauhinia Star.

15 Les décisions allocatives et celles relatives au personnel entraînent l’autocensure et la censure constitutive. C. C. Lee a défini l’autocensure comme étant « une série d’actions

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éditoriales allant de l’omission, l’euphémisme, l’altération et du changement d’orientation, au choix des procédés rhétoriques opérés par les journalistes, leurs organisations, voire même l’ensemble de la communauté médiatique en vue de se faire bien voir des structures de pouvoir et d’éviter les sanctions » (Lee 1998 : 57). Des cas présumés d’autocensure se sont régulièrement produits après la rétrocession, notamment le licenciement de membres de la presse connus pour être critiques envers le gouvernement et le traitement très discutable des sujets sensibles (Cheung 2003 ; HKJA 2015). Des sondages réalisés auprès de journalistes au fil des ans révèlent que le pourcentage de personnes interrogées considérant l’autocensure comme un problème réel et sérieux est passé de 13,3 % en 2001 à 39 % en 20113.

16 En revanche, l’autocensure, on le sait, est difficile à prouver. Les tentatives présumées d’imposer l’autocensure au sein d’une agence de presse n’ont jamais été reconnues comme telles, et il est difficile pour les observateurs de savoir avec certitude si le traitement contestable d’une information est motivé par des considérations politiques ou bien s’il reflète simplement une erreur de jugement. Par ailleurs, l’autocensure est aussi difficile à identifier car elle peut s’avérer ne pas être nécessaire. Par le biais de l’allocation des ressources, l’ajustement des habitudes de travail des équipes d’information ou la création de règles tacites et de normes informelles au sein des salles de rédaction, les agences de presse peuvent finir par produire des contenus en grande partie pro-gouvernement, sans qu’il n’y ait d’autocensure délibérée.

17 Sur le plan théorique, Jansen (1988) a développé le concept de la censure constitutive pour désigner la censure qui résulte des règles et des normes mises en place par les communautés humaines et qui régissent le discours en délimitant ce qui peut et ne peut être dit. Au (2017) a employé cette notion pour étudier comment les préjugés politiques sont produits par les usages et les pratiques des salles de rédaction, comme la suprématie de l’autorité (c’est à dire considérer comme vrai tout ce que dit l’autorité), la conformité du débutant (la tendance des jeunes journalistes à se conformer à leurs supérieurs), une capacité augmentée à ne pas définir les priorités (c’est-à-dire à éviter de fixer un ordre du jour propre aux média sur la base d’une appréciation indépendante de l’information). C’est au fil du temps que ces normes et pratiques ont été mises en place au sein des salles de rédaction. Il en résulte principalement une marginalisation des reportages analysant de façon critique et approfondie les questions importantes et sensibles.

Forces antagonistes et paradoxe de l’économie politique

18 Malgré l’imbrication des médias traditionnels à la structure de l’économie politique, la liberté de la presse n’a pas entièrement disparu grâce à l’existence de forces antagonistes, en particulier grâce à la conscience professionnelle du journalisme. Les médias hongkongais ont adopté la conception libérale du professionnalisme des journalistes et dans les années 1980, et en ont fait le principe dont ils tirent leur légitimité. Les journalistes se considèrent comme des agents autonomes servant les intérêts publics et non ceux du pouvoir politique et économique (Chan, Lee et So 2012). Pour eux, le rôle principal des médias est de fournir des informations précises au moment opportun, ainsi que d’aider le public à comprendre les politiques gouvernementales et à surveiller les détenteurs du pouvoir (So et Chan 2007). La question du professionnalisme est également omniprésente dans les salles de rédaction.

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En réalité, les actes suspects d’autocensure sont souvent formulés dans des termes professionnels et/ou techniques. À titre d’exemple, la Television Broadcasting (TVB) a diffusé un reportage le 15 octobre 2014 tôt le matin, lors du Mouvement des parapluies, montrant sept policiers frappant un manifestant. La voix off a ensuite été modifiée pour ne pas affirmer clairement que la police frappait le manifestant « à coups de pieds et de poings ». Face au tollé général, le rédacteur en chef a soutenu que la formulation initiale n’était pas « objective ». En d’autres termes, la référence au professionnalisme a été ici employée pour justifier une décision controversée. En revanche, tant que le professionnalisme demeure le discours dominant, les journalistes en première ligne peuvent également l’invoquer pour s’opposer à leurs supérieurs (Lee et Chan 2009).

19 Les considérations commerciales ont également pu constituer une force antagoniste. En effet, la plupart des organes de presse hongkongais sont des entités commerciales. Il a certes été constaté que certains patrons de presse se soucient parfois peu de savoir que leurs organes de presse leur rapporte ou non beaucoup d’argent, mais les pertes endossées par ces entreprises constituent toutefois des « coûts » qu’on ne peut pas ignorer complètement. Les médias ont tout intérêt à s’abstenir de pratiquer des formes d’autocensure trop visibles, ce qui pourrait miner leur crédibilité. Par conséquent, certains grands médias hongkongais sont restés, longtemps après la rétrocession, très critiques du gouvernement de la Région administrative spéciale alors même qu’ils devenaient plus dociles quand ils couvraient la Chine. Les journalistes ont également reconnu que la tonalité des articles était une forme d’autocensure plus courante que celle, plus injustifiable, qui consiste à totalement ignorer certains sujets d’actualité.

20 De plus, tant qu’une proportion importante de citoyens hongkongais continueront à défendre des opinions en faveur de la démocratie, il existera un marché pour ces idées et informations. L’ est l’exemple le plus frappant d’un organe de presse adoptant cette position pro-démocratie pour se « positionner sur le marché ». Les talk- shows radiophoniques ouvert aux auditeurs qui traitent des affaires publiques en offrent un autre exemple.

21 Durant au moins la première décennie après la rétrocession, les talk-shows radiophoniques ont attiré une audience considérable et constitué un vecteur important pour l’expression d’opinions extrêmement critiques (Lee 2014).

22 L’existence de deux ou trois organes de presse relativement audacieux suffit pour que cela ait des répercussions importantes sur le système médiatique. Leur présence aide à repousser les limites de ce qui est acceptable dans les débats publics. Ils jouent le rôle de « primo-diffuseur » de points de vue critiques et d’informations sensibles. Une fois que certaines opinions et informations sont publiées, il est plus compliqué pour les autres organes de presse de les ignorer. En d’autres termes, l’existence d’une poignée d’organes de presse assez audacieux semble véritablement pouvoir préserver une certaine hétérogénéité au sein du débat public.

23 En résumé, de nombreuses études ont vu dans la structure politico-économique du système médiatique hongkongais l’origine du « problème de liberté de la presse » que rencontre la ville. Toutefois, le professionnalisme, les forces qui régissent le marché et une certaine diversité au sein du système médiatique ont aidé les médias hongkongais à résister aux pressions politiques. Ce cadre analytique demeure applicable à la situation actuelle. Il y a cependant eu des changements plus récents dans l’économie politique des médias hongkongais, en particulier au niveau du marché et de l’environnement technologique du secteur des médias.

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L’évolution du secteur des médias et l’entrée en scène des capitaux chinois

24 Comme indiqué ci-dessus, l’hypothèse qui sous-tend la cooptation des patrons de médias est l’idée que posséder un organe de presse hongkongais constitue une forme de capital symbolique pouvant se révéler avantageux pour les hommes d’affaires quand ils prennent pied sur le continent. Cela implique un calcul du rapport coût-avantage qui soulève deux questions fondamentales : 1) Combien cela peut-il coûter ou rapporter de diriger un organe de presse hongkongais ? 2) Dans quelle mesure la possession d’un média hongkongais est-elle vraiment liée à ou peut entraîner des bénéfices sur le continent ?

25 Les réponses à ces questions peuvent varier au fil du temps et selon les organes d’information. Cette partie s’appuie sur les exemples de Cable TV et du Ming Pao pour illustrer son propos. Tous deux sont d’importants organes de presse, Cable TV est le premier réseau hongkongais de chaînes de télévision payantes et est en 2018 l’un des quatre fournisseurs de services télévisuels de la ville4, tandis que Ming Pao est un journal hongkongais de premier ordre (en termes de tirage, de crédibilité et d’influence) qui s’adresse à l’élite. En ce qui concerne l’économie politique, Cable TV constitue un exemple de société de presse qui est détenue par un grand conglomérat gérant une grande variété d’entreprises, contrairement au Ming Pao qui appartient à une importante société de médias. Ensemble, elles peuvent aider à comprendre l’évolution de la structure incitative à laquelle les patrons de médias doivent faire face.

Cable TV

26 En 1985, le gouvernement hongkongais annonça son projet de mettre en place un réseau de chaînes de télévision à Hong Kong dans le cadre d’un programme visant à renforcer l’infrastructure de l’information de la ville (Lau 1988). Compte tenu de l’importance de l’investissement initial, le gouvernement octroya le statut de monopole à l’opérateur pour une durée de trois ans, par la suite prolongée à six ans. Wharf Cable Ltd., appartenant à Wharf Holdings (HK), remporta l’appel d’offre et devint en octobre 1993 le premier opérateur de réseau de télévision payante à Hong Kong.

Tableau 2 – Performances de i-cable entre 2001 et 2017

Bénéfices d’exploitation de Wharf i-cable Holding par zone géographique

Nombre Nombre d’abonnés Année d’abonnés TV aux services Bénéfices Hong Kong Chine continentale câblée Internet

2001 560 000 160 000 167 ------

2002 605 000 225 000 117 ------

2003 656 000 258 000 220 ------

Perspectives chinoises, 2018-3 | 2018 24

2004 702 000 291 000 284 ------

2005 738 000 320 000 583 ------

2006 786 000 328 000 181 ------

2007 882 000 306 000 183 8 445 876

2008 917 000 267 000 (111) 7 438 111

2009 1 000 000 249 000 (40) 7 605 918

2010 1 101 000 228 000 (267) 7 977 1 228

2011 1 106 000 218 000 (179) 8 843 2 512

2012 1 089 000 201 000 (278) 10 121 4 019

2013 1 060 000 196 000 (93) 9 882 3 362

2014 1 002 000 186 000 (140) 11 549 2 701

2015 851 000 171 000 (233) 11 409 3 406

2016 909 000 156 000 (313) 12 780 4 234

2017** 850 000 149 000 (363) 11 447 9 124

Notes : Ces informations sont issues des rapports financiers annuels de i-cable et de Wharf Holdings (HK). Les chiffres des trois dernières colonnes sont en millions de dollars de Hong Kong. Les chiffres entre parenthèses représentent les pertes. ** Mi-2017, Wharf a vendu i-cable à un nouveau groupe d’investisseurs

27 Ce secteur a été lent à se développer. Cable TV a enregistré une perte de 650 millions de dollars hongkongais (HKD) en 1995 et 580 millions en 1996. Le gouvernement a prolongé le statut de monopole de Wharf Cable et a commencé à l’autoriser à vendre des services publicitaires, ce qui était jusque-là interdit car les chaînes de télévision gratuites s’y opposaient. Wharf Cable a équilibré ses comptes en février 1998, et en août 1999 le gouvernement hongkongais a invité l’entreprise à présenter sa candidature pour exploiter des services de télécommunication sur son réseau câblé. La société a été rebaptisée « i-cable » et a commencé à fournir des services Internet en février 2000 (Lee 2007).

28 L’offre de services Internet a contribué à stabiliser la situation de l’entreprise. i-cable a réalisé des bénéfices constants entre 2001 et 2007 (tableau 2). Entre temps, le gouvernement a ouvert le marché de la télévision payante et NOW TV, détenue par la société de télécommunication PCCW, a commencé à diffuser des programmes en septembre 2003. La chaîne TVB a également proposé son propre service de télévision payante en 2004. Comme le montre le tableau 2, les années 2003-2004 ont en effet vu Cable TV atteindre son plus haut niveau de rentabilité.

29 Le détail des activités d’une entreprise de télévision payante n’a pas sa place ici, il suffira de rappeler que Hong Kong est un petit marché qui compte tout juste 2,4

Perspectives chinoises, 2018-3 | 2018 25

millions de foyers, et les services proposés par les différents fournisseurs de chaînes payantes sont similaires. Depuis les années 2000, les prestataires de services télévisuels payants ont également du faire face au défi de l’Internet qui offre souvent gratuitement un contenu audiovisuel presque illimité, et en 2008 i-cable a commencé a subir des pertes. Celles-ci ont atteint 313 millions de HKD pour i-cable et 277 millions pour ses activités télévisuelles en 2016. Enfin, après neuf années de pertes consécutives, Wharf Holding (HK) Ltd. a décidé de mettre fin aux aides apportées à i-cable et l’a revendue à un nouveau groupe d’investisseurs en avril 2017. Cela peut paraître normal que Wharf se débarrasse d’une affaire non rentable. En effet, les pertes d’i-cable ont continué à augmenter jusqu’à atteindre 363 millions de HKD en 2017. Mais après ce qui a été dit ci- dessus, on pourrait se demander pourquoi Wharf refuse de continuer à assumer ces pertes si le fait de détenir Cable TV lui permettait d’obtenir des avantages sur le continent. À vrai dire, les affaires du groupe Wharf à Hong Kong comme sur le continent sont considérables et ne cessent de croître (tableau 2). Ses bénéfices d’exploitation sur le continent sont passés de 918 millions HKD en 2009 à 4 234 millions en 2016, tandis que ceux de Hong Kong ont atteint pour leur part 12 780 millions de HKD. En d’autres termes, les pertes d’i-cable en 2016 représentent moins de 2 % des bénéfices que Wharf a dégagé à Hong Kong et sur le continent. La détérioration du contexte économique de la télévision payante ne permet d’expliquer que partiellement la décision du groupe Wharf de se débarrasser d’i-cable. Il faut également envisager que les estimations du rapport coût-avantage associé à la propriété d’un organe de presse hongkongais ont changé.

Ming Pao

30 Journal à sensation à la fin des années 50, le Ming Pao est devenu dès les années 80 un quotidien chinois important tourné vers les classes moyennes (Cheung 2007). Initialement propriété du célèbre romancier et essayiste Louis Cha, le journal a été vendu en 1991 à un homme d’affaires hongkongais, Yu Punhoi, puis à Tiong Hiew King, un entrepreneur malaisien, fondateur et propriétaire du groupe d’exploitation forestière Rimbunan Hijau, en 1995. Tiong a fait son entrée dans le secteur des médias avec l’achat du journal sino-malaisien Sin Chew Daily en 1988, un an après la fermeture du quotidien par le Premier ministre Mahatir en plein milieu d’importants conflits raciaux. En 1992, Tiong rachète le journal Guangming Daily et devient l’actionnaire majoritaire de Yayasan Nanyang Press (qui détient Nanyang Siang Pau et China Press) en 2006. Deux ans plus tard, Tiong met en place la Media Chinese International Ltd. en fusionnant le Ming Pao avec ses entreprises de presse en Malaisie, ce qui lui vaut par la suite le surnom de « Rupert Murdoch asiatique »5.

Tableau 3 – Bénéfices et pertes de Media Chinese International Ltd. par région entre 2009 et 2017

2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017

HK & Chine continentale 3,8 5,3 9,2 9,7 6,3 4,6 (1,8) (3,8) (0,6)

Asie du Sud-Est 52,6 64,4 72,7 70,0 66,5 48,4 39,6 28,3 (3,0)

Amérique du Nord (0,4) 3,5 1,5 (0,0) 0,9 0,3 (1,0) (1,1) (2,5)

Perspectives chinoises, 2018-3 | 2018 26

Total 55,8 75,0 85,8 81,5 78,0 57,1 43,1 25,9 (3,7)

Notes : L’année fiscale de l’entreprise commence en avril, 2017 comprend donc la période allant d’avril 2017 à mars 2018. Les chiffres représentent les bénéfices sectoriels bruts en millions de dollars américains. Les chiffres entre parenthèses représentent les pertes. L’entrée « Total » regroupe les bénéfices et les pertes accumulés par le biais des « services de voyage et liés au voyage », qui ne sont pas divisés de façon géographique. Ces informations sont issues des rapports annuels de l’entreprise.

31 Tiong se démarque ainsi de Peter Woo, à la tête de Wharf, car il a des intérêts plus importants dans le secteur des médias. Il a notamment l’expérience d’avoir dirigé un journal relativement indépendant dans un contexte de régime autoritaire. Ses quotidiens chinois en Malaisie sont, dans l’ensemble, plus neutres sur les questions politiques que les journaux de presse malaisiens ou anglophones présents dans le pays, qui sont plutôt plus explicitement pro-gouvernement (Abott et Givens 2015). En un sens, l’approche d’« objectivité accrue » (Lee et Lin 2006) adoptée par le journal Ming Pao après la rétrocession (c’est-à-dire de mettre l’accent, et parfois de manière excessive, sur l’objectivité et la neutralité afin d’éviter les risques politiques sans pour autant devenir le porte-parole du gouvernement) s’apparente à celle suivie par les journaux sino-malaisiens détenus par Tiong.

32 Contrôlant de nombreux journaux en langue chinoise, Tiong souhaitait développer, non seulement son commerce d’exploitation forestière en Chine continentale mais également ses activités dans le secteur des médias. Le Ming Pao a collaboré avec le Guangzhou Daily au milieu des années 2000 afin de publier la version nord-américaine du quotidien cantonnais (Fung 2007). Le rapport annuel 2008 du groupe Media Chinese International Ltd. a indiqué que la société avait commencé à développer ses marchés dans des « communautés chinoises en dehors des marchés locaux/régionaux préexistants » par le biais de magazines franchisés. En novembre 2009, la société a racheté 25,4 % des parts de ByRead Inc. qui était alors la plateforme mobile de lecture la plus importante de Chine et comptait plus de 25 millions d’utilisateurs.

33 Malgré ces efforts, la société n’a pas réussi à imposer une réelle présence commerciale en Chine continentale à cause du contrôle rigoureux que le gouvernement chinois exerce sur l’entrée de nouveaux capitaux sur son territoire. À la fin de l’année 2017, le site web ne fait figurer que trois points dans le menu listant ses activités sur le continent : 1) l’édition continentale du magazine britannique Top Gear, 2) le site Internet d’information et de divertissement hihoku.com, et 3) un site spécialisé dans les montres, mingwatch.com.

34 Comme le montre le tableau 3, le secteur hongkongais et chinois de Media Chinese International Ltd. n’a pas été particulièrement rentable. Entre 2009 et 2014, les bénéfices générés par la région HK/Chine ne représentaient généralement qu’environ 10 % des bénéfices enregistrés par la société en Asie du Sud-Est. Depuis le début des années 2010, les bénéfices provenant de Hong Kong et de Chine n’ont pas cessé de chuter et des pertes ont été subies chaque année entre 2015 et 2017 (même si les performances de la société en Asie du Sud-Est ont également souffert). C’est dans ce contexte, et juste après que le géant du commerce en ligne Alibaba a racheté SCMP en décembre 2015, que des rumeurs ont circulé concernant un projet de rachat du Ming Pao par Alibaba. Un observateur des médias malaisien a écrit : D’un point de vue commercial, si Alibaba propose un bon prix (ce qui est chose aisée), vendre les filiales hongkongaises (et nord américaines) de Ming Pao en

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situation délicate ne serait pas une mauvaise affaire pour Media Chinese International Ltd. [...] La Chine en 2015 n’est plus la même qu’en 1995. Le rêve de Tiong Hiew King de devenir le Murdoch asiatique se meurt déjà6.

35 La rumeur sur le rachat du Ming Pao par Alibaba ne s’est pas concrétisée. Mais l’apparition de cette rumeur et le passage ci-dessus suggèrent que le sentiment général est qu’il n’est plus si « sensé » de posséder un organe de presse hongkongais au milieu des années 2010.

L’évolution de la structure d’incitation et l’arrivée des capitaux chinois

36 La première observation à faire après ce qui a été dit sur Cable TV et le Ming Pao est que les médias hongkongais évoluent dans un milieu de plus en plus hostile. Ces deux sociétés, et d’autres entreprises des médias comprenant des acteurs dominants comme TVB, ont vu leurs bénéfices baisser ou leurs pertes augmenter au cours de ces dernières années. Une des raisons principales de ce déclin est la transformation du système médiatique à l’ère du numérique, un problème que nous aborderons dans la section suivante. La conclusion la plus simple à tirer ici, est que les coûts associés à la possession d’un organe de presse ont augmenté.

37 Un deuxième point mérite d’être souligné : le marché des médias en Chine continentale demeure en grande partie fermé aux étrangers. L’entrée de la Chine à l’OMC en 2001 avait fait naître l’espoir d’une ouverture progressive du marché des médias. Or, 15 ans plus tard, même la distribution de produits de divertissement tels que des films hollywoodiens ou des séries télévisées coréennes est toujours soumise à un contrôle rigoureux. Cette politique ne vise pas seulement à se défendre contre les attaques idéologiques mais aussi à consolider l’industrie audiovisuelle chinoise dans le but de renforcer le soft power du pays (Su 2014). Certaines sociétés de médias qui projetaient à l’origine d’étendre leurs opérations au continent se sont retrouvées face à un mur.

38 Ces deux réflexions attirent l’attention sur les coûts croissants nécessaire pour obtenir le capital symbolique qu’« être patron de média hongkongais » représente. De l’autre côté, on pourrait se demander si « posséder un média à Hong Kong » a perdu de sa valeur. La logique des échanges au sein des milieux d’affaires chinois est certes difficile à étudier de manière directe, mais il est du moins possible de soulever une question en comparant les années 1990 et les années 2010. Tandis que de nombreux groupes commerciaux hongkongais commençaient tout juste à percer le marché chinois dans les années 1990, 20 ans plus tard ils ont déjà bien réussi à s’implanter sur le continent, comme en témoigne la croissance exponentielle des bénéfices de Wharf. Des hommes d’affaires influents à Hong Kong ont forgé une alliance avec l’État chinois, jusqu’à pouvoir même se passer du gouvernement de la Région administrative spéciale et discuter directement avec le gouvernement central pour défendre leurs propres intérêts (Fong 2014). Si un capital symbolique était nécessaire aux hommes d’affaires hongkongais dans les années 1990 pour se procurer un capital social et politique sur le continent, est-il possible qu’il ne soit plus nécessaire dès lors qu’ils ont obtenu ce capital sociopolitique ?

39 Cela dit, il est possible que les pressions politiques auxquelles sont exposés les patrons d’organes de presse hongkongais se soient accentuées ces dernières années. Parmi les grands médias hongkongais, Cable TV et le Ming Pao ont tous deux été jusqu’à présent

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considérés comme relativement libéraux. L’équipe chinoise du journal de Cable TV notamment, a été acclamée par la critique pour leur couverture en profondeur et parfois audacieuse de la Chine. Cependant, la possibilité qu’un homme d’affaires pro- chinois détienne un organe de presse relativement libéral repose à la fois sur le niveau de tolérance de l’État et le pouvoir de négociation de cet homme d’affaires. Ces dernières années, à mesure que la situation politique s’est détériorée à Hong Kong et que le gouvernement chinois a resserré son contrôle idéologique sur les médias et la société (Zhao 2016), il est possible que l’État ait baissé son seuil de tolérance.

40 Les arguments développés dans les paragraphes précédents peuvent contenir une part de spéculation, mais de manière générale, nous sommes suffisamment fondés pour affirmer que la structure incitative prend une orientation qui rend la propriété d’un média hongkongais de moins en moins attrayante pour un homme d’affaires hongkongais. Cela ne signifie pas que personne ne se lance dans ce secteur, mais la tendance générale est que les hommes d’affaires hongkongais (et de la région) le quittent tandis que les capitaux en provenance de Chine continentale y pénètrent. L’acquisition de SCMP par Alibaba et le rachat d’actions de TVB par le magnat des médias shanghaïen, Li Ruigang, en sont les exemples les plus frappants.

41 Cette tendance étant plutôt récente, nous savons peu de choses à l’heure actuelle quant aux motivations et contraintes derrière l’entrée de capitaux chinois sur la scène des médias hongkongais. Il est également trop tôt pour savoir dans quelle mesure la « possession par des capitaux chinois » pourrait changer la donne. Pourtant, on peut observer qu’après la vente de Cable TV au milieu de l’année 2017, neuf des 26 grands organes de presse à Hong Kong bénéficiaient d’investissements provenant de Chine continentale (HKJA 2017 : 5)7.

La transformation numérique et ses implications

42 Une analyse de l’économie politique des médias contemporains ne peut ignorer les transformations entraînées par les technologies numériques. Les médias numériques ne sont pas tant des institutions produisant du contenu que des plateformes sur lesquelles les anciennes et nouvelles institutions des médias peuvent évoluer. Les médias numériques sont également devenus la première source d’information des citoyens. Selon un sondage en ligne conduit par l’Institut Reuters pour l’étude du journalisme en 2017, 84 % des Hongkongais interrogés ont cité les « médias en ligne » (notamment les réseaux sociaux) parmi leurs sources d’information, et 43 % ont désigné les médias en ligne comme leurs « sources principales » d’information (Lee et al.2017).

43 L’analyse qui suit examine plus avant les conséquences de la numérisation sur le secteur de l’information. Nous nous tournerons ensuite vers les nouveaux « organes d’information en ligne », en s’attachant plus particulièrement à la manière dont les forces politico-économiques façonnent le paysage des médias en ligne à Hong Kong.

Les déboires commerciaux des médias conventionnels dans le monde numérique

44 Traditionnellement, les organisations de médias fonctionnent en vendant des offres groupées de contenus au public et l’attention du public aux annonceurs. À l’arrivée

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d’Internet dans les années 1990, de nombreuses agences de presse ont commencé à créer leur propre site internet. Dans un environnement où un grand nombre de contenus gratuits étaient disponibles, la plupart des agences ont décidé de ne pas faire payer les abonnements en ligne. Au même moment, les grands groupes n’étaient toujours pas convaincus de l’efficacité des publicités sur Internet. Ainsi, le modèle commercial traditionnel n’a pas fonctionné dans le monde virtuel : les agences de presse ne faisaient pas payer le contenu à leurs utilisateurs et l’attention qu’elles recueillaient en ligne ne générait pas beaucoup de revenus publicitaires.

45 Plus récemment, la publicité numérique s’est considérablement développée grâce aux progrès d’Internet et des technologies mobiles. Selon statista.com, le total des recettes du marché de la publicité numérique à Hong Kong s’élevait à 998 millions de dollars US en 2018 et est censé dépasser les 1 800 millions en 20228. À mesure que la publicité en ligne s’est développée, l’environnement des médias numériques a connu des transformations considérables. Les réseaux sociaux (Facebook) et les moteurs de recherche (Google) sont les principales plateformes et passerelles par lesquelles les utilisateurs accèdent aux contenus. Avec l’accès au « big data », et ainsi la capacité d’envoyer des publicités très ciblées aux internautes, les réseaux sociaux et moteurs de recherche récupèrent une portion considérable des revenus dérivés de la publicité numérique. Selon un rapport élaboré par Digital in Asia, les recettes des publicités numériques en Asie du Sud-Est se sont élevées à 8,74 milliards de dollars US pour le premier trimestre 2018. Facebook et Google représentaient 5,7 milliards de dollars US, soit plus de 60 % du total9.

Tableau 4 – Répartition des recettes de Next Media Ltd. ( depuis octobre 2015) entre 2010 et 2017

2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017

Ventes de journaux 783 744 665 608 496 417 355 308

Ventes de livres/magazines 260 239 199 161 134 89 51 31

Publicité dans les journaux 1533 1614 1544 1325 987 665 455 343

Publicité dans les livres/magazines 644 724 688 627 513 309 106 45

Services d’imprimerie 240 234 220 184 179 189 167 173

Revenus sur Internet 13 47 157 364 648 660 650 594

Pourcentage du total des recettes pour 0,4 % 1,3 % 4,5 % 11,1 % 21,9 % 28,3 % 36,4 % 39,8 % les services sur Internet

Notes : L’année fiscale de l’entreprise commence en avril ; 2017 comprend donc la période allant d’avril 2017 à mars 2018. Les revenus sur Internet incluent les recettes publicitaires, les abonnements et la fourniture de contenus. Les chiffres sont en millions de dollars de Hong Kong et sont issus des rapports annuels de l’entreprise.

46 De surcroît, les médias numériques et sociaux constituent une plateforme pour l’émergence de nouveaux types d’organes de presse à petite échelle qui peuvent attirer un public de niche non négligeable. À Hong Kong, les pages Facebook de certains

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leaders d’opinion (KOL, Key Opinion Leaders) peuvent compter plus de 100 000 fans et abonnés. Comme ces KOL ont des centres d’intérêt et/ou contenus très spécifiques, ils offrent un espace attrayant pour les annonceurs qui visent un public de niche donné. En conséquence, cela diminue davantage les dépenses consacrées à la publicité dans les médias conventionnels.

47 Apple Daily, ou Next Digital (qui s’appelait Next Media avant octobre 2015), est dans l’ensemble l’exemple le plus représentatif des répercussions de la numérisation sur les performances commerciales des organes de presse traditionnels. Cette entreprise est un bon exemple car elle était tout à fait consciente de la nécessité de relever le défi numérique. Elle a commencé par proposer un journal d’information animé en ligne, de courts clips d’information audio-visuels, souvent sur des sujets à sensations ayant fréquemment recours à des graphiques et aux dessins animés. Cette production prêtait certes à controverse sur le plan éthique, mais elle a été, pour un temps, considérée comme très efficace pour attirer un vaste public en ligne (Ma, Lau et Hui 2014).

48 Toutefois, ce projet n’a pas empêché l’entreprise d’être confrontée à une baisse sévère de son activité commerciale. Comme le montre le tableau 4, les recettes que Next Digital a obtenu de ses activités en ligne ont certes nettement augmentées entre 2011 et 2014 mais cette croissance s’est presque arrêtée en 2015 et les chiffres pour les années 2016 et 2017 ont même baissé. En outre, la croissance des revenus Internet était loin d’être suffisante pour compenser la chute des ventes et des revenus publicitaires de la presse écrite. Le total des recettes des quatre premières catégories du tableau 4 a chuté de 3 321 millions de HKD en 2011 à 967 millions en 2016. Cette chute brutale a poussé l’entreprise à arrêter les magazines Sudden Weekly et Face, respectivement en 2015 et 2016. En mars 2018 Next Magazine est devenu une publication exclusivement numérique.

49 Au-delà des entreprises de médias traditionnels, l’absence de modèle commercial pérenne a aussi eu une incidence sur l’apparition de nouveaux organes de presse en ligne. Par exemple, le journal d’information en ligne créé en 2015, The Initium, a été contraint de réduire la taille de ses effectifs en avril 2017, passant de 90 employés à seulement une trentaine10. Une conséquence directe de la lutte des médias pour leur survie est la diminution des ressources qu’un organe de presse peut allouer aux reportages en profondeur et/ou d’investigation. La détérioration de l’environnement commercial a ainsi d’importantes conséquences sur la capacité des médias à jouer le rôle de chien de garde et à surveiller les détenteurs du pouvoir.

Des médias alternatifs en ligne à une chambre d’écho parallèle

50 Bien sûr, tandis que l’Internet et les réseaux sociaux ont constitué des défis de taille pour le secteur de l’information, ils ont également réduit les coûts de distribution et de reproduction, permettant ainsi l’émergence d’organes médiatiques de petite taille et fonctionnant à coût réduit. À Hong Kong, l’Internet a facilité l’apparition de médias alternatifs en ligne et de services d’information de taille réduite.

51 L’apparition de médias alternatifs en ligne revêt une signification particulière dans le contexte de la liberté de la presse. Les médias alternatifs peuvent être définis comme des organes de presse qui remettent en question le pouvoir des médias traditionnels à définir la réalité (Couldry et Curran 2003). Les organes médiatiques alternatifs sont structurellement indépendants des institutions politiques et économiques majeures et ils embrassent en général une idéologie d’opposition. À Hong Kong, la première vague

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de médias alternatifs a vu le jour principalement sous la forme de radios en ligne après les manifestations du 1er juillet 2003. Nombre d’entre elles n’ont pas survécu longtemps pour des raisons financières, mais une seconde vague de médias alternatifs a émergé autour de 2012, essentiellement sous la forme de sites offrant des commentaires sur l’actualité (Leung 2015).

52 Aucune étude complète n’a été réalisée sur les aspects financiers et organisationnels des organes de presse alternative à Hong Kong. Mais les coûts de gestion d’un média alternatif peuvent ne pas s’élever à plus d’un million de HKD par an, comme c’est le cas de Inmedia Hong Kong, un site web de commentaires sur l’actualité fondé en 2005. Certains organes de presse alternative disposent d’effectifs plus importants. The Stand News, l’un des principaux médias alternatifs de la ville comptait 16 employés en 2015, mais les coûts de gestion ne s’élevaient à l’époque qu’à 500 000 HKD par mois11.

Tableau 5 – Liste sélective de médias en ligne hongkongais

Nombre de likes sur la Année de Type Nom page Facebook Remarques fondation au 15 janvier 2018

Fondé par Yu Punhoi, homme d’affaires et ancien propriétaire du Ming Pao ; HK01.com 2016 434 279 compte plus de 600 employés au moment de la rédaction du présent article.

Médias Fondé avec des investissements par un d’information banquier originaire de Chine The d’intérêt général 2015 243 641 continentale, visant le public de la Initium Grande Chine et des Chinois d’outre- mer.

Fondé par Sing Tao News Corporation Bastille 2013 1 018 357 Ltd. et son ancien directeur général Lo Post Wing Hung.

Créé par un groupe d’activistes et Inmedia d’académiques et étroitement associé à 2005 487 119 HK plusieurs mouvements sociaux à Hong Kong.

Auparavant The House News, fermé en juillet 2014, son fondateur Tony Choi Médias affirmant avoir subi une lourde alternatifs The Stand 2014 220 739 pression politique ; Choi et les News membres clé de The House News ont fondé The Stand News en décembre 2014.

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Passion Dirigé par le groupe politique local 2012 409 862 Times .

Appartient à Chow Yung, fondateur du HKG Pao 2015 102 568 groupe pro-gouvernement Silent Majority de Hong Kong.

Silent Dirigé par le groupe pro-gouvernement Pages Facebook 2013 170 227 Majority Silent Majority de Hong Kong. pro- gouvernement Fondé par la Hong Kong United Foundation, qui entretient des liens Speak Out 2013 315 469 étroits avec C.Y. Leung, chef de HK l’exécutif de Hong Kong entre 2012 et 2017.

53 Les médias alternatifs sont des sites qui diffusent des opinions critiques et discutent des sujets politiquement sensibles. À la différence des médias d’information conventionnels, bon nombre de médias alternatifs préfèrent les plaidoyers au respect des normes relatives à l’objectivité et la neutralité. Des études empiriques ont révélé que la consommation de médias alternatifs en ligne est associée à une opinion plus critique envers le gouvernement, une plus grande acuité dans la perception de l’autocensure pratiquée dans les médias traditionnels et une plus grande participation aux manifestations (Leung et Lee 2014). Ces organes médiatiques contribuent donc à préserver et élargir la diversité des échanges publics à la disposition des citoyens.

54 Néanmoins, les médias alternatifs en ligne et autres petits organes de presse sur Internet connaissent plusieurs limites interdépendantes. Tout d’abord, le manque de ressources fait que nombre d’entre eux ne se lancent pas dans des reportages inédits. Ils sont souvent axés sur la publication de commentaires et le remaniement d’informations diffusées par les médias traditionnels, cette deuxième pratique ne faisant qu’ajouter à la situation déjà difficile des agences de presse traditionnelles.

55 Deuxièmement, les forces favorables au pouvoir ont mis en place un certain nombre de pages Facebook dédiées à la diffusion d’informations et de discours pro-gouvernement autour de questions d’intérêt public, avec des sites tels que Silent Majority for Hong Kong, HKG Pao et Speak Out Hong Kong figurant parmi les plus importantes (voir tableau 5). Soutenues par les ressources plus importantes dont disposent les forces pro- gouvernement et adoptant souvent une rhétorique polémique, ces pages obtiennent généralement, lors de controverses houleuses, un niveau d’engagement (en termes de mentions « j’aime », les partages et les commentaires générés par ces publications) supérieur à celui obtenu par les organes de presse critique et alternative12.

56 Troisièmement, compte tenu de la coexistence de médias alternatifs en ligne et d’organes pro-gouvernement, et vu la façon dont l’Internet a facilité des niveaux accrus d’exposition sélective à l’information (Sunstein 2017), les organes des deux bords vont vraisemblablement atteindre, pour l’essentiel, leurs propres partisans. Les opinions de l’opposition mises en avant dans ces organes de presse alternative ne vont dès lors probablement pas influencer le grand public. Au contraire, comme le montrent Chan et Fu (2017), quand les organes en ligne des deux camps de l’échiquier politique se

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forment en groupes distincts, l’opinion publique est davantage divisée, les organes de presse ayant tout simplement réussi à renforcer les opinions de leurs sympathisants.

57 Bien sûr, ce phénomène ne se produit pas qu’à Hong Kong. Ce qu’illustrent Chan et Fu (2017) ce sont les implications du phénomène général de cyberbalkanisation – la ségrégation de l’Internet en petits groupes qui partagent les mêmes intérêts et points de vue. Pour cet article, le point crucial est que la cyberbalkanisation n’est pas un phénomène « naturel » résultant simplement de la propension des internautes à s’exposer à l’information de manière sélective. À Hong Kong, même si le gouvernement ne peut pas éliminer les médias alternatifs sur Internet, ses partisans ont tenté de minimiser l’influence des médias alternatifs en créant leurs propres avant-postes et ainsi un espace virtuel balkanisé où la diffusion d’opinions antigouvernementales devient limitée.

Conclusion

58 Cet article a examiné l’évolution de l’économie politique des médias d’information hongkongais au cours des deux décennies qui ont suivi la rétrocession. Les médias traditionnels demeurent profondément ancrés dans le réseau de relations que l’État et les entreprises entretiennent. De même qu’il y a 20 ans, bon nombre de patrons de médias sont des hommes d’affaires qui ont des intérêts importants en Chine continentale. Le contrôle exercé par les propriétaires n’entraîne pas cependant une ingérence constante dans les activités de la rédaction. Les tensions entre les pressions politiques et le professionnalisme des journalistes persistent encore aujourd’hui et continueront sans doute de persister.

59 Malgré tout, cette structure politico-économique n’est pas figée. Certains affirment que même si les magnats des affaires ont réussi à s’implanter en Chine, « être propriétaire d’un média hongkongais » pourrait être moins profitable que par le passé. Dans le même temps, le secteur des médias est confronté à des défis considérables en raison de mutations sociales et technologiques. Le coût d’opportunité de diriger un organe de presse à Hong Kong a augmenté, sapant ainsi la motivation d’hommes d’affaires hongkongais à posséder leur propre organe. Cette évolution a préparé le terrain pour l’entrée des capitaux chinois sur la scène des médias hongkongais.

60 Écrivant à l’aube de la rétrocession, C. C. Lee (2000 : 291) a observé que « l’impact de la nouvelle économie politique sur la structure et le contenu des médias a été inégal et paradoxal » parce que « les préoccupations économiques des médias ont engendré la formation d’un espace politique où le personnel du secteur pouvait agir, respirer et même faire défection et s’opposer aux restriction étatiques ». Deux décennies après la rétrocession, la force antagoniste des préoccupations du marché semble s’être considérablement amoindrie bien qu’elle n’ait pas entièrement disparue.

61 La popularisation de l’Internet et des réseaux sociaux avait déclenché des débats optimistes par rapport au pouvoir des nouvelles technologies de l’information à promouvoir la liberté d’expression. Mais au cours des dernières années, davantage de chercheurs ont souligné les limites voire même les tendances anti-démocratiques des réseaux sociaux (Sunstein 2017) ainsi que les méthodes sophistiquées mises au point par les pays autoritaires pour maîtriser l’Internet. MacKinnon (2013) a forgé le terme « autoritarisme des réseaux » pour faire référence aux méthodes auxquelles la Chine a recours pour contrôler les médias numériques, notamment la censure, l’astroturfing, la

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mobilisation de sympathisants, la surveillance des opinions en ligne, et ainsi de suite. Si la Chine n’est pas en mesure de faire usage de son éventail de régulation de l’Internet à Hong Kong, ses partisans ont puisé dans leurs ressources considérables pour imposer une forte présence en ligne.

62 Cet article explique ainsi la détérioration de la liberté de la presse à Hong Kong d’une perspective politico-économique. Dans un avenir proche, deux questions méritent tout particulièrement notre attention. La première est de savoir si les capitaux chinois vont continuer à pénétrer le secteur des médias hongkongais, et quelles sont les conséquences de cette tendance. Savoir si les capitaux du continent sont différents de, voire pire que ceux de Hong Kong pour la presse libre est après tout une question empirique. On pourrait faire valoir que, comparés aux hommes d’affaires de Chine continentale, les magnats hongkongais et d’Asie du Sud-Est sont moins susceptibles de transformer leur organe de presse en une machine de propagande explicite. Les magnats hongkongais qui appartiennent à la société locale pourraient être plus sensibles à la « tradition de liberté de la presse » observée dans la ville. Leur « mission politique » communément admise est de s’assurer que ces sociétés de médias n’outrepassent pas les limites de ce qui est acceptable. Par conséquent, il existe toujours une distinction entre les journaux conservateurs traditionnels et ceux qui sont commandités directement par le PCC, à l’instar de Wen Wei Po et . Reste à savoir si les patrons de Chine continentale vont assumer une « mission politique » distincte ou avoir une conception fondamentalement différente de la presse et s’ils vont changer les règles et les normes qui régissent les activités de la salle de rédaction.

63 La seconde question concerne l’évolution constante de l’environnement des médias numériques et ses implications majeures pour la liberté d’expression dans la ville. Sauf mesures extrêmes et radicales, les gouvernements chinois et hongkongais vont devoir composer avec l’existence d’un Internet libre à Hong Kong. Cela ne signifie pas pour autant que le gouvernement ne peut pas renforcer ses efforts pour contrôler l’opinion publique en étendant les dispositifs de contrôle de l’Internet déployés sur le continent jusqu’à la ville. Juste avant le Mouvement des parapluies par exemple, les mails d’un acteur majeur de la campagne d’occupation ont été divulgués. L’incident pousse à soupçonner une surveillance en ligne de l’État. Certains observateurs s’inquiètent de voir les gouvernements chinois et hongkongais étendre leurs efforts de surveillance à la ville (Tsui 2015).

64 Enfin, il convient de souligner qu’il n’y a pas de liberté de la presse sans liberté d’expression dans l’ensemble de la société. Comme indiqué dans l’introduction, aborder cette problématique plus large va au-delà de la portée de cet article. L’on se contentera de répéter que la façon dont les gouvernements chinois et hongkongais vont déterminer les paramètres juridiques de la liberté d’expression dans la ville constitue une source supplémentaire d’inquiétude, comme c’est déjà le cas avec la proposition d’introduire la loi sur l’hymne national chinois à Hong Kong et l’éventuelle adoption de la loi sur la sécurité nationale.

65 Néanmoins, afin de conclure cet article sur une note moins sombre, la liberté d’expression et de la presse n’est pas encore morte à Hong Kong, les luttes et négociations pour celle-ci se poursuivent. Il incombe aux journalistes d’exercer une résistance locale dans les salles de rédaction, aux associations civiles d’adopter des médias alternatifs en ligne afin de diffuser des opinions et des informations alternatives, ainsi qu’aux simples citoyens d’apporter leur soutien à ces organes de

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presse qui sont prêts à s’accrocher à leur conscience professionnelle et à défier les détenteurs du pouvoir.

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NOTES

1. De plus amples informations sont disponibles à l’adresse suivante : https://rsf.org/fr/ donneesclassement (consulté le 8 septembre 2018). 2. « 張曉卿 : 南洋華商的中國夢(三) » (TiongHiew King : Nanyang huashang de Zhongguo meng (san), TiongHiew King : le rêve chinois d’un marchand de la mer de Chine méridionale (3)), The Initium, 12 août 2016, https://theinitium.com/article/20160812-mainland-tionghiewking3/ (consulté le 8 septembre 2018). 3. Ces chiffres proviennent des analyses menées par l’auteur à partir des données rassemblées par la School of Journalism and Communication de l’Université chinoise de Hong Kong. 4. Les trois autres étant Television Broadcasting Ltd. (diffusé en clair), ViuTV (diffusé en clair) et NOW TV (service payant). Viu TV et NOW TV sont détenues par la même société. 5. « Tiong Hiew King : le rêve chinois d’un commerçant des mers du sud d’origine chinoise », art. cit. 6. Teck-Peng Chang 莊迪澎, « 張曉卿會脫售明報嗎? » (Tiong Hiew King hui tuoshou Mingbao ma?, Tiong Hiew King va-t-il vendre Ming Pao ?), Promethean Fire Review, 18 décembre 2015, http:// www.pfirereview.com/20151218/ (consulté le 13 septembre 2018). 7. Hormis les titres de propriété dûment enregistrés, de nombreuses rumeurs circulent sur l’utilisation de capitaux chinois pour financer l’achat d’organes de presse par des hommes d’affaire hongkongais. Ces rumeurs ne peuvent cependant pas être vérifiées. 8. https://www.statista.com/outlook/216/118/digital-advertising/hong-kong# (consulté le 14 septembre 2018). 9. . Tom Simpson, « A duopoly of convenience: Facebook & Google tap new growth in APAC », Digital in Asia, 25 juin 2018, https://digitalinasia.com/2018/06/25/the-duopoly-in-apac-google- facebook-grow-ad-revenue-40-in-2018/ (consulté le 5 août 2018). 10. « 端傳媒裁員50人接離職信 » (Duanchuan mei caiyuan 50 ren jie lizhixin, 50 employés reçoivent une lettre de licenciement), Ming Pao, 8 avril 2017. 11. « 要眾籌不要金主,讓新聞回到沒有干預的樣子 » (Yao zhongchou bu yao jinzhu : Rang xinwen huidao mei you ganyu de yangzi, Le financement participatif plutôt que le veau d’or, laissons les informations redevenir ce qu’elles étaient avant l’interventionnisme), The Inititum, 11 août 2015, https://theinitium.com/article/20150811-hongkong-mediacrowfunding/ (consulté le 25 août 2018). 12. Gary Kin-Yat TANG 鄧鍵一, « 從七警事件看網上親建制輿論 » ( Cong qijing shijian kan wangshang qinjianzhi yulun, Analyser l’opinion publique favorable au pouvoir à travers la controverse des sept officiers de police), Ming Pao, 27 avril 2017.

RÉSUMÉS

Pour la plupart des observateurs, la liberté de la presse à Hong Kong n’a cessé de reculer ces 15 dernières années. Cet article étudie la question de la liberté de la presse du point de vue de l’économie politique des médias. Il est communément admis que le gouvernement chinois a indirectement exercé son influence sur les médias hongkongais en cooptant les patrons de presse, pour la plupart des entrepreneurs ayant d’importants intérêts commerciaux sur le continent. Or le système politico-économique a connu simultanément des tensions internes et a donc ouvert un espace de résistance pour les professionnels des médias, aidant ainsi le système

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médiatique dans son ensemble à conserver un certain degré d’autonomie par rapport au centre du pouvoir. Au cours des années 2010 le paysage médiatique a cependant subi plusieurs transformations de taille, notamment la détérioration de l’environnement de l’industrie médiatique et l’essor des technologies des médias numériques. Ces mutations ont eu un impact sur la façon dont les patrons de presse calculent leur rapport coût-avantage, contribuant ainsi à l’arrivée de capitaux chinois dans le monde des médias hongkongais. Le secteur des médias numériques est lui aussi confronté au problème de l’ingérence de l’État chinois.

Most observers argued that press freedom in Hong Kong has been declining continually over the past 15 years. This article examines the problem of press freedom from the perspective of the political economy of the media. According to conventional understanding, the Chinese government has exerted indirect influence over the Hong Kong media through co-opting media owners, most of whom were entrepreneurs with ample business interests in the mainland. At the same time, there were internal tensions within the political economic system. The latter opened up a space of resistance for media practitioners and thus helped the media system as a whole to maintain a degree of relative autonomy from the power centre. However, into the 2010s, the media landscape has undergone several significant changes, especially the worsening media business environment and the growth of digital media technologies. These changes have affected the cost-benefit calculations of media ownership and led to the entrance of Chinese capital into the Hong Kong media scene. The digital media arena is also facing the challenge of intrusion by the state.

INDEX

Mots-clés : liberté de la presse, économie politique, autocensure, médias numériques, industrie médiatique, Hong Kong Keywords : press freedom, political economy, self-censorship, digital media, media business, Hong Kong

AUTEURS

FRANCIS L. F. LEE Francis L. F. Lee est professeur à l’École de journalisme et de communication de l’Université chinoise de Hong Kong. School of Journalism and Communication, Room 206-207, Humanities Building, New Asia College, The Chinese University of Hong Kong, Shatin, N.T., Hong Kong (francis_lee[at]cuhk.edu.hk).

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Le « localisme » à Hong Kong depuis la rétrocession Une approche évènementielle Explaining Localism in Post-handover Hong Kong: An Eventful Approach

Samson Yuen et Sanho Chung Traduction : Camille Liffran

NOTE DE L’ÉDITEUR

Article reçu le 21 mai 2018. Accepté le 28 août 2018. Lire la version anglaise : https://journals.openedition.org/chinaperspectives/8044

Introduction

1 Après la rétrocession, le mouvement pan-démocrate hongkongais a longtemps pris la forme d’une lutte féroce entre deux forces opposées : d’une part, le régime hybride soutenu par un dense réseau d’élites locales du monde des affaires et par son autoritaire tuteur, à savoir la République populaire de Chine (Case 2008 ; Fong 2013) ; et d’autre part, un réseau peu structuré de partis et de groupes civiques pan-démocrates qui défendent des réformes constitutionnelles, scrutent le régime et se mobilisent à des moments critiques pour entraver des projets gouvernementaux impopulaires (Ma 2005 ; Cheng 2016). Néanmoins, depuis le début des années 2010, une nouvelle force politique, généralement appelée les « localistes » (bentupai 本土派), est apparue dans la sphère politique. Les localistes ont fait entendre leurs voix via une série de manifestations anti-continentalisation pour défendre l’autonomie, la culture et les intérêts locaux contre ce qu’ils considéraient comme une tendance inexorable à la « continentalisation ». À la suite du Mouvement des parapluies de 2014, les localistes ont fondé des partis politiques et remporté un nombre considérable de sièges aux élections des conseils de districts de 2015 et du Conseil législatif de 2016. Toutefois, à

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peine s’étaient-ils installés dans le paysage politique que le régime hybride s’est empressé de réprimer ce nouveau mouvement en lui imposant des mesures drastiques visant à le maintenir à l’écart du système politique. Outre la disqualification de candidats localistes et l’interdiction de se présenter aux élections, un contre- mouvement en pleine expansion a été lancé par les groupes pro-régime pour contrer les localistes.

2 Comment expliquer les fluctuations du mouvement localiste hongkongais1 ? Pourquoi les localistes ont-ils connu cet essor après le Mouvement des parapluies avant de se retrouver aussitôt marginalisés ? Dans cet article, nous considérons que le localisme ne résulte pas de manière inéluctable du processus socio-politique macro-structurel mais plutôt d’une combinaison d’idées et de logiques d’action reliées de manière séquentielle les unes aux autres au fil des évènements et des constructions discursives. En adoptant la perspective évènementielle de Sewell, nous avançons que le localisme est d’abord né de l’interaction entre les contestations anti « continentalisation » (mainlandisation) et les discours diffusés à la fois sur Internet et dans les sphères intellectuelles, et qu’il est officiellement apparu sur la scène politique après le Mouvement des parapluies. Malgré leur ascension fulgurante, les actions militantes localistes ont fourni l’occasion au régime hybride de marginaliser cette nouvelle force à travers une répression judiciaire et extrajudiciaire, ce qui a en retour produit une « structure de contestation divisée » (divided structure of contestation) au sein de l’opposition (Lust-Okar 2005). L’approche évènementielle nous permettra non seulement de comprendre les origines du mouvement localiste mais également sa complexité et ses limites. Elle montrera que le localisme ne peut être uniquement compris comme une force singulière ou inexorable.

Le mouvement localiste hongkongais

3 Tandis que de nombreuses études sur la politique hongkongaise se sont penchées sur la discorde entre le régime et les forces pan-démocrates, des travaux récents ont commencé à mettre en lumière l’essor du mouvement localiste. Deux perspectives analytiques peuvent être distinguées à partir de ces travaux. La première tend à analyser le mouvement localiste à l’aune d’une approche structurelle et l’interprète comme un résultat de l’évolution politique et socio-économique de Hong Kong et de sa relation avec la Chine continentale. Kwong Ying-ho attribue l’essor du localisme à la « lassitude transitionnelle » (transition fatigue) du mouvement pan-démocrate et à une intégration plus profonde de Hong Kong à la Chine continentale (Kwong 2016). Si Kaeding reconnait aussi le rôle crucial du « facteur Chine » dans ce processus, il insiste également sur les mesures drastiques adoptées par l’administration Leung qui ont rencontré une résistance politique, en particulier parmi la jeune génération soucieuse de défendre l’identité et les intérêts locaux (Kaeding 2017). Ce dernier point fait écho aux observations faites par Chan Che-Po sur le mouvement étudiant hongkongais après le Mouvement des parapluies (Chan 2016). Sans récuser le rôle du « facteur Chine », Chan Chi-kit estime que les problèmes socio-économiques ont également contribué à l’essor du localisme. En analysant le discours localiste dans les médias à travers le prisme de la « structure des opportunités discursives » (discursive opportunity structure), Chan propose un cadre d’interprétation plus large permettant d’aller au-delà des facteurs politiques (Chan 2017).

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4 Une autre perspective analyse l’essor du localisme à la lumière des évolutions du nationalisme ou de celles relatives à l’identification nationale, dont le travail de Fong fournit un exemple éclairant. Ce dernier analyse le localisme comme la manifestation d’un nationalisme périphérique qui vise à résister à l’intégration de Hong Kong par le gouvernement chinois et au nationalisme d’État (Fong 2017). De la même manière, à partir de sondages sur l’identification nationale, Yew et Kwong mettent en avant le développement de l’identité hongkongaise comme moteur fondamental du localisme. Selon eux, cette tendance au renforcement de l’identité locale est historiquement ancrée dans les valeurs et les normes produites par le développement de la société depuis les années 1970. Elle est désormais favorisée par l’intégration économique rapide à la Chine continentale et l’approche interventionniste de Pékin. Tout en prenant en compte cette évolution en termes d’identification, Veg développe quant à lui un modèle théorique plus complexe pour comprendre la nature des changements identitaires, et ce à travers deux aspects : le cadre de l’identification (local par opposition à pro-chinois) et le mode d’identification (ethnoculturel ou civique). À partir d’observations de plusieurs manifestations, Veg fait remarquer que l’identification de la société civile à une communauté démocratique locale tend à devenir de plus en plus inconciliable avec l’identité ethnoculturelle promue par le gouvernement de Pékin (Veg 2017).

5 Ces deux perspectives ont sans nul doute permis une meilleure compréhension des ressorts fondamentaux de l’émergence du mouvement localiste. Ces travaux ont toutefois tendance à analyser le localisme comme une évolution structurelle qui résulterait de manière réactive des transformations politiques et socio-économiques. Prenons l’exemple des travaux de Fong : en dépit de la recherche exhaustive sur laquelle ils reposent, l’étude définit le mouvement localiste comme une forme de nationalisme périphérique né en réaction au nationalisme d’État chinois. Si nous ne rejetons pas fondamentalement une telle analyse, nous estimons néanmoins qu’elle risque de minimiser le rôle de l’« agency » dans le processus, à savoir la manière dont les différents acteurs politiques et sociaux, dont des activistes, des intellectuels, des politiciens, des citoyens, des leaders d’opinion sur Internet et des acteurs étatiques, façonnent et redéfinissent le localisme de manière contingente et non linéaire. Les facteurs structurels sont sans nul doute toujours pertinents pour expliquer l’essor du localisme, mais il convient d’accorder davantage d’importance au rôle de l’agency afin de comprendre, au-delà de la dynamique structurelle, la situation actuelle du mouvement localiste ainsi que les raisons de l’expansion et du déclin du mouvement en termes de pouvoir politique et de force de mobilisation. Il convient donc de faire appel à un cadre d’analyse alternatif permettant d’expliquer non seulement l’émergence du mouvement localiste mais également ses vicissitudes.

6 La « sociologie évènementielle » (eventful sociology) de William Sewell peut offrir un cadre d’analyse utile à cet égard. En prenant en compte le rôle des événements historiques dans la transformation des structures sociales, Sewell invoque une conception évènementielle de la temporalité pour s’intéresser à la manière dont les événements façonnent et redéfinissent les actions humaines ainsi que les significations qui leur sont conférées à travers l’espace et le temps. Sewell définit de manière vague les événements comme « une série ramifiée d’occurrences reconnue comme notable par les contemporains et qui aboutit à une transformation durable des structures » (Sewell 2005 : 228). À la différence de ce qu’il identifie comme la temporalité

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téléologique et expérimentale, la temporalité évènementielle implique que les relations sociales soient caractérisées par une « dépendance au sentier [path dependency], des causalités hétérogènes dans le temps et une contingence globale » (Sewell 2005 : 102). Cela signifie que même si les événements sont souvent « dépendants du sentier » (path dependent) et constituent des occurrences contingentes qui reproduisent généralement la structure sociale sous-jacente, ils peuvent parfois transformer la structure en réorganisant les relations sociales et en modifiant les catégories culturelles qui façonnent et circonscrivent les actions humaines. Selon les conclusions de Sewell, les processus sociaux sont « intrinsèquement contingents, discontinus et ouverts » (Sewell 2005 : 110). En mettant l’accent sur la force disruptive des événements et le rôle d’un large éventail d’acteurs politiques, l’approche évènementielle est donc plus à même de rendre compte de manière nuancée des évolutions sociopolitiques. Elle permettra dans le cas qui nous intéresse de mettre en lumière la manière dont le mouvement localiste hongkongais est constitué et défini à travers les mouvements de protestation, les discours publics et les actions du régime.

Méthodologie

7 Cet article adopte une méthode mixte pour comprendre l’évolution évènementielle du mouvement localiste de Hong Kong. Nous avons tout d’abord effectué une recherche inductive dans Wisenews, une base de données en ligne de journaux en version intégrale, sur tous les types d’évènements contestataires survenus à Hong Kong entre 2008 et 2017. Pour s’assurer de l’exhaustivité de la recherche tout en évitant de trier un nombre démesuré de données, nous avons limité notre recherche à deux journaux, le Ming Pao, un journal au large lectorat qui revendique sa neutralité politique, et le Wenweipo, un journal officiel pro-Pékin2. Les résultats de cette recherche nous ont permis d’identifier 31 manifestations revendiquant la protection de l’identité, des ressources et des intérêts locaux. Sur cette base, ainsi que d’autres publications sur le sujet, nous avons ensuite retracé l’essor et l’évolution du mouvement localiste à travers certaines manifestations. Outre les manifestations localistes, nous avons également identifié 186 contre-manifestations organisées par des organisations pro-régime, dont 31 prenaient pour cible les manifestations localistes ; le but étant de comprendre comment l’État réagissait au mouvement. Dans un second temps, nous avons mené entre mars et juillet 2017 des entretiens semi-directifs avec sept militants localistes afin d’avoir un point de vue interne sur leurs activités. Parmi les personnes interrogées figurent des responsables d’organisations locales (n = 2), des membres principaux de ces organisations (n = 2), des leaders d’opinion sur les réseaux sociaux (n = 2) et un participant assidu de manifestations localistes (n = 1). Les questions de l’entretien portaient notamment sur les motivations qui les avaient poussés à rejoindre le bloc localiste ; leurs différences avec les activistes pan-démocrates traditionnels, leur manière de participer à la vie politique et leur perception de l’avenir du localisme.

L’essor évènementiel du localisme

8 Depuis le rassemblement du 1er juillet 2003 au cours duquel un demi-million de citoyens avaient manifesté pour protester contre une législation en préparation sur la sécurité nationale, les manifestations de masse sont devenues indissociables de l’évolution

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politique de Hong Kong depuis la rétrocession. Si ces manifestations ont été motivées par un large éventail de questions allant de la préservation du patrimoine aux questions de redevance audiovisuelle, un bon nombre d’entre elles avaient pour motivations sous-jacentes une volonté de protéger les libertés publiques de la ville alors en régression et une aspiration à libéraliser le système politique partiellement démocratique (Ma 2005). Ces manifestations se voulaient, selon le principe fixé, « pacifiques, rationnelles, non violentes et respectueuses », leur objectif étant d’obtenir des concessions politiques des autorités à travers une forte mobilisation plutôt qu’en générant le chaos (Cheng 2016). Toutefois, à partir de 2011, une nouvelle forme de protestation est apparue. Plutôt que de se mobiliser sur les questions liées aux libertés individuelles, à la réforme politique ou au réaménagement urbain, ces nouvelles manifestations se sont focalisées sur les problèmes de moyens de subsistance posés par les interactions croissantes entre Hong Kong et la Chine continentale. Les manifestants se rassemblaient pour défendre l’accès aux produits de première nécessité, tels que le lait en poudre et les lits d’hôpitaux, qui se retrouvaient, selon eux, régulièrement en situation de pénurie du fait de l’afflux de touristes et de migrants du continent. Des répertoires de confrontation plus conflictuels, qui ont remis en question les normes conventionnelles de protestation liées au civisme et à l’ordre, ont également commencé à émerger.

9 Les dissensions se sont d’abord manifestées autour de la question brûlante du « tourisme maternel » (birth tourism). Suite à la décision du tribunal de dernière instance de 2001 qui a permis aux citoyens chinois nés à Hong Kong de jouir du droit de résidence, Hong Kong a vu un afflux de femmes enceintes venues de Chine continentale pour donner naissance à leurs enfants, surnommés « bébés ancres » (anchor babies). En 2010, par exemple, les naissances de bébés nés à Hong Kong de mères du continent étaient au nombre de 32 000, soit environ 40 % de toutes les naissances3. Les craintes quant aux pénuries de ressources hospitalières causées par le tourisme maternel ont alimenté les critiques contre ces femmes. Les tensions ont commencé à voir le jour sur Internet en avril 2011. Les internautes du Golden Forum, un forum populaire de discussion sur Internet, ont organisé une « cyber-attaque » par messages spams de contestation contre un forum Internet du continent appelé « Collectif pour les accouchements à Hong Kong ». Certains internautes se sont ensuite tournés vers Facebook et ont créé une page intitulée « Contre les femmes enceintes de Chine continentale qui accouchent à Hong Kong ! Présentons 100 000 “likes” au gouvernement ». Un manifeste véhément y a été publié : Donner naissance est le plus grand des bonheurs dans la vie. C’est aussi le devoir naturel des femmes et leur fierté. Cependant, qu’il s’agisse des politiciens hongkongais défenseurs des sauterelles, des pseudo travailleurs sociaux, des avocats véreux, des intermédiaires et des hôpitaux cupides ou des ministres médiocres du gouvernement, ils ne s’intéressent tous qu’à leurs propres intérêts et trahissent les femmes locales depuis longtemps. [...] Nous sommes un groupe de citoyens hongkongais qui ne participent pas aux luttes politiques et factionnelles. Nous sommes un mouvement totalement spontané dont l’objectif principal est de défendre les femmes enceintes locales et leurs bébés4.

10 Le mécontentement s’est rapidement répandu dans les rues. À partir de fin 2011, des manifestations contre le tourisme maternel ont éclaté de manière continue, avec un nombre de participants variant entre quelques centaines et des milliers. Les internautes, dont beaucoup étaient de jeunes parents, ont même commencé à collecter des fonds pour leurs campagnes via des forums Internet – le Golden Forum et Baby

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Kingdom, une communauté virtuelle de parents – pour diffuser une page complète de publicité en couleur dans les journaux locaux. Accompagnée du titre « Hongkongais, ça suffit ! », la publicité, publiée le 1er février 2012, commence par demander de manière rhétorique si les citoyens sont prêts à dépenser un million de dollars hongkongais toutes les 18 minutes pour élever un enfant du continent. La publicité, au ton ouvertement xénophobe, exhorte le gouvernement à réviser l’article 24 de la loi fondamentale et à empêcher les femmes enceintes du continent de se rendre à Hong Kong. À l’arrière-plan de la publicité figure une image de sauterelle se tenant au sommet du Lion Rock, une montagne souvent évoquée pour symboliser l’esprit travailleur des citoyens hongkongais. Avant cette publicité, le terme de « sauterelle » avait été utilisé pendant un certain temps comme une insulte dans les forums en ligne pour critiquer les Continentaux accusés d’envahir la ville et d’épuiser ses ressources. Il est également devenu au début de 2011 le sujet d’une chanson parodique intitulée « Sauterelles partout » qui est devenue très populaire sur Internet. Mais c’est cette publicité qui a propulsé le terme au centre de l’attention publique. En dépit des critiques formulées contre son caractère offensant et discriminatoire, la publicité xénophobe a rencontré un écho auprès de ceux qui s’étaient indignés de la situation. Elle a également été perçue comme une manière de contrer les déclarations faites auparavant par le professeur Kong Qingdong de l’Université de Pékin qui avait qualifié les Hongkongais de « bâtards » et de « chiens de course du gouvernement britannique » 5.

11 Le mécontentement s’est étendu à un problème connexe, à savoir le nombre croissant de touristes du continent en visite à Hong Kong. Après l’introduction en 2003 du Programme de visites individuelles, qui constituait un volet de l’Accord de partenariat économique renforcé (Closer Economic Partnership Arrangement, CEPA) pour stimuler le tourisme local, le nombre de touristes du continent s’est accru de manière exponentielle. Le plan de libéralisation a non seulement entraîné un engorgement des transports publics et des zones commerciales, mais a également modifié le paysage commercial de Hong Kong dans la mesure où des bijouteries et des pharmacies destinées principalement à la clientèle continentale ont commencé à se multiplier dans les zones urbaines. Un incident à la boutique phare de Dolce & Gabbana (D & G) a cristallisé le mécontentement grandissant. Début janvier 2012, en réaction à des témoignages rapportant qu’un vigile de la boutique avait empêché un photographe de prendre des photos du magasin en déclarant que seuls les Continentaux étaient autorisés à le faire, plusieurs rassemblements, de quelques centaines à plus d’un millier de personnes, se sont tenus devant le magasin. Face à cette colère bouillonnante, la marque de mode italienne a finalement été contrainte de présenter des excuses officielles dans le but d’apaiser l’indignation publique.

12 L’incident de l’interdiction des photographies a renforcé le sentiment anti « continentalisation » et a attiré l’attention sur le problème du commerce parallèle. Avec l’élévation croissante du pouvoir d’achat des Continentaux et la demande grandissante pour des produits de qualité, les revendeurs des circuits parallèles, dont certains viennent du continent et mettent à profit leur visa à entrées multiples (les autres étant des locaux), y trouve l’occasion de faire de la contrebande transfrontalière de produits très demandés comme les couches et les préparations pour nourrissons. Ces activités ont provoqué des pénuries d’articles ménagers dans de nombreuses localités à la frontière de Shenzhen dans le district Nord, et ont aggravé l’engorgement des rues et

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des transports publics. Encouragés par le dernier succès de la manifestation D & G, les internautes ont à nouveau appelé à manifester via Facebook et les forums en ligne. À la mi-septembre 2012, des centaines de manifestants, dont beaucoup portaient des masques pour dissimuler leur identité6, se sont rassemblés pendant plusieurs jours autour de la station de métro Sheung Shui. Ils insultaient les commerçants parallèles, les traitant de « sauterelle » et de « chee-na », un terme méprisant, généralement utilisé par les Japonais pendant la Seconde guerre mondiale, pour faire référence à la Chine. Ces manifestations, réunies sous la bannière « Libérons Sheung Shui », se sont accompagnées de violents affrontements physiques entre les manifestants et ceux qu’ils croyaient être, d’après leur apparence, des revendeurs illégaux, ce qui relevait en partie d’une stratégie visant à attirer l’attention publique et à obliger les autorités à prendre des mesures.

13 Certains internautes sont sortis de la sphère virtuelle pour créer un groupe de plaidoyer, le « Groupe de vigilance sur les importations parallèles du district Nord » (North District Parallel Imports Concern Group), permettant de coordonner les actions. Des manifestations se sont poursuivies par intermittences jusqu’au début 2013, contraignant les autorités ferroviaires à imposer des restrictions sur les bagages à main dans les trains et poussant le gouvernement à imposer un quota de deux boîtes sur les préparations pour nourrissons. Si le problème du commerce parallèle s’est temporairement apaisé, le sentiment anti-continentalisation n’a cessé de s’intensifier au cours des mois suivants. De nombreux groupes, dont beaucoup sont d’abord apparus sur Internet, se sont constitués avec un programme anti-continentalisation et l’objectif de protéger la culture et les intérêts locaux. Début 2014, certains de ces groupes ont formé une coalition spéciale sous le mot d’ordre « anti-continentalisation et anti- colonisation ». Après s’être mobilisée pour un rassemblement lors du Nouvel An 2014, la coalition, menée par Leung Kam Sing, un des fondateurs du « Groupe de vigilance sur les importations parallèles du district Nord », a organisé une manifestation début février sur Canton Road à Tsim Sha Tsui pour « expulser les sauterelles ». Des échauffourées ont éclaté lorsque les manifestants ont brandi leurs slogans et ont insulté les acheteurs continentaux, de même lorsqu’ils se sont affrontés avec les groupes de contre-manifestants pro-Pékin.

14 Comme le montre le graphique 1, le nombre croissant des manifestations anti- continentalisation est symptomatique de l’intensification des interactions socio- économiques entre Hong Kong et la Chine continentale. Si les deux économies étaient déjà intimement liées bien avant la rétrocession, le processus d’intégration s’est accéléré à partir de 2008, après que la Chine a rejoint l’Organisation mondiale du commerce et s’apprêtait à accéder au statut de puissance économique mondiale. L’augmentation du pouvoir d’achat des citoyens chinois a entrainé une frénésie de dépenses pour des produits allant des biens de grande consommation à des produits de luxe en passant par des propriétés à l’étranger. L’économie hongkongaise a sans aucun doute bénéficié de l’afflux croissant de Continentaux permis par la proximité géographique de la ville, mais, l’augmentation des flux de capitaux et de population a également eu un impact négatif sur les moyens de subsistance des locaux, en témoigne le problème du tourisme et du commerce parallèle que le gouvernement de la Région administrative spéciale de Hong Kong (RAS) n’est pas parvenu à régler.

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Graphique 1 – Nombre de manifestations « anti-continentalisation » entre 2009 et 2016

Notes : Les manifestations anti-continentalisation désignent les rassemblements et les manifestations sur les questions relatives à l’immigration, aux « bébés ancres », au lait en poudre, au commerce parallèle et au tourisme. Source : Wisenews.

15 Le fait que ces sentiments anti-continentalisation aient été formulés comme un problème de concurrence pour les ressources et non comme des préoccupations plus explicitement politiques constitue un élément important. Les manifestations précédentes n’avaient pas directement abordé ces problèmes et ne s’étaient pas non plus sérieusement interrogées sur la manière de faire face à la montée en puissance politique et économique de la Chine. Même si certaines contestations comme le mouvement contre la liaison ferroviaire express ont abordé la question de l’intégration transfrontalière, l’accent a davantage été mis sur des questions abstraites comme le réaménagement urbain que sur les dimensions concrètes de la vie quotidienne des citoyens. C’est en partie parce qu’elles faisaient directement écho à ces préoccupations liées à la vie quotidienne que les manifestations anti-continentalisation ont gagné si rapidement du terrain après leur émergence. Si ces inquiétudes étaient réelles, il convient toutefois de préciser qu’elles étaient parfois exagérées et amplifiées par les acteurs politiques pour attirer l’attention de la société et des médias. Comme l’a déclaré lors d’une interview à la radio Leung Kam Shing, responsable du Groupe de vigilance sur les importations parallèles du district Nord, « nous avons épuisé l’ensemble des options les plus modérées que l’on puisse imaginer ; nous avons donc organisé ce type de manifestations, plus directes et radicales, afin d’interpeller le gouvernement »7. En participant à ces actions, les manifestants se sont livrés à ce que Ip appelle des « pratiques productrices de frontières » (boundary-making practices) qui définissent des cibles spécifiques (Ip 2015), à savoir les femmes enceintes, les revendeurs parallèles et les clients, à travers lesquelles ils se sont constitués en sujets politiques face à ce qu’ils considéraient comme les conséquences de l’expansion de la présence économique et de la puissance chinoises. De manière plus fondamentale, les manifestations ont contribué à former un réseau lâche de militants et de partisans réunis autour de la protection des intérêts de la population locale et de l’autonomie face à l’influence grandissante de la Chine, mot d’ordre qui aurait été réactivé après le Mouvement des parapluies. L’un des

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responsables du Parti national hongkongais, un parti localiste formé en 2016, a déclaré que sans avoir participé aux manifestations, il avait été fortement impressionné par l’idée de protection des intérêts locaux promue par les manifestants8.

16 Ces manifestations ont également mis au jour de nouveaux répertoires et logiques d’organisation. Contrairement aux manifestations précédentes organisées généralement par les partis politiques pan-démocrates traditionnels et des groupes civiques, ces mobilisations ont été initiées et coordonnées via des plateformes virtuelles, à savoir Facebook et des forums de discussion en ligne, par des internautes avec peu ou pas du tout d’expérience en politique et soucieux de protéger leur anonymat. Impulsées par les réseaux sociaux, sans leadership centralisé, ces auto- mobilisations citoyennes (Lee 2015) sont comparables à ce que Bennett et Segerberg appellent des « actions connectives impulsées par la foule » (crowd-enabled connective actions), terme invoqué lorsque des manifestants se rassemblent dans des espaces physiques par l’intermédiaire de réseaux virtuels et agissent en fonction de cadres d’action individualisés plutôt que collectifs (Bennett et Segerberg 2013). Leurs répertoires se distinguent également des protestations précédentes. Faisant fi de l’esprit de contestation pacifique et non-violent qui a longtemps caractérisé l’activisme politique de la ville (Ku 2004 ; Cheng 2016), les manifestants ont fait appel à des tactiques militantes et conflictuelles pour parvenir à leurs fins. Si leur objectif était de faire pression pour faire évoluer certaines politiques gouvernementales, la contestation ne visait pas tant les autorités mais plutôt des groupes spécifiques de personnes. En tant que telles, ces manifestations locales se distinguaient de ce que Ma Ngok appelle « la société civile en défense » (civil society in defense) pour se référer aux rassemblements de citoyens qui défendent les droits civiques et politiques et s’opposent aux poussées autoritaires (Ma 2005). Ces mobilisations conservaient leur caractère défensif dans la mesure où leur objectif était de préserver le statu quo, mais elles reposaient sur la conviction que les actions militantes et agressives étaient plus efficaces pour résister aux évolutions politiques et sociales et les inverser.

Une bataille à double front

17 Si cette série de manifestations anti-continentalisation a donné naissance à une communauté lâche de militants et de partisans partageant les mêmes idées, le localisme n’avait pas encore été défini et articulé comme discours politique. Une manière pour les activistes localistes de créer un nouvel espace discursif dans la sphère politique consiste à se différencier des partis et groupes pan-démocrates. Par conséquent, plutôt que de s’allier avec les démocrates traditionnels, les localistes les ont considérés comme des concurrents, arguant que le mouvement pour la démocratie stagnait à cause de leur domination sur l’opposition politique. Un nouveau front a donc été lancé contre le camp pan-démocrate, et la lutte de pouvoir à laquelle il a donné lieu s’illustre dans la construction discursive du terme « gauchiste » (zuojiao 左膠). Ce terme a été initialement introduit par un commentateur politique, Kay Lam, pour se référer aux militants démocrates qui défendaient les migrants chinois au nom de leurs valeurs libérales et cosmopolites9. Il a par la suite gagné du terrain dans les forums en ligne et les réseaux sociaux lors des manifestations anti-continentalisation au cours desquelles des « gauchistes » ont été pris pour cibles et accusés d’être « complices » de l’afflux grandissant de Continentaux.

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18 L’usage de l’expression « gauchiste » n’est pas uniquement devenu une arme discursive aux mains des localistes pour renforcer leur influence politique, il s’est également élargi pour évoquer un plus grand éventail de comportements. La veillée aux chandelles du 4 juin au Victoria Park, qui réunit chaque année des centaines de milliers de citoyens pour commémorer les morts des évènements de Tiananmen de 1989, est devenue la cible des localistes. Ces derniers ont reproché aux organisateurs, c’est-à-dire l’Alliance hongkongaise de soutien aux mouvements démocratiques et patriotiques de Chine (Hong Kong Alliance in Support of Patriotic Democratic Movements of China, ci-après « l’Alliance »), de profiter de la veillée pour recueillir des votes et faire la promotion d’une identité pan-chinoise. D’après les localistes, ce dernier élément trouve son illustration dans la thématique choisie pour la veillée aux chandelles de 2013 dont un des slogans était « Aimez le pays, aimez le peuple » (aiguo aimin 愛國愛民). Les responsables et les participants, accusés de faire passer l’objectif de démocratisation de la Chine avant celui de démocratie locale et de protection des intérêts locaux, se sont fait qualifier d’« idiots panchinois » (dazhonghuajiao 大中華膠), une variante de « gauchiste ». Ce point de vue a été soutenu avec vigueur par Chin Wan, un universitaire considéré par beaucoup comme le chantre du localisme. Après la veillée de 2013, Chin avait écrit le message suivant sur sa page Facebook : Hong Kong ne peut pas être sauvée. Cela n’est pas de la faute du Parti communiste chinois, mais de celle des démocrates et de l’Alliance qui l’ont prise en otage. L’Alliance a pris en otage la conscience de la population hongkongaise. Des gens s’agenouillent et prient chaque année au pied de son autel maléfique. Alors qu’il y a des personnes vertueuses qui s’engagent à boycotter l’Alliance et à briser cet autel pour les libérer, eux préfèrent rester auprès de leurs ravisseurs en jurant contre leurs libérateurs et en leur résistant10 .

19 D’après Chin, la propension des démocrates traditionnels à lutter pour la démocratisation de la Chine est liée à leur idéologie nationaliste chinoise, ce qui expliquerait également leur réticence à défendre la frontière entre Hong Kong et le continent. Dans son influent ouvrage intitulé Hong Kong comme cité-État, qui est devenu un « manifeste » du localisme, Chin avance l’idée d’une cité-État comme entité politique autonome et indépendante qui servirait au mieux les intérêts de Hong Kong (Chin 2013). Chin estime que Hong Kong a en fait été administrée de facto comme une cité-État sous le régime colonial britannique et pendant les premières années après la rétrocession. Mais cet état de fait s’est dégradé après 2003 avec l’afflux de migrants et de touristes du continent venu menacer les institutions locales et les coutumes sociales. Selon Chin, l’argument selon lequel la démocratisation de la Chine apporterait la démocratie à Hong Kong est fondé sur un raisonnement erroné. Même si la Chine se démocratise, affirme-t-il, l’absence de culture traditionnelle et de confiance sociale, détruites sous le régime communiste, donnerait lieu à une sorte de politique fasciste qui subordonnerait Hong Kong dans le cadre d’un contrôle centralisé (Chin 2013 : 51-2). Dans cette perspective, la meilleure solution pour défendre l’autonomie de la cité-État hongkongaise est de donner la « priorité à Hong Kong » et de se battre pour l’établissement d’une frontière nette avec le continent. C’est de cette manière que la culture traditionnelle chinoise et le cantonnais pourront être préservés et qu’une véritable démocratie pourra être installée.

20 Si les théories audacieuses de Chin ne semblent pas avoir bénéficié d’un large soutien, ses critiques sévères sur la veillée aux chandelles du 4 juin ont rencontré un écho certain. Des groupes localistes ont ainsi commencé à organiser des commémorations

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parallèles dans d’autres lieux. En 2013, des internautes ont mis sur pied une nouvelle veillée devant le centre culturel de Tsim Sha Tsui. L’année suivante, l’Union des étudiants de l’Université de Hong Kong a lancé une veillée parallèle qui aurait réuni 1 000 personnes au sein du campus. En reprenant un vieux mot d’ordre de l’Alliance selon lequel l’avènement d’une Chine démocratique ne relève pas de la responsabilité des Hongkongais, ces veillées parallèles se sont débarrassées des rituels observés lors des cérémonies du Victoria Park, notamment les chants, les symboles et les références pouvant faire résonnance avec les sentiments nationalistes chinois. Les organisateurs pensaient que la commémoration devait être fondée sur des valeurs universelles (comme les droits de l’homme) plutôt que sur des valeurs patriotiques ou nationalistes et qu’elle devait se concentrer sur la signification locale du 4 juin. Sous la pression grandissante des groupes localistes, l’Alliance a finalement abandonné en 2013 le slogan « Aimez le pays, aimez le peuple ». Le style de la veillée a également été changé pour attirer un public plus jeune, notamment à travers la présence de jeunes intervenants.

21 En plus de désigner les défenseurs du nationalisme chinois, le terme « gauchistes » a également été utilisé par les localistes pour attaquer les militants sociaux qui avait une approche contestataire plus modérée et dont l’attitude envers les Chinois du continent était plus tolérante. Ils avaient plus particulièrement pris pour cible les initiateurs d’une série de campagnes pour la protection du patrimoine entre 2005 et 2007 et, plus tard, du mouvement contre la liaison ferroviaire express (Express Rail-link). Cette génération de localistes, mobilisée sous la bannière des « jeunes nés après 1980 » et qui avait formé des groupes comme Local Action, a été l’une des premières à attirer l’attention sur la question de la conscience locale. En adoptant la ligne des démocrates traditionnels tout en se différenciant d’eux, les « jeunes nés après 1980 » ont invoqué la nécessité d’adopter une nouvelle façon de réformer la structure politique établie en se concentrant sur une série de questions situées hors du champ de la réforme constitutionnelle (Lam-Knott 2018). Néanmoins, leur orientation libérale est également devenue l’objet de critiques de la part des localistes. Ces militants, qui désapprouvaient les attitudes anti-immigration des localistes et leurs actions xénophobes lors des manifestations anti-continentalisation, ont été qualifiés de « gauchistes » incapables de protéger les intérêts locaux et de se défendre face à Pékin. Ils ont également été accusés d’avoir gâché et entravé les manifestations, et donc d’avoir conduit ces dernières à l’échec. Ce type de critiques a fait son apparition à l’occasion du mouvement contre l’éducation nationale de 2012, lorsque les leaders de la contestation ont été accusés de se retirer au moment où le gouvernement offrait des concessions. Shandia, une participante qui est devenue une activiste localiste et une contributrice régulière pour les médias, a rappelé à quel point elle s’était sentie déçue par les responsables du mouvement à cette époque, ce qui l’a rendue sceptique envers les manifestations pacifiques et non violentes11.

22 Le combat des localistes contre ce qu’ils qualifiaient de « gauchiste » a gagné en visibilité lors du Mouvement des parapluies de 2014, lorsque différents camps de manifestants se sont distingués en réaction à l’usage répressif des gaz lacrymogènes par la police. Dès le début, le camp de Mongkok, qui réunissait des manifestants aux orientations militantes et localistes, condamnaient ouvertement les « gauchistes ». Des affiches collées sur les lampadaires et les trottoirs autour du camp exhortaient les manifestants à « se méfier des gauchistes » et mentionnaient les noms de militants « gauchistes » influents. Ces tensions ont été aggravées par les dynamiques propres au

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camp de Mongkok. Les manifestants défendant le camp contre l’incursion de voyous, de contre-manifestants et de policiers, ces actions militantes leur ont donné une légitimité pour faire du camp de Mongkok le bastion des localistes. Andy Chan, le fondateur du Parti national de Hong Kong, a déclaré que sa conviction politique localiste et l’idée de créer un parti politique avaient germé à Mongkok, où il avait combattu avec vigueur les forces d’opposition et avait prononcé le premier discours public de sa vie12. Comme le groupe Civic Passion l’a également souligné plus tard dans son livre sur la « révolution des parapluies » (Passion Times 2016) : À Mongkok, les manifestants n’ont pas cessé de résister aux ennemis, ce qui a permis au courant localiste de s’emparer progressivement du camp. […] La conscience localiste est désormais incontournable.

23 Les militants de gauche du camp de Mongkok ont été progressivement marginalisés, notamment après le fameux « incident du hotpot », au cours duquel ils ont été accusés de transformer une contestation sérieuse en un divertissement (Yuen 2018).

Le succès électoral du localisme

24 L’« échec » du Mouvement des parapluies à obtenir des concessions de la part des autorités a été une expérience traumatisante pour les militants localistes qui s’étaient engagés dans une contestation de long terme. Il a renforcé leurs vieilles rancœurs contre les activistes démocrates traditionnels et a finalement contribué à l’émergence d’une faction localiste. Deux facteurs ont joué un rôle particulièrement important dans la constitution d’une coalition localiste à partir d’un groupe d’internautes aux liens lâches qui se mobilisent de manière sporadique. Premièrement, l’idée d’une résistance militante ainsi que la conviction qu’une frontière plus distincte devrait être établie entre Hong Kong et la Chine se sont ancrées plus profondément dans le discours localiste. Face à la brutalité policière constatée lors du Mouvement des parapluies et la position inflexible de Pékin sur la réforme politique, les localistes sont devenus convaincus que la démocratie ou l’autonomie dans le cadre d’« un pays, deux systèmes » n’étaient plus des objectifs tangibles13. Ils se sont par conséquent davantage identifiés au camp localiste et ont exprimé une plus grande véhémence dans la défense de leurs causes allant de la protection de l’identité culturelle de Hong Kong à l’indépendance politique. Deuxièmement, les militants localistes sont devenus plus enclins à s’organiser. De nombreuses organisations qui prônaient des idées localistes ont été créées après le Mouvement des parapluies. Déçus par la lutte pour la démocratie menée par les vieux démocrates et les « gauchistes », les militants localistes ont pressenti la nécessité de cultiver une base organisationnelle et un leadership solides afin d’étendre leur influence politique14. Ils ont donc à la fois tenté de démanteler les organisations pan-démocrates traditionnelles comme la Fédération des étudiants de Hong Kong et de mettre en place de nouvelles organisations leur permettant de rassembler des ressources et de former de nouveaux ambassadeurs des idées localistes au sein du système politique.

25 Ces nouvelles organisations localistes peuvent être divisées en deux catégories qui se distinguent au niveau de leur façon de promouvoir l’agenda localiste et de leur lieu d’implantation. La première catégorie regroupe les partis politiques ou les groupes de militants dont l’objectif est d’organiser des manifestations et de contester des élections. S’ils partagent la même conviction quant à la nécessité d’une rupture politique, ces

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nouveaux partis, qui mettent généralement les questions politiques d’envergure territoriale au centre de leurs priorités, présentent de grandes différences en termes d’idéologie politique et de positions vis-à-vis du bloc libéral traditionnel. D’un côté figurent des organisations à l’agenda modéré, proches du camp pan-démocrate traditionnel et qui défendent le droit à l’autodétermination. Demosisto, qui est né de Scholarism, une organisation militante étudiante à l’origine du mouvement contre l’éducation nationaliste de 2012, en est une illustration. À l’opposé figurent des organisations à l’instar de créée au début de 2015 qui proposent un agenda localiste beaucoup plus affirmé et qui sont plus critiques à l’égard des pan- démocrates traditionnels. Le parti ne soutient pas uniquement l’indépendance de Hong Kong mais encourage également les tactiques militantes adoptées par les manifestants du Mouvement des parapluies. Son action la plus symbolique a été l’organisation des « manifestations libérons » (Liberate Protests) au début de 2015 pour protester contre les revendeurs parallèles et les touristes du continent. Au cours de ces manifestations, dans lesquelles Hong Kong Indigenous a souvent joué un rôle de premier plan, les tactiques des manifestants sont devenues beaucoup plus conflictuelles et militantes qu’elles ne l’étaient quelques années auparavant. Les manifestants ont non seulement tenté de perturber les activités des pharmacies qui vendaient leurs produits à des commerçants parallèles, mais ils ont également agressé physiquement des commerçants et harcelé des touristes15. Le Parti national de Hong Kong constitue un exemple comparable. Fondé en mars 2016, le parti soutient sans ambiguïté l’indépendance de Hong Kong. Moins actif dans l’organisation de manifestations militantes et fonctionnant de manière plus opaque, il promeut sa position en faveur de l’indépendance à travers l’organisation de grands rassemblements, de forums sur les campus universitaires ainsi que la distribution de tracts dans les rues16. Un autre groupe à l’indépendantisme affirmé est Student localism, un groupe localiste formé par des étudiants du secondaire. Son animateur, Tony Chung, avait déclaré que leur objectif était de suivre les pas de Scholarism qui avait défendu avec succès l’indépendance politique parmi les étudiants17.

26 Les organisations communautaires forment une seconde catégorie. Elles permettent de constituer la base du réseau de militants du mouvement localiste et de promouvoir au quotidien les idées du mouvement à travers des services rendus à la communauté. La , le et la Tin Shui Wai New Force fournissent des exemples de ces nouvelles organisations communautaires. À la différence des partis politiques d’envergure territoriale, ces organisations sont implantées dans les districts locaux et évitent généralement de s’identifier explicitement en tant que localistes tout en servant les intérêts de leurs communautés. Leur position vis-à-vis des pan-démocrates traditionnels est également beaucoup plus modérée que celle des partis politiques localistes, comme en témoigne leur volonté de ne pas concurrencer directement les candidats pan-démocrates aux élections locales. Lors de l’élection des conseils de districts de 2015, des représentants de quelques-unes ces organisations communautaires ont remporté des sièges dans certaines circonscriptions, notamment Kwun Tong et Sha Tin. , qui était au départ une organisation communautaire avant de s’octroyer un statut de parti politique de niveau territorial, a également réussi à emporter un siège à Hung Hom.

27 L’élection législative partielle de février 2016, organisée suite à la démission de l’ancien député Ronnie Tong, est souvent considérée comme l’apogée du mouvement localiste. En dépit de maigres chances de victoire, Edward Leung, le porte-parole de Hong Kong

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Indigenous, s’est présenté à l’élection partielle pour s’opposer à Alvin Yeung du Parti civique qui était pressenti pour « hériter » du siège de Tong. Les troubles civils de Mongkok le jour du Nouvel An chinois 2016 ont marqué un tournant dans la campagne de Leung. Appelé a posteriori par le gouvernement « émeute de Mongkok » et baptisé par les militants et sympathisants « Fishball Revolution », l’incident a eu pour origine la répression du gouvernement contre les vendeurs de rue illégaux. Alors que des agents de l’hygiène tentaient de chasser les vendeurs de rue, le parti de Leung, Hong Kong Indigenous, a appelé ses sympathisants à intervenir pour protéger les vendeurs. Les tensions ont redoublé d’intensité à l’arrivée de la police et après l’installation d’une plate-forme démontable permettant aux policiers de contrôler la foule. Des manifestants en colère se sont ensuite violemment affrontés avec des policiers armés qui tentaient de débarrasser les rues des manifestants à l’aide de matraques et de sprays au poivre. En réaction à des coups de feu d’avertissement, les manifestants ont commencé à attaquer les policiers avec des bouteilles de verre, des palettes et des pavés extraits de la chaussée. Les escarmouches ont duré jusqu’au lendemain matin, et ont conduit à de nombreuses arrestations. Malgré un dénouement violent, les troubles ont permis à Leung de gagner en popularité et de s’attirer à la fois la sympathie des partisans de la cause localiste et celle du camp pan-démocrate traditionnel. Leung a finalement obtenu 15 % des voix, ce qui pouvait à ce moment laisser présager de grandes chances de victoire aux prochaines élections générales. Après le triomphe de Leung, les commentateurs ont qualifié le camp localiste de « troisième force »18. En effet, lors des élections générales tenues quelques mois plus tard, deux membres de Youngspiration et quatre partisans de l’autodétermination avaient été élus au Conseil législatif, et ce malgré la disqualification d’Edward Leung en raison de ses positions indépendantistes, élément sur lequel nous reviendrons. Ces résultats ont largement été interprétés comme un triomphe du mouvement localiste.

28 Aucune enquête exhaustive n’a encore été menée pour connaître le parcours, le profil de classe et les activités politiques des personnes qui s’identifient comme localistes. Toutefois, certaines analyses pourraient nous permettre de mieux appréhender le mouvement. D’après une étude réalisée par les médias locaux sur les résultats des élections législatives partielles, les circonscriptions dans lesquelles Edward Leung a recueilli le plus de votes correspondent à des zones avec une forte concentration de logements sociaux et où résident généralement une plus grande proportion d’électeurs inscrits âgés entre 18 et 25 ans19. Cela montre que les jeunes les plus démunis en termes socio-économiques sont plus enclins à voter pour les localistes. Cependant, malgré la poussée électorale de ces derniers, une enquête menée en 2016 par le Centre de communication et de sondages d’opinion de l’Université chinoise de Hong Kong a révélé que le public avait en général une moins bonne image des localistes que des pan- démocrates et des pro-Pékin, en particulier parmi les plus de 25 ans20. Ces résultats contradictoires témoignent de la division de l’opinion publique au sujet des localistes. La poussée électorale des partis politiques localistes tiendrait peut-être davantage du soutien grandissant de la jeunesse que de celui de toutes les générations confondues.

29 Il convient par ailleurs de souligner que le camp localiste est loin d’être un groupe uniforme et qu’il reste profondément divisé par des lignes de fractures idéologiques. Plusieurs factions pourraient être distinguées. Les nationalistes (minzupai 民族派), qui rassemblent des autochtones, des jeunes hongkongais et des petites organisations communautaires locales, insistent sur la nécessité de protéger les valeurs culturelles locales et de cultiver la conscience nationaliste. Les constitutionnalistes (zhixianpai 制

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憲派), représentés par trois organisations politiques qui se sont alliées en vue des élections (Hong Kong Resurgence Order, Proletariat Political Institute et Civic Passion), promeuvent une clarification de la loi fondamentale par le biais d’un référendum sur la question de l’autonomie après 2047, année où l’engagement d’une durée de cinquante ans sur la préservation du mode de vie et des libertés de Hong Kong prendra fin. Les partisans de l’auto-détermination (zijuepai 自決派) défendent quant à eux également le droit des Hongkongais à l’autodétermination par référendum, mais ils ont une ligne modérée qui est plus proche de celle des pan-démocrates traditionnels. Les partisans de l’autodétermination qui réunissent des sympathisants de nouveaux partis comme Demosisto et des activistes indépendants tels qu’Eddie Chu, Edward Yiu et Lau Siu-lai, étaient perçus par les localistes les plus chevronnés davantage comme des sympathisants pan-démocrates que des membres du camp localiste.

Les réponses de l’État pour délégitimer les localistes

30 Face à l’essor du mouvement localiste, le gouvernement de la RAS a adopté sur le champ des mesures pour enrayer son développement. Lors des troubles de Mongkok, plus de 60 manifestants ont été arrêtés, dont Ray Wong et Edward Leung, leaders de Hong Kong Indigenous. Un grand nombre d’entre eux ont ensuite été inculpés pour émeutes, rassemblement illégal et agression d’agents de police. Les autorités et les politiciens du camp pro-gouvernement ont orchestré une condamnation très médiatisée des actes de violence. Si l’incident a contribué à renforcer les soutiens d’Edward Leung pour les élections partielles, les violentes émeutes ont de manière plus générale affaibli le soutien public et ont fourni au régime hybride une nouvelle source de légitimité pour poursuivre la répression du mouvement localiste.

Mesures politiques : la disqualification des candidats aux élections

31 Une des mesures immédiates prise par le gouvernement de la RAS a été d’interdire aux localistes ou à ceux qui partagent les mêmes idéaux d’entrer au Conseil législatif de la ville. Une nouvelle disposition administrative a été ajoutée au processus de nomination lors de l’élection législative de 2016. Les candidats devaient signer un formulaire de confirmation les obligeant à déclarer qu’ils respectent la loi fondamentale et reconnaissent Hong Kong comme une partie inaliénable de la Chine21. Le formulaire représente un moyen de contrôle réglementaire supplémentaire pour la Commission aux affaires électorales (CAE), un organe administratif mandaté par le chef exécutif pour sélectionner les candidats. Six candidats aux élections ont alors vu leur candidature annulée par les responsables du scrutin de la CAE (qui sont souvent des fonctionnaires). Parmi eux figurait Edward Leung, qui avait de grandes chances de gagner, et Andy Chan du Parti national hongkongais. La décision a provoqué une réaction de colère mêlée de confusion. Des candidats du camp pan-démocratique avaient en effet été autorisés à se présenter alors qu’ils avaient refusé de signer le formulaire. La candidature d’Edward Leung, qui avait signé le formulaire et désavoué publiquement sa position en faveur de l’indépendance, était quant à elle toujours rejetée à cause de ses déclarations passées.

32 En dépit, ou peut-être en raison, de l’invalidation de certaines candidatures, l’élection a atteint un taux de participation record et a permis de faire entrer sept candidats

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localistes au Conseil législatif. Cela a renforcé la détermination du gouvernement à agir plus fermement contre le mouvement localiste. Peu après la cérémonie de prestation de serment, qui est aussi un moment traditionnel de contestation pour les candidats pan- démocrates, le Conseil législatif a rejeté la nomination de deux députés indépendantistes de Youngspiration : Sixtus « Baggio » Leung et Yau Wai-ching. La décision avait été fondée sur le fait que les deux députés, munis de drapeaux portant l’inscription « Hong Kong n’est pas la Chine » et ayant eu recours à un vocabulaire dérogatoire pour qualifier la Chine en guise de protestation lors de leur prestation de serment, n’avaient pas manifesté de véritable soutien à la loi fondamentale. Au moment où le gouvernement déposait une demande de révision judiciaire pour obtenir l’approbation du tribunal, l’Assemblée nationale populaire intervenait pour introduire des directives spécifiques sur les prestations de serments. En novembre de la même année, le tribunal de dernière instance a statué en faveur de la décision du Conseil législatif, même si cela n’a pas entrainé une application directe de l’interprétation de l’Assemblée nationale populaire.

33 Enhardi par cette décision, le Conseil législatif a disqualifié en décembre 2016 quatre députés démocrates pour cause de serments « non-sincères ». Quelques mois plus tard, le tribunal de première instance a de nouveau statué en faveur du gouvernement, se référant cette fois non seulement à la législation locale, mais aussi à l’interprétation de l’Assemblée nationale populaire des directives sur la prestation de serment. À ce moment-là, six députés avaient été démis de leurs fonctions, privant le camp pan- démocrate de sa majorité dans les circonscriptions géographiques et de son droit de veto sur les projets de loi du gouvernement. Lors de l’élection partielle de mars 2018 qui visaient à pourvoir les sièges des quatre députés disqualifiés, trois candidatures, celles de Agnes Chow, Ventus Lau et James Chan, ont été annulées par les responsables de scrutin pour des motifs similaires. Alors que Lau et Chan ont été disqualifiés à cause de leurs positions indépendantistes, Chow, une membre de Demosisto qui était en bonne position pour gagner, a été éliminée sous prétexte que son parti prônait l’autodétermination. Malgré un faible taux de participation, le camp pan-démocrate n’a finalement réussi à récupérer que deux des quatre sièges contestés, les deux autres ayant été perdus au profit du camp pro-Pékin. Au même moment, le recours électoral déposé par Andy Chan pour annuler les élections du Conseil législatif de 2016 était rejeté par le tribunal. Donnant raison à l’interprétation de la loi fondamentale par l’Assemblée nationale populaire, le juge a décidé que la commission électorale avait le pouvoir de produire le formulaire de confirmation et d’écarter les candidats qui rechigneraient à respecter la loi fondamentale et à prêter allégeance à la Région administrative spéciale de Hong Kong.

Mesures sociales : les contre-mobilisations

34 Une autre stratégie mise en œuvre par le régime hybride pour réprimer le mouvement localiste consiste à tolérer les contre-mouvements qui prennent ce dernier pour cible. On retrouve cette stratégie dans d’autres régimes hybrides comme en Russie et au Venezuela où l’État parraine des organisations sociales et des groupes de protestation pour renforcer sa légitimité et contrebalancer les groupes d’opposition (Robertson 2011 ; Handlin 2017). Plusieurs groupes de contre-mouvements pro-régime ont également fait leur apparition à Hong Kong, à l’instar de Caring Hong Kong Power, Voice of Loving Hong Kong, Defender Hong Kong Campaign, Coalition Justice, Sounds of

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Silence, Silent Majority, Virtue Dynamics ou Hong Kong Action qui forment une coalition lâche appelée « Love Hong Kong Faction ». Conçues comme des organisations citoyennes et largement soupçonnées d’être parrainées par des organisations pro- Pékin22, ces organisations se sont d’abord concentrées sur l’organisation de contestations contre les partis politiques pan-démocrates et sur le lancement de manifestations en soutien aux politiques gouvernementales. Le groupe Caring Hong Kong Power a attiré l’attention en s’attaquant au Parti civique accusé de défendre les droits des « bébés ancres », des nouveaux migrants ainsi que des travailleurs domestiques, et donc de « trahir » les intérêts de la population locale. Voice of Loving Hong Kong a quant à elle adopté une approche plus « modérée » à travers l’organisation de forums et le lancement de pétitions en soutien aux politiques et responsables gouvernementaux. Tout en adoptant des lignes légèrement différentes, ces groupes tendent à réagir rapidement aux nouvelles opportunités politiques. Par exemple, après le lancement du mouvement Occupy Central, ils ont organisé une série de protestations et de pétitions pour contrer la campagne de désobéissance civile. Une coalition connue sous le nom d’Alliance pour la paix et la démocratie (Alliance for Peace and Democracy) a également été créée en juillet 2014 et réunissait plus de 1 500 partis politiques, associations industrielles et organisations de masse pro-Pékin mobilisés contre Occupy Central. Ensemble, ces forces pro-régime ont grandement contribué à la situation de chaos dans laquelle s’est retrouvé le camp protestataire, limitant ainsi les actions stratégiques de ses leaders et fragilisant le Mouvement des parapluies de 79 jours (Yuen et Cheng 2017).

35 L’essor du mouvement localiste a donné aux groupes pro-régime une nouvelle occasion de se contre-mobiliser, cette fois contre l’indépendance et pour la défense de l’identité chinoise. Cela s’est illustré dès la manifestation « Dehors les sauterelles » organisée sur Canton Road début 2014, lorsque Voice of Loving Hong Kong a lancé une manifestation parallèle contre les participants localistes. Mais le contre-mouvement anti- indépendance a pris une forme plus concrète à la suite d’attaques verbales lancées par des responsables de haut niveau contre le mouvement localiste. En 2015, C.Y. Leung, alors chef de l’exécutif, a convoqué Undergrad, une publication étudiante de l’Université de Hong Kong dont le comité éditorial était accusé d’avoir défendu l’idée de nation hongkongaise. Cela a entrainé une vague de critiques contre le mouvement localiste de la part d’élites et de médias pro-Pékin, critiques qui se sont multipliées après les troubles de Mongkok et qui ont atteint leur paroxysme lors de l’épisode des prestations de serment. Une nouvelle coalition, appelée Alliance contre les insultes anti- chinoises et l’indépendance de Hong Kong (Alliance against Insulting China and Hong Kong Independance), a alors été créée. En octobre 2016, la nouvelle Alliance a organisé une manifestation pour demander la disqualification des deux députés de Youngspiration23. Un mois plus tard, elle a mis sur pied un autre grand rassemblement devant le Conseil législatif pour manifester contre les appels en faveur de l’indépendance et soutenir l’interprétation de la loi fondamentale par Pékin. Le rassemblement aurait réuni 40 000 personnes24.

36 Le graphique 2 illustre la fréquence des contre-mobilisations entre 2010 et 2017. Avant 2014, ces contre-mobilisations servaient généralement à soutenir les politiques ou les responsables gouvernementaux, défendre la police et contrer les manifestations pro- démocratie. Mais en 2015 et 2016, les contre-mobilisations opposées à l’indépendance et à d’autres causes localistes représentent une part plus significative. Bien que le

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nombre total de ces derniers mouvements ait diminué en 2017, les localistes étaient toujours une cible facile des groupes pro-régime prêts à se contre-mobiliser dès qu’une opportunité politique se présentait. Par exemple, en septembre 2017, en réaction à l’affichage de bannières en faveur de l’indépendance dans de nombreux campus universitaires, un groupe pro-Pékin a organisé une manifestation à l’Université chinoise de Hong Kong menaçant de détruire les affiches sur l’indépendance. Le même jour, les organisateurs d’un autre rassemblement anti-indépendance organisé à Tamar Park appelaient l’Université de Hong Kong à limoger le leader d’Occupy Central, le professeur de droit Benny Tai25.

Graphique 2 – Fréquence des contre-mobilisations

Note : Les manifestations contre l’indépendance ou d’autres causes localistes désignent les contre- mobilisations qui visent les manifestations pour l’indépendance de Hong-Kong ou celles contre la « continentalisation ». Source : Wisenews.

37 Hormis des rapports anecdotiques publiés de manière sporadique dans les médias sur les liens entre les groupes pro-régime et les élites officielles, il n’existe pas de preuves solides permettant d’affirmer que ces groupes soient directement mobilisés par le régime hybride ou le gouvernement chinois. Ces groupes ne semblent pas non plus avoir participé directement à la démobilisation des localistes. Ces contre-mouvements visaient plutôt à créer et afficher du mécontentement public contre le mouvement localiste. En définissant la frontière entre le politiquement acceptable et ce qui ne l’était pas, ils ont contribué à rendre tabou le discours sur l’indépendance ou l’autodétermination. Cette stratégie semble avoir connu un certain succès. Par exemple, après s’être présenté à l’élection partielle de 2018 à la place d’Agnes Chow qui avait été disqualifiée, Au Nok-hin s’est abstenu de faire toute référence explicite à l’autodétermination, sans doute dans le but de minimiser les risques de disqualification. En outre, à cause de l’exclusion des candidats localistes, les participants à l’élection en faveur de l’indépendance et de l’autodétermination ont cessé de faire toute référence explicite à des slogans et des plateformes politiques.

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L’exclusion des localistes : vers une structure divisée de contestation

38 L’épisode des disqualifications et la multiplication des contre-mouvements ont tous deux joué un rôle important dans l’exclusion des localistes du système politique, produisant ce que Ellen Lust-Okar appelle une « structure de contestation divisée » (divided structure of contestation, Lust-Okar 2005). Lust-Okar fait remarquer que dans de nombreux régimes autoritaires et hybrides, les autorités au pouvoir peuvent être amenées à créer des institutions pour structurer l’opposition à travers l’organisation d’élections et l’établissement de règles relatives à l’éligibilité des candidats et des partis. Les dirigeants en place peuvent inclure ou exclure de manière catégorique des groupes d’opposition, produisant une « structure de contestation homogène » (unified structure of contestation, unified SoC, voir par exemple la Jordanie et l’Égypte sous Nasser et Sadate) ou bien ils peuvent permettre à certains groupes d’opposition de participer de manière légale au système tout en excluant les autres, ce qui donne lieu à une structure de contestation divisée (divided SoC, voir notamment le Maroc et l’Égypte sous Moubarak). Dans ce dernier cas, l’opposition politique autorisée à participer au système, tend à être moins encline à se mobiliser contre le régime ou à formuler des demandes radicales dans la mesure où elle craint davantage d’être évincée du système. Des structures similaires ont été observées en Russie où le président Vladimir Poutine a mis en place un système d’enregistrement permettant d’exclure de la compétition électorale les partis et politiques de l’opposition (Robertson 2011 : 162), ainsi qu’au Venezuela, où certains partis de l’opposition ont été directement empêchés par le gouvernement de se présenter aux élections présidentielles26. Les chercheurs ont remarqué que l’opposition dans ces pays était divisée sur une multitude de questions, telles que la participation aux futures élections, la formation de coalitions électorales ou l’acceptation des résultats électoraux (Gandhi et Reuter 2013).

39 Dans le cas de Hong Kong, alors que les partis et politiques de l’opposition avaient toujours été autorisés, dans le cadre d’une structure homogène de contestation, à se présenter aux élections et à entrer au Conseil législatif, les exclusions prononcées entre 2016 et 2018 ont produit une structure de contestation divisée qui intègre ou exclut les candidats de l’opposition en fonction de la position de leur parti sur la question de l’indépendance ou de l’autodétermination. En vertu de ce système, les responsables de scrutin nommés par le comité électoral jouissent, en tant que garants du scrutin, d’un pouvoir discrétionnaire pour examiner les candidats sur la base de leur déclaration de candidature mais aussi de leurs déclarations passées et de leur comportement. Il en résulte une opposition politique divisée entre ceux autorisés à entrer dans le système, à savoir les partis démocratiques traditionnels tels que le Parti démocrate et le Parti civique, et ceux qui en sont bannis, c’est-à-dire les partis localistes comme Demosisto, Youngspiration et Hong Kong Indigenous. Tandis que les premiers pourraient de plus en plus craindre d’être exclus du système, les seconds tendraient à critiquer leurs homologues pour s’être laissés cooptés par le système. La structure est encore renforcée par les contre-mobilisations pro-régime qui remodèlent de manière discursive la frontière du politiquement correct. En déterminant les frontières juridiques et discursives, le régime hybride peut ainsi manipuler le comportement des groupes d’opposition et les opposer les uns aux autres.

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40 La division du camp localiste a également affaibli leur capacité à promouvoir une alternative politique crédible face à l’agenda déjà établi par les démocrates traditionnels pour développer la démocratie dans le système actuel. Si les groupes localistes partagent avec ces derniers la même volonté de contester le cadre constitutionnel « un pays, deux systèmes », leurs relations avec l’opposition officielle et leurs stratégies pour atteindre leurs objectifs politiques sont très différentes. Dans la mesure où les partisans de l’autodétermination entretiennent des relations plus étroites avec les démocrates traditionnels et évitent généralement de s’identifier aux discours indépendantistes, ils ne sont pas considérés par les localistes partisans de l’indépendance comme faisant partie du camp localiste. Les conflits factionnels divisent même les localistes pro-indépendance qui appartiennent à divers groupes localistes qui ne coopèrent presque pas entre eux en dehors des périodes électorales. En outre, comme ils ne peuvent contester les élections, il leur est devenu beaucoup plus difficile de solliciter le soutien de la population. La structure de contestation s’est par conséquent encore subdivisée en plusieurs strates.

Conclusion

41 Cet article a analysé l’essor et le déclin du mouvement localiste hongkongais depuis la rétrocession en adoptant une approche évènementielle. Plutôt que de définir le mouvement comme le fruit d’évolutions politiques et socioéconomiques structurelles, nous avons examiné comment différents acteurs étatiques et sociaux façonnent et redéfinissent le mouvement à travers des événements et des constructions discursives. En adoptant l’approche évènementielle de Sewell, notre analyse a permis d’invalider deux conceptions erronées sur le mouvement localiste. Premièrement, le localisme n’est pas une force homogène dotée d’un agenda politique uniforme. Au contraire, il est constitué de multiples factions aux idéologies et logiques d’action très différentes et qui n’ont en commun que l’objectif général de défendre l’autonomie locale et les intérêts de la population locale. Deuxièmement, le localisme n’est pas, à l’heure actuelle, une force inéluctable susceptible d’orienter le mouvement pro-démocratie dans une nouvelle direction. Malgré l’ascension fulgurante du mouvement localiste lors des manifestations organisées entre 2011 à 2015, sa nature fragmentée ainsi que les réponses des autorités, à savoir la disqualification de candidats aux élections et la contre-mobilisation, ont freiné le développement du mouvement et ont produit une structure de contestation divisée au sein de l’opposition.

42 La fragmentation de la structure contestataire a des répercussions importantes sur le mouvement pro-démocratique de Hong Kong. Si certains universitaires comme Ma Ngok ont depuis longtemps déjà mis en lumière les fractures internes du camp pan- démocrate sur la question de la stratégie à adopter pour les réformes constitutionnelles (Ma 2011), une nouvelle ligne de facture est apparue autour la reconnaissance ou non de la légitimité de Hong Kong en tant que région administrative spéciale dans le cadre d’« un pays, deux systèmes ». Dans le cadre de cette nouvelle division, les militants en faveur de l’indépendance et de l’autodétermination seront probablement toujours exclus du système politique par le biais de mesures judiciaires et administratives, tout en étant marginalisés socialement par des contremouvements favorables au régime. Certains groupes localistes tentent de contourner ces mesures d’exclusion en

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renforçant leurs soutiens de base dans les communautés (shequ 社區) pour les élections des conseils de districts ; mais rien n’indique qu’ils seront autorisés à participer.

43 Par ailleurs, le gouvernement chinois, sous le joug autoritaire du président qui a orchestré une vaste répression de la société civile en Chine continentale, n’est pas prêt d’abandonner sa ligne politique dure vis-à-vis de Hong Kong. La récente loi sur l’hymne national et les déclarations pour relancer la loi sur la sécurité nationale illustrent le resserrement du contrôle par Pékin, ce dernier cherchant à criminaliser la parole et les actions en faveur de l’indépendance et de l’autodétermination. En même temps, l’opposition permise à l’intérieur du système reste hésitante quant à la meilleure démarche à adopter pour s’opposer aux autorités et faire pression pour l’avènement de réformes démocratiques. Pour se protéger, ces courants d’oppositions pourraient s’adapter à la ligne politique en évitant de formuler des revendications progressistes à l’intention des autorités. Le gouvernement, en revanche, pourrait continuer à jouer avec les lignes de fracture dans le seul but de maintenir l’opposition politique divisée. Tant que l’opposition démocratique ne sera pas en mesure de former un front uni cohérent et que Pékin ne sera pas disposé à assouplir sa mainmise autoritaire et à permettre une ouverture, les probabilités qu’Hong Kong s’engage dans de véritables réformes politiques apparaissent bien maigres.

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NOTES

1. Les termes « mouvement localiste » et « localisme » sont utilisés de manière interchangeable dans cet article.

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2. Nous avons sélectionné ces deux journaux dans le but de répertorier les manifestations localistes et les contre-mobilisations organisées par le camp pro-Pékin. La plupart des manifestations localistes semblent avoir surtout été rapportées par le Ming Pao, même si des récents changements au sein de son comité éditorial ont suscité des inquiétudes quant à ses tendances pro-Pékin. La plupart des contre-mobilisations pro-Pékin ont quant à elles été surtout documentées par le journal officiel Wenweipo. Nous n’avons pas choisi de journal pro-démocratie dans la mesure où notre objectif était surtout de consigner les évènements plutôt que d’analyser la manière dont les différents journaux les avaient rapportés. 3. « Chinese “Birth Tourists” to Hong Kong Double », The Telegraph, 9 février 2012, https:// www.telegraph.co.uk/news/worldnews/asia/hongkong/9072457/Chinese-birth-tourists-to- Hong-Kong-double.html (consulté le 26 avril 2018). 4. Page Facebook « Contre les femmes enceintes de Chine continentale qui accouchent à Hong Kong ! Présentons 100 000 “likes” au gouvernement », https://www.facebook.com/ itstimetosayno (consulté le 27 avril 2018). 5. « HK People Labelled as Dogs by Mainlander », South China Morning Post, 21 janvier 2012. 6. L’une des personnes interrogées, qui participe régulièrement à des manifestations localistes, a déclaré que le port de masques était une façon d’anticiper des actions contestataires plus conflictuelles dans la mesure où il permet de ne pas être reconnu par la police sur la base de photos ou de vidéos de la manifestation. Entretien avec Freddie Wong, réalisé dans un café à Hong Kong, 5 avril 2017. 7. D100 radio program, 7 mars 2015, https://www.d100.net/《維多利亞講-光復行動》-主持-林 非、倫爺-、/ (consulté le 10 mai 2018). 8. Entretien avec Jason Chow, réalisé dans un café à Hong Kong, 2 mars 2017. 9. « 立法禁止除褲放屁 » (Li fa jinzhi chu ku fang pi, Il est interdit par la loi de chercher midi à quatorze heures) PlasticHK, 13 janvier 2009, http://plastichk.blogspot.hk/2009/01/ blogpost_1734.html (consulté le 27 avril 2018). 10. Message sur la page Facebook de Chin Wan, 5 juin 2013, https://www.facebook.com/ wan.chin.75/posts/10151606625682225 (consulté le 14 août 2018). 11. Entretien avec Shandia, réalisé dans un café à Hong Kong, 7 juin 2017. 12. Entretien avec Andy Chan, réalisé dans un café à Hong Kong, 14 juin 2017. 13. « 香港補選:選民「理性」考量 本土第三勢 待觀察 » (Xianggang bu xuan: xuan min ‘lixing’ kaoliang, bentu di san shili dai guancha, Élections partielles de Hong Kong : La préoccupation « rationnelle » des votants, la faction localiste émerge comme une troisième force), BBC Chinese, 29 février 2016, http://www.bbc.com/zhongwen/trad/china/ 2016/02/160229_hongkong_by_election_analysis (consulté le 26 avril 2018). 14. Lors d’une interview de Youngspiration, un membre fondateur a déclaré qu’il était temps de remplacer ces intermédiaires pro-démocratie qui n’étaient pas en mesure de les représenter après le Mouvement des parapluies. Voir : « 青年新政專訪(上)—誕生之謎 » (Qingnian xinzheng zhuanfang (shang) — dansheng zhi mi, Interview de Youngspiration (Première partie) – Le mythe de sa naissance), Polymer, 24 février 2015, http://polymerhk.com/articles/2015/02/24/12357/ (consulté le 26 avril 2018). 15. L’une des « Liberate protests » du 8 mars 2015 s’est accompagnée d’attaques physiques perpétrées par les manifestants et d’erreurs quant à l’identité de citoyens hongkongais pris pour des touristes chinois. Voir : « 反水貨「踢內地客」亂罵港人轉場屯門尖沙嘴 6 人被捕 » (Fan shui huo ‘ti nei di ke’ luanma gangren, zhuanchang Tun Men Jianshazui liu ren bei bu, Les manifestants anti- contrebande « jettent dehors les touristes du continent » et insultent des Hongkongais. Le lieu de la manifestation a changé pour Tuen Mun et Tsim Sha Tsui et six manifestants ont été arrêtés), Ming Pao, 9 mars 2015, https://news.mingpao.com/pns1503091425837921634 (consulté le 26 april 2018).

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16. « Hong Kong’s Pro-Independence Party Turns Focus to School Students », The News Lens, 20 septembre 2016, https://international.thenewslens.com/article/49596 (consulté le 27 avril 2018). 17. Entretien avec Tony Chung, réalisé dans un café à Hong Kong, 4 mai 2017. 18. Yee Lee, « 世道人生:本土與激進的興起 » (Shidao rensheng: bentu yu jijin de xingqi, L’essor du localisme et du radicalisme), Apple Daily, 10 mars 2016, https://hk.news.appledaily.com/local/ daily/article/20160310/19523270 (consulté le 26 avril 2018) ; King Cheung Chan, « 陳景祥﹕第三勢 三分天下? » (Di san shili, san fen tianxia? Une troisième force et un monde divisé en trois ?), Ming Pao Finance, 2 mars 2016, https://www.mpfinance.com/fin/columnist2.php? col=1463481145811&node=1463567094754&issue=20160302 (consulté le 26 avril 2018). 19. « 【選民分析】梁天琦十大高得票選區 90 後選民比例特別高 » (Xuanmin fenxi: Liang Tianqi shi da gao depiao xuanqu 90 hou xuanmin bili tebie gao, Analyse des votants : Les dix circonscriptions où Edward Leung a remporté le plus de votes présentent de manière significative une forte proportion de votants nés après 1990), Apple Daily, 30 mars 2016, https:// hk.news.appledaily.com/local/realtime/article/20160330/54922435 (consulté le 14 août 2018). 20. « Hong Kong Public Opinion & Political Development » Opinion Survey Ninth Round Survey Results (6-15.7.2016), juillet 2016, http://www.com.cuhk.edu.hk/ccpos/research/ 1607TaskForce_SurveyResult_160804_Eng.pdf (consulté le 14 août 2018). 21. Formulaire de confirmation des élections du Conseil législatif de 2016, Gouvernement de la Région administrative spéciale de Hong Kong, 2016, https://www.eac.hk/pdf/legco/2016lc/reo-n- confirmation-2016lc.pdf (consulté le 27 avril 2018). 22. « 誰在「愛護香港 量」背後? » (Shei zai ‘Aihu Xianggang Liliang’ beihou, Qui se cache derrière Caring Hong Kong Power ?), InMedia, 10 octobre 2010, https://www.inmediahk.net/ %E8%AA%B0%E5%9C%A8%E3%80%8C%E6%84%9B%E8%AD%B7%E9%A6%99%E6%B8%AF%E5%8A%9B%E9%87%8F%E3%80%8D%E8%83%8C%E5%BE%8C%EF%BC%9 23. « 反辱華反港獨大聯盟稱呼籲全球華人譴責梁頌恆游蕙禎 » ( Fan ru hua fan gang du da lianmeng cheng hu yu quanqiu huaren qianze Liang Songheng You Huizheng, L’Alliance contre les insultes antichinoises et l’indépendance de Hong Kong appelle à condamner Sixtus ‘Baggio’ Leung et Yau Wai Ching de Ethnic Chinese in the World), Radio Television Hong Kong, 26 octobre 2016, http://news.rthk.hk/rthk/ch/component/k2/1292980-20161026.htm (consulté le 26 avril 2018). 24. « 4萬人集會反港獨撐釋法有人稱有錢收大會指揑造 » (Si wan ren jihui fan gang du cheng shi fa, youren cheng you qian shou, dahui zhi niezao, 40 000 personnes participent à un rassemblement contre l’indépendance de Hong Kong et pour la défense de l’interprétation de la loi fondamentale. Certains affirment que les participants sont payés, ce qui a été démenti par les organisateurs), Ming Pao, 14 novembre 2016, https://news.mingpao.com/pns/dailynews/web_tc/ article/20161114/s00002/1479059764755 (consulté le 26 avril 2018). 25. « 4000 人反「港獨」、反冷血、反偽學市民聲討戴耀廷 » (Si qian ren “fan gang du”, fan leng xie, fan wei xue, shimin shengtao Dai Yaoting, 4000 personnes contre l’indépendance de Hong Kong. Les citoyens ont condamné Benny Tai avec sang-froid et justesse), Wenweipo, 17 septembre 2017, http://news.wenweipo.com/2017/09/17/IN1709170023.htm (consulté le 26 avril 2018). 26. « Venezuela Opposition Banned from Running in 2018 Election », BBC, 11 décembre 2017, http://www.bbc.com/news/world-latin-america-42304594 (consulté le 1er mars 2018).

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RÉSUMÉS

Le mouvement pan-démocrate hongkongais après la rétrocession a pendant longtemps pris la forme d’une lutte intense entre le régime hybride hongkongais et la société civile pro- démocratie. Depuis le début des années 2010, une nouvelle force politique, généralement désignée sous le terme de « localiste », a fait son apparition dans le champ politique à travers une série de mouvements de protestation et d’élections. Toutefois, alors que ce mouvement émergent venait de se faire une place dans la vie politique, le régime s’est empressé de se retourner contre lui pour l’écarter du système politique. Comment expliquer les fluctuations du mouvement localiste hongkongais ? Cet article pose l’hypothèse que le localisme ne résulte pas de manière inéluctable du processus socio-politique macro-structurel mais plutôt d’une combinaison d’idées et de logiques d’action reliées de manière séquentielle les unes aux autres au fil des évènements et des constructions discursives. Nous avançons l’idée que le localisme est d’abord né de l’interaction entre les contestations anti « continentalisation » (mainlandisation) et les discours diffusés à la fois sur Internet et dans les sphères intellectuelles, et qu’il est officiellement apparu sur la scène politique après le Mouvement des parapluies. Malgré leur ascension fulgurante, les actions militantes localistes ont fourni l’occasion au régime hybride de marginaliser cette force émergente à travers une répression judiciaire et extrajudiciaire, ce qui a en retour produit une « structure de contestation divisée » (divided structure of contestation) au sein de l’opposition.

The pro-democracy movement in post-handover Hong Kong had long been an intense struggle between the hybrid regime and prodemocracy civil society. Since the early 2010s, a new political force, broadly known as the localists, has entered the political domain through a series of protest events and elections. However, just as they gained a foothold in politics, the hybrid regime swiftly moved in to clamp down on the nascent movement to keep them out of the political system. What explains the ebbs and flows of Hong Kong’s localist movement? This essay posits that localism is not an inevitable product of the macro-structural socio-political process, but an amalgam of ideas and action logics assembled sequentially through events and discursive constructions. We argue that localism first emerged through the interplay between anti- mainlandisation protests and both online and intellectual discourse, and officially ascended to the political stage after the Umbrella Movement. Despite their meteoric rise, localists’ militant actions have allowed the hybrid regime to marginalise the nascent force through legal and non- legal repression, which has in turn created a “divided structure of contestation” among the opposition.

INDEX

Keywords : localism, Hong Kong, democratisation, China, protests, hybrid regime, civil society Mots-clés : localisme, Hong Kong, démocratisation, Chine, manifestations, régime hybride, société civile

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AUTEURS

SAMSON YUEN Samson Yuen est maître de conférences au Département de sciences politiques de l’Université de Lingnan à Hong Kong. Room 202, 2/F, Dorothy Y L Wong Building, Lingnan University, Tuen Mun, NT, Hong Kong (samsonyuen[at]ln.edu.hk).

SANHO CHUNG Sanho Chung est assistant de recherche au Centre pour la gouvernance et la citoyenneté de l’Université d’éducation de Hong Kong. Room B2-P-04, 10 Lo Ping Rd, Ting Kok, NT, Hong Kong (sanhochung[at]gmail.com).

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Boom immobilier et essor du localisme à Hong Kong Témoignage de l’élection du Conseil législatif en 2016 The Housing Boom and the Rise of : Evidence from the Legislative Council Election in 2016

Stan Hok-Wui Wong et Kin Man Wan Traduction : Gabriel Benet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Article reçu le 13 avril 2018. Accepté le 30 août 2018. Lire la version anglaise : https://journals.openedition.org/chinaperspectives/8070

NOTE DE L'AUTEUR

Les données utilisées dans cet article proviennent du projet Hong Kong Election Study (HKES), un projet de recherche généreusement financé par le Research Grants Council de Hong Kong (GRF Ref. No. : 14615915).

Introduction

1 Le localisme est en progression à Hong Kong, comment en attestent la prolifération des partis auto-proclamés localistes et l’augmentation de leur électorat lors des récentes élections. Quelles en sont les causes ? Les études se concentrent principalement sur des explications culturelles, telles que la politique générationnelle (Wong, Zheng et Wan 2017), l’identité hongkongaise et le sentiment anti-chinois (Ma 2011, 2017 ; Veg 2017 ; Kaeding 2017), ou sur des approches sociétales (So 2017).

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2 Dans cet article, nous soutenons l’idée qu’en sus des facteurs culturels et sociaux, il existe une origine économique qui contribue à l’ascension politique des partis localistes : la propriété immobilière. L’inexorable augmentation des prix de l’immobilier à Hong Kong, qui est due à des facteurs à la fois régionaux et internationaux, s’accompagne de lourdes conséquences quant à la redistribution des richesses : les détenteurs d’actifs voient leurs profits se maintenir, alors que les individus non-propriétaires sont relégués de plus en plus loin. Ces inégalités de richesse se traduisent par la suite en opinions divergentes sur la question du statu quo socio-économique : les propriétaires de biens sont anxieux de le maintenir, les non- propriétaires espèrent le remettre en cause. Notre raisonnement retient différentes hypothèses vérifiables sur le comportement électoral. En exploitant les données d’une nouvelle étude sur les élections, nous étayons significativement notre argumentation. Nous montrons tout particulièrement que la propriété immobilière est un facteur important pour la prédiction de l’identification politique et du vote lors de l’élection du Conseil législatif en 2016. Les propriétaires sont moins enclins à s’identifier aux partis localistes et préfèrent voter pour les partis pro-gouvernement.

3 Le reste de l’article est constitué des parties suivantes. Tout d’abord, nous reviendrons sur l’essor du localisme à Hong Kong au cours des dernières années et présentons les explications dominantes à ce phénomène. Nous exposerons ensuite notre analyse. Dans la partie suivante, nous avancerons nos hypothèses, suivies d’une quatrième partie dans laquelle nous discuterons les données et l’opérationnalisation des concepts. Enfin, nous décrirons les résultats de l’analyse empirique avant de livrer nos remarques finales.

L’essor du localisme à Hong Kong

4 Le sens donné au terme localisme ou au camp localiste à Hong Kong a évolué au fil du temps depuis le transfert de souveraineté en 1997. De manière générale, il peut être divisé en deux sous-catégories, le localisme de gauche et le localisme de droite.

Le visage changeant du localisme à Hong Kong

5 Pendant la première décennie suivant le transfert de souveraineté, le terme de localisme a souvent été associé à la construction d’une identité culturelle locale. Hong Kong a connu plusieurs mouvements sociaux de grande ampleur en faveur de la conservation de son héritage, comme le mouvement pour la préservation de Lee Tung Street en 2004 ou celui pour la préservation du Star Ferry et du Queen’s Pier en 2006. Les activistes impliqués dans ces mouvements ont généralement été identifiés comme « localistes de gauche » (Veg 2017 ; Kaeding 2017), car, à la différence des activistes sociaux des générations précédentes qui s’intéressaient particulièrement au développement social et politique de la Chine continentale, ils se sont concentrés quasi exclusivement sur les problèmes économiques locaux, tels que les inégalités de revenu et « l’hégémonie de l’immobilier » (Wong 2015a)1. Ku (2012) souligne que les militants locaux ont réorienté leur action, passant d’un cadre centré sur les intérêts internationaux à un cadre restreint à la vie quotidienne et repensant l’équilibre entre espace de vie et développementalisme. Ces mouvements ont, sans aucun doute, inspiré

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une nouvelle vague d’activisme social parmi les jeunes générations de Hongkongais (Ku 2012).

6 Le localisme de gauche a progressivement été éclipsé par le localisme de droite lors de la deuxième décennie suivant le transfert de souveraineté. De nombreux groupes militants peuvent être rassemblés sous le terme générique de localisme de droite, ce même si leurs idées essentielles ne sont pas nécessairement compatibles ou cohérentes. À ces groupes est cependant associée la connotation d’une attitude de repli exacerbée en comparaison des localistes de gauche. Ils en appellent parfois même aux sentiments anti-immigration et anti-chinois de la population. Les localistes de droite défendent notamment régulièrement l’idée que Hong Kong dispose de son propre système politique2, de sa propre culture et de ses propres institutions, éléments qui devraient selon eux être gardés intacts, à l’abri de l’influence néfaste des Chinois continentaux. Certains groupes promeuvent ouvertement un sentiment anti-Chine (Ma 2015, 2017), militent pour l’auto-détermination et l’indépendance (Lee 2017). Le localisme de droite coïncide avec une radicalisation politique qui se manifeste par l’émergence d’une violence politique (Yuen 2015 ; Lee 2017)3. Les émeutes de Mongkok en 2016 en ont été un exemple marquant4.

Succès électoral

7 Quelle est la popularité du camp localiste ? Les élections constituent un indicateur utile bien qu’imparfait du soutien populaire au camp localiste. Lors des élections des conseils de districts en 2015, de nombreux candidats localistes ont fait leurs débuts électoraux. Certains sont parvenus à remporter des sièges. En 2016, pendant les élections partielles du Conseil législatif dans la circonscription géographique des Nouveaux Territoires Est qui se sont tenues un mois après les émeutes de Mongkok, Edward Tin-kei Leung, l’ancien porte-parole d’un parti localiste de droite, Hong Kong Indigenous, a obtenu un nombre considérable de votes (15,3 %), malgré la présence de candidats des deux principaux camps politiques (les camps pan-démocrate et pro-gouvernement).

8 Les localistes se sont alors révélés être une troisième force pour défier l’ordre politique en place au cours des élections du Conseil législatif de 2016 lors du mois de septembre suivant. Les localistes de droite Wai-ching Yau, Baggio Leung et Chung-tai Cheng ont réussi à obtenir 10,9 % des votes, leur donnant accès à trois sièges. Les localistes de gauche (également désignés comme localistes progressifs, Ma 2017) Eddie Hoi-dick Chu, Siu-lai Lau et Nathan Kwun-chung Law ont été élus, remportant 8 % des votes. Les candidats des deux ailes localistes ont ainsi obtenu 19 % du total des votes. Le succès sans précédent des localistes a été la preuve de la progression du soutien populaire à leur endroit. Une question importante est la suivante : « qui soutient les localistes, et qui s’oppose à eux ? »

État des lieux des explications sur l’essor du localisme

9 Dans les études menées sur l’ascension du localisme à Hong Kong, trois dimensions sont centrales : l’identité culturelle, la transition démocratique et l’intégration à la Chine continentale. En ce qui concerne les explications basées sur la question de l’identité culturelle, les études avancent que l’essor de l’identité hongkongaise conduit à un soutien populaire pour le localisme (Ip 2015 ; Veg 2017 ; Ma 2017 ; Kaeding 2017 ;

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Steinhardt, Li et Liang 2017) ou jette au moins les bases d’un changement discursif (Chan 2017). Cependant, s’identifier culturellement à Hong Kong n’équivaut pas à un soutien au localisme. L’identité culturelle est d’ailleurs un concept mouvant et contesté. Certains partis politiques, y compris dans le camp pro-gouvernement, s’affrontent pour incarner les « vrais locaux ». Il est également important de noter que l’essor du localisme est potentiellement un phénomène mondial (Levitsky et Ziblatt 2018). La thèse de la transition démocratique se concentre sur la transition politique sinueuse et sans fin vécue par Hong Kong. Bien que le mouvement démocratique existe depuis des décennies, aucun progrès substantiel n’a été fait. De nombreux partisans pro- démocrates souffrent d’une « lassitude transitionnelle » (Ma 2011), qui se traduit en retour par une insatisfaction grandissante envers les partis d’opposition traditionnels, communément appelés pan-démocrates5. La transition, figée au point mort, pourrait également amenuiser la patience des membres de l’élite de l’opposition traditionnelle, plus enclins à accepter des compromis avec le gouvernement sur ses réformes politiques. Ainsi, le Parti démocratique a été attaqué de manière virulente par les groupes politiques radicaux après avoir apporté son soutien à une réforme mise en place par le gouvernement en 2010, cette approbation étant perçue comme une trahison de la démocratie. Cet incident a aggravé le conflit interne au sein de l’opposition. De nombreux partisans de l’opposition radicale y ont vu la manifestation d’un intérêt pour le statu quo de la part des pan-démocrates, si ce n’est celle d’une collaboration secrète avec le gouvernement (Wong 2015b). Dans le même temps, le soutien électoral aux localistes de droite a progressé de façon continue, aux dépends du camp de l’opposition traditionnelle.

10 La dissension des élites a continué de tourmenter le camp de l’opposition les années suivantes6. L’aile radicale a défendu une approche plus militante de la lutte pour la démocratie, tout en dénigrant l’attachement tenace de l’opposition traditionnelle à des stratégies pacifiques de promotion du dialogue stériles en matière de progrès. Lors du Mouvement des parapluies, la main lourde des autorités a divisé l’opposition encore davantage. Puisque le mouvement a échoué à obtenir la moindre concession de la part de Pékin, nombreux sont ceux qui ont alors pensé qu’il était impossible de mener à bien une transition démocratique tant que Hong Kong demeure rattachée à la Chine. Les concepts de séparatisme et d’auto-détermination ont émergé dans la société, et ont gagné du terrain parmi les sympathisants localistes de droite.

11 Une autre cause plausible pour expliquer la progression du sentiment anti-Chine a été la profonde intégration sociale de Hong Kong avec la Chine continentale depuis le transfert de souveraineté, particulièrement après 2003. Les Chinois continentaux peuvent candidater à l’émigration vers Hong Kong s’ils parviennent à obtenir un « permis aller-simple » de la part des autorités chinoises. Ce permis est soumis à un quota journalier de 150. Depuis 1997, environ un million de Chinois continentaux se sont installés à Hong Kong. Ils représentent aujourd’hui un septième de la population de la ville (Wong, Ma et Lam 2018). L’arrivée en masse de ces migrants a éveillé un malaise voire même une hostilité parmi les Hongkongais. Comme dans d’autres sociétés, il faut du temps pour que les immigrés s’intègrent à la communauté locale. Ce processus peut déclencher des conflits entre immigrés et locaux en raison de différences de valeurs et de normes. D’une part, les immigrés chinois à Hong Kong tendent à avoir des préférences politiques différentes de celles de la population locale ;

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ils sont plus susceptibles de s’identifier au camp pro-gouvernement (Wong, Ma et Lam 2016, 2018).

12 D’autre part, Hong Kong a également assisté à un afflux massif de touristes en provenance de Chine continentale. Grâce à la mise en place du Programme de visites individuelles (Individual Visit Scheme, IVS) en 2003 et du programme de visa annuel à entrées multiples en 2009, le nombre de touristes chinois est passé de 12 millions en 2004 à 45 millions (soit 77 % du nombre total de touristes) en 2015. Cet afflux a stimulé l’économie locale tout en alimentant une multitude de problèmes sociaux, tels que la congestion du trafic routier (So 2017), la croissance des activités de commerce parallèle, les pénuries de produits de consommation courante et le manque d’équipements publics comme les lits d’hôpitaux ou les salles d’accouchement (Tang et Yuen 2016 ; Conseil législatif 2012). Le ressentiment de l’opinion publique a pris de l’ampleur jusqu’à en arriver à une série de manifestations contre la Chine continentale comme à Sheung Shui contre le trafic transfrontalier (« recovering Sheng Shui and against cross-border traders »).

13 Toutes ces explications, même si elles saisissent un certain aspect de l’ascension du localisme à Hong Kong, ignorent presque totalement le facteur économique. Cette omission est injustifiée car l’économie ouverte plutôt modeste de Hong Kong pendant cette période a vécu de profonds changements. Dans la suite de cet article, nous discutons des effets redistributifs de ces changements et de leurs implications quant à la vie politique.

Notre thèse

14 Notre thèse centrale est que des facteurs économiques internationaux et régionaux participent à l’escalade des prix des actifs à Hong Kong, creusant considérablement les inégalités de richesse depuis le milieu des années 2000. Les « gagnants » d’un tel développement économique ne sont pas nécessairement les travailleurs hautement qualifiés, car il est probable que la situation ne soit pas favorable aux travailleurs hautement qualifiés dépourvus d’actifs si le retour sur le capital humain ne parvient pas à se mettre au niveau de l’augmentation des prix des actifs. Notre thèse retient un autre effet sur les positions politiques individuelles : les propriétaires d’actifs sont bien davantage satisfaits par le statu quo que les individus qui ne possèdent pas d’actifs. Leur différence de position se manifeste également dans leur comportement politique ; les individus dépourvus d’actifs sont plus enclins à soutenir des partis politiques qui remettent en cause le statu quo, alors que les propriétaires d’actifs tendent à soutenir des partis qui défendent l’ordre socio-économique en place.

15 La crise des subprimes qui a éclaté aux États-Unis à la fin des années 2000 et la grande récession qui s’est ensuivie ont provoqué des ravages dans l’ordre économique mondial et ont stimulé la recherche sur la relation entre propriété d’actifs et choix politiques. Des études montrent que les actifs, plus que les revenus, sont un prédicteur puissant de la préférence et de la participation politique d’un individu. Persson et Martinsson (2016) soutiennent que les actifs tels que la propriété immobilière doivent être analysés séparément de la classe sociale et du revenu, car la propriété d’actifs a un effet indépendant sur les intérêts économiques propres à un individu. Certains chercheurs font remarquer que les détenteurs d’actifs à haut risque comme les propriétaires de biens immobiliers tendent à être politiquement conservateurs et à s’opposer à la

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redistribution des ressources. D’autre part, de nombreuses études montrent que le revenu n’a que peu d’influence sur les choix politiques (Nadeau, Foucault et Lewis-Beck 2010, 2011 ; Lewis-Beck, Nadeau et Foucault 2013). Stubager, Lewis-Beck et Nadeau (2013) affirment que les détenteurs d’actifs ont tendance à soutenir les gouvernements et les politiciens qui peuvent protéger et accroître la valeur de leurs actifs. Page, Bartels et Seawright (2013) soutiennent que les citoyens fortunés se sentent davantage concernés par les taux d’imposition et de chômage que par les valeurs (traditionnelles, démocratiques et progressives). De surcroît, des études montrent que les propriétaires immobiliers participent activement à la vie politique et aux élections pour maintenir les actions gouvernementales qui sont bénéfiques au marché de l’immobilier (Holian 2011 ; Zavisca et Gerber 2016). Ansell (2014), Persson et Martinsson (2016) suggèrent en outre que plus grande est la valeur des actifs ou des biens immobiliers, plus marquées sont les réactions conservatrices.

16 Ces études montrent principalement que les propriétaires immobiliers désirent maintenir un environnement politique stable car ils ont tout intérêt à voir le statu quo perdurer (Verberg 2000 ; Conley et Gifford 2006 ; Doling et Ronald 2010). Lee et Yu (2012) avancent que les répercussions induites par la propriété immobilière sont fortes au sein de régimes autoritaires ou hybrides comme ceux de Singapour ou de Hong Kong. Leur observation est cohérente avec les récentes théories de la démocratisation qui associent transition démocratique et mobilité du capital (Acemoglu et Robinson 2005 ; Boix 2003) ; les détenteurs de capital comprenant des actifs immobiliers ont davantage tendance à soutenir l’autorité en place puisqu’ils ont des difficultés à transférer leurs actifs à l’étranger en anticipation de la vraisemblable augmentation des taux d’imposition après un processus de démocratisation.

L’inexorable hausse des prix des actifs à Hong Kong

17 Pendant la période d’après-guerre, le marché de l’immobilier à Hong Kong a connu plusieurs cycles d’emballement et d’effondrement. En premier lieu, Hong Kong a subi en 1997 une récession économique de grande ampleur suite à la crise financière asiatique. Cette crise a également fait éclater la bulle immobilière qui s’était développée les années précédentes. Au cours des années qui ont suivi, la demande de logement a continué à se contracter.

18 La figure 1 montre que l’indice des prix des logements a atteint un pic en 1997 à 163,1, avec un pic à 134,5 pour l’indice des prix des loyers. Ces deux indices, cependant, se sont effondrés de moitié à 61,6 et 73,6 entre 1997 et 2003, avant de retrouver une tendance à la hausse à long terme les années suivantes. Depuis 2009 en particulier, les prix de l’immobilier ont enregistré la plus forte et la plus longue période de croissance. En 2015, l’indice des prix des logements a atteint un sommet sans précédent à 296,8, soit deux fois plus que sa valeur de 1997. L’indice des prix des loyers a également culminé à 174,7, soit une augmentation de 30 % depuis 1997. Il est important de noter que la hausse est générale, quelle que soit la dimension des logements. En fait, depuis 2009, l’augmentation des prix des logements de petite taille a souvent surpassé celle des logements de plus grande taille ou luxueux. En conséquence, la propriété immobilière se retrouve, de plus en plus, hors de portée pour les citoyens ordinaires.

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Figure.1 – Évolution des prix de l'immobilier et des salaires réels à Hong Kong (1981-2017)

Sources : indice des prix des logements et indice des prix des loyers : 1999 = 100 ; indice des salaires réels : 1990 = 100. Département de l’évaluation foncière (2017).

19 En revanche, la hausse des salaires réels a été beaucoup moins conséquente sur la même période. Comme le montre la figure 1, l’évolution de l’indice des salaires réels s’apparente presque à une ligne horizontale en comparaison de tous les autres indices associés à l’immobilier. La divergence entre l’augmentation des salaires et la croissance des prix des actifs confère au boom actuel de l’immobilier une place à part si l’on le compare au boom observé en Chine continentale ou à ceux précédemment vécus à Hong Kong. Lors de la seconde moitié du siècle dernier, de nombreux booms immobiliers à Hong Kong se sont par exemple accompagnés de remarquables augmentations de salaires. Il s’agit d’ailleurs peut-être là de la raison pour laquelle les booms précédents n’ont pas réussi à faire naître une vraie fracture politique au sein de la société.

20 La baisse de l’accessibilité des logements force de nombreux acheteurs potentiels à rester plus longtemps sur le marché de la location, ce qui entraîne alors une augmentation des prix des loyers. De nombreux citoyens doivent par conséquent ajuster leur qualité de vie à la baisse pour pouvoir satisfaire leur besoin de logement. Le boom de l’immobilier a en réalité provoqué la prolifération de logements insalubres comme les « appartements subdivisés », appartements compartimentés en deux unités ou plus, souvent équipées de toilettes indépendantes et d’un coin cuisine. Paradoxalement, les habitants de ces logements insalubres ne sont pas nécessairement les plus démunis, qui eux ont peut-être pu accéder à un appartement subventionné par l’État (logement social). Un récent rapport du gouvernement montre que les appartements subdivisés hébergent actuellement environ 5 000 citoyens qui se déclarent responsables, administrateurs ou professionnels (Département du recensement et des statistiques 2018). Les résultats de ce rapport indiquent que le revenu ne peut suffire à mesurer avec précision le niveau de richesse d’un individu. Nombre de Hongkongais sont devenus « riches par le revenu, pauvres par les actifs ».

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Facteurs mondiaux et régionaux

21 L’inexorable augmentation des prix des logements en propriété à Hong Kong est due à la fois à des facteurs internationaux et des facteurs régionaux. Les prix des actifs sont influencés par la politique et l’offre monétaires (Eickmeier et Hofmann 2013). Le boom immobilier mondial avant 2008 a principalement été causé par la dérégulation et les prêts hypothécaires à risque, engendrant la grande récession qui a frappé de plein fouet toutes les grandes économies. Pour faire face à la crise économique, les banques centrales de pays comme les États-Unis, l’Angleterre, l’Union européenne ou le Japon ont eu recours à un outil de politique monétaire controversé, l’assouplissement quantitatif (quantitative easing ou QE), pour stimuler le marché (Coën, Lefebvre et Simon 2018 ; Weale et Wieladek 2016 ; Rahal 2016). L’assouplissement quantitatif exige que les banques centrales achètent une grande quantité d’obligations d’État et d’actifs financiers cibles pour augmenter les liquidités et stimuler les économies. L’augmentation de l’offre monétaire encourage les dépenses et les investissements. La plupart des capitaux d’investissement sont passés par les marchés immobiliers et boursiers. Rahal (2016) a montré que l’investissement résidentiel répond fortement à la nouvelle politique monétaire. Huston et Spencer (2018) ont en outre suggéré que l’explosion de l’offre monétaire résultant de l’assouplissement quantitatif a nourri les bulles spéculatives. Weale et Wieladek (2016) ont montré que les achats à grande échelle d’actifs ont placé les prix de ces actifs à un niveau risqué.

22 L’assouplissement quantitatif effectué par les États-Unis a rapidement alimenté le boom immobilier à Hong Kong, en partie car la monnaie de Hong Kong est arrimée au dollar américain par un taux fixe. Comme le dollar américain est resté faible, les actifs de la petite économie ouverte ont alors paru plus attractifs pour les investisseurs en comparaison des actifs d’autres pays de la région. Il y a également eu coïncidence temporelle avec l’assouplissement des politiques touristiques et migratoires de Hong Kong destinées aux Chinois continentaux qui ont commencé à chercher à l’étranger de nouvelles opportunités d’investissement grâce à l’appréciation du renminbi (RMB). Hong Kong joue en réalité un rôle unique et crucial dans l’internationalisation du RMB (Leung 2011 ; Eichengreen et Lombardi 2017). En 2004, Hong Kong est devenue le premier marché au monde à conduire des opérations extraterritoriales en RMB, et des règlements en RMB de transactions transfrontalières dans une zone pilote étendue à 20 provinces en 2010 (Wang 2017). Hong Kong est depuis longtemps le plus grand marché offshore de RMB dans le monde. Comme il est précisé par Germain et Schwartz (2017), 80 % des activités de crédit en RMB dans le monde ont lieu entre des entités chinoises et hongkongaises. L’internationalisation du RMB s’est fortement appuyée sur Hong Kong, entraînant un immense afflux de capitaux dans la ville, ce qui a sans surprise stimulé son marché immobilier. Des facteurs internationaux et régionaux ont ainsi participé à créer l’un des booms immobiliers les plus durables à Hong Kong.

Les réponses du gouvernement et leurs limites

23 Les flux et échanges transfrontaliers dépendent de la création de liquidité qui est le résultat d’un ensemble complexe de régulations et d’institutions. C’est pour cette raison qu’un gouvernement a un important rôle à jouer. Dans le cas de Hong Kong, le gouvernement affirme adhérer au principe du laissez-faire depuis la période coloniale7, s’aménageant ainsi une marge de manœuvre pour justifier son inaction économique

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(Goodstadt 2005). La ville a en outre connu une longue période de récession du marché de l’immobilier (1997-2003). C’est pour cette raison que, face au boom immobilier qui dure depuis le milieu des années 2000, le gouvernement de Hong Kong s’est montré réticent – tout du moins au départ – à contenir la hausse des prix des logements, soutenant qu’il n’était pas souhaitable d’intervenir sur le marché de l’immobilier. Toutefois, la flambée des prix d’achat a couvé un mécontentement de l’opinion publique. En 2010, le gouvernement de Hong Kong a commencé à appliquer des droits sur certaines transactions immobilières. Malgré ces mesures tardives, les prix des logements et des loyers ont continué de battre des records.

24 Les travaux existants montrent qu’à Hong Kong les prix des logements influencent la satisfaction de la population et sa confiance dans le gouvernement, et peut-être y a-t-il une bonne raison à cela. Depuis 1997, le gouvernement de Hong Kong s’appuie sur le soutien politique d’une petite coalition composée d’élites du monde des affaires dont les fers de lance sont les promoteurs immobiliers8. Bueno de Mesquita et Smith (2011) font remarquer que les régimes qui dépendent d’une petite « coalition gagnante » fournissent en général moins de biens publics. Dans le cas de Hong Kong, Ma (2016) montre que les membres des circonscriptions fonctionnelles du Conseil législatif qui représentent les intérêts de leurs secteurs, ont fait du lobbying pour obtenir des politiques favorables à leur égard et davantage de ressources de l’État. Il n’est donc pas surprenant que nombre de Hongkongais soupçonnent le gouvernement et les promoteurs immobiliers de collusion. De la même manière, nombreux sont ceux qui ne peuvent croire que le gouvernement s’attache réellement à contenir la hausse des prix des logements, puisqu’agir ainsi reviendrait à saper les intérêts de l’élite du secteur immobilier.

25 Le niveau de défiance vis-à-vis du gouvernement varie d’individu en individu. Wong, Zheng et Wan (2016, 2017) montrent que des prix élevés dans l’immobilier (Centa-City Index, CCI) augmentent la confiance politique de l’opinion mais détériorent la cote du chef de l’exécutif. Ils suggèrent cependant que les prix des logements ont des effets hétérogènes sur les individus. En utilisant un modèle âge-période-cohorte, ils mettent en évidence que les prix élevés des logements nuisent à la satisfaction des jeunes (moins de 25 ans) à l’égard du gouvernement. Une autre étude montre que la croissance économique et l’augmentation des prix de l’immobilier rendent les gens plus heureux, mais que cet effet n’est significatif que parmi la population d’âge moyen ou âgée (Chiu et Wong 2017). Castro Campos et al. (2016) montrent que seulement 18 % des étudiants se sentent en confiance et prêts à acheter des logements privés de grande qualité à l’avenir. Leurs résultats indiquent que la hausse des prix des actifs a largement dépassé les rendements de l’éducation et du capital humain, si bien que même les jeunes éduqués qui seront probablement des travailleurs à salaire élevé se sentent pessimistes quant à leur propre avenir financier. En effet, Wong (2015a) affirme que la plupart des diplômés universitaires ne sont pas suffisamment riches pour devenir propriétaires, alors que leur salaire ne leur permet pas de solliciter un logement social. Ils sont pris en tenaille entre la hausse des prix des actifs et la baisse du rendement de l’éducation, ce qui favorise leur radicalisation politique. C’est pourquoi de nombreuses manifestations organisées sur cette période avaient pour mot d’ordre le rejet de cette supposée « hégémonie de l’immobilier ».

26 Comme il a été exposé, l’inexorable augmentation des prix des actifs est associée à d’importantes conséquences sur le plan de la redistribution des richesses ; les

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détenteurs d’actifs continuent d’en tirer profit, alors que ceux qui ne disposent d’aucun actif se retrouvent relégués toujours plus loin en regard de la distribution des richesses.

Hypothèses

27 Nous partons de l’hypothèse que la détention d’actifs est un facteur important qui détermine la préférence politique d’un individu à Hong Kong. Puisque les propriétaires immobiliers jouissent d’un actif d’une certaine valeur, ils préfèreraient les partis politiques qui préservent le statu quo et s’opposeraient aux mouvements qui le remettent en question. Les partis localistes sont connus, en bien ou en mal, pour leurs stratégies et idéologies politiques radicales, comme l’indépendance ou l’auto- détermination, deux idées à même de provoquer une répression sévère de la part du gouvernement qui menacent donc la stabilité politique. Les premières hypothèses de notre étude sont les suivantes : • H1. Les propriétaires immobiliers ont moins tendance à préférer le camp localiste que les non-propriétaires. • H2. Les propriétaires immobiliers ont plus tendance à préférer le camp pro-gouvernement que les non-propriétaires. • H3. La probabilité qu’un propriétaire immobilier vote pour le camp localiste est significativement inférieure à la probabilité de voter pour le camp pro-gouvernement. • H4. Le revenu n’est pas un indicateur significatif de l’identification politique. • H5. Le revenu n’est pas un indicateur significatif de la prise de décision électorale.

28 Les deux premières hypothèses concernent l’identification politique tandis que les dernières se rapportent au vote. Ces deux concepts ne sont pas exactement identiques, ce pour deux raisons. Premièrement, l’identification politique mesure l’affinité d’un individu envers un parti ou un camp politique. Il est possible de préférer plus d’un parti, particulièrement lorsque l’identification partisane est faible comme c’est le cas à Hong Kong. Néanmoins, voter implique souvent de choisir une option parmi plusieurs similaires.

29 Le choix lors du vote peut se compliquer encore avec la question du vote stratégique ; un électeur ne choisit pas nécessairement le parti qui incarne son « idéal ». Le vote stratégique est important à Hong Kong car les élections du Conseil de district suivent la formule électorale des circonscriptions uninominales. Bien que l’élection directe du Conseil législatif adopte la représentation proportionnelle (RP), Carey (2017) montre que la représentation proportionnelle spécifique à Hong Kong (elle obéit au système de Hare selon la formule de répartition au plus fort reste) engendre une grande fragmentation des listes des partis. En de telles circonstances, les électeurs sont incités à voter stratégiquement pour éviter que le parti ou le camp qu’ils apprécient le moins ne soit élu. Pendant les élections du Conseil législatif en 2016, des activistes pro- démocratie ont organisé une campagne de coordination du vote à grande échelle, connue sous le nom de « Thunder Go », dans l’espoir de maximiser les résultats du camp de l’opposition dans son ensemble.

30 Il est important d’étudier la prise de décision électorale car son issue détermine les pouvoirs relatifs des différents camps politiques. Cela ne signifie pas pour autant que la mesure de l’identification politique est immatérielle. Elle peut être le reflet des préférences politiques authentiques d’un individu, indépendamment des considérations électorales. Un sympathisant localiste peut ainsi ne pas voter pour le

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camp localiste, simplement parce que les chances pour ce dernier d’être élu sont minces. Cependant, si de plus en plus de citoyens adhéraient aux idées localistes, ce camp pourrait finir par dépasser le point critique qui l’éloigne du choix des électeurs lors d’un vote stratégique. C’est pour cette raison que nous examinons séparément identification politique et prise de décision électorale dans l’analyse empirique qui suit.

Tableau 1 – Statistiques générales

Variable Obs Moy Écart type Min Max

AimePanDémo 1 677 5,00 2,40 0 10

AimeProGouv 1 689 3,70 2,80 0 10

AimeLocal 1 660 4,54 2,66 0 10

VotePanDémo 1 776 0,25 0,43 0 1

VoteProGouv 1 776 0,22 0,41 0 1

VoteLocal 1 776 0,19 0,40 0 1

Propriétaire 1 776 0,41 0,49 0 1

Jeune25 1 776 0,16 0,37 0 1

Jeune30 1 776 0,31 0,46 0 1

Revenu 1 776 4,43 1,75 1 8

Femme 1 776 0,56 0,50 0 1

Marié(e) 1 776 0,46 0,50 0 1

Éducation 1 776 7,60 2,78 1 11

NaissanceHK 1 776 0,90 0,30 0 1

Note : Pour faciliter l’interprétation, nous divisons la variable catégorielle Vote en trois variables muettes : VotePanDémo, VoteProGouv et VoteLocal.

31 Comme il a été exposé, des facteurs économiques mondiaux et régionaux affectent les inégalités de richesse à Hong Kong à travers les prix des actifs. La ligne de fracture politique qui en résulte ne se situe pas entre les groupes à forts ou faibles revenus, mais plutôt entre individus détenteurs d’actifs et ceux qui en sont dépourvus. Il n’est en fait plus rare de trouver des salariés qui sont « riches par le revenu, pauvres par les actifs ». Nous estimons donc que le revenu n’est pas un indicateur significatif de l’identification politique et de la prise de décision lors du vote (H4 et H5).

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Données et opérationnalisation

32 Nous testons nos hypothèses en utilisant les données issues d’un sondage post-élection réalisé immédiatement après l’élection du Conseil législatif en 2016. Le sondage, qui fait partie d’un projet plus large d’étude électorale, Hong Kong Election Study (HKES), a été mis en œuvre par YouGov auprès de son panel en ligne. Le sondage post-élection a réinterrogé 4 148 personnes qui avaient déjà répondu à un sondage pré-élection, et a conservé les réponses de 1 776 d’entre eux (42,8 %).

33 Nous nous concentrons sur le sondage post-élection car les votants peuvent ne pas révéler leur choix final dans un sondage pré-élection, et ce pour au moins deux raisons. Tout d’abord, ils peuvent stratégiquement manipuler leurs réponses pour influencer le résultat du sondage9. Deuxièmement, ils peuvent également ne pas savoir pour qui ils vont voter, leur décision finale dépendant des résultats des derniers sondages électoraux10.

34 Nous nous intéressons aux variables dépendantes de l’identification politique et de la prise de décision électorale. La première est évaluée par la question : « À quel point appréciez-vous le camp suivant : pan-démocrate, pro-gouvernement et localiste ». Pour chaque camp, les sondés ont dû indiquer leur réponse sur une échelle allant de 1 à 10, 1 pour « aime le moins », et 10 pour « aime beaucoup ». Nous construisons trois variables pour représenter l’évaluation des camps politiques parmi les répondants : AimePanDémo, AimeProGouv et AimeLocal.

Tableau 2 – Corrélats de l'identification politique

Préférence

(1) (2) (3) (4) (5) (6)

Variable pan- pro-gouver- pan- pro-gouver- localiste localiste dépendante démocrate nement démocrate nement

Définition de Jeunes <= 25 Jeunes <= 30 Jeunes :

-0,101 0,457* -0,681*** -0,092 0,430* 0,635*** Propriétaire (0,212) (0,251) (0,233) (0,214) (0,254) (0,235)

0,002 -0,029 0,073 0,001 -0,024 0,067 Revenu (0,063) (0,071) (0,068) (0,063) (0,071) (0,068)

0,092 -0,729*** 0,764*** 0,014 -0,614*** 0,777*** Jeunes (0,199) (0,235) (0,222) (0,181) (0,222) (0,206)

-0,324 -0,443* -0,012 0,325 -0,436* -0,019 Femme (0,209) (0,230) (0,227) (0,209) (0,229) (0,227)

-0,531*** 1,026*** -0,352 -0,506** 0,984*** -0,266 Marié(e) (0,203) (0,244) (0,241) (0,208) (0,252) (0,246)

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0,017 -0,037 0,054 0,016 -0,032 0,046 Éducation (0,041) (0,046) (0,046) (0,042) (0,046) (0,046)

0,664* -0,606* 0,010 0,669* -0,612* 0,020 NaissanceHK (0,371) (0,364) (0,338) (0,371) (0,365) (0,340)

4 744*** 4 466*** 3 868*** 4 717*** 4 483*** 3 810*** Constante (0,519) (0,528) (0,507) (0,520) (0,530) (0,508)

Nombre 1 677 1 689 1 660 1 677 1 689 1 660 d'observations

R2 0,02 0,08 0,04 0,02 0,08 0,05

Notes : Préférence pan-démocrate, Préférence pro-gouvernement et Préférence localiste font référence aux variables AimePanDémo, AimeProGouv et AimeLocal respectivement. Les estimations sont faites selon la méthode des moindres carrés ordinaires. Les écarts types sont entre parenthèses. * p<0.1, ** p<0.05, *** p<0.01.

35 Le sondage comporte une question qui demande aux répondants d’indiquer leur vote. Nous classifions leurs réponses en fonction des trois camps politiques dominants : pro- gouvernement, pan-démocrate et localiste. Pour une classification détaillée, voir les annexes. Nous définissons une variable catégorielle, Vote, pour désigner les choix de vote des répondants et pour laquelle nous attribuons la valeur « 1 » pour le vote localiste, la valeur « 2 » pour le vote pan-démocrate et la valeur « 3 » pour le vote pro- gouvernement.

36 La variable indépendante clé est la propriété d’un logement, se définissant d’après la question : « Possédez-vous, entièrement ou partiellement, une propriété à Hong Kong ? ». La valeur « 1 » est attribuée à la variable muette Propriété si le sondé répond « oui », « 0 » dans le cas de la réponse « non ». Une autre variable indépendante d’intérêt est Revenu. Le sondage demande aux répondants d’indiquer le revenu de leur ménage en choisissant parmi huit groupes11.

37 Pour réduire le biais lié à l’omission d’une variable, nous contrôlons diverses variables démographiques susceptibles d’être corrélées au résultat d’intérêt et/ou à la variable d’intérêt. En particulier, les jeunes hongkongais sont pris en étau entre l’augmentation des prix des actifs et la diminution du rendement de l’éducation. Leur insatisfaction vis- à-vis du statu quo est vraisemblablement élevée, étant donné qu’ils ne sont vraisemblablement pas propriétaires. Nous introduisons donc une variable de contrôle pour la jeunesse (Jeunes) pour chaque modalité12. Les autres variables de contrôle sont Femme, Marié(e), Éducation, et le fait d’être né à Hong Kong ou non (NaissanceHK). Le tableau 1 montre les statistiques sommaires de toutes les variables.

Résultats

38 Nous examinons premièrement l’effet de la propriété sur l’identification politique. Dans le tableau 2, nous rapportons les résultats de la régression MCO sur l’identification politique13. Les résultats sont similaires. Tout d’abord, considérons le camp localiste. Les propriétaires de logements ont moins tendance à soutenir le camp localiste que les

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personnes qui n’ont aucune propriété14. Au contraire, les propriétaires ont une affinité plus forte pour le camp pro-gouvernement15.

39 Qu’en est-il de l’affinité pour le camp de l’opposition traditionnelle (les pan- démocrates) ? Les résultats montrent que les propriétaires de logement n’ont pas de préférence évidente pour les pan-démocrates16. Pris collectivement, ces résultats confortent les hypothèses 1 et 2 selon lesquelles les propriétaires sont moins enclins à soutenir le camp localiste et plus susceptibles de préférer le camp pro-gouvernement que les non-propriétaires.

40 Si les propriétaires préfèrent le statu quo, il pourrait être prédit que les individus à revenu élevé ont également un biais similaire pour le statu quo. Ce n’est cependant pas le cas. En cohérence avec l’hypothèse 4, le revenu n’est pas un indicateur important de l’identification politique et n’a pas d’effet significatif sur les préférences politiques des individus17. Ce résultat n’est pas surprenant étant donné que de nombreux individus à revenu élevé ne parviennent pas à accéder à la propriété. La ligne de fracture politique essentielle réside dans les actifs plutôt que dans les revenus.

41 De plus, les résultats pour les modalités (3) et (6) montrent que les Jeunes préfèrent le camp localiste plus que tout autre groupe d’âge et ont une affinité plus faible pour le camp pro-gouvernement, ce qui indique que le camp localiste est bien plus populaire chez les jeunes adultes que ne l’est le camp pro-gouvernement18.

42 En ce qui concerne les autres variables de contrôle, nous ne décrivons que celles dont le coefficient est statistiquement significatif. Les répondants mariés tendent à préférer davantage le camp pro-gouvernement que le camp pan-démocrate. En accord avec les résultats de Wong, Lam et Ma (2016), les répondants nés à Hong Kong privilégient le camp pan-démocrate plutôt que le camp pro-gouvernement.

43 Le tableau 3 montre les résultats de la régression logistique multinomiale appliquée à la deuxième variable d’intérêt, la prise de décision électorale. Les résultats sont en grande partie similaires aux résultats de l’identification politique19.

Tableau 3 – Corrélats de la prise de décision électorale

Définition de Jeunes : (1) Jeunes < = 25 (2) Jeunes < = 30

Groupe témoin : Localiste Pan-démocrate Localiste Pan-démocrate

-0,710*** -0,555** -0,612** -0,554** Propriétaire (0,261) (0,246) (0,264) (0,249)

0,146** 0,050 0,139** 0,052 Revenu (0,067) (0,073) (0,066) (0,072)

1,297*** -0,173 1,361*** -0,056 Jeunes (0,258) (0,287) (0,226) (0,254)

0,450* 0,357 0,442* 0,355 Femme (0,246) (0,226) (0,245) (0,225)

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-0,630*** -0,837*** -0,465* -0,825*** Marié(e) (0,235) (0,262) (0,237) (0,272)

-0,011 -0,029 -0,036 -0,028 Éducation (0,048) (0,045) (0,048) (0,046)

0,356 0,585 0,371 0,586 NaissanceHK (0,401) (0,362) (0,398) (0,362)

-1,181** 0,052 -1,256** 0,024 Constante (0,564) (0,531) (0,556) (0,532)

Nombre 1 173 1 173 1 173 1 173 d’observations

Notes : Les estimations sont faites selon la méthode de régression logistique multinomiale. La variable dépendante est Vote. Le groupe de référence vote pour le camp pro-gouvernement (Vote =3). Les écarts types sont entre parenthèses. * p<0.1, ** p<0.05, *** p<0.01.

44 Comme attendu, la variable d’intérêt, Propriété, a un signe négatif dans la première colonne des modalités (1) et (2), indiquant que la probabilité pour un propriétaire de voter pour le camp localiste est significativement inférieure à la probabilité de voter pour le camp pro-gouvernement. De façon intéressante, Propriété a également un effet négatif et significatif sur le vote pour le camp de l’opposition traditionnelle, les pan- démocrates, même si Propriété n’est pas significativement corrélée à l’affinité pour les pan-démocrates comme le montre le tableau 2. Ce résultat pourrait s’expliquer par le vote stratégique mentionné plus haut. Certains non-propriétaires sympathisants du camp localiste préfèreront par exemple voter pour les pan-démocrates, dans l’espoir d’éviter l’élection du camp le moins apprécié, le camp pro-gouvernement. Les résultats du tableau 3 confortent l’hypothèse 3.

45 Le coefficient de régression de la variable Revenu est statistiquement différent de zéro dans les colonnes « localistes ». Ce résultat n’est pas cohérent avec l’hypothèse 5 qui prédit une faible corrélation entre revenu et prise de décision électorale. Il faut cependant noter que le coefficient est positif, indiquant que les individus à revenu élevé sont en effet plus enclins à voter pour le camp localiste que pour le camp pro- gouvernement. Ces résultats suggèrent que, si l’on maintient la variable propriété constante, les personnes à revenu élevé sont plutôt insatisfaites du statu quo. Une explication partielle pourrait être que les personnes à revenu élevé ont des attentes accrues en ce qui concerne leur pouvoir d’achat.

46 Lorsqu’ils éprouvent plus de difficultés à acheter une propriété, le décalage ressenti entre ces difficultés et leur statut social est vraisemblablement plus fort que chez des individus dont le revenu est plus modeste. Ces individus riches par le revenu, pauvres par les actifs forment ainsi un des groupes les plus insatisfaits. En somme, bien que les données ne confortent pas l’hypothèse 5, le coefficient positif et significatif de la variable revenu est cohérent avec notre assertion selon laquelle la propriété est responsable d’un important clivage politique à Hong Kong.

47 Les coefficients présentés dans le tableau 3 sont les logarithmes des odds ratios. Il serait plus aisé d’interpréter les effets de Propriété en convertissant les logarithmes en

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probabilités. La figure 2 montre comment Propriété influence la probabilité théorique de voter pour les différents camps politiques. Les deux graphiques à gauche de la figure 2 indiquent que la probabilité pour que les propriétaires votent pour l’opposition, qu’elle soit localiste ou non, est généralement plus faible que pour les non- propriétaires. Au contraire, la probabilité pour que ces premiers votent pour le camp progouvernement est nettement plus élevée que pour ces derniers.

48 Dans le cas des autres variables de contrôle, Jeunes est positivement et significativement corrélée au vote pour le camp localiste pour les deux modalités (1) et (2), ce qui suggère que la probabilité pour que les jeunes votent pour les localistes est significativement plus élevée que la probabilité de voter pour le camp pro- gouvernement. Les électrices et les votants aux revenus les plus élevés ont une probabilité plus forte de voter pour le camp localiste, alors que les répondants mariés ont moins tendance à voter pour le camp localiste et pour les pan-démocrates.

Figure 2 – Probabilités théoriques par vote en fonction de la propriété de logement

Source : Calculs des auteurs basés sur les données du HKES.

Conclusion

49 Les partis localistes représentent une force politique émergente au sein du paysage politique hongkongais. Dans cet article, nous présentons une explication politico- économique de la popularité croissante du localisme. Notre assertion est que des facteurs économiques d’échelles mondiale et régionale induisent une hausse importante des prix des actifs immobiliers à Hong Kong depuis le milieu des années 2000, avec de lourdes conséquences sur la redistribution des richesses. Les détenteurs d’actifs bénéficient énormément de cette hausse des prix tandis que ceux qui ne possèdent aucun actif ont beaucoup à perdre. Les premiers défendent un statu quo socio-économique qui provoque chez les derniers un sentiment de frustration et de désespoir. La divergence de leurs situations économiques se traduit alors par une divergence dans les préférences politiques. Alors que les propriétaires soutiennent les partis qui maintiennent le statu quo, les non-propriétaires se tournent vers ceux qui tentent de le subvertir.

50 Nous testons notre hypothèse au moyen de données recueillies par un sondage d’opinion réalisé à l’issue d’élections. En accord avec nos hypothèses, les données montrent que les propriétaires de logements n’apprécient pas les partis localistes et tendent à voter pour les partis pro-gouvernement. Ces résultats sont robustes lorsque nous utilisons des variables de contrôle comme le revenu ou l’éducation et différentes variables muettes pour les jeunes votants.

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51 Picketty (2014) fait observer que les inégalités de richesse au 21e siècle sont principalement provoquées par le gain en capital, immobilier ou boursier, et non par les revenus du travail. Ceci est encore plus prononcé dans des pays où les taux d’impositions et les dépenses gouvernementales pour les biens publics et la redistribution sont faibles (Albertus et Menaldo 2016). Hong Kong est une économie ouverte de petite taille, avec un niveau de taxe bas et une redistribution sociale relativement faible. Il n’est pas surprenant que les inégalités de richesse à Hong Kong figurent parmi les plus hautes du monde. Le développement récent de l’économie mondiale a aggravé la question des inégalités de richesse en tirant vers le haut les prix des actifs.

52 Vu sous cet angle, l’essor du localisme à Hong Kong n’est pas unique. Les mécanismes économiques sous-jacents sont au contraire généralement comparables à la montée du localisme de droite dans d’autres pays tels que les États-Unis où l’imposition et la redistribution sociale sont faibles. La thèse soutenue dans cet article vient compléter les explications existantes sur la progression du localisme à Hong Kong centrées presque exclusivement sur des facteurs ou des faits propres à Hong Kong.

Annexe

Classification des partis politiques/candidats par camps politiques lors des élections 2016 du Conseil législatif

Camp politique Partis politiques

Pan-démocrate Democratic Party

Pan-démocrate

Pan-démocrate Labor Party

Pan-démocrate League of Social Democrats (LSD)

Pan-démocrate

Pan-démocrate Hong Kong Association for Democracy and People’s Livelihood (ADPL)

Pan-démocrate Neighbourhood and Workers’ Service Centre

Pan-démocrate

Pro-gouvernement Democratic Alliance for the Betterment and Progress of Hong Kong (DAB)

Pro-gouvernement Hong Kong Federation of Trade Unions (FTU)

Pro-gouvernement New People’s Party

Pro-gouvernement Liberal Party

Pro-gouvernement Business and Professionals Alliance for Hong Kong (BPA)

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Localiste Civic Passion

Localiste Proletariat Political Institute

Localiste Youngspiration

Localiste Demosisto

Localiste Local Power

Localiste Democracy Groundwork

Localiste Pioneer of Victoria Park

Localiste Hong Kong Localism Power

Localiste Kowloon East Community

Localiste Chu Hoi-dick Eddie

Localiste Wong Sum-yu

Localiste Chui Chi-kin

Note : La liste exclut les partis politiques ou les candidats interdits d’élections.

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NOTES

1. Le terme d’« hégémonie de l’immobilier » est apparu aux alentours de 2010. Il est le reflet de l’opinion largement répandue selon laquelle le gouvernement serait sous le contrôle d’intérêts financiers, en particulier ceux du secteur immobilier. 2. Avant le transfert de souveraineté, Pékin a promis de gouverner Hong Kong d’après le principe « un pays, deux systèmes » qui permet à Hong Kong de conserver ses propres institutions politiques, son économie de marché et ses libertés publiques. 3. En comparaison des partis de bords extrêmes et des militants du localisme, les partis d’opposition traditionnels comme le Parti démocrate et le Parti civique sont davantage en faveur d’un changement pacifique et ordonné du système politique. L’approche modérée de la lutte pour

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la démocratie des pan-démocrates est souvent décrite comme inefficace et biaisée vers le statu quo. 4. Lau Stuart et al., « Mongkok Riot: How Hong Kong’s First Night in the Year of the Monkey Descended into Mayhem », South China Morning Post, 10 février 2016, https://www.scmp.com/ news/hong-kong/article/1911341/mong-kok-riot-how-hong-kongs-first-night-year-monkey- descended-mayhem (consulté le 30 août 2018). 5. Depuis le transfert de souveraineté, l’opposition a utilisé à répétition le mot d’ordre de transition démocratique pour mobiliser l’opinion lors des manifestations de rue et dans les urnes. La transition démocratique n’étant toujours pas en vue, ce mot de ralliement a perdu de son aura auprès des citoyens, ce qui peut expliquer l’émergence de la « lassitude transitionnelle ». Un exemple significatif est le rassemblement du 1er juillet, cortège annuel d’opposition au gouvernement. La participation a grandement diminué depuis le Mouvement des parapluies. HKUPOP, « 七一遊行點算計劃 » (Qi yi youxing renshu diansuan jihua, Projet de comptage de la participation au rassemblement du 1er juillet), HKU POP SITE, 1er juillet 2018, https://www.hkupop.hku.hk/english/features/july1/index.html (consulté le 25 août 2018). 6. Par exemple, les stratégies d’opposition et les positions politiques de Neo Democrats, un parti politique localiste issu du Parti démocratique, de Hong Kong Indigenous et de Youngspiration, sont largement différentes de celles défendues par les pan-démocrates. 7. Certains soutiennent que l’État a en substance sciemment planifié un modèle de croissance fondé sur la finance (Ip 2017) qui a engendré une économie basée sur le foncier (Wong 2015a). 8. Wong (2012) montre de façon empirique que de nombreuses entreprises cotées à la bourse de Hong Kong (Hong Kong Stock Exchange) ont à leur tête des directeurs ou des actionnaires majoritaires qui siègent au Comité électoral, une institution de cooptation façonnée par Pékin. 9. « 票站調查配票選民答相反意向 » (Piaozhan diaocha you peipiao, xuanmin da xiangfan yixiang, Des votants inquiets du vote tactique mené par le camp pro-gouvernemental dissimulent leurs préférences lors d’un sondage de sortie des urnes), Ming Pao Daily, 23 novembre 2015, https:// news.mingpao.com/pns/dailynews/web_tc/article/20151123/s00001/1448218650384 (consulté le 27 février 2018). 10. C’est également la démarche de la campagne de coordination des votes « Thunder Go » qui a demandé aux votants d’attendre les résultats de leur dernier sondage, parus le soir même de l’élection, avant le déplacement vers les bureaux de vote. 11. Les huit groupes sont (1) 9 999 HKD ou moins ; (2) 10 000 – 19 999 HKD ; (3) 20 000 – 29 999 HKD ; (4) 30 000 – 39 999 HKD ; (5) 40 000 – 49 999 HKD ; (6) 50 000 – 59 999 HKD ; (7) 60 000 – 79 999 HKD ; (8) 80 000 HKD ou plus. 12. Pour assurer que les résultats empiriques soient robustes vis-à-vis du seuil d’âge pour les jeunes, nous définissons une variable muette Jeune25 à laquelle nous attribuons la valeur « 1 » si le répondant est âgé de 25 ans ou moins ou « 0 » autrement, nous utilisons également une autre variable muette Jeune30 à laquelle nous attribuons la valeur « 1 » si le répondant est âgé de 30 ans ou « 0 » autrement. 13. Une variable muette Jeune25 est incluse dans les modalités (1) à (3) ; et un seuil différent Jeune30 est utilisé dans les modalités (4) à (6). 14. La variable d’intérêt, Propriété, a un signe négatif pour AimeLocal, comme il peut être observé dans les modalités (3) et (6). 15. Le coefficient de corrélation de la variable Propriété est positif et significatif dans les modalités (2) et (5). 16. Les modalités (1) et (4) montrent que la variable d’intérêt Propriété n’est pas significativement corrélée à la variable dépendante AimePanDémo. 17. Le coefficient sur Revenu n’est statistiquement pas différent de zéro quelle que soit la modalité prise en compte.

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18. La variable Jeunes, que le seuil soit fixé à 25 ou 30 ans, est positivement et significativement corrélée à AimeLocal pour les modalités (3) et (6). Jeunes est négativement et significativement corrélée à AimeProGouv. 19. La différence entre les modalités (1) et (2) tient au fait que la première se base sur le seuil de 25 ans pour la variable Jeunes, et la deuxième sur le seuil de 30 ans. Pour ces deux modalités, le groupe de référence est le vote pro-gouvernement (Vote =3). Les coefficients de la première colonne de chaque modalité sont les logarithmes de l’odds ratio de voter localiste versus voter progouvernement, ceux de la deuxième colonne sont les logarithmes de l’odds ratio de voter pan- démocrate versus voter pro-gouvernement.

RÉSUMÉS

Les partis localistes deviennent une force émergente dans le paysage politique hongkongais. Quelles sont les causes de l’essor du localisme au sein du territoire ? Les études existantes s’attachent à en analyser les facteurs culturels et sociaux. Dans cet article, nous proposons une explication politico-économique : des facteurs économiques régionaux et internationaux sont responsables du boom immobilier à Hong Kong depuis le milieu des années 2000 avec d’importantes conséquences sur le plan de la redistribution des richesses. Alors que les propriétaires de logement bénéficient largement de l’envolée des prix de l’immobilier, les non- propriétaires ont eux beaucoup perdu. Leurs intérêts économiques divergents se traduisent alors en orientations politiques distinctes ; les propriétaires soutiennent les partis qui défendent le statu quo, tandis que les non-propriétaires s’orientent vers ceux qui le remettent en question. Grâce aux données récemment disponibles d’un sondage d’opinion, nous apportons les premiers résultats pour soutenir notre thèse. Plus précisément, les propriétaires de logement sont moins susceptibles de s’identifier aux partis localistes et tendent à voter pour les partis pro- gouvernement. Cependant, les personnes à haut revenu tendent plutôt à voter pour les partis localistes.

Localist parties have become an emerging force in Hong Kong’s political landscape. What has caused the rise of localism in the city? Extant studies focus on cultural and social factors. In this article, we propose a political economy explanation: global and regional economic factors have caused a housing boom in Hong Kong since the mid-2000s and produced impactful redistributive consequences. While homeowners benefit tremendously from the hike in asset prices, non- homeowners stand to lose. Their divergent economic interests then translate into political preferences; homeowners support political parties that favour the status quo, while non- homeowners tend to support those that challenge it. Using a newly available public opinion survey, we find preliminary evidence in support of our argument. In particular, homeowners are less likely to identify with localist parties and tend to vote for pro-establishment ones. High- income earners, however, are more likely to vote for localist parties.

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INDEX

Mots-clés : localisme, inégalités de richesse, propriété immobilière, élections à Hong Kong, identification politique, orientation du vote Keywords : localism, wealth inequality, home ownership, Hong Kong elections, political identification, vote choice

AUTEURS

STAN HOK-WUI WONG Stan Hok-Wui Wong est maître de conférences au Département des sciences sociales appliquées de l’Université polytechnique de Hong Kong. HJ402, Department of Applied Social Sciences, The Hong Kong Polytechnic University, Hung Hom, Kowloon, Hong Kong (shw.wong[at]polyu.edu.hk).

KIN MAN WAN Kin Man Wan est doctorant au Département gouvernement et administration publique de l’Université chinoise de Hong Kong. Third Floor, T.C. Cheng Building, United College, Shatin, New Territories, Hong Kong (kmwan[at]link.cuhk.edu.hk).

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Désarticulation entre les valeurs civiques et le nationalisme Cartographie du nationalisme d’État chinois après la rétrocession de Hong Kong Disarticulation between Civic Values and Nationalism: Mapping Chinese State Nationalism in Post-handover Hong Kong

Chi Kit Chan et Anthony Ying Him Fung Traduction : Cécile Boussin

NOTE DE L’ÉDITEUR

Article reçu le 13 avril 2018. Accepté le 27 juillet 2018. Lire la version anglaise : https://journals.openedition.org/chinaperspectives/8106

Introduction

1 Alors que deux décennies se sont écoulées depuis la rétrocession de Hong Kong, la Chine continue de se démener autour de son projet de renforcer l’identité nationale dans la ville. Le rétablissement de la souveraineté chinoise sur cette ancienne colonie britannique ne favorise pas le développement sans heurt d’un fervent nationalisme d’État chinois à Hong Kong, lequel fait référence aux sentiments d’appartenance nationale et patriotique envers l’État chinois. Tandis que la Chine exerce des pressions pour s’assurer à Hong Kong d’une loyauté envers la nation ainsi que d’un sentiment de fierté nationale chinois par le truchement d’une éducation patriotique (Tse 2014) et d’une propagande politique (Chan et Chan 2014), la société civile locale est confrontée à une multiplication de conflits opposant la Chine et Hong Kong en matière de réforme politique, d’intégration socio-économique et de tension culturelle (Chan 2014).Ces conflits se sont même durcis, alimentant des discours sur le localisme et le sous- nationalisme de Hong Kong, voire son indépendance, ce qui fait échec à l’influence et

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aux efforts de la Chine relatifs à la démocratisation et aux libertés publiques de l’ancienne colonie (Chan 2017 ; Fong 2017). Dans cet article, nous nous efforcerons de répondre aux interrogations suivantes : pourquoi le nationalisme d’État chinois est-il encore un « projet inachevé » à Hong Kong ? Quels sont les facteurs qui lui font obstacle ? Quelle est la dynamique qui sous-tend les controverses portant sur le nationalisme chinois dans le Hong Kong de l’après-rétrocession ?

2 Nous aborderons ces questions en prenant comme base le dialogue ethno-civique du nationalisme. Les résultats des enquêtes sur l’identité hongkongaise menées entre 2010 et 2016 montrent que le nationalisme d’État chinois repose principalement sur la fierté de la population à l’égard des symboles ethniques chinois qui sont emblématiques des liens culturels et linguistiques avec la mère patrie chinoise. Les valeurs civiques – désignant le degré de liberté dont s’enorgueillit la population de l’ancienne colonie – auxquelles les Hongkongais accordent beaucoup d’importance, ne contribuent cependant pas à susciter leur fierté à l’égard des symboles de l’État chinois. La désarticulation des valeurs civiques se mue ainsi en une vive controverse qui sert principalement à synthétiser les contentieux dans les conflits opposant la Chine et Hong Kong dans le cadre du renforcement du nationalisme d’État dans la ville par la Chine. Néanmoins, les résultats indiquent également que la perception positive des symboles culturels et des valeurs civiques de Hong Kong n’entraîne pas directement ou nécessairement une résistance au nationalisme d’État chinois. Les données recueillies révèlent en outre qu’en dépit de l’émergence du localisme et du sous-nationalisme à Hong Kong, il est probable que ces valeurs et symboles deviennent des discours dominants auprès des résidents hongkongais.

3 En résumé, cet article illustre de façon empirique les limites du nationalisme d’État reposant en grande partie sur le pouvoir d’attraction ethnique, mais peu sur l’expression des valeurs civiques. Nous affirmons également que l’attachement de la population de Hong Kong aux symboles locaux tels que le dialecte cantonais local, et l’importance accordée aux valeurs civiques telles que la liberté et les droits de l’homme n’ont pas pour effet direct une résistance au nationalisme d’État chinois. Toutefois, compte tenu du durcissement de la position chinoise sur le nationalisme d’État et de son action politique, lesquels provoquent l’inquiétude des citoyens en matière de valeurs civiques et de culture locale, nous devons être attentifs aux conflits culturels sino-hongkongais à venir et aux conséquences qui en résulteront pour le nationalisme d’État chinois.

4 D’un point de vue conceptuel, le nationalisme d’État chinois après la rétrocession de Hong Kong fournit une étude de cas qui réexamine le dialogue ethno-civique du nationalisme. Elle montre de quelle manière la force d’attraction ethnique du nationalisme porte ses fruits dans une ville extrêmement modernisée avec des valeurs civiques bien ancrées, et illustre l’incohérence fondamentale, sinon la contradiction, entre le pouvoir d’attraction ethnique de la nation chinoise et les valeurs civiques des droits de l’homme et des libertés. Une telle tension ethno-civique engendrera vraisemblablement des incertitudes quant au projet chinois de renforcer l’identité nationale de la Chine à Hong Kong. Le nationalisme d’État chinois à Hong Kong constitue donc une étude de cas empirique pour examiner les interrogations soulevées par les travaux de recherche sur le processus de formation du nationalisme et des identités nationales.

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Nationalisme : un dialogue ethno-civique

5 La compréhension du nationalisme, de la nationalisation et de l’identité nationale est une construction complexe qui chevauche les études culturelles (Cultural Studies), les sciences politiques, la philosophie, la sociologie, la psychologie, l’histoire et diverses théories de la modernisation. Plus simplement, l’aspiration culturelle à un sentiment imaginaire d’appartenance à une nation désigne le nationalisme – terme associé à la nationalisation – dont les implications pour le positionnement culturel et les pratiques y afférant peuvent être considérées comme l’identité nationale de la population. Le dialogue universitaire dont la réflexion porte sur ces notions a révélé les implications politiques concrètes et majeures relatives aux mouvements nationalistes : la dislocation des empires multinationaux et coloniaux, l’unification et l’expansion au niveau national, voire le rétablissement d’anciens États (Geller 1983 ; Nairn 1977). Le nationalisme est donc d’une importance considérable quant à la restauration de l’autorité d’une nation basée sur des mesures visant à transformer la société, lesquelles sont inextricablement liées à la mise en place ou au remplacement des régimes au pouvoir et à leur légitimité politique.

6 Le développement du nationalisme est étroitement lié à la progression de l’idée de l’État-nation depuis le mouvement des Lumières. Les théories et études modernistes démontrent que les changements politiques, socio-économiques et culturels, dont les forces modernisatrices sont à l’origine, ont établi les bases de la construction des États- nations, et ont ouvert la voie à la propagation des idées nationalistes et à la perturbation de l’ordre social traditionnel, y compris le capitalisme industriel, l’éducation publique, le processus de bureaucratisation et la réflexion kantienne sur l’autodétermination initiée par la philosophie des Lumières (Smith 2010 : 49-53). L’approche moderniste attribue le nationalisme à l’éducation à la citoyenneté, aux droits des citoyens et au code civil qui sont à l’origine d’une nation exerçant une souveraineté politique et territoriale qui lui est propre (Geller 1983). En bref, les modernistes appréhendent le nationalisme comme un processus constructionniste qui exprime le sens de la solidarité à travers la participation citoyenne et les valeurs y afférant (Smith 1996). Le nationalisme est de facto une contingence historique compte tenu de l’émergence d’une citoyenneté, des valeurs et droits civiques et des États- nations depuis le siècle des Lumières. Toutefois, le discours moderniste ne donne guère d’explication sur l’existence de nations prémodernes et sur la forte empathie et l’émotion particulière provoquées par le nationalisme. À cet égard, l’approche primordialiste offre un récit différent à propos de la montée du nationalisme : la solidarité est fondée sur les liens du sang ou sur une origine biologique commune, ou sur la gloire et les totems nationaux qui sont inscrits dans des origines culturelles et historiques communes (Smith 2010 : 55-60). Ces symboles ethniques contiennent de profondes significations culturelles et historiques et sont érigés en tant que tels du fait d’un sentiment d’angoisse face à la domination étrangère et autres partisans du nationalisme (Naire 1997). La réflexion académique susmentionnée sur l’imaginaire national, ses sources, sa légitimité politique et ses conséquences sociales sont dès lors conceptualisées en tant qu’expression du nationalisme ethno-civique.

7 Tout en amorçant un dialogue sur le nationalisme civique (renforcement de l’identité nationale grâce à la citoyenneté, les droits et les valeurs civiques) et le nationalisme ethnique (ferveur nationaliste s’articulant autour de gloires historiques, des liens du

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sang et de l’origine biologique), les théories moderniste et primordialiste abordées ci- dessus démêlent un certain nombre d’impulsions sociales vitales. Ces impulsions facilitent les moyens de pression étatiques pour renforcer l’identité nationale, à savoir la ligne idéologique des systèmes éducatifs, la structure administrative de gestion urbaine et de régulation démographique, le dispositif économique de la fiscalité, et la construction des mythes nationaux, des origines biologiques, des gloires historiques et des totems. À des degrés divers que détermine un contexte spécifique, ces appareils de l’État moderne et cette approche primordialiste posent des jalons pour les projets de restauration de l’autorité des États initiés par des manœuvres étatiques .Outre la construction étatique du statut de nation, le sentiment d’identité nationale résulte également de l’expérience vécue au niveau de la base, qualifiée d’ethno-symbolisme, et réaffirme les effets discrets mais persistants des pratiques de la vie quotidienne sur la formation de la conscience nationale. Michael Billig souligne l’importance de la reproduction culturelle en tant qu’illustration d’un « nationalisme banal » à travers lequel la population intériorise la conscience et l’identité nationales : les pratiques culturelles consistant à faire flotter le drapeau national sur les bâtiments publics ou parler une langue donnée en sont des exemples typiques (Billig 1995). Benedict Anderson a, quant à lui, démontré comment le changement de paradigme de l’usage linguistique dû à l’essor du capitalisme d’imprimerie et la formation de communautés culturelles résultant du nationalisme linguistique d’origine populaire se sont conjugués pour donner naissance à un sentiment national lorsqu’il a exposé sa théorie d’une « communauté imaginée » (Anderson 1983). La construction étatique du statut de nation et les pratiques culturelles quotidiennes de la population sont par conséquent des éléments déterminants du dialogue ethno-civique du nationalisme.

Le nationalisme chinois à Hong Kong

8 Le dialogue ethno-civique de la restauration de l’autorité de l’État chinois se manifeste dans l’évolution du nationalisme chinois à Hong Kong. Alors que Hong Kong était encore une colonie britannique, le nationalisme chinois démontrait un fort pouvoir d’attraction ethnique, célébrait la gloire historique de la nation chinoise, et mettait en évidence la résistance culturelle à l’égard de la domination coloniale de l’« Occident ». Malgré la séparation constitutionnelle entre Hong Kong et la Chine durant la période coloniale, la société hongkongaise ne fut pas indifférente à diverses mobilisations politiques ou étatiques au nom du nationalisme chinois et de son histoire ethnique. Hong Kong fut une importante base de collecte de fonds et un lieu de refuge pour les dissidents chinois et les réfugiés politiques qui ont livré bataille contre la cour impériale des Qing dans le but de rétablir un régime Han en Chine (Tsang 2007 : 73-83). En 1925, poussés par un fervent nationalisme chinois et en raison des conflits sociaux entre les ouvriers chinois et les troupes britanniques à Shanghai, des ouvriers chinois de Hong Kong se sont joints en masse à la grève Canton-Hong Kong qui ébranla les autorités coloniales, les élites du milieu des affaires et la société en général (Tsang 2007 : 84-101). Par ailleurs, l’histoire mouvementée bien connue du nationalisme chinois s’étendant à Hong Kong provoqua les émeutes de 1967.Sous l’impulsion de partisans maoïstes soutenant la Révolution culturelle en Chine communiste (1966-1976) et discréditant le Hong Kong colonial qu’ils considéraient assujetti par le colonialisme occidental, Hong Kong traversa une période de tensions sociales où régnait la confusion et la menace écrasante et constante de se voir reconquis par son voisin communiste ;

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l’épisode a finalement pris fin grâce à une approche modérée du régime de Mao et à la répression sévère exercée par le régime colonial de Hong Kong à l’encontre des maoïstes (Yep 2009). Encore sous mandat britannique, Hong Kong continua d’encourager le nationalisme chinois et son identité ethnique : en témoignent des exemples notables tels que les protestations contre les litiges territoriaux entre le Japon et la Chine au sujet des îles « Diaoyu » et le mouvement visant à reconnaître le chinois comme langue officielle à Hong Kong, qui évoquent fréquemment le folklore chinois et l’ethos ethnoculturel d’une sorte de mouvement pan-chinois (Vickers et Kan 2003).

9 La force d’attraction ethnique du nationalisme chinois se heurte cependant à une identité hongkongaise de plus en plus marquée depuis la fin de la période coloniale. Le désir de Hong Kong de renforcer son sentiment d’appartenance à son propre territoire et de préserver un certain mode de vie a favorisé une identité culturelle distincte lorsque le Hong Kong encore sous mandat britannique a connu les premiers signes de reprise économique et que le fossé s’est élargi entre son niveau de vie et celui de la Chine continentale (Mathews, Lui et Ma 2008). Plus important encore, l’identité de Hong Kong a progressivement mis en évidence des valeurs civiques qui transcendèrent le pouvoir d’attraction ethnique du nationalisme chinois. La tendance du discours politique à Hong Kong avait évolué vers une position plus progressiste, favorisant la démocratisation et l’exercice des libertés depuis la réforme constitutionnelle de la fin de la période coloniale, ce qui permit au régime britannique d’introduire des sièges directement élus à l’assemblée législative (Ku 1999 : 92-198). La volonté de mener des réformes institutionnelles en faveur de la démocratisation, des libertés civiques et de l’expansion de la sphère politique n’a pas faibli dans les années qui ont suivi la rétrocession (Ma 2007 : 94-134). Toutefois, face aux irrépressibles aspirations sociales pour la démocratisation et les libertés civiques, la Chine s’est vue globalement représentée comme la principale puissance politique ayant empêché Hong Kong de poursuivre la démocratisation de sa structure constitutionnelle et de permettre l’exercice des droits civiques. Les cartes maîtresses de la Chine sont les groupes locaux pro-chinois, les chefs d’entreprise et les dirigeants industriels qui se sont dressés contre les démocrates locaux, ainsi que les magnats qui, rachetant les médias de Hong Kong, sont en mesure d’exercer une influence sur le point de vue des citoyens de Hong Kong (Fong 2014 ; The Hong Kong Journalists Association2014). Malgré la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997, la montée en puissance de la Chine sur le plan géopolitique depuis les années 1990 et le renforcement de l’interaction économique et sociale entre Hong Kong et la Chine dans les années qui ont suivi la rétrocession, la notion d’identité hongkongaise oppose toujours une résistance culturelle à un régime chinois menaçant (Fung 2001, 2007).

10 Outre les valeurs civiques forgées par l’identité de Hong Kong, la force d’attraction ethnique du nationalisme chinois suscite également des controverses à Hong Kong en raison de la (fausse) perception confuse ou ambivalente qui anime la population locale à l’endroit des Chinois du continent. De fait, compte tenu du rythme de modernisation différent et des divergences en matière de valeurs civiques, la prise en considération des ressortissants chinois par les Hongkongais ne signifie pas nécessairement que ces derniers accepteront les immigrés et les touristes provenant de Chine continentale. Le statut des Chinois du continent a évolué tout au long de la formation de l’identité des Hongkongais : tantôt assimilés à un « autre culturel », tantôt associés à l’affiliation

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culturelle avec le nationalisme chinois (Lau 1997 ; Ma et Fung 2007). Le paradoxe de cette politique identitaire se manifeste pleinement dans les conflits liés aux droits de séjour des Chinois du continent à Hong Kong lorsque l’opinion publique locale réclame une limitation de l’accès à la citoyenneté hongkongaise et un contrôle aux frontières de la ville plus strict afin d’éviter de partager les ressources sociales avec la population de Chine continentale (Ku et Pun 2004). Des enquêtes menées antérieurement ont révélé que les résidents de Hong Kong pensent que les Chinois du continent s’intéressent moins aux enjeux politiques et font peu de cas des vertus civiques (Ma et Fung 1999). Les conséquences socio-économiques imprévues résultant des interactions transfrontalières entre la Chine et Hong Kong telles que l’arrivée en plus grand nombre de touristes chinois et l’afflux de capitaux chinois pour les biens et services durant les années de l’après-rétrocession, ont augmenté davantage encore la résistance culturelle des habitants de Hong Kong vis-à-vis de la Chine continentale et de l’identité chinoise (Chan 2017).

Réexaminer le nationalisme d’État chinois

11 En bref, le nationalisme chinois de Hong Kong mise sur ses liens ethniques avec la nation chinoise et les liens historiques qui l’unissent à la Chine et se montre moins sensible aux valeurs civiques des droits et libertés politiques enracinées dans l’identité hongkongaise. Cette incongruité culturelle a été plus clairement mise en évidence lors de la manipulation étatique du nationalisme chinois durant les années qui ont suivi la rétrocession. Le nationalisme chinois s’est révélé un moyen politique pragmatique pour l’État chinois d’appeler à l’unité nationale, d’affirmer la légitimité du pouvoir et requérir que l’on se mette au service de la grandeur nationale (Zhao 1997). L’inadéquation entre les valeurs des libertés civiles et les sirènes nationalistes pour l’allégeance politique à un certain État chinois ouvre la voie à une dynamique conflictuelle entre le nationalisme chinois et l’identité hongkongaise. Ces luttes discursives et ces contestations politiques se manifestent nettement dans la mise en place de cours d’éducation patriotique à Hong Kong. Si les gouvernements chinois et hongkongais tentent d’élaborer un nationalisme chinois qui suscite la compréhension et l’affection de la République populaire de Chine (RPC) dans le programme scolaire de Hong Kong, ce projet de renationalisation rencontre une résistance tenace dans la société civile et donne lieu au renforcement de la citoyenneté hongkongaise alternative qui accorde de l’importance à la citoyenneté mondiale et aux libertés du citoyen (Tse 2011). Un autre exemple concerne la controverse politique sur le processus de démocratisation de l’élection du chef de l’exécutif : lorsque la Chine réitéra son souhait selon lequel seuls ceux qui se montraient loyaux envers la RPC pourraient gouverner Hong Kong, l’opinion publique locale a réagi en donnant une interprétation libérale de l’allégeance à l’État (Chan et Chan 2014). La manipulation étatique du nationalisme chinois a démontré une tendance à la centralisation du pouvoir qui porte atteinte à l’autonomie locale de Hong Kong en ayant un effet dissuasif sur la démocratisation, l’exercice des libertés et le respect des protocoles internationaux (Fong 2017).En d’autres termes, la force d’attraction ethnique du nationalisme chinois s’est transformée en un nationalisme d’État chinois qui cherche à obtenir que la population hongkongaise fasse acte d’allégeance au régime chinois.

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12 L’histoire du nationalisme d’État chinois à Hong Kong est par conséquent une étude de cas susceptible de fournir un compte-rendu empirique pour illustrer le dialogue ethno- civique du nationalisme en soulevant les interrogations suivantes relevant de travaux de recherche : • Dans quelle mesure la Chine a-t-elle réussi à promouvoir le nationalisme d’État chinois à Hong Kong après la rétrocession ? • Dans quelle mesure le nationalisme d’État chinois est-il compatible avec les valeurs civiques de Hong Kong mises en avant depuis la rétrocession ? • Dans quelle mesure le nationalisme d’État chinois est-il compatible avec l’identité de Hong Kong ?

13 Nous nous interrogerons donc sur la compatibilité entre le nationalisme d’État chinois et l’identité hongkongaise, notamment pour déterminer si l’allégeance au régime chinois pourrait inclure les valeurs civiles de Hong Kong. En se fondant sur les enquêtes menées sur l’identité de Hong Kong entre 2010 et 2016, nous examinerons dans les parties suivantes de cet article les corrélations entre le nationalisme d’État chinois, les valeurs civiques de Hong Kong, les symboles culturels représentant l’identité hongkongaise et le pouvoir d’attraction ethnique de la nation chinoise. Nous discuterons de la juxtaposition des valeurs civiques de Hong Kong et de la force d’attraction ethnique de la nation chinoise dans la formation du nationalisme d’État chinois à Hong Kong, et de son implication dans le dialogue ethnocivique du nationalisme. Et, plus précisément, nous nous demanderons si les valeurs civiques de Hong Kong sont contradictoires avec la montée du nationalisme d’État chinois depuis la rétrocession de Hong Kong, et si oui, jusqu’à quel point.

Méthodes de recherche

14 Afin de circonscrire la formation du nationalisme d’État chinois et son interaction avec les valeurs civiques de Hong Kong et l’identité hongkongaise, nous analyserons méthodiquement les résultats des enquêtes sur l’identité menées à Hong Kong de 2010 à 2016. Les enquêtes de suivi ont été conduites au moyen d’entrevues téléphoniques assistées par ordinateur (ETAO) auprès d’un échantillon représentatif de la population de Hong Kong. Sur le principe de la déclaration spontanée, il a été demandé aux personnes interrogées de répondre aux questions des enquêtes portant sur leur identité culturelle, leur appartenance culturelle à Hong Kong et à la Chine, leur lien avec la Chine continentale et sur leur perception de la culture en Chine continentale. Ces études ont toutes été effectuées en octobre afin d’éviter les variations saisonnières, le cas échéant. Au total, quatre études ont été menées entre 2010 et 2016. Ces enquêtes ETAO concernent les résidents de Hong Kong parlant cantonais et âgés de 18 ans et plus1. Les personnes interrogées ont été sélectionnées au hasard dans l’annuaire de Hong Kong, et la méthode du « prochain anniversaire » a été appliquée si plusieurs membres du ménage tiré au sort étaient éligibles pour l’entretien. Les taux de réponse des six enquêtes se sont échelonnés de 35 % à 65 %2, avec une marge d’erreur d’échantillonnage acceptable (+/- 3,1 % à +/- 3,5 %). Nous avons obtenu au total 937 échantillons en 2010, 816 en 2012, 797 en 2014 et 797 en 2016.

15 Nous avons réordonné les résultats de l’enquête en établissant les variables clés suivantes : • Nationalisme d’État chinois

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16 Trois questions, auxquelles les personnes interrogées devaient attribuer une note de 1 à 5 (1 = tout à fait en désaccord, 5 = tout à fait d’accord), ont servi d’indicateurs pour évaluer le nationalisme d’État chinois : la fierté à l’égard du drapeau national chinois, de l’hymne national chinois et de l’armée chinoise (l’Armée populaire de libération, APL). Le drapeau national, l’hymne et la présence militaire sont les symboles culturels les plus communs incarnant l’allégeance politique de la population et sa loyauté envers l’État. La fierté à l’égard de ces symboles étatiques témoigne de l’existence du nationalisme d’État chinois à Hong Kong. • Perception des droits civiques à Hong Kong

17 Nous avons sélectionné quatre questions, en utilisant la même échelle d’évaluation (1 = tout à fait en désaccord, 5 = tout à fait d’accord), comme indicateurs déterminant l’importance accordée par les habitants de Hong Kong aux droits civiques dans leur ville :« Les Hongkongais sont-ils attachés à la liberté de la presse ? », « Les Hongkongais sont-ils attachés à la liberté d’expression ? », « Les Hongkongais sont-ils attachés à l’égalité des chances ? » et « Les Hongkongais sont-ils attachés à la vie privée ? ». La liberté et les droits civiques susmentionnés démontrent l’importance des libertés civiles et des droits de l’homme ancrés dans la vie citoyenne de Hong Kong depuis plusieurs décennies avant la fin de la période coloniale. • Perception des vertus civiques à Hong Kong

18 En recourant à la même échelle d’évaluation (1 = tout à fait en désaccord, 5 = tout à fait d’accord), quatre questions ont été choisies comme indicateurs déterminant l’importance accordée par les habitants de Hong Kong à leurs vertus civiques : « Les Hongkongais sont-ils amicaux ? », « les Hongkongais font-ils preuve d’autodiscipline ? », « les Hongkongais sont-ils altruistes ? » et « les Hongkongais exercent-ils un sens critique ? ». Comme l’illustre la littérature mobilisée dans cet article, la formation de l’identité de Hong Kong met en évidence le décalage entre les vertus civiques des Hongkongais et celles des Chinois du continent. Ces questions sont indicatives des vertus civiques telles qu’elles sont perçues par la population hongkongaise. • Symboles de Hong Kong

19 Afin d’interroger la population sur sa fierté culturelle à l’égard de l’identité hongkongaise, nous avons retenu trois symboles culturels représentant Hong Kong : la baie Victoria (haut lieu touristique de l’ancienne colonie), le cantonais (dialecte local parlé à Hong Kong) et la veillée aux chandelles en souvenir de la répression du 4 juin (rituel annuel qui a lieu à Hong Kong en commémoration des événements de la place Tian’anmen à Pékin en 1989). Les personnes interrogées étaient invitées à leur attribuer une note sur une échelle de 1 à 5 (1 = tout à fait en désaccord, 5 = tout à fait d’accord) afin d’exprimer ou non leur fierté pour ces symboles. Il ressort que la baie Victoria suscite un sentiment général d’appartenance à la ville et que le cantonais définit l’identité de Hong Kong en ce qu’il distingue la langue parlée dans cette ville de la langue officielle en Chine, le putonghua. Quant à la veillée aux chandelles en souvenir de la répression du 4 juin, elle reste inscrite dans la mémoire collective de l’identité de Hong Kong (Chan et Lee 2010). Hong Kong étant l’unique lieu sous régime chinois qui autorise le deuil public des victimes du massacre de Tian’anmen de 1989, cette veillée aux chandelles incarne un symbole culturel fort de Hong Kong. • Symboles chinois

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20 La littérature mobilisée dans cet article met en lumière l’importance du pouvoir d’attraction ethnique dans la construction du nationalisme à Hong Kong, aussi, nous avons décidé de nous focaliser sur deux items des données de l’enquête : la fierté culturelle à l’égard de la Grande muraille de Chine et du putonghua. La Grande muraille, l’une des sept merveilles du monde, symbolise l’histoire chinoise tandis que le putonghua est la langue officielle nationale de la Chine. Ces deux symboles représentent un lien affectif et ethnique avec la nation chinoise. • Expérience des Hongkongais en Chine continentale

21 Des recherches antérieures ont mis en évidence que les Hongkongais qui se sont déplacés le plus en Chine continentale et y ont tissé des liens manifestent une plus grande compréhension pour le nationalisme chinois (Ma, Fung et Lam 2011). Nous avons donc établi un indice exprimant l’expérience des relations avec le continent des personnes interrogées, et élaboré trois questions : « À quelle fréquence voyagez-vous en Chine continentale ? » (1 = une fois par mois ou plus fréquemment, 0 = moins d’une fois par mois), « Avez-vous des relations avec des parents, des camarades de classe et/ ou des collègues chinois ? » (1 = Oui, 2 = Non) et « Avez-vous vécu en Chine continentale un an ou plus ? » (1 = Oui, 2 = Non). Les scores ont été additionnés pour obtenir un score pour chaque personne interrogée et un indice « expérience des Hongkongais en Chine continentale » a été créé.

Résultats

Tableau 1 – Nationalisme d’État chinois, perception des droits et des vertus civiques, fierté à l’égard des symboles de Hong Kong, fierté à l’égard des symboles de la Chine et expérience des Hongkongais en Chine continentale (2010-2016)

Nationalisme d’État chinois* 2010 2012 2014 2016

Fierté à l’égard du drapeau national 3,50 3,01 2,80 2,95

Fierté à l’égard de l’hymne national 3,55 3,02 2,84 2,92

Fierté à l’égard de l’armée chinoise 2,91 2,42 2,21 2,44

Coefficient alpha de Cronbach 0,889 0,905 0,902 0,933

Perception des droits civiques* 2010 2012 2014 2016

Attachement des Hongkongais pour la liberté de la presse 4,51 4,54 4,57 4,43

Attachement des Hongkongais pour la liberté d’expression 4,52 4,59 4,61 4,48

Attachement des Hongkongais pour l’égalité des chances 4,31 4,30 4,31 4,20

Attachement des Hongkongais pour le respect de la vie privée 4,29 4,28 4,29 4,26

Coefficient alpha de Cronbach 0,827 0,791 0,834 0,849

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Perception des vertus civiques* 2010 2012 2014 2016

Les Hongkongais sont amicaux 3,69 3,64 3,67 3,49

Les Hongkongais sont autodisciplinés 3,89 3,92 3,94 3,74

Les Hongkongais sont altruistes 3,98 3,97 3,96 3,78

Les Hongkongais exercent un sens critique 3,80 3,75 3,82 3,63

Coefficient alpha de Cronbach 0,795 0,743 0,742 0,778

Les symboles de HK 2010 2012 2014 2016

La baie Victoria 3,93 3,91 3,87 4,04

Le cantonais n.d. 3,62 3,72 3,93

Veillée aux chandelles en souvenir de la répression du 4 juin n.d 2,96 2,94 2,63

Symboles chinois* 2010 2012 2014 2016

Grande muraille 4,03 3,71 3,42 3,53

Putonghua 2,94 2,62 2,35 2,44

Expérience des Hongkongais en Chine continentale# 1,32 1,51 1,37 1,40

*1 = tout à fait en désaccord, 5 = tout à fait d’accord # Fourchette entre 0 et 3

22 Le tableau 1 rend compte des scores moyens des variables clés et de leurs composantes. Premièrement, on constate une baisse du sentiment de fierté à l’égard du nationalisme d’État chinois entre 2010 et 2016. La fierté de la population hongkongaise à l’égard du drapeau national et de l’hymne chinois a chuté respectivement de 3,50 et 3,55 en 2010 à un niveau légèrement inférieur à 3 (plus de 5 points) en 2016. De même, la fierté des Hongkongais à l’égard de l’armée chinoise a également accusé une baisse évidente, passant de 2,91 en 2010 à 2,44 en 2016. Dans le même temps, la fierté à l’égard des symboles chinois indiquant un lien affectif et ethnique avec la nation chinoise a également fléchi en conséquence : le sentiment de fierté de la population de Hong Kong à l’égard de la Grande muraille qui s’élevait à 4,03 en 2010, a baissé à 3,53 en 2016, et le sentiment d’affection des Hongkongais envers la langue officielle de la Chine, le putonghua, s’est également affaibli, avec un score moyen qui a diminué de 2,94 en 2010 à 2,44 en 2016.

23 Alors que les habitants de Hong Kong éprouvent moins de fierté à l’égard du nationalisme d’État chinois et de sa force d’attraction ethnique, ils indiquent dans le

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même temps adhérer fermement aux valeurs civiques de leur ville natale, notamment en matière de libertés et de droits de l’homme. Le tableau 1 montre que les personnes interrogées sont entièrement d’accord pour affirmer que les habitants de Hong Kong sont très attachés à la liberté de la presse, à la liberté d’expression, à l’égalité des chances et au respect de la vie privée tout au long de la période étudiée. Les scores moyens de ces quatre items demeurent stables, supérieurs à 4, entre 2010 et 2016. Les scores moyens des personnes interrogées relatifs aux items de l’enquête portant sur les vertus civiques des Hongkongais sont relativement inférieurs à ceux portant sur les droits civiques. Toutefois, les scores moyens concernant les vertus civiques sont en général plus élevés que ceux qui se rapportent au nationalisme d’État chinois et aux symboles chinois représentant un lien affectif et ethnique avec la nation chinoise : les données indiquent donc que les habitants de Hong Kong accordent une grande importance aux valeurs civiques de leur ville natale, en particulier les libertés et les droits de l’homme.

24 Le tableau 1 illustre également la fierté des personnes interrogées à l’égard des symboles culturels. Plus grande est la fierté, plus forte est l’identité de Hong Kong. Si les scores moyens indiquant le sentiment de fierté à l’égard du nationalisme d’État chinois et des symboles chinois représentant le lien affectif et ethnique à la nation chinoise sont en baisse, la fierté à l’égard des symboles culturels de Hong Kong varie au fil des ans. Entre 2010 et 2016, les habitants de Hong Kong font preuve de stabilité dans l’expression de leur fierté à l’égard de la célèbre baie Victoria et manifestent une plus grande fierté pour leur langue, le cantonais, entre 2012 et 20163. Toutefois, la veillée aux chandelles en souvenir de la répression du 4 juin suscite moins de fierté chez les Hongkongais : cela s’expliquerait en partie par le fait que le sentiment nationaliste chinois véhiculé par les événements du 4 juin – l’instauration du rituel annuel résulte principalement du lien affectif et ethnique de la nation chinoise avec les victimes du massacre de Tian’anmen de 1989 – est sans doute incompatible avec la montée des conflits entre la Chine et Hong Kong ces dernières années. Enfin, le tableau 1 montre que les habitants de Hong Kong entretiennent dans l’ensemble des relations transfrontalières avec la société chinoise continentale. La multiplication des conflits entre la Chine et Hong Kong n’a apparemment pas fait obstacle à ces relations tout au long de la période concernée.

25 Afin d’approfondir l’analyse des données, nous avons intégré aux items de l’enquête les trois variables construites suivantes afin d’effectuer une analyse de régression plus précise : « nationalisme d’État chinois » (fierté à l’égard du drapeau et de l’hymne national et de l’armée chinoise), « perception des droits civiques » (scores moyens indiquant l’image que se font les personnes interrogées des libertés et des droits humains à Hong Kong), et « perception des vertus civiques » (scores moyens indiquant l’image que se font les personnes interrogées des vertus civiques à Hong Kong). Il ressort des chiffres du tableau 1 des niveaux acceptables du coefficient alpha de Cronbach calculé pour les variables construites mentionnées ci-dessus. Les trois items de l’enquête concernant les symboles de Hong Kong ne sont pas en phase les uns avec les autres (la configuration des scores moyens de la veillée aux chandelles en souvenir de la répression du 4 juin est différente de celle des deux autres items) et les deux items de l’enquête sur les symboles chinois indiquent également des configurations variables : nous ne les avons donc pas regroupés en variables construites pour les analyser plus en détail.

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Tableau 2 – Analyse de régression du nationalisme d’État chinois#

Caractéristiques démographiques 2010 2012 2014 2016

Sexe -0,21 -0,013 -0,007 -0,21

Âge 0,079*** 0,050 0,095*** 0,032

Éducation -0,119*** -0,124*** -0,025 -0,133***

Revenu familial 0,066** -0,040 -0,060* 0,007

Variation de la racine carrée des caractéristiques 0,057*** 0,063*** 0,100*** 0,139*** démographiques

Valeurs civiques de Hong Kong 2010 2012 2014 2016

Perception des droits civiques -0,006 0,002 -0,020 0,031

Perception des vertus civiques 0,001 -0,069* -0,030 -0,021

Variation de la racine carrée des valeurs civiques de HK 0,019*** 0,000 0,035*** 0,003

Symboles de HK 2010 2012 2014 2016

La baie Victoria 0,064** 0,123*** -0,003 0,079***

Le cantonais n.d. 0,066* 0,040 0,028

Veillée aux chandelles en souvenir de la répression du 4 n.d. -0,158*** -0,204*** -0,174*** juin

Variation de la racine carrée des symboles de HK 0,122*** 0,188*** 0,179*** 0,150***

Symboles chinois 2010 2012 2014 2016

Putonghua 0,405*** 0,395*** 0,421*** 0,487***

Grande muraille 0,389*** 0,329*** 0,335*** 0,284***

Variation de la racine carrée des symboles chinois 0,385*** 0,316*** 0,301*** 0,423***

2010 2012 2014 2016

Expérience des Hongkongais en Chine continentale 0,083*** 0,082** 0,093*** 0,087***

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Variation de la racine carrée de l’expérience des Hongkongais 0,006*** 0,006** 0,008*** 0,007*** en Chine continentale

Racine carrée ajustée 0,590*** 0,566*** 0,623*** 0,716***

* p < 0,05 / ** p < 0,01 / *** p < 0,001 - # Variable dépendante : nationalisme d’État chinois, les valeurs manquantes font l’objet d’une analyse par paire.

26 Le tableau 2 présente l’analyse de régression du nationalisme d’État chinois, celui-ci constituant la variable dépendante des modèles. Il ressort de la première constatation que les variances du nationalisme d’État chinois s’expliquent en grande partie par la fierté qu’éprouve la population à l’égard des symboles chinois associés à l’appartenance ethnique chinoise, mais qu’elles ne se rapportent pour ainsi dire pas aux valeurs civiques de Hong Kong. Entre 2010 et 2016, les symboles chinois représentés par le putonghua et la Grande muraille ont contribué à la plus grande variance des modèles de régression (comme l’indique les variations relativement élevées des racines carrées et leur signification). À l’inverse, les variations des racines carrées indiquées par les valeurs civiques de Hong Kong ne sont statistiquement significatives qu’en 2010 et 2014, sans oublier leur faible valeur absolue des scores. Globalement, la perception des droits civiques n’a pas d’incidence sur le nationalisme d’État chinois, et la perception des qualités civiques indique une faible relation négative au nationalisme d’État chinois en 2012. Les résultats mettent en évidence que le nationalisme d’État chinois à Hong Kong est essentiellement alimenté par la force d’attraction ethnique chinoise et ne parvient pas à s’articuler avec les valeurs civiques ancrées solidement dans la ville.

27 Un examen attentif révèle une relation intrigante entre l’identité hongkongaise et le nationalisme d’État chinois. Le symbole de la baie Victoria à Hong Kong indique dans l’ensemble une corrélation positive avec le nationalisme d’État chinois, tandis que le cantonais démontre une faible relation positive avec celui-ci en 2012, mais aucune relation significative en 2014 et 2016. Le tableau 1 montre des scores moyens de fierté pour la baie Victoria et le cantonais relativement élevés. En conjuguant les données des tableaux 1 et 2, nous concluons que la quête d’identité de Hong Kong n’empêche pas sa population d’adhérer au nationalisme d’État chinois. Ce constat est quelque peu contradictoire avec le point de vue du localisme hongkongais, celui-ci définit en effet l’identité de Hong Kong comme se situant à l’opposé du nationalisme chinois (Chan 2017 ; Fong 2017).

28 Il convient également de noter la relation négative entre la veillée aux chandelles en souvenir de la répression du 4 juin et le nationalisme d’État chinois. Ce résultat pourrait s’expliquer par ce qui est inscrit dans la mémoire collective des Hongkongais concernant les événements du 4 juin – le mouvement local désigne clairement les dirigeants chinois comme coupables de la répression du mouvement étudiant en 1989.Une telle prise de position politique remet inévitablement en question l’allégeance politique au régime chinois en place et, partant, fait obstacle au nationalisme d’État. Une autre conclusion que l’on peut tirer du tableau 2 est la corrélation significative mais légèrement positive entre l’expérience des Hongkongais en Chine continentale et le nationalisme d’État chinois. Bien que les relations nouées avec la société chinoise continentale puissent être propices à nourrir le nationalisme d’État chinois, le rôle de

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ces contacts répétés avec le continent et du vécu commun ne devrait pas être surestimé selon les données du tableau 2. Le nationalisme d’État chinois à Hong Kong est, jusqu’à présent, essentiellement alimenté par le pouvoir d’attraction ethnique de la nation chinoise.

29 Le tableau 2 indique que deux items des caractéristiques démographiques ont, dans une certaine mesure, une influence sur le degré du nationalisme d’État chinois : le niveau d’instruction montre une relation négative significative en 2010, 2012 et 2016, et l’âge des personnes interrogées révèle une relation légèrement positive en 2010 et 2014. Le revenu familial illustre quant à lui une relation moins stable tout au long de la période étudiée : une relation légèrement positive en 2010, mais plutôt négative en 2014. Nous tenterons de mettre au jour dans les tableaux 3 et 4 les incidences possibles du niveau d’instruction et de l’âge sur la construction du nationalisme d’État chinois.

Tableau 3 – Corrélations entre le nationalisme d’État chinois, les symboles de Hong Kong et la perception des droits et des vertus civiques de Hong Kong (différence de niveau d’instruction)#

Fierté à l’égard Perception des Perception des Fierté à l’égard du de la baie droits civiques de vertus civiques de cantonais Victoria Hong Kong Hong Kong

2010

Diplôme de fin d’études n.d. 0,362*** 0,089* 0,217*** secondaires ou en deçà

Études de premier et n.d. 0,338*** 0,069 0,109* troisième cycles

2012

Diplôme de fin d’études 0,307*** 0,381*** 0,032 0,062 secondaires ou en deçà

Études de premier et 0,252*** 0,251*** -0,033 -0,025 troisième cycles

2014

Diplôme de fin d’études 0,135** 0,199*** -0,123* -0,113* secondaires ou en deçà

Études de premier et 0,034 0,282*** -0,127* -0,171** troisième cycles

2016

Diplôme de fin d’études 0,188*** 0,270*** -0,002 -0,018 secondaires ou en deçà

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Études de premier et 0,113* 0,344*** -0,079 0,074 troisième cycles

* p < 0,05 - ** p < 0,01 - *** p < 0,001 - # Variable dépendante : nationalisme d’État chinois.

30 Le tableau 3 présente une analyse de corrélation entre le nationalisme d’État chinois d’une part, et la fierté à l’égard du cantonais et de la baie Victoria, la perception des droits et des vertus civiques d’autre part. La fierté à l’égard du cantonais et de la baie Victoria ainsi que la perception des droits et des vertus civiques génèrent sans exception des scores moyens élevés dans les enquêtes (tableau 1) et définissent donc largement l’identité hongkongaise. Les deux autres variables indiquent les valeurs civiques auxquelles les Hongkongais adhèrent de plus en plus. Le tableau 3 vise à déterminer le niveau d’instruction des personnes interrogées : celles ayant obtenu un diplôme de fin d’études secondaires ou en deçà et celles ayant effectué des études de premier et troisième cycles.

31 Le tableau 3 montre qu’il existe une plus forte corrélation entre le nationalisme d’État chinois et le cantonais pour les personnes peu diplômées que pour celles ayant suivi des études supérieures. Concernant la fierté à l’égard de la baie Victoria et sa corrélation avec le nationalisme d’État chinois, les personnes peu instruites montrent une correspondance plus forte que les personnes très instruites en 2010 et 2012, mais plus faible en 2014 et 2016. En dépit de cette tendance mitigée, la fierté à l’égard de la baie Victoria est dans l’ensemble positive vis-à-vis du nationalisme d’État chinois. Les résultats indiquent que le cantonais et la baie Victoria ne supposent pas d’une résistance culturelle au nationalisme d’État chinois.Les personnes peu instruites ont même davantage tendance à envisager le cantonais comme faisant partie de la langue chinoise. Les corrélations stables et positives entre le nationalisme d’État chinois et les symboles de Hong Kong montrent que les deux catégories de personnes – niveau d’instruction élevé et faible – ne considèrent pas l’identité hongkongaise comme une résistance culturelle à la loyauté envers la Chine. Le coefficient négatif du niveau d’instruction dans l’analyse de régression (tableau 2) peut s’expliquer par le fait que les personnes peu instruites témoignent d’un lien plus fort entre le nationalisme d’État chinois et l’identité hongkongaise que les personnes plus instruites.

32 La perception des droits et vertus civiques à Hong Kong ne montre aucune corrélation significative avec le nationalisme d’État chinois en 2012 et 2016. La corrélation entre les droits civiques et le nationalisme d’État chinois est faible en 2010, mais les personnes peu diplômées montrent, cette même année, une corrélation relativement plus forte entre la perception des vertus civiques et le nationalisme d’État chinois que les personnes ayant suivi des études supérieures. Le résultat le plus surprenant révèle que les deux perceptions indiquent une corrélation négative significative avec le nationalisme d’État chinois en 2014, l’année où le mouvement Occupy Central a éclaté et où des conflits majeurs concernant la démocratisation ont opposé la Chine et Hong Kong. Cette même année, les personnes les plus instruites montrent une corrélation négative plus forte entre la perception des vertus civiques de Hong Kong et le nationalisme d’État chinois. Outre celles exprimées en 2014, les perceptions des droits et vertus civiques à Hong Kong ne sont généralement pas en corrélation étroite et stable avec le nationalisme d’État chinois lorsqu’on les compare à la fierté à l’égard des symboles de Hong Kong.

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33 L’impact du niveau d’instruction sur la formation du nationalisme d’État chinois reste globalement mitigé au fil des ans, et est loin de révéler une tendance constante. Les personnes ayant un niveau d’instruction plus élevé expriment généralement moins de fierté à l’égard du nationalisme d’État chinois (comme le montre l’analyse de régression du tableau 2).Une analyse de corrélation plus poussée du tableau 3 met en lumière que si les personnes les plus instruites montrent une corrélation plus faible entre le nationalisme d’État chinois et la fierté à l’égard du cantonais (depuis 2012) et de la baie Victoria (en 2010 et 2012), la corrélation elle-même demeure positive, ce qui signifie que les citoyens de Hong Kong ne considèrent pas l’identité hongkongaise comme un facteur de résistance au nationalisme d’État chinois. Le niveau d’instruction n’exerce généralement pas non plus un impact fort et concret sur la corrélation entre la perception des droits et vertus civiques et le nationalisme d’État chinois.

Tableau 4 – Corrélations entre le nationalisme d’État chinois, les symboles de Hong Kong et la perception des droits et des vertus civiques de Hong Kong (différence d’âge)#

Fierté à l’égard Perception des droits Perception des vertus Fierté à l’égard de la baie civiques de Hong civiques de Hong du cantonais Victoria Kong Kong

2010

Âgé de 29 ans et n.d. 0,455*** 0,163* 0,166* moins

Âgé de 30 n.d. 0,332*** 0,063 0,193*** ans et plus

2012

Âgé de 29 ans et 0,222** 0,317*** 0,042 0,060 moins

Âgé de 30 0,306*** 0,326*** 0,006 0,032 ans et plus

2014

Âgé de 29 ans et -0,103 0,168** -0,068 -0,096 moins

Âgé de 30 0,145*** 0,235*** -0,114** -0,122** ans et plus

2016

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Âgé de 29 ans et 0,102 0,289*** 0,312*** 0,365*** moins

Âgé de 30 0,187*** 0,276*** -0,002 0,007 ans et plus

* p < 0,05 - ** p < 0,01 - *** p < 0,001 - # Variable dépendante : nationalisme d’État chinois.

34 Le tableau 4 rend compte de la tranche d’âge des personnes interrogées et son impact sur les corrélations entre le nationalisme d’État chinois et les variables figurant dans le tableau 3. Les personnes âgées de 30 ans et plus démontrent de façon manifeste une corrélation plus forte entre le cantonais et le nationalisme d’État chinois que les personnes âgées de 29 ans et moins. La tranche d’âge n’a pas d’incidence constante sur la corrélation entre la fierté à l’égard de la baie Victoria et du nationalisme d’État chinois, car la cohorte des jeunes (personnes âgées de 29 ans ou moins) indique une corrélation plus forte en 2010 et 2016, mais pas en 2012 et 2014.Nous pouvons néanmoins conclure que les symboles de Hong Kong (le cantonais et la baie Victoria) ne représentent pas une corrélation négative avec le nationalisme d’État chinois, tant pour les jeunes que pour les adultes (les personnes âgées de 30 ans et plus).

35 Les corrélations entre la perception des droits et vertus civiques à Hong Kong et le nationalisme d’État chinois, au contraire, montrent une configuration particulièrement intéressante. La cohorte des adultes ne montre pas de corrélation stable entre les droits et vertus civiques et le nationalisme d’État chinois, si ce n’est une corrélation négative manifeste en 2014, l’année du Mouvement des parapluies qui s’est déroulé à Hong Kong. Le résultat exceptionnel de cette année-là peut s’expliquer par les conflits exacerbés opposant la Chine à Hong Kong à propos de la démocratisation durant cette période. On constate cependant pour la cohorte des plus jeunes une corrélation positive entre le nationalisme d’État chinois et la perception des droits et vertus civiques de Hong Kong en 2010, corrélation qui sera plus forte encore en 2016.Ce résultat concernant cette cohorte peut être interprété de deux façons. Une première lecture révèle que les jeunes estiment qu’il y a une compatibilité entre le nationalisme d’État chinois et les droits et vertus civiques de Hong Kong, en particulier en 2016, deux ans après le Mouvement des parapluies de 2014.Cette interprétation s’oppose néanmoins radicalement aux études qui établissent l’existence d’un activisme des jeunes à Hong Kong et qui soutiennent que la jeunesse hongkongaise méprise par défaut le nationalisme d’État chinois depuis la rétrocession (Chan 2013). Une seconde lecture suggère que cette corrélation positive indique en réalité une appréciation critique des droits et vertus civiques de Hong Kong chez les jeunes après le Mouvement des parapluies. Si l’on s’en tient à cette logique, cela signifie que les jeunes déçus par le blocage du processus de démocratisation de Hong Kong et par l’attitude intransigeante de la Chine en 2014 formulent dans le même temps une appréciation négative des droits et vertus civiques de Hong Kong. Un examen plus approfondi met en évidence des éléments de réflexion en faveur de la seconde explication : les scores moyens des droits et vertus civiques de Hong Kong de la cohorte des plus jeunes diminuent respectivement de 18,02 et 15,25 en 2014 à 16,65 et 13,85 en 2016, tandis que les scores moyens des droits et vertus civiques de Hong Kong de la cohorte des adultes maintiennent un niveau stable depuis le Mouvement des

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parapluies (2014 : droits civiques = 17,73, vertus civiques = 15,43 ; 2016 : droits civiques = 17,56, vertus civiques = 14,83).

Analyse

36 Les données de cet article analysent les observations empiriques en vue de répondre aux trois questions déterminées par la littérature mobilisée. La première interrogation était la suivante : dans quelle mesure la Chine a-telle réussi à promouvoir le nationalisme d’État chinois à Hong Kong après la rétrocession ? La baisse du sentiment de fierté culturelle à l’égard du drapeau national, de l’hymne chinois et de l’armée chinoise entre 2010 et 2016 suggère que la diffusion du nationalisme d’État chinois à Hong Kong n’entraîne pas de réponses positives. En 2016, les scores moyens des trois items susmentionnés étaient tous inférieurs au point médian de l’échelle, le point « neutre » sur une échelle de 5 points. Les Hongkongais sont également moins fiers des symboles culturels (la Grande muraille et le putonghua, la langue nationale chinoise) qui représentent leurs liens ethniques avec la Chine. Ce constat, conjugué aux données sur les valeurs civiques, répond directement à la seconde interrogation : dans quelle mesure le nationalisme d’État chinois est-il compatible avec les valeurs civiques de Hong Kong mises en avant depuis la rétrocession ? Les données de l’enquête font ressortir que les Hongkongais tiennent fermement à leurs droits et vertus civiques alors que d’après l’analyse de régression, ces valeurs civiques auxquelles la population de Hong Kong est si attachée sont à distinguer clairement de la formation du nationalisme d’État chinois. Dans l’ensemble, les valeurs civiques à Hong Kong ne contribuent ni ne s’opposent fortement à l’allégeance politique au régime chinois. Il convient de noter ici que l’analyse de corrélation fait apparaître que les valeurs civiques de Hong Kong sont négativement corrélées au nationalisme d’État chinois en 2014, année où des conflits politiques majeurs au sujet du processus de démocratisation ont mis aux prises la Chine et Hong Kong.Cette constatation nous rappelle que la Chine risque de perdre l’allégeance politique à Hong Kong si elle devait remettre en question les valeurs civiques de la ville de façon autoritaire.

37 La troisième interrogation soulevée était la suivante : dans quelle mesure le nationalisme d’État chinois est-il compatible avec l’identité hongkongaise ? En réalité, l’identité hongkongaise est constituée de divers imaginaires culturels qui impliquent différentes conséquences pour le nationalisme d’État chinois. Nos données montrent que la fierté de la population à l’égard de la baie Victoria (un sentiment général d’appartenance à Hong Kong) et du cantonais (la langue majoritairement parlée à Hong Kong) n’entraîne pas de résistance au nationalisme d’État chinois. Éclairés par l’analyse de régression, nous pouvons avancer que la population qui est fière de la baie Victoria demeure également plutôt fidèle à la Chine. Néanmoins, ceux qui soutiennent la veillée aux chandelles en souvenir de la répression du 4 juin (rituel annuel commémorant la répression du mouvement démocratique par la Chine en 1989) ont tendance à ne pas adhérer au nationalisme d’État chinois. Contrairement à la représentation médiatique et à l’imaginaire social des conflits entre la Chine et Hong Kong de ces dernières années, nos résultats indiquent que l’identité de Hong Kong est une contingence sociale complexe pouvant difficilement être schématisée comme faisant concurrence culturellement au nationalisme d’État chinois. En résumé, le nationalisme d’État chinois à Hong Kong fournit une étude de cas empirique pour examiner le dialogue

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ethno-civique, sinon l’oppositon ethno-civique, dans le cadre de la construction du nationalisme chinois à Hong Kong. Elle témoigne de l’inadéquation entre le pouvoir d’attraction ethnique de la nation et les valeurs civiques résultant d’une combinaison de l’héritage colonial, du développement singulier de Hong Kong et de son esprit cosmopolite. Alors que les liens traditionnels et ethniques ainsi que la montée en puissance de la nation à l’échelle mondiale pourraient renforcer l’expression du nationalisme d’État chinois à Hong Kong, la modernisation – y compris l’évolution politique – durant la fin de la période coloniale a doté la ville de valeurs civiques liées aux libertés individuelles, aux droits de l’homme, à l’ordre public et à un style de vie tout autres que celles de la Chine continentale. Afin de garantir l’allégeance politique de Hong Kong après la rétrocession, la Chine a instrumentalisé les liens ethniques du nationalisme chinois afin de susciter de l’empathie envers la nation chinoise. Cet article montre néanmoins de façon empirique que le recours au nationalisme pour appeler à la solidarité ethnique ne pouvait guère prévaloir sur l’incompatibilité avec les valeurs civiques. Nous avons assisté à un affaiblissement du nationalisme d’État chinois à Hong Kong ces dernières années, et nous avons constaté la solidité des valeurs civiques dans cette ville, en particulier l’importance toujours croissante des libertés et des droits de la personne dans le discours public. Ces valeurs civiques étroitement liées à une volonté de démocratisation, de liberté constitutionnelle et d’un mode de vie individuel et cosmopolite (la protection de la vie privée, l’amabilité envers les autres, des relations fondées sur le respect mutuel, etc.) sont également des dénominateurs communs dans d’autres villes mondiales telles que Londres, New York, Paris et Tokyo. L’histoire du nationalisme d’État chinois à Hong Kong met en lumière les limites du pouvoir d’attraction ethnique à l’heure de la mondialisation, où les valeurs civiques de démocratie, de liberté et de droits individuels appartiennent au langage commun de l’humanité.

38 Toutefois, nos données révèlent également le pouvoir subtil de la force d’attraction ethnique dans le développement du nationalisme. S’il a échoué à renforcer la loyauté politique de la population hongkongaise envers la Chine, le nationalisme d’État chinois n’a pas, jusqu’à présent, suscité une forte résistance culturelle qui trouverait sa source dans les valeurs civiques et l’identité des Hongkongais. Comme il a été réaffirmé dans cet article, les valeurs civiques de Hong Kong n’entrent pas en ligne de compte et n’offrent pas encore de résistance à la construction du nationalisme d’État chinois. Certains symboles culturels de Hong Kong présentent même une relation positive à l’allégeance politique à la Chine. Selon des études précédentes, la formation de la société hongkongaise fut largement tributaire de l’évolution de la Chine, ce qui s’est traduit par un sentiment nationaliste lié à la construction d’une Chine plus forte et moderne depuis la fin de la dynastie Qing, un lien affectif et ethnique renforcé par les réseaux familiaux en Chine continentale, des contacts directs avec le continent établis grâce aux interactions socio-économiques entre la Chine et Hong Kong, voire dans une certaine mesure par un sentiment partagé de l’histoire ethnique et de la gloire nationale entre les Hongkongais et les Chinois du continent. Même les cohortes des jeunes aux niveaux socio-culturels élevés de la population hongkongaise ne démontrent pas une attitude de défi flagrante vis-à-vis du nationalisme d’État chinois.

39 Nonobstant, cette persistance du pouvoir d’attraction ethnique chinois à Hong Kong sera mise à l’épreuve si la Chine ne renonce pas à faire obstacle aux libertés, aux droits de l’homme, au mode de vie actuel et à l’identité culturelle de Hong Kong. L’analyse de corrélation montre que les valeurs civiques de Hong Kong tendent à être corrélées

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négativement au nationalisme d’État chinois en 2014, année où des conflits majeurs ont opposé la Chine et Hong Kong concernant la démocratisation et la liberté durant le Mouvement des parapluies. En outre, le résultat de l’analyse de régression démontre que le nationalisme d’État chinois à Hong Kong repose principalement sur la force d’attraction ethnique de la nation chinoise, même si la population hongkongaise a exprimé ces dernières années une moins grande fierté à l’égard de la langue nationale chinoise et des monuments historiques chinois. Nous pensons qu’une telle aggravation des tensions ethno-civiques due au nationalisme d’État chinois retardera et empêchera davantage encore l’allégeance politique de Hong Kong à la Chine dans la mesure où la population hongkongaise demeure très attachée à ses valeurs civiques, à son mode de vie et à son identité locale actuels.

40 Par ailleurs, les données de notre enquête concernent la communauté hongkongaise parlant cantonais et non la population de Hong Kong dans son ensemble. Étant donné que la majorité de la population hongkongaise parle cantonais, nous considérons que la représentativité de nos échantillons est assurée à l’heure actuelle. Néanmoins, la formation de l’identité des résidents de Hong Kong ne parlant pas cantonais, notamment ceux qui n’ont pas la nationalité chinoise, représente également un sujet non négligeable lorsqu’il s’agit d’étudier l’identité de Hong Kong et de quelle façon elle évolue face au nationalisme d’État chinois alors que davantage de Chinois du continent s’y sont installés après 1997.À l’avenir, se pourrait-il que des citoyens de Hong Kong ne parlant pas cantonais s’engagent à être loyaux envers la Chine ? Les individus appartenant à cette composante de la société de Hong Kong pourraient-ils être considérés comme des citoyens locaux ? Ces enjeux soulevés par les travaux de recherche peuvent être de nature à compliquer la construction du nationalisme d’État chinois à Hong Kong.

Conclusion

41 Le nationalisme d’État chinois dans le Hong Kong de l’après-rétrocession illustre de manière empirique les discussions polémiques inhérentes au dialogue ethno-civique sur la construction du nationalisme. Hong Kong offre une étude de cas illustrative qui met en évidence l’incohérence et le conflit entre le pouvoir d’attraction ethnique et les valeurs civiques lorsqu’un État tente d’alimenter stratégiquement le nationalisme dans une ville retournée depuis peu dans son giron. Alors qu’un sentiment national ethnique est enraciné dans l’héritage historique et les mythes, lesquels sont clairement significatifs pour susciter la sympathie envers le nationalisme, la modernisation et la mondialisation mettent inévitablement en exergue des valeurs civiques qui remettent en cause la légitimité politique de l’État, et plaident en faveur des droits et libertés individuels : le dialogue ethno-civique représente par conséquent un enjeu prioritaire pour le développement du nationalisme et sa légitimité étatique.

42 La construction du nationalisme n’implique pas nécessairement une dichotomie entre valeurs civiques et valeurs ethniques. La gloire et la fierté nationales pourraient éventuellement englober des valeurs civiques comme dans le cas de la Révolution française et de la Guerre d’indépendance des États-Unis, valeurs pouvant être considérées comme des composantes essentielles des nationalismes français et américain. Cependant, la Chine cherche à assurer sa légitimité gouvernementale en misant sur le nationalisme d’État plutôt que sur les valeurs civiques, selon des

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directives plus ou moins mises en œuvre par Pékin, à un moment où les Hongkongais réclament une accélération du processus de démocratisation et un accroissement des libertés et des droits civiques. L’histoire de Hong Kong est l’illustration parfaite de la tension ethno-civique inhérente au nationalisme d’État chinois, nationalisme dont la Chine est tributaire pour la légitimité politique de son leadership partisan. Elle montre comment le processus de restauration d’un État est problématisé par sa dépendance à l’égard d’une unité ethnique, laquelle fait peu de cas de l’exercice des libertés et des droits civiques.

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NOTES

1. Le cantonais étant la langue la plus parlée à Hong Kong, les enquêtes ont été menées en cantonais. Selon les données du recensement de Hong Kong, 95,8 % et 94,6 % de la population totale, respectivement en 2011 et 2016, parlait cantonais ou une autre langue. Bien que les enquêtes n’aient pas tenu compte de la population ne parlant pas cantonais, nous pensons que l’échantillonnage des enquêtes englobe la majeure partie de la population. Les données de l’enquête sont donc représentatives de la population hongkongaise. 2. Les taux de réponse s’échelonnaient de 52 % à 65 % lors des enquêtes menées entre 2006 et 2010. Ils ont toutefois chuté à 35 % en 2014 et se sont légèrement hissés à 39 % en 2016. La baisse des taux de réponse aux enquêtes est fréquente à Hong Kong ces dernières années, car la population se montre moins tolérante à l’égard du nombre croissant d’enquêtes téléphoniques. 3. Nous ajoutons les indices « cantonais » et « veillée aux chandelles en souvenir de la répression du 4 juin » aux enquêtes depuis 2012.

RÉSUMÉS

Se fondant sur le dialogue ethno-civique du nationalisme, cet article montre comment le nationalisme d’État chinois se dissocie des valeurs civiques de Hong Kong depuis la rétrocession. Globalement, les enquêtes menées entre 2010 et 2016 mettent au jour un affaiblissement du sentiment de fierté à l’égard du nationalisme d’État chinois à Hong Kong et la désarticulation entre ce nationalisme et les valeurs des droits et vertus civiques auxquelles la ville est très attachée. Comme nous le verrons dans cette étude, l’adhésion de Hong Kong au nationalisme chinois à travers des symboles ethniques chinois décroît tout au long de la période considérée. Il sera également mis en évidence que ni les valeurs civiques ni la fierté culturelle de Hong Kong ne sont propices à la construction d’un nationalisme d’État chinois, pas plus qu’elles ne stimulent significativement la résistance culturelle au projet de la Chine de renforcer son identité nationale à Hong Kong. Par ailleurs, cet article met en lumière de manière empirique les limites de la restauration de l’autorité de l’État chinois qui mise essentiellement sur l’appel aux sentiments ethniques et peu sur la dimension civique. Il examine également dans quelle mesure le dialogue ethno-civique sur le renforcement de l’identité nationale de la Chine pourrait contribuer au nationalisme d’État chinois et à sa résistance dans le Hong Kong de l’après-rétrocession.

Drawing upon the ethnic-civic dialogue of nationalism, this article shows how Chinese state nationalism disarticulates from the civic values of Hong Kong in the post-handover years. Surveys from 2010 to 2016 in general reveal a dwindling pride in Chinese state nationalism in Hong Kong, and its disarticulation from the treasured values of civic rights and qualities in the

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city. As seen in this study, Hong Kong Chinese articulation of nationalism in the form of Chinese ethnic icons shrank throughout the study period. The same study also shows that neither civic values nor cultural pride in Hong Kong are conducive to the building of Chinese state nationalism, nor are they a significant impetus to cultural resistance against China’s nation- building project in Hong Kong. The article empirically shows the limitation of nation-building, which relies mainly on ethnic appeal but less on civic dimensions. It also discusses to what extent the ethnic-civic dialogue of nation-building could inform Chinese state nationalism and resistance to it in post-handover Hong Kong.

INDEX

Keywords : ethnic-civic dialogue of nationalism, Chinese state nationalism, post-handover Hong Kong, Hong Kong identity Mots-clés : dialogue ethno-civique du nationalisme, nationalisme d’État chinois, Hong Kong de l’après-rétrocession, identité de Hong Kong

AUTEURS

CHI KIT CHAN Chan Chi Kit est chargé d’enseignement à l’École de communication à l’Université de gestion de Hang Seng. School of Communication, Hang Seng Management College, Hang Shin Link, Siu Lek Yuen, Shatin, N.T., Hong Kong (chikitchan[at]hsmc.edu.hk).

ANTHONY YING HIM FUNG Anthony Fung Ying Him est professeur à l’École de journalisme et de communication de l’Université chinoise de Hong Kong et à l’Université normale de Pékin. School of Journalism and Communication Room 206-207, Humanities Building, New Asia College, The Chinese University of Hong Kong Shatin, N.T., Hong Kong (anthonyfung[at]cuhk.edu.hk).

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Les demandeurs d’asile, symboles de la non-sinité de Hong Kong Le cas d’une enquête dans Chungking Mansions Asylum Seekers as Symbols of Hong Kong’s Non-Chineseness

Gordon Mathews Traduction : Thibault Le Texier

NOTE DE L’ÉDITEUR

Article reçu le 13 avril 2018. Accepté le 26 juillet 2018. Read in English : https://journals.openedition.org/chinaperspectives/8132

Introduction

1 À bien des égards, et comme l’attestent les autres articles de ce dossier spécial, la Chine a transformé Hong Kong durant les deux dernières décennies. Ceci étant, la Chine semble avoir eu peu d’impact sur le traitement des demandeurs d’asile à Hong Kong. Le changement le plus important en la matière s’est produit en 2014, lorsque le gouvernement hongkongais a pris le relais du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) afin d’évaluer les demandes d’asile présentées à Hong Kong. Toutefois ce changement s’est effectué non pas sous l’influence de la Chine, mais parce que Hong Kong devait traiter ses demandes d’asile elle-même plutôt que de les confier au HCR : la formule « un pays, deux systèmes » a incité Hong Kong à appliquer sa propre politique d’asile sur son territoire.

2 Cependant, si la rétrocession de Hong Kong à la Chine n’a guère eu d’impact direct sur le traitement des demandeurs d’asile par Hong Kong, son impact indirect a été significatif. Dans cet article, après avoir abordé la situation des demandeurs d’asile dans le monde et à Hong Kong, puis examiné l’évolution de la manière dont les demandeurs d’asile étaient traités par le gouvernement hongkongais, nous analyserons

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comment les demandeurs d’asile ont été érigés par certains jeunes Hongkongais en icônes de la non-sinité de Hong Kong.

3 L’imposante littérature universitaire sur les demandeurs d’asile dans le monde, qu’il s’agisse de livres (voir par exemple Agier 2008 ; Khosravi 2011 ; Kingsley 2017 ; Marfleet 2006) ou d’articles parus dans des revues telles que le Journal of Refugee Studies ou le Journal of Immigrant & Refugee Studies1, dépeint les demandeurs d’asile de manière extrêmement lugubre, décrivant leurs souffrances endurées dans leur pays d’origine, leur périlleuse traversée des frontières, les mauvais traitements qu’ils subissent dans les divers pays qu’ils traversent, et enfin leur intégration lente et souvent douloureuse dans la société où ils finissent par s’installer. En particulier, les demandeurs d’asile sont rarement décrits par cette littérature universitaire comme ayant beaucoup de marges de manœuvre dans leur société d’accueil – ces textes peuvent dénoncer les conditions difficiles dans lesquelles ils vivent (comme à Hong Kong, voir Vecchio et Beatson 2014), mais ils ne les décrivent pas comme des acteurs pouvant influer sur leur société d’accueil, du moins tant qu’ils n’ont pas accédé au statut de réfugiés puis de citoyens2.

4 Les écrits universitaires dépeignent généralement la vie des demandeurs d’asile à Hong Kong sous un jour lugubre (voir Vecchio 2015, seul livre ayant été récemment consacré aux demandeurs d’asile à Hong Kong ; voir également Vecchio 2016 ; Mathews 2011 : 78-83, 169-194 ; Mathews 2014 ; et, dans une perspective juridique, Loper 2010, entre autres écrits). Ces portraits sont trop datés pour décrire la manière dont certaines franges de la population hongkongaise ont récemment accueilli les demandeurs d’asile. Jusqu’à récemment, les attitudes des Hongkongais vis-à-vis des demandeurs d’asile étaient extrêmement négatives, et cela reste le cas actuellement pour nombre d’entre eux, même si de récents sondages d’opinion sont mitigés3. Comme l’explique le présent article, certains jeunes Hongkongais ont une attitude accueillante envers les demandeurs d’asile, liée à l’aliénation qu’ils ressentent vis-à-vis de la Chine et du gouvernement hongkongais à la suite du Mouvement des parapluies. La convergence entre des demandeurs d’asile de longue date à la recherche de liens avec la population locale, et des jeunes rebutés par leur gouvernement et le pays qu’ils sont censés aimer, a suscité une résonance entre les jeunes Chinois de Hong Kong et les demandeurs d’asile – résonance sans précédent à Hong Kong et inhabituelle ailleurs dans le monde. Cette résonance affecte les attitudes à l’égard des demandeurs d’asile et les concepts liés à l’identité sociétale : faisant partie intégrante de la Chine, Hong Kong est-elle réservée à des personnes d’ethnie et de nationalité chinoises, ou n’importe qui dans le monde peut-il devenir Hongkongais – à l’exception, peut-être, des Chinois de Chine continentale ?

5 Cet article se fonde en grande partie sur nos interactions avec les demandeurs d’asile ces 12 dernières années, pendant lesquelles nous avons donné chaque semaine un cours « Événements et débats d’actualité » dans Chungking Mansions4. Cette classe a accueilli tout au long de ces années une soixantaine de demandeurs d’asile, issus principalement de pays africains mais aussi d’Asie du Sud, du Moyen-Orient, de Russie et d’autres pays, certains obtenant au fil du temps le statut de réfugié à l’étranger, d’autres retournant dans leur pays d’origine ou y étant expulsés, et d’autres encore restant à Hong Kong durant ces 12 années. Le cours a également accueilli de nombreux participants hongkongais au cours des dernières années, principalement des étudiants mais aussi des enseignants et des employés. Pour cet article, nous avons interviewé 15

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demandeurs d’asile de longue durée à Hong Kong et 12 Hongkongais ayant suivi le cours. Les citations de cet article sont tirées de ces entretiens.

Les demandeurs d’asile dans le monde et à Hong Kong

6 La demande d’asile, dans sa forme contemporaine, a débuté avec la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, fruit de la culpabilité des pays occidentaux face aux violations des droits de l’homme en Europe pendant la Seconde guerre mondiale, et en particulier face au génocide juif. Frelick (2007) a analysé l’évolution des attitudes depuis cette époque. De la fin des années 1940 à la fin des années 1980, les pays occidentaux ont activement encouragé les flux de demandeurs d’asile, notamment ceux issus des pays communistes. Après la Guerre froide, les demandeurs d’asile ont été moins bien vus ; et suite au 11 septembre 2001, ils sont même perçus comme des terroristes potentiels. Ces dernières années, les sociétés d’Europe de l’Ouest telles que l’Allemagne ont été débordées par les demandeurs d’asile, mais les sociétés comme le Japon voient peu de demandeurs d’asile arriver à leurs frontières et presque tous sont refoulés. Dotée d’un régime de visas libéral afin d’encourager le tourisme, Hong Kong accueille davantage de demandeurs d’asile en proportion de sa population que des sociétés comme le Japon ou la Chine, mais leur nombre reste encore très faible et presque aucun demandeur n’accède au statut de réfugié.

7 La population de Hong Kong est composée pour une large part de familles ayant fui la Chine ; lancée à la fin des années 1970, la touch-base policy, qui permettait d’octroyer une carte d’identité de Hong Kong à des fugitifs de la Chine continentale arrivés dans les zones urbaines de Hong Kong sans avoir été incarcérés, témoigne de l’attitude accueillante de Hong Kong à l’époque (cf. Law et Lee 2006). Le principal souvenir récent de demandeurs d’asile à Hong Kong est celui des boat people vietnamiens qui, détenus dans des camps à Hong Kong dans les années 1980 et 1990 (McCalmon 1994 ; Chan 2003), avaient suscité un malaise chez les Hongkongais (Lam 1990). Les demandeurs d’asile sud-asiatiques et africains ont commencé à arriver à Hong Kong après le 11 septembre et le resserrement de l’octroi de visas par les autres pays développés. Alors que le nombre initial de demandeurs d’asile était faible, en 2010 ils étaient environ 6 000 à Hong Kong (Mathews 2011 : 171), un chiffre en hausse jusqu’à il y a peu : les demandeurs d’asile à Hong Kong sont passés de 10 922 en 2015 à 8 956 en 20175, à la fois en raison d’un nombre croissant d’expulsions6 et parce qu’il est bien connu qu’il n’y a aucun espoir d’obtenir le statut de réfugié à Hong Kong, le taux d’acceptation étant inférieur à 1 %. Bien que la presse anglophone soit restée généralement favorable aux demandeurs d’asile à Hong Kong, certains journaux sinophones de Hong Kong sont devenus critiques7. La plupart des demandeurs d’asile à Hong Kong sont des hommes âgés de 22 à 40 ans, mais on observe un nombre croissant de femmes, notamment parce que d’anciennes domestiques se déclarent demandeuses d’asile8. La majorité des demandeurs d’asile viennent d’Asie du Sud (Murgai 2013), environ 10 % d’Afrique subsaharienne et un nombre croissant du Vietnam et d’autres pays d’Asie du Sud-Est ainsi que du monde arabe, du Moyen-Orient et d’ailleurs.

8 Les demandeurs d’asile arrivent à Hong Kong par avion ou illégalement en bateau depuis la Chine, ou bien ils se déclarent demandeurs d’asile après être entrés à Hong Kong sous un autre statut9. Une fois à Hong Kong, ils peuvent facilement faire une demande pour acquérir le statut de demandeurs d’asile. Après des mois d’attente, ils

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peuvent obtenir du gouvernement 1 200 dollars hongkongais (environ 130 €) de coupons alimentaires, 1 500 HKD d’allocation logement (165 €) et environ 3 000 HKD par mois pour leurs déplacements (330 €). Cela peut sembler beaucoup d’argent pour des personnes issues de pays en développement, mais ce n’est pas suffisant pour survivre à Hong Kong – il est notamment difficile de trouver un logement à ce prix. Les demandeurs d’asile n’ont pas le droit de travailler et sont passibles d’une peine d’emprisonnement de deux ans s’ils sont arrêtés, bien que les règles strictes d’administration de la preuve à Hong Kong rendent difficile de condamner des demandeurs d’asile en activité. Ces allocations étant insuffisantes, de nombreux demandeurs d’asile travaillent illégalement, à moins qu’ils reçoivent régulièrement des dons charitables ou qu’ils soient entretenus par leur conjoint(e).

9 Les demandeurs d’asile ont un statut transitoire, susceptible de changer si leur demande est rejetée. Ce qu’ils recherchent le plus est le statut de réfugié. Hong Kong n’étant pas signataire de la Convention sur les réfugiés – bien qu’elle ait signé la Convention contre la torture, voie alternative à la reconnaissance juridique du statut de réfugié –, elle n’accepte généralement pas les réfugiés et obtient du HCR qu’il les envoie dans un autre pays, tel que le Canada ou les Etats-Unis, comme c’est le plus souvent le cas. Être reconnu comme réfugié, c’est franchir une étape vers l’obtention de la citoyenneté du pays d’accueil. Au fil des ans, seul un très faible pourcentage de demandeurs d’asile à Hong Kong ont obtenu ce statut de réfugié, soit par le biais du HCR, soit, plus récemment, par le biais du gouvernement hongkongais lui-même, à travers son mécanisme d’examen unifié (Unified Screening Mechanism), qui permet aux réfugiés d’être réinstallés aux États-Unis ou au Canada. Le HCR a été largement critiqué par les demandeurs d’asile au moment où il rendait ses jugements sur les requêtes des demandeurs d’asile (Mathews 2011 : 191-2) ; seuls 5 à 10 % des demandeurs d’asile ont en effet obtenu le statut de réfugié du HCR, et le mécanisme d’appel était limité. Le mécanisme d’examen unifié du gouvernement hongkongais a remplacé le HCR en 201410, mais son taux d’octroi du statut de réfugié est tombé à moins de 1 % au cours des trois dernières années – un taux extrêmement faible par rapport à certaines sociétés européennes qui ont octroyé le statut de réfugié à plus de 50 % des demandeurs d’asile11.

10 En revanche, les décisions du mécanisme d’examen unifié peuvent faire l’objet de recours devant les tribunaux de Hong Kong, ce qui n’était pas le cas de celles du HCR. Bien que les demandeurs d’asile puissent être emprisonnés lorsque tous leurs appels ont été déboutés, ils ne sont expulsés qu’à condition de signer une déclaration d’acceptation d’expulsion (que certains signent sans en comprendre les implications). Des avocats ont expliqué aux demandeurs d’asile de longue date que, même s’ils n’ont quasiment aucune chance d’obtenir le statut de réfugié, ils auront sans doute la possibilité de prolonger indéfiniment leur procédure d’appel et de rester ainsi à Hong Kong. Il y a longtemps que de nombreux demandeurs d’asile à Hong Kong se sont rendus compte du fait que le seul moyen de trouver une certaine stabilité était de se marier avec un(e) Hongkongais(e). Mais comme les demandeurs d’asile n’ont ni emploi légal ni statut reconnu dans la société, cela s’avère difficile. Comme confié par un homme venu du Moyen-Orient : « une fois qu’une Hongkongaise découvre que je suis demandeur d’asile et que je n’ai pas de carrière, elle ne veut plus avoir affaire à moi12 ». Les demandeurs d’asile considèrent qu’un mariage avec un(e) Hongkongais(e) a des

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chances d’être malheureux (Vecchio 2015 : 146), à cause du déséquilibre des pouvoirs inhérent à ce type d’union.

11 Le traitement des demandeurs d’asile à Hong Kong est meilleur que celui de certains pays et pire que celui d’autres. L’Australie a placé des demandeurs d’asile en détention illimitée en mer (Pickering et Weber 2014), ce qui n’est pas sans conséquences sur leur santé mentale à long terme (Coffey et al. 2010). À Hong Kong, les demandeurs d’asile ne sont généralement pas placés en détention, sauf pendant une brève période au cours de leur demande initiale si leur visa a expiré. Ils peuvent donc vivre librement à Hong Kong. Cependant, contrairement aux demandeurs d’asile dans certaines sociétés européennes (Migration Watch UK 2013), ils ne sont pas autorisés à travailler, même si beaucoup le font quand même. Et surtout, bien que le traitement des demandes d’asile prenne 12 ou 18 mois dans la plupart des autres sociétés, à Hong Kong, certains demandeurs d’asile attendent dix ans ou plus que leur demande soit traitée – une attente que certains trouvent insupportables13. À Hong Kong, les demandeurs d’asile ont le droit d’aller où ils le souhaitent sur l’ensemble du territoire et de fréquenter qui ils veulent, sans craindre d’être arrêtés par la police simplement parce qu’ils sont demandeurs d’asile, et ils peuvent obtenir une allocation minimale. Mais ils risquent de rester bloqués indéfiniment à Hong Kong et leur demande finira presque certainement par être rejetée.

12 Si la situation des demandeurs d’asile a considérablement changé ces dernières années, c’est aussi le cas de celle des Hongkongais, comme nous allons maintenant le voir.

Le changement de situation des Hongkongais et des demandeurs d’asile

13 Dans les années qui ont précédé 1997, la rétrocession de Hong Kong de la Grande- Bretagne à la Chine a suscité une très grande inquiétude : « Il ne sert à rien de dissimuler que l’appréhension est le sentiment le plus général », déclarait un journal local en 1996 à l’occasion du Nouvel An (Mathews 1996 : 399). Dans les premières années qui ont suivi la rétrocession, on a pu observer un léger optimisme dans l’air, dans la mesure où les pires prédictions ne se sont pas réalisées : Hong Kong n’a pas changé autant que certains le craignaient. Cependant, le premier chef exécutif de la Région administrative spéciale de Hong Kong, Tung Chee-hwa, a proposé d’adopter l’article 23, qui exige que les Hongkongais prêtent serment à la Chine, ce qui a provoqué des manifestations massives en 2003 et en 2004 rassemblant chacune quelque 500 000 personnes (Mathews, Ma et Lui 2008 : 3, 56-7). Le nouveau gouvernement de Donald Tsang a offert un nouveau répit, avant de céder lui aussi (Tsang a finalement été emprisonné pour faute dans la conduite des affaires publiques). Le chef exécutif suivant, C. Y. Leung, s’est montré bien moins libéral et a cherché à rendre l’éducation plus patriotique à Hong Kong, tout en cédant à l’insistance de la Chine pour que le choix du chef de l’exécutif de Hong Kong ne soit pas soumis à une procédure démocratique. Ces facteurs ont conduit au Mouvement des parapluies de l’automne 2014, où jusqu’à 100 000 personnes souhaitant la tenue d’élections démocratiques à Hong Kong ont occupé pendant 11 semaines la principale avenue située devant le bâtiment du Conseil législatif de Hong Kong et plusieurs autres artères importantes (Veg 2016). Comme nous l’avons écrit à l’époque :

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La majorité des étudiants de Hong Kong considèrent la Chine continentale comme une dictature étrangère plutôt que comme une patrie, et ils estiment que Hong Kong est en train d’être avalée par ses maîtres autoritaires du continent. Voilà qui est complètement différent de ce que les experts hongkongais et chinois envisageaient il y a 20 ans, lorsqu’ils prévoyaient que ces jeunes deviendraient plus chinois14.

14 Selon un rapport publié en 2017 par le Hong Kong Public Opinion Program, les Hongkongais se considèrent plus volontiers comme « Hongkongais », « Asiatiques » et « citoyens du monde » que comme « Chinois » ou « citoyens de la RPC »15. Ce qui est particulièrement frappant, c’est que seulement 3,1 % des répondants âgés de 18 à 29 ans ont déclaré se considérer principalement comme Chinois, chiffre le plus bas enregistré depuis 20 ans16. En dépit des déclarations continuelles des gouvernements chinois et hongkongais sur la sinité de Hong Kong (l’accent est mis notamment sur le fait que Hong Kong est une partie indissociable de la Chine depuis des temps anciens17), un très grand nombre de jeunes Chinois de Hong Kong n’y croient tout simplement pas.

15 Ces dernières années, la façon dont les demandeurs d’asile sont traités à Hong Kong a beaucoup changé. Au début des années 2000, lorsque les demandeurs d’asile ont commencé à venir à Hong Kong, le gouvernement semblait n’avoir aucune idée de la manière avec laquelle les traiter. En 20062007, il arrêtait les demandeurs d’asile à vue. Si cette politique a été abandonnée, la situation des demandeurs d’asile est restée fragile. Au fil des ans, diverses ONG ont été montées pour venir en aide aux demandeurs d’asile ; des avocats, payés sur fonds publics, ont commencé à aider les demandeurs d’asile ; et les différentes étapes du processus de demande d’asile ont été harmonisées. Un demandeur d’asile russe explique ces changements : Je suis arrivé ici en 2006 la première fois. À cette époque, c’était beaucoup plus dur d’être aidé. Il y avait des ONG mais pas beaucoup, pas autant qu’aujourd’hui. Le processus est plus facile maintenant, plus clair, parce que les ONG et le gouvernement hongkongais vous l’expliquent. Avant ça, vous présentiez une demande au HCR, mais ils ne vous expliquaient pas le processus, et si elle était rejetée c’était fini. Maintenant, si votre demande est rejetée, vous pouvez faire appel. À Hong Kong, le traitement des demandeurs d’asile s’est standardisé. Les ONG fournissent des informations mais les services d’immigration aussi, sur leur site internet. C’est vrai, la situation des demandeurs d’asile s’est améliorée. Mais ça ne veut pas dire que c’est bien. Vous êtes toujours coincé ici pour toujours !18

16 C’est en raison des procédures d’appel que les demandeurs d’asile restent indéfiniment à Hong Kong, à la manière de cet homme, même s’ils vivent dans l’incertitude d’un avenir précaire, d’une aide au compte-gouttes et d’un emploi irrégulier. Un Centrafricain raconte comment il a gâché les meilleures années de sa vie : Je suis arrivé ici en 2006 en tant que demandeur d’asile. Au début, les coupons alimentaires et l’allocation logement n’existaient pas – de ce point de vue, on peut dire que oui, ça a changé. Mais si vous parlez de la façon dont les services d’immigration traitent les dossiers, les choses ont très peu bougé. Des gens sont ici depuis 14, 15 ou 16 ans et ils ne sont toujours pas régularisés. Je pense que le gouvernement hongkongais veut décourager les gens de venir. Vous venez ici à 20 ans et vous voilà 15 ans plus tard… vous avez gâché les meilleures années de votre vie. Si seulement ils pouvaient traiter les dossiers plus rapidement, j’aurais très vite été fixé sur mon sort, et j’aurais cherché d’autres opportunités pour faire ma vie. Mais ils m’ont gardé tellement longtemps19 !

17 L’une des raisons de ces retards interminables dans le traitement des dossiers des demandeurs d’asile est la lenteur bureaucratique, du moins pour ceux qui sont en

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attente de traitement ; mais la principale raison est peut-être la loi hongkongaise, qui autorise des appels sans fin. Cela peut sembler être une très bonne chose dans un pays qui, comme Hong Kong, écorne par ailleurs l’État de droit20. Mais comme presque tout le monde finira par être débouté, ces appels sont simplement sans espoir, à moins qu’ils visent seulement en fait à gagner du temps. Ils aident en effet les demandeurs d’asile qui viennent à Hong Kong pour des raisons économiques, mais ils sont préjudiciables à ceux qui immigrent là parce qu’ils craignent pour leur vie. Ceux qui viennent à Hong Kong pour travailler illégalement peuvent probablement travailler de nombreuses années avant de rentrer chez eux ou d’être expulsés. Nous connaissons des Indiens qui ont financé les mariages de leurs frères et sœurs, reconstruit la maison de leur famille, soutenu leurs parents vieillissants et financé des entreprises qu’ils ont lancées par la suite, tout cela grâce aux revenus qu’ils ont touchés à Hong Kong tout en étant demandeurs d’asile. D’un autre côté, les demandeurs d’asile qui fuient la persécution dans leur pays d’origine ont souvent peur de travailler illégalement et d’être expulsés, et ils peuvent vivre dans l’angoisse pendant des années21. Il semble possible que les autorités hongkongaises utilisent cette situation pour bénéficier d’une main-d’œuvre irrégulière flexible ; quoi qu’il en soit, il semble évident que le travail des demandeurs d’asile profite de manière significative à l’économie hongkongaise (Vecchio 2016).

18 Plus largement, certains demandeurs d’asile à Hong Kong ont acquis une importance sociale et symbolique non négligeable pour certains jeunes Hongkongais.

L’attitude changeante des Hongkongais à l’égard des demandeurs d’asile

19 Les demandeurs d’asile résidant à Hong Kong depuis longtemps que nous avons interrogés ont affirmé que les attitudes des jeunes Hongkongais ont considérablement évolué ces dernières années. Un Ouest-Africain déclare : Je suis arrivé ici en 2005. Les choses ont énormément changé. On est allés dans des écoles, on a parlé des questions de race, c’est une des raisons pour lesquelles Hong Kong est devenue un lieu plus accueillant pour les demandeurs d’asile. C’était bien pire auparavant – c’était difficile de se faire des amis chinois. Personne ne voulait s’asseoir à côté de vous dans le métro. On a mis sur pied un programme qui s’appelle « mon voisin africain », pour essayer d’éduquer les gens d’ici. Les élèves avaient l’habitude de demander : « Pourquoi est-ce que vous venez ici ? » sur un ton agressif. Mais maintenant, depuis quelques années, ils veulent vraiment parler avec nous ! Beaucoup d’étudiants viennent à Chungking Mansions maintenant, et je les aide en répondant à leurs questions. Je réponds à un et puis dix viennent m’écouter, y compris leur professeur22 !

20 Un demandeur d’asile centrafricain prend l’exemple du basket : Il y a quelques années, quand j’entrais sur un terrain de basket à Hong Kong, tous les Chinois partaient. Maintenant ils veulent tous jouer avec moi et ils m’invitent même à dîner23.

21 Les demandeurs d’asile interrogés parlent abondamment du racisme à Hong Kong, la plupart d’entre eux affirmant qu’ils l’ont fréquemment observé. Un jeune homme venu du Moyen-Orient raconte : Les jeunes Hongkongais, la nouvelle génération, ils voient très positivement les demandeurs d’asile. Mais beaucoup de Hongkongais plus âgés ne pensent pas

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comme ça. Vous allez au marché : les gens, là-bas, ils n’aiment pas les gens comme nous24.

22 Un Africain de l’Est confie : Personne ne sait que vous êtes demandeur d’asile, parce qu’ils ne peuvent pas voir vos papiers ; pour eux, vous êtes juste un étranger. Mais il y a plusieurs sortes d’étrangers : si vous êtes blanc, vous êtes favorisé ; mais si vous êtes africain comme moi, ils vous traiteront peut-être mal25.

23 Il raconte qu’une vieille femme chinoise, quelques jours avant notre entretien, lui a crié dessus puis a fourré un mouchoir dans son pantalon, a essuyé son derrière et a mis son mouchoir en boule avant de lui jeter dessus. Il nous a dit : « J’ai rigolé : son insulte était tellement créative26 ! »

24 Le racisme persiste à Hong Kong (Sautman 2004 ; Law et Lee 2012 ; Crabtree et Wong 2013), les Blancs étant souvent mieux traités que les Sud-Asiatiques dans les échanges quotidiens, tandis que les Philippines et les Indonésiennes, majoritaires parmi les domestiques à Hong Kong, sont souvent méprisées. Quant aux Chinois du continent, ils peuvent être maltraités par les Chinois de Hong Kong (cette dernière tension ne constitue peut-être pas du racisme à proprement parler, mais il s’agit du conflit interculturel le plus marqué aujourd’hui à Hong Kong). En 2013, l’enquête sur les valeurs mondiales a révélé que 27 % des Hongkongais ne souhaitaient pas avoir un voisin d’une autre race, suscitant la consternation des commentateurs27. Le racisme des Hongkongais est souvent décrié par les journalistes, mais il a la vie dure, qu’il s’agisse des politiques gouvernementales à l’égard des SudAsiatiques28, des pratiques éducatives envers les Sud-Asiatiques et les Chinois continentaux (Chee 2012), ou des multiples interactions quotidiennes à Hong Kong. La question du racisme à Hong Kong est complexe : dans quelle mesure s’agit-il de la couleur de peau ou de la couleur du passeport ? C’est évidemment un mélange des deux : un Africain ou un Sud-Asiatique ayant un passeport américain ou britannique peut trouver que sa nationalité et sa maîtrise de l’anglais prévalent sur son ethnicité dans la manière dont il est traité. Mais la plupart des demandeurs d’asile d’Afrique et d’Asie du Sud que nous connaissons nous disent être souvent en butte au racisme – un racisme que les Blancs ne percevraient peut-être pas ont-ils insisté.

25 Pratiquement tous les demandeurs d’asile interrogés ont perçu un fossé générationnel dans l’attitude des Hongkongais à leur égard, les jeunes acceptant davantage les différences ethniques que leurs aînés. Il n’existe pas de données complètes démontrant ces changements d’attitude, mais la différence entre il y a dix ans et aujourd’hui est claire – au moins parmi les étudiants. Dans les cours que nous donnons à la Chinese University of Hong Kong, les étudiants issus de pays en développement, qui auraient auparavant été discrètement dédaignés par leurs camarades hongkongais, sont maintenant souvent courtisés par des étudiants hongkongais désireux de comprendre leur société et leur existence. Et il y a tellement de jeunes Hongkongais qui veulent participer à notre classe de demandeurs d’asile du samedi à Chungking Mansions qu’ils sont souvent plus nombreux que les demandeurs d’asile. Il nous faut trier tous les participants hongkongais potentiels, non pas parce que les demandeurs d’asile craignent qu’il s’agisse d’espions à la solde du gouvernement – comme ce fut parfois le cas dans le passé –, mais simplement parce que de nombreux jeunes Hongkongais souhaitent assister à ce cours et que le nombre de places est limité.

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26 Nous avons demandé en entretien aux jeunes Hongkongais qui fréquentent la classe des demandeurs d’asile pourquoi ils venaient. La réponse la plus simple fut la suivante : « Je viens à ce cours parce que je veux parler à des personnes ayant des expériences différentes des miennes »29. Une autre étudiante a évoqué une motivation différente : Si j’avais un petit ami demandeur d’asile, mes amis penseraient que c’est trop cool. Oui, vraiment, mes amis pensent qu’il est beaucoup plus cool d’avoir un petit ami africain que, je ne sais pas, un petit ami japonais ! Mais c’est vrai que mes parents pourraient s’opposer à notre mariage… Et non non, je ne voudrais pas du tout d’un petit ami de Chine continentale30 !

27 On pourrait critiquer cette attitude, qui fait du petit ami africain le dernier accessoire cool pour une jeune Hongkongaise, en attendant de passer à des choses plus sérieuses. Néanmoins, si on la compare à la situation dix ans auparavant, c’est remarquable. Peu d’étudiantes hongkongaises auraient alors même osé s’aventurer dans Chungking Mansions, considéré comme le cœur de l’altérité raciale à Hong Kong (Mathews 2011 : 15) ; et aujourd’hui, quelques-unes viennent peut-être y chercher des amants. Ces amants potentiels ne sont pas issus de pays développés – ni du Japon, ni de Corée, ni d’Europe, ni des États-Unis – mais de pays en développement, le mépris prévalant hier laissant place à la fascination. Ces amants potentiels ne sont pas non plus des Chinois du continent – et affirmer qu’il est infiniment préférable d’avoir un petit ami originaire d’Afrique plutôt que de Chine du continent, voilà qui est remarquable dans un Hong Kong qui est « retourné à la mère patrie ».

28 D’autres jeunes Hongkongais ont évoqué des raisons politiques pour expliquer leur souhait de participer à notre classe. Un jeune engagé a déclaré : « J’ai entendu dire que le gouvernement traitait mal les demandeurs d’asile et je voulais voir par moi-même en découvrant comment ils vivent »31.

29 La réponse politique la plus éloquente émanait d’une travailleuse sociale, qui déclare : À cause du gouvernement chinois et de ce qu’il fait à Hong Kong, je vais peut-être finir moi aussi par demander l’asile, et donc il vaut mieux que je comprenne comment ça marche. La plupart de mes amis participent à des mouvements sociaux ; beaucoup d’entre nous pensent de cette façon. À Hong Kong, certains avocats spécialistes des droits de l’homme se sont inquiétés du fait qu’ils pourraient bientôt devenir demandeurs d’asile, sans quoi ils risquaient d’être emprisonnés comme les avocats des droits de l’homme sur le continent32.

30 Cette déclaration est extraordinaire. Elle montre que les demandeurs d’asile de notre classe ne sont pas considérés comme des êtres exotiques mais plutôt comme les porteurs de leçons utiles dans un Hong Kong peu à peu englouti par le régime autoritaire chinois.

31 Lorsque nous avons demandé à cette femme de développer ses sentiments envers la Chine, elle a dit : Je ne suis pas anti-chinoise, je déteste juste le gouvernement chinois et le Parti communiste. J’ai beaucoup d’amis sur le continent.

32 Cependant, beaucoup de jeunes Hongkongais méprisent explicitement les nombreux Chinois du continent qu’ils croisent à Hong Kong. L’absence de racisme chez les jeunes Hongkongais décrits par les demandeurs d’asile correspond souvent moins une ouverture à l’autre en général qu’une ouverture à l’autre non-chinois. Ce sont souvent les mêmes jeunes qui, d’une part, s’opposent avec tant de véhémence à la Chine et au gouvernement hongkongais et qui ont été actifs dans des mouvements comme celui des parapluies, et qui d’autre part sont très favorables aux demandeurs d’asile. Lorsque

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nous avons demandé aux jeunes Hongkongais interviewés s’ils pensaient que l’identité de Hong Kong devrait être chinoise ou internationale, leur réponse fut unanime. Selon les mots d’un étudiant : Elle devrait être internationale, c’est évident. Si Hong Kong est uniquement chinoise, c’est mort.

33 Les demandeurs d’asile peuvent-ils être hongkongais, leur avons-nous demandé ? Oui, m’a-t-on dit, parce qu’ils vivent à Hong Kong. « Quiconque vit à Hong Kong, indépendamment de son appartenance ethnique, peut être un Hongkongais », a déclaré un jeune militant. « Les demandeurs d’asile ne sont pas des étrangers ! », a-t-il insisté33.

34 Les demandeurs d’asile sont désormais invités à venir parler à de jeunes Hongkongais, ce qui représente un changement significatif par rapport au passé récent. Plusieurs demandeurs d’asile nous ont confié qu’ils vont dans des lycées et des universités dix ou 15 fois par an pour parler de leur situation de demandeurs d’asile, et pour parler de leur société d’origine et de sa culture. Comme le dit un demandeur d’asile : « mon boulot, c’est de faire connaître l’Afrique à ces jeunes »34 – il est ironique que ces demandeurs d’asile introduisent les étudiants hongkongais aux sociétés qu’ils ont fuies, mais les demandeurs d’asile que nous connaissons n’en parlent pas. En tout état de cause, les demandeurs d’asile à Hong Kong tels que ceux à qui nous donnons cours bénéficient de cette attitude accueillante parmi les jeunes et les adultes libéraux, et ils ont contribué au renforcement de cette attitude en introduisant les Hongkongais à leurs sociétés d’origine. Les demandeurs d’asile se demandent parfois combien de personnes exactement parmi leur public « écoutent réellement » leur discours, et ils s’inquiètent également de voir que « seules les écoles libérales » les invitent à parler. C’est tout à fait vrai : ce sont les lycées les plus libéraux et les moins pro-establishment de Hong Kong qui ont tendance à accueillir les demandeurs d’asile. Mais le simple fait que cela se produise est significatif : certains Hongkongais accueillent effectivement des demandeurs d’asile.

35 Les demandeurs d’asile à Hong Kong peuvent s’affirmer en faisant connaître leur situation, comme en témoigne leur présence dans les médias de Hong Kong et du monde entier (cf. pour une liste partielle des demandeurs d’asile de Hong Kong dans les médias locaux et globaux, les musiciens Talents Displaced, l’ancien demandeur d’asile et maintenant étudiant à l’université Innocent Mutanga, ou encore le romancier John Outsider35). Lam parle des « demandeurs d’asile à Hong Kong qui tentent de tirer le meilleur parti d’une mauvaise situation » en venant en aide également à la communauté africaine de Hong Kong36. Citons aussi l’African Community Hong Kong37. Comme nous l’a dit un officier des services d’immigration : Nous avons organisé des ateliers avec la Commission pour l’égalité des chances. Parfois des fonctionnaires travaillant au siège de la police viennent aussi nous demander conseil38.

36 La liste ci-dessus est partielle, au sens où certains demandeurs d’asile présents dans les médias ne revendiquent pas leur statut de demandeur d’asile ; mais elle est néanmoins remarquable.

Conclusion

37 Il semble que les attitudes des jeunes et des adultes libéraux vis-à-vis des demandeurs d’asile se soient modifiées à Hong Kong. Notre échantillon est restreint, pioché

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principalement dans nos propres cours donnés à Chungking Mansions et parmi les personnes qui y ont assisté. Cependant, à en juger par les rapports constants que nous recevons concernant leurs rencontres quotidiennes à Hong Kong, ce changement d’attitude paraît bien réel.

38 Comment l’expliquer ? Comme nous l’avons vu, cela semble lié à l’attitude des jeunes Hongkongais à l’égard du continent. Lowe et Tsang (2018) écrivent à propos des jeunes militants du Mouvement des parapluies : « Beaucoup de ceux qui n’ont jamais visité la Chine expriment déjà un mépris sinophobe et une aversion pour le continent ». Ils discutent dans un autre article du fait que « le sentiment d’identité collective des Hongkongais se fortifie à mesure qu’ils construisent les Chinois continentaux comme l’inverse d’eux-mêmes, par rejet du concept d’ethnicité pan-chinoise promu par la Chine populaire » (2017 : 137). Cette description correspond à l’attitude des jeunes Hongkongais qui viennent dans notre classe de demandeurs d’asile. Au moins dans une certaine mesure, l’animosité raciale qui visait les Sud-Asiatiques ou les Africains voilà une ou deux décennies s’adresse désormais aux Chinois du continent ; la Chine continentale a remplacé l’Asie du Sud et l’Afrique comme principal objet de discrimination. Il est remarquable qu’un certain nombre de jeunes Hongkongais que nous connaissons s’identifient davantage avec les demandeurs d’asile africains qu’avec les Chinois continentaux. Sur le plan politique, il semble évident que certains jeunes Hongkongais, fatigués de la sinité imposée de plus en plus par le gouvernement, recherchent la non-sinité de Hong Kong, et qu’ils la trouvent chez les demandeurs d’asile.

39 Pourquoi les demandeurs d’asile ? Pour la militante politique citée à la fin de la section précédente, la réponse est évidente. Comme elle pourrait elle-même devenir une demandeuse d’asile si la répression chinoise continuait à s’abattre sur Hong Kong, elle estime qu’elle a beaucoup à apprendre des demandeurs d’asile à Hong Kong : leurs luttes passées et présentes pourraient devenir ses propres luttes. Pour les Hongkongais moins engagés politiquement, on peut se demander pourquoi les demandeurs d’asile devraient être des symboles de la non-sinité de Hong Kong ? Pourquoi pas, par exemple, les Britanniques ? Si nous sentons parfois indéniablement de la nostalgie chez certains jeunes Hongkongais, à qui il arrive de dire, lors de nos cours à l’université, que « Hong Kong était mieux sous les Anglais », le fait est que les Européens et les Américains blancs représentent souvent une population d’expatriés privilégiés issue d’un monde au colonialisme moribond et d’une Amérique de moins en moins influente. Quant aux hommes japonais et coréens, les jeunes Hongkongaises considèrent qu’ils sont les caricatures mêmes du chauvinisme masculin. On note en effet un intérêt croissant pour les Sud-Asiatiques ; mais comme ils possèdent leurs propres mondes sociaux distincts à Hong Kong (Murgai 2013), c’est aux demandeurs d’asile qu’il incombe d’incarner la non-sinité.

40 Les demandeurs d’asile jouant un rôle sur la scène publique hongkongaise sont généralement éduqués et s’expriment bien ; ils ne correspondent pas aux stéréotypes naïfs s’appliquant aux « gens du monde en développement » (sinon par leur manque d’argent). Leurs manières de penser peuvent paraître familières aux jeunes Hongkongais instruits, beaucoup plus que celles des étudiants du continent dont certaines attitudes patriotiques sont d’un parfait exotisme à Hong Kong. Certains de ces Hongkongais, comme expliqué précédemment, pourraient facilement considérer comme des Hongkongais les demandeurs d’asile d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie

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du Sud, mais ils seraient réticents à étendre cette désignation aux étudiants du continent. En d’autres termes, « les Africains, les Moyen-Orientaux et les Sud- Asiatiques peuvent être des Hongkongais, mais pas les Chinois continentaux ». C’est d’autant plus frappant que la Chine entretient, dans une large mesure, une identité culturelle à base ethnique : « la Chine aux Chinois Han » (Wu 1991 : 150-1). Ces jeunes Hongkongais renversent cette équation ethnique en affirmant que « Hong Kong est ouverte à tout le monde sauf aux Chinois du continent ».

41 Cette attitude aurait été difficile à imaginer il y a 20 ans, alors que l’identité de Hong Kong était censée devenir de plus en plus chinoise et de moins en moins internationale. Elle aurait même été difficile à imaginer il y a dix ans, lorsque les demandeurs d’asile étaient pressés de toutes parts et marginalisés, considérés comme étrangers et différents. Mais c’est pourtant ce qui est advenu. Comme cet article l’a montré, les demandeurs d’asile sont devenus, pour certains jeunes Hongkongais, les symboles de la non-sinité de Hong Kong.

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NOTES

1. Est considérée comme demandeur d’asile une personne ayant fui son pays d’origine mais n’ayant pas été officiellement reconnue comme réfugié – une personne dont « la demande d’asile doit encore être évaluée de manière définitive » (Vecchio 2015 : 12). Un réfugié est une personne ayant été officiellement reconnue comme telle, ce qui lui permet d’obtenir la citoyenneté de son pays d’accueil. Dans la littérature universitaire, le terme de « réfugié » est généralement préféré à celui de « demandeur d’asile », ce premier terme ne préjugeant pas de la validité des demandes des demandeurs d’asile. Nous utilisons le terme « demandeur d’asile » car Hong Kong reconnaît très peu de demandeurs d’asile comme réfugiés. Caractériser de « réfugiés » les personnes décrites dans cet article occulterait le fait crucial que presqu’aucune d’entre elles ne sera jamais officiellement reconnue comme « réfugiée » par le gouvernement hongkongais. 2. Il existe des exceptions à cela dans la littérature. Voir, par exemple, un article récent sur les adolescents nord-coréens relogés dans des écoles secondaires sud-coréennes, qui peuvent offrir à leurs camarades sud-coréens une fenêtre sur la vie dans le Nord tout en devenant eux-mêmes citoyens du monde (Cho, Palmer et Jung 2016). De récents articles décrivent également comment les demandeurs d’asile qui protestent contre les traitements inhumains dont se rend coupable le gouvernement de leur pays d’accueil recueillent un large soutien et une perception favorable de la part de la population, comme en Belgique (Willner-Reid 2015). Plus communément, cependant, la littérature universitaire récente décrit comment les sociétés d’accueil du monde entier sont devenues moins accueillantes vis-à-vis des demandeurs d’asile (par exemple, Reilly 2016). 3. Une étude menée en 2016 par Isabella Ng, de l’Education University of Hong Kong, a montré que « seuls 4,7 % des Hongkongais considèrent les réfugiés positivement, mais presque la moitié avouent leur méconnaissance du sujet », Hong Kong Free Press, 30 août 2016. www.hongkongfp.com/2016/08/30/only-4-7-of-hongkongers-view-refugees-positively-but- almost-half-admit-ignorance-over-issue-study/ (consulté le 28 mai 2018). Une enquête de 2018, également menée par le Dr Ng, a montré que plus de la moitié des personnes interrogées déclarent que les enfants de demandeurs d’asile devraient avoir le droit de séjourner à Hong Kong et plus d’un tiers des répondants déclarent que les demandeurs d’asile présents à Hong Kong depuis au moins cinq ans devraient avoir le droit de travailler. Cf. Rachel Carvalho, « Racism is Alive and Well in Hong Kong, But There’s Growing Sympathy for Refugee Children », South China Morning Post, 19 avril 2018, https://www.scmp.com/news/hong-kong/law-crime/ article/2142397/racism-alive-and-well-hong-kong-theres-growing-sympathy (consulté le 28 mai 2018).

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4. Chungking Mansions n’est pas un bâtiment ordinaire à Hong Kong. C’est pourquoi cette enquête, qui se fonde sur des entretiens qualitatifs, doit être comprise dans ce contexte particulier. Voir aussi Gordon Mathews, « Arguing, Learning, Waiting » (article d’opinion), New York Times, 27 juin 2012, https://www.nytimes.com/2012/06/28/opinion/asylum-seekers-wait- and-learn-in-hong-kong.html (consulté le 2 juin 2017). 5. Rachel Blundy, « The Agony of Hong Kong’s Asylum Seekers, Stuck in Limbo ‘Neither Alive nor Dead’ », South China Morning Post, 13 mai 2017, https://www.scmp.com/news/hong-kong/ education-community/article/2094115/agony-hong-kongs-asylum-seekers-stuck-limbo (consulté le 6 janvier 2018). Les comptes rendus des différents médias de Hong Kong divergent sur des faits fondamentaux tels que le nombre de demandeurs d’asile à Hong Kong et les chiffres mêmes du gouvernement de Hong Kong peuvent faire l’objet de diverses interprétations. Cf. Hong Kong Immigration Department, « Statistics on Non-Refoulement Claims », www.immd.gov.hk/eng/ facts/enforcement.html (consulté le 30 mai 2018). Les chiffres cités ici sont exacts, d’après les vérifications que nous avons pu faire. 6. Christy Leung et Xinqi Su, « Unsuccessful Asylum Seekers, Illegal Immigrants in Hong Kong Sent Back on Chartered Flight to Vietnam », South China Morning Post, 29 décembre 2017, https:// www.scmp.com/news/hong-kong/community/article/2126150/unsuccessful-asylum-seekers- illegal-immigrants-hong-kong (consulté le 2 juin 2018); Ellie Ng, « Hong Kong Repatriated 5,932 Unsuccessful Refugee Claimants Last Year; China Top Country of Origin – Gov’t », Hong Kong Free Press, 2 avril 2017, www.hongkongfp.com/2017/04/02/hong-kong-repatriated-5932-unsuccessful- refugee-claimants-last-year-china-top-country-origin-govt/ (consulté le 2 juin 2018); Rachel Carvalho, « Charter Flight Plan for Pakistanis Denied Asylum », Sunday Morning Post, 29 juillet 2018, https://www.scmp.com/news/hong-kong/hong-kong-law-and-crime/article/2157265/ hong-kong-and-islamabad-considering (consulté le 30 juillet 2018). 7. « 酷刑聲請開支逾6億 : 確立個案僅佔千分之4 » (Kuxing shengqing kaizhi yu liuyi ; queli ge’an jinzhan qianfenzhisi, Les allégations de torture coûtent chaque année 600 millions de dollars de Hong Kong au gouvernement et seulement 0,4 % sont avérées), Oriental Daily, 28 mars 2015, http://hk.on.cc/hk/bkn/cnt/news/20150328/bkn-20150328222614750-0328_00822_001.html (consulté le 22 décembre 2017). 8. Les domestiques, généralement originaires des Philippines ou d’Indonésie, n’ont pas le droit de résidence à Hong Kong. Si leurs contrats ne sont pas renouvelés ou si elles ne peuvent pas obtenir de nouveau contrat, elles doivent partir. Devenir demandeuse d’asile peut ainsi sembler une alternative viable pour celles qui veulent rester à Hong Kong (cf. la discussion sur la demande d’asile à Hong Kong dans Constable 2014 : 183-215). 9. Certains de ceux qui ont travaillé à Hong Kong avec un visa tourisme et qui sont régulièrement rentrés chez eux pour renouveler leur visa ont compris qu’il était plus facile de rester à Hong Kong en tant que demandeurs d’asile. Comme confié par un demandeur d’asile indien : « Pourquoi je devrais retourner en Inde tous les 42 jours pour renouveler mon visa alors que je peux parler à mes enfants tous les jours ici, à Hong Kong ? » L’inconvénient pour ce demandeur d’asile est de ne pas pouvoir rentrer chez lui ; mais avec des réseaux sociaux si faciles à utiliser et si peu coûteux, il estime que le jeu en vaut la chandelle. 10. Cf. Te-ping Chen, « Hong Kong Changing the Way It Handles Refugees », Wall Street Journal, 16 juillet 2013, www.wsj.com/articles/SB10001424127887324694904578601171702287356 (consulté le 21 décembre 2017). 11. Drew DeSilver, « Europe’s Asylum Seekers: Who They Are, Where They’re Going, and Their Chances of Staying », Pew Research Center, 30 septembre 2015, https://www.pewresearch.org/fact- tank/2015/09/30/europes-asylum-seekers-who-they-are-where-theyre-going-and-their- chances-of-staying/ (consulté le 28 mai 2018). 12. Cet entretien a eu lieu dans un restaurant de Chungking Mansions, le 2 décembre 2017. Beaucoup de demandeurs d’asile, mais pas tous, craignant pour leurs demandes en cours auprès

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du gouvernement hongkongais, n’ont pas souhaité être nommés dans cet article. Les noms et/ou le pays exact dont ils sont issus ont été changés. De faux noms ont été utilisés pour nos informateurs hongkongais, sauf quand il s’agissait de personnalités publiques. 13. Le processus a été considérablement accéléré pour les nouveaux demandeurs d’asile, certaines demandes étant réglées dans un délai d’un an ou moins ; mais on observe toujours des retards. 14. Gordon Mathews, « Politicians and Police Have Done a Thorough Job of Alienating Our Youth », South China Morning Post, 3 décembre 2014, https://www.scmp.com/comment/insight- opinion/article/1654663/politicians-and-police-have-done-thorough-job-alienating-our (consulté le 24 décembre 2017). 15. « HKU POP Releases the Latest Survey on Hong Kong People’s Ethnic Identity », Public Opinion Programme, The University of Hong Kong, 20 juin 2017, www.hkupop.hku.hk/english/ release/release1474.html (consulté le 27 décembre 2017). 16. Kris Cheng, « HKU Poll: Only 3.1% of Young Hongkongers Identify as Chinese, Marking 20 Year Low », Hong Kong Free Press, 21 juin 2017, https://www.hongkongfp.com/2017/06/21/hku- poll-3-1-young-hongkongers-identify-chinese-marking-20-year-low/ (consulté le 27 décembre 2017). 17. Kris Cheng, « Hong Kong a Part of China ‘Since Ancient Times’: CY Cites Basic Law Amid Independence Debate », Hong Kong Free Press, 15 mars 2016, https://www.hongkongfp.com/ 2016/03/15/hong-kong-a-part-of-china-since-ancient-times-cy-cites-basic-law-amid- independence-debate/ (consulté le 12 décembre 2017); Yi-Zheng Lian, « Is Hong Kong Really Part of China? », New York Times, 1er janvier 2018, www.nytimes.com/2018/01/01/opinion/hong-kong- china.html (consulté le 29 mai 2018). 18. Entretien dans un restaurant de Chungking Mansions, 3 février 2018. 19. Entretien dans un restaurant de Chungking Mansions, 10 février 2018. 20. De nombreux habitants de Hong Kong craignent que l’État de droit finisse par ployer sous l’influence de la Chine continentale. En Chine, le juridique est subordonné au politique ; certains observent aussi cela à Hong Kong, comme par exemple dans le cas des poursuites répétées à l’encontre de et de ses camarades pour leurs actions au sein du Mouvement des parapluies et pour la sélection politique des candidats aux élections (cf. Ernest Kao et Tony Cheung, « Bar Association Slams ‘Political Vetting’ in Polls », South China Morning Post, 15 février 2018, https://www.scmp.com/news/hong-kong/politics/article/2133321/inaccurate-assume- landmark-ruling-means-agnes-chow-will-win (consulté le 30 mai 2018).). 21. La différence entre les demandeurs d’asile « authentiques » et les « faux » demandeurs d’asile fait l’objet d’une controverse. Un éditorial (« Loopholes Mean Genuine Asylum Seekers Suffer », South China Morning Post, 28 novembre 2010) a critiqué le gouvernement hongkongais pour avoir tardé à instaurer une politique globale à l’égard des demandeurs d’asile, soutenant que « soit les demandeurs sont authentiques et leurs vies sont en danger, soit ce sont simplement des migrants économiques dont les demandes devraient être rapidement traitées ». Cependant, comme l’a relevé Marfleet, « de plus en plus les réfugiés et les migrants strictement économiques sont des représentations idéales que l’on croise rarement dans la vie réelle » (2006 : 310). Cela s’applique aux demandeurs d’asile à Hong Kong, dont la plupart ont des raisons à la fois économiques et politiques de fuir leur pays, bien que leur dossier officiel accentue nécessairement les secondes et tait les premières. Nous connaissons plusieurs demandeurs d’asile qui disent fuir des menaces de mort, par exemple de la part de créanciers (Mathews 2011 : 174) ; seulement, si ces menaces peuvent être bien réelles, elles ne leur permettent pas de prétendre au statut de réfugié, car elles n’impliquent ni torture ni persécution ethnique, politique ou religieuse. 22. Entretien dans un restaurant de Chungking Mansions, 27 janvier 2018. 23. Entretien dans un restaurant de Chungking Mansions, 10 février 2018. 24. Entretien dans un restaurant de Chungking Mansions, 3 février 2018.

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25. Entretien dans un restaurant de Chungking Mansions, 10 février 2018. 26. Commentaire fait dans notre classe pour demandeurs d’asile, Chungking Mansions Service Center, Christian Action, 10 février 2018. Comme la plupart des demandeurs d’asile, il ne connaît que quelques mots de cantonais et recourt à l’anglais dans ses échanges quotidiens. Il ne pouvait donc comprendre les insultes verbales que cette femme lui avait adressées. 27. York Chow, « Racist Hong Kong is Still a Fact », South China Morning Post, 25 mai 2013, https:// www.scmp.com/comment/insight-opinion/article/1245226/racist-hong-kong-still-fact (consulté le 27 mai 2018). 28. Luisa Tam, « Where Do You Stand in Racist Hong Kong? Here’s Something to Chew Over », South China Morning Post, 15 janvier 2018, https://www.scmp.com/news/hong-kong/community/ article/2128326/where-do-you-stand-racist-hong-kong-heres-something-chew (consulté le 27 mai2018); Yonden Lhatoo, « Hong Kong’s Ethnic Minority Woes Just Keep Getting Worse », South China Morning Post, 11 février 2018, https://www.scmp.com/comment/insight-opinion/article/ 2132845/hong-kongs-ethnic-minority-woes-just-keep-getting-worse (consulté le 27 mai 2018). 29. Entretien dans un restaurant de Chungking Mansions, 20 janvier 2018. 30. Entretien dans un restaurant de Chungking Mansions, 10 février 2018, prolongé le 17 février 2018 sous la forme de commentaires. 31. Commentaire fait dans notre classe pour demandeurs d’asile, Chungking Mansions Service Center, Christian Action, 3 février 2018. 32. Commentaire fait dans notre classe pour demandeurs d’asile, Chungking Mansions Service Center, Christian Action, 3 février 2018. 33. Commentaire fait dans notre classe pour demandeurs d’asile, Chungking Mansions Service Center, Christian Action, 10 février 2018. 34. Entretien dans un restaurant de Chungking Mansions, 27 janvier 2018. 35. Hillary Leung, « Artists First, Asylum Seekers Second: Talents Displaced Share Love of Music with Local Community », Hong Kong Free Press, 24 septembre 2017, https://www.hongkongfp.com/ 2017/09/24/artists-first-asylum-seekers-second-talents-displaced-share-love-music-local- community/ (consulté le 21 janvier 2018) ; Jessie Yang, « Beyond the Lens of Innocence: The Lives of Refugees in Hong Kong », TheNewsLens, 22 août 2016, https://international.thenewslens.com/ article/47237 (consulté le 21 janvier 2018) ; Innocent Mutanga, « Context Matters: The Racist Laundry Ad Was Ignorant, But So Were the Reactions », Hong Kong Free Press, 9 juin 2016, https:// www.hongkongfp.com/2016/06/09/context-matters-the-racist-laundry-ad-was-ignorant-but-so- were-the-reactions/ (consulté le 21 janvier 2018) ; Innocent Mutanga, « Decentering Colonial Narratives About Zimbabwe », Mangal Media, 27 novembre 2017, www.mangalmedia.net/ english//decentering-colonial-narratives-about-zimbabwe (consulté le 21 janvier 2018) ; Jessie Yang, « John Outsider : 一位揭露強韌生命 的香港難民作家 » (John Outsider: Yi wei jielu qiangren shengmingli de xianggang nanmin zuojia, John Outsider : l’écrivain réfugié à Hong Kong à la vie si résiliente), The Wandering Voice, 12 octobre 2017, www.thewanderingvoice.com/singlepost/ 2017/10/12/John-Outsider- (consulté le 21 janvier 2018). 36. Jeffie Lam, South China Morning Post, 27 décembre 2017, www.scmp.com/news/hong-kong/ community/article/2125679/asylum-seekers-hong-kong-who-are-trying-make-best-out-bad (consulté le 23 janvier 2018). 37. African Community Hong Kong, http://africancommunity.hk/ (consulté le 23 janvier 2018). 38. Entretien dans un restaurant de Chungking Mansions, 27 janvier 2018.

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RÉSUMÉS

Cet article traite de la situation des demandeurs d’asile à Hong Kong et de son évolution ces dernières années. Hong Kong traite relativement bien les demandeurs d’asile, même si leurs chances d’obtenir le statut de réfugié sont quasiment nulles. Bien que les demandeurs d’asile n’aient pas le droit de travailler, il leur est presque impossible de vivre uniquement de la minuscule aide gouvernementale qu’ils reçoivent. Face à la négligence du gouvernement, les demandeurs d’asile ont été érigés en héros par certains jeunes Hongkongais après le Mouvement des parapluies. Alors que les demandeurs d’asile étaient jusqu’ici généralement ignorés ou méprisés par les Hongkongais, certains jeunes ont fait d’eux des symboles de la non-sinité de Hong Kong.

This article discusses the situation of asylum seekers in Hong Kong and how it has changed in recent years. Hong Kong treats asylum seekers relatively well compared to some other societies, but at the same time, the chance of being accepted as a refugee is virtually zero. Although it is illegal for asylum seekers to work, it is virtually impossible for them not to work given the miniscule government support they receive. Amidst government neglect, asylum seekers have emerged as heroes among some Hong Kong young people after the Umbrella Movement. Whereas in years past, asylum seekers were generally ignored or looked down upon by Hongkongers, among some youth today, asylum seekers have emerged as symbols of Hong Kong’s non- Chineseness.

INDEX

Keywords : asylum seekers, Hong Kong, Chinese influence, racism, Hong Kong’s non-Chineseness Mots-clés : demandeurs d’asile, Hong Kong, influence chinoise, racisme, non-sinité de Hong Kong

AUTEURS

GORDON MATHEWS Gordon Mathews est professeur et président du Département d’anthropologie à l’Université chinoise de Hong Kong. Room 407 Humanities Building, New Asia College, The Chinese University of Hong Kong, Shatin, N.T. Hong Kong (cmgordon[at]cuhk.edu.hk).

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Articles

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Jeunes militantes féministes de la Chine d’aujourd’hui Une nouvelle génération ? Young Feminist Activists in Present-Day China: A New Feminist Generation?

Qi Wang Traduction : Camille Richou

NOTE DE L’ÉDITEUR

Article reçu le 20 février 2018. Accepté le 22 août 2018. Read in English > https://journals.openedition.org/chinaperspectives/8165

Introduction

1 En mars 2015, à la veille de la Journée internationale des femmes, cinq jeunes féministes connues sous le nom de « Gang des cinq » (nüquan wu jiemei 女权五姐妹, composé de Wei Tingting, Li Tingting, Wu Rongrong, Wang Man et Zheng Churan) ont été arrêtées par la police chinoise alors qu’elles s’apprêtaient à diffuser des messages contre le harcèlement sexuel dans les transports publics. La communauté internationale, choquée par cette nouvelle, a dès lors prêté une forte attention à « ce groupe très actif de jeunes militantes » (Mohanty 2016 : ix ; Wang 2015 ; Jacobs 2015 ; Hu 2016). Par la suite, les termes « génération » (generation) et « vague » (wave) ont fait leur apparition dans les médias anglophones (Chen 2015 ; Volodzko 2015). Parallèlement, des termes similaires tels que « jeunes militantes » et « jeune génération » se sont retrouvés fréquemment cités dans la littérature scientifique émergente consacrée à ce nouveau militantisme féministe (Liu et al. 2015 ; Wesoky 2017). Sur les réseaux sociaux chinois, ces jeunes femmes sont souvent désignées comme appartenant à « la nouvelle génération » (xin shengdai 新生代/ xin yidai 新一代) ou au « jeune mouvement d’action féministe » (qingnian nüquanxingdongpai 青年女权行

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动派)1. À travers ces expressions, le milieu académique comme celui des médias reconnaissent la montée d’une nouvelle génération féministe en Chine.

2 Depuis 2010, ces jeunes femmes « ont occupé le premier rang des protestations féministes » en exprimant « leur colère vis-à-vis du sexisme et des inégalités entre les sexes de plus en plus présents dans la Chine d’aujourd’hui » (Mohanty 2016 : ix) à travers une série de performances artistiques visant le harcèlement sexuel dans les transports publics, les violences domestiques, les discriminations dans l’accès à l’éducation, le manque de toilettes pour femmes dans les villes et d’autres formes d’abus dont sont victimes les filles et les femmes chinoises. Les études insistent sur la place centrale de l’action pour ces actrices du nouveau militantisme féministe.

3 Elles utilisent la provocation et la performance de rue pour parler directement au public et attirer son attention (Wei 2015 ; Jacobs 2016). Elles pratiquent un « militantisme médiatique » tirant parti de « diverses plateformes de communication » dans les médias classiques et sur les réseaux sociaux pour diffuser leurs messages et « atteindre leurs objectifs » (Tan 2017 : 175 ; Li et Li 2017). En outre, elles font plus volontiers appel à des tactiques individualisées et « désinstitutionnalisées » et à des réseaux diffus plutôt qu’à des organisations formelles (Wei 2015 ; Yue 2015) et, enfin, contrairement à l’attitude « non conflictuelle » et de « coexistence » des féministes traditionnelles qui voient leur mouvement comme un mouvement d’affirmation des femmes (nüxing zhuyi 女性主义), ces jeunes militantes préfèrent le terme de mouvement de protection des droits de la femme (nüquan zhuyi 女权主义) qui met l’accent sur le terme de « droit » et elles sont fières d’être des défenseuses des droits de la femme (nüquan zhuyizhe 女权主义者)2. Elles se différencient ainsi des féministes du début de la période des réformes économiques et marquent un tournant du féminisme chinois à l’ère postsocialiste. L’expression « nouvelle génération » vise avant tout à rendre compte de ce changement radical.

4 Cette étude prolonge l’intérêt académique et médiatique pour cette nouvelle génération du militantisme féministe en se concentrant plus particulièrement sur le concept de « génération ». Elle a pour ambition de préciser ce qui se cache derrière l’étiquette de « génération » que nous utilisons souvent pour décrire les jeunes militantes féministes et de réfléchir, d’une manière plus consciente sur le plan théorique, à la question de la génération et des changements générationnels dans le féminisme chinois postsocialiste. Trois dimensions de la génération ont été choisies à cet effet. La première est la génération comme cohorte d’âge. Elle considère l’âge comme « l’une des catégories sociales les plus élémentaires de l’existence humaine et un facteur clé de l’assignation des rôles et de l’attribution des prestiges et des pouvoirs dans toutes les sociétés » (Braungart et Braungart 1986 : 205) tout en théorisant « la nature et la signification des regroupements par âge biologique au sein des processus sociaux de changement et de continuité (Pilcher 1994 : 481). La seconde dimension est celle de cohorte historique. Cette dimension envisage la génération comme « une construction historique qui transcende la chronologie de la vie allant de la naissance à la mort » (Aboim et Vasconcelos 2012 : 7)3 et attire l’attention sur le rôle des événements et des conditions historiques sur l’identité et la conscience politique des personnes. La troisième dimension est celle de « génération politique » qui met l’accent sur « l’environnement culturel et politique dans un contexte communautaire » et explore la manière dont des personnes d’âges et d’horizons divers se réunissent autour d’une « prise de conscience politique commune » (Reger 2014 : 6).

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5 En s’orientant autour de ces notions de génération, l’article s’intéressera : 1) au rôle de l’âge dans la fabrication du nouveau féminisme ; 2) à l’influence des expériences historiques sur la maturation et la formation identitaire du féminisme ; 3) aux processus et aux lieux de fermentation et de mobilisation du féminisme. L’objectif est d’éclairer les divers aspects des différences générationnelles, mais également les rapprochements et la continuité entre les générations dans le féminisme chinois postsocialiste. Les bases théoriques de cette étude sont tirées d’une sélection d’articles sur la notion de génération en sciences sociales et en histoire du féminisme. La sélection peut s’avérer limitée, étant donnée la taille restreinte de la littérature internationale sur la génération et les générations de féministes. Les données empiriques sur les jeunes militantes féministes ont été principalement collectées sur Internet de manière « ciblée » à l’aide de mots clés tels que « féminisme chinois » (Zhongguo nüquan 中国女权) et « jeune mouvement d’action féministe » ( qingnian nüquan xingdongpai 青年女权行动派) puis en rassemblant des documents issus de sources diverses datant des deux ou trois dernières années et en ne retenant que les faits et les informations pertinentes4. Nous avons en outre mené des entretiens avec trois personnes et communiqué avec une quatrième en Chine. Les entretiens ont eu lieu au Danemark en utilisant le système de messagerie vocale instantanée de l’application WeChat. Parmi ces personnes, X est une figure clé du jeune mouvement féministe de Pékin ; S une chercheuse très en vue de Shanghai disposant d’une profonde connaissance de l’histoire du féminisme et du nouveau mouvement féministe chinois ; W est une sociologue ayant interviewé plusieurs militantes féministes et publié un article sur elles ; et Li Sipan est une journaliste féministe basée à Canton5.

La nouvelle génération féministe comme cohorte d’âge

6 En sociologie, et en sciences sociales en général, la notion de génération revêt plusieurs significations, dont celle de cohorte d’âge6. Une cohorte d’âge est un groupe de personnes nées et ayant grandi dans une période identique ou proche. En se basant sur la reconnaissance du fait que « les différents âges de la vie agissent comme des forces de conditionnement des expériences humaines » (Braungart et Braungart 1986 : 206), les théories occidentales sur la génération postulent que « les personnes nées durant la même période partagent des similarités en matière de développement du cycle de vie et d’expériences historiques » (ibid. : 205-6). Les groupes d’âge peuvent ainsi agir comme « des agents du changement social » (Kerzer 1983 : 133) et avoir une grande importance pour l’étude « des comportements humains et de la politique ». L’« entrée de groupes d’âge successifs dans la société façonne le cours du développement humain et des changements sociopolitiques » (Braungart et Braungart 1986 : 205-6).

7 Ainsi, pour comprendre les jeunes militantes en tant que nouvelle génération féministe, il faut avant tout connaître leur cohorte d’âge et déterminer le rôle de l’âge dans la construction de leur identité. On considère de manière générale que les jeunes militantes féministes sont issues du segment de la population né dans les années 1980 et 1990. Les personnes appartenant à cette cohorte sont généralement appelées la génération post-1980 ou post-1990, les « millenials » ou la « génération Y » (Zhao 2011 ; Rosen 2009 ; Sabet 2011 ; Yan 2013 ; Yi, Ribbens et Morgan 2010). Ces jeunes femmes sont à la fin de la vingtaine ou au début de la trentaine. Quand le Gang des cinq a été

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arrêté en 2015, Wang Man était âgée de 33 ans ; Wei Tingting de 26 ans ; Zheng Churan et Li Tingting de 25 ans et Wu Rongrong venait d’avoir 30 ans7. Xiao Meili, la militante des droits des femmes qui a effectué une marche de 2 000 km entre Pékin et Canton en 2014 pour sensibiliser le public aux abus sexuels, est née en 19898, tandis que notre informatrice X est née en 1988 et aura donc 30 ans en 20189.

8 Les personnes de cette génération ont des caractéristiques différentes de la génération de leurs parents. Elles ont grandi à une période où la société chinoise « connaissait une réorientation morale de valeurs collectives vers des valeurs individuelles » (Yan 2010 : 2). L’influence des forces publiques sur la famille s’étant affaiblie, l’individu a exercé « un contrôle plus étroit sur sa vie » (ibid. : 1). Les études sur l’individualisation en Chine ont montré comment « le bonheur personnel et la réalisation individuelle » sont devenus « l’objectif ultime dans la vie » pour les jeunes nés dans les années 1980 et 1990 (ibid. : 2). Cette génération est souvent décrite négativement comme « égoïste », « non coopérative », « anti-traditionnelle » et « rebelle », mais elle est aussi associée à des attributs positifs comme une « solide confiance en soi », la « curiosité », un « fort besoin de s’améliorer » et « une meilleure connexion avec le monde extérieur » (Yi, Ribbens et Morgan 2010 : 605). Ces caractéristiques générationnelles expliquent, au moins en partie, pourquoi les femmes de la nouvelle génération « rejettent les politiques et les méthodes de leurs prédécesseurs » et choisissent de nouveaux modes d’action qui leur semblent « plus efficaces » et plus fidèles à ce qu’elles sont (Hunt 2017 : 108).

9 Mais l’âge détermine également la place d’un groupe dans la société. Étant à la fin de la vingtaine et au début de la trentaine, les jeunes militantes féministes sont soit étudiantes à l’université, soit récemment diplômées et issues d’horizons éducatifs et professionnels divers. Elles n’ont pas encore suffisamment monté dans l’échelle sociale pour avoir un statut bien établi et, pour cette raison, elles manquent « de capital social, des réseaux sociaux et des qualifications professionnelles au sein du système » (Li et Li 2017 : 58). Elles disposent en revanche d’initiative individuelle, d’un sens aigu de l’action et de la justice sociale et d’un haut degré d’engagement et de créativité. Cela explique pourquoi le nouveau militantisme féministe est né à la périphérie du système étatique et des canaux organisationnels reconnus par l’État et pourquoi il met surtout l’accent sur les individus et les volontés. En l’absence de ressources gouvernementales, la fabrication de l’information devient « le principal moyen de mobilisation » des jeunes militantes féministes, tandis que la performance de rue et les médias / réseaux sociaux se révèlent être deux moyens efficaces de fabriquer cette information (Li et Li 2017).

10 La cohorte d’âge étant une catégorie agrégative, on est en droit de s’interroger sur l’ampleur de cette nouvelle génération féministe. La réponse n’est pas évidente dans la mesure où les groupes militants ayant participé aux actions menées dans la rue en 2012 ne formaient pas une organisation au sens strict et qu’il n’y a quasiment « pas de statistiques sur le nombre de féministes ou de militants féministes en Chine »10. La plupart des performances étaient « exécutées par un petit nombre de participants », parfois « par une seule personne » (Wei 2015 : 294). L’« occupation des toilettes pour homme » en 2012, par exemple, a été menée par une vingtaine de jeunes femmes à Canton et Wuhan, 17 à Xi’an (dont 9 garçons)11, et une dizaine de personnes à Pékin et Chengdu12. Cependant, ce nombre grimpe en flèche si l’on comptabilise ceux qui n’étaient pas présents lors de l’événement, mais qui ont soutenu la campagne en

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coulisse. Selon le site Internet du Quotidien du peuple ( Renmin wang 人民网) des étudiantes de 12 universités normales chinoises ont envoyé des lettres à la direction de leur université demandant plus de toilettes pour femmes (Zhou 2012).

La nouvelle génération féministe comme cohorte historique

11 La notion de génération en tant que cohorte historique vient du sociologue Karl Mannheim, qui a vu la génération comme « un aspect clé de la détermination existentielle de la connaissance » produisant « des modes précis de comportement, de sentiment et de pensée » (Pilcher 1994 : 483). Une génération, selon Mannheim, fait référence à « des personnes au sein d’une population ayant vécu le même événement significatif dans une période donnée » (ibid.). Ainsi, « les membres de différentes générations politiques possèdent différentes perspectives » (Whittier 1997 : 761). Depuis Mannheim, les sociologues ont « reconnu l’influence que les événements historiques partagés par une cohorte peuvent avoir tout au long de la vie sur les croyances, sur le monde et sur soi » (Schnittker et al. 2003 : 608). De même, les études occidentales sur le féminisme soulignent également comment « les débats politiques passionnés sur la signification et la substance du féminisme » ont eu « différents effets cumulatifs sur l’identification, selon la période de maturation politique » (ibid.).

12 Le concept de « cohorte historique » met en valeur les expériences historiques que les membres d’une cohorte partagent les uns avec les autres et l’impact de ces expériences sur la formation de leur conscience de soi, de leur identité et de leur vision du monde. À ce stade, nous pouvons identifier trois conditions historiques connues par les jeunes féministes d’aujourd’hui et examiner comment ces conditions les ont influencées. Premièrement, les jeunes féministes ont grandi durant la dernière période de réforme vers l’économie de marché et dans un contexte social et culturel défini par cette économie13. Au moment où elles devenaient adultes, les réformes économiques chinoises s’étaient approfondies, les discriminations entre les hommes et les femmes s’étaient accentuées et la condition de la femme s’était globalement détériorée14. Comme l’explique Xiao Meili, l’une de ces jeunes militantes féministes (Volodzko 2015) : […] dans la Chine d’aujourd’hui, les femmes sont victimes de nombreuses discriminations au travail ; beaucoup d’entreprises refusent même de les embaucher. Le harcèlement sexuel est fréquent. Les violences domestiques sont largement répandues.

13 Durant cette période, l’idéologie sexiste traditionnelle et le machisme ont également gagné du terrain (He 2001 ; Leung 2003 ; Zhang et al. 2014 ; Zurndorfer 2016). La vision patriarcale du monde souvent exprimée par des hommes, professeurs ou experts réputés, est omniprésente dans les grands médias (Shimei Keyi 2014). Une étude récente sur « la sensibilisation à l’égalité des sexes » menée par le China Women’s Journal parmi les étudiants de 13 universités chinoises montre que 65,1 % des étudiantes interrogées sont favorables à l’idée de l’égalité hommes femmes, pour seulement 35,0 % de leurs homologues masculins. La même étude montre que 40,48 % des hommes interrogés souhaitent que les femmes restent au foyer à plein temps, mais seulement 31,55 % considèrent que l’homme doit payer l’addition lors d’un rendez-vous galant. En guise de conclusion, l’administrateur du forum de Baidu Tieba conclut que plus les

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hommes sont éduqués et plus ils ont de bons résultats scolaires, plus ils sont susceptibles d’adopter une vision machiste ou traditionnelle de la femme15.

14 D’un point de vue personnel, de nombreuses jeunes militantes ont subi des discriminations de genre à un moment ou un autre de leur vie. Pour Xiao Meili, c’est dans le domaine de l’amour et des relations intimes qu’elle s’est heurtée à l’injustice. Étudiante en design, elle aime la peinture, l’art, la littérature, les voyages et les animaux. Comme beaucoup de jeunes filles de son âge, elle rêve de romance et de prince charmant. Elle préserve sa virginité et attend le bon moment pour « sa première fois ». Elle sort quelque temps avec un camarade de classe, mais leur relation ne dure pas. Plus tard, un étudiant plus âgé s’intéresse à elle, mais le garçon se montre méfiant lorsqu’il découvre que Xiao a connu quelqu’un avant lui et que le couple a passé une nuit ensemble. Bien que Xiao lui explique que rien ne s’était passé durant cette nuit, le nouveau petit ami ne la croit pas. « Vous étiez dans la même pièce toute une nuit et tu veux me faire croire que vous avez regardé la télévision ? », lui assène-t-il. C’est à ce moment que Xiao s’est sentie envahie par un fort sentiment d’injustice. Dégoutée par l’obsession des hommes pour la virginité, elle a eu l’impression d’être un objet qui n’a de valeur qu’à condition que personne ne l’ait touché16.

15 X, une autre jeune féministe, vient d’une petite ville du centre de la Chine. Durant son enfance, elle a été témoin de l’attitude machiste de son père et des violences physiques et morales qu’il infligeait à sa mère. À cinq ans, elle avait déjà développé un sens aigu de la justice et se battait contre son père à coup de tapette à mouches pour protéger sa mère (entretien n° 3). Wu Rongrong, membre du Gang des cinq, a grandi « dans un environnement extrêmement patriarcal où les filles étaient considérées comme des moins que rien ». Elle a trop souvent vu « des jeunes filles pleines d’avenir » de son village « forcées d’abandonner leurs études et de travailler pour payer l’éducation de leurs frères ». Le désir d’éducation de Wu s’est lui aussi « heurté non seulement à de grandes difficultés économiques, mais aussi à des personnes bien intentionnées essayant de la dissuader » de poursuivre ses études. Dans sa jeune vie adulte, comme toutes ses amies, Wu a été « confrontée au harcèlement lorsqu’elle essayait de trouver un emploi à temps plein ». Elle a même été entrainée dans une zone de la banlieue de Pékin par un homme qui prétendait être un employeur. Elle s’en est tirée avec une grosse frayeur, mais l’expérience lui a rappelé à quel point une jeune femme peut être vulnérable (Wu 2016).

16 La seconde condition historique est celle de la politique de l’enfant unique et de ses nombreuses ramifications sociales (Fong 2002, 2006 ; Tsui et Rich 2002 ; Arnold et Liu 1986 ; Wang 2005 ; Hannum et Zhang 2009). Les jeunes militantes féministes représentées par le Gang des cinq appartiennent à la génération de l’enfant unique et la plupart sont filles uniques (Sabet 2011 ; Wu 2015). Leurs parents nourrissent de fortes attentes pour elles et ont investi des ressources économiques colossales pour leur assurer un bel avenir. Dans son entretien avec huit jeunes militantes féministes urbaines, Wu note que cinq d’entre elles « sont diplômées de grandes universités nationales et six d’entre elles n’ont jamais connu de traitement discriminatoire ou d’obstacle de la part de leurs parents » (Wu 2015 : 37). Ainsi, la politique de l’enfant unique a eu pour conséquence indirecte l’amélioration de l’éducation des jeunes filles urbaines et l’émergence, à côté des « petits empereurs », de « petites impératrices » riches en ressources (Wang 2017).

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17 Choyées par leurs parents, ces jeunes femmes ont grandi avec de fortes attentes et une idée bien définie de leur futur rôle dans la société. Alors que les filles issues de milieux ruraux, comme Wu Rongrong, ont dû se battre pour suivre des études, les jeunes urbaines n’en chérissent pas moins leur éducation et espèrent qu’elle leur permettra de mener une vie prospère. Ce n’est que lorsqu’elles entrent vraiment dans la société, après leurs études, qu’elles commencent à réaliser en quoi leur identité sexuelle peut être un obstacle. Cette « expérience négative partagée de la discrimination » (Wu 2015 : 37) contraste fortement avec la bonne éducation qu’elles ont reçue ainsi qu’avec la confiance en soi et les attentes élevées qu’elles nourrissent. Ce contraste saisissant explique, selon le professeur Wang Zheng, l’attirance de ces jeunes femmes pour le féminisme et leur désir de changer les choses (Wang 2017). En tant que personnes éduquées et compétentes, elles ne tolèrent pas les discriminations liées au genre et sont très motivées pour se battre.

18 La troisième condition historique est celle du détachement de ces jeunes femmes vis-à- vis du passé socialiste de la Chine et de l’héritage du féminisme d’État. Au cours de la période socialiste, l’État chinois a lancé plusieurs campagnes de « libération » de la femme et encouragé la participation socioéconomique et politique des femmes. Ce rôle proactif et favorable aux femmes de l’État s’est cependant estompé depuis le début des réformes économiques au point de devenir méconnaissable pour la nouvelle génération. Au contraire, elles ont découvert dans les politiques publiques et les pratiques du marché du travail de nombreuses lacunes et négligences permettant de fermer les yeux devant, voire de valider, les discriminations à l’égard des femmes ou d’autres groupes socialement désavantagés. De plus, depuis le début des années 2000, le gouvernement chinois s’efforce de restaurer les valeurs familiales confucéennes et de promouvoir les normes de genre traditionnelles (Fincher 2016). De concert avec l’État, la Fédération nationale des femmes de Chine a, par exemple, initié une campagne nationale incitant les jeunes célibataires actives de plus de 27 ans à se marier. Ces femmes étaient dépeintes comme des rebuts dont plus personne ne veut (Fincher 2014, 2016). Le tournant conservateur de l’État (et des institutions étatiques comme la Fédération des femmes) a suscité une grande déception parmi les femmes de la nouvelle génération et les a incitées à résister (Fincher 2016). Ces conditions historiques sont fondamentalement différentes de celles des féministes de l’ancienne génération. Elles servent ainsi de moments formateurs pour la nouvelle génération tout en préparant le terreau d’un féminisme politique à la fois nouveau et différent. Ces conditions permettent de comprendre pourquoi ces jeunes femmes ne tolèrent plus les discriminations liées au genre et les injustices sociales ; pourquoi elles réagissent spontanément aux actes et aux paroles discriminatoires ; pourquoi elles ont remplacé le féminisme doux (nüxing zhuyi 女性主义) par le féminisme dur (nüquan zhuyi 女权主 义) ; et pourquoi, ne voyant pas en l’État un allié, elles ont adopté une posture d’« opposition » et de « confrontation ».

La notion de « génération politique » : mobilisation féministe et collaboration entre les âges

19 Une génération politique se construit « de manière plus sociale que temporelle ». « [Elle] ne se forme pas après un certain nombre d’années, mais en réponse à des changements significatifs d’environnement et à des changements correspondants au

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niveau des “expériences transformatrices” des individus » (Whittier 1997 : 762 ; Schuman et Scott 1988). Inventée à l’origine par le sociologue Karl Mannheim, la notion de « génération politique » s’est étoffée par la suite. Dans une étude sur les mouvements de libération de la femme entre 1969 et 1992 à Colombus, dans l’Ohio, Whittier définit la génération politique « comme étant constituée d’individus (d’âges divers) rejoignant un mouvement social au cours d’une vague de protestation donnée » (Whittier 1997 : 762). Dans une étude récente sur le féminisme aux États-Unis au XXIe siècle (Cullen et Fisher 2014), Jo Reger met en avant le terme « prise de conscience politique commune » et envisage la génération politique comme « un groupe de personnes partageant une prise de conscience politique commune produite par des changements sociétaux » (Reger 2014 : 6). Cette définition permet de « comprendre les schémas de continuité et de changement entre les générations de mobilisation féministe », en mettant l’accent sur « une prise de conscience politique commune » plutôt que sur l’âge (Cullen et Fisher 2014 : 285). Les générations politiques sont ainsi « le produit d’une expérience, d’une idéologie et d’identités forgées par l’époque dans laquelle vivent les militants » et elles ne sont donc « pas monolithiques » (ibid. : 285-6). L’idée de génération politique « résiste à la conception séquentielle selon laquelle la jeune génération remplace l’ancienne » et suppose que « les générations de féministes se superposent, créant à la fois de la coopération et de la dissension au sein du mouvement » (ibid. : 286).

20 En suivant cette logique, nous examinons comment l’on devient féministe et quels sont les processus de fermentation de cet engagement afin de comprendre comment les féministes de la nouvelle génération s’inspirent de l’ancienne génération tout en marquant leur différence. Tout d’abord, la première étape vers le féminisme varie d’un individu à l’autre ; certaines personnes « y arrivent par hasard ». Zheng Churan, par exemple, est tombée dans la bibliothèque de son université sur un livre traitant de la lutte contre les violences domestiques en Chine. L’ouvrage, qui analyse la violence domestique en Chine selon une perspective de genre, a suscité l’intérêt de Zheng pour le genre et le féminisme (Lee 2016). Li Tingting a participé à une réunion d’information sur l’éducation sexuelle organisée par une ONG alors qu’elle étudiait à l’université. Elle y a entendu parler pour la première fois du concept de genre et elle a immédiatement été attirée par cette notion17. Wei Tingting a lu un article sur Les Monologues du vagin dans un journal laissé chez son opticien. Curieuse, elle a cherché plus d’informations sur la pièce de théâtre et a fini par monter une représentation dans son université (Zhang, Xiao et Jiang 2014). Xiao Meili a entendu parler d’une ONG à Pékin par une bande-annonce de film. Elle a commencé à y suivre des conférences, à découvrir une perspective de genre « secrète » et à rencontrer des personnes avec qui elle ressentait un lien18. À l’écoute de ces anecdotes, nous avons repéré deux processus et plusieurs milieux ayant préparé le terrain du nouveau féminisme et semé les germes du militantisme chez les femmes de la nouvelle génération.

Les deux processus à l’œuvre

21 Le premier processus a été l’ouverture de plusieurs cours d’université sur les études de genre, notamment sur la littérature et les manuels consacrés au féminisme et au genre, ainsi que l’organisation de programmes de formation sur le genre sous l’égide d’ONG. L’universitaire basée à Shanghai que nous avons interviewée confirme que plusieurs jeunes militantes féministes ont assisté à ses cours ou à ceux de ses collègues sur les

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études de genre et que plusieurs de leurs élèves sont devenues militantes par la suite19. La Société chinoise des études féminines (Haiwai zhonghua funüxue xuehui 海外中华妇女 学学会) organisation issue de la diaspora animée par la professeure Wang Zheng, de l’Université du Michigan, constitue un exemple frappant de cet essor des études de genre. Au cours d’une interview avec l’éditeur web de ChinaChange.Org, Wang Zheng raconte comment elle a commencé en 2002 à collaborer : […] avec le China Women’s College et l’Université chinoise de Hong Kong sur un programme de formation de trois ans (en études de genre et études féminines). Le China Women’s College est devenu la première université chinoise à délivrer une licence en études féminines. Après avoir obtenu un poste à l’Université du Michigan, je suis revenue en Chine chaque année (pour continuer le programme de formation). De plus, j’ai établi une base à l’Université de Fudan, l’Institut pour les études de genre de l’Université du Michigan-Université de Fudan, au sein de laquelle j’ai animé des formations pendant les vacances d’été. Plusieurs militantes féministes ont assisté à mes cours l’année dernière (pas celles qui ont été arrêtées), ce sont nos élèves. Je connais également bien l’une des filles du Gang des cinq, elle a suivi mes cours20.

22 Dans un article de blog, une journaliste féministe basée à Canton qualifie ces cours d’« Académie militaire de Whampoa », en référence à l’institut de formation militaire créé pendant la période républicaine et où de nombreux membres du KMT et du PCC ont été formés pour devenir des dirigeants politiques et militaires de haut niveau21.

23 L’autre processus à l’œuvre a été la diffusion des Monologues du vagin, une pièce de théâtre en plusieurs épisodes écrite par l’auteur américaine Eve Ensler22. Introduite en Chine par la professeure féministe Ai Xiaoming de l’Université Sun-Yat-sen en 2003, la pièce a été adaptée à maintes reprises et jouée dans plusieurs grandes villes par des groupes d’étudiants ou des ONG23, notamment à l’Université Fudan, l’Université de Pékin, l’Université normale de la Chine centrale, l’Université de Wuhan, l’Université de Xiamen et l’Université normale de la capitale24. La plupart des jeunes femmes qui ont formé la colonne vertébrale du nouveau mouvement féministe ont étudié dans ces universités. La professeure Rong Weiyi, de l’Université de la sécurité publique du peuple de Chine, a qualifié la diffusion des Monologues du vagin de « girouette » du féminisme chinois, en particulier pour ce qui est de la lutte contre les violences basées sur le genre25. Selon Ai Xiaoming, la version chinoise des Monologues du vagin n’est pas une simple traduction de la version américaine. C’est une création théâtrale originale qui parle aux femmes chinoises et qui est basée sur leurs expériences. Les versions chinoises des Monologues du vagin brisent des tabous culturels, dévoilent sans prendre de pincettes les pratiques courantes de discriminations et d’inégalités de genre dans la société chinoise et mettent en lumière les préjugés véhiculés par les médias en matière de genre, de sexe et de sexualité. À travers les récits et les performances de cette pièce, les voix des femmes et d’autres groupes désavantagés ont enfin pu s’exprimer et être entendues26.

24 L’apport des Monologues du vagin au féminisme est incontestable. Lors de la réunion interne d’une organisation étudiante de l’Université Fudan, la Zhihe Society, d’anciens présidents et membres du conseil d’administration se sont réunis pour partager leurs expériences personnelles de la célèbre pièce de théâtre. Lin Mu, qui travaillait à l’éclairage lors d’une représentation de 2006, se souvient de ses impressions la première fois qu’il a vu la pièce. « C’était vraiment, vraiment choquant »27. Luo Shengmen, l’une des quatre actrices principales de la version jouée à Fudan en 2007, explique comment son travail d’interprétation l’a aidé à construire son identité. « J’ai

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réellement pris conscience de mon homosexualité et je me suis acceptée comme je suis ». Xiaomeng, présidente de l’organisation entre 2008 et 2009, a participé à la pièce pendant des années. De son travail d’actrice dans Les Monologues du vagin, elle retient avant tout comment : session après session de discussions et de réflexions critiques, nous avons réussi à accepter nos propres expériences et à partager des points de vue les uns avec les autres. J’ai véritablement élargi mon horizon […] (ibid.).

25 Deannie, ancienne présidente de l’organisation, auteure et actrice de la version 2009 et metteuse en scène de la version 2012, se souvient de ce qu’elle a ressenti à la première lecture de la pièce : Ça a été un coup de tonnerre ! Tout était confus dans ma tête et j’avais beaucoup de questions. Puis j’ai vu la lumière et je me suis senti libérée de l’oppression que j’exerçais sur moi-même.

26 Une autre ancienne présidente de l’organisation et participante de la version 2012 des Monologues du vagin raconte comment son expérience d’actrice : a fait naître le féminisme en [elle]. Je n’avais pas une identité très claire. Je voyais souvent l’homosexualité selon un prisme hétérosexuel. Je manquais de vision ouverte sur les questions de genre et mon esprit était limité par les stéréotypes.

27 Damao est devenue membre de l’organisation en 2012 et a joué les Monologues du vagin pendant quatre ans. Le fait de jouer cette pièce lui a donné une véritable maturité en lui permettant d’exprimer ouvertement des points de vue féministes (ibid.).

28 À Pékin, un groupe de militantes composé de dix membres permanents appelé Bcome « a monté les Monologues du vagin avec des étudiants de BFSU » 28. Créé en septembre 2012, le groupe a joué la pièce pour la première fois en janvier 2013 avant de donner dix autres représentations ayant reçu un accueil enthousiaste du public à Pékin et Tianjin29. Le nom du groupe est très symbolique. D’un côté, Bcome est une injonction à devenir soi-même ou ce que l’on veut être. En anglais, B est également un homophone de l’argot chinois pour vagin (bi 屄) et Bcome annoncerait ainsi l’arrivée du vagin et de l’orgasme féminin. Les membres du groupe ont traduit la pièce de l’anglais, repris des parties d’autres versions en chinois et créé des scènes originales à partir d’une série d’ateliers organisés l’année dernière. À chaque atelier, elles votaient pour le sujet qu’elles souhaitaient monter pour le théâtre, notaient leurs propres expériences et donnaient des mots-clés aux scénaristes30.

29 Comme l’explique Ai Ke, l’une des organisatrices : Nous souhaitions ancrer la pièce autant que possible, nous avons donc ajouté des problèmes tels que l’obsession et l’anxiété vis-à-vis de la virginité (ibid.).

30 Dans un entretien mené par Lei Ma, Ai Ke revendique : le caractère militant de [son] groupe. Jouer les Monologues du vagin est une forme de mouvement social. Nous espérons changer la société à travers des activités comme celles-ci.

31 Ai Ke ajoute : la pièce est nouvelle, rafraichissante et accrocheuse. Ce n’est pas qu’une pièce, c’est un outil de diffusion du féminisme et un moyen d’éduquer le public (ibid.).

32 X, figure centrale du jeune mouvement féministe, confirme dans un entretien que certaines de ses amies se sont sensibilisées à la question du genre et ont développé une conscience féministe en jouant dans Les Monologues du vagin31.

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Milieux féministes ancrés géographiquement

33 Parallèlement à ces deux processus, des milieux féministes ancrés géographiquement semblent avoir fonctionné pendant des années comme incubateurs du nouveau féminisme et comme cocons pour ses jeunes militantes. On peut notamment citer le cas du Réseau de veille médiatique pour les femmes, « le premier groupe d’action centré sur les relations entre genre et médias en Chine continentale »32. Depuis son établissement en 1996, le Réseau a mené une série d’activités sur les violences domestiques et bien d’autres questions33. En 2009-2010, il fait son entrée sur les médias sociaux avec un microblog sur Sina, Genderinchina ( nüquan zhisheng 女权之声). En donnant un moyen d’expression « aux points de vue féministes, à une vision civique et à l’orientation vers l’action », le blog devient rapidement une référence pour sa capacité à mobiliser et soutenir les voix féministes sur Internet. En juillet 2011, un centre d’activité civile baptisé « Commune Yiyuan » (Yiyuan gongshe 一元公社) a été créé sous l’égide du Réseau de veille médiatique. La Commune organise des conférences, des séminaires, des formations et des lectures de textes. Ce faisant, le groupe a attiré un groupe de féministes potentielles tout en devenant une source d’inspiration et de formation. Un grand nombre de performances de rue réalisées en 2012 étaient soit directement initiées, soit soutenues par le Réseau. L’organisation maintient des liens étroits avec les jeunes féministes et leur offre des moyens de communication et de formation ainsi qu’un soutien moral. Selon la blogueuse féministe Zhang Hongping, c’est à travers les activités menées par la Commune Yijuan que de nombreuses étudiantes sont entrées dans le féminisme et devenues des militantes actives34. Pour X, la jeune féministe que nous avons interviewée, son passage par la Commune a été déterminant dans son parcours militant35.

34 Derrière Genderinchina se trouve une femme extraordinaire et charismatique nommée Lü Pin. Née en 1972, Lü obtient un master de chinois à l’Université du Shandong en 1994. Elle travaille ensuite en tant que journaliste pour le China Women’s Journal (Zhongguo funübao 中国妇女报). Elle participe en 1995 à la quatrième Conférence mondiale des Nations unies sur les femmes à Pékin, événement à la suite duquel de nombreuses ONG ont mené des activités en Chine. En 2004, Lü démissionne de son poste au China Women’s Journal pour devenir indépendante. Elle crée le journal en ligne Women’s voice en 2009, devenu Genderinchina sur le site de microblogging Sina Weibo en 2011. En quelques années, elle a fait de Genderinchina la plateforme en ligne d’articulation du féminisme la plus influente de Chine. D’idées concrètes en soutien moral, Lü a solidement accompagné les jeunes féministes de Pékin et joué un rôle prépondérant lors des vagues de manifestations-performances artistiques autour de l’année 2012. C’est la raison pour laquelle elle était considérée par le gouvernement chinois comme « la main invisible » manipulant les jeunes « fauteuses de troubles » et elle a dû fuir le pays après l’arrestation du Gang des cinq en 201536. Selon la blogueuse féministe Zhang Hongping, le passage à l’action du féminisme, symbolisé par les performances de rue, marque un tournant fondamental du féminisme chinois à l’ère postsocialiste. Ces changements n’auraient pas été possibles sans des féministes radicales comme Lü Pin et leurs années d’engagement tenace sur les problèmes de genre et de féminisme37.

35 On trouve à Canton un autre environnement féminisant ayant donné naissance au militantisme féministe, avec le Forum d’éducation sur le sexe et le genre de l’Université

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Sun Yat-Sen, animé par la professeure Ai Xiaoming, et sa plateforme jumelle, le Réseau pour l’éveil des femmes (Women Awakening Network). Née en 1953, Ai est devenue professeure de littérature à l’Université Sun Yat-Sen en 1994 et s’est rapidement distinguée en tant que « réalisatrice, professeure de littérature, féministe et militante des droits humains » (Zeng 2017 : 184). Selon Milwertz, Ai « a toujours défendu avec ardeur les droits des personnes opprimées, discriminées et marginalisées ». Elle est également « une critique véhémente des injustices », qu’elle dénonce en utilisant « le film documentaire comme élément central de son travail » (Milwertz 2010 : 31). En 2010, Ai s’est vue remettre en France le prix Simone de Beauvoir pour son militantisme constant et son engagement remarquable en faveur des droits des femmes38. Pendant des années, Ai Xiaoming a organisé des conférences sur le sexe et la sexualité, formé ses étudiants à la critique littéraire féministe tout en les impliquant dans des activités socialisatrices39.

36 En 2003, Ai a introduit Les Monologues du vagin en Chine et organisé la première représentation de la pièce américaine en chinois40. La performance théâtrale s’est avérée être une expérience révélatrice pour les étudiants-acteurs. La même année, Ai Xiaoming et ses étudiants se sont fortement impliqués dans deux affaires : celle de Sun Zhigang, étudiant arrêté par la police parce qu’il n’avait pas ses papiers sur lui et mort en détention ; et celle de Huang Jin, une jeune femme retrouvée morte dans son lit avec son petit ami, probablement suite à un viol. Après avoir envoyé des courriers de protestation aux autorités appelant à une enquête approfondie et à un procès équitable, Ai Xiaoming a posté des commentaires sur son blog et encouragé ses étudiants à mener leur propre enquête sur ces affaires41. À travers ces efforts et bien d’autres, Ai a développé une pédagogie féministe et accompagné de nombreux étudiants sur la voie du militantisme. L’une de ses étudiantes en master et en thèse, Ke, est devenue féministe grâce à elle. Lors de sa carrière en tant que professeure d’université, Ke a transmis son engagement tout comme Ai Xiaoming l’avait fait en son temps. Dans un article paru dans Nanfeng Chuang 南风窗 en 2013, Ke était décrite comme un mentor et un soutien essentiel pour les jeunes féministes telles que Zheng Churan et ses pairs42 .

37 Le Réseau pour l’éveil des femmes, créé en 2004 autour de plusieurs médias féministes, a été rejoint par une dizaine de journalistes de Canton et il est géré depuis par une jeune journaliste dynamique, Li Sipan43. Au fil des ans, le Réseau est devenu un foyer du féminisme à Canton en menant diverses activités visant à sensibiliser l’opinion publique et à défendre l’égalité entre les sexes et les droits des femmes. Face à la marginalisation des problèmes liés aux droits des femmes et à la stigmatisation de l’image de la femme dans les médias classiques, le Réseau encourage un journalisme critique et sensible au genre en organisant des ateliers sur la réalisation de reportages, des conférences publiques et des salons destinés aux médias44. Le Réseau est également très vigilant sur les réseaux sociaux en aidant les voix féministes à s’exprimer pleinement. Li Sipan, forte de sa plume et de ses capacités rhétoriques, a su lancer des débats publics sur des questions liées notamment à la législation sur le harcèlement sexuel et la discrimination à l’entrée dans l’enseignement supérieur45. Le « grand débat en ligne sur la signification de la Journée internationale des femmes », lancé en mars 2016, constitue l’une des actions spectaculaires menées récemment par le Réseau. Le post de blog de Li Sipan, visionné par plus de 100 millions de personnes, appelant à une résistance féministe face à « la cooptation par le consumérisme capitaliste » de la

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Journée internationale des femmes en Chine a initié un grand débat public sur le féminisme et la résistance féministe (Wang 2017 : 177).

38 Les deux processus que nous avons identifiés et les milieux féministes de Pékin et Canton témoignent du rôle clé joué par les féministes de la génération précédente en matière de socialisation militante et de mobilisation des femmes de la jeune génération. Elles ont développé divers cours et programmes de formation sur la condition féminine et le genre et introduit en Chine Les Monologues du vagin, la pièce de théâtre américaine qui s’est imposée comme l’œuvre phare du féminisme moderne. Ces « héritages intellectuels » ont apporté du grain à moudre à la nouvelle génération et allumé la flamme du féminisme chez de nombreuses jeunes femmes. Dans les milieux féministes de Pékin et Canton, le flambeau a été transmis d’une génération à l’autre. En permettant aux jeunes femmes de développer leur esprit critique, de s’engager socialement et de devenir des féministes actives, ces milieux ont également posé les bases communes d’un engagement traversant les âges et les frontières générationnelles.

39 Les connexions et les collaborations transgénérationnelles à l’œuvre lors de la fabrication du nouveau féminisme offrent une perspective générationnelle qui n’est pas uniquement déterminée par l’âge. En un sens, les milieux féministes de Pékin et Canton sont deux exemples forts de génération politique où des féministes de différents âges se réunissent pour travailler côte à côte. Ces femmes se retrouvent non plus en raison de leur âge, mais autour d’une conscience politique et de convictions partagées. Ainsi, tout en reconnaissant le rôle des jeunes femmes dans les dernières vagues de protestations féministes en Chine, nous devons garder à l’esprit la notion de génération politique et développer une perspective pouvant à la fois « expliquer les mouvements féministes en termes d’âge […] » et « prendre en compte un militantisme féministe transgénérationnel » (Cullen et Fisher 2014 : 290).

Conclusion

40 Cet article étudie selon une perspective générationnelle le nouveau militantisme féministe chinois à partir des années 2000. Il fait appel à trois dimensions de la génération et explore comment ces concepts nous aident à éclairer les questions de génération et de changements générationnels du féminisme dans la Chine postsocialiste. La première dimension de la génération en tant que cohorte d’âge met en lumière l’influence de l’âge biologique dans la formation de l’identité et l’assignation des rôles ainsi que la fonction des groupes d’âge dans le changement social. Comme le rappelle notre étude, les jeunes femmes impliquées dans le nouveau militantisme féministe se trouvent à la fin de leur vingtaine ou au début de leur trentaine et elles ont grandi dans les années 1980 et 1990. Le fait d’appartenir à cette tranche d’âge leur confère des caractéristiques générationnelles et une place dans la société différentes des féministes de l’ancienne génération, ce qui explique pourquoi elles « rejettent les politiques et les méthodes de leurs prédécesseurs » et développent leurs propres modes d’action (Hunt 2017 : 108).

41 La seconde dimension de la génération en tant que cohorte historique voit la génération comme une construction historique et met l’accent sur l’impact des expériences historiques dans la formation de l’identité et de la vision politique des membres de la cohorte. Selon cette perspective, le militantisme féministe doit être

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« animé par quelque chose d’autre que l’âge » (Cullen et Fisher 2014 : 284). À ce stade, l’article identifie trois conditions historiques partagées par les femmes de la nouvelle génération : 1) l’arrivée à l’âge adulte dans une économie de marché fonctionnant à plein régime et où les inégalités et les discriminations liées au genre sont plus fortes que jamais ; 2) l’appartenance à la génération de l’enfant unique disposant d’une meilleure éducation, de plus d’affection parentale, de confort matériel et d’ambitions personnelles ; 3) la « distance » historique entre elles et le féminisme socialiste/d’État. Ces conditions constituent autant de moments formateurs pour les femmes de la nouvelle génération et elles ont servi de terreau à l’émergence d’une vision politique féministe nouvelle et différente. Ces jeunes femmes ne tolèrent plus les inégalités de genre ; elles réagissent spontanément aux discriminations ; elles privilégient un féminisme dur (nüquan zhuyi 女权主义) à un féminisme doux (nüxing zhuyi 女性主义) ; elles ne voient pas l’État comme un allié et ont développé une attitude d’« opposition » et de « confrontation ».

42 La troisième dimension de la génération en tant que « génération politique » insiste sur le rôle d’un « éveil politique similaire » pour fusionner les féminismes. Tandis que les notions de « cohorte d’âge » et de « cohorte historique » permettent de saisir les différences générationnelles, la notion de « génération politique » est plus à même de faire comprendre la collaboration féministe entre les différents âges. En suivant le chemin emprunté vers le militantisme féministe par les femmes de la nouvelle génération, l’article a identifié deux processus et plusieurs milieux ayant permis la naissance d’un féminisme et la mobilisation de ses acteurs. À travers ces processus et au sein de ces communautés, des féministes de différents âges se sont engagées ensemble et ont travaillé côte à côte pour faire entendre leurs voix et initier des actions collectives féministes. Ces féministes se retrouvent non plus en raison de leur âge, mais autour d’une conscience politique et de convictions partagées. Selon cette perspective, le nouveau féminisme de la Chine de l’après-2000 constitue un témoignage vibrant de ce que peut être une « génération politique » au-delà de l’âge. Penser le féminisme en termes de « génération politique » nous permet de nous éloigner du déterminisme biologique, d’apprécier la collaboration féministe entre différents groupes d’âge et de mettre au jour les liens et la continuité transgénérationnels au sein des changements générationnels.

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Entretiens

Entretien 1 avec S, universitaire féministe basée à Shanghai. 19, 26, 27, 28, 29 septembre 2017.

Entretien 2 avec W, sociologue basée à Shanghai. 26 septembre 2017.

Entretien 3 avec X, militante féministe basée à Pékin. 10, 12, 21 octobre 2017.

Communication personnelle avec Li Sipan via WeChat, 30 mai et 14 août 2018

NOTES

1. Voir « 中国青年女权行动派与我 » (Zhongguo Qingnian nüquan xingdongpai yu wo, Les jeunes militantes féministes chinoises et moi), Xinlang Blog, 14 juin 2016, http://blog.sina.com.cn/s/ blog_67c528700102wlvr.html (consulté le 28 mars 2017) ; Voiceyaya, « 新时代的新生代女权运 动 » (Xin shidai de xin shengdai nüquan yundong, Nouvelle époque de la nouvelle génération du mouvement féministe), Xinlang Blog, 8 mars 2016, http://blog.sina.com.cn/s/ blog_5bf3c11f0102wbjj.html (consulté le 28 mars 2017) ; Ye Haiyan 叶海燕, « 青年女权行动派的 孩子们 » (Qingnian nüquan xingdongpai de haizimen, Les enfants terribles du mouvement d’action féministe), http://p.t.qq.com/longweibo/index.php?id=455771028824365 (consulté le 27 septembre 2017). 2. Pour plus d’informations sur la double connotation du mot « féminisme » en chinois, voir Ko et Wang (2006). 3. Pour une version publiée de l’article, voir European Journal of Social Theory 17 (2) 2014 : 165-83. 4. Une recherche Google sur « jeune mouvement d’action féministe » ( qingnian nüquan xingdongpai 青年女权行动派) donne 17 900 entrées, « nouvelle génération féministe » ( xin shengdai nüquan yundong 新生代女权运动) 24 900 entrées et « féminisme chinois » (Zhongguo nüquan 中国女权) 365 000 entrées. 5. À leur demande, toutes les personnes interrogées sont mentionnées de manière anonyme.

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6. Les quatre catégories de génération sont : 1. la génération comme principe de lignage ; 2. la génération comme cohorte d’âge ; 3. la génération comme étape de la vie ; et 4. la génération comme période historique. Sur la génération, voir Kerzer (1983 : 126). 7. « Meet the 5 Female Activists China Has Detained », New York Times, 6 avril 2015, https:// cn.nytimes.com/china/20150406/c06womenprofiles/ (consulté le 25 septembre 2017). 8. Voir Shi Yuhan 施钰涵, « 在新一代女性权益伸张群体的眼里, 标签和光环并不重要 » ( Zai xinyidai nüxingquanyi shenzhang qunti de yanli, biaoqian he guanghuan bingbu zhongyao, Aux yeux des jeunes défenseurs des droits de la femme, les étiquettes et la notoriété n’ont aucune importance), Vice, 1er décembre 2015, http://www.vice.cn/read/gen-y-feminists-dont-care-abt-tags-and-fame (consulté le 28 septembre 2017). 9. Entretien avec X, 10 octobre 2017. 10. Cité dans « Feminism in China » http://www.feminisminchina.com/#daughtersofchina (consulté le 14 novembre 2017). 11. Voir « 广州女大学生‘占领男厕’争平等 » ( Guangzhou nüdaxuesheng ‘zhanling nance’ zheng pingdeng, Des étudiantes de Canton occupent des toilettes pour hommes pour lutter contre les inégalités). BBC (Chinese), 23 février 2012, http://www.bbc.com/zhongwen/simp/chinese_news/ 2012/02/120223_china_women_toilet.shtml (consulté le 20 septembre 2017) ; « 武汉女大学生关 爱女性 ‘占领男厕’ 吓跑入厕男 » (Wuhan Nüdaxuesheng guan’ai nüxing ‘zhanling nance’, xiapao rucenan, Des étudiantes de Wuhan expriment leur soutien à l’occupation des toilettes pour hommes et effraient les usagers des toilettes), Changjiang Ribao, 10 mars 2012, http:// news.fdc.com.cn/mrrd/419274.shtml (consulté le 20 septembre 2017) ; « 女大学生‘占领男厕’ 三 分钟,呼吁改善厕位比例 » (Nüdaxuesheng ‘zhanling’ nance sanfenzhong, huyu gaishan cewei bili, Des étudiantes occupent les toilettes pour hommes pendant trois minutes pour appeler à une amélioration du ratio hommes/femmes des toilettes), Sanqin doushibao/yangguangbao, 19 mars 2012, http://xian.qq.com/a/20120319/000020_4.htm (consulté le 15 septembre 2017). 12. Voir « 占领男厕所-行为艺术呼吁厕位平等 » ( Zhanling nancesuo-xingweiyishu huyu ceweipingdeng, Occupation des toilettes pour hommes – une performance appelant à un nombre accru de toilettes pour femmes), Nüquan zhisheng, 27 février 2012, https://www.douban.com/ doulist/30595097/ (consulté le 22 septembre 2017). 13. Voir Zhao (2011) et Sabet (2011). 14. Dans un article intitulé « A Social Environment Analysis of the Change of Women’s Status in China », la chercheuse chinoise He Qinglian met en évidence quatre facteurs ayant un fort impact sur le statut des femmes chinoises d’aujourd’hui. Il s’agit des forts taux de chômage / difficultés à trouver un emploi, du harcèlement sexuel sur le marché du travail, de la fragilisation du lien marital et familial, des mariages arrangés et du commerce sexuel. Pour plus d’informations sur la condition des femmes et les inégalités entre les sexes en Chine, voir Wang et al. (2016) et http:// www.feminisminchina.com/overview/. 15. Jingjing lingkui 菁菁菱葵, « 从中国妇女报对高校女、男学生性别平等意识调查看如今中国 女权 » (Cong Zhongguo funübao dui gaoxiao nü nan xuesheng xingbie pingdeng yishi diaocha kan rujin Zhongguo nüquan, Perspectives sur l’égalité des sexes dans la Chine d’aujourd’hui à partir d’une étude sur la sensibilisation à l’égalité des sexes menée sur des étudiants d’université), Nüquan bar, 30 octobre 2016, https://tieba.baidu.com/p/4843037739 (consulté le 27 juillet 2017). 16. Voir « 青年女权行动派剪影一:‘小跟班’要‘美丽’ » (Qingnian nüquan xingdongpai jianying yi : ‘xiaogenban’ yao ‘meili’, Profil du jeune mouvement d’action féministe : les féministes aussi veulent être belles), Nüshengbao, 15 janvier 2013, https://site.douban.com/179615/widget/notes/ 10246258/note/258144940/ (consulté le 10 mai 2017). 17. Liang Yan 梁彦, « 专访:中国女权行动者李麦子 » (Zhuanfang: Zhongguo nüquan xingdongzhe limaizi, Interview spécial : la militante féministe chinoise Li Maizi), Radio Canada International, 17 juin 2016, http://www.rcinet.ca/zh/2016/06/17/56750 (consulté le 28 septembre 2017).

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36. Luo Siling 罗四鸰, « 与‘直男癌’对抗:中国女权在纽约 » (Yu ‘zhinan ai’ duikang : Zhongguo nüquan zai Niuyue, Face au « cancer du mâle hétéro » : le féminisme chinois à New York), Boxun, 13 février 2017, https://www.peacehall.com/news/gb/china/ 2017/02/201702131922.shtml#.WcoV1bpuKM8 (consulté le 6 octobre 2017). 37. Voir « 全球女权主义口述史访谈:艾晓明 » ( Quanqiu nüquanzhuyi koushushi fangtan: Ai Xiaoming, Entretien sur l’histoire orale du féminisme mondial : Ai Xiaoming), https:// globalfeminisms.umich.edu/sites/default/files//aixiaoming_m.pdf (consulté le 15 décembre 2017). 38. Voir https://chinadigitaltimes.net/2017/02/person-week-ai-xiaoming/ (consulté le 26 janvier 2018). 39. Voir « 全球女权主义口述史访谈:艾晓明 » ( Quanqiu nüquanzhuyi koushushi fangtan: Ai Xiaoming, Entretien sur l’histoire orale du féminisme mondial : Ai Xiaoming), https:// globalfeminisms.umich.edu/sites/default/files//aixiaoming_m.pdf (consulté le 15 décembre 2017). 40. https://helanonline.cn/archive/article/5131 (consulté le 18 août 2017). 41. Voir « 广州新媒体女性网络 » ( Guangzhou xinmeiti nüxing wangluo, Réseau femmes et nouveaux médias de Canton), http://www.chinadevelopmentbrief.org.cn/org2141/ (consulté le 9 août 2018) ; Zhen Qinghui 甄静慧, « 女权主义三重奏 » (Nüquan zhuyizhe sanchongzou, Trio féministe), Nanfengchuang, http://www.qikan.com/article/ D4EB3756-23F9-492F-8D123C8ED47D3DEE (consulté le 4 octobre 2017). 42. Zhen Qinghui, « Trio féministe », art. cit. 43. Ibid. Voir aussi nos communications personnelles avec Li Sipan via WeChat du 30 mai et du 14 août 2018. 44. Voir « Réseau femmes et nouveaux médias de Canton », art. cit. 45. Zhen Qinghui, « Trio féministe », art. cit.

RÉSUMÉS

Cet article étudie selon une perspective générationnelle le militantisme féministe chinois à partir des années 2000. Il mobilise trois dimensions de la notion de génération – comme cohorte d’âge, comme cohorte historique et la « génération politique » – pour éclairer la question des changements générationnels dans le féminisme chinois postsocialiste. L’étude montre comment les femmes de la jeune génération ont pris la tête de la contestation féministe en Chine, et comment les conditions historiques dans lesquelles elles ont vécu ont façonné leur approche du féminisme. Parallèlement, l’article étudie l’émergence d’une « génération politique » lorsque des féministes de différents horizons se retrouvent autour d’une prise de conscience politique commune et collaborent en dépit de leur différence d’âge.

This article studies post-2000 Chinese feminist activism from a generational perspective. It operationalises three notions of generation— generation as an age cohort, generation as a historical cohort, and “political generation”—to shed light on the question of generation and generational change in post-socialist Chinese feminism. The study shows how the younger generation of women have come to the forefront of feminist protest in China and how the historical conditions they live in have shaped their feminist outlook. In parallel, it examines how

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a “political generation” emerges when feminists of different ages are drawn together by a shared political awakening and collaborate across age.

INDEX

Keywords : post-socialist Chinese feminism, generation, feminist activism, China, age cohort, historical cohort, political generation Mots-clés : féminisme chinois postsocialiste, génération, militantisme féministe, Chine, cohorte d’âge, cohorte historique, génération politique

AUTEURS

QI WANG Qi Wang est maître de conférences au Département du design et de la communication de la University of Southern Denmark. University of Southern Denmark, Alsion 2, 6400 Soenderborg, Denmark (qi.wang[at]sdu.dk).

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L’évolution des relations sino-russes vue de Moscou Les limites du rapprochement stratégique The Evolution of Sino-Russian Relations as Seen from Moscow: The Limits of Strategic Rapprochement

Olga Alexeeva et Frédéric Lasserre

NOTE DE L’ÉDITEUR

Article reçu le 28 novembre 2017. Accepté le 26 juillet 2018. Read in English > https://journals.openedition.org/chinaperspectives/8197

Introduction

1 En mai 2017, Xi Jinping recevait les différents chefs d’État et de gouvernement qui s’étaient rendus à Pékin pour témoigner de leur soutien ou au moins de leur intérêt pour le grand projet d’infrastructures mondiales du président chinois Belt and Road Initiative (BRI). Vladimir Poutine qui faisait partie des invités à ce forum, a prononcé son discours à la cérémonie d’ouverture juste après le président de la République populaire de Chine (RPC), ce qui soulignait, selon les médias russes, l’importance que Pékin accorde au partenariat stratégique avec Moscou mais aussi la volonté du Kremlin de renforcer ses liens avec Pékin et d’approfondir la coopération commerciale bilatérale (Gostev 2017). Depuis, la Russie manifeste son soutien politique sans réserve à l’initiative BRI, un tournant assez surprenant, car Moscou s’est longtemps méfié du projet chinois qui empiétait sur sa zone d’influence traditionnelle en Asie centrale. Ce nouveau cap vers la Chine semblait trouver une nouvelle confirmation lors de la visite officielle de Xi Jinping en Russie, en juillet 2017, à la veille du sommet du G20 en Allemagne. À cette occasion, Xi Jinping et Vladimir Poutine ont détaillé les principaux axes de la future coopération sino-russe dans les différents domaines économiques,

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tout en insistant sur le fait qu’ils avaient une vision commune des relations internationales et une position unifiée sur les questions globales et régionales. Pour couronner cet effort de rapprochement, à la fin du mois de juillet, les marines russe et chinoise qui, depuis 2012, réalisaient annuellement des exercices militaires conjoints dans le Pacifique, ont procédé à des manœuvres navales communes dans la mer Baltique, aux portes de l’Europe1.

2 Cette intensité accrue des contacts entre la Chine et la Russie est présentée par les médias russes comme un résultat direct des efforts diplomatiques, employés par Moscou depuis 2014, dans le but de rééquilibrer sa politique extérieure en faveur de l’Asie et remédier ainsi à son isolement dans le monde occidental provoqué par la crise en Ukraine et les sanctions qui l’ont suivie2. Les médias européens et américains y voient plutôt un signe que la Chine et la Russie sont en train de former une sorte d’alliance stratégique, qui pourrait nuire aux intérêts américains en Asie Pacifique et augmenter les pressions économiques et géopolitiques sur l’UE3. La presse officielle chinoise, quant à elle, reste prudente dans ses jugements, tout en soulignant la remarquable continuité du rapprochement sino-russe depuis la fin des années 1980, rapprochement accéléré depuis la chute de l’Union soviétique4. Ainsi, en passant à une nouvelle étape des relations bilatérales, Pékin ne fait que suivre la dynamique générale qui caractérise leur développement depuis le début.

3 L’évolution des relations sino-russes depuis la chute de l’URSS fait l’objet d’un grand nombre d’études académiques qui l’examinent à la fois au niveau global, régional et bilatéral. En Russie, les chercheurs analysent surtout l’impact du partenariat Chine- Russie sur le développement économique de l’Extrême-Orient russe et s’interrogent sur les conséquences politiques de l’augmentation de la présence chinoise dans cette région (Savtchenko 2014 ; Portyakov 2013). La divergence d’intérêts géopolitiques en Asie Centrale est un autre sujet important qui attire l’attention des experts russes, en particulier depuis la mise en place du projet BRI dans cette région (Gabuev 2016a). L’accélération récente des rythmes de rapprochement sino-russe est perçue avec ambivalence par la plupart des sinologues russes qui craignent la soumission progressive des intérêts nationaux russes aux objectifs économiques et politiques de Pékin (Trenin 2015 ; Larin 2015 ; Gabuev 2016b). Du côté chinois, les analyses sont souvent plus optimistes : elles insistent sur les bénéfices économiques mutuels que l’approfondissement des relations bilatérales a engendré et sur le grand potentiel du partenariat stratégique sino-russe dans le domaine énergétique (Wang 2013). Enfin, les études occidentales se concentrent davantage sur l’aspect global du rapprochement sino-russe et tentent d’évaluer son impact sur l’équilibre des forces au sein du système international (Wishnick 2017 ; Røseth 2017 ; Colin 2007 ; Cabestan et al. 2008). Le présent article s’inscrit dans ce cadre bibliographique et explore les différents angles d’analyse proposés par les chercheurs russes, chinois et occidentaux pour en faire une synthèse et proposer une lecture nuancée des nouveaux enjeux des relations Chine- Russie à l’ère de Poutine.

4 En effet, le rapprochement sino-russe n’est pas un phénomène nouveau. Depuis son arrivée au pouvoir, en 2000, Vladimir Poutine ne cesse de souligner le caractère eurasiatique de la Russie, en affirmant son souhait de développer des relations politiques plus étroites et une coopération économique plus approfondie avec la Chine et avec les autres pays asiatiques. Toutefois, jusqu’à récemment, à l’exception de quelques grands projets réalisés dans le domaine énergétique, la coopération sino-russe

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n’avançait pas au-delà des déclarations d’intention et de signatures d’accords de principe. Globalement, depuis la chute de l’URSS et jusqu’en 2014, les objectifs principaux de la politique étrangère russe ont peu évolué : Moscou recherchait une meilleure intégration de la Russie dans la communauté internationale et le développement de la coopération économique avec l’Union européenne, qui reste de loin le principal client des hydrocarbures russes et le premier partenaire commercial. Dans le même temps, les relations avec la Chine se sont développées à un rythme lent, bien que soutenu, alimenté en grande partie par les besoins énergétiques et en armement croissants de Pékin. La base de ce développement était avant tout la vente d’hydrocarbures russes – du gaz liquéfié et brut, ainsi que d’autres ressources naturelles.

5 La crise ukrainienne de 2014, les sanctions occidentales et la détérioration rapide des relations avec les États-Unis ont poussé Moscou à accélérer son mouvement géopolitique et économique vers l’Asie. En consacrant une énergie nouvelle au vecteur asiatique de sa politique extérieure, le Kremlin semble réaliser cette fois-ci un véritable « pivot vers l’Est » (povorot na Vostok), qui peut avoir des conséquences politiques aussi variées qu’imprévisibles. Le renforcement des relations avec la Chine se trouve au cœur de ce tournant asiatique russe, même si dans ses déclarations officielles le Kremlin souligne le caractère multidirectionnel de sa nouvelle politique qui cible non seulement la Chine mais aussi le Japon, les deux Corées, l’Inde et à long terme les pays de l’Asie du Sud-Est. Cette réorientation stratégique russe est-elle un simple « coup » tactique, un moyen de peser dans les négociations politiques et économiques avec l’UE et les États- Unis, ou bien une stratégie cohérente ? Quels sont les premiers résultats de ce changement de cap vers la Chine ? L’objectif de cet article est d’analyser les différents aspects du partenariat stratégique Chine-Russie afin d’évaluer leur rôle dans le rapprochement sino-russe actuel, mais aussi d’identifier les déséquilibres structurels qui pourraient limiter l’envergure des initiatives bilatérales. L’objet porte sur le déploiement de politiques à travers l’espace asiatique et arctique, et sur les rivalités ou coopérations que ces déploiements suscitent : la recherche se place dans le cadre d’une démarche géopolitique, qui a pour objet l’analyse des rivalités de pouvoir sur des espaces ou territoires (Lacoste 1976 ; Lasserre et al.2016), et d’analyse des relations bilatérales, en s’appuyant sur les discours, les déclarations et les actions des gouvernements chinois et russes.

Les dangers du déséquilibre commercial

6 La Russie a une longue histoire de contacts avec la Chine qui ont été officiellement établis au XVIIe siècle, avec l’envoi des premières missions diplomatiques russes à Pékin. Dans les années 1860, les deux pays sont devenus des voisins immédiats lorsque les territoires de Sibérie orientale, que l’on appelle aujourd’hui l’Extrême-Orient russe, ont été rattachés à l’empire russe. Depuis, les questions de la délimitation de la frontière sinorusse, de l’exploitation conjointe des ressources naturelles de cette région et de la gestion des flux migratoires en provenance de la Chine ont été au cœur des disputes entre les deux pays. La chute de l’URSS et le règlement progressif de litiges frontaliers dans les années 1990 ont normalisé les relations politiques entre la Russie et la Chine et contribuent au développement rapide de liens commerciaux sino-russes.

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7 Au départ, c’est dans les régions frontalières que les effets des échanges commerciaux croissants se sont fait sentir de façon plus manifeste. Dans les années 1990, la population de l’Extrême-Orient russe se trouvait dans des conditions très difficiles : la plupart des programmes d’aide gouvernementale ont été supprimés alors que les entreprises d’État qui n’arrivaient pas à s’adapter aux changements économiques radicaux, ne fonctionnaient pas, et les kolkhozes – en pleine restructuration – n’assuraient plus une production agricole suffisante. Dans cette situation, les vêtements et les produits alimentaires importés de RPC à des prix compétitifs par les commerçants chinois ont vite trouvé leurs consommateurs sur le marché local en plein désarroi. Ces produits n’étaient pas de très grande qualité, mais ils étaient un moyen de survivre pour la population locale lourdement frappée par les crises économiques successives qui ont caractérisé l’époque de Boris Eltsine. C’est ainsi que les biens de consommation chinois sont devenus des produits de base pour une majorité d’habitants de l’Extrême-Orient russe.

8 Pour répondre aux besoins de ce marché soudainement disponible et en pleine expansion, dans le nord-est de la Chine, la région limitrophe à la Russie, qui correspond aux provinces chinoises du Heilongjiang, du Liaoning et du Jilin, plusieurs zones franches sont apparues, considérées comme des fenêtres importantes pour le commerce extérieur de la RPC. Les Chinois y ont créé des pôles de production et de commerce orientés vers le marché russe : des exploitations agricoles produisant des légumes et des fruits, des entrepôts et des centres de distribution de marchandises, de nombreuses usines d’industrie légère. Progressivement, une structure complexe de circulation de biens entre les deux pays, un élément fonctionnel de réseaux commerciaux transnationaux, s’est mise en place. L’accroissement considérable des échanges commerciaux entre les deux pays depuis le début des années 2000 reflète cette évolution (voir la figure 1), ainsi que l’importance grandissante de la Chine dans le commerce international. Jusqu’en 2015, le commerce bilatéral sino-russe augmentait donc à un rythme continu, malgré la crise économique de 2008 dont les effets se sont révélés temporaires : en 2009, le commerce sino-russe a diminué de 31,7 %, mais l’année suivante le volume d’échanges est revenu quasiment au niveau d’avant la crise. Cependant, en 2015, le commerce bilatéral s’est à nouveau retrouvé en chute libre, tributaire de la mauvaise conjoncture économique mondiale et de la baisse significative des prix de l’énergie. En 2017, les relations commerciales sinorusses ont cependant retrouvé leur vitalité, alimentées par les ventes d’armement et de technologies militaires russes, ainsi que par l’intensification des exportations de pétrole et de gaz naturel russes au profit du voisin chinois (Lukin 2018).

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Figure 1 – Évolution des échanges commerciaux entre la Chine et la Russie, 1992-2017 (en milliards de dollars US)

Source : Andreïtchouk et Louzounov 2012 ; ministère du Développement économique de Russie 2015 et 2018.

9 Ainsi, sur le plan commercial, l’effort de rapprochement russo-chinois semblait porter ses fruits. Depuis 2001, le volume d’échanges commerciaux sino-russes a été multiplié par 9, atteignant 95,3 milliards de dollars US en 2014, un chiffre record. En 2017, la Chine fut le 1er partenaire commercial de la Russie pour la huitième année consécutive, avec un volume d’échanges atteignant 84,07 milliards de dollars, une augmentation de 20,8 % par rapport à l’année précédente5. Ce bilan commercial positif masque, cependant, plusieurs déséquilibres importants.

10 En effet, jusqu’en 2006, cette croissance des échanges était principalement le résultat de l’augmentation des exportations russes vers la Chine, ce qui a permis à la Russie de maintenir un excédent commercial dans ses rapports avec la RPC. Toutefois, les importations en provenance de la Chine augmentaient de façon très rapide, stimulées par les besoins en produits de consommation courante dans les régions de l’Extrême- Orient russe et en Sibérie. C’est ainsi que depuis 2007, la balance commerciale reste globalement en faveur de la RPC (voir la figure 2).

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Figure 2 – Évolution des exportations russes vers la Chine et des exportations chinoises vers la Russie, 2000-2017 (en milliards de dollars US)

Source : Andreïtchouk et Louzounov 2012 ; ministère du Développement économique de Russie 2015 et 2018.

11 En parallèle, la structure des échanges commerciaux s’est radicalement transformée (voir figure 3). Dans les exportations russes vers la Chine prédominent désormais les matières premières – le pétrole, les bois ronds et les minerais non-ferreux, tels que le nickel, le cuivre et l’aluminium. Ainsi, si les hydrocarbures n’occupaient que 15 % des exportations russes en Chine en 2002, leur part s’élevait à 66,2 % en 2017. L’époque durant laquelle Moscou ambitionnait d’exporter en Chine les technologies russes et les produits industriels semble donc révolue : les machines et les équipements industriels, qui représentaient encore 20 % des exportations russes en 2002, ne figurent même plus dans la liste des produits exportés en 2017. Les engrais et la pâte à papier ont aussi presque disparu de cette liste (1,11 % et 0,25 % respectivement), car, désormais, la Chine les produit elle-même, en utilisant en partie les matières premières (le bois et les composantes chimiques) importées à bas prix de Russie.

Figure 3 – Structure des exportations russes vers la Chine en 2002 et en 2017 (en %)

Source : Renmin Ribao 2003 ; ministère du Développement économique de Russie 2018.

12 Quant aux importations chinoises en Russie, elles ont aussi changé de nature (voir figure 4) : en 2002, les chaussures, les vêtements et les autres produits de consommation courante y prédominaient (48,7 %), tandis qu’en 2017, c’étaient les machines et les équipements industriels (44,5 %). La part de vêtements, chaussures, meubles, jouets et autres articles personnels et domestiques s’est réduite considérablement (22,8 %), même, si en Extrême-Orient russe et en Sibérie orientale, ils continuent à occuper une place prépondérante sur les marchés locaux.

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Figure 4 – Structure des exportations chinoises vers la Russie en 2002 et en 2017 (en %)

Source : Renmin Ribao 2003 ; ministère du Développement économique de Russie 2018.

13 Ces évolutions se sont accentuées du fait que, pour la Chine, les relations commerciales avec la Russie sont beaucoup moins significatives que celles avec l’Occident : en 2014, quand le volume d’échanges sino-russe a battu tous les records en atteignant 95 milliards de dollars US, le commerce de la Chine avec l’UE et les États-Unis représentait respectivement 615 milliards et 555 milliards de dollars US (China Statistical Yearbook 2015). Ainsi, du point de vue commercial, la Russie ne peut prétendre qu’à une position de partenaire junior, qui a besoin de la Chine mais dont la Chine peut se passer sans grande difficulté. À ce constat peu rassurant pour Moscou s’en ajoute un autre, que le Kremlin a autant de difficultés à accepter.

La complémentarité entre le Nord-Est chinois et l’Extrême-Orient russe

Des relations économiques plus étroites

14 Dans les années 2000, avec la croissance des échanges commerciaux entres les zones frontalières chinoises et russes, la complémentarité géographique et économique entre l’Extrême-Orient russe et le Nord-Est chinois s’est accentuée. Les activités économiques des Chinois en Russie se sont également diversifiées : au commerce de détail s’ajoutent désormais le bâtiment, l’agriculture, le tourisme ainsi que l’exploration des ressources naturelles de la région. En parallèle, les entrepreneurs chinois, dans leurs recherches de nouvelles opportunités économiques, s’aventurent de plus en plus à l’ouest du pays, en étendant progressivement leurs réseaux commerciaux sur l’ensemble du territoire de l’ancienne Union soviétique. Cette complémentarité croissante des régions frontalières est souvent soulignée avec beaucoup d’optimisme par les hommes politiques et les chercheurs chinois qui la considèrent comme un processus naturel d’intégration régionale, un symbole des bonnes relations entre les deux pays (Gao 2008 ; Diao et Liu 2009 ; Li 2013).

15 Du côté russe, ce fait est aujourd’hui perçu comme un mal nécessaire par les acteurs économiques et politiques locaux qui se tournent de plus en plus vers des partenaires en Asie orientale pour les moyens de développement (crédits, investisseurs pour les projets, technologies, main-d’œuvre, etc.) car ils ne voient pas d’autre solution aux problèmes économiques récurrents de l’Extrême-Orient russe (Ivanov 2009). Géographiquement et logistiquement isolée du reste de la Russie, la région connaît depuis la disparition de l’URSS une forte dépression socioéconomique aggravée par la

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migration massive de la population locale vers la partie européenne de la Russie. Depuis la chute de l’URSS la population de l’Extrême-Orient russe a diminué de plus 1,8 millions personnes pour n’atteindre que 6,2 millions d’habitants (Garousova 2014). Par contraste, la population du Nord-Est chinois voisin s’élevait en 2016 à 109,1 millions d’habitants (China Statistical Yearbook 2017). Cette forte disparité démographique entre les deux régions frontalières inquiète les habitants de l’Extrême-Orient russe, qui voient souvent la montée en puissance de leur voisin en termes de la rhétorique du « péril jaune » (Jing 2009). À Moscou, cette situation suscite également des réactions ambigües. Tout en souhaitant la mise en valeur de ces vastes territoires et de leurs ressources, les autorités fédérales hésitent à laisser à la Chine les mains libres dans cette entreprise de crainte d’une perte de maîtrise sur le développement économique de l’Extrême-Orient russe, voire, à terme, de souveraineté sur la région.

Une réticence russe perceptible dans les projets communs

16 Ainsi, en 2009, pour stimuler le développement de relations régionales sino-russes, Moscou et Pékin ont adopté le « Programme de la collaboration entre les régions de l’Extrême-Orient russe et de la Sibérie orientale et le Nord-Est de la RPC », qui détaillait les 160 projets conjoints prévus à mettre en œuvre d’ici 2018, dont 94 devraient être réalisés sur le territoire russe. Ce programme de collaboration, tout en restant très ambitieux sur le papier, n’a pas réussi à apporter des résultats économiques significatifs, principalement du fait de la marche arrière du Kremlin qui n’a pas souhaité confirmer son intention en débloquant le financement et l’appui institutionnel nécessaires pour la réalisation des initiatives prévues. Par conséquent, à l’heure actuelle, seulement 22 d’entre eux sont en cours de réalisation, alors que les autres sont en suspens ou abandonnés pour diverses raisons (Latkin et Xiang 2015). L’histoire de la construction du pont ferroviaire frontalier Tongjiang-Nizhneleninskoye sur le fleuve Amour illustre également cette situation assez paradoxale. Ce pont aurait permis à réduire considérablement le coût et le temps de transport entre la ville de Khabarovsk et la province du Heilongjiang. Bien que l’accord de principe sur sa construction a été signé en 2008, c’est seulement en 2013 que tous les détails concrets de la réalisation du projet ont enfin été décidés. Selon l’accord bilatéral, chaque pays devait se charger d’édifier sa section du pont, jusqu’à la frontière. La plus grande partie du pont (1 755 mètres) se trouvait sur le territoire chinois et fut terminée en février 2014, alors que les Russes n’avaient toujours pas réussi à construire la leur, longue de 310 mètres, faute du manque de financement et d’enthousiasme de la part des compagnies russes locales associées au projet. Les travaux ont finalement débuté en 2017, à la suite de plaintes des partenaires chinois qui ont conduit à une intervention directe de Vladimir Poutine dans la gestion du projet6.

17 C’est en partie pour répondre à ces inquiétudes que, depuis quelques années, Moscou déploie un effort considérable pour accompagner plus étroitement le développement de l’Extrême-Orient russe, en créant un ministère spécifique pour l’Extrême-Orient ou en décidant de moderniser la voie ferrée qui relie la région d’Irkoutsk à la côte de l’océan Pacifique7. Pour souligner l’importance géopolitique de la région pour l’avenir du pays, Vladimir Poutine a ordonné la construction, dans la région de l’Amour, de la nouvelle base de lancement d’appareils spatiaux, Vostotchny, qui devrait à terme réduire la dépendance de la Russie au cosmodrome de Baïkonour situé au Kazakhstan8. Mais en même temps, les autorités fédérales ne disposent pas des ressources

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financières suffisantes pour réaliser la plupart des grands projets annoncés et l’un des objectifs du nouveau ministère serait d’attirer les investissements étrangers en provenance d’Asie. Ainsi, Moscou souhaite affirmer son emprise économique et géopolitique sur l’Extrême-Orient russe, mais en est incapable sans la participation des acteurs asiatiques, chinois principalement, dans la modernisation de ces territoires.

18 La chute des cours du pétrole, qui a durement frappé l’entrée de devises étrangères en Russie, mais surtout la crise ukrainienne et les sanctions occidentales qui en ont découlé, ont aggravé cette situation paradoxale. Moscou s’est vu obligé d’abandonner son approche prudente vis-à-vis de Pékin et de son influence croissante à l’est du pays, dans l’espoir d’améliorer les perspectives économiques de la Russie qui semblaient alors catastrophiques du fait de cette double conjoncture de la chute du prix du pétrole et de la mise en place des sanctions occidentales. L’idée que la Chine puisse remplacer avantageusement l’Occident comme partenaire économique et comme source de technologies et de techniques de pointe est devenue un mantra du Kremlin, relayé par tous les médias russes et activement promu au sein du gouvernement9.

Le mirage des grands projets sino-russes

19 Le tournant russe actuel vers la Chine semble être fondé avant tout sur la réalisation de grands projets bilatéraux, principalement dans les domaines de l’énergie et des technologies militaires et spatiales. Cette tendance n’est pas un phénomène nouveau – l’énergie se trouve au cœur des relations sino-russes depuis la chute de l’URSS. En 1996, lors de la visite officielle de Boris Eltsine à Pékin, les deux pays ont signé le premier accord sur le développement de la coopération énergétique entre les deux pays qui a permis, quelques années plus tard, de réaliser les premiers projets dans ce domaine. Dès le début de son premier mandat, Vladimir Poutine a souligné sa volonté de développer un réseau énergétique en Sibérie orientale et en Extrême-Orient vers le Pacifique et la Chine, ce qui a trouvé une confirmation officielle dans La stratégie énergétique de la Russie jusqu’en 2020, publié en 2003, ainsi que dans sa nouvelle version parue en 2009. Selon ce document, en 2030, l’Asie (la Chine et le Japon principalement) va recevoir 25 % du pétrole et 20 % du gaz produits en Russie annuellement (Baïkov 2010). Toutefois, la réalisation de ces ambitions fut retardée durant des années. Pour exploiter les ressources en Sibérie et dans l’Extrême-Orient russe, il était nécessaire de construire des infrastructures sous-jacentes et d’obtenir l’accès aux nouvelles technologies et aux architectures de forage détenues principalement par les compagnies occidentales, ce qui demandait des investissements considérables. De plus, Moscou ne souhaitait pas que la Chine devienne l’unique acheteur du pétrole et du gaz russes dans la région, afin d’éviter la dépendance de l’industrie russe au marché énergétique chinois. Le Japon et la Corée du Sud furent donc aussi invités à participer à ces projets, ce qui compliquait les négociations avec Pékin et repoussait davantage la réalisation des objectifs annoncés dans La stratégie énergétique de la Russie.

20 De ce fait, ce n’est qu’en 2011 que la Russie a commencé à exporter massivement du pétrole brut en Chine. Pékin a financé en partie la construction des oléoducs sur le territoire russe, ce qui lui a permis de sécuriser, à un prix compétitif, son emprise sur les stocks d’hydrocarbures sibériens pour les années à venir10. Avec l’éclatement de la crise ukrainienne qui a provoqué entre autres des tensions autour du transport et des importations futures de gaz russe en Europe, le marché asiatique, avec son potentiel de

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croissance, est devenu le centre d’attention du Kremlin à la recherche d’alternatives à ses relations commerciales avec l’Occident.

21 En effet, depuis 2014, Moscou a multiplié de nouvelles coopérations industrielles avec Pékin, dont un important contrat gazier de 400 milliards de dollars US qui prévoit la livraison annuelle de 38 milliards m3 de gaz russe à la Chine jusqu’en 2048. Ce « méga- contrat », souvent cité par les différents médias comme le symbole du nouveau rapprochement sino-russe, est pourtant le résultat de dix années d’efforts et de négociations serrées sur le prix du gaz et le financement de la construction du réseau de gazoducs. Signé dans un contexte international tendu, cet accord gazier et l’ensemble des conditions qui y sont attachées ne sont toujours pas rendus public et, selon les nombreux experts, pour le conclure aussi rapidement, Moscou a dû céder aux demandes chinoises en matière de prix (Lukin 2018). Cela a, certes, permis au Kremlin de démontrer à ses partenaires occidentaux que la Russie est loin d’être isolée sur la scène internationale, mais cela s’est fait au prix de concessions économiques envers la Chine.

22 Ainsi, le rapprochement politique tant vanté par Moscou n’a pas rendu la Chine plus conciliante sur les questions économiques. Bien au contraire, elle a profité de cette occasion pour réhausser ses exigences en matière de prix et d’accès au marché russe. Les hommes d’affaires russes, qui pensaient que les banques chinoises pourraient fournir les capitaux et pallier ainsi aux effets négatifs des sanctions occidentales, ont été vite déçus par le manque d’enthousiasme de leurs homologues chinois qui leur imposent des conditions difficiles à accepter.

La collaboration sino-russe dans le cadre du projet BRI

Un projet qui suscite une certaine méfiance en Russie

23 La volonté gouvernementale joue un rôle prépondérant dans l’approfondissement du partenariat stratégique sino-russe : elle stimule le développement de grands projets, mais elle rend aussi les mécanismes de leur réalisation lourds et inefficaces. Dans certains cas, les bénéfices économiques de ces projets ne sont envisageables qu’à très long terme, après qu’un nombre de conditions, y compris géopolitiques, soit réalisées. La participation de la Russie au projet BRI en est une parfaite illustration. Décrit par Pékin comme « bénéfique pour tous » (gongying 共赢), ce programme de coopération internationale à grande échelle devrait avant tout soutenir les rythmes de croissance de l’économie chinoise qui, depuis quelques années, connaît un ralentissement de plus en plus prononcé, ce qui menace la stabilité interne du pays. Il devrait aussi permettre à la Chine de passer à une nouvelle étape de son développement économique et de réaliser les principaux objectifs stratégiques fixés par Xi Jinping et son équipe : construire une « société de moyenne prospérité » d’ici à 2020 et transformer la Chine en un État socialiste modernisé, riche et puissant, d’ici à 2049 (Zhao 2016).

24 L’initiative chinoise qui ciblait au départ principalement le développement des infrastructures en Asie centrale, a été accueillie avec beaucoup de méfiance par Moscou, qui y voyait une menace à ses intérêts économiques et géopolitiques. Depuis la disparition de l’URSS, le développement des liens commerciaux très intenses entre la Chine et les pays centrasiatiques est allé de paire avec l’érosion progressive de l’influence russe dans la région. Depuis 2013, la Chine est le principal partenaire

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commercial du Kirghizstan (47,6 % du commerce national du pays), du Tadjikistan (26,9 %), du Turkménistan (42,7 %) et de l’Ouzbékistan (20,6 %) (Larin 2015). Pékin leur octroie des crédits avantageux et investit dans toutes sortes de projets industriels. La Russie ne peut pas concurrencer l’offre chinoise et semble perdre progressivement mais inévitablement son influence au sein de l’espace eurasiatique, malgré le lancement de plusieurs initiatives d’intégration régionale, comme l’Union douanière ou l’Union économique eurasiatique (UEE). Les objectifs principaux de ces projets pilotés par Moscou étaient d’assurer la libre circulation des biens, des personnes et des capitaux entre les pays membres ainsi que de promouvoir l’idée d’une interdépendance naturelle qui faciliterait l’intégration économique entre la Russie et les pays centrasiatiques. L’initiative BRI qui vise les objectifs similaires n’a pas donc été vue par Moscou comme une opportunité économique, mais plutôt comme un défi. La crise ukrainienne, suivie des sanctions occidentales à l’encontre de Moscou, a obligé le Kremlin à revoir sa position et à envisager une collaboration sino-russe plus étroite dans le cadre du projet BRI.

25 En Asie centrale, après des longues négociations, Moscou et Pékin semblent avoir retrouvé un terrain d’entente et coordonnent leurs efforts en combinant le BRI chinois avec l’initiative russe de l’UEE. Cette configuration nouvelle devrait atténuer la question de la rivalité sino-russe en Asie centrale, en permettant à tous les acteurs d’y trouver leur compte. À l’heure actuelle, ce « raccordement » (sopriajenieen russe ou duijie 对接 en chinois) reste un concept vague, entre autres à cause de différences de vision et de problèmes de communication existants entre Pékin et Moscou. Par exemple, les Russes souhaitent que la Chine reconnaisse l’UEE comme un partenaire incontournable dans ses négociations avec les pays d’Asie centrale, alors que les Chinois considèrent l’UEE comme le prolongement de leur propre initiative dont le rôle principal est de promouvoir les objectifs du BRI (Gabuev 2016a). Les modalités réelles de cette collaboration sino-russe en Asie centrale restent donc à préciser.

Des perspectives commerciales encore assez limitées

26 Ainsi, pour l’instant, la participation russe au BRI semble se résumer à l’utilisation du Passage du Nord-Est en Arctique et du Transsibérien pour transporter les produits chinois en Europe et des matières premières russes en Chine, un projet ancien de diversification du marché de cette voie ferrée (Helle 1977) que Moscou a accepté, tout comme le développement des routes arctiques, de voir intégré au BRI. La croissance du trafic commercial sur le Transsibérien pourrait, en principe, apporter des profits importants, mais elle est conditionnelle à la modernisation de cette voie ferrée. Dans son état actuel, le Transsibérien se trouve déjà à sa capacité de transit maximal, ce qui conduit à des nombreux goulots d’étranglement et ralentit son fonctionnement. Sa rénovation exige des milliards de dollars d’investissement que Pékin ne promet pas à Moscou. En effet, il faut non seulement renouveler les équipements techniques existants, mais aussi accroître la vitesse de prise en charge des trains et augmenter la taille des quais de gare.

27 Par ailleurs, le coût de transit de la marchandise chinoise par le Transsibérien varie sensiblement en fonction de l’itinéraire : le transport d’un conteneur standard de 20 pieds (1 TEU) par le tronçon oriental du Transsibérien, de Shanghai à Brest, coûtait 2 200 dollars US ; le transit du même conteneur par le tronçon occidentale du

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Transsibérien, via le territoire du Kazakhstan, selon le trajet Urumchi-Omsk-Moscou- UE, reviendrait à environ 1 300 dollars US (Makarov et Sokolova 2016). Dans tous les cas, envoyer un conteneur par la voie maritime se révèle moins cher que de le faire par la voie terrestre : en 2016, le coût moyen de transport d’un conteneur de Shanghai en Europe était de 932 dollars US.

28 De plus, les navires cargos sont capables de déplacer plus de 10 000 conteneurs à la fois, les trains pas plus que 500 ; il est donc difficile d’imaginer que dans l’avenir proche les voies terrestres puissent concurrencer les routes maritimes dans le commerce international de la RPC. Malgré les grandes déclarations officielles sur les bénéfices que la modernisation du Transsibérien puisse apporter à la Russie et à la Chine, Pékin ne souhaite pas pour autant investir dans ce projet à la rentabilité mal assurée, alors que Moscou ne possède pas de fonds nécessaires pour la réaliser. Cependant, des sommes considérables ont déjà été investies en Chine pour la modernisation du réseau chinois jusqu’au Kazakhstan, via les gares ferroviaires d’Alashankou et de Khorgos (Huang et Lasserre 2017 ; Huang et al.2018). À la fois pour soutenir la modernisation du réseau domestique et pour diversifier les possibilités de liaisons commerciales entre l’intérieur du pays et les marchés européens, la Chine semble soutenir le développement de ces liaisons ferroviaires, tout comme entre la Chine et le Laos et entre la Chine et l’Iran, dans le cadre du BRI. Le trafic demeure encore limité (un peu plus de 1 % des exportations chinoises ; environ 40 000 conteneurs pour les liaisons Chine-Allemagne) mais connait une forte croissance, surtout sur l’itinéraire via Alashankou-Kazakhstan, segment occidental du Transsibérien (Lasserre et al.2017). C’est aussi dans le cadre d’une modernisation des liaisons qu’un accord de principe sur la construction d’une ligne ferroviaire à grande vitesse Moscou-Pékin a été signé en 2014, et qu’un accord complémentaire portant sur le début des travaux du segment Moscou-Kazan a été paraphé en 2015. Néanmoins, la réalisation de ces deux projets semble être gelée, car les conditions imposées par les Chinois les rendent rentables pour la Russie seulement si l’exploitation de ses nouvelles lignes ferroviaires engendre immédiatement un profit considérable, ce qui n’est pas garanti11.

29 L’intérêt chinois pour l’Arctique russe et ses ressources n’est pas nouveau, même si à l’heure actuelle, à l’exception du mégaprojet de production de gaz naturel liquéfié à Yamal, peu de projets de collaboration sino-russes ont été mis en place dans cette région. La participation chinoise12 à la construction de cette gigantesque usine de liquéfaction de gaz et des infrastructures associées au nord du cercle arctique est présentée par Pékin comme une grande réussite qui démontre la capacité de la Chine à relever des défis financiers et techniques importants et qui justifie l’intérêt croissant de la Chine pour l’Arctique et la mise en valeur de ses ressources (Sørensen et Klimenko 2017).

30 L’inclusion officielle du Passage du Nord-Est dans le réseau maritime du BRI, annoncée officiellement en 2017, pourrait en effet stimuler la coopération sino-russe dans le domaine de l’énergie et du transport ainsi que d’élargir l’implication chinoise au sein des projets conjoints. En effet, la Chine souhaite participer dans les exploitations de ressources naturelles de l’Arctique russe et dans la construction de nouvelles infrastructures sur le territoire russe qui permettront d’assurer le trafic commercial via le Passage du Nord-Est, non seulement comme un investisseur silencieux mais aussi comme un fournisseur d’équipements et de technologies. La Russie semble être prête à franchir ce pas, au moins au niveau du discours officiel, et d’accorder aux entreprises

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chinoises davantage d’opportunités économiques sur son territoire dans le cadre du BRI.

Rapprochement temporaire ou stratégie durable ?

31 Le rapprochement entre Pékin et Moscou est influencé par un grand nombre de facteurs, relevant à la fois des contextes international et internes, très fluctuants et susceptibles d’évoluer très vite. Consciente du déplacement progressif des équilibres économiques et politiques internationaux vers l’Asie, et notamment vers la Chine, la Russie souhaite profiter de son rapprochement avec la Chine pour améliorer ses propres perspectives économiques. La détérioration rapide de ses relations avec l’UE et les ÉtatsUnis a poussé Moscou à s’appuyer davantage sur son voisin chinois, qui, à la différence du Japon et de la Corée du Sud, deux autres cibles de son « pivot vers l’Est », ne s’est pas joint aux sanctions occidentales. Le soutien de Pékin est néanmoins venu au prix de concessions économiques importantes que la Russie n’était pas nécessairement prête à accepter.

32 L’histoire de la vente de 10 % des actions de la compagnie pétrolière russe, Vankorneft, à la China National Petroleum Corporation (CNPC) est un bon exemple de cette situation complexe. Vankorneft, une société filiale du géant pétrolier russe Rosneft, est l’exploitant principal du grand gisement d’hydrocarbures à Vankor, situé au nord de la Sibérie orientale en Russie dont les réserves de pétrole s’élèvent à 361 millions de tonnes et celles de gaz à 138 milliards de m3, ce qui le classe parmi les sites d’importance stratégique nationale (Overland et Kubayeva 2017). L’accord de principe sur la vente des parts de Vankorneft à la Chine a été signé en novembre 2014, en pleine crise ukrainienne. Cependant, après deux ans de négociations, ce contrat fut annulé, car la Russie et la Chine ne sont pas parvenues à se mettre d’accord sur les conditions de vente. Le prix proposé par la CNPC a été jugé trop bas par Rosneft et aucun des deux partenaires n’acceptait de baisser leurs exigences. À ce désaccord sur le prix s’ajoutait la demande des Chinois d’avoir plus de places au sein du conseil d’administration de Vankorneft et de participer aux activités de forage. Cette demande a été jugée inacceptable par Rosneft, qui comptait conserver le contrôle total sur la gestion du gisement et attendait de la CNPC d’être seulement un partenaire silencieux. Finalement, Rosneft a vendu 38,8 % des actions de Vankorneft à des entreprises indiennes – Oil India, Indian Oil, Bharat Petro Resources et ONGC Videsh – qui se sont montrées plus accommodantes que la CNPC (Nikolaev 2017).

33 Ainsi, malgré une attitude officielle assez complaisante, Pékin n’a pas voulu sacrifier ses intérêts économiques nationaux sur l’autel de « l’amitié sino-russe » comme l’avait espéré Moscou, et n’a fait aucune concession lors des négociations sur le prix des contrats et sur les conditions de leur réalisation. En refusant d’endosser le rôle de partenaire junior au sein de relations bilatérales de plus en plus dominées par la Chine, Moscou a immédiatement tenté de faire marche-arrière dans ses propositions de coopération économique. Ce contrat pétrolier n’est pas le seul projet sino-russe d’importance stratégique qui fut reconsidéré par Moscou ou par Pékin : sur 21 grands accords sino-russes (les contrats d’une valeur estimée de plus d’un milliard de dollars) sur la réalisation des différents projets conjoints dans l’Arctique russe, signées entre 2012 et 2017, seulement 10 ont trouvé une application réelle, les autres ont été abandonnés ou gelés (Rosen et Thuringer 2017). Il semblait donc qu’il existe une

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différence notable d’intérêts et d’objectifs économiques entre la Chine et la Russie. Cette différence semble difficilement compatible avec la logique de son rapprochement accéléré avec la Chine, annoncé en grande pompe à Moscou mais prudemment cautionné par Pékin. Outre le consensus politique présumé entre les deux pays, l’encouragement des interactions économiques bilatérales reste prisonnier, d’une part, de l’absence d’une croissance stable de l’économie russe et, d’autre part, de la méfiance réciproque qui entrave la coopération réelle.

Conclusion

34 Le renforcement des relations avec la Chine se trouve au cœur du récent tournant asiatique russe. Ce n’est pas surprenant compte tenu de l’importance que le Kremlin attache au volet chinois de sa politique étrangère depuis la chute de l’URSS. En se posant en champions de la multipolarité, Moscou et Pékin ambitionnent de contester l’ordre établi sous la direction de Washington et aspirent à créer un nouveau système de sécurité collective en Asie Pacifique. Finalement, la Chine et la Russie coopèrent régulièrement dans le cadre de grandes organisations régionales, telles que les BRICS et l’Organisation de coopération de Shanghai. Cependant, malgré les nombreux points de convergence entre les deux pays, l’ambition et la géographie des intérêts russes et chinois sont loin d’être identiques. Bien au contraire, dans nombre de cas, ils se trouvent à l’opposé (rivalité d’influence en Asie centrale, différends sur les conditions de réalisation de projets conjoints, pour ne nommer que quelques exemples).

35 Le récent rapprochement de Moscou avec la région Asie-Pacifique, alors que la Russie traverse une crise profonde dans sa relation avec le monde occidental, inquiète ceux qui voient celui-ci comme la tentative de construire une sorte d’axe anti-américain. Présentée par le Kremlin comme une stratégie de long terme qui vise à rééquilibrer la politique extérieure russe, ce cap vers l’Asie est entravé par l’importante divergence d’intérêts entre Moscou et Pékin, son principal partenaire en Asie, ainsi que par la faiblesse économique de la Russie qui peine à mener à bien des projets déjà existants, ou à proposer des contrats susceptibles d’intéresser les acteurs chinois. Néanmoins, si au départ, les efforts du Kremlin pour encourager les liens avec la Chine avaient bien souvent l’allure d’une réaction émotionnelle au refroidissement grandissant des relations entre la Russie et l’Occident, la situation semble désormais plus complexe. L’adhésion de la Russie au projet BRI et l’inclusion officielle de l’Arctique russe dans cette initiative chinoise témoignent de la volonté de Moscou et de Pékin d’élever le niveau de leur coopération économique et politique à un niveau plus important (Ferdinand 2016 ; Sangar 2017). À long terme, les perspectives du tournant chinois de la Russie dépendraient de la conjoncture internationale et de la capacité du Kremlin d’élaborer une stratégie cohérente de rapprochement avec la Chine, avec des objectifs clairement définis et appliqués sur le terrain.

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NOTES

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participé au projet de la construction du pont reliant la Russie à la Crimée, le projet ciblé par les sanctions occidentales (Gabuev et Kachin 2017). 10. En 2016, la Russie est ainsi devenue le premier fournisseur de pétrole brut de la Chine, dépassant l’Arabie saoudite qui dominait le marché chinois jusqu’alors. La différence entre les livraisons russes et celles de l’Arabie saoudite n’est pourtant pas très prononcée (1,05 millions de barils par jour contre 1,02), mais la Russie a atteint ce niveau en une année seulement, en augmentant ses livraisons de pétrole brut de 24 % en 2016, cf. Sergueï Manoukov, « Rossiya stala glavnym postavchtchikom nefti v Kitaï » (La Russie est devenue le principal exportateur de pétrole en Chine), Ekspert online (Expert online), 2017, http://expert.ru/2017/01/23/rossiya-stala- glavnyim-postavschikom-nefti-dlya-kitaya/ (consulté le 2 octobre 2017). 11. Alexander Gabuev, « Chelkovyï put v nikouda » (La route de la soie qui mène nulle part). Vedomosti (Les Nouvelles), 15 mai 2017, https://www.vedomosti.ru/opinion/articles/ 2017/05/15/689763-shelkovii-put (consulté le 17 avril 2018). 12. Le Yamal GNL est détenu par un consortium international dont la compagnie russe, Novatek, possède 50,1 %, le Français Total 20 % et les Chinois CNPC et Silk Road Fund 20 % et 9,9 % respectivement. Les banques chinoises Export-Import Bank of China et China Development Bank ont débloqué 12 milliards de dollars pour financer le projet. Cependant, cet accord de crédit a été signé après de longues négociations, une fois que l’État russe a apporté des garanties financières additionnelles. Cf. Nadezhda Filimonova et Svetlana Krivokhizh, « China’s Stakes in the Russian Arctic », The Diplomat, 2018, https://thediplomat.com/2018/01/chinas-stakes-in-the-russian- arctic (consulté le 21 avril 2018).

RÉSUMÉS

Depuis quelques années, on observe un rapprochement économique et politique significatif entre la Chine et la Russie, marqué par l’annonce de nombreux grands accords commerciaux et d’investissements dans les infrastructures de transport et pour l’exploitation des ressources naturelles russes. Cette coopération semble plus marquée depuis la crise ukrainienne de 2014, alors que plusieurs médias européens et américains y voient un signe que la Chine et la Russie sont en train de former une forme d’alliance stratégique, qui pourrait nuire aux intérêts occidentaux. Cet article analyse les différentes formes du rapprochement sino-russe tout en soulignant les limites économiques et politiques de cette coopération.

In the past few years, there has been a significant economic and political rapprochement between China and Russia, marked by the announcement of numerous trade agreements and investments in transport infrastructure and the exploitation of Russian natural resources. This cooperation seems to have intensified since the 2014 Ukrainian crisis. Some European and American media see it as a sign that China and Russia are developing a form of strategic alliance that could harm Western interests. This article analyses the different forms of Sino-Russian rapprochement whilst highlighting the economic and political limits of this cooperation.

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INDEX

Keywords : China-Russia relations, Belt and Road Initiative, rivalry, rapprochement, trade, investment, strategic partnership Mots-clés : relations Chine-Russie, Belt and Road Initiative, nouvelles routes de la soie, rapprochement, rivalité, commerce, investissement, partenariat stratégique

AUTEURS

OLGA ALEXEEVA Olga Alexeeva est professeure d’histoire chinoise au Département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal. Department of History, University of Quebec in Montreal, Case postale 8888, Succursale Centre-Ville, Montréal (Québec) Canada, H3C 3P8 (alexeeva.olga[at]uqam.ca).

FRÉDÉRIC LASSERRE Frédéric Lasserre est professeur de géographie au Département de géographie de l’Université Laval. Geography Department, Pavillon Abitibi-Price, 2405 rue de la Terrasse, local 3155, Université Laval Québec (Québec), G1V 0A6 (Frederic.Lasserre[at]ggr.ulaval.ca).

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Actualités

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Contextualiser la loi sur l’hymne national en Chine continentale et à Hong Kong Le football comme terrain d’affrontement politique Contextualising the National Anthem Law in Mainland China and Hong Kong. Football as a Field of Political Contention

Ting-Fai Yu Traduction : Pierre-Louis Brunet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Article daté du 24 janvier 2018. Cette synthèse de presse est compilée à partir d’une sélection des revues de presse bimensuelles du CEFC, disponibles sur http://www.cefc.com.hk/. Read in English > https://journals.openedition.org/chinaperspectives/8240

Introduction

1 Le 1er octobre 2017, l’Assemblée nationale populaire a voté une nouvelle loi punissant ceux qui manquent de respect envers l’hymne national. Peu après son entrée en vigueur en Chine continentale, l’Assemblée l’a introduite dans l’annexe III de la loi fondamentale de Hong Kong par le biais de l’amendement du 4 novembre 2017 qui demande à la Région administrative spéciale de l’appliquer « localement par voie de promulgation ou par voie législative1 ». Cette décision a été prise suite au Mouvement des parapluies de 2014 à un moment où, dès le début de l’année 2015, les supporters de football hongkongais huent et sifflent l’hymne national pendant les matchs. La perspective d’une législation locale, rendue plus tangible ces derniers mois par les critiques contre ces huées, a suscité l’attention d’une bonne part de l’opinion publique

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et a ranimé un débat de longue date sur des enjeux tels que la liberté d’expression, les modalités pratiques d’application de la loi, les peines rétroactives et les menaces potentielles contre l’État de droit dans cette ville.

2 Cet article se divise en deux parties et cherche à mettre en contexte la polémique autour de la loi sur l’hymne national et ses implications pour la société hongkongaise. Il offrira d’abord une vue d’ensemble de l’histoire des rivalités qui opposent les équipes de football de Chine continentale et de Hong Kong, et montrera que l’univers du football fournit une perspective utile qui tout à la fois nourrit, reflète et est dessinée par l’évolution des tensions politiques entre la Chine continentale et Hong Kong. Il analysera ensuite les contextes de l’élaboration et de l’application de la loi sur l’hymne national en Chine continentale et à Hong Kong en comparant les cadres légaux, les débats juridiques en cours et les attitudes des populations envers l’hymne dans ces deux sociétés. Cet article soulignera, ce faisant, les défis que présentent l’application de la loi et la promotion du patriotisme à Hong Kong.

Structuration du champ du football : histoire du sport, culture de supporters et politiques de la désidentification

3 Martha Newson cite des psychologues comportementalistes pour qui le football est « une forme extrême de création de lien social » (Newson 2017 : 1) et soutient « qu’ils montrent que l’univers du football offre aux chercheurs des opportunités uniques de comprendre la culture, et plus généralement la psyché humaine ». Qu’ils impliquent ou non un hymne national, les rituels collectifs où, pendant les matchs, les supporters de football mettent en scène et politisent leurs identités de groupe, au niveau national, régional ou de leur équipe, ne sont pas spécifiques à Hong Kong mais forment un phénomène commun aux supporters du monde entier (voir par exemple Armstrong et Mitchell 2008 ; Brandt, Hertel et Huddleston 2017 ; Brown 2008 ; Dunning 2000). Alors que les événements sportifs internationaux offrent un espace consacré pour l’expression des identités nationales depuis le XXe siècle (Tomlinson et Young 2006), on peut néanmoins affirmer que le cas du football à Hong Kong est assez particulier car son développement a toujours été étroitement lié au statut particulier de cette ville comme colonie britannique jusqu’en 1997, puis comme Région administrative spéciale de Chine. En réalité, contrairement à la plupart des autres cas de rituels pratiqués lors de matchs opposant des nations différentes, l’existence de rencontres entre Hong Kong et la Chine, durant lesquelles la même nation joue contre elle-même à l’occasion d’événements sportifs internationaux, y compris après le transfert de souveraineté, fait en effet ressortir la trace d’un passé colonial, au moment où la ville, alors sous contrôle britannique, avait été reconnue membre à part entière de la Fédération Internationale de Football Association (FIFA) et du Comité international olympique (CIO) (Zuser 2017).

4 Hong Kong et la Chine ont joué l’une contre l’autre pour la première fois en 1978 lors d’un match amical international2. Cependant, il faut sans doute attendre le premier tour de qualification pour la coupe du monde de 1986, qui s’est déroulé au stade des Travailleurs à Pékin, pour qu’apparaissent pour la première fois les rivalités entre l’équipe chinoise et celle de Hong Kong3. Au cours du dernier match de qualification du 19 mai 1985, alors que la Chine n’avait besoin que d’un match nul pour se qualifier,

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Hong Kong a, à la surprise générale, gagné 2 à 1. La ville n’a jamais été aussi près d’être sélectionnée pour la coupe du monde4. Depuis la signature de la déclaration conjointe sino-britannique un an avant ce match, le journaliste sportif spécialisé dans le football Donald Ross, suggère qu’« une fois passé l’accord sur le retour de la colonie, l’un des derniers vestiges du “siècle d’humiliation” allait disparaître. Le football offrait au continent une nouvelle occasion de montrer sa force5 ». En réaction à ce score inattendu, les supporters de football chinois ont empêché l’équipe de Hong Kong de quitter le stade provoquant ainsi une émeute connue sous le nom de l’Incident du 19 mai (wuyijiu shijian 五一九事件)6, incident durant lequel « au moins 40 personnes ont été blessées, 25 voitures et une douzaine de bus incendiés ou renversés, une station de métro proche partiellement saccagée7 » et où « finalement 127 personnes ont été arrêtées8 ». Au vu de la gravité des événements, Frank Chen déclare que cela a constitué « le premier cas avéré de hooliganisme de l’histoire du football chinois9 ».

5 Trente ans après la célèbre victoire de Hong Kong, c’est lors d’un autre match de qualification pour la coupe du monde opposant Hong Kong et la Chine en 2015 que s’est produit le deuxième événement sportif qui a peut-être le mieux illustré la transformation des relations entre Hong Kong et le continent. Le succès inattendu de Hong Kong (classée 145e au classement mondial de la FIFA), faisant match nul 0 à 0 contre la Chine (classée 84e), lors du match aller à Shenzhen le 3 septembre 201510 obligeait celle-ci à gagner le match retour « pour maintenir ses espoirs de qualification11 », ce qui explique en partie pourquoi le match retour à Hong Kong du 17 novembre de la même année a provoqué l’une des plus importantes démonstrations de solidarité communautaire dans la population hongkongaise depuis le Mouvement des parapluies de 2014. Mais contrairement aux évènements violents de 1985 et sans tenir compte des quelques fans qui ont hué l’hymne national chinois, brandi des pancartes sur lesquelles on pouvait lire « Soutenez votre peuple », « Hong Kong n’est pas la Chine », ou « Bouh ! », et scandé dans le stade des slogans tels que « Nous sommes Hong Kong »12, le sentiment général s’est cette fois-ci davantage exprimé à travers une mobilisation de la communauté pour soutenir leur équipe, voire leur ville en général, en dehors du terrain de football13. En réaction à la décision officielle de délocaliser le match du stade de Hong Kong qui offre 40 000 places vers le stade Mong Kok qui n’en offre que 6 700, les habitants de Hong Kong ont organisé de façon inédite un certain nombre de projections en direct un peu partout dans la ville, aussi bien dans les quartiers riches que dans les quartiers défavorisés, dans des endroits comme le Western District, Mei Foo, Ngau Tau Kok, Shatin, les différents campus de l’Université de Hong Kong, celui de l’Université chinoise de Hong Kong et celui du Hang Seng Management College ou encore dans la rue Tung Chau dans le district de Sham Shui Po où vivent de nombreux SDF14. Hong Kong a finalement obtenu un autre match nul par 0-0 contre son rival pourtant plus fort qu’elle, empêchant la Chine de se qualifier et retardant ainsi le moment où pourraient se concrétiser les trois vœux exprimés en 2011 par le président Xi Jinping concernant l’avenir du football chinois : « Que la Chine se qualifie en finale de coupe du monde, qu’elle accueille une coupe du monde et qu’elle remporte une coupe du monde15 ».

6 En dehors des matchs contre la Chine où « un seul hymne devait être joué avant le coup d’envoi » (Zuzer 2017), les huées et les sifflets contre l’hymne national chinois à chaque fois qu’il est utilisé pour représenter l’équipe de Hong Kong sont « devenus un rituel établi à chaque match à domicile » (ibid.) depuis 2015 : qu’il s’agisse des matchs de qualification pour la coupe du monde contre le Bhoutan ou le Qatar16, de matchs de

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qualification pour la Coupe d’Asie des nations contre le Liban et la Malaisie17, ou de rencontres amicales contre Bahreïn ou le Laos18. Bien que la Hong Kong Football Association (HKFA) ait été condamnée à payer deux amendes de 5 000 et 10 000 francs suisses en 2015 et 201619, et 3 000 dollars US par la Ligue des champions d’Asie (AFC) en 2017 pour violation des codes disciplinaires des instances du football20, ces sanctions n’ont pas semblé avoir d’effet sur les supporters de football hongkongais, qui ont été régulièrement avertis des conséquences de leur comportement. On peut d’ailleurs s’attendre à ce que leur hostilité à l’égard de la Chine continentale et leur désidentification envers elle, telles qu’elles s’expriment à travers les huées, persistent même après l’adoption et l’application de la loi sur l’hymne national.

La loi sur l’hymne national : histoire, contextes et débats

7 Adoptée par le comité permanent de l’Assemblée nationale populaire le 1er septembre 2017, la loi sur l’hymne national est entrée en vigueur en Chine continentale le 1er octobre de la même année21. Selon cette nouvelle loi, l’hymne national ne devrait « être chanté qu’à l’occasion de rassemblements politiques officiels22 », tels que les réunions du Parti et les cérémonies officielles (par exemple les levées de drapeau ou les serments prêtés à la constitution), ainsi qu’à d’importants évènements diplomatiques ou sportifs. Pour garantir une utilisation convenable de l’hymne, la loi interdit que ce chant soit joué dans des circonstances jugées inappropriées telles que lors d’enterrements, « dans des publicités ou comme musique d’ambiance dans des lieux publics23 », et dispose que toute personne coupable « d’en avoir modifié les paroles de façon malveillante, ou de l’avoir joué ou chanté en le déformant ou d’une manière irrespectueuse, encourt une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 15 jours ou pourrait même être passible de poursuites pénales24 ». Considérant que 15 jours d’emprisonnement était une peine trop courte, les membres de l’Assemblée nationale populaire ont, le 4 novembre 2017, voté et approuvé un amendement qui alourdit cette peine en y « incluant une privation des droits politiques, une détention criminelle et un emprisonnement pouvant aller jusqu’à 3 ans25 ». Chris Buckley et Keith Bradsher du New York Times interprètent ce changement rapide apporté à la loi comme « le signe d’une exigence croissante de dévotion patriotique encouragée par le président et leader du Parti, Xi Jinping qui a fait du “rêve chinois” un thème récurrent et emblématique de sa politique26 ».

8 Avant de devenir provisoirement l’hymne national peu de temps avant la proclamation de la République populaire de Chine en 1949, la Marche des volontaires (Yiyongjun jinxingqu 义勇军进行曲) était initialement le générique d’un film patriotique sorti en 1935, les Enfants de Chine (Fengyun ernu 风云儿女). Les paroles ont été écrites en 1934 par le célèbre dramaturge Tian Han alors qu’il était emprisonné en raison de son activisme politique à Nankin. La chanson « exploite la forme technique alors ultramoderne du cinéma parlant pour tenter de mobiliser les spectateurs et les amener à s’investir dans une action politique de masse » (Chi 2007 : 22), telle l’action menée durant la Deuxième Guerre sino-japonaise qui éclate en 193727. Ce chant a fait l’objet d’attaques pendant la Révolution culturelle et, accusé d’être contre-révolutionnaire, Tian fut emprisonné en 1966 et mourut en 1968. Bien que l’interdiction de chanter cet hymne fût à nouveau levée après la Révolution culturelle, l’Assemblée nationale populaire a réécrit les paroles en 1978, remplaçant la « thématisation explicite du corps

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et de la voix exposés au danger » créée par Tian, par des représentations formelles de drapeaux qu’on agite et d’images de foules montant à l’assaut, construisant, se défendant et luttant » (ibid.). Cette version ne réussissant pas « à supplanter les paroles originales dans les esprits, les cœurs, les mémoires et les bouches de nombreuses personnes » (ibid.), les autorités sont finalement revenues sur la décision de 1978 et la Marche des volontaires a officiellement gagné le statut d’hymne national en Chine en 1982, ainsi qu’à Hong Kong après le transfert de souveraineté en 1997.

9 Outre l’impact qu’il a eu en Chine continentale, l’amendement de 2015 a aussi introduit la loi sur l’hymne national dans l’annexe III de la loi fondamentale de Hong Kong, ce qui signifie que le gouvernement hongkongais doit adopter une loi locale interdisant l’usage abusif de cet hymne. Cette décision reflète les tentatives du gouvernement chinois de promouvoir le patriotisme à Hong Kong en dépit du fait que la Région administrative spéciale n’ait pas vécu au XXe siècle le passé révolutionnaire de la Chine sur lequel l’hymne se fonde. Selon le South China Morning Post, Patrick Nip Tak-kuen, le secrétaire aux Affaires constitutionnelles et chinoises a laissé entendre qu’il n’y aurait pas de consultation officielle au sujet de la loi locale sur l’hymne national malgré les appels lancés par les pro-démocrates28. Il a au contraire annoncé que le projet de loi serait déposé au Conseil législatif d’ici la fin du premier trimestre 2018 et serait, après approbation du Conseil exécutif, envoyé au Comité des projets de loi pour un nouvel examen29. Malgré le fait que le chef de l’exécutif de Hong Kong, Carrie Lam Cheng Yuet- ngor, ait affirmé que « seules seraient interdites les insultes délibérées à l’encontre de l’hymne qu’il soit joué ou chanté30 » et que, par conséquent personne n’avait à « s’inquiéter d’enfreindre la loi accidentellement31 », certains politiciens locaux ont exprimé leurs vives inquiétudes sur les menaces que la loi faisait peser sur la société hongkongaise et son État de droit. Sukchong, par exemple, membre du LegCo pro-démocrate et membre fondateur du Civic Party s’est dite inquiète que « la loi ne vienne restreindre notre liberté d’expression et ne porte atteinte à notre système éducatif32 ». De même, des experts juridiques ont remis en cause les modalités pratiques d’application de la loi33. Au niveau législatif, Denis Kwok, membre du LegCo représentant la profession juridique, a pointé du doigt qu’il serait difficile d’appliquer la loi dans la ville dans la mesure où, par exemple, son cadre juridique n’offre pas la possibilité d’une détention administrative de 15 jours34. En ce qui concerne la vie quotidienne, Craig Choy, responsable coordinateur du groupe Progressive Lawyers Group et Eric Cheung, professeur de droit à l’Université de Hong Kong, soutiennent tous les deux que la loi n’est pas réaliste si elle comprend une disposition qui impose à toute personne entendant l’hymne national de se lever.

10 Une autre des préoccupations majeures du public est de savoir si la loi sera appliquée de façon rétroactive bien que l’article 12 (« No retrospective criminal offences or penalties ») de la Bill of Rights Ordinance de Hong Kong établisse que « personne ne sera reconnu coupable d’un délit pour un acte ou une omission qui ne constituait pas un délit en vertu de la loi de Hong Kong ou du droit international au moment où il a été commis35 ». Cependant, Elsie Leung Oi-sie, ex-ministre de la Justice et actuelle directrice adjointe du comité de la loi fondamentale de Hong Kong, a déclaré que « le Bill of Rights Ordinance de la ville n’interdit pas les lois rétroactives36 », et a précisé que s’il y a violation de la loi à grande échelle avant qu’on ne légifère, le Conseil législatif a le droit de rendre la loi rétroactive avant que [le gouvernement] ne soumette un projet de loi si nécessaire37 ». En réaction aux propos de Leung, « prononcés alors que les supporters de football locaux avaient été critiqués pour leurs incessants sifflets de

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l’hymne national38 », Grenville Cross, ancien procureur général et proche conseiller de Leung quand elle était au gouvernement, a néanmoins écarté cette possibilité en déclarant que « si la proposition de loi sur l’hymne national comportait une infraction criminelle rétrospective, la loi serait inévitablement invalidée par les tribunaux sur la base de son inconstitutionnalité39 ». Il a également affirmé que « toute suggestion d’appliquer des lois pénales de façon rétroactive serait en contradiction avec un traité international inscrit dans la loi fondamentale40 », telle que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). Malgré les déclarations de Cross, Ronny Tong Ka- wah, membre non-officiel du conseil exécutif a suggéré l’inverse ; il a déclaré que « le statut constitutionnel du PIDCP était inférieur à celui de la loi sur l’hymne national41 ».

Conclusion

11 Comme nous l’avons montré dans l’analyse ci-dessus, la transposition de la loi sur l’hymne national depuis le cadre juridique de la Chine continentale vers celui de Hong Kong a, de par son caractère ambigu et assez imprévisible, nourri une série de débats et de polémiques sur les effets et problèmes potentiels autour de son application locale. Alors que les politiciens du camp pro-démocratie et qu’une part importante de la population hongkongaise sont perçus comme étant pessimistes à propos de l’application locale de cette loi, le processus législatif, à l’heure où nous écrivons cet article, n’en est qu’à sa phase initiale et il est prévu que la loi fasse l’objet de plusieurs cycles de négociations entre différents acteurs dans les mois à venir. Ainsi, même si l’opinion de la population locale ne parvient pas à se faire entendre dans le processus législatif, il y a fort à parier que l’avenir continuera de conférer au stade de football sa fonction actuelle, celle d’un lieu d’expression et de cristallisation de désaccords politiques.

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NOTES

1. Conseil législatif de la Région administrative spéciale de Hong Kong de la République populaire de Chine, « Applying National Laws in Hong Kong », https://www.legco.gov.hk/research- publications/english/essentials-1516ise07-applying-national-laws-in-hong-kong.htm (consulté le 21 avril 2018). 2. Histoire et statistiques du football international, « Hong Kong National Football Team : Record v China PR », https://www.11v11.com/teams/hong-kong/tab/opposingTeams/opposition/ China%20%20PR/ (consulté le 21 avril 2018). 3. Frank Chen, « Dark Clouds Loom over HK-China World Cup Qualifier », EJ Insight, 19 août 2015, http://www.ejinsight.com/20150819-dark-clouds-loom-over-hk-china-world-cup-qualifier (consulté le 21 avril 2018). 4. Ibid. 5. Donald Ross, « The 5.19 Incident: China’s Doomed Attempt to Qualify for Mexico’86 », Wild East Football, 5 octobre 2017, https://wildeastfootball.net/2017/10/5-19-incident-chinas-doomed- attempt-qualify-mexico86 (consulté le 21 avril 2018). 6. Ibid. 7. Ibid. 8. Ibid. 9. Frank Chen, art. cit. 10. James Porteous, « Against All Odds, Hong Kong Hold China to 0-0 Draw in World Cup Qualifier – Live Blog », South China Morning Post, 3 septembre 2015, https://www.scmp.com/sport/hong- kong/article/1855037/china-v-hong-kong-world-cup-qualifier-live-blog (consulté le 21 avril 2018); Isabella Steger, « Tensions High Ahead of Hong Kong vs. China Soccer Match », The Wall Street Journal, 17 novembre 2015, https://blogs.wsj.com/chinarealtime/2015/11/17/tensions-run- high-ahead-of-hong-kong-vs-china-soccer-match/ (consulté le 21 avril 2018). 11. Ibid. 12. Isabella Steger et Marco Huang, « In 0-0 Draw, Hong Kong Soccer Fans ‘Boo’ Chinese Anthem – On Paper », The Wall Street Journal, 18 novembre 2015, https://blogs.wsj.com/chinarealtime/ 2015/11/18/in-0-0-draw-hong-kong-soccer-fans-boo-chinese-anthem-on-paper/ (consulté le 21 avril 2018). 13. James Porteous, « Recap: How Hong Kong Delighted Home Fans with 0-0 Draw Against China in Frantic World Cup Qualifier », South China Morning Post, 17 novembre 2015, http:// www.scmp.com/sport/hong-kong/article/1879851/hong-kong-v-china-follow-all-action-live (consulté le 21 avril 2018). 14. « 【港中大戰】全城撐港隊中國作客再遭香港迫和 » ([Gang Zhong dazhan] quancheng cheng gangdui Zhongguo zuoke zaizao Xianggang po he, [Guerre sino-hongkongaise] Toute la ville soutient

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l’équipe hongkongaise, Hong Kong fait match nul à domicile contre la Chine), In-Media, 17 novembre 2015, http://www.inmediahk.net/node/1038952 (consulté le 21 avril 2018). 15. Isabella Steger et Marco Huang, « In 0-0 Draw, Hong Kong Soccer Fans ‘Boo’ Chinese Anthem – On Paper », The Wall Street Journal, 18 novembre 2015, https://blogs.wsj.com/chinarealtime/ 2015/11/18/in-0-0-draw-hong-kong-soccer-fans-boo-chinese-anthem-on-paper/ (consulté le 21 avril 2018). 16. Jin Kai, « Why do Hong Kong Football Fans Boo the Chinese National Anthem? », The Diplomat, 14 novembre 2017, https://thediplomat.com/2017/11/why-do-hong-kongers-boo-the-chinese- national-anthem/ (consulté le 21 avril 2018); James Porteous, « Hong Kong Football Association Fined Again by Fifa for Booing China National Anthem », South China Morning Post, 14 janvier 2016, http://www.scmp.com/sport/hong-kong/article/1901082/hong-kong-football-association-fined- again-fifa-booing-china (consulté le 21 avril 2018). 17. Kris Cheng, « Video: Defiant Hong Kong Football Fans Boo Chinese National Anthem at Asian Cup Match Against Lebanon », Hong Kong Free Press, 14 novembre 2017, https:// www.hongkongfp.com/2017/11/14/just-defiant-hong-kong-football-fans-boo-chinese-national- anthem-asian-cup-match-lebanon/ (consulté le 21 avril 2018). 18. Chan Kin-wa, « Hardcore Fans Boo National Anthem Before Hong Kong Friendly Soccer Match Against Laos », South China Morning Post, 5 octobre 2017, https://www.scmp.com/sport/hong- kong/article/2114181/hardcore-fans-boo-national-anthem-hong-kong-friendly-soccer-match (consulté le 21 avril 2018); Benjamin Haas, « Defiant Hong Kong Football Fans Boo China’s National Anthem » The Guardian, 9 novembre 2017, https://www.theguardian.com/world/2017/ nov/09/defiant-hong-kong-football-fans-boo-china-national-anthem (consulté le 21 avril 2018); Christy Leung et Tony Cheung, « Don’t boo Chinese National Anthem, Hong Kong Football Authority Begs Fans While Admitting its Hands Tied », South China Morning Post, 6 octobre 2017, http://www.scmp.com/news/hong-kong/community/article/2114309/dont-boo-chinese- national-anthem-hong-kong-football (consulté le 21 avril 2018). 19. Chan Kin-wa, « Hong Kong Fans Ignore Warnings and Again Boo the National Anthem – this Time Before an Asian Cup Qualifier », South China Morning Post, 10 octobre 2017, http:// www.scmp.com/sport/soccer/article/2114782/hong-kong-fans-ignore-warnings-and-again-boo- national-anthem-time-asian (consulté le 21 avril 2018); Kris Cheng, « HKFA Fined Again Over National Anthem Jeers at November Home Match Against China », Hong Kong Free Press, 14 janvier 2016, https://www.hongkongfp.com/2016/01/14/hkfa-fined-again-over-national-anthem-jeers- at-november-home-match-against-china/ (consulté le 21 avril 2018); James Porteous, « Hong Kong Football Association Fined Again by Fifa for Booing China National Anthem », South China Morning Post, 14 janvier 2016, http://www.scmp.com/sport/hong-kong/article/1901082/hong- kong-football-association-fined-again-fifa-booing-china (consulté le 21 avril 2018). 20. Chan Kin-wa, « Hong Kong Handed US$ 3,000 Slap on the Wrist by AFC for Fans Booing the National Anthem », South China Morning Post, 20 décembre 2017, http://www.scmp.com/sport/ hong-kong/article/2125035/hong-kong-handed-us3000-slap-wrist-afc-fans-booing-national- anthem (consulté le 21 avril 2018); Kris Cheng, “Hong Kong Football Association Fined US$ 3,000 After Fans Boo National Anthem at Lebanon Match”, Hong Kong Free Press, 20 décembre 2017, https://www.hongkongfp.com/2017/12/20/hong-kong-football-association-fined-us3000-fans- boo-national-anthem-lebanon-match/ (consulté le 21 avril 2018). 21. Xing Bingyin 邢丙银 et Zeng Yaqing 曾雅青, « 刑法修正案十表决通过,侮辱国歌情节严重 的最高可判三年 » (xingfa xiuzheng an shi biaojue tongguo, wuru gouge qingjie yanzhong de zuigao kepan sannian, Un amendement au droit pénal est adopté, porter ateinte à l’hymne national est dorénavant une infraction grave passible de trois ans d’emprisonnement), The Paper, 4 novembre 2017, http://www.thepaper.cn/newsDetail_forward_1843801 (consulté le 21 avril 2018). 22. « China’s National Anthem Law Takes Effect », Xinhua, 1 octobre 2017, http:// news.xinhuanet.com/english/2017-10/01/c_136652827.htm (consulté le 21 avril 2018).

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23. Ibid. 24. Ibid. 25. « Disrespecting National Anthem to Get Criminal Punishment », Xinhua, 4 novembre 2017, http://news.xinhuanet.com/english/2017-11/04/c_136728106.htm (consulté le 21 avril 2018). 26. Chris Buckley et Keith Bradsher, « Jail Time for Disrespecting China’s Anthem Jumps from 15 Days to 3 Years », The New York Times, 4 novembre 2017, https://www.nytimes.com/2017/11/04/ world/asia/china-hong-kong-national-anthem.html (consulté le 21 avril 2018). 27. Oliver Chou, « The Misery Behind China’s National Anthem, March of the Volunteers, and What its Growing Presence Means for Hong Kong », Young Post, 3 janvier 2017, https:// yp.scmp.com/news/china/article/105265/misery-behind-china%E2%80%99s-national-anthem- march-volunteers-and-what-its (consulté le 21 avril 2018). 28. Ng Kang-chung et Chan Kin-wa, « We Might Start Taking Hong Kong Fans’ Names to Curb National Anthem Booing, FA Director Says », South China Morning Post, 8 novembre 2017, https:// www.scmp.com/news/hong-kong/politics/article/2118985/we-might-start-taking-hong-kong- fans-names-curb-national (consulté le 21 avril 2018). 29. Ibid. 30. Tony Cheung et Danny Mok, « Hong Kong National Anthem Law to Punish Only Those Who Deliberately Disrespect it, Carrie Lam Says », South China Morning Post, 7 novembre 2017, https:// www.scmp.com/news/hong-kong/politics/article/2118722/carrie-lam-says-hong-kong-law- national-anthem-punish-only (consulté le 21 avril 2018). 31. Ibid. 32. Benjamin Haas, « Hong Kong Activists Fear Chinese Anthem Law is Latest Curb on Freedom », The Guardian, 31 août 2017, https://www.theguardian.com/world/2017/aug/31/hong-kong- activists-fear-chinese-anthem-law-is-latest-curb-on-freedom (consulté le 21 avril 2018). 33. Karen Cheung, « Any law Requiring Hongkongers to Stand for National Anthem Would Be “Unrealistic” and “Impractical” – Legal Experts », Hong Kong Free Press, 6 novembre 2017, https:// www.hongkongfp.com/2017/11/06/law-requiring-hongkongers-stand-national-anthem- unrealistic-impractical-legal-experts/ (consulté le 21 avril 2018). 34. Benjamin Haas, art. cit. 35. Hong Kong Bill of Rights Ordinance (Cap. 383). 36. Elizabeth Cheung, « Backdating Hong Kong’s National Anthem Law Could Be Constitutional, Basic Law Committee Vice-chairwoman Insists », South China Morning Post, 15 novembre 2017, http://www.scmp.com/news/hong-kong/politics/article/2120028/backdating-hong-kongs- national-anthem-law-would-be (consulté le 21 avril 2018). 37. Shirley Zhao, « ‘Large-scale’ Breach of New Anthem Rules Could See Law Applied Retroactively, Top Beijing Adviser Elsie Leung Says », South China Morning Post, 12 novembre 2017, http://www.scmp.com/news/hong-kong/politics/article/2119554/large-scale-breach-new- anthem-rules-could-see-law-applied (consulté le 21 avril 2018). 38. Kris Cheng, « Hong Kong Public to Be Consulted on Law Criminalising ‘Disrespect’ of National Anthem, but Retroactive Effect Unclear », Hong Kong Free Press, 1 novembre 2017, https:// www.hongkongfp.com/2017/11/01/hong-kong-public-consulted-law-criminalising-disrespect- national-anthem-retroactive-effect-unclear/ (consulté le 21 avril 2018). 39. Stuart Lau, « Applying National Anthem law Retroactively in Hong Kong is Unconstitutional, Says Former Prosecutor », South China Morning Post, 14 novembre 2017, http://www.scmp.com/ news/hong-kong/politics/article/2119693/applying-national-anthem-law-retroactively-hong- kong (consulté le 21 avril 2018). 40. Ibid. 41. Ibid.

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AUTEURS

TING-FAI YU Ting-Fai Yu est chercheur associé au International Institute for Asian Studies de l’Université de Leiden (tingfai.88.hk[at]gmail.com).

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Comptes-rendus de lecture

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Lucien Bianco, Stalin and Mao: A Comparison of the Russian and Chinese Revolutions Hong Kong, The Chinese University Press, 2018, xxv + 448 pp.

Igor Iwo Chabrowski

RÉFÉRENCE

Lucien Bianco, Stalin and Mao: A Comparison of the Russian and Chinese Revolutions, Hong Kong, The Chinese University Press, 2018, xxv + 448 pp.

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1 Le dernier ouvrage de Lucien Bianco Staline et Mao : La Récidive, qui vient tout juste d’être traduit en anglais, est un chef d’œuvre d’histoire comparée. Il dépeint à grands traits, d’un ton sans équivoque, et sans crainte de jugements négatifs, à la fois un excellent récit de l’histoire du XXe siècle des deux plus grands pays communistes et l’expression de l’horreur de l’auteur envers l’évolution des mouvements communistes sous la direction de Staline et de Mao.

2 Les menues différences entre la traduction anglaise publiée par la Chinese University Press et la version originale sont significatives. Le titre initial, La Récidive (qui joue sur la polysémie du terme, évoquant à la fois une « récurrence » et un « délit répété » comme l’évoque S.A. Smith1), a été remplacé ici simplement par « Staline et Mao », titre qui minimise la perspective critique de Bianco : nommément l’absence d’originalité de la révolution maoïste et la persistance du modèle stalinien. De manière analogue, le titre du chapitre 9 a été édulcoré, passant de « Monstres » à « Dictateurs », un changement de ton mineur mais significatif, qui pourrait être dû aux efforts de la CUHK Press de publier des travaux importants sur l’histoire de la République populaire de Chine en dépit du rétrécissement du champ de la liberté éditoriale à Hong Kong ces dernières années.

3 Le livre est divisé en neuf chapitres monographiques. Bianco ne recherche pas l’exhaustivité mais a plutôt choisi de se pencher sur un ensemble de problématiques permettant de percevoir des points de convergence dans l’histoire des deux pays. Il se place d’ailleurs délibérément à contre-courant en choisissant de n’aborder ni le thème des travailleurs ni celui des villes. Il laisse aussi de côté la question des relations internationales et l’essentiel des approches traitant les dimensions politiques, sociales, culturelles et environnementales selon une perspective comparatiste.

4 Le premier chapitre, « Retard » dans l’édition originale et traduit ici par « Les traînards », analyse les causes des soulèvements révolutionnaires dans la Russie et la Chine impériale puis républicaine. D’après Bianco, bien que le sous-développement en Chine ait été plus marqué qu’en Russie, les deux sociétés présentaient nombre de caractéristiques communes : une économie essentiellement rurale, un niveau de pauvreté comparable, un secteur industriel peu développé, un analphabétisme généralisé, une déstabilisation provoquée par la rencontre avec la modernité occidentale, les conséquences des guerres mondiales et des systèmes politiques stagnants.

5 Le chapitre 2, « Rattrapage », propose une modélisation à fin de comparaison des logiques des deux systèmes, de leurs accomplissements et des coûts qu’ils ont représentés pour leurs sociétés respectives. Bianco montre, au-delà du caractère impitoyable de Staline et de Mao, que l’essentiel de leurs efforts a visé la

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transformation de l’économie et le remodelage de la société. Finalement, les résultats ont été différents en URSS et en RPC en raison des disparités entre les deux pays et des aptitudes de leurs deux dirigeants et de leurs administrations.

6 Dans le chapitre 3, « Politique », Bianco insiste sur l’affinité fondamentale des deux régimes. Mao a appris à devenir communiste auprès de Staline, et son seul lien avec les idées de Marx et de Lénine passait par Staline. Bianco reconnaît tout de même deux différences : Mao était plus sensible aux idées d’égalité et de révolution rurale ; et il était un leader idéologique plutôt distant, tandis que Staline était un timonier les mains sur le gouvernail.

7 Les chapitres 4 et 5, intitulés respectivement « Paysans » et « Famines » constituent l’argument central de l’ouvrage. Bianco rappelle que si les communistes chinois bénéficiaient d’une base paysanne forte et d’une plus grande connaissance des problèmes ruraux, les membres dirigeants des deux partis étaient issus de l’intelligentsia et n’incarnaient pas les intérêts du monde rural. Ainsi, aucune des deux révolutions n’a été de quelque manière que ce soit une révolution paysanne. Par ailleurs, les communistes, aussi bien en URSS qu’en RPC méprisaient la culture paysanne ainsi que les valeurs et les pratiques économiques rurales. Mao tout autant que Staline s’inquiétaient d’une possible trahison rurale, mais le niveau de violence de leurs relations au monde rural était différent : « Staline a écrasé sans pitié les paysans et ce faisant, il les a tués. Mao en a tué tout autant, sinon plus, par ignorance, arrogance et folie » (p. 114). Au sujet des famines, Bianco reprend une théorie admise : celle consacrant la responsabilité des dirigeants, du système politique qu’ils ont construit et des stratégies de développement auxquelles ils ont cru, pour les catastrophes ayant frappé les deux pays lors des phases de croissance accélérée initiées par des mesures idéologiques (la fin de la NEP et le Grand bond en avant).

8 Le chapitre 6, consacré à « La bureaucratie » montre comment les dirigeants ont laissé le système politique des deux pays se bureaucratiser massivement, en renonçant définitivement à la vision idéaliste d’un gouvernement par le prolétariat. Ici toutefois, il existe une distinction nette entre l’URSS et la RPC, dans la mesure où Mao a combattu la bureaucratisation et à initié des assauts de violence populaire contre les cadres. Cependant, la dynamique politique des deux pays a favorisé l’émergence, au sein de la bureaucratie, de nouveaux groupes privilégiés, caractérisés par une tendance au carriérisme et à la corruption.

9 Le chapitre 7, « Culture », compare les difficultés et les réussites des deux pays dans ce domaine : qu’est-il advenu de l’internationalisme et du nationalisme, comment a été maintenu le contrôle et quelles en ont été les conséquences. En recensant les romans et les romanciers des deux pays, Bianco remarque la production d’œuvres significatives en Russie soviétique, à la différence d’une situation chinoise qu’il considère désolante. Ce chapitre ne rend finalement pas justice à la culture chinoise : les romans ne constituaient pas le genre littéraire le plus important de cette époque, et d’autres formes d’expression artistique comme les nouvelles, l’opéra et la poésie sont ignorées. Si la politique culturelle maoïste conduisait souvent à entraver l’expression artistique, différentes périodes peuvent être distinguées (entre 1949-1957, 1957-1966 et 1966-1976) et au sein de chacune, il existe également plusieurs moments distincts. En outre, la valeur esthétique de diverses œuvres, même celles produites pendant la Révolution culturelle, a été reconnue par les chercheurs (voir Paul Clark 2008).

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10 Le chapitre 8, « Les camps » compare le Goulag soviétique aux laogai chinois – un système carcéral de rééducation par le travail inspiré par sa version soviétique et présentant quelques menues différences. Le Goulag ayant fait l’objet d’études extensives, l’analyse des laogai par Bianco présente un grand intérêt en ce qu’elle formule clairement la principale différence entre les deux : l’obsession de la RPC pour la réforme de la pensée.

11 Le dernier chapitre, « Les dictateurs », reprend les termes des discussions en cours sur ce sujet et questionne le rôle des dirigeants dans la mise en forme des systèmes politiques chinois et soviétique. Bianco affirme que le caractère et la méthode des leaders a laissé une marque distinctive sur ces régimes. Aussi bien Staline que Mao, si différents qu’ils aient été d’autres dictateurs monstrueux du XXe siècle (il mentionne Hitler et Pol Pot), ont été selon l’auteur responsables des désastres auxquels ont dû faire face leurs sociétés respectives.

12 Le livre de Lucien Bianco est un travail universitaire incontournable, devant être lu et discuté. Quelques réserves et commentaires sont de mise. Sans reproduire la critique de S.A. Smith, il nous faut souligner différents éléments. Dans son analyse, Bianco ne mobilise pas les nombreuses nouvelles découvertes du champ de l’histoire économique (en particulier rurale) et de l’anthropologie historique dont l’application pourrait donner lieu à une représentation bien plus riche, quoique nécessairement incomplète, de l’incroyable diversité sociale et économique de la Chine. La place centrale accordée aux dirigeants dans l’analyse et dans le récit laisse dans l’ombre de nombreux acteurs mineurs et des formes organisationnelles comme l’appareil d’État et le Parti. La responsabilité des futures générations de chercheurs est de reprendre ce travail à l’endroit où Bianco l’a laissé et d’examiner la diversité des acteurs ayant donné forme aux révolutions et régimes soviétiques et chinois.

NOTES

1. S.A. Smith, « Lucien Bianco, La récidive, Révolution russe, révolution chinoise », Cahiers du Monde Russe, Vol. 55, No. 3-4, 2014, pp. 1-7.

AUTEURS

IGOR IWO CHABROWSKI Igor Iwo Chabrowski est maître de conférences à l’Institut d’histoire de l’Université de Varsovie, Pologne, ([email protected]).

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Roberta Zavoretti, Rural Origins, City Lives: Class and Place in Contemporary China Seattle and London, University of Washington Press, 2017, xi + 202 pp.

Éric Florence

RÉFÉRENCE

Roberta Zavoretti, Rural Origins, City Lives: Class and Place in Contemporary China, Seattle and London, University of Washington Press, 2017, xi + 202 pp.

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1 Fondé sur quatorze mois d’enquête ethnographique dans la ville de Nanjing en 2007 et 2008, l’ouvrage Rural Origins, City Lives aborde les migrations de travail en Chine en décrivant avec nuance la vie quotidienne de différentes catégories de travailleurs ruraux habitant cette ville de plus de 10 millions d’habitants. Qu’est-ce qui définit les travailleurs migrants ruraux ? Comment sont-ils étiquetés et subjectivés ? Comment négocient-ils leur identité et façonnent-ils leurs aspirations en fonction de leur position dans la hiérarchie sociale, de leurs interactions quotidiennes et des normes de mobilité sociale propres aux classes supérieures promues par l’État et valorisées par les élites ? Telles sont les principales questions que pose ce volume. Cette étude ethnographique se distingue par le fait que Zavoretti décrit comment certains de ses informateurs d’origine rurale partagent un éventail de difficultés, liés au travail et à la mobilité sociale en milieu urbain, avec des citadins pour lesquels les réformes économiques se sont traduites par une adversité et une insécurité croissantes plutôt que par des gains. À cet égard, le volume aborde la question fascinante du spectre toujours plus large des travailleurs précaires dans la Chine contemporaine. Zavoretti montre par exemple que beaucoup de ses informatrices, si elles ne se considèrent pas elles-mêmes comme dagongmei 打工妹 (jeunes travailleuses migrantes), se définiraient certainement comme « celles qui dagong », c’est-à-dire qui enchaînent des petits boulots de courte durée et plutôt informels. Elle montre aussi que, dans les villes chinoises, ces conditions d’informalisation et d’imprévisibilité ne concernent pas seulement les travailleurs ruraux mais aussi, de plus en plus, des étudiants d’université, de jeunes diplômés, d’anciens employés d’entreprises d’État, etc. La plupart des informateurs de l’auteure vivent à Nankin depuis longtemps. On compte parmi eux des vendeurs de rue, des travailleurs dans un atelier de couture et des employés d’un café et de sa boulangerie. Les rencontres quotidiennes de l’auteure avec cette diversité de travailleurs, couplée à son observation de divers lieux de sociabilité, donnent une certaine épaisseur à sa description de la grande hétérogénéité que recouvre la catégorie de « travailleurs migrants ruraux » – catégorie qui, selon l’auteure, est trop souvent amalgamée en un tout homogène par l’État, les élites, le discours public quotidien et certains discours savants, alors que des phénomènes de stratification et de différenciation de classes sont à l’œuvre à la fois à la campagne et en ville. De fait, cette enquête remet en cause les dichotomies communément admises opposant « urbain/ rural », « public/privé » et « traditionnel/moderne », tout en éclairant l’émergence d’une société de classes au sens large (pp. 9-10). Après avoir défini dans l’introduction (pp. 3-27) les objectifs et le champ de sa recherche, l’auteure décrit dans le premier chapitre (pp. 28-51) comment la catégorie des « travailleurs ruraux » (nongmin gong 农 民工) est lourdement investie, à la fois politiquement et moralement, et façonnée via

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des modèles de mobilité sociale véhiculés par l’État, par les médias ou par le marché, via des normes sociales de consommation, ainsi que via la dévalorisation du corps paysan au prisme des normes hégémoniques qui érigent les membres de la classe moyenne en modèles pour les travailleurs ruraux. Le chapitre suivant (pp. 52-79) examine comment les informateurs de l’auteure issus des zones rurales se réapproprient le discours hégémonique et les attentes normatives dont ils font l’objet. Il examine aussi comment ces travailleurs négocient leur perception d’eux-mêmes dans leurs interactions quotidiennes. Mobilisant de nombreux récits d’expériences vécues, Zavoretti décrit comment l’identité de ses informateurs, loin d’être réifiée, est en fait instable, négociable et relationnelle (p. 66). Elle montre également que les travailleurs ruraux considèrent les habitants de Nankin comme étant incapables de nourrir les valeurs de « travail dur » – entendues comme moyen d’assurer la subsistance de sa famille –, regroupant ainsi ce groupe social sous une catégorie homogène négative. Le troisième chapitre (pp. 80-109) explore les multiples manières d’occuper l’espace urbain déployées par les travailleurs ruraux et remet en question l’idée très répandue selon laquelle leur présence en ville serait forcément transitoire. Zavoretti montre que la plupart de ses informateurs venu de la campagne ne sont pas ségrégués spatialement et ne se considèrent pas comme des migrants temporaires. Elle met également en lumière les nombreuses modalités contingentes d’exclusion sociale dont les travailleurs ruraux font l’objet, que ces exclusions soient fondées sur des différences de classe, de sexe, d’éducation et de région d’origine ; elle décrit aussi comment ces exclusions imprègnent les interactions quotidiennes au sein de l’espace public. Dans le chapitre suivant (pp. 110-135), l’auteure se penche sur la manière dont les travailleurs ruraux investissent leurs pratiques de consommation d’enjeux éthiques et politiques. Elle montre que ces pratiques sont davantage marquées par l’épargne, dans l’espoir d’acquérir un logement à Nankin, que par la dépense, déconstruisant au passage le stéréotype élitiste du paysan comme consommateur bas de gamme, inadapté et naïf. Pouvoir acheter un logement et être ainsi enregistré comme propriétaire local se révèle être un projet à plus ou moins long terme et une grande source de préoccupations pour les travailleurs ruraux et pour d’autres non-résidents plus éduqués et parfois plus aisés, en particulier ceux qui s’efforcent d’offrir une bonne éducation à leurs enfants (pp. 126-127, pp. 134-135). L’articulation complexe entre les expériences des informateurs et les représentations dominantes de la réussite individuelle forme le cœur du cinquième et dernier chapitre (pp. 136-161). Beaucoup d’informateurs de l’auteure se font une image du succès à mi-chemin entre l’enrichissement (en particulier la capacité à acheter un logement) et la possibilité de bâtir des relations familiales et interpersonnelles stables. Zavoretti souligne cependant que la manière dont les gens se représentent la réussite est toujours mouvante et fait l’objet de renégociations constantes lors de leurs interactions quotidiennes. Comme elle le dit joliment, « la question de la capacité d’action (agency) n’est pas forcément liée à une conception de soi volontariste, mais elle émerge plutôt d’une praxis, d’un jeu entre des idéologies incorporées et des conditions d’existence toujours changeantes » (p. 141). Tout au long de cette subtile étude ethnographique, les arguments de l’auteure sont développés avec beaucoup de clarté et de fluidité. Sa maîtrise des théories en sciences sociales et son dialogue permanent avec les études sur la société chinoise contemporaine rendent cette lecture particulièrement séduisante. On peut cependant regretter que la conclusion un peu expéditive ne soit pas à la hauteur de la richesse ethnographique et de la qualité analytique du reste de l’étude, qui intéressera sûrement

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les étudiants et les chercheurs travaillant sur la Chine contemporaine et sur les migrations villes-campagnes en général.

AUTEURS

ÉRIC FLORENCE Éric Florence est directeur du CEFC (eflorence[at]cefc.com.hk).

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Nicolai Volland, Socialist Cosmopolitanism: The Chinese Literary Universe, 1945-1965 New York, Columbia University Press, 2017, 304 pp.

Krista Van Fleit

RÉFÉRENCE

Nicolai Volland, Socialist Cosmopolitanism: The Chinese Literary Universe, 1945-1965, New York, Columbia University Press, 2017, 304 pp.

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1 Ces dix dernières années ont connu une croissance remarquable du nombre de publications en langue anglaise consacrées à la littérature chinoise de l’époque maoïste (1949-1976). Les textes de cette période, considérés auparavant comme de la simple propagande communiste par les chercheurs anglophones, sont enfin appréhendés avec un regard nouveau. Les lecteurs peuvent ainsi mieux apprécier la complexité des productions culturelles maoïstes et comprendre la richesse de ce corpus. Cette réévaluation a d’abord été initiée par des chercheurs appréhendant la production littéraire de l’ère maoïste au regard d’autres périodes de la littérature chinoise. Ces études ont été suivies par des travaux consacrés exclusivement aux productions littéraires maoïstes. Ces travaux interprètent la littérature communiste en référence à ses composantes indigènes et en insistant sur sa dimension locale. Nicolai Volland, dans son excellente étude sur la production littéraire des années 1950, replace quant à lui la littérature chinoise dans le cadre de la littérature mondiale, pour montrer qu’elle est indissociable d’un processus transnational de construction d’une culture socialiste globale. Son ouvrage apporte une inflexion aux travaux du champ des « cultural studies » chinoises qui analysent la production littéraire dans un cadre national. Plus encore, il invite à une correction du concept de littérature mondiale qui place l’Occident au centre et occulte souvent la culture socialiste en affirmant que « la littérature socialiste est toujours d’emblée une littérature mondiale » (p. 15).

2 Volland articule deux concepts pour repenser la littérature socialiste ou chinoise : celui de cosmopolitisme et celui de littérature mondiale. Il affirme que la notion universaliste et euro-centrique de cosmopolitisme doit être remplacée par une approche conceptuelle qui « considère les expériences et les attitudes transnationales comme particulières plutôt qu’universelles, et exclusives plutôt qu’inclusives, car elles sont situées dans et incarnées par des textes concrets » (p. 10). Plutôt que d’examiner d’autres aspects de la tradition littéraire chinoise comme de nombreux auteurs l’ont fait avant lui, ces deux concepts lui permettent d’établir des liens entre les années 1950 et d’autres moments du XXe siècle chinois en les rapportant au contexte international.

3 L’étude est structurée en six chapitres, qui recouvrent quatre aspects distincts des échanges littéraires transnationaux. Dans un premier temps, Volland s’intéresse aux échanges interindividuels en évoquant la diplomatie culturelle des années 1950. Il s’interroge par la suite sur l’importation du réalisme socialiste en Asie en revenant sur les adaptations asiatiques du modèle soviétique de romans sur la réforme agraire ou de fictions industrielles. Il consacre un troisième moment à l’analyse des traductions directes de littérature soviétique, plus particulièrement de science-fiction et de littérature pour enfants, en montrant comment ces deux genres ont ouvert de

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nouveaux horizons à la littérature socialiste chinoise. Enfin, il analyse les modes de diffusion internationale des textes et plus largement la création littéraire mondiale en s’appuyant sur le contenu de Yiwen, une importante publication consacrée à la traduction de la littérature étrangère, et renommée ultérieurement World Literature. La courte conclusion situe le sujet au regard de la littérature chinoise contemporaine, en affirmant que « le cosmopolitisme socialiste émerge comme l’un des multiples liens structurant le projet cosmopolite qui s’étire sur l’intégralité du XXe siècle chinois » (p. 189).

4 En s’appuyant sur l’analyse des voyages de Feng Zhi, le premier chapitre est consacré aux évolutions des échanges culturels. Ceux-ci seraient passés, dans les années 1950, d’un régime basé sur des échanges essentiellement privés vers davantage d’échanges inter-États. En se concentrant sur les voyages d’un seul auteur, Volland déroule un récit passionnant et met en évidence la profonde transformation du paysage culturel lors de cette décennie. Par la suite, l’étude se consacre à l’analyse des romans de réforme agraire. L’auteur avance que les interactions entre diverses versions de récits typiques du réalisme socialiste – dans ce cas précis celui de Mikhail Cholokov, les Terres défrichées – « confèrent à la littérature du bloc socialiste une pertinence et une sophistication de stature mondiale » (p. 41). Volland analyse deux romans sur la réforme agraire d’Asie septentrionale, l’Ouragan de Zhou Libo et Terre de Yi Ki-yong, comme des transculturations du roman épique de Cholokov. D’après l’auteur, l’approche transculturaliste des romans sur la réforme agraire permet de remettre en question les représentations établies de la littérature socialiste chinoise en définissant celle-ci non plus dans les seules limites de ses frontières nationales mais en la situant dans le cadre du cosmopolitisme socialiste. Cette perspective comparatiste enrichit la compréhension de notions comme celle de réforme agraire grâce à l’examen de sa déclinaison soviétique. Volland applique le changement méthodologique introduit par la notion de transculturalité à l’étude de fictions ouvrières, ou plutôt de leur absence relative en Chine, en lisant l’œuvre de Cao Ming dans la perspective de la quête chinoise d’un prix Staline. Cette fois encore, la référence à la fiction industrielle soviétique éclaire sa transposition chinoise, et enrichit notre compréhension. « Le principal modèle de fiction industrielle soviétique a ainsi pénétré de bonne heure l’orbite littéraire chinoise, et son importance a cru à mesure que le Parti communiste chinois avançait vers la victoire, promettant de construire un nouvel État dirigé par les ouvriers et les paysans. Le roman Ciment constitue un modèle représentatif de ce nouveau genre chinois, la fiction industrielle » (p. 72). Ces quatre chapitres sont consacrés à différents aspects du concept de littérature mondiale mobilisé par Volland, notamment la circulation internationale des textes et la dimension internationale contenue dans les textes.

5 Les deux chapitres suivants sont consacrés à des œuvres habituellement exclues du corpus classique : la science-fiction et la littérature pour enfants. Volland analyse en détail la traduction et l’introduction auprès des lecteurs chinois de deux genres de littérature populaire en Union soviétique. Il démontre avec finesse comment les traductions de science-fiction soviétique ont introduit en Chine des modes de représentation de l’avenir. Ce chapitre s’achève par une affirmation : selon l’auteur, ces fictions populaires importées, à l’instar de la science-fiction soviétique, ont suppléé à la disparition d’autres genres de littérature populaire comme les romans policiers, les romans à l’eau de rose et les romans d’arts martiaux qui ont cessé d’être publiés après 1949. Cet argument est selon nous le revers d’une hypothèse avancée dans notre

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travail1, affirmant que la consécration de la littérature populaire comme culture d’État a participé à la transformation (et pas nécessairement à la disparition) de ces formes littéraires populaires. Plutôt que de considérer l’importation de littérature étrangère comme visant à simplement remplir un vide dans le champ littéraire chinois, il nous paraît essentiel d’analyser ce mouvement comme un processus de transposition de la culture nationale populaire dans des genres que Li Yang qualifie de « romans révolutionnaires populaires ». Dans le chapitre consacré à la littérature pour enfants, Volland utilise une version abrégée du roman soviétique pour enfants L’histoire de Zoya et Shura pour approfondir l’appréhension d’un problème structurant l’ensemble du livre : comment les auteurs chinois, les éditeurs et les traducteurs réinterprètent la littérature qu’ils ont introduite ?

6 Le dernier chapitre superpose l’appréhension des réseaux culturels produite par l’analyse des échanges interpersonnels et de la diplomatie culturelle à travers les voyages d’auteurs à la traduction et l’introduction de textes étrangers en Chine, en s’appuyant sur une lecture du journal Yiwen. Tandis que l’étude récente de Paola Iovene sur Yiwen2 se consacre surtout à la temporalité du concept de littérature mondiale dans les pages de cette revue, Volland interprète son contenu et les choix de ses éditeurs de manière spatiale, en affirmant que cette publication a abouti à la production d’une carte de la littérature mondiale vue de Chine. Il distingue quatre zones concentriques présentes dans la carte littéraire de Yiwen : au centre, l’Union soviétique, suivie par les nations socialistes d’Europe de l’est et d’Asie de l’est, auxquelles succèdent les pays du tiers monde, à la suite desquels arrivent les pays capitalistes et les États-Unis. Ce chapitre est une réfutation fascinante des théories sur la littérature mondiale considérant le style moderniste européen comme le fondement d’une conception unifiée de la littérature mondiale, en montrant comment la Chine redéfinit cette carte et détermine sa position sur celle-ci à travers un processus complexe.

7 Le livre de Volland replace l’idée d’expérience mondiale au centre de l’étude de la littérature chinoise des années 1940 et 1950. Dans son introduction il félicite les chercheurs de Chine et des États-Unis qui ont renouvelé l’analyse de la littérature des années 1950, mais il ajoute qu’ils (nous) avons adopté une perspective interne que la notion de cosmopolitisme socialiste permet de corriger. Le livre contribue à cet ajustement en illustrant la manière dont les écrivains des années 1950 s’étaient engagés dans la création d’une littérature mondiale et en recadrant notre compréhension de ce moment présenté ici comme le déploiement d’un cosmopolitisme socialiste opérant un lien entre les autres périodes de cosmopolitisme littéraire en Chine, à l’instar du « 4 mai » chinois ou de la littérature de la « Nouvelle ère ». Cette approche constitue une importante et bienvenue remise en question de toute conception de la littérature mondiale qui ignorerait le bloc socialiste. On peut se demander, toutefois, si l’accent mis sur le cosmopolitisme soviétique n’entrave pas parfois la compréhension de ce qui était en train d’advenir en Chine. Volland fait peu référence aux discours de Mao à Yan’an, et ne qualifie jamais la culture des années 1950 de maoïste. Une analyse qui accorderait plus d’intérêt aux pratiques indigènes tout en les insérant dans le cadre du cosmopolitisme socialiste pourrait donner lieu à une compréhension plus riche de la période. Cette approche pourrait aussi contribuer à décentrer l’URSS, ce pays pouvant apparaitre comme un substitut artificiel à l’Europe ou l’Occident au centre de la littérature mondiale. En se référant à Ciment comme principal modèle de la fiction industrielle chinoise, en affirmant que les traductions de science-fiction soviétique ont permis aux Chinois de se représenter l’avenir, et en représentant la carte littéraire

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mondiale produite dans le journal Yiwen centrée sur l’Union soviétique, l’auteur risque de réifier le concept d’une littérature socialiste globale dominée par l’URSS. Il est incontestable que la littérature soviétique a souvent fourni des modèles pour la littérature chinoise, comme le démontre de manière éloquente Volland. Mais précisément en raison du peu d’intérêt qu’il accorde à l’étude du local dans la production littéraire maoïste, l’auteur semble surcompenser l’élision antérieure de l’influence soviétique. Enfin, l’auteur ne consacre pas l’attention nécessaire à la Révolution culturelle ou à la période succédant la rupture sino-soviétique, fait compréhensible dans cette courte étude. Cependant, l’analyse de la solidarité envers le Tiers monde, manifeste dans la rhétorique de la Révolution culturelle, pourrait aussi apporter de nouvelles perspectives pour une meilleure compréhension de la place de la Chine sur la carte de la littérature mondiale. Malgré ces réserves, le livre constitue une contribution importante à notre compréhension à la fois de la littérature moderne chinoise et de la culture socialiste mondiale. Il est d’ailleurs écrit dans un style extrêmement accessible qui fait de sa lecture un véritable plaisir.

NOTES

1. Krista Van Fleit, Literature the People Love, Reading Chinese texts from the early Maoist period (1949-1966), New York, Palgrave Macmillan, 2013. 2. Paola Iovene, Tales of Future Past, Anticipation and the Ends of Literature in Contemporary China, Stanford, Stanford University Press, 2014.

AUTEURS

KRISTA VAN FLEIT Krista Van Fleit est maître de conférences au Département des langues, de la littérature et de la culture de l’Université de Caroline du sud (VANFLEIT[at]mailbox.sc.edu).

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Deborah Brautigam, Will Africa Feed China? New York, Oxford University Press, 2015, 222 pp.

Étienne Monin

RÉFÉRENCE

Deborah Brautigam, Will Africa Feed China? New York, Oxford University Press, 2015, 222 pp.

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1 Les investissements agricoles chinois en Afrique ont défrayé la chronique à la suite de la crise alimentaire mondiale de 2008, au moment où les médias internationaux se sont fait l’écho dans les pays en développement de la ruée vers les terres (land rush) de la part d’investisseurs étrangers, avec l’appui des gouvernements nationaux. Ce processus aussi nommé « accaparement des terres » (land grab) est motivé par des projets agroindustriels portant sur des milliers d’hectares, destinés non à la demande locale mais à l’exportation vers les marchés alimentaires des pays émergents ou les filières d’agrocarburant des pays industrialisés.

2 La Chine a pu faire office de bouc émissaire sur ce sujet polémique qui oppose capitalisme agroalimentaire mondialisé et petites paysanneries. Le gouvernement chinois aurait programmé, dans l’objectif de « nourrir la Chine », l’acquisition de superficies agricoles immenses exploitées par une main-d’œuvre chinoise immigrée en terre africaine.

3 C’est contre cette perception caricaturale que Deborah Brautigam, professeure en sciences politiques à l’université John Hopkins (Washington D.C.), s’érige. L’ouvrage discute de la stratégie agricole de la Chine en Afrique et met en balance les enjeux de sécurité alimentaire qui lient l’une à l’autre. Son titre, Will Africa feed China?, est un clin d’œil à celui de Lester Brown (Who will feed China?, 1995), détourné pour réfuter une vision malthusianiste toujours en vigueur. L’auteure s’appuie sur son expérience propre1 et les travaux de l’équipe du CARI (China Africa Research Initiative) qu’elle dirige.

4 La démarche est celle de la contre-enquête. Les 8 chapitres se répartissent entre partie explicative (chapitres 2 à 5) et récits filés (chapitres 1 et 6 à 8), qui conduisent le lecteur du tableau chinois à la scène africaine. Les informations sur les projets chinois font l’objet d’un recoupement systématique par des enquêtes auprès de responsables chinois et africains, d’investisseurs et d’entrepreneurs impliqués dans les implantations.

5 Le chapitre 1 fournit le modèle de cette méthode qui démêle le vrai du faux, s’agissant d’un cas présenté au Mozambique en 2006 comme la première « colonie agricole chinoise », impliquant la mise en chantier d’un barrage hydro-électrique sur le fleuve Zambeze pour un coût de plusieurs centaines de millions de dollars. La réalité dévoilée, plus modeste et prosaïque, sert à illustrer la contre-thèse de l’ouvrage : « ce qui émerge est quoi qu’il en soit […] l’histoire d’une Chine conquérante, dont les entreprises s’insèrent aux marchés mondiaux en aidant le Mozambique à réaliser ses propres plans de modernisation agricole » (p. 19).

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6 Le chapitre 2 compare les trajectoires agricoles chinoise et africaine récentes. La Chine est devenue une actrice essentielle des échanges alimentaires mondiaux, importatrice nette, en suivant une politique commerciale sélective et différenciée qui accompagne la transition alimentaire dûe à son urbanisation. Les difficultés africaines se situeraient de ce point de vue du côté du retard productif et technologique de sa paysannerie, symbolisé par la dépendance des villes aux importations alimentaires.

7 L’internationalisation de l’agriculture chinoise, montre le chapitre 3, s’inspire du processus d’agro-industrialisation dont les acteurs chinois ont fait l’expérience progressive au plan national depuis 30 ans. À ce titre, les investissements directs et les partenariats économiques opérés avec des groupes étrangers servent aujourd’hui de référence pour l’expansion mondiale des entreprises chinoises.

8 La stratégie politique de « sortie » (zouchuqu 走出去) des investissements, promue après l’accession de la Chine à l’OMC, est décrite dans le chapitre 4, non sans donner le rappel des réalisations antérieures de la coopération chinoise, initiée dès les années 1960. Les conglomérats agroalimentaires publics, comme la China State Farm Agribusiness Corporation ou la China Complete Plant Import and Export Corporation sont aux premières loges, avec l’appui des ministères du Commerce et de l’Agriculture et les crédits de la China Export Import Bank, également ouverts aux gouvernements étrangers.

9 Quelle valeur factuelle, demande le chapitre 5, a l’information réunie dans les bases de données expertes qui servent de terreau au discours médiatique sur l’accaparement de terres ? Seuls 5 cas sont avérés parmi 20 recensés entre 2000 et 2014, pour un total de 89 000 ha cultivés, très loin des 5,6 M ha allégués par les différentes sources (p. 78)2. On comprend que ces cas, faits d’annonces mirobolantes, de tentatives avortées ou d’échecs déguisés, sont l’écho d’une ruée affairiste bien réelle, partagée par les gouvernants et les investisseurs financiers du monde entier.

10 Les chapitres 6 et 7 sont l’occasion d’étudier par le menu des situations d’implantation concrète, comme les filières sucrières établies au Mali et à Madagascar, et de dépeindre aussi leurs turpitudes, au gré des relations équivoques avec la population locale dans des contextes politiques instables.

11 Le huitième et dernier chapitre est prospectif. L’expansion des capitaux agroalimentaires chinois, soumis à une concurrence internationale exacerbée, se poursuit par de nouvelles voies, comme l’impulsion donnée aux centres de démonstration agricole et de diffusion technologique ou le recours à la contractualisation avec les producteurs locaux, déjà en usage en Asie du Sud-Est.

12 Avec un propos clair et intelligemment conduit, Will Africa feed China? vient compléter les « variations » sino-africaines à l’endroit d’un public spécialiste ou non de ces questions. Il donne à voir une diplomatie chinoise « du bol de riz » ayant perdu de sa force idéologique, en retrait par rapport à d’autres domaines économiques comme la construction d’infrastructures ou l’extraction minière et qui n’a pas non plus le visage de la diaspora marchande des grandes villes-comptoirs africains.

13 L’exposé est convaincant dans sa dénonciation des faux-semblants des relations agricoles sino-africaines, une intention partagée avec d’autres spécialistes du sujet3. Il séduit par la somme d’éléments factuels apportés, la diversité des situations étudiées, d’un continent et d’un pays à l’autre et le souci de détailler les parties prenantes et les étapes franchies. Les tableaux fournis en appendice, listant les investissements chinois

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récents en Afrique, les exportations de produits agricoles vers la Chine et ses centres de démonstration agricole, contribuent à cet effort didactique.

14 Il l’est peut-être moins par le registre discursif employé, celui des International Affairs, entremêlant perspectives macroéconomiques et géopolitiques, sans toujours en expliciter les tenants et aboutissants. Le format emprunte au style journalistique du reportage et de l’essai sur la mondialisation, qui avait fait le succès du livre de Serge Michel et Michel Beuret La Chinafrique4. L’analyse opère par va-et-vient à l’intérieur des chapitres et entre eux, ce qui occasionne renvois et répétitions et nourrit une impression de « déjà-lu ».

15 Un grand intérêt de l’ouvrage, le travail critique sur la couverture médiatique et le traitement des sources Internet, prouvent être parfaitement nécessaires, mais quels enseignements faudrait-il en tirer dans la sphère des études du développement, alors que la mise en débat des réalités agricoles et alimentaires apparaît très sensible dans nos sociétés ?

16 On touche ici la principale limite de l’ouvrage, plus préoccupé de mise en récit, de narrative, que de questionnements théoriques. L’utilisation, à propos des relations du gouvernement chinois avec ses entreprises nationales, de l’expression « developmental state » pose ainsi problème, d’autant qu’il fait écho à maintes déconvenues rencontrées dans les pays d’accueil, qu’il s’agisse des contrats fonciers, laissés à la discrétion des gouvernements, de l’emploi des travailleurs locaux ou du recours à l’agriculture contractuelle (dingdan nongye 订单农业).

17 Le parallèle avec la situation du développement agricole en Chine s’avèrerait ici nécessaire, afin d’éclairer des conceptualisations contemporaines du land grab dans la mondialisation : la problématique foncière posée comme domanialité ou assemblage5, ou les ré-articulations globales du « régime alimentaire » (food regime) capitaliste6.

18 L’expérience sociale de la modernisation de la paysannerie chinoise, peut aussi servir, en contrepoint aux tensions affairistes et techniciennes nouées autour du land grab, l’aspiration des pays africains à devenir à leur tour des « mangercraties »7.

NOTES

1. Deborah Brautigam, The Dragon’s Gift: The Real Story of China in Africa, Oxford, Oxford University Press, 2009. 2. Une firme occidentale comme le groupe français Bolloré, en comparaison, déclare détenir au même moment 373 000 ha de plantation d’hévéas et de palmiers à huile en Afrique de l’Ouest (p. 141). 3. Par exemple, Jean-Jacques Gabas et Tang Xiaoyang, « Chinese Agricultural Cooperation in Sub- Saharan Africa: Challenging Preconceptions », Perspective, No. 26, Paris, CIRAD, 2014. 4. Serge Michel et Michel Beurel, China Safari: On the Trail of Beijing’s Expansion in Africa, New York, Nation Books, 2009.

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5. Gérard Chouquer, « Le nouveau commerce triangulaire mondial. Ou les analogies du foncier contemporain », Études rurales, No. 187, 2011, pp. 95-130 ; Li Tania Murray, « Qu’est-ce que la terre? Assemblage d’une ressource et investissement mondial », Tracés, Vol. 33, 2017/2, pp. 19-48. 6. Harriet Friedmann et Philip McMichael, « Agriculture and the State System: The Rise and Decline of National Agricultures, 1870 to the Present », Sociologia Ruralis, Vol. 29, No. 2, 1989, pp. 93-117. 7. Tiken Jah Fakoly, Mangercratie, Paris, Louma, 1999, BS 50754.

AUTEURS

ÉTIENNE MONIN Étienne Monin est post-doctorant en géographie à l’Université d’Angers (etienne.monin[at]univ- angers.fr).

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