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LE LANGAGE , L’INTELLECTUEL, ET LE POUVOIR

A PARTIR DU KITÂB AL IMT ì WA- l-MU îÂNASA

(Le Livre de la saveur procurée par le plaisir de se trouver en société agréable )

DE ABÛ ©AYYÂN AL-TAW ©ÎDÎ

Thèse pour le Doctorat

présentée par

Pierre-Louis REYMOND

Sous la direction de Messieurs les Professeurs Joseph DICHY et Hassan HAMZE

*2003*

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Cet ouvrage est la version remaniée d’une thèse soutenue le 9 décembre 2003 à l’ université Lumière Lyon 2 devant un jury composé de :

Monsieur Joseph Dichy, professeur à l’Université Lumière Lyon 2, codirecteur de thèse

Monsieur Hassan Hamzé, professeur à l’université Lumière Lyon 2, codirecteur de thèse

Monsieur Dominique Mallet, professeur à l’université Michel de Montaigne Bordeaux 3, président du Jury

Monsieur Hammadi Sammoud, professeur à l’université de la Manouba à Tunis (Tunisie)

Monsieur Michel Barbot, professeur à l’université March Bloch, Strasbourg 2

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Avertissement

L’examen des questions qui concernent le langage dans le Kitâb al- Imtâ ì wa-l-Mu îânasa est très éloigné des considérations linguistiques pour lesquelles le langage se présente comme un instrument codifié qui obéit à des règles grammaticales, morphologiques, syntaxiques. C’est dans une démarche de la pensée, une vision de la culture, et pour tout dire, du monde, que s’ancrent les grands textes de notre auteur qui a son mot à dire sur des questions décisives dans un modèle de culture. Ce travail s’attache à commenter, en se demandant en quoi ils peuvent être significatifs de l’élaboration d’une pensée du langage chez Abû Hayyân al Tawhidi, une série de textes représentatifs de l’interaction entre le langage, l’intellectuel et le pouvoir, principalement tirés de l’œuvre majeure de Tawhîdî : le Kitâb al Imta wal-Mu anasa. Poser la question du langage telle qu’elle est abordée par Abû Hayyân al-Tawhîdî est indissociable d’une interrogation de fond : à cette époque charnière de la réflexion critique qui se caractérise par la généralisation de ces lieux de diffusion du savoir tenus par les savants et les princes 1 : les assemblées cultivées –les ma ¶ålis , Tawhîdî se demande quel modèle de culture est le plus adéquat pour le libre exercice de la pensée. La place du langage dans les écrits de Tawhîdî ne relève pas d’une interrogation abstraite et générale ; elle émerge de son époque qu’elle critique, dans le double sens double d'examiner et de porter un jugement sur une période, un milieu et une mentalité. Nous sommes là face à un contexte culturel qui

1 On peut être l’un et l’autre, l’exemple d’Ibn Sa ìdån, le mentor d’Abu Hayyân.

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requiert, pour se pénétrer correctement de la conception de la maîtrise et de l’usage du langage dans un ouvrage tel que le Imtâ ‘, une connaissance préalable des enjeux qui ont concerné une époque, elle-même façonnée par une tradition. Au IVème/Xème siècle, un problème général se pose sur le plan de la pensée, duquel découlent plusieurs problématiques qui ressortissent au langage, envisagé à la fois dans son statut, sa forme et sa fonction. Car l'institution, qui est le référent par excellence au sein duquel la parole et le discours prennnent place dans l’œuvre, est le lieu de la discussion intellectuelle où les savants ont à prendre le temps d’exposer leurs idées et de les confronter. Pour une analyse de la question du langage, la conséquence est immédiate, c’est le problème de l’argumentation qui se trouve ainsi posé, on ne peut éviter de se demander comment s’exprimer dans l'enceinte du pouvoir, puisque tout intellectuel de l'époque possédant une certaine notoriété, à l’instar de ceux présents aux grandes assemblées cultivées ou ma ¶lis qui se tiennent au temps d’Abû Hayyân y est, d'une manière ou d'une autre, rattaché. Au premier chef des objets de débat qui découlent, finalement, de la quête d'un modèle d’éloquence, se pose, pour l’intellectuel qui s’exprime, fonctionnaire de l’administration ou homme de lettres, autrement dit, pour l’intellectuel face au langage, la question de sa formation. Dans ce contexte, deux préoccupations indissociables sont urgentes : la mise en place d’un modèle d’expression, et la revendication d'un modèle de culture, entendue comme relation au savoir construite sélectivement autour d’ un certain nombre de disciplines, dans le but de garantir un savoir faire. Ceci impose un programme de réflexion qui doit conduire à la naissance d’une pensée du langage . C’est le second volet du problème posé à l’intellectuel face à l’institution : il se pose sur le plan de la pensée et concerne la nature des savoirs à prendre en compte dans la conception d’un modèle d’expression de

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la pensée, donc d'expression de l'opinion, donc un modèle de culture. Celui-ci fonde une problématique propre à l’œuvre de Tawhîdî : une problématique du langage de l'intellectuel, face à lui-même, face à ses semblables et face au pouvoir . La logique, la grammaire, la rhétorique, les disciplines du discours s’inscrivent, dans le Imtâ ì, dans une discussion générale qui situe le langage par rapport aux problèmes fondamentaux que se pose l’intellectuel de l’époque d’Abû Hayyân : la place des disciplines du savoir : littérature, philosophie, mais aussi maîtrise du discours, orale et écrite, dans une vision de l’homme et du monde. De ces trois axes de réflexion qui forment la base à partir de laquelle se construisent les séances de discussions qui se tiennent dans le Imtâ ì‘ naissent, pour le langage, tel qu’il se présente dans le projet humaniste de Tawhîdî, des orientations cruciales.

Introduction Générale : les problématiques de la question du langage dans le Imtâ ì

Notre angle d'analyse du Kitâb al Imtâ' wa-l-Mû'anasa, tout au long de cet ouvrage, se tiendra à cet objectif : montrer ce qui est entendu par ce qu'il est possible d'appeler la dialectique du savoir et du pouvoir, dans l'oeuvre de Tawhîdî, dans le Kitâb al Imtâ' al Mu'ânasa, et au travers d'excursions dans d'autres oeuvres, au premier rang desquelles les Muqâbasât. En effet, toute l'entreprise de Tawhîdî est de poser la grande question du rapport complexe du savant et du souverain, dans un milieu où l'homme de lettres est aussi un homme politique. L'exemple de Tawhîdî, on le sait, ne manque pas de nous éclairer à ce sujet, ce qu'il nous a confié lui-même de son expérience

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personnelle de la fréquentation des vizirs est sans doute une des illustrations les plus éloquentes de cette intrication lourde de conséquences entre l'homme de lettres et de l'homme de cour. Toute la question, sans doute, d'ailleurs, la seule qui ait véritablement motivé les choix d'écriture de Tawhîdî, est celle de la possibilité d’un mode d'existence autonome du penseur qui ne soit pas l’obligé du souverain, sous peine, ni plus ni moins, de ne pouvoir exister. Cela est à coup sûr la raison d'être de cet ouvrage, le Kitâb al Imtâ' wa-l-Mû'anasa, titre que nous proposons de traduire par : Le Livre de la saveur procurée par le plaisir de se trouver en société agréable ; titre, également, qui, pour faire l'éloge de la délectation qu'il y a à échanger sur ce que l'on sait, laisse paraître une perspective peut-être moins immédiatement lisible mais, en vérité, capitale : l'idée que la saveur procurée par la discussion savante de bonne tenue n'est pas une fin en soi, la fin en soi, étant plutôt de modifier la conception et l'exercice du pouvoir par le savoir. Notre analyse portera, prioritairement, sur l'une des faces de cette dialectique : celle qui prend appui sur le savoir, comme bagage culturel et comme outil critique, pour réinventer une conception du pouvoir. Et notre analyse portera exclusivement sur ce savoir pour autant qu'il se manifeste comme enjeu d'une problématique de langage. Le champ ouvert par une telle perspective est vaste parce que, dans une analyse du Kitâb al Imtâ ' qui fait de la question du langage l'élément variateur de sa problématique , c'est la parole qui est la clé de voûte de la démarche critique. Le savoir est ici débattu et mis en question sur le mode de l'oralité, et le langage, comme le note Abû Hayyân lui même dans une formule très juste, '' s'enroule sur soi et est pour lui-même une source de quiproquos'' (al kalâm yadûru ‘ala nafsihi wa yaltabisu ba (Imtâ' II) Toute la difficulté réside dans le croisement, ici, du langage objet d'analyse avec la pratique du langage, propre à tout discours. Autrement dit, le discours du savant se pose comme un modèle à construire prisonnier d'une

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double contrainte : l'élaboration d'un discours sur le savoir, et en même temps, l'élaboration d'un discours sur le discours. Et cela, on l'a dit, selon les modalités requises par le contexte de l'époque, celui d'une fusion totale entre les savants de l'assemblée cultivée et le souverain.

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A quelles problématiques du langage avons-nous affaire dans le Imtâ '?

Langage et logique

Une première problématique du langage se pose dans cet ouvrage, il s’agit de la question des rapports entre la langue et la philosophie, posée par la conception de la logique. La question est moins entendue au niveau de la discussion d’un savoir, la logique, qui est en fait tenue pour la logique grecque assimilée, qu’au niveau du positionnement des savants par rapport à la langue arabe et la grammaire grecque. Cette problématique est posée par la 8ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì au cours de laquelle se déroule la célèbre controverse opposant deux personnalités du monde intellectuel de cette période : le grammairien Abû Sa ‘îd al Sîrâfî et le logicien Mattâ ibn Yûnus. La problématique des rapports de la langue à la philosophie est certes d’abord posée au niveau des savoirs : elle soulève la question de l’opportunité de la logique comme discipline habilitée à rendre compte des faits de langue, aux côtés de la grammaire. Mais ce niveau d’analyse se double vite, dans le texte de la controverse, d’une interrogation culturelle sur la perception de ce qui n’est pas soi : en effet, de même qu’il s’agit d’examiner le rapport de la grammaire à la logique, il s’agit de confronter grammaire arabe et logique grecque . Autrement dit, à cette problématique sur un sujet d’ « actualité » à l’époque d’Abû ©ayyân, se superpose un problème, également d’actualité, posé par la façon dont le rapport à la logique grecque est vécu et éprouvé, c’est à dire le problème du rapport du savoir produit par la culture arabo- musulmane à un savoir emprunté. Le débat entre grammairiens et logiciens

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sur les mérites respectifs de leurs disciplines engage, sous les apparences d'une controverse entre spécialistes, tous les enjeux de l'emprunt arabe aux cultures éloignées par la langue, l'époque et la religion. C’est à l’aune de ce dernier point que nous analyserons une des caractéristiques principales de cette Nuit sur le plan de la question du langage, celle des positionnements dans le discours, en particulier celui de Sîrâfî par rapport au recours à ce qu'il considère comme un savoir emprunté, donc non arabe, donc non pertinent. L'autre discours à mettre en relief, sur cette question, étant, bien entendu, celui de Taw ™îdî. Nous étudierons alors la structure particulière que la controverse ( munâ Âara ) semble revêtir dans ce texte. La problématique de l’identité, posée par la relation entre langage et logique, discipline en vogue à l’époque, recoupe la division entre les disciplines du savoir arabes et non arabes puisque la logique, dont la fonction est à la fois examinée, au IVème/Xème siècle, par exemple, par un Fârâbî, et débattue, dans le Imtâ ì, dans cette célèbre discussion qui opposa le grammairien Sîrâfî au logicien Mattâ ibn Yûnus, est interrogée face à la grammaire. Outre le fait de soulever la question de la coexistence de la langue arabe avec la logique grecque, le texte de la controverse questionne aussi le rapport du langage à la vérité en ouvrant un débat sur l’ordre de vérité auquel peut renvoyer une conception du langage au IV/Xème siècle : la logique, qui ne tient pas de la langue révélée 2, permet-elle d’introduire dans le mode de pensée islamo-arabe de l’époque une vérité ''philosophique'', c’est à dire une vérité à construire, rendue possible par le projet de la logique d’une saisie universelle de la langue, à la différence de la grammaire, qui demeure la grammaire d’ une langue ? Ou, au contraire, la conception du langage, telle

2 L'opposition entre grammaire et logique qui fait débat se rattache, à un niveau plus général, à une autre opposition de fond entre la langue arabe, révélée, et la langue grecque, qui relève du savoir hérité. Sîrâfî, à l'opposé de Mattâ, prône une vision de la culture qui refuse qu'il y ait pu avoir assimilation d'un savoir non arabe.

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qu’elle se pose dans le Imtâ ì à travers la 8 ème Nuit, reste-t-elle commandée par la langue d’ un peuple ? ce qui conduit immanquablement à en rester à un ordre de vérité antéposé dominé par une conception ethnocentriste de la langue qui restreint la logique à une discipline héritée de la langue grecque et empêche de la considérer comme une science universelle ?

Langage et rhétorique

Une seconde problématique fondamentale posée par le traitement de la question du langage dans le Imtâ ì‘ est celle d’ une conception de la rhétorique. Cela, parce que l’on débat de l’image du locuteur et des disciplines du discours , préoccupé que l’on est par la nécessité de maîtriser le langage à des fins politiques, dans le sens le plus large du terme, celui de l’enceinte du pouvoir, et celui de l’homme en société. Dans le Imtâ ì, il s’agit de construire l’image d’un locuteur précis : nous ne devrons pas oublier que Tawhîdî évolue dans l’enceinte du pouvoir, il interroge donc le discours d’une certaine catégorie de personnes, en l’occurrence une certaine catégorie de l’élite qui englobe les fonctionnaires de l’administration califale et vizirale et les savants qui fréquentent le Pouvoir. Ce modèle de locuteur idéal, lié à une conception de la rhétorique que Tawhîdî tente de construire dans le Kitâb al Imtâ ì, interroge langage et culture à travers la difficile question de l’ adab que Taw ™îdî reprend là où l’avaient laissée ses aînés Ibn Qutaïba et •âhi  : à quel modèle de culture doit correspondre le fonctionnaire de l’administration ? attend-t-on simplement de lui qu’il maîtrise un savoir spécialisé, preuve d’une solide compétence dans son domaine d’activité; rédaction de décrets, perception de l’impôt, administration du bien public ... ou faut-il, plus largement, qu’il défende une culture générale garante d’un modèle d’intellectuel capable d’exercer une

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réflexion critique sur des disciplines du savoir couramment pratiquées dans les milieux culturels de l’époque, comme la littérature, poésie ou prose, les sciences du langage : grammaire, lexique, rhétorique ... les sciences religieuses : exégèse, jurisprudence ... ?

Langage et éthique

La troisième problématique est elle aussi liée au modèle de l’intellectuel que tente de construire Taw ™îdî. La question de la maîtrise du langage chez l’intellectuel, qui présuppose un débat sur le contenu de sa culture, est inséparable de la question de l’éthique. C’est elle en effet qui sous-tend la méthode, désormais célèbre, qui consiste à :

« Louer et blâmer ( mad ™ et òamm) systématiquement toute chose . La rencontre entre cette évolution due à la dialectique, les idées héritées de la philosophie grecque, surtout celles qui transparaissaient dans la pensée mu ìtazilite [ont] permis l’élaboration de la théorie selon laquelle un seul et même objet procède à la fois du bien et du mal, et possède à la fois des qualités et des défauts ( ma ™âsin et masâwi î) » (Geries, 1977, p. 12)

Par cette méthode, un •â™i a pu traiter, dans ses épîtres, (rasâ îil) des sujets aussi variés que les jouvencelles et les jouvenceaux ( al ¶awârî wa-l®ilmân) , les hommes et les femmes al (ri ¶âl wa-l-nisâ î) , les Arabes et leurs Protégés, ( al ìArab wa-l- Mawâlî) , les Arabes et les non-Arabes ( al ìArab wa-l-ìA¶am) …

Ce procédé, qui selon Geries :

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« apparaît clairement, pour la première fois dans la prose arabe écrite, [à partir] d’exemples qui nous sont parvenus grâce à •â™i (…), témoignage de l’existence orale de cette méthode et de son utilisation dans le milieu mu ‘tazilite, plus particulièrement par al-Na  âm et Ma ìbad, deux de leurs maîtres » (Geries, 1977, p. 14-15) est appliqué dans le Imtâ ì dans une démarche qui consiste à évaluer la fonction de la prose et de la poésie dans le discours. Au modèle de l’intellectuel qui maîtrise le langage dans la Cité doit certes correspondre une certaine conception de la culture, mais aussi une certaine conception d’un comportement qui fait intervenir une échelle de valeurs dans la pratique du discours. Valoriser la maîtrise de la prose ou la maîtrise de la poésie n’aura pas le même poids selon l’image de l’intellectuel que l’on souhaite promouvoir. La question du langage, telle qu’elle se pose dans le Kitâb al Imtâ ì, met en jeu une éthique du discours. Car le discours doit être également considéré du point de vue des problématiques qu’il soulève en propre .

Langage et discours

La problématique du discours est une des problématiques de la question du langage les plus importantes du Kitâb al Imtâ ì . Elle nous semble posée, dans l’ouvrage, aussi bien à un niveau pratique qu’à un niveau théorique. A un niveau pratique : Tawhîdî pose la question du discours par rapport à la maîtrise de l’art du discours. La 7 ème Nuit examine ainsi, à travers un entretien entre Abû ©ayyân et un secrétaire de l'administration buyide, Ibn Ubaïd, la place et le rôle du secrétaire-rhéteur au sein de l’Empire. Mais cette Nuit problématise le discours, également, au niveau théorique : elle suggère un

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questionnement sur le positionnement de Taw ™îdî par rapport aux discours qu’il transmet à l’exemple de ceux de ses interlocuteurs directs, en l’occurrence le scribe-rédacteur Ibn ìUbaîd. En effet, si la transmission de discours est une pratique courante, dans le Imtâ ì, elle semble de façon toute particulière- et c'est indéniablement la marque du Imtâ'- obéir à une organisation de la part d’un auteur qui s’il parle peu, n’en parle pas moins à travers les autres. Des similitudes de style dans les différents discours suffiraient à justifier cet angle d’analyse. Ce texte semble fonctionner sur le mode de la mu ìâra ña, la joute oratoire. Celle-ci exerce une contrainte de genre qui semble rendre irréconciliables les positions en les radicalisant : il en est ainsi pour la position de Taw ™îdî, pour qui on peut aisément se passer d’un secrétaire comptable, et de celle d’Ibn ìUbaïd, pour qui le secrétaire compositeur de discours joue un rôle totalement inutile. Dans cette Nuit se pose alors la question des intentions qui animent Tawhîdî derrière une telle présentation des points de vue en concurrence…

Il faut distinguer la réflexion sur la pratique du discours du fait discursif lui-même. Le Kitâb al Imtâ ì fait en effet apparaître, du point de vue du discours, deux aspects tous deux justiciables d’une analyse : le premier est suggéré par un procédé courant chez les auteurs médiévaux qui consiste à juxtaposer des discours, citations de propos qui forment une polyphonie, fait qui, en soi, n’est pas caractéristique de Taw ™îdî, mais dont l’amplification dans l’ouvrage mérite que l'on s'y attache avec attention. Les passages consacrés au langage ne font pratiquement jamais apparaître Taw ™îdî lui- même, alors que pris ensemble, on constate qu'ils émanent d’un foyer unique. Le second aspect est celui de la forme des discours. Les discours du Imtâ ì consacrés au langage sont fondés sur l’opposition des contraires, autrement dit sur cette méthode consistant à aborder un objet en en comparant

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les mérites et les défauts respectifs, ou, selon le procédé évoqué plus haut, à valoriser un objet au détriment de l’autre. C’est par exemple à ce dernier aspect que ressortit la célèbre controverse munâ Âara entre Mattâ et Sîrâfî qui oppose logique et grammaire, là où la discussion apparente, de laquelle on attendait un examen objectif des deux disciplines, se transforme très vite en joute oratoire mu ‘âra ña, dans laquelle il s’agit de faire absolument triompher une position sur une autre. On voit ainsi que l’opposition des contraires est suggérée par la forme de certains discours à l’exemple de la muwâzana , comparaison des mérites et des défauts respectifs d’un même objet, comme la prose et la poésie dans le Imtâ ì, la Munâ Âara , dans laquelle les protagonistes de la discussion sont en position d’adversaires, ou la Mu ìâra ña, où l’adversité cède le pas au conflit.

Langage et pouvoir

C’est la problématique centrale, transversale à l’œuvre, vers laquelle convergent toutes les autres. Le rapport de l’intellectuel au pouvoir est la raison d’être, dans l’ouvrage, de toute réflexion sur le discours. La pratique du langage est ce qui donne à l’intellectuel de cour un statut. Elle est ce sans quoi ne peut exister l’homme d’état, c’est pourquoi Taw ™îdî, dans le Imtâ ‘ qui est avant tout un ouvrage destiné à montrer que le IVème /Xème siècle est soumis à une dialectique du savoir et du pouvoir, et à exposer la conception de Taw ™îdî de la relation entre le savoir et le pouvoir, attache une importance primordiale à la maîtrise du discours, autant du point de vue de la forme que du contenu . L’enjeu est de taille, car la formation de l’homme d’état se présente ici, fidèlement à une longue tradition dédiée à la sélection du savoir – héritée du procédé qui consiste à mettre en évidence qualité et défauts de toute chose – comme une évaluation d’un point de vue culturel et éthique, de

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ce qu’il doit connaître, de la façon dont il doit écrire, du contenu de ce qu’il doit exprimer et de la manière de le mettre en discours. Un homme d’état rompu aux techniques de l’argumentation, qui a su discerner ce qui est vertueux de ce qui est défectueux en matière de savoir, qui a lu et pratiqué les penseurs qui ont écrit sur la langue, la religion et la philosophie, et qui sait faire preuve d’une distance critique, tel est le modèle d’intellectuel que le Imtâ ‘ veut faire émerger à son époque. En conséquence, la question de la liberté d’expression se pose inévitablement ; elle est suggérée par exemple lorsque Taw ™îdî rapporte au vizir Ibn Sa ìdân les propos du vizir Ibn Barmawayh 3.. Ce dernier, dans une assemblée en présence du Maître de Taw ™îdî, Abû Sulaymân, évoque des :

''choses ( a—yâ î) qui concernent [sa] personne''

et pense que :

'' sans elles, ( law lam takun ) son salon ( ma ¶lis ) serait plus noble ( a—raf ) (…) et ses jours ( îayyâm ) plus mémorables ( îadwam ).'' (I 43)

De tels propos font apparaître une certaine audace qui témoigne d’un usage du langage destiné à faire entendre une opinion, c’est un schéma que l’on va retrouver dans le Kitâb al Imtâ ‘, mais de façon plus théorique, moins personnelle, cette adresse ad hominem demeurant une exception et montrant plutôt une direction dans laquelle Tahîdî voudrait aller, la critique des personnes, et vers laquelle il va effectivement se diriger dans un ouvrage totalement consacré à ce thème : le Ma ◊âlib al Wazirayn.

3 D’abord secrétaire de la mère du prince buyide “am ”âm al Dawla, puis vizir de ce même prince, dont est aussi vizir Ibn Sa ìdân, auquel Abû ©ayyân destine ses comptes rendus dans le Imtâ ‘ (cf note des éditeurs du Kitab al Imtâ ‘ p 42).

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Pour aborder les problématiques que nous avons présentées, nous avons fait le choix d’organiser notre travail de la façon suivante :

Les choix d'analyse

- Notre ouvrage s'ouvre sur une étude générale visant à déterminer quel reflet le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu ìânasa présente de la pensée arabo- musulmane au IVème /Xème siècle. C’est l’objet de notre premier chapitre, qui aborde le cadre de l’ouvrage à partir de son environnement culturel. Il campe le contexte dans lequel évoluent les échanges intellectuels sous le règne des Buyides, réfléchit sur la mise au point d’une conception du savoir au IVème/Xème siècle, et examine les significations que l’on peut attribuer à la notion de débat dans l’œuvre. Les chapitres suivants analysent les problématiques du langage par rapport à chacune des Nuits qui traite ce thème en propre. Le second chapitre aborde la perception par Abû ©ayyân dans la 7 ème Nuit de l’une des questions qui a le plus préoccupé les penseurs des quatre ou cinq premiers siècles de l’hégire, celle de l’ adab à travers la figure de l’homme de lettres ( adib ). Dans la 7 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì Taw ™îdî livre sa conception du modèle du secrétaire-fonctionnaire de l’administration, dont l’activité majeure doit être la rédaction de discours, Taw ™îdî propose un modèle de fonctionnaire de l’administration et pose, parallélement, la question du bon usage du discours. Le troisième chapitre traitera de la grande question de l’époque qui est celle des rapports entre logique et grammaire à travers une étude de la célèbre controverse qui opposa deux savants de renom en leurs temps, le grammairien Sirâfî, et le logicien Mattâ ibn Yûnus. Dans le quatrième chapitre, nous aborderons la problématique du discours telle que nous pensons que l’expose

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Abû ©ayyân, à partir de l’exemple significatif de la 25 ème Nuit , sur la base notamment des études de Bakhtine et de Ducrot sur une théorie polyphonique de l’énonciation. –Le cinquième chapitre voudrait, à partir du chemin parcouru dans ceux qui l'auront précédé, tenter de dégager les modalités de l'élaboration d' une pensée du langage chez Tawhîdî. Nous essayerons de montrer, dans ce qui pourrait être une conclusion provisoire à cette contribution à l’ étude de l’œuvre de Taw ™îdî, comment la pensée du langage dans le Imtâ ‘ tente de dégager un modèle de discours entièrement façonné par l'institution et le cadre de pensée de l’époque, Ce modèle, tout en héritant de la particularité d'un milieu intellectuel façonné par le pouvoir, est aussi la marque de l'émancipation de l'homme de lettres. Tawhîdî qui, à la fois, ne conçoit pas sa mission en dehors des sphères du pouvoir, mais, dans le même temps, ne la conçoit pas non plus sans une profonde réforme du gouvernement de la Cité, n'élude jamais la question fondamentale de ce que le Pouvoir doit faire du langage. – La conclusion de ce travail s’attachera à montrer comment l’analyse de la question du langage dans le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa donne un autre éclairage sur cette œuvre célèbre de la littérature arabe médiévale : le Kitâb al Imtâ ì n'est pas un ouvrage philosophique au sens d’un système de pensée énoncé dans un discours ad hoc , mais il n'en exprime pas moins une démarche philosophique dans le sens où les partis en présence essaient de construire une position, qu’elle soit objective ou non, sur les sujets débattus. L’ouvrage n’est pas seulement un inventaire des connaissances destiné à informer sur la situation culturelle de l’époque, ou à apporter du poids aux prises de position revendiquées en les attribuant souvent à des personnages célèbres, il possède est d’abord une interrogation sur le savoir du point de vue de son fonctionnement en contexte et de son statut.

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CHAPITRE I : Le cadre de l’analyse :

La saveur du plaisir procuré et la jubilation partagée de se trouver en société agréable : un ouvrage - témoin de la pensée arabo- musulmane au IVème/Xème siècle

Introduction

Première partie : L'exercice d'un mode de pensée

1. Le contexte de l'avènement de l'œuvre de ‘aw ™îdî

1.1. Un présupposé important : le rapport des savants au donné révélé et au temps historique 1.2. La stratégie culturelle des savants de l’époque 1.2.1. Au-delà d’un usage de la langue élaborant les sciences religieuses 1.2.2. Mise en place d'un discours sur la langue 1.2.3. Le débat sur un modèle de culture

2.Le cadre de l’ouvrage

2.1. La photographie d’un milieu 2.2. Le débat 2.3. Le problème culturel des savoirs non arabes 2.4. La construction d’ un modèle 2.5. Les préoccupations sociales

3. La place d’Abû ©ayyân dans l’œuvre en relation avec le contexte particulier de l’époque

3.1 Discours d’Abû ©ayyân et discours des locuteurs du Imtâ ‘ 3.2 Le poids d’un auteur, l’expression d’un point de vue

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4. La question du savoir

4.1 Quel adab promouvoir ? 4.2 Le questionnement, mode d’exercice du débat 4.3 Le penseur face à un état de crise

5.Savoir et pouvoir : la place de l’homme de lettres

5.1 De grands noms fréquentent les gouvernants 5.2 La ''liberté'' et ses limites 5.3 La culture comme mode d’affirmation de l’homme de pouvoir 5.4 Des cercles dans les cercles 5.4.1 Le rôle du chambellan ( ™âjib) 5.4.2 L’exemple d’abû Sulaymân

Seconde partie : Un besoin immédiat : former le fonctionnaire de l’administration à la pensée

1. Savoirs et influences

2. Vers une ''pensée du langage''

2.1. Les formes du débat 2.2. Culture et politique

3. Un tournant politique

3.1. Conséquences pour les milieux intellectuels 3.2. La démarche axiologique 3.3. L’intérêt pratique : la défense d’une langue et d’une culture arabes

4. Le ma ¶lis et sa fonction

4.1 Le ma ¶lis du Prince ìAñûd al Dawla : description de Miskawayh

4.2 Les participants 4.3 La répartition du savoir et la classification des sciences

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5. La place des disciplines du discours dans le Imtâ ì

5.1 La prose : un statut à définir pour une discipline qui s’affirme 5.2 D’un usage consacré par les sciences religieuses à une interrogation « philosophique » sur le langage 5.3 ¨a’âba et balâ ®a : deux notions clés 5.4 ''Pensée'' du langage, ''pensée'' du discours

6. Des observations annonciatrices d’une réflexion sur le discours

6.1 Le débat sur l’autonomie de l’homme dans la maîtrise du langage 6.2 L’exemple de la poésie et des poètes 6.3 La part de l’inspiration et de la réflexion dans la création

7. Dans quelle mesure le IVème/Xème siècle fait-il émerger une démarche réflexive ?

7.1 Il n’y a pas de rupture dans le processus de réflexion 7.2 Un découpage temporel du fait culturel demeure artificiel 7.3 Un risque d’anachronisme

Conclusion

1. L’échange oral et la discussion 2. Les modes d’exercice de la réflexion 3. On ne peut séparer une '' démarche rationnelle '' et une '' démarche traditionnelle '' 4. Un débat sur des disciplines élaborées antérieurement

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Chapitre 1 Propos introductif sur le cadre de l’analyse : Le Kitâb al-Imtâ ì wa-l- Mu îânasa comme témoin de la pensée arabo- musulmane au IVème / Xème siècle

Introduction

Ce chapitre a pour but de déterminer le cadre de notre approche de l’ouvrage qui fait l’objet de notre étude. Celle-ci porte sur le langage à travers les multiples contextes culturels du Kitâb al Imtâ : politique, religieux, mais aussi épistémologique et philosophique. Nous voudrions ici nous interroger sur une tendance générale, qui fait souvent office de présupposé pour les analyses qui portent sur le siècle de Tawhîdî, à savoir l’évocation d’une rupture qui ferait du IVème /Xème siècle une inauguration rationaliste. Il est indéniable qu’à cette période, la conception du langage hérite d’une vraie question qui se pose : où va la raison ? à quel ordre de vérité appartient-elle ? permet-elle, au bout du compte, de se passer de la révélation ? On sait qu’une influence platonicienne a marqué la pensée des savants de Bagdad à l’époque, mais n’est-ce pas parce que les idéalités posées par cette philosophie s’accordaient sans mal avec celles de la révélation ? Platon n’était pas musulman, mais on s’appropriait sans difficulté son système, parce qu’on se trouvait en terrain de connaissance. C’est dans cet esprit que l’on peut interpréter l’attitude d’un Ibn Ya ìîs qui prétend qu’il existe une voie d’accès au bonheur facilement accessible qui repose sur la connaissance "de la nature, de l’âme, et de la divinité " (I 106), autant d’entités qui s’appliquent aussi

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bien à une philosophie platonicienne qu’à un mu ìtazilisme qui invite à identifier, dans le langage, les mots de la révélation. Alors la question, aux conséquences de taille pour le rapport de l’homme au langage, ne pouvait être passée sous silence : la raison se présente-t-elle à l’homme toute prête, "cravatée gantée ", ainsi que le prétend Ibn Ya ìî— au début de la 8 ème Nuit 4, installée dans un ‘’référentiel familier’’, apprivoisé et corroboré par la source grecque à l’origine d'un tel bienfait ? Doit-on en rester là ou peut-on, par les débats que nous offrent les substantielles séances de La saveur du plaisir procuré et la jubilation partagée de se trouver en société agréable , interroger la validité d’une autre raison ? celle qui pourrait autant s’appliquer à la révélation que, par exemple, à la révolution des astres ? Pour quel motif devrait-on s’interdire, comme le fait Abû Sulaymân, dans la 17ème Nuit du Imtâ' , de faire sienne la démarche des Frères Purs (ihwân al safâ'), qui consiste à placer la révélation sous les auspices de la philosophie et partant, à poser, à propos des contenus de la révélation les questions « comment » (kayfa), et « pourquoi » (lima), à contre-courant de l'attitude du maître d’Abû Hayyân qui réprouve une telle démarche. N’y a-t-il pas lieu de se demander au contraire comment faire croître et discipliner la raison indépendamment de sa provenance, laquelle provenance n' étant, au demeurant, qu'un faux problème, car d’où viendrait la raison pour un esprit du Xème siècle si ce n’est de Dieu ? Quelle justesse, voire quel ajustement appliquer à la thèse d’un Mattâ ibn Yûnus qui nous invite à former cette raison au terme d’un travail patient et d’une minutieuse astreinte aux règles de la logique ? On ne peut en effet saisir les tenants et les aboutissants d’un mode de pensée sans la compréhension préalable du fonctionnement d’un milieu et d’une conception du savoir indissociables de présupposés culturels qui, s’ils permettent éventuellement de discuter une norme, n’en restent pas moins

4 point que nous développerons en détail dans notre analyse de la 8 ème Nuit (ch 3)

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puissamment fondés sur elle. Nous conduirons cette analyse en deux parties, la première concernera en propre le milieu culturel du Kitâb al Imtâ ì, la seconde présentera une certaine conception du langage à travers l’idéal de l’homme de cour tel qu’il se présente chez Taw ™îdî.

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Première partie

L’exercice d’un mode de pensée

Ce chapitre concerne en premier lieu les conditions d’exercice de la pensée dans le débat intellectuel au IVème/Xème siècle : nous essayerons de montrer dans un premier temps comment l’exercice de la pensée dans ce siècle peut-être mis en parallèle avec une attitude particulière des penseurs par rapport à la Révélation. Cela a impliqué une réflexion préalable sur la langue, dans la mesure où le caractère révélé de la langue n’a pas interdit que l’on formule des observations sur le rapport de l’homme au langage en posant le problème de la maîtrise du langage. La maîtrise du langage, dont on examinera les caractéristiques propres lorsque nous aborderons les problématiques de rhétorique, sera ici replacée dans une interrogation plus vaste sur la maîtrise des savoirs. Nous exposerons ainsi l’arrière-plan qui préside à la pratique du savoir dans le Imtâ ì , en montrant comment il est lié à une conception de la culture qui prend position sur le rapport à la culture d’origine non arabe et réoriente le problème de l’ adab dans une perspective qui rompt avec l’orthodoxie prônant la spécialisation pour le commis de l’état. La présence de la cour qui fonctionne comme instance de légitimation des intellectuels éclaire la conception que se font du pouvoir les gouvernants eux-mêmes : la cour est le lieu de formation des savants. Sans elle, le savant ne peut acquérir de notoriété et n’a donc pas d’existence. C’est un élément capital pour comprendre le mode de fonctionnement du Kitâb al Imtâ ì , dont

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l’écriture aura nettement été façonnée par l’héritage du califat abbasside, l’organisation du pouvoir buyide , et les assemblées cultivées des savants. Nous nous attarderons ici sur les caractéristiques principales des milieux intellectuels de l’époque d’Abû ©ayyân en présentant la structure particulière de ces assemblées cultivées , lieux des échanges entre les savants et les vizirs, ainsi que des échanges entre les savants eux – mêmes. Nous examinerons la fonction du ma ¶lis , sa composition : ses animateurs et participants, ainsi que leurs thèmes de discussion. Cela, pour parvenir au fait central que nous montre le Imtâ ‘, comme peu d’autres œuvres l’auront fait, à savoir que le débat à la cour est ce qui permet à la pensée d’un intellectuel d’exister. Dans le Kitâb al Imtâ ì, la question du langage fonctionne comme un arrière-plan qui organise la discussion des savoirs. Par exemple, le faux débat sur la logique et la grammaire qui donne de facto l’avantage au grammairien dans la controverse entre Mattâ et Sirâfî pose la difficile question du rapport du langage à la pensée, comme l’ont posée Aristote, Kant, Benvéniste ou encore Derrida ; les catégories de langue sont-elles universelles, ou ne concernent-elles au contraire que la langue envisagée ? Tawhîdî ose poser la question que la controverse élude , ce qui est bon pour le grec l’est-il aussi pour l’arabe ? Discuter la question de la rhétorique ( balâ ®a), de la fonction et de la place du discours comme mode d'expression pour l'intellectuel de l'époque, des circonstances du dire, de l’ordonnancement du discours et de ses implications esthétiques et éthiques, c’est poser le problème de la maîtrise du discours, comme l’a fait un Gâhiz, mais avec cette différence capitale que désormais, un ordre de vérité reste à construire. On ne se contente plus de disserter, fût-ce avec une grande précision, sur l’ethos de l’orateur, mais désormais l’homme cultivé doit pouvoir , au moins en puissance, être capable de remettre en question les ordres de vérité acquis, tel que le caractère sacré

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de la langue de la révélation, la relégation de la philosophie comme discipline secondaire par rapport à la religion, la prééminence des Arabes sur les autres nations. C’est la définition de l’humaniste tel que le voit Taw ™îdî au IVème /Xème siècle qui est posée., alors que, progressivement, se construit une rhétorique du dire qui accorde une priorité particulière aux circonstances de l'énonciation et à la précision de l'énoncé.

Le Kitâb al Imtâ ì peut-être considéré comme un lieu de discussion du savoir. Mais cette discussion met en œuvre un certain nombre de présupposés. L’examen spécifique des questions liées au langage chez Tawhîdî impose donc que l’on ait réfléchi aux facteurs présents dans le Imtâ ì qui dessinent une vision d’ensemble du IVème/Xème siècle, pénétrée par l’émergence d’une pensée philosophique dans le monde arabo-musulman. L’œuvre d’Abû Hayyân ne correspond pas à un traité philosophique, mais constitue plutôt l’ébauche d’une pensée qui s’élabore par remarques et notations. Cela dit, la réflexion est bel et bien de nature philosophique, puisque le Kitâb al Imtâ ‘ met en question un ordre de vérité établi. Abû Hayyân appartient à un siècle de philosophes, auquel appartiennent aussi Fârâbî, les I ¨wân al “afâ î, ou encore Abû Sulaymân al Man ’iqî. Il est donc essentiel de dresser, à partir du Kitâb al Imtâ ì un panorama des principaux thèmes constitutifs d’une période particulièrement féconde sur le plan de l’histoire des idées dans la pensée arabo-musulmane.

Le contexte de l'avènement de l'œuvre de ‘‘‘aw ™™™îdî

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1.1 Un présupposé important : le rapport des savants au donné révélé et au temps historique

Il faut d’abord mettre en perspective les questionnements multiples d’Abû ©ayyân dans le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa , afin de situer plus spécifiquement la réflexion de notre auteur sur le langage. Le procédé de mise en perspective nous semble en effet la solution la plus adéquate pour comprendre les motivations de Taw ™îdî dans cette œuvre particulière. Car le Kitâb al Imtâ ì est un des terrains de l’exercice de la pensée au IVème /Xème siècle qui, dans une certaine mesure, correspond à la façon dont on comprend la Révélation à l’époque. Insertion de la transcendance dans l’histoire, la Révélation implique une vision de l’homme qui en est à la fois le destinataire et le responsable. Cette relation du donné révélé à un temps historique nous semble être un présupposé fondamental, accepté et partagé, qui fait la spécificité de la démarche des intellectuels de l’époque d’Abû ©ayyân. Ils deviennent ainsi parties prenantes d’un débat destiné à préciser la place de l’intellectuel entre :

'' la souveraineté de Dieu et le pouvoir humain '' (Arkoun 1967 p.357)

Notre analyse vise à situer les questionnements du Imtâ ì dans le contexte de l’activité de la pensée au IVème/Xème siècle. Elle implique plusieurs démarches : d’abord, essayer de rendre compte d’une époque qui,

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sur ce plan, s’inscrit dans la continuité du discours critique des savants qui ont commencé, dès les premiers siècles de l’hégire, à mettre au point une stratégie culturelle permettant l’organisation des savoirs et la diffusion de la connaissance, comme l'a noté J.E Bencheikh :

« Il s’est agi de réunir les œuvres dont l’utilisation était possible dans le cadre de la mission fixée aux philologues : mettre au point une langue arabe unifiée, lexicalement inventoriée, grammaticalement modifiée, qui réponde aux besoins et aux exigences des sciences fondamentales 5 » (Bencheikh, 1989, p.2)

1.2 La stratégie culturelle des savants de l’époque

1.2.1 Au-delà d’un usage de la langue élaborant les sciences religieuses

A l’époque d’Abû ©ayyân, on a dépassé cette première étape qui correspondait à la mission que se sont vus confier les savants durant les deux premiers siècles de l’hégire : la mise au point d’un instrument linguistique capable de répondre au besoin urgent d’élaborer les sciences religieuses : exégèse, , science de la Tradition ; cela justifiait l’utilisation de la

5 Cette dernière expression renvoie à la distinction entre les « sciences fondamentales qui hiérarchisent les savoirs religieux et les sciences annexes qui hiérarchisent les savoirs profanes en les assignant à des fonctions délimitées d’une façon précise » (Bencheikh I)

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grammaire comme science annexe destinée à mettre en place ces savoirs religieux. Non seulement la grammaire pouvait compter au nombre de ces sciences annexes sur lesquelles on s’appuyait pour « hiérarchiser les savoirs profanes », mais elle fonctionnait aussi comme auxiliaire pour organiser les savoirs religieux constitués par l’exégèse, la science de la Tradition, la jurisprudence musulmane… On a pu en effet distinguer :

« les sciences fondamentales qui hiérarchisent les savoirs religieux et les sciences annexes qui hiérarchisent les savoirs profanes en les assignant à des fonctions délimitées d’une façon précise » (Bencheikh, 1989, p.1)

Les savants du langage ayant ainsi commencé à utiliser la langue d’abord comme un outil permettant de dégager des principes et des règles, il s’est de façon presque instantanée installé, comme l’a montré J. Langhade, un métalangage destiné à rendre compte du fonctionnement de la langue sur lequel s’est appuyée la réflexion ultérieure :

« Il faut bien distinguer les informateurs et les promoteurs des sciences linguistiques : les premiers vivent au désert, où ils sont isolés, alors que les seconds vivent en ville et ne vont au désert que pour des missions d’information. Il y a donc une relation dialectique qui s’établit entre le désert et la ville et dont la raison est (…) le développement d’un métalangage rendu nécessaire par l’apparition de notions universelles et de lois. » (Langhade, 1996, p. 250)

1.2.2 L'apparition précoce d'un discours sur la langue

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Ces « notions universelles et ces lois » correspondent d’une part à un souci de faire apparaître l’organisation de la langue qui nomme le monde et de la normaliser en établissant une grammaire, ce qu’a bien remarqué Ibn •innî :

« Ce qui a entraîné les Arabes du désert à commettre des erreurs dans leur expression linguistique ( kalâm ), était qu’ils n’avaient pas de principes ( ’u ”ûl ) auxquels se référer ni de lois ou règles ( qawânîn ) pour les protéger, mais que leur nature les poussait à s’exprimer de la façon dont ils le faisaient ; parfois, la passion les entraînait et les détournait du but visé. » (Ibn •innî ´a”â’is traduit par Langhade, 1996, p.263)

Ce souci de normaliser la langue est la raison de l’apparition précoce d’un discours sur la langue, à partir duquel les savants établissent les règles et les principes du parler correct. Dans leur réflexion ultérieure sur le langage, les savants vont modifier la problématique initiale de la constitution d’une langue unifiée vers la problématique culturelle de la hiérarchie des savoirs dans la pensée

1.2.3 Le débat sur un modèle de culture

A l’époque de Taw ™îdî, la pensée humaniste peut se définir comme la maîtrise d’une solide culture générale intégrée à une visée professionnelle : la cible privilégiée est en effet une certaine catégorie de la société cultivée, la ¨â”” a : le secrétaire de l’administration, le kâtib. Le Imtâ ì s’inscrit dans la lignée des traités que l’on pourrait qualifier d’humanistes, à l’instar par exemple de la Risâla ila-l-Sa ™âba d’ibn al Muqaffa ‘, il utilise le genre de la recommandation : de même qu’ comme Tawhîdî est un homme de cour qui

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s’adresse à des hommes de cour. de former les secrétaires de l’administration. Et dans le Kitâb al Imtâ ì l’interrogation sur un modèle de culture pose la question du profit manfa ìa à un niveau qui dépasse la seule acquisition technique d’un savoir, on retrouve posé le fameux débat sur la forme d’une culture, générale ou spécialisée, à une époque qui a connu sur cette question et la position d’un •âhi  et la position d’un Ibn Qutaïba. Taw ™îdî essayera d’apporter sa réponse à ce problème de fond dont Miquel, à notre époque, a exposé les enjeux :

« La critique contemporaine assigne à Ibn Qutayba un rôle fondamental dans le vieillissement de la culture arabo-islamique entamé au déclin du IIIème / IXème siècle. Elle oppose, à l’inquiétude et à la recherche de •âhi Â, le dogmatisme de son cadet. Celui-ci est en effet guidé par un but très précis, qui est de former les cadres de l’administration abbasside dans un double souci d’efficience et de respect jaloux et exclusif de la vocation arabe de l’islam. La première préoccupation est donc d’ordre technique : Ibn Qutayba entend que le fonctionnaire ( kâtib ) de l’administration impériale soit à même de remplir les devoirs de sa charge, par une spécialisation appropriée. (...) Il ne s’agit plus de recherche absolue, comme chez •âhi Â, mais de connaissance technique et relative, qui trouve sa justification non plus en soi, mais dans le rapport qui l’unit à son objet. » (Miquel, 1963, p. 60.)

La question sous-jacente est en fait celle-ci : maîtriser un savoir faire spécialisé revient-il à : « poser en principe, comme pour le kâtib , que l’exercice d’un métier est incompatible » avec une vision large de la culture qui correspondrait « fût-ce dans un cadre qui reste arabe et musulman »6 à la

6 Miquel p 62

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recherche désintéressée d’une « vraie synthèse » des connaissances disponible ? Cette préoccupation est à la source de la discussion sur les savoirs aux IVème /Xème siècle. Elle correspond à un mode de circulation de la culture lié à l’institutionnalisation du débat sous la forme de la discussion entre savants, comme dans les séances de discussion du Kitâb al Imtâ ‘ où de grands noms de l’époque échangent sur des questions multiples englobant la politique, le langage, la philosophie, la littérature, que fait vivre le débat entre l’homme de lettres Abû ©ayyân et le vizir Ibn Sa ìdân. Le débat prend aussi la forme particulière de l’opposition des partis en présence, et la question des arrières-pensées de chaque parti est sous-jacente : le centre du débat est-il de réfléchir sur les mérites et les statuts de la grammaire et de la logique pour organiser les savoirs selon les fonctions que la discussion permettra de leur attribuer ? ou la discussion est-elle faussée d’avance du fait de présupposés idéologiques empêchant leur examen critique ? Le Kitâb al Imtâì wa-l-Mu îânasa est une oeuvre qui présuppose que la discussion intellectuelle n’est pas simple loisir, elle fait partie des attributions du Souverain, elle est une des grandes questions dont sont en charge ceux qui gouvernent. Lorsque les savants observent, discutent et critiquent, ils le font au plus haut niveau. Le cadre de l’ouvrage est particulier : il imbrique savoir et pouvoir.

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2. Le cadre de l’ouvrage

2.1. La photographie d’un milieu

Recueil de séances de discussions intellectuelles –vraisemblablement composé entre 373 /983 et 375 / 986 7, le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa aborde des thèmes variés mais tous centrés sur une finalité, proposer un modèle de culture pour l’intellectuel de cette période. Cette œuvre, qui compte parmi les plus importantes de la littérature arabe médiévale a notamment dû sa notoriété à l’actualité des grandes questions débattues dans les cercles de savants organisés, pour la plupart, par des hommes de pouvoir : les vizirs buyides. Actualité des débats, car l’interrogation sur le rapport du savoir au pouvoir est au cœur de toute la réflexion sur les disciplines pratiquées par les intellectuels, notamment de nature littéraire et philosophique. L’ouvrage rappelle, par sa construction, le rôle prédominant, encore à l’époque, de l’échange, donc de l’oralité, dans la transmission du savoir. Dans le Kitâb al Imtâ ì, la réflexion se construit en effet en déclinant les caractéristiques du débat : la parole, le discours, la discussion. A l’apparition de cet ouvrage président les entretiens entre Abû ©ayyân et le vizir du prince buyîde “am ”âm al-dawlâ, Ibn Sa ìdân, qui ne cache pas son intérêt pour les grandes questions posées à son époque, et sa ferme intention d’asseoir la réputation de son cénacle car les cénacles sont nombreux et se font concurrence, au moment où ces réunions de personnalités

7 sur la période précise de la composition du Kitâb al Imtâ ‘ , les renseignements manquent de précision, Bergé parle d’ '' Abû-l-Wafâ ‘ al Muhandis et du vizir al ìAri ñ Ibn Sa ìdân '' dans le " ma ¶lis al Imtâ ì wa -l - mu î ânasa " (Bergé p171), mais ne donne pas de date de composition pour l’ouvrage. L’article Abû ©ayyân al Taw ™îdî et les propos préliminaires de l’éditeur du Kitâb al Imtâ ì évoquent tout au plus les dates de la nomination d’Ibn Sa ìdân (371pour Stern in E.I 2 ème éd, entre 370 et 375 pour A. Amine) et celle de son exécution par le Prince Buyide “am ”âm al Dawla (375).

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renommées dans les milieux intellectuels deviennent une activité couramment pratiquée dans la Bagdad du IVème /Xème siècle . Al-Shaykh, dans son ouvrage sur Taw ™îdî, note comment le ma ¶lis 8 est un enjeu dans la stratégie de pouvoir, du calife, d’abord, au temps ou c’était :

'' sa parole qui avait force de loi (...) et où Bagdad était « la capitale », puis des vizir, lorsque les ma ¶lis se multiplièrent et entrèrent en concurrence croissante ( zâda-l-tanâfus ) du fait de la multiplication des centres de pouvoir. '' (Al Shaykh, 1983, p. 26)

Ainsi, de nombreuses discussions se déroulent entre Abû ©ayyân et le vizir que le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa fera passer à la postérité. Abû ©ayyân rapporte, également, sur des thèmes littéraires, politiques, plus largement, culturels, des propos tenus dans d’autres cercles d’intellectuels, non moins célèbres que celui d’Ibn Sa ìdân , comme celui d’ibn al-Furât. Par un débat que suscite le vizir et que parfois il relance, cette œuvre est construite autour de la pratique du discours, ou plutôt de discours : car le discours de Taw ™îdî, le discours du vizir, celui des multiples intervenants font entrer en jeu dans cette oeuvre des développements à tonalité philosophique, doctrinaux 9, apologétiques. Les voix des intervenants sont démultipliées et forment une polyphonie de locuteurs utilisée par Taw ™îdî pour exprimer des points de vue différents à partir d’un thème traité. 10 C’est une des problématiques majeures posées par le Kitâb al Imtâ ì dans lequel l’échange

8 Le ma ¶lis désigne étymologiquement ''le lieu où l'on s'asseoit '' maw ñiì al ¶ulûs , de là, un ''lieu de rassemblement'', que l'on peut appeler séance. Le ma ¶lis est un mode de fonctionnement, comme l'indique le fait que ce mot attend un complément d'annexion, nom propre, comme pour le ma ¶lis d'un personnage, ou un nom générique, avec un pluriel, exemple la séance des théologiens ( ma ¶lis al fuqahâ î). 9 Sur ce point, voir par exemple la Muqâbasa n° 48, sur le débat entre les théologiens ( mutakallimûn ) et les philosophes ( falâsifa ) 10 Comme par exemple la 25 ème Nuit qui est un texte qui défend la prose, mais qui donneaussi la parole aux tenants de la poésie.

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verbal fait s’entretenir tout autant de philosophie, de religion, de langage, d’éthique, ou encore du Gouvernement, de l’homme, de l’animal, même, dans un élan général qui pousse hommes de lettres et gens de pouvoir à se porter vers les connaissances de leurs temps pour en faire des objets de débat.

2.2 Le débat

Ce débat, humaniste au sens où il porte sur un éclectisme de connaissances qui ne fait pas l’objet d'un traitement de spécialiste, soumet des thèmes à la discussion par la comparaison, la confrontation : par exemple, un des enjeux de la question de la grammaire et de la logique dans la 8 ème Nuit est de montrer la divergence d’opinion sur l’utilité du langage formel par rapport à la langue naturelle. Un des reproches adressés par Sîrafî à Mattâ est d’ordre terminologique. Défendant -souvent de mauvaise foi, comme dans cet exemple- une exclusivité culturelle arabo-musulmane, il refuse de reconnaître un quelconque crédit à des termes apportés par la philosophie grecque :

« Votre but est d’abuser (îan tuhawwilû ) par l’ " espèce" ( al- ¶ins ), " le genre" ( al-naw ì), "le propre " ( al-hâ ”” ), "la différence" ( al- fa ”l), "l’accident" (al-ìarad ), "l’individu" (al-—a¨” ), et de renchérir par l'état ( al-™aliyya ), "la spatialité " ( al-îayniyya ), "la quiddité" (al- mâhiyya ), "la qualité" (al-kayfiyya ), "la quantité" (al-kammiyya ), "l’essentialité" (al-¶awhariyya ), "l’accidentalité" ( al -ìara ñ), "la substantialité" (al-¶awhariyya ), "la matérialité" ( al-hayûliyya ), "la formalité" (al ”uwariyya ), "l’ipséité" (al aysiyya ), "la négativité ( al laysiyya ), et ce qui relève de l’âme ( al nafsiyya ). » (I 123) 11 (Trad. Elamrani-Jamal )

11 Toute référence comportant seulement, entre parenthèses, un tome et une numéro de page, est tirée du Kitâb al Imtâ ì.

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2.3 Le problème culturel des savoirs non arabes

La problématique centrale est culturelle : celle du rôle, du statut et de l’influence de la culture non musulmane par rapport à la culture musulmane : elle se pose au niveau du pouvoir : les princes et les vizirs buyides sont d’origine persane. Le Kitâb al Imtâ ì mentionne la présence d’hommes d’état persans dans l’entourage immédiat du pouvoir 12 . La problématique culturelle se pose aussi sur le plan de la pensée : il faut décider du rapport au savoir hérité, est-il « exogène » ou est-il, en réalité , assimilé ? Dans la 8 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì, Sîrâfî joue sur cette ambiguïté : il met en avant que la logique est une discipline étrangère à la langue arabe, mais son interlocuteur est un logicien arabe qui débat de la logique en arabe . Il y a dans ce débat un enjeu beaucoup plus profond que la question ''pour ou contre la logique'', la question sous-jacente : '' pour ou contre la langue et la culture arabes '' en tant que source de la pensée ?

2.4 La construction d’un modèle.

12 Exemple le gouverneur de Samsâm al Dawla: ibn –âhawayh (I43)

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Une thématique importante est l’établissement d’une éthique qui pose des modèles, le modèle du gouvernant, développé dans le Imtâ ‘ à travers la figure du secrétaire compositeur de discours, et dans le Kitâb Ma ◊âlib al Wazirayn , à travers le modèle du souverain idéal : au début de cet ouvrage, le Bâb fî îadab al nafs Des bonnes mœurs de l’âme , premier chapitre des Ma ◊âlib est un titre qui donne une idée de tout un programme, faire le portrait de :

'' ceux dont la situation ( ™âl ) est [considérée comme] la meilleure ( a™sanuhum ™âlan ) » ( Ma ◊âlib 48)

En fait, Taw ™îdî désigne ainsi son modèle de Gouvernant auquel il va opposer tout au long de cet ouvrage le comportement des vizirs Ibn al ‘Amîd et Ibn al ìAbbâd. L’objet de la quête est claire : dégager des problématiques qui posent les questions fondamentales du rapport de l’homme au monde : la question de la connaissance, la question de la liberté d’exprimer des points de vue 13 , la question du progrès. Dans les Ma ◊âlib est également posée la question de la rhétorique et de la maîtrise du langage, à travers le potrait d’Ibn al- ‘Amîd qui, sur ce plan en particulier, constitue un anti-modèle au yeux de Tawhîdî à travers lequel se dégage par contrecoup une conception de l’ adîb .14 La démarche intellectuelle qui apparaît dans le Kitâb al Imtâ ì , et plus généralement dans l’œuvre de Taw ™îdî, est intéressante parce que la réflexion

13 C’est sans doute une des fonctions principales de la polyphonie de l’énonciation, dont il sera question dans nos analyses des Nuits du Imtâ ì consacrées aux questions de langage. ‘'il y a toute une catégorie de textes – note Ducrot en se référant à Bakhtine – pour lesquels il faut reconnaître que plusieurs voix parlent simultanément, sans que l’une d’elle soit prépondérante et juge les autres ‘' (Ducrot 1984 p 171). Le Kitâb al Imtâ ‘ applique cette définition de la polyphonie, même si elle pose, malgré tout, pour cet ouvrage, un problème : quel est le statut de la voix d’Abû ©ayyân ? Dans le texte, elle ne « juge » pas à proprement parler les autres voix – même si elle exprime une position tranchée dans la 7 ème Nuit – et n’est pas « prépondérante » au sens d’imposer un point de vue, mais d’organiser les discours qui n’émanent pas d’elle. 14 Nous abordons ce problème, à partir de textes des Ma ◊âlib , dans les chapitres ultérieurs.

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intellectuelle correspond en fait à un horizon d’attente, fait que souligne M.Arkoun :

« Nous n’oublierons pas qu’au IVème siècle de l’Hégire, un public 15 attendait des spéculations les plus détachées du réel, une amélioration sensible de la condition humaine. Et si nous établissons que l’optimisme moral n’a été chez ses tenants qu’une contrepartie de l’échec effectif de l’homme, nous mesurerons mieux la grandeur tragique de la révolte d’un Tawhîdî et aussi la légitimité de l’évasion d’un Miskawayh ». (Arkoun, 1967, p. 48)

L’homme désire connaître et l’homme recherche le progrès par la connaissance, qui est sans doute pour Tawhîdî l’un des facteurs de cet « optimisme moral » 16 même si un tel désir ne peut s’accomplir que progressivement et n’a donc pas vocation à bouleverser un mode de gouvernement et une conception des rapports entre le souverain et son peuple, en application d’une logique anachronique, qui correspondrait à notre conception moderne de l’idée de progrès et de l’idée de bonheur. Mais c’est pourtant bien vers cet idéal que se tourne, à son rythme, l’activité intellectuelle d’un Taw ™îdî qui fait d’ailleurs mention du mot sa ì âda est présent dans le Kitâb al imtâ ì.17

2.5 Les préoccupations sociales

15 C’est l’auteur qui souligne 16 qui englobe une éthique du comportement (exemple : les vizirs des Ma ◊âlib ) et sa critique virulente à l’égarddes sophistes, qui sous-tend tout le problème du discours évoqé dans la 25 ème Nuit. 17 Exemple, dans la 8 ème Nuit, l’épître du philosophe Ibn Ya ìî— al Ruqiyy qui précède le récit de la rencontre entre Mattâ et Sîrâfî. (I 104) Ibn Ya ìi— parle d’une voie d’accés à la philosophie qui permet « d’obtenir le bonheur recherché » naïl mâ yu ’lab min al sa‘âda .

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Les discussions du Kitâb al imtâ ì partent des événements vécus : le vizir, dans sa première rencontre avec Abû ©ayyân, lui demande des nouvelles de savants d’autres cercles d’intellectuels et d’autres gouvernants et souhaite aussitôt après qu’il les compare les uns aux autres, un premier enjeu, qui concerne des préoccupations immédiates se détache : faire bonne figure au sein des cercles d’intellectuels qui se multiplient et, si possible, animer les meilleures séances de discussion ma ¶âlis . L’enjeu culturel voisine, nous l’avons mentionné, avec le souci de ne pas couper la spéculation intellectuelle des réalités de l’époque : ainsi Tawhîdî évoque devant le vizir le peuple de Bagdad, ces « gens » nâs qui se réunissent pour se plaindre au vizir de la hausse des coûts et du manque de denrées (II, 26) :

« J’ai entendu au Bâb al ‘âq 18 dis-je , un groupe de personnes (qawm ) déclarer : -aujourd’hui, les gens se sont réunis sur la berge), lorsque le vizir descendit prendre son embarcation, il crièrent, firent du bruit, évoquèrent la cherté de la marchandise, la carence en aliments, l’impossibilité de faire du profit, la pauvreté dominante » (I 26)

C’est aussi ce «commun du peuple » ( ìâmma ) dont le vizir se plaint à son tour parce que ses conversations quotidiennes concernent le pouvoir et plus précisément sur sa personne (III, 85) 19 , c’est encore ce peuple qui est capable de mener l’insurrection, comme au ´urâsân en l’an 370, selon les propos d’un sage soufi rapportés par Abû ©ayyân (III, 91).

18 Quartier situé au niveau de l’une des portes bâb de Bagdad. 19 Abû Hayyân rapporte les propos suivants : « Je bouts de colère en mon for intérieur -dit le vizir- du fait que la masse al ‘âmma prenne part à notre conversation, devise à propos de nos affaires, est à l’affût de nos moindres secrets,(...) j’ignore que faire d’elle ( mâ a ”na ì bihâ ). Je suis sur le point, de temps à autre à couper des langues ( qa ’ì alsun ), des mains (aydin ) et des pieds ( ar ¶ul) (...) cela instaurerait peut-être de la crainte et résoudrait le problème ! » (I 85)

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3. La place d’Abû ©©©ayyân dans l’œuvre en relation avec le contexte particulier de l'époque

Il n’y a pas, dans le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa , une « césure » qui placerait la spéculation intellectuelle d’un côté et la situation politique de l’autre, c’est au contraire dans l’éclairage de l’une par l’autre que l’intellectuel Abû Hayyân s’entretient avec l’homme de pouvoir Ibn Sa‘dân. Toute la réflexion intellectuelle dans l’oeuvre s’effectue dans l’enceinte du pouvoir. En effet, cette œuvre se fonde sur la discussion entre l’homme de lettres et le gouvernant, mais plus encore, cette discussion est une commande du pouvoir : le commanditaire, le vizir Ibn Sa ìdân, presse le mathématicien Abû-l-Wafâ î al-Muhandis de lui faire connaître un interlocuteur susceptible de l’entretenir de la vie socioculturelle bagdadienne :

« Je rendrai possible ce que tu mérites depuis longtemps : ( ar ìâ ™aqqaka-l-qadîm ) : te faire rencontrer ( îû”iluka ilâ ) le maître Abû ‘abd allah al-‘Âri ñ (ibn Sa ìdân) » (I 4)

Dans l’œuvre, le poids des deux personnalités pèse lourd : la personnalité du vizir, sans lequel le projet de l’oeuvre ne pourrait avoir lieu, et la personnalité d’Abû ©ayyân qui est l’auteur 20 du compte rendu des séances

20 avec le problème que pose la dénomination d’auteur dans le cas d’Abû ©ayyân, il l’est assurément au sens d’organisateur de discours, il semble l’être aussi au sens d’un auteur identifiable par un style, des termes et des expressions reviennent souvent dans l’ensemble de l’œuvre quels que soient les locuteurs. La question est également posée pour les Muqâbasât , par son éditeur « Cette question importante demeure : comment Abû ©ayyân a-t-il transmis ces conversations ? Les a-t-il racontées textuellement, dans leurs mots et dans leur style, comme les locuteurs les ont prononcées (…) ? ou en a-t-il pris le sens et les a-t-il reformulées, affinées,

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et des discours rapportés au vizir. La rencontre pèse aussi sur la dynamique de l’œuvre : le projet de mettre par écrit ces conversations serait resté lettre morte si Abû Hayyân n’avait été introduit à la cour du vizir : Taw ™îdî doit donc se soumettre à un cadre thématique et argumentatif qu’il n’a pas défini. 21 Il répond à une double convocation : la convocation du vizir qui lui demande de lui rendre compte des multiples séances de discussion auxquelles il a assisté, et celle d’Abû-l-Wafâ î al-Muhandis qui exige de lui un récit des ses entretiens avec le vizir. Cela pose la question complexe de la place de Taw ™îdî dans l’œuvre : dès lors qu’il se fait l’écho des débats et séances de discussion dont il a été témoin, le récit de ce qu’il a entendu ne peut être, peu ou prou, qu’une réorganisation de discours qu’il livre à la réflexion de ses deux interlocuteurs, et plus largement, du lecteur. 3.1 Discours d’Abû ©©©ayyân et discours des locuteurs du Imtâ ‘

Restreindre la fonction d’Abû ©ayyân à celle d’un transcripteur, du rapporteur d’une parole strictement restituée en mode de focalisation externe, sans trace aucune de sa présence, semble paradoxal : comment parler d’une pensée d’Abû ©ayyân si ce dernier n’était qu’un transmetteur objectif de ce qui a pu se dire dans les milieux intellectuels de son temps et non également une des voix de l’époque, porteuse d’un regard sur son temps 22 ? Comment

amendées, organisées dans son style et avec ses mots ? La seconde supposition nous semble la plus proche de la réalité. (M.T Hassan introduction aux Muqâbasât p 15) 21 Sauf à deux reprises : dans sa discussion avec le secrétaire Ibn Ubaîd (7 ème Nuit) et lorsque le vizir lui demande de choisir lui-même le thème d’une Nuit. ( « hâti mâ ‘indaka » livre nous ce qui est en ta possession (I 143) ) 22 L’hypothèse d’un pure transmission de discours est démentie dans le Imtâ ì par le fait qu’en certains endroits Taw ™îdî se met lui-même en scène, en s'exprimant lui-même, comme dans son entretien avec le secrétaire ibn ìUbaîd dans la 7 ème Nuit ou en intégrant à son propre discours le discours d'autres locuteurs, s'entretenant avec le vizir, il transmet le discours du peuple qui se plaint de la chéreté des prix (II, 26). Dans

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justifier que le nom d’Abû ©ayyân soit lié à une œuvre que l’on a pu considérer comme l’une des plus brillantes de la prose arabe classique mais aussi comme l’une des plus informées sur le contexte culturel de son époque ? Pourquoi parler de l’œuvre ou de la pensée d’Abû ©ayyân ? Plus simplement encore, pourquoi appeler Taw ™îdî auteur, lui qui, dans la grande majorité de ses ouvrages, procède par discours et narrations interposés. Le Kitâb al Imtâ ‘ wa-l-Mu îânasa reflète le statut particulier d’Abû ©ayyân : il n’est pas l’auteur de l’ouvrage au sens traditionnel du terme puisque la plupart des propos tenus par les locuteurs sur les thèmes abordés ne sont pas les siens, mais il n’est pas non plus étranger aux propos tenus par les locuteurs du Imtâ ì, il est auteur dans le sens particulier d’instance organisatrice, voire réorganisatrice de discours, dans le débat entre Mattâ et Sîrâfî dans la 8 ème Nuit , par exemple, l’attribution de la plupart des propos à Sîrâfî invite à demander, sans pour autant négliger les problèmes importants que pose ce texte sur la conception de la logique et des rapports entre les langues, si la rencontre n’est pas une reconstruction; Mattâ, mis en difficulté par les nombreuses attaques de Sîrâfî contre la logique grecque, ne se voit pratiquement pas offrir d’opportunités de répondre. Faut-il voir dans ce procédé une intervention après-coup de Taw ™îdî ? L’organisation de la rencontre le laisse à penser. Le second problème lié à la question du discours chez Abû Hayyân est celui de la polyphonie. Ce terme, qui désigne le fait que « plusieurs voix parlent simultanément » (Ducrot,1984,p.172), donne lieu à une complexité les Ma◊âlib , la charge dirigée par Taw ™îdî contre les deux vizirs Ibn al ìAbbâd et Ibn al ìAmîd ne laisse pas de doute sur le poids et la portée d’un point de vue de Taw ™îdî, dans cet exemple, sa '' protestation morale '' pour reprendre l’expression d’Arkoun, qui traverse l’ensemble de son œuvre, et qui, pour Arkoun, lui assure ‘'sa plus durable originalité ‘' (Arkoun p 43). Dans le Kitâb al Imtâ ‘, la multiplication des points de vue chez des locuteurs qui ne reflètent pas forcément le point de vue d’Abû ©ayyân correspond à une stratégie complexe : il y a d'abord la fonction de rapporteur deTaw ™îdî, il y a ensuite l'organisation du discours, qui fait apparaître un choix, il y aussi aussi le fait de glorifier un vizir et son ma ¶lis et le tout fait nettement apparaître, de la part d'Abû ©ayyân, la fierté de rapporter des la fierté de rapporter passe par la diversité des positions des penseurs qui s’expriment pour défendre le débat d’idées.

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croissante dans le Kitâb al Imtâ ì, il y a d’abord la polyphonie formé par l’existence de plusieurs discours (plusieurs locuteurs) puis la polyphonie au sein d’un même discours, par exemple, dans le discours de Sîrâfî dans la 8 ème Nuit , la présence possible d’un discours identitaire destiné à défendre la langue arabe contre la logique grecque. De plus, une polyphonie ajoute au discours des interlocuteurs, et au discours auxquels ils font eux-même référence, le discours de l’organisateur de discours, que l’on peut identifier à partir de certains critères : l’ordre, le degré de notoriété des locuteurs, la longueur de leurs propos. L’ examen de ces questions, en particulier dans notre 4 ème chapitre, nous permettra de réfléchir sur le statut d’un Taw ™îdî penseur, dans le Imtâ ì, reconnaissable à des caractéristiques propres, notamment la mise en valeur de certains propos qui allant tous dans le sens d’un point de vue donné, suggère une position de la part de celui qui les a ainsi organisés.

3.2 Le poids d’un auteur, l’expression d’un point de vue

La pensée exposée dans le Kitâb al imtâ ì témoigne, aux yeux du lecteur contemporain, de l’actualité du IVème /Xème siècle, d’abord parce qu’elle confronte les points de vue de grands noms de la période sur une somme de questions et rend ces points de vue eux mêmes célèbres. Le Kitâb al Imtâ ‘ fait date par son contexte original : c’est une écriture du débat oral qui, à la différence d’autres ouvrages du IVème/Xème siècle, comme celles de grammairiens (Mubarrid, ibn •inni, ibn Fâris), ou de philosophes (Fârâbî)

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ne correspond pas à un seul et unique point de vue, celui d’un auteur, mais transmet la connaissance dans l’échange et partant, des points de vue multiples qui ne recoupent pas forcément ceux du signataire de l’ouvrage. C’est le cas de la controverse munâ Âara , entre le grammairien Sîrâfî et le logicien Mattâ ibn Yûnus al-Qunnâ îí, qui met en confrontation dans le cénacle du vizir Ibn al-Furât deux célèbres savants à la haute renommée dans la Bagdad de l’époque, que fréquentent un nombreux public d’étudiants. Et c’est par la publicité que lui aura donné Abû ©ayyân que cette controverse demeurera célèbre. En évoquant cet entretien, Abû ©ayyân soulève une des problématiques centrales de la pensée du langage de ce siècle, celle des rapports entre la grammaire et la logique, et, en filigrane, celle de la tradition, en définitive, incarnée statutairement par le pouvoir, face aux savoirs importés à travers la relation entre les sciences constituées pour l’étude du donné révélé – la grammaire en fait partie - et les sciences profanes.

4. Les contraintes objectives de l’ """air du temps """

Car c’est aussi l’ ''air du temps '', où le questionnement n’est plus, où l’on n’a plus le goût à la confrontation des idées, qui, signant la disparition du califat éclairé, inquiète Taw ™îdî, au sens fort du terme, comme il en fait l’aveu à la fin de la 25 ème Nuit , prenant l’exemple de la rhétorique :

« On se livrait compétition dans ce domaine lorsque le califat était dans sa splendeur, le gouvernorat, dans l’éclat, que l’on était fermement attaché à la religion, qu’il y avait [encore] quelqu’un pour aimer

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passionnément les vertus humaines, se saisir des circonstances qui mènent vers le bien, privilégier la sincérité, répandre les bonnes mœurs faire commerce de l’éloquence, rechercher la conduite juste et droite et désire ardemment la science. Maintenant qu’aujourd’hui on ne met plus la main à la pâte [sur ce sujet] mais pour des tâches qui lui sont inférieures, que celui qui se pare des atours [du discours] est rejeté, que celui qui en vente les mérites est banni, on ne crée plus rien [avec la rhétorique] ( mâ yu ”na ìu bihi ) Les voies de Dieu sont impénétrables ! » (II 143, 144)

4.1 Quel adab promouvoir ?

C’est en réaction à une certaine conception de l’ adab 23 que Taw ™îdî parle ici. Abû ©ayyân et ses écrits font suite à une période de remise en cause du statut de l’ adab où celui-ci n’était plus conçu comme une culture universelle, mais comme un ensemble de compétences techniques destinées à former les cadres de l’administration. C’est tout le problème d’une conception de la connaissance qui se pose contre une conception de la culture comme source d’épanouissement et de progrès. A cette réaction, Abû ©ayyân oppose sa propre réaction en invoquant un autre temps celui « où le califat était dans sa splendeur », sans doute celui des premiers califes Abbassides marqué notamment par les traductions, la fameuse bibliothèque du bayt al ™ikma , la forte personnalité de certains califes au centre des ces activités notamment al

23 Le centre du débat est en fait de se mettre d’accord sur ce à quoi peut correspondre :« une culture complète, un savoir sans défaut mis en valeur par l’élégance morale, une tenue agréable, des manières raffinées, un sens élevé des rapports sociaux, le souci du bien de tous » (Arkoun 355), selon cette définition de l’ adab que l’on trouve chez Arkoun et de laquelle on peut partir pour poser ce problème.

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Ma’mûn. L’entreprise de Taw ™îdî est la recherche d’un idéal d’adab, désormais bafoué.

4.2 Le questionnement, mode d’exercice du débat

Telle est une des principales sources de l’in-quiétude de Taw ™îdî : une inquiétude éthique qui comprend une éthique des mœurs, et une éthique du langage et du discours. Une éthique des mœurs qui porte sur les individus : les personnes que Taw ™îdî fréquenta directement, comme par exemple les vizirs Ibn al ìAbbâd et Ibn al ìAmîd dans les Ma ◊âlib al Wazirayn , une éthique des moeurs qui donne lieu à des considérations générales, comme la réflexion de Taw ™îdî sur les dispositions morales a¨lâq : dans le Kitâb al Imtâ ‘ , il tente de définir cette notion à l’aune de ce qu’il considère comme des vertus principales, par exemple, parmi beaucoup d’autres, '' la justice '' ( ìadl ) et l’ ''injustice '' ( ¶ûr ) , la ''générosité '' ( sa ¨âî) et l’ ''avarice'' ( bu ¨l) .24 Taw ™îdî refuse que le savoir serve de stratégie 25 au pouvoir, pour maintenir une autorité n’acceptant pas que « le roi devienne philosophe et le philosophe, roi », comme le propose Abû ©ayyân, citant Diogène bien avant Montesquieu. (I 32). Si l’inquiétude de Taw ™îdî est bien philosophique, au sens où elle invite à une refondation critique du savoir et de la relation de

24 La justice (al ìadl) et l’injustice (al ¶ûr) peuvent être deux dispositions morales selon la nature (al fi ’ra) [mais elles sont deux actes par la pensée (al fikra). Le courage (al —agâ ìa) et la lâcheté (al ¶ubn) sont deux dispositions morales liées à la création (al ¨alq). C’est pourquoi il est rare de voir un homme courageux se transformer en poltron… (I 151 trad ; M.Bergé) 25 Car cet idéal humaniste dont semble animé Abû Hayyân est-il partagé par le pouvoir ? Certes en la personne d’Ibn Sa ìdân, nous avons un vizir qui veut se cultiver, mais quelle est la part de distance critique dans les savoirs abordés ? La rencontre entre Mattâ et Sîrâfî, par exemple, ne donne pas de raison objective d’invalider la logique grecque.

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l’homme au savoir, elle est aussi, et peut-être même d’abord, existentielle. Taw ™îdî écrit troublé par l’atmosphère de son époque et par sa relation au pouvoir, sous le double regard, objectif, du penseur et subjectif du sujet à la cour, situation dont on connaît l’issue terrible : un dénuement total qui le poussera, dans un ultime accès de vengeance, à pratiquer l’autodafé d’une partie importante de ses écrits. Le questionnement est un autre procédé important de la conception du savoir chez Taw ™îdî. Il y a les questions du vizir sur un thème qui ouvrent presque toutes les séances du Imtâ ‘ , les questions de Taw ™îdî à Miskawayh dans les ©awâmil et –awâmil 26 ou dans les Muqâbasât . Ouvrir les séances de discussion par des questions correspond souvent à soulever des problèmes culturels en lien avec les besoins du moment 27 : pour Taw ™îdî, présenter un modèle de l’ adîb et de l’ adab , définir la relation entre le savoir et le pouvoir, réfléchir sur le langage en tant que faculté d’expression et de communication. Le programme culturel de Taw ™îdî est lié à l’actualité de son époque. C’est en effet l’époque où, par exemple, se met en place une langue spécialisée : la langue de Farâbî, qui n’est pas celle de Taw ™îdî, élabore un vocabulaire philosophique, au premier chef parce qu’elle articule des concepts, en particulier ceux hérités de la philosophie grecque comme l’essence ¶awhar , l’accident ìara ñ, la qualité kayfiyya , la quantité kammiya , concepts que l’on trouve également par exemple, avant Fârâbî, chez un Kindî. 28

26 Celles –ci ouvre l’espace de discussion sur un autre contexte : deux philosophes, Taw ™îdî et Miskawayh se posent des questions sur l’actualité de leurs temps. Taw ™îdî a misé sur une spéculation peut-être plus désintéresée que dans le Imtâ ‘ « il s’est (...) contenté de poser des questions sans se soucier du sort qui leur sera réservé, tel les chameaux qu’on laisse paître en liberté –dit Arkoun. Miskawayh au contraire, a visé à donner des réponses exhaustives, embrassant l’ensemble de chaque problème soulevé par son correspondant. » (I 110) 27 Ce qui ne veut pas dire que l’on rejettera les savoirs qui n’ont pas d’utilité directe. Par exemple, la spéculation sur des notions philosophiques et présente (Nuit sur le mumkin et le mumtana ‘) 28 cf M. Allard L’Epître de Kindî sur les définitions BEO XXV, Damas, 1972.

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4.3 Le penseur face à un état de crise

Le IVème /Xème siècle est l’héritier de la période faste des traductions d’Aristote, de Plotin, de Platon, de Ptolémée, autant de noms mentionnés dans le Kitâb al Imtâ ‘ . Et les sciences dites exogènes dont, par exemple, la logique grecque, font l’actualité culturelle de la période. La logique grecque est présenté de façon défavorable dans le Kitâb al Imtâ ì où le logicien Mattâ ibn Yûnus est attaqué , alors que Farâbî la présente comme une discipline à part entière. Deux démarches s’opposent. Ainsi Abû ©ayyân se révolte deux fois : contre son époque, et à titre personnel. Contre son époque : guerres et révoltes sont nombreuses à l’intérieur de l’Empire comme les conflits à résurgence tribales, par exemple entre les ‘Adnanites et les Qa ™’ anites « en tous lieux de l’Empire musulman et dont la forme la plus cruciale apparut dans le conflit qui opposa Mu ñarites et Yéménites au ´urasân »29 Ainsi, comme le note Sourdel :

'' le Royaume fédéral des Bouyides [couvre un espace beaucoup plus limité que l’Empire abbasside : il se limite] en fait à l’ occidental et à l’Irak, le Khorassan restant entre les mains des émirs Samanides, la Haute-Mésopotamie entre celles des Hamdanides, l’Egypte et la Syrie méridionale entre celles des Ikhshidides '' (Sourdel,1999, p. 194)

A l’extérieur, les Byzantins multiplient les incursions, profitant des déchirements internes d’un empire dominé par l’esprit de convoitise, les complots, et les réactions d’autodéfense à caractère ethnique ìa”abiyya des populations persanes. La situation préoccupante qui fait l’histoire des

29 Taha Husayn cité par al Saykh.

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hommes de ce début du IVème /Xème siècle favorise dans le domaine de la pensée l’émergence d’un examen de conscience et le penseur, confronté à un état de crise, convoque le passé et développe une méditation dans laquelle le thème du regret se mêle à l’observation attentive du présent. La démarche intellectuelle d’Abû ©ayyân se situe à la conjonction d’une situation placée sous le signe de l’inquiétude philosophique, du questionnement, et d’un drame personnel. 30 Dans un o tempora, o mores implacable, prenant l’exemple de la rhétorique, 31 Taw ™îdî a fustigé les méfaits d’une pensée en déroute, et d’une hauteur de vue en perdition. Son œuvre aura permis de passer en revue les savoirs disponibles à son époque, à les populariser 32 , et aussi à propager une tournure d’esprit acquise à la franchise et à la liberté d’expression dont on peut penser qu’elle ne fut pas étrangère à sa destinée finale. En effet, les questionnements sur les thèmes majeurs de la pensée au IVème/Xème siècle sont le plus souvent liés dans le Kitâb al Imtâ ì à la façon dont le pouvoir les conçoit 33 , lequel ne contribue pas peu à façonner une conception du savoir.

30 L’œuvre de Taw ™îdî, abandonné au dénuement à la fin de sa vie, porte la marque de sa situation personnelle : on connaît la lettre rédigée par lui à Abû-l-Wafâ î dans le Imtâ ì, dont nous avons précédemment cité des passages. Le violent réquisitoire posthume des Matâlib al Wazirayn s’inscrit aussi dans ce contexte. 31 Voir Imtâ ' II pp.143-144 32 Tawhîdî n’aborde pas les disciplines du savoir au même niveau qu’un Fârâbî, par exemple. Le paradigme vulgaire / spécialisé est utilisé par Farâbî dans le souci de mettre au point un savoir technique utilisable sur un plan philosophique. La vocation de l’œuvre de Taw ™îdî n’est pas de montrer une pratique en acte des disciplines mais de les discuter et éventuellement, de les définir. 33 C’est le plus souvent le vizir qui fixe les thèmes des Nuits . Dans la fameuse confrontation entre Mattâ et Sîrâfî , qui dirige l’entretien ? ce n’est ni Mattâ, ni Sîrâfî, mais ibn al Furât. Les questionnements émanant de Tawhîdî lui-même se trouvent plutôt dans les Muqâbasât et surtout dans les entreteins avec Miskawayh du Kitâb al Hawâmil wa-l-–awâmil .

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5. La place de l’homme de lettres

La diversification des lieux où il devient possible d’échanger sur la matière scientifique se double d’un autre développement, inédit : la démultiplication des lieux de pouvoir puisque les ma ¶lis sont le plus souvent animés par les hommes du pouvoir politique, princes ou vizir, administrateurs de principautés. Ce sont les grands noms qui les fréquentent qui rendent ces lieux célèbres. L’existence de ces cercles de discussions est rendue possible non seulement à l’instigation de l’homme de pouvoir, mais aussi parce qu’ils sont fréquentés par des intellectuels renommés . Les savants renforcent leur réputation de personnages célèbres lorsqu’ils pénètrent ces cercles restreints.

5.1 De grands noms fréquentent les gouvernants

Au IVème/Xème siècle, on associe encore la cour, qui est, cette fois, celle des Princes Buyides, dont le poids demeure très présent, à une instance de légitimation. Ainsi le grammairien ibn Fâris baptise-t-il une de ses œuvres al Sâhibî, titre qui rappelle le patronyme du Prince al “âhib ibn ìAbbâd. Ainsi encore la biographie d’ ibn •innî nous rappelle que celui-ci fréquenta al- Mutanabbî à la cour de Sayf al Dawla à Alep, et que son oeuvre al ´a”âî” s est dédiée au Prince Bouyide d’Irak Baha î al Dawla ''qui régna simultanément sur l’Irak, le Fârs, et le Kirmân de 379 à 388.'' 34 Ainsi encore le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa est-il adressé à des hommes de pouvoir, même si les

34 A . Najjar, éditeur des ´a”âîi” (´a”âîi” p 71)

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statuts des destinataires de cet ouvrage sont multiples : Abû ©ayyân doit d’une part rendre compte au vizir ibn Sa ìdân des séances dont il a été témoin et à un homme de sciences, assimilable, par sa fonction d’introducteur de Taw ™îdî auprès du vizir, à un représentant du pouvoir. Mais il faut aussi s’interroger sur les implications de ce contexte de proximité entre le Pouvoir et l’homme de lettres : jusqu’à quel point permet-il la diffusion du savoir et l’émergence d’une certaine liberté d’expression ? L' existence d’un mécénat multiple à pu, jusqu'à un certain point, favoriser la présence de courants différents et multiples faisant notamment apparaître les orientations mìutazilites de certains –même si, il faut y insister, les mu ìta zilites ne sont pas des philosophes rationalistes, la raison est donnée pour comprendre la révélation et se limite à cette tâche - ou la présence d’autres religions comme les religions dualistes d’origine persane : mazdéisme, manichéisme, dont les doctrines devaient être réfutées. Il fallait donc des savants rompus au mode de la controverse 35 qui en approfondissant la connaissance des credos concurrents se donnaient les moyens de :

« mieux les ridiculiser, démolir leur thèse dualiste et faire reculer leur influence » (Géries, 1977, p.8)

C’est pourquoi on peut dire de la période qui va de la seconde moitié du IIème/VIIIème siècle, jusqu’à la disparition de l’Empire Abasside avec la prise de Bagdad par les Mongols au VIème /XIIIème siècle, qu’elle constitue une période culturellement faste, qui est un capital sur lequel le souverain, souvent lettré, mise lui-même. Cette période culmine au IIème/VIIIème, qui marque l’émergence de la prose arabe, au IIIème /IXème siècle où s’affirment les sciences médiévales arabes du langages, et au IVème/Xème siècle où se

35 mais aussi sur le mode de la répression pure et simple

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met en place une pensée arabe que d’aucuns ont pu avec raison qualifier d’humaniste 36 . C’est pourquoi, également, il faut s’entendre sur la signification de l’expression '' Renaissance culturelle '' utilisée par Al Saykh pour décrire l’activité intellectuelle à la prise du pouvoir par les Buyides (cf note 84), on ne peut l’identifier à une restructuration de la pensée, un remembrement de l’activité de l’esprit, une réappropriation du savoir par les intellectuels après une coupure. Plutôt que de Renaissance, il conviendrait davantage de parler d’une dynamique de la pensée indépendante des troubles qui ont secoué l’Empire, mais aussi de l’apparition progressive d’un vocabulaire philosophique, notamment emprunté à la philosophie grecque 37 . Dans cet esprit on notera le fréquence de la notion de ìaql , raison-intellect, dans le discours des penseurs, comme chez Abû ©ayyân qui se réfère via Abû Sulaymân dans les Muqâbasât à l’intellect agent et l’intellect hylique d’Aristote. 38 Ainsi lorsque Miskawayh termine sa description du ma ¶lis de ìAñud al Dawla en affirmant que les sciences qui font l’objet des discussions qui s’y tiennent :

« se sont mises à revivre alors qu’elles étaient mortes ( ìâ—at hâdîhi-l-ìulûm wa kânat mawâtan » (Tajârib VI p 278)

nous pensons que ce propos échoue à montrer que les cénacles ont pu maintenir la pratique suivie de la discussion scientifique, sans avoir à « faire revivre » des sciences auxquelles on avait totalement cessé de s’adonner. Ceci

36 Nous essayons, au début de ce chapitre, de donner une définition de ce terme dans le contexte de cette époque. 37 Elamrani Jamal parle par exemple, pour Abû Sulaymân, d’une ''opinion philosophique vaguement platonicienne'' (Elamrani, 1983,p.96 ) 38 Sur cette question du ìaql , pour autant qu’elle implique la pensée du langage chez Taw ™îdî, cf notre chapitre5.

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est d’autant plus vrai que le ma ¶lis n’est pas l’oeuvre des Buyides, comme le rappelle Cl.Cahen :

« ( …) Avant même que fût consommé le démembrement de l’Empire abbasside, s’étaient constitués, parallèlement au majlis du calife, des cénacles dirigés par des gouverneurs et de hauts dignitaires qui avaient à cœur de réunir autour d’eux, pour assurer leur prestige, des poètes et des savants, fréquemment attirés par des affinités ethniques ou politico-religieuses (...) car l’homme de lettres ou l’érudit isolé ne pouvait, s’il était sans fortune, que vivoter ; il lui fallait de toute façon, pour peu qu’il fût ambitieux, faire appel à un mécène, qu’à défaut du calife, il avait la possibilité de trouver en province, puis à la cour des dynastes qui fleurirent d’un bout à l’autre du monde musulman. » (Cahen E.I 2 ème édition)

Ainsi , mais sous des formes différentes, liées en particulier à l’éclatement des centres de diffusion de la connaissance, une continuité a été préservée dans la relation au savoir, due notamment à la multiplicité des influences culturelles.

5.2 Les limites de la liberté

L’importance que l’homme de pouvoir revêt aux yeux de l’homme de lettres est dissymétrique, celui qui aura réussi à se faire admettre à la cour peut, autant que se faire un nom et bénéficier des honneurs, jouir de solides subsides qui garantissent sa renommée et son aisance matérielle. Le problème du rapport entre le pouvoir et l’écriture se pose de façon aiguë, à l’instar du poète qui s’est octroyé un espace de liberté qu’il ne pouvait s’offrir dans un

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tel contexte, c’est, entre autres, l’exemple, sous le règne le règne des Abbassides, de Ba —— âr ibn Burd mis à mort par al Mahdî, pour ses comportements licencieux. Sous l’administration Buyîde, il y a l’exemple d’Abu ©ayyân, implorant le vizir dans une lettre pathétique qui clôt le Kitâb al Imtâ ‘ de l’arracher à l’état auquel il est désespérément réduit, celui de '' tendre la main pour demander l'aumône '' takaffuf (Imtâ ‘ III p 126) en dépit de s’être attelé, à la demande du vizir de surcroît, à l’entreprise du Kitâb al imtâ ì, cette ''mine de renseignements pour quiconque veut s’informer sur le IVème/Xème siècle ''(E.I article Taw ™îdî). Dans le même temps, on peut s’interroger sur la recherche d’une vérité dans le débat des ma ¶âlis eux-mêmes, en raison des questionnements que suscite le type de discours pratiqué dans cette institution. 39 Mais pour garantir la renommée et l’aisance matérielle de l’homme de lettres, il n’en demeure pas moins qu’il y a un pacte, une loi qui définit son rôle et sa fonction vis à vis du pouvoir. Abû ©ayyân encoure-t-il la sanction de ne pas avoir respecté ce pacte ? Les critiques acerbes à l’endroit d’Ibn ìAbbâd qui émaillent pratiquement chaque page de son Ma ◊âlib al wazîrayn pourraient en témoigner, ainsi que la liberté de ton avec laquelle, fût-ce par locuteur interposé 40 Abû Hayyân déclare à Ibn Sa ìdân que :

« Ibn Barmawayh évoquait des choses venant de ta part et considère que si elles n’avaient pas existé, ton cénacle eut été plus honorable, ta dynastie plus puissante, tes jours plus longs, ceux dont tu as la charge, plus loués, et tes ennemis, plus honnis ». (I 43)

39 Nous tenterons d’approfondir dans notre lecture de la 8 ème Nuit cette question de la présence d’une vérité préétablie dans les débats ou, au contraire, d’une vérité à construire, que nous avons mentionnée dans notre introduction générale. 40 Secrétaire qui avait comploté pour la chute et la disparition d’Ibn Sa ‘dân

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Un telle liberté de ton demeure exceptionnelle. Car le schéma mis en place depuis la présence de l’homme de lettres à la cour, c’est à dire, en fait, depuis l’installation du pouvoir Omeyyade, reste identique, ce dernier ne peut espérer une ascension véritable sans se situer dans le sillage du pouvoir. Ce schéma demeure reproduit : on peut prendre l’exemple du poète abbasside qui est un poète de cour, il fréquente le calife, est souvent panégyriste et c’est sur ce thème poétique qu’il asseoit sa renommée. Pourquoi le poète Abû Tammâm et comment sa ©amâsa , puis ce que l’on pourrait appeler la querelle arabe médiévale des Anciens et des Modernes, à propos de laquelle on l’opposa à Bu ™tûrî, se sont-elles popularisées ? D’abord, et avant tout, parce qu’il fut un célèbre poète de cour et fût panégyriste des califes, notamment, al Mu ‘tasim. Pourquoi Bu ™turi et comment sa ©amâsa , puis la querelle arabe médiévale des Anciens et des Modernes, à propos de laquelle on l’opposa à Abû Tammâm, se sont-elles popularisées ? D’abord, et avant tout , parce que Bu ™tûri est l’intime d’al-Mutawkkil et de son vizir al Fath ibn Hâqân. Et l’homme de lettres n’est l’intime de l’homme de pouvoir que pour autant que ce dernier le désire. Soumis au bon vouloir de son mécène, il ne peut faire la preuve de son talent qu’à l’intérieur d’un cadre balisé. Cette pratique d’une fonction tracée par un système désormais ancestral qui consacre l’imbrication du Pouvoir et des Belles Lettres se retrouve sous le règne Buyîde à une échelle plus vaste et vient poser des enjeux spécifiques.

5.3 La culture comme mode d’affirmation de l’homme de pouvoir

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La relation entre l’intellectuel et le pouvoir s’étend à une échelle plus vaste chez les Buyides en raison de la multiplicité des lieux d’échange intellectuels : cercles des maîtres 41 , majâlis des vizirs, ma ¶âlis des savants, ont des implications nouvelles. D’abord l’homme de pouvoir, Prince ou vizir, manifeste de façon déclarée son intérêt pour l’émulation des discussions scientifiques, celles-ci deviennent de moins en moins un simple passe-temps, elles deviennent une véritable institution, qui découle d’une orientation avérée du Pouvoir en direction de la culture, érigée en valeur fondamentale. Ce que dit l’historien ibn al-A◊îr à propos de ‘A ñud al-Dawla, l’un des plus grands Princes Buyîdes est à cet égard instructif :

« ‘A ñud al-Dawla préférait fréquenter les hommes de lettres plutôt que se faire l’intime des Princes » ( Kâmil VIII p 518 cité par al Shaykh)

On peut observer l’existence d’un tel penchant chez plus d’un animateur de majlis . Ainsi Mohammed al Shaykh met au rang des ma ¶lis les plus célèbres celui du Prince Sayf al Dawla ibn ©amdân dont :

'' [l’] intérêt pour la politique était faible. '' (al Saykh 1983 p. 27)

C’est en effet pour ses rencontres avec le poète al-Mutanabbî :

'' trop connues pour être négligées par celui qui étudie [cette période] '' (al Shaykh p 27 citant Taha Husayn dans Ta ¶dîd òikrâ abî-l- ìalâ î),

41 ™alaqât , à ne pas confondre avec les ma ¶lis des savants, qui réunissent les savants entre eux, alors que les ™alaqât sont les lieux où se déroulent les leçons des maîtres. Les deux termes sont mentionnés dans le Imtâ ì.

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que son ma ¶lis a pu occuper une place importante parmi les ma ¶lis les plus célèbres de l’époque. Pour décrire le ma ¶lis d’Abû-l-Fa ñl ibn al ìAmîd, Taw ™îdî constate que les prétendants :

'' l’implorent ( yatawassalûn ilayhi ) avec des morceaux de littérature et de science de toutes espèces ( ñurûb mina-l-î adab wa-l- ìulûm ) '' (I 66)

il faut alors noter la part de madî ™ que comporte cette pratique, avatar du panégyrique des califes sous l’époque abbasside .

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5.4 Des cercles dans les cercles

Il y a encore au temps des Buyides une séparation entre la ¨â”” a, l’élite, et la ìâmma , le commun du peuple. 42 Miskawayh fait ainsi observer que :

« L'on avait dédié aux personnes choisies ( ahl al ¨u”ûs ) et aux philosophes ( al hukamâ î mina-l-falâsifa ), dans la demeure de ‘A ñud al-Dawla, un endroit proche de son cénacle, qui était la pièce réservée aux chambellans ( ™ujjâb )43 Ils s’y réunissaient pour entrer en conférence ( mufâwa ña) , à l’abri des sots ( sufahâ’ ) et des gens de peu ( ri ìâì al ìâmma ). ( Tajârib al Umam VI p278 cité par al Saykh)

Ici figure un autre indice de la proximité de l’homme de lettres du pouvoir , l’intellectuel est introduit chez le chambellan , qui fut l’un des postes les plus importants après celui de vizir, comme le rappelle Sourdel dans l’article ™â¶ib dans l’Encyclopédie de l’Islam :

« Avec l’avénement des Abbassides (...), les deux plus importants offices de la cour furent ceux de wazîr et de hâdjib . (...) Par la suite (...), les chambellans étaient sur le point de devenir les véritables maîtres de l’Etat, à un moment où l’autorité du calife faiblissait de jour en jour, mais ils ne disposaient pas des mêmes ressources financières que les gouverneurs de province et ils durent s’effacer devant ces derniers ». (Sourdel article hâdjib E.I 2 ème éd)

42 et aussi, au-dessous de la ìâmma , le petit peuple incontournable des ''sans-nom'' 43 « Maître de cérémonies à la cour, surintendant du Palais, chef de la garde, redresseur des torts », et parfois même « premier ministre » ou « chef de gouvernement ». (D.Sourdel E.I 2 ème éd) « A l’avénement des Abbassides, les deux plus importants offices de la cour furent ceux de wazîr et de ™âjib ». A l’époque Bouyide, la position du chambellan est allée grandissant : « les chambellans étaient sur le point de devenir les véritables maîtres de l’Etat, à un moment où l’autorité du calife faiblissait de jour en jour, mais ils ne disposaient pas des mêmes ressources financières que les gouverneurs de province et ils durent s’effacer devant ces derniers ».

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5.4.1 Le rôle du chambellan ™™™âjib

On indique ici un autre lieu de réunion des intellectuels que le ma ¶lis . En effet, dans cet espace privé, la pièce ™u¶ra réservée aux chambellans, s’insèrent également des savants admis à la cour. Miskawayh utilise l’expression îahl al ™ukamâ î min al falâsifa , l’expression se traduit, mot à mot, par '' les sages parmi les philosophes ''. Doit-on interpréter cette expression dans le sens restrictif du pléonasme ? A quel sages, parmi les sages que sont les philosophes, réfèrent ces sages ? Nous pensons qu’ils désignent une classe au sein des philosophes, un cercle rapproché constitué d’un cercle à la base plus élargie, en quelque sorte l’élite d’une élite. Ces '' sages, parmi les philosophes '' constitueraient un sous-ensemble faisant partie du cercle déjà restreint des intellectuels admis à la cour. Dans la pièce résevée aux chambellans, attenante au ma ¶lis , les savants devisent en l’absence du souverain sur le mode de la mufâwa ña un autre mode que celui du ma ¶lis qui est souvent celui de la munâ Âara , controverse, ou de la mu ‘ârada , joute verbale 44 . Le Lisân al ‘Arab définit la mufâwa ña comme une participation entière des deux partis en jeu dans cette configuration à tous les biens qu’ils possèdent :

« Azhari a dit : "Il a part avec lui sur le mode de la mufâwa ña (wa —ârakahu —arâkata mufâwa ña) ", c’est à dire que tous leurs biens (mâluhumâ gamî ‘an ) sont constitués de ceux qu’ils possédent entre eux ».

44 nous analysons et définissons ces termes dans notre analyse de la rencontre entre Mattâ et Sîrâfî dans la 8ème Nuit du Imtâ ‘ (cf chapitre IV)

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Par extension, ici, le terme mufâwa ña pourra désigner la participation pleine et entière des savants à tous types de sujets, sur un mode non conflictuel, contrairement à ce que pourrait entraîner le souci de triompher dans une joute oratoire. C’est en effet l’idée qui nous semble présente dans ce partage des biens, ici du savoir, sans condition. Ce serait dans le salon du chambellan que se déroulerait ce fait d’exception car, lieu de discussions intellectuelles important, le pouvoir entretient la compétition. D’une part, les centres culturels rivalisent entre eux, mais aussi, par conséquent, les gouvernants, dont le rayonnement personnel, et celui de leurs principautés, est lié au rayonnement de leurs cercles intellectuels. Nous avons dit que l’on pouvait assimiler la description du ma ¶lis de ‘A ñud al-Dawla dans les T¶jârib al-’umam à un tableau dans lequel apparaîtraient plusieurs plans ; au centre, se tiendraient les membres d’une élite désignée par le vizir, à l’arrière plan, l’ensemble des participants. Cette notation de Miskawayh décrit spatialement le lieu de rassemblement des intellectuels dans l’enceinte du pouvoir : le ma ¶lis , et la pièce ™ujra dans laquelle se réunissent des philosophes triés sur le volet. Miskawayh désigne ainsi ces élites avec la racine ´““ qui évoque l’idée de spécification, de restriction, il emploie l’expression ahl al ¨usûs qui désigne un périmètre d’ intimes parmi lesquels on peut compter les officiers préposés au service intérieur du Prince, les chambellans. Miskawayh utilise la racine ´““ pour évoquer la ''pièce réservée aux chambellans '' al ™ujra allatî ya ¨ta ”” u bihâ-l- ™ujjâb . Et si le ma ¶lis peut-être assimilé à un espace d’intimité qui entoure le Prince de savants qui en constituent la '' garde rapprochée '', il n’en est pas moins un espace ouvert sur le monde extérieur, en raison de la notoriété des savants, comme par exemple, le philosophe Abû Sulaymân, un des intervenants les plus importants du Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu î ânanasa et l’intervenant principal des Muqâbasât .

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5.4.2 L’exemple d’abû Sulaymân

Le ma ¶lis d’Abû Sulaymân compte parmi ceux dont les animateurs sont des savants. La coutume voulait que l’un d’entre eux, connu pour l’étendue et la variété de sa culture prenne les rênes du cercle et entretienne les siens de son savoir. Au nombre de ceux-là figure, dans le Kitâb al Imtâ ì, l’un des maîtres de Taw ™îdî, le philosophe Abû Sulaymân al Man ’iqî dont le Kitâb al Imtâ ì et le Kitâb al Muqâbasât reflètent une partie de la pensée, formant un complément fondamental aux écrits d’Abû Sulaymân lui même, en particulier le “iwân al ©ikma . Cette dernière œuvre, œuvre principale d’Abû Sulaymân, n’est pas l’expression de la pensée d’Abû Sulaymân, mais, comme il le dit lui-même, une histoire des sages - philosophes T ârî ¨ li-l- ©ukamâ î , avec de nombreuses citations d’apophtegmes, bon mots ou maximes. Voici ce que déclare Abû Sulaymân au début du “iwân al ™ikma :

« J’ai jugé bon d’établir [dans cette oeuvre] l’histoire des Sages (™ukamâ î), leurs noms, et quelques uns de leurs propos et certaines de leurs conduites morales ( a¨lâq ) » ( “iwân al ©ikma p 77)

Nombre des philosophes cités dans le “iwân sont grecs 45 , de même que Tawhîdî cite des philosophes grecs dans le Imtâ ‘ , mais il y a aussi un nombre important d’intellectuels arabo-musulmans, qui le plus souvent entrèrent en contact avec les écrits des philosophes grecs par l’intermédiaire de la traduction. Certains sont cités par Tawhîdî dans le Imtâ ‘ , comme les célèbres philosophes al-Kindî et Miskawayh, le philosophe hurâsânien al ‘Amirî,

45 Platon, Socrate, Aristote, mais aussi Pythagore fî ’â®urs (p69), Anaxagore (p69) anaksâ ®urs , Héraclite d’Ephèse irâqlî ’us min afâsis (p 80)...

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contemporain d’Avicenne, le grammairien Yahyâ ibn ìAdi, l’un des maîtres de Taw ™îdî, le grammairien Al Rummânî :

''premier grammairien à avoir introduit la logique dans la grammaire '' (Badawi Introduction au “iwân al ©ikma p.18)

le traducteur chrétien d’Aristote Abû ìAlî ibn Zur ìa, ou encore le philosophe Wahb ibn Ya ìî— al Ruqiyy, présent dans les Muqâbasât et le Kitâb al imtâ ‘ , où il intervient peu avant le débat qui oppose Mattâ à Sîrâfî (I 104). Mais c’est bien davantage par ce que Tawhîdî a retenu des nombreuses réunions dirigées par Abû Sulaymân que la pensée de ce personnage a pu être restituée, notamment à partir de ces réunions du groupe d’intellectuels qui se tenaient régulièrement autour d’Abû Sulaymân 46 et dont faisait partie Abû Hayyân. C’est à juste titre que Badawî compare la relation de Taw ™îdî avec Abû Sulaymân à celle de Platon avec Socrate (Badawî, 1974, p. 19) , à cette différence près que Socrate n’a rien écrit. Le Kitâb al imtâ ‘ et les Muqâbasât , en constituant la source de renseignements la plus importante sur Abû Sulaymân, comporte des informations sur la tonalité de ces entretiens, élément important car il définit l’orientation intellectuelle d’Abû Sulaymân, mais amène aussi à s’interroger, en raison de la fréquence de la mise en texte

46 Le ma ¶lis d’Abû Sulaymân figure parmi les ma ¶lis de savants les plus célèbres : « L’un de ces majlis les plus renommés -note al Shaykh- est le ma ¶lis d’Abû Sulaymân al Mantiqî qui occupe la première place en philosophie après Yahya ibn ìadî ( philosophe présent aussi dans le Imtâ ì). Les vizirs accordaient de l’importance aux discussions qui se déroulaient dans ces réunions, Ibn Sa ‘dân demandait à Abû ©ayyân des nouvelles d’Abû Sulaymân, des émissaires du Sijistân qui lui rendaient visite et l’interrogeait sur leurs sujets de discussion » (al Saykh 28). Le Kitâb al Imtâ ì rend compte de ces réunions, au contenu parfois très éclectique comme en témoignerait la seule fonction de certains des présents : « J’ai appris qu’Abû Sulaymân – a dit le vizir- visitait les vendredis les émisaires du Sijistân ensemble ( lammân ) , demeurait chez eux pour le gîte et le couvert ( ’âìiman nâ îimân ), et se plaisait de la familiarité qu’il y avait entre toi et lui ( ya înas bi îannaka ma ì ahu ), qui donc était présent à cet endroit ? Un groupe . La semaine dernière étaient présents le secrétaire ibn Jabala, ibn Barmawayh, ibn al Nâ Âir, Abû Man ”ûr et sonfrère, Abû Sulaymân, le compositeur Bandâr ( Bandâr al Mu ®annî ), le danseur ßazzâl, et derrière les rideaux, [la servante] ‘Alam.(I 42)

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de ses propos dans le Imtâ ì et les Muqâbasât , sur l’orientation d’Abû ©ayyân lui-même. On ne trouvera pas dans les discussions animées par Abû Sulaymân un discours didactique sur la nature et le fonctionnement des connaissances, mais une discussion sur ce sujet qui présuppose un certain degré d’assimilation de définitions et d'un mode de fonctionnement 47 . La question cruciale qui se pose ici est déjà celle de savoir quelle épistémologie des savoirs se met en place dans les domaines examinés dans le Kitâb al Imtâ ì. Au fond, on peut se demander –en se référant aux distinctions de M.Foucault dans L’Archéologie du savoir – si l’on est encore dans la continuité de '' l’histoire globale '' (Foucault, p.18), qui continue à se fonder sur un ordre de vérité antéposé, au travers de laquelle on décèle la volonté permanente de '' sauver la souveraineté du sujet '', un sujet unificateur et source d’une conception totalisante du savoir, ou si l’on s’achemine vers la '' rupture '' du '' discontinu '', où le décentrement des foyers d’analyse permet de poser un ordre de vérité à construire et non préétabli.

La première partie de ce travail s'est attachée à montrer comment la maîtrise des savoirs est liée, dans le Imtâ ì, à un contexte particulier : le milieu intellectuel du ma ¶lis , qui pose des enjeux déterminés par une certaine conception de la culture. Celle-ci se fonde sur la question des besoins à satisfaire dans la formation du fonctionnaire de l'administration. Sur cette question, deux grandes conceptions s'opposent : faut-il se limiter à un modèle de culture directement applicable à une certaine conception du pouvoir, ou est-il au contraire fondamental de garantir une solide culture générale au

47 nous avons cité l’exemple de Fârâbî définissant une démarche logique. Dans le Imtâ ‘ le début de la 8 ème Nuit , Sîrâfî demande à Mattâ de lui définir la logique : « Parle moi de la logique, qu’entends-tu par elle ? » (hadditnî ‘an al mantiq mâ ta ‘nî bihi ?) (I 109)

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kâtib 48 ? . La question du savoir, discuté dans les cercles de savants, en présence d'un homme d'état -vizir ou prince- ou non, le savoir produit d'influences multiples, la structure particulière du ma ¶lis , constituent autant d'aspects de la question de la formation de qui œuvre au sein du pouvoir. Dans cette deuxième partie, nous nous proposons de montrer de quelle façon la question du savoir se pose dans le Imtâ ì et comment on peut faire apparaître à partir de celle-ci un positionnement de Taw ™îdî sur cette question.

Deuxième partie

Un besoin immédiat, former l’homme de la cour à la pensée

1. Les influences

Le Imtâ ì , c'est également, pour ainsi dire, l'agora d' une réflexion sur la condition humaine, sur l’art de gouverner, sur la place des Arabes dans cet immense Empire où se croisent des cultures très différentes , mais aussi sur le patrimoine littéraire arabo-musulman adab , les mœurs a¨lâq , la nature –la physis grecque - ’abî ìa, la rhétorique balâ ®a, les sciences religieuses ìulûm fiqhiya , la musique. Aussi, le questionnement sur le langage de Taw ™îdî et de son maître est un questionnement qui se situe au croisement de la méditation et de l’élaboration d’un discours influencé par la réflexion philosophique – comme notamment le discours d’Abû Sulaymân. C’est un vocabulaire qui ne correspond pas à un système, une écriture, mais davantage, pour reprendre

48 le fondé de pouvoir, commis de l'Etat

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l’expression de Foucault, à la '' sensibilité d’une époque'' . Des termes récurrents sont construits en antithèse et repris dans la réflexion sur plusieurs questions. 49 On peut penser qu’ils restituent aussi bien des discours tenus dans le ma ¶lis d’Abû Sulaymân que des discours écrits par Abû ©ayyân lui- même. Ceci nous amènera, dans une analyse visant à préciser les significations de ces termes à l’aide de leurs occurrences dans les discours du Kitâb al Imtâ ì et les Muqâbasat , à nous interroger sur la présence d’un style chez d’Abû ©ayyân. Le milieu intellectuel à l’époque d’Abû ©ayyân al Taw ™îdî ne se contente donc pas de développer une conception humaniste du savoir, correspondant à un modèle de culture générale associé à une conduite morale, mais conçoit ce savoir comme dépendant de besoins, nous le montrerons de façon plus spécifique dans notre chapitre III : on est constamment à un carrefour entre la nécessité de construire un modèle de culture complète et le besoin de former des fonctionnaires de l’administration à même de défendre la culture arabe , d’où la défense dans le Imtâ ‘ de la langue arabe et des disciplines qui s’y rattachent. Tel semble être un des objectifs du débat demandé par le vizir Ibn Furât entre Mattâ et Sîrâfî, tel semble être aussi le rôle de la discussion de la 6 ème Nuit dans laquelle c’est un Persan, ibn Muqaffa ì, qui intervient pour discourir de la supériorité des Arabes sur les autres nations (cf notre chapitre 3 : 3.2 La problématique des mérites respectifs des nations)

L’apogée culturelle de la période Abbasside n’a jamais pu être remise en cause par l’affaiblissement de l’Empire. Les révoltes, dans le ´urâsân

49 comme les couples d’opposition badîha/rawiyya , basît/murakkab, hiss / ‘aql ,tibâ ‘î sinâ ‘î , intégrés au discours sur le langage dans la 25 ème Nuit,

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notamment, n’ont pas entamé l’intensité du brassage culturel favorisé par la pénétration des influences grecque et persane 50 :

« Dans la mesure où la même politique, les mêmes institutions, la même organisation administrative prévalaient en Irak et en Iran occidental pendant l’hégémonie bûyide, on peut parler d’ « œuvres de civilisation cimentant la même structure globale » (G.Gurvitch) dans cet ensemble géographique. En dehors des réalisations proprement artistiques, les œuvres écrites témoignent d’un mouvement d’acculturation à double sens. La nette résurgence de l’Iran ancien imposait l’étude sans limitation, sans complexe, de sciences étrangères ( al ‘ulûm al dahîla) aux antécédents à la fois grecs et iraniens. » (Arkoun Humanisme p68).

Arkoun caractérise le contexte culturel qui prévaut sous la domination bûyide : d’abord, un '' ensemble géographique '' soumis à la même '' structure globale'' . Ensuite , un '' mouvement d’acculturation à double sens ''. En contact permanent, les Iraniens sous domination bûyide et les Irakiens, autrement dit, Persans et Arabes, s’inscrivent dans la continuité d’un mouvement de brassage des connaissances initié à l’époque antérieure. Les intellectuels du IVème/Xème siècle baignent dans le contexte d’ouverture culturelle mis en place par les Abbassides ; les Persans introduisent le genre littéraire de la fable 51 ; le traducteur persan des fables de Kalîla et Dimna , Ibn al- Muqaffa ‘, est un écrivain connu et reconnu dans les milieux intellectuels de l’époque ; ainsi, Abû ©ayyân se réclame de son autorité lorsqu’il compare

50 par exemple la culture du ta Âarruf le raffinement dans les manières et dans les mœurs qui prévaut à Bagdad au rayonnement de l’Empire abbasside. 51 dont la marque dans le patrimoine littéraire arabe aura été importante, en témoignent par exemple les Mille et une Nuits . Par ailleurs, cette marque est elle-même problématique, Tawhîdî prend prétexte d’un développement sur la raison en puissance et la raison en acte, qui peut-être mêlée à la vanité bâ ’il , pour faire la condamnation morale du recueil de fables persan huzar afsâni , origine possible des Mille et une Nuits (I 24)

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les mérites des grands peuples connus à cette période (I 6). Et sa Risâla fî-l- Sa ™âba, somme de recommandations à l’adresse du gouvernant pour la bonne administration de la Cité 52 , n’aura pas manqué, d’une manière ou d’une autre, d’influencer Tawhîdî dans sa conception du rôle de l’intellectuel dans les milieux du pouvoir. Quat à l’ouverture culturelle, elle s’est déjà faite en direction des systèmes de croyances non musulmans comme le manichéisme, le zoroastrisme, et constitue le thème de certaines anecdotes du Imtâ ‘ . Dans ce foisonnement des influences culturelles aux sources multiples, le IVème /Xème siècle imprime aussi sa marque en faisant ressortir spécifiquement, parmi les multiples courants d’influence qui ont façonné la vie culturelle de la période médiévale, l’influence grecque. Celle - ci s’enracine dans un mouvement intense de traduction des œuvres médicales, philosophiques, mais aussi de mathématique, de physique, d’astronomie. Le Kitâb al Imtâ ì témoigne du degré d’imprégnation de la pensée philosophique grecque parce qu’il comporte de nombreux aphorismes (cf en particulier la 17 ème Nuit ) aussi bien attribués à Plotin, Aristote, Platon, Ptolémée. L’ Almageste (Kitâb al Ma ¶is ’î) sert par exemple de prétexte au philosophe d'origine persane •ayhânî à une vive discussion dans laquelle il fait valoir, au grand dam d’Abû ©ayyân, la supériorité intellectuelle des Grecs sur les Arabes (I 89 I 85-90). Ptolémée est aussi cité dans la Muqâbasa 62 intitulée :

« Propos d’Abû Sulaymân sur la théosophie ( al falsafa al ilâhiyyâ ) et la physique sur le modèle des propos tenus par Ptolémée dans le Kitâb al ◊amra . » ( Muqâbasât p 244)

52 cf Ch. Pellat Ibn al Muqaffa ì conseilleur du calife , Maisonneuve et Larose, Paris, 1976

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Mais l’essor de l’influence grecque sur le patrimoine arabo-musulman du IVème/Xème siècle se manifeste surtout par l’œuvre singulière des I ¨wân al “afâ î, qui soulève des problématiques neuves pour certaines, comme l’examen des rapports entre la religion et la philosophie, exposé par Taw ™îdî dans cette 17 ème Nuit . De même, on recourt à un mode d’argumentation hérité de la philosophie grecque pour mener à bien des discussions théologiques :

« (…) Pour prouver que le bien et le mal sont créés tous deux par un seul et unique Dieu, les Mu ‘tazilites durent s’imprégner de philosophie grecque à la recherche d’appuis et d’arguments logiques qui vinssent renforcer la révélation islamique (coranique)(…) En effet, l’admiration que les Mu ìtazilites vouaient au raisonnement grec, accrue, peut-être, par la séduction qu’exerçaient sur eux les controverses et les raisonnements spécieux des Sophistes, et leur conception de la dialectique, a joué un rôle déterminant dans l’évolution de la dialectique arabe qui devient, chez eux aussi, un moyen très efficace d’analyse pour parvenir à la vérité. » (Gériés, 1977, p. 9)

Sur ce thème de l’influence grecque, on peut, dans le Imtâ ‘ , faire référence à la 7 ème Nuit où Abû ©ayyân dialogue avec le secrétaire Ibn ìUbaïd sur le mode de la réfutation et rappelle ainsi Socrate réfutant ses contradicteurs dans les dialogues de Platon. De façon peut être jamais aussi nette, le pouvoir et la diffusion de la connaissance se trouvent imbriqués. L’éclatement de l'Empire abbasside affaibli non seulement n’a pas de conséquences néfastes sur la diffusion du savoir, mais a continué l’impulsion créée par la multiplication des lieux de diffusion de la connaissance :

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« (...) Il est certain, note Cahen, que chez les Buwayhides comme ailleurs 53 , la création des principautés régionales, en ajoutant des cours et des centres culturels multiples au centre jusqu’alors quasi unique de Bagdad, a profité à la diffusion de la vie de l’esprit et en a rapproché les formes des exigences des diverses populations, lui conférant par là-même une vitalité nouvelle ». (Buyides E.I 2 ème édition)

Mais que le savoir puisse nourrir l’esprit des gouvernants ne signifie pas qu’il se popularise. Il faut s’interroger sur la fonction du savoir, et sur la fonction des ma ¶âlis de savoir. La grande nouveauté du IVème/Xème siècle est l’appropriation du savoir disponible, en particulier de la philosophie aristotélicienne 54 , platonicienne 55 , voire néo-platonicienne 56 , par des penseurs qui élaborent à partir des notions qui leur ont été transmises une forme de discours. Or cette forme d’apropriation du savoir diffère des savoirs qui font l’objet des discussions des ma ¶âlis . En effet, le travail d’un penseur, mûri et structuré dans ses ouvrages, est destiné à transmettre à son tour un savoir assimilé et retravaillé. Dans le Livre des particules Kitâb al ™urûf Fârâbî fait référence à la philosophie grecque : nous avons mentionné au début de ce chapitre qu’il citait Aristote dans le texte 57 . Son étude de cas posant la relation prédicative donne lieu à une comparaison entre la particule inna et le participe grec ( ©urûf 61). L’ouvrage comporte également une étude des catégories,

53 Car, nous l’évoquions plus haut, le Royaume Buyide se limite à l’Iran occidental et l’Irak « le Khorasan restant entre les mains des émirs Samanides, la Haute-Mésopotamie entre celles des Hamdanides, l’Egypte et la Syrie méridionale entre celles des Ikhshidides. » (Sourdel p 194) 54 C’est le cas de Fârâbî 55 Chez Taw ™îdî, dans la Risâlat al-©ayât , des passages ont une résonnance Platonicienne franche, sur l’inégalité des âmes en matière de morale (cf Audebert, 1963, p. 169), l’assimilation du monde à une prison, identifiable à la prison de l’âme que constitue le corps dans l’allégorie de la caverne (cf Audebert, 1963, p.176) 56 Elamrani-Jamal note une influence néo-platonicienne dans le discours d’Abû Sulaymân al-Sijistânî 57 à propos de l’annexion iñâfa

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dont le nombre, contrairement à celles d’ Aristote 58 , varie 59 . Il mentionne aussi le genre ¶ins et l’espèce ”inf . Dans un ma ¶lis , il n’y a pas place pour une réflexion de même nature que dans un ouvrage. Le ma ¶lis de savoir est davantage le lieu de la confrontation que le lieu de l’élaboration d’une réflexion, ce que rappelle Sîrâfî à Mattâ, en distinguant le ma ¶lis de la ™alqa , le cercle, où le savant dispense ses leçons :

« Si tu avais été présent dans le cercle tu aurais appris ; ici, ce n’est pas un lieu d’enseignement, [mais] la séance ( ma ¶lis ) où l’on fait disparaître l’ambiguité [suscitée par] ceux qui ont l’habitude de déformer ( tamwîh ) et d’introduire le doute ( ta —bîh ) » (I 119)

Ces propos soulignent la spécificité du ma ¶lis par rapport à d’autres lieux de discussion : il est le lieu de la confrontation des positions. Il favorise un autre type de formulation de la pensée que le support écrit en obligeant le locuteur à exposer une position et à la défendre, il constitue le lieu où la pensée s’éprouve et trouve dans la contradiction qui lui est opposée la voie de son affirmation. En effet, le ma ¶lis met en évidence le rôle crucial du débat oral, qui entre dans une des acceptions du terme ma ¶lis lui-même : « salle où se déroulent les débats d’une assemblée ».

2. Vers une ''pensée'' du langage

Dans le questionnement d’Abû Hayyân sur le langage, on ne trouvera guère de discussions d’ordre technique sur la grammaire, le Imtâ ‘ comporte

58 «Les expressions sans aucune liaison [i.e les catégories] signifient la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l’action, la passion » (Organon p 5 Les Catégories ). 59 cf hurûf §53 « les peuples qui appellent tous les genres de relation nisab catégories maqûlât , les catégories sont alors pour eux au nombre de sept, six, cinq ou quatre. » §54 « les peuples qui prétendent que les catégories sont au nombre de deux : l’essence ¶awhar et l’accident ìara ñ »

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certes quelques réflexions sémantiques sur la signification de noms d’action ma ”âdir , ou lexicales, sur l’opportunité de l’emploi de certains termes 60 , mais la théorisation grammaticale technique n’est pas la problématique centrale de la question du langage dans le Kitâb al Imtâ ‘ . Il est important de noter que dans le Kitâb al Imtâ ì ‘ les grands noms de la question du langage, contemporains au siècle d’Abû ©ayyân ou antérieurs, sont convoqués en tant que penseurs et non en tant que théoriciens de la langue. Et si certains de ces intellectuels peuvent être considérés à la fois comme penseurs et théoriciens de la langue, comme Sîrâfî ou al-´alîl, leurs systématisations contribuent à enrichir une réflexion d’abord placée sur le plan de la pensée. Le statut des ma ¶lis des savants par rapport à ceux des Princes et des vizirs ne s’inscrit pas dans une logique de subordination hiérarchique, mais plutôt de contribution à la diffusion de la culture. Ainsi voit-on Ibn Sa ‘dân, dans les premières pages du Kitâb al Imtâ ì , après s’être entretenu avec Abû ©ayyân de l’objectif de sa présence à sa cour, demander des nouvelles d’ Abû Sulaymân , s’informer des émissaires du Sijistân qui le visitent et de leurs sujets de discussion.

2.1 Les formes du débat

Ce siècle est, entre autres, celui du grammairien Abû Sa ìîd al Sîrâfî, du logicien Mattâ ibn Yûnus al Man ’îqî, deux personnages qui présentent, dans le Kitâb al Imtâ ì, la caractéristique d’être mis en scène. Mattâ et Sîrâfî interviennent dans un cadre prédéfini , le cadre du débat public. Or ce débat pose la question de savoir si le terme de controverse qui a été employé pour le caractériser est adéquat : car dans ce texte, Sîrâfî incarne la doxa de l’Islam

60 cf le passage de l’ouvrage consacré aux nuances entre les termes ìatîq et ¨alaq (I 24)

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contre celle du chrétien nestorien Mattâ, le débat semble donc faussé d’avance par un conflit idéologique. Dans un autre contexte, apparaît ibn al Muqaffa ì sommé par ses interlocuteurs de comparer les mérites de différents peuples pour désigner la meilleure des nations af ñal al îumam (I 70-71) Dans un autre passage, c’est le vizir lui-même qui suscite le débat d’idées en intervenant de façon inhabituelle pour marquer son désaccord avec Abû Hayyân qui, citant le grec Ptolémée, aborde le thème du roi philosophe. (I 39-33) Le débat est, aussi, conduit par un Abû ©ayyân qui se met lui-même en scène face au scribe-comptable Ibn ìUbaîd qui essaie pour sa part de mettre à mal la personne du îadîb . Cette problématique des différentes formes dialogales mises en place par Taw ™îdî définissent un aspect fondamental du Kitâb al Imtâ ì le rôle du débat dans la formulation des idées, le premier des débats étant de savoir s’il y a recherche de la vérité dans les discussions ou apodictisme. 61 C’est ainsi que nous essayerons de montrer comment les débats sur les questions de langage dans le Imtâ ì se construisent sur le mode de la mu ìârada , opposition bâtie sur le lieu des contraires : dans le Kitâb al Imtâ ì , il y a un langage qui se construit à partir de ce que Miquel appelle, parlant de l’ adab :

« L’opposition traditionnelle des vieux thèmes arabes de la satire et du panégyrique, des qualités et des défauts al mafâ ¨ir wa-l-ma ◊âlib appliquée soit à un sujet unique source de contradictions, soit à plusieurs sujets soumis à des jugements en forme de confrontations, de hiérarchies ou de parallèles » (Miquel, 1963, p.55 )

61 cf plus haut nos remarques sur la problématique épistémologique posée par l’ouvrage, et notre chapitre III sur le débat Mattâ Sîrâfî.

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La munâ Âara controverse – avec le problème de l’opportunité de l’usage de ce terme dans le débat qui oppose Mattâ et Sîrâfî, et la mufâ ñala comparaison des mérites et des vertus sur un thème donné, entrent dans ce cadre : elles reflètent cette pratique, pour la première, il s’agit de dresser un parallèle entre la logique et la grammaire, pour la seconde, il s’agit d’évaluer la prose par rapport à la poésie, dans les deux cas, deux sujets sont soumis à confrontation, par l’intermédiaire de nombreux jugements dans le cas de l’évaluation des mérites respectifs de la prose et de la poésie, et par le parallélisme dans le cas de la munâ Âara traitant de la grammaire et de la logique. Généralement traduit par controverse, le terme munâ Âara instaure une compétition verbale sur un point de discussion relevant d’un savoir, elle est le plus souvent de nature philosophique, elle repose sur une confrontation des arguments de disputants dont la cohérence des thèses, la notoriété et la considération sont placés sur un pied d’égalité. La mufâ ñala campe le cadre d’un débat éthique, elle s’identifie à la technique de comparaison réciproque des mérites et des vertus, elle fait intervenir un vocabulaire relevant d’une axiologie, autour de l’idée de mérite fa ñl, —araf et de défaut ìayb . Elle s’inscrit dans un projet édificateur que l’on retrouve à plusieurs endroits du Kitâb al Imtâ ì , comme la 25 ème Nuit , dans la comparaison des mérites respectifs de la prose et de la poésie, mais aussi dans la 6 ème Nuit dans la discussion au cours de laquelle Ibn al Muqaffa ì argumente en faveur de la supériorité des Arabes par l’intermédiaire de la comparaison des mérites respectifs de diverses nations, dont les Arabes et les Persans.Cet axe éthique se retrouve aussi dans le pamphlet des Ma ◊âlib al wazirayn , comme l’indique déjà le nom de l’ouvrage, où les défauts des vizirs installent une

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thématique de l’anti-modèle qui prend sens en regard d’une éthique que les deux vizirs ne respectent pas. 62 L’éthique de la mufâ ñala est une éthique du discours, elle consiste à comparer en vis à vis les mérites et les défauts de la prose et de la poésie, et à dégager des degrés marâtib à l’intérieur de ces discours (II 130), saisissables notamment dans un inventaire de différentes rhétoriques, premiers pas d’une réflexion sur l’argumentation. Une autre forme du débat s’ajoute à celles citées, celle du dialogue réfutatif, dans lequel la position qui doit triompher s’affirme en réfutant une série d’arguments. Elle est présente dans la 7 ème Nuit sous la forme de la réponse de Taw ™îdî au secrétaire Ibn ìUbaîd qui défend, dans le profil du secrétaire d’administration, l’hégémonie de la fonction de comptable et minimise la fonction de rédacteur de discours. Abû ©ayyân refuse que cette défense du kâtib al ™isâb s’effectue aux dépens du kâtib al balâ ®a, expression qui désigne le secrétaire –rhéteur, autrement dit le préposé, au sein de l’Etat, à toute forme travail de rédaction, dans lequel on peut lire la figure du adîb . Ces formes du débat, mu‘âra ña, munâ Âara , mufâ ñala fonctionnent en relation avec les problématiques qu’elles posent spécifiquement dans l’oeuvre. La 8 ème Nuit relève de la joute verbale, parce qu’il y a conflit, mais relève-t-elle aussi de la munâ Âara , la controverse, comme on l’a souvent observé ? car la munâ Âara ne présuppose pas l’existence d’un conflit entre les protagonistes, celui-ci survient lorsque l’entretien déborde le cadre d’un examen supposé critique. Ainsi, Sîrâfî traite Mattâ de « fourbe » et de « menteur » dans la 8 ème Nuit . ette problématique retiendra notre attention dans notre analyse de cette Nuit . Nous consacrerons une partie du commentaire de la 8 ème Nuit, au cours de laquelle se déroule la célèbre rencontre entre Mattâ et Sîrâfî, à une question que cet important

62 Par exemple, les excès dans l’usage de la rhétorique reprochés à Ibn al ‘Amîd, nous citons ce texte des Ma ◊âlib dans notre chapitre 4 p. 291

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passage du Kitâb al Imtâ ì semble poser, celle de mesurer jusqu’à quel point la discussion dans laquelle s’affrontent ces deux grands noms de la pensée du IVème /Xème siècle est conforme aux critères d’une munâ Âara , avons-nous effectivement affaire à une controverse dans ce texte, ou doit-on lui refuser ce terme et réexaminer la nature de la confrontation qui s’y déroule ? La 25 ème Nuit applique la problématique de l’utilité et des mérites au discours, et répercute ce qui semble une caractéristique générale des débats de ce temps. En effet, le débat, dans les milieux intellectuels au IVème / Xème siècle, se fait l’écho d’une démarche dont l’objectif est d’examiner la valeur des disciplines du savoir à l’aune de l’évaluation comparative 63 –utilité de la fonction de scribe comptable au regard de celle de rédacteur de discours, utilité de la logique par rapport à la grammaire, forces et faiblesses de la prose et de la poésie- mais c’est moins cette démarche qui retient l’attention, reflet d’un procédé traditionnel 64 , que ce à quoi elle est appliquée dans le Kitâb al Imtâ ‘ : le débat entre Mattâ et Sîrâfî, la discussion au cours de laquelle Abû Hayyân –qui se met pour l’occasion lui même en scène – s’oppose au secrétaire Ibn ‘Ubaïd sur la conception du adîb , ou encore l’analyse des points forts et des points faibles de la prose et de la poésie sont des thèmes qui convergent vers une problématique centrale : établir, en matière de savoir, des priorités.

La réflexion sur le plan de la pensée est autant une réflexion culturelle que politique : se pencher sur la figure du adîb , c’est se pencher sur la fonction d’homme d’Etat, interroger les rapports de la grammaire arabe et de la logique grecque, c’est poser le problème de la culture et de l’identité ;

63 qui ne doit pas laisser de doute sur son résultat, il faut, là encore, un « vainqueur ». 64 cf la formule de Miquel, déjà citée par nous p. 69 à propos de « l’opposition traditionnelle des qualités et des défauts ( al mafâhir wa-l-ma ◊âlib ) » (Miquel p 55).

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Sîrâfî, dans la 8 ème Nuit , incarne la protestation par principe contre un savoir certes venu d’ailleurs, mais que les savants arabo-musulmans se sont appropriés très vite. Tout l’art du personnage, tel qu’il nous est présenté dans le texte de la 8 ème Nuit , consiste à dopter une attitude de double jeu : en vertu d’un réflexe identitaire, il va s’employer à tenir un discours rejetant une discipline dont il insiste sur l’origine non arabe alors même que l’usage de la logique chez les savants arabes est un fait avéré : Sibawayh, par exemple, dès les premiers siècles de la grammaire arabe parle du prédicat et du prédicande musnad et musnad îilayhi . Si la discussion porte, dans le Imtâ ‘ , principalement sur des débats, il faut également, dans cet ouvrage, faire état d’autres formes de discours. En effet, on peut distinguer ce que l’on pourrait appeler l’entretien-cadre entre Abû ©ayyân et Ibn Sa ‘dân, qui correspond aux interrogations formulées par le vizir à l’endroit de Taw ™îdî, c’est à dire aux demandes d’informations ou aux thèmes qu’il veut voir traités par lui dans leurs entretiens. On peut aussi distinguer la présence du discours monologal, utilisé dans l’examen d’un thème donné, comme par exemple celui d’Abû Sulaymân. De tels phénomènes feront l’objet d’une approche particulière dans notre chapitre 5, consacré aux rapports entre Tawhîdî et le discours. Mais la double préoccupation, politique et culturelle, qui ressort des débats du Imtâ ‘ est indissociable d’un contexte.

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3. Un tournant politique

Un ensemble de facteurs ouvre la voie à un rapport de forces aussi bien politique que culturel. Le Kitâb al Imtâ ì , que l’on date de l’an 374 65 de l’hégire, se situe dans un contexte qui résulte d’un tournant politique : après l’installation des Buyides au pouvoir 66 , l’Etat abbasside s’apparente à une structure purement symbolique dans laquelle le rôle du calife n’est plus un rôle de gouvernant, il est destitué des principales fonctions du souverain, notamment économiques et militaires :

«Cette véritable défaite pour l’autorité abbasside -écrit D.Sourdel- était due à son affaiblissement conjoncturel au moment où le « prince des croyants » (…), privé de toute efficacité en matière militaire et financière, n’était plus maître que du domaine de la magistrature, et encore d’une façon souvent théorique, à l’intérieur d’un Empire désormais désintégré » , puisque « le triomphe des émirs qui, comme gouverneurs de province, avaient pour la plupart conquis complètement leur indépendance même s’ils reconnaissaient tenir encore à une investiture qu’ils imposaient au calife de leur accorder, fut consacré en 936 » (Sourdel p 193)

Le fractionnement de l’Empire en principautés indépendantes a pour effet immédiat de provoquer une recomposition des pôles scientifiques. De nouveaux centres d’acquisition des connaissances apparaissent dans les principautés chacune soumises à l’administration d’un gouverneur. Sur le plan du savoir, cela se traduit par la multiplication des centres, d’où la présence de « cours et centres culturels multiples » (Cahen Buyides E.I 2 ème

65 A Amin 66 Ahmad Buwayh, fondateur de la dynastie des princes buyides et futur Mu ìizz al Dawla, s’empare du pouvoir à Bagdad en 337 (Cahen Buyides E.I 2 ème éd)

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éd) . Avec la mise en place de ces principautés indépendantes, s’installe un climat de rivalité où chaque gouverneur rivalise dans le but de se rapprocher du modèle de prestige que constitue pourtant encore le califat de Bagdad. Or, dans ce contexte de rivalité entre les principautés s’inscrivent tout autant les questions de pompe et d’apparat, d’autorité ou de réputation du gouvernant, que la question du savoir. Taha Husayn a ces quelques notations sur l’état d’esprit de la période; elles insistent sur l’idée que le savoir est un enjeu de pouvoir :

« La dislocation de L’Etat musulman en petits états et principautés atomisées dans le monde ancien est le résultat de l’affaiblissement politique de Bagdad, et de la force des rivalités aux extrémités de l’Empire. Ces rivalités n’étaient pas restreintes à la seule confiscation du pouvoir, mais avaient pour objectif [de fonder] un pouvoir qui garantisse au gouvernant autorité et force, ainsi qu’une réputation élargie et une célébrité réelle ; c’est pourquoi les lettres et les sciences occupaient dans ce projet une fonction très valorisée et lourde d’enjeux, car ce n’était pas pour le seul pouvoir que rivalisaient les hommes qui dominaient [la scène politique], ils rivalisaient aussi dans le domaine des sciences et des lettres , et il suffit pour le chercheur de se pencher sur l’histoire de qui il souhaite des princes du IVème siècle et de ses vizirs, sur la composition de sa cour, le nombre d’hommes de lettres et de savants de son palais, pour vérifier la justesse de mes assertions . » ( cité par al Saykh, p. 23)

3.1 Conséquences pour les milieux intellectuels

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On assiste donc d’abord, au IVème/Xème siècle, à un décentrement des foyers intellectuels qui renforce la multiplication des lieux de rencontres des savants. Or, ces lieux de diffusion de la connaissance sont aussi les lieux de présence des gouvernants, ce qui explique l’intrication entre les milieux intellectuels et les milieux du pouvoir, principalement à travers le rôle des vizirs. Par exemple, l’un des soucis majeurs du vizir Ibn Sa ìdân dans le Kitâb al imtâ ‘ est de s’informer auprès d’un intellectuel sur la qualité de ses rivaux potentiels, c’est ainsi qu’il s’enquiert aussi bien des « mœurs a¨lâq , de la science ìilm et de l’éloquence balâ ®a du vizir Ibn al-ìAbbâd (I 53) en pratiquant la technique, très présente dans l’ouvrage, de la comparaison des mérites respectifs des différentes personnalités ; il demande également à Tawhîdî, sur le plan de l’éloquence balâ ®a, de comparer les mérites respectifs d’Ibn al- ìAbbâd et d’Ibn al-ìAmîd, puis les mérites d’Ibn al-ìAbbâd et du secrétaire rédacteur Abû Ishâq al “âbî î, par ailleurs auteur d’une épître sur les mérites de la prose par rapport à la poésie, rapportée dans les Muqâbasat (Muqâbasât p 272). Dans les Ma ◊âlib al Wazirayn , la question de l’éloquence est aussi posée, non plus pour évaluer les personnalités entre elles de façon à faire ressortir le brio de tel ou tel « centre culturel », mais par Abû ©ayyân lui-même, qui intègre une critique sans appel du style d’Ibn al ìAbbâd à sa critique globale des deux vizirs. La comparaison intervient en tant que comparaison par rapport au modèle général culturel et ethique défini au début des Ma ◊âlib : Abû ©ayyân interroge ainsi l’un des personnages 67 sur le style d’Ibn al Abbâd :

« -Que penses-tu de l’écriture d’ibn al Abbâd ? -Elle est laide, répondit-il, du plus haut degré de vilenie » (Matâlib 113)

67 Le secrétaire ibn ìUbaid, qui apparaît également dans la 7 ème Nuit du Imtâ ì que nous analysons dans notre chapitre 2.

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3.2 La démarche axiologique

Cette démarche axiologique est un des modes de fonctionnement centraux du Imtâ ì : elle peut-être mise au service de l’affirmation des ma ¶lis les uns par rapport aux autres, elle est aussi utilisée pour comparer des disciplines du savoir entre elles sur le plan du mérite comme dans la 25 ème Nuit , elle peut aussi, comme dans notre dernier exemple, servir à reconstruire un modèle par rapport à un anti-modèle. Les disciplines du savoir constituent un véritable enjeu de compétition dans les cercles du pouvoir au IVème siècle, car c’est bien de compétition qu’il faut parler dans la mesure où la relation au savoir est un élément déterminant qui permet au gouvernement d’asseoir son autorité. En effet, le rapport du gouvernant au savant, la discussion, la réflexion sur le rôle du langage dans l’exercice du pouvoir, phénomènes auxquels nous consacrerons une part importante de notre analyse, intègrent le travail intellectuel comme un des mécanismes de cet exercice du pouvoir. W.Madelung, dans sa définition du ma ¶lis des rois et des princes et du rôle qu’il tient dans la vie sociale et culturelle de Moyen –Age (article ma ¶lis de l’Encyclopédie de l’Islam) évoque ce point important dès l’apparition des premiers cercles de discussion 68 , le souverain :

« consacrait une part de son activité à des séances publiques ou privées, où étaient adoptées des décisions politiques et judiciaires, où étaient accueillis plaignants , panégyristes et autres visiteurs, où étaient

68 Il y a plusieurs types de ma ¶lis, notamment ceux des souverains –des rois et de princes- et ceux des savants, nous développons cette question dans notre analyse de la notion de majlis.

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débattues – car cela était encore 69 regardé comme une fonction normale du chef de l’Etat –des questions de littérature ou de droit . »70 (majlis E.I 2ème édition)

69 Encore veut sans doute signifier « lorsque le calife était chef d’Etat », car le rôle de la discussion intellectuelle a pu non seulement se maintenir mais jouer un rôle primordial même lorsque les pouvoirs du calife était réduits, comme sous les buyides. 70 C’est nous qui soulignons.

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3.3 L’intérêt pratique : la défense d’une langue et d’une culture arabes

Il faut attribuer une fonction à certaines disciplines du savoir au regard des besoins du pouvoir : d’abord, définir un adab qui intègre l’usage technique du savoir à l’étendue d’une culture, ensuite, défendre l’identité arabe de l’Empire face à la culture persane : dans le Kitâb al Imtâ ì , le mot lu ®a revient 27 fois dans la discussion entre Mattâ et Sîrâfî, avec, pour la plupart des occurrences, le sens de al lu ®a al ‘arabiyya , la langue arabe. 71 Dans la 6 ème Nuit , consacrée aux mérites respectifs des Arabes et des Persans, c’est, contre toute attente, le Persan Ibn al Muqaffa ì qui défend la cause des Arabes : posant, au cours d’une discussion la question quelle est la nation la plus raisonnée ayyu-l-îumam a ìqal ? il étonne l’assemblée en répondant, après avoir réfuté l’ensemble des propositions des présents : « les Arabes » :

« C’est la nation la plus raisonnée, du fait de sa nature vraie, sa constitution physique proportionnée, la justesse de sa réflexion, et de l’acuïté de sa compréhension » (II 73)

Le ma ¶lis apparaît ainsi, pour le pouvoir, comme un outil qui permet de se servir de la discussion intellectuelle pour une fin précise : instituer des modèles qui mettent en place un programme : des savoirs sont à privilégier, des fonctions dans l’administration, des disciplines du discours en conformité

71 Les autres occurrences désignant la langue grecque, al lu ®a al yunâniyya, langue de la logique, selon Sîrâfî,que le grammairien, et plus largement le locuteur arabe, n’a pas à prendre en compte.

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avec une certaine conception du pouvoir 72 .

72 Les nuits du Imtâ ì témoignent de conceptions divergentes sur un même thème : elles laissent la voie libre à l’expression de points de vue qui ne sont pas forcément ceux d’Abû Hayyân. A ce titre, une même nuit peut refléter la conception du pouvoir par rapport à une question donnée et la conception d’Abû ©ayyân. Dans la 7ème Nuit, par exemple, la figure du scribe comptable kâtib al ™isâb défendue par Ibn ìUbaid plaide en faveur d’une compétence spécialisée qui rejoint celle du pouvoir , alors que Taw ™îdî défend une conception généraliste du savoir , puisque le scribe rhéteur kâtib al balâ a – qui doit savoir écrire et parler- ne peut acquérir sa compétence que par l’acquisition d’une vaste culture.

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4. Le ma ¶¶¶lis et sa fonction

Les Princes et vizirs buyides étaient friands de ce type de réunion, et ces dernières, au sein de leurs principautés, possédaient leurs caractéristiques propres que le Kitâb al imtâ ‘ met particulièrement en lumière. En effet, on peut noter, à partir des renseignements que nous rapporte Taw ™îdî, des différences dans le fonctionnement du ma ¶lis au IVème /Xème siècle par rapport aux périodes antérieures liées en particulier aux priorités des gouvernants. Dans les ma ¶lis du Imtâ ì, on ne prend pas de '' décisions politiques ou judiciaires'', on n’accueille pas '' plaignants ou panégyristes '' 73 . Le ma ¶lis est le plus souvent lié à un nom propre ou à un nom générique : le mot ma ¶lis est, rappelons-le, un mot qui attend un complément d’annexion : on parlera du ma ¶lis d’un personnage, ou du ma ¶lis de savants 74 , par exemple le ma ¶lis des juristes, le ma ¶lis des poètes… Le Kitâb al Imtâ ì témoigne de l’importance du débat intellectuel dans les sphères du pouvoir. Il met en jeu la principale fonction du ma ¶lis qui est de débattre : le ma ¶lis est le lieu du débat, de la confrontation des maîtres et des disciples, ou des maîtres entre eux, comme Mattâ et Sirâfi dans la 8 ème Nuit du Imtâ ‘ . La part jouée par l’oralité est donc cruciale : le débat oral entre dans la définition même du ma ¶lis qui présuppose l’existence d’un public –le Lisân al ìArab le définit comme :

'' le lieu où l’on s’asseoit ( maw ñiì al ¶ulûs ) ''

73 Termes employés par Madelung dans une définition générale du ma ¶lis , qui ne dégage pas la spécificité du ma ¶lis buyides. 74 Dans le Imtâ ì, les ma ¶âlis sont liés à une personnalité du pouvoir, ou intellectuelle.On mentionne par exemple le ma ¶lis d’Abû Sulaymân.

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et

'' l’ assemblée formée par ceux qui s’asseoient ( ¶amâ ìat al ¶ulûs )

Or, dans la structure du ma ¶lis , le caractère oral du débat permet non seulement les échanges intellectuels, mais aussi de les rendre célèbres, et, fait important, de rendre célèbres leurs contenus . Car il y a le ma ¶lis du Prince, calife ou vizir, mais aussi les ma ¶lis des savants qui animent également, pour certains d'entre eux des cercles ™alaqât qui réunissent un très nombreux public d’étudiants, c’est le cas, par exemple, du de Mattâ ibn Yûnus. Certes, le désir du gouvernant de se cultiver et de cultiver une relation suivie au savoir est présent, mais il se double d’un intérêt pratique : asseoir le prestige du territoire gouverné, avec pour modèle celui des califes de Bagdad, dont al Saykh rappelle à juste titre qu’il est le but ultime de toute émulation :

''on rivalisait pour approcher au plus près ( mu ¶ârât ) – le [modèle] des califes de Bagdad » (Al –ay ¨ 1983 p.26)

La spécificité du ma ¶lis buyide est sans doute de mettre en valeur, à partir du milieu du IV/Xème siècle, l’influence grandissante des vizirs : le vizir est progressivement apparu comme ''un homme de premier plan '' (Sourdel 1999 p.179), il y a malgré tout éclatement du pouvoir, puisque le '' Royaume fédéral des Buyides '' (Sourdel 1999 p. 194) est administré par des gouverneurs de province, les émirs, qui nomment et révoquent les vizirs. Avec la disparition du califat centralisé à Bagdad, et l’éclatement du pouvoir en multiples principautés régionales, on est plus que jamais amené à parler de ma ¶âlis disséminés aux quatre coins de l’Empire éclaté. Les ma ¶lis sont aussi bien présents à Bagdâd que :

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''dans les provinces persanes du Rayy, du Jabal et d’Isfâhân '' (Al Shaykh 1983 p. 25).

Pour se limiter à ces seuls exemples, les provinces sous administration Buyide coexistent avec celles administrées par les Daylamites, ainsi qu’avec celles placées sous tutelle Hamdanide, ou encore avec les provinces Hamdanides puis Fatimides de Mi ”r, du –âm et du ©ijâz. Les centres culturels sont désormais multiples, et il est certain que :

« chez les Buwayhides (…) la création des principautés régionales, en ajoutant des cours et des centres culturels multiples au centre jusqu’alors quasi unique de Bagdad, a profité à la diffusion de la vie de l’esprit » (E.I Cahen)

Le ma ¶lis du Imtâ ì apparaît avant tout comme un lieu d’instruction des Grands du monde d’alors, c’est un ma ¶lis culturel, dominé par un certain nombre de personnalités. Sur certaines, Taw ™îdî donne son propre point de vue. 75 On peut par exemple retenir ces propos extraits d’un portrait d’Ibn ìAbbâd brossé à la demande du vizir :

« On ne lui a [jamais] dit : - tu as eu tort, tu as manqué à ton devoir, tu as commis une faute de langue (la ™anta ), parce qu’il a été élevé en s’entendant dire - notre maître a bien agi, notre commandeur a dit vrai » (I 58)

75 Les points de vue de Taw ™îdî sur Ibn al ìAbbâd et Ibn al ìAmîd s’intègrent dans les passages, minoritaires dans le Imtâ ì, où Taw ™îdî s’exprime lui-même, ils préfigurent les Ma ◊âlib al Wazirayn qui leurs sont entièrement consacrés.

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Dans le Kitâb Ma ◊âlib al Wazîrayn , diffusé après la mort de Taw ™îdî, Abû ©ayyân verse toute son acrimonie sur ce vizir dont la convoitise, les intrigues et les bassesses sont pour lui les principaux attributs :

« De même que celui qui jouit de privilèges ( al mun ìam ìalayhi ) ne trouve pleine quiétude ( yatahanna î) qu’en étant reconnaissant à qui les a prodigués (wâhibuha ), de même celui a qui l’on a porté tort ( al musâ î ilayhi ) ne trouve satisfaction ( bardu ®illa ) qu’à fustiger celui qui a causé ce tort ( ya —kû ”â™iba-l-îisâ îa), à faire la satire du censeur (yah ¶û-l-mâni ì), le blâme du parcimonieux ( ya òummu-l-muqassir ) et à exposer les défauts de celui qui brime ( ya ◊lib al ™ârim ) » ( Ma ◊âlib p.38)

L’image du ma ¶lis renvoyée dans le Imtâ ì consacre le caractère plénipotentiaire du vizirat buyide. Sur ce point, le ma ¶lis continue une tendance autocratique déjà présente sous l’empire abbasside, par la forme qu’ y prenait le mécénat, puisque les hommes de lettres fréquentant les ma ¶âlis :

« ne pouvaient manquer de se compromettre, d’obéir aux goûts des mécènes et de leur entourage et d’adopter parfois une attitude politico-religieuse contraire à leurs propres convictions. » (Cahen E.I)

Dans cette anthologie des disciplines du savoir au IVème /Xème siècle, les questionnements ne se restreignent pas à l’investigation intellectuelle : c’est l’esprit d’une époque qui pose problème : de l’éclatement du pouvoir central en principautés découle l’éclatement des centres de diffusion de la culture. A la problématique du langage et du pouvoir s’ajoute la problématique plus large de la culture et du pouvoir : la concurrence entre les ma ¶lis est un moyen d’affirmation de la suprématie des souverains, différents cénacles se font concurrence : ceux des califes, ceux des gouverneurs, ceux des hauts dignitaires ce qui impose, par contre-coup, pour les intervenants une

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série de contraintes. Il faut obéir aux animateurs de ma ¶lis : dans la rencontre entre Sîrâfî et Mattâ, Sîrâfî intervient sur ordre du vizir Ibn al-Furât, alors que lui-même est très réticent, et la défaite de Mattâ est un présupposé auquel Sîrâfî doit se conformer, ce que lui rappelle le vizir, à un moment de la discussion, dans une de ses rares interventions :

« Termine ton propos destiné à expliciter ce point de discussion (—ar ™ îal mas îala ) pour que le profit soit manifeste pour les participants au majlis (îahl al ma ¶lis ), et pour que la réfutation (tabkît ) soit constructive à l'égard d'Abû Bi —r[Mattâ] » (I 119)

La diffusion de la connaissance - en particulier telle qu’elle est présentée dans les ma ¶âlis du Kitâb al Imtâ ì - obéit à un principe : les séances de discussion ne se situent pas dans une logique de promotion des individus -les principaux intervenants sont déjà célèbres -, elles sont destinées à promouvoir des positions sur les thèmes discutés, et dans l’affirmation de celles-ci, le rôle du pouvoir n’est pas mince, toute la question du Imtâ ì est précisément de se demander jusqu’à quel point Taw ™îdî s’en affranchit, et si, en réalité, il le fait vraiment. Ce qui est certain, c’est que l’on n’est plus dans une logique de divertissement strict. Il ne s’agit pas pour les savants de « briguer l’honneur » d’être admis auprès du souverain, le ma ¶lis du Imtâ ì n’est pas, contrairement à ce qui fut souvent le cas sous les Abbassides- :

« une occasion de s’introduire dans ce cercle privilégié par l’entremise de quelque personnage déjà bien en cour, de réciter un panégyrique et de recevoir une récompense immédiate » (W.Madelung majlis E.I 2 ème édition)

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L’ émulation trouve d’abord une traduction géographique que font par exemple ressortir ces propos d’ Ahmad Amin :

« alors que la connaissance, les belles lettres étaient concentrées dans un centre important unique, elles possèdent désormais [c’est à dire au IVème / Xème siècle] de nombreux centres, les savants d'Egypte s’affontent ainsi aux savants de Bagdad, les savants du –âm rivalisent avec les hommes de lettres de l’Irak et cela, sans nul doute, encourage le mouvement scientifique et littéraire et le renforce ». (A. Amin ‰uhr al- îislâm cité par al Shaykh p 26 )

On doit distinguer à cette époque différents ma ¶lis¸ qui se caractérisent les uns par rapport aux autres tout d’abord par la personnalité de celui qui les anime, mais aussi par leur fonction. Il existe des ma ¶lis des princes, de vizirs, de savants, chaque ma ¶lis possède un poids et une position distincts qui donnent la mesure du rayonnement particulier du pouvoir Buyide administrant des provinces régionales. La relation des ma ¶lis au pouvoir est ordonnée hiérarchiquement : un axe vertical correspond à la présence centralisante du Prince dans chaque région et intègre les ma ¶âlis dans la structure du pouvoir. Mais il existe ensuite un autre axe, que l’on peut appeler horizontal, qui porte sur la distribution des ma ¶lis , chacun placé sous la tutelle d’animateurs de même rang : il n’y a pas une complémentarité entre les ma ¶lis puisque le seul lien qui puisse les relier est placé sous le signe de la rivalité, de la compétition. En définitive, on peut dire que les ma ¶lis se répartissent conformément au rang qu’ils occupent : les ma ¶âlis administrés par les hommes d’Etat et les ma ¶âlis administrés par les savants n’ont pas le même poids. Les ma ¶lis célèbres les plus nombreux sont ceux des hommes d’Etat : il y a les ma ¶lis des princes, comme celui de ìAñud al-Dawla, dont nous nous attardons plus loin sur la description qu’en fait Miskawayh, il y a

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aussi les ma ¶lis des vizirs, comme celui d’Ibn al ìAmîd, qui est, on le sait, un anti modèle pour Abû ©ayyân mais qui est aussi grande célébrité à l’époque – on va jusqu’à le surnommer le second Gâhiz al •âhi  al ◊ânîyy . Mais parmi les célèbres ma ¶âlis des vizirs, il y a aussi celui du fils d’Ibn al ìAmîd, ibn al ìAmîd dû-l-Kifâyatayn, mort avant son père et qui, contrairement à ce dernier, a les faveurs d’Abû ©ayyân. Alors qu’Ibn al ‘Amîd fait l’objet de la critique du Ma ◊âlib al Wazirayn, on trouve, dans ce même ouvrage, des propos bienveillants à l’égard de son fils :

« C’était un jeune homme intelligent et actif, il était doué en poésie, écrivait agréablement ( malî ™ al kitâba ) possédait beaucoup de qualités ( ka ◊îr al ma ™âsin ) » (Matâlib al Wazirayn cité par al Saykh 28)

Il est important de noter que le ma ¶lis de dû-l-Kifâyatayn est fréquenté par des savants célèbres tels que les grammairien ìAlî ibn ìisâ al Rummânî – qui enseigna Abû Hayyân – et al-Sîrâfî, que l’on retrouve dans le Imtâ ì, et l’un des locuteurs les plus présents dans cet ouvrage, abû Sulaymân al- Mantiqî. Le ma ¶lis du vizir al “âhib ibn al-ìAbbâd 76 , l’un des deux vizirs concernés par le pamphlet des Ma ◊âlib , compte des noms mentionnés dans le Imtâ ‘ comme le poète ibn Nubâta (cf 25 ème Nuit) ou le rédacteur d’épîtres abû Ishâq al-“âbî. Parmi les ma ¶âlis célèbres tenus par les hommes du pouvoir à cette époque, il y a, bien sûr, le ma ¶lis du vizir ibn Sa ìdân, l’un des protagonistes du Kitâb al Imtâ ‘. Il faut noter à ce propos que Tawhîdî n’évoque pas les discussions entre savants dans le ma ¶lis d’Ibn Sa ìdân, ce dernier est

76 Vizir des buyides à Rayy (al Saykh 28), une des villes hypothèses du lieu de naissance de Tawhîdî (Bergé )

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simplement le lieu où se déroulent les conversations avec le vizir et où l’on parle des autres ma ¶lis . Parallèlement aux ma ¶lis des gouvernants, figurent des ma ¶lis de savants, moins nombreux, comme ceux des philosophes77 Abû Sulaymân al Man ’iqî et Yahyâ ibn ìAddî. Les ma ¶lis des Princes , les ma ¶lis des vizirs et les ma ¶lis des savants s’affirment les uns par rapport aux autres : l’animateur d’un cercle est soucieux de ce qui se déroule dans d’autres cercles , le Kitâb al imta ‘ donne l’exemple du vizir Ibn Sa‘dân désireux que son ma ¶lis soit le meilleur. Ainsi s’informe-t-il sur les célébrités intellectuelles auprès d’Abû ©ayyân : dans un passage qui reflète assez bien l’état d’esprit des animateurs de ma ¶lis , soucieux de s’informer des compétences des savants, il fait comparer le niveau de connaissances d’Abû Sulaymân à celui des autres savants en vogue dans les milieux intellectuels :

« Parle-moi –dit-il à Abû Hayyân - de son degré de science et de sagesse fais moi connaître la position qu’il y occupe par rapport à Ibn Zur ‘a 78 , Ibn al Hammâr 79 , ibn al Samh 80 , al Qumsâ 81 , Miskawayh 82 , Nazîf 83 ,Yahyâ ibn ‘Addî 84 ‘Isâ Ibn ‘Alî 85 ». (I 33)

77 Qui font partie, avec al Kindî, des premiers philosophes arabo-musulmans. Philosophe serait à prendre ici dans le sens de penseur influencé par la philosophie grecque platonicienne (Elamrani Jamal p. 96), et aristotélicienne Abû Sulaymân parle de l’intellect agent al ‘aql al fa ‘ ‘âl (Muqâbasâ 83 p.320 ). 78 Logicien et philosophe chrétien à Bagdad, cité à plusieurs reprises dans le Imtâ ‘ (notes de l’éditeur du Imtâ ‘) 79 Médecin, philosophe et traducteur chrétien (op. cit) 80 logicien à Bagdâd (m.814) (op.cit) 81 philosophe, secrétaire du prince buyide Na ”r al Dawla 82 philosophe, une des célébrités de l’époque, auteur notamment du Tahdîb al A¨lâq et du Ta ¶ârib al Um am. Il est l’interlocuteur de Taw ™îdî dans un ouvrage de discussion philosophique entre les deux hommes le Kitâb al Hawâmil wa-l-–awâmil. cf la thèse de M.Arkoun : L’Humanisme arabe au IVème/Xème siècle : Miskawayh : philosophe et historien . 83 Médecin et traducteur, nommé par ‘A ñud al Dawla à l’hôpital bimâristân qu’il fit construire à Bagdad et dont Abû Hayyân fut l’un des observateurs avec son protecteur Abû –l –Wafâ î al Muhandis. ('' murâ ìin li î amr al bimâristân min ¶ihatihi '' (I,1)

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Les ma ¶lis entretiennent une relation au savoir qui dépasse la gratuité de l’acte intellectuel : certes, chaque ma ¶lis se donne l’objectif d’assurer la publicité des débats au sens propre, au sein du public le plus large possible, mais aussi au sens moderne : la célébrité de certains participants fait d’eux autant de '' têtes d’affiche '' que les ma ¶lis souhaitent attirer à eux. Il est éclairant à cet égard d’évoquer une description d’un ma ¶lis célèbre de cette période, le ma ¶lis du prince Buyîde ìAñud al Dawla, fils de l’un des fondateurs de la dynastie Buyide, al ©asan, et '' la personnalité la plus éminente de la dynastie.'' ( Cahen E.I) Cette description particulièrement fournie est celle d’un des grands auteurs de l’époque, et contemporain d’Abû ©ayyân, le philosophe Miskawayh qui, dans son ouvrage Ta ¶ârib al îUmam , dresse une sorte de tableau dans lequel se tiennent le souverain, son élite de savants soigneusement choisie, et le public. 86

Le ma ¶lis du Prince ìAñûd al Dawla : description de Miskawayh

Ce passage du Ta ¶ârib al-îUmam donne une idée du contexte dans lequel pouvaient se dérouler les séances de discussion. Ecoutons Miskawayh nous décrire l’un des plus célèbres ma ¶lis de son temps, animé par un personnage non moins célèbre, le Prince Buyide ìAñud al-Dawla :

« On avait mis en place un ensemble de règles ( rusûm ) aussi bien destinées aux pauvres ( fuqarâ î), aux juristes ( fuqahâ î), aux exégètes ( mufassirûn ), aus théologiens (mutakallimûn ) aux traditionnistes ( mu ™additûn ), aux généalogistes ( nassâbûn ), aux poètes

84 célèbre logicien, cité à plusieurs reprises dans le Kitâb al Imtâ ì ,notamment dans la 25 ème Nuit, élève de Farâbî et de Mattâ –lui-même mentionné dans la célèbre discussion qui l’oppose à Sîrâfî . 85 fils du célèbre vizir ‘Alî ibn ‘Isâ al •arrâ ™, logicien, élève de Yahyâ ibn ‘Adiyy. 86 Les séances pouvaient être publiques ou privées.

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(su ìarâ î), aux grammairiens ( na ™wiyyûn ) aux spécialistes de prosodie, ( ìaru ñiyyûn ) aux médecins ( a’ibbâ’ ), aux astrologues ( muna ¶¶ imûn ), aux comptables ( ™ussâb ), aux mathématiciens ( muhandisûn ). On avait consacré, au personnel intime ( îahl al ¨u”ûs ) et aux philosophes ( al ™ukamâ î mina-l-falâsifa ), dans la demeure de ìAñud al Dawla, un endroit proche de son cénacle, qui était la pièce réservée aux chambellans ( ™ujjâb )87 Ils s’y réunissaient pour entrer en conférence ( mufâwa ña) , à l’abri des sots ( sufahâ î) et des gens de peu ( ri ìâì al ìâmma ). » ( Ta ¶ârib al îUmam VI p 278 cité par al Shaykh)

Le début de cette description rappelle que le ma ¶lis obéit d’abord à une codification qui veut que différentes catégories sociales en même temps que différentes branches du savoir y soient représentées. La signification du terme rusum est celle des interdictions et des obligations, de ce qu’il ne faut pas faire et ce qu’il faut faire. Au début de ce texte, Miskawayh soulève une question simple : qui participe au ma ¶lis ?

Les participants

Miskawayh poursuit son propos en évoquant de nombreux praticiens de multiples disciplines. La question des savoirs, de leur nature et de leur organisation est ainsi posée.

La répartition du savoir et la ''classification des sciences''

87 « Maître de cérémonies à la cour, surintendant du Palais, chef de la garde, redresseur des torts », et parfois même « premier ministre » ou « chef de gouvernement ». (D.Sourdel E.I 2 ème éd) « A l’avénement des Abbassides, les deux plus importants offices de la cour furent ceux de wazîr et de ™âjib ». A l’époque Bouyide, la position du chambellan est allée grandissant : « les chambellans étaient sur le point de devenir les véritables maîtres de l’Etat, à un moment où l’autorité du calife faiblissait de jour en jour, mais ils ne disposaient pas des mêmes ressources financières que les gouverneurs de province et ils durent s’effacer devant ces derniers ». (Sourdel ibid )

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Cet inventaire repose sur un nombre de disciplines qui couvrent des domaines très hétérogènes. On a ici affaire à une évocation détaillée de savoirs pratiqués au IVème /Xème siècle qui rappelle la technique de classification des sciences pratiquée par un Fârâbî dans les Mafâtî ™ al ìUlûm mais aussi un Tawhîdî. 88 Dans la description de Miskawayh, il n’ y a pas à proprement parler de classification au sens où l’entendrait un Fârâbi ou un Tawhîdî. Ce dernier, dans son Epître sur les Sciences, al Risâla fi-l-‘ulûm , propose une hiérarchisation des sciences, analysée par M.Meftah, dans son ouvrage al Ta —âbuh wa-l-’I ¨tilâf sous la forme d’un tableau dans lequel on peut distinguer une répartition en sciences exogènes ìulûm òa¨îla 89 , en sciences religieuses ìulûm —ar ìiyya , et en sciences linguistiques, ìulûm lu ®awiyya . (Meftah 1996 p 72). Meftah explique que cette classification est hiérarchisée par Abû ©ayyân autour de la notion de soufisme ta ”awwuf . Pour Meftah, elle tient lieu, chez Abû Hayyân, d’éthique ìilm al a ¨lâk , laquelle n’est pas mentionnée comme telle car '' intégrée à la philosophie et aux sciences exogènes ''. Bien qu’elle n’ait pas l’organisation d’une classification, la présentation de multiples sciences dont Miskawayh fait état dans le Ta ¶ârib al Umam n’est pas arbitraire. On peut d’abord noter qu’elle se réfère à la fois à un savoir général et spécialisé. Miskawayh mentionne, par exemple, '' les exégètes, les théologiens, les traditionnistes et les généalogistes ''. Ce dernier terme, dans le contexte, désigne celui dont la fonction est de relier les propos du Prophète à leurs transmetteurs en établissant, selon l’expression consacrée, la chaîne des ''garants '' silsilat al isnâd . Dans ce contexte théologique, Miskawayh aborde des domaines de spécialisation, une démarche de

88 Dans cette description de ma ¶lis , on n’a pas à proprement parler affaire à un classement de sciences organisé, on reste dans l’énumération, mais le procédé est en germe. 89 Point important,Taw ™îdî, s’il reconnaît l’existence de sciences exogènes, ne les distingue pas des sciences endogènes parce que, pour lui, toutes deux procédent d’une même source (Meftah, 1996, p.71).

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spécification est visible qui témoigne d’une relation au savoir progressivement spécialisée et ramifiée. Dans une moindre mesure, cette démarche est mise en œuvre dans l’évocation des savoirs qui suit : Miskawayh parle des '' poètes, grammairiens '' et '' spécialistes de la prosodie ''. On note qu’il n’évoque pas la prose en tant que telle. On peut s’interroger sur la raison de cette absence car elle met en perspective une des grandes questions abordées par Tawhîdî.

5. La place des disciplines du discours dans le Imtâ ììì

5.1 La prose : une discipline qui s’affirme

Le rapport aux disciplines du discours -la prose et la poésie- ne se définit pas encore, sur le plan de la pensée, sous une forme semblable aux démarches théoriques des grammairiens et lexicographes sur le langage présentes à cette époque et apparues antérieurement. Dans le registre de la création, la consécration de la poésie est un fait avéré dont témoigne son passé : de la poésie antéislamique et des premiers temps de l’islam, structurant les relations tribales, notamment par l’intermédiaire de la joute poétique, à l’ascension sociale du poète de cour sous l’administration califale, en passant par la constitution de la poésie en un objet soumis au crible du discours critique, cette discipline a trouvé les voies de son affirmation. Ce n’est pas le cas de la prose. Certes, la prose commence à s’affirmer en tant qu’espace où peuvent s’exprimer des idées, revendications ou critiques,

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comme en témoigne de façon exemplaire l’œuvre de •â™iÂ. Au IIème/VIIIème siècle, ce prosateur donne la mesure d’une capacité à manier les registres variés de la prose, capacité que l’on retrouve dans le recours à l’anecdote pour dénoncer les travers de la société chez un •â™iz s’interrogeant sur le discours des avares 90 , présente aussi, par exemple, dans l’éloge fait au livre, au Kitâb , en ouverture du Kitâb al ©ayawân . La réflexion sur l’expression –en particulier sous l’angle de la paire mot/sens laf  / ma ìnâ - s’applique à tout type de discours, spécialement au discours en prose, où l’on exprime des positions –comme le font les locuteurs du Kitâb al Imtâ ‘ . Incontestablement, •âhi Â, qui ouvre la voie à une réflexion sur le statut et la fonction de la prose, est un modèle aux yeux de Tawhîdî. Si la fonction sociale de la poésie a été clairement établie, le statut de la prose se met progressivement en place, et l’écriture de Tawhîdî vient prendre le relais d’une voie tracée par la prose épistolaire –comme celle du secrétaire ìAbd al Hamîd ibn Yahya al-Kâtib s’adressant à ses congénères 91 puis celle de •âhi Â. Gâhiz est l’ exemple d’un prosateur ayant su construire une thématique cohérente et variée à l’intérieur d’un registre dont les voies commencent à peine, à son époque, à être explorées : la notion de bayân pose la question de l’expression sous un angle double : elle interroge la façon d’exposer clairement des idées, mais elle insiste également sur le fait que les :

'' significations ( ma ì â nî ) présentes dans les cœurs '' 92 (muta ¨allija fi ”udûr al-nâs ) '' (Bayân I p. 75)

90 Cf les articles de J.Dichy sur la question, notamment '' Les paralogismes qui font rire : les lieux communs des Avares de •â™i '' 91 il n’est pas innocent, non plus, que Tawhîdî, présentant son modèle d’ adîb , relaie aussi la réflexion sur la formation du kâtib. 92 Lieu des sentiments et de la pensée

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sont à partager, d’où la notion, fondamentale pour une réflexion sur le discours, de communication. Dans les Nuits du Imtâ ‘ consacrées aux questions de langage, Abû Hayyân se fonde, même sans une réflexion théorique aboutie, sur ce présupposé qui préside, par exemple, à une comparaison des mérites respectifs de la prose et de la poésie et un inventaire de différents types de rhétoriques qui relient l’expression et la signification. 93 En abordant la question du na Âm et du na ◊r, il fait émerger la notion de discipline du discours, analyse des modes d’argumentation, applique l’idée de modèle ( wazn ) à la prose et la poésie et commence à inscrire la question du sens en réfléchissant sur le discours. Dans le passage du Tajârib al ìUmam concernant le ma ¶lis de ‘Adud al Dawla, Miskawayh parle de la présence des juristes ( fuqahâ î), des théologiens ( mutakallimûn ), des traditionnistes (mu ™addi ◊ûn ), qui sont évoqués en même temps que les poètes ( su ìarâ î), les grammairiens (na ™wiyyûn ), et les spécialistes de la prosodie ( ìarû ñiyyûn ). La réflexion sur le langage demeure en effet dans le cadre qui est le sien depuis son apparition, la relation entre langage et sciences religieuses.

5.2 vers une interrogation '' philosophique '' sur le langage

En évoquant les disciplines sous un angle spécialisé dans la description du ma ¶lis qui a précédé, Miskawayh a pressenti que l’on s’achemine vers un

93 Ce lien sous-tend la distinction opérée entre des rhétoriques relevant des disciplines du discours —iìr/ na ◊r, de modes d’expression, comme la rhétorique de l’apophtegme balâ ®at al ma ◊al , et une rhétorique de l’interprétation balâ ®at al ta îwîl , qui pose directement la question de la signification.

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cadre de réflexion '' profane ''. Un Tawhîdî, par exemple, va interroger des faits de langage comme l’expression, la communication, pour eux–mêmes, condition préalable à une interrogation sur leurs fonctions. Un des principaux locuteurs du Kitâb al Imtâ ì, le philosophe Abû Sulaymân al-Mantiqî, par lequel Tawhîdî sera particulièrement influencé, parle de la nécessité de discourir sur le langage, opération difficile, mais incontournable : il fait usage, dans la 25 ème Nuit, d'une formule très novatrice : al kalâm ìala-l- kalâm , le langage sur le langage. (II 131) On situe l’apparition du Ta ¶ârib al îUmam entre 295 et 364 (Arkoun Humanisme p 36) donc un peu avant celle des Muqâbasât ( entre 360 et 390) et du Kitâb al Imtâ ‘ ( vers 370), et un peu après les ouvrages de Fârâbi (né en 257, mort en 339). Dans quelles mesures peut-on parler d’une évolution progressive dans la fonction des disciplines du langage, d’abord destinées à l’élaboration de sciences religieuses, ensuite objet d’ une démarche qui pourrait ressembler à une philosophie du langage ? L’examen de cette question peut partir de l’intérêt porté par les penseurs de cette période à l’étude du discours notions de ¨a’âba , art oratoire et de balâ ®a, rhétorique.

5.3 ¨¨¨a’’’âba et balâ ®®®a : deux notions clés

On retrouve le premier terme chez Fârâbî qui, cherchant à définir des notions dans des champs disciplinaires précis 94 , écrit, sous le titre de Kitâb al ´a’âba 95 , un commentaire de la Rhétorique d’Aristote ; quant au langage des Muqâbasât , il commence, de façon particulièrement significative, à devenir

94 Dans le Kitâb al ™urûf , certaines notions comme par exemple l’essence ¶awhar, sont définies deux fois, par rapport au sens qu’elles ont pour le public al ¶umhur , et par rapport à celui qu’elles ont en philosophie fi- l-falsafa . ( ©urûf p.100) 95 ¨a’âba est le nom arabe de la Rhétorique d’Aristote

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celui de la définition : par exemple, Abû Sulaymân, en réponse à une demande de Tawhîdî, tente de définir la balâ ®a :

'' -Je demandai à Abû Sulaymân : qu’est-ce que la rhétorique ? Je souhaiterais entendre un propos sur la méthode (nahj ) suivie par cette élite [des rhétoriciens] (…) - La rhétorique, c’est signifier avec vraisemblance (al sidq fi-l- ma‘ânî) par l’agencement des noms, des verbes, et des particules, en usant de la langue à bon escient, adoptant la cohérence et la ressemblance, en refusant la contrainte ( raf ñ al istikrâh ) et en évitant les déviations ( ta ìassuf ) ''. (Muqâbasa 88 p 327)

Ce passage, dont la structure l’apparente à une forme de définition, inclut celle-ci dans la discussion des savants. Ici, il s’agit de se pencher sur la question fondamentale du discours. Elle est fondamentale avant tout parce qu’elle fait s’interroger le langage sur lui-même, on n’étudie pas seulement le fonctionnement de la langue pour appliquer un modèle de correction, mais pour déterminer des types de discours. 96 ¨a’âba , balâ ®a comme ritôrikâ ont été traduits en français par rhétorique. Les traducteurs d’Aristote ont gardé le terme de la langue d’origine, alors que « les philosophes, lorsqu’ils ont traduit et glosé l’ouvrage », l’ont appelé ¨a’âba (Samoud 1998 p.12). Ainsi du Kitâb al ´a’âba de Farâbî, glose de la Rhétorique d’Aristote. Ainsi d’Abû Sulaymân, qui cite l’ouvrage d’Aristote dans la Muqâbasa 88 97 . Or, comme le rappelle H.Sammoud, le champ sémantiques des deux termes n’est pas le même :

96 L’idée n’est pas nouvelle, un Gâhiz l’a exposée dans son Bayân , ce qui est notable, c’est que l’intérêt pour la question du discours devient une préoccupation de la réflexion intellectuelle commune des savants. 97 « (…) li î anna (…) hâ òîhi al ’â’ifa lahum kitâb al ¨a’âba fi ìar ñ kutub al faylasûf », parmi les ouvrages du Philosophe (i.e Aristote) cette élite (i.e ceux qui s’adonnent à la rhétorique), possèdent le Kitâb al Hatâba (i.e la Rhétorique .) ( Muqâbasât p 327)

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'' le champ sémantique du terme occidental ne correspond [pas] au champ constitué par la balâga dans la tradition arabe, pourtant on est contraint, à tort ou à raison, de traduire en français les deux mots de façon identique.'' (Samoud 98 p12).

balâ ®a et ¨a’âba couvrent des champs sémantiques différents, le premier se définit comme :

« un art qui repose sur la production d’énoncés dans le domaine du vraisemblable et des différends qui sont objets de débat c’est à dire une relation entre deux partis construite sur la langue et le discours dans laquelle l’un des partis essaie d’influencer le parti adverse en orientant ses actions, en affirmant une croyance (…) ou en la fabriquant de toutes pièces ». (Sammoud 1998 p 11)

Ainsi, la balâ ®a ne fait pas intervenir le discours en tant qu’acte de communication dans sa définition, elle n’inclut pas une relation entre locuteurs, elle intervient dans le seul champ sémantique de l’expression : lorsqu’ Abû Sulaymân parle de balâ ®a, en distinguant différentes balâ ®at dans la 25 ème Nuit 98 son propos porte sur la facture du discours : les notions d’agencement iîtilâf , de ressemblance mu —âkala et de cohérence muwâ îama font porter la réflexion sur les unités du discours en tant qu’elles entretiennent des relations d’interdépendance, c’est un début de réflexion sur la structure. La notion de balâ ®a peut renvoyer, comme le mentionne Von Grunebaum dans l’ Encyclopédie de l’Islam , à l’ « habileté dans l’improvisation », mais si l’on se réfère, comme il l’indique ensuite, « à l’orateur ha ’îb pour définir le balîg », il y a alors une différence importante entre les notions de balâ ®a et de ¨a’âba

98 « Il y a différentes espèces de rhétoriques al balâ ®atu ñurûb , déclare Abû Sulaymân dans la 25 ème Nuit : parmi elles, il y a la rhétorique de la poésie balâ ®at al —iì r, la rhétorique oratoire balâ ®at al ¨atâba , la rhétorique de la prose balâ ®at al na ◊r, la rhétorique de l’apophtegme balâ ®at al ma ◊al , la rhétorique de la raison balâ ®at al ìaql , la rhétorique de l’improvisation balâ ®at al badîha , la rhétorique de l’interprétation balâ ®at al ta îwîl » (II 141). Pour l’analyse détaillée de cette conception de la rhétorique, voir également notre chapitre 4.

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qui consiste dans le fait que la ¨a’âba prend en compte le fait de s’adresser à quelqu’un dans un discours, alors que la balâ ®a s’interroge sur la qualité du discours en soi. Le Lisân al ‘arab , qui ne donne pas une définition de la notion de balâ ®a mais plutôt une expansion tautologique insiste néanmoins sur ce dernier point :

« al balâ ®a al fa ”âha , l’éloquence : c’est le bien dire. » A l’entrée fa ”îh , le Lisân est un peu plus précis :

« kalâm fa ”îh ’ayy balî ® un discours éloquent, c’est à dire qui atteint sa cible. »

¨a’âba n’est pas cité. On voit ainsi comment peu à peu la question du langage a inclus à la réflexion sur le fonctionnement de la langue une étude du discours.

5.4 ''Pensée'' du langage, ''pensée'' du discours

Lorsque Miskawayh a mentionné les « poètes, grammairiens, spécialistes de la prosodie », dans sa description du majlis de ‘A ñud al- Dawla, il n’a mentionné en fait qu’un aspect de la question du langage, celui de la pratique du langage, il faut désormais lui adjoindre celui de la mise en place d’une pensée du langage. En effet, la réflexion sur le langage au IVème/Xème siècle intègre la réflexion qui a précédé le IVème/Xème siècle, le discours technique d’un Fârâbî ou l’analyse d’un Abû Sulaymân

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s’inscrivent dans une étape charnière qui nous permet de cerner deux grand moments chez les penseurs arabo-musulmans médiévaux. Le premier moment a consisté dans la systématisation des grammairiens qui se sont principalement basés sur les cadres traditionnels de l’analyse linguistique : lexical, morphologique, phonologique, syntaxique, et l’on peut dire que, de ces axes d’analyse, c’est la syntaxe qui assure la transition entre un premier niveau, celui de la phrase et un second niveau : celui du discours au sens où le langage ne désigne pas seulement un ensemble de règles qui codifient un usage, mais aussi l’expression d’une pensée. A ce titre, il est important de souligner, dans la réflexion sur le discours d’Abû ©ayyân, la présence des termes-clés de ta’lîf (II 132, 141) ra ”f (II 132) tartîb (II 142). 99 Cette période nous semble une période charnière car au IV/Xème siècle, sont à la fois présents des théoriciens de la langue et des penseurs qui, prolongeant une réflexion philosophique commencée au IIème/VIIIème siècle avec al-Kindî, y intègrent la question du langage. La transition se fait dans la différence de démarches que nous souhaiterions approfondir maintenant pour essayer de montrer comment au sein même d’un souci technique destiné à décrire et expliquer l’organisation de la langue, on en vient à s’interroger sur la question du langage.

6. Des observations annonciatrices d’une réflexion sur le discours

99 « La supériorité entre ceux qui manient l’expression claire en poésie et en prose se situe dans ce composé que l’on appelle agencement ta îlîf et pavement ra ”f » (II 132) « Dans la rhétorique de la prose, il faut que le mot soit disponible mutanâwal , la signification, connue mashûr , (…), l’agencement ta îlîf facile » (II 141) « Quant à la signification ma ìnâ , elle est représentable par une organisation adéquate yutalaqqâ bi-l-wahm li ™usn al tartîb » (II 142)

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Chez les savants linguistes du IVème/Xème siècle, plusieurs démarches se côtoient et font ressortir cette transition, évoquée plus haut, d’ une approche technique vers une approche philosophique du langage. La démarche d’Ibn •innî, par exemple, nous semble partagée entre l’étude des phénomènes de langue, et des notations qui se rapprochent d’une réflexion philosophique –au sens d’une interrogation sur le langage comme objet de discours. Ainsi, parallélement à des analyses morpho–phonologiques sur la dérivation i—tiqâq , les conditionnements phonétiques, les mutations qalb , thèmes relevant d’une analyse linguistique technique dont ibn Jinnî donne de nombreux autres exemples, les propos de ce grammairien prennent aussi en compte le langage comme objet de communication. Dans les ´a”â’is , il insiste sur le rôle de la signification comme lien entre les phénomènes phonético-syntaxiques et le discours, par exemple, dans l’analyse de la cause ‘illa des statuts grammaticaux du sujet et du complément :

« Ne vois-tu pas que si le sujet demeure au cas sujet et le complément au cas direct, c’est pour distinguer le sujet du complément, cette différence est une différence de sens à laquelle le mot a été ajusté (u”liha-l-laf Âu lahu ) . » ( Hasâ’is , p. 151)

Ici est dit que les règles grammaticales, comme par exemple la flexion casuelle, ont une valeur signifiante puisqu’elles indiquent que le mot, à côté de sa propre signification, reçoit une seconde signification qui lui est attribuée par sa position dans la phrase. La relation mot-signification est ainsi envisagée à l’intérieur d’une analyse grammaticale, et pas encore d’une analyse du discours, mais pourtant, en abordant la question de la signification, on la suggère. Mais en d’autres endroits des Ha ”â’is chez ibn Jinnî, la question du discours est tout à fait explicite :

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« Lorsque les mots [des Arabes] indiquèrent des significations ( kânat ìunwâna ma ìânîha ) par lesquelles ils exprimaient leurs objectifs (a®râ ñuhâ ) et leurs buts ( marâmîhâ ), ils les ajustèrent ( a”la ™ûhâ ), les organisèrent ( rattabûhâ ) et les embellirent à un degré extrême ( bâla ®û fî ta ™bîrihâ wa ta ™sînihâ ) pour que cela ait plus de poids à l’oreille ( awqa ì fi-l-sam ì) et qu’ils soient plus à même de signifier le vouloir dire ( aòhab bihâ fi-l-dalâla ìalâ-l-qa ”d) » ( Hasâ’is I, p. 216)

Déjà présentes chez Sibawayh, relayées par Gâhiz, les notions de but, d’intention, de vouloir dire se diffusent chez Tawhîdî puis chez ceux qui lui succéderont, comme un Gurgânî deux siècles plus tard, cela montre que l’on ne peut faire l’économie de la communication dans la langue, et donc de l’étude de la dimension interactive du discours entre des locuteurs et des récepteurs, qui mettent en jeu le fahm et le ifhâm , le ''comprendre'' et le ''faire comprendre'' pour reprendre les termes utilisés par Gâhiz, en d’autres termes, le procès signifiant dans sa double fonction d’endocage et de décodage qui suppose une circulation du sens entre locuteurs. On voit que la question de la communication a très tôt été au centre des préoccupations des théoriciens de la langue, notamment lorsqu’il se sont penchés sur le problème de l’autonomie de l’homme instrumentant le langage, à travers le fameux débat sur l’origine de la langue.

6.1 Le débat sur l’autonomie de l’homme dans la maîtrise du langage

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Nous ne prétendons naturellement pas traiter exhaustivement dans cette présentation d’un débat beaucoup trop crucial pout faire l’objet de quelques lignes d’analyse. Nous pensons qu’il faut malgré tout en rappeler les grandes lignes car nous pensons que la réflexion sur le langage chez Tawhîdî présuppose, au moins implicitement un positionnement sur la question de la conventionalité de la langue ou de sa nature divine En effet, le propos d’Abû Sulaymân qui introduit la 25ème Nuit semble présupposer que, chez Tawhîdî, le débat est tranché en faveur du caractère conventionnel de la langue :

« Le langage (kalâm ), a dit notre maître Abû Sulaymân, émane, en premier lieu, soit de la spontanéité immédiate, soit du travail réflexif (kad al rawiyya ). 100 Il se peut aussi qu’il soit un composé ( murakkab) dans lequel prédomin en puissance, soit l'un, soit l’autre » (II 132)

Le '' travail réflexif '', intégré ici à la pratique du langage, implique une réflexion sur la création qui présuppose une parole propre de l’homme. Un des débats les plus importants auxquels ont été confrontés les représentants de la Tradition grammaticale arabe, qui ont tenté d’intégrer la réflexion théorique sur le langage dans leur démarche, est en effet l’ interrogation sur le tawqîf et l’ is ’ilâ ™, c’est à dire sur le conventionnalisme de la langue, thèse pour laquelle Dieu aurait délégué à l’homme la capacité d’en faire usage, ou au contraire sur le fait que la langue relève d’un décrêt divin, toute pratique du langage se résumant alors à un usage de la mémoire chargé de convoquer des unités linguistiques préexistantes. La discussion s’est engagée à partir du verset : « [Dieu] enseigna à Adam tous les noms ». Dans

100 Le couple badîha / rawiyya fonctionne en opposition ; il indique, d’une part, "l'action de se présenter en premier lieu à l'esprit", et, de l'autre,"l'examen attentif d’une chose, la réflexion, qui est suivie de ‘azîma :décision, résolution".(Cf Kazimirski).Le Lisân al Arab donne, pour r awiyya , les significations suivantes " al rawiyya fi -l- îamr, an tan Âur wa lâ ta ì¶ al ", "la circonspection dans tel ou tel fait, c’est observer sans se précipiter"et "al rawiyya, " al tafakkur fi-l-îamr", réfléchir à répétiton, d’où notre proposition "travail réflexif"pour " kadd al rawiyya" .

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le cas d’une langue relevant d’un arrêt divin, le verset serait compris comme « signifiant que Dieu a donné à Adam la capacité de nomination, c’est à dire la capacité d’une parole propre »101 . Pour Ibn Fâris, c’est cette interprétation qui prévaut, “uyû ’î rapporte, à cet effet, dans le Muzhir que :

« Abû-l-Husayn Ahmad ibn Fâris a dit dans le fiqh al lu ®a : -« Sache que la langue des Arabes relève d’un arrêt [divin] tawqîf , comme l’indique cette parole de Dieu le Très Haut : “ Il a enseigné à Adam tous les noms”. Ibn Abbâs disait : Il lui a enseigné tous les noms, ces noms sont ceux que les gens reconnaissent mutuellement (yata ìârafuhâ al nâs ) comme bête ( dâbba ), sol ( îar ñ), plaine ( sahl ), montagne ( ¶abal ), chameau ( ¶amal), âne ( ™imâr), il en est de même pour tous les peuples ( wa a —bâhu òâlika mina-l-îumam wa ®ayrihâ ) » (Muzhir I p 8)

Sur la même question, Ibn •innî est plus nuancé, pour lui, le conventionalisme est justifiable dès lors qu’il vient de Dieu. Dans le Muzhir , Suyûtî rapporte la position d’Ibn •innî puis conclut par son propre point de vue sur la question :

« Ibn Jinnî a dit dans les ´a”âî ”s –or lui et son maître Abû ‘Alî al fârisî étaient mu ‘tazilites 102 - [dans le chapitre concernant] le propos sur l’origine de la langue, a-t-elle été inspirée [par Dieu] ou est-elle une convention ? Les théoriciens de l’origine de la langue pensent qu’elle est institution et convention ( tawâ ñuì wa i ”’ ilâ ™), et non révélation et arrêt (lâ wa ™y wa tawqîf ) mais Abû ‘Alî m’a dit un jour : « elle vient de

101 A.Roman Entre la langue et Dieu 102 la précision est importante car la question de la responsabilité de l’homme traverse la doctrine des mu ìtazilites : les principales thèses de ce mouvement, comme le refus de la doctrine de la prédestination, le dogme du Coran créé, le principe que tout qualificatif a une cause, ne s’accomodent pas facilement avec l’idée d’un absence de participation de l’homme à la nomination. (voir l’article mu ìtazila de Gimaret dans E.I 2 ème édition.)

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Dieu ». Et il se référa à la parole de Dieu : « il enseigna à Adam tous les noms » : cela n’est pas un objet de divergence. En effet, une interprétation possible du verset est « il a donné la capacité à Adam de les instituer », or cette signification ne peut venir que de Dieu –qu’il soit exalté. (…) Cela est également le point de vue d’Abû-l-Hasan qui n’a pas prohibé le propos de celui qui dit que la langue est une convention émanant de lui [Adam]. » ( Muzhir p10)

L’idée que « Dieu a donné à Adam la capacité d’instituer [les noms] s’intègre dans une conception conventionaliste du langage qui rend possible la création. Dans le Kitâb al Imtâ' il n’est nulle part fait état d’un langage révélé. Le positionnement en faveur d’une conventionalité de la langue semble avoir la force d’une thèse défendue par Abû Hayyân, car il déclare que :

« La langue [lisân] est composée du mot, qui relève du lexique (al laf  al lu ®awiy) (…) de l’agencement qui relève de l’art ( al ta’lîf al-”inâ ‘iyy ), de l’usage conventionnel al’isti ‘mâl al is ’ilâhî » ( Imtâ ‘ I, 9)

Cet exemple témoigne, chez les intellectuels de l’époque de Tawhîdî, d’une tendance réflexive qui ajoute à une analyse des mécanismes de la langue une interrogation à tendance philosophique dans laquelle on pose en définitive des questions à teneur existentielle, comme la place de l’homme par rapport au langage –et plus largement, à la culture, et l’utilité directe, pour l’homme, des disciplines du savoir. Or tel est bien l’état d’esprit qui préside aux discussions présentes dans le Kitâb al Imtâ ‘ . Tawhîdî intervient sur la question du langage dans un contexte où la réflexion des grammairiens sur la langue- dans le sens d’interrogations, voire

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de questionnements théologiques- donne lieu à un examen des problématiques du discours.

6.2 L’exemple de la poésie et des poètes

Dans son évocation des participants réguliers au ma ¶lis de ‘Adu ñ al- Dawla que nous décrivions plus haut, Miskawayh a cité les '' poètes , grammairiens et spécialistes de la prosodie '', on a un regroupement thématique global de disciplines du langage, puis un regroupement de ces disciplines en branches spécialisées. Le degré de spécialisation du savoir envisage deux pôles : le pôle pratique, constitué par les poètes, dont la fonction est, par définition, de pratiquer leur art, et un pôle théorique constitué des grammairiens d’une part, et des spécialistes de la prosodie de l’autre ; ce pôle correspond à la mise en place de codifications, des règles grammaticales et des règles de prosodie. Mais cette mention des poètes et des spécialistes de la prosodie permet aussi d’établir un autre regroupement. On a ici une mise en relation du versant pratique et du versant théorique d’une même discipline ; les poètes et les spécialistes de prosodie. Un problématique conjointe , soulevée également par Abû ©ayyân, a trait à ce que l’on pourrait appeler le rapport chronologique de la prose et de la prosodie, Abû ©ayyân demandera, par l’intermédiaire de l’un des locuteurs de la 25 ème Nuit , qui de la prose ou de la prosodie a précédé l’autre :

« A ceux qui déclarent –a dit Abû ‘Abid al Karhiyy Sâlih ibn ‘Aliyy- que la poésie est antérieure à la prosodie ( ìarû ñ) puisqu’elle relève du goût ( òawq ), lequel relève lui-même de la nature, on répondra : le goût, même s’il relève de la nature, est servi par la pensée ( ma¨dûm al

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fikr ), et la pensée est la clé des oeuvres humaines ( miftâh al ”anâ îiì al ba —ariyya ), de façon semblable, l’inspiration met à son service la pensée, et l’inspiration est la clé des choses divines ( miftâ ™ al îumûr al ilâhiyya ) » (II 134)

Il engagera ainsi une quête de l’identité du poète, en tentant de répondre à cette question : est-on poète dès lors que l’on donne libre cours à l’inspiration pour pratiquer son art. Autrement dit, la poésie -qui est une praxis - est-elle une praxis codifiable ? Le travail du poète semble ici d’abord envisagé du point de vue pratique, mais le poète est autant compositeur qu’exécutant, Tawhîdî réfute donc l’idée exposée ici que les poètes n’auraient pas besoin de métrique pour mesurer et agencer la poésie. Tawhîdî n’ignore pourtant pas que le poète peut légitimement revendiquer une inspiration hors des cadres définis par une codification théorique. Mais Abû Hayyân fait à la fois la part du poète né, le poète ma ’bû ì de la tradition 103 , celui qui illustre ses dons par une spontanéité dans la création hors des schémas d’une élaboration codifiée, et la part de l’activité réflexive, normatrice et rectrice, qui fait du discours le résultat d’une maturation. Certes, dans l’article de la revue Fu ”ûl consacré à Abû Hayyân, Issam Bahâ note que la notion d’improvisation badîha :

« peut, dans les propos d’Abû Sulaymân, être rapprochée de nombreuses autres notions répandues dans la critique arabe ancienne, la plus importante et la plus utilisée serait peut-être la notion de disposition (tab ‘ ). Or la disposition signifie littéralement la nature , l’inné à partir duquel a été créé l’homme-individu. Dans les emplois des critiques, le ’ab ‘ signifie une disponibilité personnelle chez l’homme de lettres

103 Dans le numéro de Fu ”ûl consacré à Tawhidi A. Bahansa rapproche, par exemple, la notion de spontanéité, badîha qui, pour Abû Sulaymân, fait partie de tout langage, du ’ab ì, c’est à dire de la disposition innée.

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(adîb ) : scribe ( kâtib ), poète ( —â‘ir ), orateur ( ¨a’îb ), qui ne nécessite ni méditation ni réflexion , lesquelles, au contraire, lui causeraient du dommage. » ( Fu ”ûl 184)

mais grande est l’insistance sur ce que la création doit à la conformation de l’esprit à une discipline, car seule la norme peut accorder le discours aux circonstances du dire -Gâhiz n’a- t-il point dit que l’on ne s’adresse pas à la masse comme à l’élite, ou à la femme libre comme à une esclave- seule la norme, encore, peut déterminer des formes de discours : harangue, décrets officiels, apophtegme, exégèse, discours amoureux, tous, dans la diversité de leurs fonctions, ne laissent pas de répondre de la nécessité d’une architecture qui en définit et la forme et le contenu.

6.3 La part de l’inspiration et de la réflexion dans la création

Cette problématique est centrale dans la réflexion d’Abû Hayyân. En faisant intervenir deux notions clés dans sa démarche : celles, difficiles à traduire du fait de l’ampleur de la charge sémantique qu’elles comportent, de rawiyya et de badîha , il pose la question de la part de l’inspiration et de la réflexion dans la création. Pour lui, l’improvisation, que l’on peut retrouver dans la figure du poète inné, n’est pas seule à intervenir dans l’acte créateur.

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L’effort réflexif de l’intelligence kadd al rawiyya 104 est aussi valorisé. Cela est important car une conception du langage se met ainsi en place selon deux axes : une démarche réflexive, qui correspond au discours sur le langage et l’axe de la création, de la composition. Improvisation, spontanéité créatrice, prédisposition de l’intelligence, la badîha situe la création dans la sphère de l’inspiration, hors d'un processus codifiant le rapport à l’oeuvre. La rawiyya , qui renvoie à l’effort, au travail de la pensée qui préside à l’acquisition d’une techné , situe la création du côté d’une progression intellectuelle et de l’assimilation de connaissances techniques indispensables à la réalisation de son objet. La mention du poète et de celui qui doit établir les règles de la prosodie, c’est à dire à la fois s’occuper d’établir des mètres, de penser le rythme du poème, donc d’en donner une vision théorique , ouvre la voie à un questionnement que Tawhîdî va approfondir dans le Kitâb al Imta ‘ et que nous analyserons dans une étude détaillée des Nuits consacrées aux questions de langage : de l’inspiration ou de l’effort dû à un travail suivi et gradué, lequel occupe la place la plus importante dans l’acte créateur ? Cette problématique sous-tend le lien établi entre la poésie et la prosodie, et, plus largement, entre l’aspect théorique et l’aspect pratique dans la création, une des problématiques d’une réflexion qui, dans une certaine mesure, constitue un élément précurseur à l’élaboration d’une pensée.

104 Pour la traduction de rawiyya , Michel Allard propose dans son étude de l’Epître des Définitions de Kindî (Risâla fî ™udûd al ’a —yâ’ wa rusûmihâ )le terme délibération , mais le contexte de Tawhîdî est autre ; Kindî définit la rawiyya comme « l’inclination [qui fait choisir] entre les suggestions qui se présentent à l’âme » ( al îimâla bayna ¨awâ ’ir al nafs ), Taw ™îdî, dans l’expression kadd al rawiyya , en reste au niveau réflexif.

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7. Dans quelle mesure le IVème/Xème siècle fait- il émerger une démarche réflexive ?

La pensée à l’époque de Taw ™îdî n’est pas structurée de façon telle qu’on puisse identifier une ''communauté de sens '', des '' liens symboliques '' caractéristique de la sensibilité d’une époque. Tout au plus peut-on déceler une réflexion partagée sur un certain nombre de problèmes : la place des savoirs empruntés, le rôle des savoirs profanes, la rhétorique et le discours. Assurément, l’époque de Tawhîdî est une époque où l’on se pose de grandes questions sur un modèle de culture à construire. On le fait notamment en s’interrogeant sur le langage que l’on doit mettre en oeuvre pour constituer les savoirs : Abû Sulaymân parle de la nécessité d’un '' langage sur le langage '' pour promouvoir le discours en prose .

7.1 Il n’y a pas de rupture dans le processus de réflexion

Le développement de la pensée spéculative au IVème /Xème siècle ne correspond pas au réveil d’une léthargie profonde, pas plus qu’à une ''Renaissance des lettres'' (al Shaykh, 1983, p.22) mais plutôt à la continuité d’une logique d’évolution par rapport à laquelle M.Arkoun utilise selon nous de façon trop risquée la dénomination de '' rationaliste '' pour en rendre la tonalité.(Arkoun, 1967, p.68) Il faudrait, pour donner une représentation

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fiable de l’évolution de la réalité 105 arabo-musulmane au IVème /Xème siècle, éviter deux écueils. Le premier est de séparer sur le plan historique deux périodes correspondant, pour l’une, aux balbutiements de la pensée arabo- musulmane, et pour l’autre, à sa maturité. Le second serait d’isoler un âge mythique, dans lequel l’acteur de la société chercherait par les moyens à sa disposition à retrouver son image, à célébrer son identité et les grands personnages qui ont fondé sa destinée. Ce besoin n’est pas un besoin restreint à un temps et une époque figés. Il est constant, car il naît logiquement de la nécessité de fixer une mémoire et de donner ainsi à un peuple un système de repères. En cela, il ne fait rien d’autre que s’inscrire dans une interaction entre un contexte théologico-politique et une activité intellectuelle, c’est la présence d’un donné révélé qui commande tout d’abord les pratiques des clercs.

7.2 Un découpage temporel du fait culturel demeure artificiel

C’est pourquoi le découpage temporel de la réalité socioculturelle d’une civilisation en périodes historiquement datées est une donnée secondaire, les moments charnières de son évolution correspondent d’abord à la dynamique de facteurs qui échappent à l’instantané d’une datation historique. La thèse d’un dynamisme intellectuel imbriqué dans le cours de l’histoire dépasse l’arbitraire de la périodisation en termes de siècles ; en effet, s’il est important de repérer des étapes charnières dans le développement d’une civilisation, il n’en faut pas moins garder à l’esprit que

105 Nous employons à dessein ce terme car nous y intégrons à la fois la pensée et la société dont les besoins respectifs, articulés les uns aux autres, entrent en interaction perpétuelle.

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ces dernières sont préparées par un lent processus de maturation dont rend d’abord compte le contexte qui les fait naître. Ainsi, la constitution d’un savoir philosophique théorisant au IVème /Xème siècle, l’émergence d’une démarche d’abstraction correspondant à un discours méditant des sujets variés autour de la question de l’homme, la confrontation de cultures d’origines différentes sont produites par un contexte spécifique créé par la coexistence de populations d’une grande diversité culturelle vivant la difficulté de l’intégration à l’Empire, nous avons évoqué les révoltes dans certaines régions, et la question de l’assimilation du savoir hérité. Or, ce contexte du début du IVème /Xème siècle crée une série d’antinomies qu’il faut dépasser : la première d’entre elles réside dans les conflits qui opposent les sujets au Pouvoir, à travers les risques de rébellions internes, et la menace externe que représente la présence byzantine aux portes de l’Empire , la seconde tient aux difficultés soulevées par la coexistence des cultures arabe et persane du fait de l’extension de l’Empire à la Perse occidentale ; cette coexistence pose un problème qu’il faut impérativement résoudre, celui des modalités d’une fécondation mutuelle de ces cultures 106 . L’erreur consisterait –comme semble le faire Arkoun selon nous – à faire d’un moment charnière de l’histoire des idées dans le monde arabo-musulman à cet époque un point de rupture avec ce qui le précédait, alors qu’il s’inscrit dans une continuité modelée par des événements historiques qui ont façonné des cadres de pensée. En présentant le IVème/Xème siècle comme le siècle qui marque une coupure sous prétexte que la pensée prend un tournant plus réflexif que pendant les périodes précédentes, on ne fait autre chose que de tomber dans le fameux reproche que Sîrâfî adresse à Mattâ de ne pas inscrire la logique aristotélicienne dans une continuité, ce qui lui permet de ne pas

106 Pour la question grecque, le problème est résolu en considérant la logique grecque comme une discipline relevant de la culture arabe à part entière.

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regarder vers ce qui l’a précédé !107 Mais nous insistons également sur le fait que nos réserves à identifier les moments tournants de l’histoire du monde arabo-musulman à des coupures n’entre pas en contradiction avec l’idée que certaines modalités de la pensée soient davantage activées que d’autres à certaines périodes. S’il est vrai qu’apparaît au IV/Xème siècle une propension pour l’analyse, la définition, le raisonnement, il faut néanmoins garder à l’esprit que le système de pensée arabo-musulman obéit à une cohérence propre que risque de masquer une application des cadres de la pensée occidentale à son mode de fonctionnement. Les récits d’une conscience mythique célébrant les hauts faits d’une mémoire collective, l’ensemble des principes et précepts qui constituent le credo de la relation de l’homme à Dieu, l’existence d’une démarche fondée sur les diverses modalités du raisonnement, comme l’inférence, l’induction, la déduction ou le syllogisme sont autant d’ éléments qui forment une totalité insécable dans la pensée arabo-musulmane au IVème/Xème siècle. C’est pourquoi l’expression de « mentalité mythique primitive » ne peut être utilisée sans avoir été définie, elle pourrait correspondre à un état de la pensée où la projection d’un imaginaire collectif sur un ensemble de pratiques rituelles serait une caractéristique dominante. Mais dire que la période suivante -celle de la naissance d’une réflexion philosophique- correspondrait à une démarche analytique, relevant d’un système philosophique identifiable, rationaliste, nous semble anachronique. On peut dire qu’ une organisation géopolitique de l’Empire par

107 Parle moi d’un locuteur qui t’aurait tenu ces propos : « Dans la connaissance, l’examen des vérités (™aqâ îiq ) et leur recherche, je suis dans la situation de ceux qui se trouvaient là avant le créateur de la logique ( wâ ñiì al man ’iq ), je spécule à leur manière, je réfléchis tel qu’ils l’ont fait, car je connais la langue par naissance et par héritage ; quant aux significations, je les ai passées au peigne fin par la spéculation, l’opinion, la recherche de résultats et l’effort ( i¶tihâd ). Que lui dirais –tu ? Lui dirais –tu que ce jugement n’est pas valide et que l’affaire ne tient pas, parce qu’ils ne connait pas les réalités ( maw ¶udât ) de la façon dont tu les connais toi ? Tu serais peut-être heureux qu’il t’imite –même s’il est dans l’erreur – davantage qu’il ne mette en oeuvre son effort propre même s’il est dans le vrai. Ceci est stupidité manifeste et jugement vicié. » (I 116)

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déconcentration, des pouvoirs, des lieux de rencontre des intellectuels, des préoccupations socioculturelles, a généré une conception fonctionnelle de la culture, dans laquelle on a commencé à réfléchir sur la signification des disciplines du savoir y compris celles qui ont fait l’objet d’une sacralisation difficilement compatible avec l’examen critique. Le Kitâb al Imtâ ì wa-l- Mu î’ânasa donne l’exemple de la difficulté soulevée par la volonté des I ¨wân al “afâ’ de traiter la Loi Révélée sur le même plan qu’ une science, cette démarche audacieuse surprend ceux-là même qui invitent à faire usage de la raison. 108 C’est la preuve que le mot ''raison'' ne peut être entendu au sens moderne du terme. D’abord, parce qu’il y a un plan qui relève de la raison et un plan qui relève du dogme. Le philosophe Abû Sulaymân le réaffirme lorsqu’il critique le projet des I ¨wân al “afâ î d’associer raison et religion. La société de penseurs incriminée à :

« pensé ce qui n’était pas, ce qui était impossible, ce qui était hors de portée ( Âannû mâ lâ yakûn wa lâ yumkin wa lâ yus ’a’âì) (...) ils ont pensé qu’ils pouvaient dissimuler 109 la philosophie dans la Loi Révélée et intégrer la Loi Révélée à la philosophie (’ an ya ñummû al sarî ìa li-l-falsafa ) » (I 7)

Cet exemple contribue à montrer l'inopportunité, pour décrire l’activité intellectuelle au IVème/Xème siècle, d'employer des termes qui s'appliquent à une analyse du rationalisme occidental au XVIIIème siècle. Certes, les penseurs se caractérisent par un langage, par des termes et des tournures reconnaissables, et l’on assiste à une interrogation partagée sur des problèmes

108 en particulier d’Abû Sulaymân qui, s’il fait usage du mot ‘aql à plusieurs endroits dans le Kitâb al Imtâ ì‘, fustige la démarche des I ¨wân al “afâ î (II 7) 109 Abû Sulaymân emploie le verbe dassa qui renvoie au fait de dissimuler et de cacher, pour lui, l’entreprise des I ¨wân al “afâ î est trompeuse, d’abord parce qu’il s’aveuglent eux-mêmes en croyant pouvoir faire entrer la loi Révélée dans la logique de la réflexion philosophique. Par la voix d’Abû Sulaymân, c’est en fait toute une culture qui s’exprime.

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''d’actualité '' Il y a bien une mutation, mais il s’agit de mutation dans la démarche, non d’une mutation épistémologique, on commence à s’interroger sur les savoirs, par l’intermédiaire de la discussion, sous la forme d’observations, de points de vue, mais on n’est pas encore dans le domaine de la réflexion théorique spécifique à une branche du savoir donnée. 110 La mutation à partir de laquelle a pu s’opérer une interrogation sur les savoirs s’est essentiellement faite sur le plan générique. On peut ainsi dire, sur un plan très général, que le IIème/VIIIème siècle est celui de la prose, et, plus spécifiquement, de la littérature en prose, est dominé par une réflexion sur la fonction du adab qui relève davantage de la remarque ou de la notation que d’une théorisation, et par une réflexion sur le monde par l’intermédiaire du récit qui fait souvent appel à l’anecdote. On peut considérer le IIIème /IXème siècle comme une période de la réflexion technique sur la langue marquée par l’affirmation de discipline comme la grammaire na ™w ou la lexicographie lu ®a. Au IVème/Xème siècle, tous ces questionnements sont le prétexte à des problématiques plus larges. Par exemple, une interrogation comme celle sur la fonction de la logique et sur la fonction de la grammaire suppose un examen de l’état des connaissances au IVème/Xème siècle, mais aussi un questionnement de la conception que l’on se fait du savoir à cette époque : lorsque Sîrâfî assure qu’il n’est point besoin de la langue grecque ni de la logique pour comprendre la langue arabe (I 113) c’est la question d’une doxa et de ses limites critiques qui se pose. On s’interroge sur les savoirs que l’on juge nécessaires et ceux que l’on juge inutiles. Pour ce faire, on convoque des critères, mais il faut en mesurer le degré d’objectivité. Car Arabes et Persans, persans arabisés, arabes d’origine perse, personnages nés en Perse très vite

110 le savant qui est sans doute le plus proche de cette démarche est Fârâbî, le Kitâb al ©urûf applique les méthodes de la logique à la langue arabe.

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implantés dans la partie arabe de l’Empire -c’est le cas de Taw ™îdî- se côtoient. De part et d’autre, des revendications prennent forme. Elles portent principalement, pour les Persans, sur le désir de reconnaissance, exprimé déjà au siècle précédent par les revendications identitaires du mouvement de la —u ìubiyya , et, pour les Arabes, sur la préservation de la langue. Taw ™îdî s’en fera l’écho, le mot lu ®a revient fréquemment dans le Kitâb al imtâ ‘ . Mais il ne faudrait pas néanmoins prendre le risque de noyer la problématique identitaire dans le rapport difficile entretenu par les penseurs arabo- musulmans avec la culture exogène : leur principale revendication est la défense d’un patrimoine qui constitue le miroir dans lequel se reflète toute la diversité de la culture de l’époque. Il y aurait ainsi sans doute erreur à dire que c’est le contact avec la philosophie grecque qui lance la réflexion philosophique dans le monde arabo-musulman, si l’on prend le mot philosophique au sens large d’une interrogation sur l’homme dans la recherche d'une vérité par le savoir. L’ étude des ''sciences étrangères '' ( al ‘ulûm al òa¨îla ) aux ''antécédents à la fois grecs et iraniens '' (Arkoun p.68) était rendue nécessaire par le contexte , le savoir grec avait commencé à pénétrer l’Empire par l’intermédiaire des traductions, et la '' nette résurgence de l’Iran Ancien '' (Arkoun) intégrait au sein de l’Empire arabo-musulman une nouvelle aire culturelle. La configuration culturelle de l’Empire Abbasside, dont héritent les Buyides, a créé de nouvelles exigences qui ont imposé l’étude d’un savoir exogène provenant du contact avec les nouvelles populations intégrées. Mais si l’ '' étude des sciences étrangères '' a pu effectivement se faire '' sans limitation '', comme l’indique Arkoun, il nous semble dangereux d’affirmer qu’elle s’est faite '' sans complexe '' (Arkoun p.68) : l’impact '' psychologique '' que le savoir exogène -fût-il intégré – a pu exercer sur les milieux intellectuels arabo-musulmans est certain, mais l’entreprise de

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négation du savoir venu d’ailleurs est aussi très présente et relève d’une « excommunication » déclarée. Ainsi, il est important de montrer qu’au IVème/Xème siècle, les penseurs sont attachés à défendre l’idée qu’il existe entre les cultures qui coexistent à cette époque une forme de gravitation autour d’un foyer central qui est la culture arabo-musulmane. Celle-ci intègre de nouveaux savoirs en refusant de s’en faire l’otage, c’est le sens du rapport difficile qu’entretiendront les penseurs arabo-musulmans avec les cultures persane et grecque. Ainsi, la réflexion sur la place de la raison dans la culture arabo- musulmane doit ainsi nécessairement intégrer l’idée que la raison, que l’on retrouve mentionnée dans le Kitâb al Imtâ ‘ , notamment dans les passages consacrés au langage, est une notion pensée et produite à l’intérieur de cette culture, qui laisse apparaître une influence mu ‘tazilite certaine et donc n’émerge pas ex abrupto de la pénétration de sciences exogènes dans l’Empire arabo-musulman. C’est pourquoi la réflexion sur le ‘aql et l’intérêt particulier qui lui est accordé au IVème/Xème siècle, notamment par Abû Hayyân, ne correspond pas à la substitution d’un mode de pensée à un autre. La présence de la notion de ‘aql dans la réflexion des penseurs de l’époque ne constitue pas une révolution, au sens étymologique du terme. C’est pourquoi le discours qui consiste à identifier le IVème/Xème siècle à un siècle des lumières arabo-musulman doit être nuancé. Parlant du contact avec les non Arabes et leurs savoirs à l’époque d’Ibn al ìAmîd 111 Arkoun, par exemple, évoque l’exercice de la pensée au IVème/Xème siècle en termes de substitution :

111 Un anti-modèle pour Tawhîdî, mais aussi l’un des responsables de la pénétration de savoirs dépassant la formation classique du adîb : « l’adab au IVème siècle s’est enrichi d’une dimension qu’il est de plus en plus difficile de négliger » dit Arkoun : « la science grecque avec toutes ses références aux traditions orientales. Voilà pourquoi (...) Ibn al ìAmîd s’est distingué dans les sciences philosophiques – logique, théosophie, mathématiques –et aussi dans (...) « la mécanique qui exige les suprêmes acquisitions de la géométrie et de la

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'' une mentalité rationaliste s’est à des degrés divers substituée à la mentalité primitive (…), la primauté de la raison remplace même celle de l’Ecriture Sainte ''. (Arkoun, 1967, p. 68)

Qu’il y ait place pour un mûrissement de la réflexion, une orientation vers un contenu plus abstrait et une dimension plus réflexive, n’implique pas l’annulation de la dimension hagiographique et mythique de la pensée arabo- musulmane. Le IVème/Xème siècle marque plutôt l’apparition d’une nouvelle dimension de la pensée qui vient en compléter d’autres. Nous avons évoqué ce phénomène d’interaction entre le milieu et la pensée parce que l’on peut postuler une relation d’implication entre deux éléments qui constituent un foyers à partir duquel se formulent les exigences intellectuelles. Nous voudrions maintenant, pour conclure ce chapitre, montrer en quoi cette relation définit un cadre d’analyse pour la pensée au IVème /Xème siècle, dans lequel se situe la démarche de Taw ™îdî.

physique, les mouvements inconnus, le déplacement des poids lourds, la connaisance des centres de gravité... » (Miskawayh Ta ¶ârib al Umam , cité par Arkoun p 67)

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Conclusion : Quelques réflexions sur le cadre de pensée au IVème/Xème siècle

1. L’échange oral et la discussion

La pensée arabo-musulmane est liée à un contexte socioculturel qui détermine une relation particulière au savoir : l’échange oral. Toujours au coeur de la circulation du savoir à l’époque de Taw™îdî, il est un fait primordial. Le Kitâb al Imtâ ì fait ressortir une conséquence directe de cette particularité, le lien qui associe l’activité intellectuelle au pouvoir, puisque les savoirs sont discutés lors des débats organisés par les vizirs et les savants. C’est toute une conception de la réflexion sur la fonction du savoir qui entre en jeu selon le critère sur lequel se fonde la discussion : le savoir est-il le lieu d’une vérité à découvrir, ou n’est-il convoqué que pour illustrer une vérité préétablie ? En d’autres termes, l’interrogation des sciences est-elle d’abord soulevée d’un point de vue philosophique ou est-elle d’abord destinée à défendre une vision du monde ? Certes, l’introduction de la notion de débat dans les milieux intellectuels et la publicité que lui a fait obtenir un ouvrage comme le Imtâ ‘ reflètent une évolution des modes de pensée plus spontanément portée vers la réflexion critique, mais le cadre de la réflexion demeure intangible. Arkoun, qui parle à notre avis un peu trop hâtivement de « substitution » d’une mentalité à une autre, reconnaît pourtant fort bien ce fait. Sous les dénominations de « structure mentale » et d’ « espace mental »,

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il identifie des schèmes de perception de la réalité culturelle, sociale et religieuse qui fonctionnent comme des éléments intangibles :

« Les thèmes généraux de l’enseignement islamique- histoire spirituelle de l’humanité, prophétologie, immortalité, résurrection, obligations canoniques s’imposent (...) comme les éléments d’une structure mentale. » note-t-il. Et d’ajouter plus loin que « l’espace mental de l’homme médiéval est dominé par le sens du sacré, du surnaturel et du transcendant » « Sans doute, Dieu est-il présent dans toutes les consciences 112 » (Arkoun 1982 p.64)

2. Les modes d’exercice de la réflexion

Il ne faut pas perdre de vue en effet que des penseurs comme Tawhîdî ou Miskawayh, déploient leur activité intellectuel à l’intérieur d’un cadre principiel balisé. Il faut donc prendre quelques précautions avant de parler d’un rationalisme philosophique chez des penseurs comme Taw ™îdî ou Miskawayh. Le système de pensée en vigueur dans le monde arabo-musulman ne peut concevoir un rationalisme de type occidental puisque l’exercice de la raison critique n’entre pas en concurrence avec l’adhésion à un système de croyances religieux. Ainsi, en intégrant le ‘aql à sa réflexion d’ensemble, Taw ™îdî ne déroge pas à la règle. Il rappelle dans les Muqâbasât que « la raison est le vicaire de Dieu sur la terre » ( al ‘aql ¨alîfat allah ‘alâ-l-’ard ) (Mu 20 p 119) la référence est implicitement faite au verset 30 de la Sourate II :

112 c’est nous qui soulignons.

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« Rappelle, quand ton Seigneur dit aux Anges, " je vais placer sur la terre un vicaire. " » ( Trad R. Blachère)

La vraie question, concernant la raison, est "épistémologique ", plan sur lequel le fait que la raison soit ou non un don de Dieu est indifférent, la vraie question est "où va-t-elle ", permet-elle, par exemple, de se passer de la révélation ? pourrait-on substituer cette raison à la révélation ? serait-ce avantageux ? d’Abû Hayyân, comme des penseurs de son époque, la réponse ne peut venir que de l’intérieur d’un mode de pensée constitué, c’est à dire modelé par les prérequis de la révélation. Aussi, la position de Tawhîdî n’est pas tranchée : complexe est, par exemple, sa position vis à vis des théologiens dogmatiques mutakallimûn :

"Dans les considérations que cette science ( al kalâm ) entraîne, la partie réservée à la raison est ténue, tandis que celle faite au livre de Dieu est considérable " ( Risâla fi-l- ìulûm BEO XIII, p.62 trad. M. Bergé)

Quelle est la position exacte de Tawhîdî sur cette science traditionnelle qu’est le kalâm et qui fonctionne aux côtés du droit fiqh , de la rhétorique balâ ®a, ou encore de la grammaire na ™w ? le texte que nous venons de citer se borne au constat de la part ténue de la raison dans le kalâm , ce qui n’est ni approuvé, ni désapprouvé par Taw ™îdî. La grande interrogation que l’on ne peut manquer de soulever est celle ci : quelle place y a-t-il, chez Tawhîdî, parallélement à l’ordre préétabli d’une vérité révélée, pour un ordre de vérité à construire ? notre thèse, sur cette question, est la suivante : l’attitude d’Abû Hayyân par rapport à ce problème n’est pas définitive, car dans son oeuvre on trouve aussi bien rappelée sans ambiguïté l’origine de la raison :

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« La nature se suffit à elle-même ( kaffat ), là où elle a reçu mandat (wilâya ) de l’âme, de même, l’âme se suffit à elle-même dans les choses où elle a reçu mandat de la raison, de même la raison se suffit à elle- même pour les affaires sur lesquelles elle a reçu mandat de la divinité. » ( III 114)

qu’un début de position, encore implicite, sur la fonction qui doit être celle de la raison, par exemple à travers une critique de la méthode des théologiens, la Muqâbasa n°88 traite de ce point :

"Je demandais un jour à Abû Sulaymân : - Quelle différence y a-t-il entre la méthode des théologiens et celle des philosophes ? Voici ce qu’il me répondit : -La méthode des premiers se fonde sur le fait de comparer les mots entre eux et les choses entre elles, soit en se servant de preuves de raison, souvent défectueuses , soit parfois même sans apporter la moindre preuve " (Risâla fi-l- ìulûm trad.Bergé) "

Il y a donc place pour une autre fonction de la raison, différente de l’usage qu’en font les théologiens, mais cette fonction n’est pas précisée. Il n’en demeure pas moins que, face aux théologiens du kalâm et de façon parfois surprenante, Tawhîdî prend malgré tout position, comme dans la Muqâbasa n° 35 :

"La théologie dialectique kalâm n’est tout entière que polémique, défense, subterfuge, chimère, doute, tromperie, dissimulation, c’est une enveloppe sans contenu, une terre sans eau, une voie non éclairée (...) le novice en la matière est un esprit faible, celui qui est plus avancé est sceptique, celui qui se montre habile encourt l’accusation. En résumé, son défaut est grand, et son intérêt est mince !"

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et, dans la Muqâbasa n ° 38, qui compare la démarche des théologiens à celle des philosophes et condamne celle des premiers puisqu’il apparaîtra à :

« Ceux qui savent discerner (...) qui comparent les mots entre eux et les choses entre elles en prenant pour preuve la raison de façon défectueuse, ou pire, en ne la prenant pas pour preuve du tout (...) Ils se fondent sur ce qui se présente fugacement à l’esprit (...) visant à faire taire l’adversaire suivant leur bon vouloir, à entretenir des chimères dont on ne retire aucun bénéfice . »

alors que la philosophie :

« est une recherche de tout ce qui est manifeste aux regards dans l’univers, et caché dans la raison (...) et une acquisition ferme de la vérité de cela tout entier sans que la raison ne soit dans cette tâche troublée par la passion » (Muqâbasa n°82 p 203)

Une approche de la vérité autre que celle des théologiens semble ici envisagée, mais elle est davantage suggérée que développée. De même, dans la 17 ème Nuit du Imtâ ‘ , on retrouve ce mouvement d’ouverture à une procédure inédite de l’examen rationnel à travers la tentative des Frères Purs d’associer loi révélée et philosophie, et en même temps la limitation de cette démarche par Abû Sulaymân et Tawhîdî pour qui la détermination des causes (le "pourquoi ", le "comment "), l’ hypothèse (le "si ") (I 7), sont sans objet dans la compréhension de la Révélation.

3. On ne peut séparer une ''démarche rationelle '' et une ''démarche traditionnelle ''

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Il est certain que le savoir puise désormais à d’autres sources que les sciences traditionnelles, et la ligne de partage entre les sciences traditionnelles ìulûm naqliyya et les sciences rationnelles ìulûm ìaqliyya qui correspond à la typologie classique de la classification des sciences est visible. Mais il ne serait pas juste de partager le rapport à la culture de l’époque en deux pôles opposés. La science ne se conçoit pas, dans le cadre de pensée arabo- musulman, en dehors d’une vision du monde dans lequel le fait religieux est au principe de toute activité humaine. La pensée du IVème/Xème siècle ne saurait confronter deux modes de pensée, rationnel et traditionnel et sous- entendre que l’émergence de l’un d’eux s’est faite au détriment du maintien de l’autre. Ceci parce que l’introduction d’un mode de pensée rationnel s’inscrit dans un principe contingent d’explication du réel placé sous le contrôle du principe intangible de l’existence d’un Créateur face à un projet d’investigation humain limité. C’est à ce titre qu’il y a place pour une rationalité de la pensée. Rapprocher le ‘aql de Dieu revient d’une certaine manière à attribuer des capacités illimitées à la raison ce qui élargit d’autant le champ de l’examen du ‘aql , et de l’inventaire de ses fonctions. Confrontée à une puissance illimitée qu’il n’a jamais fini de connaître le penseur introduit une vérité épistémologique essentielle, l’infinitude de l’exploration cognitive qui relève du domaine du ìaql , lui même infini. A ce titre, on peut définir avec Arkoun une mutation qui se caractérise par une conception de la connaissance comme une « exploration continue du réel » qui intervient parallèlement à la connaisance traditionnelle. Cela est moins dû à une « évolution de mentalités » qu’à l’accentuation d’une tendance : la mise en place d’un discours technique peu à peu intégré aux propos des penseurs sur les sciences, notamment profanes, et « nouvelles », comme la logique. Ce thème domine l’oeuvre d’un Fârâbî qui insiste sur l’attribution par les hommes de science d’autres significations à des termes existant par ailleurs, la

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mise en place par eux de termes spécifiques à une discipline donnée, ou leur utilisation de termes non employés auparavant :

« Il importe que l’on sache –déclare Farâbî dans le Kitâb al Hurûf – que certains termes ( alfâz ) de la science grammaticale utilisés dans un sens par le commun, sont utilisés dans un autre sens par les hommes de science. Il arrive que parmi les termes, on en trouve qui soient utilisés suivant une signification par les gens d’un certain art, et que les gens d’un autre art les utilisent suivant une autre signification (...) » ( Alfâz § 3, p 43 Trad Langhade)

de même déclare-t-il dans le Fu ”ûl muntaza ìa que :

« Parmi les termes utilisés dans chaque art, certains ne sont pas connus par la foule de ceux qui pratiquent cette langue, mais seuls ceux qui pratiquent cet art les utilisent, comme les termes angidâg ou awârig dans l’art des secrétaires ; certains sont connus par la foule, si ce n’est que ceux qui pratiquent cet art les appliquent selon un sens, et la foule selon un autre sens, comme le terme zimâm dans l’art des secrétaires ». (Fu ”ûl , Dunlop 1955, al fa ”l al îawwal , p.266, 6-267, 2 Trad Langhade)

Une des problématiques centrales de notre analyse sera ainsi de montrer comment, dans le traitement de la question du langage chez Tawhîdî, à l’intérieur d’un mode de pensée arabo-musulman aux contours définis, qui antépose la révélation comme vérité immutable, s’ébauchent, non sans difficultés, mais aussi, non sans fermeté, un cadre épistémologique et une pensée critique, à travers lesquels on a moins intérêt à parler d’une coupure entre les sciences traditionnelles et les sciences rationnelles, entre la Tradition et la Modernité, entre un ''primitivisme '' et une ''époque des Lumières '', que l'apparition, dans ce cadre même qui antépose une vérité, d'une attitude de la

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pensée qui commence à interroger les principales problématiques de la réflexion philosophique que sont l'usage de la raison-intellect-entendement et la position de l'homme par rapport à elle. Les discours présents dans le Imtâ ' répercutent la tonalité culturelle d'une époque, et présupposent le plus souvent que le lecteur ait une connaissance des principaux enjeux des discussions qui ont cours à cette période. Si le ' aql est autant mentionné dans le Kitâb al Imtâ ' ou dans les Muqâbasât , c'est qu'il fait partie des notions discutées couramment dans les milieux intellectuels et, à ce titre n'a pas forcément besoin d'être redéfini 113 dans le cadre de cette oeuvre qui, il faut le rappeler, n'est pas un traité philosophique et, à ce titre, n'a pas vocation à définir des notions.

4. Un débat sur des disciplines élaborées antérieurement

Si, dans le Kitâb al Imtâ ì Mattâ et Sîrâfî discutent sur la grammaire et la logique, si les I ¨wân al “afâ î revendiquent un traitement philosophique de la Loi Révélée, si, encore, on discoure sur la rhétorique, cela veut dire que le débat oral sur la fonction des savoirs présuppose une élaboration antérieure de ces savoirs. La nouveauté peut se résumer à l’apparition d’une réflexion sur les savoirs par la discussion, mais le débat oral repose sur cet « autre aspect du langage qui est le langage au second degré, le langage sur le langage, science du langage » qui est essentiellement écrit. Dans le débat, on interroge des sciences qui ont été élaborées ailleurs, c'est à dire en dehors du cadre du débat, elles ont été, notamment, élaborées par l’écriture, et peuvent ainsi :

113 Une esquisse de définition, qui s'appuie sur l'intellect agent et l'intellect hylique d'Aristote, demeure présente dans les Muqâbasât. (Mu 83 p 320) Nous revenons sur ce point dans le second chapitre.cf le passage de Fusûl § 3 cité plus haut.

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« progresser en se donnant une expression précise, discutable, susceptible d’être amendée, ce qui est la condition première de tout progrès scientifique ». Reste à savoir, dans ces conditions, jusqu’à quel point le débat oral dans le Kitâb al Imtâ ‘ demeure au sein d’une analyse critique visant à expliquer pourquoi tel savoir est à privilégier sur tel autre indépendemment de tout positionnement préconstruit. Il faut d’abord se rappeler que Tawhîdî, pas plus qu’aucun autre penseur de l’époque, ne se situe en dehors de cette conception fondamentale en islam pour laquelle la raison ne peut être autre qu’un don de Dieu, et de laquelle découle l’idée que tout usage de la raison est le fait de l’homme en tant que créature limitée comptable à son créateur des facultés qu’Il a placées en lui. L’homme est le bénéficiaire du ìaql , non son propriétaire, ce qui signifie que tout attitude intellectuelle qui place la raison au cœur de sa démarche ne fait autre que l’usage d’une puissance divine à laquelle Dieu a choisi de réserver une part à sa créature. Mais ce présupposé, présent au cœur de toute analyse qui se revendique du ‘aql , interdit que le penseur arabo-musulman puisse se revendiquer d’un rationalisme dont l’homme serait le seul responsable. Constitue-t-il pour autant une entrave dans le champ de la pensée ? C’est une conception occidentale de la fonction de la raison dans un système de pensée donné qui pourrait le suggérer. Pour approcher fidèlement la conception du ‘aql dans la pensée arabo-musulmane, il faut renoncer à la tentation d’établir des parallélismes entre deux modes d’instruction de la pensée radicalement différents. Présupposer les limites de l’homme dans l’exercice de la raison qui lui a été confiée par Dieu ne saurait restreindre, en milieu arabo-musulman, l’étendue de l’activité systématisante d’une pensée philosophique. La relation de l’homme à la raison-don de Dieu constitue le présupposé de toute analyse. Nous avons rappelé que la conception du savoir, au IVème/Xème siècle, est inséparable de la vision du monde qui y préside, et donc que des

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penseurs musulmans comme Taw ™îdî ou Miskawayh opèrent à l’intérieur de ce cadre, mais il faut aussi tenir compte de la présence dans le milieu culturel de l’époque d’intellectuels non musulmans qui opèrent à l’intérieur de leurs propre vision du monde. C’est à dire que ces derniers ont une autre conception du rapport de la religion au pouvoir, des problématiques philosophiques traitées au sein des milieux intellectuels de l’époque comme celle du ìaql ,du mérite et de la supériorité des nations, du rapport à la culture dite exogène Ainsi, parmi ces intellectuels, dans le Kitâb al Imtâ ì, figurent notamment les intellectuels chrétiens locuteurs fréquents des Nuits : le traducteur Ibn Zur ‘a, les célèbres prosateurs de la famille Ibn ÷awâba, le grammairien Yahyâ ibn ìAddiy, ou encore le logicien nestorien Mattâ ibn Yûnus. Tous ces personnages appartiennent à un espace mental différent de celui de la majorité des locuteurs du Imtâ ì, le phénomène d’acculturation se trouve vérifié au niveau des cadres de pensée, on en trouve l’expression dans la confrontation des idées au cours des débats, par exemple dans la 8 ème Nuit où Sîrâfî, dans une critique franche de la Trinité chrétienne, reproche à Mattâ d’affirmer que « trois et un » sont identiques.(I 125) Définir le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa ne peut se limiter à percevoir cet ouvrage comme une simple encyclopédie de la culture au IVème /Xème siècle. En se proposant d’ouvrir, à partir de l’exemple de la question du langage, des pistes de réflexion qui visent à montrer que le discours d’Abû ©ayyân n’est pas sans obéir à une rigueur conceptuelle, un style caractéristique et des idées novatrices, ce travail se donne pour objectif de montrer qu’en la personne d’Abû ©ayyân, il faut sans doute préciser le qualificatif d’intellectuel qu’on lui attribue généralement, il faut dépasser l’imprécision de la dénomination d’homme de lettres, sans doute voir en lui

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plus qu’un prosateur, plus qu’un humaniste 114 . Ces qualifications, il les possède toutes à la fois, car, nous espérons le montrer, nous avons avant tout, en Tawhîdî, à faire à un penseur. Ce chapitre en effet, en s’étant donné comme objectif d’analyser le cadre socioculturel dans lequel se déploie la pensée d’Abû ©ayyân, se donne aussi comme but d’essayer de repérer des orientations de la pensée de Taw ™îdî sur le langage. A partir d'un cadre culturel que nous avons tenté de mettre en relief, nous souhaiterions montrer maintenant dans quelle mesure se développe une pensée du langage d’Abû ©ayyân se met en place dans le Kitâb al Imtâ ì , et aussi dans quelles limites.

114 Cf le titre de Bergé : « Pour un humanisme vécu : Abû Hayyân al Tawhîdî . Essai sur la personnalité morale, intellectuelle et littéraire d’un grand prosateur et humaniste arabe, engagé dans la société de l’époque bouyide, à Bagdad, Rayy et Chiraz, au IVème/ Xème siècle. »

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CHAPITRE 2 - Sommaire

La 7 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ììì wa-l-Mu îîîânasa : la pratique professionnelle du discours

Introduction : la place du discours dans un domaine de compétence spécialisé

1. Le cadre de la rencontre et l’argumentation du contradicteur

1.1 L’attaque d’Ibn ìUbaid 1.2 Ce qui est vital et ce qui ne l’est pas 1.3 L’attaque ad hominem et ses conséquences

2. La thèse d’Abû ©ayyân

2.1 Discours et pouvoir 2.2 La question des statuts 2.3 D’une éthique de gouvernement à une axiologie des valeurs

3. La réfutation et les revendications de Taw ™îdî

3.1 Sélection de propos d’Ibn ìUbaid 3.2 Une conception de la balâ ®a 3.3 L’art de la composition de discours : le in —âî

4. Esquisse d’une réflexion globale sur la langue

4.1 L’erreur d’identifier rhétorique et ornementation 4.2 La forme ne le cède en rien au fond 4.3 L’incarnation de la norme

5. La conception du discours

5.1 La structure 5.2 La mise en place d’un protocole adéquat

6. La figure du secrétaire idéal

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7. Le modèle Irakien, du secrétaire modèle à l’idéal du adib

7.1 La notion de ’ab ì 7.2 L’arabité de Taw ™îdî 7.3 L’entreprise rhétorique et ses effets

Conclusion

1. Le modèle de culture de Taw ™îdî n’émerge pas ex nihilo 2. De la mise en place d’une éthique à la question de la vérité

CHAPITRE 2

La 7 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ììì wa-l-Mu îîîânasa : la pratique professionnelle du discours

Introduction :

La place du discours dans un domaine de compétence spécialisé

Dans cette 7 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì, se font face le secrétaire ibn ìUbaïd, représentant d'une conception de la culture spécialisée, restreinte au savoir nécessaire à l'exercice d'une profession, et Abû ©ayyân lui-même, qui identifie en définitive la possesion d'une culture à une culture générale. L’idée de mettre un place un modèle de culture pour le fonctionnaire de l’administration traverse le Kitâb al Imtâ ì ; dans nos études des Nuits , c’est sur la façon dont cette idée se décline que nous souhaitons insister. Ainsi, la perspective envisagée ici est une perspective que l’on pourrait appeler de terrain, un secrétaire comptable affronte Taw ™îdî sur la question de ce à quoi

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sert de posséder un savoir spécialisé, sous le rapport d’une comparaison entre la balâ ®a, le rhétorique, et le ™isâb , l’arithmétique. Cette Nuit se déroule sous le signe de la polémique dans laquelle Abû ©ayyân se met lui-même en scène. Il rapporte au vizir, à sa demande, un vif entretien qui l’a opposé au secrétaire Ibn ìUbaïd, personnage familier de l'œuvre de Taw ™îdî, que l'on retrouve aussi dans les Ma ◊âlib al Wazirayn sur le bien fondé de la pratique du discours au sein de la chancellerie. En effet , la chancellerie de l'arithmétique ( kitâbat al ™isâb ) et la chancellerie de la rhétorique ( kitâbat al balâ ®a), deux domaines importants relevant des fonctionnaires de l'institution califale, à l'origine, désormais aux mains des buyîdes, sont au cœur d'une confrontation qui oppose Abû ©ayyân au scribe comptable. Cette opposition prend naissance dans une radicalité des positions voulue commes irréductible et irréconciliable. A Abû ©ayyân qui défend la nécessité du recours aux techniques du discours au sein de la chancellerie toutes sphères d'activité confondues, le scribe comptable Ibn ìUbaid objecte, à partir de son domaine de compétence propre, l’inefficacité de la balâ ®a115 et plus encore, sa superficialité. On est ici dans une problématique fondamentale de la rhétorique arabe qui consiste à mettre en question une rhétorique de l'ornementation tacitement admise, dont les nombreux tenants sont davantage familiers de la prolixité que du souci de communiquer. Mais la radicalisation des positions pose également une autre problématique, argumentative, qui consiste à opposer la thèse de la nécessité absolue de l'existence d'un secrétaire-adîb , contre son inutilité absolue. Procédé de joute oratoire classique, qui consiste à gommer tout accord de fond, par exemple ici, qu'il

115 Sauf exception, nous gardons le terme arabe dans notre commentaire en raison de l'étendue du domaine couvert par la notion de balâ ®a. Même s’il est convenu de traduire le terme par ‘'rhétorique’', la traduction nous semble échouer à saisir la balâ ®a dans sa globalité, qui peut aussi bien renvoyer aux techniques argumentatives de l'art de convaincre, qu' au travail sur le style, ou plus généralement à l'expression. Si une traduction devait néanmoins être proposée, nous opterions pour : ''le rhétorique''.

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faut bien que les secrétaires occupent différentes tâches, pour ne pas risquer d'affaiblir ses thèses en cédant du terrain à l' adversaire. Dans cette analyse, nous nous proposons d’abord de montrer de quelle manière Abû ©ayyân réfute les thèses de son adversaire pour s'assurer sur lui un avantage certain. On retrouvera ici le plus souvent des techniques de réfutation énoncées par Aristote dans les Topiques :

''Il y a aussi la façon sophistique de discuter, qui consiste à amener l'adversaire sur un point de nature à nous permettre d'y opposer des arguments en abondance (…) Ce sera une nécessité réelle quand, celui qui répond ayant nié quelque assertion utile pour attaquer la thèse [qui doit être concédée au questionneur], celui qui questionne dirige son argumentation sur ce point contesté, et que ce point se trouve être un de ceux sur lesquels il a de nombreux arguments.'' ( Topiques 112a l.1-41)

Dans cet entretien, Ibn ìUbaid ne concède jamais à son questionneur la thèse que le secrétaire préposé à la rédaction de discours pourrait, dans certaines circonstances être utile, c'est précisément la négation de cette assertion qui déclenche toute l'argumentation d'Abû ©ayyân. Son interlocuteur ne comprenant pas que le rhétorique, image de toute une culture de l' adîb , s'intègre nécessairement à toute compétence d’homme d’état, l'erreur de considérer la maîtrise rhétorique comme une discipline indépendante instaure un déséquilibre de fait entre le secrétaire qui cherchera à argumenter en plaçant le rhétorique et son domaine de compétence sur le même plan, alors que Taw ™îdî s'est d'emblée assuré un avantage certain en ayant affirmé une vision totalisante du rhétorique. Le gain espéré par celui qui pratique une technique totalement coupée de la rhétorique, ce que revendique le secrétaire dans cet entretien, ne peut être garanti sans l’usage argumentatif du discours et de ses techniques. C’est ainsi que le secrétaire-comptable Ibn ìUbaïd apparaît comme le perdant de la dispute au sens fort du terme parce

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qu’il n’a pas perçu que son activité ne saurait en réalité se limiter à la seule tâche du compte, car il faut bien qu'il s'exprime, donc qu'il maîtrise le langage, alors qu’Abû ©ayyân ressort gagnant de la dispute parce qu’il a mis en évidence la nécessaire corrélation entre la réussite pour ainsi dire professionnelle et la pratique du discours. Nous nous proposons, dans un premier temps de l'analyse de ce texte, de montrer comment se met en place une telle stratégie en faisant apparaître la structure dialogique de cette confrontation, qui se compose de deux parties : la première est un débat entre Ibn ìUbaid et Abû ©ayyân dans lequel chacun oppose ses arguments sur la place du discours dans le domaine de compétence du secrétaire comptable, la seconde est une réfutation point par point d'un certain nombre de propos d' ibn ìUbaid jugés absurdes par Abû ©ayyân. Un second axe de réflexion consistera à analyser comment le plaidoyer d'Abû ©ayyân pour un modèle d'expression part d'un exemple concrêt : le fonctionnaire de l'administration au travail. Abû ©ayyân saisit en effet l’occasion de cette joute verbale d’abord pour développer une défense et illustration de la balâ ®a intégrée à l'idée d'éthique du discours puisque la balâ ®a est présentée comme ''le plus noble des arts'' ( a—raf al ”inâ ìât ) Une telle conception ancre la question du langage dans un cadre qui, bien que l’aspect éthique de la pratique du langage ait pu être envisagé dans une période antérieure – notamment sous l’angle de la critique littéraire chez un Ibn Qutaiba ou un Ibn Ra —îq- dessine les contours d’une démarche assez nouvelle car elle s'oppose à un modèle de culture restrictif longtemps véhiculé par les tenants d'une conception ''éclatée'' du rapport du fonctionnaire des institutions au savoir, limité à un domaine de compétence, excluant toute approche généraliste de la culture.

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1. Le cadre de la rencontre et l’argumentation du contradicteur

On retrouve ici un principe connu de la structure dialogique de la dispute, celui qui consiste à camper une atmosphère gouvernée par la radicalité de la position de l’objecteur, dont le discours se caractérise par une surabondance:

'' [d']expressions affectives et évaluatives. '' (Kerbrat 1999 p.166)

En effet, le début du texte fait apparaître l’appréciation d'Ibn ìUbaïd de la balâ ®a, toute entière fondée sur la seule appréciation subjective, elle est sciemment orientée vers le jugement péremptoire, puisque le secrétariat du compte kitâbat al ™isâb est sans explications, considéré comme le :

''plus efficace, plus avantageux, plus approprié au gouvernement (aìlaq bi-l-mulk ), le prince en a davantage besoin, (…) il le dispense de la chancellerie de la rhétorique, de la composition et de la rédaction'' (I 96)

Cela est d’autant plus manifeste que cette démarche est dissymétrique, en contrepoint d’une autre démarche par laquelle le même Ibn ìUbaid confère à son appréciation de la science du compte une certaine rigueur, que nous aborderons dans cette lecture du texte. Cette démarche semble recourir à ce que l’on pourrait appeler une discrimination argumentative : dans cette confrontation, l’interlocuteur d’Abû ©ayyân considère que, dans un cas, il est inutile, voire déplacé, de se donner la peine d’évaluer une discipline que l’on

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veut réduire a quia , en l’occurrence la balâ ®a, et que, dans l’autre, pour compenser ce déséquilibre délibéré et cyniquement assumé, on doit s’efforcer d’argumenter scrupuleusement en faveur de la discipline revendiquée, c’est à dire le compte ( ™isâb ).

1.1 L’attaque d’Ibn ìììUbaid

Le récit de cette confrontation commence d’une façon qui semble pour le moins surprenante… Le vizir Ibn Sa ìdân se dit intrigué par des cris ( ”iyâ ™) d'Abû Hayyân entendus dans sa demeure lequel se trouvait à ce moment là en présence d’Ibn ìUbaid d’où une demande d’explication :

''J’ai entendu tes cris avec Ibn ìUbaid dans la demeure, quel en était l’objet ? '' (I 96)

L’indication de la présence de cris n’est pas innocente. Elle constitue déjà à elle seule un indice argumentatif : lever la voix en guise de protestation est une marque de subjectivité, les deux personnages s’affrontent sur des convictions, la tonalité du discours est polémique. Ibn Ubaïd argumente en faveur du compte en suivant d’abord le schéma classique de la comparaison. Enserrée dans une succession de comparatifs mélioratifs, la description de cet activité s’effectue sous le signe de l'efficacité , nous dirions, en langage moderne, de la rentabilité :

« Je répondis au vizir : '' Ibn ìUbaid déclarait que la consignation écrite des comptes est plus efficace, plus avantageuse et plus appropriée au gouvernement (que l'éloquence), que le gouvernant en a davantage

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besoin, qu’elle le dispense du beau langage, de la composition et de la rédaction. Ainsi, la première chancellerie est sérieuse, [alors que] la seconde relève de la plaisanterie ( hazl ); ne vois-tu pas qu’elle est dominée par le vacarme, le flot de paroles 116 , le mensonge et la fourberie ? ''. » (I 96)

Ibn ìUbaid n’a donc pas assez de mots pour affûter, à l’endroit de ceux qui font profession des techniques du discours, des propos tranchants et sans appel. Le comparatif anfa ì, "plus efficace ", revêt ici une importance particulière. Il connote l’efficacité et le rendement , idée qui revient ensuite quelques lignes plus loin sous une forme substantivée avec le terme manfa ìa inséré dans un champ lexical entièrement tourné vers cette idée :

« Après quoi, ajouta [ ibn ìUbaid] le principe de cet art est connu, lequel est lié à une finalité, est immédiatement efficace, on en tire rapidement bénéfice profitable. » (I 96)

On pourrait observer finalement comment, par antiphrase, Abû ©ayyân - si l’on considère ici que l’instance narrative se confond avec celle de l’auteur 117 - fait prononcer au locuteur des propos qui seraient en adéquation parfaite avec ceux que pourrait tenir Abû ©ayyân lui-même sur le discours. Le même phénomène se produit lorsqu’ Ibn ìUbaid mentionne que le compte doit faire l’objet d’un apprentissage dès le plus jeune âge :

''Petits et grands, gens de haute lignée et de basse extraction se conforment à cette pratique'' (I 97)

116 Cf Lisân al ìarab « tafaïhaqa fi-l-kalâm tawassâ ìa fîhî ». 117 ce qui n'est pas focément le cas dans le Kitâb al Imtâ ì, nous le montrons en particulier dans notre chapitre 4 à propos de la polyphonie de l'énonciation.

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Cela eût aussi bien pu être dit par Abû Hayyân à propos du discours. Enfin, l’utilisation de qualificatifs relevant du jugement moral pour ruiner les prétentions de la balâ ®a fonctionne comme une système de valeurs inverse de celui qu’utilisera Abû ©ayyân par exemple pour faire l’éloge de la prose dans la 25 ème Nuit. Ibn ìUbaid prête aux secrétaires ayant jadis servi auprès des califes et des vizirs des propos tenus sur le mode du blâme à l’endroit de leurs confrères en charge des techniques du discours et de leurs maîtres :

« Jadis, les secrétaires qui se trouvaient en la demeure des califes et dans les cénacles des vizirs déclaraient : « Dieu nous préserve de la gaucherie (raqâ ìa) des compositeurs de discours, de la crédulité des maîtres, de la lourdeur des grammairiens ( ...) le mal est leur lot, (...) et l’insuffisance les submerge » (I 96)

Ainsi, ces propos dépréciatifs recoupent, du point de vue formel, les propos d’ Abû Hayyân sur la balâ ®a , mais à des fins opposées : le blâme pour l'un, la louange pour l'autre. Tout se passe comme si les jugements du secrétaire sur le calcul avaient pour but de faire apparaître que son argumentation et l’argumentation adverse peuvent emprunter des structures identiques pour exposer une conception du discours différente. Pour Ibn ìUbaid, la balâ ®a exclut la notion d’utilité. Dans cette réflexion dont l'objectif est de mesurer le degré d’utilité respective des disciplines du calcul et du discours pour le pouvoir, la science du discours et ses branches sous-jacentes avoisinent le degré zéro :

« Qu’un seul homme de plume soit nécessaire, dans toute l’étendue du royaume, à honorer le métier de la composition du discours, là où cent secrétaires-comptables ne suffisent pas, voilà qui le discrédite à jamais. » (I 96)

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1.2 Ce qui est vital et ce qui ne l’est pas

Ibn ìUbaid croit donc pouvoir opposer la science des techniques du discours au compte sur le critère de l’efficacité et du rendement, pour le dire autrement, du profit et du gain. Le compte est conçu comme une véritable denrée, il est d'abord eau :

'' le rhétorique ( balâ ®a), est parure et ruse , elle est semblable au mirage, alors que l’autre (discipline) est semblable à l’eau ». (I 97)

la métaphore de l'eau fait partie d'une tradition, elle est symbole de pureté, d’élégance, de précision et de qualité qui s'applique notamment aux paroles à l'eau écarlate '' mâ î rawnaq '' Dans les Ma ◊âlib al Wazirayn , Abû ©ayyân se plaint d'une époque dans lauelle un manque de droiture s'est installé au sein du pouvoir, atmosphère de léthargie qu'il décrit aussi dans le Imtâ ì; dans les Ma ◊âlib , on retrouve cette métaphore de l'eau pour dépeindre cette atmosphère de déliquescence qui a conduit à l'inversion des valeurs :

''Lorsque [tout cela] dure, l'ennui s'installe, lorsque l'ennui s'installe on [finit par] regarder ce qui est sain d'un œil malade, on juge le vrai comme l’on jugerait le faux (…), à ce moment là, [l'atmosphère] dévie de sa splendeur, (...), de son éclat et de sa pureté (''. (Ma ◊âlib 40)

assimilé aux denrées de première nécessité, le compte est aussi pain [quotidien] :

« Les personnes qui ont une expérience (de la vie) ( îahl al ta ¶ârib ) disent à leurs enfants :

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'' - (le compte) est le panier à pain . '' (I 97)

Ainsi, le compte tire sa nécessité du fait qu’il est lui-même assimilé à une nourriture de subsistance. L’argumentation d’Ibn Ubaïd fonctionne sur une interprétation des deux disciplines sur le mode de leur valeur, au sens économique du terme. Puisque le secrétariat du rhétorique est d'une efficacité minimale, on pourra aisément se contenter pour le kâtib al balâ ®a d'une maîtrise du langage minimale :

«Quand bien même on s'exprimerair fautivement , en intervertissant l’ordre des lettres dans les mots ou dans les [énoncés], on aurait atteint son objectif dès lors que l'on aurait été bon messager pour autrui » (I 97)

Limité à un acte de communication minimal et minimisé, le langage ne se conçoit pas dans ces propos comme une discipline digne d'intérêt. Cette dichotomie instaurée d’autorité entre une discipline dont l’usage serait strictement rhétorique au sens négatif du terme et une discipline à l’efficacité absolue ne peut fonctionner que parce que le secrétaire comptable Ibn ìUbaid ne perçoit pas que la notion de naf ì coexiste également avec la notion de discours , que du discours on peut tirer profit, et de façon plus radicale encore, selon la parole d’Abû ©ayyân, que la balâ ®a englobe les techniques du compte, comme elle englobe les autres disciplines liées à la bonne marche du gouvernement. C’est ainsi qu’Abû ©ayyân déclare à son interlocuteur :

« Alors que la balâ ®a est liée au compte, en fait partie intégrante , l’englobe et le contient, comment ton jugement peut-il se maintenir, et tes allégations demeurer fondées ? ». (I 97)

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C’est à partir de l’absence d’une saisie du lien qu’entretiennent la balâ ®a et le ™isâb , qu’une attaque ad hominem de la balâ ®a est possible, faisant fi de toute analyse critique.

1.3 L’attaque ad hominem et ses conséquences

La perception du langage présentée ici par le secrétaire Ibn ìUbaid est assimilable à une l’attaque ad hominem , la balâ ®a fait l’objet d’une quasi personnification et incarne la tromperie et le mensonge : le ton est donné avec le mot hazl , plaisanterie, (I 96) qui montre d’emblée le caractère arbitraire du jugement, la balâ ®a est jugée et n’est pas critiquée. Le mensonge est explicitement mentionné par le substantif ka òib puis vient le mot ¨idâ ì fourberie, duperie 118 , qui donne une nouvelle dimension à l’attaque d’ibn Ubaïd qui assimile la balâ ®a à une technique de ruse, en identifiant l’ornementation-enbellissement du discours za ¨rafa à la ruse ™îla :

« La balâ ®a [n’] est [que] parure et ruse (™îla ). » (I 96)

Certes, la cohérence du champ lexical inviterait à lire le mot ™ilia , parure, à la place de ™îla , on se restreindrait alors à un niveau d’analyse envisageant ce point du discours du secrétaire sur le simple plan esthétique. Mais l’assimilation de la balâ ®a à la ruse place l’analyse sur un plan tout aussi cohérent, on y repère une critique des manipulations du langage

118 Dans la 8 ème Nuit , Sîrâfî adopte une démarche similaire lorsqu’il accuse Mattâ ibn Yûnus de ''mensonge (ma ¨raqa ) et de fourberie ( zurq ) '' (cf I 122 « Je ne m’éloignerai de toi qu’une fois l’assemblée assurée que tu es un fourbe et un menteur »)

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auxquelles peut aboutir un certain usage de la balâ ®a, idée renforcée par l’observation que livre ensuite Abû ©ayyân : la balâ ®a n’est pas exempte, rappelle-t-il, d’une capacité à :

'' présenter le faux sous les apparences du vrai, et ainsi, faire fi de la vérité. (I 101) ''

car les affaires de ce bas monde ne sont elles-mêmes :

'' ni exemptes du bien, ni du mal (…) ni du devoir d'obéir ni de la désobéissance , ni de la foi, ni de l’infidélité ''. (I 101)

Cependant, chez Ibn ìUba ≤d, seul le compte est associé à des substantifs qui dénotent une certaine rigueur qui l'assimile à des procesus mentaux :

« le compte n’est pas ainsi (mensonger et trompeur), ni l’assimilation ( ta ™” îl ), ni la saisie par l’intellect ( istidrâk ), ni l’explicitation ( taf ”îl ) ». (I 96)

Ces deux derniers termes : istidrâk , saisie par l'intellect, et taf ”îl , explicitation, prennent une place importante dans la joute verbale qui oppose nos deux protagonistes, ils sont tantôt utilisés, comme dans cette phrase, pour constituer, dans l’esprit d’Ibn ìUbaïd, un argument de poids destiné à ruiner les prétentions de la balâ ®a, ou convoqués pour défendre la thèse contraire, celle d’Abû ©ayyân qui rappelle que la balâ ®a n’est pas davantage détachée de ces pratiques intellectuelles :

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« Ton propos serait admissible si la composition la rédaction et la balâ ®a étaient séparées de l’art de compter, de la capacité d' assimilation et de la saisie par l’intellect ( istidrâk ) » (II 97)

Pour Abû ©ayyân, le compte nécessite tout autant la rigueur intellectuelle, laquelle fait appel à la dimension réflexive du savoir, alors qu' Ibn ìUbaid part d’une conception strictement instrumentale de la balâ ®a, elle n’est pour lui qu’une branche du savoir qui se limite au domaine du secrétariat spécialisé dans la rédaction des ordonnances de l'état. Le différend entre les deux protagonistes repose donc d’abord sur une divergence de conception que fait apparaître la position d’Abû ©ayyân.

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2. La thèse d'Abû ©©©ayyân

2.1 Discours et pouvoir

La conception de la balâ ®a développée par Abû ©ayyân est radicalement différente, d’abord parce qu’elle envisage le rhétorique non pas comme une discipline réduite à une branche du savoir parmi d’autres, mais bien comme un substrat intégré à l’idée force que l’on ne peut transmettre un savoir sans s'exprimer. Ce propos est d’importance car il se rattache directement à une conception du pouvoir. Taw ™îdî va préciser les statuts respectifs du compte et de la balâ ®a, deux instruments du pouvoir relevant d’ attributions distinctes. Taw ™îdî développe sa thèse dans un passage au cœur d'une vision de la relation entre langage et pouvoir :119

« Si quelqu’un pensait que le pivôt du gouvernement est le compte, ce serait [une pensée] juste, mais seulement après la ( bala ®a) du compositeur de discours ( mun —iî) 120 , car le gouvernant est celui qui ordonne, proscrit, fait preuve de bienveillance , prononce des allocutions, étaye ses propos de preuves, traite ses sujets avec équité, promet la récompense aux bons, et menace les mauvais de châtiments éternels , donne des assurances, entretient l’espérance ) (…) , fait goûter aux sujets la douceur de la justice, et éloigne d’eux l’amertume de l’iniquité »(I 100)

119 que nous traitons spécifiquement dans le chapitre 5 du présent travail. 120 Ce terme désigne l’acte de composition ou de rédaction dans sa généralité, il s’applique aussi bien à celui qui compose un discours, un morceau de prose ou rédige une lettre

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Abû ©ayyân rappelle que l’homme de pouvoir est par nature soumis aux registres du discours et à ses codes. Le gouvernant est avant tout un homme de discours, qu’il s’agisse pour lui d’ordonner, de rendre justice, de s’adresser à ses sujets. Le compte est ramené à sa fonction d’origine qui n'est autre que la fonction instrumentale à laquelle Ibn ìUbaid restreint la balâ ®a. Car : « Ensuite [seulement] [le sultan] perçoit l’impôt et lève les tributs (ya ¶bâ ), et lorsqu’il fait rentrer les impositions, il a besoin du compte afin de connaître le montant de la récolte ( ™a”il ) qu’il transmet alors au comptable ( hassâb ) afin de se préserver de l’erreur ». (I 100)

Pour la première fois, dans cette description des mérites respectifs de la balâ ®a et du ™isâb , apparaît le substantif ™assâb . Abû Hayyân mentionne nommément le comptable, rappelle que le gouvernant a recours à lui, comme pour mieux souligner que le ™isâb ne saurait avoir une dimension universelle, ''transdisciplinaire'', c'est une compétence spécialisée qui n'a pas le statut de adîb , un adîb peut-être ™assâb , un ™assâb doit être adîb .

2.2 La question des statuts

Abû ©ayyân, et de façon non innocente, illustre sa position sur les places respectives que doivent occuper le calcul et la balâ ®a en insistant sur un mot à résonance forte, le mot manzila statut , que l’on peut inscrire dans un projet axiologique global selon lequel il convient de déterminer un axe de valeurs aux disciplines du discours, projet que nous présentons dans notre analyse de la 25 ème Nuit . S’intègrant dans une évaluation des faits de langage

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parce qu'il ne peut faire l'économie de l'expression, le ™isâb est également justiciable de cet examen évaluatif qu’Abû ©ayyân fait subir au discours :

''Observe donc les deux statuts ( manzilatân ) comme ils divergent, et comment l’un des deux obtient l’avantage ; si tu étais de bonne foi, tu ne serais pas sans savir que que l’art [i.e de gouverner] réunit les deux sciences, c'est à dire le compte et la balâga , or, l’homme ne pratique pas un art pour le séparer en deux moitiés, et accorder de la considération à l’une des deux parties au détriment de l’autre.''(I 100)

Abû ©ayyân répond ici à une requête que son interlocuteur était, en définitive, en droit de lui soumettre : '' Puisque la balâ ®a semble avoir pour toi autant d’importance, et que néanmoins tu reconnais l’utilité du ™isâb , précise moi la fonction de ces deux arts '' Le passage que nous venons de citer constitue, par la fermeté de sa concision la réponse exhaustive à cette question. En plus du mot manzila aux connotations déjà mentionnées, Abû ©ayyân a recours à une formule souvent employée par lui dans le Kitâb al Imtâ ì : '' "law an ”afta ",'' si tu agisais selon la justice, traduite dans ce contexte par ''si tu étais de bonne foi''. Cette formule, qui appartient au langage courant d’Abû ©ayyân, s’inscrit également dans cette perspective axiologique puisqu’elle fait appel à un sens moral de l’interlocuteur. Après avoir rappelé à quel résultat l’a conduit son argumentation en faveur de la balâ ®a, sa nécessité absolue dans le gouvernement dea affaires, Abû ©ayyân place la réflexion sur un plan plus général pour mentionner que le rôle de la balâ ®a comme celui du ™isab , avec un statut différent pour chacun, est de servir l’art de gouverner. Abû ©ayyân déclare dans le texte :

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'' Si tu étais juste, tu saurais que l'art [de gouverner] ( al ”inâ ì a) réunit les deux sciences. ''

Abû ©ayyân considère l’art de gouverner comme l’art par excellence, celui qui subsume les autres et duquel sont justiciables balâ ®a comme ™isâb , chacun selon la place qu'il doit occuper. Car si l'art de gouverner subsume les autres arts, il ne le fait pas sur un pied d'égalité avec eux, c'est par le statut d' adîb dont Tawhîdî critique l'absence chez le gouvernant buyîde, notamment par l'exemple des deux vizirs ibn ìAbbâd et ibn al ìAmîd que le gouvernement doit obtenir l'avantage. Rien ne justifie alors que le calcul soit autant magnifié, de même, ce n'est pas à la balâ ®a en tant que telle qu’Abû ©ayyân attribue des qualificatifs élogieux, mais à ce qui, pour, lui, en est la manifestation, c’est à dire la prose. Ainsi Abû ©ayyân parle-t-il dans cette 7ème Nuit de beaux passages fiqar badî ì a (I100), de vers rares, qualificatif qui n’est pas ici à interpréter dans un sens neutre mais bien avec une valeur méliorative. De même, la 25 ème Nuit , qui fait naître le projet axiologique d’Abû ©ayyân en matière de discours présente une description de différents modes de la rhétorique qui se veut essentiellement fonctionnelle. C’est donc à l’aune des exigences de l’art de gouverner qu’Abû ©ayyân définit des critères qui inscrivent les disciplines maîtresses dans un système de valeurs, ce qui met en place ce que l’on peut appeler une éthique de gouvernement.

2.3 D’une éthique de gouvernement à une axiologie des valeurs

Le recours à des qualificatifs d’ordre éthique pour dégager une forme de jugement correspondante est une technique que l’on retrouve à plusieurs

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reprises dans l’oeuvre d’Abû ©ayyân. Dans la 25 ème Nuit , la prose et la poésie sont constamment évaluées à l’aune de qualificatifs moralement marqués, et dans le contexte différent de ce texte dont l'objet est une discussion autour de l’utilité de deux disciplines intellectuelles pour le gouvernement, la même idée est sous-jacente, la valeur morale de chacune des disciplines est discutée, la notion d’utilité ne se sépare pas de celle de validité et les termes à connotation morale employés par les deux parties sont nombreux : on note par exemple la récurrence du terme îâfa qui est à interpréter ici dans son sens fort, c’est à dire moins dans le sens d’un dommage, un travers ou un défaut que dans le sens d’un malheur, d’un mal, d’une calamité 121 . Ibn ìUbaid fait usage de ce vocabulaire pour donner du poids à son discours :

« Au nombre des dommages de ce secrétariat ( kitâba ) il y a que ceux qui le détiennent font l’objet de suspicions et qu’on les accuse [de répandre] le mal ». (I 97)

Pour étayer ses allégations, Ibn ìUbaîd s'appuie sur la célèbre famille de rhéteurs des Ibn ÷awâba dont il rappelle le sort de l’un des leurs, emprisonné sous le calife al Wâ ◊iq pour, selon la version officielle, avoir porté atteinte à la sûreté de l’Etat. Les paroles d' Ibn ìUbaid prennent la forme d’un violent réquisitoire, dans lequel seule la rumeur fait foi, il déclare que le mal (îâfa ) est le lot des praticiens du discours : ceux qui les composent (mun —iîûn ) , ceux qui enseignent cet art ( mu ì allimûn ), et ceux qui en codifient les règles morphosyntaxiques, les grammairiens ( na ™wiyûn ).

121 Kazimirski âf et âfa, sens 2.

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Abû ©ayyân rend compte de sa riposte sous la forme d’un préambule imagé, qui porte sur la réaction du secrétaire, utilisant le même vocabulaire à tonalité morale, mais dans la direction opposée :

« Il [i.e Ibn ìUbaid] ne quitta sa place qu’après avoir essuyé mépris ( òull ) et dédain (qamâ î a) tel est le sort de celui qui reproche à la lune de s’embrunir, au soleil de s’éclipser, qui de la fausseté ( bâ ’il ) fait profession, qui falsifie le vrai et dénigre celui qui est dans le vrai » . (I 98)

Mais c’est surtout sous la forme de la réfutation que va se manifester le contre-discours d’Abû ©ayyân à orientation morale. La réfutation et les revendications de Taw ™îdî

3.1 Sélection de propos d'Ibn ìììUbaid

Abû ©ayyân exerce une réfutation point par point de griefs retenus par son interlocuteur contre l’art du discours en général, à partir desquels il sélectionne plusieurs lignes de force pour ancrer ses réfutations successives. La suite de la discussion prend en effet la forme d’une série de focalisations construites à partir d’éléments sélectionnés dans le discours qu’il vient d’entendre. La sélection est une démarche pratiquée par Abû ©ayyân de façon répétée et diversifiée dans le Kitâb al Imta ì : la première des sélections est une sélection dont on peut dire qu’elle relève du savoir, c’est la sélection des sujets abordés dans ce compte rendu de séances de discussions entre Abû ©ayyân et le vizir, il y a ensuite la sélection opérée par le vizir qui indique les sujets dont il désire être entretenu, il y a enfin la sélection des discours

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rapportés par Abû ©ayyân au vizir lorsqu’il l’entretient des sujets souhaités et, per incidens , la sélection de ces mêmes discours, répercutés par Abû ©ayyân par l’intermédiaire du discours qu’il tient à Abû-l-Wafâ î al Muhandis, son introducteur auprès d’Ibn Sa dân, et qui constitue le discours – cadre 122 du Kitâb al imtâ ì . Dans le cas qui nous occupe ici, la sélection s’est opérée à partir d’une parole prise en continu, Abû ©ayyân reprend, dans les parole de son interlocuteur, les propos qui l’ont particulièrement marqué, ce qui est un premier indice pour mesurer leur impact et, par conséquent, en dégager l’interprétation qu’il peut en faire. Dans notre analyse, nous essaierons de nous appuyer en premier lieu sur le propos d’Ibn ìUbaid sélectionné par Abû ©ayyân pour ensuite en mesurer le degré d’appropriation par Abû ©ayyân . Le premier axe de réfutation porte sur la question centrale de cette discussion, la mise au point d’une conception de la balâ ®a.

3.2 Une conception de la balâ ®®®a

Ainsi, Abû ©ayyân reprend tout d’abord l’attaque feutrée menée par son interlocuteur contre la balâ ®a lorsque celui-ci a déclaré que

'' le premier secrétariat est sérieux, le second léger '' ( al kitâba al îûlâ ¶idd wa-l-îu¨râ hazl ) (I96)

122 Au sens où l’on a pu appeler ainsi le conte prélude des Mille et une Nuits , cf ce que dit V.Creusot de ce texte, à partir de l’étude qu’en fait J.E Bencheikh dans son ouvrage Les Mille et une Nuits ou la parole prisonnière : « ce récit (…) est conventionnellement appelé « conte cadre » car c’est en lui qu’au fil des nuits s’enchâssent tous les autres. Il donne ainsi à l’ensemble une unité, moins arbitraire d’ailleurs qu’il y pourrait paraître ». (V.Creusot Les Mille et une Nuits : Trois contes , éd Presses Pocket, Paris, 1993)Cette observation peut s’appliquer au discours qui se tient à l’ouverture du Kitâb al Imtâ ì entre Abû Hayyân et Abu- l-Wafa î al - Muhandis, c’est finalement en lui que s’enchâssent tous les discours qui suivent

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ce propos est réapproprié par Abû ©ayyân qui en rend compte comme suit :

« Ton propos selon lequel '' l’un des deux arts est léger ( hazl ) alors que l’autre est sérieux ( ¶idd ) [témoigne] de mauvaises intentions de ta part à l’égard de la balâ ®a, car celle-ci est le sérieux par excellence (hiya-l-¶idd ), elle rassemble les fruits de la raison ( ◊amarât al ìaql ) parce qu’elle atteste du vrai ( tu ™iqq al ™aqq ) et anéantit le faux ( tub ’ilu-l-bâ ’il ) selon ce qui doit être. » (I101)

La défense de la balâ ®a s’intègre dans une orientation axiologique. Or, pour Abû Hayyân, le langage est l’un des modes d’actualisation puissants de ces principes. L’expression ''ce qui doit être'' ( mâ ya ¶ib îan yakûna-l-îamr ìalayhi ) confirme l’intrication du déontique dans le linguistique . Celui qui « fabrique » la bâlaga ”âni ì al balâ ®a et qui, de ce fait, se place du côté de la poiesis , est soumis à des contraintes qui relèvent d’une téléologie morale. Abû ©ayyân mentionne ainsi, parallèlement à ce travail du fabricant de l’expression, autrement dit de l’artiste maître d’œuvre d’une création, '' l’instituteur de la sagesse '' ( wâ ñiì al ™ikma ) qui constitue ce qui doit être l’autre facette de la personnalité de cet artisan du discours, qui met en place une praxis , un appareil codifiant la création selon des règles. Le mot ™ikma est ici à interpréter dans un sens large : il s’identifie au bon sens, à la capacité d’accorder le propos aux circonstances qui conviennent, mais la ™ikma étant ici précédée du mot wâ ñiì , il faut insister sur le poids de la responsabilité de l’homme dans la maîtrise du langage, la sagesse émane d’une ''convention'' , d’une imposition humaine, la ™ikma

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renvoie donc à l’ensemble des règles qu’il revient à l’homme d’édicter et de suivre dans le souci de créer les conditions de possibilité d’un discours efficace : connaissance de l’interlocuteur, de ses attentes, anticipations de ses sollicitations, autant de facteurs qui rendent possible la communication. Abû ©ayyân place la maîtrise de la ™a’âba , l'art du discours, et le bayân l'éloquence distinctive, du côté de la praxis, il déclare que cela se rattache au travail ( ìamal ), à l’effort : on retrouve l’idée du kadd al rawiyya , l’effort réflexif, que Taw ™îdî aborde via Abû Sulaymân, dans la 25 ème Nuit (II 132) Cette orientation permet de préciser davantage la position d’Abû ©ayyân sur la part de contrôle de l'homme de sa pratique du langage, laquelle s’identifie à un art ”inâ ì a. Ici, les notions de balâ ®a et de ™ikma apparaissent en quelque sorte comme les conditions de possibilité de l'acquisition d'une parole distinctive (bayân ) et d'une capacité à discourir ( ¨a’âba ). Taw ™îdî dessine un double terrain, éthique et pratique, exprimé par un terme récurrent dans le Kitâb al Imtâ ì , le terme ™add , qui désigne aussi bien la définition que la limite. Cet ancrage de la balâ ®a dans une perspective éthique donne à Abû ©ayyân les assises qui lui permettent de poursuivre son entreprise de réfutation, notamment sur la question du principe à l'origine de la maîtrise du discours qui ne relève, pour Ibn ìUbaid, que de l'ornementation, du saupoudrage inconsistant. Abû ©ayyân s ‘emploie en effet à réfuter ensuite le point de vue de son interlocuteur selon lequel :

« le compte est un art connu en tant que principe (mabda ì) (…), alors que la balâ ®a est enjolivement ( za ¨rafa ) et ruse ( ™îla ), elle est semblable à un mirage ( sarâb ) alors que l’autre [discipline] est [aussi indispensable que] l’eau. »(I96)

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Ce propos est repris par Taw ™îdî de la manière suivante :

« Lorsque tu déclares que ''la rédaction est un art au principe inconnu tandis que l’on connaît le principe du compte'', tu fais preuve de démence ™arifta , car le principe de la rédaction est la raison, son canal est l’expression , elle est consignée par la graphie ». (I 101)

L’objectif de ce propos est d’apporter une réponse à un questionnement sur l’identification du fondement de la pratique du langage. L’interrogation porte ici sur l’origine d’une fonction et sa légitimité. Il s'agit de mettre en place, au service l’un de l’autre, un savoir constitué par les thèmes du discours et le savoir faire de la composition-rédaction 123 (in —âî).

3.3 L’art de la composition du discours : le in ———âîîî

Restitutant le propos de son interlocuteur, Abû ©ayyân évoque le in —âî, c’est à dire une branche de la balâ ®a pratiquée au sein du diwân al in —âî , chancellerie de la rédaction des décrets et autres ordonnances du pouvoir à caractère juridique ou civil. Taw ™îdî part de l'exemple de la rédaction des ordonnances de l’Etat pour s'interroger sur la fonction et la destination de

123 Nous utilisons à dessein ce terme composé car le in —âî désigne à la fois l’acte pratique de la rédaction et l’art de la composition qui requiert la maîtrise du style. Nous écartons la traduction de in —âî par composition car nous réservons ce terme à la traduction du na Âm dans notre étude consacrée à l’interprétation par Abû ©ayyân de ce phénomène stylistique. Cependant, le terme de composition permet de distinguer le in —âî du ta ™rîr qui renvoie plus spécifiquement à l’acte mécanique de mise en forme qu’au travail d’ inventio requis par le in —âî .Abû Hayyân distingue p102 §2 le mun —iî du mu ™arrir . Rappelons enfin que le terme in —âî est ici à entendre par rapport à la spécialisation à laquelle il fait référence, le diwân al in —âî , et à celui qui y œuvre, le mun —iî que nous traduisons par secrétaire compositeur de discours.

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cette pratique officielle, dans une réflexion plus globale sur l’art de la rédaction-composition. Dans cette réflexion, deux éléments entrent en jeu : l’expression ( laf Â) et la graphie ( ¨a’’ ). L’expression tout d’abord, Abû Hayyân utilise le terme laf  qui, à l’origine, désigne le mot, une fois proféré et, à une échelle plus globale, une fois intégré dans le discours, oral ou écrit. En effet, c’est bien de ce dernier dont il s’agit ici. L’évocation du in —âî est le point de départ d’un réflexion sur la pratique du discours écrit et le laf Â, l’instrument de la dispositio de la rhétorique occidentale. Quant à la graphie (¨a’’ ) , elle souligne l’importance de l’apparence extérieure du travail du secrétaire, rappelée par exemple par ìAbd al ©amîd al Kâtib dans sa Risâla ila-l-kuttâb . L’importance est ainsi conjointement accordée au contenu du discours, au cheminement de sa composition et à la façon dont la graphie l'offre aux regards :

'' son point de repos est la graphie'' (I 101)

Ce propos d’Abû Hayyân, qui traite de l'importance du discours écrit, se clôt sur une réponse au reproche du secrétaire Ibn ìUbaid . Taw ™îdî lui reproche de méconnaître '' ce noble principe '' la raison ; il fait usage à la fois du terme mabdâ î et du terme îawwal , le principe premier grec, qui réfère à une vision historique du principe en relation avec la notion de commencement, et identifie le principe avec ce qui fut utilisé couramment par les Anciens ( al îawwalûn ). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Abû ©ayyân évoque quelques lignes plus loin les ''pieux ancêtres '' ( al salaf al ”âlih ) et les ''premiers temps'' ( al ”adr al îawwal ) lorsqu’Ibn Ubaïd lui objecte que ceux qui font profession de balâ ®a manquent d’élégance et de finesse. Le mabda î est dit —arîf digne, noble, fidèlement au programme évaluatif de Taw ™îdî on a ici un écho de l’expression —araf al na ◊r, la noblesse de la prose, qui revient

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fréquemment dans la 25 ème Nuit . Le rapport à la balâ ®a est envisagé à un niveau éthique fondé sur des principes que Taw ™îdî tente d'intégrer, par ses réfutations suivantes, à une conception du langage instrument du balî ®.

4. Esquisse d’une réflexion globale sur la langue

4.1 L'erreur d'identifier rhétorique et ornementation

La réfutation suivante porte sur le propos d’Ibn ìUbaid selon lequel :

« la balâga est parure et ruse ( za ¨rafa wa ™îla ), semblable à un mirage. » (I 101)

Abû ©ayyân rappelle qu’il a réfuté ce propos, il fait notamment référence aux exigences intellectuelles auxquelles le secrétaire doit se conformer, effort, peine, travail de l'intelligence. l’enjeu est d’importance , bien au-delà de l’aspect anecdotique d’une joute verbale, il en va de la conception même de la balâ ®a : la rhétorique de Taw ™îdî, à l’instar de la rhétorique latine, et avec les spécificités propres à chacune, demeure une rhétorique de la pensée, non encore rendue caduque par ce que Barthes et Genette appelleront l’un, la nouvelle rhétorique, l’autre, la rhétorique restreinte, assimilant le rhétorique à un catalogue de figures du discours.

C’est cette idée qui est développée lorsqu’Abû Hayyân va profiter d’une accusation qui porte sur des critères esthétiques et , plus précisément, stylistiques, pour exposer une esthétique de la rhétorique :

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« ceux qui font profession de la balâga sont dépourvus de finesse (yustarqa ì ûn ) » (I 101)

déclare Ibn ìUbaid.

Une des réalisations de la racine RQ ‘ est ''l’absence de goût et d’élégance'', elle s’applique en général aux personnes, le insân raqî ì désignant une personne éhontée et impudique. Intégrée ici au champ de la balâ ®a, cette expression peut désigner la lourdeur dans le style, l'expression de mauvais goût, mai aussi l’insolence d’un comportement. Le reproche de posséder ce style lourd et de cultiver ce mauvais goût vise, dans les paroles d’Ibn ìUbaid, une certaine catégorie de ceux qui s’adonnent à la balâ ®a: le secrétaire a en effet distingué les compositeurs de discours qui, pour lui, sont adeptes du mauvais goût ( raqâ ì at al mun —iìîn ) , les maîtres ( mu ìallimûn ) frappés de démence ( ™amâqa ) et les grammairiens au style faible ( rakâkat al na ™wiyyîn ).(I96)

Nous sommes ici dans la critique du rhéteur , dans l’acception péjorative de ce terme. Le rhéteur est présenté par l’objecteur comme frappé de démence, il se distingue par l’absence de raison ( ìaql ) qui, ici, a le sens de ce qui s’oppose à la folie. Abû Hayyân fustige son interlocuteur en précisant, sur un ton ironique, que :

« Si l’on devait considérer l’éloquent ( balî ®) comme un rustre ( yustarqa ì) lorsqu’il est sain d’esprit ( ìâqil ), il faudrait considérer le bègue ( ìayy ) comme sain d’esprit (yusta ìqal) lorsqu’il est fou, ce qui est contradictoire (¨ulf ) ». (I 101)

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Ce propos se fonde sur une opposition courante chez les auteurs médiévaux ayant traité du langage, entre l’éloquent ( balî ®) et son opposé, le bègue, ( ìâyy )124 . Il est noter, dans les propos du secrétaire Ibn ìUbaid, que le rhéteur n’est pas assimilé à un cynique, à la différence par exemple d’une perspective Platonicienne dans laquelle le rhéteur se préoccupe uniquement de faire aboutir :

'' une persuasion de croyance, sans le souci du juste et de l’injuste'' (Delclos 2000 p.37)

Ici, le rhéteur est assimilé à celui qui, s’intéressant exclusivement au clinquant, à l’afféterie, ne possède pas le sens esthétique. Cette critique permet à Abû ©ayyân de faire observer que le fait rhétorique n’est pas l’antithèse du beau langage et que le souci de la signification ne saurait annihiler le souci de l’expression.

4.2 La forme ne le cède en rien au fond

Il y a, de la part d’Abû ©ayyân, une insistance sur l’idée que, là où certains ne voient dans le balî ® que le promoteur d’un simple flacus vocis générateur d’un goût dévoyé pour la forme au détriment du fond, la forme doit au contraire faire l’objet de la même attention que le fond. Si Abû ©ayyân insiste amplement sur la nécessité d’intégrer la signification dans une conception générale de la rhétorique, il ne parle jamais de privilégier la signification sur l’expression, cette perspective est fondamentale car elle

124 par exemple dans les premières pages du Bayân de •â™iÂ

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rappelle qu’une rhétorique qui place l’intelligibilité du message au cœur de ses préoccupations n’est pas pour autant une rhétorique qui déprécie la facture du message. On se rappelle le propos d’Ibn ìUbaid critiqué par Abû ©ayyân selon lequel quiconque s’exprime intelligiblement fût-ce de manière fautive a accompli son devoir :

«Quiconque s’exprime en (...) en intervertissant l’ordre des lettres dans les mots ou dans les [énoncés], a atteint son objectif en ayant transmis son message à autrui, en s'étant fait comprendre de lui . Ce qui dépasse le suffisant relève du surplus ( fa ñl), et du surplus, on se dispense aisément » (I 97) La rhétorique d’Abû ©ayyân n’est ni une rhétorique du clinquant, ni une rhétorique du langage minimal. La référence aux Anciens al salaf al ”âlih (I 101) ancre cette rhétorique qu’Abû ©ayyân appelle de ses vœux et qui n’est plus dans le terreau de la communauté linguistique de l’époque de la prédication prophétique. Cette période est considérée par la Tradition comme une période pure sur le plan linguistique où la tribu des quray — se présente comme le parangon de la maîtrise de la langue dans sa fidélité au message coranique, et se représenter le balî ® comme celui qui défigure le langage en cultivant la précisoité revient à faire injure aux Anciens ( al îawwalûn ) pour lesquels la pensée est un constant ajustement entre la forme et l'expression. Cette conception du langage qui naît de la fidélité aux modèles linguistiques du message coranique et aux dicts du Prophète n’est pas sans rappeler en Occident l’ample méditation sur le discours et son insistance sur l’alliance du fond et de la forme, par exemple à travers la célèbre parole de Boileau dans son Art poétique :

«Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement Et les mots pour le dire vous viennent aisément. »

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Cependant, dans ce modèle d’éloquence occidental, demeure en filigrane l’idée que la forme est l’instrument du contenu, sa servante, que l’expression n’a de beauté véritable que si c’est la signification et le faire comprendre qui prime. Or, Abû ©ayyân donne sans conteste une nouvelle impulsion à la forme en refusant toute concession, l’étude de la 25 ème Nuit montrera que le respect de la parité de fonctions à l’intérieur du couple laf  / ma ì nâ est une exigence fondamentale. La signification est aussi tributaire de l’expression que l’est l'expression de la signification.

4.3 L’incarnation de la norme

Dans cette réfutation des critiques formulées à propos du volet proprement stylistique de la balâ ®a, et comme pour parachever le thème du mauvais goût, dont Abû ©ayyân fait mention par l'usage du terme istirqâ ì, Abû ©ayyân s’arrête sur l’attaque menée par Ibn ìUbaid contre la cohorte formée par le mun —iî, celui qui ocupe la fonction de kâtib al in —aî chargé de la chancellerie de rédaction de tout discours d'ordre étatique , le maître al mu ìallim , et le grammairien na ™wî .125 ''Ils sont frères'' i¨wa a déclaré Ibn ìUbaid, sous-entendu dans les tares qu’ils font subir au style. De cette attaque en règle contre les représentants ''institutionnels'' du langage 126 à l' époque, Taw ™îdî sélectionne, pour y rétorquer, le travers de rakâka , style faible, facile, et subsume la critique de son interlocuteur à l’adresse des praticiens de

125 Le terme est généralement traduit ainsi, même s’il désigne , de façon plus spécifique, le syntacticien. On distingue à ce titre le na ™w la syntaxe, le ”arf ,la morphologie, et la lu ®a, le lexique. 126 Peut-être pourrait-on, à ce propos, par hypallage, suggérer l’idée que le signifiant et le signifié peuvent dépasser la matérialité du discours pour s’incarner dans des personnes ; le mun —î i , le mu ì allim , et le na ™wiyy seraient des signes linguistiques institutionnels incarnés témoins d’une époque.

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la bâla ®a, sous ce substantif que le secrétaire a par ailleurs utilisé pour désigner les grammairiens. La rakâka place la réflexion sur le style , et, plus précisément, au sein de la question esthétique, sur la problématique de l’écart et de la norme. On est proche des études contemporaines de Bourdieu qui, en introduisant le concept de distinction, a permis de mettre en relation les variations stylistiques à partir d'un arrière plan idéologique qui les modèle. Cette théorisation qui s’est donnée pour but, de naturaliser le style en le présentant sous la forme d’une typologie -Bourdieu parle par exemple d’un '' style petit bourgeois '' opposé à un style intellectuel- reflète l’état d’esprit qui préside à une critique concentrée sur les arrières plans idéologiques du style. Ici, le travail conjugué de celui qui rédige, du maître et du grammairien est considéré par le secrétaire comme un écart par rapport à une norme qu’il ne précise pas, alors que pour Abû ©ayyân ce sont eux, au contraire, qui, effectuant les travaux de rédaction, de mise en place de la syntaxe (comme le souligne le terme na ™wî ), qui garantissent la norme. On remarque la fermeté de ton d’Abû ©ayyân relayée par une tournure restrictive qui verrouille la position qu’il annonce ici à savoir que c’est l’Institution qui garantit l’accès au savoir, et, par conséquent, à la norme linguistique qui doit être observée :

« Les gens n’apprennent que (mâ yata ìllam al nâs illâ ) du maître, du savant ( ìâlim ), et du grammairien ( na ™wiyy ). » (I 102)

Dans les notations qui suivent, se dessine le profil de ce personnage du mun —iì qu’Abû ©ayyân s’attache à décrire en réponse à cette parole lapidaire de son interlocuteur :

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« La Principauté (Bouyide), dans toute son étendue, se contente d’un seul secrétaire compositeur de discours ( mun —iî wâ ™id ) alors qu’elle ne saurait se contenter de cent secrétaires-comptables ( kâtib ™isâb ) .» (I 96)

Abû ©ayyân commence dans un premier temps par abonder dans le sens d’Ibn ìUbaïd en précisant que l’Etat peut effectivement se contenter d’un seul secrétaire compositeur de discours dans la mesure où celui-ci vaut beaucoup d’autres :

''celui-ci ( hâ òa-l-wâ ™id ) par sa puissance ( quwwatih ) en vaut beaucoup d’autres ( îâ™âd ka ◊îra ). '' (I102)

Mais Abû ©ayyân a en fait inversé le contenu des propos de son interlocuteur, on se contente d’un seul secrétaire, non parce qu'on en a besoin que d’un, mais parce que c’est lui seul qui peut par ses compétences accomplir la tâche qui incombe à tous ceux dont nous avons besoin. Pour corroborer l'idée, Abû ©ayyân, clôt l'argumentation dans une formule dont on pourrait dire dans ce contexte qu’elle relève du métalangage :

« ce discours est en réalité à mon avantage, pas au tien ( hâ òa ìalayka lâ laka ) ». (I 102)

Cette formule, courante dans la langue arabe ancienne, détermine toujours dans une relation verbale quelconque ce que l’on pourrait appeler un créancier et un débiteur. 127 Ici, elle fonctionne comme un rappel à Ibn ìUbaid que les propos prononcés par lui n’ont été validés par Abû ©ayyân qu’en

127 D’un point de vue stylistique comme sémantique, voire d’un point de vue sociologique, cette expression mériterait une étude indépendante.

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apparence. A travers la figure du secrétaire compositeur de discours modèle qui tient lieu de tous les autres, il s'agit de dégager des priorités, on commence ainsi à répondre à la question du modèle de culture. On intégrera dans ce programme, avec une place de choix, un rédacteur modèle, capable de se substituer à tous les autres, il symbolise l’efficacité technique d’un homme compétent, qui allie l’aisance du style à l’intelligibilité du message. Le secrétaire rédacteur est la figure incarnée de la praxis (”inâ ìa), il est un artisan du langage , Abû ©ayyân recourt au procédé de l’argumentation imagée qui lui est familier et assimile ce technicien du langage à un cordonnier iskâfî :

« Il te reste maintenant à comprendre que tu as davantage besoin des cordonniers ( îasâkifa ) que des fabricants de parfum ( ìa’’ ârûn ) ,et cela ne signifie pas que le cordonnier est plus noble ( a—raf ) que le fabricant de parfum, ni que le fabricant de parfum est en deçà du cordonnier, de même, les médecins ( îa’ibbâ î) sont moins nombreux que les tailleurs (¨ayyâ ’ûn ) desquels on a davantage besoin, et cela ne veut pas dire que le médecin est en deçà du tailleur » (I 102)

L' exemple argumentatif des corps de métiers est une constante des dialogues de Platon. L’hypothèse d’une filiation grecque, dans le dialogue et la joute verbale qui opposent certains personnages du Kitâb al Imtâ ì, n’est pas improbable. Dans le Gorgias la médecine, la cuisine, la gymnastique sont examinées, dans leurs effets, par rapport à la rhétorique. La différenciation entre le cordonnier et le fabricant de parfums s’effectue sur le plan de l’utilité, ils sont assimilables à celui qui exerce la τηχνη du langage , Taw ™îdî insiste sur ce travail de l’artisan, qui est le charpentier du discours, et le travail des artisans que sont le cordonnier et le tailleur est la métaphore de la structure du discours. Cette observation préfigure la réflexion conduite dans la 25 ème Nuit

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avec la notion de tarkîb . Le fabricant de parfum est celui qui apporte la dimension esthétique du style. Le cordonnier est évoqué avant le fabricant de parfum parce que le souci de la construction syntaxique est la condition de possibilité d’un travail sur le style. Mais cette hiérarchie des priorités ne correspond pas à une répartition des disciplines selon un axe de valeurs. La forme et le fond, d’égale importance, ne sont dissociables dans aucune axiologie. Ainsi Taw ™îdî prend-t-il bien soin, tout en ayant dégagé un ordre de priorités, de ne pas assimiler le parfum, qui représenterait ici la forme du discours, à un luxe :

''Cela ne signifie pas que le cordonnier ( iskâfî ) est plus noble que le fabricant de parfum ( ìa’’ âr ) ou que le fabricant de parfum est en deçà du cordonnier ».(I102)

Si forme et fond ne sont pas ordonnés selon une axiologie, il n’en va par contre pas de même pour le calcul et la balâ ®a. A Ibn ìUbaid qui justifie l’apprentissage du calcul en le considérant comme une denrée de première nécessité, Abû ©ayyân rétorque que le calcul n’est pas le '' plus noble des arts'', réservé '' au plus noble des hommes a—raf al nâs '', c’est à dire le Prince.

« Le plus noble des arts ( a—raf al ”inâ ì ât ), c’est le plus noble des hommes ( a—raf al nâs ) qui en a besoin, et le plus noble des hommes est le prince malik 128 .Il a besoin de l’éloquent ( balî ®), du secrétaire compositeur de discours ( mun —iî), et du rédacteur ( mu ™arrir ). »(I102)

128 Ainsi est nommé le prince Bouyide.

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Le plus noble des arts est celui dont a besoin le plus noble des hommes, le langage , dont la balâ ®a est l’actualisation. L’observation est importante car l’on découvre ainsi l’un des pivôts de la pensée d’Abû ©ayyân ; considéré par lui comme le plus noble des arts, le langage se place au cœur de la pratique du pouvoir. Dans un passage que l’on retrouve presque mot pour mot dans la Risâla ila-l-Kuttâb de ìAbd al ©amîd al kâtib, Abû ©ayyân souligne l’impérieuse nécessité pour le Prince de ces trois instances que sont l’éloquent balî ®, le secrétaire compositeur de discours mun —iî et le rédacteur mu ™arrir :

« qui sont la langue qui lui permet de prononcer des paroles (lisânuhu alladî bihi yan ’iq ), l’œil qui lui permet de voir ( ìaynuhu alladî bihi yub ”ir ) ». (I 102)

Tels sont les acolytes nécessaires et suffisants du fonctionnaire, car cette '' élite '' ¨â”” a (I102) exclue que tout autre participe au noyau dur du Gouvernement, parce que le Prince est celui qui :

« détient les secrets ( ™âmil al îasrâr ) , est celui que l’on entretient de sujets confidentiels ( al mu ™adda ◊ bi-l-maknûnât ), celui à qui l’on confie les sujets les plus intimes (banât al ”udûr ) » (I102)

Il est dit ici des entretiens qui se déroulent en présence du Prince ce que dit •âhi  des ma ìânî , significations, dans le Kitâb al Bayân wal-Tabyîn , où •âhi  insiste sur le rôle révélateur du bayân des :

'' significations ( ma ìânî ) établies ( qâ îima ) dans les cœurs ( ”udur al nâs )'' ( Bayân 75 )

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le Prince est détenteur du Pouvoir, donc, aussi, de ce qui n'est pas public : les expressions maknûnât choses recouvertes, enfouies, et banât al ”udûr ce qui est enfoui dans les cœurs désignent ce qui est placé sous le sceau du secret et qui ne doit pas dépasser le cercle restreint du gouvernant et de ses acolytes les plus proches, en l’occurrence les artisans du langage Ces expressions désignent également ce que l’on ne parvient pas à exprimer aisément, ce qui demeure enfoui dans les profondeurs faute de se laisser formuler avec facilité. Dans cette figure du Prince idéal, qui reçoit des confidences et devine les significations en germe dans les propos de ses interlocuteurs, Abû ©ayyân évoque un des aspects du pouvoir du Prince, le pouvoir de formuler les pensées de ses interlocuteurs qu'il reçoit, s'il possède une pratique du discours conforme à un modèle à suivre.

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5. La conception du discours

5.1 La structure

Le langage entendu comme facteur de la communication est assimilé par Abû ©ayyân à une réflexion sur la conception du discours. Il s’agit pour Taw ™îdî de développer une conception du discours contraire à celle du secrétaire Ibn ìUbaïd pour lequel s’exprimer par barbarismes, commettre des erreurs d’ordre phonique liées à l’inversion de lettres dans un mot n’est pas un obstacle à la communication dès lors que le message est compris.(I97) Abû ©ayyân commence par mettre en valeur des faits de structure. En cela, il annonce une idée très moderne, à savoir que l’on ne communique pas seulement avec des mots, ni même des phrases, mais avec des discours :

« Dans le discours ( kalâm ), l’intention signifiante ( murâd ) change en fonction de la diversité de la désinence ( i¨tilâf al iì râb ) de même, le régime ( ™ukm ) se modifie en fonction de la diversité des substantifs (i¨tilâf al asmâ î), la parole comprise ( mafhûm ) est modifiée en fonction de la diversité des verbes ( i¨tilâf al af ìâl ) et la signification ( al ma ìnâ ) fait volte-face ( yanqalib ) en fonction de la diversité des particules ( i¨tilâf al ™urûf ) ». (I102)

On commence à prendre la mesure du discours dans sa structure : le nom îism , le verbe fi ìl, et la particule ™arf , dans leur organisation syntaxique, font naître la signification. Le terme murâd , intention signifiante, témoigne de cette orientation. Le iì rab , qui désigne communément le processus de déclinaison des substantifs par l’intermédiaire des voyelles casuelles, peut être

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entendu à un niveau d’abstraction plus élevé, qui se greffe sur sa signification d’origine, dans le sens d’expression. A l’origine , le iì râb , est un nom d’action désignant l’opération qui consiste à affecter à des entités de la langue la vocalisation casuelle, et s’oppose au binâ î , l’état d’entité non déclinable. Le iìrâb portant sur la fonction des constitants du discours, agent, patient, complément, établit le line entre syntaxe et expression, et déjà, par la signification du terme elle-même (désinence et expression) . De plus, les constituants du discours fonctionnent selon des règles :

''le régime ( ™ukm ) se modifie en fonction de la diversité des substantifs ( i¨tilâf al asmâ î)'' .

Insister sur le fait que les noms, les verbes, les particules ont un régime montre que l'on s'intéresse à leurs relations dans la phrase, donc au discours qu'elles construisent ainsi, les premiers pas d'une théorie du na Âm se mettent en place. On se sert ici de l'exemple des lois du discours, à travers une notion qui peut désigner le régime du verbe, l’intransitivité, la transitivité, la transitivité à double complément, la construction avec ou sans particule, la construction de certains noms dans le discours. A contrario on donne l'exemple d'une mauvaise construction, l'emploi erroné du verbe ta ®aòò â, déjeuner, pour montrer que c'est par le contexte, donc le discours que l'on sait si les mots sont employés correctement ou non. Abû ©ayyân conte l' anecdote suivante :

«Un homme de Rayy au noble maintien, occupant une position sociale élevée et ayant une haute opinion de lui-même, déclara ce qui suit :

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'' prends place afin de déjeuner de nous ( tata ®aòò a binâ ) alors qu’il voulait dire : '' afin de déjeuner avec nous '', regarde ce [discours] absurde ( al mu ™âl ) qu’il a ainsi composé par ses paroles et l’intention signifiante (murâd ) qu’il a convoyée par son ignorance ! ». (I 102 – 103)

La faute commise porte sur un mauvais choix de régime pour le verbe ta ®addâ , incompatible avec le contexte, pour exprimer l'invitation à déjeuner, on attendait la construction ta ®aòò â ma ìâ déjeuner avec, or la construction utilisée aurait été correcte si elle s'était appliquée à des ustensiles utilisés dans le déjeuner, elle est inapplicable à des animés, le discours n’a donc, en l’état, pas de sens.

Mais Abû ©ayyân évoque aussi le ™ukm à un niveau général

'' le ™ukm change [dans le discours] en fonction de la diversité des noms (i ¨tilâf al asmâ î). ''

Il semble que le mot ™ukm soit aussi employé dans ce texte dans le sens de statut, désignant d’une façon générale les phénomènes positionnels de la syntaxe, '' la diversité des noms '' étant à interpréter comme la ''diversité de leur localisation'', le mot ™ukm s'appliquerait à la fois au régime des verbes, et au statut des noms, selon leur position syntaxique déterminée par leur fonction grammaticale. Abû ©ayyân , dans son examen successif des parties du discours, évoque donc d’abord le nom, dont le comportement syntaxique varie. Abû ©ayyân examine ensuite les modifications que peut exercer le verbe sur l’ensemble du discours. Le verbe est, étymologiquement, l’opération ( fi ì l) qu’il rend en discours. La signification du propos d’Abû

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Hayyân serait alors que le message tire sa multiplicité, autrement dit sa richesse, de la diversité des opérations que décrivent les verbes :

''la parole comprise ( mafhûm ) est modifiée en fonction de la diversité des verbes (i¨tilâf al af ìâl )''

Nous pouvons formuler l’hypothèse qu’Abû ©ayyân désigne ainsi les différences de contexte créées par les utilisations diverses des particules, en liaison avec un nom, ou dans la portée d’une forme verbale, comme c’est le cas dans l’exemple des formes verbales ta ®aòò â bi et ta ®aòò â ma ì â . Enfin, Abû ©ayyân clôt ce propos général sur le discours par une remarque que l'on peut intégrer à une conception de l'expression, qui en est à ses débuts :

« Il suffit à honorer la balâ ®a que tu ne puisses lui faire affront que par elle même . Regarde comment son indépendance propre t 'a permis de la rendre autonome et de rendre autonome d’autres disciplines ».(I 102)

La balâ ®a est envisagée comme une discipline autonome, donc il peut y avoir une bonne balâ ®a et une mauvaise balâ ®a qui ''lui fait affront'' . En considérant qu'il y a une rhétorique qui forme une discipline à part entière, on se donne les moyens de déterminer un terrain par rapport auquel fixer des exigences : les exigences d'une bonne rhétorique qui obéira à un protocole.

5.2 La mise en place d’un protocole adéquat

La balâ ®a n’est pas, par essence, inscrite dans un système de valeurs , elle n’est à l’origine ni bonne ni mauvaise, arme blanche ou noire, elle sait

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aussi bien rendre crédible le faux que le vrai, donner au faux la nature du vrai (ta ™qîq al bâ ’il ) et rendre vain le vrai ( ib ’âl al ™aqq ). Moyen dépourvu de fin propre, la balâ ®a est présentée comme un instrument ballotté par l’incertitude de ce '' bas monde '' dunyâ , confronté au ''bien'' ¨ayr comme au ''mal'' —arr . Le point fort de cette défense de la balâ ®a repose sur une mise au point concernant son statut. On remarque que dans les propos précédemment tenus par le secrétaire au sujet de la légèreté de la balâ ®a et du sérieux du ™isâb , c’est le mot kitâba qui signifie à la fois ''secrétariat'' et ''forme d'écriture'' qui est utilisé pour désigner les deux disciplines et non le mot ”inâ ì a, art.

''le premier secrétariat ( al kitâbatu-l-îûlâ ) est sérieux ( ¶idd ), le second est plaisanterie ( hazl )'' ( I 96).

La mention de la ”inâ ìa est retardée quelques lignes plus loin et réservée au ™isâb dont Ibn ‘Ubaid dit que :

'' c’est un art ( ”inâ ìa) dont la finalité est connue ( maìrûfat al mabdâ î)'' (I 96)

Autrement dit, le statut d' ''art'' ”inâ ì a est sciemment dénié par le secrétaire à la balâ ®a, alors qu’Abû ©ayyân reconnaît de fait le statut de ”inâ ìa aux deux disciplines. Mais chacune a une fonction particulière. Ce point fait l’objet d’une insistance de la part d’Abû ©ayyân, car, pour lui, une des caractéristiques principales de la balâga est que la pratique du discours doit occuper tous les échelons du pouvoir et tous les domaines d’intervention de l’Empire..

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Abû ©ayyân organise ce qu'il faut appeler sa défense et illustration du discours dans un contexte où s'impose la nécessité de sa maîtrise toutes chancelleries confondues. Les divan, c'est d'eux qu'il s'agit ici, constituent en effet et le lieu d'intervention de l'Etat dans la vie de la cité, et le lieu de l'exercice de la parole des préposés. Comme l’indique Robert Mantran dans l’article divan de l’Encyclopaedia Universalis, le divan a d’abord désigné :

'' un registre, et de là, peu après l’avènement de l’islam, un bureau où étaient enregistrés les individus ou les tribus faisant partie des troupes musulmanes (nous ajoutons : aux temps des conquêtes) : le dîwân al ¶und (bureau de l’armée) a été le premier divan ainsi créé. L’extension du domaine musulman a ensuite entraîné la constitution d’un bureau des impôts fonciers ( dîwân al ¨arâ ¶)129 qui est rapidement devenu le plus important, puis d’autres bureaux ou services (chancellerie, Trésor, poste, dépenses, taxes de douane).'' (Mantran Encyclopaedia Universalis article divan )

Cet historique succinct de la notion de divan éclaire la spécificité de cette structure, les divan constituent les rouages de l’administration centrale et conditionnent la vie publique de l’empire. A l’époque de l’écriture de ce texte, époque du vizirat buyide, l’extension du domaine musulman est stabilisée, notamment sous l’empire abbasside , où secrétaires et divans sont légion. Ce texte de la 7 ème Nuit prend naissance dans le cadre des événements historiques qui ont présidé à la composition de l’ensemble du Kitâb al Imtâ' ; il n’est compréhensible que si l’on a à l’esprit que la tutelle Buyîde qui gouverne Bagdad à cette époque a maintenu le califat Abbasside, donc n’a pas rompu avec ses structures étatiques, dont le divan. Dans la culture arabe, médiévale notamment, on peut constater que la parole apparaît comme le vecteur premier de la transmission, l'écrit n'intervenant qu'en second lieu d'abord dans l'optique de conserver ce qui a

129 Fonction mentionnée par Tawhîdî dans le texte (I 98)

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été transmis oralement.. Car même si la communication est inséparable de l’expression, l’oral et l’écrit ne transmettent pas le message selon des modalités identiques. Dans la critique adressée à Ibn ìUbaid prétendant qu’un discours peut être compréhensible et compris en dépit d’incorrections grammaticales éventuelles (I 97), il y a en implicite, chez Abû ©ayyân, une volonté de défendre le rôle de l’expression écrite dans l’argumentation. Ainsi, l’emploi dans le texte du mot kutub livres, est important :

« Ne vois-tu pas les divans des comptables a besoin de rédiger des ordonnances ( kutub ) sur tout ce dont il font la description (…)? Bien plus, comment pourraient-ils travailler s’ils n’accordaient pas la priorité absolue ( taqdima ) à ces derniers qui reposent sur le faire comprendre (ifhâm ) éloquent ( balî ®), la distinctivité limpide ( al bayân al mak —ûf ), et la clarté des arguments ( al i ™ti ¶â¶ al wâ ñi™) ». (I 97-98)

L’usage de kutub se rapproche ici selon nous du sens premier de kitâb , qui est une pièce écrite, et peut être traduit, dans ce contexte, par ordonnance. Abû ©ayyân semble ainsi assigner dans le Imtâ ì un véritable statut à l’écrit , c'est ce qu'il fait ici et qu'il fera aussi dans la 25 ème Nuit en soulignant les vertus de la prose, support de l’écrit, par rapport à la poésie, orale par essence. Dans ce plaidoyer en faveur d’une rhétorique de l’écrit, on relève deux maîtres mots du style de Taw ™îdî employés quand il s'agit de mettre en avant ce qui apparaît comme des priorités : d'abord, le mot taqdima , nom d’action composé à partir de la racine QDM , souvent présente dans le Imtâ ì, qui dénote la mise en avant, le fait de précéder, d’occuper la première place, et, de là, l’idée de priorité qui doit être accordée aux morceaux écrits. On notera que ce nom d’action n’est pas attesté par le Lisân al ìArab On relève ensuite, dans cette même perspective, le mot madâr axe, pivôt, qui renvoie plus spécifiquement au domaine des valeurs. En effet, il s’agit pour Abû ©ayyân

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de déterminer un programme évaluatif qui rende raison de ses choix. L’écriture est une tâche indispensable pour le secrétaire-comptable qui oeuvre dans des cadres différents de la communication orale. En privilégiant le domaine de l’expression, le comptable, à l’instar des autres professions pour lesquelles le langage n’est pas une fin en soi, s’insère dans une vision du monde qui considère le langage comme l’instrument d'échanges qui relèvent de l'écrit, comme les :

''correspondances ( mukâtabât ) qui se situent au-delà des codes d'étiquette ( rusûm ) et des coutumes courantes ( al ìâdât al ¶âriya ) '' (I99) et au delà, fidèlement au modèle d' adab que revendique d'Abû ©ayyân permet l'accès à toute une culture, notamment celle des Anciens îal-awwalûn Abû ©ayyân ne se contente pas d’inviter le secrétaire à la maîtrise de la communication, indissociable de l’expression et de l’argumentation, mais il l'invite aussi à maîtriser le langage de la profession, précisément ce langage de la correspondance qui obéit à des règles et une forme de discours spécifiques. Le secrétaire-comptable ne s’adresse pas oralement à ses administrés, de même qu’il n’est pas celui qui doit rechercher le 'beau langage'' en tant que tel, pourtant l’expression, dans sa tâche, est une pièce maîtresse : Abû ©ayyân accorde à l’expression un statut particulier, elle n’est pas une fin en soi, mais elle est le moyen de toute fin. Dans la conception de l’expression, chez Abû ©ayyân, il y a l'importance d'une finalité, le laf  est perçu comme ce qui rend possible, sert, et donne accès de façon simple au ma ì nâ ; cette idée est déjà présente dans la réflexion de Gâhiz sur le langage, ne serait-ce que par la signification de la notion de bayân qui est le canal de la dispositio , de l’ argumentatio et de l’ elocutio de même, les notions de fahm et de ifhâm ,

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correspondent à un souci d’intelligibilité importante pour cette conception nouvelle de l'expression qui commence à prendre forme. Il n’est d’ailleurs pas un hasard que le bayân comme le fahm et le ifhâm soient des noms d’action ma ”dar comme pour mieux rappeler que tout usage du langage implique de répondre d’actes. Le secrétaire modèle est celui dont le discours et les tâches liées à son champ d’action sont le reflet l’une de l’autre. Abû ©ayyân donne l’exemple de la collecte des biens ¶aby al îamwâl et précise le rôle que doit y tenir le secrétaire comptable :

'' Le secrétaire-comptable doit savoir où seront répartis les biens [collectés] ( wu ¶ûh al îamwâl ) de façon à ce que, une fois rassemblés et collectés, le compte puisse y accomplir sa tâche"(I 98)

Il cite le cas des expéditions guerrières où l’on doit se répartir le butin (fay î) constitué de territoires pris par force ( îar ñ al ìanwa ) ou pacifiquement (îar ñ al ”ul ™), déterminer les parts de butin qui reviennent au chef de l’armée (”afâya ) , et qu’il prend pour lui avant le partage, fixer le montant de l’impôt de capitation, faire le décompte des garnisons 130 (wa ñâîiì) , déterminer le montant de l’aumône qui sera prélevée, à l’issue des expéditions guerrières, sur le bétail : chameaux, ovins et caprins ( ”adaqât al îibil wa-l-baqar wa-l- ®anam ) , récolter la dîme prélevée sur les commerçants (mâ yu î¨ aòu min al tu ¶¶ âr i òâ marrû bi-l-ìâ—ir ), fixer la part de l’héritage de celui qui n’a pas d’héritier ( mîrâ ◊ mân lâ wâri ◊a lahu ). Dans toutes ces activités, la part du discours est déterminante, elle prend la forme de la communication écrite par l’intermédiaire de la

130 « Troupes laissées dans un pays pour le garder ».Kazimirski

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correspondance ( mukâtaba ). Abû ©ayyân précise en effet que ces tâches ne peuvent s’effectuer que par le recours au support écrit :

« Le secrétaire ne peut effectuer de collecte que par le biais de pièces écrites éloquentes ( kutub balî ¶a), de preuves qui engagent ( hu ¶a¶ lâzima ) , et d' expressions élégantes conforme au bon usage ( la ’âî if musta ì mala ). »(I 98)

Il y a donc, chez Abû ©ayyân, une insistance sur la place de l’écriture dans l’activité du secrétaire, aussi bien du point de vue pratique lié à l’exercice d’une profession que du point de vue de la mise en place d’un style, l’aspect argumentatif ne se dissocie pas de son pendant esthétique. Cette intrication entre la pratique du discours et l’activité du secrétaire va se trouver reliée à une constante de l’écriture d’Abû ©ayyân, le rapport de proportion entre des constituants. Abû ©ayyân s’appuie en effet sur une technique qui consiste à déterminer des rapports d’équilibre ou de composition entre des notions, à l’exemple de celles de balâ ®a et de ™isâb , ou celles de ìafw al badîha et de kadd al rawiyya dans la 25 ème Nuit . Certains passages du Kitâb al imtâ se caractérisent en effet par une structure commune à pour aborder certains thèmes, par exemple le rapport du divan à la balâ ®a et au ™isâb. Ainsi, déclare Taw ™îdî :

« L’argent est d’autant plus abondant qu’il repose sur ces divans dans laquelle c’est soit la part de la balâ ®a qui est la plus importante, soit la présence du calcul qui est la plus manifeste, soit que les deux s’équilibrent . » (I 99)

On retrouve un mode d’exposition similaire lorsqu’il s’agit d’évaluer le degré d’improvisation dans le langage :

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« Le discours kalâm, selon notre maître Abû Sulaymân, émane, en premier lieu, soit de la disposition innée (ìafw al badîha ), soit du travail de la réflexion ( kadd al rawiyya ), soit est un composé des deux (murakkab ). » (II 132)

Cette démarche mérite analyse : il y a d'une part des alternatives, de l'autre, leurs compromis. L'interrogation sur la place du langage dans l’activité du secrétaire, Abû ©ayyân pose a contrario l'hypothèse qu'une part de l’activité du secrétaire ne relèverait pas directement du langage : faire des calculs. Mais là encore, la maîtrise de la langue dans laquelle on s’exprime est aussi importante que la compétence que l’on doit avoir dans sa profession, et l'alternative n'est que de façade. Car dans le passage où Abû ©ayyân déclare que :

'' C'est soit la part de la balâ ®a qui est la plus importante ( immâ îan yakûn ha ÂÂ al balâ ®a fîhâ ak ◊ar ), soit la présence du calcul qui est la plus manifeste, ( immâ îan yakûna a ◊ar al ™isâb fîhâ a Âhar ) soit que les deux s’équilibrent ( immâ îan yatakâfa îâ). '' (I 99)

c'est la dernière proposition qui prime, c'est à dire le souci de cet équilibre entre la pratique d’une profession et la maîtrise du langage, qui est aussi souci de la mesure et des proportions. C'est le point essentiel de la conception du rôle du secrétaire, dont la maîtrise de la profession est impérieusement liée à la maîtrise du langage laquelle est, à son tour, impérieusement liée à une somme de connaissances dont Abû ©ayyân entretient son interlocuteur et son lecteur dans le portrait du secrétaire idéal.

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6. La figure du secrétaire idéal

Abû ©ayyân prend appui sur l'exemple du secrétaire-comptable pour évoquer la figure du secrétaire idéal, qui présente les caractéristiques de l’honnête homme arabo-musulman :

« (...) Le secrétaire n’est parfait ( kâmil ) et digne (musta ™iqq) de porter ce nom que s’il se fait porteur de ces charges ( aìbâ î) 131 , et qu’il lui adjoint des fondements de la théologie ( u”ul al fiqh ) mêlés à leurs corollaires ( furû ì) , des versets du Coran contenant l’étendue [de sa propre exégèse] 132 , de nombreux récits historiques ( a¨bâr ) dans des domaines ( funûn ) variés qui seront à disposition ( ìudda ) si besoin est, cela ajouté à des proverbes courants ( am ◊âl sâ îira ), des vers inédits (abyât nâdira ), les plus beaux passages [des textes] ( fiqar badi ìa), l’expérience du monde, les témoignages des cénacles ( ma ¶âlis ), une graphie ( ¨a’’ ) semblable à de l’or frappé ( tibr masbûk ) , une expression (laf Â) semblable à une étoffe tissée ( wa —yun ma ™ûk ), c’est pourquoi, dans ce métier ( ”inâ ìa), le secrétaire parfait ( kâmil ) se fait rare.'' (I 100)

Dans ce passage, il y a quelques précisions importantes sur le ''bagage'' du secrétaire, assez varié : on pourrait dire qu'il doit maîtriser plusieurs langages : la théologie, langage parmi d’autres langages, se présente comme une discipline indispensable, placée en tête des disciplines énumérées sans doute parce qu’elle est l’outil qui donne latitude au secrétaire pour trancher les cas juridiques multiples qui se présentent à lui de façon pratique, les ''versets du Coran contenant l’étendue de sa propre exégèse'' : c'est une démarche herméneutique individuelle, digne d’intérêt parce qu’elle rappelle

131 i.e la double maîtrise de sa profession et des enjeux de la balâ ®a. 132 Mot à mot ''son degré de pénétration dans ce domaine '' ( si ìatuhu fîhâ )

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'' l’effort d’interprétation personnelle '', ( i¶tihâd ). Cette attitude intellectuelle connut son apogée sous le calife Abbasside al-Ma îmûn (813-833) qui soutint les mu ìtazilites, tenants d'une démarche ''rationaliste'' héritière de la philosophie grecque s’appuyait sur la falsafa pour interpréter le Coran, mais connut rapidement sa fin sous le calife al Mutawakkil avec notamment l’interdiction de l’utilisation des courants philosophiques étrangers comme supports de l’exégèse coranique. Aussi, l’insistance sur la compréhension individuelle profonde des versets du Coran constitue-t-elle une innovation importante car elle s’inscrit à contre courant du mouvement de l’histoire, Abû ©ayyân donne une vision atemporelle de son programme humaniste. Le secrétaire-honnête homme possédera également la connaissance des a¨bâr récits et anecdotes, donc d’un genre littéraire aux contenus variés (funûn —attâ ). Abû ©ayyân évoque ensuite d’autres formes de discours : le fragment à visée édifiante ( ma ◊al ), et le vers poétique ( bayt ) . Un double exercice est requis, d’une part, la maîtrise de paroles populaires célèbres qui font référence à une connaissance partagée, de l’autre, celles de paroles de poètes qui témoignent d’un discours réservé à une élite, Abû ©ayyân parle ici de vers rares, ainsi, le secrétaire-modèle sera celui qui possède une capacité d’adaptation à des contextes d’énonciation différents, tantôt mettant en oeuvre un savoir répandu au sein du peuple, la ìâmma , tantôt des connaissances uniquement partagées par l’élite, la ¨â”” a. Le secrétaire modèle est également celui qui a su opérer une sélection des meilleurs vers d’un discours, le terme fiqra, qui désigne à l'origine les plus beaux passages d'un vers 133 , désigne aussi, en général les plus beaux passages ''d'un morceau, d'un discours'' (Kazimirski)

133 '' Le meilleur vers d’un poème est appelé fiqra , par comparaison avec la vertèbre fiqra dorsale '', dit le Lisân al ìArab ( wa a ¶wadu baytin fi-l-qa ”îda yusammâ fiqra ta —bîhan bi fiqrati-l-Âahr )

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Le Kâtib conforme à la vision d’Abû ©ayyân est d’autre part un secrétaire qui '' a fait ses preuves ''. Abû ©ayyân emploie le mot ta ¶ârib , expériences, flanqué du qualificatif ma î¨ ûòa, ici, habituel, accoutumé, le secrétaire modèle se reconnaîtra donc par l’expérience pratique répétée et ininterrompue qu’il a de sa profession. Le versant ''cumulatif '' du savoir précédemment exposé ne se sépare pas de l’exercice de terrain. Pas plus qu’un secrétaire-modèle ne saurait être un secrétaire novice, il ne peut être un simple apprenti-savant qui se limiterait à emmagasiner des connaissances. La tâche pratique du secrétaire est soulignée par l’attention accordée à une facture formelle : la forme de l’écriture : le secrétaire doit avoir le souci de sa graphie qui doit ressembler à de l’or frappé ( tibr masbûk ), de même, nous avons dit que l'attention portée au contenu du discours chez Taw ™îdî ne se fait pas au détriment de la forme de l’expression : les mots sont comparés à une étoffe colorée tissée ( wa —yun ma ™ûk ) . L’image de l’étoffe colorée est réemployée dans la 25 ème Nuit lorsqu’il s’agit de comparer la prose et la poésie, deux étoffes se ''disputent'' ala concurrence de cet imagerie destinée à faire ressortir la supériorité de la prose sur la poésie ; cette même étoffe colorée ( wa —y) est assimilée au discours en prose ( al kalâm al man ◊ûr ), et l’étoffe à rayures ( al munayyar al mu ¨a’’ a’), assimilée au langage poétique (al kalâm al man Âûm ) :

« Ahmad ibn Muhammad, secrétaire de Rukn al Dawla, tint les propos suivants : ''- Le langage en prose ( al kalâm al man ◊ûr ), est semblable à une étoffe colorée (wa —yun ), tandis que le langage poétique ( al kalâm al man Âûm ) est semblable à une étoffe à rayures ( al nayyir al mu ¨a’’ a’). Or, le tissu coloré plaît ( yarûq ) davantage que beaucoup d’autres.'' » (II , 235)

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L’évocation de l’étoffe colorée wa —y est intégrée au discours concernant les secrétaires dans le Imtâ ì sous deux angles, par l’intermédiaire du portrait du secrétaire modèle de cette 7 ème Nuit , ou dans les propos de la 25 ème Nuit qui correspondent aux propos d'un secrétaire : Ahmad ibn Mu ™ammad al kâtib. Abû ©ayyân concentre ensuite plus spécifiquement la réflexion sur ce que l’on pourrait appeler le témoignage historique de modèles d’éloquence. Le premier est la personne du secrétaire Ga ìfar ibn Ya ™yâ qui se rapproche le plus du secrétaire parfait, lequel se fait rare ( ìazza-l-kâmil fî hâ òihi al ”inâ ìa). Les qualités de ce secrétaire sont évoquées sous le signe du patrimoine commun aux Arabes. On se réfère à un ensemble de références partagées qui s’enracinent dans une histoire commune. Tout d’abord, parlant de la nécessité pour le secrétaire de posséder un certain nombre de proverbes courants, Abû ©ayyân identifie la maîtrise de l'apophtegme qui est celle de •aìfar ibn Yahyâ 134 à celle de Sahbân, personnage de la tribu Adnânite des Wâ îil ibn Qâsi ’, qui harangua une assemblée pendant une demi-journée sans se servir deux fois du même mot. '' [Son] éloquence entraînante a passé en proverbe '', note Kazimirski. Ainsi, Abû ©ayyân déclare, à propos de •aìfar ibn Yahyâ :

''Son éloquence est Sahbânite'' ( balâ ®atuhu sahbâniya ) (I 100)

L’évocation de ce secrétaire dans ces termes permet le renvoi au savoir partagé qui est le mode de fonctionnement du dicton, Sahbân est célèbre pour son éloquence, il s'agit d'une forme spécifique d’éloquence : l’éloquence oratoire d’un tribun, le personnage de Sahbân a construit sa réputation en haranguant la foule, c’est un praticien de la parole publique, autre dimension

134 il est probable qu'il s'agisse du secrétaire •aìfar ibn Yahyâ al Barmakî, secrétaire bagdadien de la célèbre famille des Barmécides.

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qu’Abû ©ayyân intègre dans l’édification du modèle du secrétaire. Ainsi, un nouvel aspect de la balâ ®a est envisagé : le discours ex catedra . L’inscription du modèle du kâtib dans un référentiel historique est rattachée à un autre modèle, le modèle grec, abordé sous l’angle du gouvernement ( siyâsa ). Se référant toujours à •aìfar ibn Yahyâ, Taw ™îdî dit de lui :

'' Son gouvernement est Grec ( siyâsatuhu yunâniyya )'' (I 100)

C'est la dimension politique de la réflexion d’Abû ©ayyân, au sens originel du gouvernement de la cité, avec ce qu'elle implique comme conception du pouvoir, qui sert ici de référence. Abû ©ayyân vient ici ajouter une autre dimension à la figure du gouvernant, celle du sâ îis , du gouverneur en acte qui s’acquitte de la pratique institutionnelle dont il est investi, et invite ainsi à réfléchir sur le rôle de la pensée grecque dans l’émergence de cette figure du politique. En effet, Abû Hayyân touche à un traitement du rapport politique de la Cité arabo-musulmane à la Cité Grecque qui, à notre connaissance est inédit. Car si la question de l’héritage Grec a été largement abordée du point de vue de la pensée, l’influence de la Cité Grecque sur la Cité Musulmane, au niveau institutionnel notamment, en particulier à travers l’organisation de la démocratie Athénienne, semble avoir été davantage occultée. Par exemple, le passage de l'ouvrage de Mohammed Arkoun sur l'humanisme arabe, ''de la cité grecque à la cité musulmane'' se limite, de son propre aveu, à un ''essai d’explication sociologique''.

'' Rappelons les termes de notre problème, précise M.Arkoun, il s’agit de définir les conditions économiques et socio-politiques qui, dans la Cité-Etat gérée par les Bûyides, ont favorisé la résurgence et le succès

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de la sagesse inaugurée dans l’antique cité grecque, cultivée et remaniée par la tradition hellénistique. '' ( Arkoun 1982 p.161)

Ce propose résume clairement l’orientation généralement prise par les études consacrées à la place et à l’influence de l’héritage grec dans la pensée arabe. L’héritage est évalué à l’aune de la façon dont la société arabo- musulmane a acclimaté ce qu’elle a pu recevoir de l’extérieur. Evoquant l' ''émergence et succès de la sagesse inaugurée dans l’antique cité grecque '', M.Arkoun entend retracer la figure du ™âkim , du pesrsonnage à la fois sage, juste et docte, bel esprit épris de lettres et de philosophie, mais quel est l'articulation de ce modèle d' adab au double sens de belles lettres et de bonnes meours, avec le gouvernement de la Cité? L’expression siyâsatuhu yunâniyya , citée dans cette 7 ème Nuit donne la mesure de l’intérêt porté par Abû ©ayyân aux considérations sur la vie politique de la cité, il y a là une piste de travail réelle, qui dépasse le cadre de notre recherche, sur les interactions entre la pensée politique arabe et la pensée politique grecque. Une autre caractéristique est à mettre en relation avec cette édification d’un portrait du secrétaire-modèle à partir d’ une galerie d’exemples-témoins nés du témoignage de l’Histoire. Elle est cette fois inhérente à la civilisation arabo-musulmane et constitue ce que l’on pourrait appeler le modèle irakien.

7. Le modèle Irakien, du secrétaire modèle à l’idéal du adîb

A propos de son secrétaire modèle, Abû ©ayyân déclare :

'' Son naturel est Irakien ( —amâ îilihu ìirâqiyya)'' (I 100)

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Le substantif —amâ î il désigne le naturel, les qualités innées. Il convient donc de préciser ce qu’Abû ©ayyân entend par ce ''naturel irakien''.Un parcours du Kitâb al Imtâ ì permet de rassembler des éléments susceptibles de définir cette attitude. Il faut d’abord distinguer Irakiens et Bagdadiens, en effet, parmi les recommandations adressées au début de l'ouvrage, par le vizir Ibn Sa ìdân à Abû ©ayyân au sujet des comptes-rendus de séances qu’il s’apprête à effectuer, figure l’exhortation à tenir loin de soi le tafannun des Bagdadiens :

'' Eloigne toi du tafannun des Bagdadiens (da ì ìanka tafannun al ba ®dâdiyyîn )(I 19)''

c’est à dire d'une pratique consistant à osciller constamment d’un sujet fann à un autre , autrement dit la digression, le Lisân al ìArab donne comme définition du tafannun :

''On ramifie le discours ( al ra ¶ul yufannin al kalam ), c’est à dire que l’on embranche sur un sujet puis sur un autre (fann ba ìda fann ), et le tafannun est l’action correspondante ''.

Quelles sont alors les qualités qui constituent a contrario ce ''modèle Irakien '' ? Elles sont à nouveau significatives d’un rapport spécifique au langage dont témoigne, par exemple, la 4 ème Nuit , à travers les paroles du secrétaire buyide Ahmad ibn Mu ™ammad, secrétaire de Rukn al-Dawla :

'' Si nous voulions être justes ( law an ”afnâ ), nous prendrions pour exigence ( iltazamnâ ) l’avantage ( maziyya ) que les Irakiens possèdent sur nous dans la finesse de leurs dispositions innées (’âb ì la ’îf ), la simplicité

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de leur entrée en matière [dans le discours] ( ma î¨ ad qarîb ), le caractère adéquat de leur prose rythmée et rimée ( sa ¶ì mulâ î im ), leur recours à des mots plaisants ( laf  mûniq ), leurs compositions de discours agréables (ta îlîf huluww ) (...) l’enchaînement harmonieux agréable à l’oreille (muwâlat maqbûla fi-l-sam ì) , qui subjugue les coeurs ( ¨âliba li-l-qalb , stimule l’esprit ( ìâbi ◊a bi-l-rûh ), augmente la raison ( zâ î ida fi-l-aql ), avive la flamme de l’inspiration ( mu —ì ila li-l-qarîha ) et témoigne de la vertu des belles lettres ( fa ñl al adab ) . '' (I64)

Ce passage nous semble important parce qu'il donne des indications sur ce qui a pu constituer, pour Abû ©ayyân, ce que nous avons appelé ''le Modèle Irakien '' en inscrivant la figure du secrétaire idéal dans la pratique du discours. C'est cette idée que nous voudrions à présent développer.

7.1 La notion de ’’’ab ììì

Abû ©ayyân commence par aborder ce modèle d’éloquence, en faisant appel à la notion de ’ab ì qui se rapproche de la muse du poète, de l’inspiration de celui qui compose, de la disposition innée . Le ’ab ì est revendiqué par Abû ©ayyân comme nécessaire à celui qui prétend œuvrer dans le domaine des lettres, l'idée de disposition est affirmée dans plusieurs endroits du Imtâ ì, par exemple avec le badîha l'improvisation. Le ’ab ì n’est pas une notion inconnue aux temps d’Abû ©ayyân, comme le souligne Issam Baha dans une article de la revue Fu ”ûl : Abû Hayyân al Taw ™îdî : al kalâm ìalâ-l-kalâm Ce chercheur explique, dans une analyse de la notion de badîha , à partir d’un passage de la 25 ème Nuit (II 132) que cette dernière s’insère dans un champ lexical familier de la critique littéraire arabe ancienne dans lequel la

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notion de ’ab ì est dominante. On peut établir un rapprochement étroit selon lui entre badîha et ’ab ì :

'' badîha , dans le langage d’Abû Sulaymân, se présente comme un terme (mu ”’ ala ™) synonyme (murâdid) de nombreux autres termes répandus dans la critique [littéraire] arabe ancienne, dont le plus important et le plus utilisé est le terme de ’ab ì ''. ( Fusul 184 )

Le ’ab ì désigne les dispositions naturelles, lesquelles ne relèvent ni d’un effort particulier, d’un quelconque travail de l’intelligence ou d’un entraînement. Ainsi, poursuit Baha :

''Le ’ab ì, selon l’usage des critiques, signifie une disposition innée ( isti ìdâd òâtî ) chez l’homme de lettres adîb qu’il soit scribe (kâtib ), poète ( —âìir ) ou orateur ( ¨a’îb ) qui non seulement ne présuppose pas de méditation ( ta îammul ) ou de réflexion ( tafkîr ), que la méditation ou la réflexion dénatureraient (yufsiduhu ), c’est un don ( mawhiba ) qui prend naissance dans le naturel ( —a¶iyya ) ou, chez Abû Sulaymân et ses émules, dans la spontanéité badîha .'' ( Fu ”ûl 184)

Isâm Baha insère la réflexion sur le ’ab ì dans une filiation qui rappelle le —âì ir ma ’bû ì , le poète doué par nature, le poète né 135 , à travers les propos tenus par Ibn Qutaiba sur cette figure du poète dans le Kitâb al si ìr wa-l- —uìarâ î :

« Le poète né ( al ma ’bû ì min al —uìarâ î) est celui à qui la poésie est octroyée généreusement ( man sumiha bi-l-—iì r) qui a le pouvoir de

135 On peut remarquer que le fervent défenseur de la prose qu'est Abû ©ayyân fait appel à une notion qui s'applique, à l'origine, à la poésie. Loin de rejeter une tradition, Taw ™îdî s'en inspire pour montrer que la poésie et la prose doivent chacune occupent la place qui leur revient, dans un modèle de culture. De plus, il rend extensible cette notion à l'origine appliquée au poète : la prose requiert, à un titre semblable, des dispositions.

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[composer] des rimes ( iqtadara ìala-l-qawâfî ), qui, dès le début ( ”adr) de son vers, t’en donne à voir la fin ( ìa¶uz) 136 , te montre dès l’ouverture (fâti ™a) du poème, sa rime (qâfiya) [le poète né est celui] à partir de la poésie duquel tu peux déceler l’éclat (rawnaq) de la disposition innée (’ab ì) et la manifestation ondoyante (wa —y) du naturel ( ®arîza) le poète est [enfin] celui qui, mis à l’épreuve (umtu ™ina), ni n’est paralysé dans sa parole (yatala ì◊ tam ), ni ne se plaint ( yatta òammar ) . » ( cité dans Fu ”ul 185)

Ce recadrage de la notion de ’ab ì dans un contexte antérieur intègre la maîtrise du langage à une tradition l'idée est que le poète ma ’bû ì appartient à une période où la langue arabe a été irrémédiablement dénaturée depuis la disparition de la communauté linguistique de la prédication prophétique, le souci demeure constant de retrouver un modèle se rapprochant le plus fidèlement de cet état de la langue d' ''avant la chute''. L’Irak apparaît comme un symbole de civilisation , une image de citadinité, le lieu qui aura le mieux conservé la langue, pratiquée par les habitants autrement que dans les zones périphériques, ainsi, déclare Abû ©ayyân :

« Les dispositions innées ( ’ibâ ì) de l’habitant des montagnes (¶abaliyy ) sont opposées ( mu ¨âlifa ) à celles de l’irakien, car cherchant à se mettre à la portée [de son interlocuteur] (muqâriban) agit par sauts et gambades ( ya ◊ib )137 et échoue loin [du but] ( yaqa ì ba ì îdan ). » (I 62)

Derrière cette insistance sur le primat des Irakiens sur la langue , il faut sans doute également voir une attaque menée par Abû Hayyân, contre

136 Mot à mot : « celui qui te fait voir dès la première partie du premier hémistiche, le dernier mot de son vers » 137 Pour reprendre librement l’expression de Montaigne, pour lequel une telle activité est positive, à l’opposé d’Abû Hayyân.

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l’autorité Bouyide Perse qui a investi Bagdâd. Prôner l’imitation du naturel irakien dans un contexte marqué par la perte d'influence du pouvoir central d’origine irakienne et arabe de Bagdad est aussi une réaction de légitime défense, mais le propos d’Abû ©ayyân se situe au delà puisque l'arrière plan politique fonctionne comme un prétexte pour magnifier un modèle de maîtrise de la langue, celui-là même dont furent issues les prestigieuses écoles de grammaire de et de Kûfa . Le modèle irakien est aussi célébré à travers un personnage. Ainsi, le secrétaire épistolaire ( kâtib al in —âî) du Prince ìIzz al Dawla, Abû Is ™âq, fait l’objet d’un portrait élogieux antithétique des défauts du vizir Ibn al ìAmîd :

« les significations [de ses discours] relèvent de la falsafa (ma ìânîh falsafiyya) , et ses dispositions innées sont irakiennes ( ’ibâ ì uhu ìirâkiyya ) . » (I 67)

Mais on pourra objecter qu’Abû ©ayyân n’est pas Irakien, ni même d’origine arabe, si l'on en croit la majorité des auteurs anciens qui ont fait de lui :

« un Fârisi , originaire de cette province du Fârs dont le chef lieu était la brillante ville de –irâz soumise aux influences ismâ ìîliennes et —iìîtes » (Bergé 1979 p. 7)

à ce titre, on ne voit pas pour quelle raison il entreprendrait une telle défense de l’Irak et des irakiens. Cependant, lorsque Yâqût mentionne –irâz comme lieu de naissance hautement probable d’Abû ©ayyân, il précise que :

''Abû ©ayyân se rendit à Bagdad ( qadima Ba ®dâd ) et y séjourna un certain temps (îaqâma bihâ mudda ) '' (Mu ì¶ am al udabâ î)

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ce qu’interprète légitimement M.Bergé comme :

''l’ascension normale du provincial attiré par la grande métropole, siège du pouvoir central et centre d’activités privilégiées sur tous les plans.'' (Bergé 1979 p.7)

7.2 L’arabité de Taw ™™™îdî

L’intérêt manifesté par Abû ©ayyân pour Bagdâd intervient donc très tôt dans son existence d’affirmer, à Rayy, après un long séjour à Bagdad, face au milieu '' fortement iranisé de Rayy '' (Bergé) son attachement à la Communauté des Arabes ( ummat al ìarab) et de revendiquer son origine irakienne. (…) :

« Il nous faut donc, tant que nous suivrons cette communauté- je veux dire les Arabes- les imiter et suivre leurs traces sans déviation, ni imprécision » (Bergé 1979 p.11)

Abû ©ayyân autorise lui-même à le considérer comme un arabe et, à ce titre, sa défense de la langue arabe se trouver légitimée. Bien que penchant pour son origine persane, Marc Bergé le présente comme un styliste et humaniste arabe .138 La question des dispositions innées, du ''naturel irakien'', semble s'intégrer au thème général que l'on retrouve chez Abû ©ayyân de la

138 Cf le sous-titre du travail de M.Bergé : Essai sur la personnalité morale et intellectuelle d'un grand prosateur et humaniste arabe engagé dans la société de l'époque bouyide, à Bagdad, Rayy et Chiraz, au IVème/Xème siècle.

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défense de la langue arabe en réaction contre les étrangers perses ou buyides, que l’on retrouve dans une certaine mesure dans les propos tenus par le grammairien Sîrâfî au logicien Mattâ ibn Yûnus dans la 8ème Nuit Mais la question du ’ab ì au delà de son aspect polémique s'ériger en qualité primordiale du balî ®. Car l' idéal du balî ® se décline en un certain nombre de manifestations du ’ab ì comme le ma î¨ aò qarîb , la simplicité de l’entrée en matière dans le discours : le qualificatif qarîb est souvent utilisé par les auteurs médiévaux, le mot qarîb connote l’idée de proximité de la signification, le souci de la mettre à portée et s’oppose à ba ì îd , qui renvoie au contraire à l’éloignement de la signification, c’est à dire à son manque de simplicité. On retrouvera ces qualificatifs dans maints passages du Kitâb al Imtâ' notammment à travers l’expression taqrîb al ba ìîd ''le rapprochement de ce qui est éloigné en matière de signification'' Ainsi , le grammairien Mubarrid, parlant de la bala ®a, use de cette expression :

« Il revient à la balâ ®a (de cerner le propos par la signification (i™â’at al qawl bi-l-ma ì nâ ) de choisir le discours ( i¨tiyâr al kalâm ) et la composition adéquate ( ™usn al na Âm) de façon à ce que ce qui est lointain soit rapproché ( wa îan yuqarraba bihâ al ba ì îd ) » ( Al risâla fi- l-balâ ®a cité par Sammoud 1994 p.345)

De cette expression ( taqrîb al ba ìîd ), qui n’est pas rare dans la réflexion sur le langage, Hammadi Sammoud fait, dans sa thèse sur la pensée rhétorique des Arabes (a l tafkîr al balâ ®î ìinda-l-ìarab ) le commentaire suivant :

« Il s’agit d’une expression d’un degré d’abstraction extrême (ìibâra ®âya fi-l-ta ¶rîd ) qui ne renvoie à rien de précis en dehors d’elle-

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même.( lâ tu ™îlu ìalâ —ay î ma Âbû ’ ¨âri ¶ahâ ) C’est pourquoi elle peut- être rattachée à diverses significations ( ma ìânin —attâ ) et interprétée selon diverses méthodes. La fonction de l'art de la langue ( wa Âîfat al fann al lu ®awwî ) se précise, par son intermédiaire, dans l’opposition inhérente à ses deux pôles constituants ( ’arafân ) qui se résume par l’idée que l’inconnu ( ma ¶hûl ) devient connu ( ma ìlûm ), le senti ( ma ™sûs ), saisi par l’intellect ( mudrak ), et que ce qui n’a pas de forme (mâ lâ —akla lahu) acquiert une forme fixe (yu ”bi ™u òâ —akl) aux contours nettement définis (yubayyinu ìan ™udûdihi ). » ( Sammoud 1993 p. 346)

Le bagage du balî ® fait la part belle aux exigences de qualité esthétique , Abû ©ayyân mentionne le sa ¶ì que l’on a coutume d’appeler prose rimée et rythmée, que l’on pourrait également appeler prose poétique. Le discours est donc aussi abordé sous l’angle de la forme, laquelle, tout en ne devant pas compliquer la compréhension par une inutile complexité, demeure, on le sait, une préoccupation qui égale celle du fond. C’est le sens du qualificatif mulâ îim apposé par Abû ©ayyân au terme sa ¶ì qui renvoie à l’idée de '' lier, réparer ce qui est cassé, de là réconcilier (…) mettre la paix'' (Kazimirski) et de là : faire concorder, ajuster. Le sa ¶ì doit donc s’harmoniser avec le contenu du discours. Les notions, voisines, de mulâ îama , mu îâ¨ât , et de muwâ îama sont familières du discours d'Abû ©ayyân, par exemple, sur la rhétorique de la poésie dans la 25 ème Nuit :

« Quant à la rhétorique de la poésie ( balâ ®at al —iìr) il faut que sa syntaxe ( na ™w) soit recevable ( maqbûl ) que la signification ( ma ìnâ ) y soit éclatante ( mak —ûf ) l'expression ( laf Â) exempte d'un lexique rare (®arîb ) (….) il faut aussi que le poème soit le lieu de la concorde (mu îâ¨ât ) et de l’accord ( muwâ îama )» (II 141)

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Ces expressions, qui expriment la nécessité d'une intrication entre la forme et le fond du discours condensent, d'une certaine manière, la position d’Abû ©ayyân sur la question de l’expression, laquelle doit être à la fois modèle de dépouillement, de clarté et de beauté. Ennemie du clinquant et de l’afféterie ( takalluf ), l’expression, soucieuse de la forme et du fond, trouve sa valeur dans un équilibre. C’est le sens des exigences revendiquées par Abû ©ayyân dans ce que nous avons appelé le modèle irakien. Nous avons mentionné les substantifs muwâ îama , mu îâ¨ât dans la 25 ème Nuit , Abû Hayyân utilise le substantif muwâlât .(I 64) S.Ammar et J.Dichy précisent la signification du schème fâ ìala sur lequel sont construits ces substantifs :

'' Son sens est, à l’origine, celui d’une action à transitivité incertaine ; ces verbes sont presque toujours transitifs, mais le procès qu’ils décrivent n’atteint pas toujours son objet. C’est pourquoi on trouve avec ce schème des verbes décrivant un combat, une joute (au sens physique ou non), on cherche à vaincre ou à atteindre l’adversaire, mais l’on n’est pas sûr d’y parvenir. '' (Dichy Ammar p26)

On retrouve bien dans ces termes l’ idée de combat au sens non physique, un combat dont l’objet est la mise en harmonie de la forme et du sens, en langage moderne, de la production et de la réception, un ''combat à l’issue incertaine '' au sens où les termes mu îâ¨ât , muwâ îamat , muwâlât traduisent l’effort d’une recherche, mettent en branle un objectif, autrement dit énoncent les conditions de possibilité du projet de l’entreprise rhétorique : faire parvenir la signification de façon convaicante.

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7.3 L’entreprise rhétorique et ses effets

L’entreprise rhétorique est une entreprise de séduction, Abû Hayyân le sait, et en tire partie, à la différence, en occident, d’un Bossuet par exemple qui assimilera cet aspect du langage au péché. Abû ©ayyân évoque un aspect de la parole qui relève du pathos , qui traduit :

''[la présence de] l’homme dans le discours (…) la disposition du sujet à être ceci ou cela (…) une disposition a être tel ou tel, qui le particularise. [La pratique de la parole orale ou écrite] suppose que l’on connaisse ce qui met en branle le sujet auquel on s’adresse, c’est à dire ce qui le meut, ou plus exactement, l’émeut pour bien argumenter, donc convaincre ''.(Meyer Introduction à la Rhétorique d'Aristote p 32)

L'idée des effets de l'argumentation est présente chez Abû ©ayyân, il mentionne le cœur qalb siège des sensations et des émotions, l’esprit ( rû ™) principe de vie, anima , la raison ( ìaql ), lieu de manifestation du logos . Si l’on exclut le cas du soliloque qui demeure encore malgré tout une forme d’adresse à un tiers, le discours s’adresse toujours à quelqu’un d’autre que soi-même, il implique donc une connaissance de l’autre. Evoquant une ''rhétorique de la raison'' ( balâ ®at al ìaql ) Abû ©ayyân précise :

« Il faut que la part du discours compris (na ”îb al mafhûm min al kalâm ) parvienne à l’âme avant d'être entendue par l'oreille ( asbaq ila-l- nafs min masmû ì ihi ila-l- îuòun ). » (II 141)

On insiste sur le rôle du nafs , la psyché, qui met en valeur l'idée que le discours, pour être compris, doit être d'abord intériorisé, autrement dit avoir

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fait l'objet d'une démarche réflexive Les facultés humaines qui entrent en jeu dans la pratique du discours sont hiérarchisées : Abû ©ayyân précise par l’intermédiaire de son maître Abû Sulaymân la nécessité de la précellence de la dimension réceptive que fait naître la psyché nafs cette observation pose la question des instances psychiques mises en jeu dans la réceptivité du discours.L’enchaînement des mots caractéristique du discours des Irakiens est tout d’abord décrit comme ''agréable à l’oreille '' puis est perçu sous le rapport des effets qu’il provoque, il subjugue les cœurs, stimule l’esprit, le rûh -anima . Mais Abû ©ayyân en prenant soin de souligner la primauté des facultés du nafs-psyché nous amène à comprendre que le discours ne provoque pas l’effet de subjuguer les cœurs ou de stimuler l’esprit anima parce qu’il est agréable à l’oreille. A l’inverse, c’est dans la mesure où le discours subjugue les cœurs et stimule l’esprit, c'est à dire qu'il s'est rendu capable, par sa facture, de faire effet, du point de vue du contenu comme de la forme, qu’il est agréable à l’oreille. Ce ''modèle Irakien'' constitue au fond la répose d'Abû ©ayyân au secrétaire Ibn al ìUbaId sur la question du discours : la maîtrise du discours n'est pas une fonction parmi d'autres car tout se fait, dans le Gouvernement par la parole, l'argumentation, qui fonctionne ici sur le mode de la réfutation, consiste à défaire une conception de la maîtrise du langage comme un domaine de compétence parmi d'autres. L'idée est d'imposer, dans la formation du fonctionnaire des institutions, la nécessaire supériorité de la maîtrise du langage sur tout autre domaine de compétence.

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CONCLUSION

1. Le modèle de culture de Taw ™™™îdî n'émerge pas ex nihilo

On constate dans cette Nuit que Taw ™îdî met la figure du secrétaire modèle au service d'un modèle de culture. C'est une critique qui prend appui sur le milieu dans lequel Taw ™îdî a vécu : celui des kuttâb , l'attaque d'une forme de culture tronçonnée, particularisée ne part pas de rien, on critique une culture au service du pouvoir à laquelle on voudrait opposer un modèle de culture complète, désintéressée. Cette opposition de front entre Taw ™îdî et un secrétaire comptable des institutions buyides n'est en fait réellement explicable que si on la rattache au profond ressentiment qu'Abû ©ayyân nourrit à l'endroit de l'administration du gouvernement. Le Taw ™îdî qui s'exprime dans cet entretien est le Taw ™îdî qui a souffert d'avaoir occupé la fonction de copiste auprès du secrétaire Ibn al ìAmîd, c'est le Taw ™îdî qui s'est amèrement indigné qu'on ne fasse pas sa place au adîb . Ce texte est un des lieux les plus manifestes de la révolte de Taw ™îdî, pour qui le modèle de culture auquel il aspire est inséparable de son propre drame. Pour lui, l' adib est plus proche du vizir que tout autre fonctionnaire, le adîb est ce personnage au statut privilégié qui se tient derrière le kâtib al In —âî défendu dans le texte et qui n'a pas à être comptable ( ™âsib ), alors qu'au contraire, tout ™âsib doit être adîb . Pour Abû ©ayyân, être adîb est une obligation qui s'impose à tout secrétaire comme à tout vizir. Aussi, cette 7 ème Nuit est à inscrire dans une double perspective, un perspective personnelle, où Abû ©ayyân met en jeu sa personne au sens pratique, réclamant pour elle la reconnaissance due par le

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pouvoir à l'homme de lettres, et une perspective institutionnelle, où est réclamée la nécessaire reconnaissance au sein de l'institution du statut privilégié du adîb , seul garant d'une culture universelle.

2. De la mise en place d'une éthique à la question de la vérité

Mais Abû ©ayyân se fait également précurseur d’une réflexion sur une éthique du discours qui pose en arrière plan la question de la vérité dans le langage. Par vérité, on entend d'une part le respect d'une norme qui établit un modèle, mais aussi, déjà, une vérité épistémologique qui commence à être discutée : dans les modes d'approche du discours, est-ce une vérité antéposée, comme celle de la langue révélée, qui seule a droit de cité, ou y a t-il place pour une vérité construite, à partir d'une science héritée, comme peut l'être la philosophie ? Dans l’exposition de son programme de culture, Taw ™îdî emprunte les voies du débat, aussi bien sources d’une réflexion sur le langage en acte, c’est le cas dans cette 7 ème Nuit , que d’une discussion sur l’opportunité de la présence de telle ou telle disciplines du savoir dans un tel programme, comme la grammaire et la logique : c’est le sens de la rencontre entre le logicien Mattâ ibn Yûnus et le grammairien Sîrâfî qui se tient dans la 8 ème Nuit et que nous analysons dans notre prochain chapitre.

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CHAPITRE 3 – Sommaire

Langue et logique dans la 8 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì

Introduction

L’esprit de la 8 ème Nuit

Les principales articulations de la discussion

Analyse du texte

1. Le cadre général

1.1 Le préambule 1.2 La logique selon Mattâ 1.3 Logique et morale 1.4 Logique et discours

2. La défense de la langue par l’argumentation dans la langue

2.1 Une pétition de principe 2.2 L’exclusivité de la langue arabe 2.3 Un débat qui fait problème Des grammairiens qui font de la logique sans le savoir

3. Les principaux enjeux de la 8 ème Nuit

3.1 Le questionnement des savoirs 3.2 La problématique des mérites respectifs des nations. 3.3 Le conflit entre l’endogène et l’exogène

4. La place de la logique dans la pensée

4.1 Une intrication étroite entre les deux disciplines 4.2 Les ''énigmes'' de Sîrâfî 4.3 Des plans d’interprétation multiples

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5. Le double jeu et la parodie du grammairien

6. Une discipline assimilée : la position de Fârâbî

7. Une certaine conception du savoir

7.1 Une totalité 7.2 Nous et les autres 7.3 Langue et identité

8. Langue et logique

8.1 L’attitude de Sîrâfî 8.2 Les propos de Mattâ 8.3 Une attitude contradictoire ?

Conclusion :

La notion de mas î ala et son opportunité dans la controverse entre Mattâ et Sîrâfî

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CHAPITRE 3 Langue et logique dans la 8ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì

Introduction

L’esprit de la 8ème Nuit

Chez Taw ™îdî, la conception du langage est indissociable d'une conception de la langue. En effet, quel message que Taw ™îdî veut-il transmettre sur la question du discours ? Bien que Taw ™îdî n’ait pas vocation à se comporter en grammairien ou en lexicographe, l’anthologie de l’activité intellectuelle au IVème / Xème siècle que constitue le Kitâb al imtâ ì ne se limite pas à un témoignage sur des discussions et réflexions organisées par des personnages éminents du monde des lettres à la cour des différents vizirs buyides : il exprime aussi une pensée affirmée qui prend position. Dans ce chapitre, nous nous attacherons à mettre en valeur les enjeux posés par une des Nuits les plus célèbres du Kitâb al Imtâ ì wa l Mu îânasa , la 8 ème Nuit , qui porte sur le débat qui opposa le grammairien Abû Sa ìîd al Sîrâfî au le logicien Mattâ ibn Yûnus al Qunnâ îî autour du rôle de la grammaire et de la logique, de leurs fonctions respectives et de leur utilité sur le plan de la pensée. Dans ce débat sont exposés des enjeux culturels importants pour comprendre le mode de pensée des milieux intellectuels au IV/Xème siècle. Ces enjeux correspondent en effet à une époque, que l'on faire remonter dès de la fin du IIIème/Ixème siècle avec, par exemple, al Kindî, période où le rapport au savoir s’est défini, en particulier, en fonction de l'intégration des disciplines du savoir étrangères, la logique en premier lieu. Cette époque est

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donc celle où un problème, qui s’est progressivement posé, culmine : quelle attitude adopter face à l’affirmation de disciplines du savoir d’origine non arabe, comme la logique grecque qui est au centre des débats dans cette 8 ème Nuit . Logique grecque et grammaire arabe, et au delà, philosophie et langue, créent à partir de ce débat une problématique de civilisation centrale. La question du rapport à la culture est intégrée à la confrontation de deux modes de pensée divergents qui interrogent la culture arabo-musulmane face à ce qui n’est pas elle. Cette donnée est à la source du débat qui oppose Mattâ, symbole d’une culture héritée de la philosophie grecque et reçue par les savants arabes, à Sîrâfî, qui se réclame d'un cadre de pensée arabo-musulman pour refuser d'admettre l'intégration de la culture exogène. Mais il importe de montrer, en premier lieu, que ce célèbre débat de la 8ème Nuit est préparé par tout le préambule du texte, qui se réfère à l’épître du philosophe juif ibn Ya ‘îs. Celui-ci prétend qu’il existe une voie facilement accessible pour parvenir au bonheur, qui repose sur :

"la connaissance de la nature, de l’âme, de la raison et de la divinité " (I 106) Cette mention n’est pas innocente, car l’on y retrouve l’influence platonicienne qui s’est exercée au sein des milieux intellectuels de Bagdad contre les logiciens qui apportaient un enseignement aristotélicien nouveau et suspect. Nature, âme, raison et divinité fonctionnaient comme autant d’entités intelligibles, tenues à l’écart du monde sensible qui cadraient avec un mode de pensée familier, parce que, comme le souligne M.Mahdi, Platon parvenait à des "vérités rationnelles " en accord avec "le dogme religieux ". ( Language and logic in classical islam p.59) Le préambule de cette Nuit va orienter la lecture du débat entre Mattâ et Sîrâfî parce qu’il oppose, au fond, une vérité aristotélicienne à une vérité platonicienne. La première préfigure celle de

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Mattâ, la seconde, celle de Sîrâfî. Car les logiciens, visés dans le texte par l’expression a”™ âbunâ (I 104), sont ceux qui vont à l’encontre de la vérité de la religion, celle qui avait pourtant balisé clairement la voie du bonheur. En faisant de la logique leur métier ( maksaba ), ils ont prodigué un enseignement inutile, mais ils ont surtout hérissé d’embûches le chemin de la vérité ( ’ara ™û al —awk fi-l-’arîk ) parce qu’ils se tiennent à l’écart d’une vérité révélée. Le personnage de Mattâ est ce faisant présenté dans un bien piètre état, dictant ses enseignements sur des feuillets en contrepartie d’un dirham d’al-Muqtadir alors qu’il est saôul, sans lucidité aucune ( sakrân lâ ya ìqil ). L’exposé fait de Sîrâfî un défenseur de la religion et de la vérité tout ensemble, qui s’inscrit dans le droit fil des positions d’Ibn Ya ìî— ,et de Mattâ, un adversaire des trois pris ensemble. Sîrâfî relaye le point de vue d’Ibn Ya ìî— car le langage commun est ce qui permet pour lui de parvenir facilement à connaissance de la vérité, suivre la voie tracée par Aristote est une démarche infondée par qu’il n’ y a pas une nation apte plus qu’une autre à la connaissance du vrai. Nous avons opté pour une analyse en deux temps de cette Nuit . Dans un premier temps, nous analyserons le texte de la controverse à partir des conceptions de chacune des parties en présence dans le débat sur la grammaire et la logique. Nous examinerons également comment les propos de Sîrâfî font ressortir, sur le plan argumentatif, sa position tranchée contre la logique. Ensuite, nous tenterons de mettre en perspective ce débat en faisant apparaître les questionnements qu'il soulève : d'abord, le problème de la détermination de la relation entre la grammaire et la logique : exclusion ? ou, au contraire, collaboration, voire complémentarité ? ensuite, pourquoi, comme la rencontre entre Matâ et Sîrâfî semble nous y inviter, conclut-on généralement à l’existence d’un ''conflit'' entre ''l’endogène'' et l’ ''exogène'' ? par conséquent, quel retentissement peut-on attribuer à ce célèbre entretien

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sur la question des mérites respectifs des nations auquel se rattache la question du rapport à l’autre ? Quel enjeu culturel pose la confrontation de deux modes de pensée que tout semble opposer ? A partir de cette analyse, nous aborderons une autre question importante dans ce texte : le positionnement de Taw™îdî par rapport aux questionnements présents dans cette Nuit : Taw ™îdî s’inscrit-il, à l’instar de Sîrâfî, dans une défense de la grammaire contre la logique, prétexte à une défense et illustration de la langue et de l’identité arabes, ou prend-t-il au contraire parti pour un autre mode de représentation du patrimoine culturel et identitaire, à partir d’une culture qui perçoit le savoir dit exogène non comme un corps greffé, mais comme assimilé et facteur, au même titre que les sciences arabes traditionnelles, d'un progrès du savoir?

Nous proposons, avant d'entrer dans l'analyse du texte proprement dite, d'en dégager les principales articulations, de façon à identifier les circonstances et les axes de la discussion.

Les principales articulations de la discussion

Abû Hayyân explique d’abord à Abû-l-Wafâ î al Muhandis qu’il a rapporté au vizir Ibn Sa’dân, sous forme abrégée, la controverse qui a eu lieu entre le logicien Mattâ ibn Yûnus et le grammairien Sîrâfî, dans le salon du vizir ibn Furât. L’entretien lui-même a été rapporté à Abû ©ayyân par Sîrâfî et par ìAli ibn ìIsâ .

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Le vizir ibn Sa’dân prend connaissance de la composition de l’assemblée qui a assisté à l’entretien.Le vizir énonce les thèses de Mattâ et veut les voir discuter . Les propos du vizir suscitent certaines réserves dans l’assemblée que Sîrâfî explique. Sîrâfî entre en discussion avec Mattâ et lui demande de définir la logique. Mattâ répond que la logique est un instrument qui donne une connaissance du discours. Sîrâfî répond que c’est la langue et la raison qui déterminent des valeurs pour le discours. Au logicien, manque avant tout la connaissance de l’objet de son discours.

Sîrâfî dresse un parallèle entre les objets sensibles (ma ™sûsât ) qui suivent l’évaluation par la pesée ( wazn ) et les objets intelligibles ( ma ìqûlât ) pour montrer que les deux catégories d’objets sont soumises à un mode d’évaluation identique. (I 109) Sîrâfî demande ensuite en quoi la logique regarde les Arabes (I 110) Selon Mattâ, la logique investit les activités principales de l’esprit : le mudrak et le ma ìqûl qui correspondent à la saisie (idrâk) par l’intellect ( ìaql ), elle investit aussi les idées fugaces et les éclairs de l’esprit ( ¨awâ ’ir wa sawâni ™). Pour Mattâ, la logique est universelle. (I 111) Ces pratiques de l’esprit se produisent dans la langue d’origine (I 111) les logiciens sont des falsificateurs, ce dont témoigne le recours de Mattâ, selon Sîrâfî, à une langue morte La traduction, d’après Mattâ, préserve contenus et significations. A supposer que la traduction soit totalement fidèle, ce qui, pour Sîrâfî, est une supposition fausse, Sîrâfî reproche à Mattâ, qui s’en défend, de consacrer hâtivement la primauté scientifique absolue des Grecs. (l 112) Les Grecs sont

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faillibles, et Aristote, l’inventeur de la logique, n’a pas clos la disputatio scholastique, qui permet de mettre à jour les divergences de points de vue, fait de nature corroboré par l’inégale répartition ( tafâwut ) de la raison chez les hommes (I 113). Sîrâfî met Mattâ au défi de dégager les significations de la particule wâw à partir d’une démarche rationnelle fondée sur la logique, Mattâ objecte que cette question concerne la grammaire car la logique s’occupe de la signification ( laf Â) et non de l'expression ( ma ìnâ ). Pour Sîrâfî, c’est l’expression qui rend logique le discours. La logique du discours exclut les contradictions sémantiques que pourrait faire apparaître la logique comme science. Grammaire et logique possèdent une nature commune.(I 115) Sîrâfî différencie essentiellement l'expresssion ( laf Â) de la signification (ma ìnâ) en faisant observer que l'expression est éphémère (bâ îid ìalâ-l- zamân ) contrairement à la signification. La seule connaissance des parties du discours ne constitue pas la connaissance véritable de la langue, laquelle présuppose une approche construite sous le regard de sa syntaxe et son organisation. (I 115). A l'instar des significations, les principes ( a™kâm) de la langue transcendent les langues, comment alors passer la langue arabe par pertes et profits ?( I 116) La démarche de Mattâ exclut l'apprentissage inné de la langue selon lequel on parvient à l'acquisition des significations. Les logiciens ne peuvent se prévaloir de surpasser les grammairiens dans la connaisance de la particule ( ™arf ), l'approche grammaticale de la particule par la signification englobe l'approche positionnelle qu'en propose la logique. (I 116) Un point de discussion sur l'analyse de deux propositions : Zayd est le meilleur de ses frères ( Zaydun af ñalu i ¨watihi ) et Zayd est le meilleur des

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frères ( Zaydun af ñalu-l-îi¨wa ) montre que l'intérêt exclusif pour la signification au détriment de l'expression manque l'opération qui permet de faire du nom une catégorie. (I 119) Pour la grammaire, la signification est affaire de correction phonétique et syntaxique et de composition correcte du discours. Elle est liée à l'usage (isti ìmâl ), critère d'appréciation ultime. (l 121) Quand bien même les idiomes seraient différents, ils demeurent gouvernés par la transmission orale et l'usage. Aussi, l'examen exclusif de la signification à l'aune de la spéculation des logiciens occulte le rapport que les grammairiens ont établi entre la signification et l'expression. Par l'exemple du mot ◊awb vêtement, Sîrâfî montre que le mot correspond à un processus et s'identifie dans sa matérialité phonique avec l'objet qu'il désigne. Sîrâfî présente deux autres points de discussion auxquels Mattâ ne répond pas. (I 122) A Mattâ qui lui objecte que son ignorance de la logique ferait pendant à sa propre ignorance de la grammaire, Sîrâfî rétorque que le souci de la signification et de l'usage constitue une préoccupation constante du grammairien qui le porte à même de statuer sur la correction de la langue. Sîrâfî s'adresse à travers Mattâ à l'ensemble des logiciens pour leur rappeler que les termes utilisés par eux sont empruntés à la langue arabe. Ils ont fait du Livre de la démonstration d'Aristote ( Kitâb al burhân ), à tort, l'alpha et l'oméga de la connaissance, excluant par là même les ouvrages qui l'ont précédé et ceux qui lui ont succédé.(I 123) Billevesées et légendes sont les prétentions des logiciens à impressionner par les termes qu'ils emploient et par leurs raisonnements. Alors même qu'en la

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personne d'al Nâ —iî Abû-l-ìAbbâs 139 on essayait de leur faire voir leur aveuglement, ils ne l'ont pas compris, n'ont pas expliqué la signification des formes verbales yaf ìal et yanfa ìil pas plus que l’annexion ( iñâfa ), la substitution ( badal ), la détermination ( ma ìrifa ), l'indétermination ( nakira ). (l 124). Pour Sîrâfî, agir ''selon la logique" ( man ’iq ) ne se limite pas à faire usage de la raison ìaql .Identifier la logique à la raison est une affirmation erronée car celle-ci a d'autres significations. (l 125). Sîrâfî explique à Matta que si on lui dit "sois grammairien, connaisseur de la langue, éloquent", cela implique qu'il comprenne ce qu'il dit et qu'il se fasse comprendre.(I 125) Le rapport du mot et de la signification doit être un souci essentiel du logicien qui doit ''déployer la signification '' ( far — al ma ìnâ ) et "aplanir l'intention signifiante" ( ba ”’ al murâd ) Sîrâfî s'attaque ensuite à Mattâ ibn Yumûs en tant que chrétien. Sîrâfî reproche à la logique de se satisfaire de la trinité chrétienne alors que pour lui, elle constitue un paralogisme. Mattâ est alors invité à résoudre deux problèmes spéculatifs portant sur des phrases à double entente. (I 126). Sîrâfî invoque une théorie de la signification qui s'oppose à la logique, la signification et l'expression relèvent chacun d'une sphère différente, l'expression, qui relève du discours, qui est un composé ( murakkab ), ne saurait refléter parfaitement la simplicité des significations. Pour Sîrâfî, l'erreur de la logique est de ne pas l'avoir compris.(I 126). Suivent trois problèmes spéculatifs de nature philosophique.(I 127).

139 Poète de cour de Sayf al Dawla ( Yâqût 1605)

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Le rapporteur de la controverse, le vizir Ibn al Furât, intervient alors et juge sévèrement les réponses de Mattâ à ces trois problèmes. Il rapporte certains propos du logicien, d'autres, entendus sur lui, et les tourne en dérision. (I 128)

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Analyse du texte

1. Le cadre général

Ce débat, institué par le vizir Ibn Furât, entre le célèbre grammairien arabe Abû Sa ìîd al Sîrâfî et le logicien de renom, Mattâ ibn Yûnus al Qunnâ îî al Man ’iqî, est destiné à présenter le logicien Mattâ comme un imposteur, tout autant que la discipline qu'il professe. A la demande du représentant du pouvoir, Sîrâfî va développer un point de vue qui consiste à:

"montrer l'inutilité parfaite de la logique et ses prétentions abusives". 140 (Elamrani-Jamal 1983 p.63)

Il s'agit en effet d'employer la manière forte pour confondre l'interlocuteur. Pour ce faire, un puissant dispositif argumentatif, que cette analyse s'efforcera de faire apparaître, est mis en place . Le cadre du débat est successivement constitué de ses enjeux et du contexte polémique dans lequel il s'inscrit, dans une certain forme de théâtralité, qui met le discours au service d'un déséquilibre délibéré du rapport de force entre les deux interlocuteurs.

S'agit-il d'une controverse ?

C’est le terme de controverse qui est généralement choisi pour qualifier la discussion qui oppose les deux protagonistes. Dans son ouvrage Logique aristotélicienne et grammaire arabe , A.Elamrani Jamal, fidèle à la tradition

140 Cf Elamrani Jamal, Logique aristotélicienne p 63. Néanmoins, ce point de vue tranché qui couvre la grande majorité de la controverse n'est pas sans appel, par exemple lorsque Sîrâfî dit dans Imtâ' p 115 que la grammaire est une logique extraite de la langue arabe. ( al na ™w man ’iq wa lâkinnahu maslû ¨¨¨ min al 'arabiyya ) et dans la Muqâbasa n°22: "al na ™w man ’iqun 'arabî, wa-l-man ’iq nahwun ìaqlî", "la grammaire est une logique arabe, et la logique, une grammaire rationnelle".

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des commentateurs de ce texte, utilise ce terme dans son analyse de l'entretien. Abû ©ayyân, dans son rapport de séance, utilise lui-même le mot munâ Âara :

" J'ai rapporté au vizir ibn al Furât une controverse ( munâ Âara ) qui s'est déroulée dans la séance ( ma ¶lis ) du vizir Abî-l-Fath Ga'far ibn al Furât" (I 107)

Mais cette discussion correspond-t-elle fidélement à la définition de la controverse? La controverse implique que chaque partie puisse réfuter l'autre de façon équilibrée, or, on note que, dans ce débat, Mattâ ibn Yûnus al Qunnâ îî ne fait qu'une seule réelle objection à son contradicteur, qui est en fait une constatation :

"Si je t'exposais également quelques questions (masâ îil) de logique, tu serais dans le même état que moi". (I 122)

Jamais Mattâ ne contrebalance la discussion par une question. L’emploi de l’expression joute verbale, pour qualifier ce débat, serait sans doute plus adéquat que le terme de controverse, Taw ™îdî choisit d'ailleurs de l'appeler ensuite par le terme neutre d'histoire ( qi ”” a):

''Quant à ìîsa ibn al —ay ¨ al “âli ™, il me raconta cette histoire (qi ”” a), glosée ( ma —rû ™a) '' (I 108)

Sur l'injonction du vizir Ibn Al ìAmîd, Abû ©ayyân rapporte la rencontre qui s'est tenue entre les deux éminences : le grammairien et le

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philosophe 141 , dans la Bagdad du IVème siècle, terre fertile pour l' étude des disciplines de la connaissance. Abû ©ayyan nous dit au début de son récit que cette controverse a été rapportée par deux protagonistes, Abû Sa ìîd (al Sîrâfî) et ìAlî ibn ìIsâ (al Rummânî) 142 En même temps qu'Abû ©ayyân mentionne que ìAlî ibn ìIsâ a rapporté cette histoire de façon explicitée, glosée, ma —rûha , il ajoute que Sirâfi lui a rapporté personnellement de brillants passages, ( luma ì) de cette histoire. Cet élément est d'importance, car nous avons là un propos rapporté à l'auteur du Kitâb al Imtâ ì par le protagoniste principal du débat. Cette joute verbale est donc rapportée par une personne de parti pris, événement qui constitue à lui seul une pièce maîtresse en donnant un cadre polémique à la rencontre. Un autre événement dessine lui aussi ce cadre, le vizir Ibn al-Furât invite Sîrâfî à rabattre les prétentions de Mattâ ibn Yûnus; il ne s'agit pas d'un débat destiné à un simple échange de connaissances, le vizir veut utiliser la grande érudition de l'assemblée pour saper le discours de Mattâ, le débat ayant pour objectif préétabli de mener le logicien à l'échec. A ce sujet, le texte du Kitâb al Imtâ ì est tout à fait explicite : le vizir ne doute pas que se trouve dans l'assemblée :

"quelqu'un qui [ait] une compréhension profonde de ses paroles , puisse débattre avec lui, et briser ce qu'il professe "143 (I 108)

Ya-t-il encore débat dans ces conditions? Le vizir semble inciter ici à davantage qu'une réfutation, et donc à déborder le cadre d'une controverse.La

141 A son sujet, cf ce que dit par exemple A.MEHIRI dans Les théories grammaticales d'Ibn Jinni p 49: "Bagdad était un centre où la logique d'Aristote était enseignée par le logicien Abû Bî —r Mattâ b.Yûnus ", et R.ARNALDEZ in Arabica 1962 p 366 : "Des centaines d’étudiants se réunissaient chaque jour auprès de lui pour l'entendre lire l'Organon". 142 Célèbre grammairien et logicien de l'époque, qui fut l'un des maîtres de Tawhîdî. On note donc que Tawhîdî fait à la fois rapporter l'histoire par un grammairien, Sîrâfî, et un logicien, al Rummânî. 143 Elamrani Jamal (1983, p.150) traduit cette expression par "rabattre ses prétentions" ce qui, selon nous, n'est pas assez fort.

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querelle cède la place au débat. C'est le vizir lui-même qui annonce les présupposés de Matta, qu'il n'y a pas seulement à contredire mais à anénantir. Autrement dit, c'est lui qui fixe les règles du jeu. Ibn al-Furât énonce en effet des axes sur lesquels la logique intervient en tant que critère distinctif dans le discours sur un plan moral 144 et qui forment, selon lui, les présupposés de l'argumentation de Matta.

1.1 Le préambule

Le vizir Ibn al-Furât, dans le cénacle duquel se déroule la rencontre, n'annonce pas les thèses de Mattâ de façon innocente: elles sont données sur un mode théâtral, le vizir s'adresse à une assemblée de savants de renom de laquelle il souhaiterait voir se détacher celui qui débattra avec Mattâ. Mais pas un des habitués du cénacle n'ose prendre ce risque :

"Ceux qui se trouvaient là s'abstinrent d'intervenir, baissant les yeux" (I 108)

Sîrâfî lui-même n'est pas enthousiaste, comment l'être pour une pseudo controverse qui se réduira au spectacle dans la mesure où l'objectif avoué est, de toute façon , de faire pièce au logicien. Aussi, Sîrâfî demande au vizir d'excuser une certaine frilosité de la part des participants :

"excuse (le peu d'enthousiasme) ô vizir, la science intérieure n'équivaut pas à la science que l'on expose devant des oreilles tout ouïes, et des regards inquisiteurs,car cela

144 Avec les termes bien ( ¨ayr ), mal ( —arr), preuve ( ™ujja ), doute ( —ubha ), on reste dans le projet général de l'époque, dont le retentissement est important dans le Imtâ ì, de proposer une éthique du discours, ce qui, du point de vue d'Ibn al Furât et Mattâ, est le rôle exclusif de la langue, non de la logique

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entraîne la crainte, laquelle paralyse, et mène à l'embarras qui, lui même conduit à la défaite ." (I 109)

Tout se passe comme si Sirâfi avait parfaitement perçu l'intention d'Ibn al-Furât et que comme à regret, il feignait d'opposer une ultime résistance à l'invitation à diriger le débat. Car de même que le célèbre grammairien se fait l'écho de cette protestation silencieuse, de même il est prévisible que le vizir le désigne pour combattre les thèses du logicien Mattâ ibn Yûnus. On peut en effet lire ces paroles de Sîrâfî, du point de vue argumentatif, dans le sens de la fausse excuse à travers laquelle, tout en annonçant une série d'obstacles apparemment rhédibitoires, le personnage se désigne lui-même pour tenir le rôle qu'il voudrait refuser. Un tel procédé exprime un dépit caché : pour Sîrâfî, s'excuser de n'avoir pas répondu à la requête du vizir revient à honorer une simple marque de courtoisie. Sîrâfî n'est pas dupe de l'attente de ce dernier qui veut utiliser son savoir pour faire pièce à Mattâ, il n'a en effet jamais douté que sa notoriété et l'estime dont il est l'objet ne le rendent à même de mener ce débat. Ce qui se produit en effet:

"Tu es l'homme de la situation Abû Sa'îd! Les excuses présentées par toi au nom des autres rendent nécessaire ton propre triomphe, lequel, grâce à toi, sera un bénéfice profitable à (toute) l'assemblée." (I 109)

Cependant, les propos de Sîrâfî laissent entendre qu'il aurait souhaité ne pas prendre part à un débat au présupposé fixés par avance : assurer le triomphe de la grammaire et la langue arabe et la défaite de la logique et de la philosophie. C’est dans ce contexte que sont exposés les arguments du débat.

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1.2 La logique selon Mattâ

Sîrâfî enjoint Mattâ de définir la discipline qu’il pratique et que le débat met en question. Mattâ identifie la logique à un instrument ( îâla ) par lequel :

" on distingue le discours correct du discours incorrect, et la signification correcte de celle qui ne l'est pas ’’. (I 109)

Mattâ présente certes cette démarche logique dans une terminologie grammaticale courante, mais on peut penser qu’elle s’accorde avec un axe de valeurs. 1.3 Logique et morale

Dans les Muqâbasât , à la Muqâbasa 22, Des parties communes entre la logique et la grammaire (fî mâ bayna al-man ’îq wal na ™w min al munâsaba ) le philosophe – logicien Abû Sulaymân al Sijistânî, maître d'Abû ©ayyân qu'il cite fréquemment, s'exprime sur la logique dans ces termes :

"un instrument qui permet de distinguer ce à quoi l'on confère une valeur de vérité de ce à quoi l'on attribue la fausseté dans ce que l'on croit, ce à quoi l'on confère une valeur bénéfique de ce à quoi l'on confère une valeur maléfique dans la façon dont on agit, ce que l'on dit être vrai de ce que l'on dit être faux dans le discours (...) ". (Muqâbasa 22 p. 122)

On constate que la question de la correction de la langue, soulevée dans le débat entre Mattâ et Sîrâfî à travers le '' discours correct '' et le ''discours défectueux'', dépasse la question du discours pour prendre une dimension éthique. Nous n'avons pas ici affaire à une définition de la logique, laquelle

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n'est pas envisagée dans la stricte perspective d'une discipline philosophique et scientifique. 145 A la valeur linguistique de l'appréciation du discours s'ajoute la valeur morale d'une vision du monde. Dans la critique du discours des auteurs médiévaux, il existe ce que l'on peut appeler une convenance discursive, qui, en matière de discours, établit "ce qui convient", ce qui est conforme à un ordre préétabli. Dans la 25 ème Nuit, par exemple, l'objectif est, en évaluant les mérites respectifs de la prose et de la poésie, de déterminer quelle discipline du discours est la plus en accord avec un horizon d'attente moralement marqué. On note ainsi que la logique s' inscrit dans un cadre moral général qui englobe le discours et les actes, la séparation du "vrai" et du "faux" dans le discours étant inséparable d'une évaluation de la conduite morale du locuteur.

1.4 Logique et discours

Pour clore son argumentation, Mattâ a recours à l'image de la balance (mîzân ), par laquelle on distingue :

" ce qui pèse plus de ce qui pèse moins, et ce qui est plus léger de ce qui est plus lourd." (I 109)

L'illustration par l'image est couramment employée par Abû Hayyân dans le Imtâ' quelle que soit l'identité du locuteur et l'objet de son propos, dans la 25 ème nuit, on compare la prose ( na ◊r) avec une femme libre ( ™urra ), et la poésie ( na Âm) avec une esclave ( îâma ) (II 134) . Cette image de la

145 Dans le débat qui oppose Sirâfî et Mattâ, la logique est envisagée en acte, elle ne fait pas l'objet d'une définition, ceci, d'ailleurs, à l'instar des notions traitées dans le Imtâ '. Tout au plus peut-on en inférer certaines orientations.

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balance, employée par Matta pour étayer sa définition de la logique, est réinvestie dans l'objection de Sirâfi qui l'utilise à la fin contraire : montrer que la logique est loin d'englober la totalité du discours. Dans son argumentation, Sîrâfî entend montrer que même si la pesée ( wazn ), autrement dit la pratique de la logique, permet de connaître le ''pesé'' ( mawzûn ), autrement dit le discours et la signification, elle ne permet ni de connaître l'essence du pesé (¶awhar al mawzûn ) ni sa valeur ( qîma ), ni "l'ensemble de ses propriétés qu'il serait trop long d'énumérer '' ( sâ îir ”ifâtihi allatî ya ’ûlu ìadduhâ ). Pour Sirâfî, l'essence du pesé, c'est l' ''essence'' du discours, qui rassemble tout ce qui est lié à celui-ci : correction de la langue, relation entre expression et signification, adéquation du dit aux circonstances du dire, usage métaphorique, mais aussi valeur de vérité et de fausseté; Sîrâfî développe une stratégie argumentative qui vise à présenter une vision totalisante de la langue dans laquelle rien de ce qui la concerne ne doit échapper au périmètre d'intervention du grammairien. Pour Sîrâfî, la logique est une science purement abstraite et formelle qui ignore tout de la langue. Ainsi, Sîrâfî affirme-t-il à Mattâ :

" la pesée sur laquelle tu t'es appuyé (…) ne t'a été utile que sous un seul rapport ". (I 110) La logique ne permet pas d'élaborer une typologie des discours, ce que Taw ™îdî pointera dans la 25 ème Nuit sous l'appellation de types ñurûb de rhétoriques 146 .

"Quand bien même tu pourrais reconnaître ce qui pèse plus et ce qui pèse moins, comment pourrais-tu identifier la nature du pesé (mawzûn ), savoir s'il s'agit de fer, d'or, de cuivre jaune, ou encore de

146 Dans la 25ème Nuit (II140)Tawhîdî s'essaie à une typologie des discours dans laquelle il distingue ''une rhétorique de la poésie, une rhétorique du discours oratoire, une rhétorique de la prose, une rhétorique de l'apophtegme (...) une rhétorique de l'improvisation, une rhétorique de l'interprétation''. Quand bien même cette typologie ne correspond pas à une théorie du discours élaborée et systématisée, elle ne porte pas moins en germe les prémices d'une fine analyse argumentative du discours.

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plomb ? (...)Tout ce qui existe en ce monde n'est pas soumis à la pesée : il y a ce que l'on pèse, il y a la mesure des substances sèches, la mesure par la coudée , ce que l'on mesure pour en déterminer la superficie ". (I 110)". (I 110)

Autrement dit, selon Sîrâfî, la logique permet de décrire un discours, de repérer une proposition composée de sujets et de prédicats, mais non d'établir une typologie des discours. Pour le grammairien Sîrâfî, seuls des faits de langue permettent de déterminer des valeurs du discours, comme l'ordonnancement selon l’usage (na Âm ma îlûf ) 147 et la vocalisation courante ( iì'râb ma ìrûf ). Mais Sirafî ajoute une restriction, pour lui, d'importance :

" (…) si c'est en arabe que nous nous exprimons ( iòâ kunnâ natakallam bi-lìarabiyya )'' (I 109)

Cette parole marque le début d'un débat de fond, pour le grammairien Sîrâfî, on ne peut évaluer le discours dans une langue qu'à partir de cette même langue. Ce qui exclut le recours à la logique, c'est qu'elle a été formée et formalisée dans la langue grecque :

" si la logique a été établie conventionnellement par un homme de la Grèce à partir de la langue des Grecs suivant leurs conventions (is ’ilâ ™uh ), ses règles et caractéristiques, d'où viendrait la nécessité pour les Turcs, les Indiens, les Perses et les Arabes de l’examiner ? '' (I 110)

147 Elamrani-Jamal traduit ainsi; nous souscrivons à cette traduction. Le terme nazm désigne l'ordonnancement, l'agencement du discours, autre traduction possible, "le discours ordonnancé selon l'usage".

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Quant à la signification, elle relève de la ''raison'', c'est à dire de l'intelligibilité du discours, non de la prédication logique :

"la signification corrompue est distinguée de la signification convenable par la raison '' (I 109)

Pour Sîrâfî c'est par le raisonnement seul, que l'on sait si la signification est correcte ou non. Pourtant, le raisonnement logique est un raisonnement rationnel, il n'y a donc pas lieu d'exclure la logique du domaine de la raison. Sirâfi cherche à contester le logicien sur son propre terrain, parfois avec mauvaise fois, comme ici, lorsqu'il s'agit de masquer, pour les besoins de l'argumentation, le fait que la démarche du logicien est une démarche rationnelle. La raison, pour Sîrâfî, a d'abord le rôle de déterminer les significations, qui relèvent de l’intelligible et de la permanence, face à l’expression, qui relève du sensible, et du changement :

"L'antagonisme entre l’expression et la signification réside dans le fait que l’expression ( laf Â) relève de la nature, et la signification ( ma ìnâ ), de la raison, c'est pourquoi l'expression disparaît sous l'effet du temps, parce que le temps suit les traces de la nature, et c'est pourquoi la signification demeure (malgré) l'effet du temps parce que c'est la raison qui dicte la signification "(I 115)

Sîrâfî conteste la démarche de Mattâ en divergeant à propos de la nature des objets de la logique : ceux-ci ils sont au nombre des ''intelligibles établis'' ( al ma ìqûlât al muqarrara ) donc relèvent d'un acte conventionnel , donc ne relèvent pas de la permanence des intelligibles, et n'ont pas un statut différent des objets du monde sensible. Or la variété de nature des objets du

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monde sensibe ne permet pas de les uniformiser; en filigrane, apparaît la réfutation majeure de Sîrâfî à Mattâ que la logique n'est pas universelle :

"Tout ce qui est en ce monde n'est pas soumis à la pesée, il y ar terre le pesable , ce qui est mesurable par le boisseau , par la coudée, le plan, ou ce qui est mesurable à vue d'œil ". (I 110)

Le conflit réside principalement dans une conception de la raison qui, pour le logicien et le grammairien, n'est pas la même. Dans son article Taw ™îdî wâ su îâl al lu ®a148 , A.Messaddi évoque, sous le titre ''la question de la raison'' su î'âl al ìaql la traduction, dans Taw ™îdî, de l'opposition intelligible/sensible ( ìaql/ ™iss ), par:

''l'opposition entre le signifié et le signifiant" ( Fu ”ûl 1995, p140)

que l'on retrouve lorsque Sîrâfî oppose la permanence des significations à la mutabilité de l'expression, et donc, de la langue, idée que précise Elamrani-Jamal :

« La preuve dans la grammaire est sensible(…), la preuve en grammaire est issue de l’usage. La langue, par son rapport à la parole, est du côté du sensible » (Elamrani- Jamal 1983 p.94)

C'est parce que les deux protagonistes sont en conflit de présupposés que Mattâ n'a pas éclairé son interlocuteur : là où l'un considère la logique comme une discipline qui attribue des valeurs au discours, l'autre invalide la démarche parce qu'elle ne permet que la connaissance strictement formelle de l'objet et ne prend donc pas en compte les faits d’usage propres à la langue.

148 Al-Taw ™îdî wa su îâl al lu ®a, Fu ”ûl, n°3, automne 1995.

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Mattâ tente alors de compléter son propos, il évoque le caractère universel de la logique qui consisterait à rechercher les fins intelligibles ( al a ®râd al ma ìqûla ) et à faire l'investigation ( ta ”affuh ) des pensées fortuites ( ¨awâ ’ir sâniha )149 , comme l'opération d'addition, de quatre plus quatre donnée en exemple. Mais pour Sirâfi, l'exemple avancé par Mattâ, à savoir que le résultat de la somme de quatre plus quatre est huit pour toutes les communautés humaines est sous-tendu par une conception erronée des opérations de l'esprit. La question sous-jacente de Sîrâfî est sur quels critères Mattâ se base-t-il pour universaliser ainsi les intelligibles en prétendant qu'ils sont les mêmes pour tous? ''En matière d'intelligibles, les hommes sont égaux'''' (I 111)

déclare Sîrâfî. En reprochant à Mattâ de fonder sur le sensible sa conception des intelligibles, Sîrâfî lui reproche, en fait, de fonder les universaux sur l'expérience. Ici encore, Sîrâfî attaque Mattâ sur son propre terrain, il lui fait indirectement savoir que lui le logicien n’a pas compris ce qu’un Fârâbî, par exemple, a parfaitement saisi dans sa glose du Peri Hermeneias d’Aristote :

« Al Fârâbî explique dans ce livre que les expressions simples et composées 150 , c’est à dire les mots et les propositions, sont considérés ''en tant qu’ils sont des imitations des intelligibles, qu’ils jouent leur rôle et qu’ils les remplacent ''. Aussi les mots et les propositions sont pour le logicien les signes des intelligibles dans l’âme et non les signes immédiats des sensibles ». (Elamrani-Jamal 1983 p 89)

149 Le texte dit, exactement, "la logique est une recherche des fins intelligibles est des significations appréhendées, et une investigation des pensées fortuites et des idées qui se présentent à l'esprit.".Cf Imtâ p 111 150 cf le ba ”ît et le murakkab , fréquemment employés par Tawhîdî

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Mattâ semble en effet postuler que les intelligibles sont les signes immédiats des sensibles, et que l’on peut projeter sur eux des faits d’expérience comme les mécanismes arithmétiques, à partir desquels on peut universaliser la somme de quatre plus quatre. Mais ni Mattâ ni Sirâfi ne justifient explicitement, l'un, sa conception universelle des rapports de proportion dans la somme arithmétique, l'autre, la réfutation qu'il en fait. Si, implicitement, Sirâfi accorde à Mattâ que la logique est :

'' une recherche des fins intelligibles ( a®râ ñ ma ìqûla ) et des significations saisies (par l'intellect) ( ma ìânî mudraka )" (I 111)

-tout en se défendant d’accorder la primauté à la logique dans une telle recherche- la suite du propos de Mattâ pose en revanche problème à Sîrâfî : " la logique est une investigation des pensées fortuites qui se présentent à l'esprit. (I 111) "

Cette observation de Mattâ contribue à accréditer la thèse que, pour lui, la logique dérive de l'expérience, elle est essentiellement empirique et c'est ce qui fonde son caractère universel. C'est ainsi qu'il peut affirmer que le résultat de la somme de deux et deux est identique pour toutes les nations. Mais Sîrâfî objecte à Mattâ que les objets de l'intellect ( al ma ’lûbât bi-lì'aql ), ce qui est discutable, et les réalités désignées par les mots ( ma òkûrât bi-l-laf Â), ce qui l'est moins (l'usage est lié à une communauté linguistique donnée) ne relèvent pas de l'universel. On retrouve ici la dichotomie entre l'expression et la signification. Pour notre auteur en effet, la polysémie, l’homonymie, la synonymie, à quoi peuvent renvoyer les ''voies divergentes '' ( ’arâ îiq mutabâyina ) par lesquelles il caractérise ''les réalités désignées par les mots '' ne constitue pas un fondement pour la signification, au sens où elles peuvent

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contrevenir au projet rhétorique d’Abû ©ayyân d’un discours clair qui refuse le lexique rare ( ®arîb ) ou l’ambiguïté. Il faut en effet se rappeler cette recommandation du vizir Ibn Sa ìdân à Abû ©ayyân qui constitue une parole majeure dans la conception tawhidienne du langage :

" ne t'éprends point du mot en faisant fi de la signification, ni de la signification en faisant fi du mot" ( I 10)

Les objets de l'intellect ( ma ’lubât bi-l-ìaql ), auxquels Sîrâfî assimile les significations, non périssables ( al ma ìnâ ◊âbi ◊ ìala-l-zamân ) (I 115), et les réalités désignées par les mots ( ma òkurât bi-l-lafÂ) (I 111), qui relèvent du sensible, appartiennent à deux ordres distincts, l'intelligible et le sensible, thèse que le platonisme populaire en viguer à Bagdad à cette époque défend fermement. Le reproche adressé à Mattâ est qu’il confond les deux plans en attribuant à chacun une valeur universelle. Sîrâfî indique que tous les objets de l'intellect n'occupent pas une "position" ( martaba ) aussi claire que la somme de quatre plus quatre" 151 . Mais plus largement, c'est la notion de signification qui est visée par le mot ma ìqulât : comme l'a montré A. Messadi, on peut identifier chez Taw ™îdî, dans l'opposition ìaql/hiss , une correspondance entre intelligible et signifié et entre sensible et signifiant 152 , et comme l'a montré A. Bahnasi 153 , l'intuition ™iss à l’expression laf Â. Cette remise en cause d'une connexion entre le sensible et l’intelligible, qui permet à Mattâ d'affirmer que la logique traite de la signification et de l’expression, se fonde chez Sîrâfî sur un présupposé

151 Ibid 152 cf l'article de Fu ”ûl précédemment cité. 153 cf article al ™adas al fannî ìinda Abî ©ayyân in Fu ”ûl vol 14, n 3, 1995.

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fortement affirmé dans ce texte : c’est dans la langue naturelle, la langue commune et ordinaire, que l’on maîtrise et que l’on analyse le discours.

2.La défense de la langue par l’argumentation dans la langue

2.1 Une pétition de principe

Pour Sirâfi, une simple opération arithmétique comme celle mise en avant par Sîrâfî ne suffit pas à justifier les prétentions de la logique à rechercher les "fins intelligibles et les significations saisies par l'intellect ", c'est à dire, en matière de langage, des significations que l'expression va exprimer. Pour le grammairien, la seule investigation opératoire est celle de la langue :

"Si l'on n'accède aux fins intelligibles et aux significations saisies par l'intellect (ma'ânî mudraka ) seulement par la langue qui englobe les noms, les verbes et les particules, le besoin de connaître la langue n'est - il pas une nécessité ? " (I 111)

Sîrâfî construit son argumentation sur un présupposé, la seule voie d'accès aux significations est la langue ( lu ®a). En effet, ce propos repose sur une prémisse à laquelle Sîrâfî présuppose que son interlocuteur a adhéré : dans son discours, la conjonction "si" ( "si l'on n'accède aux fins intelligibles (..) seulement par la langue") n'est pas hypothétique, dans l'esprit de l'énonciateur, c'est une condition assimilable à une vérité d'évidence ; "si" a ici valeur argumentative (on pourrait le gloser ici par "puisque") et sert à

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exécuter ce que Oswald Ducrot et Jean-Claude Anscombre appellent le mode d'influence :

''On parle généralement (…) pour exercer une influence : consoler, persuader, convaincre, faire agir, ennuyer ou embarrasser … etc. Parmi ces différents modes d'influence, il s'en trouve que l'on peut réaliser sans pour autant faire savoir que l'on cherche à les exercer. Pour consoler quelqu'un, il n'est sullement nécessaire et il est souvent déconseillé de se donner le personnage du consolateur. [Mais] il existe aussi des influences qui ne peuvent être réalisées sans être déclarées. (…) Outre le fait d'être déclaré, le mode d'influence (…) possède le trait suivant : le discours en est non seulement le moyen , mais également le terme . (…) L'argumentation, telle que nous la concevons, satisfait [à ces deux conditions]. Pour nous en effet, un locuteur fait une argumentation lorsqu'il présente un énoncé E1 (…) comme destiné à en faire admettre un autre (…) E2. Notre thèse est qu'il y a dans la langue des contraintes régissant cette présentation. Pour qu'un énoncé E1 puisse être donné comme argument en faveur d'un énoncé E2, il ne suffit pas en effet que E1 donne des raisons d'acquiescer à E2. La structure linguistique de E1 doit de plus satisfaire à certaines conditions pour qu'il soit apte à constituer, dans un discours, un argument pour E2.'' (Anscombre Ducrot,1995, p. 8)

Pour ces deux auteurs, on argumente selon deux conditions. La première condition est que l’argumentation fait appel à des énoncés qui ne peuvent se réaliser sans être déclarés : Sîrâfî déclare que les fins des intelligibles et les significations saisies par l'intellect ne sont accessibles que par la langue, ce qui influe sur la conclusion qu'il tire de ce postulat: " le besoin de connaître la langue n'est-il pas une nécessité?" La seconde condition posée par Ducrot et Anscombre est que le mode d'influence ne doit pas être extérieur au discours, à la fois moyen et terme du mode d'influence.

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La première proposition de Sîrâfî :

'' Si l'on n'accède aux fins intelligibles ( agrâd ma'qûlâ ) et aux significations saisies par l'intellect ( ma'ânî mudraka ) seulement par la langue…. ''

est destinée à faire admettre la seconde :

(…), le besoin de connaître la langue n'est - il pas une nécessité ?" (I 111)

en vertu d'un raisonnement hypothético-déductif qui repose sur le présupposé que la langue est le seul accés à la signification. Si l'on se penche sur le contenu de cet énoncé, on constate d'abord que concevoir la langue comme unique voie d'accès au monde intelligible, c'est à dire ici de la signification, par opposition au domaine du ™iss c'est à dire de l'expression, pose problème du fait qu'il ne s'agit que d'une affirmation. Que signifie pour Sîrâfî que :

'' L' on ne parvient [aux significations] que par la langue… '' (I 111)

cela signifie-t-il posséder une maîtrise pratique des significations, c'est à dire s'exprimer? ou signifie-t-il uniquement en posséder une connaissance ? L'emploi aussitôt après de ma ìrifa :

'' la connaissance de la langue n'est-elle pas une nécessité ? '' (I 111)

nous fait pencher pour la seconde hypothèse, Sîrâfî parle de connaissance au sens philosophique du terme : la saisie des fins intelligibles

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(a®râd ma ìqûla ). L'expression agrâ ñ ma ìqûlâ que nous traduisons, avec Elamrani Jamal, par "fins intelligibles" est très large, elle est ici employée par un logicien qui se réfère à la fin fin de la logique : l'organisation du raisonnement formel . On peut interpréter la formulation :

'' la langue qui englobe les noms, les verbes, et les particules '' (I 111)

dans le sens de la langue entendue comme une entité globale possédant les propriétés de rassembler noms, verbes et particules, et dans le sens d'une langue en particulier qui remplit cette fonction. Or, le nom, le verbe et la particule correspondent à l'appellation de parties du discours donnée par les grammairiens arabes depuis Sibawayh 154 . Il s'agit bien, dans l'apologétique de Sîrâfî, de défendre le privilège exclusif de la langue arabe face aux prétentions de la logique, en consolidant, pour les besoins de son argumentation, une opposition frontale entre les deux disciplines, alors même que, lui comme tous les autres grammairiens de son époque, ont parfaitement intégré la logique grecque.

2.2 L’exclusivité de la langue arabe

Selon Sirâfi, la logique est morte parce que la langue grecque :

"a disparu depuis longtemps et que ses habitants se sont éteints " (I 111)

Pour Sîrâfî, les principes de la logique doivent être énoncés dans une langue vivante, ce qui est contestable : les principes sont, par définition,

154 cf Sibawayh Kitâb t.I, chap I

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théoriques, et, à ce titre, relèvent d'une pratique formelle indépendante de la langue, laquelle relève de l'usage. L'objection apportée ensuite par Mattâ semble convaincante:

" Même si la Grèce s'est éteinte ainsi que sa langue, la traduction a conservé les thèmes 155 et respecté les significations ." (I p111)

Le propos de Sîrâfî, selon lequel c’est par la langue et elle seule que l’on accède '' aux fins intelligibles '' et aux ''significations saisies par l’intellect '' est argumentatif, il ne contient pas de vérité démontrée, Sîrâfî ne cherche t-il pas à défendre la langue arabe de façon inconditionnelle, en occultant sciemment, par exemple, la question de l' héritage ? On ressent dans ce discours une tonalité polémique, que traduit notamment la forme de son plaidoyer en faveur de la langue : par exemple par la tournure restrictive :

"On ne parvient (aux significations) que par la langue" (I 111)

Sirâfi passe totalement sous silence que la civilisation arabo musulmane au IVème/Xème siècle se nourrit de la philosophie et des philosophes grecs, auxquels le Imtâ ì et les Muqâbasât font souvent référence. Un des points de discussion majeurs est la mise en question du rôle de la logique grecque dans le savoir linguistique, et de son universalité puisque pour Sîrâfî, l'argumentation de Mattâ ne saurait être considérée autrement que s’appliquant à la langue grecque, dont elle est prisonnière. Au sens restrictif et connoté du terme man ’iq que, pour Sîrâfî, Mattâ lui associe, Sîrâfî oppose un autre sens qui le sépare de ses résonances grecques en soulignant que la logique relève, comme la grammaire, de la langue. Ainsi, logique et

155 Nous pensons que le mot garad peut être ainsi traduit, dans le sens de agrâd al si'r ( thèmes de la poésie).

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grammaire se distinguent non pas par l’aspect particulier de l’une, universel de l’autre –c’est l’argumentation de Mattâ, mais par le fait, interne à la langue, que la première relève de la ''signification rationnelle '' ( al ma ìnâ al ìaqlî ) et la seconde de '' l’expression naturelle '' ( al laf  al ’abî ìî) Sîrafî fait ainsi observer à son interlocuteur Mattâ ibn Yûnus que :

« La grammaire (na ™w) est une logique ( man ’iq ), mais elle est abstraite de la langue arabe ( maslû ¨ min al ìarabiyya ) et la logique ( man ’iq ) est une grammaire ( na ™w,) mais elle est rendue intelligible par la langue ( mafhûm bi-l-lu ®a). La différence entre l’expression ( laf Â) et la signification ( ma ìnâ ) est la suivante : l’expression ( laf Â) est naturelle ( ’abî ìî), alors que la signification ( ma ìnâ ) est rationnelle ( ìaqlî ) » (I 115)

Il y a, implicitement contenue dans ce propos, l’idée que les penseurs arabo-musulmans n’ont pas attendu la logique d’Aristote pour mettre en place une démarche rationnelle : la langue, parce qu’elle est expression et signification, la leur offrait, dès lors qu’adopter une démarche rationnelle, c’était opérer a posteriori le travail de réflexion sur la signification des termes employées de façon naturelle et innée. Il faut bien voir que Sîrâfî ne rejette pas la logique, lui qui a, comme le rappelle H.Hamzé 156 , explicité les quatre cas de figure possible de la relation sujet prédicat que Sibawayh n'avait fait que mentionner dans son Kitâb :

'' Sîrâfî dit, dans sa glose de la section consacrée au sujet et au prédicat dans le Kitâb de Sibawayh : - il y a, sur cette question, quatre cas de figure ( wu ¶ûh ), mettons les au jour : - le plus satisfaisant est que le sujet signifie ce dont on parle, l'information et le prédicat, ce à quoi l'on applique cette information ( al mu ™adda ◊ ìanhu )

156 cf H. Hamzé ìawda ilâ-l-musnad wa-l-musnad ilayhi , Lyon CRTT, 1997,p.4

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-Le second cas de figure est que l'on suppose ce qui suit : il s'agit de la section qui concerne ce qui est prédiqué à quelque chose ( al musnad ilâ al —ay î), et ce à quoi l'on prédique cette chose ( al musnad òalika-l-—ây î ilayhi ), on aurait élidé le premier terme pour ne conserver que le second , [étant entendu que] chaque terme est nécessaire à l'autre, chacun est prédiqué à l'autre, parce qu'il a besoin de l'autre, et ne se complète que par lui (lâ yatimmu illâ bihî ) -Le troisième cas de figure est que le sujet occupe, toujours, dans l'ordre, la seconde position, et le prédicat, la première, semblablement à ce qui est construit et ce sur quoi on a construit, en ce sens que le premier terme serait le prédicat, ou ce sur quoi on a construit, à partir du moment où tu l'as apporté et en as fait le fondement ( a”l) de ce qui le suit , et ne l'a construit sur rien d'autre avant; tu as ensuite apporté ce qui vient après, qui a besoin de ce qui le précéde, il en est ainsi devenu le corollaire. ( far ì) -Le quatrième cas de figure est que le sujet soit toujours le premier terme, le prédicat toujours en seconde position […] et que le sujet et le prédicat aient le statut (manzila ) des termes de l'annexion ( al mu ñâf wal mu ñâf ilayhi ) '' ( –ar ™ al Kitâb 3/60, cité par H. Hamzé, 1997, pp. 3-4)

Ce passage du –ar ™ al Kitâb de Sîrâfî prouve que ce grammairien qui argumente face à Mattâ contre l'utilité de la logique, pratique lui-même parfaitement cette démarche par ailleurs. Il y a simplement que Sîrâfî récuse une stricte héllénité à la logique, et il le fait au nom de la langue, on peut reformuler le discours de Sîrâfî autrement : la grammaire est une logique et la logique est une grammaire parce que toutes deux émanent de la langue arabe. Or, en conclut implicitement Sîrâfî, la logique qui émane de la langue arabe dépasse la logique aristotélicienne . Le terme de logique, tel qu’il est employé par Sîrâfî, recouvre en effet une acception plus large qui nous donne une indication importante sur la conception de la philosophie grecque chez les penseurs arabo-musulmans. Celle-ci n’est pas assimilable à une nouvelle discipline susceptible de combler un vide dans la pensée, c’est un des enjeux principaux de la 8 ème Nuit que de le montrer, l’un des reproches majeurs que

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Sîrâfî adresse à Mattâ est qu’en s’adonnant à la logique, c’est à dire à sa propre conception de la logique-la logique grecque aristotélicienne- il ne fait que s’adonner à la langue grecque . Autrement dit, Sîrâfî et, sans doute avec lui, à travers cette critique du logicien aristotélicien Mattâ, Taw ™îdî, veut véhiculer l'idée essentielle que c'est par la langue et seulement par elle que se forme l’esprit philosophique. C’est dans cette perspective qu’il faut placer la défense de la langue arabe dans l’oeuvre de Taw ™îdî, aussi bien à travers l’exemple de la logique que, plus largement, dans son œuvre, comme en témoigne la fréquence du mot lu ®a dans le Kitâb al Imtâ ì. On touche ici au débat de fond: s'il ne peut y avoir désaccord sur le fait que l'intellect englobe la saise elle-même et ce par quoi la saisie s'effectue, c'est sur la nature de ce par quoi la saisie s'effectue qu'il y a discordance : un des enjeux principaux de la discussion entre Mattâ et Sîrâfî porte non par sur la saisie des intelligibles, qui s’effectue pour chacun des protagonistes par le ìaql , mais sur ce au moyen de quoi cette saisie a lieu : pour l'un, c'est la logique qui rend possible la saisie du monde par l'homme, pour l'autre, c'est la langue et la langue arabe. Chacun se sert de l'intellect pour référer, pour ce qui est de Sîrâfî, à un ordre de vérité antéposé parce qu'il exclut ce qui vient du dehors : la logique grecque, et pour ce qui est de Mattâ, à un ordre de vérité qui se voudrait à construire, mais qui relève du plaidoyer, non du raisonnement. De la plupart des propos tenus par Sîrafî dans ce texte, pour ne pas dire de tous, se dégage l’image d’un grammairien tout puissant, défenseur de la langue et légitimé par le pouvoir, en la personne du vizir Ibn al-Furât. Alors la question se pose : pourquoi avoir mis en scène un grammairien aussi puissant et un logicien à ce point affaibli ? Car rien ne nous prouve que la rencontre a réellement eu lieu, ni qu’elle s’est bien déroulée comme l'a rapporté Abû

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©ayyân. Par contre, quelques éléments pourraient nous permettre de conclure à une prise de position d’Abû ©ayyân sur cette controverse.

2.3 Un débat qui fait problème

Des grammairiens qui font de la logique sans le savoir

Ce célèbre débat souvent analysé ou cité en référence dans de nombreux ouvrages consacrés à l'étude de la pensée arabo-musulmane peut- être considéré comme un débat faussé . Pourquoi cet entretien donne-t-il la part aussi belle au grammairien dont la supérirorité sur le logicien apparaît quasi absolue ? Une réponse est possible si l'on se penche sur le contexte culturel d'une société qui, au IVème/Xème siècle, doit maîtriser une relation ardue, voire conflictuelle, avec son héritage non arabe. Dans un tel contexte, l'autonomie de la grammaire et de la logique l'une par rapport à l'autre a été considérée comme devant aller de soi, même chez un Fârâbî, pourtant loin d’occulter le rôle de la logique et d’en nier l’utilité. Pour ne citer que cet exemple, les catégories de la logique n'ont pas été explicitement considérées comme des catégories également utilisées par la grammaire. Ainsi, l’étude de la relation prédicative chez Sibawayh adopte une démarche que l'on qualifierait sans mal de démarche logique, puisqu'elle fait intervenir la proposition, composée du sujet et du prédicat, lesquels, dit Sibawayh :

" ne sauraient se disepnser l'un de l'autre, et sont donc incontournables pour le locuteur ''. (Kitâb I /23)

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L’analyse du noyau de la phrase nominale, formé de l'inchoatif (mubtada î) et de l'informatif ( ¨abar ) relève aussi de la logique :

'' le nom inchoatif (al ism al mubtada'), et celui construit (mabniy) sur celui-ci comme lorsque tu dis: « Abd Allah (est) ton frère », ou « celui ci (est) ton frère .» '' (Kitâb I / 23)

Car le procédé analytique de Sibawayh est celui de l'introduction des variables : par exemple, au sujet et au prédicat peuvent correspondre la séquence inchoatif / informatif :

''sur ce modèle , [il y a] le nom inchoatif et le nom construit sur lui, comme lorsque tu dis : '' ìAbdallah est ton frère'' , ou : '' c'est ton frère . '' (Kitâb I/23)

ou la séquence nom (ism) / verbe (fi ìl) :

'' Par exemple : « Abdallah part » : au verbe doit être nécessairement associé un nom , de même qu'il fallait une information ( îa¨ar) au premier nom dans l'inchoatif. '' (Kitâb I /23)

Un tel procédé est, pour Blanché, "la plus fondamentale" des deux "innovations capitales" apportées par les Premiers Analytiques d'Aristote :

« L'introduction des variables, c'est-à-dire la substitution, à une proposition concrète telle que "l'homme est mortel", du simple schèma formel de cette proposition, dont le contenu a été évacué "A est B" ou, comme dit plutôt Aristote, "B appartient à A, est prédiqué de A » (Encyclopaedia Universalis article Logique )

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Les deux notions de musnad et de musnad ilayhi apparaissent bien comme des variables, avec comme ''substituts'' "le nom inchoatif" et le "nom construit sur celui-ci ( al îism al mabniy ìalayhi ) ainsi que le verbe ( al fi ìl) et le nom ( al îism ). Sibawayh, que l’on a pu considérer comme le fondateur de la grammaire arabe, adopte une démarche logicienne par excellence. Aussi, notre hypothèse d’interprétation de ce texte est que les propos de Sîrâfi sur la primauté absolue de la grammaire en matière de langage sont radicalisés pour les besoins de la joute verbale. Dans la suite de cette étude, nous voudrions élargir la réflexion en nous interrogeant sur les principaux enjeux culturels de ce texte. Nous estimons en effet qu'il fait apparaître un certain nombre de perspectives qui permettent de repenser le problème de la radicalité des positionnements en faveur de la grammaire et contre la logique, tel que cette 8ème Nuit s'en fait l'écho. La question se pose en particulier au niveau du point de vue de Taw ™îdî sur ce problème, nous nous sommes demandés en introduction de ce chapitre si l'on pouvait considérer que Taw ™îdî se rangeait avec Sîrâfî aux côtés de ceux qui considèrent que la logique grecque constitue une menace pour la langue et la culture arabes ou si, à l'opposé, ce texte fonctionne comme un anti-modèle à travers lequel on montre qu'une telle radicalisation dans le discours de Sîrâfî se détruit d'elle-même, tant elle feint d'ignorer que la logique grecque est un instrument de base pour les grammairiens arabes.

3. Les principaux enjeux de la 8 ème Nuit

La 8 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa examine un thème fondamental pour la question du langage au IVème siècle, la question du rapport de la grammaire à la logique, question qui, en arrière plan, en pose

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une autre, celle de la relation d'un savoir philosophique à la langue . Dans la rencontre entre le grammairien al Sîrâfî et le logicien Mattâ ibn Yûnus, la discussion se fonde sur un présupposé clair : l’incompatibilité de la langue arabe du Coran avec la rationalité de la philosophie . Abû Sa ìîd al Sîrâfî (897- 979) est une des figures de la grammaire arabe au IVème/Xème siècle, auteur d’un commentaire du Kitâb de Sibawayh et d’un ouvrage sur les traditions des grammairiens basrites, a¨bâr al na ™wiyyîn al ba ”riyyîn , nous le voyons ici défendre la thèse de l’exclusivité de la langue arabe dans l’examen du discours ( kalâm) Logique grecque et grammaire arabe s’inscrivent dans une perspective qui leur confère le statut de deux disciplines autonomes . Le cadre de réflexion qui s’esquisse ici concerne la relation d’un art formel, la logique, avec une langue naturelle, la langue arabe, et d’une science, le langage, à la pensée, dans un contexte culturel de questionnements des savoirs lié aux discussions des cénacles.

3.1 Le questionnement des savoirs

La rencontre entre Mattâ et Sîrâfî témoigne de l’interpénétration à cette époque des disciplines du savoir portant sur la langue et de la philosophie. Le travail effectué par les commentateurs Alexandrins sur les textes d’Aristote qui ont pénétré les milieux intellectuels de l’Empire arabo-musulman par l’intermédiaire de la traduction constituent la materia prima de nombreux débats d'intellectuels au IVème/Xème siècle. Les textes d’Aristote étudiés portent autant sur la logique, les formes du raisonnement, hypothético- déductif, syllogistique, dialectique, que sur des savoirs touchant à la langue, comme la rhétorique, et la poétique, et les topiques du discours. C’est pourquoi nous sommes enclins à nous demander si l’opposition violente entre

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Mattâ et Sîrâfî que nous dépeint Abû ©ayyân n’est pas moins une opposition sur le fond qu’une opposition sur la forme, car si la grammaire et la logique, font l’objet d’un égal intérêt à l’époque, on peut soutenir l’idée qu’ Abû ©ayyân se situe au delà d’une querelle qu’il sait stérile, cette confrontation peut être considérée, dans cette mesure, comme un témoignage concernant une certaine forme de débat qui pouvait avoir lieu dans les cénacles du IVème/Xème siècle 157 , destiné à informer d’une pratique courante à l’époque, la tenue de débats opposant les tenants de disciplines du savoir. Abû ©ayyân ne pouvait ignorer l’importance de l’héritage grec à son époque, et donc la place de la logique dans la pensée arabo musulmane. Un aussi grand déséquilibre dans les propos de chacun des protagonistes de cette controverse est donc problématique. On est en droit de se demander si la discussion, dans l’hypothèse où elle aurait existé, c’est par exemple la thèse soutenue par Versteegh qui situe le débat '' en 932 dans la capitale Abbasside '' (Vesteegh 1997 p 54), s’est réellement déroulée telle que nous le rapporte le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa . Mattâ fait partie des célébrités intellectuelles de l’époque, les étudiants se pressent de toutes parts à ses leçons de logique, il est donc troublant que, confronté à non plus célèbre que lui, il apparaisse autant démuni. C’est pourquoi nous pensons que le texte du Kitâb al imtâ ì est soit une reconstruction de la rencontre, si celle-ci a réellement eu lieu, soit un texte de fiction dans lequel Abû Hayyân reprend l’opposition de cliché entre les constituants endogènes de la culture arabo- musulmane et ses constituants exogènes.

157 Dans les premières pages du Kitâb al Imtâ ì Abû Hayyân , en comparant le cénacle majlis d’Ibn Sa dân à d’autres cénacles,et en nous indiquant ainsi, per incidens , que les cénacles avaient coutume de se réunir pour deviser sur des matières intellectuelles, nous laisse penser que les débats du type de celui qui opposa Mattâ à Sîrâfî étaient une pratique courante.

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3.2 La problématique des mérites respectifs des nations.

Ici nous tenterons de répondre à une interrogation incontournable : de quelle manière Taw ™îdî s'est-il fait l’écho du rapport difficile que les penseurs arabo-musulmans ont pu entretenir avec l’héritage grec ? Passer cette interrogation sous silence reviendrait à oublier que ce texte célèbre est extrait du Kitâb al Imtâ' wa-l-Mu'ânasa, c'est à dire qu'il émane de toute façon de l'auteur Tawhîdî -quel que soit le degré de transcription ou de réécriture du texte- la deuxième hypothèse étant la plus vraisemblable. Le problème que pose la logique, science émanant de la philosophie grecque, transmise par la traduction, s’inscrit dans un débat dont les enjeux, au IVème /Xème siècle, sont connus : c’est le fameux débat culturel porté à l’origine par le mouvement persan de la —uì ûbiyya qui trouve ses prolongements dans le contact des civilisations arabo-musulmane et grecque. Abû ©ayyân vient ici se positionner dans un contexte extérieur au cadre objectif et critique, le problème prend incontestablement une dimension ethnique et l’enjeu, de la part d’Abû ©ayyân, penseur dont on a pu s’interroger sur l’origine Persane ou Arabe 158 mais dont la fréquentation précoce des milieux milieux intellectuels de Bagdad nous inclinent à analyser sa pensée selon la seconde alternative, est également polémique, car du fait de l'influence exercée sur lui par le milieu Bagdadien, on serait tenté de l' identifier à la voix d'un Sîrâfî ardent défenseur de la langue arabe. On pourrait en déduire que Taw ™îdî, subjectivement, sépare la grammaire de la logique en attribuant à cette dernière un statut inférieur dans l’ordre de priorité des

158 Cf le chapitre de la thèse de Marc Bergé intitulé Origines et première formation où sont confrontés, à ce sujet, les points de vue de biographes comme Ibn ´allikân, Yaqût, al Dahabî

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savoirs, intégrant à l’analyse un critère, cette fois, psychologique. On s'engagerait pourtant dans un raccourci simplificateur en agissant ainsi.

3.3 Le conflit entre l’endogène et l’exogène

Tout autant qu’il nous renseigne sur la large diffusion de deux disciplines du savoir couramment pratiquées à l’époque, ce texte fonctionne bel et bien comme un reflet des polémiques déclenchées par la complexité du rapport entretenu par les savants arabo-musulman avec les disciplines reçues du contact avec d’autres civilisations, principalement lors des conquêtes. On a souvent qualifié ce phénomène, sans plus de nuances, de conflit entre « l’endogène et l’exogène » al sirâ bayna-l-îa”îl wa-l-qadîm, comme l'ont écrit de nombreux chercheurs. Citons par exemple le chercheur Tunisien Al Habîb Chbayl :

« On considère, en réalité, la défense par Sîrâfî de la grammaire arabe, (dans ce texte), comme une défense d’un constituant fondamental de la civilisation arabo- musulmane devant l’avancée impétueuse de la logique grecque qui a subjugué de nombreux savants, en particulier les théologiens dogmatiques. Or, rares sont ceux qui, au sein de la société de l’époque, ignorent [les enjeux] d’un tel conflit. En effet, toute nouveauté, dans toute période, doit trouver partisans et détracteurs ». (Chbayl 1993)

Nous ajouterons : particulièrement dans cette période où l'on note par exemple dans un des reproches adressés par Sîrâfî à Mattâ un emploi intéressant de la racine ó´ L dans l’expression ( qawl mad ¨ûl ) propos introduit, importé. Mais est-il conforme à la distance requise par l'analyse critique, de parler comme le fait ici Chbayl, d’avancée impétueuse, voire dévastatrice, de la logique , laissant entendre que la pénétration de la logique dans les milieux intellectuels arabo-musulmans se serait d'abord construite dans l'adversité,

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dans une posture de conflit face à une étrange discipline venue d'ailleurs ? Une telle thèse que l'on peut comprendre pour les besoins argumentatifs d'une controverse ne doit pas faire illusion; Mattâ n'arrive pas devant Sîrâfî, pour ainsi dire les mains vides, il est lui même porteur d'une tradition, celle des penseurs du langage qui ont spontanément intégré l'analyse logique à leur démarche. Citons à titre d'exemple l'un des maîtres de Taw ™îdî, le grammairien Rummânî, dont on a pu dire :

« qu’il mêlait la grammaire et la logique avec un brio hors normes, à tel point qu’on a pu le considérer comme un faiseur de miracles, il démontrait les problèmes de logique avec des règles de grammaire et justifiait les règles de grammaire par des problèmes de logique ». (Hassan al Sandûbî, introduction aux Muqâbasât , cité dans Al Shaykh 1983)

De tels propos montrent bien, a contrario , c'est à dire pour autant que l'on consent à se libérér des contraintes idéologiques d'un débat construit sur le mode de la controverse 159 , que la logique fut au cœur de la formation intellectuelle de Taw ™îdî puisque Taw ™îdî fut l'élève d'al Rummânî. Abû ©ayyân présente Rummânî comme un maître :

'' de haut rang en grammaire (na ™w), en lexique (lu ®a), en théologie dogmatique (kalâm), en métrique ( ìârû ñ), en logique (man ’iq), il lui fut adressé le reproche de ne pas avoir suivi la voie du fondateur de la logique ( wâ ñi ‘ al man ’iq )160 , mais il fit seul profession de cet art et [s’y ] montra brillant » (Imtâ ‘ I 133).

Cette confrontation dans laquelle le logicien demeure fortement mis à mal reflète-t-elle une, voire la position de Taw ™îdî par rapport à la grammaire

159 Nous rappelons que ce texte, de notre point de vue , n'en est pas une, Mattâ, ici, n'exprime pas sa pensée : il ne lui en est pas laissé le loisir. 160 Aristote

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et à la logique ? Une autre question se pose : quel statut attribuer au discours de Sîrâfî ? Il est clair qu’il use de toute sa superbe pour confondre son interlocuteur, comme par exemple dans cette réprimande qui fait suite à une demande d’éclaircissement de Mattâ :

« Si tu assistais au cours, tu apprendrais; ce n’est pas ici un lieu d’enseignement mais une séance de discussion ( ma ¶lis ) où l’on s’emploie à faire disparaître la confusion (izâlat al talbîs ) volontairement semée par ceux qui ont l’habitude de déformer la réalité (tamwîh ) et d’user de faux semblants ( ta —bîh ) ».(I 119).

On ferait fausse route à dégager la position de Taw™îdî sur la logique à partir de ce seul débat, la position réelle de notre auteur sur la question est plutôt pensons-nous à établir à partir du paradoxe entre la formation intellectuelle de Taw ™îdî et le traitement « infligé » à Mattâ par son contradicteur. L'illustration de la question par la fréquentation par Taw ™îdî de Rummânî, lui même grammairien qui s'adonne à la logique, et qui est loin d'être unique dans ce cas, est la traduction par excellence de sa pratique familière de la grammaire et de la logique.

4. La place de la logique dans la pensée

4.1 Une intrication étroite entre les deux disciplines

La place et l’intérêt accordés aux logiciens traversent l’œuvre d’Abû ©ayyân qui fait état dans les Ba ”âîir des querelles d’école qui ont pu survenir autour de la logique par exemple entre Ya ™yâ ibn ìAdiy et Rummânî. (Ba ”âîir I 177) Taw ™îdî fait du logicien Yahya ibn ìAdiyy un des intervenants

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principaux du Kitâb al Imtâ ì et Sîrâfî lui-même intervient sur des questions qui mettent au jour une intrication très étroite entre la grammaire et la logique.

4.2 Les " énigmes" de Sîrâfî

Le fameux problème posé dans l'entretien entre Mattâ et Sîrâfî par les propositions:

''Zayd est le meilleur des frères '' ( Zayd af ñalu-l-îi¨wa )

et

''Zayd est le meilleur de ses frères'' ( Zayd îaf ñalu îi¨watihi ) (I 120)

relève davantage de la logique que de la grammaire, il s’agit de montrer l’incohérence qui consisterait à identifier '' Zayd '' à ''ses frères '' puisque les frères de Zayd sont autres que Zayd. Aussi, seule la proposition '' Zayd est le meilleur des frères '' est correcte, car la séquence des frères , sans suffixation, s’applique aussi bien à Zayd qu’aux autres. Si, en effet, on demande :

'' qui sont les frères de Zayd ? , il n’est pas possible de dire ( Zayd, Omar, Bakr et ´âlid, mais seulement : Bakr, Omar et ´âlid car Zayd n’en fait pas partie. Si Zayd est exclu de [la proposition] de ses frères , c’est qu'il n'est pas eux; on ne peut donc pas dire « Zayd est le meilleur de ses frères » ( af ñal îi¨watih ) (I 120)

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L’explication de Sîrâfî reprend à son compte la question logique des catégories, il s’agit de repérer quelle catégorie est prédicable au sujet, comme dans cet autre énoncé qui vient ensuite dans le débat, l'énoncé :

''Ton âne est le plus vif des ânes (™imâruka afrahu-l-™amîr ) '' a le même statut que l'énoncé précédent

parce que :

'' âne'' entre dans la catégorie nominale [de l'espèce] ânes ''.

En effet, du seul point de vue grammatical, les deux propositions '' Zayd est le meilleur des frères '' et '' Zayd est le meilleur de ses frères '' sont correctes, leur signification sont simplement différentes, l’une signifie que Zayd est le meilleur d’un ensemble de frères quelconque, l’autre qu’il est le meilleur de l’ensemble familial formé par ses frères. Ainsi:

'' il est correct que l’on ajoute à un élément singulier ( wâhid ) un indéterminé qui indique le genre ( ¶ins ) »(I 120)

Sîrâfî ne fait rien d’autre ici que recourir à la loi de la détermination par le genre. Par wâhid , il faut entendre un élément singulier comme '' Zayd '' ou '' ™imâruka '' subsumé sous le genre '' i¨wa '' ou '' ™amîr ''. Le genre, second terme des propositions étudiées, est invariant, alors que le premier terme est une entrée à plusieurs variables. Sîrâfî donne plusieurs exemples de l'appartenance générique :

- Une structure de type nom singulier -élatif- collectif pluriel :

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'' Ton âne est le plus vif des ânes '' ( ™imâruka afrah al ™amîr ) (I 120)

- Une structure inchoatif – spécificatif :

''Vingt drachmes '' ( ìi—rûna dirhaman ) (I 120)

Dans ces exemples, Sîrâfî procède selon un raisonnement logique en utilisant la classification par le genre. De même qu'il répond à celui qu’il considère au bout du compte comme un adversaire de la langue et de la grammaire arabes, Sîrâfî applique lui- même, d’une certaine manière, le programme de Mattâ lorsqu'il lui a été proposé en ouverture du débat de dire ce qu'il entend par la logique :

'' un instrument ( îâla ) par lequel on distingue le discours correct du discours incorrect, et la signification correcte de cele qui ne l'est pas '' (I 107)

On retrouve cette procédure dans les points de discussion grammaticaux, sémantiques et logiques posés par Sîrâfî et qui restent sans réponse de la part de Mattâ qui, lorsqu’il se résout à un semblant d’intervention, le fait sans rapport aucun avec un contenu un tant soit peu scientifique :

'' Que signifie qu’un homme dise « je dois à telle personne un dirham moins un qirât ( lihâ òa ìalayya dirhamun ®ayru qirâ ’) et je dois un dirham moins un qirât à telle autre ? (li hâ òa-l-îâ¨ar ìalayya dirhamun ®ayru qirâ ’) » '' (I 122)

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« Quelqu’un dit à son compagnon : '' combien coûtent ces deux étoffes colorées ? '', ( bi kam al ◊awbân al ma ”bu ®ân un autre dit : ''combien coûtent deux étoffes colorées '' ( bi kam ◊awban masbu ®ân ), un troisième déclare : '' combien coûtent deux étoffes une fois colorées ? ( bikam ◊awbân ma ”bu ®ayn ) '' Eclaircis les significations de ces expressions mot par mot ( laf Âa n laf Âa n) (I 122) « Quelqu’un a déclaré : '' Untel possède ce qui va d’un mur à l’autre'' ( li fulân min al ™âîi’ ilâ-l-™âîi’) Quel jugement doit-on porter [sur cet énoncé] ? Quelle portion d’espace sera reconnue comme appartenant à cette personne ? Certains diront : « Il possède les deux murs et ce qui les sépare » ( lahu-l-™âîi’âni ma ìan wa mâ baynahumâ ) D’autres : « Il possède la moitié de chacun des deux murs. ( lahu-l-ni ”f min kullin minhumâ ) D’autres encore : « Il possède l’un des deux ». (lahu îahaduhumâ ) Fais maintenant état de ta brillante perspicacité, et de tes pouvoirs miraculeux (…) Mais la solution est claire sans que l'on ait à recourir à ta réflexion, ni à celle de tes amis . (I 125)

Cette cascade de problèmes posés par Sîrâfî à Mattâ donne le ton d’une démarche particulière qui gouverne le texte, elle consiste à présenter un Sîrâfî qui tout autant qu’il défend la grammaire et la langue, fait preuve d’une maîtrise parfaite des questions de logique. Sîrâfî semble jouer sur des plans d’interprétations multiples. Tout se passe comme s'il choisissait à dessein une série de problèmes susceptibles d’être résolu sur un plan grammatical, sémantique ou logique, ou sur les trois plans à la fois, pour montrer qu’il n’a pas besoin, lui le représentant du savoir produit à l’intérieur de la culture arabo-musulmane, d’un représentant de la culture grecque. Analysons en premier lieu les deux dernières propositions , qui peuvent relever d'une analyse logico-grammaticale, puis la première proposition, qui nous semble s’inscrire dans une autre perspective. Si l’on examine les propositions :

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'' combien coûtent ces deux étoffes colorées ? '' (bi kam al ◊awbân al masbu ®ân ) ''combien coûtent deux étoffes colorées '' ( bi kam ◊awban masbu ®ân ) '' combien coûtent deux étoffes une fois colorées ? (bikam ◊awbân ma ”bu ®ayn ) (I 125)

Leur signification varie en fonction de critères syntactico-sémantiques, il y a un élément variateur, la désinence casuelle, dont les répercussions sémantiques sont immédiates : dans les deux premières propositions, le duel sujet, qui renvoie au sujet tantôt déterminé ( al ◊awbân ) tantôt indéterminé (◊awbân ) et au prédicat ( al masbu ®ân / masbu ®ân/ ma ”bu ®ayn ) occupe la position d’inchoatif postposé ( mubtada î mu îa¨¨ ar ). Ces déterminations grammaticales entraînent des modifications sur le plan de la signification : dans le premier cas, on désigne deux tissus colorés, c'est à dire deux éléments de la catégorie des tissus à l’exclusion de tous les autres, dans le second cas, on demande le coût de deux tissus colorés in absentia , il ne sont pas extraits d’un ensemble. Dans cette dernière proposition, le duel direct, dans la séquence sujet indéterminé - prédicat (◊awbân masbugayn ), place la signification sur un autre plan que les deux propositions initiales en indiquant que l’on s’enquiert du coût des deux étoffes une fois qu’elles ont été colorées. On se trouve ici dans le cas d’une opération sémantico-cognitive, pour reprendre les termes de J.P Desclés, qui fait appel à une représentation de la signification grammaticale et lexicale par schématisation. En effet, pour Desclés :

'' Un schème (grammatical et lexical) représente une signification sous forme d’une structure avec emboîtements (et non pas un simple liste de traits sémantiques) mettant en

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œuvre des primitives (types, opérateurs, primitives de perception d’action de causation).'' (Desclés communication université Lyon 2 1999).

Dans la proposition bi kam ◊awbân ma ”bu ®ayn , on peut identifier ce que Desclés appelle une primitive de changement cinématique ainsi symbolisable :

CHANG (SIT 1 [y]) (SIT 2 [y]) SIT 1 [y] :=< N (y EST coloré) SIT 2 [y] :=

On a un « changement cinématique » où « y subit un CHANGement de propriétés, il passe de la propriété « ne pas être coloré » à la propriété « être coloré ». Il s’agit d’une opération sémantico-cognitive dans laquelle le cas direct et la forme adjectivale désignent ensemble un processus qui transcende l’opposition entre grammaire et lexique. Sur un autre plan, on peut dire que les propositions :

'' combien coûtent ces deux étoffes colorées ? '' (bi kam al ◊awbân al masbu ®ân ) ''combien coûtent deux étoffes colorées '' ( bi kam ◊awban masbu ®ân ) '' combien coûtent deux étoffes une fois colorées ? (bikam ◊awbân ma ”bu ®ayn ) (I 125)

indiquent en même temps trois vérités grammaticales et trois vérités logiques classiques de prédication de type S est P. Le second problème consiste à faire disparaître l’ambiguïté de la proposition :

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'' untel possède ce qui va d’un mur à l’autre '' ( li fulân min al hâ îi’ ilâ-l-hâ îi’) (I 125)

L’ambiguïté réside dans la valeur de la préposition min . Traduire, pour une meilleure intelligibilité, min par « l’espace » (l’espace qui va d’un mur à l’autre ), comme le fait Elamrani-Jamal, a certes le mérite de clarifier l’énoncé, mais gomme la question de la valeur de la préposition. Cette proposition peut être entendue :

-dans un sens inclusif, représentable par un intervalle fermé, en glosant la proposition ainsi : '' untel possède l’ensemble de ce qui va d’un mur à l’autre, murs compris '' :

'' il possède les deux murs et ce qui les sépare'' ( lahu al ha îi’ân wa mâ baynahumâ ) (I 125)

-ou dans un sens exclusif :

'' il possède la moitié de chacun d’eux '' ( lahu-l-ni ”f min kullin minhumâ ) (I 125)

Car avec la proposition :

'' untel possède ce qui va d’un mur à l’autre '' ( li fulân min al hâ îi’ ilâ-l-hâ îi’) (I 125) on peut voir, dans le sens exclusif de min , une portion supérieure ou inférieure à la moitié, le ni ”f ne correspondant qu’ à une désignation arbitraire. Ici, la grammaire comme la logique ne suffisent plus à instaurer le référentiel à partir duquel le locuteur énonce la proposition, ce référentiel est avant tout

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cognitif : il correspond à une perception subjective de l’espace qui se traduit par une polysémie du marqueur spatial dans l’acte énonciatif. Ces propositions analysées par Sîrâfî se situent à l’intersection de plans d’analyses multiples, aussi bien sémantique, logique, grammatical que cognitif, ce procédé peut fonctionner comme un clin d’œil de Tawhîdî pour qui une séparation entre sciences arabes et sciences non arabes est un faux problème, il faut désormais penser le savoir comme un tout, formé par les disciplines mises en œuvre à l’époque dont la logique , savoirs que les milieux intellectuels arabo-musulmans se sont appropriée quelle que soit leur origine de départ. Interrogeons-nous maintenant sur le statut des propositions :

'' Je dois un dirham moins un qirât à telle personne '' ( lihâ òa ìalayya dirhamun ®ayru qirâ ’) et '' Je dois un dirham moins un qirât à telle autre '' (li hâ òa-l-îâ¨ar ìalayya dirhamun ®ayru qirâ ’) (I 122).

Le sens des deux propositions est identique, à ceci près que les individus auxquels la somme d’argent est due ne sont pas les mêmes. Quel était alors l’objectif de Sîrâfî en soumettant ces deux propositions à la réflexion de son interlocuteur ? Elles ne comportent pas d’ambiguïté particulière, tant sur le plan sémantique que syntaxique ou logique. Notre hypothèse est que ce propos s’inscrit dans une autre démarche que Sîrâfî conduit parallèlement.

5. Le double jeu et la parodie du grammairien

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Il semble y avoir un double jeu de Sîrâfî qui consiste d'abord à argumenter tantôt par des exemples dont peut aussi bien s’emparer le grammairien que le logicien pour établir des complémentarités, mais il y a aussi un jeu feutré sur le registre de la parodie. Cette idée est suggérée par les deux exemples de prétendus syllogismes que Sîrâfî énonce ensuite :

Les deux exemples posés par Sîrâfî sont les suivants :

« Non est dans nul B ( lâ fî —ay î min bâ î), C est dans quelque B ( ¶îm fî ba ìñ i bâ î), donc non est dans quelque C ( lâ fi ba ìñ i ¶îm ). Non est dans tout B ( lâ fî kulli bâ î) et C est dans tout B ( ¶îm fî kulli bâ î), donc non est dans tout C ( lâ fi kulli ¶îm ) ». (I 123)

Il est clair que les deux formules contenues dans ce propos ne sont pas des syllogismes. Les éditeurs du Kitâb al Imtâ ‘ A. Amin et A.Zîn, ont tenté de les rétablir, selon eux, il faudrait comprendre :

'' Non A est dans nul B, C est dans quelque B, donc A est non dans C . A est non dans tout B, C est dans quelque B, donc A n’est pas dans C ''. (I 123)

Elamrani-Jamal, pour qui ce passage frise l'incompréhensible, explique la démarche de Sîrâfî par cette hypothèse :

« Ou bien les rapporteurs de la controverse, en majorité des grammairiens, n’avaient pas compris les propos d’Abû Sa ‘îd sur la philosophie et les questions précises de logique qu’il expose (…) ; ou bien le texte est incohérent à dessein, soit dans les propos mêmes d’Abû Sa ‘îd, soit sous la plume d’Al Tawhîdî qui, dès le départ a défini par la bouche d’Ibn al-Furât l’objectif de la controverse : la défaite de la logique et la victoire de la religion. » (Elamrani, 1983, p.63).

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Les explications d' Elamrani méritent d’être discutées quelque peu. Peut-on tout d’abord envisager que les grammairiens rapporteurs de la controverse n’avaient '' pas compris les propos d’Abû Sa ìîd sur la philosophie et les questions précises de logique qu’il expose ? '' Le Kitâb al Imtâ ì fait état de deux rapporteurs : ìAlî ibn ìIsâ al Rummânî, qui apparaît dans le texte sous l’appellation ‘Alî ibn ‘Isâ al Saykh al Sâlih (le maître vénérable Alî ibn ìIsâ), et Abû Sa ìîd al “îrâfî lui-même.(I 108) On sait qu'Al Rummânî, logicien réputé, fut l’un des maîtres de Taw ™îdî. Il est donc difficile de penser qu’il n’aurait pas compris les questions de logique posées par Sîrâfî au cours de ce débat. Le second rapporteur est Sîrâfî. Il nous est dit dans le texte qu’il

« rapporta de brillants passages ( luma ì)) de cette rencontre » (I 108)

C’est donc l’un des deux protagonistes de la rencontre qui en rapporte la majeure partie, comment pourrait-il ne pas comprendre les questions qu’il pose lui-même ? La troisième hypothèse envisagée par Elamrani-Jamal, pour ne pas être fausse, appelle néanmoins quelques précisions : si le texte est en certains endroits sous-tendu par une volonté de confondre les esprits, il est hâtif d’en conclure à l’incohérence. Notre hypothèse est que ces passages du texte suscitent effectivement des interrogations, tant du point de vue du contenu que de leur formulation, comme c’est le cas des deux pseudo- exemples de syllogisme, mais que cela est imputable à un double jeu de Sîrâfî. Grammairien et tout à fait au fait des pratiques des logiciens, au point de les attaquer sur leur propre terrain, Sîrâfî ne pouvait avoir une connaissance lacunaire de cette discipline, mais il pouvait en revanche le feindre. C’est notre interprétation de ces faux syllogismes, si cette rencontre

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entre Mattâ et Sîrâfî soulève des questionnements importants sur le plan culturel, elle s'inscrit également un cadre agonistique dans lequel la joute verbale prend toutes ses dimensions. En effet, on s’accorde sans difficulté sur le fait que Sîrâfî a pour objectif de confondre son interlocuteur quelle que puisse être par ailleurs la légitimité de ses interventions. Ainsi les interventions de Sîrâfî obéissent à des ordres de vérités distincts. Les passages du texte dans lesquels Sîrâfî intervient sur des faits de langue qui ne relèvent pas de la logique, comme celui où il est question des parties du discours ( I 115) :

La langue qui englobe les noms, ( asmâ î) les verbes ( af ìâl ) et les particules ( ™urûf ) (I 111)

ou celui qui porte sur la fonction de la particule wâw (I 114), sont à distinguer des passages dans lesquels Sîrâfî interroge le logicien sur des questions de logique. Cette démarche, selon nous, n’est pas une démarche conciliatrice dont l’objectif serait pour le grammairien de montrer qu’il ne perd pas de vue la nécessité de prendre en compte l’angle d’approche logique des questions de langage. Nous sommes en présence d’un grammairien qui ne manque pas, tout en cédant aux nécessités argumentatives de la confrontation, souvent musclée, d’une certaine rigueur de l'analyse qui implique le recours à diverses disciplines du savoir. Dans cette confrontation qui réunit Mattâ et Sîrâfî, il y a une double distribution de l’argumentation : on peut considérer que celle-ci est secrétée dans ce débat à la fois par les contraintes de la joute verbale et par le souci de la démonstration objective. Car le texte nous semble à la fois dénoncer le recours à la logique et la considérer comme une pratique communément admise. Mais il n’ y a pas là réel paradoxe : c’est la logique en tant qu’elle se revendique d’une culture

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étrangère qui est remise en cause et non la logique en tant que telle . C’est nous sommes en désaccord avec l'emploi du terme ¶ârif , dévastatrice, pour désigner la logique :

'' On considère, en réalité, la défense par Sîrâfî de la grammaire arabe, (dans ce texte), comme une défense d’un constituant fondamental de la civilisation arabo- musulmane devant l’avancée impétueuse 161 de la logique grecque qui a subjugué de nombreux savants, en particulier les théologiens dogmatiques '' (Chbayl 1993 p.99)

Cette position échoue a faire ressortir l’idée que c’est une certaine représentation de la logique qui est mise en cause, non la pratique du logicien en elle même .

6. Une discipline assimilée : la position de Fârâbî

La logique est une discipline qui a vite fait partie intégrante du savoir partagé au IVème/Xème siècle, et l’exemple d’un Fârâbî, auteur du Kitâb al alfâ Â al musta ì mala fi-l-man ’iq , montre que le rapport à la grammaire et à la logique a vite dépassé l’aspect polémique pour faire l’objet d’une instruction proprement philosophique. Dans cet ouvrage, le chapitre ''Prémisses à l'examen de l’art de la logique '' ( iftitâh al na Âar fî ”inâ ìat al man ’iq ) cherche à définir la fonction de la logique, le but de la logique, dit al Farâbî :

'' est de définir l'ensemble des orientations de l'esprit qui le conduisent à juger d'une chose qu'elle est ainsi et non autrement '' (Fârâbî Alfâ Â p.104)

161 L'auteur utilise l'expression al za f al ârif

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En d'autres termes, Fârâbî parle ici de la prédication, et se réfère aux huit parties de la logique d'Aristote :

''Les parties de la logique ( a¶zâ î ”inâ ìat al man ’i) sont au nombre de huit.'' (Alfa  p.104)

Le point de vue de Fârâbî sur le débat suscité par le contact des sciences '' endogènes '' et ''exogènes'' est donc tout autre que celui de Sîrâfî, chez Fârâbî, l'héritage gec est assimilé et clairement déclaré. Il cite chacun des ouvrages qui correspondent au huit parties de la logique d'Aristote :

''La première partie est celle qui concerne les intelligibles simples ( al ma ìqulât al mufrada ), le livre dans lequel se trouve cette partie se nomme le Livre des Catégories (kitâb al maqûlât ), la seconde partie est celle qui concerne les prémisses, le livre dans lequel se trouve cette partie se nomme le Peri Hermeneias (Bârî Miniyyâs ), il signifie, ''les interprétations'' ( al ìibârât ), la troisième partie consiste à éclaircir la question de l'analogie absolue ( al qiyâs al mu ’laq ) le livre qui comprend cette partie s'appelle le livre des Premières Analytiques ( îanâlû ’iqâ al îûlâ ) (…) La quatrième partie éclaircit la question des démonstrations ( barâhîn ) (..) et le livre qui contient cette partie s'intitule (le livre) des Seconds et derniers Analytiques ( anâlû ’îqâ al ◊âniyya wa-l-îa¨îra ), la cinquième partie comprend les sujets de la dialectique ( al îa—yâ î al ¶adaliyya ), le livre qui comprend cette partie s'appelle les Topiques , ce qui signifie les lieux , ou encore les endroits où, dans une dispute, on s'emploie à déployer des arguments pour en faire usage ou, au contraire, les détruire 162 , la sixième partie concerne les paralogismes ( îal îumûr al mu ®ala ’iyya ) et ce qui s'y rattache, et le livre qui contient cette partie se nomme la Sophistique (”ûfa ”’ îqâ), c'est à dire les raisonnements spécieux que ceux qui en ont fait profession ont voulu faire passer pour relevant de la science ou de la philosophie sans qu'il n'en soit ainsi (…) La septième partie traite de ce par quoi s'harmonisent les choses qui conduisent l'esprit vers la

162 définition qui s'applique parfaitement aux débats du Imtâ ì, notamment entre Mattâ et Sîrâfî, et entre Taw ™îdî et le secrétaire Ibn ìUbaïd

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persuasion par le discours ( al ta ”diqât al ¨u’abiyya ), le livre où se trouve cette partie se nomme le livre de la Rhétorique (kitâb ri ’ûrîqâ ) (…) La huitième partie traite des éléments par lesquels l'esprit est conduit vers ce qui relève de la poésie ( al —iìriyya ), le livre qui contient cette partie s'appelle la Poétique .'' ( Alfâ Â p. 106)

La glose que donne Fârâbî des notions aristotéliciennes montre bien le haut degré d'intégration de l'héritage grec à l'époque, par exemple, pour les Topiques ou la Sophistique. :

Le discours de Farâbî montre qu'au IVème/Xème siècle, on sait aussi dépasser l'opposition des disciplines du savoir fondée sur des critères culturels destiné à distinguer des sources endogènes de sources exogènes, mais il faut encore distinguer les termes de la grammaire, aussi bien utilisés par le public (al ¶umhûr ) que par les spécialistes de la discipline ( a”hâb al na ™w) et les termes de la logique, qui, utilisés par les spécialistes seuls, relèvent d' une terminologie propre. Ceci s’entend pour les termes empruntés à la langue grecque, puisque les termes employés par les logiciens arabes comme maw ñûì , ma ™mûl, ¶awhar, ìara ñ, ¨abar, sont également utilisés, avec des significations différentes, par le public. En effet, le problème posé au sein du milieu intellectuel du IVème/Xème siècle est un problème épistémologique. En abordant la question des rapports entre la langue arabe et la logique aristotélicienne, le Kitâb al Alfâ Â al Musta ìmala fi-l-Man ’iq tente de distinguer la démarche grammaticale de la démarche logique en faisant remarquer que l’utilisation des termes techniques, dans chaque discipline, relève d'un contexte différent :

« Il convient de savoir qu'au sein des multiples termes utilisés en grammaire, certains sont utilisés par la foule avec une signification [bien précise], alors que les savants attribuent à ce même terme une autre

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signification ( …) La grammaire étudie les termes (alfâz) selon les significations qu’en connaît le public et non selon les significations qu’en connaissent les savants. (…). '' ( Alfâ Â 43)

Farâbî distingue donc la grammaire ( na ™w), des autres sciences (ìulûm ), moins pour remettre en cause le statut épistémique de la grammaire que pour souligner le large consensus dont elle fait l'objet, et auquel elle doit sa notoriété. Car ce qui distingue la logique de la grammaire est que la grammaire est un savoir partagé, les termes grammaticaux ne sont pas ignorés du public, cela tient d’abord à ce que la grammaire arabe engendre ses propres termes, les grammairiens arabes ne font point appel à une autre langue pour codifier leurs discours. Pour la logique, la démarche est différente :

'' Nous n’avons besoin que des significations utilisées par ceux qui s'adonnent à cet art [i.e la logique] ( …), alors que lorsque nous examinons les significations connues du public, nous utilisons ces termes selon les significations qui lui sont attribuées par la foule, et non par les savants '' . ( Alfâz 43 )

La logique est autonome au niveau des termes, qui peuvent être créés, ou résulter d’un emploi différent de l’emploi communément admis, la grammaire est une discipline qui ne rompt jamais avec la langue pratiquée, parce qu'elle s’est constituée par elle. Pour autant Fârâbî ne considère plus la logique comme un emprunt. Examinons comment la pénétration de la logique dans la sphère intellectuelle arabo-musulmane est envisagée par Farâbî :

'' Lorsque nous avons pour objectif de faire connaître les significations de ces termes 163 , nous les abordons à partir des significations que ces termes indiquent chez les logiciens uniquement. (…) Dans (l’examen de) cet art ( sinâ'a) (ie la logique) que nous

163 c'est à dire les termes employés indifféremment par la foule et par les spécialistes.

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abordons maintenant, il convient d'évoquer les significations des différents termes (a ”nâf al alfâz ) selon les significations qu'ils prennent chez les praticiens de cet art. Il ne convient donc pas que l’on nous désapprouve d’avoir recours à de nombreux termes connus chez le public qui renvoient à des significations différentes de celles des grammairiens et des savants de la langue et par laquelle le public échange des discours ''. (Alfâ Â p.43)

La grammaire et la logique utilisent des termes connus du public, ce qui ne signifie pas que le public est forcément au fait de l’emploi, en logique ou en grammaire, de termes qu’il connaît par ailleurs : cela signifie uniquement que ces deux disciplines n’ont pas forcément recours à une création de termes nouveaux, qu’il s’agisse, comme la grammaire, d’une science interne à la pratique des locuteurs, ou d’une science d’origine étrangère, comme la logique. L’éclairage que donne ce texte sur la place de l’héritage grec au sein de la culture arabe de l’époque a des conséquences directes sur une opposition instaurée de façon caricaturale entre l' ''endogène'' et l' ''exogène''. On doit reconsidérer ce que Versteegh eut coutume d’appeler l’'' hypothèse grecque '', qui tendait à identifier les notions de savoir exogène et de savoir emprunté. Ainsi, Elamrani Jamal relate les conditions qui ont présidé à l'institution d'un "débat disciplinaire" faussé, organisé autour :

"de l'opposition entre une tradition logico-grammaticale hellénistique et une science "purement" arabe qui aurait été conçue comme un "appareil conservateur" d'un texte classique et sacré." (Elamrani-Jamal 1983 p.22)

La lecture des textes classiques du IVème siècle qui se réfèrent à la question du rapport des disciplines endogènes aux disciplines exogènes doit dépasser la dichotomie dont a bien rendu compte cet historien contemporain

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de la philosophie arabe que cite également A.Elamrani-Jamal 164 sans, malheureusement, le nommer :

''ce qui a été confronté, dans ce travail de traduction 165 , n’est pas tant une langue sémitique et une langue indo-européenne, qu’une langue religieuse liée à une certaine théologie, et une langue philosophique liée à une certaine logique, l’arabe du Coran et le grec d’Aristote. Deux mentalités, deux cultures, deux conceptions du monde se sont opposées '' (Elamrani 1983 chapitre 3 : l'influence des traductions d'Aristote sur l'évolution de la langue arabe.)

Le parallèle entre la logique et la grammaire est, chez Farâbî, objectif : il fait apparaître un égal intérêt pour les deux disciplines. Les propos de Fârâbî se limitent à souligner une différence d'intelligibilité entre la logique, discipline de spécialistes, et la grammaire dont le vocabulaire la rend accessible au plus grand nombre. C'est ce qui distingue essentiellement la démarche de Fârâbî vis à vis de la logique de celle de Taw ™îdî qui tient à metre au grand jour une différence non pas objective mais subjective, d’appréciation des deux disciplines. La mise en/à la question de l’adoption de savoirs importés dans l’Empire arabo musulman dans le Kitâb al Imtâ' côtoie une autre attitude intellectuelle, celle de Fârâbî, envisageant le savoir dans sa globalité.

7. Une certaine conception du savoir

164 Logique Aristotélicienne et grammaire arabe, p10. 165 Vers le grec, s’entend .

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7.1 Une totalité

La logique est une discipline intégrée à la pensée arabo-musulmane, elle fait l’objet d’enseignements, dont Mattâ est l’une des figures, forme les esprits à la pratique du raisonnement, et s’intègre dans des débats à vocation épistémologique : car la rencontre entre Mattâ et Sîrâfî dont fait état le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa ne porte pas seulement sur les pommes de discorde provenant de la divergence d'appréciation liée aux deux personnages, l'un présenté, pour rendre le débat radical, comme un défenseur de la langue arabe, l’autre, à un allié objectif de la pensée grecque. Ce débat pose aussi des problèmes intellectuels de fond comme celui de l’universalité de la logique.

La saisie des intelligibles relève-telle d’un processus mental universel comme l’affirme Mattâ en disant que :

'' les hommes sont égaux devant les intelligibles (ma ìqûlât) '' (Imtâ I 111)

ou passe-t-elle par le truchement de la langue comme le prétend Sîrâfî :

« Dès lors que les intelligibles ( ma ìqulât) et les significations saisies par l’intellect (a-l- ma ìânî al mudraka bi-l-ìaq l) ne peuvent l’être qu’au moyen de la langue (…), le besoin de connaître la langue n’est-il pas une nécessité ? » (I 111)

Il nous semble hâtif d’identifier la question du contact des civilisations arabo-musulmane et grecque au seul conflit lié à l’apparition, dans l’Empire arabo-musulman, des sciences dites exogènes, qui, pour avoir existé, ne fut pas exclusif d’une conception intellectuelle du rapport au savoir dont

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témoigne par exemple Fârâbî dès le IVème/Xème siècle. Quant à Taw ™îdî lui- même, sa position sur la question nous semble à préciser.

7.2 Nous et les autres

Taw ™îdî, par son origine controversée, nous renvoie à la diversité ethnique par ce qu’il est lui-même : né en Perse, mais très tôt établi en Irak :

'' originaire de cette province du Fars dont le chef lieu était la brillante ville de –irâz, [nous savons qu’ Abû Hayyân ] se rendit très jeune à Bagdâd, sans doute emmené par sa famille, et non pas de propos délibéré. '' (Bergé 1979 p 10)

Très vite, Taw ™îdî a été en contact avec les milieux arabes. La question est de savoir s’il aura pu acquérir une tournure d’esprit orientée vers la synthèse des deux cultures. Car à son origine persane présumée, s’ajoute le fait attesté qu’après son installation à Bagdâd il fut en contact avec les milieux iranisés de la province du •ibâl à Rayy auxquels il dédie sa Risâla fi- l-ìUlûm , composée alors qu’il s’est rendu auprès d’eux , dans laquelle, précise Bergé :

'' Il déclare son attachement linguistique à la Communauté des Arabes ( ummat al ìarab ) et affirme son origine irakienne : « - Je ne suis pas venu du Irâq dans votre pays pour m’enorgueillir devant vous, et je n’ai pas assisté à vos réunions pour vous lancer des invectives, je ne me suis pas mis à l’écart pour me vanter de ma supériorité sur vous…bien au contraire, je suis arrivé ici pour tirer profit et me rendre utile, pour discuter et m’enrichir - déclare-t-il à la communauté du •ibâl . »'' (Bergé 1979 p.10)

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Parlant de na ™w, Abû ©ayyân poursuit :

« Il nous faut donc, tant que nous suivrons cette Communauté –je veux dire les Arabes- les imiter et suivre leurs traces sans déviation, ni imprécision ». ( Bergé 1979 p.11)

Nous sommes donc invités par de tels propos à examiner la nature du rapport de Taw ™îdî à la culture de l’autre et à identifier le type de rapport à la culture et à la langue grecques qu’illustre le texte de la rencontre entre Sîrâfî et Mattâ. Dans le passage où Taw™îdî s'adresse à la communauté persane du •ibâl, il n' y a pas d' animosité vis à vis de la culture de l’autre, il y a plutôt au contraire une démarche d’ouverture vis à vis d’une autre civilisation sur laquelle Taw ™îdî qui, par ailleurs, s’en sait originaire, désire s’informer. Mais parallèlement, Abû ©ayyân regarde cette culture de l’autre, quelle qu’elle soit, à travers le prisme de la culture arabe adoptée par lui dès son plus jeune âge, si l’on en croit les biographes, donc de manière tout d’abord inconsciente. C’est le sens de ses propos sur la grammaire, qui montre un statut paradoxal de la conception de la culture allogène chez Taw ™îdî : pour Taw ™îdi, le modèle de culture, c'est la culture arabo-musulmane, dont il n'excluera jamais les influences allogènes. Aussi, sa défense des Arabes et de leur patrimoine a un statut particulier :

''Al Tawhîdî, nulle part, ne revendique une origine pure quelle qu’elle soit '' (Bergé 1979 p.11)

Jamais nous ne voyons parler Taw ™îdî de la culture arabe en son nom propre, par l’emploi d’un je ou d’un nous. A la question importante posée par le vizir dans le Kitâb al Imtâ ì :

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''Considères-tu les Arabes comme supérieurs aux Persans, ou les Persans comme supérieurs aux Arabes ? '' ( Imtâ I 70). sa réponse est la suivante :

''Pour les savants, les nations se divisent en quatre; les Byzantins, les Arabes, les Perses et [les Indiens], et il est difficile de se prononcer en déclarant : - Seuls les Arabes sont supérieurs aux trois autres nations citée, avec tous les mérites qu’ils possèdent, et leur diversité ''. ( Imtâ I 70).

Pour étayer son argumentation, Taw ™îdî fait référence à Ibn al Muqaffa ì , un Persan de pure origine ( a”îl fi-l-furs wa ìarîq fi-l-ìagam ) (I/70) qui, lui non plus, ne pratique pas une défense inconditionnelle de sa culture. Abû ©ayyân rapporte à cet effet un propos tenu par ce célèbre savant devant une assemblée d’Arabes sur le mirbad , mot qui désigne à l’origine l’endroit où l’on attache les chameaux, mais aussi, comme Abû ©ayyân le précise lui- même dans la scène qu’il rapporte :

'' L'endroit ou faisaient halte personnes illustres ( a—râf ) (par rang ou par naissance), notables de la ville ( aìyân al ma ”r) et gens de toute condition ( mu ¶tama ì al nâs ) . '' ( I 70)

Haranguant cette assemblée, Ibn al Muqaffa ì demande :

''quelle est la nation la plus raisonnée (îayyu-l-îumam îaìqal) ? '' (I 71) et l’assemblée de miser sur un réflexe de défense identitaire de la part d’Ibn al Muqaffa ì :

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'' Nous pensions qu’il avait en vue les Persans '' (I 71)

Mais, contre toute attente, Ibn al Muqaffa ì ne désigne pas la Perse. Après que l’assemblé a formulé d’autres suggestions, il mentionne les Byzantins, les Chinois, les Indiens, s’attarde quelque peu sur leurs mérites respectifs, mais termine par les Arabes qui, selon lui, forment :

'' la nation la plus raisonnée '' ( aìqal al îumam ) (I 71)

Ibn al Muqaffa ì avoue adopter une attitude impartiale qui, de son propre aveu, lui en coûte :

'' J’aurais souhaité que l’affaire ne soit pas à votre avantage, mais j’aurais abhorré que, la situation m’ayant échappé, le bon sens m’échappe aussi .'' (I 71)

Il est significatif que Taw ™îdî se réfère à cette scène, il est important pour lui de montrer qu’il s’inscrit à contre-courant d’une vision ethnocentriste fondée sur l’absence de reconnaissance des mérites des autres nations. En prenant appui sur l’impartialité d’Ibn al Muqaffa ì Abû ©ayyân exprime une position nuancée qui lui fait affirmer que :

'' (…) Toute nation a ses vertus ( fa ñâîil ) et ses vices ( ra òâîil ), chaque peuple a ses qualités ( ma ™âsin ) et ses défauts ( masâwî ), chaque catégorie de personne, dans sa profession, dans le pouvoir qu’elle a de trancher les affaires, peut être parfaite ou imparfaite; de cela, il faut déduire que les richesses, les vertus ( fa ñâîil ), les maléfices et les défauts sont réparties entre toutes les créatures . Les Persans ( al Furs ) possèdent l’art de gouverner ( siyâsa ), les bonnes mœurs ( îâdâb ), les lois ( rusûm ), les Byzantins, la science et la sagesse , les Indiens, la réflexion ( fikr ),

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l’attention ( rawiyya ), (…), la magie ( si ™r); les Turcs, le courage et la hardiesse; les Zanj, l’endurance , le labeur et la gaieté; les Arabes, la vigueur, l’hospitalité, la fidélité, l’expérience, la générosité, l’obligation de protéger ceux qui vivent sous leur toit ( òimâm ), l'art du discours (¨a’âba ) et de l’exposition claire ( bayân ).'' (I 73) Ainsi, poursuit Abû ©ayyân, dans un propos qui donne la mesure de sa vision de la comparaison des mérites des nations :

'' Si l’on met en parallèle les Byzantins vertueux et portés à la perfection avec les Persans portés eux aussi vers ces qualités, tous deux se rejoignent sur une même voie rectiligne , et possèdent plus ou moins ces qualités selon leur degré de vertu et de perfection . (…) De même, si l’on met en parallèle ceux qui, au sein d’une nation ( îumma), possèdent des vices et des défauts avec ceux d’une autre nation qui possèdent [les mêmes] vices et défauts, ils ne divergent [eux aussi] les uns par rapport aux autres qu’en degré. . '' (I 74).

Face au relativisme auquel semblent nous inviter des propos semblables à ceux que Tawhîdî tient sur le mérite respectif des nations on est en droit de s'interroger sur le degré de parti pris de Tawhîdî sur cette controverse. Mais la réponse à cette interrogation peut-être trouvée dans l'hypothèse que le Imtâ ' , qui est construit sur une pluralité de points de vue des nombreux locuteurs qui interviennent dans l'ouvrage, fait du propre point de vue de Tawhîdî un point de vue lui-même pluriel, différent selon les enjeux des thèmes exposés. Les mérites partagées des nations les unes par rapport aux autres n'ont certainement pas le même enjeu qu'une discussion entre deux savants qui tiennent le haut du pavé de la société intellectuelle de l'époque, et dont le triomphe de l'un sur l'autre engage la conception de toute une culture.

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La question doit donc être posée : y-a-t-il , pour Abû ©ayyân, supériorité d’une nation sur l’autre ? Mattâ est sévèrement critiqué lorsqu’il prétend que les Grecs ont permis la circulation de « connaissances diversifiées (anwâ ì al ìilm ) et d'une variété d’arts ( îa”nâf al ”anâ îiì) que l'on n'a point trouvé chez les autres nations . » (I 112)

A cela en effet Sîrâfî rétorque que :

« Les Grecs sont identiques aux autres nations , ils ont raison sur certains aspects , tort sur d’autres, savent des choses , en ignorent d’autres, disent la vérité sur certaines questions, mentent sur d’autres, se comportent bien à certaines occasions, mal à d’autres. » (I 112)

Car ce point de vue visant à critiquer une velléité de poser un modèle de nation, parangon d’une supériorité intellectuelle et culturelle, est-il le point de vue dominant de Taw ™îdî ? Celui-ci semble à la fois manifester une certaine ouverture culturelle et dans le même temps, ne le céder en rien sur la question identitaire. Ainsi, lorsque un non Arabe comme Ibn al Muqaffâ ì vante la supériorité des Arabes, Abû ©ayyân donne son assentiment :

'' ajouter quelque chose à ces propos serait inutilement superflu '' (I 73)

alors que lorsque un Arabe, en l’occurrence Mattâ, vante la supériorité de non Arabes, en l’occurrence les Grecs :

''Grâce à eux, différentes espèces d’art s’étendirent et se propagèrent . Nous ne trouvons pas cela ailleurs. '' (I 112)

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Sîrâfî lui rétorque qu’il se laisse emporter par ses passions ( milta ma a- l-hawâ )? Le point de vue d’Abû ©ayyân sur la question est assez clair dès lors qu'il n'est pas mêlé au propos de Sîrâfî. Le discours d'Abû ©ayyân sur le caractère relatif des mérites d'une nation montre qu'il ne s'associe pas de fait à l'argument visant à saper toute prétention d’affirmation de la supériorité d’une nation quelle qu’elle soit, comme c’est le cas dans les réponses faites par Sîrâfî à Matta.

Le débat entre Mattâ et Sîrâfî peut-il témoigner d’un effort objectif visant à établir la nécessaire primauté scientifique de la grammaire sur la logique, elle-même dérivée de l’antériorité chronologique de la langue sur la philosophie ? Car cette discussion comporte bien un débat scientifique : il s’agit de confronter la langue à la philosophie en les examinant comme deux outils dont on cherche à savoir s’ils sont complémentaires ou autonomes. Sur cette question, la tonalité de la rencontre dissipe toute forme de doute, la voix prépondérante de Sîrâfî est une voix en faveur de l’exclusion des deux disciplines l’une de l’autre. Ce qui fait l’objet d’une interrogation, c'est le niveau d’abstraction où ce texte situe la défense de la langue.

7.3 Langue et identité

Le conflit d’intérêts entre la grammaire et la logique pose des enjeux théoriques de fond, notamment sur la question de la '' saisie des significations par l'intellect ''. Celle-ci est-elle un processus mental universel relevant d’une démarche logique exclusivement rendue possible par la langue comme l’affirme Sîrâfî (on ne parvient aux fins intelligibles et à la saisie des significations que par la langue (I 111) ou, alternative que le texte ne pose pas, serait elle envisageable, d'une part, dans une démarche strictement

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logique et, de l'autre, dans une démarche relevant strictement de la langue? A quel niveau d’interprétation doit-on entendre la défense par Sîrâfî de la langue comme outil de formation et de transmission de la pensée ? La langue est envisagée dans le texte à un niveau théorique pour opérer la saisie des intelligibles ( idrâk al ma ìqûlât ) que Sîrâfî refuse à la logique. Mais la langue est aussi examinée sous l'angle des langues particulières sur lequel Sîrâfî se base pour réfuter le rôle que Mattâ prétend attribuer à la logique. Pour Sîrâfî , Mattâ ne fait rien d’autre, en cherchant à exposer sa démarche, que d’inviter ceux qui l’écoutent à apprendre la langue grecque, et non à pratiquer la logique (I 111). Aussi, fidèle à son argumentation, Sîrâfî peut-il déclarer que, contrairement à ce qu’avance son interlocuteur :

''C’est par la connaissance de l’agencement usuel [des énoncés] (nazm ma ì rûf ) et la vocalisation courante (i ìrâb ma îlûf ), et pour autant que nous parlons l’arabe que nous distinguons le langage correct de celui qui ne l’est pas . '' (I 109)

L’argumentation de Sîrâfî vise à développer la thèse de la nécessité absolue, dans l'approche de la langue, de la grammaire aussi bien conçue sous l’angle de la syntaxe casuelle qui assigne aux noms une fonction dans la phrase, par ce qui est appelé ici ''vocalisation courante'' (i ìrâb ma ì rûf ), que du point de vue de la syntaxe positionnelle, qui trace l’intersection entre la grammaire et la rhétorique, puisqu’avec la notion de na Âm, théorisée deux siècles plus tard par Gur ¶ânî, on entre dans le domaine de la composition du texte, on annonce ic toute la réflexion qui se développera ensuite sur l'expression et la signification, les genres du discours, le poëin du dire, et de l'écrire, le tout projetant de théoriser le souci de faire naître un discours intelligible, simple, et agréable .

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Pour Sîrâfî, la grammaire est une grammaire de la langue, elle théorise la langue telle qu'elle est pratiquée et vécue par le locuteur, alors que la logique, formelle, ne théorise pas sur la langue, mais produit des schémas indépendants de la langue à l'intérieur desquels les éléments de la langue fonctionnent comme des variables. C’est dans cet esprit que Sîrâfî reproche à Mattâ de ne pas s’être consacré à la connaissance de la langue au moyen de laquelle tous deux sont pourtant entrain de dialoguer.

'' Si tu t'étais rendu disponible et t'étais consacré à la connaissance de cette langue dans laquelle nous avons dialogué (…), tu saurais que tu n’as pas besoin des significations de la Grèce ( ma ìânî yunân ) pas plus que tu n’as pas besoin de la langue de la Grèce ( lu ®at yûnân ) '' (I 113)

Autrement dit, le reproche de Sîrâfî porte sur le fait que l’outil théorique qu'est la logique n’est pas connecté à la langue, outil vivant de communication. Dans cet entretien, la tonalité polémique cache un débat de fond : la nécessité ou l’incongruïté de la participation du logicien au traitement des faits de langue. De façon très visible, parallèlement à une démonstration souvent rigoureuse, Sîrâfî laisse transparaître un réflexe ethnocentrique fort. Car la défense de la langue fonctionne le plus fréquemment dans ses propos comme une résistance conditionnée. Sîrâfî veut transmettre le message que la langue est un des constituants principaux de l’identité, ce qui peut expliquer le glissement d’une réflexion sur la langue à une réaction de contre-attaque. Les fonctions que s’attribue la logique sont, pour Sîrâfî, en réalité, celles que la langue met en œuvre. C'est cet argument que Sîrâfî utilise pour mettre en pièces les tentatives de définition de son interlocuteur. Mattâ aborde une des fonctions principales de la logique, à savoir l’établissement de critères de véridicité dans les propositions :

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« J’entends [par la logique] un instrument du discours par lequel on reconnaît, dans le discours et dans la signification, ce qui est correct et ce qui ne l’est pas, comme la balance (mîzân), par laquelle je reconnais ce qui pèse plus et ce qui pèse moins, et ce qui est plus léger et ce qui est plus lourd ». (I 109)

Et Sîrâfî de répondre que seuls des faits de langue (l’agencement des énoncés et la vocalisation couramment pratiquée) permettent d’établir de tels critères. Ce sont également des faits de langue qui rendent possible l’acte de signifier ; pour Sîrâfî, seul un praticien de la langue peut accéder à l'intelligibilité des significations ( ma ì ânî mudraka ) (I 111). Un glissement progressif s’effectue, dans les propos de Sîrâfî, de la démarche du grammairien à une position sur la langue. Cette contre-argumentation met face à face deux conceptions de la vérité : la vérité de la logique et la vérité de la langue révélée. Mattâ a en vue les critères de véracité et de fausseté logique lorsqu’il expose sa position alors que Sîrâfî a en vue une conception linguistique de la vérité dans laquelle les notions de sa ™îh et de saqîm renvoient à la correction ou à l’incorrection grammaticale du discours. Pourtant, en soi, les deux positions ne s’excluent pas puisque la démarche logique s’occupe de la forme de la proposition tandis que la démarche grammaticale s’occupe de la correction du discours. Ce n’est que d’un point de vue polémique que l’on fait s’opposer deux positions que les contraintes du débat amènent à confondre : le niveau du discours, qui relève de la langue, et le niveau de la proposition, qui relève de la logique. Selon nous, Abû ©ayyân provoque sciemment cette confusion pour montrer que le débat est faussé. On rencontre le même type d’opposition dans le désaccord autour des fonctions respectives de la logique et de la grammaire dans la recherche des '' fins intelligibles'' et ''la saisie des significations''.

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En réalité, Sîrâfî affirme que l' '' on ne parvient aux fins intelligibles que par la langue '', puisque la proposition :

'' Si l’on ne parvient aux fins intelligibles ( a®râ ñ ma ìqûla ) et aux significations exactes ( ma ìânî mudraka ) que par la langue ( lu ®a) '' (I 111)

est faussement hypothétique puisqu’elle affirme sous la forme d’un postulat ce qui n’est qu’une supposition. Le problème demeure tant que des fonctions distinctives ne sont pas attribuées, dans ce débat, à la langue et à la logique.

8. Langue et logique

8.1 L’attitude de Sîrâfî

Mattâ prend l’exemple de la somme de quatre plus quatre en affirmant qu’il s’agit d’un phénomène identique à toutes les nations, ce qui est compréhensible en vertu de l’existence de processus mentaux universels tels que les processus mathématiques d’addition, de multiplication et de soustraction. Mais, selon Sîrâfî, ni les modalités du raisonnement : analyse, réflexivité, déduction : al ma ’lûbât bi-l’aql ''les objets de la recherche par la raison'', ni la nomination, '' al ma òkurât bi-l-lafz , '' ce qui est l’objet de mentions par l'expression'' n’ont le degré de clarté de l' opération '' quatre et quatre font huit '' Sorti du cadre polémique, le propos de Sîrâfî ne vient que souligner l’insuffisance de la logique dans l’acte de pensée parce qu’elle demeure à un niveau abstrait et formel, là où il faudrait aussi faire intervenir le langage qui entretient avec le monde un autre rapport que celui de la logique. Pour penser

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les faits ou les choses, il faut que j’en aie une idée, ce que peut donner la logique, dans la mesure où elle établit des rapports ( prédication, attribution), mais il faut aussi que je dispose de mots pour exprimer ma pensée. En fait, Sîrâfî prend appui sur la brèche que lui ouvre l’aspect polémique du débat pour argumenter sur les statuts respectifs de la logique et de la langue. Il imagine un contradicteur qui viendrait déclarer à Mattâ que l’apparition de la logique n’a aucunement influencé les locuteurs, assignant ainsi à cette discipline le statut d’un accident, d’une convention, par rapport à la langue, innée et héritée.

'' Que dirais-tu d’un interlocuteur (qâ îil) qui te déclarerait : - dans la connaissance et l’examen des vérités, mon état est semblable à celui des locuteurs qui étaient présents avant la logique, j'observe de la même façon qu'eux, je raisonne de façon identique parce que je connais la langue par la naissance ( man —aî) et l’héritage ( wirâ ◊a). Quant aux idées ( ma ìânî ), je les dégage par l’observation ( na Âar ) le jugement ( ra îy), et l’effort ( i¶tihâd ). Que lui dirais-tu ? Lui dirais-tu que ce jugement est erroné et que ce point de vue ne tient pas parce qu’il ne connaît pas les réalités de la façon dont tu les connais toi ? Tu serais bien plus satisfait qu'il t'imite , fût-il dans l’erreur, plutôt qu’il ne mène sa propre démarche, quand bien même il serait dans le vrai, car cela seraitt faire preuve d’une ignorance totale, et d’un jugement dévoyé '' (I 116)

Cette réfutation est fidèle à la tonalité des attaques de Sîrâfî. On retrouve la problématique du statut des sciences exogènes à travers le refus de considérer une science importée comme un moment tournant de l’évolution de la connaissance scientifique arabo-musulmane. Si rupture épistémologique il doit y avoir, elle ne peut venir que de l’intérieur. Nous avons vu comment

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ce point de vue était dès le IVème /Xème siècle aisément contestable, par exemple à travers l’intérêt porté par Fârâbî à la logique. Cette problématique de l'identité est également soulevée lors des critiques acerbes formulées par le vizir et auteur Samanide al-•ayhânî à l’endroit des Arabes, qui utilise la technique comparative, souvent employée par Abû ©ayyân, pour mettre en avant l’honneur ( —araf ), la précellence (taqaddum ), la puissance ( ìizz ), la hauteur de rang ( ìuluww makân ) de son peuple sur le peuple des Arabes (I 86). Ce passage de la discussion entre Mattâ et Sîrâfî s’inscrit dans la droite ligne de la tonalité générale du texte qui est une mise en cause ad hominem de la logique. En cela, les propos de Sîrâfî font d’autant plus contraste avec les propos de Mattâ dans lesquels on ne trouve jamais de mise en cause de l’intérêt de la grammaire. Certes, Mattâ dit bien qu’il n’a pas ''examiné la grammaire'', ( wa-l-nahw lam an Âur fîhi ) parce que le logicien n’en a pas besoin ( lâ hâ ¶ata bi-lman ’iqî ilayhi ) (I114), mais l’argumentation de Mattâ s’apparente rarement à un plaidoyer pro domo . On y trouve au contraire les prémisses d’une démarche qui s’oppose à l’inscription de ce débat dans la problématique déformante du conflit entre les sciences endogènes et exogènes trop souvent mis en avant dans les études critiques sur ce texte.8.2 Les propos de Mattâ

Un des rares passages du texte qui pourrait constituer une argumentation pro domo de Mattâ est celui dans lequel une question sur la fonction du wâw déclenche une opposition frontale de sa part aux prétentions de la langue à occuper le terrain d’investigation de la logique. La question du statut de la particule wâw ne relève pas pour lui de la logique mais de la :

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'' grammaire (...) car la logique recherche la signification (ma ìna ), et la grammaire, l'expression ( laf Â) ; si le logicien rencontre l'expression (laf Â), c'est par accident ( ìara ñ), et si le grammairien rencontre la signification ( ma ìnâ ), c'est [aussi] par accident, or, la signification est plus digne ( a—raf ) que l'expression , et l'expression ocuppe un rang inférieur ( îaw ñaì) eu égard à la signification '' (I 114)

Les autres interventions de Mattâ sont conditionnées par la tonalité de la rencontre, elles expriment le désarroi de celui à qui il n’est pas offert le même espace de parole que son interlocuteur. (Ex I 122, à l’évocation par Sîrâfî d’une série de propositions dont il s’agit de construire la signification à partir de faits grammaticaux.) Une question doit donc être posée : quels sont les motifs qui ont provoqué, chez Abû ©ayyân, la mise en texte de cette rencontre entre Mattâ et Sîrâfî qui aboutit au triomphe de Sîrâfî sur Mattâ. Car ce texte conclut, explicitement, à l’inutilité de la logique, dans une période où la fécondité mutuelle des connaissances entre l’Empire arabo-musulman et les Empires ou nations qui lui sont voisins est, aussi, perçue comme un facteur de progrès.

8.3 Une attitude contradictoire ?

Si l’on observe la classification des sciences de Taw ™îdî dans sa Risâla fi-l ìulûm , on constate que les sciences sont distinguées et prises en compte dans une conception globale de la connaissance dont l’objectif premier est, comme le précise Mohamed Mefthah :

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'' de ne pas instaurer une différenciation entre les sciences exogènes et les sciences endogènes pour véhiculer le message que ces sciences, si l’on se place du point de vue de leur source et de leur fonction, dérivent toutes d’une même source 166 , et ont toutes pour but de réaliser le bonheur de l’humanité '' (Meftah 1996 p.71)

Le second objectif de cette classification est, selon M.Meftah :

'' qu’aucune science islamique n’a l'avantage sur une autre : la grammaire n’a pas l'avantage sur la théologie dogmatique ni la logique sur la rhétorique . ''(Meftah 1996 p.71)

A lire ces propos, la question du statut de la logique dans le panel des sciences à disposition des Arabes au IVème/Xème siècle paraît réglée. Meftah va jusqu’à conclure à l’islamité de la logique, se situant à l’autre extrême de la position qui exclut la logique au nom d’une arabicité pure, comme celle de Sîrâfî. Par exemple, dans son étude critique sur Tawhîdî, Meftah se situe aux antipodes d’une autre étude critique moderne comme celle de Habib Chbayl, que nous citions précédemment, pour qui le rapport entre grammaire et logique s'inscrit dans le ''conflit entre les sciences endogènes et les sciences exogènes ''. La perspective de Meftah se fonde sur la thèse de l’assimilation des disciplines exogènes du savoir que l'on peut déduire de la démarche adoptée par Tawhîdî dans sa classification des sciences. En effet, ce dernier écrit l’épître sur les sciences Risâla fî-l ìUlûm en réponse à ceux qui diraient que :

166 c'est nous qui soulignons

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'' La logique ( man ’iq ) n’a pas d’accès à la théologie ( fiqh ), la philosophie ( falsafa ) n’a pas de relation à la religion ( dîn ), la sapience ( ™ikma ) n’a pas partie liée aux qualifications légales ( a™kâm ) '' ( Risâla fi-l-‘ulûm , cité par Meftah 1996 p.11)

Cette conception pense les disciplines du savoir comme un tout organisé selon la vision cosmiologique des philosophies grecques antiques pour lesquelles les sciences émanent d'un foyer unique. D’une telle conception, découle une classification des sciences adaptée dans laquelle :

'' la science est une unité faite de relations et d’enchevêtrements qui convergent vers un but fondamental quelle que soit la diversité des ses manifestations comme la théologie, la science du Livre, la Tradition, l’analogie, la théologie dogmatique, la syntaxe, le lexique, la logique, la médecine, l’astronomie, l’arithmétique, la géométrie, la rhétorique et la mystique ''. (Meftah 96 : 70)

De même, paraît réglée la question du conflit entre les sciences endogènes et exogènes puisque le programme de la classification des sciences chez Taw ™îdî ne se développe pas sur le mode de la dichotomie mais sur celui de la distinction intégratrice.

Peut-on, au IVème/Xème siècle, concilier deux disciplines qui paraissent autonomes parce qu’elles constituent chacune un système non perméable ? La controverse entre Sîrâfî et Mattâ, en se donnant pour but d’exposer le problème de la compatibilité de la grammaire avec la logique, place en fait ce questionnement à un niveau plus général : le rôle qui revient à la langue grecque, d’une part, et à la langue arabe, d’autre part dans la conception du discours . La relation entre les deux langues est complexe, et Mattâ et Sîrâfî, chacun pour leur compte, ne manquent pas de le faire

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observer. Notre lecture de la perception de Tawhîdî de la question, en filigrane dans ce texte, est que la grammaire et logique ne relèvent pas de la même démarche, certes, mais elles se complètent et ne s'excluent pas. La problématique générale de ce texte se situe dans un contexte culturel de transmission du savoir entre civilisations. Au IVème/Xème siècle, la traduction est déjà bien entamée, la classification des sciences de Farâbî , le Kitâb ih ”âî al ìulûm, ou, au siècle suivant, celle d’Avicenne, attestent de la pénétration d’un savoir scientifique varié de nature aussi bien philosophique, littéraire ou médicale constitué dès le IIème/VIIIème siècle.

Nous nous sommes efforcés de faire ressortir les principales problématiques soulevées par la place respective de la grammaire et de la logique dans les mentalités au sein des milieux intellectuels du IVème/Xème siècle telles que les fait apparaître le texte de la rencontre entre Mattâ et Sîrafî. Nous souhaiterions, en conclusion de cette analyse, nous pencher sur les mécanismes de la discussion à l’œuvre dans le texte. Ils permettent d’une part de percevoir comment les disciplines qui font l’objet du débat donnent lieu à une certaine pédagogie d’Abû ©ayyân qui consiste à renseigner sur les thèmes traités, et, d’autre part, de confirmer la perspective globale mise en œuvre, à notre avis, par Abû ©ayyân dans le Kitâb al Imtâ ì : faire entendre des voix qui expriment une position sur le mode autonome d’une conscience indépendante, parfois en discordance, parfois en concordance avec Taw ™îdî. Dans ce texte, on peut en effet supposer que Abû ©ayyân, responsable de l’énonciation et organisateur de discours 167 , préside aux situations discursives construites sur un déséquilibre : l'inégal accès à la parole de Mattâ et de Sîrâfî, dans ce qui semble un non respect volontaire des lois qui régissent la dispute

167 Nous abordons et expliquons cette notion dans notre analyse des phénomènes de discours de la 25 ème Nuit

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mas îala .

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Conclusion :

La notion de mas îîî ala et son opportunité dans la controverse entre Mattâ et Sîrâfî

Constituée de pierres d’achoppement multiples qui jalonnent le déroulement de la joute verbale munâ Âara , la mas îala , la dispute, est une pièce centrale de toute forme de dialogue réfutatif. Si l’on opérait une étude statistique des termes les plus fréquents qui apparaisssent dans cette controverse, on s’apercevrait que le terme mas ì âla occupe une place de choix (Nous avons recensé 8 occurrences) Pour R.Barthes :

« La dispute est une cérémonie, une joute dialectique, menée sous la présidence d’un maître : après plusieurs journées, le maître détermine la solution. Il s’agit là, dans son ensemble, d’une culture sportive : on forme des athlètes de la parole : la parole est l’objet d’un prestige et d’un pouvoir réglés, l’agressivité est codée. »168

Cette réflexion nous semble particulièrement convenir pour examiner la pertinence de l'usage du terme controverse, courant pour qualifier la rencontre entre Mattâ et Sîrâfî. On peut se poser la question : cette rencontre est-elle véritablement une controverse dans laquelle émerge, se déroule et se résout une dispute au sens propre du terme ?

'' La dispute est (…) menée sous la présidence d’un maître ''

écrit Barthes.

168 L’ancienne rhétorique Communications n°16, p273

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On peut s'interroger sur le rôle du vizir Ibn Furât qui anime le majlis dans lequel se déroule le débat : son intervention consiste d’abord à réclamer le personnage dont la stature est susceptible de l’aider à confondre son interlocuteur le plus aisément possible, d'où la désignation de Sîrâfî pour mener à bien le pugilat verbal.(I 108-109) Ensuite, le vizir intervient pour relancer de plus belle les attaques du grammairien lorsqu’il constate que Mattâ est à court d’arguments :

''Interroge le sur un autre point de discussion (mas îala), Abû Sa ìîd. A chaque fois que les [points de discussion] se font suite en sa présence, on voit comment il est réduit à quia, comment il descend de son piédestal, eu égard à la logique, lui qui en est [pourtant] fier partisan, mais à laquelle, en vérité, il est aveugle ''. (I 122)

La troisième et dernière intervention du vizir est un panégyrique de Sîrâfî, auquel Ibn Furât déclare, dans un langage fleuri, que, parce qu'il a confondu Mattâ, il a :

'' brodé une étoffe que le temps n’usera pas'' (I 128)

Cette rencontre présente une distorsion par rapport à la dispute telle que la définit Barthes, la seule personne qui pourrait faire office de maître présidant la dispute serait ici le vizir Ibn al-Furât. Or, ce dernier est on ne peut plus partial, et n’intervient jamais pour relancer la discussion dans le but de faire évoluer les thèses en présence. A fortiori, les masâ î il ne sont jamais suspendues afin que ''le maître'', ''après plusieurs journées'', ''en détermine la solution ''. Barthes examine ensuite la dispute par rapport au traitement de la parole :

''la parole est l’objet d’un prestige et d’un pouvoir réglés, l’agressivité est codée ''.

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De nombreux indices, dans le texte de Taw ™îdî nous permettent de montrer que la parole ne fait guère l’objet d’une maîtrise, ni d’un contrôle. On peut d’abord mesurer le degré d’intervention de Mattâ, il intervient 7 fois, sur deux lignes en moyenne, dans un texte qui en compte 356, sachant que de la ligne 250 à la ligne 356, Mattâ n’intervient plus, alors même que des questions continuent à lui être posées. Sur cet espace de 106 lignes où Mattâ n'intervient pas, court un quasi monologue de Sîrâfî, uniquement entrecoupé des marques du discours rapporté du narrateur. Cette dissymétrie contredit toute idée de parole réglée comme le voudrait la logique d’une controverse, la contre argumentation est d’emblée minée et le triomphe du '' vainqueur'' programmé. Quant au ''codage '' de l’agressivité, il est également totalement absent de cet entretien, ce qui n'échappe pas à Elamrani-Jamal :

'' Un trait (...) est constant dans le texte de cette controverse : c’est le ton polémique et violent que Tawhîdî prête à Abû Saïd. La querelle va de la remarque sur la correction de Mattâ qui, répondant oui ( na ì am ) à une question, est interrompu pour se faire reprocher cette faute - il faut répondre certes balâ à cet endroit - , jusqu’à l’accusation de '' fourberie '' et de '' mensonge '' Il est probable que l’écriture du texte dans ce style a contribué à ne le faire citer que pour son contenu polémique ''. (Elamrani- Jamal 1983 p. 64)

A partir de cette remarque, on peut élargir la réflexion, Elamrani-Jamal évoque ''l’écriture de ce texte '', donc la trace de Taw ™îdî. Nous l’avons mentionné, dans le Kitâb al Iimtâ ì , Abû ©ayyân agit en '' organisateur de discours '' qu’il sélectionne et rapporte, et qui dit rapporte dit bien souvent, dans la logique de la littérature arabe médiévale, recompose à sa manière.

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Non que l’intention soit de déformer les paroles de tel ou tel personnage, mais, ainsi, de transmettre un message. On doit s' interroger sur le message d' Abû ©ayyân que contient l’évocation par lui de ce célèbre débat. Nous pouvons défendre la thèse que les écarts constatés par rapport à la définition de la dispute de Barthes sont la trace des interventions d’Abû ©ayyân dans la retranscription du débat. Car Abû ©ayyân fait bien une présentation d’un Mattâ en difficulté, défavorisé dans la joute verbale qui l’oppose à son contradicteur, pour mettre en place une controverse qui n’en n’est pas une. En effet, si Abû ©ayyân présente une rencontre dans laquelle on doit mesurer deux disciplines l’une par rapport à l’autre et attribuer la supériorité à l’une d’entre elles, la situation tourne, selon l’interprétation qu’on en fait, soit au comique, soit au tragique : que le vizir annonce d’emblée qu’il est à la recherche d’un contradicteur à même de confondre Mattâ peut prêter à sourire, Abû ©ayyân indique ainsi qu’il ne faut ni se duper sur l’écrasante supériorité de Sîrâfî dans ce dialogue, ni sur sa position à lui, Abû ©ayyân, par rapport à cette rencontre, qu’il fait connaître précisément en introduisant une succession d’anomalies dans le récit qu’il en fait. Au premier rang de ces anomalies, il y a le déséquilibre en volume de parole accordé à chaque locuteur. Que Mattâ paraisse à ce point rabaissé peut paraître étonnant, comment expliquer qu'un célèbre logicien soit victime d’un tel déséquilibre verbal dans la confrontation qui l’oppose à son interlocuteur ? Que la fin du dialogue se résume en une succession de questions prenant un tour monologal provoque la surprise, puisque Sîrâfî n’attend même plus de réponses à ses questions et, en définitive, le signale lui-même, en ponctuant ses propos de l’ expression da ì hâ òâ que l’on peut traduire par « abandonne [même toute velléité de réponse] ».(I 125 et 126).

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Ainsi, nous pensons que cette rencontre entre Sîrâfî et Mattâ n’a pu être appelée controverse que par abus de langage, d’abord parce que les règles élémentaires du débat contradictoire n’y sont pas respectées. De la seule défaite programmée de l’adversaire ordonnée par le vizir, on peut déjà inférer que l’objectif de la rencontre est autre que de démontrer la supériorité de la grammaire sur la logique. C’est pourquoi il est nécessaire de se tourner vers celui qui rapporte cette rencontre : Tawhîdî. C’est lui qui détient la clé d' une autre signification de ce texte, que nous refusons pour notre part d’appeler controverse. Une interprétation possible est de dire que , en faisant apparaître un déséquilibre criant entre les propos de Sîrâfî et ceux de Mattâ, Abû ©ayyân fait référence à la question de l’assimilation de l’héritage grec par les Arabes, et à la façon dont l'incorporation de la logique grecque dans la pensée arabo musulmane pour fonder un modèle culturel philosophique à la fois arabe et universel a pu être négativement perçue, comme l'illustrent les propos de Sîrâfî.Le conflit qui se déroule ici, en arrière plan d’une discussion sur les mérites de deux disciplines réflexives du discours, est un conflit de cultures, et l'analyse de ce texte doit faire justice à la gravité de cette querelle. Dans ce chapitre, nous avons souhaité traiter d’une question dont on dirait dans un langage moderne qu’elle est, à l'époque, placée sous les feux de l’actualité. La problématique du rapport de la grammaire arabe à la logique grecque est intimement liée à la façon dont la logique est perçue par la plupart des savants arabes. 169 Dans cette 8 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì wa l Mu îânasa , la logique est doublement abordée, d’abord, selon un mode engagé, à travers le parti pris de Sîrâfî en faveur de la langue et contre une discipline présentée comme non arabe. Mais le fait même d’aborder la logique reflète également, cette fois de la part de Taw ™îdî, une volonté d’intégrer cette discipline à une

169 Ce chapitre essaie de faire justice à la position décalée, favorable à la logique, de Farâbî, en l'abordant quelque peu pour illustrer la position de Mattâ qu'il ne lui est pas possible, à lui, d'expliquer dans ce débat, construit sur le topos argumentatif de la pétition de principe.

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réflexion générale sur la culture. Quel que soit le positionnement d’Abû Hayyân par rapport à la logique, son analyse s’intègre, à nouveau, dans son projet de repenser la relation au savoir de l’homme de pouvoir dans l’examen des disciplines nécessaires à la réalisation de ce programme. Parmi ces disciplines figurent les disciplines du discours, la prose et la poésie, deux disciplines qui posent dans le Kitâb al Imtâ ì, la problématique fondamentale de leur propre rapport au discours. C’est le thème que nous abordons dans le chapitre suivant de notre travail.

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CHAPITRE 4 - Sommaire

Tawhîdî et la question des points de vue : quelques exemples des Ma ◊âlib al Wazirayn et de la 25 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì

Introduction : l’esprit des textes

1. Le cadre général

1.1 Des particularités par rapport aux autres Nuits 1.2. Une réflexion dictée par des enjeux connus Un contexte politique Le traitement comparatif La problématique de fond : le modèle du adîb

2. Vers une refondation des valeurs

2.1 L’anti-modèle 2.2 Le modèle 2.3 Les registres du discours Vertus de la ''prose disjointe'' Le rythme du discours

3. Les principes d’une éthique du discours 3.1 La remise en cause du langage précieux

4. Mise en place d’une polyphonie de l’énonciation 4.1 Le postulat de l'unicité du sujet parlant La polyphonie selon Bakhtine 4.2 Le cas de la 25 ème Nuit 4.2.1 Les voix principales : un milieu célèbre 4.2.2 La critique d’Ibn ÷awâba

5. Le positionnement d’Abû Hayyân Un autre point de vue sur la poésie

6. La structure du discours

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7. Enjeu du texte pour l’esquisse d’un programme

7.1 Une certaine idée de la culture 7.2 Une esthétique du discours 7.3 Le langage et la cité 7.4 Un emprunt aux méthodes de l’adab

8. Une relation au savoir spécifique, résultat d’une démarche spécifique

8.1 Les raisons d’une mise en discours 8.2 La 25 ème Nuit : une polyphonie spécifique

Conclusion : Pour une rhétorique du discours 1. Les conclusions de la 25 ème Nuit 2. L'ébauche d'une réflexion

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Chapitre 4 Taw ™™™îdî et la question des points de vue : quelques exemples des Ma ◊◊◊âlib al Wazirayn et de la 25 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ììì

Introduction : l’esprit des textes

La 25 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì peut-être considérée comme le nerf de la réflexion sur le langage dans le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa et, plus encore, dans l’œuvre d’Abû ©ayyân al Taw ™îdî. On peut dire de ce texte qu’il se distingue par deux caractéristiques essentielles : la présence d’un ensemble de termes techniques qui rayonne sur l’ensemble de l’œuvre, et le procédé discursif singulier auquel recourt Taw ™îdî, dont nous avons déjà dit quelques mots dans le chapitre 1, qui consiste à faire entendre son discours, au sens propre, à travers certains propos d’autres locuteurs dans une pratique du discours '' par procuration ''. La 25 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì est un exemple particulièrement probant de ce procédé par lequel Abû ©ayyân délègue sa voix de locuteur et son discours d’énonciateur, dans une distribution de la parole savamment organisée par une procédure de mise en discours, pour manifester sa présence, affirmer sa position, ouvrir des perspectives sur le sujet traité, ici, l’examen des mérites respectifs de deux disciplines du discours, la prose et la poésie, sous le rapport de leur comparaison. La comparaison des mérites et des défauts de la prose et de la poésie est une problématique de l'adab : elle s'intègre à une certaine vision de la culture chez Taw ™îdî qui consiste à revisiter un savoir bien trop asservi à la spécialisation, où les fonctionnaires de l'institution n'ont plus à posséder une culture générale. C'est pourquoi la question de l'adab, soulevée , dans la 25 ème

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Nuit sous les auspices des disciplines du discours, est une question , aussi, directement politique. Dans l'analyse qui va suivre, nous avons choisi de montrer comme le texte de la 25 ème Nuit s'éclaire par l'orientation du Kitâb Ma ◊âlib al wazirayn, car la question de l'expression ne se comprend, dans le contexte de Tawhîdî, qu'au regard de l'enjeu sous-jacent : la place de l'intellectuel dans les milieux du pouvoir. Or c'est cette question qui est au cœur du Ma ◊âlib , à travers cette dialectique du vizir et de l' adib qui oppose un adîb bafoué et brimé à un Gouvernement qui ne voit plus quel profit tirer de la culture. En introduisant les deux disciplines du discours que sont la prose et la poésie dans une démarche que l'on peut qualifier de réflexive, où il s'agit de définir un rôle, un statut et une fonction pour les disciplines du discours, c’est bien le langage lui-même qui est soumis à l’interrogation, puisque l’on cherche à en établir des normes d'usage dont l'objectif n'est autre que de proposer un langage de l' adîb . Dans cette analyse, on insistera plus particulièrement sur quelques axes qui nous semblent fondamentaux dans le projet de Taw ™îdî : une interrogation sur les disciplines du discours et les règles de leur pratique, un questionnement rhétorique sur l'expression, associés à la thématique du modèle et de l'anti-modèle de l' ''humaniste "170 au IVème/Xème siècle Nous proposons d’axer cette étude de la 25 ème Nuit sur ces axes qui nous aideront à nous faire une idée des procédés argumentatifs du Imtâ ', où le débat d'idées se construit autour d'une pluralité de points de vue, que nous examinerons à partir de la multiplicité des interventions dans la 25 ème Nuit sur la prose et la poésie, et, à partir de quelques exemples des Ma ◊âlib al

170 Pour une définition possible de ce terme, nous renvoyons à notre chapitre 5, p.350 où il est fait mention des distinctions établies par M.Arkoun sur ce sujet.

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wazirayn à travers le regard d’Abû ©ayyân sur deux autres célèbres vizirs buyîdes qu'il fréquenta : Ibn al ìAmîd et Ibn al ìAbbâd. Nous commencerons cette analyse en nous penchant sur les spécificités de la 25 ème Nuit : sa situation dans l'économie de l’ouvrage, reflet d'un cadre de pensée, de l’esprit d’une époque qui s’ exprime par le débat.

1 Le cadre général

1.1 Des particularités par rapport aux autres Nuits

Abû ©ayyân rencontre le vizir buyide du prince “am ”âm al Dawla, ibn Sa ìdân et, comme à l’accoutumée, fixe le sujet de discussion de la Nuit au cours de laquelle ils dialogueront. Cette 25 ème Nuit diffère des Nuits dans lesquelles Ibn Sa ‘dân demande à Tawhîdî de lui exposer son opinion sur la qualité intellectuelle de personnages (comme par exemple un certain nombre de poètes [I 134]), il ne s'agit pas d'évaluer ici les mérites de personnes, mais des outils de l'expression. Cette Nuit diffère également des Nuits consacrées à des demandes d’éclaircissement sur un thème donné, comme la 13 ème Nuit sur l’âme, la 15 ème Nuit , philosophique, sur le possible, ou encore, la 6 ème Nuit , sur le mérite des nations, ou de celles qui recouvrent, à elles seules, plusieurs sujets à l'instar de la 17 ème Nuit qui traite de sujets aussi variés que la signification des schèmes tif ìâl et taf ìal , la question des rapports entre philosophie et religion à travers le point de vue des I ¨wân al “âfâ î, la répartition de la raison-bon sens chez les humains ( manâzil al ìaql fi-l-nâs ), le problème social, à travers les protestations de la population contre le côut des denrées (II 26), ou encore,

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comme Abû ©ayyân s’y est accoutumé, à la demande du vizir, de la communication d’apophtegmes et autres bon mots qui sont autant de témoignages d’une conception universelle de la culture et du désir d’Abû ©ayyân de la propager. Dans cette 25 ème Nuit , le discours est au cœur d’un exposé qui prend forme à travers la mise en parallèle de points de vue multiples dans le but d’établir une hiérarchie entre la prose et la poésie. Ce sujet, au même titre que les autres sujets abordés dans le Kitâb al Imtâ ì ne correspond pas seulement à la pratique d’un simple loisir de la pensée, au bonheur de la spéculation intellectuelle procuré par le ''plaisir'' et la ''bonne compagnie'', comme le veut le titre de l’ouvrage. Cette 25 ème Nuit traite d'une importante problématique du discours, dictée par le contexte socio-culturel et politique de l’époque.

1.2 Une réflexion dictée par des enjeux connus

Un contexte politique

D'emblée, le discours de la 25 ème Nuit laisse peu de doute sur un engagement aux côtés de la prose, qui fonctionne en fait comme un prétexte pour poser un problème de fond : quel modèle veut-on donner du fonctionnaire de l'état à une époque où le pouvoir néglige d'interroger sa culture et, par conséquent, la formation intellectuelle de ses hommes. Le débat soulevé ici prend place dans un cadre politique qui a intégré la présence de ceux que l’on a pu appeler les commis, les secrétaires ou encore les scribes, c’est à dire ces ''professionnels de la rhétorique et de la rédaction'' a”hâb al balâ ®a wa-l-in—âî que Taw ™îdî mentionnait dans les premières pages de

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l’ouvrage par l’intermédiaire de son protecteur Abû-l-Wafâ î al-Muhandis (I 10), et dont il rappelait qu’ils ne constituaient pas le modèle rhétorique absolu 171 , mais seulement un modèle rhétorique parmi d’autres, par rapport auquel Taw ™îdî veut imposer celui mis en valeur dans cette 25 ème Nuit . La question débattue est donc double : on rattache la question des valeurs de la prose et de la poésie à la fonction du secrétaire préposé à la pratique du discours et, plus largement, au débat sur la rhétorique. Car ce texte ne se contente pas d’une série de remarques sur la clarté du propos, la concision de la pensée, ou l’adéquation de l’expression à la signification, mais reprend ces éléments dans un projet d'ensemble qui sert le propos engagé exposé ici : la défense d'un statut de la prose. C’est ainsi que s’installe dès le début de cette Nuit , avec des expressions comme :

'' l'un des aspects de la noblesse de la prose ( min —araf al na ◊r) (I 133) '' '' ce qui fait la vertu de la prose ( min fa ñilat al na ◊r) '' (I 133)

une démarche familière à Abû ©ayyân : l' évaluation comparative, dans laquelle il s’agit de rattacher l’examen des disciplines du discours au procédé traditionnel qui consiste à traiter d'un thème en en comparant les vertus et les défauts, les points forts et les points faibles. Il s'agit ici d'instaurer un cadre de valeur destiné à normaliser la pratique du discours, perçu comme un fait d’institution.

Le traitement comparatif

171 Ce qu'Abû-l-Wafâ î a recommandé à Abû Hayyân dès leur première rencontre rapportée dans l'ouvrage : '' Ne te compare pas à eux ( lâ tata —abbah bihim ), ne t'inspire pas de leur exemple ( lâ ta ¶rî ìalâ mi ◊âlihim ) '' (I 10)

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C’est l’idée de clarté du discours, qui passe par la simplicité de la signification, que la 25 ème Nuit aborde au travers de la comparaison entre la prose et la poésie. Celle-ci fonctionne comme un outil de travail au service de la thèse d’Abû ©ayyân qui consiste à défendre les valeurs de la prose en lui conférant le premier rôle dans sa conception de la pratique du discours que le vizir interroge, en prélude de cette Nuit , sur ce mode comparatif :

'' Un mot, s’il te plaît, de la poésie ( naÂm) et de la prose ( na ◊r), de leur hiérarchie et de leurs limites respectives, de la forme qui leur est commune ? De laquelle tire-t-on le plus large profit ? Laquelle est la plus ancrée dans l’art ( ”inâ ìa) ? laquelle témoigne le mieux du brio ? '' (II 130)

Ces premières paroles du vizir sont placées sous le signe d’un projet axiologique dont l’objectif est d’attribuer des valeurs à la prose et à la poésie. La démarche comparative, qui doit faire émerger ces valeurs, apparaît comme une technique d’investigation qui va instaurer une hiérarchie entre les deux disciplines du discours. On parle de '' degrés '' et le mot ne peut que couvrir un champ très large, il n’est en effet pas spécifié s’il s’agit de degrés établis pour la prose et la poésie dans le sens d’une gradation, d’un degré supérieur, - même si le parti pris de Taw ™îdî pour la prose est un présupposé évident- ou s'il s'agit aussi de graduations établies à l’intérieur des deux disciplines distinguant, sur le plan qualitatif, des niveaux de prose à l’intérieur de la prose, et des niveaux de poésie à l’intérieur de la poésie. Nous penchons pour l’hypothèse que ces deux signification sont ici attribuables au terme marâtib , on sait que l’objet de la 25 ème Nuit n’est pas d’installer le lecteur, encore moins l’interlocuteur d’Abû ©ayyân, dans une situation de suspens qui le placerait dans l’expectative par rapport à l’issue de l’évaluation des mérites

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respectifs de la prose et de la poésie. La supériorité de la prose, qui ne fait pas de doute, n’est que la problématique de façade de la 25 ème Nuit .

La problématique de fond : le modèle du âdîb

Car à partir du second sens perceptible de ''degrés '' ( marâtib ), c'est à dire une gradation interne à la prose et une gradation interne à la poésie, on découvre la problématique de fond de ce texte, qui souligne d’abord que la promotion de la prose ne se fait pas au détriment de la poésie ni contre elle ; en effet, pourrait-on seulement envisager de parler de degrés entre prose et poésie s’il n’y avait pas reconnaissance de facto de la poésie de la part d’Abû Hayyân? Mais il y a que le propos de Taw ™îdî fait suite à une conception de l’ adab qui, après •âhi Â, a réintroduit la poésie pour satisfaire un intérêt immédiat que Tawhîdî désapprouve : intégrer les fonctionnaires de l’Etat dans une formation partielle et partiale qui sacrifie une véritable culture générale universelle sur l’autel de connaissances techniques circonscrites et autosuffisantes. Ainsi, Taw ™îdî veut réagir contre une époque où l’on n’écrit plus, au sens où l’on ne crée plus. André Miquel a bien montré que :

'' La réintroduction de la poésie, non seulement comme terrain privilégié d’étude de la langue, mais comme source de connaissances de tous ordres, est probante (…) : la plus arabe des disciplines arabes, elle est la charnière de l’ Adab al Kâtib , et la connaissance qu’elle livre, codifiée par le rythme, sanctifiée par la tradition, tend à privilégier, chez le lecteur ou l’auditeur, en place de la réflexion un état d’intuitive et immédiate réceptivité 172 ''.(Miquel 1963 p. 61)

172 c'est nous qui soulignons

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'' Intuitive et immédiate réceptivité '' en lieu et place de la réflexion, souligne Miquel, un débat est soulevé et pose la question suivante : Quelle est la figure de l’honnête homme que l’on veut voir en place ? Au fond, Tawhîdî ne cesse de poser cette question : bien souvent ses attaques, notamment lorsqu’elles visent des personnes, se concentrent presque exclusivement sur des faits culturels qui touchent à la maîtrise du langage. Il n’est que de citer l’un des exemples les plus probants à cet égard qui est celui de la critique des deux vizirs Ibn al-ìAmîd et Ibn al-ìAbbâd, dans les Ma ◊âlib al wazirayn où les griefs portent très souvent sur la relation biaisée qui unit les vizirs aux questions de langage, et particulièrement, al “âhib ibn al ìAbbâd. (On se souviendra que c’est à lui que le grammairien Ibn al Fâris dédia son “âhibî ). On peut de là penser que Tawhîdî inscrit cette figure blâmable du faux intellectuel dans une filiation logiquement héritée de cette ''décadence'' de la culture qu’il veut faire ressentir et qu'il évoque explicitement à la fin de la 25 ème Nuit :

'' On se livrait compétition sur ce chapitre ( bâb) (i.e celui de la rhétorique) lorsque le califat était dans sa splendeur, son gouvernorat (niyâba) dans l’éclat, qu’il y avait des personnes fermement attachées (mu ì taqid ) à la religion, qu’il restait encore quelqu’un pour aimer passionnément (ìâ—iq) les qualités viriles ( murû î a) (...) , privilégier la sincérité (”idq) , répandre les bonnes mœurs (îâdâb), [que se tenait] une arène de l'éloquence (bayân) pour rechercher la manière d’agir juste et droite ( ”awâb) " (II 143)

Taw ™îdî intègre son projet d’examen de la question du discours à sa propre conception ethique, esthétique et langagière de la notion de valeur .

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2. Vers une refondation des valeurs

2.1 L’anti-modèle

Taw ™îdî développe dans son œuvre la figure de l’anti-modèle de l’intellectuel victime de cette conception volontairement restrictive de l’ adab . Le texte des Ma ◊âlib intitulé kitâbat al “â™ib , l’écriture d’al-“â™ib, en est un témoignage fort, il fait le portrait de l’anti-modèle de l’intellectuel dont la superficialité de la maîtrise de l’écriture, autrement dit de la prose, est, pour Tawhîdî, le reflet indiscutable de l'émergence d' une nouvelle conception de l’ adab qu’il veut combattre. Ce texte, que nous citons ici, se compose de deux parties d’une égale importance, fondamentales, puisque la première communique, par la voix du secrétaire Ibn al ìUbaïd (que l’on retrouve dans la 7 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa ) le point de vue –c’est évident- d’Abû ©ayyân, et la seconde, par ce même intermédiaire, décrit dans une hiérarchisation des priorités, un modèle à suivre. Celui-ci, par son caractère directif, éclaire la conception de la prose chez Taw ™îdî. Il fait écho aux enjeux de cette 25 ème Nuit en se rattachant au contexte militant d’Abû ©ayyân pour un certain type de langage et un certain type de culture :

'' Je déclarai au secrétaire chrétien de Bagdâd Ibn al ìUbaîd – lui qui maîtrisait l’éloquence avec aisance, maniait l’expression de façon agréable, pratiquait la concision avec adresse, faisait des allusions recherchées, savait agréablement enchaîner le discours : « -Que penses-tu de l’écriture d’Ibn al ìAbbâd? « - Elle est laide répondit-il, d’une extrême laideur, et d’une lourdeurqui a pris forme dans les doctrines ( ma òâhib ) de maîtres fous simulant le bon sens. La prose rythmée et rimée (sag ì) à laquelle il s’adonne passionément, est [certes] de celles qui s’appliquent au discours ( kalâm ), mais il faudrait qu’elle ressemble à la broderie d’un vêtement, le pan d’un habit, la couture du gaze, le sel de l’aliment, ou le

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grain de beauté [mais] si le visage était parsemé de grains de beauté, il deviendrait cendré 173 . Qu’il brille dans cet art ( fann ) ne cache point cette lourdeur dans tous les [autres] registres du discours (funûn al kalâm ). Les registres du discours 174 peuvent se résumer à la prose ordinaire (badad ), la prose rythmée et rimée ( sa ¶ì ), le patron rythmique ( wazn ) et ce que d’aucuns appellent la mise en assonance (ta ¶nîs ), ou l’accord harmonieux ( ta ’bîq ). Parmi ces registres du discours, figure ce que l’on doit appeler '' l’enchaîné '' ( al musalsal ) dont on trouve des exemples dans le discours d' Abû ‘Uthmân [al Gâhiz]. Ce que l’on doit abandonner absolument (...), c’est l’afféterie (takalluf ) et le propos obscur provoqué par le lexique rare ou ardu, ce qui anéantit la signification, la corrompt, ou la déforme. Le premier objectif doit être la véracité de la signification ( ”i™™ at al ma ìna ), le second réside dans le choix de l’expression (ta ¨ayyur al laf Â), le troisième, dans la simplification du discours ordonnancé (tashîl al na Âm) et la composition agréable (halâwat al ta îlîf ) (...) et l’harmonie concise ( iqti ”âd fi-l-mu îâ¨ât ). [Il faut] qu’il en soit ainsi pour que le second objectif suive le premier, puis le troisième, le second, et que tu te prémunisses contre l’ ''espace'' qui s’introduit entre les séparations [dans le propos].’’ -« Que signifie l’ "espace " ? demandai-je. -« L’absence de liaison ( ribâ ’) entre ce qui précède et ce qui succède, c’est à dire l’inélégance dont souffre l’auditeur qui veut retirer un profit [du discours]. -Le vice qui n’a point d’égal, et auquel point de lourdeur n’est semblable, est l’engouement pour le lexique rare ( ®arîb ), où la vocalisation pose problème et qui requiert une interprétation laborieuse. Cela, et ce qui y ressemble, est une charge qui perturbe l'audition, un fardeau qui met à mal les dispositions naturelles ( ’ab ì) [de celui qui s'adonne à l'art du discours], une souffrance pour la langue ( lisân ) qui doit le prononcer . '' ( Matâlib 113-114)

Par l’intermédiaire du secrétaire Ibn ìUbaïd, qu’il privilégie lorsqu’il aborde la question de l’ adab –aussi bien comme contradicteur de débats, comme c’est le cas dans la 7 ème Nuit du Kitâb al ‘Imtâ ‘ , que comme

173 mot à mot « frit » 174 Nous traduisons kalâm par langage lorsqu’il est l’objet théorique d’une analyse, par discours, lorsque nous envisageons la dimension proprement énonciative.

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''conseiller'' dont il convoque le point de vue sur le sujet-, Abû ©ayyân parle de son engagement, sa défense militante pour une certaine idée de l’ adab , dans ce texte ou le degré normatif qui dit ce que doit être l’ adab s’instaure peu à peu. C’est tout une tradition qui est remise en cause, et la critique n’est pas mince car Taw ™îdî n’hésite pas à s’en prendre à l’Institution, symbolisée par les Anciens ( al salaf al îawwalûn ), traités, eux et les maîtres de ce temps, dans un parallélisme qui ne trompe pas, de '' fous '' et d’ '' individus qui se donnent l’apparence d’agir en vertu du bon sens '' ( muta ìâqilûn ). Sur ce point, à savoir le style d’Ibn al-ìAbbâd, la critique est sans nuance et dépasse la seule contingence d’un règlement de comptes de la part d’Abû ©ayyân avec un vizir dont il se plaindra toujours des mauvais traitements subis à ses côtés. Ici, Taw ™îdî s’en prend à un modèle que l’on a érigé en exemple. Aussi, l’intérêt de ce texte ne réside pas tant dans la critique d’Ibn al-ìAbbâd –fait connu chez Taw ™îdî-, que sur un modèle d’ adab que Taw ™îdi veut voir se substituer à cet anti-modèle qu’il ne cesse de décrier.

2.2 Le modèle

Ce texte épouse bien le tournant militant que l’on connaît à la pensée d’Abû ©ayyân, il prend aussi l’aspect d’un texte informatif sur la question de l’ adab qui complète le traitement de la question dans le Imtâ ì où, selon nous, le modèle voulu par Abû ©ayyân et le développement explicite de sa pensée sont considérés comme un présupposé devant être connu par l’interlocuteur de Tawhîdî –le vizir Ibn Sa ìdân- et le lecteur du Kitâb al Imtâ ì. Ainsi, Tawhîdî ne donnera pas dans le texte de la 25 ème Nuit , qui pourrait apparaître comme le manifeste du Kitâb al Imtâ ì pour une écriture et une parole en prose, un point de vue –encore moins une analyse – sur la prose

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rimée et rythmée , le sa ¶ì 175 . Le sa ¶ì ne fait pas non plus dans ce texte des Ma ◊âlib l’objet d’un véritable examen théorique qui l’intégrerait par exemple à une distinction de différents types de prose, mais le texte des Ma ◊alib n'en fait pas moins ressortir une idée forte de la conception de la prose dans laquelle le sa ¶ì ne peut être considéré que comme un ornement légitime du discours et non comme sa matière essentielle. Pour communiquer cette idée, Tawhîdî utilise une technique qui lui est familière, celle du recours à l’image et particulièrement, comme il le fait aussi dans le Kitâb al Imtâ ì, à l’image de l’étoffe brodée et du vêtement :

''La prose rythmée et rimée (sag ì) à laquelle il [i.e Ibn al ìAbbâd] s’adonne passionément, est [certes] de celles qui s’appliquent au discours , mais il faudrait qu’elle ressemble à la broderie d’un vêtement, au pan d’un habit , à la couture du gaze ''. (Ma ◊âlib p 113)

Ce passage véhicule l’idée essentielle chez Taw ™îdî du refus de l’afféterie takalluf . On reconnaît une certaine dignité, une certaine allure à la parure en matière d’expression, mais celle-ci ne doit justement pas enfreindre sa nature de parure car :

''si le visage était parsemé de grains de beauté, il deviendrait cendré (maqliyy ) '' (Ma ◊âlib 113)

L'expression sera semblable à cette couture discrète qui vient orner les pans d’un vêtement, lui-même, sous-entend Abû ©ayyân, constituant cette expression simple, accessible et dépouillée qui habillera la parure. Car une parure démesurée est comparable à ce visage qu’une multitude de grains de

175 Dans la 25 ème Nuit le terme est simplement cité, dans la ''rhétorique de la prose'' ( balâ ®at al na ◊r) (II141) ce qui montre qu'il n'est pas refusé.

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beauté aurait tuméfié, alors qu’un seul n’en aurait fait ressortir la beauté que davantage.

2.3 Les registres du discours

L’intérêt de ce passage pour la mise en place d’un modèle d’ adab est aussi perceptible dans l’intuition d’une catégorisation des registres du discours ( funûn al kalâm ), qui fonctionne evc le présupposé qu'il est question du discours en prose :

'' Les registres du discours ( funûn al kalâm ) peuvent à peu près se résumer à ce qui va de la prose ordinaire ( badad ), à la prose rimée et rythmée ( sa ¶ì ) et au patron rythmique ( wazn ), et à ce que d’aucuns appellent la mise en assonance ( ta ¶nîs ) ou l’accord harmonieux ( ta ’bîq ). " (Ma ◊âlib 113)

Vertus de la prose ordinaire

La forme commune de la prose, non rimée, est distinguée du registre poétique du sa ¶ì , prose rimée et rythmée. On entre ici dans l’appropriation axiologique du fait discursif chez Taw ™îdî, dont il fait usage pour fixer sa conception du discours. La prose ordinaire ( badad ), correspond manifestement à cette prose simple et dépouillée qu’Abû Hayyân appelle de ses vœux. En effet, on retrouve cette forme de prose dans la 25 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì avec l’expression al man ◊ûr al mutabaddid :

''Ne vois tu pas que l'homme, au début de sa vie, depuis l'enfance et jusqu’à un âge avancé, ne prononce que de la prose courante ( al

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man ◊ûr al mutabaddid ), facile d’accès et fréquentée ( al maysûr al mutaraddid ) (II 133) ''

autrement dit ''prose disséminée'', ''dispersée'', expression imagée d’un ''degré zéro de la prose '', une prose de communication qui fait son cheval de bataille du discours efficace à visée exclusivement pratique.

Le rythme du discours

La prose rimée et rythmée ( sa ¶ì ) ne vient qu’ensuite, et ensuite seulement Taw ™îdî aborde la question du wazn , terme que nous traduisons par ''patron rythmique '', aspect formel du discours, fonctionnant comme un patron dans lequel on peut en couler le contenu. Cette démultiplication des registres du discours semble fondée sur le présupposé que c’est à l’intérieur du discours en prose que l’on va découper des gammes et sectionner des ''registres '' ( funûn ). Le wazn , qui dans la langue peut aussi bien signifier le mètre poétique que le rythme, est à prendre ici dans le sens large du rythme du discours, qui n'obéit pas aux même règles selon que l'on a affaire à une prose poétique ou non. Mais cette distinction de registres du discours fonctionne davantage sur le mode intuitif que sur le mode analytique, Abû ©ayyân a distingué deux catégories, la prose simple et la prose rimée et rythmée sans faire du plan technique du rythme et de la prosodie un critère qui aurait pu servir à expliciter cette distinction, il se limite à déclarer que :

'' Les registres du discours peuvent se résumer (…) à ce que d’aucuns appellent la mise en assonance ou l’accord harmonieux ''. ( Matâlib 113)

En introduisant les notions d’assonance et d’harmonie par la délégation du secrétaire Ibn ìUbaïd, Abû ©ayyân ne fait-il pas part de son propre point

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de vue, un point de vue réservé sur la poétisation du discours ? Tawhîdî connaît et reconnaît l’existence des rimes intérieures, des régularités rythmiques et du souci d’homophonie dans le discours, or, parler de ''mise en assonance'' et ''accord harmonieux'', en attribuant cette parole à "d’aucuns " exprime une distanciation par rapport à un phénomène bien connu et conforme à une certaine conception de l’ adab . Taw ™îdî nous donne l’impression de minimiser volontairement cet aspect prosodique du discours en prose, cette distance qu’il prend ici en refusant de valider la désignation terminologique d’un phénomène qu’il connaît parfaitement est lourde de sens, elle renforce une prise de position pour une prose qui, si elle peut faire quelques concessions à l’ornementation et à la parure, ne doit pas en faire pour autant son souci principal, nous pourrions même dire, ne doit pas s’en préoccuper. Le message de la pensée de Taw ™îdî, sur ce point, semble être le suivant : c’est par surcroît, s’en l’avoir sollicité, et peut-être même par sa seule modestie qu’une prose simple et accessible sera belle, parée, voire grandiose. Cette idée fonde un point de vue sur le discours, et le tour normatif de ce propos, rattaché à une éthique du discours, permet de recadrer les points de vue de cette 25 ème Nuit sur la question de la prose et de la poésie dans un contexte de base indispensable à leur compréhension.

3. Les principes d’une éthique du discours

La 25 ème Nuit énoncent quelques principes d'une éthique du discours. L'inventaire des registres du discours (avec comme présupposé qu’il s’agit du discours en prose) semble correspondre à une certaine hiérarchie : on accorde la priorité au discours en prose ''de base'' ( badad ) sur la prose rimée et

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rythmée ( sa ¶ì ) et ce qui touche au rythme, à la poétisation du discours, est relégué en seconde position. On met donc en application une méthode de classement. Or, si ces techniques du discours font l’objet d’un classement, c’est donc que certaines valent plus que d’autres selon des critères préalablement institués . C’est bien de valeur qu’il est question dans la démarche de Taw ™îdî. Cette procédure de classement préfigure la comparaison évaluative, spécifiquement appliquée à la prose et à la poésie, dans la 25 ème Nuit , procédure qui vise à établir une différence de noblesse et de dignité entre la prose et la poésie, par une approche de la notion de degré appliquée à ces disciplines du discours. A partir de ses considérations méditatives sur la culture de son temps, Taw ™îdî, fût-ce par un vocabulaire souvent imprécis, essaye de relier une réflexion sur le langage au terrain pratique d'une refondation culturelle des valeurs. La démarche d'ordre éthique, sur le thème du discours, se pose comme une nécessité : on est attentif à des expressions qui relèvent du déontique, de ce qui doit être dit et fait, comme dans ce propos des Matâlib :

'' [Parmi ces registres du discours] figure ce que l’on doit appeler ''l’enchaînement ininterrompu'' ( musalsal ) dont on trouve des exemples chez Abû ‘U ◊mân [al Gâhi Â] '' ( Matâlib 114)

Le terme musalsal , que Taw ™îdî illustre par un renvoi à l’œuvre de •âhi  n’a pas, à notre connaissance, l’autorité d’un terme technique, et l’ouvrage ''technique'' par excellence de •âhi  sur le discours, al Bayân wa-l- Tabyîn ne le mentionne pas. Ce terme peut néanmoins évoquer l’enchaînement continu sans rupture musalsal appliqué ici au discours. Au terme musalsal , on peut aussi bien attribuer une connotation plus technique faisant référence à un enchaînement des idées marqué par des mots de liaison

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ou autres connecteurs argumentatifs, ou à la répétition d’un même thème perçu à travers une variété d’angles d’approche s’enchaînant les uns les autres (cf le thème de l’avarice dans le Kitâb al Bu ¨alâ î de •âhi Â, différement envisagé dans cette œuvre), mais au delà de la signification de ce terme ou de l’idée véhiculée par lui, c’est la référence à •âhi  en elle-même qui est importante, et que l’on retrouvera dans le Kitâb al Imtâ ‘ . Taw ™îdî insère son discours dans la référence au Maître qui est loin d’être la seule dans l’œuvre de Tawhîdî, comme l’a montré Marc Bergé dans son article Al Taw ™îdî et al •â™iÂ176 . Il faut se référer à •ahî  pour refonder l' adab . Car en présentant l’anti-modèle du adîb incarné chez Taw ™îdî par le personnage d’Ibn al-ìAbbâd, Tawhîdî présente aussi, en négatif, son modèle du adîb : très clairement, pour Tawhîdî, le modèle du adîb , c’est •âhi  et ce n’est pas Ibn Qutaïba, et le projet à construire est la promotion d’ un adab conforme aux valeurs revendiquées par •âhi  et qui prolonge sa réflexion par une certaine vision du discours. Nous voudrions ainsi nous arrêter sur les marques d’une certaine pédagogie d’Abû Hayyân qui , par la voix 177 du secrétaire Ibn Ubaïd, développe le thème du modèle et de l’anti-modèle sur différentes harmoniques, nous avons dégagé une opposition entre Ibn al-ìAmid et •âhi Â, nous pouvons également identifier dans le texte des Ma ◊âlib précédemment cité une opposition d'un modèle et d’un anti-modèle du adîb assimilée à une certaine conception du fait rhétorique tel que le pense Taw ™îdî. Ce dernier évoque en effet trois écueils que la pratique du discours doit éviter :

176 Arabica , 1965, Vol XII pp188-196 177 Nous analysons de façon approfondie, dans la suite de cette étude, les rapports spécifiues que Tawhîdî entretient avec le discours dans une polyphonie de l’énonciation.

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'' L’afféterie ( takalluf ) et l’obscurité du propos, l’usage du lexique rare ( ®arîb ) ou ardu [et] ce qui réduit à néant la signification, la corrompt, ou la déforme. '' ( Ma ◊âlib 113)

Ces trois écueils constituent les trois grands défauts combattus par Tawhîdî dans le modèle rhétorique qu’il établit dans ses propos sur le langage et qu’il annonce ici sur un mode antithétique en opposant chacune de ces contre valeurs à la valeur qui lui correspond. Il le fait à partir de trois objectifs : Tawhîdi emploie à trois reprises le mot ®ara ñ, l'objectif, la visée, en quoi résonne aussi le thème ( ®ara ñ) de la poésie classique. De la même façon que l’on a pu décliner pour la poésie classique des thèmes récurrents et les accorder, par différents motifs, dans un poiein créateur, on entend procéder de même en attribuant dans cette conception du discours un certain nombre de visées :

'' la première visée doit résider dans la signification correcte ( ”ihhat al ma ìnâ ), la seconde, dans le choix judicieux des mots ( ta ¨ayyur al laf Â), la troisième, dans le discours ordonnancé rendu accessible [à l'interlocuteur] ( tashîl al na Âm), le recours à l' ornementation ( i¶tilâb al rawnaq ) et une recherche de style maîtrisée( al îiqti ”âd fi-l- mu îâ¨ât ) '' ( Matâlib 113 )

Dans le Ma ◊âlib al Wazirayn , le propos du secrétaire Ibn ìUbaïd qui traite de l’afféterie, caractérisée par le recours au ®ârib , lexique rare, appelé encore raria , nous ramène à cette idée que, dans les propos d'Abû ©ayyân, il n’y a pas d’esthétique du discours en dehors d’une éthique du discours. On émet des jugements de valeur sur ce qui relève en propre de l’esthétique : lorsqu’il désigne le style de son anti-modèle Ibn al-ìAbbâd, c’est au nom de son éthique du discours que Taw ™îdî emploie les substantifs de laideur ( kitâba —awhâ î), vilénie ( taqabbu ™), médiocrité ( rakâka ). A la source de cette

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démarche figure le refus de l’afféterie du discours surfait que Taw ™îdî évoque souvent dans le Kitâb al Imtâ ì, mais qu’il martèle dans cet extrait des Ma ◊âlib avec une détermination nettement affirmée.

La remise en cause du langage précieux

Dans les écueils à écarter dans la pratique du discours énoncés dans les Ma ◊âlib , deux écueils se rejoignent sur le plan thématique :

'' L’afféterie ( takalluf ) et l’obscurité du propos ( ®umû ñ) et l’usage du lexique rare ( ®arîb ) ou ardu ( ìawî ”) '' ( Matâlib 113)

Ce n’est pas un hasard si la condamnation du lexique rare et de l'afféterie est une priorité : le souci de recherche sur le style est condamné en lui-même. La série déontique de ce qu’il faut éviter, introduite par l’expression yanba ®î îan , il faut (que), concerne le ®arîb , dont la critique est une condamnation sans appel portée au plus haut degré du blâme par une tournure de style anaphorisée, qui vient clore toute discussion sur le sujet :

'' Le vice après lequel il n’ y a plus de vice ( al hu ¶na allatî laysa ba ìdahâ hu ¶na ), la médiocrité au delà de laquelle il n’y a plus de médiocrité ( al rakâka allatî laysa fawqahâ rakâka ) est l’engouement pour le lexique rare ( al wulû ì bi-l-®arîb ), pour le discours où l’expression fait problème, et avec quoi l’interprétation a maille à partir .'' (Matâlib 114)

Il faut insister sur la force de conviction du discours du secrétaire Ibn ìUbaîd qui s'exprime ici : le ton est ferme, violent et définitif. L’afféterie du ®ârîb est l'alpha et l'oméga de la critique du discours de Taw ™îdî qui s’en

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prend ainsi à toute une culture obéissant à ce mode de fonctionnement. Or, pour Taw ™îdî, il s’agit de substituer un mode de fonctionnement à un autre, lequel va organiser un nouveau rapport à la culture par un mode d'expression spécifique : un certain usage de la voix. Le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu î ânasa s’élabore dans une certaine écriture de la voix qui rend compte de cette expression orale des idées déclinée dans l’ouvrage. Ce n’est pas l’oralité insérée dans le discours écrit qui constitue un fait nouveau en soi, celle-ci est une pratique régulière des auteurs médiévaux chez qui le recours au discours rapporté est un fait courant. Ce qui est nouveau, c’est le sort que Tawhîdî réserve à l’expression orale organisée au service d’un certain rapport au savoir, au service d’une théorisation en germe. On peut dire que ce rapport au savoir se définit dans le Imtâ ì par la place inédite qu’il réserve au fait vocal. La multiplicité des voix du Imtâ ì montre que la conception d’une culture, surtout lorsqu’elle est installée sur le terrain de la réforme, est un phénomène qui ne va pas de soi, objet d’une remise en question, d’un examen critique, d’une interrogation. Le savoir a, dans le Kitâb al Imtâ ‘ , le statut d’un objet produit par les formes de la discussion au sens où l’épistémologue dirait que la science produit ses objets, selon le célèbre postulat énoncé par Bachelard. Le Kitâb al Imtâ ì wa –l-Mu îânasa est l’écriture d’un savoir qui se construit, se met en question et se prête au débat dans les formes de la discussion mises en œuvre : elles vont de la conversation à la joute oratoire, voire à la polémique, relayées par des voix aux statuts aussi différents que celles d’Abû ©ayyân, du vizir, et des locuteurs qui interviennent dans le Imtâ ì. Le texte de Taw ™îdî est le lieu où l’oral se trouve placé dans une position paradoxale : d’une part, il interdit d’assimiler le texte du Kitâb al Imtâ ì à :

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''de l’oral transcrit, de l’écrit à percevoir en fonction de sa profération '' (Zumthor La lettre et la voix p. ).

Identifier le Kitâb al Imtâ ì à une simple transcription de l’oral occulterait toute réflexion sur l’écriture de Taw ™îdî. D’autre part, amalgamer l’ensemble des voix qui se font entendre dans le Imtâ ì, et , plus spécifiquement, dans cet espace représentatif de la multiplicité des locuteurs, à une reconstruction de la plume de Taw ™îdî, c’est éluder le rôle fondamental de la voix dans la ''perception du texte'' (Zumthor), dont le Kitâb al Imtâ ì est un témoignage. Le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa ne saurait en effet être ramené à une transcription de voix qui y resonneraient de toutes parts, sans le fil directeur d’une pensée organisatrice, pas plus qu’on ne peut véritablement identifier cette oeuvre à la parole d’une seule voix, exclusive des autres, la voix de Taw ™îdî qui se démultiplierait à travers elles. Le Kitâb al Imtâ ì est fondé sur le paradoxe de son organisation vocale, la 25 ème Nuit en est un symbole représentatif. On peut tenter de l'expliquer à travers la notion de polyphonie – tout en en vérifiant la justesse et l’adaptabilité à la démarche d’Abû ©ayyân – dans la mesure où elle s’oriente vers une conception de l’œuvre non ''monologique''.

4 Mise en place d’une polyphonie de l’énonciation

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4.1 Le postulat de l'unicité du sujet parlant

La suite de cette étude va s'attarder à montrer dans quelle mesure on peut rapprocher la 25 ème Nuit de la mise en question du postulat de ''l’unicité du sujet parlant'' (Ducrot, 1984, p.171). Ce postulat établit que chaque énoncé possède '' un et un seul auteur '', '' fait entendre une seule voix '', est porteur d’une seule position, rattachés au principe intangible d’un auteur source d’un point de vue unifiant . Plusieurs cas de figure sont envisagés :

-Le sujet parlant est l’auteur empirique des énoncés qu’il construit : par exemple Abû ©ayyân s'adressant à son protecteur Abû-l-Wafâ î -Le sujet parlant intègre son point de vue aux énoncés dont il n’a pas le contrôle : la question est posée pour un certain nombre d'énoncés du Imtâ ì : Abû ©ayyân se cache-t-il derrière Sîrâfî dans la 8 ème Nuit ? -Le sujet parlant s'exprime sur le mode du discours rapporté : Abû ©ayyân rapporte au vizir Ibn Sa ìdân les entretiens auxquels il a assisté. -Le sujet parlant se désolidarise explicitement, par des marques textuelles, d’un énonciateur qu’il désapprouve. C'est le cas du dialogue réfutatif de la 7 ème Nuit entre Abû ©ayyân et le secrétaire Ibn ìUbaïd sur leur désaccord sur le statut du adîb . Le refus de l'unicité du sujet parlant défendu par les tenants d'une polyphonie de l'énonciation permet de rejeter que ces différents statuts du sujet parlant correspondent à un point de vue unifié de la part d'Abû ©ayyân. L'objectif de la polyphonie est de montrer que le sujet parlant se manifeste en miroir par des sujets interposés, dont les points de vue se mêlent constamment

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au sien. La répartition des voix dans la 25 ème Nuit rejoint la prise de distance critique qui n'admet pas qu'une œuvre où plusieurs points de vue se croisent par rapport au point de vue central d'un auteur puisse être le reflet, en définitive, d’un point de vue unique. Ce préalable reflète l’attitude déplorée par Ducrot des :

''recherches sur le langage [qui] prennent cette conception de l’œuvre comme allant de soi''. (Ducrot, 1984, p.171)

La polyphonie selon Bakhtine

Nous nous proposons dans cette analyse de réfléchir sur la notion de polyphonie élaborée par Bakhtine à partir de l’œuvre de Dostoïevski en montrant comme ses spécificités peuvent aider à rendre compte du statut énonciatif particulier de la 25 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ‘ . Nous citons ici in extenso ce passage de la poétique de Dostoïevski, dont pratiquement chaque mot pourrait s’appliquer à la pratique du discours mise en œuvre par Abû ©ayyân, et dont nous commenterons les enjeux importants pour une polyphonie de l’énonciation qui véhicule le débat d’idées et la conception du discours chez Taw ™îdî :

'' La pluralité des voix et des consciences indépendantes et distinctes la polyphonie authentique des voix à part entière, constituent en effet un trait fondamental des romans de Dostoïevski. 178 Ce qui apparaît dans ses œuvres, ce n’est pas la multiplicité de caractères et de destins, à l’intérieur d’un monde unique et objectif, éclairé par la seule conscience de l’auteur, mais la pluralité des consciences équipollentes et de leur univers qui, sans fusionner, se combinent dans l’unité d’un événement donné. Les héros principaux de Dostoïevski sont, en effet, dans la conception même de l’artiste, non seulement objets de

178 Dans ce texte, tous les passages soulignés le sont par l’auteur.

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discours de l’auteur, mais sujets de leur propre discours immédiatement signifiant . Le mot de ces héros n’est pas épuisé par ses fonctions habituelles, caractériologiques, anecdotiques, pragmatiques, mais il ne se réduit pas davantage à l’expression de la position idéologique personnelle de l’auteur (…) La conscience du héros est présentée comme une conscience autre, étrangère , mais en même temps elle n’est pas réifiée, ni fermée sur elle- même, elle ne devient pas simple objet de la conscience de l’auteur. C’est dans ce sens que l’image objectivée du héros chez Dostoïevski n’est pas l’image objectivée du héros des romans traditionnels. Dostoïevski est le créateur du roman polyphonique . Il a élaboré un genre romanesque fondamentalement nouveau. C’est pourquoi son œuvre ne se laisse enfermer dans aucun cadre, n’obéit à aucun des schémas connus de l’histoire littéraire, que nous avons l’habitude d’appliquer au roman européen. On voit apparaître, dans ses œuvres, des héros dont la voix est, dans sa structure, identique à celle que nous trouvons normalement chez les auteurs. Le mot du héros sur lui même et sur le monde est aussi valable et entièrement signifiant que l’est généralement le mot de l’auteur ; il n’est pas aliéné par l’image objectivée du héros, comme formant l’une de ses caractéristiques, mais ne sert pas non plus de porte-voix à la philosophie de l’auteur. Il possède une indépendance exceptionnelle dans la structure de l’œuvre, résonne en quelque sorte à côté du mot de l’auteur, se combinant avec lui, ainsi qu’avec les voix tout aussi indépendantes et signifiantes des autres personnages, sur un mode tout à fait original. '' (Bakhtine 1929 pp35-36)

La notion de ''consciences indépendantes'' pose la problématique de l'autonomie des voix d'un texte où les personnages sont plusieurs. Dans le Kitâb al Imtâ ì, une voix se détache particulièrement des autres, la voix d’Abû Sulaymân al Man ’iqî. Abdurrahman Badawî se demande jusqu'à quel point la voix du philosophe est identifiable à celle d'Abû ©ayyân, mais, ce faisant, prend le risque de gommer cette thèse qui nous semble importante :

« Al Tawhîdî fut pour Abû Sulaymân comme fut Platon pour Socrate. Le même problème qui se pose au sujet de la relation avec Platon avec Socrate se pose à propos du

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rôle de Taw ™îdî vis à vis de son maître Abû Sulaymân : jusqu’à quel point chacun d’eux exprime fidèlement la pensée de son maître ? Problème d’autant plus important que les deux maîtres ne confèrent pas leur pensée aux textes écrits. Si Socrate n’a rien écrit ou presque, Abû Sulaymân n’a écrit que de très petits traités –à l’exception, bien entendu, du Siwân al Hikma, qui est un recueil de textes et d’anecdotes concernant les philosophes grecs. Sa pensée la plus typique et la plus personnelle ne se trouve que dans ces prpos recueillis par son disciple al Tawhîdî et qui sont éparpillés parmi les œuvres de celui-ci, surtout al Muqâbasât et al Imtâ ‘ wa-l-Mu’ânasa . Il va sans dire que Tawhîdî, comme il l’avoue plusieurs fois lui-même, ne donne pas les paroles d’Abû Sulaymân verbatim . Il ne fut pas un sténographe. Loin de là. Il ne fit qu’exprimer les idées de son maître en une langue et un style qui sont typiquement ceux d’Abû Hayyân al Taw ™îdî (…) » (Badawi 1974 page 1)

Si l’on applique la notion de ''consciences équipollentes'' de Bakhtine au cas de la relation Taw ™îdî – Abû Sulaymân, on constate que la question de la part de chacun des deux personnages dans l’expression de leurs pensées respectives devient un faux problème, si l’on postule en effet avec Bakhtine que l’œuvre n’est pas régie par la ''seule conscience de l’auteur'' éclairant un '' monde unique et objectif '' autour duquel gravite '' une multiplicité de caractères et de destins '', il n’y a pas lieu de considérer les interventions d’Abû Sulaymân autrement que comme un élément de cette polyphonie, charpente de cette 25 ème Nuit qui fait entendre la voix d’Abû Sulaymân en même temps que d’autres voix . C’est pourquoi l’on dépasse vite la question de savoir si Abû Sulaymân s’est réellement exprimé –dans la 25 ème Nuit et dans le Kitâb al Imtâ ‘ - et s’est réellement exprimé ainsi. Le faux problème devient précisément de se demander jusqu’à quel point Abû Hayyân fut ou ne fut pas ''un sténographe'', donna ou ne donna pas les paroles d’Abû Sulaymân ''verbatim'', exprima ''mieux'' ou ''moins bien'' les idées de son maître. La question est destituée lorsque l'on postule l'indépendance du personnage dans l'œuvre par rapport à l'auteur, qui peut aller, dès lors, jusqu'à s'opposer à lui.

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Par exemple, les intervenants de la 25ème Nuit favorables à la poésie ne rejoignent guère le point de vue d'Abû Hayyân. Bakhtine prend, dans sa théorie, le modèle du personnage de Dostoïevski qui est doté :

'' [d'] Un mot sur lui-même et sur le monde (…) aussi valable et entièrement signifiant que l’est généralement le mot de l’auteur, [un personnage qui] possède une indépendance exceptionnelle dans la structure de l’œuvre, résonne en quelque sorte à côté du mot de l’auteur, se combinant avec lui , ainsi qu’avec les voix tout aussi indépendantes et signifiantes des autres personnages sur un mode tout à fait original .''

Contre une vision qui tente de rattacher nécessairement l’énoncé à l’unicité du sujet parlant, la perspective de Bakhtine offre la possibilité de montrer comment cette Nuit peut constituer une forme particulière de la polyphonie obéissant à des caractéristiques propres.

4.2 L'impact de la polyphonie sur la conception du langage de Taw ™™™îdî

Dans la polyphonie sur laquelle il a bâti son œuvre, Taw ™îdî fait, ne serait-ce que par une manière d’écrire qui se retrouve régulièrement dans le Imtâ ì, entendre sa voix. Mais cela n’est pas sans poser problème, car un de nos questionnements est de se demander à quel niveau Taw ™îdî le fait : explicitement, pour exposer son point de vue dans le texte du Imtâ ‘ , il n’intervient qu’une fois, à la 7 ème Nuit , dans la discussion qui l’oppose au scribe Ibn ìUbaîd sur la place de la rhétorique du discours à la chancellerie. Le problème posé est celui de l’analyse de la position de Tawhîdî qui joue sur

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la complexité de la polyphonie des locuteurs : en effet, on peut, dans le texte du Imtâ ì , identifier au moins 3 types de polyphonie : la polyphonie dans un même discours d’un locuteur x, on peut citer l’exemple de la 8 ème Nuit ou Sîrâfî reprend, pour le critiquer, le discours de Mattâ, et dans une moindre mesure, Mattâ, celui de Sîrâfî. De même, Sîrâfî, à travers lui, parle au nom des grammairiens arabes, et Mattâ de la philosophie grecque. Le second cas de polyphonie est celui d’une coexistence de plusieurs discours par exemple, lorsque Mattâ et Sîrâfî tiennent chacun compte des arguments de l’autre dans leur "recherche d’une vérité épistémologique" 179 . Le troisième type de polyphonie est celui de l’instance organisatrice du discours, c’est à dire venant d’Abû ©ayyân lui-même qui sélectionne et les discours et les locuteurs présents dans les Nuits , mais également qui reprend à son compte certains discours : le fait de rapporter les paroles de son protecteur dans un récit à la première personne, c'est à dire pris en charge par Tawhîdî lui-même montre bien leur une assimilation :

''Je vais faire ce que tu as exigé de moi (anâ af ì'alu ma ’alabtanî bihi ) '' dit Tawhîdî à Abû-l-Wafâ (I,8)

or, cette dernière parole inaugure l’ ensemble de recommandations que l’on peut appeler "langage à adopter dans le Kitâb al Imtâ ì ", langage ayant dans ce contexte précis le sens de formulation de l’oeuvre à venir. C’est pourquoi le statut du Kitâb al Imtâ ì est lui aussi problématique, il répond à la demande d’un protecteur, mais il émane d’un personnage qui, à l’évidence, ne se contente pas de faire la descripition de la société de son temps mais veut aussi engendrer, à partir de son analyse, des déductions.

179 Nous avons vu que les choses n’étaient pas aussi simple, du fait que la justification de la grammaire et de la logique est bien vite parasitée par le pugilat verbal et l’injonction du vizir ibn Furât : faire pièce à Mattâ et à la logique.

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4.3 Le cas de la 25 ème Nuit

La notion d’ ''équipollence des consciences'' ne saurait masquer le fait que toutes les voix n’ont pas un poids égal dans la 25 ème Nuit du Imtâ ì. Il faut examiner le mode d'indépendance des personnages de cette Nuit . A l’évidence, on peut s'interroger sur la voix d’Abû ©ayyân par rapport aux autres voix ; elle n'est pas un sujet unificateur, au sens où tous les points de vue correspondraient au sien propre, mais la répartition des voix dans le texte selon les critères de la fréquence de l’intervention des personnages, leur notoriété dans l’œuvre et leur fonction n'en correspondent pas moins à une sélection rigoureuse émanant d'un auteur, qui n'est autre que Taw ™îdî lui- même. C’est pourquoi nous proposons, à ce stade de l’analyse, d’effectuer un recensement rapide des principaux locuteurs de la 25 ème Nuit selon ces critères. Nous tirerons ensuite de ce recensement des conclusions susceptibles de nous aider à mettre en évidence leur lien spécifique avec la ''voix'' de l'auteur.

4.3.1 Les voix principales : un milieu célèbre

Les intervenants de la 25 ème Nuit se distinguent d’abord par le fait que l’on retrouve nombre d’entre eux dans d’autres œuvres de Taw ™îdî, notamment les Muqâbasât et les Ma ◊âlib . C’est une situation qui fait de ce texte le lieu d'interventions qui qui prennent un poids important dans la

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conception politique du rôle de l’homme de lettres. Si l’on prend comme reflet significatif de l’œuvre de Tawhîdî les trois ouvrages majeurs que sont le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa , les Muqâbasât et les Ma ◊âlib al Wazirayn , on peut observer que la 25 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì concentre dans les limites de son espace textuel des personnages que l’on retrouve non seulement dans d’autres endroits du Kitâb al Imtâ ì, mais aussi dans ces trois œuvres à la fois. Nous proposons de faire ici l’inventaire de ces voix, d’identifier les principaux locuteurs et de réfléchir sur leur poids dans l’énonciation mise en place par Tawhîdî, car tous sont peu ou prou célèbres et évoluent dans l’entourage du pouvoir. Parmi les voix qui traversent à la fois cette 25 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì, les Muqâbasât et les Ma ◊âlib al Wazirayn , figure celle, par évidence, d’Abû Sulaymân al-Mantiqî, l’une des voix qui occupe une place majeure dans ces ouvrages, mais aussi celles des célébrités du milieu intellectuel du siècle de Tawhîdî, à l’instar d’Abû I ”hâq al “âbî î, célèbre rédacteur d’épîtres à la cour des Buyides, familier d’Ibn al-ìAbbâd et, selon Yaqût :

'' Etre singulier et sans pareil au monde dans la composition d’épîtres et la possession des vertus cardinales '' (Yaqût p 131)

De nombreuses voix de la 25 ème Nuit partagent également le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa et le Kitâb Ma ◊âlib al Wazirayn . Accordant une large part à la relation étroite entretenue par les homme de lettres au pouvoir, Abû Hayyân ne manque pas de faire s'exprimer les principaux intéressés, c'est à dire les secrétaires de chancellerie kuttâb , à l'exemple du secrétaire Ibn Hindu,

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du secrétaire Ibn ìUbaïd, que l'on retrouve dans les Ma ’âlib , ou du secrétaire Ibn Al ìAbbâs al “ûlî également recensé par Yaqût. 180 Les secrétaires célèbres s'expriment tous en faveur de la prose, cherchant à en dégager la ''noblesse'' et les ''vertus''. Pour éclairer la conception du discours chez Tawhîdî, il nous est apparu utile d’examiner certains propos de ces secrétaires. Il n’est pas étonnant que sur les huit voix de la 25 ème Nuit , également présentes dans les Ma ◊âlib , quatre, c’est à dire la majorité des noms mentionnés, soient des voix de secrétaires : le secrétaire rédacteur Ahmad ibn Muhammad ibn ÷awâba (ibn ÷awâba al Kâtib II 137- 138), Ibrâhîm ibn al ìAbbâs al “ûlî, secrétaire des dépenses et des propriétés foncières ( kâtib al nafaqât wa-l-ñiyâ ì) (Yâqût) (II 145) Ibn Hindû al Kâtib, secrétaire de la chancellerie de la rédaction (II 135), Ibn ìUbaîd al Kâtib, secrétaire de la chancellerie de la rédaction (II 146) Fonctionnaires de l’Etat, ils appartiennent à part entière aux cercles du pouvoir. La majorité des voix que l’on retrouve dans la 25 ème Nuit et dans le Kitâb al Imtâ ì est celles de secrétaires. C’est un fait significatif dans lequel on perçoit l’orientation d’Abû Hayyân en faveur de la nécessité de la maîtrise de la prose dans le travail du secrétaire, laquelle est abordée dans ce nouvel environnement régenté par un éloge appuyé de la prose. Sur l'importance accordée aux propos des secrétaires dans cette défense et illustration de la prose dans la 25 ème Nuit , nous voudrions maintenant nous attarder quelque peu, en particulier du point de vue de l'argumentation mise en œuvre.

4.3.2 La critique d’Ibn ÷÷÷awâba

180 ‘’secrétaire habile âiq, à la parole brillante balî , pratiquant la composition mun i, qui œuvre à la cour du vizir Barmékide d’Al Ma mûn, Abû-l-Fa l ibn al Sahl dû-l-Riyâsatayn.''

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Le premier de ces propos militant en faveur de la prose que nous analyserons est celui d’Ibn ÷awâba. Il s'agit du secrétaire du prince Buyîde Mu ìizz al Dawla, préposé à la rédaction d’épîtres, et considéré comme l’ ''un des grands rédacteurs du IVème siècle''. (al –ay ¨ 1983 p. ) Ce propos est construit sur la solennité de la harangue, mêlée à une satire presque cruelle de la figure du poète qui confine à l’argumentation par l’absurde. Ainsi s’exprime Ibn ÷awâba :

''Si nous faisions un inventaire de ce qu'ont appris les secrétaires éloquents qui s'adonnent à la prose prose et les orateurs ( ¨u’abâ î), qui ont défendu l'Empire, se sont entretenus des divers événements et péripépties variées [qu'il a traversés], du gouvernement des affaires, de la réforme de ce qui est défectueux, du rétablissement de l'ordre (…) de ce qui a fait triompher le vrai et anéantir le faux, on [verrait que ceux qui s'adonnent à la prose] se placent bien au dessus de tous ceux qui ont déclamé des vers et ingéré du poème ( lâka al qa ”îd ), se sont entichés de la poésie, ont demandé des faveurs [aux gouvernants], se sont mis dans la position de l'opprimé, et s’en sont retournés bredouille. Grande est la différence entre celui qui tire orgueil de la déclamation de ses vers, se vante de son inspiration spontanée ( badîha ), et le vizir du calife ou le confident [du souverain] qui s'entretienent avec leur maître sans intermédiaire(...) De plus, a-t-on jamais eu besoin des poètes comme on a eu besoin des vizirs ? Un vizir a-t-il jamais servi ou honoré un poète ? (...) Tu ne vois de poète que devant le calife, le Prince ou le Vizi la main tendue, quémandant, [n'hésitant pas à] s'avilir et à se déshonorer, quand bien même il redouterait la déception, la privation(...). Ensuite, le poète est haï, déshnonoré par la satire qu’on le suspecte d’avoir composée et, qui peut-être l'aura plongé dans les bas-fonds de la mort . Tout cela, Dieu, par sa bonté préexistante à toute chose et sa bienveillance pourvoyeuse, l'a fait éviter à celui qui s'adonne à l'art de l'éloquence, il lui a seulement imposé l'épreuve d’être trahi ou de subir des torts . '' (II 137)

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Le but du discours d’Ibn ÷awâba est d’insister sur la présence d’un fosssé irréductible entre :

''les secrétaires rhéteurs, maîtres ès prose'' ( a”hâb al na ◊r min kuttâb al balâ ®a) et les poètes.

L'argumentation par l'absurde

Cette idée est exprimée sur le mode de l’argumentation par l’absurde. Le propos d’Ibn Tawâba met sur un même plan le personnage du secrétaire – rhéteur et le personnage du poète. La stratégie mise en œuvre ici par Ibn ÷awâba consiste à établir un parallèle forcé entre deux types de personnages aux positions sociales irréductibles. J.J Robrieux dans Rhétorique et argumentation donne un exemple de ce type de parallèle :

'' En géométrie euclidienne, on démontre que deux droites coupées par une sécante, avec laquelle elles forment chacune un angle droit, sont nécessairement parallèles. En effet, il suffit de considérer l’hypothèse selon laquelle elles ne seraient pas parallèles. Elles se rencontreraient alors en un point par lequel on pourrait faire passer deux perpendiculaires à la sécante, ce qui est absurde puisque contraire au postulat qui énonce que, par un point cité sur un plan, on ne peut faire passer qu’une seule droite. Le raisonnement par l’absurde consiste donc à envisager la ou les conclusions autres que celle à laquelle on veut aboutir, et, le cas échéant, toutes les conséquences qu’elles entraînent, afin d’en monter « l’absurdité », c’est à dire le caractère illogique, contraire au bon sens, à un principe déjà admis, ou tout simplement impossible.'' (Robrieux p165)

Au propos de Robrieux '' il suffirait de considérer l’hypothèse selon laquelle ( …) deux droites coupées par une sécante ne seraient pas

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parallèles '', on pourrait substituer, pour le texte de Tawhîdî, le suivant : '' il suffit d’admettre l’hypothèse que le secrétaires rédacteurs de discours et poètes puissent se rejoindre.'' C’est en fait l’hypothèse envisagée par Ibn Tawâba, qui propose de faire ''l'inventaire'' de ce qui est ''parvenu'' [à chacun d’entre eux], dans l’absurdité d’un parallèle entre les deux personnages qui souligne en négatif l’irréductible supériorité du kâtib . Le ton supérieur d’Ibn Tawâba fait ressentir qu'il condescend à rapprocher un tant soit peu le kâtib et le —âìir pour le seul effet qu'il souhaite ainsi provoquer . Cette idée se développe autour de plusieurs constantes syntaxiques : d'abord, l’usage de la proposition hypothétique law ta ”affa ™nâ ''si l’on faisait l’inventaire'', concerne en premier lieu ce que l'on veut effectivement défendre : le secrétaire de l’Etat, objet d’une magnification laudative fondée sur sa contribution efficace aux affaires de l’Etat, et qui doit travailler sa prose en contrepoint de la situation du poète bafoué par l’homme de pouvoir, sans cesse obligé de mendier pour vivre et de se perdre auprès du gouvernant en panégyriques insincères. La description du poète, insérée dans une satire mordante, inverse diamétralement le point de vue porté sur lui par rapport au point de vue porté sur le kâtib . Pendant que le secrétaire s'efforce de défendre l'Etat et d'entreprendre des réformes pour rétablir le bon ordre, d'autres ''ingèrent du poème'' en revêtant le rôle de l'opprimé, attitude d'ailleurs contée par Ibn Tawâba en prose rimée, fait plutôt rare dans le Kitâb al Imta ì, comme pour souligner dans une ultime irritation toute l'hypocrisie de poètes affectant de posséder la stature de l'homme de lettres, ces poètes se sont :

'' mis dans la position de l'opprimé et s’en sont retourné bredouille ".

On peut dire de ce parallélisme faussé qu’il forme une polyphonie à l’intérieur de la polyphonie. Ce propos, même s’il est prononcé par le sujet

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empirique de l’énonciation, Ibn ÷awâba, fait sans difficulté apparaître un phénomène ''de double énonciation'', selon les termes de Ducrot :

« Il est (…) possible qu’une partie d’un énoncé imputé globalement à un locuteur premier soit néanmoins imputée à un locuteur second (de même que, dans un roman, le narrateur principal peut insérer dans son récit le récit que lui a fait un narrateur second). Cette possibilité de dédoublement est utilisée non seulement pour faire connaître le discours que quelqu’un est censé avoir tenu, mais aussi pour produire un écho imitatif (A : ‘’J’ai mal '' - B '' J’ai mal ; ne pense pas que tu vas m’attendrir comme ça ''), ou pour mettre en scène un discours imaginaire (‘’si quelqu’un me disait Je pars , je lui répondrais… »). » (Ducrot,1984, p197)

On peut rapprocher les deux énoncés :

''il s'est mis dans la position de l'opprimé'' ( waqafa mawqif al ma Âlûm )

et

''il a quitté les lieux bredouille ''( in ”arafa in ”iraf al mahrûm )'

des cas de figure envisagés par Ducrot dans la mesure où l’on peut lire dans ces propos une parole qui pourrait être le récit du poète ''locuteur second'', racontant ses déboires à la cour, inséré sous la forme du discours rapporté dans le récit d'Ibn Tawâba et reprise en ''écho imitatif'' dans une distanciation ironique voire cynique de la part du secrétaire. La suite du discours d’Ibn Tawâba file l’idée de cet abîme qui sépare le kâtib al balâ ®a du poète en utilisant des structures ad hoc , comme la tournure qui souligne un fossé entre deux personnes, idées ou objets : '' ayna…min '', ''Où est x par rapport à y ? !'' :

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''grande est la différence entre celui qui tire orgueil de ses vers (…) et le vizir du calife)'' ( ayna man yafta ¨ir bi-l-qarî ñ…min wazîr al ¨alîfa )

La tonalité satirique de cette invective ressort également fortement dans le recours aux ''fausses questions'', oratoires, dont la réponse (''jamais, bien sûr'') est connue d’avance, avec l’anaphorisation de l’interrogatif temporel matâ :

'' A quel moment a-t-on eu besoin des poètes de façon égale aux vizirs ? ( matâ kânat al ™â¶a ilâ-l-su ìâra î ka-l-hâ ¶a ilâ-l-wuzarâ î ?) Quand un vizir a-t-il jamais servi ou honoré un poète ? ( matâ qâma wazîr li —âìir li-l-¨idma îaw li-l-takrima ?) Quand le poète qui fréquente un vizir a-t-il cessé d’espérer quelque chose de lui? (matâ qa ì ada —âìir li wazîr ìalâ ra ¶âî wa ta îmîl ?) '' 181

Une troisième idée, le dénuement du poète, est également exprimée à l’aide de ces procédés de syntaxe argumentative. Ibn Tawâba recourt à la tournure restrictive par l’exceptif illâ accompagné d’une succession d’expressions décrivant l’état de mendicité auquel est réduit le poète :

'' Tu ne vois de poète que devant le calife , le Prince ou le Vizir la main tendue, quémandant en misant sur les sentiments ( yasta ì’ ifu ’âliban ), [n'hésitant pas à] s'avilir et à se déshonorer, redoutant la déception et la privation . ''

Il faut souligner la tonalité polémique du discours. Elle repose sur le postulat que le poète est celui qui, par définition, est inutile puisque son rôle,

181 Dans la traduction moins littérale que nous proposons de ce passage dans les pages précédentes, nous avons choisi de substituer l'adverbe ''jamais'' , inséré dans le corps de l'énoncé pour rendre la tonalité oratoire des propos de Tawhîdî, à l'interrogatif ''quand'' , dont la portée rhétorique nous semble ici moindre.

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inefficace, et sa position, stérile, se limitent à quémander une éventuelle récompense pour un panégyrique médiocre. Si la supériorité du kâtib sur les autres du point de vue de sa fonction, est une réalité facilement identifiable dans le discours d’Abû Hayyân, le rejet violent et sans appel de la personne du poète doit-il être pour autant considéré comme une marque de la présence de Taw ™îdî à travers Ibn ÷awâba ? Cela n’est pas sûr et donne tout son sens à la question de la polyphonie, et notamment celle de l’ ''équipollence des consciences'' posée par Bakhtine, c'est à dire la coexistence de l'autonomie des points de vue avec celui de l’auteur. On retrouve, dans la 25 ème Nuit , nombre de personnages intervenant dans les Ma ◊âlib al Wazirayn : en effet, les Ma ◊âlib al wazirayn , critique acide, serrée et violente de l’attitude de deux vizirs –condamnée à tous égards par Abû ©ayyân- présente la caractéristique, par contre-coup, de consacrer son argumentaire tout entier à la question du pouvoir. Que la 25 ème Nuit soit traversée par ces personnages en étroite relation avec l’Etat constitue une indication importante sur la tonalité d’un texte qui rejoint les préoccupations d’actualité : la coexistence de points de vue en faveur et contre la prose dans la 25 ème Nuit s'inscrit dans le débat général de l’édification de la figure du fonctionnaire de l’administration. Les secrétaires ont en commun de tous discourir en faveur de la prose, fait au demeurant attendu, mais les moyens employés pour le faire témoignent d’un jeu sur les modalités du discours. Si cette multiplication des voix des secrétaires peut s’intégrer effectivement dans une conception polyphonique de l’énonciation, au sein de laquelle chacune de leur voix existe sur un mode autonome, elles constituent aussi un point de rencontre avec la pensée de l’auteur Abû ©ayyân, car elles sont à la fois ''objets de leur propre discours immédiatement signifiant '', et '' objets de discours de l’auteur. '' Le

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''militantisme'' du secrétaire de chancellerie en faveur de la prose peut s'unir au point de vue de Tawhîdî qui, par une délégation de parole, recourt peut- être à l'une des formes formes les plus audibles de son parti pris pour une pratique de la prose dans la refondation d'une culture éclectique. Mais tous les positionnement en faveur de la prose n'expriment pas une attaque frontale de la poésie, pour certains points de vue, il ne s'agit pas de s'en prendre à la tradition mais plutôt de réclamer un droit d'inventaire à la lumière des circonstances dans lesquelles se fait l'exercice de la pensée.

5.1 Le positionnement d’Abû ©©©ayyân

Un autre point de vue sur la poésie

Dans le respect d'une condition importante du débat, la multiplicité des points de vue, Taw ™îdî fait aussi intervenir des secrétaires qui évoquent la poésie sans l’attaquer, c’est le cas du secrétaire des dépenses et des propriétés foncières, Ibrâhim ibn al ìAbbâs al “ûlî qui reconnaît un statut tout à fait noble à la poésie, puisqu’il cite des vers du poète de ®azal bagdadien familier du calife Hârûn al Ra —îd, al ìAbbâs ibn al A ™naf :

« J’ai entendu Ibrahîm ibn al ìAbbâs al “ûlî dire ceci, a dit ibn óakwân : « -Je n’ai jamais entendu de création de discours plus fine, plus éloquente (par sa concision (î ¶âz), plus inimitable du fait de sa simplicité même, que les propos d’Al ‘Abbâs ibn al ‘Ahnaf : « Viens avec moi faire revivre l'époque entre nous révolue. Nous sommes tous les deux blâmés par le traitement qui nous est infligé.

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A-t-elle oublié ce qu’il y avait entre elle et moi ? Celle qui rompt le lien de la pureté est inique ». (II 145)

Ce point de vue diffère d’un point de vue semblable à celui d'un Ibn ÷awâba, totalement défavorable aux poètes. Il n’est pas loin, selon nous, de rejoindre celui de Tawhîdî lequel, nous avons tenté de le montrer dans notre étude de la 7 ème Nuit , reconnaît aussi un rôle et une fonction à ce qu’il considère néanmoins comme d’un degré d’importance moindre, par exemple, la présence d’un secrétaire comptable ( kâtib ™isâb) à côté d’un secrétaire rhéteur ( kâtib balâ ®a) . D'autres points de vue de secrétaires favorables à la poésie sont cités. Polyphonique, la 25 ème Nuit l'est du fait qu'elle laisse s'exprimer des points de vue qui s'opposent à ce que nous savons de la conception du discours chez Abu ayyân, puisque les tenants de la supériorité de la poésie sur la prose sont tout aussi célèbres que les tenants inconditionnels de la supériorité de la prose. Pour le poète Ibn Nubâta al Sa ìdî, la supériorité de la poésie sur la prose s'établit sur le fait que :

'' ce qui contribue à l’avantage de la poésie, c’est que les citations ne sont prises que chez elle et les arguments 182 ne sont tirés que d’elle, je veux dire que les savants , les sages, les théologiens, les grammairiens et les lexicologues tiennent les propos suivants : « Le poète a dit », « cela est fréquent en poésie », « la poésie a apporté cela ». Ainsi, le poète est celui qui possède l’argument, e le poème est l'argument ''. (II 136)

Une autre personnalité qui exprime son point de vue sur la poésie est le vizir ìAlî ibn ìIsâ al wazir, vizir abbasside du calife al Muqtadir, notamment connu pour son exégèse du Coran Kitâb Ma ìânî al Qur îân wa tafsîrihi et

182

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pour son goût prononcé pour la poésie dont fait état, comme le rapporte Yâqût, le secrétaire Ibn al ìAbbâs al “ûlî, présent dans le Kitâb al Imtâ ì :

'' Je n’ai pas le souvenir d’avoir discouru en présence de plus savant en matière de poésie ''. (Yâqût )

ìIsâ al Wazîr exprime à contre-cœur son point de vue sur la poésie, qui, du fait de la négligence dont elle est l'objet, s'est, en définitive, laissée gagner par la sensiblerie :

'' La prose ( na ◊r) relève de l’intelligible, dit ‘Aysa al Wazîr, et la poésie ( na Âm) relève du sensible, et parce que la poésie (na Âm) s'est imiscée dans le sensible, la dégénérescence l'a pénétrée, la licence ( ñarûra) s'en est emparée et l'on a été obligé de fermer les yeux sur ce que l'on n’aurait pas admis pour le fondement [du discours] , c’est à dire la prose ( na ◊r) ».

Mais chez Abû ©ayyân, il y a autre chose qu’une concession à la poésie, c’est sans doute sa conception de fond du discours que Taw ™îdî annonce ici, il ne cherche pas à faire de concessions particulières à la poésie, mais seulement à en préciser la fonction dans son propre programme d’ adab , idéal d’un langage simple et fluent, à l’expression fine ( raqqa laf Âuhu )- élégant -qui brille par sa beauté ( tala îla îa rawnaquhu ). Parlant du ''meilleur langage'', le secrétaire Ibrâhîm ibn al ìAbbâs al “ûlî rejoint à n’en pas douter une telle position :

« En résumé, le meilleur langage (ahsan al-kalâm), c’est celui dont l'expression est fine, la signification, subtile, et qui brille par sa beauté . Il est tout autant prose mêlée de poésie que poésie mêlée de prose ; l'oreille, s'en délecte il donne envie d’être écouté, son intention signifiante ( maqsûduhu) se refuse à s'imprégner (dans les esprits)( yamtani u ala- l-tab ), si quelqu’un a pour but d’en rechercher le sens, (murîg), il (doit ) tournoyer autour

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(hallaqa), et s'il tournoie autour, il approche de son but ; je veux dire que la signification se soustrait fermement à celui qui la recherche par des essais ( muhâwil), et s'approche subtilement de celui qui la considère comme un donné ( mutanâwil). » (II 145)

Il faut donc garder à l’esprit que, dans la pensée de Taw ™îdî, la promotion de la prose ne se fait pas contre la poésie. A ce titre, il est rappelé que les deux disciplines ont une racine commune dans les propos du secrétaire de rédaction Ibn Hindû al Kâtib :

« Considérant exhaustivement la poésie ( na Âm) et la prose ( na ◊r) sous l'angle de leurs états ( a™wâl ) et de leurs modalités ( —arâ îi’) - a dit Ibn Hindû Al Kâtib-, de leurs incipits ( hawâdî ) et de leurs principes conclusifs ( tawâlî), il ressort que le discours poétique (al man Âûm) est d’un certain point de vue (min wa ¶h) composé de prose (al man ◊ûr) et le discours en prose, d’un certain point de vue, composé de poésie ( na Âm) . Et si ces deux discours ne s'entrecoupaient pas (yastahimân) [ainsi], ils ne posséderaient pas de ressemblances et de dissemblances ». (II 135)

Le rapprochement entre les deux disciplines est évoqué sous un autre angle dans les propos de l’orateur ibn al Murâ ®î dans un rapprochement entre les hémistiches des vers ma ”âri ì abyât al si ìr et les paroles concises al kalimât al qi ”âr :

«Ibn al Muragî, lui qui est un maître (—ay ¨) parmi les vénérables savants ( ¶illat al- ìulamâ î), et qui est, parmi ceux qui possèdent le langage éloquent (bula ®âî), de ceux dont la flèche atteint sa cible, dit fréquemment ce qui suit : « - Pour celui dont la rhétorique repose sur l'art d’écrire et de parler, il n’y a pas mieux que le recours aux paroles concises qui rassemblent de grands principes (al ™ikam al kibâr) ; en a-t-il besoin, elles lui sont fidèles (tuwâfihi ìinda-l-™â¶a) et en convoquent aisément de semblables. Ainsi en va-t-il pour les hémistiches des vers (ma ”ârî ì îabyât al

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—iìr) ; ils se mêlent à la prose, détachés (les uns des autres) ( munqati ì a), conformes à un patron rythmique ( mawzûna ), disséminés ( munta ◊ira) ou organisés ( man ñûda). (II 146)

Ces paroles sont ''validées'', dans la suite du texte, par un personnage rendu important par Abû ©ayyân dans les passages du Kitâb al Imtâ ì consacrés au langage, le secrétaire Ibn ìUbaïd :

'' Cette description m’est parvenue de ce maître [i.e Ibn al Murâgî], m’a dit Ibn ‘Ubayd ‘al kâtib, je l'ai mise à l'épreuve ( balawtuhu ) avec insistance et l'ai trouvée conforme à ses dires ( ìalâ mâ qâl ). Ce qu’il a évoqué est semblable à la bourse ( ”urra ) que l'homme prépare pour ses besoins dans une époque préoccupante ( al waqt al muhimm ) et pour des événements douloureux ( al îamr al mulimm ).'' (II 147)

Ibn ìUbaïd, par le rôle qu’il joue dans le Kitâb al Imtâ ì, donne du poids à une parole dans laquelle la défense et illustration de la prose n'est pas exclusive d'un statut pour la poésie. Il opère par figuration imagée, technique familière à Abû ©ayyân, pour désigner une alliance naturelle entre la prose et la poésie qui réside dans l’incorporation du vers poétique à la prose du discours :

'' [Les hémistiches des vers] se mêlent à la prose , détachés (les uns des autres) ( munqa ’i ì a), conformes à un patron rythmique ( mawzûna ), disséminés ( munta ◊ira ) ou organisés ( man ñûda ) '' (I 146)

Notre choix de nous arrêter plus particulièrement sur les voix de secrétaires de cette 25 ème Nuit , et dont la présence à la cour est mentionnée dans les Ma ◊âlib nous permet de dégager le lien étroit que Taw ™îdî établit entre considérations techniques et politiques à travers sa réflexion sur les voies du discours. Mais cette réflexion sur les disciplines du discours doit

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aussitôt être intégrée dans le projet plus large de Taw ™îdî qui porte sur l'harmonisation de l'expression et de la signification al laf  wa-l-ma ìnâ Ce thème est l’un des thèmes par lesquels Taw ™îdî poursuit la réflexion de ses prédécesseurs, notamment de son maître •â™iÂ, et annonce ses successeurs.

6. La structure du discours

Taw ™îdî évoquait à propos de l’écriture d’al “â™ib ibn al ìAbbâd, la nécesité d'éviter :

'' ce qui fait dépérir la signification, la corrompt ou la déforme (mâ yastahliku-l-ma ìnâ aw yufsiduhu îaw yu ™îluhu ) ''. ( Ma ◊âlib 113)

Il introduit ainsi dans sa conception du discours un thème fondamental qui fait pendant à sa réflexion, l'idée que toute forme d'expression correspond à un choix.

On peut dire que le discours est construit autour des deux axes, syntagmatiques et paradigmatiques. L’axe paradigmatique, d’abord, parce que Taw ™îdî aborde la nécessité de s’attarder sur le choix de l’expression (ta ¨ayyur al laf Â) pour éviter le recours au lexique ardu ( ®arîb ), c’est à dire l'intuition de l’axe paradigmatique du choix, choix des sujets traités et choix de la manière de les exprimer. Quand aux notions de na Âm ordonnancement, ou ta îlîf composition ( Ma ◊âlib 113), elles renvoient à un axe syntagmatique. Taw ™îdî a perçu l’articulation du discours autour de ce double mouvement. Les notions de na Âm et de ta îlîf , que l’on retrouve souvent dans la 25 ème Nuit , témoigne de la préoccupation de Taw ™îdî pour une syntaxe du

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discours, ce qui annonce aussi la réflexion des théoriciens de l’ordonnancement du discours, le na Âm, notamment •ur ¶âni.

Si Taw ™îdî aborde les notions de na Âm (25 ème Nuit ) , tartîb (8 ème Nuit ) et binâ î (8 ème Nuit ), Gurgânî évoquera ce thème de l'organisation du discours de façon plus aboutie dans son Dalâ îil al I ì¶ âz :

« Sache que si tu t’en remets à toi-même, tu sauras sans le moindre doute qu’il n’y a d’ordonnancement ( na Âm) et d’organisation ( tartîb ) dans le discours ( kalim ) sans que ses éléments soit accrochés les uns aux autres ( hattâ yuìallaqa ba ìñ uhâ bi ba ìñ ), qu’ils soient construits les uns par rapport aux autres ( yubnâ ba ìñ uhâ ìalâ ba ìñ ), et que tel élément ait été rendu nécessaire par tel autre ( tu ¶ì ala hadihi bi sababin min tilk ). Quiconque est doué de bon sens ( ìâqil ) ne saurait l’ignorer, cela n’est caché à personne. Puisqu’il en est ainsi, observons l’accrochage (ta ìlîq )183 et la construction ( binâ î) dans le discours, le fait que tel élément ( al wâ ™ida minhâ ) ait été rendu nécessaire par tel autre ( bi sababin min ”â™ibatihâ ), ce que cela signifie ( mâ ma ìnâhu ) et ce que l’on en déduit ( mâ ma ™” ûluhu ) » ( Dalâ îil al I ì¶ âz 55)

On constate que la vision structurale du discours a fait quelques pas à l’époque de •ur ¶ânî qui, comme nous pouvons l’observer dans ce passage, la présente avec un vocabulaire plus riche, et ouvre une perspective de problématique en proposant de raisonner sur la notion de nécessité dans l'organisation des éléments du discours, c'est à dire la conformité de sa syntaxe à un ordre à la fois du point de vue syntagmatique de la construction :

183 Nous traduisons ainsi : il s’agit bien, pour Gurgânî, de faire percevoir l’ ‘’accrochage’’ au sens matériel du terme.

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''Il n’y a d’ordonnancement ( na Âm) et d’organisation ( tartîb ) dans le discours (kalim ) sans que ses éléments soit accrochés les uns aux autres ( hattâ yu ìallaqa ba ìñ uhâ bi ba ìñ ), qu’ils soient construits les uns par rapport aux autres ( yubnâ ba ìñ uhâ ìalâ ba ìñ )''

mais aussi du point de vue paradigmatique puisque dans l'idée qu'il faut que :

''tel élément ait été rendu nécessaire par tel autre ( tu ¶ì ala hadihi bi sababin min tilk )''

on peut à la fois voir une logique syntaxique de la position des mots dans la phrase et une logique dans le choix des mots. Tawhîdî a, d'une certaine façon, pressenti la question du na Âm en donnant un anti-modèle et un modèle de discours, comme dans ce passage des Ma ◊âlib :

'' Ce que l’on doit abandonner tout à fait ( mâyanba ®î îan juh ¶ara ra îsan ) et dont on doit s’éloigner totalement ( îan yur ®aba ìanhu ¶umlatan ), c’est l’afféterie (takalluf ) et le propos obscur (i ®lâq ) du lexique rare ( ®arîb ) ou ardu ( ìawî ”), ce qui fait dépérir la signification ( mâ yastahlik al ma ìnâ ), la corrompt ( yufsiduhu ) ou la déforme ( yu ¨illuhu ). Le premier objectif ( ®arad ) doit être la correction du sens ( ”i™™ at al ma ìnâ ), le second réside dans le choix de l’expression ( ta ¨ayyur al laf Â), le troisième, dans le discours ordonnancé rendu plus accessible (tashîl al na Âm) et la composition agréable (halâwat al ta îlîf ), l’apport de l’ornementation (i ¶tilâb al rawnaq ), la pondération dans l’harmonie (iqti ”âd fi-l-mu îâ¨ât ). [Il faut] qu’il en demeure ainsi ( îistidâmat al ™âl) pour que le second objectif fasse suite au premier ( yastamirr al ◊ânî ìalâ-l-îawwal ), le troisième au second ( al ◊âlit ìalâ-l-◊ânî ), et que tu te prémunisses contre l’espace ( fa ñâî) qui s’insinue entre les séparations [dans le propos] ( al fa ”l wa-l-fa ”l).’’

Cette antithèse des travers du discours et des qualités qu'il faudrait a contrario exploiter est en quelque sorte la traduction, sur le plan technique, de

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la démarche axiologique qui dessine les fondements d’une éthique du discours. Ainsi, le thème du modèle et de l’anti-modèle se retrouve dans l'organisation du discours : un anti-modèle de la pratique du discours est en parallèle avec un modèle à reconstruire à partir des défauts dénoncés. Ceux-ci s'intègrent à un anti-modèle ''en cascade'', puisque l’afféterie takalluf appelle l’usage d’un lexique ''rare'' ®arîb et ''ardu'' ìawî ” qui entraîne un ''dépérissement de la signification'' ( istihlâk al ma ìnâ ). Une conception du discours s'établit dans cette opposition terme à terme entre les éléments de l’anti-modèle, annoncés comme ''ce que l’on doit abandonner tout à fait'' ( mâ yanba ®î îan yuh ¶ara ra îsan ), où Tawhîdî place l’afféterie, le lexique rare, et le modèle, qui regroupe ''la correction du sens'' si ™™ at al ma ì nâ , ''le choix de l’expression'' ( ta ¨ayyur al laf Â) ''le discours ordonnancé rendu accessible'' tashîl al na Âm . A chaque défaut à écarter s'oppose, en écho, ce par quoi il doit être remplacé. C’est ce modèle qui forme la somme des objectifs ( ®ara ñ), à atteindre : à l’afféterie et l’obscurité du propos ( al takalluf wa-l-îi®lâq ), s’oppose la correction du sens ( si ™™ at al ma ìnâ ), au lexique rare ®arîb ou ardu ìawî ”, le choix de l’expression ( ta ¨ayyur al laf Â), à ''ce qui fait dépérir la signification, la corrompt ou la déforme'' ( mâ yastahliku-l-ma ìnâ aw yufsiduhu aw yu ™îluhu ), ''le discours ordonnancé rendu accessible'' (tashîl al na Âm), la composition agréable (™alâwat al ta îlîf ), l’apport de l’ornementation (i ¶tilâb al rawnaq )’’.

Une expression donne une indication importante sur ce à quoi Tawhîdî veut aboutir, lorsqu’il appelle à ce que :

''le second [objectif] fasse suite au premier, le troisième, au second’’ ( Matâlib 113).''

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Le verbe istamarra indique la pérennité, la continuité : l’expression laf Â, la signification ma ì nâ et la syntaxe du discours tarkîb ou tartîb (II 142) doivent former un bloc signifiant où l’expression perdure dans la signification, l’ordonnancement du discours dans l’expression, comme si chaque élément se fondait dans l’autre pour former un bloc signifiant. En écho résonnent d’une certaine façon les Paroles Gelées de Rabelais ou encore le Cygne de Mallarmé qui évoquent cette signification à la fois présente, mise en scène dans le discours et ''paralysée'' parce qu’en attente d’interprétation, cet ''observable'' de Ducrot (Ducrot,1984, p.180), discours en puissance qui ne prend sens qu’une fois partagé. C’est cette dernière idée qui semble en vue dans la démarche de Taw ™îdî : le partage de la signification rendu possible par l’échange, l’échange verbal de la discussion aussi bien que l’échange écrit, celui qui se tient dans l’activité du adîb , le travail de création qui est un art ( ”inâ ìa), travail de :

''celui dont la rhétorique repose sur l’art d’écrire et de parler'' (II 146).

Car ''rendre accessible'' ( tashîl ) le discours, c’est, pour reprendre les termes de Ducrot, effectuer le passage de l’ ''observable'' à l’ ''explicable'', de la ''signification'' au ''sens'', dans une conception du discours que l’on peut entendre à deux niveaux : le niveau interne, où la signification, l’expression et la syntaxe du discours construisent du sens par les modulations et les ajustements qui découlent de leur coexistence, et le niveau externe, où le discours est perçu comme objet d’échange et de circulation. Cette réflexion sur la structure du discours déplace l’interrogation, de parti-pris, sur la discipline du discours la plus adéquate prose, ou poésie, pour la pratique du discours, vers une rhétorique du discours devant assigner à la

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prose et à la poésie leurs fonctions respectives. S’il y a critique dans ce texte, c’est au sens d’une entreprise critique qui pose les jalons de nouvelles perspectives consistant à traduire cette réaction à une conception réductrice de la culture sous la forme d’idées concrètes.

7. Enjeux de la 25 ème Nuit pour l’esquisse d’un programme 7 7.1 Une certaine idée de la culture

Dans la 25 ème Nuit , le recours à la poésie est aussi ce qui permet d’adresser un message sur la nécessité de préserver la pureté de la langue. Par la voix d’Abû Sulaymân, sont cités ces vers d’un arabe nomade, dans lesquels sont blâmés ''ceux qui ont voulu passer pour des Arabes'' ( muta ìarribûn ) et ont dénaturé la langue en déparlant. La poésie est ici convoquée pour son rôle conservatoire de la langue :

'' Qu’ai je donc reçu de la part de ceux qui ont voulu passer pour des Arabes (musta ribûn) et de cette édification de leur syntaxe (nahw), par eux forgée ? Si je déclamais une rime qui a un sens à ce sujet, elle contredirait ce qu’ils ont établi par analogie (mâ qâ ”û) et forgé (mâ wa ñaì û). Tu as fauté ! (la ™anta), diraient-ils ; ceci est une particule qui demande le génitif (hâ òa l ™arf mun ¨afi Âun), cela, un accusatif (na ”bun), et ceci refuse le nominatif (laysa yartafi ì u).

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Ils ont excité ( ™arra —û) ìAbd Allah et Zayd l'un contre l'autre, ont fourni un effort assidu (i ¶thadû) et les coups n’ont cessé ainsi que les douleurs. 184 Je suis originaire d’une terre sur laquelle on n’allume pas le feu des Zoroastriens et sur laquelle on ne construit ni églises ni synagogues. Ni le singe ni le porc n’en foulent le sol ; par contre, on y trouve des autruches mâles, des chacals et des gazelles. Tous mes propos ne (se réfèrent pas) à des choses connues de vous. Prenez donc ce que vous connaissez et faites fi du reste. Grande est la distance entre les gens qui font un usage tortueux de leur discours (man ’iq) et ceux qui ont la syntaxe désinentielle (i ì râb) inscrite dans leur nature ( ’ubi ìû) ''(II 140)

C’est par la poésie que Taw ™îdî dresse, peut-être, l’un des réquisitoires les plus virulents de l’ouvrage en faveur de la langue arabe avec celui de Sîrâfî dans la 8 ème Nuit , qui s'opposait fermement au caractère universel de la logique grecque en défendant le statut de la langue arabe. Les propos suivants, tenus dans les Ma ◊âlib , explicitent la conception de la poésie défendue dans la rhétorique du discours de Taw ™îdî :

'' La poésie est un discours ( kalâm ), fût-il de l’acabit ( qabîl ) du discours ordonnancé ( na Âm) ; de même, le discours oratoire ( ¨u’ba ) est un discours ( kalâm ), même s’il est de l’acabit de la prose ( na ◊r). Le fait prosaïque ( inti ◊âr ) et le fait poétique ( inti Ââm ) sont, à l’oreille, deux images du discours ( ”ûratân li-l-kalâm fi-l-sam ì), de même, le vrai (™aqq ) et le faux ( bâ ’il ) sont deux images de la signification ( ”ûratân li-l- ma ìnâ ) (…). La bonne voie ( ”awâb ) ne se réduit pas à la prose sans la

184 Ici est tourné en dérision le fameux exemple des grammairiens arabes " ñaraba zaydun ìamran ", "Zayd a frappé ìAmr" qui est un exemple type dans lequel l'apprenant repère une forme verbale, un nom qui en est le sujet, ou qui y est apposé si l'on considère que le sujet du verbe est contenu dans la forme verbale elle-même, et un complèment.

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poésie, et la vérité n’est pas acceptable par les vers sans la prose '' (Matâlib 35)

Il ne s’agit pas seulement d’une conciliation entre la prose et la poésie, ce texte précise une donnée importante de l’éthique du discours d’Abû ©ayyân, le bon discours n’est pas le discours en prose, le mauvais discours n’est pas le discours en poésie, la valorisation du discours s’effectue à l’intérieur d’un autre modèle de discours : le plus adéquat à communiquer selon les circonstances envisagées. Il n'y aurait pas de sens à prendre fait et cause pour la prose en soi, le projet est de s’inscrire contre un programme d’ adab qui occupe désormais le devant de la scène, celui qui érige en principe une orthodoxie en matière de savoir dont un Ibn Qutyba a pu se faire l’écho au IIème/VIIIème siècle, et qui prend le contre pied de l'adab de •âhi  en réduisant le champ des connaissances. Cette réalité est bien dépeinte par André Miquel dans des paroles qu'un Taw ™îdî pourrait tout à fait reprendre à son compte :

« Il est courant de prononcer, à propos de cette prétendue culture générale des ‘Uyûn et des Ma ‘ârif , [d’Ibn Qutayba], les mots de ''synthèse'' ou d’ ''éclectisme''. Mais où sont ces vastes vues, comparées à celles d’un Bagdâdî ou d’un Gâhiz ? L’ ''éclectisme'' d’Ibn Qutayba revient, en fait, à délimiter la plus petite culture possible dans tous les cas et sa démarche est exactement inverse de celle de Gâhiz : au lieu de chercher, au départ, la vraie synthèse (…) on tend à circonscrire, compte tenu d’abord de ses éventuelles applications, une culture moyenne et par conséquent restreinte » (Miquel 1961 p. 62)

Abû ©ayyân tente donc de définir pour la prose et pour la poésie une fonction dans un modèle du discours qui doit d’abord tenir compte du principe qui le régit : rendre possible la communication. C’est en vertu de ce

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principe fondamental qu’il nous semble important de nous pencher, en propre, sur un autre thème, que Taw ™îdî développe en même temps que celui des disciplines du discours, leur rapport avec une esthétique du discours, située au cœur de cette démarche éthique qui vise à attribuer des valeurs aux genres du discours.

7.2 Une esthétique du discours

Les propos liminaires du vizir dans la 25 ème Nuit exprimaient l’idée de comparaison, de confrontation, de mise en parallèle en invitant à confronter la prose et la poésie selon un ordre de préférence : ils prescrivaient une méthode d’investigation pour le débat à partir de critères : les degrés ( marâtib ), les limites ( ™udûd ), la forme ( —akl ). Ces trois éléments tracent des lignes de partage qui correspondent à des pistes d’analyse complémentaires. Elles introduisent des perspectives diversifiées, une perspective éthique, mais aussi une perspective esthétique, car les degrés à déterminer, moins entre la prose et la poésie qu’à l’intérieur de la poésie et à l’intérieur de la prose, sur le critère d’une conception plus large du discours, conduisent la réflexion sur la qualité du discours, sous le rapport de son élégance et de sa clarté. Et, dans cette réflexion sur l’esthétique du discours, s’inscrit essentiellement la question de la forme —akl , placée au cœur de l’évaluation comparative dans cette 25 ème Nuit : on interroge la prose et la poésie en tant que modes d’expression répondant d’une codification propre, on propose, tout en affirmant leur différence de statut, d’ examiner comment elles ne se cloisonnent pas : en abordant la question du discours dont la forme mêle la prose et la poésie, Taw ™îdî annonce une des questions les plus importantes des études rhétoriques postérieures : la question du na Âm que nous avons évoquée en

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abordant la réflexion de Taw ™îdî sur la structure du discours. Mais le souci principal d’Abû Hayyân demeure dans cette Nuit d’ envisager l’adéquation du discours à un rôle qu’on lui a fixé : un rôle politique qui dessine la figure du kâtib-adîb et qui refuse que la ''littérature des techniciens'', à la base de la culture du adîb , se réduise à une formation strictement disciplinaire enserrée dans le carcan d’un domaine de spécialité. Ainsi se pose le problème de la place du langage dans le milieu socioculturel contemporain de Tawhîdî. Il s’agit de mettre un terme à la séparation qui a dissocié :

'' Le personnage du kâtib , d’un côté, et de l’autre, un souci de culture large, non spécialisée, qui n’est autre que l’ adab '' (Miquel 1961 p. 87)

Abû ©ayyân tente de promouvoir dans cette œuvre porte-parole au sens figuré, mais aussi au sens propre du terme, l’image d’un ''honnête homme'' qui possède, aime et nourrit une culture universelle. C’est pourquoi ce projet passe par un examen de la question du langage à la lumière du fait politique entendu au sens étymologique du terme, celui de l’homme dans la cité. Tawhîdî introduit ainsi la communication comme un moment tournant de la dimension socio-politique de la pratique du langage : la notion de bayân de •âhi Â, qui a développé le lien de nécessité à établir entrer l’expression laf  et la signification ma ìnâ , introduisait déjà la question de la communication, La spécificité de Taw ™îdî est peut-être de l'ancrer dans une dimension culturelle, celle de son temps, là où •âhi  l'abordait, même avec des illustrations très riches puisées dans le patrimoine de la civilisation arabo-musulmane, sur un plan plus théorique. Car c’est proprement à partir du lien entre le langage et la cité que Taw ™îdî établit sa réflexion.

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7.3 Le langage et la cité

Nous sommes en effet à une époque où la réflexion sur la fonction du discours commence à se mettre en place, notamment à travers la participation de l’homme de lettres aux affaires du Gouvernement, la redéfinition de la place du adîb dans la cité, et l’on inscrit le questionnement sur la prose et la poésie dans ce contexte. Un contexte qui rend la cité :

'' Constamment présente, non seulement comme arrière-plan du langage, mais comme sa proche enveloppe, comme ce lieu-peau qui fait partie de l’essence de l’objet, bien qu’il n’en soit pas la substance même. '' (Cauquelin 1990 p.7)

Ce propos d'Anne Cauquelin à propos de la conception du langage chez Aristote peut s'appliquer à la préoccupation de Taw™îdî, notamment à l'évocation du rôle concrêt du langage comme élément structurant d’une société :

'' Partir de ces lieux que sont le prétoire, la rue ou la place, l’agora, la tribune, l’école, la maison, le théâtre, l’atelier ou l’officine, c’est en effet prendre le langage en plusieurs sens, c’est en faire le tour mais c’est aussi exclure de ce tour ce qui n’est et ne saurait être un langage. Cela signifie que le langage se structure comme une société . '' (Cauquelin 1990 p/ 7)

Taw ™îdî fait du milieu intellectuel de sa société le lieu privilégié de la pratique du langage qui structure la relation de l’homme de lettres au pouvoir. C’est à partir de ce lieu que le langage devient dans le Imtâ ì un objet de circulation et d’échange qui se structure dans les multiples formes du débat.

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Le débat s'ancre dans une réalité concrête Cela est nettement suggéré par un terme important mentionné dans le préambule de la 25 ème Nuit : le terme ™add , qui désigne à la fois la frontière-limite, et la définition (cf l’expression ilâ îayy ™add yantahiyân (II 130). En effet, la fonction de la prose et de la poésie, qui constitue la préoccupation urgente et immédiate d’un Tawhîdî ''pressé et aiguillonné'' par la requête du vizir, est présentée sous l’angle d’un cadre à circonscrire, d’un périmètre à délimiter pour tenter de donner une réponse à un problème fonctionnel : c’est en relation à un besoin, celui de déterminer à quoi sert la prose et à quoi sert la poésie et partant, à assigner des limites à leur fonction, que le débat s’instaure. On ne saurait perdre de vue que cette réflexion sur le discours émerge de préoccupations liées à des orientations de la pensée à l’époque. Au premier rang de ces préoccupations, figure le souci d’une recherche de la vérité, mais ce n’est pas une vérité métaphysique dont les cadres sont établis et connus. Il s’agit d’établir des ordres de vérités pratiques : une vérité du discours, débarrassé de la charge encombrante et surfaite d’un propos apprêté qui doit faire progresser la réflexion et le débat avec la netteté et la précision d’une langue simple, une conception ''personnelle'' de la vérité, la vérité du locuteur libre de son point de vue. Car autant qu’une approche du langage, instrument de la communication, Tawhîdî a en vue celle de la personne qui communique, notamment incarnée dans le Kitâb al Imtâ ì par le scribe-rhéteur, figure du personnage du adîb . Pour désigner l’état d’esprit qui domine les milieux intellectuels au IVème/Xème siècle Miskawayh parle de ''chercheurs méticuleux de la vérité'' ( al muta ™aqqiqûn ) (Arkoun,1982,p196). La discussion qui se tient dans cette 25 ème Nuit reflète particulièrement cette atmosphère qui caractérise l’attitude intellectuelle à l’époque. La 25 ème Nuit , qui peut se résumer à la recherche d’une vérité dans le langage à travers une vérité de la prose et de la poésie, constitue un témoignage du souci de

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méthode dans la pensée au IVème/Xème siècle. Une des thèses essentielles de cette Nuit est de montrer que l’exercice de la pensée du langage, tel que le conçoit Abû ©ayyân, est partie prenante dans une perspective d’ensemble qui correspond à une période de l’histoire des idées dans le monde arabo- musulman qui se pose la question suivante : comment organiser le savoir dans la Cité à partir de normes ? C’est pourquoi le souci de la méthode est une préoccupation dominante de cette époque. Mais cette méthode répond à des exigences précises qui appellent une définition de la notion en conséquence : M.Arkoun distingue ainsi, à partir du dictionnaire philosophique de Lalande, deux acceptions de la méthode :

'' La méthode comme « direction définissable et régulièrement suivie par l’esprit dans sa recherche » ''

et la méthode comme

''organisation, c’est à dire comme ensemble de procédés techniques pour parvenir à la vérité recherchée''. (Arkoun 1982 chapitre IV)

Cette dernière définition, qui, comme le souligne Arkoun, peut être considérée comme ''une application des impératifs de la première '', établit très nettement le lien avec les procédés auxquels recourt la littérature d’ adab .

7.4 Un emprunt aux méthodes de l’ adab

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Le recours fréquent à la comparaison à partir d’une imagerie fournie est un procédé fréquent de l’écriture de Tawhîdî, il en fait usage pour défendre la thèse de la supériorité de la prose. La métaphore,

''composante agréable et familière d’une expression claire '',

rend possible

'' cette connivence, ou cette rencontre entre une connaissance et une rhétorique [qui] permet de caractériser un type d’esprit scientifique qui transpose dans des métaphores concrètes et, à la limite, dans un monde de correspondances, des constructions de la raison ''. (Arkoun p210)

Cette remarque de M.Arkoun qui insiste sur le recours à la comparaison dans le discours philosophique de Miskawayh , est tout à fait applicable à l’écriture de Taw ™îdî qui recourt à l’illustration par l’image. Ce procéde s'intègre aux procédés de la littérature d’ adab qui se distinguent par l’assignation de limites aux explications, le souci de résoudre les difficultés accordé à la mesure du possible 185 , le refus d’un vocabulaire d’une technicité trop poussée auquel on substituera un discours intelligible par l’ensemble des lecteurs, enfin, un recours à la parole des Anciens. Cette pédagogie de l’ adab se retrouve, au IVème /Xème siècle, notamment lorsque l’on rapproche la démarche de Taw ™îdî de celle de Miskawayh qui, comme le fait remarquer M. Arkoun :

185 dans les propos liminaires de la 25 ème Nuit, Tawhîdî fait part de sa prudence ( ™iyâ ’a) en raison de la difficulté du sujet abordé,

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'' faisait lui-même partie de cette classe de kuttâb qui revendiquaient, en toutes matières, des réponses simples (…). C’est dans ce milieu et pour ce public qu’a été conçue et réalisée l’idée [d’une] correspondance philosophique 186 entre le « philosophe des lettrés »187 et le « lettré des philosophes »188 ''. (Arkoun 1982 p 207)

Une comparaison d’un passage de la conclusion de la préface du Kitâb al imtâ' avec un autre passage de la conclusion du Kitâb al Hawâmil wa-l- –awâmil reflète, fût-ce par des démarches différentes, une certaine communauté de préoccupations entre les deux hommes . Voici comment Miskawayh conclut la préface au Kitâb al Hawâmil wa-l-–awâmil :

'' Nous nous fixons comme exigence ( —ar ’unâ ), quand nous traiterons d’un problème, d’en lever la difficulté et d’en expliquer les points obscurs. Chaque fois qu’une telle entreprise présentera un lien avec une formulation ( kalâm ) déjà faite et reconnue [valable], [ou] un principe ( îa”l) déjà éprouvé et établi, expliqué et dégagé par d’autres que nous – surtout s’il s’agit d’un homme hautement célèbre en philosophie- nous y renverrons et en indiquerons la référence. '' (Arkoun p 207)

Quant à Abû ©ayyân , il s’adresse à son public en ces termes :

'' Aiguillonné comme je le suis et vue la requête pressante, je rapporte ce que j’ai appris des maîtres de cet art ( fann ). Et si se présentent à moi quelques pierres d’achoppement eu égard à ce sujet, je les joindrai à mon propos afin de parfaire l’explication, d’être exhaustif et fidèle à l’objectif visé. Je ferai preuve de prudence ( ™iyâ ’a), même si le dernier mot sur ce sujet relève de l’impossible et de l’inaccessible. Que Dieu nous assiste dans cette tache. '' (II 131)

186 Le Kitâb al Hawâmil wa-l-–awâmil 187 C’est à dire Abû ©ayyân al Taw ™îdî 188 Miskawayh

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Les deux démarches se rejoignent autour du souci d’éclaircissement des points obscurs par le recours à un lien. Miskawayh évoque le lien qui permet de mettre en perspective une question en la rattachant à un examen préalable à travers une ''formulation'' ou un ''principe'', ''éprouvé '', ''établi'', ''expliqué '' et ''dégagé'' par ''d’autres''. Miskawayh et Taw ™îdî partagent l’idée de l’importance de la parole, notamment celle qui émane de savants renommés, dans une filiation intellectuelle qui n’est pas sans faire écho à la pédagogie du recours aux Anciens dans la littérature d’ adab 189 . Cette pédagogie du discours inscrit l’attitude intellectuelle de Taw ™îdî au cœur des options divergentes retenues par les penseurs du IVème /Xème siècle dans l’approche du savoir ; alors que certains font le choix d’aborder des sujets relevant d’un domaine de spécialité aux contours délimités, comme Ibn Sînâ ou Fârâbî, qui préféreront

'' s’engager dans des commentaires ardus et de minutieuses discussions d’école '' (Arkoun 208)

d’autres, comme Taw ™îdî ou Miskawayh, recourent à une forme de vulgarisation qui ne le cède en rien aux exigences d’un propos construit. Ce parti pris, chez Taw ™îdî, de ne pas fonder sa réflexion sur le langage sur ces « minutieuses discussions d’école » dont on a pu parler pour certains auteurs, est annoncé de façon latente dans le préambule de la 25 ème Nuit lorsqu’il évoque le fait que :

''L’on a tenu sur ces deux arts ( fann ) des discours variés, sans manquer d’y inclure des descriptions de qualité qui les traitent avec une

189 Le paragraphe intitulé concessions à l’adab dans le chapitre II de la thèse de M.Arkoun est, à cet égard, très instructif.

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équité louable ( in ”âf ma ™mûd ), d’en débattre de façon bienfaisante (tanâfus maqbûl ), sauf lorsque l’esprit partisan (ta ìa”” ub) et la querelle (ma™k) se sont introduits dans ces discours , car celui qui possède ces deux traits de caractère ( ¨uluqayn ) [l’esprit partisan et la querelle] ne laisse pas de se montrer prétentieux et de tromper. C’est pour autant qu’il choisit l’un ou l’autre terme de cette alternative 190 que l’homme se donne les moyens d’expliciter ce qu’il veut prouver, ou que, au contraire, il ne parvient pas à le faire. C’est là une défaillance (îâfa ) qui peut survenir dans la relation de l’homme à Dieu, comme dans les affaires de ce bas- monde ''. (II 131)

Dans ce passage, Taw ™îdî fait part de l'intention de situer le débat sur la prose et la poésie au-delà de la prise de position passionnée, qui, même si elle n’est pas nécessairement identifiable à la ''discussion d’école'', place néanmoins la réflexion dans un cadre étroit et partisan que Taw ™îdî souhaite élargir. De fait, on ne trouvera pas dans la 25 ème Nuit , contrairement à d’autres Nuits , comme, par exemple la 8 ème Nuit où se tient le fameux débat entre Mattâ et Sîrâfî 191 , les éléments de ce qui pourrait s’apparenter à la joute verbale, même si Abû ©ayyân n’hésite pas à livrer ses propres positions sur les questions qui le tiennent à cœur, comme le montre son engagement très net pour la prose dans cette Nuit , mais jamais contre la poésie.

8. Une relation au savoir spécifique, résultat d’une démarche spécifique

190 C’est à dire le débat de qualité ou la querelle stérile 191 Cf notre analyse de cette 8 ème Nuit dans notre chapitre « Langue, langage……dans la 8 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa »

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8.1 Les raisons d’une mise en discours

La relation d’Abû ©ayyân au savoir conduit à s’interroger sur la nature de sa démarche. On peut voir dans sa condamnation de ''l’esprit partisan'' et de la tendance à la querelle dans la discussion non seulement un souci de sincérité, mais aussi une autre dimension liée à l’usage du discours que Taw ™îdî prétend faire, car la multiplicité des points de vue de la 25 ème Nuit ne se justifie pas par la seule transmission des opinions des locuteurs, la parole est ici intégrée à un autre projet : d’une part, faire le point sur la représentation du savoir dans le milieu intellectuel d’une époque donnée, et de l’autre, rendre lisible le positionnement d’Abû ©ayyân sur la question, notamment par un style caractéristique où plusieurs termes sont récurrents. Les notions de ìaql de ™iss de basî ’, de murakkab de ’ab ì lesquelles fonctionnent le plus souvent en couples d’opposition font aussi entendre le style d’un auteur. A la récurrence de ces termes, notamment ceux de ìaql , de ™iss , de basî ’, de murakkab , la 25 ème Nuit ajoute la particularité de produire ses propres tournures mises au service du discours que Taw ™îdî tient sur la prose et la poésie.

Une des principales caractéristiques de la 25 ème Nuit est, sur ce plan, la récurrence des expressions min —araf al na ◊r ou min fa ñl al na ◊r ou encore min fa ñîlat al na ◊r qui désignent les vertus de la prose. Ils reprennent la traditionnelle opposition des mafâ ¨ir et des ma ◊âlib , et reviennent, pour ne

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citer que ces exemples, sous la voix de nombreux locuteurs à l’instar du secrétaire “âli ™ ibn ìAlî :

''L'un des aspects de la noblesse de la prose (—araf al na ◊r)192 , ajouta-t-il, réside dans le fait que tous les Livres saints anciens et nouveaux, provenant du ciel par l'expression des envoyés de Dieu, dans des langues multiples, avec Son appui, sont en prose accessible adjointe à des modèles (awzân ) divers, des constructions (îabniya ) et des formes (tasârîf ) variées, et ne respectent pas un patron rythmique (wazn ) ou les règles de la métrique ( ìarû ñ) (…) La vertu de la prose (fa ñilat al na ◊r) réside à la fois dans le fait qu’elle est divine ( îilâhî ) par l'unité qu’elle présente, et qu’elle émane de la nature ( ’ibâ ìî)193 du fait d’être première, à l'image de l'unité, qui est première dans les affaires divines, et cela n’est pas une mince affaire. (…) La noblesse de la prose (—araf al na ◊r), ajouta-t-il, tient entre autres à ce que l'unité (wa ™da )194 y est plus manifeste, que son influence est plus large, que l'afféterie (takalluf ) en est plus éloignée et qu’elle est plus proche de la pureté ( ”afâ î ). (…) ''(II 133)

La même technique, assimilée au recours à l'image précédemment évoqué, est reprise dans les paroles du théologien Ibn ‘arrâra :

« (…)A cause de la noblesse de la prose (—araf an na ◊r), Dieu le Très Haut a dit dans le Livre Révélé : « Lorsque tu les vois, tu les crois semblables à des perles éparses »

192 Du fait que na ◊r et na Âm sont très fréquemment suivi des substantifs fa ññ ilat et —araf , nous considérerons ces expressions ( fa ñilat an-na ◊r ; —araf an na ◊r) comme des expressions clé de ce texte. 193 On retrouve dans l’opposition binaire une des paires conceptuelles caractéristiques de ce que la récurrence de certaines notions ou concepts nous ont permis d’appeler le style de Taw ™îdî 194 wa ™da notion qui est récurrente dans les propos de la 25ème Nuit , qui peut témoigne de l’influence de la doctrine néo-platonicienne sur le philosophe Abû Sulaymân

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(lu î lu îan man ◊ûran ) Dieu ne dit pas : « Des perles agencées » ( lu î lu îan man Âûman ) » (II 143)

Ces caractéristiques de style s’appliquent également, dans une logique de comparaison, à la poésie. Ainsi en va-t-il des propos du poète panégyriste d’al Sâhib ibn al ‘Abbâd, al Sallâmî :

« Parmi les mérites de la poésie (fa ñâî il al na Âm), a dit Al Sallâmi, il y a le fait qu’elle est devenue pour nous un art autonome ( ”inâ ì a bi-ra î sihâ). On a discouru sur ses rimes ( qawafî), on a largement discouru sur ses formes ( ta ”ârîf) et sur les règles de sa métrique ( aìarî ñ) ; on a fait une utilisation libre de ses mètres ( bu ™ûr ), on y a observé les merveilles de la nature humaine, ainsi que les témoignages de la puissance véritable (de l'homme). » (II 135)

De même, le poète de cour Ibn Nubâta al Sa ìdî s’exprime ainsi :

'' Quant au propos d’Ibn Nubâta, il fut le suivant : « ce qui contribue à la supériorité de la poésie, c’est que les citations ne sont prises que chez elle et les arguments ne sont tirés que d’elle, je veux dire que les savants , les sages, les théologiens, les grammairiens et les lexicologues tiennent les propos suivants : '' Le poète a dit '', '' cela est abondant en poésie. '' (II 136)

De tels modes d'expression couramment employés dans la 25 ème Nuit font apparaître la singularité de la stratégie énonciative du Imtâ ì. Mais c'est aussi par cette analyse sur le style d’Abû Hayyân que nous sommes amenés à relire le postulat de la théorie polyphonique de l’énonciation. En effet, l'application de la théorie polyphonique de l'énonciation, telle que l'énoncent Bakhtine et Ducrot au Kitâb al Imtâ ì wal-Mu îânasa fait selon nous apparaître une forme particulière de polyphonie.

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8.2 La 25 ème Nuit : une polyphonie spécifique

Selon Ducrot :

''Pour Bakhtine, il y a toute une catégorie de textes, et notamment de textes littéraires, pour lesquels il faut reconnaître que plusieurs voix parlent simultanément, sans que l’une d’entre elles soit prépondérante et juge les autres 195 '' (Ducrot 1984 p.171)

Cette vingt-cinquième Nuit montre à l’évidence qu’il n’est pas possible de placer la voix de Taw ™îdî sur un plan identique à celle des autres locuteurs. Ce que nous savons d’Abû ©ayyân, de sa conception de l’ adab qu’il livre dans le Imtâ ì, de sa perception du rôle de l’homme de lettres face au pouvoir, de la figure du fonctionnaire de l’administration qu’il prétend établir, ne permet pas de faire seulement exister sa voix à côté de celle des autres. Si la voix de Taw ™îdî ne ''juge'' pas la voix des autres locuteurs, identifier les stratégies énonciatives du Kitâb al Imtâ ì , et notamment de la 25 ème Nuit, à une simple coexistence de voix, reviendrait à éluder le rôle d’ organisateur de discours d’Abû ©ayyân . Rapporter au vizir divers points de vue sur la prose et la poésie obéit en effet à des critères d’organisation qui interdisent d’assimiler l’ordre d’apparition des locuteurs ou le contenu de leurs propos au fruit du hasard ; que la première voix à se prononcer sur la question des mérites respectifs de la prose et de la poésie soit celle d’Abû Sulaymân n’est pas innocent ; Abû ©ayyân décide de faire intervenir sur la question du langage son maître philosophe qu’il juge le mieux à même d’introduire le thème du débat. Un autre exemple est également révélateur de la présence

195 C’est nous qui soulignons

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d’un Abû ©ayyân organisateur des interventions : celui de l’ordre d’apparition et de la proportion des discours prononcés sur, voire en faveur de, la poésie. Sur 15 interventions dans la 25 ème Nuit , deux sont exclusivement consacrées à la poésie sans mention de la prose , une, celle d’al ´âli ì (II 137), compare les poètes et ceux qui posèdent le langage éloquent ( bula ®âî) en faveur de la poésie, et les autres interventions, au nombre de dix, comparent la prose et la poésie. Des deux interventions exclusivement consacrées à la poésie, une, celle d’al Sallâmî, (II 135-136) fonctionne comme une véritable défense et illustration de la poésie. Cela montre une sélection de la part d’Abû ©ayyân qui se sert de certains discours pour communiquer son point de vue sur la prose et inscrire ce point de vue dans une démarche apologétique. Mais il est important d'insister sur l’objectivité qui se dégage des propos de cette Nuit . En effet, on a dit comment la position de Taw ™îdî voisine avec une certaine objectivité : le fait d’introduire des points de vue en faveur de la poésie dans un projet résolument tourné vers une apologétique de la prose en témoigne. Cela rejoint une des spécificités de la polyphonie, à savoir que l’auteur peut faire entendre des voix véhiculant une position différente de la sienne. Un organisateur de discours se sert des critères d'ordre et de contenu qu’il a établis pour faire entendre sa propre voix tout en respectant une certaine ''démocratie du débat'' qui enrichit la discussion sur un problématique de poids : la rhétorique du discours. Car c’est en effet vers l’établissement d’une rhétorique du discours que converge l’analyse de Taw ™îdî mise ici en œuvre par ce procédé discursif de la polyphonie.

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Conclusion : Pour une rhétorique du discours

C'est à partir des conclusions que Tawhîdî en tire lui-même que nous voudrions conclure cet examen de la question des points de vue qui, dans les passages étudiés ici, servent la thèse de Taw ™îdî pour défendre une rhétorique du discours. Abû ©ayyân a annoncé l’objectif final de cette confrontation d'opinions sur la prose et la poésie : mettre en place une certaine conception de la rhétorique. Car la 25 ème Nuit distingue différentes rhétoriques :

'' Il y a plusieurs espèces ( ñurûb ) de rhétoriques'' (II 140)

déclare Abû Sulaymân

ce qui, en soi, constitue une nouveauté. Dans le texte de cette 25 ème Nuit , le traitement de la rhétorique, même s’il n’a pas encore la forme d’une réflexion systématisée, relève du fait nouveau de la catégorisation, Abû Sulaymân qui, à l’évidence, reflète en cela la position d’Abû ©ayyân, distingue sept aspects possibles de la rhétorique.

1. Les conclusions de la 25 ème Nuit

Nous citons ici ce passage de la 25 ème Nuit consacré à la distinction de diférentes rhétoriques. Nous montrerons ensuite quels enjeux ils permettent à Abû ©ayyân de proposer pour une conception d’une rhétorique du discours :

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'' Il y a diverses espèces de rhétoriques, a dit Abû Sulaymân, parmi elles se trouve la rhétorique de la poésie ( balâ ®at al si ìr) , la rhétorique oratoire ( balâ ®at al ¨a’âba ), on trouve aussi la rhétorique de la prose ( balâ ®at al na ◊r), la rhétorique de la parole brève (balâ ®at al ma ◊al) , la rhétorique de la raison ( balâ ®at al ìaql), ainsi que celle de la parole immédiate ( balâ ®at al badîha ) et de l'interprétation ( balâ ®at al ta î wîl). En rhétorique de la poésie, il faut que la syntaxe soit recevable ( maqbûl ), que la signification ( ma ìnâ) soient manifeste en tous endroits, l’expression ( laf Â), dépourvue d’un lexique rare ( ®arîb), que les désignations indirectes ( kinâya), soient subtiles, la désignation directe ( ta ”rî ™), un argument à l'appui de ses dires ( i™ti ¶â¶), il faut aussi que le poème suscite la concorde ( mu îâ¨ât) et l'accord ( muwâ îama) [de ceux qui l'écoutent]. En rhétorique du discours oratoire, ( balâ ®at al ¨a’âba ), il faut que l'expression (laf Â) soit à portée de tous (qarîb), que l'(aptitude) à l'indication (îi—âra) et la prose rythmée et rimée ( sa ¶ì ) dominent, que l'esprit ( wahm )196 y déambule librement, que ses plus beaux passages (fiqar) soient courts et que ses étriers ( rikâb) soient ceux de chameaux très rapides. 197 En rhétorique de la prose ( balâ ®at al na ◊r), il faut que la forme soit accessible , la signification ( ma ìnâ ) connue, que les ajustements effectués soient d’usage courant, la composition (ta î lîf), facile 198 , l'intention signifiante ( murâd) , sans défaut de langue (salîm) 199 , la splendeur, d’un haut degré 200 , les gloses , subtiles, (...) les exemples, faciles à saisir, les incipits, enchaînés, les hémistiches des vers, explicites ( mufa ”” ala). Quant à la rhétorique de la parole brève ( balâ ®at al ma ◊al ), il faut que la parole 201 (laf Â) soit concise, l'élision ( ha òf), supportable ( mu ™tamal ), l'image ( ”ûra), conservée (dans les mémoires), le but (du propos) ( marmâ), subtil, l'allusion (talwîh) suffisante ( kâfin ), l'indication (i —âra) d’elle-même explicite ( mu ®niya) , l'expression, ( ìibâra ) usitée ( sâ î ira).

196 wahm désigne précisément la faculté de concevoir, de former des idées. 40 Image éloquente que nous traduisons littéralement, elle veut montrer qu’un discours efficace est un discours sans surcharge qui va droit au but. 197 198 199 La concision de la langue impose ici une interprétation. 200 Souci conjoint du fond et de la forme. 201 Ici, laf  ne s'oppose pas à ma ì na .

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Dans la rhétorique de la raison, ( balâ ®at al ìaql), il faut que le discours ( kalâm) parvienne, en premier, à l'intelligence 202 avant de parvenir à l'oreille ( asbaq ilâ-l-nafs min masmû ìihi ilâ-l-îuòun ), et que la signification ( ma ì nâ) prime en clarté sur l’éclat des mots (tar ”iì al laf Â). Il faut que le simple ( ba ”a’a) l'emporte ( a®lab) sur le composé ( tarkîb), que l'intention (du propos) soit discernable dans la plupart des voies fréquentées ( sanan ), et que l'on parvienne par l'esprit au but (du propos), parce que l'énoncé aura été bien construit . En rhétorique de l'improvisation, (balâ ®at al badîha) , il faut que l'attention portée à la relation entre un mot et un autre ( îinhiyâ — al laf  li-l-laf Â) soit conforme ( fi wazn ) à l'attention portée à la relation entre une signification et une autre (inhiyâ — al ma ì nâ li-l ma ìnâ ). Ici, l'auditeur est émerveillé car, par son intellection (bi fahmihi), il se précipite sur ce dont on ne soupçonnait pas qu’il s'emparerait, il est en cela comparable à celui qui trouve ce qu’il espère tout en l'ayant négligé. L'improvisation (badîha) est une nature inspirée ( ¶ibilla ru ™âniyya), incluse dans une nature humaine de même, le réflexif (rawiyya ) est une représentation humaine , incluse dans une nature inspirée. La rhétorique de l'interprétation ( balâ ®at al ta î wîl ) est celle qui nécessite, du fait de son obscurité ( ®umû ñ), une réflexion discernante, anticipatrice (tadabbur )203 , avec un retour sur la réflexion ( ta ”affuh ). Ces deux opérations retirent du message oral ( masmû ì ) diverses facettes ( wu ¶ûh ), nombreuses et utiles. Avec cette forme d’éloquence, on obtient une compréhension élargie des secrets des signification ( asrâr al ma ìanî) de la religion et de ce bas-monde (dunyâ) . C’est cette forme d’éloquence que les savants ont interprétée par déduction (istinbâ ’) à partir de la parole de Dieu Puissant et Grand et de la parole de son Prophète, en matière de licite (™alâl) et d’illicite (™arâm), de prohibition (ha Âr) , et de permission, (ibâ ™a) , d’ordre (ìamr) et d’interdiction ( nahy), et de bien d’autres choses encore sur lesquelles ils ont rivalisé, ( tafâ ñalû), ont débattu, (ta ¶âdalû) se sont mesurés (tanâfasû) , sur lesquelles ils ont été enseignés, et desquelles ils se sont occupés . (II 140)

Taw ™îdî via Abû Sulaymân tente d'introduire des variations à l’intérieur du discours en prose. Mais cela ne dépasse pas le stade de l'ébauche, car dans les rhétoriques annoncées, on ne trouve pas une cohérence qui distinguerait

202 Mot à mot ila-l-nafs, à l'âme. 203

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plusieurs types de discours selon un paradigme unifié duquel on pourrait extraire des concepts opératoires. On constate que la première rhétorique distinguée est la rhétorique de la poésie, Abû ©ayyân place la poésie en première place de ces rhétoriques, ce qui est important, car, en plus d’une nouvelle reconnaissance de fait de la poésie, la poésie fait partie de la rhétorique du discours d’Abû ©ayyân. La rhétorique de la poésie est considérée comme constituant un type de discours à part entière, ce qui la différencie de la rhétorique de la prose, objet de variations. Il distingue en effet une rhétorique du discours oratoire ( balâ ®at al ¨a’âba ), c’est à dire du discours proclamé, autrement dit de la parole oralisée. Il distingue ensuite une rhétorique de la prose ( balâ ®at al na ◊r) dont on a souligné l’importance. Il distingue ensuite une rhétorique de la parole brève (balâ ®at al ma ◊al ), rhétorique de l’apophtegme, qui correspond aux paroles concises, bons mots, auxquels Tawhîdî a souvent recours dans le Kitâb al Imtâ ì , particulièrement lorsqu’il cite les philosophes grecs. En abordant ensuite une rhétorique de la raison ( balâ ®at al ‘aql ), Taw ™îdî bascule dans l'imprécision. Dans cette rhétorique de la raison, il ne s’agit pas de distinguer un autre type de discours en prose, mais peut-être, sous cette dénomination, d’ introduire un mode de fonctionnement organisé et raisonné, celui d’une langue simple et dépouillée, rappel d’une notion motrice à la base de la démarche de Tawhîdî : la communication, que l’on doit s’efforcer de faciliter par les moyens adéquats. La dernière rhétorique distinguée est la rhétorique de l’interprétation ( balâ ®at al ta îwîl ), qui renvoie à un certain type d’écriture, l’écriture exégétique, de laquelle on déduit, sur un plan plus général, l’existence de l’herméneutique comme partie intégrante d’une conception du discours. Taw ™îdî a donc en vue d’établir une typologie de la rhétorique à partir de sa réflexion sur le discours. Deux notions importantes prolongent, à

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ce sujet, la réflexion de Gâhiz sur l’expression ( laf Â) et la signification (ma ìnâ ) . Le terme laf  revient dans l’ensemble des rhétoriques distinguées par Abû ©ayyân. Mais une autre remarque est à faire sur cette tentative de démultiplier le rhétorique dans ce propos qui reste descriptif : on nomme des composantes du discours, mais elles ne sont pas intégrées à un mode de fonctionnement d'ensemble. Elles sont simplement accompagnées d'épithètes dans l'intention de leur donner une certaine image, mais on n'explique pas comment les rendre conformes à l'image ainsi dépeinte. Par exemple, on dit comment il faut que soit la ''rhétorique de la prose'' :

''En rhétorique de la prose ( balâ ®at al na ◊r), il faut que l’expression soit accessible , que la signification ( ma ìnâ ) soit connue, que les ajustements effectués soient d’usage courant, la composition (ta î lîf), facile 204 (sahl), l'intention signifiante ( murâd) , sans défaut de langue (salîm) 205 , la splendeur ( rawnaq ) d’un haut degré ( ìalin) 206 , les gloses marginales (hawâsî), subtiles ( raqîqa )), les exemples (îam ◊ila ), faciles à saisir, les incipits, enchaînés, les hémistiches ( aì ¶âz) explicites ( mufa ”” ala). '' (II 141) mais, pas plus dans le Imtâ ì que dans les Ma ◊âlib , ou les distinctions sont un peu plus précises, notamment entre diverses catégories de prose comme le badad et le sa ¶ì - on ne donne un modèle de cette prose qui serait l'application cette description. Néanmoins, le vocabulaire employé par Taw ™îdî, notamment certains termes, permet de distinguer à quels niveaux on peut situer l'ébauche de sa réflexion.

2. L'ébauche d'une réflexion

204 205 La concision de la langue impose ici une interprétation. 206 Souci conjoint du fond et de la forme.

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Le laf  s’inscrit dans ce que l’on pourrait appeler un paradigme de la simplicité de l’expression qui essaye de se construire à travers cette ébauche d'une typologie du discours. Taw ™îdî dit ici ce que doit être une expression conforme à sa rhétorique du discours, exempte du lexique ardu ( ®arîb ) comme il l’expose dans sa rhétorique de la poésie. Elle doit, autant que faire se peut, éviter de fonctionner comme un ornement. Tawhîdî invite, dans sa rhétorique de la raison, à éviter l’ ornementation dans l’expression ( tar ”îì). Le laf  fait partie, selon une formule consacrée qui oppose le qarîb au ba ìîd , de ce qui doit rendre la signification proche qarîb , c’est à dire en faciliter l’accès. La signification ma ìnâ forme alliance avec l’expression parce qu’elle doit être le vecteur de la clarté, elle doit être, si l’on reprend la distinction de Ducrot entre sens et signification, la signification qui rend le sens obvie permettant que le sens soit un observable . Il faut en effet que la signification dirige l’expression en l’adaptant à cette exigence ultime du sens obvie. D’autres notions sont intégrées à cette édification d’une rhétorique du discours . Elles se rapportent aux formes de désignation dans le discours, la désignation directe ( ta ”rî ™) intégrée à la rhétorique de la poésie ( balâ ®at al —iìr) que Tawhîdî rattache à la rhétorique de la parole concise balâ ®at al ma ◊al au même titre que la désignation indirecte, kinâya , dont Abû ©ayyân reconnaît l’utilité puisqu’elle elle ne contribue pas à l’obscurcissement du propos lorsqu’elle est subtile la ’îfa (II 141). Abû ©ayyân cite encore le talwî ™, l’allusion qui, de même que la désignation directe, est mentionnée dans la rhétorique de la parole brève. L’ indirection dans le discours, que l’on pourrait considérer au vu de la conception du discours chez Taw ™îdî, comme un risque d’obscurcissement du discours, n’est pas rejetée en soi , dans la mesure il s’agit d’une désignation indirecte qui n’entrave pas la clarté du propos, voire qui peut la favoriser

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parce qu'il est possible qu'une parole implicite soit préférable dans un topos donné. Dans ce même ordre d’idée, Tawhîdî inclut la notion de ha òf , élision, admise à condition d’ être ''supportable'' mu ™tamal , c'est à dire de ne pas empêcher l'intelligibilité du message. Il y a enfin l'idée importante que la prose rimée et rythmée sa ¶ì et l'ornementation rawnaq , fruit d'une tradition ancrée dans la facture du discours chez les auteurs, ne sont pas rejetées : elles sont intégrées à un ''programme'' plus large, le rawnaq n'est ainsi qu'une des constituantes de la rhétorique de la prose, et le sa ¶ì de la ''rhétorique du discours''.

Esquisser une conception du discours en tentant de catégoriser des types de rhétorique correspond au besoin de fonder une rhétorique du discours. On pressent la nécessité de théoriser l'expression de manière à établir des règles du discours. Dans cette démultiplication de balâ ®a en balâ ®ât , Abû ©ayyân donne une première réponse à un point important de sa réflexion, accorder le langage, vecteur de la culture, à la place qui doit lui revenir dans l’espace public, et précisément, au sein du pouvoir. C'est l'objet de notre dernier chapitre par lequel on voudrait examiner, à un niveau général, comment les problématiques du langage que l'on peut identifier dans le Imtâ ì héritent de la particularité d'un milieu intellectuel entièrement façonné par le pouvoir.

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CHAPITRE 5 - Sommaire

La pensée du langage dans la réflexion de Taw ™îdî

Introduction : Le langage, à l'œuvre dans une démarche

1. Le choix d'un passage du Imtâ ì

1.1 Un modèle de discours 1.2 L'impact de la polyphonie sur la conception du langage de Taw ™îdî

2. La réponse à une commande

3. L’écriture d’Abu ©ayyân, au service d’un engagement

4.Discours critique et critique du discours

5. La démarche éthique

5.1 Une éthique de l'institution 5.2 Une éthique de la méthode 5.3 Le jugement et l'évaluation 5.4 Une éthique du discours

6. Quelques remarques à propos de la question du ìaql telle qu'elle se pose à l'époque de Taw ™îdî

6.1 Le ìaql et la recherche du Bien : raison et éthique 6.2 Le ìaql et ses implications dans le discours de Tawhîdî

7. L'intelligence réflexive : langage et création

8. La conception d'une rhétorique

8.1 L'ajustement de l'expression à la signification 8.2 La rhétorique de la concision et la critique de l'afféterie (takalluf) 8.3 Quelle rhétorique du discours ?

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8.4 La thématique du composé 8.4.1 Une conception philosophique 8.4.2 Le tarkîb appliqué au langage 8.5 La rhétorique de l’interprétation 8.5.1 Du cadre théologique au cadre profane 8.5.2 Un appel à une rhétorique qui n'est plus 8.6 Le locuteur comme décrypteur de sens 8.6.1Une certaine idée de l’expression 8.6.2 Le projet d'une rhétorique du sens

CONCLUSION

Le langage de la confrontation

1.Une tonalité générale dans l’œuvre 2.Des enjeux linguistiques directs

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CHAPITRE 5

La pensée du langage dans la réflexion de Taw ™îdî

Introduction : Le langage, à l'œuvre dans une démarche

Une réflexion sur les grandes problématiques du langage liées à sa pratique institutionnelle parcourt cet ouvrage, s’intégrant dans cette méditation de Taw ™îdî sur son temps, ce mouvement de révolte privilégié par une période où, note Arkoun :

" Les Emirs [Buyides] savaient que leur présence à la tête de la cité constituait un défi aux conceptions sunnites et chiites sur l’Imama, de leur côté, les sujets pouvaient juger les autorités en place avec d’autant plus de rigueur qu’ils n’étaient liées à elles par aucune allégeance. Les contestations des masses s’exprimaient par les révoltes, celle des intellectuels, dans des pamphlets comme les Ma ◊âlib al wazirayn , ou des évocations historiques critiques comme celles des Tajârib ."(Arkoun 173)

La vacance du pouvoir califal abbasside créée par l’avènement du règne buyide eut en effet des conséquences directes sur la conception du pouvoir par les intellectuels et les masses :

"la pieuse transfiguration des quatre premiers califes, et singulièrement, la propagande chiite accréditant la notion d’un Imam ami de dieu ( wâlî ), héritier sprirituel du prophète, ont conféré aux successeurs légitimes une qualification sacrée de plus en plus accentuée dans l’esprit des masses." (Arkoun 171)

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mais cette conception sacralisée de l’autorité spirituelle et temporelle de gouvernant n’allait pas sans faiblir du fait de dérives de l’institution de plus en plus jugés rhédibitoires, précipitées par exemple par :

"outre les contestations chiites, les persécutions dirigées contre les hanbalites sous Ma’mûn ou contre les Mu'tazilites sous Mutawakkil (qui ont) sûrement entraîné une désaffection à l’égard de l’institution". ( 171)

Nous nous proposons dans ce chapitre de dresser un bilan de la réflexion sur le langage qui prend naissance dans le Imtâ', ce bilan s'appuiera tout d'abord sur un passage de l'oeuvre qui, à notre sens, éclaire la réflexion de Taw ™îdî sur la place institutionnelle du langage dans les milieux intellectuels de son temps, laquelle conditionne l'ensemble de sa réflexion, aussi bien sur la question de la logique, que de celle du rôle du adîb, ou de la rhétorique . Cette interrogation sur le rapport du langage à l'Institution est amenée dans les premières pages de l’œuvre, notamment les pages 8 à 10. En effet, le Kitâb al Imtâ ì wâ-l-Mu îânasa s’ouvre sur le récit de la requête du protecteur d’Abû Hayyân, Abû-l-Wâfâ î al Muhandis, que Taw ™îdî nous livre ici en mentionnant les recommandations qu'il lui adresse alors que Taw ™îdî s'apprête à lui rendre compte des séances Or, on constate que la plupart des recommandations adressées à Abû ©ayyân sont des observations sur le langage qui annoncent les débuts d'une réflexion sur l’expression, la communication, les types de discours, le rapport des sciences du langage aux autres sciences notamment la philosophie à travers la logique, le langage de la critique et de la remise en cause. Nous voudrions montrer comment ces premières pages esquissent un cadre particulier qui pose la question du langage comme un point important des entretiens qui vont suivre. Les remarques d’Abû ©ayyân formulent un

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modèle de comportement qui posent d’emblée le problème du langage à la vérité, problème qui est soulevé à plusieurs niveaux dans le Imtâ ì. Le langage peut mener à l’égarement ( al kalâm tayyâh ) (I 8), idée précisée ensuite par le fait :

"qu’il ne se met point à la portée de tous lâ yasta ¶îb li kulli insân " (I 9)

autrement dit que sa maîtrise requiert un apprentissage et une expérience et qu’il comporte un danger réel ( ha ’aruhu katîr ) (I 9). Ces remarques témoignent d’une importance accordée à la nécessité de maîtriser le langage comme un savoir faire, elles posent un premier problème de bon sens, de base, et qui en même temps annonce un programme : comment s’exprimer clairement, efficacement, simplement et sincérement dans le contexte culturel posé ici, qui est celui des milieux intellectuels de la cour. Il est sans doute significatif que l’on trouve au début du Imtâ ì un vocabulaire similaire à celui employé dans d’autres Nuits traitant du thème du langage en propre. Que le langage apparaisse d’emblée dans l’oeuvre comme ce qui va guider la commande du vizir, c’est à dire le compte rendu de conversations entre savants, donne le sens double du mot langage dans le Imtâ ì : une pratique et un objet d’analyse. Une question se pose : dans quelle mesure peut-on considérer que les termes qui figurent dans ces recommandations introductives ouvrent une piste de réflexion sur la question du langage et ne constituent pas seulement un trait commun si ce n’est du vocabulaire de l’époque, du moins du vocabulaire d’Abû ©ayyân ? Certains de ces termes, par exemple, fonctionnent comme des couples d’opposition : ìaql/ ™iss , intelligible/sensible, ’ibâ‘î/ ”inâ ì‘î naturel/artefact, le couple laf Â/ma ìnâ , expression/signification, le couple basî ’/murakkab , simple /composé. Peut-on les considérer comme des termes opératoires susceptibles de structurer une

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pensée ? Le vocabulaire de Taw ™îdî forme-t-il une cohérence sémantique et thématique qui nous permette de dire que chez cet auteur, on trouve un discours sur le langage ? Nous essayerons de répondre à ces questions. Pour ce faire, nous proposons d'analyser les premiers propos adressés par Abû-l-Wafâ î à Abû ©ayyân, où le langage est conçu comme une institution dans laquelle l’homme de lettres est lié à l’homme de pouvoir. C'est à partir de cette idée que Taw ™îdî fait une lecture de la société cultivée de son époque. Taw ™îdî, cela semble clair, s’est intéressé à la question du discours, peut-on pour autant lui attribuer une pensée du discours ? Dans cette étude, nous essaierons de situer les mécanismes de la pensée du langage chez Taw ™îdî à un niveau général, dans lequel le propos sur le langage, à travers la série d’entretiens que nous avons sélectionnés, principalement ceux des 7 ème , 8ème et 25 ème Nuits, intègre la question neuve, au IVème/Xème siècle, du langage sur le langage. Ce qui n’est pas neuf, c’est la notion de sciences du langage, et l’enseignement d’un certain nombre d’entre elles, grammaire, morphologie, lexicographie, nées du besoin de lire et de comprendre les textes sacrés. Ce qui est neuf, en revanche, c’est que la science commence à être elle-même prise pour objet, premiers pas d’une réflexion épistémologique qui justifie que l’on puisse s’interroger sur la présence d’une pensée du langage dans cette oeuvre. Ce pas, c’est celui que Langhade, par exemple, a appelé "la formation de la langue des sciences" (Langhade 1994 250) qui note, chez Farabi : "la naissance d’un métalangage, rendu nécessaire par l’apparition de notions universelles et de lois", par référence à la l'introduction d'un langage philosophique grec chez les auteurs arabes, comme les catégories d’Aristote, reprises dans le Kitâb al ©urûf . Le cas de Taw ™îdî s’applique également à ce tournant progressif, les propos d’abû Sulaymân dans la 25 ème Nuit , qui parle du "langage sur le langage ( al kalâm ìala-l-kalâm ) montrent qu’une démarche épistémologique se met en place. Langhade, qui attribue l’apparition de ce

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langage sur le langage au rôle de la ville dans l’élaboration des sciences linguistiques, "parce que c’est là que se trouve l’écriture", note que le contexte est progressivement devenu favorable aux commencements d’une telle démarche :

« En ville se développent les sciences parce que, grâce à l’écriture, ces sciences peuvent s’élaborer et progresser en se donnant une expression précise, discutable, susceptible d’être amendée, ce qui est la condition première de tout progrès scientifique. » (Langhade, 1994, p. 251)

Il faut s’interroger sur le vocabulaire d’Abû ©ayyân, aussi, parce que son oeuvre est célèbre : on ne peut se contenter de considérer le Kitâb al Imtâ ì comme un ouvrage encyclopédique, quand bien même nous livrerait-il : " des mines de renseignements sur la vie intellectuelle contemporaine (de son époque)", et Stern qui écrit ces lignes dans l’article Taw™îdî de l’ Encyclopédie de l’Islam va lui-même déjà plus loin en précisant que : "ces deux ouvrages (i.e le Kitâb al Imtâ ì et les Muqâbasât ) seraient d’un intérêt puissant pour la reconstitution des docrines des philosophes de Bagdad", notamment pour voir jusqu’à quel point Abû Sulaymân était influencé par les néoplatoniciens. Pour la question qui nous intéresse directement ici, le rôle que l’on peut ou ne peut pas attribuer à certains termes récurrents dans le discours d’Abû ©ayyân, c’est à dire déterminer si nous avons à faire à une analogie structurante ou non, on constate que la plupart des termes récurrents dans le Kitâb al Imtâ ‘ sont également présents dans les Muqâbasât , ou dans les épîtres de Taw ™îdî, comme la Risâlat al hayât . Dans les Muqâbasât on retrouve des termes et des thèmes évoqués dans le Imtâ ì : des résonnances de la philosophie grecque, présentées aussi sous la forme de couples de notions comme :

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-l’image et la matière ( al ”ûra wa-l-mâdda ) Muqâbasa 14 : "le principe de l’essence est l’image et la matière " (mabda î al jawhar al ”ûra wa-l-mâdda ) -la nature et l'artefact ( al ’abî ‘a wa-l-”inâ ìa) Muqâbasa 19 "du besoin qu’a la nature de l’artefact " (fî (...) ™âjat al ’abî ìa ilâ-l-”inâ ìa) -l’intelligible et le sensible ( al ìaql wa-l-™iss ) Muqâbasa 28 "de l’intelligible et du sensible " (fî-l-ma ìqûl wa-l-ma ™sûs ,) -la prose et de la poésie abordés du point de vue de leurs mérites respectif Muqâbasa 60 : "de la mise en parallèle de la prose et de la poésie " (fî-l-muwâzana bayna-l-na ◊r wa-l-na Âm) -la rhétorique : Muqâbasa n°88 de l’art du discours ( fî-l-¨a’âba ) -la Muqâbasa 89 : propos sur le rhétorique 207 , anthologie de poèmes, récits et anecdotes relevant de l’ adab . (kalâm fi-l-balâ ®a wa mu ¨târât —iìriyya wa qisas wa nawâdir adabiyya )

Dans cette approche, il faudra s’entendre sur le sens de l’expression "philosophie du langage", le langage apparaît dans le Imtâ ì comme un instrument institutionnalisé dans la vie intellectuelle qui se déroule dans l'enceinte du pouvoir. Le traitement de ce thème chez Taw ™îdî part donc d'un présuppposé, l'exercice du langage dans un milieu précis, et ses conceptions sont toutes orientées par rapport à ce milieu.

1. Le choix d'un passage du Imtâ ììì

207 Dans notre commentaire de la 7 ème Nuit, nous nous expliquons sur notre traduction de balâga par le rhétorique ou le fait rhétorique et non la rhétorique.

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Ce chapitre voudrait rendre compte d’une conception générale du langage telle qu’on peut la dégager du Kitâb al Imtâ ‘ . Nous nous appuyons notamment sur les premières pages du Kitâb al Imtâ ì208 , Tawhîdî rapporte les exigences de son protecteur, le géomètre Abû-l-Wafâî qui lui a commandé le compte-rendu écrit des 37 séances d’entretiens qu’il eut avec le vizir Ibn Sa ìdân, d’où la naissance du Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa . Ce passage pourrait constituer une synthèse des différents axes de la problématique du langage que nous avons analysés dans les chapitres précédents.

208 Ce passage figure traduit en annexe.

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1.1 Un modèle de discours

On ne peut lire ces pages sans identifier la présence d’un Abû ©ayyân qui, dans l’ouvrage, est à la fois organisateur de discours, « locuteur responsable de l’énonciation » (Ducrot, 1984, p.200), et« locuteur en tant que tel » comme dans les propos d’Abû-l-Wafâ î qui donne à son protégé des instructions pour mettre en place un " langage du Imtâ‘ ". Il semble évident qu’abû Hayyân reprend ces propos à son compte, notamment sur la question de la concision :

« Ne fais pas allusion à ce qui, dit explicitement, est plus agréable à l’oreille, et plus doux à l’âme »

déclare abû-l-Wafâ î (I 9)

Nous avons donc dans ces passages deux idées importantes, la première s’interroge sur les circonstances dans lesquelles le discours doit être implicite ou explicite, elle pose le problème de l’opportunité de la désignation directe ou indirecte de la signification, du caractère figuratif ou non de l’expression. 209 La seconde examine les conditions d’un langage simple, avec les comparatifs a™lâ et aìò ab qui renvoient au souci de simplicité dans l’expression, un souci exprimé chez d’autres penseurs au IVème/Xème siècle, Ibn Fâris par exemple, qui, se référant au Coran même, indique que le Livre évite les termes dont la rareté de l’emploi complique la compréhension " :

209 Joseph Dichy a traité en détail cette question dans une étude consacrée à la kinâya ou désignation indirecte. Cf k inâya , a tropic device from Medieval Rhetoric, and its impact on discourse theory (5th International Conference of the International Society for the Study of Argumentation, University of Amsterdam 25-28 June 2002).

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"sont peu nombreux dans les expressions ( alfâ Â) de l’Envoyé d’Allah -que la grâce et le salut d’Allah soient sur lui- car elles sont, par excellence faciles ( as sahla ) et aisées ( al ‘a òba ) " (Roman 1988 p6)

"Al alfâ Â al-ìaòba sont les "expressions par excellence [d’une compréhension aisée] " La compréhension en est aisée effectivement parce que leurs constructions sont pareillement de l’usage commun." (Roman 1988 p.7)

Ce propos d’André Roman, appliqué au Kitâb al “ahibi d’Ibn Fâris peut être mis en perspective dans le questionnement général sur le fait rhétorique qui commence à naître au IVème/Xème siècle, la problématique de la simplicité de l’expression occupe une place importante chez Taw ™îdî. C'’est en fonction de l’intelligibilité du message que l’on s’interdira, ou non, de recourir à l’allusion, l’implicite, la figuration : ainsi, Abû-l-Wafâ' déclare- t-il à Abû Hayyân :

" Redoute l’élision ( ha òf) qui perturbe la signification ( ma ‘nâ ) , l’ajout qui relève de la déraison ( ha òar ), prends garde de ne pas orner [le propos] de ce qui l’entacherait , ou de l’encombrer par ce qui [en] amoindrirait [la substance], ou encore de l’appauvrir par ce qui n’est pas essentiel'' (I 9)

Dans ces lignes, on pose la question de la réception, c’est à dire comment le propos est-il le plus intelligible ? Le discours dans le Kitâb al Imtâ ì est envisagé d'un point de vue argumentatif, il se situe dans la perspective de convaincre, pour ce qui est d’Abû ©ayyân convaincre le vizir et convaincre le bienfaiteur Abû-l-Wafa î; pour ce qui est des locuteurs qui conversent et/ou débattent entre eux, comme Mattâ et Sîrâfî ou comme les

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savants qui interviennent dans la 25 ème Nuit , se convaincre les uns les autres. C’est en effet une double attente que l’on escompte de tout message qui vise à convaincre, son intelligibilité d’une part, une réaction favorable de l’interlocuteur, d’autre part. Parfois c'est la concision que l’on peut retrouver sous l’appellation ha òf employée par Abû-l-Wafâ î , qui nuit à l’intelligibilité et à l’efficacité du discours, dans ce cas, on appréciera que la pensée soit explicitée et développée. Parfois, au contraire, c’est l’ ''ajout'' ( il ™âq ) qui est réprouvé : dans le passage du Imtâ ì cité plus haut, ce terme se rattache à la surcharge du discours, surcharge esthétique ''orner le propos par ce qui l’entacherait'', surcharge stylistique ''l’encombrer par ce qui en réduirait la substance''. (I 9) L'expression est un point d’ancrage dans la réflexion sur le langage proposée dans le Imtâ ì , lorsqu’Abû Sulaymân distingue, dans la 25 ème Nuit, différents types de rhétoriques (II, 140/141) : chaque type de rhétorique est mis en correspondance avec un modèle d'expression ( laf Â) qui suggère de privilégier des

"termes courants (...), faciles, qui sont de l’usage commun qui s’opposent au ®arîb , aux raria de la langue ou au wa ™— iyy , qui dénote les constructions insolites et par là difficiles" (Roman 1988 p. 7)

Dans la rhétorique de la poésie ( balâ ®at al —i‘r ) première rhétorique distinguée par Abû Sulaymân, l’expression doit être dépourvue de termes ardus ( alfâ  mina-l-®arîb barî'an ), dans la rhétorique du discours ( balâ ®at al ¨a’âba ) Abû Sulaymân parle d’expression ''proche'' ( al laf  qarîban ) , c’est à dire à la portée de l’interlocuteur, selon le paradigme qarîb / ba ìîd , propre au discours sur le langage de cette époque, la même idée est reprise ensuite, dans la rhétorique de la prose ( balâ ®at al na ◊r) avec le terme mutanâwal , traduisible par "à portée". La rhétorique de la raison ( balâ ®at al ìaql ) fait la

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critique d’une expression qui ferait la part belle à l’ornementation ( tar ”îì) au détriment de la recherche du sens : il faut que le profit du point de vue du sens soit plus éloquent ( abla ®) que l’ornementation de l’expression ( tar ”îì al laf Â). L’opposition au ®arîb est ainsi directement marquée.

2. La réponse à une commande

Le Kitâb al Imtâ ì répond à une commande du protecteur d’Abû ©ayyân, qui fait suite à une commande antérieure dans laquelle le vizir ibn Sa’dân enjoint Abû Hayyân de lui faire le récit des séances de discussions auxquelles il assista. C’est la raison pour laquelle Abû Hayyân fut convoqué à la cour. La demande d’Abû-l-Wafa î al-Muhandis, qui a donné naissance à l’ouvrage du Imtâ ì apparaît aussi bien comme une demande de comptes- rendus d’entretiens que comme une demande de comptes tout court : tout se passe comme si, du point de vue d’Abû-l-Wafâ î, avoir été témoin des salons de discussions à la cour requérait en échange de s'acquitter d'une dette : l’établissement de ces compte rendus de séances, indépendamment de toute considération de la valeur intellectuelle du personnage. Cet aspect de la genèse de l’ouvrage est important, il expliquerait pourquoi la pensée de l’auteur est à reconstituer à travers les multiples discours dont nous avons tenté d'analyser la complexité énonciative. Abû-l-Wafâ î, au même titre que le vizir Ibn Sa ìdân, est au nombre de ces hommes de pouvoir éclairés pour qui le temps consacré à la culture revêt autant d’importance que la conduite des affaires de la nation dans la mesure où l’activité intellectuelle s’intégre dans l’art de gouverner. Mais Abû ©ayyân ne vient pas seulement répondre au désir des hommes de pouvoir de ce temps

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de se cultiver, car son propre désir vient se greffer sur celui du vizir : porter un jugement sur la société de son temps, jugement crypté, dont la lisibilité exige une déconstruction des discours des locuteurs du Imtâ ì. Quelle est l’exigence formulée par Abû-l-Wafâ î à l’égard de Taw ™îdî ? divertir les esprits par le récit : raconter la vie intellectuelle des milieux qu’il a fréquentés, les discussions qui s’y sont tenues, l’élaboration des thèmes débattus dans la confrontation des points de vue, les positions opposées, voire le désaccord de fond. Mais, ce texte étant un récit –puisqu’il se présente de l’aveu même d’Abû Hayyân comme tel ( cf l’emploi du mot sard I ,8), il implique de fait une réorganisation des événements vécus : le récit n’est pas un enregistrement ou une transcription. On sait que Tawhîdî fut copiste auprès du vizir ibn al-ìAbbâd, fait qui, parmi d’autres, amena notre auteur à verser son acrimonie sur ce vizir et sur ibn al ìAmîd dans le pamphlet des Ma ◊âlib al Wazirayn . Le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa n’est pas le travail d’un copiste, le récit, par quoi il se caractérise, est un après-coup dans lequel, fût-ce par une stratégie détournée, comme c’est le cas ici avec la polyphonie des discours à l’oeuvre dans le texte, il y a un auteur qui s’exprime. Une des pistes de lecture du Kitâb al Imtâ ì est donc à trouver dans les propos de Taw ™îdî eux - mêmes, autrement dit ne point commettre l'erreur de restreindre l’usage que fait Taw ™îdî du discours au travail du copiste qu'il fut. Et qui d’autre que Taw ™îdî, chroniqueur des mœurs de son temps, peut se faire meilleur interprète de son projet d’écriture, il s'adresse au géomètre Abû- l-Wafâ î dans ces termes :

« Avec ta permission, je rassemblerai tout ceci dans une épître (risâla ) qui comprendra ce qu’il y a de subtil ( daqîq ) et de valable ( jalîl ),

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de doux ( ™uluw )et d’amer ( murr ), de rare 210 ( ’ariyy ) ou de peu de valeur (yâbis )211 , de ce qui est aimé ( mahbûb ) et de ce qui est détesté ( makrûh ) » (I 8)

Ici, un état d’esprit, reflet d’une personnalité semble se dévoiler aux interlocuteurs et au lecteur : Taw ™îdî n’a pas pour seul but de faire la description de sa société, de dresser un tableau des moeurs de ses contemporains, il a sa démarche propre : on peut le constater sur le plan des idées , par exemple dans son positionnement en faveur de la prose, non pas contre la poésie, comme nous l’avons montré dans la 25 ème Nuit , mais de telle sorte que la poésie est malgré tout bel et bien "remisée", on le voit dans la 8 ème Nuit où l’opposition entre la grammaire et la logique est en définitive présentée comme une opposition de surface, qui cache un débat de fond sur la défense de la langue arabe et de l’identité arabo-musulmane. Ces paroles précitées d’Abû Hayyân sont immanquablement engagées, elles précisent au début de l'ouvrage l’état d’esprit qui préside au récit à venir. Les qualificatifs employés, tantôt euphoriques (subtil, valable, doux, aimé), tantôt disphoriques (amer, de peu de valeur, détesté) sont le reflet d’un jugement, d’une appréciation, c’est à dire d’un point de vue formulé par Abû ©ayyân qui coexiste avec l’ensemble des points de vue rapportés dans le récit, qui, on l'a montré, ne reflètent pas tous le point de vue d’Abû ©ayyân. La question du point de vue joue un rôle primordial dans le Imtâ ì dans la mesure où Taw ™îdî fait coexister les points de vue de nombreux locuteurs, d’autres points de vue que le sien 212 , avec son propre discours.

210 Une des acceptions de ’ariyy dans le lisân est '' rare '' ®arîb , elle nous semble envisageable ici ; Taw ™îdî annonçant finalement qu’il va décrire les défauts et les qualités de sa société. 211 Pour yâbis , le Lisân donne: qalîl al ¨ayr 212 En tous cas matérialisés comme tels, par l’introduction du verbe qâla suivi du nom d’un locuteur.

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Par ce procédé, il s’agit de déterminer une position sur le thème examiné par le phénomène de « mise en discours » pratiqué par Abû Hayyân. Ce qu’il faut restituer le plus fidèlement possible, c’est une atmosphère, plus que des paroles. Témoignage sur la société de son temps, le Kitâb al imtâ ì est autant une oeuvre engagée sur la société du IVème /Xème siècle, et principalement les milieux intellectuels, qu’une peinture des caractères, des tendances et des goûts qui prévalent dans cette période. Abû ©ayyân , convoqué pour mettre à exécution ce projet, et le vizir, se retrouvent autour d’ un souci humaniste. Arkoun a en effet montré comment on pouvait parler d’une attitude humaniste au IVème/Xème siècle à l’intérieur de la quelle il est possible de dégager "trois accentuations" :

-"Un humanisme religieux, juif, chrétien, islamique, [caractérisé] par une dévotion mesurée et détendue du croyant moyen. -Un humanisme littéraire, lié à une aristocratie de l’esprit, de l’argent, du pouvoir. -Un humanisme philosophique, qui intègre des éléments des deux humanismes précédents [humanisme religieux, humanisme littéraire], mais s’en distingue par une discipline intellectuelle plus rigoureuse, une quête plus inquiète, plus méthodique, plus solidaire de la vérité sur le monde, sur l’homme et Dieu. L’homme se pose ici comme un problème pour l’homme" al insân askala ‘alayhi-l-insân selon l’expression de Tawhîdî, il engage toute sa responsabilité d’être raisonnable et sa lucidité de personne autonome." (Arkoun 1969 p 355)

Les entretiens de Taw ™îdî avec le vizir Ibn Sa ìdân s’inscrivent dans cette tonalité générale, qui se place dans le cadre de l' humanisme ''littéraire ''et ''philosophique'' que partagent l’intellectuel et l’homme de pouvoir. Mais il existe une divergence de fond entre ce pourquoi Taw ™îdî est convoqué à la cour, promouvoir le cercle du vizir, et son engagement critique. C’est

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pourquoi il est possible de dire que, dans le Imtâ ì, l’écriture est au service d’un double engagement.

3. L’écriture d’Abu ©©©ayyân, au service d’un engagement

Taw ™îdî campe une atmosphère et un cadre dont il fait la matière de son oeuvre. Chroniqueur de « choses vues » au IVème/Xème siècle, Taw ™îdî est animé du souci d’informer sur ce qu’il a appris et de restituer ce qu’il a vécu dans l’écriture. Mais cette pratique de l’écriture ne saurait se restreindre à la simple mise en pratique d’un encouragement d’ Abû l-Wafa î :

« Aie l’intention de me donner du plaisir imtâ ìî par [la] poésie ( na Âm) et [la] prose ( na ◊r) [i .e de ton discours]». (I 9)

Car donner du plaisir équivaut, dans ce contexte, à plaire à un commanditaire. C’est pourquoi le caractère profane ou léger du propos, et la conversation distrayante, que l'on peut entendre par le terme d’ Imtâ ì, constituent le cadre de tout du discours dans le Kitâb al Imtâ ì .Il y a, en plus, chez Taw ™îdî, un regard critique sur les milieux du pouvoir. Dès les premières pages, l’orientation de l’ouvrage est déclarée, ce récit est une narration sard , mais une narration particulière qui utilise la transmission riwâya –pour rendre possible une expression par juxtaposition de points de vue dans lesquels il faut démêler le point de vue de Taw ™îdî sur certaines questions, notamment les plus cruciales comme celles du pouvoir et de l'expression libre- car c'est finalement à ce dernier sujet que Taw ™îdî veut en venir dans son questionnement du langage. Un auteur s’exprime en conjuguant les talents d’instruire et de plaire, de joindre l’utile, qui peut

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passer par la critique, à l’agréable, agissant dulce et utile , selon le mot d’Horace. Le projet de l'œuvre ne peut se restreindre à '' donner du plaisir'', il se mêle à une entreprise critique au double sens du regard critique et de la remise en cause sur le plan social, littéraire, politique, mais aussi esthétique, aidé par une prose simple qui refuse les jeux de style. Bergé note l'importance de ce dernier aspect :

"Sa prose [à Tawhidi], très brillante, a le mérite de ne pas faire appel à la rime à une époque où, dans les milieux qu’il fréquente, cet ornement est devenu quasi obligatoire dans le style épistolaire et les ouvrages des secrétaires qui reprennent le dessus."213

La prose de Taw ™îdî fonctionne comme un instrument de contre- pouvoir, le contenu de son discours se transmettant, formellement déjà, à contre-courant . Ce n’est pas un hasard que la commande d’Abu-l-Wafâ î al- Muhandis donne lieu à un important développement sur le style, double reflet de l’ écriture et de la personnalité de Taw ™îdî, vérification du vieil adage selon lequel ''le style, c’est l’homme '':

"En ces sortes de feintes, il faut instruire et plaire Et conter pour conter me semble peu d’affaire" dit la Fontaine, or instruire, il faut y insister, semble chez Taw ™îdî aussi important, sinon plus, que plaire. Car si la conception du style que donne ici Abû-l-Wafâ î est partagée par Abû ©ayyân, ce n’est pas dans le même objectif. L’ordre est donné à Abû ©ayyân de plaire, c’est une injonction qui porte sur le style. Le propos auquel

213 M.Bergé Al Tawhîdî et al Gâhiz : recensement des textes tawhidiens sur la filiation gahizienne d’Abû Hayyân al Tawhîdî, homme de lettres musulman du IV/Xème siècle.

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elle donne lieu est d’Abû-l-Wafâ î, mais comme ces paroles reprennent une vision du langage qui se répercute dans l’oeuvre, elles constituent aussi un programme qui revendique pour le langage sa place dans un environnement où le savoir philosophique, dans ses diverses branches, logique, mathématique, physique, politique, éthique, crée un contexte qui détermine le positionnement des penseurs. Car c'est moins en fonction d’un soutien ou d’un rejet de ces disciplines que les positions prennent corps, que de la façon dont elles sont abordées : par exemple, lorsque Ghazali choisit de mettre en porte à faux les philosophes en leur déniant :

"le droit de réclamer pour eux la politique et l’éthique, la première [étant] pour lui d’origine prophétique et la seconde, le bien propre des soufis. [...] Le maître [i.e Ghazali] ne refuse pas d’y voir une âme de vérité qu’il fait sienne [mais seulement] dans la mesure où le donné révélé n’en souffre pas." (Jabre 1986 p 93)

Même si la question d'une discipline du savoir indépendante de la révélation ne se pose pas directement, les positionnements sur le sujet sont pourtant latents, ainsi, contrairement à ce qui se produit chez un Ghazâlî, on peut se demander jusqu'à quel point dans Taw ™îdî, le consensus tacite sur une vérité antéposée est valable pour tout sujet abordé, lorsque l'on parle de la philosophie dans le Imtâ ì c'est pour rappeler que les I ¨wân al “afâ î ont tenté :

''d'intégrer la Loi révélée à la philosophie '' ( 'an ya ñummû-l-—arî ìa li-l-falsafa ) (II 6)

Chez Taw ™îdî, il semble assez clair qu’ une éthique du langage se comprend par rapport à un engagement où la parole et le discours sont orientés vers la prise de position, par exemple, en faveur de la langue arabe et

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de la culture arabo-musulmane, ou encore en faveur d’une plus grande transparence dans le Gouvernement des affaires ; on se rappelle à ce titre la Nuit 34 où le vizir exprime son mécontentement de voir :

"le peuple converser à notre propos et évoquer nos affaires" (III 85)

de la part d’Abû ©ayyân, cette mention est à double entente : elle est, en surface, compréhensible comme une plainte du vizir, en profondeur, comme un regard porté sur un peuple revendicatif. Ce point constitue un donnée importante pour éclairer la question de la présence d’une opinion, d’un point de vue , d’une position de Taw ™îdî qui préside aux multiples discours mis en présence dans le Kitâb al imtâ ‘ . Le discours d’Abû-l-Wafâ î est doublement interprétable : sur un plan que l’on pourrait qualifier d’officiel, celui des recommandations –qui valent injonction- d’un protecteur à son protégé, il s’agit de conseils pour une expression claire, simple et intelligible ; sur un plan plus "officieux", il s’agit aussi de montrer quelle conception de l’expression est la plus à même de transmettre le contenu d’un message, celui de Taw ™îdî, celui aussi, plus largement, de quiconque souhaite exprimer une position sur tel ou tel sujet, qu’il concerne la philosophie, la littérature, la politique, la société. Le programme qui est annoncé ici est une réflexion sur la forme du discours, mais en même temps ouvre la voie à une conception de l’expression qui insiste sur des aspects jusque là encore peu soulignés, comme l’acquisition de la clarté par la concision, intégrée à un ordre éthique. Cette idée est précisément celle que l’on retrouve développée dans la 25 ème Nuit . Le Kitâb al Imtâ ì intègre sous une forme non spécialisée une réflexion sur la rhétorique, qui n'a pas pour but d'exposer une recherche sur le sujets

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mais de s'adresser à une catégorie de savants : les fonctionnaires de l'institution califale. Avant Tawhîdî, et sous la forme de traités consacrés en propre au sujet, Gâhiz, auquel Abû Hayyân se reprises dans le Imtâ ì214 , a examiné la question de l’expression dans son Kitâb al Bayân wa-l-Tabyîn , de même, ibn al Mu ‘tazz, dans le Kitâb al Badî ì. J. Dichy, dans son article Kinâya, a tropic device from Medieval Arabic Rhetoric and its impact on discourse theory , a montré que les traités de rhétorique arabe s’étendent sur une période qui va des IIIème/VIIIème au IXème/XVème siècles. Dans le Kitâb al Imtâ ì, la question se pose sous la forme du positionnement critique : à ce titre, il n’est pas innocent que Qudâma ibn •aìfar soit mentionné dans le Imtâ ì, à la fin de l’entretien de la 25 ème Nuit (II 146-147). En évoquant l’auteur d’une critique de la prose et d’une critique de la poésie, naqd al —iì r et naqd al na ◊r, on se situe dans la perspective d’un discours critique, dont on peut dire qu’il fait suite à ce que Miquel a appelé "la réaction d’Ibn Qutaïba" 215 . La critique du discours, qu’il s’agisse de la prose ou de la poésie, est un courant qui, au siècle de Taw ™îdî, est à l’oeuvre depuis deux siècles. J.E Bencheikh, dans son Essai sur un discours critique, cite Qudâma ibn •aìfar, mais aussi •âhi Â, al •uma ™î, ibn al Qutaïba. Avec Taw ™îdî, la question de la critique du discours prend une autre portée, parce qu’elle l’examine à l’intérieur de l’Institution, Taw ™îdî est inséré dans les milieux du pouvoir, son discours critique se situe donc dans un contexte particulier.

4. Discours critique et critique du discours

214 Cf l’article de Marc Bergé sur Tawhîdî et Gâhiz cité plus haut. 215 Cf A. Miquel Géographie humaine du monde musulman , chapitre II Les orientations décisives du IIIème /IXème siècle.

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Ce programme est énoncé dans des propos qui introduisent la perception générale de la question du langage dans l’ouvrage, et que nous avons abordé pour partie dans les pages précédentes. Abû-l-Wafâ î al Muhandis s’adresse à son interlocuteur dans les termes qui suivent :

« Que le propos ( ™adî ◊), malgré son étendue et sa diversité ( i¨tilâf funûnih ), soit expliqué ( ma —rûh ), que la [chaîne] de ceux qui en garantissent [la véracité et la clarté] remonte [dans le temps] sans rupture (mutta ”il ), que le texte 216 (matn ) soit complet ( tâmm ) et clair ( bayyin ), le mot ( laf Â), léger ( ¨afîf ), subtil ( la ’îf ), la désignation explicite ( ta ”rîh ) dominante ( ®âlib ) , prenant la tête [du propos] ( muta ”addir ), la désignation implicite (ta ‘ri ñ)217 , rare ( qalîl ) et facile [à comprendre]. Aie en vue le vrai ( al ™aqq ) jusque dans le détail de ses contenus, la sincérité (”idq ) [lorsque tu] l’éclaircis ( îñâ™ih ) et lui donnes une assise ( i◊bâtih ). Redoute l’élision ( ™aòf) qui perturbe la signification ( mu ¨ill bi-l-ma ‘nâ ) , l’ajout ( il ™âq ) qui relève de la déraison ( ha òar ), prends garde de ne pas orner ( tazyînuhu ) [le propos] de ce qui l’entacherait ( mâ ya —înuhu ), ou de l’encombrer ( tak ◊îruhu ) par ce qui [en] réduirait [la substance] (taqlîluhu ), ou encore de l’appauvrir par ce qui n’est pas essentiel (taqlîluhu bimâ yusta ®nâ ‘anhu ), recours à ce qui est bien ( ™asan ) et persévère dans cette voie ; quant à ce qui est laidl ( qabî ™), réduis-en la laideur ( qub ™) . Aie l’intention de me plaire ( ' uq ”ud imtâ ìî) par l’ensemble de sa poésie et de sa prose ( ¶um ìat na Âmih wa na ◊rih ), et de de donner du sens ( ifâdatî )218 du début [de ton propos] à [sa] fin. Peut- être cet échange (mu ◊âqafa ) demeurera-t-il et sera-t-il rapporté et bien

216 Dans cette assimilation de la conversation aux dicts de la Tradition, le texte matn est ce qui s’oppose au commentaire —arh , et aux notes et gloses ( ™awâ —î). 217 J. Dichy a montré comment ta ”rîh et ta ì rî ñ constituaient une opposition pertinente servant par ailleurs à préciser la notion de kinâya . Deux grandes lignes d’opposition sont , selon J.Dichy, à distinguer : -l’opposition entre la référence directe et la référence indirecte au sens (voulu) : ta ‘rî ñ / kinâya - ta ”rî ™ - l’opposition entre l’expression figurative et l’expression non figurative : ma ¶âz / ™aqîqa (J.Dichy article kinâya déjà cité). 218 Sous-jacente est présente l’expression ifâdat al ma ‘nâ siignifier, transmettre le sens.

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conservé ( tabqâ wa turwâ ) dans les mémoires ( yakûn fi òâlik ™usn al òikrâ ). Ne te contente pas d’une allusion ( lâ tûmi’u ) à ce que l’oreille agréerait davantage, l’âme trouverait plus doux, et les mœurs plus convenable en le désignant clairement ( if ”âh ‘anhu ) . Et n’exprime pas clairement ( lâ tuf ”ih ) ce dont la désignation indirecte ( kinâya ) dissimule davantage les défauts et écarte la suspicion » (I 9)

Cet ensemble d’exigences formulées par Abû-l-Wafâ î à l’égard de Taw ™îdî donne un fil conducteur qui permet de cheminer sans doute un peu plus clairement dans la suite de l’ouvrage, notamment dans les passages consacrés au langage. En effet, le discours programmatique d’Abû- l-Wafâ î que nous avons ici met en place le cadre central dans lequel se déroule la réflexion : puisqu’il s’agit de rapporter des échanges, le propos porte sur une conception de la communication des idées. Ainsi la notion de propos est ici exprimée par le terme ™adi ◊, qui se réfère à la tonalité de l’ouvrage, construit sur l’échange verbal, dans ce qui apparaît comme une réflexion générale sur le discours. Le terme ™adî ◊ est à entendre dans sa signification première, celle de la parole discourante que l'on va interroger et évaluer. L’emploi du terme ™adî ◊ , dans cette succession de recommandations, appelle plusieurs observations : d’abord, ce terme est replacé dans son environnement sémantique d’origine : celui de la science de la Tradition, c’est à dire des dicts du Prophète. L’emploi du terme dans son sens d’origine métaphorise la conversation rapportée et lui donne une autorité. Un champ sémantique des termes qui relèvent du ™adî ◊ est présent : on trouve le isnâd , terme qui désigne l’ensemble des rapporteurs des paroles du Prophète, ensuite, le matn , qui désigne le texte de la parole Prophétique rapportée par relation. Le terme ™adî ◊ s’inscrit ici dans un réseau de connotations établi à partir de son sens premier : les paroles rapportées du Prophète, le propos sur la conversation se meut donc dans le cadre de référence de la Tradition. Cette

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métaphorisation du sens spécialisé du ™adî ◊ peut être interprété comme une insistance sur le poids de l’oralité qui annonce la prépondérance du rôle du discours dans l’œuvre. Dans cette réflexion théorique par laquelle Abû-l-Wafâ’ expose sa conception du propos modèle, est abordée la question du contenu. Le terme '' propos '', qui renvoie ici, selon nous, au cas précis de la conversation orale, est bien défini d’emblée ainsi, par l’expression lexicalisée a’râf al ™adi ◊ . Mais comment va-t-on aborder les thèmes de discussion? La question éthique est un autre point fondamental de ce discours. Le ''bien'' ( ™usn ) le ''vil'' ( qub ™) les ''mœurs'' ( a¨lâq ) que l'on trouve mentionnés ici, sont à replacer dans un contexte d’ensemble qui correspond à ce que Arkoun a appelé avec justesse une " tradition fort élaborée". Evoquant la réflexion morale de Miskawayh, il décrit à cette occasion un contexte dont le IVème/Xème siècle se fait l’héritier et a raison de souligner que :

"L’Ethique comme discipline indépendante est relativement peu étudiée tant par les érudits arabes contemporains que par l’orientalisme européen qui a été jusqu’à une époque récente, partiellement responsable de l’orientation scientifique des recherches islamologiques. [Alors que :] Pourtant, les ouvrages classiques illustrant cette branche importante de la culture arabe ne manquent pas. Qu’on s’intéresse aux fables et aux aphorismes introduits par Ibn al Muqaffa ‘, ou aux peintures sociales d’un Gâhiz qui stigmatise les vices des mawâlî pour mieux mettre en valeur les vertus arabes ; qu’il s’agisse de la poésie qui ne cesse d’opposer dans une obsédante antithèse les titres de louange mahâsin aux titres de blâme ma ◊âlib , des anthologies qui recopient avec une fervente admiration les vérités psychologiques condensées dans la prose nerveuse des sermons hitâb ; des innombrables manuels d’ adab qui reflètent les enrichissements, les déviations et la diversification, sous l’action de l’évolution sociale, d’un fonds moral commun ; de cette immense

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création collective enfin qu’est le hadith avec ses prolongements concrets dans le droit fiqh , on retrouve toujours la même préoccupation d’un idéal moral à vivre, d’une perfection à atteindre." (Arkoun 1988 pXII)

Cette réflexion d'Arkoun demeure certes parfois impresionniste : l’antithèse des titres de louange et des titres de blâme est d’autant moins obsédante qu’elle ne s’applique pas qu’à la poésie, Taw ™îdî par exemple y a abondamment recours dans l’examen de la prose et de la poésie, dans un discours en prose. Mais ce propos a le mérite d'interroger un contexte dont l’existence, au IVème/Xème siècle, est en fait l’héritage de l’histoire. Qu’apparaisse une éthique du discours dans le Kitâb al Imtâ ì ne part pas de rien : nous voyons dans le texte d’Arkoun comment des considérations éthiques se sont mises en place dès les premiers siècles de la constitution du patrimoine culturel arabo-musulman : l’antithèse des louanges et des blâmes, fondement d'undiscours critique et héritage de la poésie des premiers siècles fera date, le Kitâb al Imta ì n'y fait pas exception, et aussi, un ouvrage entièrement consacré aux "traits de blâme", le Kitâb Ma ◊âlib al Wazirayn , la Fustigation des deux vizirs 219 . Aux premiers siècles appartiennent également les ¨u’âb ou prônes, ceux du Prophète lui-même, ceux des Compagnons, véhicules d’une conception éthique des moeurs à une échelle sociale qui rejoint cette préoccupation transhistorique "d’un idéal moral à vivre, d’une perfection à atteindre". Attardons-nous également sur :

"ces manuels d’ adab qui reflètent les enrichissements, les déviations et la diversification, sous l’action de l’évolution sociale, d’un fonds moral commun". Le Kitâb al Imtâ ì‘ peut figurer parmi ces

219 titre ainsi traduit dans le riche article de Kadhim Jihad Hassan Savoir et pouvoir dans La Fustigation des deux vizirs de Tawhîdî

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"manuels d’ adab ", parce qu’il y a chez Abû ©ayyân une volonté de pointer ces "déviations (...) d’un fonds moral commun " (Arkoun 1988 p XII)

notamment dans une redéfinition de l’ adab comme culture large, non spécialisée, dont la 7 ème Nuit , nous avons tenté de le montrer, se fait l’écho. On retrouvera dans la critique de Taw ™îdî, cette "inquiétude et cette recherche" de son aîné Gâhiz, tous deux ont, à leur manière, réagi à ce que Miquel a appelé "le vieillissement de la culture arabo-islamique entamé au déclin du IIIème/IXème siècle." (Miquel 1961 p 61) La culture du fonctionnaire de l’administration est pour Tawhîdî le prétexte à une revendication d’une conception de l’ adab , qui puise dans sa signification originelle, telle que l’a par exemple transmise ìAbd al ©amîd al-Kâtib, alors que s’est imposée l’image d’une culture, véhiculée par Ibn Qutaïba notamment, réduite au souci de

"savoir exactement quelles qualités doivent se déployer aux divers échelons de l’administration pour que l’Etat fonctionne." (Miquel 1961 p 99)

5. La démarche éthique

5.1 Une éthique de l'institution

Le Kitâb al Imtâ ì a le mérite de toucher un autre aspect de l’éthique ; si Miskawayh a pu traiter d’une éthique des moeurs, de l’âme et des vertus, du

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caractère et de l’éducation 220 , ce substrat est bien à l’œuvre dans le Kitâb al Imtâ ì, mais certainement d’une façon plus ciblée, où il ne s’agit pas de proposer un modèle comportemental destiné à fonder une morale de l’individu 221 , mais d’appeler à une éthique de l’institution où, par exemple, le souverain se préoccupera de ses sujets en leur reconnaissant le droit de s’exprimer : c’est là où interfère la question du langage et du pouvoir, des propos du gouverneur de “amsâm al Dawla, ibn –âhawayh pour qui le ma ¶lis d’ibn Sa ìdân aurait gagné en "noblesse" , en "dignité", en "longévité" et en "gloire", n’étaient-ce certaines "choses" le concernant (I 43), à ces gens réunis sur les berges du Tigre, qui n’hésitent pas à faire part de la chéreté et du manque de nourriture, et de la généralisation de la pauvreté (II 26), en passant par la critique de ce même peuple dirigée contre Ibn Sa ìân, agacé de le voir deviser à son propos (III, 85). L’éthique de l’Institution passe également par une reconsidération des compétences trop restrictives désormais attribuées aux secrétaires de l’administration, les kuttâb . Les attributions de ces derniers en effet n’ont cessé de s’amoindrir, comme l’a bien souligné Kadhim Jihad dans son article la Fustigation des deux vizirs :

" Au départ, il y avait une même fonction administrative, celle de kâtib (secrétaire d’état) qui, sous les Omeyyades, supervisait les réceptions du souverain, tenait ses registres et rédigeait sa correspondance, veillant à l’aspect technique mais aussi à l’éloquence de ses lettres ".

220 cf Traité d’Ethique , trad M.Arkoun, déjà cité. 221 Nous reprenons à notre compte la distinction classique entre éthique et morale, formulée par exemple par Y.de Crusol dans Aql et conversion chez Muhâsibi : "L’éthique désigne les principes qui régissent l’action humaine, tandis que la "morale" désigne plutôt la science de leurs applications aux différentes circonstances pratiques. (Crusol 2002 p 40)

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puis, sous les Abbassides, la fonction décisionnelle du kâtib disparaît au profit du vizir :

"reléguant peu à peu ses fonctions pour ainsi dire rédactionnelles à un kâtib (...) dont on exigeait (...) une connaissance sûre des sciences administratives et du métier d’écrire." "Avant l’avénement des Buyides (...), ajoute K.Jihad, une civilisation de la cour et une véritable machine bureaucratique s’étaient créées(...). Différents diwâns étaient chargés de toutes sortes de perceptions, de domaines et de terres, d’aumônes et de droits perçus pour la frappe de monnaie, etc. Un bayt al mâl ou trésor public vérifiait les u”ûl (recettes) et les nafaqât (dépenses) et se voyait secondé par un diwân al rasâ’il ou Service de correspondances, gérant le courrier à l’arrivée et au départ, le sceau et les apostilles, puis le transport des lettres. (...) C’est tout ce système qui s’effondrera avec les Bûyides du fait de la militarisation (...) qui, par le biais de l’ iqtâ ‘ , permettra aux officiers chargés de la direction du régime princier de se garantir une réelle indépendance de fait." 222 (Jihâd 2000 pp 106-307)

Cette ''culture à la dérive'' que dépeint Taw ™îdî dans son oeuvre recherche une réhabilitation sous la forme d’une certaine conception de l’expression, laquelle passe par une éthique du discours qui devra fonder une éthique de l’Institution. L' invitation à viser ''le vrai'' ( al ™aqq ), la ''sincérité'' (al ”idq ), s’appuyer sur "ce qui est bien ''( ™asan ), s’éloigner de "ce qui est vil '' (qabî ™), doit être entendu dans ce contexte.

5.2 Une éthique de la méthode

222 dans le chapitre I du présent travail ,nous évoquons le poids de la militarisation du régime buyide dans l’organisation de la société à travers l’étude de Sourdel sur la question.

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A une éthique du discours et de l’institution, on pourrait dire que s’ajoute, dans ces propos d’Abû-l-Wafâ’, une éthique de la méthode : il y a une manière de pratiquer le langage accordée à des circonstances, qui doit tenir compte de paramètres qui vont du général au particulier : il faut d’abord prendre en considération le propos ( ™adi ◊), puis l’expression ( laf Â), qui est un noyau dur du traitement de la question du langage dans le Imtâ ì, enfin l’opportunité du recours à l'indirection dans le discours et la question de la concision. (cf la conclusion du chapitre précédent sur les diverses rhétoriques).

5.3 Le jugement et l'évaluation

La formulation injonctive de ce que doit être tel ou tel type de discours permet en efet de distinguer son appréciation de son évaluation :

"Il est bon de distinguer entre les deux termes « apprécier » et « évaluer », nous passons là d’un intérêt qu’on prend à un jugement qu’on rend .223 Faisant référence à une norme, appliquant des critères, le comparant à d’autres objets ou d’autres intérêts, nous estimons le rang d’un objet ou d’un intérêt" ( Welleck p 336)

Lorsque “âli ™ ibn ìAlî, l’un des locuteurs du Imtâ ì, déclare que :

« La prose est le principe du langage ( îa”l al kalâm ), la poésie (na Âm) en est le corrolaire ( far ì), [or] le principe est plus noble ( a—raf )

223 C'est nous qui soulignons

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que le corollaire et le corollaire est plus déficient ( îanqa ”) que le principe (a”l) » (II 132)

on est dans ce que Welleck et Warren appellent l’évaluation : on est passé de l' ''intérêt qu'on prend'' au ''jugement qu'on rend'' : un jugement est ici rendu sur la prose et la poésie et une norme fixe un principe ( îa”l) et un corollaire ( far ì ) Arkoun regrettait que "l’éthique comme discipline indépendante" soit peu étudiée (Arkoun 1998 Introduction). Or, le Kitâb al Imtâ ì s’inscrit dans cet héritage qui consiste à observer la société à l’aune d’une éthique des moeurs en décrivant le plus souvent un ordre comportemental : par exemple, le portrait d’Ibn al-ìAmîd dans le Imtâ ì comporte, à la demande du vizir, des considérations éthiques sur sa personne :

" Je voudrais t’interroger sur ibn al ìAbbâd, déclare-t-il à Taw ™îdî - tu t’es rendu auprès de lui dans le but d’obtenir quelque chose de lui (inta ¶aìtahu ) , tu as fait l’expérience de sa personne ( ¨abartahu ), tu as été présent à son majlis (ha ñarta ma ¶lisahu ) et [je voudrais aussi t'interroger] sur ses moeurs ( a¨lâquhu ), sa manière de se conduire (ma òhab )224 , ses habitudes ( ‘âdâtuhu )." (I 53)

Mais le Kitâb al Imtâ ì prolonge les considérations éthiques d'ordre général propres à l’époque, puisqu’il intègre au langage le procédé de l’évaluation et de la norme, nous le voyons dès ce texte où le propos d’Abû-l- Wafâ î :

" Recours à ce qui est bien ( ™asan ), et persévère dans cette voie, quant à ce qui est laid ( qabî ™), réduis en la laideur ( qub ™) " (I 9)

224 ma ò hab a assurément ce sens ici, non celui d’opinion religieuse.

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concerne directement la forme et le contenu de l’expression d’Abû ©ayyân. •âhi  déjà soumettait l’expression ( laf Â), indissociable de la signification (ma ìnâ ), à un arrière-plan éthique, le Kitâb al Bayân wa-l-Tabyîn invoquait le Créateur contre :

"La fitna 225 de la parole ( qawl ) au même titre que la fitna de l’action (ìama)l" ( Bayân I/1)

5.4 Une éthique du discours

Le terme fitna , qui contient les trois sens d’épreuve, de tentation et de séduction, pose le problème d’une éthique du discours qui s’interroge en premier lieu sur l’usage que l’on doit en faire. On est attaché à l’idée que le langage est un instrument puissant et que, par conséquent, il y a diverses façons de s’en servir qui ne sont pas toutes bonnes, ce que rappelle Abû-l- Wafâ ì :

« Le langage (...) n’est pas docile à tous, lâ yasta ¶îb li kulli îinsân ) , il n’est pas l’ami de toutes les langues 226 (lâ ya ”habu kulla lisân ) ses dangers sont nombreux, (ha ’aruhu ka ◊îr ), celui qui s’y adonne [peut être] aveuglé ( muta ìâ’îh ma ®rûr ) ; il est aussi impétueux qu’un jeune poulain ( lahu ' aran ka 'aran al mahr ), aussi rétif qu’une monture (lahu ibâ ' ka ibâ ' al harûn ), aussi vaniteux que le Prince 227 (zuhuww ka zuhuwwi-l-malik ), il est fracassant comme l’éclair ([ lahu ] ¨afaqun ka ¨afaqi-l-baraq ), il se fait quelquefois

225 Les sens simultanés que contient le terme fitna en rendraient ici la traduction trop approximative. 226 C’est l’organe qui est désigné ici. 227 Zuhuww signifie aussi la splendeur, l’éclat, d’un royaume par exemple. Mais dans ce contexte qui aborde les méfaits du langage il faut sans doute privilégier la connotation disphorique de ce terme, ce qui donne par ailleurs une indication sur la liberté de ton avec laquelle on parle du pouvoir dans le Kitâb al imtâ ‘ .

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simple, et bien souvent ardu, ( yatasahhalu marratan wa yata ìassaru mirâran ), (…) sa matière est la raison, ( mâddatuhu mina-l-ìaql ) et vite raison varie ( sarî ì al hu îûl ) et trompe furtivement ( hafiyy al hidâ ‘ ), il [le langage] emprunte la voie de l’imagination (’arîquhu ‘ala-l-wahm ), [mais] combien l’imagination se fluidifie ! ( al wahm —adîd al sayalân ), il se déploie par la langue ( ma ¶râhu 'ala-l-lisân ) , [mais] quelle tyrannie que celle de la langue ! ( wa-l-lisân ka ◊îr al ’u®yân ) » (I 9)

Pointe acérée, lame incisive, le langage requiert de celui qui en fait usage l’art et la manière. Dans ces propos, l'idée sous-jacente est que le langage peut-être l’instrument du regard critique, et donc qu’à ce titre, son usage n’est pas inné. Il nécessite un apprentissage. Dans cette perspective, il faut s’arrêter sur un point important que la polyphonie des discours du Imtâ ì' répercute constamment, et que l'on trouve inséré à ces premières considérations sur le langage dans l'oeuvre lorsqu’Abû -l-Wafâ î déclare que :

"La matière [du langage] est la raison" (I 9)

La question du ìaql , raison, intellect, est une question importante dans la réflexion des penseurs à l’époque de Taw ™îdî qui ont été influencés par les mu ìtazilites. Gaber Usfur n’hésite pas à écrire que :

'' Les mu ìtazilites sont des philosophes rationalistes ( falâsifa ìaqliyyûn ), ils croient au doute comme premier moteur de la connaissance ( bâ ìit awwal ìala-l-ma ìrifa ) et confèrent à la raison les plus hauts degrés de sacralité ( aì'la dara ¶ât al qadâsa ). Le principe du bien et du mauvais rationnels 228 (mabdâ ' al ™usn wa-l-qub ™ al 'aqliyayn ) est chez eux un principe choyé ( a◊ir ), qui provient de cette sacralité conférée à la raison. Il est

228 C'est à dire une conception éthique du 'aql, qui s'inscrit dans la démarche éthique générale de l'époque que l'on retrouve dans le Kitâb al Imtâ ' , écho de cette pratique.

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naturel que les mu'tazilites insistent sur l'analogie ( qiyâs ), la spéculation ( na Âar ) et la déduction ( istinbâ ’) " (Usfur 1992 p 132)

Mais il y a le risque, en parlant de rationalisme, de tomber dans une vision moderne du terme car le ‘aql est une faculté innée qui provient de Dieu, même si la notion de ìaql induit une démarche humaine. De plus, l’affirmation de Usfûr manque de cohérence : si les Mu ìtazilites croyaient au doute comme premier moteur de la connaissance, pourquoi sacraliseraient-ils la raison ? Ils ne sont pas des philosophes rationalistes. Cependant, les influences philosophiques, notamment aristotéliciennes, sur la pensée de l’époque est indéniable. C’est sur ces deux derniers points que nous voudrions maintenant insister pour rendre compte de l’emploi très fréquent dans Taw ™îdî du terme ìaql souvent associé au ™iss , perception par les sens, ce qui nous invite à nous poser plusieurs questions sur les implications de cet emploi.

6. Quelques remarques à propos de la question du ìììaql à l'époque de Tawhîdî

D’abord, la question des implications du contenu de la notion sur le plan de la pensée, car d’un certain rapport à la raison découle une vision spécifique de sa fonction. Ensuite, la question de ses implications pour l’homme, puisque le ‘aql s’inscrit dans un modèle éthique comportemental. Ces deux questions nous semblent essentielles pour examiner ensuite la question directement posée par notre sujet, celle des rapports entre langage et raison dans le Imtâ ì. En effet, il n’est pas possible de faire l’économie d’une réflexion, fût-elle générale, sur la conception du ìaql à l’époque d’Abû

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©ayyân, à partir de ses occurrences essentielles dans le Imtâ ì et les Muqâbasât , pour essayer de comprendre pourquoi cette notion est présente de façon quasi constante dans les discours du Imtâ ì, et donc du discours sur le langage dans le Imtâ ì. Comment rendre compte d' expressions telles que :

« La matière ( mâdda ) de la langue relève de la raison » (I , 9)

''Le langage ( kalâm ) jaillit soit de la disposition innée ( ìafw al badîha ), soit du travail réflexif ( kadd al rawiyya ) (…) et le défaut de la spontanéité de la parole immédiate ( ìayb ìafw al badîha ) est que l'image de la raison ( ”ûrat al ìaql ) y est moindre ( îanqa ” )'' (II 132)

ou encore le correctif apporté par Sîrâfî à Mattâ pour qui :

'' c'est par la raison ( ìaql ) que l'on distingue la signification défectueuse de la bonne ( fâsid al ma ìnâ min ”âli ™ihi ) [et non par la logique] si l'on recherche par la raison '' (I 109)

sans avoir préalablement réfléchi sur la conception du ìaql présupposée dans ces passages? Pourquoi le thème de la création et du langage sur le langage est-il, dès les premières lignes de la 25 ème Nuit , abordé sous l'angle de la paire ìaql / ™iss , comme de nombreux autres sujets du Imtâ ì ?

Pour essayer de trouver des éléments de réponse à ces questions, nous souhaiterions interroger la notion de ìaql telle qu'elle se présente chez Taw ™îdî à partir d'un certain nombre de passages significatifs notamment à partir des Ma ◊âlib et des Muqâbasât en nous aidant, également, du traitement du ‘aql chez Mu ™âsibi et chez Ghazâlî. Chez ces deux derniers auteurs, on

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peut repérer une accentuation sur deux axes importants de la conception du ìaql dans le contexte de l'époque et qui ont un retentissement dans les discours du Imtâ ì : l'imbrication entre la raison et la révélation chez Ghazâlî, le rapprochement entre raison et éthique chez Mu ™âsîbî. On ne perçoit pas chez Abû ©ayyân un positionnement sur le rapport de la raison à la révélation aussi marqué que, par exemple, celui d'un Ghazâlî, pour qui la fonction de la raison se limite à la compréhension de la Révélation. Pour ßazâli, la raison est une faculté tout entière destinée à saisir des connaissances qui ne se présentent pas comme un objet extérieur, mais comme enfouies dans la raison et y apparaissant tout à coup. ( I™yâ î' I, 76-77, cité par Jabre 292). Cette perception restreint strictement la fonction de la raison à la saisie du donné révélé :

''Si ßazâlî critique la raison et oppose un refus catégorique à ses prétentions, ce n'est pas qu'il la rejette comme faculté de connaissance et de certitude religieuse. Il lui dénie simplement le pouvoir d'y arriver par l'argumentation, par le raisonnement, par la preuve comme il dit (…), c'est à une certaine notion de la connaissance rationnelle que le maître s'oppose, celle qui prétend arriver , à partir d'une expérience du réel concrêt, à l'universel proprement dit ''(Jabre 1986 121)

La saisie, même si cela ne peut être dit explicitement, semble, chez Taw ™îdî, pouvoir s'effectuer indépendamment de la révélation : on trouve chez lui un exemple de ce que Jabre appelle un '' passage , à partir d'une expérience du réel concrêt, à l'universel proprement dit '', Dans la 8 ème Nuit , Sîrâfî demande à Mattâ d'appliquer la même méthode d'évaluation des corps sensibles aux intelligibles puisqu'ils différent en nature, également, les uns des aux autres. Distinguer, dans les sensibles, ce qui est soumis à la pesée, à la coudée, ou au boisseau

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pour en déduire, par analogie, que les intelligibles sont aussi à évaluer différement les uns des autres revient à étendre par déduction le mode de fonctionnement de l'expérience sensible à la connaissance du monde intelligible . Dans l'argumentation de Sîrâfî, c'est l'usage de la raison qui nous permet d'observer que les objets de la connaissance sensible sont soumis à différents modes d'évaluation, c'est par exemple la langue qui tranche en matière de correction dans l'expression, non la logique. La logique, qui s'applique aux intelligibles, n'est donc pas universelle. Cet usage de la raison semble indépendant d'un lien entre raison et révélation. Cependant, pour Sîrâfî, si le mode d'évaluation de ce qui est correct dans l'expression est la langue :

'' qui englobe les noms, les verbes, et les particules '' (I 111) c'est, spécifiquement, la langue arabe, autrement dit, la langue de la révélation. L'usage de la raison est donc entendu, implicitement, comme ce qui va permettre de ramener l'interlocuteur vers la thèse, défendue par Sîrâfî, d'une non universalité de la logique. Mais nulle part Sîrâfî n'argumente pour faire admettre cette thèse. On est , avec cet exemple, au cœur d'une conception du 'aql tout à fait courante à l'époque, qui consiste à faire admettre non pas une '' certitude objective '', mais une ''certitude subjective, psychologique '' (Jabre 142) Ainsi, Sîrâfî part de postulats non justifiés pour faire admettre sa vérité :

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"Si 229 l'on ne parvient aux fins intelligibles et aux significations exactes que par la langue, qui comprend les noms, les verbes, et les particules, la connaissance de cette langue n'est-elle pas nécessaire?" (I 111)

Sîrafî pose l'exclusivité de la langue pour l'élaboration et l'identification de l'expression correcte. Or, ce faisant, il passe sciemment, lui, grammairien qui étudia la logique, sous silence un fait essentiel, à savoir que la langue ne peut pas ne pas avoir intégré la logique, dont relève par exemple un phénomène aussi courant que la prédication. L'idée maîtresse des propos de Sîrâfî est de rappeler la prééminence de la langue révélée, elle réfère totalement à un contexte dans lequel l'argumentation qui s'appuie sur la raison est une argumentation pro domo où la raison, don de Dieu à l'homme, a la fonction principale, voire unique, de lui faire saisir le donné révélé. C'est pourquoi les prétentions d'une raison spéculative sont très restreintes :

" en tant que principe de l'intuition et de la connaissance technique proprement dite, soit dans les sciences, soit dans la métaphysique, cette raison demeure (…) une faculté indécise et flottante, qui, d'elle-même, ne se fixe à aucun absolu ayant un caractère d'universalité " (Jabre 1986 p 144)

Jabre rappelle que la possibilité d'envisager une raison comme principe de connaissance universelle indépendant de l'arrière-plan de la révélation est, par principe, écartée. Dans un autre passage de son ouvrage sur Ghazâlî, Jabre exprime, sur la dialectique ( mu ¶âdala ), en commentant la démarche de Ghazâlî dans le Kitâb al Qistâs al Mustaqîm , des idées qui correspondent parfaitement au cadre dans lequel évoluent les entretiens du Imtâ ì. Le propos de Jabre se

229 Dans le quatrième chapitre de ce travail, nous nous interrogeons sur la valeur de iòâ ici, et pensons que iòâ est moins hypothétique qu'assertatif dans le propos de Sîrâfî, nous proposons de lui attribuer cette valeur en le traduisant par ''puisque''.

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déroule en deux temps : d'abord, l'exposition d'une démarche rationnelle indépendante de considérations théologiques, applicable à toute dialectique de la pensée, ensuite l'impossibilité d'une validation de cette démarche chez Ghazâlî, pour des raisons qui tiennent, elles encore, d'un contexte qui écarte ce qui n'accorde pas la priorité à la compréhension du donné révélé, voire qui s'y oppose. Voici d'abord ce qui correspondrait à une démarche du raisonnement conçue indépendamment d'impératifs théologiques :

"Le raisonnement, ou plus précisément l'activité rationnelle qui avance par tâtonnement, hésite dans sa recherche du vrai, se reprend avant de se donner complètement à l'objet trouvé – et la raison apparaît alors à elle- même comme entrain de créer, de tirer de sa propre substance la matière intellectuelle avant de l'ordonner en propositions et discours – cette activité n'a d'équivalent dans la langue arabe de ßazâlî, que les termes de ¶adal et mu ¶âdala . L'un et l'autre sont les traductions littérales du correspondant français "dialectique" pris dans son sens aristotélicien.'' (Jabre 1986 p 144)

Mais tout le problème réside dans la façon dont est perçu le ( ¶adal ) dès lors que l'on n'admet pas la possibilité d'une raison spéculative détachée d'une destination prédéterminée :

'' (…) Il s'agit [pour ßazâlî] d'une dialectique pensée comme une attitude directement opposée au donné révélé, enlevant à l'adhésion qui lui est due la spontanéité, marque distinctive de tout mouvement naturel, caractère exquis de tout élan généreux commandé par l'ordre des choses. Dans la langue de Ghazali jadal et mujâdala , considérés en fonction de l'enseignement prophétique, signifient proprement la contradiction sur soi, le rétrecissement, l'obstruction contre tout l'enrichisssement que le donné révélé est supposé procurer à l'homme. -J'entends par hommes du

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jadal , dit-il dans le Qistâs , des personnes qui ne manquent pas d'intelligence; et ce fait leur vaut d'être supérieurs au commun des croyants. Mais leur intelligence est imparfaite. La nature, dans sa conception originelle ( fi ’ra ), est parfaite chez eux; mais dans leur for interne, il y a souillure, entêtement, attachement fanatique et soumission aveugle à un enseignement transmis. Tout cela les empêche de saisir le vrai.'' (Jabre 1986 p 144)

Peut-il y avoir une conception du ìaql indépendante de la révélation au IVème/Xème siècle? la réponse semble donnée d'avance, à l'instar de celle faite par Abû ©ayyân à son dédicataire dans les Ma ◊âlib al- Wazirayn :

" l'intellect est le don mawhiba incommensurable ( ìuÂmâ ) de Dieu, son don ( min ™a) le plus grand, la porte du bonheur dans l'au – delà et le monde d'ici bas ''. ( Matâlib p 47)

La nature divine du ìaql constitue un arrière plan qui oriente la fonction de la raison : cependant il n'y a pas de doute sur l'aptitude de celle-ci à raisonner indépendamment d'un cadre préexistant, cette possibilité n'est simplement pas reconnue, ou tout au plus timidement envisagée, ainsi, la réfutation de la logique au profit de la langue révélée montre a contrario que l'on se pose la question d'une vérité philosophique à construire. Ghazali par exemple reconnaît bien l'existence d'une ''certitude objective'', mais :

"quoique [la certitude objective] 230 ne soit pas hors de portée du maître [Ghazali], elle est tout simplement admise a priori, comme présupposée, requise d'emblée, et au sujet de laquelle on trouve inutile de se poser des questions ". (Jabre 142)

230 celle, par exemple, résultant d'un raisonnement hypothético-déductif qui met en œuvre la démonstration, dont le caractère vrai ou faux est, absolument, objectif.

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Ce qui prime, c'est cette ''certitude subjective, psychologique'' La raison apparaît comme la clé d'interprétation du donné révélé, à ce titre, elle est aussi ce qui conduit vers le Bien.

6.1 Le ìììaql et la recherche du Bien : raison et éthique

La saisie de l'utile, pour cette vie et la vie au-delà, rejoint une éthique du 'aql sous-jacente au propos de Taw ™îdî. Dans les Ma ◊âlib , ce dernier a clairement situé la fonction du ìaql du côté de l'éthique, et la 25 ème Nuit nous a montré comment se mettait en place une éthique du langage.

"Lorsque l'homme, vivant ( ™ayy) et doué de parole (nâ ’iq), est dépourvu de la raison ( ìadîm al ìaql), la charge qui lui est imposée par Dieu ( taklîf ) tombe ( saqa ’a), la capacité de choisir ( i¨tiyâr )est, chez lui, anéantie ( ba ’ula ìalayhi ) .Par la raison, on connaît la religion (dîn), on corrige les mœurs, (a ¨lâq) on s'instruit de la science ( ìilm).'' ( Matâlib p 47)

Ce propos assigne à la raison une forme de "programme'' non seulement chez Taw ™îdî, mais dans un contexte plus large : il indique comment on conçoit le ìaql , indissolublement lié à une éthique du comportement et une éthique de la connaissance. Si l'on s'instruit de la science, ce n'est pas la science en elle-même que l'on interroge, il ne saurait ici y avoir, à proprement parler, d'approche épistémologique. La connaissance est la connaissance du savoir révélé par Dieu. Même si cela n'est pas explicitement dit dans l'œuvre de Taw ™îdî, selon une tradition en vigueur à l'époque la faculté de

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comprendre et de raisonner est liée la faculté de choisir le Bien. L'analyse de Yolande de Crussol sur Mu ™âsibi s'applique tout à fait à un niveau plus général et rejoint la question du ìaql chez notre auteur. Elle apporte un éclairage qui rendre compte d'une éthique du ìaql , et pourrait expliquer que les discours que l'on trouve chez un penseur comme Tawhîdî mentionnent le ìaql pratiquement à chaque page du Kitâb al Imtâ ì sans le définir parce que la conception de la notion est assimilée dans les milieux intellectuels de l'époque.

Le ìaql se rapporte ici à '' la compréhension du Livre '', et à une invitation à préférer la vie dernière, qui est ''meilleure''. On perçoit immédiatement que la raison, en rendant possible la compréhension du Livre, conçoit de fait la connaissance, connaissance du monde et maîtrise des savoirs, comme ce qui est créé par Dieu. Le savoir est un savoir qui vient de Dieu, et la raison, outil nécessaire à la compréhension de ce qui vient de Dieu est ce qui permet à l'homme de distinguer le bien et le mal parce qu'elle donne la science. En effet :

''Plus le serviteur a de science, et il s'agit surtout (…) de la connaissance du bayân 231 , plus il est responsable dans le choix qu'il fait du bien ou du mal''. (Crussol 2002 p 60)

Cette influence mu ìtazilite, qui mentionne ici le problème de la responsabilité et ne conçoit pas que la justice d'Allah puisse imputer à l'homme des actes dont l'être humain n'a pas la capacité qudra , est également présente dans le discours de Taw ™îdî : d'abord, lorsque le ™iss et le ìaql sont mentionnés ensemble dans Taw ™îdî, il est aussi affirmé qu'à terme le ìaql doit

231 le message révélé par Dieu, et le message se révélant, c'est à dire le procès et son résultat.

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se séparer de la perception sensorielle parce que la raison ne peut être s'aveugler par les sens :

'' Lorsque nous prenons les modèles ( am ◊ila ) à partir des sens ( ™awâss), nous ne devons pas nous y attacher totalement (nata—abbatu bihâ kull al ta —abbut), ce que la raison prescrit (ya ™kum) et qu'implique (yaqta ñî) le jugement ferme ( ™azm), est que nous prenions des modèles (am ◊ila) à partir des sens ( ™awâss), et que, au moment où nous arrivons à la raison, nous nous en séparions et nous en dispensions (fâraqnâha 'a ®niyâ' ìanhâ), libérés de leurs fluctuations (tamawwu ¶ihâ) et de leur agitation (i ñtirâbihâ).'' et de poursuivre ainsi : '' l’homme (al 'insân), lorsqu’il ne s’est pas séparé totalement des marques du sensible (lam ya ¨la ì 'â ◊âr al ™iss ¨al ìan), n’a pas véritablement revêtu la parure de la raison (''lam yata ™alla bi lubûs al ìaql ta ™alliyan) » (Mu 20 p 118)

C'est tout le problème de la place de l'homme face au ìaql , puissance indépendante des sens qui relève du divin, qui est ici posé, il s'intègre au programme axiologique général à l'oeuvre à l'époque on y inclut la question quel usage l'homme doit il faire du ìaql ?

"Le mot ìaql -annonce abû Sulaymân- indique plusieurs significations ( ma ì'ânin ), ces significations se divisent en parties ( aqsâm ) en quoi se divise [à son tour] tout ce qui possède l'intellect 232 (kullu dî ìaql ), (…). L'une [des significations] ( a™aduhâ ) (…) est l'intellect agent (' al ìaql al fa ìì âl ), il tient de l'agent ( huwa fî nisbat al fâ ì'il ). La seconde [signification] ( al ◊ânî ) marque un terminus ad quo intihâ' 233 , c'est

232 dans notre traduction, nous utilisons le plus souvent le mot ''raison'', parfois le mot intellect, lorsque comme ici, le terme est spécifié, et fait apparaître une franche influence aristotélicienne. 233 c'est à dire une destination , en l'occurrence, la ''partie'' de la raison destinée à l'homme.

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l'intellect humain ( al 'aql al insânî ), on [le] nomme [l'intellect] hylique ( yusammâ huyulâniyyan ), il relève du patient, ( wa huwa fi nisbat al maf ìûl ), la troisième [signification] indique l'intermédiaire ( al wa ”a’) , c'est l'intellect acquis ( al ìaql al mustafâd ), qui relève de l'agir ( al fi ìl). L'intellect humain, qui a le statut de patient ( manzilat al maf ì'ûl ), relève de la puissance (quwwa) qui doit devenir acte (fi ìl) . (…) Dès lors que ce qui est en puissance ( bi-l-quwwa ) a nécessité quelque chose existant en acte pour le faire passer à l'agir ( yu ¨rijuhû ilâ-l-fi 'l ), cette chose est l'intellect agent, ( al 'aql al fa''âl ), puisque ce qui est semblable [à quelque chose] agit sur ce qui lui ressemble ( al —abîh yaf 'al fî —abîhihi ) ''. (Muqâbasa 83 p 320)

Ce passage soulève la question de la place de l'homme par rapport au ìaql tel que l'époque de Tawhîdî a pu se le poser. Cette approche du ( ìaql ) comporte deux volets principaux : l'intellect agent ( al ìaql al fa ìì âl ) et l'intellect hylique ( al ìaql al huyûlânî ). Il pose directement la question du degré de responsabilité de l'homme dans l'usage du ( ìaql ) . Le texte dit que l'intellect hylique a le statut de patient, il relève de la puissance qui ne peut devenir acte sans l'intervention de l'intellect agent ( al ìaql al fa ìì âl ) . Or, ici, est distingué l' intellect hylique, qui est en puissance, non en acte, et un intellect agent qui le fait passer de la puissance à l'acte. Or, comme l'intellect hylique, qui est aussi nommé intellect humain, a le statut de patient, cela veut dire que l'intellect agent relève de Dieu. Ainsi, un autre passage des Muqâbasât indique que le ìaql est ce qui permet à l'homme de faire confession du taw ™îd parce qu'il lui permet de remonter vers la cause première. Abû Sulaymân dit ainsi que : ''c'est un lieu ( mawdi' )234 sur lequel l'intellect humain ( al 'aql al insî ) perd de sa force et à partir duquel l'homme, qui appartient aux

234 autrement dit, dans la procession des intellects, la sphère où se déploie le cause première.

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éléments de la matière, ( al insân al 'an ”urî ) forme des idées délirantes (yuwaswis ), cela parce que la raison al 'aql trouve la Cause Première ( al ìillat al îûla ) dans Son mode d'exister le plus achevé , sous Son attribut le plus honorifique , Son expression la plus aboutie ( îabla ® qawl ), elle se réjouit à Son égard et se jette éperdument vers Elle, recevant son Emanation, s'instruisant de son Essence, évoquant longuement sa prodigalité, et cherchant à ressembler à sa Réalité ." ( Muqâbasa 106 p. 457)

Et Abû Sulaymân d'ajouter :

''La signification de '' untel a déclaré : '' il n'y a d'autre dieu que Dieu ( wa ™™ ada fulân ) n'est pas : '' il a dit qu'il est un '' , ceci est la compréhension commune ( mafhûm al ì'âmma ), et non la façon dont l'élite intellige la chose ( ma 'qûl al hâssa ). Lorsque nous disons ( qawlunâ ) : '' un'' (wâ ™id ), nous entendons : ''il l'a connu en tant qu'il est Un il a eu la science d'Un, il a affirmé ( a◊bata ) un Unique, il a trouvé un Unique, non parce qu'il a écarté de Lui ( nafâ ì'anhu ) le second, le troisième et ainsi de suite), et comment cela pourrait-il être alors qu'il n'a pas de second à écarter ( lâ ◊ânîya lahu fayunfâ ) mais parce qu'il est Un, seul ( wâ ™idun wa ™dahu ), bien plus, il est le seul à être Un, non pas sur le mode de l'enchaînement habituel de la parole des locuteurs ( nasaq fi ì'âdat a ”hâb al laf Â), ni selon une attente programmée ( ta ìqîb )235 impliquée par le tempérament de la plupart des créatures ( îilf ak ◊ar al ¨alq ), mais selon la vision d'une essence limpide, la mise à nu d'une instantanéité qui n'a pas d'attributs, l'indication d'une identité inexprimable. (Muqâbasa 106 p.457)

235 pour 'aqqaba , Kazimirski indique, parmi les significations possibles, ''attendre en tournant ses regards en arrière, être dans l'attente de …'', d'où notre proposition ici.

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Le texte annonce d'emblée deux principes importants de la pensée des mu ìtazila : d'abord l'idée que :

''Dieu parce qu'il est juste, a fait en sorte que nous puissions Le connaître, d'une connaissance positive, laquelle, ici-bas, ne nous est accessible que par le raisonnement ''. (Gimaret Mu 'tazila E.I 2 ème éd)

En effet, si l'homme : '' a connu [Dieu] en tant qu'un'', a eu la science de Dieu en tant qu'un, c'est par la raison que cela s'est fait. Ici est faite une distinction entre la signification communément admise de l'unicité, c'est à dire celle que lui donne la ìâmma : dire que ''Dieu est un'', et la signification évoquée par Abû Sulaymân qui ajoute à la proclamation de l'unicité divine la connaissance de Dieu Un.

La notion de taw ™îd est ce:

''par quoi on a pu entendre tout simplement, au départ, l'affirmation de l'absolu monothéisme de l'Islam, contre les thèses dualistes, ou le dogme chrétien de la Trinité '' (Gimaret E.I)

Ce n'est pas du point de vue philosophique que nous concerne la question du taw ™îd , mais du point de vue de la conception du ìaql qu'elle entraîne, elle situe l'usage de la raison au cœur d'une apologétique de l'unicité divine, c'est l'idée générale de faire triompher une position par le débat qui nous intéresse ici. Le taw ™îd mu 'tazilite en est une illustration célèbre à l'époque de Taw ™îdî, qui hérite d'un tel mode de pensée.

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Autant que l'unicité de Dieu, c'est Sa transcendance qui est aussi affirmée, le terme de taw ™îd , du point de vue de la cohérence de la doctrine mu ìtazilite elle-même, étant, ainsi, considéré par Gimaret comme n'étant '' pas parfaitement adéquat '' parce qu'il n'évoque pas la transcendance de Dieu. Or la raison, pour les mu ìtazila , nous fait connaître indépendamment de la révélation, ''comme actes mauvais en soi l'injustice , le mensonge, l'ingratitude '' (Gimaret E.I) Elle nous fait donc a fortiori connaître le Bien absolu révélé, ce qui permet d'affirmer la transcendance de Dieu. La raison nous fait connaître que Dieu est un et n'a pas d'attributs. Dans la connaissance de Dieu Un et Transcendant la raison est autonome, autrement dit, l'acte de connaissance est humain, donc, pour la question qui nous concerne directement ici, l'acte de s'exprimer et de maîtriser le discours. Sans une conception du ìaql qui suppose une responsabilité de l'homme dans des choix, on s'arrêterait à ce qu'Abû Sulaymân mentionne comme premier sens du taw ™îd ''proclamer qu'Il est Un'', or, le taw ™îd est aussi l'acte, libre et responsable, de connaître Dieu '' en tant qu'Un'' :

''Lorsque l'homme vivant (îal insân al ™ayy ) -déclare Abû Hayyân dans les Matâlib - doué de parole ( al nâ ’iq ), est dépourvu de la raison, la charge imposée à lui par Dieu ( taklîf ) tombe, et la capacité de choisir (i ¨tiyâr ) est, chez lui, anéantie.'' ( Ma ◊âlib p. 47)

Certes, comme le fait remarquer Y.de Crussol à propos de Muhâsibî, l'homme possède une liberté de choix :

''qui fait la dignité de l'être humain doué de ìaql , tout en constituant pour lui une épreuve'' (de Crussol 2002 p.59)

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et dans le texte de Tawhîdî, l'homme dépourvu de raison est présenté comme privé de la liberté de choisir mais aussi ''de la charge imposée par lui à Dieu''. L'' i¨tiyâr et le taklîf sont indissociables, la raison est ce qui confère à l'homme la capacité de choisir de se soumettre à la transcendance de Dieu : la fonction du ìaql est définie par la Révélation, on peut requérir :

''une approche de l'éthique fondée sur la raison'',

mais

''qui exalte les valeurs d'obéissance '' (de Crussol 2002 p 59)

Ainsi, si l'on connaît l’influence de la philosophie grecque sur la pensée arabo-musulmane au IVème /Xème siècle , et par conséquent l’intérêt des penseurs arabo-musulmans pour la raison, on ne trouve sans doute le mot ìaql aussi fréquemment employé dans aucun autre ouvrage au IVème/Xème siècle. Al Farâbî, par exemple, emploie le terme ma ‘qûlât qui désigne les objets de la raison, c’est à dire les réalités intelligibles ( Hurûf I/4,5,7) ou l’expression ma ìnâ ma ìqûl (Alfâ  9/56) dans le sens d’une « signification constituant un énoncé intelligible », mais pas, ou rarement, le terme ìaql comme tel. Notre but n’est pas de faire l’inventaire exhaustif des contextes dans lesquels Tawhîdî a recours au ìaql , ils sont aussi variés que les thèmes abordés. Mais le thème du langage, entre le Kitâb al Imtâ ì et le Kitâb al Muqâbasât fait l’objet d’une des concentrations les plus importantes des occurrences du terme , sous forme isolée, ou associé au mot ™iss . Nous avons tenté de montrer que le 'aql, tel qu'il apparaît dans le Imtâ ì, et de façon peut-être un peu plus élaborée, dans les Ma ◊âlib et les Muqâbasât , même s'il manifeste une influence grecque, notamment par l'évocation aristotélicienne des intellects,

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ne conçoit pas la raison comme une faculté autonome, ou plutôt conçoit la raison comme faculté autonome de rendre compte de la transcendance de Dieu et de se soumettre à lui. Il y a ainsi une éthique de la raison qui consiste à dire que l'homme a pleine conscience de soi en tant qu'être raisonnable mais est en même temps dépendant du don que Dieu lui a fait. Cette conception de la raison humaine a des répercussions sur la façon dont elle s'intègre aux discours du Imtâ ì.

6.2 Le ìììaql et ses implications dans le discours de Taw ™™™îdî

L’association des notions de ìaql et de ™iss est une constante des discours du Kitâb al Imtâ ì et revient, aussi, fréquemment, dans le Kitâb al Muqâbasât . Dans le Imtâ ì , on rencontre ces notions intégrées à l'ensemble des sujets abordés: par exemple, dans des considérations à la première page de l’ouvrage sur le primat de l’intelligence des instruits :

« celui qui ne voit pas que l’intelligence de celui qui sait et qui est bien dirigé ( al ìâlim al ra —îd ) est supérieure à celle de l’apprenant besogneux (...) a perdu sa part de félicité ( ¨asira ™a ahu ) dans cette vie ( ìâ¶il ), il peut aussi perdre sa part dans l’autre vie ( îâ¶il ) » (I 1)

Très souvent, le ìaql est l’intelligible qui s’oppose au sensible :

"Les universaux (kulliyât) qui émanent des sens dans ce monde-ci correspondent aux choses qui existent par la raison ( mawjudât al ìaql ) dans ce monde-là ". (I 1)

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ce paradigme du ìaql et du ™iss se retrouve également dans les discours sur la prose et la poésie de la 25 ème Nuit :

"La prose ( na ◊r) relève de la raison ( ìaql ), dit ìAysa al Wazîr, et la poésie ( na Âm) relève des sens ( ™iss ), et parce que la poésie ( na Âm) s’est introduite dans les replis ( ’ayy ) des sens ( ™iss ), le défaut ( îâfa ) l’a dominée, et l’on a été obligé de fermer les yeux ( i®ñ âî) sur ce que l’on n’aurait pas admis pour le fondement, ( îa”l), c’est à dire la prose ( na ◊r)". (II 134) cette opposition ìaql/ ™iss est aussi présente dans les propos de Sîrâfî, dès sa première réfutation qui porte sur la définition de la logique de Mattâ où, explique-t-il, de même que la pesée échoue à déterminer l’identité des corps visibles, de même la logique ne peut trancher en matière de correction ou d’incorrection dans le discours :

"Tout ce qui est dans ce bas-monde n’est pas soumis à la pesée ( yûzan ), il y a ce que l’on pèse, ( mâ yûzan ) ce qui relève de la mesure des substances sèches ( mâ yukâl ), de la coudée ( mâ yu òra ì) , de la mesure destinée à connaître la superficie ( mâ yumsa ™), et de la mesure en général (mâ yu ™raz ), et s’il en est ainsi pour les corps visibles, il en est de même pour les intelligibles établis, or les sensibles sont les reflets des intelligibles (al îi™sâsât Âilâl al ìuqûl ), les imitent plus ou moins fidélement, en conservant ressemblance et similitude» ( I 110)

Le ìaql et le ™iss fonctionnent comme un implicite partagé dans le Imtâ ì, on n’en trouve pas de définition , pas plus que de la notion de ìaql , ne serait-ce que sous forme d’ébauche. On peut dire que le ìaql et le paradigme ìaql/ ™iss correspondent à une polyphonie qui retrace l’appropriation d’une

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notion dont l’importance apparaît, sous des traitements différents, dans le discours des penseurs de l’époque : un traitement à dominante éthique chez Muhâsibî, un traitement philosophique chez Farâbî, étant entendu que la philosophie à l’époque tend à s’identifier à la logique. Dans le Kitâb al ©urûf Farâbî définit ainsi les intelligibles premiers ( al ma ìqûlât al îûlâ ), "produits dans l’âme par les sensations " ( al kâ î'ina fi-l- nafs ìan al ma ™susât ) :

« Du fait qu’ils sont signifiés ( madlûl ‘alayhâ ) par des mots ( îalfâ Â), du fait qu’ils sont universels ( kulliya ), du fait qu’ils sont sujets et prédicats (ma ™mûla wa maw ñûìa), du fait qu’ils sont définis les uns par les autres (mu ìarrafa ba ìñ uhâ bi ba ìñ ), du fait qu’ils sont interrogés (mas î ûl ìanhâ ) et qu’on les prend pour réponses ( a¶wiba ) lorsqu’on les interroge (fî-l-su î âl ìanhâ ), ils sont logiques( mantiqiyya ) » (Hurûf 67)

Le lien avec Taw ™îdî est visible dans le débat sur la grammaire et la logique entre Mattâ et Sîrâfî, lorsqu’il est fait référence à la notion de ìaql avec l’expression ma ìqûlât muqarrara, intelligibles établis, antéposés, ce que Fârâbî appelle intelligibles premiers. La formule mentionnée par Sîrâfî : "les sensibles sont les reflets des intelligibles" fonctionne de manière polyphonique, elle n’appartient pas à Sîrâfî ou à Taw ™îdî, on retrouve l’idée chez Fârâbî :

'' chaque intelligible se produit d'abord en tant qu'intelligible d'un sensible '' ( wa kâna îawwalu ma îqûl ya ™sul innamâ ya ™sulu ma ìqûla ma ™sûs ) '' ( ©urûf 64 ) et une autre voix intervient en amont dans cette polyphonie, puisque le couple sensible/intelligible est lui-même la trace d’une influence grecque

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platonicienne. Dans le Kitâb al Imtâ ì on n'explique pas pourquoi "les sensibles sont les reflets des intelligibles", il s'agit là encore d'un implicite partagé.

Quelques précisions peuvent être apportées par un texte de Fârâbî qui décrit comment les sensations sont ce qui forme les intelligibles dans l'âme. Il donne, surtout, un nom à ces intelligibles: l'espèce, le genre, le général, le particulier :

« A ces intelligibles qui, lorsqu’ils se produisent dans l’âme, adviennent dans l’âme à partir des sensibles, sont joints, du fait de leur présence dans l’âme, des compléments par lesquels certains deviennent espèces d’autres genres, et se définissent les uns par rapport aux autres La signification par lequel il est devenu espèce, ou genre –le fait d’être prédiqué à plusieurs- est une signification qui affecte l’intelligible en tant qu’il est présent dans l’âme. De même, les relations qui affectent [les intelligibles] tels que certains sont plus particuliers ou plus généraux (que d’autres, sont aussi des significations qui les affectent du fait de leur présence dans l’âme De même, leur définition les uns par les autres sont aussi des situations qui les affectent parce qu’ils sont dans l’âme. De même, le fait que l’on dise d’eux " ils sont connus et ils sont intelligibles (ma ìqûla )" sont des choses qui les affectent du fait de leur présence dans l’âme . ( ©urûf 64)

Le texte met en place une forme de théorie de la connaissance dans la mesure où, produits dans l'âme, les intelligibles correspondent à une opération humaine. Les "intelligibles établis" dont parle Sîrâfî dans la 8 ème Nuit semblent faire partie de ce discours intégré sur une théorie de la connaissance : si ''les intelligibles sont produits dans l’âme'', cela signifie que leurs propriétés genre, espèce, général, particulier, résultent de ces opérations

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humaines. Dans la 8 ème Nuit , Sîrâfî dresse un parallèle entre les intelligibles établis et les corps visibles ( al îa¶sâm al mar î'iyya ) donc sensibles. Ces derniers ont une nature hétérogène puisqu'ils requièrent ''diverses formes de pesée'', or; Farâbî laisse entendre que cette nature hétérogène affecte aussi les intelligibles puisqu'il y a différentes significations ma ìânî qui affectent les intelligibles dans l’âme telles que l'espèce, le genre, le particularité, la généralité, la définition:

'' La signification par lequel il [i.e un intelligible] est devenu espèce ( ¶ins ), ou genre (naw ì) –le fait d’être prédiqué à plusieurs- (ma ™mûl ìalâ ka ◊îrin ) est une signification qui affecte l’intelligible en tant qu’il est présent dans l’âme . ( min ™ay ◊u huwa fi-l-nafs ) De même, les relations ( iñâfât) qui affectent [les intelligibles] tels que certains sont plus particuliers ( a¨a”” ) ou plus généraux ( 'a ìamm ) que d’autres, sont aussi des significations qui les affectent du fait de leur présence dans l’âme (tal ™aquhâ wa hiya fi-l-nafs ) De même, leur définition les uns par les autres ( ta ìrîf ba ìñ ihâ bi ba ìñ )sont aussi des situations ('a ™wâl) qui les affectent parce qu’ils sont dans l’âme (kâ'ina fi-l-nafs ).'' ( ©urûf 64)

Le texte de Fârâbî permet de faire une hypothèse absente du texte de Tawhîdî, à savoir que c'est, en définitive, l’existence, chez l’homme, d’une faculté nommée raison qui ''établit'' les intelligibles, c'est à dire qui les affecte de ces significations ''en tant qu'ils sont présents dans l'âme'', autrement dit en tant qu'ils relèvent d'opérations humaines, par lesquelles les intelligibles sont logiques. La 8 ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì mentionne les corps sensibles ( al a ¶sâm al mar îiyya ) et les intelligibles établis ( ma ìqûlât muqarrara ), puis énonce que :

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" les sensibles sont les reflets des intelligibles, les imitent plus ou moins fidèlement, en conservant ressemblance et similitude"

Les éléments d’une théorie de la connaissance sont présents, mais à reconstruire : s’il y a bien une isomorphie établie ici entre les corps visibles et les intelligibles, la question de l’antériorité des sensibles ou des intelligibles dans l’acte de connaissance n’est pas évidente : la préexistence des intelligibles sur les sensibles n’est affirmable que dans une vision générale du monde de type platonicienne et non dans le cas spécifique de la connaissance, qui pose le problème du rapport de l’homme à chacun de ces modes d’appréhension du monde. Dans la Muqâbasa n°20, les propos du philosophe Abû-l-©asan al ìAmiri figurent parmi les rares propos desquels on peut extraire, à défaut d’une définition, une réflexion sur les deux notions de ™iss et de ‘aql intégrée à une conception de la connaissance. Dans ce texte, la mention de l’homme et de son rapport à la connaissance inclut l’expérience sensible et l’usage de la raison, dont il sera question ensuite, à l’intérieur de l’acte de connaissance :

" L’homme -dit al ‘Amiri –dans ses connaissances (ma 'ârif) dont il gravit les degrés- trouve un contentement (sa 'âda) semblable à nul autre, et une condition incomparable, je veux dire la sagesse qui est la science de la vérité et l’action par la vérité" (Mu 20/112)

La connaissance, conçue comme voie d’accés à la sagesse, est elle- même intégrée à une éthique qui vise la vérité. Le sensible et l’intelligible semblent intégrés à ce contexte :

"Les sensibles (hissiyât) sont des passerelles ( ma ìâbir ) vers les intelligibles (ìaqliyât ), il nous faut -puisque nous recherchons les vérités de la raison ( ™aqâ îiq al ìaql )

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et que nous ne pouvons nous abstraire vers son monde immédiatement ( na ¨lu ” ilâ ìâlamihi duf ìatan wâ ™ida ) - emprunter des chemins, s’approprier des idéaux ( mu ◊ul ), examiner des témoignages ( —awâhid ). Si nous pouvions accéder aux enceintes de la raison et à ses territoires ( ìara ”ât al ìaql wa bilâdihi ), notre intérêt pour les sens ( ™awâs ) serait superflu (fa ñl). Cela dit, lorsque nous prenons des modèles ( am ◊ila ) à partir des sens ( ™awâs ), nous ne devons pas nous y attacher ( nata —abba ◊ bihâ ) totalement. Ce que la raison prescrit (allâ òî ya ™kumu bihi al ìaql ) et que stipule le jugement ferme ( yaqta ñîhî-l-™azm ), est que nous prenions des modèles ( am ◊ila ) à partir des sens ( ™iss ), et que, au moment où nous arrivons à la raison, nous nous en séparions et nous en dispensions [des sens] ( fâraqnâha îa®niyâ î ìanhâ ), libérés de leurs fluctuations et de leur agitation ( mustarî ™îna minhâ wa min tamawwu ¶ihâ wa-ñ-’irâbihâ ) .[Mais] puisque nous existons, à l’origine dans la nature (fi îa”l al ’abî ìa), par les sens ( ™awâs ), nous ne nous en sommes pas défaits ( lam nanfakk ìanhu ), et puisque nous existons, dans l’essence première ( îawwal al ¶awhar ) par la raison, nous n’avons pas ignoré son mérite ( fa ñl). C’est pourquoi on ne s’est pas dispensé des sens et on ne les a pas détruits ( mâ îustu ®niya bi-l-™iss wa lam yuq ña bihi ), et on est parvenus à la raison et on ne l’a pas reniée ( wa ”alnâ îilâ-l-ìaql wa lam namtari ìalayhi ) (Mu 20 118)

Ce passage montre que les sens et la raison constituent deux étapes indispensables de la connaissance où chacune est nécessaire et indispensable. La hiérarchie est établie entre les sens et la raison, qui ne correspondent pas au même ordre d’appréhension du monde. Le domaine de la raison est présenté comme un monde à part, qui possède ses "territoires" et ses "enceintes", on voit qu’elle constitue un terme à atteindre et que, pour ce faire, il faut passer par la connaissance sensorielle.L’expérience sensible est première dans l’ordre de la connaissance, ce texte le dit explicitement : "les sensibles sont des passerelles ma ìâbir vers les intelligibles." Les "vérités de la raison" constituent un objectif à atteindre par une recherche. Un lien est ici à faire avec le propos cité précédemment dans la Huitième Nuit :

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"Les sensibles (i ™sâsât) sont les reflets des intelligibles ( ìuqûl), les imitent plus ou moins fidélement, en conservant ressemblance ( —abah) et similitude (mumâ ◊ala)" (I 110 )

Cette phrase, propos de Sîrâfî tenu à Mattâ, porte sur l’acte de connaisance puisqu’elle est intégrée à une réflexion sur la fonction de la logique, elle sous- entend donc que la connaissance des intelligibles passe par les sensibles, mais dit aussi que ceux-ci ne sont que des reflets de ceux-là. C’est pourquoi il y a une ascencion à partir des sensibles vers les intelligibles : les sens fournissent des "modèles", c’est à dire des paradigmes qui permettent de classifier et d’ordonner, mais ces modèles ne sont que des intermédiaires qui doivent progressivement être abandonnés dans la connaissance des intelligibles. En effet, poursuit al-ìAmirî :

« Dans chaque sensible il y a une ombre d’intelligible, mais il n’y a pas dans tout intelligible une ombre de sensible. Lorsque nous trouvons une chose dans le sensible, elle a une marque dans l’intellect, par elle, il y a une ressemblance, c’est vers elle que se porte le désir (...) [Mais] l’homme, lorsqu’il ne s’est pas séparé totalement des marques du sensible, n’a pas véritablement revêtu la parure de la raison. » (Mu 20 118)

La correspondance entre le ™iss et le ìaql semble ainsi, comme première signification possible, pouvoir être rattachée à une théorie de la connaissance dans laquelle l’expérience sensible serait première et donnerait naissance à la perception des intelligibles par la raison. Une telle conception de la connaissance peut-être concrètement développée par l’idée exposée dans la Physique d’Aristote, dont les discours des penseurs cités ici ont pu être

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influencés, selon laquelle les connaissances communes et générales sont chronologiquement antérieures aux connaissances particulières :

«La marche naturelle, c’est d’aller des choses les plus connaissables pour nous et les plus claires pour nous à celles qui sont plus claires en soi et plus connaissables, car ce ne sont pas les mêmes choses qui sont connaissables pour nous et absolument.C’est pourquoi il faut procéder ainsi : partir des choses moins claires en soi, plus claires pour nous, pour aller vers les choses plus claires en soi et plus connaissables. Or, ce qui, pour nous, est d’abord manifeste et clair, ce sont les ensembles le plus mêlés ; c’est seulement ensuite que, de cette indistinction, les éléments et les principes se dégagent et se font connaître par voie d’analyse. C’est pourquoi il faut aller des choses générales aux particulières ; car le tout est plus connaissable selon la sensation et le général est une sorte de tout ; il enferme une pluralité qui constitue comme ses parties » ( Physique I, 1, 184a 16-26 ; trad.Carteron, Les Belles Lettres, p.28)

Les "ensembles mêlés et leur indistinction" chez Aristote peuvent être rapprochés des "fluctuations et de l’agitation" des "modèles pris à partir des sens" dans les propos d’al Amiri dans les Muqâbasât . La démarche naturelle, selon cette idée, est donc d’appréhender la réalité d’abord par ce qui est le plus immédiatement connaissable.Mais la connaissance rationnelle suppose un détachement progressif du monde sensible, ce qui semble revendiqué dans les propos du Imtâ ì par la dichotomie ( basî ’/murakkab ) qui recoupe la césure entre le monde sensible, lié au composé, qui touche à la corruption, et le monde intelligible, caractérisé par le simple ( basî ’), qui transcende la nature, et, contrairement à celle-ci, voué à la permanence. De même, dans la 8 ème Nuit du Imtâ ì, Sîrâfî évoque d’abord les corps sensibles ( al a ¶sâm al mar îiyya ) avant de parler des intelligibles établis ( al ma ìqulât al muqarrara ) . Mais

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l’analogie avec les corps sensibles s’arrête dès lors qu’il s’agit d’expliquer cette démarche rationnelle, c'est à dire aller :

"des choses les plus connaissables pour nous et les plus claires pour nous à celles qui sont plus claires en soi et plus connaissables. Car ce ne sont pas les mêmes choses qui sont connaissables pour nous et absolument ." (Aristote Ibid )

La progression de la connaissance des choses ''pour nous'' vers la connaissance des choses ''en soi'' est celle du sensible vers l’intelligible. Aristote distingue, dans les Analytiques les objets antérieurs et plus connus pour nous et les objets antérieurs et plus connus d’une manière absolue :

"J’appelle antérieurs et plus connus pour nous les objets les plus rapprochés de la sensation, et antérieurs et plus connus d’une manière absolue les objets les plus éloignés des sens" ( Seconds analytiques I, 2, 71b35 – 72a3 – Trad Tricot, p.9-10)

Le passage des sensibles aux intelligibles est le passage de ce qui est connaissable immédiatement de nous par l’intermédiaire des sens à ce qui est connaissable en soi . Mais ce qui est connaissable en soi ne l’est qu’à partir du moment où l’on a mis fin à l’ "indistinction" des "ensembles les plus mêlés", c’est à dire ce qui "pour nous, est d’abord manifeste et clair", lorsque " de cette indistinction, les éléments et les principes se dégagent et se font connaître par voie d’analyse". Or, qu’est ce qui permet cette progressive mise en place des éléments et des principes qui se font connaître par voie d’analyse, si ce n’est la raison elle-même ? Le rôle la raison est de donner naissance aux instruments nécessaires à toute démarche analytique : détermination de principes, distinctions conceptuelles, regoupements en catégories, mais aussi élaboration de raisonnements sous ses formes multiples, raisonnement hypothético-déductif, syllogisme… autant de

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procédés à l'œuvre dans le Imtâ ' et qui ont une inflence sur la façon dont se pose la question du langage dans cette œuvre. Il est possible de dire que les nombreuses occurrences du terme ‘aql sont groupées autour d’une double signification de la notion : le ìaql intervient dans le Kitâb al Imtâ ì à la fois dans sa signification de ìaql humain, sens dans lequel on peut interpréter la formule d’Abû ©ayyân ( mâddatuhu min al ìaql ) la matière [du langage] est la raison (I 9) mais aussi comme une faculté qui, à l’instar du langage, est confiée à l’homme par Dieu. Abû ©ayyân a rappellé dans les Muqâbasât que :

La raison est divine al ìaql ilâhî » (Mu p. 320)

Le ìaql apparaît d'abord, dans le Imtâ ì, dans les premiers propos que Abû-l-Wafâ î tient à Abû ©ayyân 236 En ouverture des conversations entre Abû Hayyân et le vizir, il tient à ne pas éluder les risques que le langage se fait courir à lui-même et fait courir aux locuteurs. Soumis à ces risques, les instruments du langage le sont aussi, et, parmi eux, le ìaql qui, s’il est source de changement ( al ìaql sarî ì al ™uî ûl ) (I 9), et peut « tromper furtivement » (¨afiyy al ¨idâ ì) le doit en fait, à l’instar du langage, à l' '' incarnation '' de sa nature, divine, en tant que don reçu, dans une nature humaine qui en impute la pratique et la promotion à l’homme. Cette double postulation du ìaql , par le fait qu'elle est rendue à la responsabilité de l'homme, est précisée par Abû ©ayyân dans un autre passage du Kitâb al Imtâ ì lorsqu’il reprend la division artistotélicienne entre la puissance et l’acte :

« Il y a une raison en puissance ( ìaql bi-l-quwwa ) et une raison en acte ( ìaql bi-l- fi ìl) » (I 23)

236 Nous avons traduit ce texte (Imtâ ' I 9)

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Or, la raison en puissance peut-être identifiée à la nature divine de la raison. Aussi bien envisagé comme faculté de raisonner que comme instrument de discernement de l'utile et du nuisible ( al naf ì wa-l-ñâr )237 , le ìaql demeure soumis aux aléas de l’existence humaine et son oscillation entre vérité et erreur se traduit par le vice qui peuvent affecter le raisonnement humain, parfois volontairement. Ce passage annonce que, pour l’homme, au moment où le langage lui est confié comme instrument, tout reste à faire : il lui faut s’interroger sur la signification du langage et sa fonction, donc mettre en place une codification indiquant quels usages permettent d’en tirer le meilleur profit. On pourra ici se rappeler comment Farâbî, par exemple, relie directement l'intellect, dans un passage de la Risâla fi-l-tanbîh ìala sabîl al sa ìâda (le rappel de la voie pour parvenir au bonheur), à l'expression par le langage :

"Cela même au moyen de quoi advient la saisie de l'homme et qui se nomme intellect, les anciens avaient coutume de l'appeler nutq [au sens de logos / ratio ]238 . Or le nom de nu ’q peut aussi s'appliquer à l'arrangement des sons et à l'expression au moyen du langage .'' (Trad Mallet, B.E.O 1987-88, p. 137)

Un examen des fonctions possibles du ìaql peut être identifié dans cette Risâla fi-l-tanbîh ìalâ sabîl al sa ìâda de Fârâbî, traduite et commentée par D.Mallet sous le titre : Le rappel de la voie à suivre pour parvenir au bonheur. Y sont proposées deux définition du ìaql rattachées à la capacité de s'exprimer. Fârâbî déclare que :

237 '' l'homme ordinaire al insân al 'âdî dit Abû Hayyân dans les Hawâmil se distingue par la raison et [la capacité] d'examiner ce qui est utile et nuisible (al na Âar fi-l-îumûr al nâfi ìa wa-l-ñârra ''. ( Hawâmil I, 9) 238 Précision de D.Mallet

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"Le nom d' intellect peut s'appliquer à la saisie de la chose par l'homme au moyen de son entendement, comme il peut s'appliquer à ce au moyen de quoi a lieu cette saisie de l'homme. Cela-même au moyen de quoi advient la saisie de l'homme et qui se nomme "intellect", les anciens avaient coutume de l'appeler " nutq " (au sens de logos , ratio D.M). Or le nom de nutq peut aussi s'appliquer à l'arrangement des sons et à l'expression au moyen du langage. C'est à cette signification que se rapporte le nom de nutq pour le vulgaire 239 et c'est la signification la plus connue de ce nom. Pour les Anciens qui s'adonnaient à la logique, le mot s'applique également aux deux significations et dire de l'homme qu'il est nâtiq est vrai dans les deux sens, c'est à dire en ce qu'il exprime comme en ce qu'il est pourvu de cette chose par laquelle il saisit. Toutefois, lorsqu'ils disaient de l'homme qu'il est nâtiq , les Anciens entendaient qu'il est pourvu de ce par quoi il saisit ce qu'il veut connaître." (Traduction D.Mallet, 1987-88, p. 137)

Rapprocher les notions de ìaql et de discours, comme Farâbî le fait avec la notion de nu ’q, puisque ce qui est saisi est à exprimer, correspond à une stratégie culturelle qui, il faut y insister, n’est pas une création ex nihilo , la stratégie culturelle du IVème /Xème siècle poursuit une démarche commencée par les savants des premiers siècles : elle correspond, comme le fait remarquer J.Langhade, à une « étape de la constitution de la langue » contemporaine de la naissance des sciences. Elle présuppose une « maîtrise atteinte par l’homme dans la possession du langage et le processus de dénomination » qui va :

« déboucher sur une transformation des performances linguistiques et des activités humaines mises en cause. L’activité linguistique va acquérir une dimension supplémentaire : non seulement elle va associer un terme à un objet et à une signification, mais elle va se transformer en une activité proprement cognitive .240 A la simple information véhiculée par le mot qui renvoie à une signification et à un objet extérieur, à

239 Procédé courant chez Farâbî qui consiste, pour une même notion, à distinguer la signification que lui attribue le vulgaire et celle que lui attribue l'élite. 240 c’est nous qui soulignons.

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un premier type de connaissance, va se joindre une connaissance d’un nouveau type, née de l’organisation du langage lui-même. C’est l’étape de la naissance des sciences (...)sciences qui sont, au début, des sciences du langage, avant de devenir des sciences syllogistiques ou philosophiques » ( Langhade, 1996, p. 227)

La ''démarche rationnelle'' à l'œuvre dans la démarche de Taw ™îdî peut correspondre à la mise en œuvre d'un mode de pensée construit sur la démarche des sciences dont les objets sont produits par les sciences elle- mêmes. Débattre de la logique, de la grammaire, de la rhétorique,correspond à cette invite à faire usage du ìaql que l'on trouve en maints endroits du Kitâb al Imtâ ì , le plus souvent en conclusion d'une intervention, d'une remarque, pour insister, dans ce contexte qui est celui de la discussion des savoirs, sur l'importance de la réflexion et de l'analyse. « Le langage a pour matière la raison » peut signifier que le langage est ce qui est à l'oeuvre dans la raison en acte, à travers le raisonnement qui, dans ses formes multiples, peut aussi bien se révéler vrai que faux. Le raisonnement hypothético-déductif, le syllogisme, le sophisme, le paralogisme, mais aussi toute autre forme de raisonnement déductif comme ceux que l’on peut utiliser dans une discussion sont des faits de langage. En outre, le langage lui même relève de la raison dans la mesure où l’homme ne parle pas au hasard, c’est un acte raisonné qui construit du sens. Il y a, dès lors, aussi incluse, dans ce propos, la problématique des circonstances du dire : les maqâm du maqâl . Mais la raison n’est pas seulement, en queqleu sorte, une logique du langage, elle en est aussi l’instrument. C’est encore une démarche rationnelle qui rend possible la communication, puisque toute négociation du sens appelle explication, compréhension et interprétation. L'invite à faire usage de sa raison, faculté de produire des raisonnements et d’analyser qui rend possible la connaissance,

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mais aussi marque du bon sens est fréquente dans le discours des penseurs, on le retrouvera par exemple chez Gurgânî :

''Ne vois tu pas que si celui qui est doué de raison (ìaqil ) observe cette parole de Dieu -qu'il soit Puissant et Exalté et la façon dont les gens magnifient ce verset en terme d'éloquence ( fasâ ™a) :

Ils pensent que tout cri est dirigé contre eux. Ils sont l'ennemi. Prends donc garde à eux !

Il ne trouvera rien en examinant les mots un par un en disant ''ce mot relève de l'éloquence ( innahâ fa ”î™a) , comment ? '' alors que la cause de l'éloquence tient à des paramètres dont quiconque est doué de raison (ìâqil ) ne doute pas qu'ils relèvent de la signification. '' ( Dalâ'il 403)

Mais cette conception du langage qui intègre la notion de ìaql , permet de mettre en valeur un élément qui, associé au thème du langage, semble avoir une importance particulière chez Abû ©ayyân l'intelligence réflexive.

7. L'intelligence réflexive : langage et création

Le mot ™a¶â renvoie à une signification spécifique du ìaql qui, associée à la fi ’na , désigne la capacité de faire preuve d’ingéniosité, de créativité et d’esprit dans le maniement du langage, il désigne l’habileté, la perspicacité, l’astuce, la sagacité. Il renvoie à la maîtrise du langage que l'on attend d'un balî ®. Nous proposons de le traduire par intelligence perspicace. La mention du terme ™ajâ dans le Kitâb al Imtâ ì est rare; dans les passages consacrés au langage ainsi que dans l’ensemble du Kitâb al Imtâ ì c’est la seule que nous

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avons rencontrée. Par contre, les traits de l’intelligence que décrit le terme sont repris chez Abû ©ayyân, parce qu'ils véhiculent aussi bien l'idée de travail et d'effort que celle de don et d'inspiration. On peut rapprocher cette forme d'intelligence de l'expression kadd al rawiyya (II 140) travail réflexif, peine engendrée par l'élaboration intellectuelle qui s'oppose à ìafw al badîha (II 140), qui se rattache à la spontanéité, à l'inspiration, au don. Mais avec la notion de ™a¶â, on peut penser qu' Abû Hayyân touche ici une dimension plus spécifique de la création dans le langage : la capacité pour l’homme de s’emparer du langage à des fins tout aussi argumentatives que ludiques. C’est l’espace dédié au bon mot, à la formule, à la répartie appropriée . En effet, on peut envisager ce que l'on pourrait appeler '' l'intellignece du langage '' sur plusieurs plans : le plan de communication basique, dans lequel n’interviennent pas la recherche stylistique, la recherche ludique, ou la recherche conceptuelle. Elle peut aussi jouer sur des registres, Abû ©ayyân qui assimile le langage à un tissage agréable nas ¶uhu bi-l-riqqa et reprendra cette métaphore de l’étoffe dans la 25ème Nuit par l’intermédiaire du secrétaire du Prince Buyîde Rukn al Dawla qui affirme que :

« Le langage en prose ( al kalâm al man ◊ûr ) est semblable à une étoffe colorée ( wa —y), tandis que le langage poétique ( al kalâm al man Âûm ) est semblable à une étoffe à rayures ( nayyir mu ¨a’’ at ) ». (II, 142)

L’intelligence du langage désigne ainsi toute forme de pratique raisonnée du langage. Lorsqu’Abû ©ayyân affirme par l’intermédiaire de son protecteur Abû-l-Wafâ î que :

« On reçoit le langage de l'intelligence perspicace ( mustamlâhu min al hajâ ), on le connaît ( daryuhu ) par le discernement ( tamyîz ) » (I,10)

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L’utilisation du couple ’ibâ ìî/ ”inâ ìî, indique, en opposant la part du don à l'effort qui met en œuvre un travail, et au sens étymologique d'une méthode, le terme grec methodos désigne la voie, le chemin pour parvenir à l'objectif fixé. Le langage est le lieu d’une techné, d’un travail de création, ce qui rend possible une réflexion rhétorique sur les problématiques liées à l’invention, à la composition, à l’organisation des idées dans le discours, suivant les trois étapes par lesquelles on définit traditionnellement la rhétorique occidentale : inventio , elocutio , dispositio . En effet, que veut signifier Tawhîdî lorsqu’il dit que dans la composition du langage, entre « un modelage qui relève du tempérament » ( ”aw ® ’ibâ ìî) et une « composition qui relève d’un art » ( ta îlîf ”inâ îî) ? On peut attribuer un double sens au terme ’ibâ ì : premier sens, la figure de l’orateur-créateur, doté d'un tempérament, d'un caractère, c'est à dire les ''mœurs'' de l’orateur (Ducrot,1984,p.201 citant le Guern), second sens : l'inspiration, l’invention, et assimile l’image que l’orateur offre à l’auditoire à une disposition innée. Incidemment, on trouvera posée à partir de l’ expression ta îlîf ”inâ ìî la question de la règle et de la contrainte dans la création artistique puisque la conception du discours comme artefact, fruit d’un travail réflexif fait entrer, dans la création, à la fois la part de l’inspiration, de l’invention, de la trouvaille, et du travail réglementé par des contraintes dictées par le genre du discours, la situation d’énonciation, la réception de l’énoncé. Cela pose le problème général de la conception d'une rhétorique.

8. La conception d'une rhétorique

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8.1 L'ajustement de l'expression à la signification

Ces propos annoncent les considérations, dans le Kitâb al Imtâ ì wa-l- Mu îânasa , mais aussi dans les Muqâbasât , sur la fonction des disciplines du discours, la prose et la poésie à l'aune de l'idée d'ajustement, reprise de •â™iÂ, entre l'expression et la signification : Abû-l-Wafâî déclare à Abû ©ayyân :

''Ne t'éprends point de l’expression à l'exclusion de la signification, ne sois point amoureux de la signification à l'exclusion de l’expression ( lâ ta ì— aq al-ma ìnâ dunâ-l-laf Â)'' (I 9)

Sîrâfî déclare à Mattâ :

''Ajuste l’expression par rapport à la signification ( qaddir al laf  ìalâ-l-ma ìnâ ) de sorte qu'elle ne la trahisse pas ( lâ yaf ñul ìanhu ), ajuste la signification par rapport à l’expression ( qaddir al ma ìnâ ìalâ-l-laf  de sorte qu'elle ne la dénature pas ( lâ yunqi ” minhu ) '' (I 125)

et pour Gâhiz, avant Taw ™îdî :

''Il faut que le locuteur ( mutakallim ) connaisse l'échelle des significations ( aqdâr al ma 'ânî ), qu'il les compare à l'échelle de l'auditoire ( aqdâr al musta ma'în ) et à l'échelle des situations ( aqdâr al ™âlât ), et qu'il associe à chaque strate [ainsi définie] ( likulli tabaqa min òâlik ) un discours ( kalâm ) pour répartir les échelles de discours ( aqdâr al kalâm ) selon les échelles de signification ( aqdâr al ma 'ânî ), qu'il associe les échelles des significations ( aqdâr al ma ìânî ) aux échelles des circonstances ( aqdâr al maqâmât ), et les échelles de l'auditoire ( aqdâr al

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mustama ìîn ) aux échelles de ces situations ( aqdâr tilka-l-™âlât ) ( Bayân I p138-139)

Il ne s'agit pas pour le penseur Taw ™îdî de réfléchir sur le fonctionnement de la langue, la formation des mots, la morphologie du verbe, les transformations phonétiques, ce qui relève des compétences du grammairien, mais de faire valoir une conception du discours comme forme d'expression d'une catégorie de la société, le savant face aux gouvernants. C'est dans cette perspective que sont abordées la question des types de discours, de la rhétorique de la signification ou encore de la communication. L'idée est que le langage est lié à une dimension sociale, même si seulement l' ''élite'', la ìâmma , est concernée.

Abû ©ayyân parle, en matière de langage, d'un discernement :

'' On reçoit le langage de l'intelligence perspicace ( mustamlâhu min al hajâ ), on le connaît daryuhu par le discernement tamyîz (I,10) ''

On perçoit que ce ''discernement'' conditionne la maîtrise du langage, autrement dit, c'est un discernement qui portera sur des types de discours. On peut en effet penser que Taw ™îdî, en abordant la question de la raison, de l'intelligence et du discernement fait appel, en matière de langage, à la faculté de distinguer tout ce qui est lié aux circonstances du dire, on trouve ici un lien avec les différentes rhétoriques dont il est question dans la 25 ème Nuit : on n'a pu les énoncer ni les recommander sans présupposer cette faculté de distinguer quel discours est le plus adéquat à tel contexte.

Une autre idée est introduite par cette réflexion sur l’activité de l’intelligence : celle du rapport entre le message et la réception du message :

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"Par ce fossé bawn [entre le discours conçu par l’intelligence perspicace et l’interprétation qu’il met en jeu], la disparité ( tabâyun ) prend place, et l'interprétation s'élargit " (I,10)

C’est en effet cette idée que Taw ™îdî souligne lorsqu’il emploie le terme bawn qui signifie le fossé, l’écart. On peut penser que cet emploi du mot bawn désigne, intuitivement, un écart entre les potentialités de l'intelligence du langage et sa maîtrise. Celle-ci passe par un apprentissage de clarté, à l'instar d'un modèle donné par exemple par •â™î rapportant ce propos de ìAlî ibn Abî ‘âlib :

''Le meilleur discours est celui dont la briéveté te dispense de sa longueur ( mâ kâna qalîluhu yu ®nîka 'an ka ◊îrihi ) '' (Bayân I)

8.2 La rhétorique de la concision et la critique de l'afféterie ( takalluf )

Abû ©ayyân évoque ainsi une rhétorique de l'apophtegme (balâ ®at al ma ◊al ) (II 141), dans laquelle l'expression brève ( al laf  al muqta ñab ) est une nécessité .

Dans cet apprentissage de la clarté, la critique de l’afféterie ( takalluf ), que Taw ™îdî reprend après •âhi Â, occupe une place très importante.

Le takalluf est mentionné dans le Bayân :

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'' Je demandai à Ga 'far ibn Yahyâ –dit Tumâma – qu'est-ce que le bayân ? - Que le nom cerne ta signification an yu ™î’a-l-ism bi ma 'nâk , rende clair le but visé [par le propos] an yugallî ma ®zâk , et que tu l'écartes des guet-apens an tu ¨ri ¶ahu 'an al —irka , et que tu n'aies pas à faire effort de la réflexion [pour le comprendre] lâ tasta'în alayhi bi-l- fikra . Ce qu'il faut absolument, c'est qu'il soit exempt de l'afféterie salîm min al takalluf , loin d'être surfait ba'id min al ”an'a , exempt de la complication barî' min al ta 'aqqud , n'ayant pas à être interprété ®aniyy an al ta 'wîl '' (Bayân I/102)

Dans son éloge de la prose, Abû ©ayyân évoque à son tour ce refus d'un discours forcé et surfait :

'' Il relève également de la noblesse de la prose (saraf al natr ) que celle-ci soit dépourvue d’afféterie ( takalluf ), exemptée de contraintes (arûra ), ignore la carence en matière d’expression 241 , ( ganiyy ‘ani-l-i tidâr ), se suffit à elle - même, ( ganiyy ‘ani-l'iftiqâr ), ne s'occupe pas d’antéposition ( taqdîm ) ou de postposition (ta hîr) , d’élision ( hadf ) ou de répétition (takrîr), ni de ce qui, plus encore, est consigné dans les ouvrages sur les rimes (qawâfî) et la prosodie (‘arûd) , et que leurs auteurs ont analysé de manière détaillée ''. (II 134)

La maîtrise du langage dans la communication est aussi soulignée par les notions de ba ì‘îd et de qarîb , qui disent la proximité ou l'éloignement de la clarté dans l’expression et qui sont fréquemment employées par les auteurs qui ont réfléchi sur la rhétorique à l’époque :

''Abû Sulaymân a rapporté le propos suivant : l'expression ( ìibâra ) se construit à partir d’un patron rythmique wazn qui est la composition du poème ( na Âm li-l-—i ìr), et d’un autre patron rythmique qui est le débit du discours ( siyâqat al hadî ◊). Tout est alors affaire de respect ou de non-respect de la proportion ( nisba ) [entre ces deux patrons

241 m à m : "est dépourvue d’incapacité".

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rythmiques] (…) est (…) lié à la clarté ou à l'obscurité de la preuve [avancée], d’une portée proche ou lointaine [de la signification] , (mutanâwal ba ìîd îaw qarîb ), de la fréquence ou de la rareté de tel ou tel usage ( masmû ì ma îlûf îaw ®arîb ). (II 139) ''

dans le Bayân, •â™i utilise également ces termes et rapporte le propos suivant :

'' Ibn al A 'râbî m'a déclaré : j'ai dit à al Mufa ññ al : qu'est-ce que la concision pour toi ( mâ-l-i¶âz 'indaka ? ). C'est la suppression de ce qui est superflu et le rapprochement de ce qui est loin ( taqrîb al ba 'îd ) [en matière de signification] '' (Bayân I 97)

Taw ™îdî se situe dans le sillage de •â™i lorsque celui-ci ouvre la voie à une conception rhétorique sur la clarté du propos, la fréquence de l’usage des termes et la simplicité de l’expression. Cette idée est développée dans le Kitâb al Bayân wa-l-Tabyîn lorsque Gâhiz indique que :

« C’est la mention insistante 242 des significations ( dikruhum lahâ ), leur communication ( ihbâruhum ‘anhâ) leur usage ( isti‘mâluhum iyyyâha ) qui les fait vivre. Ce sont ces qualités qui rapprochent les significations de la compréhension ( tuqarribuhâ min al fahm ), qui les dévoilent à la raison ( tujallihâ li-l‘aql) , qui manifestent celles qui sont cachées ( ta ¶ì alu al hafiyy minhâ zâhiran ), témoignent de ( —âhid ) [celles qui] sont absentes (®â' ib ), et rendent proches ( qarîb ) [celles] qui sont lointaines ( ba ‘îd ) ». ( Bayân I p.75)

Ce propos de •âhi  sous tend les observations d’Abû ©ayyân : dans cette réflexion sur les compétences requises dans la maîtrise du langage, il rattache l'usage du langage en tant que procès signifiant à un modèle de communication. Cela amène ce que Taw ™îdî appellera la rhétorique de l'interprétation ( balâ ®at al ta îwîl ) puisque Taw ™îdî appliquera la notion de

242 Le mot dikr prend ici à la fois son sens usuel de mention, et son sens étymologique de rappel.

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ta îwîl aux disciplines du discours. C’est en effet selon nous dans ce sens qu’il faut examiner les propos qui font suite à la mention du rôle de l’intelligence perspicace :

« Ce fossé ( bawn ) [entre le discours conçu par l’intelligence perspicace et l’interprétation qu’il met en jeu] est le lieu de la disparité ( tabâyun ), l’interprétation s’élargit ( yattasi‘ al ta’wîl ), l’intellect vagabonde ( ya ¶ûl al dihn ), (…), on se réfugie vers la preuve décisive ( burhân ), on s’exempte du doute ( —ubha ), on trouve ce qui s’apparente à une preuve ( hujja ) mais n’est pas une preuve. » (I 10)

8.3 L’éthique du discours Dans cette réflexion sur la transparence du discours, on attache aussi la question de l’interprétation à une éthique du discours, notamment par le biais de la problématique de la vérité-véracité-sincérité. La question est bien de savoir quelle rhétorique on veut désormais mettre en place :

''Platon traite de deux rhétoriques, écrit Barthes, la rhétorique de fait est constituée par la logographie, activité qui consiste à écrire n'importe quel discours (...) son objet est la vraisemblance , l'illusion, c'est la rhétorique des rhéteurs, des écoles, de Gorgias, des Sophistes. La rhétorique de droit est la vraie rhétorique, la rhétorique philosophique ou encore la dialectique; son objet est la vérité.'' (Barthes 1997 p 261)

La notion de ta îwîl est accompagnée de celles de preuve (™u¶¶ a), doute ( —ubha ), qui se situent au cœur de cet enjeu principal de la rhétorique qui est le rapport à la vérité. Dans un contexte politique où l’on réfléchit notamment sur le rôle du langage au sein de l’Etat par l’intermédiaire de la figure du kâtib ou secrétaire commis de

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la chancellerie (cf la 7 ème Nuit ), à partir de ces interrogations sur le rapport du langage aux acteurs de l’Etat, les commis, les gouvernants, mais aussi les hommes de lettres en général, on accentue la réflexion sur une éthique du langage, ce qui peut aussi expliquer un insistance particulière sur le rôle de la raison, dont la valeur est aussi éthique. Comme le rappelle Y.de Crussol :

'' Une question pressante est posée treize fois dans le Coran : '' a falâ ta ìqîlûna '' ne saisirez-vous donc pas par l'intelligence ? Elle se rapporte soit à la compréhension du Livre (21,10), soit à une invitation à préférer la vie dernière, qui est ''meilleure''. Le ìaql est lié au chois du bien qui a été révélé, mais aussi au choix de ce qui est ''meilleur '' (…) Il y a donc quelque idée de comparaison pour choisir ce qui est plus ''avantageux''.'' (Crussol p 53)

Or, on retrouve cettte idée de comparaison dans l'axiologie par laquelle Taw ™îdî examine la prose et la poésie, par exemple dans les expressions min —araf al na ◊r / min —araf al na Âm il [relève] de l'honneur de la prose / de la poésie. Il y a une façon dont l'homme, ici l'intellectuel, doit s'y prendre pour maîtriser le langage. Pour Tawhîdî, une théorisation qui relève non pas de la codification grammaticale mais d’une réflexion sur la place, le rôle et la fonction du langage, reste à inventer.

Les recommandations d’Abû-l-Wafâ’ intègrent dans une éthique du langage les mises en garde sur la surcharge du discours, lesquelles sont accompagnées de notations qui relèvent d’un jugement à caractère moral :

« Prends garde à ne pas orner ( tazyînuhu ) [le propos] par ce qui l’entacherait (ya —inuhû ) (…) recours ( a‘mid ilâ ) [dans ton propos] au bien ( husn ) et persévère dans cette

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voie, recours [aussi] ( a ‘mid ilâ ) à ce qui est vil mauvais ( qabî ™), et réduis-en la vilénie (qubh ) ». (I 9)

En recommandant de discourir sur ce qui est ''bien'', et de réfomer ce qui est ''mauvais'', on peut dire, dans une certaine mesure, que le locuteur idéal est conçu à partir du présupposé que la pratique du langage est la réalisation humaine d’un dessein divin. Cela a des répercussions sur la conception de la raison qui, étant aussi, on l'a montré, un mode d’appréhension du réel confié à l’homme, voisine avec la connaissance sensible qu’il a du monde, et le rend comptable de son autodétermination, au sens Kantien du terme :

« le libre choix de l’individu qui [peut autant se décider pour le bien ] que pour le mal, [d’où] la légitimité qu’il y a à lui imputer la responsabilité de son acte et à l’en punir. » (Gaubert 2002) 243

Car l'homme tient à la fois de ce monde, soumis à la corruption, et de l'autre monde, ce qui fait de lui un composé murakkab .

8.4 La thématique du composé

8.4.1 Une conception philosophique

L'idée que le monde, est composé ( murakkab ) à partir des éléments simples fondamentaux ( basâ îi’) reprend la thématique traditionnelle du tarkîb et du fasâd , c'est à dire du monde soumis à la corruption au regard d' un

243 compte rendu de conférence de la Société Nantaise de Philosophie

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monde de l'au-delà éternel. L'opposition basî ’/murakkab semble reprendre, chez Abû ©ayyân, une conception philosophique grecque, platonicienne notamment, où le simple et le composé fonctionnent comme deux entités qui reflètent, chez Platon, tant sur le plan ontologique que sur le plan éthique, l'idée de permanence, c'est le monde des essences, de l'Un et du Bien, qui est aussi le monde des intelligibles. Chez Taw ™îdî, le basi ’ et le murakkab fonctionnent respectivement comme le reflet pour l’un du monde céleste ( al ìâlam al ìulwiyy ), pour l’autre, du monde sublunaire ( al ìâlam sufliyy ), comme l’indique ce passage des Muqâbasât :

« Si ce monde sublunaire ( 'alam 'ulwiyy ) était fixe ( ◊âbi ◊), sur un mode identique, comme l’est le monde céleste, il n’y aurait point de différence entre les deux mondes, et aucun des deux mondes ne serait plus aptes à donner le mouvement ( tahrîk ) à l’autre. Ainsi on ne parlerait plus de monde céleste ou de monde sublunaire. L’agent (fâ 'il) ne se distinguerait pas de ce qui subit l'action ( munfa'il ), ni ce qui influence (mu'a ◊◊ ir) de ce qui reçoit l’influence (qâbil), ni le simple (basî ’) du composé (murakkab), ni ce qui est évanescent (bâ'id) de ce qui est permanent (dâ'im), ni ce qui est pur ( ”âfî) de ce qui est trouble (mukaddar), ni ce qui est actuel ( ’ariyy) de ce qui est ancien (dâ ◊ir). » ( Muqâbasat 444)

L'opposition basî ’/murakkab ne correspond pas seulement à une vision du monde philosophique, où plutôt elle est intègrée au langage, par l’idée de simplicité ou de complexité du discours, et plus spécifiquement de l'expression. C'est en effet ce sens qui nous semble véhiculé par la mention, dans la 25 ème Nuit , d’un langage où :

« Il faut que la simplicité basâta l’emporte ta ®lib sur la complexité tarkîb » (II 142)

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Dire que le langage est un composé annonce un traitement au niveau de la structure et du discours :

« Le langage ( kalâm ) est composé ( murakkab ) du mot lexical ( laf  lu ®awiyy ) , d’un modelage qui relève du tempérament ( sawg ’ibâ ‘î ) , d’un agencement qui relève d’un art (ta’lîf ”inâ‘î ), et de l’usage conventionnel (isti ‘mâl is ’ilâhî )» (I 9)

8.4.2 Le tarkîb appliqué au langage

Le langage est envisagé comme un tout formé de parties à la fois distinctes et interdépendantes à l'exemple du mot laf Â, intégré à un agencement ta îlîf . Tawhîdî utilise des termes tels que ”aw ®, modelage, ta îlîf , agencement, et murakkab composé, qui annoncent des réflexions ultérieures sur l'organisation du discours à l'image de celle d'un •ur ¶ânî au VIème/XIIème siècle. On analyse les relations entre les unités signifiantes pour ensuite donner une norme de construction du discours, comme le montre cet échange verbal entre le grammairien Sîrâfî et le logicien Mattâ ibn Yûnus :

-Mattâ : « De votre langue , le nom ism , le verbe fi ‘l et la particule harf me suffisent pour exprimer les idées que la Grèce a ordonnées pour moi » -Sîrâfî : « Tu as tort, car du nom, du verbe et de la particule, tu ignores la description wasf et la construction selon l’organisation tartîb qui suit l’ordre naturel de ses locuteurs natifs » (I 115)

L'idée est ici que le langage forme un tout organisé selon un ordre, d'où l'impossibilité de s'arrêter à une description des parties du discours sans y voir une organisation d'ensemble; d'une certaine manière, ce propos prépare la réflexion sur le na Âm, déjà commencée par les mu 'tazilites part l'intermédiare

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du dogme du Coran créé, puis approfondie par •ur ¶ânî. La conception du langage comme composé ( murakkab ), comme le lieu d’un modelage ( ”aw ®) et d’un agencement ( ta îlîf ) souligne que le langage est le lieu de la création des discours, et s'inscrit dans le mouvement visant à codifier les modes d'utilisation du discours, notamment à l'usage des kuttâb . H.Samoud montre comment ce mouvement a été entrepris avec la correspondance épistolaire:

"On peut remarquer que ce type d'écriture a contribué a la mise en valeur de la réflexion rhétorique chez les Arabes, dans le cadre de l'intérêt porté à l'art de la correspondance épistolaire (…) en faisant apparaître ce qui est admis dans un art et non admis dans un autre, ils ont mis en relation un art et son style; c'est comme s'ils avaient ainsi référé à la séparation entre les genres littéraires ( al anwâ ' al adabiyya ), même si cela est demeuré à un niveau élémentaire sous la grande division binaire le discours poétique et le discours en prose (al man Âûm wal man ◊ur )'' (Samoud 1994 p.60)

Abû ©ayyân ne propose pas de théorie du discours, il en reste à cette ''division binaire'' dont parle Samoud car le propos n'est pas l'analyse d'un rhétoricien, c'est une discussion qui expose des points de vue en référence à une préoccupation que l'on peut qualifier de politique , au sens où il s'agit de redéfinir le rôle de l'intellectuel dans la Cité, mais aussi au sens moderne du terme puisque l'intelllectuel est peu ou prou intégré au pouvoir. Ainsi, le composé fait intervenir les éléments qui font du discours le lieu d’une création humaine, puisque dans le langage kalâm , Abû Hayyân oppose les notions de ’ibâ ìî et de ”inâ ìî (I 9) , c'est à dire ce qui relève du don, de la disposition innée, et ce qui relève d'un art, donc d'un travail réflexif, par cet angle, l’analyse aborde la relation de l’homme au langage du point de vue de la création.

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Le langage s'inclut dans un vision philosophique du monde, parce qu'il émane de l'homme, il est soumis à la corruption du composé. Il s'intègre aussi à une vision philosophique de l'homme, lié au monde sensible, il relève d'un tiraillement entre ce qui tient du tempérament, de l' ethos , d'une perception sensorielle du monde et de soi-même, et de l'élaboration raisonnée où intervient le travail réflexif, où aura eu lieu préalablement une interrogation sur les circonstances du dire, l'identité de l'interlocuteur, la nature de l'intervention, autant d'éléments qui s'intègrent dans une pédagogie du discours dont Abû ©ayyân veut faire entendre la nécessité dans le Kitâb al Imtâ ì et qui est la condition d'une rhétorique de l'interprétation, fondamentale chez Taw ™îdî.

8.5 La rhétorique de l’interprétation

8.5.1 Du cadre théologique au cadre profane

Cette première approche du ta îwîl dans le Imtâ ì doit être comprise à la lumière du passage de la 25 ème Nuit dans lequel Tawhîdî fait mention d’une rhétorique de l’interprétation ( balâ ®at al ta îwîl ) qui, en partant du sens théologique du ta îwîl élaborer une conception de l’interprétation. De fait, Tawhidi donne une orientation élargie à l'interprétation pour une herméneutique qui touche aussi bien le cadre religieux que le cadre profane. En effet, cette mention du ta îwîl dans ces premières pages du Kitâb al Imtâ ì , inscrite dans un environnement sémantique ad hoc , ne peut être comprise que

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si elle est resituée par rapport à l'évocation de la pratique du discours à travers une pluralité de rhétoriques :

«Quant à la rhétorique de l’interprétation ( balâ ®at al ta’wîl ), elle est celle qui nécessite, du fait de son obscurité ( ®umûd °, une planification préalable ( tadabbur ) et un examen attentif ( ta ”affuh ). Ces deux opérations tirent profit d’aspects ( wujûh ) divers, nombreux et utiles de la parole entendue ( masmû‘ ) Avec cette rhétorique, on obtient une compréhension élargie des secrets des significations ( ma ‘ânî ) de la religion et de ce bas- monde. C’est cette forme de rhétorique que les savants ont interprétée par déduction (istinbâ ’) à partir de la parole de Dieu ( kalâm allah ) – qu’il soit exalté et magnifié- et de son Prophète, en matière de licite ( ™alâl ) et d’illicite ( ™arâm ), de prohibition ( ™azr) et de permission ( ibâ ™a), d’ordre ( îamr) et d’interdiction ( nahy ) et sur bien d’autres choses encore sur lesquelles ils ont mesuré leurs mérites respectifs ( tafâ ñalû ), ont disputé (tajâdalû ), ont rivalisé, ( tanâfasû ), qu’ils ont reçu sous la dictée ( ustumlaw ), qui ont constitué leur occupation ( bihâ i —ta ®alû ). Cette forme de rhétorique n’est plus ( fuqida ), parce que l’esprit tout entier ( al rûh kulluhu ) n’est plus ; la déduction ( istinbâ ’) est anéantie, dans ses prémisses ( awwaluhu ) et ses développements ultérieurs ( â¨iruhu ), alors que c’est de cette façon que le mouvement de l’âme ( ¶awalân al nafs ) et la forte mobilisation de la pensée ( íìti ”âr al fikr ) se seraient trouvés au cœur de cet art ». (II 142)

Une interrogation pressante ne manque pas d’apparaître : quand l'interprétation est-elle légitime? Autrement dit, selon quels critères un message peut-il faire l'objet d'une interprétation ? Taw ™îdî fait l'éloge funèbre d'une rhétorique qui n'est plus mais qui est pourtant un modèle intégrable à son modèle global d' adab . En effet, parler de l'attitude des savants face à la ''parole de Dieu '' et de celle de son Prophète fait référence à une intelligibilité du texte sacré qui fonctionne comme un exemple d'interprétation qui a valeur d'autorité et qui vaut pour toute forme d'interprétation. Un présupposé est préalable à l'acte d’interprétation : Taw ™îdî emploie les termes de ta ”affuh et de tadabbur, qui véhiculent l’idée d'organisation et de

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préparation (tadabbur ) : il y a une forme de ''tension de l’esprit'' en position d’anticipation et d’attente dans la réception de la [parole] entendue ( masmû ì). Au début du passage cité, Taw ™îdî décrit la situation de son locuteur modèle, auteur de cette parole qui exige de la part du récepteur la mise en œuvre d’une rhétorique de l’interprétation, car elle est potentiellement obscure. La parole est créée et transmise, transmise à moi par le locuteur, et décodée par la façon dont je l’interprète, et transmise au monde lorsque je communique mon interprétation.C’est en effet entre l’expression et la signification que se joue l’acte d’argumentation par excellence qui se situe dans l’acte de production et de réception du discours, le « comprendre et le faire comprendre » al fahm wa-lîifhâm de •âhi Â. Ainsi, un modèle rhétorique de Taw ™îdî est annoncé : c’est celui de la circulation du sens qui se tient dans cet entre deux, cette dualité de l’expression et de la signification, que nous avons illustrée par l'idée d'une signification et d'une expression en adéquation l'une par rapport à l'autre et par rapport à leurs objets, avec la notion de qadr/aqdâr utilisée par Abû ©ayyân et •âhiz. Le travail sur la parole reçue insiste sur les dispositions de l’esprit, notamment l'effort réflexif, à quoi renvoient les notions de tadabbur , ta ”affuh , badîha , rawiyya qui fonctionne dans le processus d' interprétation. Je dois, dans l'acte d’interprétation, anticiper sur la parole qui m’est transmise pour cerner un contexte , un thème, un objectif. Le mot ta ”affuh fait partie du vocabulaire usuel de Taw ™îdî il renvoit à l'examen, l’étude, l’analyse et ouvre le champ d’une rhétorique de l’interprétation en acte par la glose. Taw ™îdî illustre ce développement théorique sur la question de l’interprétation par un exemple qui rattache la réflexion aux sources théologiques de la notion de ta îwîl . Ce sens originel de l’interprétation est le sens qui lui est donné par l’histoire de la civilisation arabo-musulmane. Le renvoi à l’origine théologique de la notion de ta îwîl permet de référer

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l’activité herméneutique au modèle de l’exégèse des théologiens qui ont eu recours à la technique de l’ istinbâ ’, c’est à dire la déduction, à partir des textes fondateurs de la religion musulmane, d’un certain nombre de cas que la Tradition a appelés qualifications légales a™kâm —ar ìiyya destinés à conformer les actions humaines à un ensemble de prescriptions juridiques particulières. C’est pourquoi Abû ©ayyân fait référence au travail des théologiens qui, à partir du donné révélé, ont identifé ces cas :

« C’est cette forme de rhétorique que les savants ont interprétée par déduction (istinbâ ’) à partir de la parole de Dieu ( kalâm allah ) – qu’il soit exalté et magnifié- et de son Prophète, en matière de licite ( ™alâl ) et d’illicite ( ™arâm ), de prohibition ( ™aÂr) et de permission ( ibâ ™a), d’ordre ( amr ) et d’interdiction ( nahy ) et de bien autres choses encore. » (II 142)

8.5.2 Un appel à une rhétorique qui n'est plus

On peut penser que Taw ™îdî réfère ici à l' effort d’interprétation personnelle ( i¶tihâd ) qui avait libre cours dans la société des clercs Arabo- musulmans, notamment chez les mu ‘tazilites dont le rapport aux sciences rationnelles est étroit, jusqu’à la proclamation au IXème siècle de la « fermeture de la porte de l’ i¶tihâd » ( i®lâq bâb al i ¶tihâd ).Or, le Kitâb al Imtâ ì est postérieur à la fin de l’ i¶tihâd , on peut donc voir dans ce propos d’Abû ©ayyân, qui vise à assimiler le ta îwîl à une démarche rhétorique, un appel au retour aux temps de l’ i¶tihâd , ce qui justifie ces propos qui déplorent à son époque l’absence de ce mode de pensée fondamental :

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« cette forme de rhétorique n’est plus fuqidat (hâdihi-l-balâ ®a) parce que l’esprit tout entier n’est plus ( li faqdi- l- ru ™ kullihi ), la déduction est anéantie ( ba ’ala-l-is ’inbâ ’) » (II 142)

Si cette rhétorique de l’interprétation n’est plus, c’est bien vers un moment de l’histoire que se tourne ici Abû ©ayyân . Ce modèle de rhétorique correspond à une réalité historique dont la Révélation elle-même se porte garante. En effet, Taw ™îdî donne à l’interprétation l’autorité du dogme en l’ancrant dans un exemple fondateur : le ta îwîl prend une ampleur qu’il tient de l’autorité dont il est issu, mais dans le même temps, l’interprétation est, par définition, le fait de l’homme , et ouvre un espace de liberté .

8.6 Le locuteur comme décrypteur de sens

Adopter la thèse d’un langage relevant d’un décret divin immutable, au sein duquel il n’est pas prévu pour l’homme d’inventer des unités de nomination et de les assembler dans des discours pris en charge par lui serait contradictoire avec l’esprit du ta îwîl puisque, ce dernier étant de nature humaine, l’acte d’interprétation de la Parole de Dieu et de son Prophète aboutirait à la création d’un discours humain concurrençant la Parole divine. Or, si le ta îwîl est une activité assimilée, pratiquée et reconnue par la Tradition, cela signifie qu’il y a place pour une herméneutique humaine, donc que la Tradition permet, et même revendique la présence d’un discours humain sur le discours divin. Ainsi, le fait d’ancrer l’interprétation dans l’origine théologique du ta îwîl permet de revendiquer l’interprétation comme l’œuvre de l’homme à part entière tout en affirmant que cette œuvre de l’homme relève d’une légitimité divine. C’est ainsi que se trouvent justifiées et même encouragées les pratiques discursives issues de l’effort

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d’interprétation que l'on retrouve dans les rencontres du Imtâ ì : la confrontation des positions sur un sujet donné, le débat, la discussion. L' effort d’interprétation à partir du donné révélé est rattaché aux situations dans lesquelles le travail réflexif de l’esprit suscite la vivacité de l’échange intellectuel avec une rhétorique par laquelle :

« [les savants] ont mesuré leurs mérites respectifs ( tafâ ñalû ), ont disputé (ta ¶âdalû ), ont rivalisé ( tanâfasû ) »

La notion de rhétorique de l’interprétation ( balâ ®at al ta îwîl ) évoquée par Taw ™îdî dans la 25 ème Nuit du Imtâ ' intègre la question de la signification et de l'expression au débat d’idées et à l’échange de points de vue. Taw ™îdî complète •âhi  lorsqu'il tient un discours sur le ta îwîl , notion qui manquait à la réflexion sur la signification dans le Bayân .

Dans ces lignes se dessine une démarche rhétorique d’Abû Hayyân où il s'agit de réfléchir en priorité sur « l’art de la rhétorique et de la composition » ( ”inâ ìat al balâ ®a wa-l-in —âî) (7 ème Nuit ), un art réservé à une catégorie de professionnels, donc à une catégorie restreinte, il faut remarquer qu’il ne parle ne parle nulle part d’élite . C’est que les professionnels du style, fussent-ils respectables, ne sauraient constituer un modèle. En effet, en abordant la question du modèle rhétorique par la façon dont son protecteur Abû-l-Wafâ î conçoit le compte-rendu des séances de discussion dans l’entourage du vizir, Abû ©ayyân est finalement amené à identifier les professionnels de la rhétorique et de la composition, si ce n’est à un anti- modèle, du moins à un modèle à ne pas suivre :

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« Sois, pour une certaine part, des professionnels de la rhétorique et de la composition ( ashâb al balâga wa-l-inshâ’ ), [car] leur art manque de choses, qui lorsqu’elles sont aux mains d’autres, leur vaut un reproche. [Mais souviens-toi que] tu n’es pas issu d’eux, donc ne t’identifie pas à eux ( lâ tata —abbah bihim ), ne suis pas leur exemple ( lâ ta ¶rî ‘alâ mi ◊âlihim ), ne brode pas sur leur canevas ( lâ tansu ¶ ‘alâ minwâlihim ), n’entre pas dans leur enceinte ( lâ tad ¨ul fî ®imârihim ) (…), n’oppose pas ton badinage à leur supériorité ( lâ tuqâbil bi fukâhatika barâ‘atahum (…) si [ton propos] s’étend en longueur ( ’âla ), n’y attache point d’importance, s’il prend de multiples directions ( ta —a‘ ‘aba ), n’y prends pas garde ( lâ taktari ◊), c’est l’exhaustivité du récit ( al i—bâ ‘ fi-l-riwâya ) qui apaise la soif ( a—fâ li-l-®alîl ), l’explication des circonstances ( —arh li- l-™âl ) qui mène le mieux au but ( abla ® ilâ-l-®âya ) et qui fait que nous obtenons l’intention signifiante ( aÂfar bil-murâd ) ».(I 10)

C'est en relation avec une ce modèle auquel devraient se conformer les kuttâb que se formule une certaine conception de l’expression :

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8.6.1 Une certaine idée de l’expression

Dans ce propos, Abû Hayyân fait apparaître selon nous deux conceptions de la rhétorique, antithétiques, celle que met effectivement en oeuvre une corporation, un corps de métier, qui fait profession du maniement du langage, l’autre qui apparaît par antiphrase, est celle que devraient pratiquer les professionnels, elle est d’abord fondée sur la simplicité de l’expression. L'existence de « professionnels » de la rhétorique est reconnue par Taw ™îdî qui, dans son exposé, dans la 7 ème Nuit sur la figure du secrétaire- rhéteur établit au premier rang de sa démarche le rejet d'une conception ornementale de l’expression. Certes, aucun des grands auteurs qui ont défendu ce que l’on peut appeler une rhétorique de la pensée 244 , Taw ™îdî compris, ne s’est opposé à la recherche sur le style, mais ils ont contesté le culte de l’expression comme fin en soi. Un des maîtres d’Abû Hayyân, Gâhi Â, exprime cette idée maîtresse lorsqu’il précise que :

« L’objet du reproche ( madâr al lâ îima ) et le lieu du blâme ( mustaqarr al ma òâma ) est là où tu rencontres une rhétorique mâtinée d’afféterie ( balâ ®a yu ¨âli ’uhâ-l- takalluf ) et une éloquence mêlée à de l’ajout superflu ( bayân yumâzi ¶uhu-l-tazayyud ) ». (Bayân I 13)

Et dans la rhétorique qui est celle des secrétaires en charge du travail de composition et des maîtres de l’éloquence, il y a une place pour une œuvre qui n’est pas une « rhétorique mâtinée d’afféterie ». Abû ©ayyân emploie bien le terme d’art ( ”inâ ìa), pour désigner la tache de cette corporation chargée de la composition des discours, et non pas le terme ”an ìa qui

244 Cf l’article de Barthes La rhétorique restreinte

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désignerait la connotation négative de l’affectation. Mais cette rhétorique n’est qu’ une rhétorique parmi d’autres, et donc une rhétorique qui ne constitue pas un modèle. En effet, on voit dans ce propos que Taw ™îdî recourt à une thématique du modèle et l’introduit « négativement »autour d’un réseau sémantico-lexical réservé à cet effet : il utilise ainsi les termes ou expressions : s’identifier, "ne t’identifie pas "(lâ tata —abbah ), se conformer à un exemple, " ne te conforme pas à leur exemple " (lâ ta ¶rî ìalâ mi ◊alihim ), broder sur un canevas, "ne brode pas sur leur canevas " (lâ tansu ¶ ìalâ minwâlihim ) ce qui prouve que Taw ™îdî va substituer un autre modèle à ce qui pourrait paraître, à tort, comme le modèle à suivre.

8.6.2 Le projet d'une rhétorique du sens

En désignant un modèle qui se révèle donc un anti-modèle, ces propos nous invitent à nous interroger, par contraste, sur la nature du modèle que Tawhîdî propose dans la pratique du langage, à côté de la pratique professionnelle d’une corporation. Les éléments indispensables à la mise en place d’une rhétorique du sens sont présents, Taw ™îdî emploie les termes de but ( ®âya ), et de vouloir dire, intention signifiante ( murâd ). Les paroles d’Abû-l-Wafâ î montrent bien la nature du projet ultime qui anime Abû Hayyân : il s’agit de normaliser la pratique du langage en subordonnant sa démarche à un idéal : ne jamais perdre de vue que toute parole doit s’inscrire dans une stratégie de renouvellement dans laquelle il s’agit de progresser dans les échanges, aussi bien sous la forme d’idées que de positionnements argumentés sur des thèmes soumis au débat. C’est cette rhétorique du renouvellement suggérée ici qui ouvre la voie à la grande diversité des thèmes abordés dans le Kitâb al Imtâ ì wâ-l-Mu îânasa . En effet, on peut dire que le

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Kitâb al Imtâ ì semble dominé par le souci de faire progresser la réflexion autour d’une parole mise en mouvement par l’exigence du vouloir dire (murâd ) qui permet de faire émerger des thèmes et des opinions. La multiplication des propos tenus dans l’ouvrage par les multiples locuteurs s’effectue du point de vue d'une rhétorique du sens qui rend possible les différentes formes de communication : la dispute, la prise de position, l’exposition d’un point de vue. C’est pourquoi la défense et illustration d’une certaine idée de la rhétorique chez Abû ©ayyân est insistante et portée par un point de vue militant qui défend la nécessité du recours à la prose dans la pratique du discours et argumente en faveur de cette idée en comparant les mérites respectifs de la prose et de la poésie. Il y a donc chez Abû Hayyân reconnaissance d’une rhétorique de l’art de la composition et de ses vertus, mais il y a place pour une autre rhétorique que les paroles que lui adresse son protecteur Abû-l-Wafâ î aide à définir. Ainsi, à des injonctions comme recours à ( aìmid ilâ ), aie l’intention [de] (uq ”ud ) (I 9) font écho des termes clés que l’on rencontre fréquemment dans les Nuits du Kitâb al Imtâ ì , comme le terme murâd , intention, ou d’autres mots construits sur la racine RWD –notamment le verbe arâda dont la signification dépasse le simple souhait, le vouloir de la langue de communication pour désigner le vouloir-dire, l’intention signifiante. En énonçant cette approche, on réglemente le discours, on cherche à mettre fin à sa tonalité impressionniste, et Abû ©ayyân, en cela, ouvre un débat dont on peut dire qu’il constitue sa contribution à la pensée du langage au IVème/Xème siècle : il s’agit d’une proposition, longuement déclinée à travers des passages important du Kitâb al Imtâ ì et des Muqâbasât de repenser la relation du discours au sens à travers la mise en place d’un système de valeurs aussi bien éthique que pratique. C’est de cette façon que Taw ™îdî est de ceux qui voudront, dans le sillage d’un •âhi Â, donner tout le

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poids possible à une rhétorique de la pensée, la seule capable de rendre toute sa dimension à l’usage de la parole. Etablir l’espace de la parole en donnant à entendre de multiples voix : ce souci est porté par l’ensemble du Kitâb al Imtâ ì parce qu’il rejoint la méditation de Taw ™îdî sur l’homme de son temps. A la différence des énoncés médiévaux qui, de façon courante, font intervenir une multiplicité de locuteurs, la parole ne se réduit pas ici à une transmission d'informations sur un sujet donné : un même sujet est comparé et discuté, ce qui donne au propos rapporté une rôle particulier. Il s’agit, pour Abû ©ayyân, de montrer comment la parole constitue, au sein des milieux intellectuels qui l’entourent, le lieu privilégié de la circulation de la pensée et, partant, de souligner l’importance de l’exercice de la parole dans la structuration des idées dans ce IVème /Xème siècle. La parole, au sein de l’élite au IVème/Xème siècle, se voit dotée d’une véritable fonction que l’organisation du Kitâb al Imtâ ì nous permet de décrire d’une façon assez nette. Tout d’abord, on peut dire de l’ouvrage de Taw ™îdî qu’il est au sens propre comme au sens figuré un écho. Il se fait l’écho des grandes préoccupations liées au contexte de ce temps, mais il est aussi un écho qui fait résonner les paroles des personnages qui comptent dans l'exercice de la pensée à cette époque. Le Kitâb al Imtâ ì wa-l- Mu îânasa est le lieu où des idées s’affirment, des orientations se dégagent et des positions se prennent parce qu’il est le lieu de la confrontation verbale dans laquelle, par sa parole, le locuteur marque son espace, à travers un vocabulaire, des tournures spécifiques, au service de la thèse qu’il défend. L’espace de la parole est en effet pensé, dans le Kitâb al Imtâ ì, sur le mode de la confrontation. On connaît certes l’ambiguïté de la place réelle accordée par Abû ©ayyân aux locuteurs et l’on pourrait se demander jusqu’à quel point il y a confrontation dans cette ouvrage, dans la mesure où il fait apparaître une homogénéité stylistique qui semble contredire la diversité des sources des

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propos tenus. Mais ce serait poser la problématique de la confrontation, dans le Kitâb al Imtâ ì, d’une façon beaucoup trop étroite. En effet, plutôt que de se demander quelle place réelle Abû Hayyân accorde aux intervenants dans le Kitâb al Imtâ ì il faut se demander quelle conception de la parole apparaît dans cet ouvrage. Car il est clair que le Kitâb al Imtâ ì est le témoignage d’une certaine conception de la parole qui ne repose pas sur la question de la réalité ou de la reconstruction de propos rapportés, mais qui s’intègre à une démarche de confrontation qui consiste à synthétiser des points de vue représentatifs des positions sur les questions de l’époque. Nous pensons plutôt que la conception de la parole chez Taw ™îdî, thème qui structure le Kitâb al Imtâ ì , est davantage perceptible si l’on choisit de montrer comment Tawhîdî se sert des ressources de la confrontation pour étayer son propre point de vue . Car le Kitâb al Imtâ ì est le lieu où la confrontation semble former le fil directeur d’une démarche. C’est pourquoi nous voudrions, en conclusion de cette analyse, résumer ce parcours des thèmes récurrents sur lesquels s'appuie Taw ™îdî dans son discours sur le langage en les plaçant sous l’éclairage de la confrontation des thèmes et des points de vue pratiquée dans l'ouvrage. Nous souhaiterions en effet insister sur le fait que le Kitâb al Imtâ ì décline la notion de confrontation d’une manière qui lui est propre et dont on peut dire qu’elle s’apparente à un véritable langage.

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CONCLUSION

Le langage de la confrontation

1. Une tonalité générale dans l’œuvre

Les multiples séances de discussion du Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa , qui forment l’armature de l’ouvrage, correspondent toutes, peu ou prou, à la signification étymologique première de la confrontation qui est celle de la mise en parallèle, de la mesure. La lecture de l’ouvrage montre que la démarche d'Abû ©ayyân fait sienne ce procédé que l'on retrouve dans les thèmes discutés. Presque toujours, c’est une demande de confrontation qui est la source d’une intervention : confrontation entre des disciplines : la prose et la poésie (25 ème Nuit ), la logique et la grammaire (8 ème Nuit ), confrontation de personnages : le scribe compositeur de discours et le scribe comptable (7 ème Nuit ), confrontation des points de vue, ceux des intervenants, pour la plupart savants renommés habitués des cénacles de la cour, confrontation, également, des mérites respectifs des personnes. A un préambule qui situe l’arrivée à la cour du vizir Ibn Sa ìdân d’un Abû ©ayyân déjà échaudé par ses expériences des milieux du pouvoir (I 3) font suite les rencontres entre Abû ©ayyân et le vizir, qui ne tardent pas à inscrire cette procédure de confrontation autour de ces entretiens. Une des premières conversations entre Abû ©ayyân et le vizir porte sur une célébrité des milieux intellectuels de l’époque, le philosophe Abû Sulaymân, et c’est bien en appliquant ce langage de la confrontation, ici en comparant Abû

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Sulaymân à d’autres savants, que le vizir entend que Taw ™îdî évoque ce personnage. Il lui déclare ainsi :

« Parle-moi de son degré de science et de sagesse (dara ¶atuhu fi-l-ìilm wa-l- ™ikma ), fais moi connaître la place (ma ™allahu) qu’il occupe dans chacune par rapport à Ibn Zur ìa, Ibn al ´ammar, Ibn al Samh, al Qûmasî, Miskawayh, ìIsâ ibn Nazîf, Ya ™yâ ibn ìAdî, ìIsâ ibn ìAlî » (I 32)

Ainsi Ibn Sa ìdân, tout en accordant, dans son intérêt même, une totale liberté d’expression à Abû ©ayyân, établit, pour ainsi dire, un axe de travail pour ses récits qui dessine un cadre méthodologique de la confrontation. C'est un parti pris d’inscrire la réflexion dans un réseau d’évaluation des données les unes par rapport aux autres. Car Abû ©ayyân et le vizir se rejoignent sur un projet : on met en place une forme de dialectique qui consiste à parvenir à une vérité pour chacun des objets de discussion en instaurant un mode d’évaluation commun. En effet, on peut isoler une constante dans la transmission de l’information par Abû ©ayyân au vizir, à savoir que celle-ci passe par un canevas brodé par le vizir qui fait de la confrontation des thèmes, des personnes et des points de vue le point de départ des interventions. Confrontation des thèmes, car les objets des débats sont, le plus souvent en ce qui concerne les questions liées au langage, inscrits dans une démarche comparative binaire : entre deux disciplines, entre deux activités, entre deux modes de pensée. Cette démarche comparative vise à en évaluer les mérites de ses objets leur utilité et leur efficacité, c’est de cette façon que sont abordées les questions centrales des disciplines du discours, dans une évaluation comparative de la prose et la poésie, de la relation entre la langue et la philosophie, à travers la controverse qui oppose le grammairien Sîrâfî et le logicien Mattâ ibn Yûnus, ou encore la place du adîb dans la Cité, soulevée

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dans ce débat sur les rôles respectifs du scribe comptable et du scribe rhéteur dans les affaires du Gouvernement. Le Kitâb al Imtâ ì porte aussi sur la confrontation des personnes dans les discussions scientifiques (la dispute entre Mattâ et Sîrâfî de la 8 ème Nuit ) et, spécificité importante de l'ouvrage, la confrontation des voix à partir d’un traitement particulier du discours, qui, à partir de la multiplication des prises en charge de la parole, s'intègre au processus d’évaluation du Kitâb al Imtâ ì. Le langage de la confrontation, c’est aussi cette visée normative qui prétend établir une éthique du discours. Abû-l-Wafâ’ demande à Taw ™îdî de se fixer un horizon exigeant, qui se tient perpétuellement en pointillés derrière le souci fondamental de construire un discours normé par l’ensemble des procédés qui en garantissent la clarté. Cet horizon introduit un ordre éthique qui se surimpose à l’ordre argumentatif :

2. Des enjeux linguistiques directs

''Aie en vue la vérité jusque dans le détail de ses contenus [i.e du discours], et la sincérité lorsque tu l’éclaircis et lui donnes une assise '' (I 9) déclare Abû-l-Wafâ î à Abû ©ayyân. Il faut garder à l’esprit que vérité et sincérité sont des objectifs qui accompagnent le souci de clarté et de lisibilité mis au jour à travers les notions de bayân , tabyîn ,fahm , ifhâm , chez un •âhi Â, et de murâd , marmâ , qa ”d chez Abû ©ayyân. Dans cette conception du discours, il y a une intrication essentielle entre un consensus éthique et un consensus esthétique. Tawhîdî rejoint une problématique qui n’est pas nouvelle, on peut par exemple penser au Livre de la poésie et des poètes d'Ibn

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Qutaïba Kitâb al —iìr wa-l-—uìarâ î qui recourt à une procédure critique formulant des jugements sur la poésie ancienne et moderne, sur le :

« classement des poètes, sur la supériorité de chacun d’eux dans tel ou tel genre » (Leconte p XXIX)

Mais l'insistance chez Taw ™îdî sur une éthique de la rhétorique demeure novatrice. Le discours de Taw ™îdî assimile, à travers une éthique du discours, le paradigme théologique, approché dans le Imtâ ì' par le ta îwîl à une conception générale. En effet, tout discours vise à incarner le bayân , l'expression claire liée à la mise en œuvre d'une procès signifiant dont parle Gâhîz, qui, lorsqu’il le définit dans le Bâb al Bayân de son Kitâb al Bayân wa-l-Tabyîn , clôt le propos qu’il attribue « à ceux qui sont experts en mots et qui discernent les significations ( ¶ahâbidat al alfâ  wa nuqqâd al ma ìânî ) par une petite phrase sur laquelle l’analyse ne s’attarde généralement pas :

« Ceci est le bayân dont tu as entendu parler (òalika huwa-l-bayân alladî sami ìta ìanhu ») ( Bayân I, 75)

Or, c’est dans le texte Coranique, dans la sourate al Ra ™mân , que l'on a ''entendu parler'' de cette notion :

« Le Clément, il lui a enseigné le bayân » ( al ra ™mân ìallamahu- l-bayân ) (sourate LV verset 1)

Ce n’est pas un hasard si l’on a pu utiliser l’expression clarté divine (A.Roman) pour traduire le mot bayân , en signifiant bien par là que toute problématisation de la question du langage puise ses racines dans le paradigme religieux. Et pour Taw ™îdî, il paraît, de manière également

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évidente que l’homme reçoit en puissance du logos divin la distinctivité claire de la parole qu’il a la charge d’actualiser. Il ne saurait y avoir de réflexion sur le thème de l’expression si Tawhîdî limitait le don divin du bayân à une faculté instituée par Dieu en l’homme sans en même temps le concevoir comme une disposition qu’il revient à l’homme de construire. C’est la raison d’être d’une rhétorique du discours qui permet à la fois d’établir une conception de l’argumentation liées aux problématiques de la vie culturelle de l' époque, et faire émerger des procédés d'énonciation aux résonances très modernes qui permettent de s'interroger sur le positionnement d’Abû ©ayyân, sujet d’expérience et du monde, par rapport aux « êtres de discours » que sont les intervenants des Nuits . Dans cet ouvrage, le langage tient à la fois le rôle de la matière de communication sans laquelle il n’y aurait pas d’ouvrage, et fait l’objet d’un programme d’ analyse du discours. Ce programme s'intègre à la tonalité de l'ouvrage : donner un récit qui soit à la fois le plus plaisant possible et le plus édifiant possible.

Plaire, mais aussi instruire. Tel est l’objectif du Kitâb al Imtâ ì wa-l- Mu îânasa . Mais le discours sur le langage pratiqué ici en reste à un niveau théorique. On perçoit les grands traits d’un programme auquel il manque des applications pratiques. La réflexion sur le langage à l'œuvre dans le Kitâb al Imtâ ì est indissociable de préoccupations liées aux milieux du pouvoir. La réflexion sur le langage recouvre d’abord, chez Taw™îdî, une dimension politique. C’est pourquoi la question du langage, soulevée, chez Taw ™îdî, dans le but de mettre en place une conception concrète de la pratique du langage dans les institutions du pouvoir buyide, ne prend sens que dans une conception générale du rapport du langage au pouvoir

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CONCLUSION GENERALE

Les perspectives ouvertes par le traitement de la question du langage dans le Kitâb al Imtâ ììì

La dialectique du savoir et du pouvoir

Cette conclusion voudrait justifier notre idée de départ que le Kitâb al Imtâ ‘ wa-l-Mu’ânasa n’est pas seulement un ouvrage encyclopédique, fidèle à l’esprit compilateur des ouvrages destinés à faire le point des connaissances disponibles au sein des milieux intellectuels d’ une époque. Il y a une forme d'unité qui préside à l'ouvrage, d'abord parce que les sujets abordés concernent tous ce que l'on peut appeler une dialectique du savoir et du pouvoir. En effet : ici, c'est un certain milieu qui est concerné, le milieu des intellectuels, et, plus précisément, le milieu des intellectuels qui fréquentent les gouvernants. Cela a des implications sur la réflexion de Taw ™îdî sur la culture, qui est avant tout celle d'un homme qui s'est voulu, le plus souvent à ses dépens, libre. C'est dans la mesure où le Kitâb al Imtâ ì est un ouvrage où l'on défend des points de vue qu'il prend un relief intéressant. Points de vue sur les disciplines du savoir, qui font apparaître l'importance capitale de la maîtrise du langage pour l'homme d'Etat. Points de vue qui font ressortir sur un plan général, un langage de débat . Le vizir Ibn Sa ìdân est présenté dans l'ouvrage comme favorable à ce type d'expression, le sollicitant, même. C'est pourquoi, par exemple, Taw ™îdî, dans une démarche plutôt audacieuse, s'autorise à rapporter des propos tenus par le gouverneur Ibn –âhawayh défavorables au vizir (I 43). Même formulé de façon non rigoureuse, au sens où on ne trouvera pas de définitions, ou de concepts opératoires, il y a

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néanmoins un discours d’Abû ©ayyân sur les êtres et les choses, avec un vocabulaire et des tournures. Ainsi se dégage une caractéristique de cet ouvrage : la coexistence d’un organisateur de discours avec les locuteurs qui interviennent dans l’ouvrage. En cela la structure du Kitâb al Imtâ ì n'est pas réductible à l'énoncé courant dan les ouvrages médiévaux qui consiste à rapporter des propos desquels, souvent, l'auteur s'abstrait. On connaît l'indisposition du Taw ™îdî copiste du vizir Ibn al-ìAmîd et de fait, le Imtâ ì ne saurait être l’expression d’une simple retranscription de discours tenus au cours des séances de discussions intellectuelles auquel il assista. L'insistance que l'on trouve dans le Imtâ ì sur la question de l'expression, aussi bien en introduisant une certaine forme de liberté de langage dans ses propos, en défendant l'image d'un fonctionnaire de l'état détenteur d'une culture élargie quel que soit son domaine de compétence, en faisant de la prose un modèle de discours, Abû ©ayyân apporte une pierre à l’élaboration d’une conception d’ensemble de la culture en son temps. Mais cette contribution apparaît aussi chez Taw ™îdî car, pour reprendre la formule de Miquel à propos de la création de la chancellerie des kuttâb , on peut dire qu'il

'' Vise, au-delà des pures considérations de culture générale et d’éclectisme, à ce que nous appellerions aujourd’hui un engagement. '' (Miquel ,1967, p.88)

Le nouvel adab : lieu de l’engagement de Taw ™îdî

On peut considérer le Kitâb al Imtâ ì comme le lieu d'un engagement pour une façon de gouverner inséparable d'un modèle de culture. L'œuvre est engagé d’abord par le fait peu commenté que c’est Abû ©ayyân lui-même qui

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revendique, et élabore cet engagement, la 7 ème Nuit en est le témoignage expresse : c’est Abû ©ayyân lui-même, sans le truchement d'autres locuteurs, qui oppose ses réfutations à un Ibn ‘Ubaîd qui s'applique à minimiser l'importance de la maîtrise du discours par les secrétaires de l'administration. Le questionnement sur le langage se situe ici dans un cadre très large, celui d’une refondation de l’ adab . Derrière toute réflexion disciplinaire, sur l’art du discours, la grammaire et la logique, la prose et la poésie, s’exprime la remise en cause d’une conception ancienne de l’ adab , plus soucieuse de mettre en place un savoir cumulatif que de situer les connaissances par rapport à des besoins.

L’importance des besoins

Car l' on peut dire que la notion de besoin constitue l’élément variateur des questionnements qui relèvent du langage dans le Kitâb al Imtâ ì. En effet, c’est toujours dans le souci de déterminer les besoins qui doivent être ceux des milieux intellectuels de son temps, un temps façonné par la relation de l’homme de lettres au pouvoir, que Taw™îdî s’exprime. Lorsque l’on aborde la logique dans la 8 ème Nuit , Sîrâfî exprime un point de vue sur la discipline directement lié à la question du besoin :

« Si la logique ( man ’iq ) a été établie conventionnellement (wa ñaìahu ) par un homme de la Grèce, à partir de la langue grecque (lu ®atu ahlihâ ), suivant leurs conventions ( i”’ ilâ ™uhum ìalayhâ ), les déterminations ( rusûm ) et les propriétés ( ”ifât ) qu'ils leur connaissent couramment ( yata ìârafûnahu bihâ ), d’où viendrait aux Turcs, aux Indiens, aux Perses et aux Arabes l’obligation de l'examiner ( an yan Âurû fîhi ), de la considérer comme un juge ( qâ ñin ) et un principe ( ™ukm ) dont

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ils accepteraient ce qu’elle atteste ( ma —ahida lahum ) et rejetteraient ce qu’elle désapprouve (ma ankarahu) ? » (I 110)

Dans ce même esprit, c’est pour conformer sa conception de l’administration impériale à un programme d’ adab que Taw ™îdî instaure une hiérarchie entre le secrétaire-rédacteur de discours et le secrétaire comptable lorsqu’il débat de la fonction de ces fondés de pouvoir. A Taw ™îdî et à sa démarche, on peut appliquer ce que dit André Miquel du '' pionnier de la géographie administrative'' Ibn Huradadbeh, personnage du IIIème/IXème siècle :

''Ce dilettante (…), cet homme cultivé ( adîb ) marque, avec son œuvre à demi- ouverte à la culture générale de son siècle, un souci naissant de ne pas isoler le métier d’une part, la culture et le loisir de l’autre, de ne pas séparer, en deux personnages distincts, le kâtib et l’ adîb , mais de les fondre en une même personnalité. (…) L’ adab est ici plus qu’un moyen commode d’initier le fonctionnaire aux matières techniques en y incorporant, de ci de là, des notions moins austères, un peu (…) comme l’air du temps qu’on respire : il s’agit, en réalité, d’une pièce indispensable au savoir de cet honnête homme que le kâtib incarne : du coup, l’oeuvre 245 déborde le milieu des kuttâb pour un public plus vaste, la frontière entre spécialistes et gens cultivés s’estompe ». (Miquel, 1967, p.91)

Ce programme d’ adab qui se donne pour objectif :

'' de ne pas isoler le métier d’une part, la culture et le loisir de l’autre, de ne pas séparer, en deux personnages distincts, le kâtib et l’ adîb '' ( ibid )

245 Miquel enchaîne ensuite sur l’œuvre du « contemporain d’ibn Huradâdhbeh, Abd allah al Bagdâdî.

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correspond d'une certaine manière à une figure de '' l’honnête homme '' dans la démarche de Tawhîdî. La question du langage peut être considérée, dans le Kitâb al Imtâ ì wa-l-Mu îânasa , comme la pierre angulaire du modèle de culture d’Abû ©ayyân. Car c’est la pratique du langage qui doit rendre cet honnête homme capable de transmettre la culture du adîb et de réunir les compétences du kâtib . Une telle démarche est liée à la question de l'expression dont un •âhi  fut précurseur en établissant sa réflexion sur le bayân la '' distinctivité claire '' 246 , à partir du lien entre l'expression ( laf Â) et la signification ( ma ìnâ ).

Le laf  et le ma ìnâ : critique du takalluf

Tawhîdî examine cette relation en mettant en cause la culture dominante de l'afféterie takalluf . En s’attaquant à une manière de s’exprimer, on met également en question une manière de penser. •âhi  avait entrepris de s’en prendre à une forme de discours reflet selon lui d’un mode de pensée caractéristique. Ce n’est pas inocemment que, dès l’ouverture du Kitâb al Bayân wa-l-Tabyîn , il déclare :

« O Dieu, nous implorons ta protection contre la séduction 247 de la parole ( fitnat al qawl ) comme nous implorons ta protection contre la séduction [qui peut émaner] de nos œuvres ( fitnat al ìamal ), de même, nous implorons ta protection contre la charge que nous imposerait ce que nous ne maîtrisons pas ( al takalluf li mâ lâ nu ™sin ) ou l’orgueil ( ìu¶b) provoqué par ce que nous maîtrisons ( mâ nu ™sin ) » (Bayân I 1)

246 La formule est de J.E Bencheikh pour désigner le Bayân 247 Entendue comme possible source d’épreuve, de tentation . Gâhiz emploie le terme fitna .

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Le takalluf employé dès les premières lignes du Bayân dans son acception large de fardeau, de charge, mais aussi, déjà, placé dans l’environnement sémantique de la séduction par la parole ( fitnat al qawl ) se fait l’enjeu principal de la contestation d’une culture de la parole au détriment de la pensée. Cette contestation qui traverse le Bayân de •â™i est déployée à plusieurs endroits de l’ouvrage, comme dans ce passage particulièrement significatif :

« Le pilier du blâme ( madâr al lâ îima ) et le lieu de la condamnation ( mustaqarr al ma òamma ) est là où tu vois une rhétorique (balâ ®a) mâtinée d’afféterie (yu ¨âl ’tuhâ al takalluf ) et une éloquence (bayân ) mêlée à de l’ajout inutile ( tazayyud ) » ( Bayân I 13)

Or c’est bien une telle contestation qui fonde la démarche de Taw ™îdî. Ici, on interroge la culture à partir d'une réflexion très actuelle, qui concerne une vision de l'intellectuel au sein du pouvoir. Le modèle du adîb chez Taw ™îdî, c'est d'abord celui qui aura sacrifié à la prose artistique, à la poésie, au jeu verbal, qu'il sait par ailleurs manier parfaitement. Mais il aura compris qu'il faut assurer la supériorité de la prose, elle seule garantissant le dépouillement nécessaire à la précision d'un discours. Elle est commandée par la nécessité de former un adîb doté d'un solide bagage dans toutes les disciplines du savoir directement en jeu dans le gouvernement de la Cité. Dans le Kitâb al Imtâ ì, on montre que sans la maîtrise du langage, il est imposible que cette condition soit remplie, cela à une époque où ce n'est pas la culture en tant que telle qui constitue l'arrière plan de la relation de l'intellectuel au pouvoir, mais bien son asservissement à la glorification du souverain.

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Index des termes techniques : Cet index reprend, en suivant l’ordre des racines de l’arabe, les termes techniques figurant en transcription dans l'ouvrage. Il tient donc lieu d'index des principales notions abordées.

A,I,U (hamza) iîtilâf agencement, harmonie 91 i¶tihâd effort d'interprétation personnelle, effort 166,41 a¨lâq mœurs, dispositions morales 43,60,74,358 adab patrimoine culturel arabo-musulman 9,14,20,42,43,60,67,76,171,172,269,275,316,320,428 adâb bonnes moeurs 32,246 adîb ''honnête homme'' arabo-musulman 14,33,44,67,70,111,135,174,170,285,290,422,429 idrâk saisie par l'intellect 190 istidrâk " " 134 i”’ ilâ ™î (i sti ìmâl ) usage conventionnel 100 iìrâb déclinaison par voyelles casuelles, vocalisation, expression 155,287 iìrâb ma ìrûf vocalisation courante 202 isti ìâra métaphore 301 ism /asmâ î nom 155,211,217,218,234 istinbâ ’ déduction u”ûl principes 24 iñâfa annexion 31,65,192 in —âî composition, rédaction 120,125,142

B badîha improvisation 102,173 spontanéité immédiate 97 ìafw al badîha /kadd al rawiyya disposition innée/travail réflexif 369 bâ ’il vain, faux 62 basî ’/murakkab simple/composé 323,339,407 ba ìîd/qarîb éloignement et manque de simplicité de la signification / proximité de la signification, fait d'être à portée 177,178,403

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balâ ®a rhétorique 17,21,60,91,92,93,123,125,128,130,131,132,135,137,140,144,159 éloquence 74 balâ ®at al badîha rhétorique de l'improvisation 330 balâ ®at al ta îwîl rhétorique de l'interprétation 330,331 balâ ®at al ¨a’âba rhétorique oratoire 328,331 balâ ®at al —iìr rhétorique de la poésie 328,333 balâ ®at al ma ◊al rhétorique de l'apophtegme 329,331de la parole concise 333 balâ ®a al na ◊r rhétorique de la prose 328,331 balî ® éloquent 42,144,145,146,147,153, 161 binâ î construction 156,308 bayân éloquence, exposition claire, distinctivité 42,162,276,316,376

T ta îlîf composition, agencement 95,100,308,310,311,332 ta ¶nîs mise en assonance 277 tartîb organisation, syntaxe du discours 95,308,309 tarkîb relevant du composé 152,330 ta ”ârîf formes 191,194 ta ìrî ñ/ta ”rî ™ référence directe/référence indirecte au sens voulu 356 tafannun digression 171 takalluf afféterie 286,416 taklîf charge imposée par Dieu 381,382 taw ™îd doctrine de l’unicité divine 380,381

¶adal dialectique 373 ¶umhur public ¶ins genre 65,225,386 ¶awhar essence 65,91

©

™aòf élision 197 ™arf/ ™urûf particule 155,191,209,211,234,313 ™iss sens 31 ™isâb arithmétique 121 compte 125,128, 135,136,138

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™âsib comptable 183 ™assâb comptable, 135 ™ukm principe, statut 157 ™aqq (al) / bâ ’il (al) le vrai/ le faux 129,131,197, ™alqa cercle 65

´ ¨â”” a élite 155 ¨abar information 218 ¨a’âba art oratoire 17,91,92,141 ¨u’ba discours oratoire 313 ¨a’îb orateur 174

D diwân divan 142, 160

ó ma ò¨ ûl introduit,importé

R rawnaq ornementation 129,174,203,218,244,230,236,245,251,257 rawiyya (kadd al rawiyya) effort, travail réflexif 98,103,141 rawiyya/badîha travail réflexif/improvisation 98

S sa ¶ì prose rimée et rythmée, prose poétique 178,279,280,281,282,329,332

—arî ìa loi Révélée 40 —uìubiyya revendications identitaires persanes 109,221

”a™î™/fâsid vrai, faux 256 ”arf morphologie 148

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”inâ ìa art 239, 311 métier, profession 151,159,169 ”an ìa’ al in —âî le métier de composition de discours 128

‘ ’ab ì naturel, disposition innée 173,174 ’abî ìa nature 256, physis grecque 60 tabî ìa/ ”inâ ìa nature/artefact 341 ’ibâ ìiyy/ ”inâ ìiyy naturel/artefact 339

ì ìara ñ accident 65,257 ìarû ñ prosodie, métrique 223 ìarû ñiyyûn spécialistes de la prosodie 86 ìaql/ ™iss intelligible/sensible 323,339,341,368,383,390 ìaql raison, intellect 31,49,111,113,114,116,117,242,368,369,371,373,374,378,380,381,392,393 ìaql fa ìì âl intellect agent 83,377,378 ìaql mustafâd intellect acquis 377 ìaql huyulânî intellect hylique 378 ma ìqûl/ma ìqûlât intelligible(s) 190,206,382 ma ìqûlât mufrada intelligibles simples 236 ma ìqûlât muqarrara intelligibles établis, antéposés 385,387,391 a®râ ñ ma ìqûla fins intelligibles 205,208,211,253 ma ’lubât bi-l-ìaql objets de l’intellect 207,253 ìulûm òa¨ila sciences exogènes 62,87,110 ìulûm —ar ìiyya sciences religieuses 87 ìulûm lu ®awiyya sciences linguistiques 87 ìulûm ìaqliyya sciences rationnelles 114 ìulûm naqliyya sciences traditionneles ìâmma commun (du peuple) 34,53,55

ß ®ara ñ visée, objectif 285,286,287 thème de la poésie classique 285 ®arîb lexique rare 287,308,309,333 ®arîza naturel 174

F

fitna (al qawl) séduction par la parole 306,430,431

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fa ñl al na ◊r mérite de la prose fa ñl al na Âm mérite de la poésie fa ñilat al na ◊r vertu de la prose fi ìl/af ìâl verbe 155, 157,209,211,234 falsafa philosophie 39,91,237 fahm (al) /ifhâm (al) le comprendre, le faire comprendre 97,162,412

Q qarîb accessible, à la portée de 329 qarî ñ vers, pièce de poésie 300 qawânîn règles 24 qiyâs analogie 236,367

K kâtib secrétaire, scribe 26, 174,316,429 kâtib al in —âî secrétaire de rédaction 148,176, 183 kâtib al balâ ®a secrétaire de la rhétorique 77, 130,303 kâtib al ™isâb scribe comptable 76,150,303 kitâba secrétariat 138 kitâbat al balâ ®a secrétariat de la rhétorique 125 hîtâbat al ™isâb secrétariat du compte 126 kalim discours 309 kalâm langage 97, 164,338 discours 190,219,226,251,280 expression linguistique 24 théologie dogmatique 223 kalâm ìala-l-kalâm (al) langage sur le langage 340 kalâm man ◊ûr / kalâm man Âûm langage en prose /langage poétique 168,398 funûn al kalâm registres du discours 28 kinâya désignation indirecte 301,329,333,343

L laf  expression 142,143,277,332,362 mot 147,172,213 laf Â/ma ìnâ expression/signification 89,90,148,162,191,204,307,310,316,332,430 lu ®a langue 76, 109,209,210,211,212,215,223,242 lexique 149,223

M mubtadâ î inchoatif 218 ma ¶âz/ ™aqîqa expresion figurative/expression non figurative 356 ma ¶lis séance 9,20,28,29,34,37,41,47,49,53,55,56,58,59,65,66,74,75,77,78,79 81,82,83,84,85,86,195,223 mu ¶âdala dialectique 373

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ma ™âsin/masâwi î qualités/défauts ma ™sûs/ma ìqûl sensible/intelligible 178 ma ™sûsât sensibles 190 ma ™mûl/maw ñûì sujet/prédicat 45 ma òkurât bi-l-laf  253 murâd vouloir dire, intention signifiante 193 ma ìrifa connaissance 210,211, détermination 192 ma ìnâ signification 193,257 ifâdat al ma ìnâ signifier, transmettre la signification 357 ma ìânî mudraka significations saisies par l'intellect, intelligibilité des significations 252 mas îala/masâ îil question 195point de discussion 262, dispute 195,261 musnad/musnad ilayhi sujet, prédicat, prédicante, prédicat 71,214,217,218 ma ”ârî ì abyât al —iìr hémistiches des vers 306 mu ìâra ña joute oratoire 12,55,67,69 mu ®âla ’a paralogisme 237 mafâ ¨ir/ma ◊âlib qualités et défauts 30 mufâ ñala comparaison des mérites et des vertus sur un thème donné 68,69 mufâwa ña participation des savants à tous types de sujets, sur un mode non conflictuel 54,55,85 munâ Âara controverse 12,13,38,55,69,70,195,261 man ’iq logique 40,106,192,194, 205 ,213,223,258,discours 313 murakkab composé 323,406 mun —iî rédacteur, compositeur de discours 149,150,153 manfa ìa profit 26 mu îâ¨ât concorde 179 harmonie 286 muwâ îama cohérence 179 muwâzana opposition des contraires 12

N na ◊r prose 273,304,305,351,384 —araf al na ◊r noblesse de la prose 144,273,324,325,405 fa ñîlat al na◊r 273 na ™w grammaire, syntaxe 109,149,194,213,223,312 na ™wî grammairien 149 na Âm poésie, agencement, discours ordonnancé 142,203,286, 308,308,310,313,351 poésie 304,305 naw ì espèce 386

H huwiyya identité 379,380

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W wazn modèle 90 pesée 190,201,222,281,282,324,403 patron rythmique 277

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TABLE DES MATIERES Préambule ...... 4  ...... 4 CHAPITRE I : Le cadre de l’analyse : ...... 19 La saveur du plaisir procuré et la jubilation partagée de se trouver en société agréable : un ouvrage - témoin de la pensée arabo-musulmane au IVème/Xème siècle ...... 19 Chapitre 1 ...... 22 Propos introductif sur le cadre de l’analyse : Le Kitâb al-Imtâ ì wa-l- Mu îânasa comme témoin de la pensée arabo-musulmane au IVème / Xème siècle ...... 22 Introduction ...... 22 L’exercice d’un mode de pensée ...... 25 Le contexte de l'avènement de l'œuvre de ‘aw ™îdî ...... 27 1.1 Un présupposé important : le rapport des savants au donné révélé et au temps historique ...... 28 1.2 La stratégie culturelle des savants de l’époque ...... 29 1.2.1 Au-delà d’un usage de la langue élaborant les sciences religieuses ..... 29 1.2.2 L'apparition précoce d'un discours sur la langue ...... 30 2. Le cadre de l’ouvrage ...... 34 2.1. La photographie d’un milieu ...... 34 2.2 Le débat ...... 36 2.3 Le problème culturel des savoirs non arabes ...... 37 2.4 La construction d’un modèle...... 38 2.5 Les préoccupations sociales ...... 40 3. La place d’Abû ©ayyân dans l’œuvre en relation avec le contexte particulier de l'époque ...... 41 3.1 Discours d’Abû ©ayyân et discours des locuteurs du Imtâ ‘ ...... 42 3.2 Le poids d’un auteur, l’expression d’un point de vue ...... 44 4. Les contraintes objectives de l’ "air du temps " ...... 45 4.1 Quel adab promouvoir ? ...... 46 4.2 Le questionnement, mode d’exercice du débat ...... 47 4.3 Le penseur face à un état de crise ...... 50 5. La place de l’homme de lettres ...... 52 5.1 De grands noms fréquentent les gouvernants ...... 52 5.2 Les limites de la liberté ...... 55 5.3 La culture comme mode d’affirmation de l’homme de pouvoir ...... 57 5.4 Des cercles dans les cercles ...... 60 5.4.1 Le rôle du chambellan ™âjib ...... 61 5.4.2 L’exemple d’abû Sulaymân ...... 64

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Deuxième partie ...... 67 1. Les influences ...... 67 2. Vers une ''pensée'' du langage ...... 73 3. Un tournant politique ...... 80 3.1 Conséquences pour les milieux intellectuels ...... 81 3.2 La démarche axiologique ...... 83 3.3 L’intérêt pratique : la défense d’une langue et d’une culture arabes ...... 85 4. Le ma ¶lis et sa fonction ...... 87 Les participants ...... 97 5. La place des disciplines du discours dans le Imtâ ì ...... 98 5.1 La prose : une discipline qui s’affirme ...... 98 5.2 vers une interrogation '' philosophique '' sur le langage ...... 101 5.3 ¨a’âba et balâ ®a : deux notions clés ...... 102 5.4 ''Pensée'' du langage, ''pensée'' du discours ...... 105 6. Des observations annonciatrices d’une réflexion sur le discours ...... 106 6.1 Le débat sur l’autonomie de l’homme dans la maîtrise du langage ...... 108 6.2 L’exemple de la poésie et des poètes ...... 111 6.3 La part de l’inspiration et de la réflexion dans la création ...... 114 7. Dans quelle mesure le IVème/Xème siècle fait-il émerger une démarche réflexive ? ...... 116 7.1 Il n’y a pas de rupture dans le processus de réflexion ...... 116 7.2 Un découpage temporel du fait culturel demeure artificiel ...... 117 Conclusion : Quelques réflexions sur le cadre de pensée au IVème/Xème siècle ...... 125 1. L’échange oral et la discussion ...... 125 2. Les modes d’exercice de la réflexion ...... 126 3. On ne peut séparer une ''démarche rationelle '' et une ''démarche traditionnelle '' ...... 129 4. Un débat sur des disciplines élaborées antérieurement ...... 132 CHAPITRE 2 - Sommaire...... 136 CHAPITRE 2 ...... 137 Introduction : ...... 137 1. Le cadre de la rencontre et l’argumentation du contradicteur ...... 141 1.1 L’attaque d’Ibn ìUbaid ...... 142 1.2 Ce qui est vital et ce qui ne l’est pas ...... 145 1.3 L’attaque ad hominem et ses conséquences ...... 147 2. La thèse d'Abû ©ayyân ...... 150 2.1 Discours et pouvoir ...... 150 2.2 La question des statuts ...... 151 2.3 D’une éthique de gouvernement à une axiologie des valeurs ...... 154 3.1 Sélection de propos d'Ibn ìUbaid ...... 155

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3.2 Une conception de la balâ ®a ...... 157 3.3 L’art de la composition du discours : le in —âî ...... 160 4. Esquisse d’une réflexion globale sur la langue ...... 162 4.1 L'erreur d'identifier rhétorique et ornementation ...... 162 4.2 La forme ne le cède en rien au fond ...... 164 4.3 L’incarnation de la norme ...... 166 5. La conception du discours ...... 173 6. La figure du secrétaire idéal ...... 185 7. Le modèle Irakien, du secrétaire modèle à l’idéal du adîb ...... 191 7.1 La notion de ’ab ì ...... 192 7.2 L’arabité de Taw ™îdî ...... 196 7.3 L’entreprise rhétorique et ses effets ...... 200 CONCLUSION ...... 203 1. Le modèle de culture de Taw ™îdî n'émerge pas ex nihilo ...... 203 2. De la mise en place d'une éthique à la question de la vérité ...... 204 CHAPITRE 3 – Sommaire ...... 205 CHAPITRE 3 ...... 207 Langue et logique dans la 8ème Nuit du Kitâb al Imtâ ì ...... 207 Introduction ...... 207 L’esprit de la 8ème Nuit ...... 207 Analyse du texte ...... 216 1. Le cadre général ...... 216 1.1 Le préambule ...... 219 1.2 La logique selon Mattâ ...... 221 1.3 Logique et morale...... 221 1.4 Logique et discours ...... 222 2.La défense de la langue par l’argumentation dans la langue ...... 230 2.1 Une pétition de principe ...... 230 2.2 L’exclusivité de la langue arabe ...... 233 2.3 Un débat qui fait problème ...... 238 3. Les principaux enjeux de la 8ème Nuit ...... 240 3.1 Le questionnement des savoirs ...... 241 3.2 La problématique des mérites respectifs des nations...... 243 4. La place de la logique dans la pensée ...... 246 4.2 Les " énigmes" de Sîrâfî ...... 246 5. Le double jeu et la parodie du grammairien ...... 254 6. Une discipline assimilée : la position de Fârâbî ...... 258 7. Une certaine conception du savoir ...... 263 7.1 Une totalité ...... 264 7.2 Nous et les autres ...... 265

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7.3 Langue et identité ...... 271 8. Langue et logique ...... 275 8.1 L’attitude de Sîrâfî ...... 275 8.3 Une attitude contradictoire ? ...... 279 Conclusion : ...... 283 CHAPITRE 4 - Sommaire...... 289 Chapitre 4 ...... 291 1 Le cadre général ...... 293 1.1 Des particularités par rapport aux autres Nuits ...... 293 1.2 Une réflexion dictée par des enjeux connus ...... 294 Un contexte politique ...... 294 Le traitement comparatif ...... 296 2.2 Le modèle ...... 301 2.3 Les registres du discours ...... 303 Vertus de la prose ordinaire ...... 303 Le rythme du discours ...... 304 3. Les principes d’une éthique du discours ...... 306 La remise en cause du langage précieux ...... 309 4 Mise en place d’une polyphonie de l’énonciation ...... 312 4.1 Le postulat de l'unicité du sujet parlant ...... 312 La polyphonie selon Bakhtine ...... 313 4.2 L'impact de la polyphonie sur la conception du langage de Taw ™îdî ..... 317 4.3 Le cas de la 25ème Nuit ...... 318 4.3.1 Les voix principales : un milieu célèbre ...... 319 4.3.2 La critique d’Ibn ÷awâba ...... 321 L'argumentation par l'absurde ...... 322 5.1 Le positionnement d’Abû ©ayyân ...... 327 Un autre point de vue sur la poésie ...... 328 ...... 6. La structure du discours 333 7. Enjeux de la 25ème Nuit pour l’esquisse d’un programme ...... 338 7.1 Une certaine idée de la culture ...... 338 7.2 Une esthétique du discours ...... 341 7.3 Le langage et la cité ...... 343 7.4 Un emprunt aux méthodes de l’adab ...... 346 8. Une relation au savoir spécifique, résultat d’une démarche spécifique .... 350 8.1 Les raisons d’une mise en discours ...... 350 8.2 La 25ème Nuit : une polyphonie spécifique ...... 353 Conclusion : Pour une rhétorique du discours ...... 356 1. Les conclusions de la 25ème Nuit ...... 356 2. L'ébauche d'une réflexion ...... 361 CHAPITRE 5 - Sommaire...... 364

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CHAPITRE 5 ...... 366 Introduction : Le langage, à l'œuvre dans une démarche ...... 366 1. Le choix d'un passage du Imtâ ì ...... 372 1.1 Un modèle de discours ...... 373 2. La réponse à une commande ...... 376 3. L’écriture d’Abu ©ayyân, au service d’un engagement ...... 380 4. Discours critique et critique du discours ...... 385 5. La démarche éthique ...... 390 5.1 Une éthique de l'institution...... 390 5.2 Une éthique de la méthode ...... 392 5.3 Le jugement et l'évaluation ...... 392 5.4 Une éthique du discours ...... 394 6. Quelques remarques à propos de la question du ìaql à l'époque de Tawhîdî ...... 397 6.1 Le ìaql et la recherche du Bien : raison et éthique ...... 403 6.2 Le ìaql et ses implications dans le discours de Taw ™îdî ...... 412 7. L'intelligence réflexive : langage et création ...... 427 8. La conception d'une rhétorique ...... 429 8.1 L'ajustement de l'expression à la signification ...... 429 8.2 La rhétorique de la concision et la critique de l'afféterie ( takalluf ) ...... 432 8.3 L’éthique du discours ...... 435 8.4 La thématique du composé ...... 437 8.4.1 Une conception philosophique ...... 437 8.4.2 Le tarkîb appliqué au langage ...... 439 8.5 La rhétorique de l’interprétation ...... 441 8.5.1 Du cadre théologique au cadre profane...... 441 8.5.2 Un appel à une rhétorique qui n'est plus ...... 444 8.6 Le locuteur comme décrypteur de sens ...... 445 8.6.1 Une certaine idée de l’expression ...... 448 8.6.2 Le projet d'une rhétorique du sens ...... 449 CONCLUSION ...... 453 1. Une tonalité générale dans l’œuvre ...... 453 2. Des enjeux linguistiques directs ...... 455 CONCLUSION GENERALE ...... 459 Index des termes techniques :...... 465

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