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La patrie et l’Europe selon Les Cahiers du Redressement ont 60 ans A la faveur du soixantième anniversaire de la Seconde Guerre mondiale d’une part, et du débat de plus en plus vif sur l’Europe, son identité et sa finalité d’autre part, la pensée des pères fondateurs de l’Union européenne connaît un regain d’intérêt sans précédent. On invoque volontiers Monnet, Schuman, Adenauer, plus rarement Churchill... Au Grand-Duché, reste le grand pionnier de l’intégration européenne. Or, plus en retrait, une autre personnalité a joué un rôle dont il est difficile de mesurer l’impact réel sur les décisions politiques. Il s’agit du ministre d’Etat sans doute le plus intellectuel au XXe siècle, aujourd’hui tombé dans l’oubli ou presque: Pierre Frieden.1 En 1945, ce professeur de philosophie devenu reproche aussi d’asseoir son catholicisme sur des André ministre tire les conséquences de ses réflexions raisons d’utilité sociale, notion chère au pragma- sur l’homme, sur le mal qui venait de s’abattre sur tisme. Mais il ne cache pas ses sympathies pour Grosbusch l’humanité et sur son pays en publiant une série certaines des critiques de Bourget à l’adresse de la d’articles et de dialogues sur le thème du redresse- Révolution française, ainsi que pour sa soif d’in- ment, notion qui dépasse celle, bien connue pour fini et son désir de régénération morale. l’époque, de reconstruction matérielle. Son che- minement passe par la patrie et mène tout droit La vie et l’oeuvre de Pierre Frieden coïncident aussi vers l’Europe, un an avant le discours de Churchill avec la structuration de la nation luxembour- à Zurich et six ans avant la proclamation du Plan geoise, pour laquelle il développe une immense Schuman. affection dans les années 30 et 40. Mais par son intérêt pour la philosophie, les Le cheminement de Pierre Frieden lettres classiques et modernes, et par ses longs séjours à l’étranger, Pierre Frieden est tout autant Disciple du professeur catholique de Munich prédestiné à assimiler et à aimer la culture euro- Friedrich Wilhelm Foerster, Pierre Frieden porte péenne. Dans la seconde moitié des années 20, il l’essentiel de son intérêt à cette génération de veut apporter sa contribution à la réconciliation « figures de proue », philosophes ou écrivains, franco-allemande, publie une série d’articles sur qui, face aux matérialismes, ont affirmé la « pri- le système éducatif français dans des revues alle- mauté du spirituel », et plus particulièrement mandes, et recommande à ses étudiants de sui- ceux qui se sont convertis au catholicisme2, tels vre les cours des professeurs acquis à l’esprit de La vie et l’oeuvre Charles Péguy, Joseph Lotte, Jacques Rivière, etc. Locarno.4 Séduit par les idées néothomistes, il est En 1924, il consacre une monographie à l’oeuvre convaincu que la réconciliation de peuples enne- de Pierre Frieden 3 de Paul Bourget . Détail intéressant : il en rejette mis passe par l’éducation.5 coïncident avec le nationalisme qui dériverait d’un positivisme la structuration Déjà à l’époque, cet « Alain catholique et luxem- ignorant tout ordre supérieur capable de fon- de la nation der les droits de l’individu et de la société. Il lui bourgeois »6 est considéré comme le pendant chré- tien du cercle libéral autour de l’industriel Emile luxembourgeoise. André Grosbusch est historien. Mayrisch et du carrefour de Colpach. 52 Histoire forum 247/248

Vers le milieu des années 30, la montée des fascis- A la même époque, Frieden rédige un fragment Quelques mes et l’échec de la Société des Nations font pâlir autobiographique, Fritz Endres, texte méditatif qui jours avant le tout projet d’intégration européenne. A l’instar de retrace les jours de détention à Hinzert et anticipe « référendum » l’Eglise luxembourgeoise, Frieden donne la prio- bien des écrits ultérieurs. rité au patriotisme lié au culte de la Vierge, pour du 9 octobre mieux affronter l’épreuve qui se dessine à l’ho- Lorsqu’en été de 1944, d’anciens élèves membres 1941, Frieden fait rizon. Pour lui, les célébrations du centenaire de de la L.F.B. (Lëtzebuerger Fräiheetsbewegong) qui circuler un article l’Indépendance en 1939 correspondent à l’apogée regroupe des éléments chrétiens, libéraux et socia- de ce qu’il appelle « notre Risorgimento ». listes, lui demandent de fonder une revue dès la intitulé Pro Patria Libération imminente, Frieden accepte et devient dans les bureaux Le projet européen ébauché avant 1933 semble directeur de D’Hêmecht, revue patriotique rédigée de diverses mort. Dans les milieux catholiques, il est tout au en grande partie en luxembourgeois. administrations. plus perçu dans une optique de défense de l’Occi- dent contre le bolchevisme d’abord, et contre le Dès le retour du gouvernement d’exil, le Minis- nazisme ensuite.7 tre d’Etat lui confie le ministère de l’Instruction publique, qu’il transforme en Minis- La carrière de Pierre Frieden est brusquement tère de l’Education Nationale. Son Message aux interrompue en octobre 1940, lorsqu’il perd son éducateurs8 a fait une forte impression auprès des poste de professeur. Sans attaquer directement professeurs, sans toutefois faire l’unanimité. les nazis, il leur refuse systématiquement toute collaboration malgré les pressions. Dès septem- Malgré sa nouvelle fonction, Frieden veut garder bre 1941, il dirige une organisation clandestine de de bonnes relations avec les milieux de la Résis- quête pour aider les déportés, les destitués et leurs tance qui n’épargne point le gouvernement de ses familles. Quelques jours avant le « référendum » critiques. La concorde des Luxembourgeois lui du 9 octobre 1941, il fait circuler un article intitulé tient à coeur. Pro Patria dans les bureaux de diverses administra- En effet, dans l’immédiat après-guerre, l’atmos- tions. Du 31 août au 3 septembre 1942, il ouvre phère générale est lourde. Au-delà du deuil pour son bureau de la Bibliothèque Nationale à une tous ceux qui n’ont pas survécu à l’épreuve de cellule de grève contre l’enrôlement de force des l’occupation et de la guerre, la joie de la Libéra- jeunes Luxembourgeois dans la Wehrmacht, et tion est ternie par les soucis de la reconstruction envoie une lettre de protestation aux Occupants. aggravés par l’Offensive des Ardennes d’une part, Il est aussitôt emprisonné au Grund et transféré mais surtout par les plaies qu’ont ouvertes la col- dans le camp de concentration de Hinzert. Il laboration et l’épuration d’autre part. a la chance de rentrer le 3 novembre, mais est des- titué et mis sous résidence surveillée jusqu’à la Au niveau des relations internationales, il appa- Libération. raît clairement que ni les chemins battus des C’est dans ce contexte de mise à l’écart que Pierre années 30 ni le nouvel élan patriotique ne suffi- Frieden a le loisir de méditer sur les origines de la ront à trouver les réponses adéquates aux nom- guerre et des crimes indicibles des forces du mal breux défis futurs. qu’incarnent les nazis. Les Cahiers du Redressement sont projetés après sa Les Préliminaires du Redressement, ou la détention à Hinzert et mûris lors de longues con- voie de la patrie versations nocturnes avec son ami bibliothécaire Par une suite d’articles dans Hêmecht, Frieden Emile Lefort, abattu plus tard par la Gestapo. expose les conditions du redressement : évaluer l’état de la patrie au sortir de la grande épreuve, dégager le vrai sens de la résistance, mettre en garde à la fois contre toute querelle stérile et para- lysante et contre un nationalisme de repli qui obs- true l’ouverture vers l’Europe. Ces Préliminaires préparent les lecteurs aux Cahiers du Redressement proprement dits. Il y réclame d’emblée « une union sacrée autour de la charte fondamentale de la patrie : respect pour la vie humaine, de la liberté des convictions, de la dignité de l’homme, de la justice, de l’honneur, de la vérité. »9 Dans Le serment de nos martyrs, Frieden regrette la polarisation de la société en deux camps avant la guerre, division « engendrant la méfiance, Pierre Frieden le dédain et même la haine, ces poisons de Juni 2005 Histoire 53

l’âme. »10 Il conjure l’unité dans la diversité et dis- sout le paradoxe en subordonnant celle-ci à celle-là. De Pierre Frieden ass 1892 zu Mertert gebuer. No sénger Première am Pour « allumer dans l’âme de chacun la flamme Iechternacher Kolléisch huet heen séng Studien um Cours Supérieur, zu vivante », il distribue les rôles : « l’Eglise d’abord, Fribourg, Zurich an zu München gemaach. Hien huet séch an der Philoso- si elle veut être fidèle à sa mission évangélique phie an an der klassischer Philologie spezialiséiert, an séng éischt Artikelen et humaine (...), notre Souveraine ensuite : elle an der Academia publizéiert. An den zwanzéger Joeren war heen Profes- est au-dessus de la mêlée des intérêts particuliers ser am Dikricher Kolléisch, ier en 1929 eng Nominatioun als „professeur- et des idéologies partisanes ». En troisième lieu, bibliothécaire“ am Athénée krut, an Direkter vun der Nationalbibliothéik il compte sur l’Unio’n et son organe spirituel, la gouf. Vun 1934 bis 1940 huet hie Philosophie um Cours Supérieur gin. Am revue Hêmecht, pour « se vouer à ce sacerdoce civi- Krich huet hee resistéiert an offiziell géint d’Zwangsrekrutéierung protesté- que.» iert. Hie gouf doropshin an de Gronn agespart an huet 8 Wochen am KZ Hinzert gelidden. Bis zur Liberatioun stoung hien ënner „Hausarrest“. Dans L’autre épuration, Frieden s’attaque à l’empoi- Déi Zäit huet hee genotzt fir den Neiopbau an der Nokrichszäit weltan- sonnement des relations entre Luxembourgeois schauléch virzebereeden. An deem Kontext sin direkt no der Liberatioun dans le contexte de l’épuration, et en propose une d’Cahiers du redressement no an no publizéiert gin. Gläichzäiteg war de analyse lucide destinée à rassurer ses compatriotes. Pierre Frieden Direkter vun der patriotéscher Wochenzeitung „Hêmecht“, Pour créer un état d’âme propice au travail, déi bis 1946 rauskoum. Am November 1944 huet de Staatsminister Frieden évoque le gouvernement des philosophes Pierre Dupong hien an d’Regierung als Unterrichtsminister geholl. No de Platon. « Le jour où la folie déposera le scep- de Wahlen e Joer méi spéit huet en dese Ministère un den Nicolas Mar- tre, notre mot d’ordre doit être : Sagesse, c-à-d. gue missen ofgin, ass an de Staatsrot komm, ier en 1948 rem eemol compréhension large et juste des situations et Unterrichtsminister gouf. 1951 huet en den Intérieur, de Gesondheets- de des hommes, pureté de coeur, équilibre mental et Kultus – an de Familjeministère dobäikritt. Vun 1954 bis 1958 huet en moral, discipline intérieure, mesure... et un peu de déi selwécht Portefeuillen ausser der Santé Publique behaal. No der sourire s’il vous plaît, que nous empruntons à nos Demissioun vum Joseph Bech am März 1958 huet d’CSV him de Staats- amis d’outre-mer. » ministère uvertraut. No kuerzer Krankheet ass de Pierre Frieden zu Zürich den 23. Februar 1959 gestuerwen. Dans La narcose nationale, Frieden prend ses dis- tances par rapport aux résistants tentés par un De Pierre Frieden ass Auteur vun zwou Thesen, eng iwer den „Erkenntnis- nationalisme étriqué, et place l’humanité au- begriff des Pragmatismus“, déi aner iwer de Paul Bourget. Hien huet dessus de la patrie. onzählég Artikelen a Rieden publizéiert a gëlt als ee vun de bedeitendste lëtzebuerger Intellektuellen aus sénger Zäit. « La civilisation n’est plus circonscrite par un ter- ritoire ni par une langue, elle est mondiale, non D’Rosemarie Kieffer huet zesumme mat sénger zweeter Fra, dem Madeleine pas nationale. Racine n’est pas français première- Frieden-Kinnen fir säin honnertste Gebuertsdag e Gedenkband mam Titel ment, mais humain (...) Ce n’est pas la France qui „Présence de Pierre Frieden“ an der Sankt-Paulus Drëckerei erausgin a fait Descartes, Bossuet, Pascal, Voltaire, ce sont (1993). Hei fënnt een niewt gréisser Artikelen an Dokumenten eng ausfé- ierléch Bibliographie. eux qui ont fait la France. (...) La langue ne fait A.G. pas la nation ni la nationalité. Les traîtres aussi parlent la langue de ceux qu’ils trahissent. C’est par le coeur, par l’esprit, par l’âme que l’on est chose est une diversité et même une opposition; d’un peuple, d’une nation. (...) Le nationalisme notre devoir est d’aspirer à la synthèse et à l’unité. économique en la période dans laquelle nous (...) Tout fanatisme dérive de l’incompréhension vivons est un non-sens, le nationalisme politique de la diversité et des contraires. En politique il a brisé l’unité de l’Europe (...) le nationalisme spi- est impossible d’avancer et d’agir sagement sans rituel est un suicide. Il faut être national, non pas recourir à la formule des contraires. (...) Nous dis- nationaliste. » tinguons deux ordres de vérité, les relatives et les Cette profession de foi humaniste et universaliste absolues. Les premières admettent l’hésitation, n’empêche donc point Frieden de plaider pour une la variation, l’opposition, telles sont les vérités (re)valorisation du luxembourgeois. politiques, économiques, scientifiques qui n’en- gagent pas notre destinée humaine. (...) Les véri- De toutes manières, le tiraillement entre la nation tés absolues n’admettent pas la contradiction ni et l’Europe n’est nullement un handicap. C’est la variation sans ébranler les fondements de notre même un excellent exemple montrant que faire pensée, de notre morale et donc de notre vie. Que vivre d’apparentes contradictions (“coinciden- Dieu existe ou non, que l’âme soit immortelle ou tia oppositorum”), voire des dilemmes, c’est bien non – voilà des affirmations qui décident de la une vertu, et un rempart contre tout fanatisme. destinée spirituelle de l’homme.11 Sous condition d’observer la bonne hiérarchie des valeurs ! Se rendant compte de la difficulté d’évoquer des vérités absolues dans une société pluraliste, il con- Ainsi, dans Le vrai réalisme : la philosophie des con- clut : « Tant que nous respecterons l’homme et ses traires, Frieden note : droits élémentaires dans l’adversaire autant que « La vérité totale n’est guère notre lot, elle est plu- dans le partisan, nos luttes politiques et religieu- tôt notre idéal. Notre point de départ en toute ses ne pourront pas compromettre notre patrie.12 54 Histoire forum 247/248

Le dixième cahier : Europa in Sicht? Les trois interlocuteurs partent du constat affli- geant que les peuples d’Europe qui viennent de s’entredéchirer sont tous chrétiens. Pour voir clair, l’homme d’Etat remonte au Bas-Empire. Le par- tage de l’empire carolingien que le Saint-Empire n’a pas su réparer a porté en germe les principaux conflits futurs en Europe. Selon le philosophe, la véritable désintégration de l’Europe s’est jouée sur le plan philosophique et spirituel plus que sur le plan politique. La synthèse médiévale cristal- lisée par Thomas d’Aquin représentait l’idéal de l’unité dans la diversité, de l’harmonie des con- traires. Or cet universalisme a été rompu d’abord par le nominalisme. L’universel a été sacrifié au profit de l’individu concret, des particularismes et des nationalismes. Au niveau religieux, le pro- testantisme a prolongé et favorisé cette évolution. A l’aube des temps modernes sont apparus des Etats et des systèmes juridiques nationaux, des économies, les langues vernaculaires (à la place du latin) et enfin des Eglises nationales (gallicanisme, anglicanisme, églises luthériennes, etc.), le tout au détriment de la catholicité de l’Occident. La première série des Cahiers du L’autonomie de l’individu comme l’autonomie des Redressement, ou la voie de l’Europe Etats ont trouvé leur consécration dans la philo- Les Cahiers du Redressement proprement dits, sophie de Kant. Le pragmatisme et les théories publiés entre 1944 et 194613, constituent des médi- raciales sont les derniers avatars de la pensée tations politico-philosophiques qui s’adressent nominaliste. à un public averti, et sont destinés à fournir un soubassement idéologique à l’élite dirigeante du Devant cette « fourmilière sans Christ » dans les pays, notamment aux chrétiens-sociaux, et au champs de ruines, les Européens, s’ils veulent monde de l’éducation. survivre et se régénérer, doivent impérativement retrouver et reconstruire leur patrie, l’Europe. Le Au-delà de la reconstruction matérielle et poli- théologien se réfère à l’encyclique Pacem Dei de tique, la rénovation doit avoir une dimension Benoît XV suggérant une société des Etats sur la morale et spirituelle, le concept de « redressement » base d’une confiance collective, alors que l’homme contenant l’idée de réparation des erreurs politique réclame un grand marché commun, une passées. union douanière, car le désarmement militaire pré- Dans chaque cahier, Frieden choisit la forme du suppose le désarmement économique. Il précise dialogue entre un homme d’Etat (politès), un phi- qu’une intégration économique européenne devra losophe et un théologien, méthode qui lui per- s’opérer dans la parfaite solidarité avec les tra- met d’aborder les problèmes discutés dans trois vailleurs et les consommateurs pour éviter toute perspectives à la fois différentes et complémen- hégémonie abusive du capitalisme international. taires. Il s’agit pour l’auteur de s’astreindre à l’es- – D’autre part, l’unification économique reste fra- prit critique, de permettre au lecteur de situer ses gile si on n’aboutit pas à un ordre international propres sensibilités et d’accepter la pluralité des fondé sur le principe de la supranationalité. approches. On devine que l’auteur s’identifie le plus avec le philosophe, sans faire des deux autres Plus important encore : que l’avenir soit dans personnages des adversaires. un Etat fédéral ou une confédération d’Etats, l’Europe a besoin d’une conscience, d’une culture, Frieden s’inspire chez Platon, mais aussi, d’après d’une éthique, d’une âme et d’une vision, attri- ses propres dires, dans la méthode américaine du buts qui justement faisaient défaut à la Société braintrust cher à Roosevelt.14 des Nations. Les neuf premiers cahiers ébauchent en somme Si au niveau de la philosophie et des arts, la diver- une vision chrétienne de l’homme et du monde.15 sité ou même la contradiction constituent une C’est le dixième cahier qui, dans le contexte de caractéristique typiquement européenne, si au l’immédiat après-guerre, nous paraît le plus pro- niveau des confessions l’oecuménisme n’en est phétique. Il vient rejoindre le débat récent sur l’hé- qu’à ses débuts, l’Europe dispose d’un dénomi- ritage culturel et religieux de l’Union européenne. nateur commun que le monde politique devrait Juni 2005 Histoire 55

accepter comme fondement de la civilisation occi- la nature, transcende celle-ci et devient personne dentale : l’unité du genre humain, liée à la foi en en acceptant librement les normes et les lois de Dieu, aux dix commandements et aux comman- l’esprit. Dissolution de la personne et de ses aspi- dements du Christ. Ces derniers sont destinés à rations d’un côté, affirmation de la personne de porter l’humanité tout entière, et à éviter tout l’autre. chauvinisme occidental. C’est donc essentiellement par référence aux reli- Suit une enquête sur l’idée européenne à l’époque gions et philosophies asiatiques que Pierre Frieden moderne16 : obtient pour l’Europe la délimitation dont toute patrie a besoin. Par la bouche du philosophe, il Enfin, le philosophe pose la question qui allait cite Paul Valéry: « Partout où les noms de César, tracasser des générations de fédéralistes euro- de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les péens : y aura-t-il jamais des Européens vraiment noms de Moïse et de Saint Paul, partout où les enthousiastes ? Ne serait-il pas en effet une erreur noms d’Aristote, de Platon, d’Euclide ont une psychologique fondamentale de croire qu’un signification et une autorité, là est l’Europe. Toute patriotisme des grands ensembles comme l’Eu- race et toute terre qui a été successivement roma- rope ou même l’humanité puisse un jour animer nisée, christianisée et soumise quant à l’intelli- les citoyens ? gence, à la discipline des Grecs, est absolument Dans la mesure où le patriotisme se définit par européenne. » rapport à d’autres qui présentent un danger poten- Par conséquent, l’Angleterre et l’Amérique, fai- tiel, il faudrait que la terre soit menacée pour créer sant spirituellement partie de cette communauté un patriotisme de l’humanité. Et le théologien de de destin, lui seront forcément attachés à l’avenir. répondre que seul l’universalisme chrétien « qui ne connaît ni Grecs, ni Juifs » est capable de don- Remarquons qu’on ne trouve aucune allusion ner corps et vie au genre humain. directe ni à l’ONU, ni à l’Union Soviétique, ni au monde musulman. L’homme d’Etat objecte que l’idée du corps mys- tique du Christ et de la fraternité chrétienne sont introuvables dans la conscience des masses. D’où Considérations finales la conclusion du théologien qu’une immense res- Quoi de plus naturel que, dans l’immédiat après- ponsabilité pédagogique incombera à l’Eglise. guerre, la patrie jouisse d’une priorité absolue ! 17 Aussitôt les trois interlocuteurs tombent d’accord Conscient du danger nationaliste et irrédentiste , pour regretter les divisions, les guerres de religion Frieden tentait très tôt de canaliser l’enthousiasme et la persécution des hérétiques, tout en prenant de la Libération vers le projet européen, en faisant leur distance par rapport à la tendance antichré- comprendre que sa première motivation était pré- tienne de la philosophie des Lumières. Si l’homme cisément l’amour du pays. D’une part, la paix ne politique ne croit plus en une renaissance de se concevrait plus que par la reconnaissance et l’Europe chrétienne médiévale, le théologien évo- une coopération de plus en plus intense entre les que le succès de la Contre-Réforme. vieilles nations européennes. D’autre part, l’Eu- rope véhiculerait une civilisation extraordinaire, Comme pour conclure, le philosophe plaide une dont les valeurs ne pourraient que profiter à la Frieden exige fois de plus pour l’unité spirituelle de l’Europe. patrie. Autant procurer à celle-ci une voix dans L’âme de l’Europe ne cesse de puiser dans les l’Europe future; autant lui demander de donner le une éducation mêmes sources, malgré les attaques de tout genre meilleur d’elle-même en retour ! à l’Europe afin qu’elle a dû subir. que celle-ci ne Par conséquent, il fallait insuffler une âme à Se pose aussitôt la question des frontières de cette seconde patrie. Pour que les hommes lèvent produise pas l’Europe. L’homme d’Etat procède à une classi- le regard au-delà de leur communauté locale et seulement des fication sommaire. Pour la géographie, il hésite nationale, Frieden exige une éducation à l’Europe diplomates et entre l’Oder, le Dniepr et l’Oural. Du point de vue afin que celle-ci ne produise pas seulement des des technocrates, ethnique, il inclut les peuples romans, germani- diplomates et des technocrates, mais des pion- mais des ques et slaves. Il compte 7 grands Etats, 17 Etats niers et des apôtres qui mettent à profit l’histoire, pionniers et moyens et 5 petits Etats. A côté de la subdivision la philosophie, la littérature, l’art et la religion entre monarchies et républiques, il distingue les pour susciter foi et enthousiasme. des apôtres qui systèmes sociaux : capitaliste et démocratique, mettent à profit socialiste, fasciste et communiste. Suivent les Jusqu’à la fin de ses jours, Frieden allait entrepren- l’histoire, la distinctions linguistiques et les confessions, aux- dre un travail de sensibilisation pour faire passer quels il ajoute les libres-penseurs. une conception européiste de la patrie et une con- philosophie, la ception patriotique de l’Europe. Il aura la satisfac- littérature, l’art et Quant à l’âme européenne, elle se révèle par con- tion de voir la naissance du Conseil de l’Europe, la religion pour traste aux systèmes philosophiques de l’Asie, fon- de la CECA et les débuts de la CEE.18 dées sur le devenir, les métamorphoses et la passi- susciter foi et vité fataliste ou déterministe. L’homme occidental Cependant, pour Frieden c’était insuffisant, et ses enthousiasme. par contre est un être qui, bien qu’enraciné dans amis ont fait état de phases de découragement et Histoire 56 forum 247/248

d’amertume. Ne s’est-il pas lassé, tout au long des 1 R. Kieffer/M. Frieden-Kinnen, Présence de Pierre Frieden. Mémorial publié à l’occasion du Centenaire de la naissance de années 50, de revendiquer une Europe humaniste Pierre Frieden. Saint-Paul, 1995. Cet ouvrage contient qui tire son génie et son énergie des « collines ins- une bibliographie exhaustive de l’oeuvre de Pierre Frieden. pirées » : le Mont Sinaï, l’Acropole, le Capitole, le 2 P. Frieden, De la primauté du spirituel. Saint-Paul, Luxembourg Mont des Béatitudes, voire le Mont des Oliviers ! 1960. 3 P. Frieden/P. Bourget, Monographie d’une pensée. Programme Bien que le 10e cahier contienne des éléments du Gymnase Grand-Ducal de Diekirch, 1923-1924. Imprimerie essentiels du Plan Schuman, Frieden est rarement Victor Buck, Luxembourg 1924. évoqué dans l’historiographie ou les discours 4 J. Petit, Luxembourg, plate-forme internationale. P. Linden, Luxembourg 1960, p. 74. politiques sur l’Europe. L’explication est simple : 5 P. Frieden, « Bildungsprobleme im Leben unserer Zeit und unseres l’Europe est devenue d’abord un marché commun Volkes.» Discours prononcé devant le Volksverein le 26 décembre fondé sur le pragmatisme et des intérêts écono- 1935. Meditationen um den Menschen. Saint-Paul, Luxembourg miques et politiques communs, peu sensible aux 1968, pp. 9-20. 6 hautes sphères philosophiques. F. Wilhelm, La francophonie du Grand-Duché de Luxembourg. Pecs, Vienne, Cahiers francophones d’Europe Centre-Orientale, Si l’on considère les acquis de l’Union européenne 1999, p. 116. 7 L. Blau, Histoire de l’extrême-droite au Grand-Duché de actuelle, Frieden pourrait figurer au mieux comme Luxembourg au XXe siècle. Le Phare, Esch-s-Alzette 1998. pionnier de la supranationalité, d’un projet poli- A. Grosbusch, « L’Eglise catholique face aux défis de la politique tique commun, de la citoyenneté européenne nationale et internationale des années trente et son apport à compatible avec la citoyenneté des Etats mem- la Résistance sous l’Occupation. » Les courants politiques et la Résistance : continuités ou ruptures ? Archives Nationales, bres, de la devise de l’unité dans la diversité, prin- Luxembourg 2003. cipe de la fameuse coincidentia oppositorum. 8 P. Frieden, « Message aux éducateurs ». De la formation de l’homme. Saint-Paul, Luxembourg 1962, pp. 57-65. Frieden n’a point imaginé l’Europe des régions, ni 9 « Préliminaires du redressement. L’union sacrée » D’Hêmecht l’élargissement vers d’autres espaces culturels, si n°1, 30 septembre 1944. ce n’est l’humanité toute entière. 10 « Préliminaires du redressement. Le serment de nos martyrs » ibid. n° 2, 7 octobre 1944. Enfin, la sécularisation et les exigences de la laïcité 11 « Le vrai réalisme : la philosophie des contraires » ibid. n° 9, n’ont guère laissé de place à des notions comme 25 novembre 1944. « vérité », « pureté de coeur », « amour du prochain » 12 « La fin des préliminaires » ibid. n° 10, 2 décembre 1944. ou « personnalisme chrétien ». 13 Les quatre premiers cahiers sont publiés à l’imprimerie P. Worré-Mertens à Luxembourg, les autres à l’Imprimerie Saint-Paul Il reste que les idées-force des Cahiers du Redres- à Luxembourg. sement ont durablement marqué certains ténors 14 « Préliminaires du redressement. Une méthode américaine : le du Parti Chrétien-social, et se retrouvent en par- braintrust » ibid. n° 3, 14 octobre 1944. tie dans la pensée de la démocratie chrétienne 15 Das Chaos, Die Macht der Idee, Die Flucht vor Gott, Das Mysterium des Menschen, Wer rettet den Menschen?, Macht und européenne. en parle dans ses Grenzen des Staates, Ein Volk macht Geschichte. 19 mémoires. Emile Schaus, l’un des artisans de la 16 Sont mentionnés comme précurseurs : Montaigne, Leibniz, renaissance de l’ancien Parti de la Droite sous le l’abbé de Saint Pierre, Voltaire, Rousseau, les Encyclopédistes, nouveau nom en 1944, cite le passage de Jacques Montesquieu, Condorcet, Condillac, Novalis, Schlegel, Goethe, Schiller, voire Goerres et Metternich, Augustin Thierry, Auguste Maritain dans Démocratie et Christianisme qui aurait Comte, enfin Coudenhove-Kalergi, Henri Massis, Gonzague de inspiré toute l’équipe chrétienne-sociale de l’épo- Reynold, Hermann Platz, Ignaz Seipel, Theodor Brauer, Don Sturzo que : « Si les démocrates gagnent la paix après et le chancelier Brüning. 17 avoir gagné la guerre, ce sera à condition que l’ins- Dans les premières années d’après-guerre, l’Unio’n ne cachait guère son nationalisme germanophobe, en réclamant notamment la piration chrétienne et l’inspiration démocratique « désannexion » des territoires luxembourgeois attribués à la Prusse se reconnaissent et se réconcilient. (...) Ce n’est au Congrès de Vienne et plus. Voir : A. Grosbusch, La question des Il reste que pas sur le christianisme comme credo religieux et réparations dans l’opinion luxembourgeoise 1945-1949. Hémecht 4, 1984, pp. 569-591. les idées-force voie vers la vie éternelle que la question porte ici, 18 C. Calmes, « Pierre Frieden. Un penseur et un homme politique des Cahiers du c’est sur le christianisme comme ferment de la vie européen ». Présence de Pierre Frieden, op.cit. pp. 203-234. Redressement sociale et politique des peuples et comme porteur 19 P. Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions des espoirs temporels des hommes. »20 et souvenirs 1945-1985. Tome 1. Saint-Paul, Luxembourg1991, ont durablement p. 82. marqué certains Le volontarisme de lutter pour une économie 20 E. Schaus, Ursprung und Leistung einer Partei. Saint-Paul, ténors du Parti sociale de marché et pour la réalisation des valeurs Luxembourg 1974, p.168. Chrétien-social, chrétiennes dans la société par la persuasion et et se retrouvent l’éducation, plutôt que de s’accommoder de l’évo- lution des moeurs restera longtemps une caracté- en partie dans ristique de ce courant. la pensée de Au niveau européen, les responsables politiques la démocratie ne cessent de déplorer l’euroscepticisme. La lec- chrétienne ture des Cahiers du Redressement fait comprendre européenne. pourquoi ce n’est pas du côté de Pierre Frieden qu’ils se mettront à la recherche d’un remède.