N° 88 - JUILLET-SEPTEMBRE 2005 - NR 88 - JULI-SEPTEMBRER 2005

Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz Driemaandelijks tijdschrift van de Auschwitz Stichting n° 88 juillet-septembre 2005 / nr. 88 juni-september 2005

Sommaire - Inhoudstafel

BARON PAUL HALTER : Editorial / Editoriaal ...... 3

KIRAN KLAUS PATEL : «Les soldats du travail». Les services du travail en Allemagne et aux Etats-Unis, 1933-1945 . . . . . 7

PAUL MORREN : 60 jaar VN, 60 jaar ijveren voor de rechten van de mens ...... 39

REGULA CHRISTINA ZÜRCHER : Le personnel SS des installations d’extermination massive ...... 51

ALBERTO CAVAGLION : «1959 - Levi répond à la fille d’un fasciste qui demande la vérité» ...... 81

ODETTE VARON-VASSARD : La place du culturel dans la vie quotidienne de Buchenwald (Le mort qu’il faut de Jorge Semprun) ...... 85

GIE VAN DEN BERGHE : Der ewige Jude, een dadergetuigenis ...... 97

*

FRANS C. LEMAIRE : Le négationnisme culturel de l’antijudaïsme chrétien. Un exemple récent à Bozar : la Brockespassion de Telemann sous la direction de René Jacobs ...... 107

JACQUES ARON : Réponse à l’article de Hans Jansen (Bulletin de la Fondation Auschwitz n°86 janvier-mars 2005) ...... 115

— 1 — BULLETIN TRIMESTRIEL DE LA FONDATION AUSCHWITZ - DRIEMAANDELIJKS TIJDSCHRIFT VAN DE AUSCHWITZ STICHTING

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DOSSIER : AUTOUR DE CARL SCHMITT

YANNIS THANASSEKOS : Présentation ...... 123

FRANÇOIS RIGAUX : Carl Schmitt (1888-1985) : La mise en accusation d’un théoricien du droit ...... 127

THÉO W.A. DE WIT : La nostalgie de l’ennemi chez Alain Finkielkraut et Carl Schmitt. Ou l’honneur perdu de l’adversaire politique ...... 143

MAURICE WEYEMBERGH : L’apocalypse, le politique et le partisan. Aspects de la pensée de Carl Schmitt ...... 155

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SARAH TIMPERMAN : Les archives de la Fondation Auschwitz. Inventaire partiel du Fonds des papiers personnels des victimes des crimes et génocides nazies (5e partie) De archieven van de Stichting Auschwitz. Partiële inventaris van de persoonlijke papieren van de slachtoffers van de nazi-misdaden en -genocides (5e deel) ...... 173

Informations / Mededelingen ...... 181

Notes de lectures / Lectuurnota’s ...... 191

Recensions / Recensies ...... 197

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BARON PAUL HALTER Président

Nous sommes heureux de pouvoir accueillir déposé pour concourir aux Prix de la dans le présent numéro de notre Bulletin Fondation Auschwitz. Ayant particulière- trimestriel toute une série de contributions ment apprécié sa recherche, le jury avait dont la variété atteste de la diversité des pré- décidé de lui attribuer l’art. 4 du règlement occupations qui animent le travail d’un qui permet, sous proposition du jury, d’al- nombre croissant de chercheurs dans le louer à un ou plusieurs candidat(s) méri- domaine de l’histoire et de la mémoire des tant(s), un subside pour la poursuite de leur crimes et génocides nazis. recherche si le travail soumis à délibération ne se qualifie pas pour le prix mais présen- La remarquable contribution de Monsieur te néanmoins des qualités manifestes. Kiran Klaus Patel constitue la synthèse de son travail de doctorat (Humboldt- L’étude suivante, celle de Madame Odette Universität - ) intitulé Soldaten der Varon-Vassard, nous vient de Grèce et Arbeit. Arbeitsdienste in Deutschland und concerne «la place du culturel dans la vie den USA 1933-1939/42 qui a été couronné quotidienne de Buchenwald». Cette question, du Prix de la Fondation Auschwitz 2001- qui touche un des aspects particulièrement 2002. surprenant de l’univers concentrationnaire, est appelée à devenir un nouveau chantier L’article de Madame Regula Christina pour les recherches à venir. Il est d’ailleurs Zürcher provient également d’un travail significatif que nous ayons reçu, pour

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concourir aux Prix de la Fondation nos préoccupations, nous sommes heureux Auschwitz de cette année, le remarquable de présenter ici l’article de Gie van den travail d’une collègue polonaise portant pré- Berghe qui aborde en détail ce remarquable cisément sur le thème des œuvres cultu- film. À côté de l’histoire de sa création, voici relles qui furent, en dépit des conditions de donc une analyse approfondie d’un film vie, réalisées à Buchenwald. Le jury a parti- toujours interdit en Allemagne. culièrement apprécié cette recherche et nous Nous avons aussi le plaisir de publier ici espérons pouvoir en publier la synthèse en deux «réactions», celle de Monsieur Frans version française dans une de nos prochaines Lemaire et celle de Monsieur Jacques Aron livraisons. qui touchent, bien que sur des terrains tout Les Nations Unies existent depuis soixante différents, la question de l’antisémitisme. ans et le moment semble donc venu d’évo- Enfin, je tiens à souligner ici l’importance du quer les réalisations de cette organisation dossier que nous publions sur la question internationale. Dans son article, Paul Morren tant controversée de la vie et de l’œuvre de passe en revue l’histoire des origines des Carl Schmitt. Ce dossier - qui se poursuivra Nations Unies, du point de vue, plus parti- dans nos prochaines livraisons - s’ouvre culièrement, des Droits de l’Homme. avec les contributions des Professeurs Der Ewige Jude (1940) est vraisemblable- François Rigaux, Theo De Wit et Maurice ment un des plus virulents films antisémites Weyembergh. de l’histoire du cinéma. La thématique des Qu’ils soient ici remerciés pour leur aimable films de propagande se trouvant au coeur de coopération.

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BARON PAUL HALTER Voorzitter

Wij zijn verheugd in het voorliggende num- één van de meest merkwaardige in het con- mer van ons driemaandelijks Tijdschrift een centrationair universum, zal zeker uitgroeien hele reeks bijdragen te mogen voorstellen, tot één van de nieuwe onderzoeksterreinen waarvan de verscheidenheid tevens de weer- voor het komende onderzoek. Wij willen er slag is van de uiteenlopende belangstel- trouwens op wijzen dat wij dit jaar voor lingssferen van een groeiend aantal vorsers de Prijs van de Stichting Auschwitz een in het domein van de geschiedenis en her- merkwaardig werk hebben toegestuurd innering aan de nazi-misdaden en genocides. gekregen van een Poolse collega betreffen- de hetzelfde thema : met name de culturele De opmerkelijke bijdrage van Kiran Klaus werken die ondanks de erbarmelijke levens- Patel is een synthese van zijn doctoraat omstandigheden in Buchenwald gereali- (Humboldt Universität - Berlin) : Soldaten seerd werden. der Arbeit, Arbeidsdienste in Deutschland und den USA 1939-1939/42, dat bekroond geweest is met de Prijs van de Stichting De Verenigde Naties bestaan zestig jaar en Auschwitz 2001-2002. het moment lijkt dan ook aangebroken om even stil te staan bij de realisaties van deze Het artikel van Odette Varon-Vassard han- internationale organisatie. In zijn artikel delt over de plaats van het culturele in het geeft Paul Morren een overzicht van de ont- dagelijks leven van Buchenwald. Dit thema, staansgeschiedenis van de Verenigde Naties.

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Tevens bekijkt hij de VN-realisaties vanuit Lemaire en één van Jacques Aron, die beide het oogpunt van de mensenrechten. op hun manier ingaan op de kwestie van het antisemitisme. Der Ewige Jude (1940) is waarschijnlijk één van de meest virulente antisemitische films uit de geschiedenis van de cinema. Het Tot slot wil ik hierbij het belang onderstre- thema van de propagandafilms ligt ons nauw pen van het dossier dat wij hier publiceren aan het hart en wij zijn dan ook zeer ver- over het controversiële thema van het leven heugd dat wij hier een artikel van Gie van en het werk van Carl Schmitt. Dit dossier, den Berghe mogen voorstellen waarin nader dat nog een vervolg zal krijgen in de vol- wordt ingegaan op deze merkwaardige film. gende nummers, vangt aan met de bijdragen Naast een ontstaansgeschiedenis, krijgen van de professoren François Rigaux, Theo we een diepgaande analyse van deze in De Wit en Maurice Weyembergh. Duitsland nog steeds verboden film. Wij hebben tevens het genoegen hier twee Wij willen hen allen danken voor hun mede- «reacties» te publiceren : één van Frans werking.

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KIRAN KLAUS PATEL*

«Les soldats du travail»

Les services du travail en Allemagne et aux Etats-Unis, 1933-1945 1

Un nouveau phénomène, selon un auteur dirigés contre les «étrangers à la Com- national-socialiste en 1937, a débuté sa munauté» (Gemeinschaftsfremde), mais pen- marche triomphale dans le IIIe Reich : celui sait plutôt à des installations qui s’adressaient, du camp. Conçu comme «atelier-école et dans un but éducatif au sens national-socia- atelier d’élévation intérieure», il était «l’ex- liste, à des «camarades du peuple» pression la plus frappante, la plus sûre et la (Volksgenossen). plus naturelle du développement des L’essentiel de ce système de camps était 2 Allemands» . A la différence de ce qui se constitué d’un service du travail destiné aux passe aujourd’hui, l’auteur ne comprenait pas membres masculins des «camarades du en premier lieu sous le concept de «camp» - peuple». Le «service du travail volontaire» à l’instar de nombreux Allemands - un camp (Freiwilliger Arbeitsdienst) (FAD), fondé de concentration ou d’autres lieux de terreur par le chancelier du Reich Heinrich Brüning

* Juniorprofessor im bereich neuere und neueste geschichte, Humboldt-universität zu Berlin. 1 Cet article synthétise mon livre intitulé «Soldaten der Arbeit». Arbeitsdienste in Deutschland und den USA, 1933- 1945, Göttingen, 2003 dont la version anglaise paraîtra prochainement à la «Cambridge University Press». Je remercie la Fondation Auschwitz qui a couronné ce travail du «Prix Fondation Auschwitz» en 2002. - NDLR : Nous tenons à remercier chaleureusement Gérard Kahn pour la traduction, de l’allemand, de cet article. 2 Adolf MERTENS, Schulungslager und Lagererziehung, Dortmund 1937, p. 3.

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en 1931, à la fin de la République de Weimar, (Arbeitsdienstpflicht) pour la jeunesse mas- fut d’abord conçu en vue de fournir du tra- culine sous la dénomination de «Service du vail aux jeunes chômeurs qui, sur une base travail du Reich» (Reichsarbeitsdienst, RAD). volontaire, étaient appelés à effectuer un Elle constitua jusqu’à sa suppression, à la service d’intérêt général. Le programme fin de la guerre, une des instances de socia- trouvait sa justification dans la crise écono- lisation les plus importantes du régime. mique mondiale et le chômage de masse Jusqu’au début de la guerre, plus de deux que celle-ci provoquait en frappant parti- millions et demi de jeunes «hommes du tra- culièrement durement les jeunes travailleurs. vail» (Arbeitsmänner) - ainsi appelait-on les membres de l’organisation - y passèrent. A côté de l’aspect économique qui fondait Comme on peut le constater, le service ayant ces mesures de création de travail existait été créé avant 1933 ne constituait pas une une motivation socio-politique ayant pour organisation national-socialiste spécifique. objectif la réinsertion dans le monde du tra- Un service du travail n’existait d’ailleurs pas vail, au moins temporairement, de deman- qu’en Allemagne. Presque tous les pays deurs d’emploi. Cette dimension avait avant européens et les Etats-Unis comptaient des tout un objectif pédagogique. Après sa «mise mouvements axés sur le service de travail au pas» (Gleichschaltung) en 1933, le servi- et les camps de travail même si leurs objec- ce acquit pour le IIIe Reich une signification tifs étaient différents. De tous les services particulièrement importante en matière du travail créés dans le monde sur fond de pédagogique. Selon ses objectifs, les tra- crise économique mondiale dans le but de vailleurs et les intellectuels, les artisans et lutter contre le chômage de masse, le les paysans, devaient apprendre à se connaître «Reichsarbeitsdienst» (RAD) et le «Civilian et à s’apprécier par une activité commune. Conservation Corps» (CCC), le service du Ainsi, cette création eut idéologiquement travail aux Etats-Unis, étaient les deux plus une grande importance et fut modelée pour importants. Ainsi un haut responsable du devenir le berceau de la «communauté du RAD énonça en 1941 que «tous les services peuple» (Volksgemeinschaft). Le chef du du travail qui ont été créés au cours des sept service (Reichsarbeitsführer), Konstantin dernières années sont plus ou moins influen- Hierl, déclara qu’il s’agissait d’un «service cés par le service du travail du Reich alle- créé en l’honneur» (Ehrendienst) du peuple mand et copiés sur lui»3. L’auteur pensait allemand et que c’était également un honneur tout particulièrement au CCC. de pouvoir effectuer un service de travail pour la patrie. Chaque bon «camarade du Mais qu’avaient donc en commun le servi- peuple» se devait ainsi d’appartenir à cette ce du travail américain et l’organisation alle- organisation pour un temps déterminé. Dans mande, alors que cette dernière allait persister ce contexte, en 1935, le régime instaura l’ en tant que «caractéristique de l’Allemagne «obligation du service du travail» d’Adolf Hitler»4 ? Le CCC, que le prési-

3 Hermann MÜLLER-BRANDENBURG, Gedanken um den Reichsarbeitsdienst, Leipzig 1941, p. 5. Officiellement le Civilian Conservation Corps, jusqu’en 1937, s’appelait Emergency Conservation. 4 Konstantin HIERL, Ausgewählte Schriften und Reden, 2 vol., Ed. Herbert Freiherr von Stetten-Erb, München, 1941, vol. 2, p. 369. 5 Cf. Kiran Klaus PATEL, «Überlegungen zu einer transnationalen Geschichte», in Zeitschrift für Geschichtswissenschaft 52, 2004, pp. 626-645 ; Kiran Klaus Patel, «Der Nationalsozialismus in transnationaler Perspektive», in Blätter für deutsche und internationale Politik 49, 2004, pp. 1123-1134. 6 Cf. Reichsarbeitsblatt II, Beilage 7, 1933, p. 12.

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dent Franklin Roosevelt fonda au printemps pouvoir traiter d’une histoire totale. Les 1933 - un objet de prestige de sa nouvelle deux services jouaient un rôle secondaire politique du New Deal - allait-il devenir la dans le développement global des deux tache honteuse de la démocratie libérale des sociétés mais apparaissaient dans toutes les Etats-Unis ou au contraire un modèle qui scènes clés. n’aurait avec le RAD que des analogies A côté de cette comparaison des deux ser- superficielles ? vices, il sera également fait appel à la dimen- Ces problèmes vont être étudiés de plus sion transnationale des relations historiques, près ici sous la forme d’une comparaison. En c’est à dire de la perceptibilité des processus premier lieu l’histoire de l’organisation des d’échange et de transfert5. Au final, sera deux services du travail va être comparée appréciée la part prise par les services dans la (I). S’ensuivra ensuite une comparaison des lutte contre la crise économique mondiale systèmes éducatifs des deux services (II) en des années 30 et la tâche qui leur était dévo- vue de présenter leurs dimensions respectives lue dans le cadre de l’éducation et du travail. en matière de travail (III). La conclusion portera sur une analyse des résultats (IV). I. L’organisation des services Cette comparaison ne se limitera pas à l’étu- de des analogies et des différences entre les du travail deux institutions. Elle doit être davantage A première vue, les deux services ont une comprise comme une comparaison à titre histoire propre qui se distingue aisément d’exemple entre la dictature national-socia- l’une de l’autre et il est facile d’expliquer liste et le New Deal. Il est cependant bien une telle situation de par leur origine diffé- évident que les voies et les réponses emprun- rente. En Allemagne, le FAD constituait tées par les deux sociétés dans les années 30 une organisation provisoire que le régime de et 40 se distinguaient fondamentalement. 1933 pouvait revoir à tout moment. En Pourtant il existait au sein de ces deux socié- janvier de la même année, au moment du tés des analogies pour toute une série d’ini- changement de pouvoir, l’organisation com- tiatives sociales, culturelles et économiques. prenait à peu près 176.000 personnes6 et, à Dans ce contexte élargi, cette étude com- côté des débats concernant le service du tra- parative se concentre sur la période d’avant- vail qui avaient animé toute la République de guerre au cours de laquelle les similitudes Weimar, il existait une expérience pratique étaient plus grandes qu’au cours de la concernant l’organisation d’un service du Seconde Guerre mondiale. travail étatique. De tels travaux prépara- Les services du travail, dans ce cadre, per- toires n’existaient pas aux Etats-Unis. Les mettent une comparaison ayant un caractè- défis devant lesquels se trouvait confronté le re exemplaire car ils manifestent une grande CCC ont été amplifiés par le fait que force d’expression. Il s’agit d’organisations Roosevelt s’était fixé pour objectif, quelques se situant au carrefour de la politique socia- semaines après le début de son mandat, de le et de la politique économique mais aussi réunir pour le 1er juillet 1933, soit dans un de l’économie et de l’idéologie. Ceci mis à délai de seulement trois mois, 250.000 part, elles reflètent de manière claire les hommes au sein de l’organisation. En troi- formes de la masculinité, des êtres humains sième lieu, ce problème fut rendu d’autant et de la société de l’époque. Ainsi l’enquête plus ardu du fait que par rapport aux auto- se situe dans le contexte d’une comparai- rités allemandes, l’administration fédérale son globale des deux pays sans pour autant des Etats-Unis ne disposait que de faibles

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ressources en personnel, organisation et nomique, et plus tard pour des raisons de moyens. Au vu d’une telle situation, il est politique liées à la défense, furent intro- étonnant que l’histoire de l’organisation du duites de nombreuses règles d’exception service américain se soit déroulée de maniè- qui conduisirent au fait que l’obligation re plus harmonieuse que celle de son pendant générale de travail ne fut pas appliquée dans allemand. la pratique. Le régime se décida contre le Le service de travail du IIIe Reich fut fait que tous les jeunes hommes passent une confronté dès ses débuts à de nombreux période déterminée au RAD, ses projets problèmes qui s’expliquaient, dans une cer- étant secondaires sur un plan économique. taine mesure, par la «mise au pas» trop rapi- Pour une seconde raison, l’année 1935 ne dement mise en oeuvre en 1933 et par des constitua pas non plus une grande césure luttes pour la direction de l’organisation qui avec le passé. Des réglementations préexis- durèrent jusqu’en 1934. Sur base de ces dif- taient sur la base desquelles presque chaque ficultés initiales et des conflits avec d’autres jeune allemand pouvait être obligé, pour institutions national-socialistes, et avant tout un temps déterminé, d’être incorporé au avec la «Section d’assaut» (Sturm-Abteilung) RAD. L’organisation présentait ainsi déjà, (S.A.) et la «Jeunesse hitlérienne» avant la promulgation de la loi sur le RAD, (Hitlerjugend) (H.J.), l’organisation ne pu un caractère obligatoire. Donc dans l’en- être consolidée qu’au cours de la seconde semble, ce n’est pas en 1935 mais à la mi moitié de 1934. Les très larges prétentions et 1934, à la fin de la phase de «mise au pas», les demandes de sommes astronomiques qu’une certaine consolidation constitua le pour le fonctionnement du service du travail premier tournant important dans l’histoire ne purent trouver de solution. C’est la raison du service du travail national-socialiste. A la pour laquelle l’organisation resta en second mi 1937 le RAD fut à nouveau soumis à rang des institutions du régime national- une forte pression. Les nouvelles exigences socialiste. Ceci ne veut pas dire que le service résultèrent en premier lieu du fait que le disparut par manque d’intérêt. A la fin de régime se préparait encore plus activement l’été 1933, il constituait la plus grande entre- à la guerre et que cet objectif rendait tous les prise dispensatrice de travail du Reich. autres secondaires. C’est la raison pour Ensuite, d’autres organisations, concernant laquelle l’institution éducative perdit de son essentiellement les travaux destinés aux influence en plusieurs étapes. Une autre nécessiteux, ravirent la première place à l’or- coupure intervint en 1941-1942. Jusque là, un ganisation. Malgré tout, celle-ci concernait RAD plus petit et plus limité dans ses pré- des centaines de milliers de jeunes hommes tentions servit initialement en tant que trou- et constituait un des piliers les plus impor- pe chargée d’effectuer des travaux de e tants de la politique d’emploi du III Reich. construction pour la . Ensuite il Les chercheurs ont longtemps surestimé la se transforma en une troupe auxiliaire com- coupure de l’année 1935. A l’époque, la loi battante qui ne pouvait plus qu’à peine être du Reich relative au service du travail pré- distinguée des unités régulières. Sur le plan voyait les mêmes conditions générales organisationnel, le RAD fut réduit à une concernant l’obligation au travail pour les «existence fantôme». Souvent revenait l’idée hommes. Mais en fait, peu de choses chan- de le dissoudre totalement. Ce fut seule- gèrent. Pour des raisons de politique éco- ment par la protection d’Hitler, dont le

7 Bundesarchiv Berlin (BA/A), R 43 II/516, Landtag des Freistaat Sachsens - Lammers, 4. 10. 1933.

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RAD bénéficia pendant toute la durée du dicats, considéraient que le Corps constituait national-socialisme, que l’organisation put une mesure importante et utile. subsister jusqu’en 1945. Une réponse mono-causale justifiant le déroulement différencié de l’histoire des Ce n’est pas que sur le plan institutionnel que deux organisations du service par rapport à le RAD fut cause de soucis. Il ne réussit pas leur capacité interne de fonctionnement et non plus à recueillir une large adhésion au leur position dans leur système politique sein de la population. Surtout au début du respectif de l’époque serait un peu courte. IIIe Reich, la reconnaissance de l’organisation Une raison essentielle peut toutefois être par le public fut médiocre. On peut citer à dégagée. Elle réside dans le traitement dif- titre d’exemple un mémoire du Landtag de férencié des ressources institutionnelles dis- Saxe selon lequel les situations dans le service ponibles, à savoir le personnel, le «know du travail étaient de «nature tellement des- how», le matériel, et d’autres facteurs moins tructrices» que «non seulement au sein de la mesurables, tels les processus administra- population mais également au sein d’orga- tifs déjà rodés au moment des créations des nisations très importantes» la distanciation organisations. En Allemagne, celles-ci furent à l’égard de l’organisation de Hierl7 aug- disponibles en raison d’une structure pré- menta. C’est seulement vis-à-vis de l’étran- existante, le FAD, mais les nationaux-socia- ger que le RAD se développa, au cours de la listes n’envisageaient que de peu les utiliser seconde moitié des années trente, en tant puisqu’ils construisaient par ailleurs, avec que support de publicité pour le régime, d’énormes efforts, une nouvelle organisation. comme en témoignent les sources citées Par contre, aux Etats-Unis, il n’existait que plus haut. peu de capacités auxquelles le CCC pouvait faire appel. Celles-ci furent utilisées de Le CCC, au contraire, constituait l’organi- manière optimale comme nous le verrons sation la plus aimée du New Deal. Malgré plus en détail en examinant la structure orga- des débuts particulièrement défavorables, nisationnelle. Dès lors les ressources insti- le Corps fonctionna dès le début sans com- tutionnelles furent-elles le facteur principal plications majeures. En partie en raison de la qui décida en fin de compte de l’échec et protection personnelle du Président de la réussite des deux services. Ce n’est pas Roosevelt, sa position au sein des institutions l’importance du potentiel de résolution de la du New Deal ne fut pas remise en ques- crise mais son degré d’utilisation qui fut tion jusqu’à la fin des années 30. Le CCC qui déterminant. à certaines périodes comptait plus de 300.000 adhérents fut un important facteur du New Ainsi une des causes de la crise existentielle Deal dans sa lutte contre le chômage de du service allemand - crise qui fut long- masse. En même temps, dès son origine, il fut temps épargnée au Corps - fut le déroule- clairement établi que la participation à l’or- ment conjoncturel différent. Car la ganisation se faisait sur une base volontaire. continuité de la crise économique en Les exigences, occasionnellement émises, Amérique joua en faveur du Corps. Ce de donner au CCC un caractère obligatoi- n’est, aux Etats-Unis, qu’au début des années re ne rencontrèrent jamais un assentiment 40 que le chômage de masse, grâce à la aux Etats-Unis. En tout état de cause, il n’y conjoncture de guerre, diminua considéra- eut que peu de controverses concernant le blement. Le CCC perdit alors sa fonction service. Les grands partis, les églises après des initiale de créateur de travail et dut affronter hésitations initiales, mais également les syn- une énorme pression concernant sa légiti-

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mation. On en vint alors, aux Etats-Unis, à faire du CCC plus qu’un outil destiné à une discussion qui avait déjà, sur base d’un surmonter les crises. autre déroulement conjoncturel, eu lieu en Allemagne sous une forme identique en Cette différence peut être en partie expliquée 1934-1935, discussion que le RAD pour- par la manière dont le service était dirigé. En suivait depuis. Des exigences similaires fait, ni Konstantin Hierl ni Robert Fechner entraînaient toutefois des réactions diffé- n’étaient des représentants typiques des rentes : pendant que le régime national- élites qui ont promu l’Allemagne nationale- socialiste donnait la priorité à l’éducation socialiste et le New Deal. Un homme orien- et par la même une nouvelle justification à té, solide, mais ayant le petit esprit d’un son existence, cette dimension jouait au ouvrier d’atelier des Etats du sud, avait aussi CCC un rôle secondaire. Aucune des exi- peu de ressemblance avec l’intelligence gences qui allaient également dans cette brillante des diplômés de l’Yvy League de direction ne put, aux Etats-Unis, aboutir. Nouvelle Angleterre qu’un vieil officier Dès lors, il était normal que le service amé- d’Etat major bouillonnant avec l’intelligen- ricain fut dissous en 1942. La conjoncture de ce froide et radicale de la nouvelle élite uni- guerre en cours d’élaboration rendit cette ins- versitaire telle qu’on la trouvait par exemple titution inutile. dans le service central de sécurité du Reich. Présenter sans cesse de nouvelles exigences, Une autre explication concernant les dis- même lorsque celles-ci étaient irréalistes, de fonctionnements du RAD par rapport au manière non diplomatique, correspondait au CCC peut être trouvée dans le volume de ses style de Hierl. Il était le plus souvent couvert prétentions. Les objectifs très ambitieux de par Hitler mais n’arrivait pas à franchir le Hierl ont provoqué au cours des ans de cercle du personnel de seconde zone du nombreux conflits avec d’autres institutions, régime. Une position identique fut prise au travers du dédale des services nationaux- par Fechner avec le CCC. Il utilisa toutefois socialistes qui étaient autant porteurs de sa position, protégée par Roosevelt, pour crise que les dépassements structurels qui diriger son service vers des objectifs limités caractérisaient l’organisation. Le mais réalisables, avec succès. «Reichsarbeitsführer» voulait exécuter de nombreux devoirs partiellement conflic- Les deux services furent, par leur perception tuels. En même temps, le service du travail de l’autre pays, réciproquement imprégnés. devait exprimer, ou être, le créateur de tra- Ceci se démontra pour le CCC dans une très vail, le moyen de guider le marché, un choix grande mesure. L’exemple, décourageant, politique, la discipline, et un initiateur pour du service du travail du national-socialis- les partisans politiques. Par contre, les pré- me porta préjudice à toute l’histoire du tentions du Corps restèrent toujours plus Corps car les élites politiques américaines modestes, ce qui lui épargna bien des avatars suivaient soigneusement les développements et des problèmes. En dernier ressort, ce n’est en Allemagne. Les parallèles possibles ou pas le directeur du CCC, Robert Fechner, supposés entre les deux réduisirent toujours qui contraria toutes les tentatives visant à l’espace d’action politique. Ceci se remarque

8 Cf. par exemple les débats sur Johnson Hagood, «Soldiers of the Shield», in : American Forests n°40 (1934), pp. 103- 105. En réaction à cela, voir par exemple : National Archives and Record Administration/Hyde Park (NARA/HP), OF 268, Box 2, «McKimney - Early», 7.3.1934 ; une observation similaire, in : ibid., Box 4, «Moseley - Early», 15.9.1936 ; ensuite : «General Proposes C.C.C. for All of 18», in : New York Times, 13.9.1936 ; «Army Training in CCC Assailed By War Foe», in : New York Times, 15.9.1936 ; «Plan for C.C.C. Drill Rejected at White House», in : New York Herald Tribune, 15.9.1936 ; «Poor Young Men», in : Time, 6.2.1939.

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également avec la question de la possible deux côtés de l’Atlantique existait une unité militarisation du CCC. Celle-ci a toujours de base d’une importance à peu près iden- été exigée par les représentants des mili- tique : l’«unité» (Abteilung) en Allemagne, taires américains. Jusqu’au début des années et la company aux Etats-Unis. Normalement, 40, de telles tentations suscitaient un grand chaque unité avait son propre camp car ce cri d’indignation comme si la militarisation dernier était, d’un côté comme de l’autre, le devait être considérée à l’égal d’une fascisa- noyau du service du travail. Aussi, le reste de tion8. Cet argument n’était pas péremptoi- l’édifice organisationnel se ressemblait. Au- re mais attira l’attention sur le fait qu’une dessus de l’unité de base, il y avait deux ins- discussion factuelle et publique concernant tances intermédiaires ainsi qu’un niveau de certains problèmes n’était, et pour long- direction, qu’on appelait en Allemagne temps, pas possible. Ce qui était valable «Arbeitsdienstgruppen» (groupes de service pour la question de la militarisation l’était du travail), les «Arbeitsgaue» (districts de également pour l’option d’une ouverture travail), ainsi que la direction du Reich ; aux sociale de l’institution, la possibilité d’une Etats-Unis, les districts, les corps areas, ainsi obligation du service du travail, ou seulement que le bureau du directeur du CCC. De d’un gain de signification pour l’éducation ; manière remarquable ce ne sont pas seule- tout le monde était soupçonné de fascisme. ment ces similitudes mais aussi le fait que la Ainsi les délimitations du RAD constituè- structure organisationnelle des deux ser- rent un contre-modèle pour la structure du vices du travail se référait au même modèle : CCC. la troupe, avec son articulation en compa- gnies, régiments et divisions. Ainsi s’éclaire A l’inverse, la perception du Corps en le fait que 180 hommes constituaient une Allemagne nationale-socialiste a eu une «Arbeitsdienstabteilung» (compagnie ordi- fonction nettement délimitée. Dans les mani- naire allemande) qui correspondait à 200 festations officielles du régime, une image de enrollees comme on appelait les membres du l’Amérique et du CCC strictement mode- CCC aux Etats-Unis. Ceci montre les simi- lée et contrôlée servait à justifier sa propre litudes de la structure militaire des deux politique, que ce soit par la preuve d’analo- pays. gies réelles ou supposées, du caractère exem- plaire du service du travail allemand pour l’Amérique ou, comme dans l’exemple cité Toutefois, ce parallélisme ne couvrait qu’une ci-dessus, de la supériorité de sa propre ins- partie de la structure organisationnelle. En titution. Si le RAD était un tabou concernant Allemagne, le service était entièrement orga- de nombreux points aux Etats-Unis, le CCC nisé selon un modèle militaire. Aux Etats- par contre permettait de constituer un Unis, le paradigme militaire était simplement exemple de légitimation en Allemagne. l’élément le plus important car le CCC était, contrairement au service du travail unitaire *** national-socialiste, composé de plusieurs Si l’histoire des organisations manifestait piliers institutionnels. Le CCC ne dispo- des différences importantes entre elles, il sait que d’une très petite bureaucratie, une existait au niveau de l’organisation structu- série d’organisations préexistantes suppor- relle des similitudes remarquables. La durée tant, en se partageant les rôles, la structure du service du travail était par exemple de organisationnelle. La charge essentielle était part et d’autre d’une demi année. Les simi- supportée par le ministère de la guerre, dont larités devinrent encore plus fondamentales les officiers des forces régulières et le Corps dans la construction des organisations. Des de réserve assuraient la conduite des camps

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dans lesquels les hommes étaient installés, et 1933 de l’instauration du CCC, il fut vite évi- assurait à tout point de vue l’approvision- dent que seules les forces armées dispo- nement. Ce pilier, le plus important du saient des ressources institutionnelles CCC, était celui qui avait le plus de points permettant de faire face de manière positive communs avec le service allemand. Par à cette immense tâche en un court laps de contre, d’autres activités du Corps, comme temps. Mais il existait des deux côtés de par exemple le recrutement des enrollees, l’Atlantique un objectif commun. Celui-ci était prévu par le ministère du travail. La consistait à exercer, par un paradigme d’ordre conduite des chantiers relevait de la res- militaire, un pouvoir important sur les per- ponsabilité du ministère de l’agriculture et de sonnes appartenant aux services du travail. l’intérieur, qui suivait des modèles complè- Ceci devint particulièrement clair dans l’ex- tement différents. Malgré ces différences, posé des motifs du journal du Ministre de l’essentiel du service du travail, tant alle- l’intérieur américain, Harold Ickes, qui, en mand qu’américain, était constitué d’une mars 1933, y reproduisit une conversation. structure militaire. Les très influents sénateurs Burton K. Comment s’expliquent ces ressemblances ? Wheeler et Elbert D. Thomas auraient été Pour l’Allemagne, la cause en était le concept d’accord sur le fait que les Etats-Unis allaient paramilitaire lié au service depuis la tout droit vers une crise politique si la situa- République de Weimar. Il existait, avant tion économique ne s’améliorait pas dans de 1933, des réflexions visant à tourner les res- brefs délais. Thomas proposa que les ins- trictions politico-militaires du Traité de tallations du CCC puissent servir de «camps Versailles par le service du travail. Ainsi s’of- de concentration pour des hommes mar- frait la possibilité de donner à l’organisa- chant contre le gouvernement jusqu’à ce tion une structure organisationnelle que la situation s’améliore»9. Toutefois, ce paramilitaire. Un deuxième facteur aussi point de vue ne peut être étendu à toute important relevait de l’imprégnation com- l’élite politique des Etats-Unis de l’année portementale habituelle, au moins en ce qui 1933. Mais compte tenu de la crise aiguë, concerne les dirigeants du service du tra- la fin rapide ne pouvant pas être connue vail national-socialiste. Parmi eux, beau- des contemporains de l’époque, il s’agissait coup étaient d’anciens officiers qui, sur base beaucoup plus que d’une idée personnelle. de leur expérience, pensaient en premier La peur de troubles politiques et sociaux et lieu en terme de catégories militaires. En les craintes d’une situation de guerre civile - troisième lieu, le développement du service qui se démontrèrent infondées aux Etats- du travail fut inclus dans un processus plus Unis - ont marqué de leur empreinte les large de militarisation des conditions de tra- perceptions et les comportements des vail en Allemagne. Aux Etats-Unis, par acteurs. Si des signes d’amélioration de la contre, la prise en considération de ce modè- situation ne s’étaient pas manifestés en 1933- le s’expliqua par la récupération du Corps 1934 aux Etats-Unis, une politique de radi- par les militaires. calisation et une crise encore plus aiguë Car dans les négociations interministérielles auraient vraisemblablement renforcé le au cours desquelles on discuta au printemps potentiel de discipline du CCC.

9 Harold ICKES, The Secret Diaries of Harold L. Ickes, 3 vol. New York 1954, Vol. 1, pp. 20-21 (note du 13.03.1933), citation p. 21. 10 Tiré de : Emergency Conservation Work (ECW), First report. From the period April 5, 1933 to September 30, 1933, Washington, 1934, p. 13.

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En Allemagne, jusqu’en 1933, les natio- Wurtemberg, était plus importante que les naux-socialistes avaient misé sur une poli- différences réelles concernant la situation tique de terreur et de criminalité. Ainsi sociale et le danger politique. Ainsi, aux contribuèrent-ils grandement à saper les Etats-Unis, aux côtés de jeunes chômeurs fondements de la République de Weimar. non réintégrés dans la société, le CCC Mais après le changement de pouvoir, la accueillit de vieux vétérans qui furent consi- tendance se modifia fondamentalement. Ils dérés, de la même façon, comme dange- étaient particulièrement intéressés, comme reux. Les deux organisations avaient en d’ailleurs tous les autres pouvoirs politiques, commun un manque de confiance en soi, rai- à surmonter toutes les manifestations de son pour laquelle ils ne voulaient pas reso- crise. Des systèmes fondamentalement dif- cialiser des groupes déviants par le service, en férents réagissaient devant le spectre de la poursuivant une politique de limitation crise économique mondiale d’une manière maximale à l’encontre des «criminels» et étonnamment identique - la peur d’une des «asociaux». déstabilisation laissait une dictature en voie de consolidation et une démocratie secouée Les deux ne voulaient pas avoir à faire, dans par la crise semblablement dépendantes de la mesure du possible, à des récidivistes. Le la même recette : faire appel au règlement CCC à priori ne les acceptait pas - seules les quasiment militaire du camp. victimes de la crise qui n’avaient pas été en conflit avec la loi se voyaient habilités à cette *** forme d’aide. Mais ces similitudes ne doivent pas cacher des différences également impor- Mais à quoi ressemblaient les critères d’ac- tantes. Aux Etats-Unis, lors du recrute- cès aux deux services et que disent-ils concer- ment, les African Americans étaient nant le caractère des services en lutte contre défavorisés au profit des demandeurs blancs la crise ? Ce qu’il y avait de commun dans les et étaient réunis dans des camps propres. deux institutions, c’est qu’elles constituaient Malgré tout, les critères d’accès aux Etats- de grands mécanismes d’inclusion. Elles Unis n’étaient pas fondamentalement proposaient à des groupes de jeunes de sexe racistes. Car dans la pratique les critères masculin la possibilité de s’inclure dans la ethniques ne répondaient pas à la position société par le travail. Alors que pendant ce officielle de l’organisation. La loi sur laquel- temps la majorité de la société n’avait fon- le le CCC se fondait prévoyait de manière damentalement pas droit à cet accès. Que les péremptoire qu’aucune discrimination ne deux services du travail s’adressent à des serait faite du fait de la race, de la couleur ou jeunes gens de sexe masculin avait plusieurs des croyances10. Le racisme aux Etats-Unis raisons. Un certain nombre de facteurs était essentiellement discriminatoire. Il d’ordre culturel, tels la signification de la conduisait au fait que le pourcentage prise en compte de la jeunesse et de la mas- d’African Americans chez les enrollees entre culinité, devraient encore être évoqués. A 1933 et 1942 se situait à environ 10 %, ce qui côté de cela, de chaque côté de l’Atlantique, par rapport à leur degré de pauvreté consti- on poursuivait le but de créer des groupes tuait une sous-représentation de 50 %. sociaux avec de jeunes chômeurs pouvant présenter un danger particulier de déstabi- Par contre, les critères d’accès en Allemagne lisation sociale. En arrière-plan, une per- national-socialiste étaient axés sur une idéologie ception identique de la crise constituait un raciste antisémite et social-darwiniste. C’est la facteur lié à l’époque. L’identité de la peur, à raison pour laquelle les Juifs, les «criminels» Boston et à Berlin, au Wyoming et dans le (Schwerverbrecher) et autres «étrangers à la

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communauté» (Gemeinschaftsfremde) furent En tout état de cause, l’exclusion des femmes exclus. Dans les années de crise économique, du service du travail et la discrimination vis- l’Etat leur interdisait par là même un de ses à-vis des African Americans n’était pas seu- programmes de travail. lement le reflet du modèle social de la A côté des conséquences négatives incluant direction du CCC mais au contraire celui de l’exclusion du service du travail pour tous la mentalité de la majorité de la société amé- ces groupes, il y avait pour les Juifs une ricaine. Ceci démontre également l’aversion dimension particulière. Le service du travail manifestée par la Communauté «blanche» constituait une partie d’un filet aux mailles vis-à-vis des camps «noirs». Ceci se manifeste étroites permettant de déterminer et d’attra- aussi par le fait que l’administration fédéra- per les personnes qui du point de vue natio- le réfléchissait à un service du travail pour nal-socialiste étaient juives. Il arrivait qu’après jeunes femmes, un «elle-elle-elle» (she-she- enquête du service du travail, des Allemands she), qui aurait pu être rattaché au CCC tout à fait ordinaires devenaient des Juifs stig- mais ne suscitait pas avec cette proposition matisés. Un refus dressé par le service du une forte répercussion à l’extérieur. Une travail pouvait annoncer le début d’un chemin promotion active en vue d’une égalité comme d’embûches pouvant mener à Auschwitz. elle existait dans le NYA n’était pas dans les idées de l’opinion publique américaine des En fait, les deux organisations adoptaient années 30. Mais elle faisait référence à une des positions différentes dans leurs socié- position spécialement émancipatrice de cer- tés. Dans ce contexte, le service national- tains partis du New Deal. On peut même socialiste reflétait les tendances générales cyniquement se poser la question de savoir du régime qui dans l’ensemble conduisaient si le CCC n’était pas spécialement aimé parce au racisme, à l’extermination et à la guerre. qu’il était moins progressiste. Le CCC, dans le cadre du New Deal, appar- tenait aux organisations conservatrices les En Allemagne également la répartition tra- moins émancipatrices. Il était ainsi beau- ditionnelle hommes/femmes fut stabilisée coup moins représentatif du New Deal que en ce qui concerne les critères d’accès au le RAD du national-socialisme. Ceci démon- service du travail. Depuis la période de la tra avant tout une comparaison du Corps République de Weimar, il y avait à côté de avec la National Youth Administration l’organisation masculine une petite corres- (NYA), une mesure émanant du CCC en pondance pour les femmes mais qui restait vue de la formation des jeunes chômeurs. Les notablement inférieure du point de vue de membres des minorités ethniques étaient l’histoire institutionnelle. En raison de la activement promus et, si l’on acceptait éga- crise économique et de considérations éco- lement des femmes dans le NYA, elles nomiques et militaires, il existait également n’étaient par contre pas admises dans le en Allemagne un large consensus sur le fait CCC. Le service du travail américain avait que le service du travail était avant tout une une compréhension du rôle selon laquelle les affaire d’hommes. hommes devaient être traités en priorité Quel est l’apport fourni par les deux ser- compte tenu de la crise. Ils étaient confirmés vices en rapport à leur importance et à la dans leur rôle de fournisseurs et de pour- forme de leur financement dans la lutte contre voyeurs de nourriture dans le cadre tradi- la crise ? Ces deux questions révèlent, tant en tionnel d’une compréhension des genres Allemagne qu’aux Etats-Unis, des conflits. masculins et féminins et de la famille. Ceux-ci s’expliquent en partie par des raisons

11 Cf. PATEL, Soldaten der Arbeit, p. 195.

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spécifiques mais renvoient également au pro- bascule» était financièrement motivée et blème du financement de ces organisations trouvait son pendant dans l’opposition aux sans compter leur déficit de légitimité lié à plans d’expansion du service du travail du l’époque. Car les années 30 étaient marquées ministère des finances allemand et d’autres par une période de transition précaire. autorités. Ainsi se manifestaient certaines Compte tenu de la crise, de nombreux éco- incertitudes liées à l’époque qui ont pu être nomistes nationaux et des politiciens se ran- également constatées dans d’autres secteurs gèrent à l’avis que l’Etat devait intervenir, de la politique économique d’autres pays. dans le cadre économique, avec une poli- Pourtant, après 1933, les deux pays misèrent tique anticyclique et peut-être même prendre sur une politique de recherche du crédit la responsabilité d’une conduite globale de mais ne s’impliquèrent pas totalement dans l’économie. Des emplois, directs et indirects, cette stratégie peu orthodoxe. Les deux ser- résultaient des mesures de création de travail vices du travail n’ont été que peu supportés financées par le crédit. Il s’agissait là de par ces moyens complémentaires, mais bien moyens importants dans le combat à l’en- par contre, d’un côté comme de l’autre de contre de cette situation difficile. Cependant l’Atlantique, par un budget financé par l’im- les ressources nécessaires pour combler un pôt. Si l’on se réfère au modèle keynésien deficit spending étaient incompatibles avec le dans lequel le deficit spending constitue en principe d’une gestion équilibrée. Pour de périodes de crises économiques le modèle telles dépenses, il n’existait pas à l’époque de légitimation sur base d’une théorie éco- type, aucune des deux organisations n’a nomique reconnue par tous. Cela ne devait retenu cette voie. D’une manière générale, intervenir que lentement avec l’arrivée de la aux Etats-Unis, la signification de la création Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de de travail ne devait pas être surestimée, l’argent de John Maynard Keynes et d’autres quand bien même le CCC, mesuré au - parutions à partir de 1936. petit en ce qui le concerne - budget de l’ad- ministration fédérale, constituait à certains Par contre, la politique fiscale restrictive moments un poste important. Les dépenses issue du modèle d’économie libérale avait du service du travail allemand étaient nota- dans le monde entier de nombreux adeptes. blement moins importantes, en rapport aux Dans ce cadre, cela explique pourquoi le dépenses publiques, et faible par rapport au président Roosevelt a toujours modifié son P.I.B., même si le régime national-socialiste orientation concernant le CCC et soit par- a connu un succès plus important dans la tiellement revenu à des décisions d’aug- résolution de la crise économique durant mentations pour le Corps. Sa politique «à une courte période.

Allemagne (en milliards de RM) Etats-Unis (en milliards de dollars) Année PIB Dépenses RAD % RAD/ % RAD PIB Dépenses CCC % CCC/ % CCC/ Etat PIB /DépensesEt Etat PIB Dépenses at Etat 1933 42,6 8,4 ±0,18 0,4 2,1 40,2 4,6 0,30 0,7 6,5 1934 49,0 10,7 0,20 0,4 1,9 49,0 6,7 0,56 1,1 8,3 1935 55,3 13,9 0,20 0,4 1,4 57,1 6,5 0,49 0,9 7,5 1936 62,1 17,4 0,25 0,4 1,4 64,9 8,5 0,40 0,6 4,7

Tableau 1 : Revenu de la population, dépenses de l’Etat et budgets des services du travail11

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Même sans interprétation keynésienne, il mand qu’américain occupait une place est clair que les restrictions fiscales ont limi- notable. Qu’en valeur absolue ces chiffres té les deux services. Comparé aux chiffres aient été peu importants démontre une totaux du chômage, les deux organismes implication sociale de l’Etat peu importan- occupèrent, durant une longue période, te des deux pays, encore que l’Allemagne moins de 10 % des exclus du processus éco- dans ce domaine ait été plus avancée que nomique. Si l’on compare l’importance des les Etats-Unis. Que les deux organisations services du travail à une valeur comparable aient occupé une place secondaire en ce qui plus sérieuse, à savoir le chiffre des jeunes concerne le critère de l’ampleur des créa- hommes pouvant être théoriquement admis tions de travail relevait de raisons analogues. dans ces services, la part des Etats-Unis en En premier lieu, les stricts critères d’accès, et 1933 se situait à grosso modo 9 % et 25 % avant tout ceux liés à l’âge et au sexe, limi- en 1937, et en Allemagne en mars 1933 à taient l’importance des services du fait que 10 % et à déjà 30 % trois mois plus tard. la plus grande partie des chômeurs n’avaient Comparées à leurs objectifs, les deux orga- pas le droit d’y accéder. En second lieu, cette nisations offraient une aide à un nombre forme de soutien dans les deux pays était important mais pas extraordinaire de deman- relativement chère, ce qui s’explique tout deurs d’emploi. Cette situation s’est dra- d’abord par la dimension complémentaire matiquement modifiée en Allemagne au liée à l’éducation. Des raisons spécifiques cours de l’année 1934 et aux Etats-Unis en s’ajoutèrent à cela, à savoir, en Allemagne, la 1941. Dans les deux cas, il ne s’agissait pas rivalité existante avec d’autres organisations d’un agrandissement de l’organisation mais national-socialistes ou, aux Etats-Unis, le d’un recul du chômage qui n’avait rien à fait que le CCC s’intéressait autant à l’agri- voir directement avec celle-ci. Aucun des culture et à l’environnement qu’à l’aide à la deux services n’était en mesure de constituer jeunesse et à la création du travail. Ce qui un facteur déterminant de lutte contre la explique pourquoi dans les deux pays, jus- crise, qu’il s’agisse de son importance ou qu’à la résolution des problèmes, les services des moyens de son financement12. du travail constituaient des organisations secondaires dans la lutte contre le chômage Mesurées à un autre système de référence les de masse. deux organisations apparaissent sous un jour plus positif. Si on les compare à toutes les mesures destinées à la création du travail à l’échelle nationale, le service allemand était Quels rôles ont joué les deux organisations, constitué, entre 1933 et 1934, en moyenne de en terme de perspective organisationnelle, 42 % de toutes les personnes ainsi dans leur recherche en vue de surmonter la employées. Au CCC, qui fut la première crise ? Si l’on se réfère à leur importance, mesure socio-économique du New Deal, chacune disposait de suffisamment de jeunes elle atteignait malgré tout 10 %. chômeurs masculins pour traiter à fond le chômage de masse sans pour autant aboutir Si l’on se réfère à toutes les mesures natio- à la résolution de leur problème. Leur contri- nales prises pour la lutte contre la grande bution est à considérer, dans un rapport dépression, le service du travail tant alle- d’équivalence, comme symbolique.

12 Cf. Ibid., pp. 145-150, 183-187. 13 Cf. HIERL, Schriften und Reden, vol. 2, p. 96. 14 Nelson C. BROWN, «Forest and Men Benefited by CCC», in New York Times, 8.10.1933.

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Elles ont démontré que le gouvernement Corps une importante institution démo- de chaque pays avait reconnu le problème et cratique et pédagogique et celui radicale- s’était efforcé de le résoudre. Lorsque, pour ment anti-autoritaire qui ne pouvait pas être des raisons qui n’avaient rien à voir directe- accepté par la société américaine. Dans l’en- ment avec les deux organisations, le pro- semble, toutes ces idées n’ont pas pu gagner blème du chômage fut résolu dans les deux d’influence au CCC. Une autre dimension, pays, les Etats-Unis supprimèrent le servi- plus importante, peut toutefois être claire- ce, devenu inutile, au début des années 40. ment trouvée dans un slogan du CCC. Le L’Allemagne national-socialiste, qui avait la portail d’entrée d’un camp du CCC dans crise derrière elle depuis le milieu des années l’Etat de Washington mentionnait de façon 30, prit une tout autre voie. Les tâches édu- paradigmatique pour l’éducation du Corps : catives devinrent l’axe central que le service «We can take it» (On peut le prendre)14. Le du travail avait entrepris, dans une moindre Corps se définissait ainsi moins par son mesure, auparavant. C’est de ce dont il va offre pédagogique. Il s’entendait davantage être question dans la suite. comme un examen des capacités auquel chaque enrollee devait se soumettre. Dans l’ensemble une quiétude pragmatique domi- II. Education dans les nait toujours les argumentations théoriques. services du travail Par comparaison le RAD, au-delà de toutes Tant les services américains qu’allemands les insuffisances théoriques qui caractéri- avaient une mission éducative. Au niveau des saient d’une manière générale les idées programmes d’éducation, il y avait pour- éducatives national-socialistes, disposait tant de notables différences. Le service du d’une conception relativement élaborée qui travail allemand, depuis le changement de devait être mise en scène par le «vécu» régime, fonctionnait (en premier lieu) sous (Erlebnis), la «camaraderie» (Kameradschaft) le signe de l’éducation. Le 1er mai 1933 le et la «Communauté du peuple» «Reichsarbeitsführer» Hierl exprima ainsi (Volksgemeinschaft) et ainsi transmise le fait que le service du travail était «la gran- comme un idéal. Le camp représenta pour de école éducative pour le socialisme alle- l’«éducation du vécu» le moyen pour accom- mand, c’est-à-dire pour la communauté du pagner entièrement les jeunes hommes pen- peuple allemande»13. dant la durée de leur service de travail et les De son côté, le CCC se voyait en premier couper de leur vie antérieure. Au contraire lieu en tant que créateur de mesures en vue des Etats-Unis, l’individu était moins consi- de trouver du travail, avec une composante déré comme un point central que la forma- éducative. C’est la raison pour laquelle il tion de la collectivité sous identité était souvent question au CCC d’un effet national-socialiste. Le service du travail du éducatif mais presque jamais d’une théorie «IIIe Reich» s’attachait moins aux idées de la de l’éducation sur laquelle se fonder. Pour science de l’éducation national-socialiste une telle orientation, il y avait d’abord l’ar- qu’on aurait pu le penser. Lorsque les écrits mée, et Fechner, le directeur du CCC. A d’Ernst Krieck ou d’Alfred Baeumler côté de cela, il y eut des essais en vue de concernant le service du travail étaient cités, rendre productives pour le Corps des idées il s’agissait plus d’un travail théorique à pos- du Progressive Education Movement. teriori sur la conception et la pratique dans Fondamentalement, les idées évoluaient le service du travail qu’une influence réelle de entre deux concepts, celui qui aurait fait du la pédagogie professionnelle. De tels élé-

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ments occupaient davantage des étudiants en Par exemple, dans certains camps, deux doctorat qui, dans les années 1930, rédi- minutes de retard étaient sanctionnées de geaient sur le sujet plutôt que ceux qui, au huit jours d’arrêts. Si la pratique ne relevait sein de l’organisation, étaient responsables du pas du règlement «dur» et disciplinaire, elle programme pédagogique. résultait alors de problèmes d’organisation de nature économique ou structurelle. En *** Allemagne, l’organisation des camps fonc- Au niveau de la pratique éducative tionnait en étroite relation avec le modèle (Erziehungspraxis), il existait des analogies éducatif du RAD. Elle était pour cette raison frappantes entre les deux services. Ceci à la fois un préalable, un moyen et un miroir. explique le rôle important que la discipline Car des contrôles disciplinaires, l’habitude jouait des deux côtés de l’Atlantique, ce qui de la chose militaire et la référence à l’image s’est démontré dans la structure organisa- national-socialiste de la nature et de la mas- tionnelle du service du travail et s’est dès culinité sur laquelle reposait l’expérience du lors concrétisé dans le domaine de l’éduca- camp étaient également des éléments clés tion. Ceci devint essentiel au système des des devoirs d’éducation du RAD. camps. D’une manière générale, le système idéal du «camp total» doit être défini dans le Les camps du CCC, à première vue, étaient contexte de ce travail comme permettant encore plus orientés sur un caractère militaire une emprise totale sur l’individu, par le du fait qu’ils étaient directement conçus, contrôle notamment de la discipline, mais pas installés et dirigés par l’armée. Ainsi le ser- en vue d’éveiller la responsabilité personnelle vice du travail américain avait la capacité de et l’autonomie. Il devait être considéré devenir un système de camp total. Les élé- comme un signe de modernité, et comme ce ments de discipline, de surveillance et d’ac- fut le cas dans l’entre deux guerres pour de coutumance à la chose militaire résultaient nombreuses sociétés, comme un potentiel en Amérique partiellement de nécessités supplémentaire d’ordre. Mesuré à ce type mais étaient également dans une certaine idéal, le concept du service du travail alle- mesure voulus. mand représentait un essai d’expérience En regard de ces préalables, les comman- totale du camp. Cela se démontrait avant dants de camp agissaient toutefois de maniè- tout par l’ordre de l’espace et du temps dans re très différentes, raison pour laquelle les les camps. Tout était basé sur une méthode résultats étaient différents d’un camp à qui consistait à écraser toute dynamique et l’autre. Certains commandants de camp à guider la vie du camp dans le cadre de punissaient la plus petite infraction envers la voies statiques planifiées à l’avance. C’est discipline par des sanctions drastiques et la raison pour laquelle il ne devait y avoir souvent aussi d’une manière collective. Dans dans les camps aucun «angle mort» qui d’autres camps étaient créés des kangaroo aurait échappé à la surveillance. Et c’est la rai- courts dans lesquelles les enrollees accusés de son pour laquelle, selon Hierl, pas un quart petites infractions étaient jugés par d’autres 15 d’heure ne devait être gaspillé . membres du service du travail dans le cadre Les travailleurs qui s’élevaient contre les d’une auto-administration auto-respon- règles du camp étaient très sévèrement punis. sable. Dans l’ensemble la tentative, aux

15 HIERL, Schriften und Reden, vol. 2, p. 245. 16 Cf. «Employment Status of Former Members of the Civilian Conservation Corps», in Monthly Labor Review, 39, 1934, pp. 308-310.

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Etats-Unis, de créer un système total n’a giques. L’autre mission essentielle était par pas totalement réussi en raison du rattache- contre différente dans chacun des deux ser- ment du Corps à une société démocratique vices. Le CCC offrait, contrairement au et pluraliste. En dernier lieu, ils affirmaient RAD, un mélange de scolarité et avant tout que les principes du libre choix et de l’indi- de savoir professionnel qualifié. Cette vidualisme se heurtaient aux tendances nor- branche de formation constituait sa secon- matives, disciplinaires et autoritaires. Au de mission pédagogique essentielle. L’objectif total s’instaura un équilibre instable entre ces était d’augmenter l’«employabilité» des chô- pôles qui, au CCC, étaient constamment meurs. Pour cela le Corps offrait de nom- renouvelés. Le conflit entre les extrêmes se breux cours, s’étendant des classes de lecture reflétait dans tous les secteurs de la pratique et d’écriture pour analphabètes jusqu’aux éducative. Ces déficits qui ont eu pour consé- examens finaux des collèges. Plus impor- quence une compréhension équivoque du tantes encore étaient les vocational classes caractère démocratique du CCC n’ont pas qui offraient une formation de base pour été relativisés par les influences anti-totali- différents métiers. Le spectre était ventilé taires existantes. Dans cette direction, le fait en centaines de cours différents et compre- que le service de travail avec son profil édu- nait par exemple la construction de routes, catif spécifique ait eu un caractère transi- l’économie forestière, la mécanique auto- toire a joué. Avant comme après (et mobile, la cuisine, l’administration et le des- également pendant leur service), les enrollees sin industriel. Ces cours devaient aider les pouvaient aussi profiter d’autres possibilités jeunes chômeurs à trouver un emploi après pédagogiques relevant davantage de la for- leur passage au service du travail. Ceci mation de citoyens majeurs évoluant en démontre à quel point le programme du démocratie. En Allemagne, par contre, le CCC était déterminé par le chômage de service du travail ne constituait qu’un élé- masse. ment parmi toute une série d’institutions sociales qui comme le RAD approchait le Comme l’Allemagne surmonta rapidement type idéal du camp total. C’est dans ce sens la crise économique mondiale et du fait que qu’agissaient par exemple les camps de for- les adhérents au service du travail n’étaient mation de la H.J. et de la S.A. pas tenus d’effectuer une formation com- plémentaire pour trouver un travail après Les deux différents systèmes de camp se leur temps de service, il n’existait pas ici de trouvaient dans une situation de tension par situation comparable en matière d’éduca- rapport à la mobilisation de masse qui tion. De plus, on doit constater que le CCC enflammait le national-socialisme et le New n’a pas rencontré le succès escompté avec ces Deal après 1933. Les deux nations libéraient cours. Mesuré à l’objectif d’accroissement des dynamiques sociales lorsqu’elles prati- des capacités professionnelles des hommes, quaient une politique d’Etat de motivation le système échoua. Cette situation fut par- et de direction des masses et qu’elles réagis- ticulièrement mise en relief par une étude de saient en même temps aux séismes qu’avait 1934. Comparé à près de 90.000 enrollees, provoqué la grande dépression. Les poten- seuls 20% d’entre eux trouvèrent du tra- tiels déstabilisateurs furent atteints et freinés, vail après leur départ du Corps16. D’autres domptés et disciplinés par le système statique études n’ont pas fait ressortir de résultats des camps. Canalisation et modération par beaucoup plus optimistes. Ainsi la part des la discipline constituaient une de deux mis- chômeurs parmi les anciens du CCC se sions essentielles des deux services pédago- situait largement au dessus de la moyenne de

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la population, le Corps n’ayant pas réussi à du service et à ses conditions d’accès. Au procurer un avantage à ses adhérents sur le total, le RAD ne constituait pas du tout un marché du travail. îlot apolitique comme ses défenseurs l’ont toujours affirmé après 1945. Il se rangeait En Allemagne, la seconde mission officiel- plutôt dans le cercle des autres institutions le se situait dans un autre domaine. Il se éducatives du national-socialisme. Car celles- pourrait qu’il s’agissait d’un enseignement ci comptaient moins sur l’esprit que sur le concernant la politique étatique sur des corps et l’âme des gens. thèmes tels que «le juif ennemi du peuple allemand» ou «pourquoi sommes-nous anti- Dans tous ces domaines, le service du travail sémites ?»17. Pourtant, cette forme d’ensei- national-socialiste réussissait mieux que dans gnement ne put jamais se développer en le domaine de l’éducation politique en matiè- tant que module d’éducation pour de nom- re de diffusion d’un savoir. Ceci fut vrai en breuses raisons. Le personnel enseignant se premier lieu pour la période allant de 1934 montra largement dépassé et, à côté de cela, jusqu’à la fin des années 30 lorsque le pro- il existait d’autres facteurs structurellement gramme éducatif du RAD put se développer restrictifs tels que le fait que les cours avaient totalement. Par la suite, cette éducation mise lieu tard dans l’après-midi après une journée sur pied dut être continuellement réduite de travail physiquement dur. En tout état de au bénéfice du travail et de l’enjeu militaire cause, la transmission d’un savoir impré- - toutes les idées ambitieuses en matière gné par l’idéologie ne constituait pas la d’éducation ont du être abandonnées. Mais seconde préoccupation essentielle. Car à ce n’est pas seulement le service du travail côté de la notion de discipline, le service du national-socialiste, mais aussi le CCC qui travail était totalement préoccupé d’ensei- comptait sur la conscience du corps et l’af- gnement physique et d’imprégnation affec- fectivité de l’homme. Le Corps s’entendait tive. Il s’agissait ici d’opérer une également en tant qu’école de la virilité. «transformation en acier du corps» par le travail et par le sport. Servaient également James MacEntee, le successeur de Fechner en à cet effet les «exercices d’ordre» tant que directeur du Corps, exprima cela de (Ordnungsübungen), une invention du ser- manière significative. En 1940, intitula un livre concernant le CCC «Maintenant ce vice du travail par laquelle les hommes pra- 18 tiquaient les exercices avec une bêche. sont des hommes» . L’idéal masculin et la prééminence des sexes que le Corps repré- Concernant le domaine affectif, le service sentait était aussi polaire et hiérarchisé qu’en voulait transmettre une prise de conscience Allemagne et comptait également sur une spécifiquement national-socialiste de la mas- personnalité endurcie, orientée sur le corps culinité et un «sentiment du nous» (Wir- et axée sur des qualités secondaires telles le Gefühl) dans le sens d’une identité collective. goût du travail, la propreté et la subordi- Au plan émotionnel, les jeunes hommes nation. Par rapport à l’Allemagne, le CCC devaient être préparés à une future guerre et était certainement moins axé sur la com- adopter un antisémitisme radical sur une munauté. Avec ses objectifs, le Corps, à base raciste. Les deux à nouveau corres- l’identique du service allemand, avait pas pondaient aux structures institutionnelles mal de succès. Ceci s’exprimait dans des

17 Fritz SCHINNERER, Unser Arbeitsgau 28 (Franken), Ein Handbuch fût seine Führer, Arbeitsmänner und Freunde, Nürnberg, 1935, p. 28. 18 James McENTEE, Now They are Men. The Story of the CCC, Washington, 1940.

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témoignages d’enrollees relatifs à leur pério- explicite du racisme. Son noyau fut l’anti- de au service du travail et des sources d’his- sémitisme qui développa une tendance vers toire orale d’anciens «boys» du CCC. le génocide. Par contre la guerre et le racisme dans la *** programmatique et la pratique de l’éducation Les deux organisations avaient au départ du CCC jouaient un rôle totalement diffé- des difficultés avec leur personnel ensei- rent. Contrairement au service du travail gnant - les pertes dues aux frictions à cause national-socialiste, aux Etats-Unis, la pré- de la mauvaise distribution des rôles et des paration active à la guerre ne fut introduite luttes de compétence. De plus l’insuffisan- que tardivement dans le programme éducatif. ce de moyens financiers et administratifs Ce n’est qu’après de longues discussions concernant les installations se faisaient res- qu’en août 1941, peu de mois avant la dis- sentir dans les deux pays. Le CCC fit face à solution du Corps, que la préparation acti- ce problème de manière plus habile parce ve à la guerre fut introduite dans le qu’il avait d’une part un objectif éducatif programme éducatif. La préparation mili- moins important. Ce n’est pas «l’homme taire, les cours professionnels adaptés aux nouveau» en tant que projet semi-utopique nécessités de la guerre et le patriotisme ren- de la «communauté du peuple» qui devait forcé constituaient primairement une réac- être formé ici mais, en accord avec la cultu- tion et non pas un pas hostile dirigé contre re politique américaine, un individu effica- l’étranger. Les Etats-Unis et le CCC répon- ce. Par ailleurs, les éléments pédagogiques qui daient par là aux agressions de l’Allemagne, allaient au-delà de la discipline n’étaient for- du Japon et d’autres Etats, ce qui rendait mulés qu’à titre d’offre. Car fondamentale- l’entrée des Etats-Unis dans la Deuxième ment, la participation à tous les cours après Guerre mondiale de plus en plus probable. le temps de travail était basée sur le volon- tariat. D’autre part, le Corps utilisait le La composante raciste qui avait une influen- potentiel de résolution de crise disponible ce en ce qui concerne l’accès au CCC n’avait mieux que le service allemand. Le RAD toutefois que peu d’impact sur l’éducation. avec son programme pédagogique créait de Le Corps pouvait toutefois se voir reprocher telles attentes qu’il devait pratiquement de ne pas avoir combattu activement les échouer par rapport à celles-ci. La structu- inégalités existantes. En ce domaine tout re de direction du RAD était structurelle- particulièrement, il ne faut pas faire abs- ment totalement dépassée car elle était traction des différences très importantes compétente dans des domaines qui furent, au existant entre le RAD et le CCC. Le racis- CCC, partagés entre les officiers, le per- me dans le programme éducatif du CCC sonnel des services techniques et les ensei- restait toujours implicite, cela allait jusqu’au gnants qui venaient de l’extérieur. point où, dans les différents camps, les African Americans, dans des camps de ségré- Que les prétentions des deux services visaient gation, bénéficiaient de cours de cuisine et de malgré tout large se démontre par le fait services plus fréquents que la moyenne, soit que même le temps de loisir, différent dans d’activités sous-qualifiées qui de manière une certaine mesure, était considéré comme traditionnelle étaient qualifiées de «jobs une part du temps d’emploi journalier pro- pour les nègres». Il s’agissait ainsi d’une grammé. En correspondance à l’esprit du forme relativement subtile de discrimina- temps, il fallait faire comprendre que le ser- tion. Par contre le RAD élabora dans le III vice représentait davantage que la stricte e Reich une variante plus radicale et plus reproduction de la capacité de travail.

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Compte tenu de la tendance internationale existait de manière identique. Il s’agissait visant à réduire le temps de travail, toutes les premièrement dans les deux services du tra- sociétés industrielles modernes étaient vail de faire des jeunes hommes chômeurs conscientes du fait que le temps disponible des membres disciplinés de la société. Ainsi, individuellement allait augmenter pour de capacité de travail au lieu de laisser-aller, larges groupes de population. Les services du volonté de travail et ordre discipliné plutôt travail essayaient de répondre à ce phéno- que protestation, un idéal masculin ferme- mène. Ils voulaient, pour les heures de loi- ment orienté plutôt que de la mollesse, dis- sirs, donner aux jeunes des activités réglées, crétion au lieu de criminalité et déviance sensées, et socialement stabilisantes. Il s’agis- figuraient sur les drapeaux du service du sait en fin de compte de discipliner le temps travail tant allemand qu’américain. Les ana- libre. Pendant les périodes de loisirs, les logies entre les deux sociétés peuvent éton- conceptions d’éducation et de politique ner au vu de leur différence de culture sociale enseignées par les organisations politique. Elles s’expliquent avant tout par devaient être renforcées. Au RAD, le temps la pression de la crise due à la grande dépres- libre comptait explicitement en vue du sion. Même après que le national-socialisme «contrôle d’apprentissage». Ceci était tout allemand eut surmonté la crise économique, particulièrement mis en relief par le fait que il exigeait des «camarades du peuple» appri- le comportement relevé pendant les heures voisés de cette manière, raison pour laquel- de loisirs pouvait influencer la notation d’un le après 1935 rien ne changea en matière de membre du service du travail, ou que des programme d’éducation. L’éducation au activités de loisir apparemment inoffensives, RAD correspondait ainsi à la logique du tel le théâtre de marionnettes, véhiculaient système du dépassement de la crise du IIIe une idéologie national-socialiste. Reich. Le racisme et la guerre étaient ses fondements essentiels. L’idéal semi-autori- En comparaison, le Corps laissait à ses taire du CCC contribua à stabiliser la socié- membres plus de liberté. Mais là également té américaine des années 30. Mais il existait des interférences comme on peut le n’enseigna pas aux enrollees d’une manière constater dans les livres mis à la disposition conséquente le sens de la responsabilité per- des volontaires. Les publications commu- sonnelle propre aux citoyens majeurs vivant nistes étaient interdites et confisquées par les en démocratie. Ainsi il ne réalisa pas plei- officiers lorsqu’elles étaient trouvées chez les nement son potentiel. enrollees. Il ne s’agissait pas uniquement de publications de la gauche radicale mais éga- lement des journaux de la gauche libérale Dans le domaine de l’éducation, champ comme The New Republic ou The Nation dans lequel une notable distance existait qui ne devaient pas se trouver dans les camps. entre les deux services, on en arriva à la La direction poursuivait ainsi dans l’en- forme la plus étroite des échanges. Du côté semble un programme pédagogique conser- américain, et avant tout le président vateur-autoritaire restrictif. Roosevelt lui-même, on était remarquable- ment ouvert aux idées de l’Allemagne natio- L’apport spécifique de l’éducation visant à nal-socialiste. Ceci se démontra de la manière surmonter la crise économique mondiale la plus significative lorsqu’en 1938 il proposa pour la stabilisation de la société de l’époque, lui-même d’étudier le RAD, nullement pour comme dans le secteur de l’organisation, y trouver du matériel de propagande à

19 «The Useful C.C.C.», in Boston Evening Transcript, 3.1.1935.

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retourner contre le régime national-socialiste, des déclarations officielles du Corps. En mais afin de voir si l’on pouvait retenir fait, aux Etats-Unis, les objectifs humanitaires quelque chose du cas allemand. A la fin de et éducatifs avait un poids supérieur sur la la même année on en arriva effectivement à conception du programme que ce que la un tel processus de transfert. Le CCC adop- propre présentation du CCC laissait sup- ta ainsi dans un programme inspiré du poser. Ceci se constate entre autre par le «Flieger H.J.» (Aviateur H.J.) l’apprentissage fait que la société américaine n’a jamais émis des mécaniciens de l’air. Le Corps ne trans- de critiques sur les résultats du travail du posa pas telle quelle la structure mais la Corps et avalisait avant tout sa fonction transforma de façon à ce que la démocratie salutaire. Une appréciation que le journal américaine, sous Roosevelt, n’éprouve appa- Boston Evening Transcript en 1935 trouva remment aucun problème de fond concer- réaliste : «it is perhaps not too much to say nant le fait d’apprendre de la dictature that they [the enrollees ; K.P.] have benefi- hitlérienne. Ainsi le quotidien dans de nom- ted more than the forest» (il n’est proba- breux camps, aux Etats-Unis et en blement pas trop de dire qu’ils [les enrollees ; Allemagne, n’était pas seulement lié à son K.P.] en ont profité plus que la forêt)19. rôle fondamental constitué par le contrôle et Ainsi, le poids du travail sur les chantiers était la discipline, mais il existait également, au curieusement identique dans les deux orga- niveau de l’éducation, des rapports étroits nisations. sous forme de perceptions et de transferts par delà l’Atlantique. Ainsi se démontraient Les projets types poursuivis par les deux dans ce domaine non seulement des diffé- organisations correspondirent longtemps rences auxquelles on pouvait s’attendre dans les uns aux autres. Mais le poids donné aux la programmatique et la pratique de l’édu- domaines particuliers était différent. Pendant cation mais également des similarités signi- que l’Allemagne, ayant la guerre en vue, ficatives. Il y avait encore plus de parallèles avait pour objectif l’autarcie en matière de entre le RAD et le Corps concernant les produits agricoles et privilégia jusqu’en 1938 travaux entrepris. l’amélioration du sol, aux Etats-Unis les mesures d’infrastructure techniques repré- sentaient plus de la moitié des travaux. Ceci III. Le travail pratique parce que les Etats-Unis n’étaient pas défi- citaires en produits alimentaires et que cer- des services taines initiatives du New Deal, par exemple l’ Agricultural Adjustment Act, comptaient La seconde mission, mise à part l’éduca- même sur une augmentation des excédents tion, tant au CCC qu’au RAD, concernait en produits agricoles et non sur une aug- le travail pratique. Dans les deux pays elle mentation de la productivité. comprenait en premier lieu des projets dans le secteur primaire, entre autres des travaux Tandis que l’agriculture et la protection de forestiers, l’amélioration du sol, la protection l’environnement constituaient un champ contre les catastrophes ainsi que des tra- d’activité autonome du CCC, elles ne vaux dans le domaine des infrastructures, jouaient pas un rôle prioritaire au RAD tels la construction de chemins et de routes. allemand. Ceci renvoya aux problèmes éco- Tandis que la dimension du travail dans le logiques plus importants pour les Etats- service du Reich était subordonnée tant Unis, qui firent preuve d’une conscience dans la programmatique et la pratique à plus intense de la gravité de la crise. l’aspect pédagogique, elle figurait au centre Roosevelt lui-même, qui bien avant son

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mandat présidentiel, s’intéressait à ce type de sibilités d’action des deux organisations. Il en problème, ne fut pas le dernier en 1933 à découlait que ni le service allemand ni le s’impliquer pour le CCC en raison des pro- service américain ne pouvaient fournir un blèmes d’environnement. Cette dimension apport substantiel en vue de surmonter la resta toujours secondaire dans le service du crise économique. Car les mesures qu’ils travail allemand. Il en fut de même pour les avaient prises ne se situaient pas dans les projets en matière de tourisme. Tandis que secteurs économiques essentiels pour la le Corps construisait des installations de conjoncture et n’étaient pas de nature à sur- loisirs, et par là même satisfaisait aux besoins monter la dépression. Les projets ayant une de la société de loisirs naissante, de tels pro- véritable signification militaire n’ont, pendant jets étaient marginaux au RAD. A l’inverse, longtemps, pas été poursuivis par les deux en comparant l’arrière-plan, le régime natio- services. L’analogie, superficielle, avait tou- nal-socialiste portait nettement ses efforts sur tefois des motifs différents. Les interven- une guerre d’agression. tions internationales ont eu pour conséquence que le IIIe Reich dut geler en Dans les deux pays, les services mettaient 1933, tous les plans prévus. Compte tenu l’accent sur l’intérêt qu’ils manifestaient d’une décision émanant de la conférence pour l’agriculture et l’économie forestière. internationale de Genève du printemps de Les travaux dans le secteur secondaire et cette année sur le désarmement, le régime même tertiaire ne prenaient que peu d’im- ajourna l’introduction du service du travail portance bien qu’il s’agissait, dans les deux obligatoire et la militarisation de l’organi- pays, de sociétés industrielles modernes. sation. Ainsi tous les projets allant dans ce Comme le montre la comparaison, la mise sens furent figés. Ce n’est qu’en 1935 que le en avant du secteur primaire n’était pas due régime croyant avoir acquis suffisamment de qu’à des raisons politiques, fiscales ou pra- marge de manœuvre en matière de poli- tiques, elle était également l’expression d’un tique extérieure créa simultanément l’obli- esprit du temps qui accordait une valeur gation du service du travail et du service particulière aux travaux manuels durs et au militaire. contact avec «le sol». Ce point de vue consti- tuait une réaction contre les poussées et les crises de la modernisation de la première Lorsqu’en 1938, le régime national-socialiste moitié du XXe siècle. De nombreuses socié- renforça encore les efforts militaires, le régi- tés industrielles modernes répondirent à me se heurta à la seconde interdiction issue l’époque avec des schémas passéistes iden- de la conférence de Genève en plus de celle tiques visant à un retour des relations sociales portant sur l’interdiction du service du tra- préindustrielles. Alors que ce revirement vail obligatoire. Il commença à militariser le vers le passé en Allemagne reposait sur un RAD. En premier lieu, on investit des pro- consensus relativement large de l’élite poli- jets ayant une utilité militaire directe, comme tique, de nombreux Américains, y compris ce fut particulièrement le cas pour le mur de des ministres influents et des conseillers du l’Ouest. A cette ligne de défense de Bâle à président, favorisaient un modèle moins Aix-la-Chapelle participèrent jusqu’à 100.000 rétrospectif dans la lutte contre la misère. «hommes du travail». Puis les compagnies En même temps, l’accent mis sur le secteur du RAD obtinrent une formation militaire primaire avait des conséquences sur les pos- de base.

20 Cf. BA/B, ZSg 145/57, Chronik der Abteilungen des Standorts Uniejow, 1941.

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Lentement, le RAD se transforma en une unités poursuivirent les projets initiaux qui «troupe de construction» de la Wehrmacht. étaient en lien direct avec l’économie de Spécialement à partir de 1941-1942, il fut guerre. La partie «civile» restante du servi- impliqué plus directement dans les com- ce était centrale en vue de constituer la légi- bats de telle sorte qu’à la fin de la guerre il timation des deux organisations. Elle constituait une troupe dépendante des forces rappelait la préoccupation originelle de l’or- combattantes régulières qui pouvait à peine ganisation et justifiait par là la continuation être distingué de celles-ci. Le service du tra- de sa propre existence. Comme au cours vail du Reich participait dans ce cadre, au de cette phase les deux organisations avaient moins partiellement, aux crimes de la guer- perdu leur profil initial spécifique, des voix re national-socialiste ainsi qu’au meurtre s’élevèrent tant en Allemagne qu’en des Juifs d’Europe. Par exemple à Uniejow, Amérique pour demander une dissolution les hommes du RAD furent directement des services du travail. La poursuite de pro- impliqués dans un pogrom et à la ghettoï- jets civils correspondait dans les deux pays sation des Juifs20. D’autres recherches seront à l’intérêt des services du travail de mainte- nécessaires pour déterminer la participation nir leur propre existence. Le contexte poli- du RAD à ces crimes, mais on peut consta- tique supérieur, toutefois, était différent dans ter que le service du travail a vécu un pro- chacun des deux pays. Il convient ici de rap- cessus de brutalisation. Ce fut également le peler que l’Allemagne national-socialiste, cas pour de nombreuses organisations natio- au début de la guerre, considérait ces troupes nal-socialistes au cours de la Seconde Guerre de construction importantes dans le poids de mondiale. la guerre alors qu’aux Etats-Unis, peu de mois après l’entrée en guerre, un consen- Par contre, la non participation à la forma- sus naquit sur le fait que le Corps n’avait plus tion militaire fut un élément constitutif de sa raison d’exister. chacun des consensus qui ont rendu le CCC possible en 1933. En premier lieu, les Etats- En tout état de cause, la dissolution du CCC Unis pouvaient faire face aux nécessités de ne constituait pas l’alternative démocratique sécurité en faisant appel à ses forces régulières à l’introduction du RAD dans le processus de défense et il existait un consensus sur le de la conduite de la guerre. La démocratie fait qu’un service militaire obligatoire n’était américaine aurait également pu transformer pas nécessaire. A côté de cela, il y avait l’ar- son service du travail en troupe de travail, ce gument du «service du travail du Reich» et, que fit le RAD national-socialiste. Certains d’une manière plus générale, un reproche de experts militaires aux Etats-Unis voyaient fascisme qui menèrent au fait que le Corps avec une certaine jalousie, après 1942, l’or- n’accomplissait aucun entraînement mili- ganisation de Hierl pour laquelle il n’existait taire et n’entretenait aucun projet de travail pas d’équivalent aux Etats-Unis. comprenant un aspect militaire. Ce n’est C’était avant tout la constellation politique qu’après l’entrée en guerre des Etats-Unis en qui conduisit à la dissolution du Corps. décembre 1941 que ces éléments furent Compte tenu d’une opposition constante introduits dans le CCC. à l’encontre d’une militarisation de l’orga- nisation et contre une ouverture sociale Par la suite, les caractéristiques des deux dépassant le cercle des chômeurs, cela impli- services se rapprochèrent. A l’époque, la quait une décision conséquente liée au déve- plupart des unités furent créées en tant que loppement antérieur. troupes de construction d’unités du génie pour les unités combattantes. Les autres ***

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Les ressemblances structurelles des deux Si l’on compare l’efficacité économique et organisations, qui reposaient sur un équilibre l’efficience de ces deux organisations, il entre travail et éducation tout en évitant de convient avant tout de constater qu’aucun concurrencer l’économie privée, se démon- jugement définitif ne peut être porté pour les trent également par des réactions analogues deux services. Ceci n’est pas étonnant pour suite à la revendication d’aider à travailler aux le RAD, compte tenu de la situation des récoltes. De telles exigences ont été deman- sources et de la nécessaire justification d’une dées dès 1933 et les deux services du travail dictature qui ne publiait que très peu de entreprirent tout ce qui était en leur pouvoir vues (d’éléments) non-arrangées. Pour le pour s’en passer. Le RAD en premier lieu CCC, en comparaison, ce résultat s’explique refusa ces demandes avant tout à cause de par la signification secondaire du travail pra- l’impossibilité de lier ses exigences pédago- tique. Le caractère effectif du CCC par rap- giques à ces formes d’activité. Par contre, le port au contexte national était déterminé CCC justifia ses protestations contre cette essentiellement par le fait qu’il s’agissait d’un forme d’activité en raison de son éloignement petit programme dans le cadre du New de l’économie privée. Malgré tout, les deux Deal. Comme il n’occupait qu’un faible services trouvèrent des arguments analogues pourcentage des jeunes américains, le résul- afin qu’ils puissent être validés dans chaque tat d’ensemble de son travail ne pouvait pas pays. être très important. Mais dans le lot des Pourtant, en Allemagne, le service du travail actions qu’il assumait, telles les mesures fut encore massivement utilisé dès 1937 dans d’infrastructures techniques, la protection les travaux de récolte. Par rapport à l’année contre l’incendie, la plantation d’arbres, il précédente, la participation à ce travail aug- incombait au Corps une action impres- menta de 7% à 33,2%. Environ un tiers des sionnante. «hommes du travail» initialement occupé Par contre, le RAD était orienté vers l’en- à des projets types, tel l’amélioration des semble de la population allemande et le sols, furent retirés de ces travaux21. Seul le nombre de projets de travail était réelle- développement économique, différent, aux ment plus important. Il échoua en raison Etats-Unis eut pour effet que le CCC fut de ses vastes plans d’amélioration du sol. tardivement confronté à ce travail, et de Compte tenu des méthodes, du manque de manière moins importante que le RAD. matériel et des problèmes organisationnels, Ceci mis à part, le service du travail améri- les résultats ne pouvaient pas être améliorés cain, à l’encontre de sa position officielle, d’une manière significative. Le RAD pouvait ne fut pas une mesure de création de travail aussi compter sur de nombreuses installa- et ne put pas être utilisé de manière flexible tions. L’amélioration des sols était égale- pour les activités les plus diverses sans que la ment entreprise par des personnes provenant structure organisationnelle originale, et par- de l’économie privée et par des travailleurs ticulièrement l’obligation d’éducation ait engagés au titre de secours. Des soldats et des été massivement mises en cause. A titre de prisonniers pénaux participaient aux mois- comparaison, il apparut que la réaction sons, l’organisation Todt à la construction du défensive du «Reichsarbeitsführer» Hierl mur de l’Ouest et, pour les incendies, il était relevait de raisons d’ordre structurel liées fait appel aux pompiers et aux services tech- au caractère général des services du travail. niques de secours. Compte tenu de la diver-

21 Cf. «Der Reichsarbeitsdienst in den Jahren 1935 bis 1937», in : Wirtschaft und Statistik 18, 1938, pp. 126-130. 22 Cf. PATEL, Soldaten der Arbeit, pp. 325 et 396-397.

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sité des projets en cours et des différentes nique des deux services. Initialement ces composantes possibles, des estimations ne deux directions avaient compétence pour sont guère possibles à ce niveau général. l’organisation, l’exécution et le contrôle des chantiers et étaient intéressés par une haute Des constats plus précis permettent de com- efficacité et efficience. parer la productivité des services comparés à l’économie privée. Alors que le Corps Pour le RAD, ces tâches étaient exécutées en atteignait 70% de la productivité de l’éco- dehors de l’organisation et étaient dévolues nomie privée, la part des services allemands aux autorités culturelles du Land, des com- se situait à un niveau clairement inférieur à munes et des responsables des plans qua- 50%22. Il s’avère difficile d’établir un constat driennaux. Au CCC par contre, les services en raison des problèmes relevés. Diverses techniques constituaient eux-mêmes une sources font état d’un rendement faible du partie de la structure organisationnelle, et service et ont mis en exergue le fait qu’il par là même, du «système» CCC. Par son avait encore baissé en Allemagne au cours de imbrication dans l’institution, l’efficacité la militarisation en 1938 et 1939 et repré- professionnelle du Corps a été prise plus sentait moins d’un tiers par rapport à la pro- au sérieux qu’en Allemagne. Car là, de nom- ductivité du secteur privé. breux responsables du RAD considéraient le travail comme moins important que le Egalement par tête, pour autant qu’on puis- contrôle disciplinaire. se croire aux peu de sources disponibles, l’efficience du travail au CCC était de loin Certains problèmes étaient identiques de meilleure qu’au RAD. Les raisons essen- chaque côté de l’Atlantique. Il existait éga- tielles d’une productivité plus grande du lement aux Etats-Unis un conflit sur le fait Corps provenaient d’une utilisation plus que les enrollees avaient à travailler essen- importante des machines et d’une durée tiellement pour des raisons de discipline et plus longue de travail. Enfin en Allemagne, du fait d’une orientation prônant simple- ce n’est qu’au cours de la récolte de 1937 que ment la performance sur les chantiers. En l’on atteignit un niveau économiquement Allemagne, la confrontation entre le systè- raisonnable. Initialement, la journée de tra- me du service du travail et son environne- vail durait huit heures, y compris le temps ment a eu lieu. Les critiques exprimées par pour aller et revenir du travail, ce qui cor- des tiers contre le RAD furent dures. Dans respondait à une durée effective de travail de la répartition chaotique des administrations seulement six heures. Toutefois la durée du régime national-socialiste sous la coupe totale fut élevée à dix heures et correspondait du dictateur, le service ne subit aucun chan- dès lors approximativement à celle du Corps. gement améliorant le rendement mais son En même temps, l’accompagnement pro- existence même fut souvent mise en cause. fessionnel technique du Corps était supérieur Ceci se vit avant tout par le conflit existant au RAD. Le Corps disposait, du fait de la entre Hierl et Göring, adversaire influent meilleure formation professionnelle et du du RAD, qui n’était intéressé que par les training on the job de meilleurs travailleurs. prestations pratiques du RAD et non par ses A cela s’ajoutaient les nombreux problèmes objectifs éducatifs. organisationnels du RAD qui influençaient Dans l’ensemble, le CCC s’en tirait bien négativement sa productivité. dans ses réalisations, pas seulement en com- Une autre raison expliquant les différences paraison d’autres programmes du New de productivité des deux organisations rési- Deal, mais aussi en comparaison du RAD. dait dans la situation de la direction tech- En tout état de cause, ses performances res-

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tèrent par la force des choses au-dessous ne pouvait être réalisée. Bien entendu, en des prestations d’organismes privés. Dans le Allemagne, le point de vue que le service secteur privé, le degré de technologie était du travail pouvait réaliser de tels objectifs plus développé, le temps de travail plus long n’était pas très répandu, mais l’organisation et les qualifications de base des travailleurs, était toujours liée à ses propres déclarations supérieurs. Une comparaison des coûts entre auprès de l’élite dirigeante au pouvoir. les deux services peut aider à juger de l’effi- En second lieu, la conception du «travail» de cacité économique, en considérant les l’organisation était très élevée. Un problème moyens financiers nécessaires pour atteindre particulier existait du fait que le travail consi- cet objectif. Une telle comparaison fut entre- déré comme «service honorifique» était prise en 1938 à l’initiative de Roosevelt. On réservé aux «camarades du peuple». Par arrive au résultat que les deux organisations, exemple, le service du travail glorifiait à tel ramenées au coût par homme, arrivaient à point son amélioration du sol qu’il était peu près à une dépense comparable. L’étude impossible de penser que des «étrangers à la comparative mit en relief de nombreux pro- communauté» puissent réaliser le même tra- blèmes existant pour une comparaison. Le vail. Cependant, ceci était toujours le cas résultat devait être toutefois très proche des lorsque des unités du RAD de Emsland et rapports réels. A une efficacité analogue des prisonniers des camps de concentra- correspondait les résultats nettement supé- tion, séparés par une faible distance, étaient rieurs du CCC23. occupés à faire à peu près le même travail. *** Pour le RAD, mettre au second plan l’exi- gence idéologique constituait un sérieux Le RAD ayant eu d’énormes exigences non problème. En même temps, le régime, mal- seulement dans son organisation et dans gré toutes les demandes de Hierl, n’était son objectif éducatif mais également pour ses prêt ni à subordonner les exigences écono- travaux, son échec dans deux domaines a miques à la propagande du «service hono- dû être constaté. En premier lieu, les experts rifique» ni à retirer les forçats des camps de nationaux-socialistes dirigeants du service du concentration de ces projets types. Dans le travail ont défendu en 1933 le point de vue cadre des préparations de guerre, renfor- que cette organisation était le remède appro- cées dans le cadre du plan quadriennal, Hierl prié pour trouver à moyen terme la solution pouvait de moins en moins faire aboutir les à tous les problèmes économiques. Il est exigences du service du travail en matière évident que le service du travail ne pouvait idéologique. Mesuré à cette exigence, le pas répondre à toutes ces attentes, l’objectif RAD sombra. de la rentabilité macro-économique était aussi illusoire que l’idée que l’organisation Le CCC n’avait pas d’objectifs élevés en ce puisse être en mesure d’apporter une impor- qui concerne ces deux dimensions. Il ne tante contribution à l’autarcie de reçut pas la charge de stimuler la conjoncture l’Allemagne. Le national-socialisme dût le tout seul. Roosevelt disait que les Etats- reconnaître au cours de la Seconde Guerre Unis avaient besoin d’une «bold, persistent mondiale lorsqu’il s’avéra que l’autarcie en experimentation»24, et qu’à travers un grand matière d’importation de produits agricoles nombre d’initiatives et de dispositions, la

23 Cf. NARA/HP, OF 268 Box 5, McEntee - FDR, 29.9.1938. 24 Samuel I. ROSENMAN, The Public Papers and Addresses of Franklin D. Roosevelt, 13 vol., vol. 1, pp. 639-647 (1932), Citation p. 646.

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crise pouvait être surmontée sans avoir à CCC dans le contexte du New Deal resta encadrer par un master plan le CCC ou le toujours trop petit. Le RAD, relativement New Deal en général. L’objectif éducatif plus grand par contre, n’atteignit jamais, à accompagna le service jusqu’à sa dissolu- cause de son déficit en matière de conception tion, et seul son contenu, dans une certaine et de réalisation du travail, le rang d’une ini- mesure, se modifia au cours des ans. De tiative importante dans la lutte contre la plus, le travail du Corps n’a pas été élevé crise. au titre de «service d’honneur au peuple» mais saisi comme une épreuve pour l’indi- IV. Conclusion vidu. Par là même, fondamentalement, le CCC se trouvait en phase avec la culture Les services du travail américain et allemand politique des Etats-Unis. En même temps se ont été utilisés comme moyens pour com- révélait l’aporie établissant qu’un homo oeco- battre le chômage des jeunes. Les deux ser- nomicus, formé par un idéal économique vices avaient une mission éducative. Au libéral, devait être reconstitué par un servi- niveau socio-psychologique, ces institutions ce du travail interventionniste d’Etat. résultèrent d’une pression terrible à laquel- Toutefois, cette situation de tension concep- le les «contemporains de l’époque» tuelle avait comparativement peu de poids du (Zeitgenossen) étaient confrontés. fait que le Corps ne s’arrêtait que peu sur les L’écroulement des développements dans discussions fondamentales concernant la tous les domaines de la vie et les crises de notion de travail. modernisation apparaissant sous la forme d’une grande dépression laissaient appa- Si l’on se demande quelle est la contribution raître comme obsolètes les concepts de réso- pratique du travail des deux organismes en lution de crise de l’économie, surtout libérale. vue de vaincre la crise économique mon- Dans cette situation, les services du travail diale, le résultat obtenu est analogue. Par gagnèrent de par le monde entier une signi- les formes d’activités choisies sur base de fication et quelques sociétés les considé- leur importance, de l’intensité du travail par raient comme des remèdes miracles. lequel les activités ont été surmontées et par leur efficience et efficacité comparativement Mais quelle part avaient réellement ces orga- relativement faibles, ni le RAD ni le CCC nisations dans la lutte contre la crise en n’étaient des piliers importants dans la lutte Allemagne et aux Etats-Unis ? Comme il a économique et politique contre la grande été montré ici, les deux services du travail dépression. n’apportaient, compte tenu de leur impor- tance, de leur structure financière et de la Certains de ces facteurs s’expliquent par la manière dont les projets avaient été entrepris, structure de base des services du travail. De aucune contribution significative en vue de jeunes chômeurs ayant un niveau de quali- la suppression de la grande dépression. De fication inférieur et en tout état de cause plus, les deux institutions se trouvaient la plu- différent ne pouvaient pas avoir un rende- part du temps sous les auspices de l’éduca- ment aussi important que les travailleurs tion même si le CCC affirmait être du secteur privé. Ce facteur, avant tout autre, essentiellement intéressé par le travail concret. réduisait le potentiel de ces organismes à Les deux sociétés ne purent surmonter la surmonter la crise. De toute façon, un service crise que par des efforts en matière d’arme- plus important dans le secteur secondaire de ment et par leur transformation en une l’économie aurait pu fonctionner en opti- société de guerre. La similitude formelle ne misant l’usage de machines. En effet, le doit pas cacher qu’en Allemagne ce fut le

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résultat d’une politique agressive, orientée laissait entendre que, par un travail phy- vers une guerre raciste d’extermination tan- sique dur dans la nature, le «mythe de la dis qu’aux Etats-Unis, on se sentit obligé frontière» américain serait à nouveau réveillé de prendre des mesures d’armements pour et que l’on aboutirait à une mobilisation faire face à la Seconde Guerre mondiale. des forces identiques à celles que la Première Guerre mondiale avait déjà provoquée. En Allemagne, la contribution peu impor- L’Amérique ébranlée par la dépression uti- tante en vue de surmonter la crise écono- lisait les mythes du passé pour reconstruire mique relève d’une sévère tension entre ses une conscience de soi et l’adapter aux cir- objectifs et sa propre présentation publique. constances du moment. Le CCC par contre avait de lui-même une image plus mesurée. En même temps, les deux organisations furent en mesure de Aussi lorsque des ouvriers allemands déboi- fournir une occupation à une partie impor- saient une forêt ou défilaient dans des quar- tante des jeunes chômeurs masculins. En tiers déshérités en chantant, il s’agissait avant l’absence de mesures sociales suffisantes tout du rituel d’un symbole national mani- permettant de combattre le chômage de festant la volonté de prendre en compte le masse, le service du travail des deux sociétés combat contre la grande dépression et les acquit un rôle très important. Ce fut, en autres problèmes de la société. En matière de Allemagne, pendant une courte période, le politique symbolique, les mécanismes de plus important programme d’occupation mise en œuvre étaient proches de ceux pra- des chômeurs, et aux Etats-Unis, au moins tiqués aux Etats-Unis. Il s’agissait essentiel- par périodes, la plus importante offre pour lement, pour le RAD, de la «communauté de jeunes chômeurs. creusement des tranchées» de la Première Guerre mondiale sur laquelle se greffait Mais il ne serait pas juste à l’égard des deux l’idée, qui y était liée, de «communauté du services de ne les valoriser que par leur signi- peuple», qui devait introduire un sentiment fication économique et par leur politique de changement positif. Si l’on compare la d’emplois dans leur lutte contre la dépres- teneur des mythes, on est frappé dans le cas sion. La crise économique mondiale était allemand par le sens élevé du sentiment de davantage qu’un problème concernant l’éco- communauté, de même que de la dimen- nomie, et à côté de ses conséquences poli- sion raciste et militariste agressive. Le service tiques et sociales, elle imprégnait in fine le du travail fournissait au plan de l’affectivité sentiment existentiel des hommes. Dans ce une contribution à l’intégration dans la contexte, les deux organisations constituaient «communauté du peuple» nationale-socia- des instruments importants en vue de sur- liste. Une contribution réelle et substantiel- monter la crise en se donnant les moyens le en vue de l’élimination des différences d’une politique symbolique. Les services sociales entre les «camarades du peuple» ne du travail procurèrent, non seulement aux fut par contre, par manque d’un véritable jeunes concernés, mais également à toute la désir d’y parvenir, pas atteinte. A un autre population, le sentiment que l’ère de la stag- niveau, le service du travail remporta tou- nation et de la résignation était révolue au tefois un certain succès. Si l’on en croit au profit d’une situation vigoureusement sou- moins la littérature de la mémoire, le servi- tenue par l’Etat. ce du travail contribua au démantèlement des Le CCC transmettait ce caractère de renou- préjugés sociaux et des sentiments de supé- veau essentiellement par des images riorité de classes. Comme ce processus rigi- d’hommes jeunes et vigoureux. Le message de était lié à un système d’intégration et

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d’exclusion, de «sélection» (Auslese) et CCC, par la notion d’éducation, comprenait d’«annihilation» (Ausmerze), on ne peut de nombreux concepts différents et contra- pas octroyer un brevet de modernisation dictoires qui ne pouvaient être réunis que par au service. l’impact d’une discipline autoritaire. Sur ce point et malgré toutes les différences de Aux Etats-Unis par contre, tout le poids conceptions pédagogiques, la pratique du portait sur l’individu. Même l’expérience service du travail allemand et américain se de la Première Guerre mondiale, auquel le rencontraient. Les dynamiques engendrées CCC faisait référence, était à peine abor- par la crise économique, qui menaçaient la dée sous l’angle d’une image réellement stabilité de la société, devaient être canalisée militaire ou liée à une politique extérieure et maîtrisée par la primauté de la discipline. agressive. Ces différences fondamentales Il existait un courant d’opinion, largement s’expliquent de leur côté par la culture poli- majoritaire, estimant que le service du travail tique de l’époque des deux sociétés. Malgré était particulièrement apte à remplir cette tout, la signification socio-culturelle, en tant tâche tant en Allemagne qu’aux Etats-Unis. que symbole d’une ère nouvelle et meilleu- Elle correspondait à l’esprit du temps dans re, était commune aux deux organisations. de nombreuses nations industrielles. Au Elles représentaient l’utilisation d’une forme total, les deux services n’étaient pas seulement de propagande par des rouages étatiques de les instruments effectifs d’une politique motivation et de mobilisation des masses. symbolique mais également ceux d’une dis- D’une manière pointue, on pourrait désigner cipline qui peut être considérée comme la ces deux services comme des rituels de la seconde contribution, socio-historique, des mobilisation. Ils renforcèrent le mythe du institutions pour la lutte contre la crise. renouveau de la société par une action conti- nue, identique et surtout rituelle de cen- Une réponse partielle est ainsi, à la ques- taines de milliers de jeunes hommes. Dans tion de l’origine et de l’originalité de l’orga- l’ensemble, leur but essentiel fut d’être les ins- nisation national-socialiste, donnée. Mais truments d’une politique symbolique. d’autres éléments qui pesaient sur les deux La cause essentielle de la signification de la services du travail sont compréhensibles dimension symbolique du service du tra- compte tenu de l’esprit de l’époque des vail allemand se trouve dans une représen- années 30, tel le concept de «camp total», par tation d’Hitler que celui-ci avait déjà son organisation quasi militaire, et l’idée extériorisée dans Mein Kampf. Le futur dic- que le brassage social éliminerait toute anti- tateur ne croyait plus fondamentalement à nomie socio-politique. Ou l’objectif du la possibilité que l’Allemagne puisse atteindre retour à la terre et l’idéal du travail manuel l’autarcie grâce à l’amélioration du sol. A physique dur limitant les interventions de la son avis, celle-ci ne pouvait être atteinte que technique et du savoir. Une idéalisation des sur les champs de bataille. En conséquence, relations sociales pré-modernes ainsi que pour le dictateur, les réalisations de l’orga- finalement le concept énonçant que l’inté- nisation de Hierl passaient au second plan. gration dans la société se réaliserait mieux par En 1933, la mission essentielle du service le travail. Tous ces éléments spécifiques fut d’«éduquer» les hommes de travail. En avaient également une influence sur le service dernier lieu devaient être créés, pour une du travail de la République de Weimar. prochaine guerre, des soldats convaincus et L’originalité du service du travail national- prêts à combattre, les travaux étant toujours socialiste consistait avant tout dans le fait subordonnés à cet objectif. Par contre, le que des conglomérats d’idées existantes

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avaient convergé chaque fois vers une solu- cée sans participation politique qui était tion extrême. toujours accompagné d’une menace d’ex- Le CCC par contre poursuivait une repré- clusion. Ceci montre une seconde différen- sentation plus moderne qui poussait l’inté- ce fondamentale entre les deux organisations. gration par l’éducation plutôt que par le Il n’existait au CCC aucun équivalent fonc- travail manuel. Une telle direction ne pou- tionnel à l’antisémitisme et au racisme radi- vait toutefois pas se développer totalement cal «völkisch» qui, à côté de la préparation à dans le Corps. L’idée traditionnelle d’étatisme la guerre traversait, le service national-socia- social qui s’exprima notamment par l’ex- liste comme un fil rouge. Le racisme dis- clusion des femmes, la discrimination et la criminatoire qui pesait sur la pratique du ségrégation des noirs américains, ou encore recrutement à l’encontre des noirs américains par les contenus d’éducation autoritaire, était une anomalie du Corps, il n’appartenait montre ce qui dans le contexte du New pas à sa programmatique et était même acti- Deal n’était pas atypique. vement combattu par des fractions de l’or- En tout état de cause, il existait des ten- ganisation. D’un point de vue institutionnel, dances contraires influentes et émancipa- les deux services se différenciaient entre eux trices. Pour cette raison «le camp total» aux par le fait que le RAD était largement auto- Etats-Unis était une exception alors qu’en référentiel et se déconnectait des idées de Allemagne il constituait la règle. De maniè- l’extérieur. Par contre le CCC ne consti- re générale, le sub-système du service du tuait pas un système fermé et au contraire travail s’intégra pleinement dans la politique cherchait, pour établir ses directives, l’aide du national-socialisme alors que le CCC d’experts à l’extérieur. Il puisait d’étroits n’était pas représentatif du New Deal. La dis- contacts avec de nombreuses autorités, ce qui cipline dans le Corps n’atteignant pas tota- ne s’explique que par sa structure organisa- lement la dureté qui caractérisait le service tionnelle ouverte. Il avait même des contacts allemand, il en résultait immanquablement avec le service du travail national-socialiste. des conséquences sur les liens, nombreux, du Mais ceci était particulièrement précaire du CCC avec la société pluraliste, démocra- fait que, pendant une longue période, il avait tique, et d’une manière plus générale, basée autant que possible pris ses distances avec sur une culture politique différente, et aux son pendant allemand et que certaines plus nombreuses ressources libérales des options telle la militarisation du Corps ont Etats-Unis. Ces facteurs expliquent égale- pour cette raison pendant longtemps été ment pourquoi le service du travail resta tabou en Amérique. Un changement s’opé- toujours volontaire aux Etats-Unis. En der- rera seulement en 1938. Mais c’est le prési- nier lieu, le Corps visait l’intégration des dent américain lui-même qui compte tenu jeunes hommes en tant qu’individus indé- des modifications du Corps à prévoir pro- pendants. Le CCC restait en deçà de l’idéal posa des expériences comparatives avec d’éducation des citoyens majeurs car il se l’Allemagne national-socialiste. Un certain basait trop peu sur la responsabilité indivi- nombre de mesures allemandes non seule- duelle, l’autonomie et la participation poli- ment furent bien perçues mais adoptées, tique. modifiées, et par là même apparentées. Par contre, le paradigme du service alle- Ironiquement, ceci arriva exactement au mand était marqué par une intégration for- moment où le RAD était lui-même massi-

25 NARA/HP, PSF, Box 32, FDR - Wilson, 3.9.1938.

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vement sous pression. Il y avait à cette En second lieu, la prise en compte, en les époque un décalage temporel entre le déve- modifiant, de certains éléments du RAD loppement intérieur du service allemand et démontre que l’on pouvait également tirer sa réputation en dehors du Reich. Car au des enseignements du régime national-socia- cours des dernières années d’avant-guerre, liste. Le régime n’était en aucun cas totale- l’organisation de Hierl fut transformée en ment irrationnel et certaines de ses initiatives enseigne publicitaire du régime, et l’intérêt économique et socio-politique accomplis- pour le RAD était grand non seulement saient les tâches qui leur étaient dévolues. aux Etats-Unis mais aussi dans de nom- Compte tenu de leur utilité directe, cer- breux autres pays. taines étaient sensées et couronnées de suc- cès. Cependant en Allemagne, entre 1933 et Comment ces transferts entre la dictature 1945, deux objectifs furent intimement liés allemande et la démocratie américaine furent- l’un à l’autre : la préparation et la conduite de ils, de manière générale, acceptés ? En pre- la guerre d’une part, et la mise en place de mier lieu, la prise en considération des l’idéologie raciste national-socialiste d’autre mesures national-socialistes ne représentait part. Libéré de ce contexte, l’analyse montre qu’une des sources à laquelle puisait le dis- que reporté sur une autre société et une cours de la réforme américaine. Les Etats- autre culture politique, les services du travail Unis ne copièrent pas ces mesures une à ont pu être marqués d’un esprit nouveau. une. Ils mirent particulièrement l’accent sur Aussi ont-ils pu fonctionner dans le contex- les différences fondamentales entre leurs te démocratique du New Deal. Devant un buts politiques et ceux des Allemands. Ceci tel arrière plan, ceci explique que l’analyse s’affirma dans une lettre au sein de laquelle intensive du service du travail national-socia- Roosevelt remercie l’expertise faite du RAD liste par des experts américains ne constituait par les mots suivants : «All of this helps us pas un cas exceptionnel. in planning, even though our methods are of the democratic variety !»25. Dans l’échange Ainsi à la fin des années 30, d’autres insti- direct avec les autorités allemandes, les repré- tutions national-socialistes telle que l’orga- sentants américains firent preuve d’une nisation des loisirs «La force par la joie» ouverture étonnante qui, au vu d’un regard (Kraft durch Freude) ou certaines mesures actuel, offre une étrange résonance. En même devant permettre de trouver du travail ont temps, il n’est pas possible de trouver des avis été analysées par des experts américains. permettant de croire que des mesures amé- Leurs résultats sont passés entre les mains du ricaines furent établies en prenant en comp- président des Etats-Unis dans le but d’en te l’idéologie nazie. Ceci était bien différent tirer des enseignements pour leur propre dans un secteur politiquement plus neutre, politique. Ceci renvoie troisièmement à un par exemple pour ce qui concernait la qua- phénomène général qui démontre que les lification des jeunes hommes pour l’avia- sociétés modernes ne se copient pas seule- tion. De manière générale, les exemples ment au niveau politique et économique montrent à quel point les Etats-Unis étaient mais parfois aussi coopèrent et se font impliqués dans le débat international et pre- concurrence au niveau militaire. De plus les naient enseignement d’autres pays, un état de élites politiques et idéologiques s’obser- fait qui a été largement ignoré dans la vaient également. Elles étaient disposées jus- conscience officielle des Etats-Unis de même qu’à un certain point à tirer des que dans la description de l’histoire améri- enseignements les unes des autres. Pour caine. cette raison et notamment dans les sociétés

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modernes, en vue de la recherche histo- déradicalisation partielle de la politique à rique, il est inévitable non seulement de l’égard des «camarades du peuple» allait de pair comparer mais aussi d’analyser les pro- avec une radicalisation cumulative en même blèmes relatifs de perception mutuelle et de temps à l’encontre de tous les «étrangers à la transferts. communauté» (Gemeinschaftsfremde) : il est de notoriété publique qu’à ce moment là, la Comme cela a été démontré ici, le CCC politique du régime devint plus sévère à l’en- n’appartient pas aux chapitres les plus clairs contre des juifs et des autres «étrangers à la du New Deal même si, aux Etats-Unis, il a communauté». Ces deux processus ne se jusqu’à ce jour été glorifié et que de nom- produisirent pas seulement en même temps, breuses initiatives politiques prises au cours mais se situèrent entre eux dans un rapport des soixante dernières années s’y sont direc- dialectique. Ce n’est que parce que cette tement rattachées. Il ne peut toutefois pas représentation utopique de la société à servir de modèle car au lieu d’avoir donné l’égard des «camarades du peuple» n’a pas naissance à une citoyenneté active majeure été poursuivie que le régime pu renforcer ses et responsable en vue de renforcer la démo- forces pour la persécution et la destruction cratie, il se basa sur une compréhension des «étrangers à la communauté». problématique des sexes, des races et de la société, orientée avant tout sur la subordi- nation, la discipline et le contrôle. Il existait également à un troisième niveau, Le service du travail national-socialiste peut proche du système de la terreur, un rapport encore moins revendiquer un caractère particulier entre les hommes de travail et exemplaire car il se situait, comme il est dit les crimes du national-socialisme, très proche plus haut, dans une relation trop étroite de la structure de la terreur. Cela se mani- avec la politique raciste d’extermination du festait par exemple, pour illustrer la structure régime. En plus de cela, il avait une part à fondamentalement identique de chaque sys- déterminer, dans un sens dialectique, de tème concentrationnaire, par la mainmise responsabilité dans les crimes. Car ce n’est des baraques du RAD pour les camps de que jusqu’en 1937-1938 que le RAD pour- concentration ; ou également en ce qui suivit un but essentiellement éducatif. Par la concerne les phases d’éducation qui, au suite, tous les plans concernant la valeur moins dans les premiers camps de concen- des «camarades du peuple», sur base de tration, présentaient des similitudes remar- leur valorisation dans le service du travail, quables entre les camps de prisonniers de durent être abandonnés. Dans d’autres ins- droit commun, les camps d’éducation par le titutions, le renforcement de la prépara- travail et ceux du service du travail. C’est tion, armée, au combat lors des dernières donc seulement le contexte politique qui années d’avant guerre, conduisit en même détermina si le module du camp devait ser- temps à une réduction de la radicalisation et vir à l’éducation et à la discipline des «cama- de l’utopie dans la politique à l’égard des rades du peuple» ou à la punition et à la «camarades du peuple». Par exemple, fut destruction des «étrangers à la communau- également abandonnée à cette époque la poli- té». Les camps eux-mêmes étaient neutres, tique raciste du transfert de population envi- au plan de la valeur, mais représentaient des sagée pour la région de Rhön. Cette éléments de construction polyvalents.

26 Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. La naissance de la Prison, Paris 1975.

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La raison instrumentale qui se révélait au gers au peuple» sur la discipline et la sélec- camp comme au travers d’une loupe se tion des «camarades du peuple». faisait remarquer à la fois par sa discrimi- nation manichéenne et l’extermination des Samenvatting «étrangers à la communauté», affichant le national-socialisme en tant que forme de Dit artikel vergelijkt de reacties van nazi- développement pathologique de la moder- Duitsland en Amerika tegenover de grote nité. Le régime dans l’ensemble, ni inten- depressie aan de hand van hun respectieve tionnellement ni fonctionnellement, agissait arbeidsdiensten. Er wordt beweerd dat het comme une modernisation importante de la onder druk van de crisis in de jaren 1930 tot société allemande. Mais il choisit par contre een zekere toenadering tussen de beide maat- des moyens très rationnels et très modernes schappijtypes is gekomen. Ondanks de dra- en vue d’atteindre des objectifs totalement matische verschillen tussen de twee politieke irrationnels. regimes worden zo een aantal verbluffende gelijkenissen duidelijk. Dans ce contexte, le camp constitue un signe In de beide arbeidsdiensten weerspiegelen jusque là sous-estimé du national-socialisme. zich de antwoorden van de betreffende Par là, il n’est pas seulement à saisir, comme maatschappijen tegenover de wereldcrisis cela a été le cas jusqu’à présent dans la van de jaren 1930. Om dit duidelijk te maken recherche et plus encore dans le public, en worden in deze bijdrage de ontstaansge- tant que système de terreur et d’extermi- schiedenis, de programma’s en de praktijk nation des «étrangers à la communauté». van de beide diensten met mekaar vergele- Car à l’ «annihilation» (Ausmerze) s’ajoutait ken. Duidelijke parallellen komen bijvoor- la «sélection» (Auslese) des «camarades du beeld tot uiting op het vlak van de praktijk : peuple» et, en dernier lieu, cette dernière de controle en disciplinering van jonge man- fut connotée d’une mission éducative. Dans nen nam in beide systemen een centrale ce contexte se situaient également les camps plaats in. de la «Jeunesse hitlérienne», des travailleurs Naast deze vergelijkende vragen gaat deze d’état d’urgence, du corps des transports bijdrage ook nader in op de wisselende nationaux-socialistes et de nombreuses autres waarnemingen en de wisselwerking tussen institutions organisées de manière similaire de beide systemen. Daarbij wordt onder à ceux du service du travail. Tous ensemble, meer de opmerkelijke, tot hier toe over het ils constituaient un réseau étroit à travers hoofd geziene openheid van de VSA tegen- tout le Reich comme la source mentionnée over de nationaal-socialistische sociale poli- au début l’indique. Les camps s’adressaient tiek duidelijk. en premier lieu aux jeunes et à l’élite de l’Allemagne mais leur objectif était d’y insé- rer les autres «camarades du peuple». Ils se rapprochaient tous très fort du type évo- qué ici du camp total. Et si le national-socia- lisme allemand ne se changea pas en un unique «continuum de cachots» (Kerker- Kontinuum)26 et de camps destinés égale- ment à la partie définie positivement de la population, cela pourrait s’expliquer par la priorité donnée à la destruction des «étran-

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PAUL MORREN*

60 jaar VN 60 jaar ijveren voor de rechten van de mens

Kanttekeningen bij de zestigste verjaardag van de Verenigde Naties

Een oorlogskind andere en nauwelijks minder brutale dicta- tor die Benito Mussolini was. Het Verenigd Koninkrijk wist zich uit de gulzige greep te Augustus 1941. Ergens op de Atlantische houden maar bevond zich in een zwakke Oceaan ontmoeten elkaar in het geheim positie. Winston Churchill, eerste-minister van het Verenigd Koninkrijk van Groot-Brittannië Sinds juni 1941 was ook de USSR betrokken en Franklin Delano Roosevelt, president in de oorlog ; de VSA waren dat nog niet van de Verenigde Staten van Noord- maar hun president had wel duidelijk stelling Amerika. Met de inval van nazi-Duitsland gekozen. Zo pakte hij op 6 januari uit met in Polen was op 3 september 1939 de een toespraak voor het Congres die bekend- Tweede Wereldoorlog van start gegaan. In de heid verwierf als de Toespraak over de vier lente en vroege zomer van 1940 werd haast vrijheden en die gelijk staat met een scher- geheel West- en Centraal-Europa bezet door pe veroordeling van de dictatuur. Roosevelt de troepen van Hitler, die hierbij werd gese- beklemtoonde dat zowel de op het binnen- condeerd door de manschappen van die land als op het buitenland gerichte politiek

* Laureaat van de Internationale prijs van de UNESCO voor het onderwijs van de rechten van de mens. Lid van de Pedagogische Commissie van de Auschwitz Stichting. Auteur van De rechten van de mens, (Garant, 1999) en Het ontstaan van de Verenigde Naties’ (Roularta Books, 2005).

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van de VSA afgestemd is op «een eerlijk wereldbrand uitdeint. Op 1 januari 1942 respect voor de rechten en de waardigheid ondertekenen in Washington de VSA, het van alle naties, groot en klein. En uiteinde- VK, de USSR en China de Verklaring van de lijk zal het recht van de moraliteit zegevie- Verenigde Naties en de dag daarop wor- ren. Voor de nabije toekomst, die we trachten den de vier handtekeningen aangevuld met veilig te stellen, kijken we uit naar een wereld deze van 22 andere landen die met de asmo- die gegrondvest is op vier vrijheden.» gendheden in oorlog zijn. De term De beoogde vrijheden zijn : 1. vrijheid van ‘Verenigde Naties’ duidt hier nog niet op spreken en uitdrukking ; 2. vrijheid van een tussenstaatse organisatie maar moet geloofsovertuiging ; 3. vrijwaring van nood worden geïnterpreteerd als ‘naties die ver- en 4. vrijwaring van angst. enigd zijn in de oorlog’. Wel wordt beklem- toond dat het behalen van de overwinning Het is duidelijk dat men er meteen op aan- van essentieel belang is «om leven, vrijheid, stuurde om de VSA uit de koers van het onafhankelijkheid en godsdienstvrijheid te isolationisme te halen, dat de dominante verdedigen en de rechten van de mens en de was geweest van de buitenlandse politiek gerechtigheid te vrijwaren in hun eigen tussen de beide wereldoorlogen. Dat wordt zowel als in andere landen.» Het vooruit- concreet bevestigd door de ‘Land-Lease zicht op de naoorlogse wereldorde en de Act’ van 11 maart 1941 die de president noodzaak van de oprichting van een nieuwe machtigt om het Verenigd Koninkrijk met wereldorganisatie komen in de Verklaring wapens en geld te ondersteunen. Een nieu- wel degelijk aan bod. we en belangrijke stap in die richting wordt gezet in augustus 1941. Aan dit laatste wordt geen twijfel overgela- Aan boord van de ‘Prince of Wales’ voe- ten in de verklaring die wordt vrijgegeven na ren Churchill en Roosevelt besprekingen afloop van de bijeenkomst van de minis- die uitmonden op het onderschrijven van het ters van Buitenlandse Zaken van de VSA, het ‘Atlantisch Handvest’, in feite een prin- VK en de USSR die van 19 tot en met 30 ciepsverklaring en geen document dat vol- oktober 1943 in Moskou plaatshad. Het kenrechtelijke verplichtingen oplegt. In het document wordt mede ondertekend door de achtste en laatste artikel van de overeen- ambassadeur van China. In artikel 4 erken- komst wordt betoogd dat na de beëindi- nen de betrokken landen «de noodzake- ging van de vijandelijkheden «een uitgebreid lijkheid van de oprichting binnen de kortst en duurzaam systeem van algemene veilig- mogelijke termijn van een algemene, inter- heid zal kunnen worden ingericht.» nationale organisatie ... met het oog op de Roosevelt laat duidelijk zijn betrachting handhaving van de internationale vrede en blijken om een nieuwe en verbeterde uitga- veiligheid.» ve van de Volkenbond in het leven te roepen. Op de oorlogsconferenties van Roosevelt, Op 24 september 1941 betuigen de afge- Churchill en Stalin, in Cairo en Teheran, vaardigden van tien regeringen - acht van komt de planning van een nieuwe wereld- door Duitsland overrompelde landen plus de organisatie bij herhaling ter sprake. De ‘grote USSR en Vrij Frankrijk - hun akkoord met drie’ beslissen tot de oprichting van een het Atlantisch Handvest. Nog voor het jaar- beperkt comité, belast met de opstelling van einde en na de Japanse aanval op de een ontwerp van een handvest voor een Amerikaanse marinebasis van Pearl Harbor wereldorganisatie van staten. Van 21 augus- (7 december) worden de VSA actief betrok- tus tot 7 oktober 1944 vergaderen in ken in het conflict, dat aldus tot een heuse Dumbarton Oaks, een landgoed in

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Georgetown, Washington D.C., de verte- niet door gewijzigd. Tot dat concept behoort genwoordigers van de VSA (Edward R. de instelling van de Veiligheidsraad met Stettinius), het VK (Alexander Cadogan), de vetorecht voor de vijf grote mogendheden. USSR (Andrei A. Gromyko) en China De staten die daartoe niet behoren moeten (Wellington Koo). Het gevraagde ontwerp zich daarbij neerleggen maar verkrijgen wel wordt door hen uitgewerkt. Niet over alle dat de organisatie zich in niet mindere mate punten wordt eensgezindheid bereikt en dan voor vrede en veiligheid zou inzetten bepaalde kwesties worden dan ook aan het voor sociale en economische kwesties. Zo oordeel en de beslissingen van de rege- worden uiteindelijk zes hoofdorganen inge- ringsleiders overgelaten. Maar de structuur bouwd in de structuur van de organisatie : de en de werkwijze van de nieuwe organisatie Algemene Vergadering, de Veiligheidsraad, worden duidelijk afgebakend en zullen de Sociaal-Economische Raad, de nadien, mits aanpassingen maar zonder Voogdijschapsraad, het International ingrijpende wijzigingen, ook worden door- Gerechtshof en het Secretariaat. gedrukt. Op 26 juni 1945 wordt het handvest van Het eindverslag van Dumbarton Oaks de Organisatie van de Verenigde Naties in wordt bij de opdrachtgevers ingediend die een plechtige slotzitting van de conferentie het op 9 oktober 1944 voor advies bezorgen goedgekeurd. Een paar randbemerkingen aan de met hen geallieerde landen. Dat alles dringen zich op. Op het ogenblik dat de komt ter sprake op de Conferentie van Jalta, conferentie van San Francisco van start ging, die plaatsheeft van 6 tot en met 11 februari is de Tweede Wereldoorlog nog niet 1945. Op dat tijdstip wordt al minder aan- afgelopen. Achteraf is dit een wijs besluit dacht besteed aan de oorlog dan wel aan gebleken. Als het ware gedoemd tot ver- afspraken over de ordening van de zaken na standhouding en samenwerking in de benar- afloop van het conflict. «Wij zijn de mening de oorlogsomstandigheden, was het lang toegedaan dat de overwinning in deze oor- niet zeker dat de geallieerde mogendheden log en de stichting van de geplande inter- en vooral de ‘groten’ onder hen na afloop nationale organisatie de mooiste kansen uit van de vijandelijkheden eenzelfde eensge- de geschiedenis bieden om in de komende zindheid zouden opbrengen. Overigens jaren voor de vrede de onontbeerlijke voor- waren de eerste symptomen van wat zich waarden te scheppen ... Wij zijn overeen- zou ontwikkelen tot de koude oorlog reeds gekomen om op 25 april 1945 in San duidelijk aan de oppervlakte gekomen. In Francisco een vergadering bijeen te roepen San Francisco stonden ze een uiteindelijke van de Verenigde Naties, die, steunend op de consensus niet in de weg. Midden haar officieuze besprekingen van Dumbarton werkzaamheden mocht de conferentie het Oaks, het handvest van deze organisatie nieuws van de onvoorwaardelijke capitu- zal voorbereiden.» latie van Duitsland vernemen (7 mei). Het was meer dan anderhalve maand na de slot- Van 25 april tot 26 juni 1945 vergaderen in zitting dat ook Japan de strijd staakte, waar- het operagebouw van de Californische stad mee een einde kwam aan de Tweede de vertegenwoordigers van 50 landen. In Wereldoorlog. totaal worden nagenoeg 1200 voorstellen tot amendering van het basisontwerp van het Met de ‘Atlantische’ ontmoeting van handvest besproken. Een aantal worden Roosevelt en Churchill in augustus 1941 aanvaard maar het in Dumbarton Oaks uit- was het allemaal begonnen. Geen van deze gewerkt concept wordt er fundamenteel beide staatslieden heeft het handvest mogen

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ondertekenen. Franklin Delano Roosevelt is van de wereld voortaan zouden leven in overleden op 12 april 1945, twee weken een dictatuur of in een democratie. Hij werd voor de opening van de conferentie. Het door generaal Eisenhower, opperbevelheb- was zijn opvolger, Harry S. Truman, die ber van de geallieerde strijdkrachten, bestem- namens het gastland de honneurs mocht peld als ‘de kruistocht voor de rechten van waarnemen. Als een eerbetuiging aan de de mens’. Zeer terecht, want als men de man die meer dan wie ook de stichting van gruwel van de dictatuur in een allesomvat- de organisatie heeft doorgedrukt, werd de tende omschrijving wil samenbundelen, dan door hem bedachte naam ‘Organisatie van is het wel in de vaststelling dat ze de negatie de Verenigde Naties’ aanvaard. Later werd is van de rechten van de mens. overeengekomen zich te bedienen van de term The United Nations, Les Nations In de aanloop naar de conferentie van San Unies, (De Verenigde Naties), maar naast de Francisco werd telkens de idee beklem- afkortingen UN, NU, (VN) zijn ook UNO toond dat bevestiging en herstel van de men- en ONU in gebruik gebleven. Ook Winston senrechten de hoeksteen moest vormen in de Spencer Churchill, die andere grote prota- opbouw van de naoorlogse wereld. Maar gonist van de Verenigde Naties, heeft zijn er is meer. Toen de conferentie van start handtekening niet onder het handvest ging was er al wel een en ander bekend over geplaatst : na een verkiezingsnederlaag in het systeem van de concentratie- en uit- eigen land moest hij de baan ruimen voor roeiingskampen. Terwijl de conferentie haar Clement Attlee. beslag kreeg, rukten aan het oostelijk en het westelijk Europees front de geallieerde legers In San Francisco was overeengekomen dat in versneld tempo op, waarbij een na een de het handvest van kracht zou worden nadat kampen werden bevrijd en hun hallucinan- het zou zijn geratificeerd door 26 staten (de te werkelijkheid werd onthuld. Het was helft plus één van de aan de conferentie par- voor de deelnemers aan de conferentie van ticiperende staten). Dit quorum werd bereikt San Francisco een spoorslag te meer om de op 24 oktober 1945 en dat is dan ook de behartiging van de rechten van de mens als datum waarop de Verenigde Naties offi- een hoofdopdracht in te schrijven in het cieel zijn gaan bestaan. Sindsdien wordt 24 handvest van de VN. oktober jaarlijks gecelebreerd als ‘de dag van de Verenigde Naties’. De eerste In overeenstemming met hun handvest en Algemene Vergadering werd gehouden in met het gebeuren sinds hun ontstaan, zijn de Londen met de Belg Paul-Henri Spaak in de Verenigde Naties in hoofdzaak begaan met voorzittersstoel. drie grote actievelden, die overigens aan elkaar gelinkt zijn : veiligheid, ontwikke- ling en de rechten van de mens. De bekom- Een hoofdopdracht : mernis voor de laatstgenoemde opdracht de rechten van de mens moge al onmiddellijk blijken uit de pream- bule van het handvest, waarin we lezen : Het ‘Vier Vrijhedenprogramma’ van Roosevelt en het Atlantisch handvest leg- «Wij, de Volken van de Verenigde Naties, gen, zoals hierboven betoogd, de nadruk vastbesloten komende generaties te behoe- op de rechten van de mens. De Tweede den voor de gesel van de oorlog ...en opnieuw Wereldoorlog was niet op de eerste plaats een ons vertrouwen te bevestigen in de funda- krijg met territoriale ambities maar had als mentele rechten van de mens, in de waar- inzet de vraag of Europa en een groot deel digheid en de waarde van de menselijke

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persoon, in gelijke rechten voor mannen en worven waarden die schaamteloos met de vrouwen ...» voeten werden getreden maar ook twijfel hadden doen rijzen. Beslist ook omdat de in In hoofdstuk I, te beginnen met artikel 1, een bondige stijl en in een bevattelijke taal worden doelstellingen en beginselen bepaald, opgestelde preambule en 30 artikelen als waarbij : het ware een visie op een programma voor «3. Internationale samenwerking tot stand de toekomst inhouden. Tot de verdiensten te brengen ... bij het bevorderen en stimule- behoort alvast ook de vaststelling dat de ren van eerbied voor de rechten van de tekst - of moeten we van een boodschap mens en van fundamentele vrijheden voor gewagen - alle aspecten van het mens-zijn allen, zonder onderscheid naar ras, geslacht, behandelt en zich richt tot staten, gemeen- taal of godsdienst.» schappen en individuen. Dit wordt opnieuw bevestigd in artikel 13 en In het kader van deze bijdrage leggen we in wel als een opdracht van de Algemene het bijzonder de nadruk op een tweetal arti- Vergadering. En in artikel 55 onder de hoof- kels. ding ‘Internationale economische en socia- «Artikel 3. Een ieder heeft recht op leven, le samenwerking’. In de hoofdstukken over vrijheid en onschendbaarheid van zijn per- de Economische en Sociale Raad (artikels 62 soon. en 68) en het Internationale Trustschapstelsel (artikel 76) wordt eveneens de zorg van de Artikel 5. Niemand zal onderworpen wor- VN voor de mensenrechten beklemtoond. den aan folteringen, noch aan een wrede, onmenselijke of onterende behandeling of Als eerste opdracht belastte de Algemene bestraffing.» Vergadering de VN met het opstellen van een verklaring van de rechten van de mens Voor de Verenigde Naties was de Universele die tot alle staten en de gehele wereldbe- Verklaring het noodzakelijke en principië- volking zou worden gericht. Een commis- le uitgangspunt dat moest worden aangevuld sie ad hoc werd in het leven geroepen ; haar met documenten die een bindend karakter werk werd voorgelegd aan de lidstaten, zouden hebben en met een stel van uitvoe- onderzocht in de Sociaal en Economische ringsmodaliteiten en een gerechtelijk orgaan Raad, besproken in de Algemene voor onderzoek en mogelijke veroordeling. Vergadering. Op 10 december 1948 keurde Het einddoel is nog niet bereikt maar we laatstgenoemde instantie, in vergadering bij- kunnen met voldoening vaststellen dat de een in Parijs - precies Parijs ! - de Universele VN een flink eind op de uitgestippelde weg Verklaring van de rechten van de mens is gevorderd, alleszins een heel stuk verder goed, een baanbrekend document waarnaar dan allicht de grootste optimist in 1948 had nog steeds en aanhoudend met eerbied en durven verhopen. Gemakkelijk is dit niet in overtuigingskracht wordt verwezen. zijn werk gegaan : de rechten van de mens zijn een gevoelige materie en de heersende Het gaat in feite om een verklaring en dus Koude Oorlog stak menige stok in de wie- houdt ze voor de onderschrijvende partijen len. Van een tijdelijke détente kon worden geen enkele verplichting in. Waaraan dankt gebruik gemaakt om op 16 december 1966 de Universele Verklaring dan wel haar waar- twee pacten te laten goedkeuren, wat in de de ? Om te beginnen aan het feit dat ze de Algemene Vergadering met eenparigheid eerste van haar soort is die zich tot het geheel van stemmen is gebeurd. van de mensheid richt. Vervolgens aan de duidelijke bevestiging van moeizaam ver- Het betreft :

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- het Internationaal Pact inzake sociale, eco- de eerstgenoemde opdracht. Opvallend is nomische en culturele rechten ; wel dat de jongste jaren het de controleac- - het Internationaal Pact inzake burgerlijke tiviteit is die de meeste aandacht van de en politieke rechten ; Commissie krijgt. Die kan themagericht zijn, waarbij de situatie van een bepaald - het Facultatief Protocol behorend bij het recht grensoverschrijdend wordt onder- Internationaal Pact inzake burgerlijke en zocht of landgericht, waarbij de situatie van politieke rechten. de mensenrechten in een bepaald land wordt In deze pacten, gelijkgesteld met verdragen ontleed. De eerbiediging van de mensen- en dus met bindende waarde voor de onder- rechten overal ter wereld blijft een pijnlijk schrijvende partijen, worden de artikels van zorgenkind. Secretaris-generaal Kofi Annan de Universele Verklaring hernomen en ontvouwde recentelijk plannen tot hervor- geëxpliciteerd. ming van de Commissie omdat daarin nogal wat vertegenwoordigers zitting hebben van Art. 7. Niemand mag worden onderwor- lidstaten die het zelf niet zo nauw nemen met pen aan folteringen of aan wrede, onmen- het naleven van de normen die ze veron- selijke of vernederende behandeling of dersteld worden te verdedigen ... bestraffing. In het bijzonder mag niemand, zonder zijn in vrijheid gegeven toestem- De VN doen een beroep op speciale rap- ming, worden onderworpen aan medische of porteurs en werkgroepen over mensen- wetenschappelijke experimenten. rechten. De mensen die hierin optreden Art. 8 (3). Niemand mag gedwongen wor- doen dat uit persoonlijke naam en niet als den dwangarbeid of verplichte arbeid te vertegenwoordiger van een lidstaat. Ze verrichten.’ onderzoeken en rapporteren over de situatie van de mensenrechten in bepaalde landen of Voor de Verenigde Naties zijn de Universele de eerbiediging van een bepaald recht Verklaring en de pacten de basisdocumen- wereldwijd. ten in hun ijveren voor de bescherming van de mensenrechten. Maar wat terzake werd In 1994 werd het ambt ingesteld van Hoge gepresteerd is veel omvattender. Hierboven Commissaris van de VN voor de rechten werd gewag gemaakt van de oprichting in van de mens. Het ambt werd ingebouwd in 1946 van de Commissie voor de rechten van de structuur van het VN-Centrum voor de de mens. Haar samenstelling en actieveld rechten van de mens, dat een onderdeel is werden inmiddels aanzienlijk gewijzigd. van het Secretariaat van de Verenigde Naties. Na voorafgaande verhogingen van het aan- Titularis sinds 2004 en voor een periode tal leden, zijnde vertegenwoordigers van van vier jaar is Louise Arbour uit Canada. lidstaten, werd dit aantal in 1992 verhoogd De Hoge Commissaris en zijn medewerkers tot 53. Het toegekende mandaat beslaat drie van het Bureau van de Hoge Commissaris jaar, met dien verstande dat om het jaar een voor de rechten van de mens hebben de derde van het bestand wordt vernieuwd. verantwoordelijkheid voor alle activiteiten Alles wat te maken heeft met mensenrech- van de VN die met mensenrechten te maken ten behoort tot de bevoegdheid van de hebben en waartoe ook technische samen- Commissie. Essentieel zijn dat twee domei- werking met en adviesverlening aan lidsta- nen : normatieve arbeid en controle. ten behoort. Alle VN-instanties die te maken Voorbereiden van studies, opstellen van hebben met de rechten van de mens zijn aanbevelingen, ontwerpen van basisteksten ondergebracht in de Europese zetel van de voor internationale instrumenten behoren tot organisatie, die in Genève is gevestigd. De

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VN hebben rechtbanken opgericht voor de - Conventie inzake het voorkomen en beoordeling van misdaden tegen de mens- bestraffen van de misdaad van genocide heid maar die hebben een tijdelijk karakter (1948). en hun optreden is afgestemd op een bepaald - Universele Verklaring van de rechten van land of regio (voormalig Joegoslavië, de mens (1948). Rwanda). Tot de oprichting van een Internationaal Strafgerechtshof werd in 1998 - Conventie inzake de afschaffing van de beslist maar het is niet gemakkelijk om haar mensenhandel en de uitbuiting van ande- in werking te laten treden. Er zijn lidstaten ren in de prostitutie (1949). die een mogelijke veroordeling schuwen en - Conventie inzake het politiek recht van verklaard hebben het Hof niet te zullen de vrouw (1952). erkennen. Inmiddels kan niet worden ont- - Protocol tot amendering van de Conventie kend dat aanbevelingen en negatieve vast- inzake slavernij die op 25 september 1926 stellingen die door de Commissie wereldwijd in Genève werd ondertekend (1953) worden bekend gemaakt door de betrokken staten beslist niet welwillend worden ont- - Minimum standaardregels voor de behan- haald. deling van gevangenen (1954). Tot de activiteiten van de VN inzake men- - Bijkomende Conventie inzake de senrechten behoort ook de organisatie van afschaffing van de slavernij, de slaven- wereldconferenties. Deze van Teheran in handel en instellingen en praktijken die 1968 en van Wenen in 1993 zijn wezenlijk met slavernij vergelijkbaar zijn (1956). ingrijpend geweest in die zin dat ze nieuwe - Conventie inzake de afschaffing van impulsen hebben gegeven aan het optreden dwangarbeid (1957). van de organisatie. Tot dat optreden behoort - Verklaring van de rechten van het kind alvast de goedkeuring van een aantal nor- (1959). matieve instrumenten die aantonen dat de wereldorganisatie het volkenrecht met reu- - Verklaring van de Verenigde Naties inza- zenschreden heeft vooruitgeholpen. De ke de uitschakeling van alle vormen van Aanbevelingen hebben niet echt een bin- racistische discriminatie (1963). dende kracht maar werken wel inspirerend - Verklaring inzake de bevordering onder de en stralen grote morele kracht uit. De jongeren van de idealen van vrede, weder- Conventies, Pacten, Verdragen hebben uiter- zijdse eerbiediging en verstandhouding aard wel bindende kracht voor de lidstaten onder de volken (1965). die ze hebben geratificeerd. Uit de door het - Internationale Conventie inzake de uit- aantal en de variëteit indrukwekkende lijst schakeling van alle vormen van rassen- lichten we deze die ongetwijfeld de belang- discriminatie (1965). stelling van een organisatie als de Auschwitz Stichting zullen genieten. - Internationaal Pact inzake economische, sociale en culturele rechten (1966). - Internationaal Pact inzake burgerlijke en - Resoluties van de Algemene Vergadering politieke rechten (1966). ter bevestiging van de algemene principes van het internationaal recht als toepasselijk - Verklaring inzake de uitschakeling van in de behandeling van oorlogsmisdaden vrouwendiscriminatie (1967). en misdaden tegen de mensheid (1946- - Proclamatie van Teheran inzake de bevor- 1947). dering van de rechten van de mens (1968)

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- Conventie inzake de niet-toepasselijkheid re wrede, onmenselijke en onterende van statutaire beperkingen met betrek- behandeling of bestraffing (1982). king op oorlogsmisdaden en misdaden - Verklaring van het recht van de volken tegen de mensheid (1968). op vrede (1984). - Internationale Conventie inzake de - Conventie inzake foltering en andere afschaffing en de bestraffing van de mis- wrede, onmenselijke en onterende behan- daad van de apartheid (1973). deling of bestraffing (1984). - Principes van internationale samenwer- - Internationale Conventie inzake de apart- king in het opsporen, de arrestatie, de uit- heid in de sport (1985). levering en de bestraffing van personen die zich schuldig hebben gemaakt aan oor- - Conventie inzake de rechten van het kind logsmisdaden en misdaden tegen de mens- (1989). heid (1973). - Resolutie van de Veiligheidsraad tot instel- - Verklaring inzake de bescherming van ling van een Internationaal Strafgerechtshof vrouwen en kinderen in noodsituaties en voor de vervolging van personen die ver- gewapende conflicten (1974). antwoordelijk zijn voor ernstige schen- dingen sinds 1991 van het humanitaire - Verklaring inzake de bescherming van recht op het grondgebied van het voor- eenieder tegen foltering en andere wrede, malige Joegoslavië (1993). onmenselijke en onterende behandeling en bestraffing (1975). - Verklaring van Wenen en actieprogramma (1993). - Verklaring inzake de rechten van fysiek gehandicapte personen (1975). - Resolutie van de Algemene Vergadering inzake het derde decennium voor de bestrij- - Verklaring inzake ras en rasvooroordeel ding van racisme en rassendiscriminatie, (1978). 1993-2003 (1993). - Verklaring inzake fundamentele principes - Resolutie van de Algemene Vergadering met betrekking op de bijdrage van de mas- inzake de instelling van het ambt van samedia tot de versterking van de vrede en Hoge Commissaris van de Verenigde de internationale verstandhouding, de Naties voor de rechten van de mens (1993). bevordering van de rechten van de mens en de bestrijding van racisme, apartheid en - Resolutie van de Veiligheidsraad inzake aansporing tot oorlogvoering (1978). de instelling van een Internationaal Strafgerechtshof voor het berechten van - Conventie inzake de uitbanning van alle personen die verdacht worden verant- vormen van vrouwendiscriminatie (1979). woordelijk te zijn voor genocide en ande- - Verklaring inzake de uitbanning van alle re ernstige schendingen van het vormen van onverdraagzaamheid en dis- humanitaire recht in Rwanda of de buur- criminatie die steunen op godsdienst of landen (1994). geloof (1981). - Resolutie van de Algemene Vergadering - Principes van geneeskundige ethiek die inzake de uitroeping van een periode van relevant zijn voor het optreden van genees- tien jaar van start gaande op 1 januari kundig personeel, in het bijzonder genees- 1995, als het Decennium van de Verenigde heren, in de bescherming van gevangenen Naties voor opvoeding inzake de rechten en gearresteerden tegen foltering en ande- van de mens (1994).

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- De diplomatieke conferentie van gezag- Dit zijn uittreksels uit titel I ‘Waarden en uit- dragers keurt het Statuut van Rome inza- gangspunten’ De belangstellingsvelden van ke Het Internationale Strafgerechtshof, de andere titels zijn respectievelijk : II. Vrede, met zetel in Den Haag, goed (1998). veiligheid en ontwapening ; III. Ontwikkeling en uitbanning van armoede ; Deze en andere documenten in verband IV. Ons gemeenschappelijk leefmilieu met de mensenrechten werden totnogtoe beschermen ; Titel V. Mensenrechten, demo- haast alle door meer dan 150 staten gerati- cratie en goed bestuur. «24. Wij zullen geen ficeerd. De ‘Conventie inzake foltering’ middel onbenut laten om de democratie te moet het voorlopig met 139 onderschrij- bevorderen en het respect voor recht en wet vingen stellen. te vergroten, evenals het respect voor alle Tot slot wensen we de aandacht te vestigen internationaal erkende mensenrechten en op de Milleniumverklaring van de fundamentele vrijheden, met inbegrip van Verenigde Naties. Als afronding van de het recht op ontwikkeling ...» ; VI. De kwets- grootste bijeenkomst van staats- en rege- baren beschermen ; VII. Tegemoetkomen ringsleiders die ooit werd gehouden kwam aan de bijzondere noden van Afrika ; VIII. dit document tot stand en werd aansluitend De Verenigde Naties sterker maken. op 6 september 2000 unaniem goedgekeurd In 2005 bestaan de Verenigde Naties zestig door de vertegenwoordigers van de 191 lid- jaar. Een terugblik leert ons staten die zitting hebben in de Algemene 1° dat de structuur van de organisatie voor Vergadering. Bedoeling was naar aanleiding aanpassing vatbaar is : administratie, van de eeuwwende een aantal waarden en begroting, samenstelling van de uitgangspunten te bevestigen of te bepalen Veiligheidsraad, voortbestaan van de en die te laten volgen door een concreet Trustschapsraad, Commissie van de men- actieprogramma dat werd gebundeld in acht senrechten, ... ; titels. 2° dat de organisatie inzake het verzekeren «Wij, staatshoofden en regeringsleiders, ... van vrede en veiligheid niet alle ver- 2. erkennen dat wij, naast afzonderlijke ver- wachtingen die konden en kunnen antwoordelijkheden jegens de samenleving gekoesterd worden heeft ingelost. in onze eigen landen, ook de gezamenlijke verantwoordelijkheid hebben om de begin- Maar die terugblik leert tevens selen van menselijke waardigheid, gelijk- 1° dat de Verenigde Naties hun onmisbaar- heid en billijkheid te schragen op mondiaal heid hebben bewezen in het ingewikkel- niveau .... Wij zijn vastbesloten om in de de en veelzijdige spel van de tussenstaatse wereld een rechtvaardige en duurzame vrede betrekkingen ; te bewerkstelligen ... Wij zullen onszelf nieuw 2° dat ze naast mislukkingen en tekortko- wijden aan ... de eerbiediging van de men- mingen in veel grotere mate successen senrechten en fundamentele vrijheden ; de hebben geboekt ; in vele domeinen : eerbied voor de gelijke rechten van allen 3° dat ze op de eerste plaats belangstelling, zonder onderscheid van ras, geslacht, taal vertrouwen en aanmoediging verdienen of geloofsovertuiging ... door hun normatief, controlerend, 5. Wij menen dat vandaag de voornaamste terechtwijzend en bestraffend optreden uitdaging erin bestaat te bewerkstelligen met betrekking op de rechten van de dat de mondialisering een positieve kracht mens, het hoogste goed waarover indi- wordt voor alle mensen op aarde ...» viduen en gemeenschappen beschikken.

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Op 24 oktober 2005 wordt plechtig de vest hun vertrouwen in de fundamentele zestigste verjaardag van de Verenigde Naties rechten hebben bevestigd en zich heb- herdacht. Vooraf wordt in september een ben verbonden om gezamenlijk die rech- ‘conferentie op het hoogste niveau’ gehou- ten te bevorderen. den waarop men zal terugblikken op het In artikels 1 en 2 wordt bevestigd dat alle zestigjarig bestaan maar vooral aandacht mensen vrij en gelijk in waardigheid wor- besteden aan de versterking van de organi- den geboren en zonder uitzondering aan- satie en haar actieplannen voor de toekomst. spraak kunnen maken op alle rechten die In zijn toespraak naar aanleiding van de in de Verklaring werden vastgelegd. vijftigste verjaardag van de Universele De artikels 3 tot en met 21 sommen de Verklaring van de rechten van de mens ver- politieke en burgerlijke rechten op : klaarde Secretaris-generaal Kofi Annan o.m. : - recht op leven, vrijheid en veiligheid ; «De geschiedenis van de rechten van de - vrijwaring van slavernij en horigheid ; mens is de geschiedenis van de Verenigde - vrijwaring van foltering en mensonte- Naties. De principes en voorschriften van rende behandeling ; de Universele Verklaring van de Rechten - het recht als persoon erkend te worden van de Mens zijn de leidraad en een infor- voor de wet, aanspraak te maken op matiebron van elke daad die binnen de rechtshulp, gevrijwaard te zijn van wil- Verenigde Naties wordt gesteld. Ze inspi- lekeurige arrestatie, detentie of verban- reren ons om meer te doen voor een groter ning, verzekerd te zijn van een eerlijke en aantal. Ze rechtvaardigen onze overtuiging openbare behandeling van zijn zaak, dat onze zaak rechtvaardig is en het lot dat voor onschuldig te worden versleten tot haar wordt beschoren de maatstaf van de het tegendeel is bewezen ; mens is.» - vrijwaring van inmenging in persoonlijke De Universele Verklaring aangelegenheden, in het gezin, de van de Rechten van de Mens, woning, de briefwisseling en van aan- 10 december 1948 tasting van de goede naam ; De Universele Verklaring bestaat uit een - vrijheid van beweging, recht eender welk preambule en 30 artikels. In de pream- land te verlaten en daarnaar terug te bule wordt gesteld dat de erkenning van keren ; recht op een nationaliteit ; gelijke en onvervreemdbare rechten de - recht een gezin te stichten, recht op grondslag is voor de vrijheid, gerechtigheid eigendom ; en vrede, dat de minachting van de rech- ten heeft geleid tot barbaarse handelin- - recht op vrijheid van gedachte, gewe- gen en, dat de vrijheid van meningsuiting ten en godsdienst, op vrijheid van en geloof en de vrijwaring van vrees en mening en meningsuiting ; recht op vrij- gebrek voor ieder mens het hoogste ide- heid van vreedzame vereniging ; aal zijn, dat het van het hoogste belang - recht op deelneming aan het bestuur is dat de rechten van de mens worden van het land. beschermd door het recht, dat vriend- schappelijke betrekkingen tussen de naties De artikels 22 tot 27 bepalen de sociale, moeten worden bevorderd, dat de vol- economische en culturele rechten : ken van de Verenigde Naties in het hand- - recht op maatschappelijke zekerheid ;

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- recht op arbeid, op gelijk loon voor Synthèse gelijk werk, op aansluiting bij een vak- bond ; A l’occasion du soixantième anniversaire - recht op rust en vrije tijd ; de la création des Nations Unies, Paul - recht op een fatsoenlijke levensstan- Morren relate dans son article le contexte daard ; dans lequel cette institution internationale a - recht op onderwijs ; été créée. Dans le cadre de la guerre contre les puissances de l’Axe, les représentants - recht op participatie in het culturele des Etats-Unis, de la Grande Bretagne, de leven. l’Union Soviétique et de la Chine avaient Afgesloten wordt met artikels 28 - 30 : d’abord en vue la création d’une associa- - recht op het bestaan van een maat- tion des Etats alliés, mais dans le même schappelijke en internationale orde die temps se profilait déjà la création d’une nou- het genot van de rechten en vrijheden velle association mondiale pour assurer le waarborgt ; maintien de la paix et de la sécurité interna- tionale. Après l’accord des trois grands - - erkenning van plichten ; Roosevelt, Churchill, Staline - cette asso- - verbod van interpretatie van de ciation prit forme lors de la conférence de Verklaring met het doel haar te ont- San Francisco en fin juin 1945. A côté de la krachten. sécurité et du développement, l’autre objec- tif majeur de l’ONU était le respect des droits de l’homme. Cet objectif a trouvé sa finalité avec la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme le 10 décembre 1948.

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REGULA CHRISTINA ZÜRCHER*

Les exécuteurs à Auschwitz

Le personnel SS des installations d’extermination massive**

1. Introduction Ces questions, avec lesquelles Isaac B. Singer confronte le personnage de son roman, «Femmes torturées, enfants brûlés. Je ne Stanislaw Luria, dans le New York de l’im- parle pas du côté éthique - je ne suis pas si médiat après-guerre, font partie des ques- naïf. Ce qui m’intéresse, c’est le côté psy- tions centrales de l’histoire contemporaine : chologique : Qu’est-ce qui se passe dans la tête Qu’est-ce qui poussa, en plein 20e siècle, d’un homme quand il brûle le corps d’un un peuple civilisé comme les Allemands à enfant ? Il doit bien avoir quelques pensées, tuer environ six millions d’hommes, sur- il lui faut une justification. Donc, qu’est-ce qui tout des Juifs ? lui vient à l’esprit ? Et après, que raconte-il Les scientifiques qui étudient ces questions à sa femme, à sa fiancée, à ses parents ? Est- ne doivent pas prétendre pouvoir y don- ce qu’un tel homme rentre à la maison le ner des réponses définitives. Le philosophe soir chez sa femme et ses enfants et dit : italien Giorgio Agamben déconseille de «Aujourd’hui j’ai brûlé cinquante bébés ?» réduire les témoignages sur les camps d’ex- Et sa femme - comment réagit-elle ? Que termination aux éléments réels dont ils sont pense un tel homme, quand il pose la tête sur constitués, car la réalité est tellement inima- son oreiller ? J’aimerais bien savoir ce qui ginable : «L’aporie d’Auschwitz est l’aporie vient à l’esprit d’un tel monstre». de la connaissance de l’histoire même»2. Extrait de Isaac B. SINGER, Schatten über dem Hudson (Ombres sur l’Hudson)1. Mais c’est justement le manque de com-

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préhension et d’explication qui est à l’origi- faut montrer dans quelle mesure les acteurs ne de la nécessité de s’en occuper sans cesse pouvaient agir et comment ils utilisèrent et dans le sens d’Agamben, de devoir cher- cette «marge de manœuvre». cher, seulement avec modestie, des «points 3 de repères» . Une des raisons pour lesquelles la recherche Cet article contient le portrait sommaire historique n’a accordé que peu d’attention au d’un groupe de SS4 qui ont mis en œuvre personnel des camps de concentration jus- l’extermination massive à Auschwitz5. A qu’à présent est due à la difficulté de remon- cette fin, une méthode micro-historique - ter aux sources. Certes dans le semblable à l’histoire du quotidien - a été sui- «Reichssicherheitshauptamt» (RSHA, admi- vie, en posant la question de la contribu- nistration centrale de la sécurité du Reich) tion des différents individus au massacre comme à Auschwitz même, une adminis- collectif et à la manière dont ils commet- tration bureaucratique tenait une compta- taient leurs actes criminels (chap. 2). Leur vie bilité scrupuleuse (masquée le plus souvent quotidienne sera également présentée (chap. sous des termes la dissimulant), mais ces documents furent pour la plupart délibé- 3). En soulignant le rôle de l’individu, 8 comme chez Christopher R. Browning et rément détruits lorsque la défaite se profila . Daniel J. Goldhagen6 qui ont examiné les Les rares journaux intimes, les lettres et mémoires des SS9, les documents du per- commandos d’exécution à l’Est, les per- 10 sonnages paraissent en tant que «sujets», sonnel du Führer , les témoignages devant les autorités d’enquête et les tribunaux pen- c’est à dire en tant qu’acteurs autonomes. 11 Cependant, je ne veux pas ignorer que des dant le procès d’Auschwitz , ainsi que les ordres du camp et de la kommandantur individus sont également toujours des 12 «objets» évoluant dans un environnement presque entièrement conservés , permet- fixe avec une marge de manœuvre limitée7. tent de reconstruire une image détaillée et En procédant de cette manière, il est plus surprenante du quotidien à Auschwitz et facile d’établir les questions sur l’organisation d’accumuler des indications sur la mentali- de l’extermination (chap. 2), sur le milieu té des criminels. Chacun de ces types de social des criminels (chap. 4), sur leur idéo- sources a ses avantages et ses désavantages logie (chap. 5) et sur leur marge d’action caractéristiques mais ont en commun d’être (chap. 6) dans le cadre de l’histoire structu- tous rédigés pour des motifs extrêmement relle pratiquée jusqu’à présent par la majo- spécifiques et sous des perspectives subjec- rité des scientifiques. Evoquant la question tives. Ils doivent être interprétés selon les de la motivation de leurs actes, de leurs réac- règles de l’herméneutique, être lus d’une tions et de leurs stratégies de légitimation - manière très critique, et comparés les uns aux une question récurrente - la perspective de autres. Pour cela, les témoignages publiés des prisonniers du Sonderkommando13 l’histoire des mentalités sera également abor- 14 dée. (écrits d’Auschwitz , mémoires de l’im- médiat après-guerre15, interviews des années En liant les perspectives micro- et macro-his- 1980 dans le cadre de l’histoire orale16, témoi- toriques, on conçoit les criminels comme gnages devant des enquêteurs) et d’autres pri- des acteurs qui n’agissent ni exclusivement sonniers d’Auschwitz qui étaient en contact de leur propre initiative, ni comme de pures immédiat avec les SS à Birkenau sont d’une marionnettes. Les acteurs étaient simulta- valeur inestimable. Ces sources nous don- nément objet et sujet. Ils percevaient leur nent un grand avantage sur Goldhagen et réalité et en même temps la produisaient. Il Browning en ce qui concerne l’analyse du

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personnel des installations d’extermination plicité de meurtre». Dans ce qui suit, le massive et la recherche portant sur les cri- terme «travail» sera utilisé pour décrire les minels. Au contraire des exécutions collec- activités dans les installations d’extermina- tives au cours desquelles des criminels tion massive. Le choix de cette terminologie anonymes apparaissaient en ville, accom- est motivé par le fait que de cette manière plissaient leurs actes sanglants et disparais- l’image que le personnel de la SS se faisait de saient en ne laissant guère d’observateurs, soi-même serait reflétée au mieux. Il faut pour l’analyse des camps d’extermination on toujours cependant rester conscient du fait peut se référer à un nombre considérable qu’il s’agissait d’un travail très spécifique, de témoignages. Cette confrontation de l’au- un «travail d’extermination» et un meurtre to-promotion de la SS avec les récits des collectif. Selon Agamben, ce sont les euphé- prisonniers est impérative afin d’éviter tout mismes mêmes autour de la «fabrication de soupçon quant à cette méthode de recherche cadavres» qui constituent la spécificité qui, portant sur les criminels, n’a pour fina- d’Auschwitz, le «vrai nom de la terreur». Par lité de détourner l’attention de l’extermi- le fait qu’au camp il ne s’agissait pas de mou- nation massive17. Le but n’est pas de nier les rir mais de produire en série des cadavres, on expériences des victimes où éveillant, par privait le mort de toute dignité, ce qui est empathie, de la compréhension pour les beaucoup plus honteux20. actes des criminels ; il reste clair que rendre plus compréhensible des actes et des façons de penser ne constitue pas une approba- 2. Le service dans tion. les installations Le philosophe Günther Anders a écrit : d’extermination massive «Aussi les meurtriers [...] ne doivent pas être dépersonnalisés, ils sont également - même si Une perspective d’histoire structurelle a ce ne sont pas des «personnes» morales au sens conduit les historiens à estimer que les alle- Kantien - des individus qui ont un «droit» - mands n’auraient pas été en mesure de com- au sens Hégélien - qu’on leur demande des mettre l’assassinat de millions de personnes comptes à eux personnellement»18. L’auteur sans les acquis de la technologie moderne, du présent article justifie son étude sur les SS d’une bureaucratie efficace, d’une forte divi- sion du travail et d’une rationalité dans tous à Auschwitz par une volonté de poser des 21 questions sur leur responsabilité, tout en les domaines de la société . Raul Hilberg ayant conscience du fait qu’elle effectue décrivit un processus quasi automatique ainsi - comme Martin Broszat l’avait expri- d’extermination par étape qui était organi- mé - un «acte de haute voltige» 19. sé communément par les institutions de la société nationale-socialiste22. Par conséquent Un premier problème terminologique se il fut l’un des premiers historiens à caracté- pose. Bien que le personnel des installations riser le procès d’homicide par la métaphore d’extermination massive commettait un de «chaîne de destruction»23. Observé de meurtre collectif, les termes «tuer» ou l’extérieur, Auschwitz se présentait comme «meurtre» ne peuvent êtres utilisés pour ce une «extension objective et sobre du système type d’actes. Du point de vue juridique, ces européen de l’usine»24. Les opérations du termes ne correspondraient qu’aux étapes centre d’extermination ressemblaient à plu- séparées de leur «travail» (l’introduction du sieurs égards aux méthodes complexes de la gaz ou les exécutions) ; la plupart des cri- production en masse d’une fabrique moder- minels ne seraient impliqués que pour «com- ne : à partir de l’arrivée à la rampe, la marche

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par les salles de déshabillage, la chambre à qu’un refus aurait été futile, puisqu’il y aurait gaz, l’introduction du gaz, l’évacuation des toujours eu quelqu’un d’autre pour accom- chambres à gaz, la «récolte» des dents en plir la tâche30. Car les hommes, individuel- or et des cheveux, et finalement l’incinération lement, n’effectuant que des étapes du travail, des cadavres. Comme sur une chaîne de pouvaient croire que leur contribution n’était montage, le processus d’extermination se pas décisive. Ainsi le membre de la SS qui déroula en évitant les «bouchons» et par établissait les horaires de service pour les une forte division de travail. La dernière «désinfecteurs» (un euphémisme pour les phase de l’extermination est bien connue et SS chargés de l’introduction du gaz), par ne sera pas décrite ici. exemple, ne se sentait pas coupable : «Lorsqu’on me reproche d’avoir peut-être Au niveau individuel des criminels qui effec- participé aux gazages des hommes pour avoir tuaient l’extermination, l’image de l’usine attribué les quatre SS du commando de se propose également comme métaphore. gazage au soi-disant service spécial, je décla- Au travers de l’industrialisation du meurtre re à ce sujet que je n’y réfléchissais pas. On collectif, les criminels ne se voyaient plus m’avait demandé d’établir un horaire de comme des exécuteurs mais comme des service, ce que j’ai fait, et alors réglé pour «travailleurs» ou plutôt comme des moi»31. «employés»25. Les SS employés auprès des crématoires faisaient partie de l’administra- L’image du «business-as-usual» fut encore tion du camp, laquelle se divisait en six sec- soulignée en maintenant un jugement du tions suivant le prototype mis en place à personnel comme il se fait d’habitude dans Dachau26. Comme l’instruction pour le pro- les entreprises. Sans aborder précisément la cès d’Auschwitz le montra, la komman- nature des devoirs effectifs, les performances dantur était le principal responsable pour furent enregistrées sur des cartes du per- l’organisation des installations d’extermi- sonnel et dans des lettres de jugement qui nation27, mais il y avait une collaboration furent honorées. La demande de promo- étroite avec les autres sections. Pour les acti- tion du directeur du camp d’arrêt, Franz vités correspondantes, on préférait des per- Hössler, à l’«Obersturmführer» de la SS fut sonnes qui possédaient des qualifications justifiée de la façon suivante : «Avant tout, les conformes28. devoirs du Sonderkommando lui incom- baient et ils les a accomplis impeccablement Une distribution des tâches et des horaires malgré la difficulté d’un engagement com- clairs de service aidaient les SS à croire à la plet. [...] Il a effectué les devoirs qui lui ont été normalité de leur fonction. Pendant les inter- attribués avec une haute fiabilité et assidui- rogatoires du procès d’Auschwitz, les SS té. Il se caractérise notamment par son sen- insistaient donc toujours sur le fait qu’ils timent du devoir et sa conception du n’aient fait que ce qui leur avait été deman- service»32. Les SS purent acquérir à dé. Klaus Dylewski, interprète dans la sec- Auschwitz des qualifications telles qu’une tion politique de l’administration des camps expérience de direction ou d’organisation de concentration, déclara par exemple que de camp qui pouvaient ensuite favoriser une «La sélection à la rampe était la fonction de carrière. la direction des camps d’arrestation et pas de la section politique. En raison de cela, je Cependant, la description des criminels en n’ai fait ni sélections ni propositions parce tant que «petites roues» dans le système ne que cela n’incombait pas du tout à mes attri- doit pas dissimuler le fait que l’holocauste butions»29. Les hommes arguèrent encore était définitivement «man made» (produit

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par l’homme) : «Aussi l’extermination indus- de faire même un seul coup de bêche pour trialisée des Juifs européens fut effectuée et faire disparaître leurs victimes. Pour cela il y animée par des dizaines de milliers d’indi- avait bien assez de prisonniers»39. Ainsi, vidus. Les ‘fabriques’ d’extermination requi- pour les crématoires n’avait-on besoin que rent sans cesse de nombreux mouvements de quelques 20 SS40. Par conséquent, leurs de mains et de corps» écrivit Alf Lüdtke à ce propres hommes qui étaient selon l’idéo- sujet33. A Auschwitz, comme dans les camps logie nationale-socialiste supérieurs pou- d’extermination massive de l’opération vaient être épargnés de ces fatigues. Dans ce Reinhard34, on est confronté avec la situation sens, Luria, le protagoniste de Singer, se paradoxale qu’une grande partie des nom- trompe ; le criminel ne devait pas enfourner breuses étapes du «travail», le «travail noir de cinquante bébés avec ses propres mains, le l’holocauste»35, ne fut pas effectuée par les SS système d’extermination SS était beaucoup qui y étaient employés, mais par les ainsi plus diabolique. nommés «Sonderkommandos juifs». Par De plus, l’emploi des prisonniers juifs fut cette tactique infâme trois buts furent pour- rationnel pour la SS. Le commando juif était suivi : constitué d’une main d’œuvre qui, par Le tout premier résultat fut une redistribu- volonté de survivre, effectuait un travail peu tion des culpabilités par l’emploi des pri- cher et diligent41. La SS n’avait pas besoin de sonniers du Sonderkommando. On ne peut les épargner parce qu’avec les transports formuler ce fait d’une manière plus appro- des remplacements étaient sans cesse pos- priée que ne l’a fait Primo Levi, l’intellectuel sibles. Toutefois, il fut particulièrement utile Italien et rescapé d’Auschwitz «À l’aide de que les Juifs du Sonderkommando n’effec- cette institution on essaya de décharger le tuent pas seulement le «travail noir» pour la poids de la culpabilité sur les autres, à savoir SS, mais, dans un certain sens, qu’ils surent aux victimes mêmes afin qu’il ne leur reste - le faire même «mieux» : La présence de Juifs pour leur propre allègement - pas même la dans les chambres de déshabillage calmait les conscience de leur innocence»36. Pour confir- victimes arrivées et a dû avoir un bien plus mer l’idée que les Nazis s’étaient fait de grand effet que toutes les autres manœuvres leurs ennemis durant les dernières années, des restées décevantes. prisonniers juifs furent exclusivement dési- Il est cependant intéressant de noter dans ce gnés pour les Sonderkommandos : «Il y fal- contexte que la SS ne voulait pas transmettre lait des Juifs pour transporter les Juifs dans les toutes les fonctions aux prisonniers du crématoires ; il fallait prouver que les Juifs Sonderkommando. Dans les positions-clés, étaient une race inférieure, des sous-hommes seuls des SS furent employés. La sélection à qui acceptaient toute humiliation et même se la rampe, le transport des victimes aux cré- tuaient entre eux»37. matoires, la fermeture des chambres à gaz, De plus, la SS cherchait à éviter les travaux l’introduction du gaz néfaste, les exécutions non seulement physiquement très fatigants, au «mur noir», ainsi que l’allumage des mais aussi en particulier psychiquement bûchers pour l’incinération des cadavres, lourds qui auraient pu leur infliger des doutes ils ne l’abandonnaient pas. Beaucoup de ces moraux en regardant les victimes dans les «étapes» centrales auraient pu provoquer yeux, ou des perceptions désagréables lors du des résistances au sein des prisonniers du gazage ou de l’incinération des hommes. Sonderkommando. Le «Rottenführer» de la SS, Pery Broad38, Bien que l’emploi des Sonderkommandos annota : «Bien sûr on n’exigeait pas de ces SS juifs corresponde à l’image d’une usine

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rationnelle et anonyme d’extermination, il y membre de la SS employé dans le camp de avait alors quelques fonctions par lesquelles concentration dut signer une déclaration les SS, directement confrontés à l’extermi- avec sa parole d’honneur : «De la vie ou de nation massive, y participèrent pendant des la mort d’un ennemi de l’Etat, c’est le Führer mois. Reprenons la citation de Singer et qui décide. Aucun national-socialiste n’est demandons-nous : «Qu’est-ce qui vient à donc autorisé à mettre la main sur un enne- l’esprit d’un tel homme ?» mi de l’Etat ou le brutaliser physiquement»44. Le moyen pour obtenir des éclaircissements Selon de nombreux témoignages relatifs aux sur les motifs et la mentalité des SS passe camps de concentration, la brutalité était par l’analyse de leurs actes. Mais le fait qu’un également habituelle au sein des installa- acte fut commis ne dit pas encore tout sur le tions d’extermination massive. Face au criminel. Plus révélateur est la façon par nombre énorme de cadavres dont il fallait se laquelle l’acte fut commis. Fut-il commis débarrasser en les incinérant au plus vite, la seulement à contrecœur, ou le criminel exhi- majorité des maltraitances physiques eurent ba-t-il un zèle particulier ? Le criminologue lieu au sein des Sonderkommandos direc- Herbert Jäger distingue trois formes fon- tement affectés aux crématoires. Les nou- damentales de criminalité totalitaire : veaux prisonniers surtout furent brutalisés L’exécution d’un acte non-autonome sans et battus, avec des matraques et des tubes influence individuelle sur l’événement (actes gommeux45. Les recours à la force ont été sous ordre), l’exécution d’un ordre d’une minimisés par après : Hans Stark, un façon relativement autonome (actes par ini- «Unterscharführer» de la SS, connu pour tiative) et le crime sans ordre (actes en sa brutalité en tant que gardien46, témoigna 42 excès) . du fait qu’il avait «enfermé» des hommes nus Devant les enquêteurs et le tribunal, plu- dans les chambres à gaz à l’aide d’un bâton 47 sieurs accusés se sont présentés comme des mais qu’il n’avait pas battu les prisonniers . «criminels sous ordre». En confrontant les Toutefois, peu d’entre eux occasionnèrent témoignages des SS avec ceux des prison- une dégénérescence de ce type de brutalité. niers, il devient clair qu’il y avait certes des De vraiment sadique, on ne décrivit que criminels qui effectuaient seulement sous l’«Oberscharführer» Moll et le chef de la ordre - donc sans initiative - ce qu’on leur section politique, . Il avait demandé de faire. Toutefois, à s’agissait de criminels «excessifs» et leur Auschwitz, contrairement aux chiffres géné- situation psychique devait se trouver au raux mentionnés par Jäger, ils étaient plutôt bord du pathologique. une minorité. Dans les témoignages por- Etre dur envers l’ennemi correspondait à tant sur les procès d’extermination on trou- l’idéal de la SS. Ceux qui suivirent ce modè- ve de nombreux exemples pour brutalité et le, comme le «Rapportführer» Oswald zèle au «travail»43. Kaduk, purent mépriser les camarades plus La brutalité contre les prisonniers ne fut «doux» et être fier de leur propre dureté : pas ordonnée expressément par ordre supé- «L’opération du camp de concentration tapait rieur. Dans le camp de concentration sur les nerfs. Mais je suis un type réellement d’Auschwitz - comme dans tous les autres viril et je n’ai pas craqué à cause de cela. [...] camps - il était officiellement interdit aux J’avoue que j’étais un chien méchant. Je SS de maltraiter ou même de tuer indivi- voulais toujours maintenir une opération duellement les prisonniers. Ils furent toujours d’allure militaire»48. La dureté envers les instruits de cette interdiction. Chaque prisonniers fut en quelque sorte la «norme

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de qualité» à suivre durant l’opération. Il cace. Des médecins discutaient de la meilleu- n’y avait rien de plus redouté que de paraître re technologie de sélection53, le commandant «doux»49. Les paroles cyniques et une façon Rudolf Höss visait des «améliorations par ostentatoire de se comporter, qui furent rapport à Treblinka» et on faisait sans cesse apparemment habituelles, surtout durant des expériences et des calculs sur l’incinéra- l’opération du gazage50, pourraient être dues tion la plus rapide possible en cherchant à à cela. économiser du coke. Ainsi à l’automne 1943, les SS responsables essayèrent, lors d’expé- De plus cela ne correspond pas à leur auto- riences de différentes sortes, du coke, et proclamation de «criminels sous ordre» car enregistrèrent exactement la durée d’inci- beaucoup de SS effectuaient un service nération des cadavres. Participèrent à ces volontaire même s’ils n’étaient pas prévus expériences, aux cotés des médecins de la pour cela dans le «plan de travail». Le SS, des techniciens de l’entreprise Topf et fils, «Hauptsturmführer» Kramer, par exemple, qui avait fourni les fours d’incinération54. s’engagea beaucoup plus qu’il n’était requis Les experts conclurent que les cadavres des par le plan et évita «de ne pas accompagner bien nourris devaient aider à l’incinération même un seul de ces trains de malheur et de des affaiblis. En conséquence, les prison- ne pas rester auprès des bunkers jusqu’à ce niers durent trier les morts selon leur cor- que le dernier de ses condamnés disparût pulence et la qualité de leur ossature55. Suite dans les trous. Lorsqu’un nouveau trans- à ces expériences, l’ «Oberscharführer» Peter port démarrait entretemps, Kramer était Voss avait élaboré un système d’incinéra- tout de suite sur le tas pour exercer son métier, tion particulièrement efficace. Le prison- qu’importe s’il pleuvait ou neigeait, s’il était nier du Sonderkommando, Filip Müller, midi ou 3 heures du matin. Kramer était raconta : «On remarquait qu’il réfléchissait toujours là afin qu’il ne manquât rien. intensément et se concentrait sur un problè- Quand on l’observait, l’impression s’imposa me qui l’incommodait beaucoup. Après avoir qu’il se vouait à cette occupation par pure 51 fait plusieurs calculs et avoir crayonné une satisfaction sensuelle» . multitude de chiffres, il s’adressa aux kapos Ce zèle déployé peut être interprété comme et dit : ‘Il est possible de les incinérer tous une approbation explicite de l’extermina- avant demain matin. Vous ne devrez veiller tion des juifs, mais il pourrait aussi avoir qu’à toujours mettre deux hommes et une été l’expression d’une application particulière femme du transport avec un «musulman» et d’un besoin de se profiler vis-à-vis de ses [les plus affaiblis et malades, n.d.l.r.] et un supérieurs. Ceci devrait avoir joué un rôle, enfant dans le trou. Pour tous les deuxièmes surtout pour les membres des rangs infé- remplissages il ne faut utiliser que du bon rieurs de la SS, comme, par exemple, le matériel du transport.’ [...] Puis il continua «Blockführer» Baretzki52. Cependant, même d’un ton menaçant : ‘Vous êtes responsables le médecin du site, , sélec- pour qu’on pique toutes les douze minutes et tionnait, ce qu’il n’aurait certainement pas dû qu’on allume les ventilateurs. Et que ça saute 56 faire en tant que chef, et s’il avait raté une fois aujourd’hui, entendu ?’» . un service sur la rampe, il se rattrapait. Ce qui contraste, en outre, quant à l’état de néces- L’on s’inquiète aujourd’hui de savoir com- sité souvent proclamé est le fait que beau- ment les hommes ont pu participer au géno- coup de SS n’effectuaient pas seulement leur cide. Mais pour eux-mêmes, de telles «travail» mais contribuaient activement à considérations restaient secondaires. À rendre le procès d’extermination plus effi- Auschwitz, entre SS, on ne discutait pas de

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problèmes éthiques, mais de problèmes faite’. De plus, j’ai été frappé par le fait que techniques. L’extraordinaire de la fonction ne Stark, quand il était engagé dans les exécu- faisait pas du tout partie du débat. tions, paraissait nerveux et fumait beau- coup, alors qu’autrement il ne fumait pas»60. Ian Kershaw insista également sur le fait Stark ne pouvait pas digérer sa participa- que la question du sens de l’extermination ne tion aux exécutions aussi souverainement figurait pas au centre de la pensée du per- que ce qu’il laissait paraître à ses collègues. sonnel des installations d’extermination massive : «Surtout dans des conditions Alors que les conversations ne sont qu’à ‘extrêmes’, les soucis ‘normaux’ du quoti- peine documentées, de nombreuses indica- dien et des affaires privées prennent telle- tions font état de la détérioration de la santé ment d’énergie et d’attention que des SS. Plusieurs SS, comme, par exemple, l’indifférence vis-à-vis des événements inhu- et le Dr. Lucas, se plaignaient de mains s’en trouve, par conséquent, considé- douleurs d’estomac, de haut-le-cœur, ou de rablement augmentée - induisant par cela la vésicule biliaire61. L’épouse de l’interprè- même un soutien indirect à ce système poli- te Dylewski témoigna également du fait tique inhumain»57. que son mari, qui avait été toujours été sain avant Auschwitz, attrapa une affection ner- Les SS participèrent-ils vraiment en toute veuse qui mena à des attaques nocturnes62. indifférence à l’extermination de plus d’un L’ «Oberscharführer» de la million d’êtres humains ? Il serait sans doute section politique vécu trois effondrements révélateur de pouvoir analyser les conver- nerveux en un an et demi63. sations des SS. Mais les sources n’en ren- seignent que très peu. On se tut Les SS réagirent le plus fortement lors de leur probablement au sujet de l’extermination, première confrontation au meurtre collectif. comme le raconta par exemple un conduc- Après le premier choc, ils s’y habituèrent. teur : «Entre nous, qui étions de la perma- Cependant, la routine ne pouvait pas faire nence des conducteurs, on évitait toute taire complètement la conscience des SS, conversation sur ces choses. Il était déjà assez même des plus endurcis. Peter Voss, chef cruel de devoir conduire les hommes aux des crématoires et tireur exercé, fut décon- bunkers, vu qu’on savait bien ce qui les tenancé lorsqu’il dut fusiller une jeune mère attendait»58. avec son bébé64. Un de ses successeurs, Erich Muhsfeldt, n’arriva pas à exécuter une fille De plus les rares témoignages transmis ne qui avait survécu au gazage65. Cela ne signi- peuvent être lus littéralement. Dans une fiait pas que ces SS graciaient leurs victimes ; société martiale, la conformité nécessaire et ils faisaient alors effectuer les exécutions par le besoin de se mettre en valeur ont certai- des subordonnés. La nécessité de l’exter- nement joué un rôle important. Hans Stark mination n’était pas mise en question. avait, paraît-il, après les exécutions, souvent des conversations avec d’autres SS, dans les- De nombreux témoignages portent sur le fait quelles il décrivait ce qui s’était passé avec que cela ne posait apparemment pas de pro- ostentation59. À l’inverse toutefois, un pri- blème de trouver quelqu’un pour se faire sonnier qui était directement sous l’autori- remplacer si on ne voulait pas se salir les té de Stark dans la section politique devait mains. Il est également mentionné, pour toujours apporter de l’eau de lavage pour son Auschwitz, qu’il y avait toujours assez de supérieur : «Quand il revenait des exécu- volontaires pour des exécutions et des actes tions, il se lavait scrupuleusement les mains de violence contre les prisonniers, comme et déclarait à peu près ‘bien, cette chose est l’ont constaté Goldhagen et Browning66.

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Le fait que les SS furent persuadé de la jus- l’aide du «doublement», selon Lifton, les tesse de leurs actes se vit aussi dans l’habitude médecins Nazis non seulement pouvaient qu’avaient beaucoup d’entre eux de docu- s’autoriser les mises à mort mais dévelop- menter leurs actes par des photos qu’ils paient aussi de la sorte une structure de envoyaient à leurs proches67. Ceci prit une comportement qui, en définitive, promou- telle dimension que la kommandantur dut vait incidemment le projet d’extermination interdire de prendre des photos68. massive. Lifton décrivit que les SS à Auschwitz pouvaient signer un pacte faus- Bien que les actes des SS fussent si mons- tien lors du «doublement». Sans doute, une trueux, on ne peut pas décrire les hommes grande partie du «doublement» s’effectuait qui exécutèrent ces actes comme des êtres en dehors de la conscience, dans les pro- insensibles. Beaucoup d’entre eux affichaient fondeurs de notre âme. Lifton insista tou- deux visages et jouaient des rôles différents, tefois sur le fait que ceci ne désengage pas les comme par exemple Voss : «Il pouvait faire hommes de leur responsabilité : «Dans les des blagues, folâtrer, rire savoureusement, pactes faustiens, on est toujours éthiquement parfois même parler naturellement avec nous responsable»73. qui étions prisonniers sur des choses banales et plaisanter. Vis-à-vis des SS qui étaient sous ses ordres, il se comportait d’une façon 3. Récompense affable et indulgente et ne jouait jamais au grand chef. [La plupart du temps, note de psychologique et matérielle l’auteur] Il n’avait, tout de même, pas de à la fin du service scrupule en fusillant sans cesse des hommes et Il semble que les dirigeants de la SS aient aussi des enfants devant le mur»69. consciemment encouragé le «doublage» au «Il arriva aussi à chacun de ceux qui étaient sein des SS. Plus ils s’adaptaient à leur envi- là d’avoir pu faire, à l’occasion, quelque ronnement, plus ils recevaient de récom- chose de bon. C’est ce qui était le pire», penses psychologiques et matérielles74. constata Ella Lingens, médecin de prison- A titre de récompense psychologique pour niers. «Si les SS n’avaient fait que du mal, je la vie privée, tout était offert pour aider à me serais dit qu’ils ne pouvaient pas faire croire en la normalité du travail et pour autrement ; qu’ils étaient des sadiques patho- amortir ce qui aurait pu peser lors du servi- logiques. Mais ces hommes pouvaient dis- ce. Les ordonnances de la zone et de la kom- tinguer le bien du mal et préféraient une mandantur montrent notamment une image fois le bien et 999 fois le mal»70. Un autre res- relativement nette et variée du quotidien capé mit au point cette formulation : «Le du personnel de la SS et de leurs proches. démoniaque était qu’ils n’étaient pas démo- Bien que ces directives soient écrites dans un niaques»71. style militaire, elles contiennent une plénitude Robert J. Lifton créa dans sa «psychologie d’informations détaillées sur le service et les du génocide» le mot de «doublement» pour activités quotidiennes des SS. Selon les édi- exprimer les «deux visages» des SS, ana- teurs [de l’assemblage «Standort- und logue à «dédoublement» ou «dissociation»72. Kommandanturbefehle des Konzen- De cette manière, il décrivit le principe psy- trationslagers Auschwitz 1940-1945» n.d.l.r.], chologique par lequel le moi se dédouble ces ordonnances semblent «illustrer dans en deux entités indépendantes qui appa- leur uniformité et leur langue protocolaire [...] raissent toutes deux comme le moi entier l’importance des rites et des routines dans le et peuvent agir pour compte de ce dernier. À quotidien des camps de la SS»75.

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Dans ce quotidien il y avait des problèmes aussi varié que leur présentation qui allait du à résoudre concernant la logistique du ser- «recueillement» à l’«hilarité»81. vice, le logement et l’alimentation du per- sonnel. De plus, il y avait des loisirs et des En même temps, le programme de diver- fêtes à organiser, des règles de convivialité à tissement servait souvent de support idéo- établir - bref, il fallait résoudre toutes les logique. L’ancien «Blockführer» Stefan questions qui se posaient par la cohabitation Baretzki raconta lors du procès d’Auschwitz: de plusieurs personnes dans une colonie. «Alors on nous montrait des films de propa- gande comme le ‘Jud Süss’ et ‘Ohm Krüger’. Le logement du personnel de la SS était Je me souviens encore de ces deux titres. Et attribué par la kommandantur. Le lieu et la quelles conséquences pour les prisonniers ! manière dont les SS étaient logés dépen- 76 Les films étaient montrés au personnel - et on daient de leur grade , de la durée de leur peu s’imaginer comment ils regardaient les séjour à Auschwitz et de leur situation fami- prisonniers le lendemain !»82. liale. Dans la colonie de la SS à Auschwitz, la maison de la Waffen-SS, les logements Les fêtes organisées à Auschwitz devaient des troupes et des cadres, ainsi que des mai- également servir à une éducation «sans sons privées servaient d’habitations. La mai- contrainte»83. Des soirées de la camaraderie son de la Waffen-SS, la maison des cadres et eurent régulièrement lieu84 et la «journée la maison de la camaraderie étaient les lieux de la Wehrmacht» fut considérée comme de rendez-vous et de détente lors des temps l’un des plus beaux moments de l’année85. libres. Parce que la communauté de la SS atten- 86 Pour les hommes célibataires de la SS, les dait de ses membres leur retrait de l’Église , possibilités de loisirs s’orientaient vers la on ne célébrait pas officiellement les fêtes remise en forme. Après le service, on prati- chrétiennes qui marquaient traditionnelle- quait par habitude des disciplines athlé- ment l’année civile des Allemands dans la tiques et des sports d’équipe comme le colonie des SS à Auschwitz. Les déficits handball et le football77. Ces activités, bien rituels causés par l’abandon de l’Église étaient que facultatives, étaient «conseillées» à tous remplacés par des rites propres à la SS ins- les SS78. La communauté sportive de la SS pirés par la tradition germano-païenne, participait aussi à des concours régionaux lui comme le solstice ou la «Julfest», un substitut 87 permettant souvent de «remporter de jolies pour Noël . Au regret d’Himmler la réussites»79. Lors d’un examen, on pouvait «Julfest» n’a pu simplement supplanter le également obtenir le «Reichssportabzeichen» Noël traditionnel, essentiel pour les 88 (l’emblème sportif du Reich) à Auschwitz80. Allemand . Malgré la «Julfest», la kom- mandantur fournissait des arbres de Noël Le programme culturel pour la SS à pour les SS et leurs proches89. Dans les dos- Auschwitz était varié et comprenait du ciné- siers du personnel d’Auschwitz, l’indica- ma, du théâtre, des variétés, de la danse, des tion «croyant en Dieu» est la troisième concerts, et de l’opéra. Les directives inté- mention la plus fréquente, catholique romain rieures permettaient, de février 1943 jus- et protestant étant les confessions de la majo- qu’à peu avant la dissolution du camp en rité des SS. Aleksander Lasik considère ceci janvier 1945, que deux à quatre événements comme une indication établissant que le culturels par mois soient organisés. Ceux-ci personnel de la SS d’Auschwitz n’était pas eurent lieu, la plupart du temps, dans la trop exposé à l’endoctrinement idéolo- maison de la camaraderie. Le contenu était gique90.

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Le commandant Höss se proclamait un culières dans lesquelles les familles des diri- grand ami de la nature. Il ordonna de créer geants et de leurs adjoints de la SS et de la des jardins au sein du camp91 et demanda des kommandantur habitaient. A proximité de fleurs pour les bureaux de la SS92. Il cherchait la clôture et près des baraques, au coin nord- du repos auprès de ses chevaux, ceux-ci ouest du camp, se situait la villa du com- étaient entretenus par des prisonniers dans mandant. Outre les logements et locaux une grande étable étincelante de luxe93. Les mentionnés, une école, un jardin d’enfants, amis des animaux au sein du personnel pou- un magasin, un café, et un abattoir provisoire vaient adresser une demande à l’adminis- firent partie de la colonie100. tration agricole pour qu’elle leur attribue Höss raconta comment sa femme essayait de un petit animal - sont explicitement men- lui rendre la vie à Auschwitz plus agréable : tionnés des poussins de canard, d’oie, et de «Ma femme essayait de m’extraire de ce 94 dinde . cocon. Elle essayait, par des invitations de Comme il ressort de plusieurs discours connaissances extérieures au camp, avec des d’Himmler, le but explicite recherché était de camarades, de m’ouvrir à eux. Elle a mis s’assurer que le travail ne nuise pas «à l’âme sur pied ces rendez-vous à l’extérieur avec et à l’esprit» des SS. «Entre les deux possibi- cette intention, bien qu’elle aimât la vie lités, ou devenir rude et insensible et ne plus sociale aussi peu que moi»103. respecter la vie humaine ou devenir mou et Le médecin du camp, Eduard Wirths, consi- s’affoler jusqu’à la dépression nerveuse, le déra que l’union des familles était importante, chemin entre cette scylla et charybde est ter- probablement à cause de sa propre expé- 95 riblement étroit» exposa par exemple, en rience, comme le montrent des lettres intimes octobre 1943, le «Reichsführer-SS»devant le à sa famille après qu’elle ait quitté «Reichsleiter» et le «Gauleiter» à Poznan. Auschwitz104. Afin que les SS ne s’abrutissent pas malgré Si on inclut le quotidien et la vie de famille la brutalité qui régnait au sein du camp, la des SS dans l’analyse de leurs actes, une pre- direction SS encouragea l’installation des mière réaction d’étonnement porte sur le familles à Auschwitz. Ce fut une tactique fait que ces hommes pouvaient tuer, bien consciente de l’élite, ce que prouve non seu- qu’ils fussent quand même - comme beau- lement les appréhensions articulées par coup de témoignages le montrent - des Himmler, mais aussi le nombre des membres époux et des pères de famille affectueux. En familiaux qui suivirent les SS à Auschwitz, considérant ces éléments d’une manière plus qui augmenta de manière frappante lors du précise, on arrive toutefois à la conclusion zénith du meurtre collectif96. Les discours et qu’ils pouvaient tuer justement parce qu’ils documents nationaux-socialistes soulignaient avaient leurs familles pour se rééquilibrer. Les également la fonction stabilisante des familles, en créant un cadre domestique femmes97. stable, ont ainsi pu apaiser le malaise que La colonie SS fut installée au quartier Zasole les hommes ressentaient lors de leur «tra- 105 d’Auschwitz dans des maisons dont les vail» . La présence des proches était une habitants furent expropriés et déportés en condition pour le «fonctionnement» juin et juillet 194098. Les plus belles mai- d’Auschwitz. sons furent attribuées, avec inventaire, aux Les récompenses matérielles étaient égale- dirigeants de la SS qui étaient avec leur famil- ment abondantes : on attribuait des récom- le99. En décembre 1941 la colonie comprit 47 penses sous forme alimentaire ou des objets maisons dont 32 étaient des maisons parti- de luxe aux hommes impliqués dans l’ex-

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termination massive. Broad retint : «Les SS manger. L’approvisionnement en pommes de qui surveillaient l’excavation et la combus- terre était garanti, même à l’automne 1943 tion des cadavres, en décomposition mais lorsque la récolte fut supprimée114. Un sys- encore conservés, pouvaient s’apporter chaque tème de cartes de compte et de timbres soir dans la cuisine de la SS un complément garantissait la distribution équitable des pro- spécial de nourriture : 1 litre de lait, des sau- duits alimentaires. Contrairement à la popu- cisses, des cigarettes et, bien sûr, aussi du lation autochtone, les familles de la SS Schnaps» 106. recevaient toujours des cartes d’alimenta- tion pour la viande et le lait ; on leur attribuait Broad continua : «Les personnalités supé- même du lait écrémé «sans timbre»115. Du rieures, comme les chefs éminents du camp, poisson était vendu aux SS le vendredi116. obtenaient automatiquement un bon pour Malgré les cartes d’alimentation, l’offre des chaque transport, même s’ils ne s’étaient pas produits alimentaires restait considérable, occupés le moins du monde de ces trans- comme l’attestait la large gamme des pâtis- ports»107. series disponibles117. Parmi l’équipe de conducteurs, seuls les Les rations spéciales, les cigarettes et l’al- ambulanciers recevaient des rations supplé- cool étaient considérés comme les «primes» mentaires108. Ceux qui avaient accompli favorites. Toutes les sources sur lesquelles se plus de 24 heures de service bénéficiaient base cette étude témoignent d’une consom- également de tels suppléments109. Les bons, mation «habituelle» d’alcool, même pen- qui donnaient droit aux attributions spé- dant le «travail». Le «Rapportführer» ciales à la cuisine de la troupe, étaient dis- , dont les témoins racontent tribués personnellement et «sur place» par le qu’il était presque toujours ivre, admit : chef du camp aux SS qui avaient effectué le «Dans les conditions du camp, je tendais à «service sur la rampe» ou participé aux m’enivrer de temps en temps»118. gazages110. Une note dans le journal de Kremer donne l’impression que les primes A plusieurs reprises pourtant, une interdic- mentionnées furent décisives pour la parti- tion de consommer des boissons alcooliques cipation des hommes aux actes meurtriers111. pendant le service avait été stipulée aux SS119. Toutefois, selon le témoignage d’un membre De plus, les sanctions pour les infractions de la kommandantur les rations supplé- commises en état d’ivresse n’étaient pas plus mentaires ne pouvaient pas avoir été déci- adoucies mais plus fortes120. On remplis- sives : «Je pense que des SS ont sait habituellement par les mots «aucuns volontairement participé aux actes et cela connus» les rubriques des formulaires des- pas seulement à cause des rations supplé- tinés à l’évaluation du personnel où un mentaires, mais parce qu’ils ont probable- champ était réservé pour des remarques ment ressenti du plaisir lors des actes de ce concernant les faiblesses de caractère, les genre. En effet, à cet égard, l’approvision- dispositions et les manies. Les avertisse- nement de la troupe n’était pas mauvai- ments et interdictions périodiques inscrits se»112. dans les directives internes montrent toute- fois que la direction du camp ne pouvait Les sources prouvent qu’une alimentation de pas contrôler le problème d’alcool. base était garantie. Bien qu’il y eût occa- sionnellement des difficultés d’approvi- On trouve dans les témoignages des pri- sionnement de certains produits alimentaires sonniers des Sonderkommandos d’innom- (de viande notamment113), les SS brables indications relatives au fait que les d’Auschwitz avaient tout de même assez à gardiens avaient de sérieux problèmes d’al-

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cool. Ce que d’autres SS constatèrent de prisonniers. Il fallait seulement ne pas être leurs collègues121. Vers la fin de la guerre, pris la main dans le sac126. lorsque la défaite des Allemands se profilait, les excès d’alcool devinrent de plus en plus fréquents : «Nos gardiens-SS s’évadent défi- Le commandant du camp, Höss, était nitivement dans l’enivrement alcoolique. Ils conscient du fait que des «valeurs énormes» ne sont plus sobres que par moments»122. étaient volées par les SS : «En raison des Par une consommation élevée d’alcool, les objets de valeur des Juifs, d’énormes diffi- hommes pouvaient non seulement oublier cultés apparurent dans le camp qui ne s’ar- leur situation ou noyer leur mauvaise rêtèrent pas. C’était démoralisant pour les SS conscience, mais une articulation de leurs qui n’étaient pas toujours assez forts pour doutes dans l’ivresse était également pos- résister aux tentations des objets de valeur sible, qu’écartaient ou apaisaient leurs col- juifs, faciles à obtenir. Aussi la peine de mort lègues123. et les emprisonnements les plus sévères n’étaient pas assez dissuasifs»127. Ce qui ne fut pas distribué ou attribué en produits matériels pouvait s’obtenir par soi- Les instructions nettes d’Himmler ou même. Bien que cela fût officiellement inter- d’Höss contrastèrent avec la pratique, cou- dit, les SS pouvaient s’enrichir - pratiquement lante. D’ordinaire, aucun jugement sévère ne sans en être empêché - des biens des vic- fut prononcé, mais on offrit aux SS l’op- times qui, aussitôt enlevés aux déportés, portunité de «faire leurs preuves»128. Höss étaient déclarés propriété de l’État. Himmler essaya, plus tard, de feindre une intégrité ordonna en 1936 un décret qui obligea tous personnelle. Mais, par exemple, les ban- les SS, sous la menace des sanctions les plus quets généreux servis aux invités dans sa sévères, à observer strictement le «principe villa étaient également préparés avec des de la sacralité de la propriété» et à n’acqué- produits alimentaires apportés par les vic- rir aucun bien appartenant à l’État allemand. times129. Himmler se prononça aussi à ce sujet dans un discours à Posen : «Un certain nombre de SS - ils ne sont pas vraiment nombreux - y En tant qu’attrait matériel, on peut aussi ont manqué et seront condamnés à mort compter que des prisonniers furent utilisés 124 sans pitié» . en tant qu’employés - sans salaire, bien sûr - pour gérer les ménages et les jardins et Ici, la représentation officielle et la réalité garder les enfants dans les maisons privées130. ont fortement divergé. Il n’y a pas un seul témoignage sur Auschwitz qui n’évoque pas l’enrichissement privé par le détourne- Le pacte faustien, à Auschwitz, consista ment des bagages des déportés. Même des SS dans le fait que le «travail d’extermination» décrivirent avec évidence ce processus. était lucratif et que la vie dans la colonie de Kremer retint par exemple dans son journal la SS était beaucoup moins dure et dange- qu’il envoyait régulièrement à sa famille reuse qu’un emploi au front. À Auschwitz, pendant la guerre des colis qui contenaient les SS bénéficiaient d’une vie relativement des produits très précieux, comme du savon, confortable qu’ils n’auraient jamais trou- des lames de rasoir, des coupe-ongles, de la vée dans des conditions normales en raison laine à repriser, etc.125. À Auschwitz, il était de leur position sociale - sans avoir dû faire courant que les SS se servent des biens des beaucoup d’effort pour cela.

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4. Origine, formation et les hommes à Auschwitz, l’élément suivant peut être constaté : personne, apparemment, orientation sociales ne s’était volontairement proposé pour un De quelle position et origine sociales étaient service en camp de concentration. La plupart les SS qui mirent en oeuvre l’extermination furent destinés au camp alors qu’ils n’étaient massive à Auschwitz ? Pour Karin Orth, plus tout à fait aptes au service militaire en les dirigeants de la SS à Auschwitz se com- raison d’une blessure au front ou d’autres posaient pour la plupart d’hommes de la infirmités physiques, comme par exemple la 135 «génération de jeunesse de guerre»131 et myopie . Leur examen a souvent révélé venaient de petites familles de la classe un «G.v.H.» (Garnisonsverwendungsfähig moyenne ou des couches inférieures et Heimat - capable pour emploi à la garnison moyennes d’employés ou de fonctionnaires. en patrie), ce qui signifiait qu’ils ne pou- Leur formation doit également avoir cor- vaient pas être utilisés au front extérieur, 136 respondu à leur origine sociale, c’est à dire mais pour le front «intérieur» . D’autres que la plupart des hommes avaient appris furent envoyés en punition du front au 137 une profession commerciale ou artisanale KZ . Parfois l’on trouve des références avant de devenir professionnels de la SS. aux déplacements du personnel de l’action 138 Orth nota : «Les SS des camps de concen- Reinhard d’autres centres d’extermination . tration n’étaient alors pas issus de groupes Cependant, ce ne fut pas seulement le hasard sociaux marginaux, mais du cœur même de qui destina les hommes aux camps. En fin de la société de Weimar». Leur milieu était le compte, ils furent tous SS et normalement plus touché par la crise économique, poli- aussi du NSDAP, ce qui signifiait qu’ils tique et sociale. Ces hommes se sentaient, par 132 pouvaient s’identifier à l’idéologie corres- conséquent, menacés de descente sociale . pondante. Dans les curriculum vitae que Quelques dirigeants seulement possédaient les aspirants devaient écrire pour être admis un diplôme de l’enseignement supérieur. à la SS, les hommes se déclaraient natio- En prenant en considération l’ensemble des naux-socialistes et soulignaient leur convic- grades, le faible niveau de formation se mani- tion. Dans les interrogatoires conduits plus feste encore plus nettement et l’on remarque tard lors des procès, les hommes affichè- que ceux nés entre 1919 et 1924, soit des rent des raisons opportunistes. Beaucoup personnes très jeunes, constituaient un des d’entre eux déclarèrent qu’ils avaient adhé- groupes d’âge les plus importants133. En ce ré à la SS pour leur carrière139, ou parce que qui concerne l’origine géographique on peut leurs amis y avaient participé140, ou parce dire qu’en 1940 la plupart des SS à qu’ils étaient au chômage141, ou parce qu’ils Auschwitz étaient des citoyens allemands (et n’avaient pas du tout su de quelle organisa- ex-autrichiens) ; et que des citoyens tché- tion il s’agissait142. Ainsi, le chef de camp coslovaques et polonais se trouvaient parmi de détention, Hofmann, indiqua comme eux. A partir de 1941, des Allemands de raison décisive de son adhésion à la SS le Roumanie, de Lituanie et d’Estonie, et plus fait qu’il avait hérité de l’uniforme de son tard aussi de Hongrie s’y ajoutèrent tandis frère décédé143. D’autres déclarèrent enco- que les arrivées d’Allemands du Reich dimi- re qu’ils avaient adhéré à la SS en raison des nuaient134. activités sportives144. Si on cherche parmi les dossiers du person- Par contre Himmler ne cacha pas sa convic- nel et les témoignages des SS des indica- tion puisqu’il voulait d’évidence atteindre son tions retraçant les chemins qui ont conduit objectif, celui de la création d’une race supé-

— 64 — N° 88 - JUILLET-SEPTEMBRE 2005 - NR 88 - JULI-SEPTEMBRER 2005 rieure par la force et la terreur145. Dès le 5. Idéologie et formation début, il fit instruire les hommes qui rejoi- gnaient la SS des différentes raisons et de Les nazis poursuivaient également, aux cotés l’attitude volontaire nécessaires pour l’éli- des Juifs, des Tsiganes, des communistes, mination des hommes qu’on estimait nui- des homosexuels et des Témoins de Jéhovah. sibles pour la communauté, et ce sans que la Toutefois, le massacre industrialisé visa prin- 151 miséricorde ou l’humanité chrétiennes y cipalement l’extermination des Juifs , c’est fissent obstacle. Les SS étaient familiarisés pourquoi la question principale porte sur le avec cette attitude et l’antisémitisme du rôle que jouait l’antisémitisme dans la pen- national-socialisme. Pour Ackermann, c’était sée du personnel de la SS. Goldhagen, qui tout sauf un hasard que la SS fut employée présenta l’ainsi nommé antisémitisme éli- à l’extermination des Juifs, vu qu’Himmler minatoire comme une explication nodale préparait les membres de son «ordre» depuis pour qualifier les groupes de malfaiteurs des années à un «règlement de comptes» qu’il avait examinés, pourrait aussi renforcer avec la judaïté 146. sa thèse en trouvant des preuves au sein du personnel des installations d’extermination La cour d’assises de Francfort prit en consi- massive. L’Unterscharführer Oswald Kaduk, dération, pour le jugement, le moment de par exemple, confirma : «Il est correct que 152 l’adhésion des hommes à la SS147. Pour les j’aie haï les Juifs» . Une attitude antisé- premières années, les justifications pronon- mite particulièrement prononcée était aussi cées pouvaient avoir été valides, mais ceux attribuée au SS-Oberscharführer Klehr, un 153 qui adhérèrent ensuite durant les années de supérieur du service sanitaire . De plus, guerre ne pouvaient pas nier qu’ils s’étaient Moll, un Oberscharführer de très mauvaise identifiés à l’idéologie de la SS148. réputation, entraînait dans ses jeux sadiques surtout des victimes juives : «Moll était bru- tal, cynique et sans scrupule. Les Juifs étaient Comme des recherches le montrent, des pour lui des sous-hommes. Il les a traité hommes ont adhéré au NSDAP et à la SS comme tels. Face à un ennemi de race, pour parce qu’ils y trouvaient une tendance plus lui, tout était permis. Il s’est délecté des ago- forte à l’emploi de la force. Adorno et nies de ses victimes, et a constamment inven- d’autres ont développé la notion de «carac- té de nouveaux tourments et méthodes de tère autoritaire»149. Le psychanalyste Lifton torture. Son sadisme, son insensibilité, sa parle d’une «self-selection» puisque les cruauté étaient illimités»154. hommes, par leur adhésion à la SS, se décla- rèrent en faveur d’un programme antisé- Filip Müller témoigna du fait que les SS mite et raciste et se différencièrent alors des éclataient toujours de rire, par dérision, lors citoyens «normaux». Fröbe traduit cela par de la combustion des livres de prière, d’écri- la notion de «préorientation» pour clarifier tures religieuses ou d’autres ouvrages «dégé- le fait que les SS furent, au moins idéologi- nérés»155. Lors des interrogatoires, la plupart quement, préparés au travail d’extermination des SS niaient avoir haï les juifs156. Le phar- lorsqu’ils commencèrent leur service à macien Dr. Capesius souligna que sa femme, Auschwitz150. En résumé, on peut dire dont il ne s’était jamais séparé, était une qu’une majorité de SS n’avait pas choisi le demi-juive157. La haine de Wilhelm Boger «travail» dans les installations d’extermina- portait principalement contre les Polonais158. tion massive, mais, en raison de leur convic- Mais bien qu’ils nièrent ensuite leur anti- tion, qu’ils n’avaient non plus remis la sémitisme, des hommes comme le com- «solution finale» en question. mandant Richard Bär devaient avouer : «Je

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n’ai pas aimé les Juifs, car déjà alors on nous SS fut traitée avec une main de fer afin qu’el- a martelé que les Juifs constituaient notre le apprît à traiter les prisonniers également malheur»159. avec force. Le commandant de Dachau et futur inspecteur des camps de concentra- L’antisémitisme était probablement, pour tion, , se vit en tant que «sol- la majorité des SS, un vague sentiment de dat politique». Il tenait les prisonniers du haine qui se manifestait abstraitement contre camp pour des criminels, ce qui devait légi- un groupe. Beaucoup d’antisémites n’avaient timer la terreur de la SS162. Eicke fut lui- pas d’aversion contre les Juifs qu’ils connais- même un antisémite radical et essaya d’inciter saient personnellement. Himmler se plai- les gardiens du camp à développer une haine gnit du fait que bien que tous les Allemands particulière des prisonniers juifs163. étaient antisémites, chacun pouvait dire d’un Juif de son environnement qu’il constituait Employés à Birkenau comme dirigeants du une exception160. Pour autant qu’une cer- camp de détention préventive, Hans taine distance existât et que les victimes res- Aumeier, Franz Hofmann, Franz Hössler et tassent anonymes, l’extermination ne fut Johann Schwarzhuber, ainsi que le pas remise en question. Les techniques d’ex- «Rapportführer» Gerhard Palitzsch, furent termination massive intégraient ces para- également formés selon le principe mètres et permettaient de maintenir une d’Eicke164. distance entre les victimes et les exécuteurs. À Auschwitz, le bureau VI «Assistance, Selon Browning, beaucoup de malfaiteurs - formation, et soin de troupe» effectuait la il les appelle les «vrais croyants» (cepen- formation idéologique. Bernd Wegner décri- dant, il ne se réfère pas spécialement aux vit le domaine des directeurs de formation camps d’extermination) - s’identifiaient com- comme «tout ce qu’impliquait la possibili- plètement avec Hitler et ainsi leur engage- té d’une influence idéologique indirecte», ment pour la «solution finale» correspondait soit la formation, la bibliothèque des troupes, finalement à leur conviction profonde161. l’approvisionnement des unités en mass média, l’organisation de célébrations internes Dans la plupart des cas pourtant, cette atti- ainsi que d’autres formes d’animation cul- tude ne suffisait pas pour employer per- turelle et de soin social des soldats165. On sonnellement la violence contre les Juifs, interdit rigoureusement à toutes les autres surtout contre les femmes et les enfants. sections de la SS d’organiser de leur propre Une pression d’en haut était nécessaire pour autorité des activités de loisir pour leur constamment souligner le danger représen- département. On peut en conclure que le té par les Juifs. À la tête du camp, on commandant regardait cette formation employa des hommes qui s’identifiaient comme beaucoup plus qu’un simple pro- inconditionnellement à l’idéologie de la SS. gramme de loisirs166. Les commandants Rudolf Höss et puis Richard Bär, qui appartenaient à «l’école de Selon la cour d’assises de Francfort, le «SS- Dachau», furent les hommes idéaux pour le Oberscharführer» Kurt Knittel, en tant que camp d’extermination. Des cadettes de la chef de l’unité VI, devait toujours, par ordre SS furent envoyées pour leur formation à des cadres supérieurs, marteler aux SS que Dachau, afin qu’on leur donnât «le dressa- l’extermination des Juifs était nécessaire ge» nécessaire, qui fut atteint par la sévérité, pour le peuple allemand. Cependant, selon le drill militaire, le casernement et une sévè- la justification du jugement, il n’arrivait pas re punition à chaque négligence ou inatten- à convaincre complètement même de simples tion aux ordres. La nouvelle génération de la SS : «Ainsi, l’accusé Baretzki, qui est d’un

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type de pensée simple, énonça qu’il avait Juifs détruiront un jour le peuple alle- demandé, avec d’autres SS, plusieurs fois à mand»168. Quand des SS plaidaient auprès Knittel comment le meurtre des juifs inno- du commandant pour un traitement plus cents, en particulier des femmes et des enfants, clément des prisonniers, il répondait qu’il fal- pourrait être justifié. [...] Knittel ne pouvait lait abandonner de telles sentimentalités, car pas donner d’explications satisfaisantes. Il «cela n’aurait pas de sens ici, étant donné ne répondait aux SS que par de belles paroles, qu’ils sont tous des criminels»169. telles que la comparaison boîteuse qu’on ne On assura à plusieurs reprises aux SS que la donne pas à un enfant de première année sco- responsabilité de leurs actes n’incombait laire un livre de cinquième, mais un de pre- pas aux instances exécutrices mais aux ins- mière»167. tances commandantes170. De plus, ils étaient Occasionnellement, de hauts dirigeants de la amenés à coopérer en soulignant que leur SS prononçaient des discours devant le per- service au «front interne», c’est à dire la sonnel pour exhorter les SS à persévérer et à lutte contre l’ennemi de l’intérieur identifié continuer le travail d’extermination. Ces aux Juifs était aussi important que la lutte au 171 discours contenaient, en même temps, des front extérieur contre les autres armées . parties qui devaient servir à soulager les Cela a laissé des traces parmi le personnel de malfaiteurs de leurs doutes moraux en rap- la SS. Ces arguments pouvaient prévaloir pelant les ordres et les intérêts supérieurs sur les éventuels doutes moraux des SS. L’ de l’État national-socialiste. Le discours «Oberscharführer» Walter Quakernack a prononcé par Himmler en juillet 1942 lors réagi aux cris traversant la chambre à gaz par de sa visite á Auschwitz n’est pas conservé, une remarque : «Davantage d’entre nous 172 mais des discours devant d’autres «exter- meurent au front» . minateurs de masse», ou le discours déjà Le point de référence pour la pensée des SS cité qui fut prononcé à Posen, donnent une était le peuple allemand. Le bien-être de idée de la façon dont il s’était adressé au l’Allemagne surpassait la valeur et la raison personnel à Auschwitz. d’être d’autres peuples173. Aussi l’officier d’ordonnance , décrit par des La propagande antisémite diffusée depuis la témoins et d’autres SS comme intelligent et prise de pouvoir des nazis et assénée au per- une vraie exception au rang des dirigeants de sonnel de la SS à l’«école de Dachau» conti- la SS, utilisait cet argument de l’«amour nuait dans le camp d’extermination en pour la patrie». Mulka assura qu’il avait entretenant l’image que les Juifs consti- rejeté le service au camp, qu’il était parti tuaient une menace pour l’Allemagne. On d’Auschwitz, mais s’était efforcé plus tard de parlait du «danger juif», de la «lutte contre rejoindre de nouveau la Waffen-SS : «Il est le judaïsme mondial», ou l’on identifiait les vrai qu’on pouvait se sentir repoussé par la SS Juifs au bolchevisme - l’adversaire idéolo- après les expériences que j’avais acquises à gique et militaire de la guerre. Höss se rap- Auschwitz. Après les attaques de grande pela la description du but et de l’objectif du envergure de la force aérienne anglo-amé- camp donnée par Himmler : «Les Juifs sont ricaine sur Hambourg durant mon congé, il les éternels ennemis du peuple allemand et était toutefois évident pour moi, en tant doivent être exterminés. Tous les Juifs qu’on qu’allemand, que je ne pouvais plus être à peut attraper doivent être maintenant, part dans ces circonstances»174. durant la guerre, exterminés sans exception. Si nous ne réussissons pas maintenant à Malgré cet argument de la «nécessité» de la détruire les bases biologiques du judaïsme, les lutte contre le prétendu danger juif, les

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hommes devaient toujours avoir conscien- mon avis, dans un camp comme Auschwitz, ce que l’extermination des Juifs constituait la possibilité de se comporter comme un être une action criminelle 175. Pourtant, presque humain et de traiter les prisonniers comme tous y participèrent. tels. Personne ne pouvait forcer quelqu’un à exécuter des maltraitances ou des cruautés. Les SS qui ont fait cela l’ont fait de leur 6. Beaucoup d’obéissance, propre pouvoir»178. peu de résistance Presque tous les SS ont souligné lors des L’argument de défense le plus souvent énon- interrogatoires qu’ils avaient demandé à cé par les anciens SS accusés fut l’«état de plusieurs reprises à leurs supérieurs, aux nécessité». Ils se justifiaient toujours en dirigeants de camps, ou parfois même direc- disant qu’un refus aux ordres les aurait tement au RSHA, un déplacement au front. menés au camp de concentration ou à l’exé- Ces demandes étaient rejetées en justifiant le cution. Wilhelm Boger, par exemple, dépo- fait que le service au «front interne» était sa : «Les interventions par lesquelles aussi important que la lutte contre les enne- j’exprimais mon aversion contre ce type de mis de l’extérieur 179. Une autre raison de comportement envers les prisonniers étaient refus était la conservation du secret. Höss écartées par Grabner qui, menaçant, me aurait dit : «En effet, on ne voulait pas que disait que si je ne voulais pas, il me ramène- ceux qui avaient vu ce qui se passait à rait d’où j’étais venu. Ce qui signifiait l’en- Auschwitz partent de là-bas». On ne peut voi à l’ainsi nommé «tas perdu» ou encore pas savoir si tous ces hommes avaient vrai- quelque chose de pire»176. ment soumis des demandes de déplacement Comme déjà dit, l’engagement d’une majo- pour le front puisque ces documents n’exis- rité d’hommes dépassait de loin les ordres. taient plus en raison de la destruction des Tout de même, l’argument de l’«état de dossiers par les dirigeants de camps. nécessité» a souvent été réexaminé, princi- Cependant, les demandes ne restaient mani- palement par des instances juridiques mais festement pas toujours infructueuses - également par des scientifiques. Il en est res- contrairement à ce que certains affirmaient. sorti que la SS a fréquemment et durement Le SS-Hauptsturmführer Rudolph Wagner puni les refus d’ordre et la désobéissance. rencontra le succès espéré avec son inscrip- Toutefois on ne pouvait pas prouver que le tion volontaire pour le front. Sa femme refus d’un ordre criminel aurait eu des consé- commenta plus tard ce fait : «Il aurait nor- quences plus dures qu’un arrêt de promo- malement été paradoxal qu’il se soit inscrit tions et de décorations, le déplacement vers pour le front car nous étions de jeunes mariés la patrie ou au front et une mention dans le et qu’en outre mon beau-frère venait de dossier du personnel établissant que le SS mourir à la guerre. Mais ça ne l’a pas empê- était «doux». On ne connaît aucun cas dont ché de vouloir absolument partir la vie aurait été menacée177. d’Auschwitz. À mon avis, tous ceux qui vou- laient éviter les événements à Auschwitz Sporadiquement même, des SS ont avoué auraient facilement pu être déplacés au que la pression sur les hommes n’avait pas front»180. été aussi forte que ce que les accusés et leurs défenseurs présentaient : «J’estime qu’à Même si les demandes de mutation vers le Auschwitz personne ne pouvait être forcé front étaient vraiment soumises comme l’as- aux actions qu’il ne voulait pas effectuer suraient les hommes, elles ne pouvaient tou- pour des raisons morales. Chacun avait, à tefois pas être interprétées comme des signes

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de désapprobation de l’extermination des On sait que les sélections à la rampe avaient juifs ou comme un acte de résistance. Un causé de sérieux problèmes psychiques à motif valable pour les inscriptions volontaires différents médecins. Le Dr. Hans Delmotte pour le service au front pouvait aussi relever revint de sa première visite à la rampe com- du fait que ces hommes se voyaient en tant plètement perturbé, comme le décrivit son que soldats et qu’ils ne voulaient pas être collègue Münch : «Un SS le porta parce qu’il confronté à des cadavres sanglants de n’était pratiquement pas en mesure de ren- femmes et d’enfants. trer à la maison seul [...]. J’avais cru, quand il remonta et cahota avec beaucoup de bruit Ainsi, par exemple, un membre du dépar- dans l’escalier craquant, que le Schnaps, qui tement politique formula le protocole sui- était normalement disponible après les sélec- vant : «L’opération entière, y compris mon tions, fut de trop pour lui. Il fut brisé et inca- travail, ne me satisfaisait pas. Je pensais tou- pable de dire quelque chose. Ce ne fut que le jours que j’étais un soldat et l’activité à lendemain matin que je remarquai que l’al- Auschwitz n’était en réalité en rien pour des cool n’avait pas joué le rôle principal. On soldats»181. Apparemment, l’endoctrine- n’arriva pas ce matin là à s’entretenir nor- ment visant à marquer l’importance de la malement. Il était complètement boulever- lutte sur le front interne ne pouvait pas les sé, avait mis sa tenue de sortie, et marcha convaincre tous. Aussi Hans Stark fut-il d’une allure militaire vers le commandant à fortement déçu par le fait que le service, qui il déclara qu’il refusait de faire un tel dans le camp de concentration, ne corres- service [...]. Il supplia soit d’être déplacé au pondait pas à la vie de soldat qu’il avait ima- front, soit d’être gazé lui-même. Mais il ne giné durant sa jeunesse. On pourrait pouvait pas faire cela» 184. peut-être également expliquer sa brutali- On plaça Delmotte au côté du Dr. Mengele té182 contre les prisonniers par cette frus- afin que celui-ci le convainquît de la néces- tration personnelle car ses efforts pour sité des sélections. Les arguments de Mengele quitter Auschwitz ne peuvent être inter- portaient sur le fait qu’un médecin devait prétés comme une désapprobation du mas- assumer une responsabilité pour les sélec- sacre. tions organisées dans des situations excep- tionnelles ; et que chaque médecin de troupe De façon similaire, dans la plupart des cas de au front devait également effectuer des sélec- refus d’ordre connus, il est évident que les tions parce qu’il était impossible de traiter hommes ne condamnaient pas les actes de tous les cas durant le combat. Il énonça de violence et d’extermination en tant que tels, plus qu’on devait, à la rampe, seulement et qu’ils ne voulaient qu’éviter d’y être impli- décider de qui était encore apte au travail. qués eux-mêmes. Par exemple, tous les SS Car une chose était décidée, celle que tous les n’étaient pas prêts à participer personnel- juifs seraient exterminés ; la décision de qui lement aux interrogatoires de prisonniers d’entre eux devait encore travailler au camp dès lors que l’on y appliquait des méthodes n’était pas si importante. Delmotte, encore de torture, mais ils ne s’opposaient pas prin- jeune, put être convaincu et sélectionna, cipalement à cela : «Plusieurs membres du mais sa nature dut avoir fortement chan- département politique avaient alors aussi gé185. publiquement refusé devant Grabner de participer encore à ce service. Ils ont propo- Delmotte n’obtint pas de gain de cause avec sé d’y désigner deux SS qui pouvaient se son objection parce que, de toute évidence, prêter à cela»183. il refusa de faire des sélections en raison de

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scrupules moraux. Et cela, la SS ne pouvait front et essayaient alors de se placer seuls à pas le tolérer. Les tentatives des hommes une unité du front190. Ces cas soutiennent qui mentionnèrent, comme le Dr. Hans l’observation que l’ «état de nécessité» ne Münch, leur refus pour des raisons de fai- signifiait pas, pour celui qui le refusait, un blesse ou d’incapacité personnelle furent choix entre la vie et la mort, même pas à plus fructueuses. Ceux-ci devaient toute- Auschwitz. fois se résigner à se voir considérés par leurs collègues comme des faibles qui ne corres- 7. Conclusions pondaient pas à l’idéal du SS et qui per- daient ainsi toute perspective de promotion L’importante recherche portant sur l’holo- militaire. causte donna longtemps à voir la civilisa- Ces observations coïncident avec les résul- tion allemande ou les institutions du tats de Browning qui démontra qu’on pou- royaume allemand sous l’angle d’une pers- vait être dispensé du «service» aux pective «macro». La raison du massacre «Einsatzkommandos» pour cause de devait exclusivement être recherchée dans doléances physiques ou mentales186. Les l’idéologie de l’antisémitisme, où se focalisait doutes moraux par contre n’étaient pas la perception d’une société moderne et acceptés. bureaucratique utilisant une forte division du travail. La recherche ne s’est que récem- Quelques cas de suicide eurent probable- ment intéressée aux hommes qui étaient ment lieu parmi les SS. Le pathologiste hon- directement impliqués dans la mise en oeuvre grois Miklós Nyiszli évoque le suicide d’un de l’extermination des juifs européens, ceux «SS-Oberscharführer» pour des motifs res- nommés les «malfaiteurs proches de l’ac- 187 tés toutefois peu clairs . Peut-être l’hom- te»191. Le présent article cherche à appro- me avait-il décidé de ne pas vouloir participer fondir notre connaissance des exécuteurs au massacre ou peut-être que des raisons de l’holocauste à Auschwitz et à relier l’his- personnelles tout à fait autres furent décisives toire quotidienne et structurelle à l’histoire pour cet acte. des idées. Des déclarations particulières furent faites par De prime abord, les relevés de la «micro- des hommes qui dirent y avoir participé perspective» semblent coïncider avec l’ex- pour «empêcher le pire». Franz Hofmann, plication structurelle. Si l’on se place au par exemple, indiqua qu’il faisait parfois niveau de l’individu et que l’on regarde sortir des personnes du groupe des «inaptes Auschwitz en mettant l’accent sur le per- au travail» à la rampe, ou qu’il empêcha le sonnel des installations d’extermination gazage de cinquante enfants en leur procu- massive, on constate la présence d’éléments 188 rant du travail comme maçons . Mais cette modernes comme le fort emploi de la tech- déclaration ne peut être vérifiée. nologie, la rationalité et la division du travail. Selon les sources consultées, les tentatives de Le déroulement, sans accrocs, du travail refus de la plupart des SS furent hésitantes. donna à penser aux SS, durant la dernière Peu d’entre eux effectuèrent des actions phase de l’extermination, que leur propre concrètes pour ne plus être impliqués dans mais minimale contribution ne fut pas déci- l’extermination : «Je me rappelle que lors sive et que s’ils n’avaient pas eux-mêmes d’une exécution un jeune SS a refusé de tirer effectué cette action, quelqu’un d’autre l’au- et qu’il a par conséquent obtenu 30 jours de rait fait à leur place. Par ce processus d’ex- taule»189. Quelques SS n’acceptaient pas le termination sophistiqué, et particulièrement refus fait à leur demande de mutation au par l’utilisation des «Sonderkommandos»

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juifs dans les situations de proximité inévi- le besoin de se profiler ou une volonté de table des victimes, ces dernières restaient conformité peuvent également y avoir relativement anonymes pour les malfaiteurs, contribué. ce qui leur facilitait l’assassinat. Mais les Quelles que soient les différences des motifs structures seules ne peuvent expliquer la individuels ou des combinaisons de facteurs participation au meurtre. Malgré un systè- structurels, culturels ou psychologiques, me complexe, de nombreux postes exis- pour Browning : «Les résultats de diffé- taient dans les installations d’extermination rentes motivations aboutissaient en fin de massive où la vraie nature du travail d’ex- compte à la même chose»192. La connais- termination était évidente et où les malfai- sance des facteurs qui incitaient les hommes teurs devaient regarder leurs victimes dans à participer au massacre n’excuse en rien les yeux. L’usine de massacre moderne ne leurs actes. Bien que les SS argumentèrent rend par conséquent compte que de la ensuite avoir subi des contraintes dues à la dimension de l’extermination et pas de la situation, ils avaient eu une marge de participation des individus au massacre. manoeuvre plus grande qu’ils ne voulurent Il y a des indications montrant que les SS - le faire croire plus tard. en particulier s’il s’agissait du meurtre d’en- Premièrement, le «travail» dans les créma- fants et de femmes - connaissaient des doutes toires était peut-être désagréable et dur pour moraux et des réactions psychiques. Le beaucoup de SS, ce qu’ils exprimaient sou- camp d’extermination d’Auschwitz fut orga- vent dans leurs récits, mais ces déclarations nisé de telle façon que ces doutes soient reflétaient moins une condamnation de l’ex- repoussés à l’arrière-plan. Des attraits psy- termination des Juifs qu’un simple dégoût du chologiques et matériels devaient aider à travail sanglant. La plupart des hommes ont surmonter les scrupules. certes souffert du travail d’extermination, mais ils ne remettaient normalement pas sa D’une part, un quotidien aussi normal que nécessité en question. D’innombrables indi- possible, offrant une palette attirante de loi- cations renforcent l’image que l’extermina- sirs et permettant l’union des familles devait tion des Juifs européens et d’autres groupes maintenir la foi en la normalité de la tâche. de la population classés inférieurs selon La présence des épouses et des enfants l’idéologie nazie correspondait à une convic- semble avoir eu un grand effet stabilisant tion fondamentale de la majorité du per- sur les SS, rendant possible la poursuite de sonnel SS des installations d’extermination l’extermination. Une vie prospère séduisait massive d’Auschwitz. En tant que membre en un temps où les produits alimentaires de la SS et souvent aussi du NSDAP, les étaient rares. La possibilité d’enrichissement hommes arrivaient déjà avec une prédispo- qu’offrait les biens pris aux déportés sans sition antisémite au camp. Par une formation pratiquement de restriction, ainsi que les et un endoctrinement correspondant à leur services fournis dans les maisons et les jardins niveau social et culturel, ils y étaient encou- par des prisonniers apportaient aux familles ragés. Ils se sont ainsi qualifiés eux-mêmes de la SS un luxe qui leur était inconnu. Le fait pour ces tâches. que la vie dans le camp de concentration était beaucoup moins dangereuse et dure Deuxièmement, ils n’auraient pas été liés à pour le personnel de la SS qu’un engage- Auschwitz jusqu’aux ultimes conséquences. ment militaire au front constitua aussi un Selon Primo Levi, dans le cas de la SS, il attrait psychologique et matériel. D’autres s’agissait «d’un problème interne au noyau motivations humaines comme le carriérisme, du pouvoir qui aurait pu être résolu par

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quelques manoeuvres, par exemple par une SS personeelsleden van de uitroeiingsin- carrière retardée, une punition anodine ou, stallaties konden hebben, en ondanks de au pire, un déplacement au front»193. materiële voordelen die hen dienden te hel- Toutefois, peu de SS entreprenaient des ten- pen bij het overwinnen van hun twijfels, tatives d’évasion sérieuses d’Auschwitz. toont de auteur aan dat deze, precies door hun ideologische overtuiging, op geen enkel Troisièmement, les hommes faisaient souvent moment hun optreden in twijfel trokken. preuve d’initiative personnelle. Personne Deze die in Auschwitz gebleven zijn hebben ne pouvait leur demander de présenter des nochtans een veel grotere spellingruimte propositions pour renforcer l’efficacité de gehad tegenover de uitroeiing dan ze later l’extermination. L’utilisation de la force beweerd hebben. Uit deze bijdrage blijkt envers les prisonniers et les déportés était dat alle betrokken personen een verant- même officiellement interdite. La plupart woordelijkheid dragen voor hetgeen ze des SS étaient toutefois beaucoup plus que gedaan hebben of voor hetgeen ze konden des exécuteurs d’ordres, ils prenaient des doen om hun rol van uitvoerder te weigeren. initiatives et effectuaient leur «travail» avec plus de zèle qu’exigé. La brutalité avec laquelle on traitait les déportés et les pri- sonniers témoigne du fait que les préten- tions civilisatrices souvent postulées ne valaient pas pour les Juifs ou d’autres «Untermenschen». L’homme n’est pas un sujet qui peut décider librement en son for intérieur. Nous ne sommes pas non plus de simples objets déterminés par des instincts naturels et des circonstances culturelles. Nous sommes des acteurs qui pouvons agir dans un certain cadre d’action. Aussi ceux qui sont restés à Auschwitz auraient eu une marge de manœuvre plus large que ce qu’ils préten- dirent ensuite. Si des SS utilisaient leur poten- tiel d’action, ils le faisaient généralement de manière préjudiciable pour les victimes. Les SS ne prenaient qu’exceptionnellement fait et cause pour le bien-être des prisonniers ou des déportés. Pour ce qu’elles ont fait et omis de faire, les personnes impliquées por- tent toutes une responsabilité.

Samenvatting Het voorliggende artikel wil onze kennis over de uitvoerders van de uitroeiing in Auschwitz verder uitdiepen. Ondanks de morele of psychische twijfels die sommige

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Notes

* Regula Christina Zürcher est licenciée en Histoire de l’Université de Berne (année académique 2000-2001). Son mémoire de licence, synthétisé dans le cadre de la présente contribution, a été déposé pour concourir aux «Prix de la Fondation Auschwitz» 2002-2003. Ayant été tout particulièrement apprécié par les membres du jury, ceux-ci ont accordé à l’auteur, outre les «Félicitations du jury», le bénéfice de l’article 4 du règlement permettant au Conseil d’Administration de la Fondation Auschwitz de lui allouer un subside pour la poursuite de ses recherches. Le présent article en constitue le résultat. ** Nous tenons à remercier chaleureusement Rahim Taghizadegan pour la traduction, de l’allemand, de cet article. 1 Isaac B. SINGER, Schatten über dem Hudson, Roman, Munich / Vienne, 2000, p. 43 2 Giorgio AGAMBEN, Remnants of Auschwitz. The Witness and the Archive, New York, 1999, p. 12. 3 Ces considérations se trouvaient au début de la thèse de Regula Christina ZÜRCHER «Das Personal der Massenvernichtungsanlagen von Auschwitz», Universität Bern, 2001 (non publiée). 4 Seuls des hommes étaient employés dans les installations d’extermination massive. 5 La thèse qui est à la base de cet article dépasse le portrait de groupe du personnel de la SS et essaie, en référence aux «extrêmes de la zone grise» de Primo Levi (Primo LEVI, Die Untergegangenen und die Geretteten, München, 1993, pp. 37-58), de décrire dans les mêmes catégories le quotidien du «travail» et de la vie des commandos spéciaux juifs à Auschwitz. Comme l’opposition délicate des malfaiteurs et des victimes ne permet pas une synthèse plus brève du contenu, cet aspect a été supprimé dans cette contribution. 6 Christopher R. BROWNING, Ganz normale Männer. Das Reserve-Polizeibataillon 101 und die „Endlösung» in Polen, Reinbek 1999; GOLDHAGEN, Daniel JONAH, Hitlers willige Vollstrecker. Ganz gewöhnliche Deutsche und der Holocaust, Berlin, 1998. 7 Cf. Alf LÜDTKE, «Alltagsgeschichte, Mikro-Historie, historische Anthropologie», in : Hans-Jürgen GOERTZ, Geschichte. Ein Grundkurs, Hamburg, 1998, pp. 557-578. 8 Danuta CZECH, Kalendarium der Ereignisse im Konzentrationslager Auschwitz-Birkenau 1939-1945, Reinbek bei Hamburg, 1989, p. 5. 9 Jadwiga BEZWINKSA / Danuta Czech, KL Auschwitz in den Augen der SS. Höss, Broad, Kremer, , 1981, pp. 133-195; Rudolf HÖSS, Kommandant in Auschwitz. Autobiographische Aufzeichnungen des Rudolf Höss, édité par Martin Broszat, 14. Auflage, München, 1994. 10 SS-Führerpersonalakten SSO 1932 à 1945, Bundesarchiv Berlin (autrefois Berlin Document Center). 11 Voruntersuchungen zum 1. Frankfurter Auschwitz Prozess, Sonderbände; Vernehmungsprotokolle und Eidesstattliche Aussagen von ehemaligen SS-Mitgliedern und ihren Angehörigen, Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen Ludwigsburg, IV 402, AR-Z 37-58; Schwurgerichtsanklage, Beweismittel, Urteilsbegründung des 1. Auschwitz-Prozess vor dem Frankfurter Schwurgericht vom 20 décembre 1963 bis 20 août 1965, Institut für Zeitgeschichte München, Gf. 03.16/1-6. 12 Norbert FREI, Thomas GROTUM, Jan PARCER, Sybille STEINBACHER et Bernd C. WAGNER (éd.), Standort- und Kommandanturbefehle des Konzentrationslagers Auschwitz 1940-1945. Institut für Zeitgeschichte, München, 2000. 13 Par le terme consciemment vague de «commando spécial» furent étiquetées, dans les documents officiels du camp de concentration d’Auschwitz et dans la langue quotidienne de prisonniers, les unités de prisonniers juifs qu’on employa dans les chambres à gaz et les crématoires pour l’extermination. Cf. Israel GUTMAN (ed.), Enzyklopädie des Holocaust. Die Ermordung der europäischen Juden, Berlin, 1993, vol. III, p. 1337. 14 Inmitten des grauenvollen Verbrechens. Handschriften von Mitgliedern des Sonderkommandos, Oswiecim, 1996. 15 Filip MÜLLER, . Drei Jahre in den Krematorien und Gaskammern von Auschwitz, München 1979; Miklós NYISZLI, Im Jenseits der Menschlichkeit. Ein Gerichtsmediziner in Auschwitz, Berlin, 1992. 16 Gideon GREIF, «Wir weinten tränenlos». Augenzeugenberichte der jüdischen Sonderkommandos in Auschwitz, Köln / Weimar / Wien, 1995. 17 Dan DINER, Zwischen Aporie und Apologie, in : Ist der Nationalsozialismus Geschichte ? Zur Historisierung und Historikerstreit, Frankfurt am Main 1987, pp. 62-73. Comme critiques de l’ «historisaton» on peut nommer Saul FRIEDLÄNDER et Otto Dov KULKA. Pour une synthèse : Ian KERSHAW, NS-Staat. Geschichtsinterpretationen und Kontroversen im Überblick, Reinbek bei Hamburg, 1985, pp. 316-342. 18 Günther ANDERS, Besuch im Hades, Auschwitz und Breslau, Nach Holocaust, München, 1979, p. 185. 19 Martin BROSZAT, Nach Hitler. Der schwierige Umgang mit unserer Geschichte, München, 1987, pp. 92-113.

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20 AGAMBEN, Remnants, 1999, pp. 70-76. 21 Gerald REITLINGER, Die Endlösung. Hitlers Versuch der Ausrottung der Juden Europas 1939-1945, Berlin, 1956; Raul HILBERG, Die Vernichtung der europäischen Juden, 3 vol., 9. Auflage, Frankfurt am Main, 1999; Hans Günter ADLER, Theresienstadt 1941-1945. Das Antlitz einer Zwangsgemeinschaft. Geschichte, Soziologie, Psychologie, Tübingen, 1955. 22 HILBERG, Vernichtung, vol. I, pp. 56-65. 23 HILBERG, Vernichtung, vol. II, pp. 1034-1043. Le terme «am laufenden Band» («sur le tapis roulant», fig. «sans cesse») se trouve pour la première fois dans l’affidavit de Friedrich Entress (médecin-SS), 14.4.47, Institut für Zeitgeschichte, München (IfZ), NO-2368, p. 5. Pour une explication du succès de la métaphore cf. Alf LÜDTKE, Der Bann der Wörter : «Todesfabriken», in : WerkstattGeschichte 13, Konzentrationslager und Erinnerung, 5. année, 1996, pp. 5-18. 24 Henry L. FEINGOLD, How unique is ?, 1983, p. 399f, zitiert nach Zygmunt BAUMAN, Dialektik der Ordnung. Die Moderne und der Holocaust, Hamburg, 1992, p. 22. 25 Pour la compréhension contemporaine du terme «ouvrier» cf. Ernst JÜNGER, Der Arbeiter. Herrschaft und Gestalt, Hamburg, 1932. 26 HILBERG, Vernichtung, vol. II, pp. 962-963; Aleksander LASIK, «Die Organisationsstruktur des KL Auschwitz», in : Auschwitz 1940-1945, Studien zur Geschichte des Konzentrationslagers- und Vernichtungslagers Auschwitz, édité par Waclaw DLUGOBORSKI / Franciszek PIPER, vol. I-V, Oswiecim, 1999, vol. I, pp. 165-320. 27 Gerhard WERLE / Thomas WANDRES, Auschwitz vor Gericht. Völkermord und bundesdeutsche Strafjustiz, München, 1995, p. 135. 28 Aleksander LASIK, «Die SS-Besatzung des KL Auschwitz», in : Auschwitz 1940-1945, Studien zur Geschichte des Konzentrationslagers- und Vernichtungslagers Auschwitz, édité par Waclaw DLUGOBORSKI / Franciszek Piper, vol. I, Oswiecim, 1999, p. 363. 29 Interrogatoire de Klaus Dylewski, Krefeld, 25.4.1959, Zentralstelle der Landesjustizverwaltungen Ludwigsburg (ZSL), IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 7, p. 990. 30 Dr. Friedrich Entress, Bericht über meine Tätigkeit im KL Auschwitz, Gmunden, 31.7.45, IfZ, NO-2303, p. 3. 31 Interrogatoire de Josef Klehr, Frankfurt, 24.5.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 50, p. 8967. 32 Demande de personnel du 4 février 1944, Bundesarchiv Berlin (Barch), SSO 105 A, Personaldossier Franz Hössler. D’une façon similaire à propos du Lagerführer Johann Schwarzhuber : «Il accomplit les tâches qui lui sont attribuées avec la plus grande diligence et fiabilité et le plus grand zèle. Schwarzhuber a des dons d’organisation remarquables. Il l’avait prouvé à la perfection lors de la construction de ce camp. À cause de son attitude générale, Schwarzhuber était souvent employé pour des mesures spéciales, qu’il a toujours effectué d’une manière loyale et diligente». Demande de personnel du 22 nov. 1943, Barch, SSO 123 B, Personaldossier Johann Schwarzhuber. 33 LÜDTKE, Alltagsgeschichte, pp. 571-572 34 Pseudonyme pour le meurtre de la majorité des Juifs vivant dans le Gouvernement général. Yitzhak ARAD : Belzec, Sobibor, Treblinka, The Death Camps, Bloomington, 1987. 35 Terme utilisé par Jaacov GABAI, dans : Gideon GREIF, «Wir weinten tränenlos...» - Augenzeugenberichte der jüdischen Sonderkommandos in Auschwitz, Köln, 1995, p. 155. 36 Primo LEVI, Untergegangen, p. 52. Cette prétention fut maîtrisée par la direction de la SS avec succès. Les rescapés des commandos spéciaux juifs ont beau assurer qu’ils étaient des victimes et ne pouvaient que coopérer, mais des sentiments de culpabilité les tracassent jusqu’à ce jour, ne les laissent pas dormir, les souvenirs ne les lâchent pas. Shaul Chasan dit : «Quand je vis, je me dis toujours que je vis au camp. Parce qu’on ne pouvait pas échapper». Shaul CHASAN, dans : GREIF, Tränenlos, p. 253. 37 LEVI, Untergegangenen, p. 50. 38 Broad s’annonça immédiatement après la guerre de son propre gré à un officier britannique et lui remit ses mémoires détaillées d’Auschwitz écrites de sa propre main; il est frappant que Broad s’exclût lui-même totalement. Jadwiga BEZWINKSA / Danuta CZECH, KL Auschwitz in den Augen der SS. Höss, Broad, Kremer, Katowice, 1981, pp. 27, 133-195. 39 Rapport de Broad, dans : Augen der SS, p. 166. 40 Franciszek PIPER, Vernichtung, Auschwitz 1940-1945. Studien zur Geschichte des Konzentrations- und Vernichtungslagers Auschwitz. Oswiecim, 1999, vol. III, p. 210. 41 Pour les raisons qui peuvent avoir poussé les prisonniers à leurs actes, cf. AGAMBEN, Remnants, ch. 1. 42 Herbert JÄGER, Verbrechen unter totalitärer Herrschaft, Frankfurt am Main, 1982, pp. 21-79.

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43 Ceci correspond aux descriptions de GOLDHAGEN, Vollstrecker, p. 32, pp. 439-442. 44 Jugement, 1er procès d’Auschwitz, Frankfurt, IfZ, Gf. 03.16/4, p. 52. 45 MÜLLER, Sonderbehandlung, p. 26, 202, 209; Eliezer EISENSCHMIDT, in : GREIF, Tränenlos, p. 177; Josef SACKAR, in : GREIF, Tränenlos, pp. 29-30; Shlomo DRAGON, in : GREIF, Tränenlos, p. 96; Shaul CHASAN, in : GREIF, Tränenlos, p. 230. 46 MÜLLER, Sonderbehandlung, pp. 22-33, Salmen GRADOWSKI, «Der Brief», in : Inmitten des grauenvollen Verbrechens. Handschriften von Mitgliedern des Sonderkommandos, Oswiecim, 1996, p. 170. 47 Interrogatoire de Hans Stark, Köln, 23.4.1959, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 6, p. 950. 48 Interrogatoire d’Oswald Kaduk, Frankfurt, 1.9.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 53, p. 9866. 49 JÄGER, Verbrechen, p. 69. 50 MÜLLER, Sonderbehandlung, pp. 62-63; Broad-Bericht, in : Augen der SS, p. 172. 51 Déclaration sous serment de Deszö Schwarz, IfZ, NO-2310. 52 Jugement, 1er procès d’Auschwitz, Frankfurt, IfZ, Gf. 03.16/4, p. 444. 53 Cf. Robert Jay LIFTON, Ärzte im Dritten Reich, Stuttgart, 1988, p. 206. 54 MÜLLER, Sonderbehandlung, pp. 155-156. 55 Procès-verbal du témoignage de Henryk Tauber, Procès-verbal du témoignage donné devant le juge d’instruction à Cracovie, Jan Sehn, Oswiecim, 24 mai 1945, in : Auschwitz 1940-1945, vol. III, appendice 3, pp. 293-294. 56 MÜLLER, Sonderbehandlung, p. 155. 57 KERSHAW, NS-Staat, p. 341. 58 Interrogatoire d’Eduard Lorenz, Augsburg, 27.4.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 49, p. 8759. 59 Témoin Smolen, preuve, 1er procès d’Auschwitz, Frankfurt, IfZ, Gf. 03.16/3, p. 447. 60 Témoin Bartel, preuve, 1er procès d’Auschwitz, Frankfurt, IfZ, Gf. 03.16/3, p. 440. 61 Interrogatoire de Josef Klehr, Frankfurt, 24.5.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 50, p. 8971; Jugement des assises au tribunal de grande instance, Frankfurt am Main, 8.10.1970, Acquittement de l’accusé, le Dr. méd. Franz Bernhard Lucas, IfZ, Gf. 03.16/7, p. 18, p. 20. Les doléances physiques de Dr. Lucas ne sont pas mentionnées dans les dossiers transmis du personnel. En 1943, il est mentionné dans plusieurs dossiers qu’il était l’ «homme responsable pour toutes les fonctions médicale de la troupe». «De plus, il est particulièrement appliqué et un bon organisateur». Barch, SSO 279 A, Dossier du personnel de . 62 Jugement, 1er procès d’Auschwitz, Frankfurt, IfZ, Gf. 03.16/4, p. 306. 63 Interrogatoire de Marianne Boger, Stuttgart, 27.10.1958, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 2, p. 210; Interrogatoire de Wilhelm Boger, Stuttgart, octobre 13./14., 1958, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 2, p. 105. 64 MÜLLER, Sonderbehandlung, pp. 114-115 65 NYISZLI, Jenseits, pp. 79-83. 66 Jugement des assises au tribunal de grande instance, Frankfurt am Main, 8.10.1970. Acquittement de l’accusé, le Dr. méd. Franz Bernhard Lucas, né le 15.9.1911, IfZ, Gf. 03.16/7, p. 20; Interrogatoire d’Adolf Becker, Wuppertal, 6.9.1963, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 86, p. 16355; Interrogatoire de Karl Reinhard Broch, Düsseldorf, 19.12.1963, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 93, p. 17825. 67 Une page de l’album des photos de , adjoint et dernier commandant de Treblinka, était intitulée «Schöne Zeiten» («Les bons jours»). Klee, «Schöne Zeiten», pp. 206-207. Cf. aussi Dieter REIFARTH / Viktoria SCHMIDT- LINSENHOFF, Die Kamera der Täter, in : Hannes HEER / Klaus NAUMANN, Vernichtungskrieg. Verbrechen der Wehrmacht 1941-1944, Hamburg, 1995, pp. 475-503. 68 Kommandanturbefehl (ordre de la kommandantur) (KB) 13/42, août 4, 1942; KB 4/40, juillet 22, 1940; KB 4/43, 2 février 1943; Standortbefehl (ordre du site) (StB) 9/44, mars 8, 1944. 69 MÜLLER, Sonderbehandlung, p. 203. 70 Ella LINGENS, cité selon : , Menschen in Auschwitz, Wien/München, 1995, p. 485. 71 LIFTON, Ärzte, p. 3. 72 «Doublement» met le poids sur la «partie séparée du moi», «Dissociation» signifie la tendance à sacrifier certaines fonctions psychiques qui sont ensuite dissociées du résidu de l’âme et portent au développement d’automatismes. Cf. LIFTON, Ärzte, p. 493.

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73 LIFTON, Ärzte, p. 491. Pour la critique de Lifton cf. Darjosh SEDGHI, Dopplung als Leugnung. Zur Theorie von Robert J. Lifton, in : Harald WELZER (éd.), Nationalsozialismus und Moderne, Tübingen, 1993, pp. 184-207. 74 LIFTON, Ärzte, pp. 489-610. 75Norbert FREI, Thomas GROTUM, Jan PARCER, Sybille STEINBACHER et Bernd C. WAGNER (éd.), Standort- und Kommandanturbefehle des Konzentrationslagers Auschwitz 1940-1945. Institut für Zeitgeschichte, München, 2000, p. (i). 76 Interrogatoire de Detlef Nebbe, Kommandanturspiess, Husum, 7.11.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 57, p. 10511. 77 StB 12/41, 12 juin 1941; KSB, 20 juin 1941, KB 18/41, 11 juillet 1941; KB 19/41, 16 juillet 1941; KB 16/42, 3 septembre 1942; StB 8/44, 25 février 1944. 78 KB 17/41, 9 juillet 1941; KB 17/41, 9 juillet 1941. 79 KB 24/41, 17 septembre 1941; StB 39/43, 15 septembre 1943; StB 12/44, 12 avril 1944; StB 18/44, 27 juin 1944; StB 19/44, 14 juillet 1944. 80 KB 14/41, 2 juillet 1941; KB 18/41, 11 juillet 1941; StB 13/42, 10 avril 1942. 81 StB 52/43, 20 novembre 1943; StB 7/44, 14 février 1944; StB 17/44, 9 juin 1944; StB 11/44, 4 avril 1944; StB 15/44, 11 mars 1944. 82 Hermann LANGBEIN, Der Auschwitz-Prozess. Eine Dokumentation, 1995, vol. I, p. 208. 83 Bernd WEGNER, Hitlers Politische Soldaten : Die Waffen-SS 1933-1934, Paderborn 1997, p. 191. 84 Interrogatoire d’Erich Rönisch, Wuppertal-Barmen, 2.2.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 44, p. 7793; KB 6/40, 16 août 1940; KB 19/41, 16 juillet 1941; StB 55/43, 15 décembre 1943; Kremer, 27.9.1942, in : Augen der SS, p. 218. 85 Rundschreiben (RS), 23 mars 1943. 86 StB 3/44, 19 janvier 1944. Beaucoup de SS quittaient l’église et indiquaient ensuite comme confession «croyant en Dieu». Cependant, le programme anti-clérical d’Himmler n’a jamais pu s’implanter. Heinz HÖHNE, Der Orden unter dem Totenkopf. Die Geschichte der SS, Gütersloh 1967, p. 147. 87 On célébrait le solstice au lieu des Pâques, des consécrations jugales au lieu du mariage ecclésial, des consécrations du nom au lieu du baptême, la «Julfest» au lieu de Noël. Cf. WEGNER, Soldaten, pp. 50-54; HÖHNE, Orden, pp. 146-148; Gudrun SCHWARZ, Eine Frau an seiner Seite. Ehefrauen in der ‘SS-Sippengemeinschaft’, Hamburg, 1997, p. 53; KB 34/41, 18 décembre 1941; RS, 7 décembre 1943; StSB 5 décembre 1944; StB 30/44, 11 décembre 1944. 88 Sur les difficultés théoriques du «Germanenführer» cf. HÖHNE, Orden, p. 147. 89 StB 35/42, 21 décembre 1942; StB 54/43, 1 décembre 1943; StB 55/43, 15 décembre 1943. 90 LASIK, SS-Besatzung, p. 367. 91 KB 8/41, 13 mai 1941; KB 10/41, 28 mai 1941; KB 8/42, 29.4.1942; KB 8/43, 20 avril 1943; KB 10/43, 30 avril 1943. 92 KB 27/43, 29 juin 1943. 93 HÖSS, Kommandant, p. 200. 94 StB 8/44, 25 février 1944; StB 9/44, 8 mars 1944. 95 Bradley F. SMITH / Agnes F. PETERSON (éd.), . Geheimreden 1933 bis 1945 und andere Ansprachen, Frankfurt am Main, 1974, pp. 169-170. 96 Sybille STEINBACHER, «Musterstadt» Auschwitz. Germanisierungspolitik und Judenmord in Ostoberschlesien, München, 2000, p. 186. 97 Irmgard WEYRATHER, Muttertag und Mutterkreuz. Der Kult um die „deutsche Mutter» im Nationalsozialismus, Frankfurt am Main, 1993, pp. 162-205. 98 Sur l’expropriation cf. Czech, Kalendarium, pp. 37-38; Irena STRZELECKA / Piotr SETKIEWICZ, Bau, Ausbau und Entwicklung des KL Auschwitz und seiner Nebenlager, in : Waclaw DLUGOBORSKI / Franciszek PIPER (éd.), Auschwitz 1940-1945, Studien zur Geschichte des Konzentrationslagers- und Vernichtungslagers Auschwitz, Oswiecim, 1999, vol. I, pp. 81-83. 99 De plus, les SS en provenance de l’ «Altreich» recevaient des réductions d’impôts et des subventions à la construction, comme tous les migrants du Reich qui s’étaient établis dans les régions incorporées de l’Est, sur la base des lois sur l’aide fiscale à l’Est du 9.12.1940. Cf. FREI, Standort- und Kommandanturbefehle, p. 56; KB 18/41, 11 juillet 1941; StB 56/43, 22.12.1943. 100 SCHWARZ, Frau, pp. 117-118. 101 Interrogatoire de Wilhelm Boger, Stuttgart, 13./14.10.1958, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb.2, p.105. 102 SCHWARZ, Frau, p. 130; LIFTON, Ärzte, p. 359.

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103 HÖSS, Kommandant, p. 145. 104 LIFTON, Ärzte, p. 467. 105 SCHWARZ, Frau, p. 169. 106 Rapport de Broad, in : Augen der SS, p. 166. 107 Rapport de Broad, in : Augen der SS, pp. 176-177 108 Interrogatoire d’Eduard Lorenz, Augsburg, 27.4.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 49, p. 8760. 109 Interrogatoire de Pery Broad, Düsseldorf, 7.2.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 44, p. 1835. 110 Hofmann, le troisième dirigeant du camp, indiqua que la distribution des bons était la seule raison pour laquelle il demeurait sur la rampe et près des crématoires. Interrogatoire de Franz Johann Hofmann, München, 27.4.1961, Sb. 49, p. 8724, p. 8728, p. 8732. Plus tard, Hofmann admit qu’il assumait également des «fonctions de surveillance» près des crématoires. Interrogatoire de Franz Johann Hofmann, München, 24.10.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 56, p. 10337. 111 Johann KREMER, Tagebuch, in : Jadwiga BEZWINKSA / Danuta CZECH, KL Auschwitz in den Augen der SS. Höss, Broad, Kremer, Katowice, 1981, pp. 213-214. 112 Interrogatoire de Friedrich Althaus, Mönchengladbach, 16.12.1960, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 42, p. 7369. 113 StB 22/43, 3 juin 1943. 114 StB 46/43, 14 octobre 1943. 115 KSB, 29 août 1941. 116 KB 28/41, 17 octobre 1941; KB 11/42, 30 juin 1942; KB 21/42, 24 octobre 1942. 117 KB 9/42, 19 mai 1942. 118 Interrogatoire d’Oswald Kaduk, Frankfurt, 1.9.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 53, p. 9865. Interrogatoire d’Oswald Kaduk, Berlin, 21.7.1959, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 10, p. 1549. 119 KSB, 15 janvier 1941; StB 33/42, 1 décembre 1942; KB 3/44, 28 janvier 1944. 120 KB 11/41, 5 juin 1941. 121 Par exemple : «Fries était SS-Oberscharführer et venait fréquemment dans la maison de la Waffen-SS. Il était souvent ivre». Interrogatoire d’Erich Rönisch, Wuppertal-Barmen, 2.2.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 44, p. 7798. Cf. aussi le jugement du 1er procès d’Auschwitz, Frankfurt, IfZ, Gf. 03.16/2, p. 56; MÜLLER, Sonderbehandlung, pp. 34, 148, 203; NYISZLI, Jenseits, p. 87. 122 NYISZLI, Jenseits, p. 140. 123 Robert Jay LIFTON / Eric MARKUSEN, Die Psychologie des Völkermordes. Atomkrieg und Holocaust, Stuttgart, 1992, p. 212. 124 SMITH / PETERSON, Geheimreden, p. 170. 125 KREMER, 9.10.1942, in : Augen der SS, pp. 219, 221, 223, 226, 228. 126 Exemples : HÖSS, Kommandant, pp. 255-256; LANGBEIN, Menschen, pp. 442-445; NYISZLI, Jenseits, pp. 52- 53; MÜLLER, Sonderbehandlung, pp. 203-204, 225, 265-267, Broad-Bericht, in : Augen der SS, pp. 192-194. 127 HÖSS, Kommandant, p. 255. 128 FREI, Standort- und Kommandanturbefehle, Einleitung. Hans BUCHHEIM, Anatomie des SS-Staates, München 1994, p. 258. 129 SCHWARZ, Frau, p. 137. 130 Interrogatoire de Marianne Boger, Stuttgart, 27.10.1958, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 2, p. 209; Interrogatoire d’Hildegard Bischof, Frankfurt, 9.12.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 58, p. 10746. Les prisonniers ne recevaient pas de rémunération, mais pour les SS les employés n’étaient pas complètement gratuits. Ils devaient payer par mois et par prisonnier 25.- Reichsmark au SS-WVHA. De plus, le WVHA veillait à ce que les prisonniers soient principalement employés dans des familles nombreuses. StB 22/43, 3 juin 1943. Des prisonniers témoignent de leurs impressions dans les maisons privées des familles-SS dans : SCHWARZ, Frau, pp. 130-169, Höss raconte d’une manière détaillée des «Bibelbienen» (abeilles de la bible), les Témoins de Jéhovah employés dans sa maison : HÖSS, Kommandant, pp. 174-175. 131 C’est-à-dire qu’ils sont nés pour la plupart après 1900 (en 1902, en moyenne). 132 Karin ORTH, Die Konzentrationslager-SS. Sozialstrukturelle Analysen und biographische Studien, Göttingen, 2000, pp. 87-89.

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133 LASIK, SS-Besatzung, pp. 366, 359. 134 LASIK, SS-Besatzung, p. 371. 135 Par exemple Barch, SSO 217, Personaldossier Willi Frank; SSO 251 B, Personaldossier Eduard Wirths. 136 Interrogatoire de Pery Broad, Braunschweig, 30.4.1959, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 7, p. 1069; Interrogatoire d’Oswald Kaduk, Berlin, 21.7.1959, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 10, p. 1546; Interrogatoire de Friedrich Althaus, Mönchengladbach, 16.12.1960, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 42, p. 7365; Interrogatoire de Karl Höcker, Lübbecke, 30.1.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 44, p. 7734; Interrogatoire de Herbert Scherpe, Frankfurt, 22.8.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 53, Bl, 9752; Interrogatoire de Johann Schobert, Frankfurt, 10.11.1961, ZSL, IV 402, AR- Z 37-58, Sb. 56, p. 10471; Interrogatoire de Wilhelm Brocks, Kiel, 8.11.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 57, p. 10519; Interrogatoire de Josef Spanner, Krems, 19.4.1962, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 67, p. 12550; Interrogatoire de Theodor Küper, Burgdorf, 22.8.1962, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 72, p. 13326. 137 Interrogatoire de Wilhelm Boger, Stuttgart, 8.10.1958, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 1, p. 138; Interrogatoire de Walter Jansen, Mönchen-Gladbach, 3.2.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 44, p. 7804. 138 CZECH, Kalendarium, p. 427, FN 6. 139 Interrogatoire de Karl Höcker, Lübbecke, 30.1.1961, ZSL, IV 402, AR-Z37-58, Sb. 44, p. 7734. 140 Interrogatoire de , Frankfurt, 29.12.1960, ZSL, IV 402, AR-Z37-58, Sb. 42, p. 7456. 141 Interrogatoire de Herbert Scherpe, Frankfurt, 22.8.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 53, p. 9750. 142 Interrogatoire de Klaus Dylewksi, Krefeld, 25.4.1959, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 7, p. 990. 143 Interrogatoire de Franz J. Hofmann, München, 27.4.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 49, p. 8717. 144 Interrogatoire de Walter Jansen, Mönchengladbach, 3.2.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 44, p. 7804; Jugement des assises au tribunal de grande instance à Francfort, sur le Dr. Franz Bernhard Lucas, 8.10.1970, IfZ, Gf. 03.16/7, p. 3. 145 Adolf HITLER, Mein Kampf, Volksausgabe, München, 1930, cité par Franciszek PIPER, «Die Entstehungsgeschichte des KL Auschwitz», in : Auschwitz 1940-1945, Studien zur Geschichte des Konzentrationslagers- und Vernichtungslagers Auschwitz, édité par Waclaw DLUGOBORSKI / Franciszek PIPER, Oswiecim, 1999, Bd. I, p. 65. 146 Josef ACKERMANN, Heinrich Himmler als Ideologe, Göttingen, 1970. GOLDHAGEN, Vollstrecker, p. 9, pp. 107- 161, 487-530. 147 Dans leur curriculum vitae inclut dans les dossiers du personnel de la SSO, les SS soulignaient qu’ils étaient proches du mouvement dès le début. Willy Frank déclara qu’on avait perdu sa demande d’adhésion au NSDAP, ce qu’il ne remarqua que plus tard parce qu’il était souvent à l’étranger. Barch, SSO 217, Personaldossier Willy Frank. 148 Le jugement du 1er procès d’Auschwitz, Frankfurt, IfZ, Gf. 03.16/4, p. 140. Egalement au tribunal de grande instance de Münster/Westf. concernant l’affaire pénale instruite contre le Dr. med. et Dr. phil. Johann Paul Kremer, 29 novembre 1960, IfZ, Gm 08.03, p. 82. 149 Theodor W. ADORNO, Studien zum autoritären Charakter, Frankfurt a.M., 1995. BROWNING, Männer, pp. 216-217. 150 Rainer FRÖBE, Bauen und Vernichten. Die Zentralbauleitung Auschwitz und die „Endlösung». In : Durchschnittstäter. Handeln und Motivation. Beiträge zur Geschichte des Nationalsozialismus, Bielefeld, 2000, pp.155- 210. 151 Parmi le 1.1 millions de personnes massacrées à Auschwitz près d’un million étaient Juifs. PIPER, Vernichtung, p. 7. 152 Interrogatoire d’Oswald Kaduk, Berlin Tempelhof, 21.7.1959, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 10, p. 1549. 153 Interrogatoire de Tadeuzs Holuj, Frankfurt, 27.2.1962, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 62, p. 11654. 154 MÜLLER, Sonderbehandlung, p. 199. 155 MÜLLER, Sonderbehandlung, p. 105. 156 Interrogatoire de Franz Johann Hofmann, Munich, 27.4.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 49, p. 8720; Interrogatoire de Herbert Scherpe, Frankfurt, 22.8.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 53, p. 9750; Interrogatoire de Richard Bär, Frankfurt, 10.10.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 55, p. 10253; Interrogatoire de Josef Spanner, Krems, 19.4.1962, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 67, p. 12553; jugement du 1er procès d’Auschwitz, Frankfurt, IfZ, Gf. 03.16/4, p. 441 157 Jugement du 1er procès d’Auschwitz, Frankfurt, IfZ, Gf. 03.16/4, p. 553.

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158 Jugement du 1er procès d’Auschwitz, Frankfurt, IfZ, Gf. 03.16/4, p. 220. 159 Interrogatoire de Richard Bär, Frankfurt, 29.12.1960, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 42, p. 7454. 160 «Et puis ils arrivent tous, ces 80 millions de braves allemands, et chacun a son honnête juif. C’est clair, tous les autres sont des cochons, mais celui-ci est un bon juif». Discours prononcé à Posen, 4.10.1943, in : SMITH / PETERSON, Geheimreden, p. 169. 161 BROWNING, Christopher, Die Entfesselung der «Endlösung». Nationalsozialistische Judenpolitik 1939-1942, Jerusalem, 2003, p. 605. 162 BUCHHEIM, Hans, Anatomie des SS-Staates, München 1999, pp. 254-257. 163 SYDNOR, Charles, Soldiers of Destruction, Princeton, 1977, p. 13. 164 LANGBEIN, Menschen, p. 409. 165 WEGNER, Soldaten, pp. 187-188. 166 StB 13a/42, 28 avril 1942; StB 53/43, 22 novembre 1943. 167 Jugement du 1er procès d’Auschwitz, Frankfurt, IfZ, Gf. 03.16/4, pp. 136, 442. 168 HÖSS, Kommandant, pp. 237-238. 169 Interrogatoire de Pery Broad, Frankfurt, 28.11.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 57, p. 10540. 170 Richard BREITMAN, Der Architekt der «Endlösung». Himmler und die Vernichtung der europäischen Juden, Paderborn / München / Wien, 1996, p. 260. 171 BREITMAN, Architekt, pp. 66-67. 172 Stanislaw JANKOWSKI alias Alter FEINSILBER, in : Inmitten, p. 38. 173 Karin ORTH, Die «Anständigkeit» der Täter. Texte und Bemerkungen, in : Sozialwissenschaftliche Informationen 25, Heft 2, 1996, p. 114. Himmler lors du discours prononcé à Posen le 4.10.1943 : «Un principe doit toujours s’appliquer pour l’homme de la SS : nous devons être sincères, honnêtes, loyaux et amicaux envers les proches de notre sang et envers personne d’autre», SMITH / PETERSON, Geheimreden, pp. 168-169. 174 Interrogatoire de Robert Mulka, Hamburg 3.1.yx1962, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 59, p. 11034. 175 Jugement du 1er procès d’Auschwitz, Frankfurt, IfZ, Gf. 03.16/4, pp. 136-137, p. 339. 176 Interrogatoire de Wilhelm Boger, Stuttgart, 13./14.10.1958, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 2, p. 105; Les «tas perdus» étaient des compagnies de punis qui n’étaient employées au front que dans des situations désespérées. Interrogatoire de Franz-Johann Hofmann, München, 24.10.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 56, p. 10342, Jugement des assises au tribunal de grande instance à Francfort, 8.10.1970, acquittement de l’accusé, le Dr. med. Franz Bernhard Lucas, IFZ, Gf. 03.16/7, p. 21. 177 Adalbert RÜCKERL, NS-Verbrechen vor Gericht. Versuch einer Vergangenheitsbewältigung, 1982, pp. 281-286; HENKYS, Reinhard, Die nationalsozialistischen Gewaltverbrechen. Geschichte und Gericht, Stuttgart / Berlin, 1964, pp. 221-223; JÄGER, Verbrechen, pp. 81-82. 178 Interrogatoire de Friedrich Althaus, Mönchen-Gladbach, 16.12.1960, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 42, p. 7371. 179 Interrogatoire de Hans Stark, Köln, 23.4.1959, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 6, p. 946, 970; Interrogatoire de Pery Broad, Braunschweig, 30.4.1959, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 7, p. 1072; Interrogatoire de Karl Höcker, Lübbecke, 30.1.1961, Sb. 44, p. 7735; Interrogatoire d’Eduard Lorenz, Augsburg, 27.4.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 49, p. 8760; Interrogatoire de Josef Klehr, Frankfurt, 24.5.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 50, p. 8971; Interrogatoire de Herbert Scherpe, Mannheim, 15.8.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 53, 9696; Interrogatoire de , Frankfurt, 25.8.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 53, 9744; Interrogatoire d’Oswald Kaduk, Frankfurt, 1.9.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 53, p. 9865; Interrogatoire de Dr. Frank, Frankfurt, 13.10.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 55, p. 10264; Interrogatoire de Johann Schobert, Frankfurt, 10.11.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 56, p. 10482; Interrogatoire de Pery Broad, Frankfurt, 28.11.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb.57, p. 10620. 180 Interrogatoire de Sybilla Lenz, Berlin, 23.2.1962, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 62, p. 11586. 181 Interrogatoire de Johann Schobert, Frankfurt, 10.11.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 56, p. 10482; Oberscharführer Lindenmüller in NYISZLI, Jenseits, p. 56. 182 MÜLLER, Sonderbehandlung, pp. 22-33, Salmen GRADOWSKI, in : Inmitten, p. 170. 183 Interrogatoire de Franz Marko, Marburg, 26.5.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 50, p. 8989. 184 Le Dr. MÜNCH, cité selon : LANGBEIN, Menschen, p. 530. 185 LANGBEIN, Menschen, p. 531.

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186 BROWNING, Männer, p. 109. 187 NYISZLI, Jenseits, p. 86. 188 Interrogatoire de Franz-Johann Hofmann, München, 27.1.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 49, pp. 8717- 8738 und Sb. 56, pp. 10336-10349. Le cas le plus connu de «résistance par coopération» serait celui de l’officier-SS pour la désinfection, , qui faisait enterrer du pour le neutraliser et faisait parvenir des informations sur les gazages à un diplomate suédois. Hans ROTHFELS, Augenzeugenbericht zu den Massenvergasungen, in : VfZ 1953, pp. 177-194, LIFTON, Ärzte, pp. 190-191, 487-488; Saul FRIEDLÄNDER, Kurt Gerstein oder die Zwiespältigkeit des Guten, Gütersloh, 1968, p. 195. 189 Interrogatoire de Josef Ludger Hagerhoff, 27.4.1959, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 7, p. 1039. 190 Interrogatoire d’Eduard Lorenz, Augsburg, 27.4.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 49, p. 8760; Interrogatoire de Albin Pischke, Frankfurt, 2.5.1961, ZSL, IV 402, AR-Z 37-58, Sb. 49, p. 8777. 191 La distinction entre «malfaiteurs de bureau» et «malfaiteurs proches de l’acte» est faite par Adalbert RÜCKERL, NS-Verbrechen vor Gericht. Versuch einer Vergangenheitsbewältigung, Heidelberg, 1982, p. 241. 192 BROWNING, Entfesselung, 2003, p. 605. 193 LEVI, Untergegangenen, p. 59.

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ALBERTO CAVAGLION *

«1959 - Levi répond à la fille d’un fasciste qui demande la vérité» **

Entre le dixième anniversaire de la libération à la guerre partisane au Musée du (1955) et le centenaire de l’Unité (1961), Risorgimento de Turin. La discussion avait l’Italie, et plus particulièrement Turin, fut le éclaté entre les protagonistes des deux camps théâtre d’une discussion qui mérite d’être qui ne s’affrontaient pas à armes égales (à reconstituée. l’époque, la Résistance faisait office de traî- L’objet du contentieux, c’est la Résistance : neau à la mémoire collective) et un person- la question est de savoir s’il est judicieux de nage de marbre qui s’essouffle inutilement la définir comme un «second Risorgimento». parce que personne ne veut l’écouter : le En 1961, le dilemme se trouvera un endroit déporté. Quel espace lui est-il réservé dans très peu pacifique pour éclater : la salle dédiée ces musées et ces études ? Pratiquement

* Alberto Cavaglion est un spécialiste confirmé du judaïsme italien. Il a publié entre autres Per via invisibile (Il Mulino, 1998). Pour la maison d’édition Einaudi, il a dirigé les Scritti Civili de Massimo Mila (Gli Struzzi, 1995) et les notes de l’édition italienne du volume Judaïsme de Norman Solomon (Einaudi Tascabili. Religioni, 1999). Ses contributions sont aussi parues dans la version italienne de L’espèce humaine de Robert Antelme (Einaudi Tascabili, 1997), Memorio ebraiche de Lucette Valensi et Nathan Wahtel (Gli struzzi, 1996) et dans Storia degli ebrei in Italia di Attilio Milano (Einaudi Tascabili, 1992). ** Cet article originellement intitulé «1959, Levi risponde alla figlia d’un fascista che chiede la verità» fut publié dans La Stampa du 20 janvier 2005. Nous remercions chaleureusement Catherine Petitjean pour sa traduction de l’italien de la présente contribution.

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aucun, et quand il y en a, il est très occa- travaille à la révision de Si c’est un homme, sionnel. Ce n’est qu’après le procès il y ajoute un chapitre (Initiation) mais ne Eichmann (1961), qu’en Italie comme en change pas le style. Et le temps passe. Et France, on commencera à parler de la Shoah. pour que les choses se remettent à bouger, il Aujourd’hui, il y a la Journée de la Mémoire, faut attendre l’été 1959 et voir enfin son mais on oublie souvent que la mémoire livre réédité par Einaudi. d’Auschwitz a eu du mal à se voir recon- Son retour en libraire n’aura pas le même naître un droit de citoyenneté par l’histo- écho et quelques mois plus tard, une deuxiè- riographie. me exposition - centrée sur la déportation, A Turin, la discussion s’anime autour de cette fois - est organisée au rez-de-chaussée quelques expositions, qui donnent naissan- du Palazzo Carignano, dans la salle de ce à des conférences, des opuscules, des l’Union Culturelle. Là, ce n’est pas un des- articles de presse. La question s’articule sur- sin mais des dizaines de photographies, tout autour du récit biographique de Primo quelques reliques, une casaque, une gamel- Levi qui, en l’espace de six ans, pratique- le, une cuillère, que l’on montre. ment seul en lice, cherche à faire entendre la On sait très peu de choses sur cette exposi- voix du personnage de marbre. Ce sont les tion. La mémoire de feu Levi est quelque peu années qui précèdent la deuxième édition confuse : dans les dernières interviews qu’il de Si c’est un homme. En mai 1956, Levi a accordées, il confond l’événement de signe un contrat avec Einaudi, mais il devra Palazzo Madama et celui du Palazzo attendre encore trois ans avant que le livre, Carignano de 1959, ou il le substitue à l’inau- publié une première fois en 1947, fasse son guration de la salle dédiée à la résistance au entrée au sein de leur si prestigieux cata- Musée du Risorgimento en 1961, à tel point logue. qu’il confond la cause et l’effet puisqu’il Aujourd’hui, on se met sérieusement à tra- attribue la décision de la maison Einaudi vailler sur cette période : je pense particu- de rééditer Si c’est un homme au succès inat- lièrement à la mémoire de la Shoah en Italie, tendu de l’exposition alors que c’est juste l’in- mais aussi en terme de vision comparative, verse qui s’est passé. aux études menées outre Alpes par Elisabetta Pendant longtemps, enfin, on a cru que l’or- Ruffini et Paola Bertilotti. ganisation au Palazzo Carignano avait été le Le 28 mai 1955, au siège solennel de Palazzo fruit d’une initiative de la section turinoise de Madama, on inaugure une exposition sur l’Association. En fait, aujourd’hui, des élé- la Résistance. La déportation quant à elle, se ments de précision nous permettent de rec- voit réserver un unique et minuscule pan- tifier l’information : l’exposition avait été neau montrant un dessin de bonhomme organisée en 1955 pour le dixième anniver- décharné. Il faut remarquer que Levi a vive- saire de la Libération, mais à l’initiative du ment exprimé son amertume, tant et si bien maire de Carpi, Bruno Losi, qui avait déci- que quelques semaines plus tard, la ville de dé d’honorer la mémoire du camp de Turin dédie un numéro monographique de Fossoli, le grand camp de transit à côté de sa revue officielle à l’exposition de Palazzo Modène, où Levi avait justement été fait Madama et au dixième anniversaire de la prisonnier. Résistance. A cette occasion, elle demande à La première exposition sur la déportation Levi un article qui sera l’un de ses premiers organisée en Italie a été inaugurée au Castello articles et l’un des plus intenses (Déportés. del Pio à Carpi en décembre 1955. Modène Anniversaire). Pendant ce temps l’écrivain a conservé tout le matériel préparatoire, les

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procès-verbaux, la correspondance et, enco- comme «la fille d’un fasciste qui voudrait re en très bon état, les panneaux originaux. connaître la vérité». «C’est la lettre que nous Il faut espérer qu’à l’avenir, grâce au travail attendions» répond Levi, espérant que l’in- méticuleux de Mme Ruffini, on pourra enco- nocence, en fin de compte, réussisse à re mieux comprendre les sources sur les- secouer l’indifférence devant les cris qui quelles s’était construit cette espèce de montent de la terre. vaisseau fantôme qui fit le tour de la pénin- Alors âgée de treize ans en 1959, la fillette sule : Rome, Ferrare, Bologne, Vérone. doit avoir aujourd’hui la soixantaine. Avec A la fin d’un périple de près de quatre ans, le changement qui s’est opéré à l’horizon l’exposition arrive enfin à Turin, et c’est là de ses connaissances et des nôtres, que pense- qu’elle connaît un franc succès dans la cri- t-elle aujourd’hui de sa surprise sincère tique, succès qu’elle n’avait pas eu ailleurs. d’alors ? Marziano Bernardi écrivait dans «la Stampa» Une lectrice nous écrit du 17 novembre des lignes enthousiastes, et Luigi Carluccio en faisait autant dans la Je suis en deuxième année du secondaire et «Gazzetta del Popolo». A la vue d’un tel comme beaucoup de mes compagnes de clas- succès, l’Union Culturelle organise des confé- se, j’ai visité l’exposition sur les camps de rences pour approfondir le sujet. C’est à concentration qui se termine dimanche. Après l’occasion de l’une d’elle que Levi fait sa pre- ça, des discussions ont commencé. Les unes mière apparition en public. Aux rencontres doutent, les autres disent que l’exposition de décembre, on compte parmi les partici- n’est qu’une propagande contre les Allemands. pants Alessandro Galante Garrone, Bruno D’autres aussi disent que c’est exagéré et Vasari, Sergio Sarri, Lidia Beccaria Rolfi, d’autres disent que tout est vrai. Franco Davide, Giovanni Floris, Alberto Quelques-unes de mes compagnes de classe Todros, Norberto Bobbio, Raimondo disent que «si tout cela s’était vraiment pro- Luraghi et encore bien d’autres. L’exposition, duit, on en parlerait dans les livres d’école». par son contenu, produit l’effet d’une secous- Une autre a dit que «si ces photos étaient se tellurique. Pour la rubrique «Specchio vraiment vraies, alors il aurait fallu les agran- dei tempi» (Miroir des temps), des dizaines dir et en faire un exposition aussi grande que et des dizaines de lettres arrivent, envoyées celle de Palazzo Madama». D’autres encore par des visiteurs particulièrement touchés disent que la dernière guerre mondiale, on ne par la dureté des images effroyables. veut pas nous la faire étudier parce qu’il y a des choses trop mauvaises. Les professeurs Parmi les innombrables messages qui par- donnent raison à ceux qui disent ça. Moi, je viennent à la rédaction, il y a une petite carte suis la fille d’un fasciste et j’ai eu peur de tout écrite par une fillette anonyme et puis la ce que j’ai vu et je prie Dieu que mon père soit réponse de Levi lui-même. Paradoxalement, innocent de tout ce massacre. c’est le message de la fillette qui nous frap- pe davantage que la réponse de Primo Levi Enfin, je voudrais dire à ceux qui font les (qui avait échappé aux critiques depuis tout expositions, qu’ils les organisent dans des ce temps et n’avait pas été inséré dans sa endroits plus spacieux parce que moi, je n’ai bibliographie). Comme toujours, Levi trou- pas pu tout voir (je n’ai pas pu observer ve le juste équilibre entre la fermeté et la convenablement les cadres qui étaient trop disponibilité d’écoute. En relisant le court hauts) et j’ai dû y aller au moins trois fois. message, on est surtout frappé par le courage Specchio dei tempi, 29 de la fillette qui n’hésite pas à se définir novembre 1959.

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Primo Levi, auteur de «Si c’est un homme», disent : encore !» Ce sont des hommes, tout un livre sur les camps d’extermination traduit comme nous et comme l’étaient les auteurs et désormais en de nombreuses langues, les responsables des massacres : il n’est pas répond : étrange qu’un grand nombre, même des innocents, éprouvent de la honte devant de Au nom de l’ «Association des ex-déportés» tels actes et préfèrent le silence, mais le silen- qui a organisé l’exposition sur les Camps de ce est une erreur, voire un délit et en l’espè- concentration allemands, je voudrais remer- ce, un tel succès pour cette exposition le cier la lectrice qui «aimerait bien connaître la confirme. On a soif de vérité malgré tout vérité» parce que sa lettre, publiée dans et par conséquent, la vérité, il ne faut pas la «Specchio dei tempi», est la lettre que nous cacher. La honte et le silence des innocents attendions tous. peuvent masquer le silence coupable des res- Non Mademoiselle, non ! Il n’y a aucune ponsables, repousser et éluder le jugement raison de douter de la véracité de ces images. de l’Histoire. Ces choses sont réellement arrivées, cela s’est Moi aussi j’espère que le père de la lectrice est vraiment passé comme ça, non pas des siècles innocent, il est même fort probable qu’il le soit avant nous mais il y a seulement 15 ans et au parce qu’en Italie, les choses se sont déroulées cœur de notre Europe. Celui qui doute n’a autrement. L’exposition, elle, n’a pas été qu’à prendre le train et aller visiter ce qui sub- organisée pour les pères mais bien pour les siste de ces tristes lieux. Et même sans cela, ici enfants, les enfants des enfants, dans le seul dans notre ville, vivent des dizaines de but de leur montrer qu’au fond de chaque témoins oculaires. Il y a des milliers d’entre âme humaine se tapit les mêmes ressources de eux (des femmes et aussi des enfants, oui, férocité et pour montrer que de tels dangers des enfants !) qui ont fini sur des tas d’os, menacent aujourd’hui comme hier notre entassés pêle-mêle et qui témoignent par civilisation. leur absence, par le vide qu’ils ont laissé. Primo Levi Nous comprenons mais nous ne pourrions Specchio dei tempi, 3 approuver ces professeurs qui «soupirent et décembre 1959.

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ODETTE VARON-VASSARD *

La place du culturel dans la vie quotidienne de Buchenwald

(Le mort qu’ il faut de Jorge SEMPRUN) 1

A quoi bon écrire des livres, si on n´invente pas la vérité ? [p. 148]

Jorge Semprun est un écrivain embléma- Madrid en 1923) mais écrivain francophone, tique de la littérature concentrationnaire et Jorge Semprun est une personnalité com- un écrivain majeur du 20ème siècle. plexe ayant une activité très diversifiée. Permettez-moi quand-même de rappeller Toutefois les deux axes principaux de sa vie brièvement quelques éléments autour de sa restent toujours les mêmes, il s´agit de l´acti- vie et son œuvre. Écrivain d´une quinzaine vité politique et de l´écriture. Axes d´ailleurs de livres mais également scénariste d´une inextricablement liés, nourris dans une large douzaine de films, intellectuel provenant mesure, par le même souci du politique. du sein de la gauche mais ayant pris, dès les Quand en 1963 l´activité politique de années ´60, ses distances, militant engagé à la Semprun cédera le pas à l´écrivain, ses livres Résistance, ministre de la Culture d´Espagne seront nourris d´histoire contemporaine. dans le gouvernement de Felipe González Son histoire personnelle se croisera de façon (1988-1991), d´origine espagnole (né en cruciale et décisive avec certains des événe-

* Odette Varon-Vassard (née à Athènes en 1957) est historienne (champs de recherche : l´Occupation nazie, la Résistance et le Génocide des Juifs, la littérature concentrationnaire) et enseigne l´histoire à l´Université Grecque Ouverte. En tant que traductrice, elle a traduit plusieurs oeuvres de littérature française en grec (G. Flaubert, A. Cohen, T. Todorov, J.-F. Lyotard, J. Semprun) et dirige la revue de traduction Métafrassi. 1 Conférence à l´Université Marc Bloch de Strasbourg (14 Mai 2004). Je remercie Madame Irini Tsamadou-Jacoberger pour son invitation.

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ments les plus importants de l´histoire euro- colonels. Dans le film, Lambrakis était incar- péenne du vingtième siècle et l´oeuvre sera à né par Yves Montand, avec lequel Semprun jamais marquée de ces événements. Visiter a été lié d´une intime amitié pendant de alors l´oeuvre de Jorge Semprun est d´emblée longues années. Un livre superbe : Montand. visiter d´une façon critique l´histoire euro- La vie continue (1983), rend compte de leur péenne du vingtième siècle. relation. Son oeuvre romanesque maintient toujours Sa vie s’est croisée avec des événements his- un dialogue ouvert avec l´histoire contem- toriques de grande importance : guerre civi- poraine et peut être partagée en deux caté- le espagnole (en 1937 l´adolescent Jorge va gories : les livres qui font directement suivre sa famille espagnole lors de son exil en référence au camp de concentration et les France), résistance française à l´occupation autres, où le camp reste une allusion mais nazie (il sera arrêté dans le maquis et dépor- n´en constitue pas le sujet par excellence. té au camp de concentration de Buchenwald Les livres qui se réfèrent directement au où il va y vivre vingt-deux mois), engage- camp sont au nombre de cinq. Le grand ment à la cause du communisme (de 1941 à voyage (1963), L´évanouissement (1967), 1964. De 1953 à 1964 il est responsable du Quel beau Dimanche ! (1984), L´écriture mécanisme clandestin du Parti Communiste ou la vie (1995) et Le mort qu´il faut (2001). Espagnol qui est mis hors la loi par la dic- Il faut y ajouter l´essai Mal et Modernité tature du Général Franco). En 1964 il assu- (éd. Climats, 1995) dans lequel il aborde mera sa rupture définitive avec le des questions théoriques liées au mal radical. communisme, puisque les doutes des der- nières années vont aboutir à un désaccord En Mai 2001 la traduction du livre Le Mort total avec la ligne du parti. Son exclusion qu´il faut paraissait en Espagne. La journa- sera prononcée et signée par Dolores liste qui a fait paraître sa longue interview de Imbarouri (dite la Passionaria - figure fémi- Semprun dans le journal El Pais lui a deman- nine mythique de la lutte espagnole) et par dé pourquoi il a encore écrit un livre sur Santiago Carillio, qui dirigeaient le parti son expérience de Buchenwald. Semprun a communiste espagnol. Les années 1963- répondu : «Maintenant j´ai plus de choses 1964 signifieront pour lui la fin de son acti- à dire qu´avant de commencer, parce que vité politique et la naissance de son activité l´écriture ravive la mémoire» (interview du d´écrivain. Federico Sanchez (surnom de 19 Mai 2001). Il avait déjà développé la clandestinité espagnole de l´auteur) va céder même idée dans sa discussion avec Elie la place à Jorge Semprun. Au cycle de ses Wiesel en disant : « Plus j´écris [...] plus la activités d´écrivain s´inscrit aussi le cinéma. mémoire me revient. C´est à dire qu´après ce Le scénario de La Guerre est finie d´Alain dernier livre, j´ai encore plus de choses à dire Resnais est signé par Semprun. En Grèce qu´avant de commencer le premier. Comme nous l´avons connu par le scénario du film si l´oubli avait été si profond qu´il fallait le tra- Z (mise en scène de Costas Gavras), qui vail de l´écriture, de la mémoire volontaire, relatait l´affaire de l´assassinat du député de de la recherche volontaire dans le passé, des gauche Grigoris Lambrakis par des cercles images, des souvenirs, des visages, des anec- d´extrême droite et qui n´a pu être projeté en dotes, même des sensations, elles reviennent» Grèce qu´après la chute de la dictature des [ Se taire est impossible, p. 18]. La dialec-

2 «Nous vérifions, une fois de plus, que l´ Écriture ou la vie est une reconstruction élargie et remaniée de l´Évanouissement de 1967, le «brouillon» dira l´auteur publiquement» (La deuxième vie de J. S., p. 98).

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tique donc de la mémoire et de l´écriture se dilemme, l´écriture ou la vie, ne viendra que trouve au coeur même de l´oeuvre sempru- plusieurs décennies plus tard2. Le titre lui- nienne. A la recherche lui aussi de son temps même montre qu´il s´agissait d´un choix perdu, il relate sans fin l´expérience du camp, vital : ou il allait se plonger dans le souvenir toujours entrelacée avec d´autres souvenirs ou il allait «oublier» pour vivre. Il a opté de sa vie. La mémoire est en quelque sorte le pour la deuxième solution, comme la plupart vrai protagoniste de toute son oeuvre. des survivants. Quant à la mémoire du camp, elle constitue L´engagement de Semprun au mouvement une source intarissable qui irrigue une gran- communiste donnait un sens à sa déporta- de partie de l´oeuvre. Semprun n´est pas le tion. La découverte des camps staliniens va seul écrivain pour qui un seul livre n´a pas compléter sa désillusion du communisme et suffi à élaborer la mémoire de l´expérience de va secouer toutes ses certitudes. L´expé- sa déportation. Pensons, par exemple, à rience de Buchenwald est alors à revisiter Primo Levi, l´écrivain italien d´origine juive sous cette nouvelle lumière. Il ressent le et à sa trilogie sur Auschwitz qui constitue besoin d´écrire un nouveau livre où il rela- le témoignage de référence sur l´expérience te de nouveau son expérience mais en cor- du camp d´extermination. Lui aussi éditera rélation avec la critique du totalitarisme trois livres à de longs intervalles de temps. stalinien et du Goulag. L´ère du soupçon a Peut-être que la nature même de cette expé- définitivement commencée pour l´écrivain. rience pousse les écrivains à revisiter le sujet. Ce nouveau récit au titre Quel Beau Dimanche ! (à la manière de Beckett) vien- Permettez-moi ici de rappeller une différen- dra 17 ans après le premier et sera le plus ce entre les deux écrivains : Si l´oeuvre de volumineux de tous. Dans ce livre il essaie de Primo Levi se réfère à Auschwitz (camp démontrer les points communs des deux d´extermination de Juifs, par excellence, au grands totalitarismes européens du vingtiè- point que son nom seul est aussi synonyme me siècle, nazisme et stalinisme, sans tomber de la Shoah), Semprun a vécu sa déportation dans des pièges simplificateurs et des nivel- à Buchenwald, camp de concentration d´exi- lements. Buchenwald est le lieu par excel- lés politiques mais non pas d´extermination lence de la rencontre des deux totalitarismes, dans les chambres à gaz. Le crématoire de puisque après avoir servi longtemps comme Buchenwald brûlait des corps morts par épui- camp de concentration nazi, il passe au pou- sement ou de maladie - et il en brûlait tous les voir soviétique et sert de camp de déporta- jours - mais non des corps gazés. Semprun lui- tion pour les soviétiques deux ans encore. Le même a entretenu une longue discussion sur dernier livre autour de l´expérience du camp, cette différence avec Elie Wiesel, qui a vécu les Le mort qu´il faut (2001), se focalise plutôt deux camps (Se taire est impossible, Arte éd., sur les relations personnelles et la vie quo- collection Mille et une Nuits). tidienne du camp. La problématique de la Semprun éditera Le grand Voyage relation à l´Autre trouve dans ce livre son (Gallimard, 1963) 18 ans après son retour du point culminant. camp de Buchenwald. Ce long silence va * être commenté et expliqué à son quatriè- me livre autour de cette question, L´écritu- Par la suite je me réfèrerai à ce dernier livre re ou la vie (Gallimard, 1995), quarante ans - que j´ai eu la chance de traduire en grec, en pratiquement après sa libération. L´éva- arrivant ainsi à un degré de familiarité que nouissement (Gallimard 1967) abordait déjà seule la traduction peut offrir par la confron- cette question, mais la vraie élaboration du tation du traducteur à chaque mot de l´ori-

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ginal -. Ce livre est extrêmement riche et se Une chance inouie, en somme. Eh bien, prête à une analyse à plusieurs niveaux, il c´est exactement cette chance qui va déclen- n´est donc pas question d´épuiser ni même cher chez Gérard un procédé d´identification d´indiquer ici toute sa richesse. J´essaierai par excellence. Il découvre qu´avec François, simplement de mettre en avant et par la ils étaient arrivés par le même convoi, que suite de discuter avec vous certains aspects leurs numéros d´immatriculation étaient du livre qui ont à voir avec la culture, la lit- très proches, que lui aussi avait été arrêté térature, et les langues dans la vie quoti- par la Gestapo comme résistant. dienne des détenus à Buchenwald, à travers l´expérience personnelle de Jorge Semprun. Je cite : «J´ai sursauté, ce numéro suivait le De prime abord cela peut paraître bizarre : mien de très près. On pouvait imaginer : que vient faire la culture dans un univers [...] dans la nuit interminable de l´arrivée à dur et absurde par excellence comme c´est le Buchenwald, cet être avait dû courir tout cas de l´univers concentrationnaire ? J´essaie- près de moi dans le couloir souterrain qui rai de répondre à ce questionnement en reliait le bâtiment des douches et de la désin- vous invitant à trouver la meilleure réponse, fection à celui du magasin d´habillement. Il toujours dans le livre lui-même. avait dû courir tout nu, comme moi. Il avait dû, tout comme moi, ramasser à la volée les Le mort qu´il faut : le titre intrigue déjà le lec- vêtements incongrus, disparates - scène gro- teur. Comment un mort peut-il être utile tesque, on avait eu le temps d´en prendre et qu´est-ce que cet univers où même les conscience, peut-être en aurions-nous ri morts sont considérés du point de vue de ensemble, s´il avait été à mon côté -, qu´on lui leur utilité ? Le mort qu´il faut, c´est celui qui jetait pendant qu´il défilait au pas de course va prêter à Gérard - surnom de clandestini- devant le comptoir de l´Effektenkammer» té de Semprun dans la résistance française - [p. 41-42]. son nom pour continuer à vivre tandis que lui-même va être conduit à la mort sous le Son premier contact avec le mort qu´il faut nom de Gérard. Ce projet - qui finalement - qui d´ailleurs n´est pas mort mais mori- n´aura pas lieu - est proposé par ses cama- bond, chose qui ne paraît faire aucune dif- rades communistes pour sauver Gérard, car férence pour les chefs communistes mais ils craignent pour lui un risque mortel. qui fait toute la différence pour Gérard - le Ce qui importe dans le livre, c´est le procé- premier choc, c´est qu´il pouvait si facile- dé que cette perspective va déclencher pour ment se trouver à la place de l´autre. Ainsi Gérard. Il se trouve que le jeune détenu prend corps cette douloureuse prise de qu´on lui indique, pour qu´íl prenne son conscience d´une identification. Le mort nom, est un jeune Français, - « Parisien, qu´il faut deviendra petit à petit un vrai comme toi», dit le camarade Kaminsky, - et double de Gérard. Nulle part la célèbre l´écrivain se demande : «Suis-je vraiment phrase de Rimbaud, «Je est un autre» ne va Parisien ?» - du même âge et étudiant comme être mentionnée. Par contre elle traverse lui. d´un bout à l´autre le livre, comme référen- ce implicite majeure. La problématique de Je cite : «Il a ton âge, à quelques semaines l´identité et de l´altérité qui est centrale dans près ! Un étudiant par-dessus le marché ! ce livre, n´arrête pas de nous rappeller le Un mort qui me ressemble, autrement dit. vers de Rimbaud. Je considère que la réfé- Ou bien, c´est moi qui lui ressemble déjà» rence est si transparente pour «l’ hypocrite [p. 15]. lecteur, son semblable, son frère» que

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Semprun ne veut même pas la mentionner. parent, translucide, était habité par un regard Il la laisse alors fonctionner en silence. étrangement juvénile. Insoutenable, ce regard vivant sur un masque mortuaire. Cet être, Par contre, il rejoint Rimbaud par le biais au-delà de la mort, devait avoir mon âge : d´un autre poème en prose - beaucoup vingt ans, plus ou moins - pourquoi la mort moins connu -. Il s´agit d´un des trois poèmes n´aurait-elle pas eu vingt ans ? Jamais je en prose qui sont connus comme Proses n´aurai aussi fortement senti la proximité, évangéliques. Ce n´est pas un hasard si le la prochaineté, de quelqu´un» [p. 42]. chapitre où il raconte sa première rencontre avec François est introduit par un passage du La première chose que Gérard va donner à poème de Rimbaud. François, - son nom, on l´apprendra plus loin - est une cigarette que François lui a Je cite : «Bethsaïda, la piscine des cinq gale- réclamé par un geste. La fraternité com- ries, était un point d´ennui. Il semblait que ce mence. Mais comme de dimanche en fût un sinistre lavoir, toujours accablé de la dimanche Gérard essaye de lui tirer quelques pluie et noir. Un an auparavant, en fran- mots, l´autre résiste et ne livre rien, jusqu´au chissant pour la première fois le seuil des jour où, - Je cite : «Je n´ai pu m´empêcher de latrines collectives du Petit Camp, j´avais déclamer à voix haute le poème en prose pensé au texte de Rimbaud. Je l´avais récité de Rimbaud, auquel j´avais parfois pensé pour moi-même. A voix haute, d´ailleurs, depuis que je connaissais les latrines collec- indistincte et brouillée dans le brouhaha de tives du «Petit Camp». «Bethsaïda, la pisci- cette cour des miracles» [p. 39]. ne des cinq galeries, était un point d´ennui. Il La métaphore concerne les latrines collectives semblait que ce fût un sinistre lavoir, toujours du camp où il se rend quelquefois le accablé de la pluie et noir...». dimanche pour chercher François. Leur Il avait poussé une sorte de cri rauque, relation va commencer dans cet espace pour réveillé soudain de sa léthargie cachexique. la description duquel il a recours à la poésie J´avais poursuivi sur ma lancée. «Les men- de Rimbaud. Mais Rimbaud va être décisif diants s´agitant sur les marches intérieures, dans sa relation - ce simulacre de relation - blêmies par ces lueurs d´orages précurseurs des qu´il va tenter avec François. La première fois éclairs d´enfer...». Un trou de mémoire : la qu´il l´aperçoit «ce n´était que ça, un amon- suite du poème s´était évanouie. cellement de hardes innommables. Un tas informe, avachi contre la paroi extérieure C´est lui qui a poursuivi la récitation. Sa du bâtiment des latrines. Mais le numéro voix avait perdu le croassement métallique, de matricule était nettement visible» [p. 41]. la résonance ventriloque qu´elle avait eu le Ce numéro, si proche du sien, va intriguer jour où je l´avais entendu prononcer deux Gérard et il va être attiré par cet être, qui nor- mots. D´une traite, d´un trait, d´un seul malement est repoussant, puisqu´il appartient souffle, comme s´il avait retrouvé à la fois sa à la catégorie des Musulmans. Il s´agit de voix et sa mémoire, son être soi-même, il l´appellation que les autres détenus don- avait récité la suite. «Tu plaisantais sur leurs nent dans le sabir du camp à ceux qui ont yeux bleus aveugles, sur les linges blancs ou perdu tout espoir de survie, qui sont dépour- bleus dont s´entouraient leurs moignons. O vus de toutes leurs caractéristiques humaines, buanderie militaire, ô bain populaire...». Il et traversent dans la déchéance la plus com- riait aux larmes ; la conversation devenait plète la dernière étape jusqu´à la mort. possible» [p. 46]. Gérard aperçoit son aspect extérieur horrible, Je pense que ce passage est suffisament élo- «Mais - je cite - ce masque quasiment trans- quant. Pour que le contact devienne possible

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dans ces conditions extrêmes, il n´y a que la Halbwachs n´avait même plus la force poésie qui peut venir en secours. Le poème, d´écouter. A peine celle d´ouvrir les yeux, donné en cadeau, deuxième cadeau après la j´avais pris la main de Halbwachs qui n´avait cigarette, va allumer l´étincelle du contact pas encore eu la force d´ouvrir les yeux. J´ai et de l´amitié. En fait, il va lui rendre son côté senti seulement une réponse de ses doigts, humain puisqu´il retrouve sa voix et sa une pression légère, message presque imper- mémoire. C´est par la poésie que cela va ceptible. [...] Alors, dans une panique sou- devenir de nouveau un homme pour l´espa- daine, ignorant si je puis invoquer quelque ce de quelques secondes (l´allusion, comme Dieu pour accompagner Maurice sans doute vous l’avez compris, va au titre du Halbwachs, conscient de la nécessité d´une livre de Primo Lévi : «Se questo e un uomo», prière, pourtant, je dis à haute voix quelques dont je crois qu´il serait mieux traduit en vers de Baudelaire. C´est la seule chose qui francais par : «Si cela est un homme», au me vienne à l´esprit : O mort, vieux capi- lieu de «Si c´est un homme». Le «cela» du taine, il est temps, levons l´ancre... titre désigne l´homme démuni de son huma- Le regard de Halbwachs devient moins flou, nité). semble s´étonner. Je continue de réciter. Deuxième exemple : un autre détenu dont la Quand j´en arrive à... «nos coeurs que tu présence au camp va marquer Semprun, est connais sont remplis de rayons», un mince fré- son ancien professeur de sociologie Maurice missement s´esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs. Maurice Halbwachs était un Halbwachs. sociologue éminent, écrivain de livres fon- «Il sourit, mourant, son regard sur moi, fra- dateurs sur la mémoire collective (Les cadres ternel» (Mal et modernité, page 35 à 37). sociaux de la mémoire, 1925 et La mémoire Ici, c´est Baudelaire qui va venir en aide au collective, éditée, post-mortem, en 1949). jeune Jorge pour réussir un dernier contact Déporté à Buchenwald en tant que juif, il va avec son vieux professeur et le saluer avant y trouver la mort par épuisement en 1945. sa mort. Nous pouvons constater le rôle Semprun va tous les dimanches après-midi crucial et décisif de la poésie face à l´extrême. rendre visite à son vieux professeur. Les Résidant au coeur de la sensibilité, elle est premiers temps ils pourront entretenir de capable de revivifier le contact humain là vraies discussions mais, au fur et à mesure où tout autre moyen échoue. J´ai lu derniè- que le temps passe, l´épuisement du vieux rement dans le livre de Georges Mounin, professeur devient de plus en plus grave. pour sa découverte de la poésie de René Le dernier dimanche, le contact n´est plus Char, un passage qui m´a fait penser à la possible. Je cite le passage de son essai, Mal façon de Semprun d´aborder la poésie dans et modernité : les conditions du camp. «Le dimanche précédant, Maurice Je sus brusquement que la poésie ne faisait pas Halbwachs était déjà très faible. Il n´avait seulement partie de la culture mais aussi de plus la force de parler. Il ne pouvait plus que la vie, directement, qu´elle pouvait être vécue, m´écouter et, seulement, au prix d´un effort et vécue autrement que je l´avais fait jusque surhumain, ce qui est le propre de l´homme. là. (Georges Mounin, Avez-vous lu Char ?, Mais cette fois là, cette dernière fois, Gallimard 1947, p. 8).

3 Semprun va se référer aux Cadres Sociaux de la mémoire, aux pages 88-90, lorsqu´il rappelle au vieux professeur l´économie du potlatch qu´il y développe. Le mot va fonctionner comme un clin d´oeil de reconnaissance à un Halbwachs déjà moribond.

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* Vous connaissez, sans doute, tout cela beau- coup mieux, mais j´ai trouvé particulière- Si la poésie est un luxe dans la vie quoti- ment émouvant que le nom de M. Bloch dienne normale, dans ces conditions apparaisse dans les discussions dominicales extrêmes elle devient essentielle, elle peut qu´entretenait Semprun avec son vieux pro- devenir par moments l´unique voie pour fesseur. D´ailleurs, à ces discussions, il n´était retrouver l´humain. Dans L´écriture ou la vie pas seul. Un cercle d´intellectuels se réunis- Semprun nous raconte comment il se réci- saient autour de M. Halbwachs tous les tait des poèmes à lui même. Permettez-moi dimanches après-midi pour entamer des ici une petite remarque : j´ai l´impression discussions philosophiques. Ce petit repos que la façon dont à cette époque-là on inté- dominical était un espace vital pour les déte- riorisait la poésie, en parvenant à connaître nus dont l’état physique permettait encore par coeur un nombre impressionnant de d´en profiter autrement que par un som- poèmes, était propre à cette génération. Je meil supplémentaire. crois que c´est un mécanisme perdu aujourd´hui. *

Je suis tentée par une petite digression, par- Mais ce petit groupe n´était pas le seul. ticulièrement parce que j´ai l´honneur de Plusieurs s´étaient constitués autour de dif- faire cette conférence à l´Université Marc férentes affinités. Les dimanches après-midi, Bloch. Marc Bloch était lié à Halbwachs la communauté espagnole de Buchenwald depuis les années ´20, alors que tous deux organisait toujours des spectacles basés sur enseignaient les sciences humaines dans des poèmes espagnols. Semprun, bien qu´il l´université d´avant-garde que fût l´Université fût arrêté dans le maquis français a rejoint, de Strasbourg à cette époque. Dès l´année de dans le camp, la communauté des commu- la parution des Cadres sociaux de la mémoi- nistes espagnols. Il parle ainsi des retrou- re3, Marc Bloch lui consacrait un long article vailles avec son identité et sa langue d´origine, dans la Revue de Synthèse Historique. Dans perdues depuis l´adolescence, lorsqu´il avait son essai Mal et Modernité, Semprun rela- quitté l´Espagne à cause de la guerre civile. Je te que M. Halbwachs lui avait parlé de M. cite : Ainsi, à Buchenwald, dans le lieu du plus Bloch lors d´une de ses visites dominicales, lointain exil, aux frontières mêmes du néant en septembre 1944, à Buchenwald. Je cite : Je - östlish des Vergessens, dirais-je en alle- ne savais pas, ce dimanche de septembre, mand, «à l´est de l´oubli», démarquant ainsi que Marc Bloch avait été fusillé. Je ne savais le thème d´un poème célèbre de Paul Celan même pas qu´il fût aux mains de la Gestapo. -, au fin fond du déracinement, en quelque Son arrestation avait eu lieu au mois de sorte, je retrouvais mes repères et mes racines, mars, alors que j´étais déjà déporté à d´autant plus vivaces que tout était tourné Buchenwald. Mais je n´ignorais pas que M. vers l´avenir : les mots de l´enfance n´étaient Bloch faisait partie de la cohorte de grands pas seulement retrouvailles d´une identité universitaires qui avaient rejoints la perdue, oblitérée, du moins, par la vie de Résistance pour y occuper une place d´hon- l´exil qui, d´un autre côté, l´enrichissait, ils neur, au premier rang [...]. Quoi qu`il en étaient aussi l´ouverture à un projet, enga- soit, Halbwachs m´a longuement parlé de la gement dans l´aventure de l´avenir. C´est à fin de M. Bloch, ce dimanche-là, en évo- Buchenwald, en tout cas, parmi les commu- quant des souvenirs de l´Université de nistes espagnols de Buchenwald, que s´est Strasbourg, des années ´20 (pp. 18-19). forgée cette idée de moi-même qui m´a

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conduit, plus tard, à la clandestinité anti- plainte désolée, en faire tout un plat ! Mais franquiste (pp. 84-85). mon copain de châlit parle d´un ton simple et direct. «Hélas, avant d´arriver à Cordoue, la Pour retrouver le lien entre sa réalité et sa mort m´aura attendu au tournant», quelque langue maternelle, encore une fois, le vecteur chose comme ça ! [p. 86]. sera la poésie. Un seul fil, intime et mysté- rieux, reliait encore la langue de mon enfan- D´autres fois ce sont des chansons popu- ce à ma vie réelle, le fil de la poésie (p. 83). laires, proches du cante hondo, du chant L´organisation clandestine du P.C. espagnol profond comme on appelle en Espagne un à Buchenwald avait confié à Semprun l´orga- certain chant populaire, qui alimentent les nisation de soirées culturelles. Comme les spectacles. Semprun a l´occasion et la joie de détenus espagnols étaient tous des ouvriers, nous citer texto les vers en Espagnol. (Je il n´était ni possible d´organiser des confé- demande aux hispanistes d´excuser mon rences, ni des discussions. Une fois encore, accent approximatif en espagnol, mais Semprun aura recours à la poésie mémori- comme l´écrivain veut donner ces vers en sée, cette fois-ci, la poésie espagnole. Comme espagnol je crois qu´il est important de les il n´y a pas de livres espagnols au camp, il entendre également en espagnol. Les langues s´est mis à transcrire les poèmes espagnols retentissent toujours dans ce livre dans leur dont il se souvenait. Il s´agissait surtout de pluralité). poèmes de Fédérico Garcia Lorca, de Rafael ! Oh pena de los gitanos ! Alberti, de Antonio Machado, de Miguel Pena limpia y siempre sola. Hernandez. C´est autour de ces textes poé- tiques reconstitués, reproduits, lus en com- ! Oh pena de cauce oculto mun, appris par coeur par les plus doués que y madrugada remota ! nous avions monté deux ou trois spectacles et le commentaire : «nous parvenions grâce (p. 87). aux textes de Lorca,... à faire sentir la déses- La grande poésie, on peut également la pérance andalouse, la crainte inspirée par la reconnaître de la façon dont elle est sentie par Garde civile dans les communautés de Gitans les gens non-cultivés. Si jusque-là les et de paysans sans terre...» [p. 88]. exemples de communication par la poésie La guerre civile espagnole vient faire son s´adressaient même à des personnes initiées, écho dans le camp nazi. Les gitans, los gita- voire même imbibées de culture, ici la poé- nos, victimes de tous les totalitarismes, per- sie fonctionne autrement. Sebastian sécutés par Franco, exterminés par les nazis, Manglano est le copain de Semprun avec déposent leur plainte en espagnol. Lorsqu´à lequel il partage le même châlit. Manglano est l´introduction de ce texte, je parlais d´une ouvrier communiste et c´est à lui qu´on oeuvre qui est au coeur de l´histoire euro- confie la récitation de Lorca. Je cite : En péenne du 20ème siècle, c´est un peu à cela tout cas, en récitant les vers de Lorca. que je pensais. A la façon dont Semprun a Manglano réussit à éviter la grandiloquen- inventé, déjà dès son premier livre, son pro- ce castillane, si naturelle à cette langue impé- cédé de lier le présent au passé et au futur par rieuse, impériale, d´une rotondité sonore des flash-back et des «flash en avant», si on triomphale, qu´il faut savoir moduler, maî- peut dire et, de marier dans sa narration les triser. [...] Mais Sebastian Manglano récite trois niveaux du temps. C´est ainsi que dans Lorca avec naturel, sans emphase. «Ay que le camp nazi, par moments, il nous fait nous la muerte me espera, antes de llegar a retourner vers le passé et rencontrer la gran- Córdoba !» On pourrait faire un sort à cette de déchirure de l´Espagne qu´à été la guer-

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re civile, puis la suite, la dictature de Franco. cette guerre. La mort au camp nazi est aussi La référence à cette guerre ne pouvait pas ne inhumaine que la vie. Semprun, grand écri- pas comprendre l´Espoir d´André Malraux, vain, ne généralise pas. Il rend le lecteur le roman emblématique que le volontaire témoin de cette mort sans lui épargner aucun de cette guerre a écrit. Gérard, les derniers détail. La mort de François peut nous aider temps au maquis français, lisait l´Espoir. à comprendre et à imaginer la mort au camp Dans les moments les plus difficiles du livre, beaucoup mieux que de longs articles pleins lorsqu´il accompagnera François vers sa de chiffres et d´informations historiques. mort et qu´il la vivra de si près, c´est Malraux La mort de M. Halbwachs aussi est décrite qui lui viendra en aide. Je lis : Touché par la de près. Ces morts, les morts personnels de chasse franquiste, un avion de l´escadrille Semprun, deviennent emblématiques de la internationale, qu´André Malraux avait mort des camps de concentration. Et sans créée et commandée, revient en feu à la base. parler, toutefois, de la mort collective la plus Il réussit à atterrir, dévoré par les flammes. affreuse, celle des Juifs qui vont être gazés Des débris de l´appareil, on retire des blessés dans le camp d´Auschwitz. Je cite : La mort et des morts. Parmi ceux-ci le cadavre de de déportés n´ouvre pas la possibilité de voir Marcelino. «Comme il avait été tué d´une affleurer l´âme, sourdre le vrai visage sous le balle dans la nuque, il était peu ensanglan- masque social de la vie qu´on s´est faite et qui té, écrit Malraux. Malgré la tragique fixité des vous a défait. Elle est plus la réponse de yeux que personne n´avait fermés, malgré la l´espèce humaine au problème du destin lumière sinistre, le masque était beau. [...], et individuel : réponse angoissante, ou révol- Malraux de conclure un peu plus loin C´est tante, pour chacun d´entre les hommes, mais seulement une heure aprés la mort que, du compréhensible pour la communauté des masque des hommes, commence à sourdre hommes dans leur ensemble, dans leur appar- leur vrai visage». Je regardais François L. tenance à l´espèce, précisément. [...] Même et je pensais à cette page de l´Espoir. quand elle prend quasiment la forme d´une mort naturelle, par épuisement des énergies Son âme l´avait déjà quitté, j´en étais certain. vitales, elle est scandaleusement singulière : Son vrai visage avait déjà été défait, détruit, elle met radicalement en question tout savoir il ne sourdrait plus jamais de ce masque ter- et toute sagesse à son sujet [p. 142]. rifiant. Non pas tragique, mais obscène. Nulle sérénité ne pourrait jamais plus adou- cir les traits tirés, ravagés, du visage de Semprun nous confirme que même la mort François. Nul repos n´était plus concevable par épuisement de ceux qui n´ont pas connu dans ce regard abasourdi, indigné, plein la chambre à gaz, même celle là, est une d´inutile colère. François n´était pas encore mort inhumaine. De toute façon tous vont mort mais il était déjà abandonné partir en fumée par les crématoires, pour [p. 140-141]. avoir, comme écrit Celan, une tombe aux creux des nuages. Lui-même écrira souvent Semprun aborde ici le grand sujet de la mort par la suite qu´au retour du camp il sentait aux camps. Même la mort est ici inhumaine. qu´il avait laissé la mort derrière lui, qu´il Le combattant de la guerre civile, mort pour l´avait frôlée et laissée derrière, qu´il était une cause choisie, d´une mort instantanée, a un vrai revenant. Dans ce livre, où il va par- encore droit à une mort humaine, une mort tager de plus près la mort de François, où il qui, en plus, a un sens et qui jusqu´à une faillit devenir le mort lui-même, il mène la certaine mesure consiste en un choix, non pas quête ontologique vraiment à ses limites. de mourir mais de prendre les risques de Mais je vais m´arrêter là avec la probléma-

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tique de la mort. Si je laisse entendre qu´il même lu le Quichotte pour la première fois s´agit seulement d’un livre sur la mort, ce en allemand ! [...] C´est une relation forte, serait une erreur de ma part. C´est un livre donc, passionnée, essentielle pour ma for- pour la vie, pour le bonheur de la vie malgré mation intellectuelle que j´ai eue, que j´ai même les pires conditions. toujours, avec la culture allemande. C´est elle qui m´a fourni les arguments décisifs Je voudrais reprendre le fil conducteur de dans la lutte contre le nazisme. C´est la lec- mon texte qui est aussi, je le crois, un des fils ture de certains auteurs allemands qui m´aura conducteurs du livre : la littérature, les lec- permis de trouver - comme aurait dit l´un tures, les langues... Le troisième domaine d´entre eux : Karl Marx, que j´aurai beau- culturel et linguistique familier pour le jeune coup pratiqué - les armes de la critique qui Semprun, est le domaine allemand. Ironie du m´ont servi à l´affronter ensuite par la critique sort, ce jeune féru de philosophie alleman- des armes (p. 78). de fait son premier voyage en Allemagne à Buchenwald. Buchenwald, la forêt de hêtres, Grâce à cette véritable culture allemande, sur la colline de l´Ettersberg, à un pas de il parvient à faire la différence entre l´alle- Weimar, ville de Goethe. A cette coïnci- mand et ce langage de quelques dizaines de dence significative il reviendra dans tous ces mots qu´aboient les SS dans le camp, qu’il livres. Dans «l´écriture ou la vie» il insiste qualifiera de sabir concentrationnaire (je particulièrement sur ce sujet en décrivant rappelle ici que le sabir méditerranéen était des visites qu´il a rendu à la maison de un idiome que l´on parlait dans tous les Goethe, si proche de Buchenwald, après la grands ports de la méditerranée, constitué par libération. des mots arabes, italiens et espagnols sur- tout). Les camps vont produire leur propre Certaines fois la connaissance de l´allemand sabir. Je cite : «A ces moments-là, il me fallait pouvait aider quelqu´un à survivre de façon aussitôt opposer au langage guttural et pri- décisive, surtout les premiers temps lors- maire des SS, réduit à quelques mots grossiers qu´il fallait comprendre les ordres et les d´ínsulte ou de menace (Los, los ! Schnell ! interdits, énoncés seulement dans la langue Schwein ! Scheisskerl !) y opposer dans mon des maîtres. fort intérieur, dans ma mémoire, la musique Mais la relation plus profonde encore que de la langue allemande, sa précision com- Semprun entretient avec cette langue le pro- plexe et chatoyante» [p. 48]. tège également contre autre chose encore. Veuillez excusez mon ignorance de l´alle- Semprun a appris l´allemand dès son ado- mand qui ne me permet pas de vous lire les lescence et il en avait déjà lu les poètes. En phrases qui suivent. Ce qui compte pour tant qu´étudiant en philosophie, il avait fait l´écrivain, c´est la musique de la langue, ou connaissance avec les grands philosophes même, l´image de l´autre langue (pour les allemands, dans l´original. Lui-même écrit, lecteurs qui ne la comprennent pas). Le livre dans Mal et Modernité, sa relation à la langue est jalonné de passages en espagnol et en et à la culture allemande : J´oserai dire que, allemand. Il abonde en mots allemands ou d´une certaine façon, la source allemande - russes, comme la fameuse machorka que poétique, romanesque ou philosophique - fument les détenus en roulant des cigarettes. est une composante essentielle de mon pay- Il nous rappelle ainsi la réalité multiculturelle sage spirituel. De ma vraie patrie en somme. que représentait le camp de concentration. Cela est dû, sans doute, au fait que j´ai tou- jours été, que je suis et serai toujours un insa- Parfois la langue allemande fût amicale. tiable et émerveillé lecteur d´allemand. J´ai Lorsque, les dimanche après-midi toujours,

— 94 — N° 88 - JUILLET-SEPTEMBRE 2005 - NR 88 - JULI-SEPTEMBRER 2005 le SS de garde met au tourne-disques des Samenvatting chansons de Zarah Leander. Les haut-par- leurs diffusent cette musique dans tous les Welke plaats moet er toegekend worden coins du camp et la voix mordorée de la aan het culturele in het dagelijks leven van chanteuse fétiche de l´époque caresse les een nazi-concentratiekamp ; toch de plaats oreilles des hommes, leur apportant une bij uitstek van een hard en onmenselijk bes- autre chose dont ils sont privés : une présence taan ? Dit artikel probeert de plaats na te féminine. C´est l´heure à laquelle, au son de gaan die Jorge Semprun haar toekent, alsook cette voix, le copain de Semprun va pou- de rol die het speelt in zijn laatste boek, Le voir s´adonner à ses fantasmes sexuels. mort qu’il nous faut, zijn vierde boek over zijn ervaringen als verzetsman en als gevan- gene in Buchenwald. Met zijn verwijzin- Je vais m´arrêter ici, dans la crainte de vous gen naar de poëzie van Rimbaud en de avoir fatigués, sans pour autant avoir exploi- Spaanse cante jondo is het Buchenwald van té toute la richesse de ce livre. J´espère, par Semprun die een sprankel menselijkheid en contre, que l´envie de lire ce livre - pour hoop levendig houden en er mede toe bij- ceux qui ne l´auraient pas encore lu - aura dragen om de menselijkheid van de gevan- peut-être été suscité par cette présentation. genen te vrijwaren. De auteur wil deze Je pourrais conclure sur une idée autour de werkhypothese bevestigen en het boek l´importance de la culture mais elle ne me vanuit die invalshoek benaderen, terwijl paraît que trop évidente. Par contre je sou- andere aspecten van dit bijzonder rijke boek haite avoir recours, une fois encore, aux noodzakelijker wijze opzij gelaten worden. mots de Semprun et vous transmettre une Het werk van Jorge Semprun, een Frans conclusion qu´il a eue, suite à un discours schrijver van Spaanse origine, behoort tot het autour de Buchenwald [Mal et modernité, terrein van de concentrationaire literatuur en pp. 92-93]. Semprun parlait de la mémoire is er tevens een verrijking van. collective allemande et de ses traumatismes disant que cette mémoire concerne tous les Européens, qu´elle n´est pas seulement une affaire nationale. Il proposait alors de rendre Buchenwald l´inverse de ce qu´il fût. Je cite : Buchenwald est toutefois le lieu de mémoi- re historique qui symbolise au mieux cette double tâche, celle du travail de deuil qui per- mettra de maîtriser critiquement le passé, celle de l´élaboration des principes d´un ave- nir européen qui nous permette d´éviter les erreurs du passé. J´ignore les projets que la communauté politique et scientifique alle- mande a conçus à propos de l´espace histo- rique de Weimar-Buchenwald. Mais j´ai pensé, ce beau dimanche de mars 1992, qu´il serait passionnant que la colline de l´Ettersberg fût le siège d´une institution consacrée à ce travail de mémoire et de pros- pective démocratique.

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GIE VAN DEN BERGHE*

Der ewige Jude, een dadergetuigenis1

«Elke propaganda moet populair zijn en haar intellectueel peil afstemmen op het begripsver- mogen van de minst begaafden onder diegenen tot wie ze zich richt. Daarom moet het peil ervan, zuiver intellectueel gezien, des te lager gehouden worden naarmate de te bereiken massa groter is» (Hitler, Mein Kampf, p. 197).

Der ewige Jude (1940) is waarschijnlijk de maar dat gebeurt veelal met het oog op een meest virulente anti-semitische propagan- efficiëntere overdracht van datgene waarin dafilm ooit. Propaganda niet alleen in bete- men zélf gelooft. kenis van ‘misleiding’ of ‘een rad voor de Der ewige Jude kan gezien worden als het ogen draaien’, maar ook in de oorspronke- verfilmde jodenbeeld van overtuigde natio- lijke betekenis van ‘voortplanten’, verbrei- naal-socialisten. De ‘documentaire’ brengt in den, aanbevelen van een leer, doctrine of beeld hoe de daders eind 1940, zo’n zes ideologie2. Alle propaganda vervormt de maand voordat het signaal voor de joden- werkelijkheid in min of meerdere mate, moord werd gegeven, hun toekomstige

* Doctor in de moraalwetenschap en professor aan de Universiteit Gent - historicus gespecialiseerd in l’univers concentrationnaire. Hij is o.m. auteur van Met de dood voor ogen (1987), De uitbuiting van de Holocaust (1990, herziene druk in 2001), De zot van Rekem & Gott mit uns (1995) en Getuigen. Belgische bibliografie van ooggetuigenverslagen over de nazi-kampen (1995). Voorheen was hij verbonden aan het SOMA. Momenteel schrijft hij als free-lance wetenschapper o.m. voor de Financieel-Economische Tijd, Trouw en De Standaard der Letteren. Voor meer informatie over Gie Van den Berghe, zie : www.serendib.be 1 Dit artikel verscheen eerder in Streven, januari 2003. 2 Dit propaganda-begrip werd, voor zover kan worden nagegaan, voor het eerst gebruikt in de benaming van de commissie van kardinalen Congregatio de propaganda fide (voor de verbreiding van het geloof) die in 1622 door paus Gregorius XV werd opgericht.

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slachtoffers zagen. De film moest dit het almaar verzwakkend organisme. Ze nationaal-socialistische jodenbeeld bij het kloppen geld uit de ziektes van volkeren, brede publiek propageren. Propaganda dus verergen en vereeuwigen alle ziektetoe- als volksvoorlichting of ‘verlichting’, de standen. nazi’s hadden het over een politischen Het zit hen in de natuur en - voor wie dat Aufklärungsfilm. niet gelooft - hun religie verplicht hen tot lie- gen, bedriegen en woeker. Dat moet blij- Jodenhaat ken uit enkele verzonnen passages uit de Talmoed. Joden zouden vijf geboden in acht Der ewige Jude hanteert eeuwenoude xenof- moeten nemen : «Hou van elkaar, hou van obe en racistische stereotypen. Joden wor- het roven, hou van losbandigheid ; haat uw den afgeschilderd als woekeraars, egoïsten, heren, spreek nooit de waarheid»3. werkschuwe parasieten, verkrachters, kin- dermoordenaars en vrouwenhandelaars. Ze zijn sluw, gluiperig, geldbelust, norm- en Ontmenselijking waardeloos, bandeloos en seksbelust. Ze Der ewige Jude is bedoeld als ontmaske- zwepen de jeugd op, zetten aan tot klas- ring van geassimileerde, westerse joden. De senstrijd en terreur. film begint met een voorbijrollende tekst : Ze bevuilen en vervuilen alles. Omdat het «De geciviliseerde joden die we uit Duitsland Arische schoonheidsbegrip hun vreemd is, kennen, geven ons slechts een onvolkomen willen ze al het schone vernietigen. Ze zijn op beeld van hun raciale eigenaardigheden. hun gevaarlijkst als ze de kans krijgen binnen Deze film toont originele opnames uit de te dringen «in de heiligste dingen van een Poolse getto’s, hij toont ons de joden zoals volk, zijn cultuur, zijn religie en kunst». Wat ze werkelijk zijn, voordat ze zich achter het de «ontwortelde jood» kunst noemt, «moet masker van beschaafde Europeanen ver- zijn ontaarde zenuwen prikkelen. Kunst stopten». moet omheind zijn door bederf en ziekte. Ze Joden doen zich anders voor dan ze zijn, ze moet natuurlijk ook grotesk, pervers of verbergen hun afstamming, kleden en gedra- pathologisch zijn», Entartete Kunst dus. gen zich westers, «passen zich uiterlijk vol- Waarop beelden volgen uit een speelfilm ledig aan het gastvolk aan». Allemaal schijn, waarin een joods acteur een moordenaar om beter te kunnen infiltreren en de wereld- uitbeeldt die zijn wandaden goed wil praten, heerschappij te veroveren. Alleen mensen met off screen het vreselijke commentaar : met een zeer scherpe blik - nazi’s - doorzien «De jood is instinctief geïnteresseerd in alles deze «mimicry» ; «instinctloze volkeren wat ziek en verdorven is». laten zich bedriegen, beschouwen de joden Tot vervelens toe wordt herhaald dat joden werkelijk als hun gelijken». En daarin schuilt een parasietenvolk zijn. Ze bijten zich vast in het grote gevaar, ze zijn en blijven immers elke wonde van het Volkskörper van het indringers. Alle joden zijn getto-joden, gastland, voeden zich aan de teloorgang van Fremdkörper, parasieten in het gezonde

3 Deze loze bewering over de Talmoed is van oudere datum, mogelijk van katholieke origine. In Le juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens (1869) van de Franse katholieke geleerde Henri Gougenot des Mousseaux staat te lezen dat de talmoed «de jood niet alleen toestaat, maar hem oplegt en ertoe aanzet de christen te bedriegen en te doden telkens hij een gelegenheid vindt». Het boek, waarin zogenaamde rituele moorden op christelijke kinderen op een rij worden gezet, werd door paus Pius IX geprezen en de auteur kreeg het kruis van commandeur in de Pauselijke Orde (D. Kertzer, p. 154).

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volksorganisme. Een voor rasdenken ken- zijn vals, laf en wreed en komen meestal in merkende gedachtengang : elk volk heeft grote groepen voor. Onder de dieren zijn ze een essentie, een raciale kern die nooit ver- de verwezenlijking van het element stieke- loochend kan worden ; verandering, assi- me, ondergrondse vernieling... zoals de joden milatie en integratie worden a priori onder de mensen». uitgesloten. De beelden van de rituele slachting nemen De onbeschaafdheid en gemeenheid van bijna zeven minuten in beslag, één tiende joden moet blijken uit afstotelijke scènes, van de film. Ze worden ingeleid door een wemelend ongedierte, bloedige slachtingen voorbijrollende tekst. Het religieus slachten en, vooral, haatdragende commentaren. Eén van dieren is, zo luidt het, «een van de meest langgerekt appèl aan emoties als afschuw, instructieve gebruiken van de joodse zoge- angst, woede en haat. Beeld en commen- naamde religie». Omdat de beelden «tot het taar ontmenselijken de joden. Ze gedragen meest huiveringwekkende behoren dat ooit zich anders, onmenselijk ; onmensen zijn door een camera werd vastgelegd» krijgen het, moeten daarom niet behandeld wor- «gevoelige volksgenoten de raad» ze niet te den als mensen, mogen onmenselijk behan- bekijken. deld worden. Het overbekende procédé om Het zijn gruwelijke, huiveringwekkende afwijkende Anderen als Untermenschen af beelden. Alles wordt op zijn ongunstigst te schilderen en te zien - minder dan mensen, voorgesteld, bloed spuit in het rond, een minder-mensen. Dat neemt remmen weg, man gaat armdiep in een opengesneden koe, bevordert en rechtvaardigt discriminatie, elke stuiptrekking wordt belicht en het beest vervolging, uitroeiing. In deze zin heeft Der blijft maar grommen (ook al werden hals en ewige Jude de jodenmoord mee mogelijk luchtpijp overgesneden). Dan volgen scha- gemaakt. pen, kalveren, nog koeien. Het lijkt maar niet op te houden. De hele tijd door hamert Sleutelscènes in dit dehumaniserend ver- de commentator er op dat de héle beschaaf- toog zijn de vergelijking tussen ratten en de wereld hier tegen is, rituele slachtingen her joden en een als dierenkwellerij voorgestel- en der verboden werden, dat nationaal- de rituele slachting. De rattenscène is waar- socialisten er altijd tegen waren, terwijl de schijnlijk de vaakst op televisie geciteerde ‘jodenpers’ alles goedpraatte. passage uit nazi-films. Nadat op een kaart met bewegende pijlen de verspreiding van In werkelijkheid waren er in die tijd weinig joden werd getoond (een over de wereld mensen die zich zorgen over makten die- gespannen spinnenweb), krijgen we te horen renleed bij slachtingen. Ook in Vlaanderen dat er «een verbluffende parallel is met deze werd toen nog op straat, voor de voordeur, joodse migratie», namelijk «de massale geslacht. En natuurlijk is de nazi-veront- migratie van een al even rusteloos dier, de waardiging meer dan hypocriet. Zich druk rat». Anderhalve minuut lang krioelen hor- makend over dierenleed, voerden ze oorlog den ratten over het scherm terwijl de com- en slachtten tienduizenden mensen af. mentator vervolgt : «de ratten vergezellen de mensen al van bij hun ontstaan als parasie- Jodenmoord ten (...) Waar ze ook opduiken, brengen ze vernieling in het land, verderven menselijke De slachtscène, de climax in de dehumani- goederen en voedingsmiddelen. Op die sering van joden, wordt gevolgd door een manier verspreiden ze ziekten : pest, lepra, uittreksel uit Adolf Hitlers toespraak tot tyfus, cholera, dysenterie, enzovoort. Ze de Rijksdag van 30 januari 1939. «Europa

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kan maar tot rust komen als de joodse kwes- Goebbels] om de Führer te overtuigen van tie uit de weg geruimd is. De wereld heeft de noodzakelijkheid de uiteindelijke con- genoeg vestigingsruimte (Siedlungsraum), sequentie van zijn ideologie te trekken» maar er moet definitief gebroken worden (Hornshoj-Moller, www.der-ewige-jude.de). met de mening dat het joodse volk door de lieve God zou voorbestemd zijn om in een Historisch gezien klopt dat niet. In 1939-40 bepaald percentage te profiteren van het waren de nazi’s nog niet van plan de joden lichaam en de productieve arbeid van ande- uit te roeien. Duitsland zou Judenrein re volkeren. Het jodendom zal zoals ande- gemaakt worden door gedwongen emigra- re volkeren moeten wennen aan een solide, tie. Toen er door de Duitse veroveringen constructieve bezigheid of er komt vroeg almaar meer joden bijkwamen en de wereld of laat een crisis van onvoorstelbare groot- zijn grenzen voor joden sloot, vatten de te» en dan, zijn stem verheffend, «als het nazi’s in 1940 het plan op om de joden naar internationale Finanzjudentum binnen en het eiland Madagascar te deporteren. Dàt buiten Europa er zou in slagen de volkeren was de officiële nazi-politiek ten tijde van de nogmaals in een wereldoorlog te storten, productie en de première van Der ewige dan zal het resultaat niet [de bolsjewisering Jude. De beslissing om de joden uit te roei- van de aarde en daardoor] de zege van de en viel pas midden 1941. joden zijn, maar de vernietiging van het Toch heeft Hitler het over vernietiging van joodse ras in Europa !» (de passage tussen het joodse ras. Ook enkele historici heb- rechte haakjes werd in Der ewige Jude weg- ben dit tot voor kort beschouwd als een gelaten, waarschijnlijk omdat Duitsland aankondiging van de genocide, een inter- vlak voor het begin van de Tweede pretatie die het goed doet in vulgariserende Wereldoorlog een niet-aanvalspact had geslo- geschriften. Daarbij worden steevast de zin- ten met Rusland). nen over het hoofd gezien (en weggelaten) Dan volgen beelden - deels ontleend aan die voorafgaan aan Hitlers ‘voorspelling’, Leni Riefenstahls Triumph des Willens (1934) met name zijn toespeling op gedwongen - van juichende massa’s, geestdriftige jon- emigratie. Hitler doelde op iets anders. Hij geren in uniform, energiek kijkende Arische was er stellig van overtuigd dat het ‘wereld- koppen, gefilmd tegen een heldere hemel, jodendom’ veel macht en invloed had, ook begeleid door triomfalistische muziek en op het westers beleid. Daarom hield hij het slotcommentaar van de film : «De eeu- altijd terdege rekening met de mogelijkheid wige wet van de natuur, het ras zuiver te dat het buitenland zou reageren op zijn anti- houden, is voor alle tijdperken de nalaten- joodse maatregelen en toomde hij herhaal- schap van de nationaal-socialistische bewe- delijk zijn companen in, die drastischer ging aan het Duitse volk. In deze geest maatregelen wilden. Deze anti-semitische marcheert de Duitse volksgemeenschap de overdrijving van joodse macht en invloed is toekomst in». het die ten grondslag ligt aan Hitlers herhaald dreigement dat, als er anti-Duitse maatre- Doorredenerend op deze slotscène beschou- gelen kwamen, de joden in zijn macht het wen verscheidene filmhistorici Der ewige gelag zouden betalen. In 1938 had nazi- Jude als de propagandistische voorberei- Duitsland Oostenrijk en Sudetenland inge- ding op en legitimatie van de jodenmoord palmd, in 1939 stonden Danzig en Polen (Avisar, Brandt, Leiser, Mannes). De film op Hitlers agenda. Met de kwestieuze pas- zou «een bewuste poging geweest zijn van sage wou Hitler duidelijk maken dat de de cynische propagandaminister [Joseph joden overgebracht zouden worden naar

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Umsiedlungsgebieden en waarschuwde hij politiek. Daarom moest het de ogen geopend de Britse en Amerikaanse ‘plutocratie’, het worden voor de werkelijke jood, de eeu- wereldjodendom, dat ze zijn plannen maar wige jood, doodsvijand van het Arische beter niet konden dwarsbomen. volk. Het volk doen inzien dat anti-semi- De opname van Hitlers ‘voorspelling’ in tisme, hoeksteen en «drijvende kracht» van een voor het Duitse publiek bestemde pro- het nationaal-socialisme (Hitler, 628), van pagandafilm, op een moment dat de oorlog overlevingsbelang was. al woedde, moet (nog) een andere reden In 1939 al kwamen films uit met karikaturaal gehad hebben. Een van de motieven voor het uitgebeelde joden die de Duitse samenle- maken van Der ewige Jude was waar- ving infiltreerden en verziekten, maar telkens schijnlijk het rechtvaardigen van de depor- het onderspit moesten delven. De felste tatie van (Oostenrijkse en Duitse) joden films kwamen er in de late zomer en herfst naar Polen (geassimileerde Duitse joden van 1940. Die Rothschilds (Erich verschillen alleen uiterlijk van Unter- Waschneck), een anti-semitisch en anti-Brits menschen, horen dus in getto’s thuis). product, trok weinig volk. Jud Süss (Veit In de Nederlandstalige versie van de film, De Harlan) kende heel wat meer succes, ook in eeuwige jood (1941), ontbreekt de toespraak bezet gebied. Er deden bekende Duitse van Hitler. De film eindigt met een lofrede acteurs mee die, om zich beter in hun jood- op het Arische volk. De toespraak zit wel in se rol in te leven, beelden bekeken die later de internationale én in de Franse versie, Le in Der ewige Jude terechtkwamen. Goebbels péril Juif, maar zonder de ‘voorspelling’ wou de slachtscène in Jud Süss integreren, over uitroeiing. Weggelaten om tactische maar de regisseur kon hem op andere redenen, kwestie van het buitenland en de gedachten brengen. joden in bezet gebied niet te alarmeren. En Jud Süss brengt het anti-semitisch inge- mogelijk was de genocidale beslissing al kleurde verhaal van Joseph Süsskind genomen toen deze versies werden gemaakt. Oppenheimer, een hofjood uit het begin van de achttiende eeuw, financieel adviseur Ontstaansgeschiedenis van de hertog van Württemberg. Een func- tie die hem veel vijanden opleverde. Toen Daags na de Kristalnacht (9/10 november zijn beschermheer stierf, werd Süss- 1938), de eerste grootschalige pogrom in Oppenheimer wegens zogenaamde finan- nazi-Duitsland, ultiem drukkingsmiddel ciële wanpraktijken en uitbuiting van het om de joden tot emigratie te dwingen, vaar- volk terechtgesteld. Voornaamste bood- digde Hitler nieuwe propaganda-richtlij- schap van de film is dat joden geen ‘roots’ nen uit. De week daarop spoorde Goebbels hebben en de Duitse samenleving binnen- alle filmgezelschappen rond anti-semitische dringen. Joden worden zeer stereotiep uit- thema’s aan te werken, met als hoofdthema gebeeld, smerig, met hakenneuzen, zonder de samenzwering van het ‘wereldjoden- scrupules. Jud Süss oogstte in september dom’. 1940, in volle oorlog, heel wat bijval op het filmfestival van Venetië. Een initiatief dat mogelijk te maken had met het onbegrip en de afkeuring bij een Bij Goebbels was ondertussen het idee aanzienlijk deel van de bevolking voor het gerijpt om ook een documentaire film te geweld en de chaos van de pogrom. Nazi- maken die het jodendom zou tonen zoals bonzen concludeerden hieruit dat het volk «het werkelijk was». Een maand na de inval nog altijd niet rijp was voor de anti-joodse in Polen (1 september 1939, begin van de

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Tweede Wereldoorlog) stelde hij Fritz dieren. Daarom is het ook geen humanitai- Hippler als regisseur aan. Hippler was al re maar een chirurgische opgave. Hier moet van zijn zeventiende lid van de nazi-partij. In ingegrepen worden, radicaal. Zoniet gaat 1933 had hij een belangrijke rol gespeeld Europa ooit aan de joodse ziekte ten onder». bij de boekverbranding, de Verbrennung U ziet het, Der ewige Jude is niet louter undeutschen Schrifttums. Bij zijn aanstel- misleiding, de makers waren overtuigd van ling was hij hoofd van de afdeling Film bij het erin geschetste jodenbeeld. het Reichsministerium für Volksaufklärung In januari 1940 was de film af maar Hitler liet und Propaganda en leider van de Deutschen hem nog een paar keer herwerken. De prent Wochenschauzentrale. werd ook enkele keren uitgeprobeerd op Op 10 oktober 1939 trok Hippler met zes vertegenwoordigers van SS, SA, Wehrmacht, cameramensen naar Lodz. Goebbels wou Hitler-Jugend, kunstenaars en universi- zoveel mogelijk opnames want «binnen- teitsprofessoren. Die kwamen met opmer- kort zullen er hier [in Duitsland] geen joden kingen en suggesties, bijvoorbeeld dat de meer zijn. De Führer wil ze verdrijven naar muziek bij de synagoge-scène te dicht aan- Madagascar of andere gebieden. Daarom leunde bij katholieke koorzangen en dat hebben we die filmdocumenten nodig voor het katholieke bevolkingsdeel daar kon aan onze archieven» (Hippler). Later, in een tillen. interview naar aanleiding van de première, Hitler keurde de film op 30 augustus 1940 beschreef Hippler zijn ervaring in het getto : goed. Twaalf dagen later werd hij vertoond «één grote apotheose van donkerheid, vui- aan hooggeplaatste nazi’s, militairen, uni- ligheid, verval en broedend Untermen- versiteitsprofessoren en de buitenlandse schentums». Hij liet beelden draaien in de pers. Velen vonden dat de film niet geschikt grote synagoge, die voor de gelegenheid was voor gevoelige personen, beter niet in even werd heropend, en van een rituele gewone bioscoopzalen kon vertoond wor- slachting nadat het Duitse slachtverbod voor den. Misschien kon men twee versies maken, één dag was opgeheven. één zonder en één met de slachting, de laat- Goebbels kreeg de beelden op 17 oktober te ste alleen voor partijleden ? Goebbels zag wel zien. Hij reageerde met afschuw en weerzin, wat in een kortere versie voor jongeren en schold enkele joden op het scherm uit, sloeg vrouwen, maar bleef erbij dat de integrale bij de slachting de handen voor het gezicht film in de zalen moest. (Hippler). In zijn dagboek noteerde In november keurde de censuur Der ewige Goebbels dat de «gruwelijke en brutale Jude goed : «staatspolitiek en artistiek waar- beelden het bloed in zijn aders deden stollen. devol, Volksbildend». Op 28 november ging Men schrikt terug voor zoveel rauwheid. hij in Berlijn in première ; ‘s namiddags de Dit jodendom moet vernietigd worden». jeugdversie, in de vooravond die voor vol- Op 24 oktober kreeg hij meer beelden te wassenen. Onder het publiek talrijke ver- zien : «Opnames in de synagoge buitenge- tegenwoordigers van Staat, Wehrmacht, woon doordringend. We beginnen er direct Partij, mensen uit de wereld van kunst en aan om uit dit alles een propagandistisch wetenschap. De film werd voorafgegaan meesterwerk te maken». door een voorfilmpje van twaalf minuten Nog een week later trok Goebbels zelf naar met (Ostraum - deutscher Raum) een ten- Lodz. Op 1 november noteerde hij dat het dentieuze voorstelling van de ‘kolonisatie’ «een afschuwelijke stad is (...) onbeschrijfe- van Oost-Europa. Daarop volgde de lijk. Dat zijn geen mensen meer, dat zijn Wochenschau, het wekelijks filmjournaal ; het

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orkest van de Rijksradio Berlijn bracht de over de schoenmaker Ahasverus Egmont-ouverture van Ludwig van (Hebreeuws voor ‘eeuwige jood’). Beethoven. En dan was het de beurt aan de Ahasverus zou Christus verjaagd hebben hoofdfilm die na afloop op luid applaus toen die op weg naar Golgotha even op zijn werd onthaald. dorpel wou verpozen. Daarop veroordeel- Goebbels en zijn entourage waren ervan de Jezus hem tot onsterfelijkheid en eeu- overtuigd dat de film een succes zou worden. wig ronddolen. Ahasverus werd de Er werden genoeg kopies getrokken om personificatie van het joodse volk in de dia- hem bijna gelijktijdig in alle Duitse biosco- spora. In de romantische literatuur was hij pen te draaien. Kranten en tijdschriften het zinnebeeld voor menselijk lijden, het moesten er veel aandacht aan besteden op tragische lot van joden - verspreid en zwer- hun politieke bladzijden. vend over de hele wereld. In anti-semiti- sche propaganda stond hij symbool voor Rond de jaarwisseling 1940-41 liep Der de raciale laagheid van joden. ewige Jude in ongeveer de helft van de Duitse zalen. Aanvankelijk kwamen er veel De makers van Der ewige Jude knoopten nieuwsgierigen opdagen maar lang duurde aan bij twee nazi-projecten : de gelijknami- dat niet. Uit geheime rapporten van de ge anti-semitische tentoonstelling die in Sicherheitsdienst blijkt dat alleen het «poli- november 1937 in München en later in heel tiek actieve deel van de bevolking» hem zag, Duitsland te zien was ; en Juden ohne Maske het vaste filmpubliek bleef weg. De film (1938), een op deze tentoonstelling geba- zou te snel gevolgd zijn op Jud Süss en men- seerde film, bestemd voor partijleden. Het sen voerden mondpropaganda tegen de foto-album dat Hans Diebow over die ten- afschuwwekkende beelden, een ware toonstelling maakte, werd de basis voor de Nervenbelastung ; mensen waren onwel propagandafilm Der ewige Jude. En dat is geworden, anderen hadden de zaal verla- duidelijk te merken, precies dezelfde aanpak ten. Hooguit één miljoen Duitsers zou en thema’s. betaald hebben om de film te zien. Maar in Het in Der ewige Jude verwerkte materiaal kringen van de SS, Wehrmacht en bewa- komt uit verschillende bronnen. Eén derde kingspersoneel van concentratiekampen werd gedraaid in Poolse getto’s, enkele beel- werd hij regelmatig gedraaid. den komen uit het Rijksfilmarchief, een paar shots werden in een dwangarbeids- of Wandelende jood concentratiekamp gemaakt, één scène werd in een studio gespeeld. Daarnaast werden Der ewige Jude is een complex werkstuk. ook foto’s gebruikt, kaarten met bewegen- Alles in de film werd besproken, geconst- de beelden, alsook uittreksels uit rueerd en bestudeerd ; elke scène, elk woord, Amerikaanse, Duitse, Duits-joodse en elk detail. Wie de titel koos is niet geweten. Poolse films. Pas op 3 september 1940 duikt hij op in Goebbels’ dagboek, voordien had hij het over Ghetto- of Judenfilm. Manipulatie De titel verwijst naar de legende van de Zowat alle propagandamiddelen worden wandelende jood, Schuster Ahasverus, een aangewend : simplificatie, emotionalisering, eeuwenoud verhaal dat in de middeleeu- herhaling, verdraaiing, leugens, schijn-objec- wen een christelijk-antisemitisch invulling tiviteit, onder andere kaarten en statistie- kreeg. Een van de bekendste versies gaat ken, de één al onbetrouwbaarder dan de

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andere (52% van de artsen zou jood zijn, in werd vertoond, discuteerde het publiek ach- werkelijkheid was dat 17%). teraf meer over de wreedheid van de Volgens regisseur Hippler werd niets in slachtscène dan over de propagandistische scène gezet, niets gemanipuleerd. Het tegen- werking van de prent... De stereotypen en deel is waar. Nogal wat opnames werden haatformules kunnen moeiteloos getranspo- met een verborgen camera gemaakt, van- neerd worden op minderheidsgroepen hier uit een voertuig. Joden noch toeschouwers en nu ; het volstaat ‘joden’ te vervangen waren daarvan op de hoogte. Bij andere door Turken, Marokkanen, asielzoekers, scènes, bijvoorbeeld die gedraaid in joodse Palestijnen... De eenvormigheid van racisme. huiskamers, had de aanwezigheid van de Voor anti-semieten en racisten is het filmploeg een weerslag op de houding en het gedroomd materiaal. De prent circuleert gedrag van de joden. Er zou ook minstens nog steeds in neo-nazi-kringen en wordt één keer betaald zijn om deuren te openen. door hen op het internet te koop aangebo- En de beelden uit de synagoge en van de den. rituele slachting werden, zoals gezegd, geën- Der ewige Jude werd na de oorlog verboden sceneerd. en dat is zo gebleven. De film wordt zo Opvallend veel joden kijken recht in de lens goed als nooit vertoond, televisiezenders van de nazi-fotografen : bevreesd, mogen niet meer dan drie minuten uitzen- beschaamd, geërgerd, verontwaardigd, maar den. In Duitsland mag de film alleen voor ook : ‘mag ik beginnen ?’. De enscenering is leerdoeleinden vertoond worden, mits een vaak overduidelijk, bijvoorbeeld de sequens wetenschappelijk verantwoorde inleiding. waarin eerst vier gebaarde joden in kaftan Hij wordt alleen uitgeleend voor onder- worden getoond en vervolgens dezelfde zoek en onderricht aan universiteiten. mensen gladgeschoren en in westerse kledij. Gevreesd wordt dat de film neo-nazisme Ze zijn duidelijk onwennig, lijken zich vro- in de hand werken kan. Het lijdt geen twij- lijk te maken over het hele gedoe, zijn er fel dat hij mensen met een wat onzekere, zich duidelijk bewust van dat ze gefilmd weifelende houding tegenover joden over de worden. dunne scheidingslijn kan halen tussen vreem- delingenangst en racisme. En ook deze film is het resultaat van knip- en plakwerk, er werd geselecteerd uit Filmisch bekeken is Der ewige Jude verre omvangrijker beeldmateriaal. Niet één beeld van een meesterwerk. De prent wordt voor- van de discriminatie, de vervolging en het al gedragen door de tekst en de afschuw- geweld die aan de gang waren, maar wel de wekkende beelden. De gechargeerde joden zo ongunstig mogelijk uitbeelden. tegenstelling tussen joden en Ariërs werkt Het is beslist geen toeval dat tweemaal een hedendaagse toeschouwers meer dan eens op jood wordt getoond die in zijn neus peutert de lachspieren (zoals bleek bij twee voor- en dan een brood aanraakt (in de tentoon- stellingen die ik organiseerde). Kritisch en stelling Der ewige Jude zat ook al zo’n foto). anti-racistisch ingestelde mensen kijken door de stereotypering heen en ergeren er Eenvormig racisme zich aan. Ze hebben de neiging de film af te doen als niets dan leugen, ‘propaganda’ in de Der ewige Jude mag dan meer dan zestig jaar negatieve betekenis van het woord. Op die oud zijn, het blijft een vervaarlijk en ‘over- manier missen ze de kans die deze dader- tuigend’ document. Toen de film een paar getuigenis biedt : een één uur durende uit- jaar geleden in een Berlijnse universiteit eenzetting over het nationaal-socialistisch

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mens- en wereldbeeld dat tot jodenmoord Göttingen, Institut für den leidde, beter inzicht dus in de wordingsge- Wissenschaftlichen Film, 1995. schiedenis van deze en andere genociden. - HORNSHOJ-MOLLER, Stig, ‘Der ewige Jude’. Geschichte und Inhalt des nationalsozialistischen Propagandafilmes, www.der-ewige-jude.de - HORNSHOJ-MOLLER, Stig & CUL- Bibliografie BERT, David, «Der ewige Jude (1940) : - AVISAR, Ilan, Screening the Holocaust. Joseph Goebbels’ unequaled monument to Cinema’s Images of the Uninmaginable, anti-Semitism», in : Historical Journal of Bloomington/Indianapolis, Indiana Film, Radio and Television, Vol. 12, No 1, University Press, 1988. 1992, pp. 41-67. - AVISAR, Ilan, ‘The Historical Significance - Joods Museum van Deportatie en Verzet of «Der ewige Jude» (1940)’, in : Historical - Didactische gids voor een bezoek aan Journal of Film, Radio and Television, Vol. het Joods Museum van Deportatie en 13, No 3, 1993, pp. 363-365. Verzet, Mechelen, s.d. - BRANDT, Hans-Jürgen, NS-Filmtheorie - KERSHAW, Ian, Hitler. 1936-1945 : ver- und dokumentarische Praxis : Hippler, gelding, Utrecht, Het Spectrum, 2000, Noldan, Junghans, Tübingen, Max 1200 p. Niemeyer Verlag, 1987. - LEISER, Erwin, Nazi Cinema, London, - BUCHER, Peter, ‘Die Bedeutung des Secker & Warburg, 1974. Films als historische Quelle : «Der ewige - KERTZER, David I., In Gods naam. De Jude» (1940)’, in : DUCHHARDT, Heinz katholieke kerk en de jodenvervolging, & SCHLENKE, Manfred (Hg.), Amsterdam, Prometheus, 2002, 407 p. Festschrift für Eberhard Kessel, München, 1982, pp. 300-329. - LEVIN, Judith & Uziel, Daniel, Ordinary Men, Extraordinary Photos, www.yad- - ‘Der ewige Jude’ 1939/40, http ://holo- vashem.org.il/about_holocaust/stu- caust-info.dk/shm/dejtysk.htm dies/ordinary/levein_uziel_full.html - DIEBOW, Hans, Der Ewige Jude, München-Berlin, Zentralverlag der - LÖSER, Moritz, ‘Der Ewige Jude’. Der NSDAP, 1938. nationalsozialistische Propagandafilm von Joseph Goebbels, - FRÖLICH, Elke (Hg.), Die Tagebücher http:www.derriere.de/Erinnern/DEJ.htm, von Joseph Goebbels. Sämtliche Fragmente, 26 november 2001. München, K.G. Saur, 1987, 399 + 470 + 462p. - MANNES, Stefan, Jud Süss und Der ewige Jude. Die Antisemitischen Propagandafilme - HIPPLER, Fritz, Die Verstrickung, im Vergleich Düsseldorf, Verlag Mehr Wissen, 1982. (http ://www.propagandafilme.de/antise- - HITLER, Adolf, Mein Kampf, München, mitische-propagandafilme.html) Zentralverlag der NSDAP, 1939, 781 p. - RICHARD, Lionel, ‘La responsabilité du - HORNSHOJ-MOLLER, Stig, ‘Der cinéma nazi. Polémiques autour du Juif ewige Jude’. Quellenkritische Analyse eines Süss’, in : Le Monde Diplomatique, sep- antisemitischen Propagandafilms, tembre 2001, p. 28.

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Synthèse Der Ewige Jude est probablement un des films de propagande antisémites les plus virulents de l’histoire du cinéma. Ce docu- mentaire nous éclaire sur la manière dont les nationaux-socialistes considéraient les juifs en fin 1940, au moment où le mécanisme meurtrier du judéocide devait encore se mettre en place. Le film reprend les anciens stéréotypes xénophobes et racistes décri- vant les juifs comme des parasites, des égoïstes, des meurtriers d’enfants, etc. Dans son article, Gie Van den Berghe nous pré- sente l’histoire et une analyse détaillée de ce film choquant, interdit aujourd’hui en Allemagne.

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FRANS C. LEMAIRE *

Le négationnisme culturel de l’antijudaïsme chrétien. Un exemple récent à Bozar, Bruxelles : la Brockespassion de Telemann sous la direction de René Jacobs

Dans le bulletin trimestriel n° 80-81 (2003) seulement les assassins de l’homme mais de la Fondation Auschwitz, le professeur aussi du Dieu. Développée dès le IIe siècle Hans Jansen a abordé un sujet qui reste par les Pères de l’Église, la notion de peuple relativement tabou, les racines chrétiennes de déicide va alimenter le conflit du christia- la haine raciale des juifs1. Les témoignages nisme et du judaïsme et les persécutions qui qu’en apportent la théologie ou la littératu- se développeront de la fin du XIe siècle jus- re se trouvent parfois reflétés dans les oeuvres qu’au drame final de la Shoah. Après le pre- d’art car le christianisme, rompant avec la tra- mier choc de sa découverte, celui-ci a été dition judaïque de refuser toute représenta- recouvert d’un silence presque complet2, la tion de la divinité et même de la nommer, a responsabilité du crime étant ramenée à mobilisé toutes les formes d’expression plas- quelques dizaines de milliers de SS. Il a fallu tique ou musicale pour répandre et exalter un le procès Eichmann en 1961, les commen- message d’extrême humanisation du divin, taires d’Hannah Arendt, les analyses histo- un Dieu fait homme et qui meurt comme tel riques de R. Hilberg et Ch. Browning, les au terme d’un conflit qui fait des Juifs non révélations sur le rôle de la Wehrmacht,

* NDLR : Critique et musicologue, Frans C. Lemaire est auteur de La Musique au XXe siècle en Russie et dans les anciennes républiques soviétiques, Fayard, 1994 et de Le destin juif et la musique. Trois mille ans d’histoire, Fayard, 2001.

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enfin les accusations plus globales, fondées 30 chants liturgiques (9 Lectures, 9 Repons mais pas toujours rigoureuses ou nuancées et 12 Impropères) s’occupent davantage des de D.J. Goldhagen3, pour faire apparaître Juifs coupables que de la mort de Jésus, ce combien cet antisémitisme répondait his- que des homélies souvent violentes aux- toriquement à un sentiment ordinaire de quels les Juifs étaient contraints d’assister gens ordinaires, à quel point une culture sous peine d’amendes, traduisaient en lan- millénaire avait fait de l’exclusion une vertu : gage clair6. La multiplication des Jeux et «S’il est d’un bon chrétien de détester les Mystères de la Passion, répandus par cen- Juifs, nous sommes tous de bons chrétiens» taines dans toute l’Europe, donnait une remarquait non sans ironie l’auteur de forme populaire aux accusations et aux vio- L’Éloge de la folie en 1519. lences au point que plusieurs conciles recom- Totalement mobilisé pour commémorer mandaient aux Juifs de rester chez eux, dans le Christ la plus illustre des victimes4, portes et fenêtres fermées, durant les «jours l’art donne aussi des images de ses bour- de lamentations». Même Luther, pourtant reaux mais cet aspect de l’art chrétien n’a peu suspect de sympathie pour les Juifs, été que rarement traité5. Malgré sa forme dénonça cette dramatisation et les excès plus abstraite, la musique est, elle aussi, un qu’elle entraînait. Sous son influence, le récit témoin de l’histoire, du Zeitgeist, en parti- évangélique de la Passion va se trouver enca- culier lorsqu’il s’agit de cet épicentre du dré de méditations et de prières collectives double drame, chrétien et juif, qu’est deve- qui prennent la forme du choral, et de l’ex- nue la Passion du Christ. On peut, en ana- pression des dévotions individuelles du lysant la liturgie romaine, mettre en évidence pêcheur dans les arias de solistes, soulignant que les Juifs et les accusations portées contre qu’il porte lui aussi, par ses péchés, une res- eux occupent une place très importante que ponsabilité dans la mort du Sauveur. Ce la musique cache par son ton uniforme de piétisme luthérien s’est développé à la fin dévotion et d’onctuosité. C’est particuliè- du XVIIe siècle et est surtout connu par les rement le cas le Vendredi saint où 24 des deux Passions de J.S. Bach qui ne semblent

1 Hans JANSEN, Christelijke wortels van racistische jodenhaat, pp. 29-72. 2 Les témoignages capitaux de Primo Levi (Si c’est un homme, 1947) ou de Raul Hilberg (dont l’étude La destruction des Juifs d’Europe fut refusée par tous les éditeurs et publiée à compte d’auteur en 1961), considérés aujourd’hui comme des ouvrages de référence, sont restés longtemps sans écho et ne furent traduits en français et en allemand que quarante ans après les événements. 3 Hitler’s Willing Executioners, Ordinary Germans and the Holocaust (1996) suivi de A moral Reckoning : The Role of the Catholic Church in the Holocaust and It’s Unfulfilled Duty of Repair (2002). 4 Voir en particulier le beau livre de Peter SCHMIDT : In de handen van de mensen, 2000 jaar Christus in kunst en cultuur. Davidsfonds, Leuven, 2000. 5 À l’exception de Heinz Schreckenberg (Die Juden in der Kunst Europas, 1996), d’un travail de Hans Jansen pour l’Institut Wiesenthal (Twintig eeuwen Jodenhaat in woord en beeld) et de notre étude sur la musique, Le destin juif et la musique (Fayard, 2001), chapitres IV et VI. 6 «En ce jour, le Seigneur nous a gracieusement donné la permission de venger le crime. Comme vos pieux ancêtres, jetez des pierres sur les Juifs et montrez par votre vigueur combien vous ressentez leurs méfaits» (texte d’une homélie du Vendredi saint à Béziers, XIIIe s.). 7 Bien que ce point de vue ne soit pas partagé par certains comme Dagmar Hoffmann-Axthelm (Bach und die perfidia Judaica, 1989) et Michael Marissen (Lutheranism, Anti-judaism and Bach’s St. John Passion, 1998). 8 Cette étude du grand phénoménologue allemand décédé en 1996 a été traduite en français : Hans BLUMENBERG, La Passion selon saint Matthieu, L’Arche, 1996. 9 Der für die Sunden dieser Welt gemartete und sterbende Jesus (Jésus martyrisé et mourant pour les péchés de ce monde).

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pas poser de problèmes, même si le récit du dans un certain nombre de Passions et de plus tardif des évangélistes, Jean, amplifie Cantates du XVIIIe siècle le thème de la la notion d’un complot juif prémédité de culpabilité juive. Influencé sans doute par la longue date mais on ne peut tenir le com- création en 1678 de l’opéra de Hambourg positeur responsable des textes canoniques où, contrairement à la plupart des autres qu’il doit mettre en musique7. Le rôle attri- opéras, on met sur scène des sujets religieux, bué aux Juifs par les évangélistes n’en est les récits de la Passion prennent une ampleur pas moins présent et le compositeur luthé- considérable avec, en particulier, le texte9 rien contemporain, Oskar Gottlieb Blarr a élaboré par un notable de cette ville, Barthold souligné qu’une «composition incroyable- Heinrich Brockes (1680-1747) et que onze ment belle et grandiose de J.S. Bach sur le compositeurs, parmi les plus célèbres du texte de saint Matthieu, transporte, sans le temps, mettront en musique : Reinhardt vouloir, des éléments anti-judaïques qui Keiser, G.F. Haendel, G.H. Stölzel, J. pénètrent dans l’âme de l’auditeur». Cette Mattheson, G.Ph. Telemann... réflexion l’a conduit à composer une Jesus- Passion (1985) qui non seulement utilise L’annonce de l’exécution de la Brockes- (pour la première fois après deux mille ans !) Passion de ce dernier au mois de mars 2005 la langue de Jésus, l’araméen occidental, aux à Cologne et à Bruxelles constituait donc un côtés de l’allemand, mais élimine la scène événement important, permettant de décou- du procès. vrir dans cette oeuvre interminable (117 Sous l’influence de l’étude Matthäus Passion8 numéros), non seulement un récit inspiré du philosophe allemand Hans Blumenberg, des quatre textes évangéliques (60 numé- un autre compositeur, Wofgang Rihm, a ros) mais aussi son commentaire piétiste à dans sa Passion, Deus-Passus (2000) d’après travers cinq chorals et une cinquantaine l’évangile de Luc, modifié l’épisode de d’arias. Ceux-ci permettent à Brockes de Barabbas qui n’a aucune base historique (en laisser libre cours à son imagination poé- araméen, Bar Abbas signifie Fils du Père, tique pour refléter les idées et sentiments appellation utilisée par Jésus) et provient de l’époque, en particulier un antisémitisme des «inventions des évangélistes antiju- particulièrement virulent à Hambourg, ville daïques». Cette œuvre d’une grande piété hanséatique où débarquaient de nombreux étend la compassion aux six millions de vic- Juifs séfarades fuyant les persécutions. C’est times de la Shoah et s’achève par le poème là que naît en 1602 dans l’imagination d’un Tenebrae de Paul Celan. clerc la légende du Juif errant, relançant le thème de la malédiction. Le zèle antiju- Certaines passions d’inspiration luthérien- daïque des prédicateurs était attisé par la ne ne sont malheureusement pas toutes publication de traités monumentaux comme faites de modèles aussi sereins que celles de le Pugio Fidei contra Mauros et Judaeos Bach ou aussi exemplaires que celles de (1278) de Raymondus Martini, mille pages Blarr ou de Rihm. Bien que le luthéranisme rééditées en 1687 par un professeur de d’une part, la Réforme et le Concile de Hambourg et l’Entdecktes Judentum (2000 Trente ensuite, aient accordé une place crois- pages) d’un autre professeur, de Heidelberg sante à la responsabilité du pêcheur chrétien cette fois, qui sera d’abord interdit mais dans la mort de Jésus, l’orientation dolo- finalement diffusé à 5 500 exemplaires avec riste du piétisme et ses images volontiers l’aide du roi de Prusse Frédéric II. Dans un sanguinolentes, encouragées par de gigan- tel climat, les pogromes n’étaient pas rares, tesques traités antijudaïques, ont entretenu en particulier à Francfort et à Hambourg

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où le pasteur ami et librettiste de Telemann, Jacobs s’est contenté, d’en accuser récep- Erdmann Neumeister est sévèrement répri- tion mais interviewé le jour du concert à mandé pour avoir provoqué celui d’août radio Klara par Fred Brouwers, il nia tout 1730 par ses prêches10. Cela ne l’empêche pas contenu antijuif dans la Passion de Telemann. de répondre avec arrogance en invoquant la Le mot «juif» n’étant jamais utilisé explici- supériorité du religieux sur le civil. tement par Brockes, ce n’est pas à eux que les imprécations s’adressent. Allusion étant faite Bien que j’aie attiré l’attention de la direction à nos travaux, il les déclara sans valeur, tout artistique du Palais des Beaux-Arts de en reconnaissant chez Brockes quelques Bruxelles sur la présence d’imprécations excès de langage. Pour dissiper cette contra- antijudaïques dans le livret de Brockes, le diction, René Jacobs avança un argument bulletin d’information Bozar Magazine du décisif en affirmant : «si ce texte est antisé- mois de mars qualifia celui-ci de «splendide mite, alors ceux des Passions de Bach le texte» ! Cette publication ayant comme il se sont également». Cette réaction surprenan- doit, un éditeur responsable, le directeur te de la part d’un interprète aussi éminent et général de l’institution, je lui ai adressé un aussi érudit aboutissait à une négation courriel disant ma surprise devant ce com- aveugle de la réalité puisque on ne trouve pas mentaire peu responsable puisque les Juifs une seule fois chez Bach les termes accusa- sont traités par Brockes de suppôts de Satan, teurs et injurieux qui interviennent au total écume du monde, monstres, race de vipères, 19 fois dans une dizaine de numéros du êtres non-humains, etc. L’ignorance de cet texte de Brockes mis en musique par aspect de l’œuvre paraissait d’autant plus Telemann. incompréhensible que j’avais donné en avril 2003, dans ce même Palais des Beaux-Arts, Pourquoi ce négationnisme, car il s’agit bien à l’occasion de l’exécution de la Passion de de cela : nier des évidences textuelles, contex- Wolfgang Rihm, une conférence11 abordant tuelles et historiques parce qu’il s’agit des et illustrant cet aspect du sujet, développé Juifs et du christianisme, comme si, en 2005, également dans mon livre Le destin juif et la toute mise en cause de ce passé culturel et musique12. Informé de cet incident, René religieux restait inacceptable.

10 Une autre intervention des autorités civiles avait eu lieu peu auparavant, interdisant les représentations de Die Hamburger Schlacht-Zeit, un Singspiel antisémite particulièrement violent et vulgaire de Reinhardt Keiser, auteur lui aussi, d’une Brockes-Passion. 11 La Passion dans l’histoire et la musique. 12 pp. 206-217 et 717. 13 En mai 2001 à la demande conjointe des Facultés de théologie catholique et protestante de l’Université Gutenberg de Mainz (mai 2001), en novembre 2003 par l’Institutum Judaicum qui réunit les universités belges et en mars 2005 par la Faculté de théologie protestante de Bruxelles (mars 2005). Ces colloques portaient sur L’antijudaïsme dans la liturgie romaine et les passions luthériennes et Brockes et Telemann n’en étaient évidemment pas absents. 14 On peut argumenter que ces imprécations ne s’adressent pas nécessairement aux seuls Juifs mais plus généralement à ceux qui ont fait souffrir Jésus, soit historiquement (les soldats romains), soit spirituellement (les chrétiens pêcheurs). Certains textes spécifiques, caractéristiques du piétisme luthérien, sont réservés à ceux-ci. Le terme Kriegsknecht utilisé par Brockes ne désigne pas les soldats romains mais la milice juive de Caïphe comme le montrent les numéros 30 et 34. Il n’y a donc guère de doute possible sur la signification antisémite des imprécations pour les contemporains de Brockes et de Telemann. On trouve des exemples moins nombreux mais analogues («Jérusalem voll Mordlust») dans le texte de Carl Wilhelm Ramler de la Passionskantate «Der Tod Jesu» de Carl Heinrich Graun qui a été exécutée annuellement à Berlin à l’occasion de la Semaine sainte durant 130 ans (1755-1884) et a fait récemment l’objet de plusieurs concerts et enregistrements sans qu’il soit prêté attention au fait que le célèbre choral O Haupt voll Blutt und Wunden déjà utilisé par Bach, s’y trouve entièrement changé pour en faire une accusation plutôt qu’une prière.

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La même réaction de négation se retrouve Les Imprécations dans les textes du programme du concert où 14 l’on écarta toute mention du caractère anti- antisémites judaïque de m’œuvre exécutée. L’auteur du de la Brockes-Passion texte néerlandais, Sabien van Dale, chargée d’émettre un avis sur ce problème, en justi- N°35 (Aria, Tochter Zion) : fia l’élimination au nom de cinq arguments, Teufelswerkzeug : Instrument ou serviteurs tous inexacts. Le préeambule est particu- du diable, fils de Satan, sont des expression lièrement révélateur de la latence des préju- fréquentes de la littérature antijudaïque gés antijudaïques puisque qu’elle qualifie depuis le Pugio Fidei (Glaive de la Foi) de l’interprétation de partiale à cause des ori- Martini (1278) réédité en Allemagne à la fin gines personnelles (persoonlijk achtergrond) du XVIIe siècle jusqu’au Tela ignea Satanae de son auteur. Une analyse dénonçant l’an- de J.C. Wagenseil (Altdorf, 1681) et tijudaïsme chrétien ne peut venir, à ses yeux Entdecktes Judentum d’Eisenmenger que d’un juif et est donc partiale (eenzij- (Heidelberg/Francfort 1699, Königsberg dig). Or, à la première page de mon livre 1711). Le destin juif et la musique on peut lire, en N°46 (Aria, Eine glaübige Seele) : ergrimm- épigraphe, les vers d’ Evgueni Evtouchenko te Natternbrut : L’expression «race de qui commencent par «Je n’ai pas de sang vipères» mise par Matthieu dans la bouche juif que je sache dans mes veines...» et de Jean-Baptiste (III, 7) et dans celle de Jésus quelques pages plus loin, l’Introduction pré- (XXIII, 33), reflète à travers le discours cise : Puisse ce livre sur le destin juif parcou- imprécatoire du temple sa propre querelle ru par un non-juif ... aider à comprendre ... avec les pharisiens. Ce discours fondateur de Sans doute n’y a-t-il rien à comprendre l’accusation de déicide et annonciateur de la lorsque l’on est du côté de la vérité ? Celle- malédiction des Juifs (XXIII, 29-36), ne fait ci est d’ailleurs clairement invoquée en pré- normalement pas partie des textes de la cisant que «d’autres spécialistes seraient Passion mais Brockes y fait allusion à travers nécessaires pour avoir un discours théolo- cette imprécation et celle du N°79. On trou- gique honnête» or mes travaux ont fait l’ob- ve cependant ce discours avec toute sa vio- jet de trois colloques à l’invitation des milieux lence (Hypocrites, race de vipères, comment théologiques !13. Les autres remarques échapperez-vous au supplice de la géhen- concernent l’absence totale («nergens maar ne ?) dans l’oratorio Golgotha de Frank dan ook nergens») de références bibliogra- Martin écrit en 1945 au moment de la décou- phiques, alors qu’elles se trouvent chez des verte des camps d’extermination ! éditeurs du niveau de Oxford University N°64-65 (Recitativo & Aria, Tochter Zion) : Press, de Fayard et de la plus importante Du verdammter (damné), Schergen (bour- revue anglo-saxonne, The Musical Quarterly. reau)... Bärenherz... Zucht der Drachen...in Après avoir finalement réduit le problème du dem verfluchten Rachen. Début des com- texte à «trois vers susceptibles d’interpréta- paraisons animales : ours, dragon, gueule. tion sur trois heures de musique», l’analyse conclut : «si l’on s’engage dans cette voie, N°72 (Accompagnato, Tochter Zion) : toute musique qui repose sur des textes Verwandelt euch vielmehr in Stahl und évangéliques est antisémite,...», argument Klingen, durch dieser Mörder Herz zu drin- absurde puisque les imprécations antiju- gen, die Tiger, keine Menschen sind ! daïques de Brockes/Telemann se situent Commentant la scène de la couronne d’épi- toutes en dehors des textes évangéliques : ne, la fille de Sion souhaite que les dards

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«se transforment en fer et acier pour trans- sens s’appliquant ainsi aux tourments de percer le cœur de ces assassins qui sont des l’âme pécheresse. tigres et pas des hommes». N°85 (Accompagnato, Maria) : ...verruchte Mörder, assassins infâmes N°79 (Aria, Tochter Zion) : Schaumest du, Schaum der Welt...Brut der Drachen...Und N°90 (Aria, Eine gläubige Seele) : Wist ihr, die Höll verschlingt dich nicht ? Écume du Mörder, was ihr tut ? Dürft ihr Hund, ihr monde, engeance de dragon... comment Teufel wagen, Gottes Sohns aus Kreuz zu l’enfer ne t’a-t-il pas englouti ? schlagen. Savez-vous, assassins, ce que vous faites ? Comment osez-vous, chiens, diables, N°84 (Aria e Coro, Tochter Zion) : ...ihr crucifier le Fils de Dieu ? angefochtnen Seelen auch Achsaphs N°91 (Accompagnato, Eine glaübige Seele) : Mörderhöhlen... périphrase désignant les ...von diesen Bütteln (bourreaux) âmes assiégées des Juifs meurtriers (Achsaph est une ville conquise par Josué). Reprenant wie Tiger voller Wut (comme des tigres ce texte de Brockes dans sa Johannes Passion, pleins de fureur) Bach remplace les mots Achsaphs N°94 (Chor der Juden und Mörder) : Mtth, Mörderhöhlen par euren Marterhöhlen, le XXVII, 40.

chez Brockes/ chez Bach15 Telemann

Mörder / Assassin 6 0

Teufel / Démon - Satan 2 0

Natternbrut / Race de vipères 1 0

Schergen, Bütteln / Bourreaux 2 0

Bär / Ours, Hund / Chien 2 0

Drachen / Dragons, monstres 2 0

Tiger / Tigres 2 0

Écume du monde 1 0

Kein Mensch / Pas des hommes 1 0

Total 19 0

Si on fait le bilan du nombre d’impréca- parce qu’il faut protéger à tout prix l’image tions utilisées, on obtient : traditionnelle édifiante de notre passé reli- Refuser de voir cela, le nier en disant «si ce gieux et culturel. L’utilisation du nom de texte de Telemann est antisémite, alors ceux Bach comme manteau de Noé est tout à fait de Bach le sont aussi», est participer à une symptomatique. Nietzsche, toujours en forme de négationnisme refusant l’évidence avance sur son siècle, avait mesuré toute la dif- parce qu’il s’agit des Juifs et du christianisme, férence : après avoir entendu la Passion selon

15 Compte non tenu évidemment des utilisations évangéliques pour désigner Judas ou Barabbas.

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st. Matthieu en 1870 à Leipzig, il remarqua, Fondation commémorent le souvenir, le «quiconque a désappris le christianisme - et Professeur Heiko Oberman (1930-2001) ne l’avons-nous pas tous désappris dans une dont le livre sur l’antisémitisme à l’époque de certaine mesure - entend ici comme un véri- la Renaissance et de la Réforme se termine table évangile». Qui oserait dire la même par une conclusion que certains respon- chose de Telemann dont la musique est le sables culturels devraient être les premiers à manteau de Noé des haines séculaires expri- partager au lieu d’en être les négationnistes : mées par le «splendide texte» de Brockes. «Si les images de la haine ne sont pas mises Le Professeur Hans Jansen a dédié son étude à nu en profondeur, l’antisémitisme risque de à la mémoire d’un historien néerlandais de renaître des cendres du passé que l’on main- réputation mondiale dont la chaire d’his- tient chaudes en le traitant comme un évé- toire de l’Université d’Arizona et une nement isolé et extérieur».

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JACQUES ARON Professeur honoraire

Réactions à l’article de Hans Jansen

«De Europese oorsprong van het antisemitisme in het Midden-Oosten» paru dans le n°86 (janvier-mars 2005) du Bulletin de la Fondation Auschwitz

Suite à l’article de Hans Jansen, nous avons reçu les réactions suivantes de Jacques Aron, Professeur honoraire. Nous espérons par là ouvrir un débat sur ces questions particu- lièrement importantes.

Monsieur le Directeur, cher Ami, chrétienne et l’Islam. L’auteur de cet article nous est présenté comme un spécialiste de Vous connaissez l’intérêt et l’estime que je «l’histoire de la littérature chrétienne sur le porte aux travaux de la Fondation judaïsme et les juifs», aujourd’hui confé- Auschwitz. Son Centre d’Études et de rencier à l’Institut Simon Wiesenthal sur Documentation a eu à cœur jusqu’ici de «l’islamisation et la globalisation de la haine nous présenter des témoignages et des européenne des juifs». Cette référence à recherches empreints de sérieux et de rigueur, l’antijudaïsme et à l’antisémitisme européens qui nous aident à comprendre à la fois la et ce patronage moral d’un rescapé des singularité du génocide des Juifs et son ins- camps (qu’il ne faut pas confondre avec cription dans le développement du nazisme, l’institut qui porte son nom) forment appa- de la Deuxième Guerre mondiale, et plus remment le lien entre les matières habituel- généralement de l’histoire de notre temps. lement traitées par votre Fondation et la Dans le dernier numéro de votre revue tri- situation politique au Moyen-Orient, soixan- mestrielle, vous consacrez, pour la premiè- te ans après le génocide et la fin de la re fois à ma connaissance, cinquante pages au Deuxième Guerre mondiale. Ce lien s’ex- conflit actuel du Moyen-Orient, abordé prime dans le titre de l’article : «L’origine essentiellement sous l’angle d’un conflit reli- européenne de l’antisémitisme au Moyen- gieux, voire de «civilisation», entre l’Europe Orient».

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Certes, il n’est pas interdit, il est même sou- s’ensuivirent. Mais cette histoire concrète haitable, de tirer de l’histoire européenne est immédiatement évacuée au profit d’une qui a produit le génocide des Juifs, un ensei- construction imaginaire et de stéréotypes gnement plus large qui déborde des fron- qui n’apparaissent plus comme la consé- tières de notre continent. Il convient alors de quence analysable de conflits d’intérêts réels, situer certaines retombées encore actuelles de mais qui en deviennent au contraire la cause, cette histoire dans un cadre plus global projetée même rétrospectivement sur les incluant nécessairement l’ensemble des rap- événements antérieurs (par exemple : l’in- ports politiques, économiques et religieux de tégrisme religieux islamique, cause du refus l’Europe avec le Moyen-Orient. Une histoire arabe de partition de la Palestine en 1937 !). déjà longue et complexe, faite de nombreuses L’article que vous publiez relève de la critique interférences. Il importe surtout de sortir que Alain Gresh adresse à Bernard Lewis, le d’une perspective européocentriste et de maître à penser de Hans Jansen : «Toute sa tenter de comprendre les deux belligérants construction est fondée sur le présupposé de à partir de leurs propres expériences, très l’existence d’une «entité» close, nommée différentes l’une de l’autre. islam, qui s’oppose à une autre aussi déli- mitée, l’Occident - affirmation jamais Cette analyse-là fait malheureusement com- démontrée, sinon à coups d’«exemples» que plètement défaut dans l’article incriminé ; l’on n’accepterait pas venant d’un étudiant ce dernier s’inscrit, hélas, dans une produc- en première année d’histoire»1. tion purement idéologique, si ce n’est de propagande, très en vogue aujourd’hui sur L’auteur de l’article, qui prétend dénoncer la le thème du prétendu «choc des civilisa- globalisation de l’image avilissante du Juif, tions» opposant nos «valeurs occidentales» participe ainsi lui-même à l’élaboration d’un (singulièrement mises à mal par le génocide «Islam» fantasmatique, indifférencié et cari- des Juifs) aux «valeurs orientales» prêtées catural permettant de masquer dans un au monde islamique. Tout ce passe comme brouillard verbal l’absence d’analyse des si «la civilisation judéo-chrétienne», chère à situations et des faits. Or tel fut précisé- Bernard Lewis (dont l’autorité est sans cesse ment le rôle dévolu à l’antisémitisme dans invoquée), cherchait à se refaire une virginité l’histoire européenne. L’absence de règle- sur le dos d’un nouvel ennemi imaginaire. ment politique du conflit israélo-palesti- Serait-ce le dernier avatar du rôle de bouc nien peut alors être imputée au ressentiment émissaire dont les Juifs ont été longtemps les de l’Arabe musulman confronté à l’Israélien victimes ? La thèse de l’auteur peut se résu- qui ne serait plus à ses yeux le Juif adepte mer comme suit : maintenant que l’Europe d’une religion révélée et cependant aveugle a procédé à son examen de conscience, qu’el- à la Vérité nouvelle (comme dans la théolo- le a reconnu la responsabilité de l’antiju- gie chrétienne), mais le Juif qui, jadis toléré, daïsme chrétien et de l’antisémitisme dans le s’est soudainement métamorphosé en maître génocide des Juifs, l’Islam reprend ce dis- arrogant. «Les Arabes musulmans, un grou- cours de haine à son compte. Un court pas- pe d’hommes fier et dominateur [on croirait sage fait bien allusion à l’expansion coloniale entendre de Gaulle parler des Juifs !], furent des grandes puissances européennes, à l’ar- profondément choqués uniquement par le rivée massive des Juifs en Palestine, au sio- fait qu’une minorité protégée (de Juifs) au nisme, à la création d’Israël et aux conflits qui Moyen-Orient ne voulait pas accepter plus

1 Alain GRESH, L’islam, la République et le monde, Fayard, 2004.

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longtemps son statut (un groupe d’hommes vé d’issue, plus de quatre-vingts ans après la dominés par les musulmans) sous le regard Déclaration Balfour. condescendant, mi-méprisant, mi-tolérant de ses maîtres». Cette phrase empruntée par Pour étayer sa thèse, l’auteur va confronter Jansen (p. 69) sans guillemets ni référence à deux mondes imaginaires, «son» Islam et un autre maître à penser, Pierre-André «sa» version de la division du monde occi- Taguieff, traduit une interprétation occi- dental en «Juifs» et en «antisémites». dentale très récente qui est entièrement Commençons par l’Occident : d’un côté, contredite par l’histoire de la Palestine (les les éternelles victimes, de l’autre, les persé- sionistes ne sont pas les fils des dhimmis, cuteurs, toutes nuances confondues en un cette minorité juive des pays arabes), et brouet indigeste où se côtoient, en-dehors de l’analyse de la montée du nationalisme arabe tout contexte, théologiens de toutes obé- à laquelle procédèrent certains sionistes diences, philosophes de tous bords, tsars, lucides dès les années 20 du siècle dernier capitalistes, socialistes, marxistes et finalement (Hans Kohn notamment) est bien plus pro- nazis, dans une vision téléologique qui fonde et pertinente que la vision de nos s’achève dans la chambre à gaz. À cette suite idéologues actuels. Que l’absence de solu- d’«adversaires» sans principes s’oppose une tions politiques au conflit (après 40 ans d’oc- éthique juive bricolée de toutes pièces. Les cupation militaire sans issue) engendre des références en sont : Israël Meïr Kagan, pour frustrations et qu’un sentiment d’impuis- son traité de morale «Hafets Haïm», publié sance rende les masses arabes réceptives à un en 1873, et ce, parce qu’un kibboutz porte antisémitisme primaire importé d’Europe, son nom (!), Isaac Pinto, marrane c’est l’évidence même. Il est même symp- d’Amsterdam, pour une lettre anti-voltai- tomatique que des textes aussi irrationnels rienne, et Henri Heine ! En réalité, le rabbin que les prétendus «Protocoles des Sages de Kagan est paradoxalement l’inspirateur de Sion» suscitent un écho dans les pays arabes. courants orthodoxes qui continuent jus- Là encore, l’Europe a vécu ce phénomène qu’à ce jour une tradition d’antisionisme après la Première Guerre mondiale. La dif- religieux, dont les adeptes n’acceptent pas la fusion de cet écrit à cette époque, à laquelle création de l’État d’Israël et dont d’autres l’auteur fait allusion, illustre bien la récepti- attendent sa disparition pour que la venue du vité aux mythes dans les périodes de chaos. Messie s’accomplisse. La «lettre» de Pinto fait Aucune démonstration rationnelle n’en vient partie d’une série de faux notoires rédigés par jamais à bout, si la condition réelle des vic- l’abbé Guénée sous le titre de Lettres de times ne change pas. N’inversons donc pas quelques Juifs portugais, allemands et polo- l’effet et la cause. Ici, toute la théorie pré- nais à M. de Voltaire, pour y défendre, sous tendument scientifique qui nous est suggé- le couvert des Juifs, l’Ancien Testament (et rée à coup de notes nous éloigne davantage indirectement le catholicisme) contre le phi- encore de la question politique soulevée par losophe qui dénonçait d’abord l’obscuran- la négation, dès le début, de la légitimité des tisme chrétien, intolérant et persécuteur. droits nationaux des Palestiniens par l’oc- Quant à la citation de Heine, bien malin cupant anglais et le mouvement sioniste, qui y retrouvera ses petits. Extraite d’un liés par une alliance tactique. C’est cette ouvrage de Maurice Blanchot, sans rapport inversion au Moyen-Orient du refus de avec ce qui précède, la voici traduite de l’al- l’émancipation et de l’égalité politique des lemand en français et du français en néer- Juifs dans une partie importante de l’Europe landais. Heine y faisait sans doute allusion à entre 1789 et 1945 qui n’a pas encore trou- des différends internes à la communauté

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juive de Hambourg, entre orthodoxes et hébreu. Don de Dieu, notre pays est une réformateurs. entité indivisible. Toute tentative de le décou- per est non seulement un crime mais un Voyons à présent ce qu’il en est de l’«autre blasphème et une amputation» (La révolte camp». Le lecteur est le plus souvent obligé d’Israël, 1978). Aux citations comme aux de faire confiance à des sources indirectes statistiques, on peut hélas faire dire ce que mentionnées ou pas. Par acquit de conscien- l’on veut. Sadate et Begin ont conclu plus ce, on aimerait de temps en temps une réfé- tard l’accord que l’on sait, que le premier rence précise. J’ai peine à croire, mais qui sait, paya de sa vie. que l’écrivain et journaliste égyptien Anis Mansour, à l’heure où l’on se procure au Certes, la haine, l’insulte ou le mépris ne supermarché de délicieux Matzot croquants sont pas absents - comment le seraient-ils ? contrôlés par le rabbinat, écrive encore : - de la presse, des prêches dans certaines «Les Juifs abattent de petits enfants en mosquées ou du discours palestinien ou Europe et en Palestine, pour cuire avec leur arabe en général. Et il ne s’agit nullement de sang le pain azyme de la Pâque, car le les banaliser ou de les excuser. Mais quel Talmud enseigne au Juif à mélanger à la fari- crédit accorderait-on à une anthologie des ne du sang de non-Juif». Ou bien que textes symétriques glanés dans la presse, Hassan Hanafi (s’agit-il du célèbre philo- dans les discours (y compris de ministres, de sophe égyptien Hassan Hanafi Hassanien ?) parlementaires et d’autorités religieuses) de enseigne que le Coran interdit de conclure la partie israélienne ? Que penserait-on d’un un accord avec un juif, car «les juifs sont «scientifique» arabe qui réunirait des extra- des réincarnations de porcs et de singes». its de textes de Adenauer, Walesa ou Le Pen Suit une longue note sur l’iconographie anti- pour définir de façon générale une mentali- judaïque chrétienne d’il y a six siècles ! té européo-chrétienne ? En résumé, l’au- Quand l’auteur écrit prétentieusement : «Je teur, qui reproche aux Arabes l’importation lis dans un article de Sabri Abul Majd paru du traité anti-judaïque et anti-libéral du en décembre 1972 : «Le fier esprit des théologien catholique allemand August Arabes...»», le lecteur est prié de traduire : je Rohling «Le juif du Talmud» (écrit en 1871, lis dans Taguieff qui lit dans Lewis ! Quand et visant d’ailleurs tout autant les protes- il cite un discours prononcé le 25 avril 1972 tants et le Kulturkampf de Bismarck à l’heu- par le Président Sadate, les sources non re de l’unification allemande que les explicites sont les mêmes. Mais Taguieff a socialistes), n’aurait-il pas dû intituler son l’honnêteté d’en donner plus d’une phra- article : «L’Arabe du Coran» ? Le lecteur se, ce qui permet de lire entre autre sous la se demandera peut-être pourquoi des extra- plume de Sadate : «Nous ne mènerons jamais its de textes arabes parfois vieux de plus de de négociations directes avec eux [les Juifs]». trente ans (la conférence islamique du Caire Peut-être serait-il correct de noter qu’en en 1968, au lendemain de la guerre des Six 1978, Menahem Begin, alors premier Jours) apparaissent précisément en masse ministre, rappelait son credo : «L’État d’Israël aujourd’hui, à l’heure où l’opinion, soixan- est né mais nous devons nous souvenir que te ans après la libération des camps, est (heu- notre pays n’est pas encore libéré. La bataille reusement) plus sensibilisée à la mémoire continue et démontre la justesse des paroles d’Auschwitz ? Est-ce pour hâter la solu- de vos libérateurs de l’Irgoun : seules les tion du conflit ou pour taire la construc- armes hébraïques décideront, aujourd’hui tion du Mur de l’Apartheid et la poursuite, comme demain, des frontières de l’État jour après jour, de la colonisation de la

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Cisjordanie ? Il y a aujourd’hui déjà sur le faire parvenir. Elles m’inspirent un souhait : territoire dévolu en principe à un État pales- et si la Fondation Auschwitz, forte du pres- tinien 400.000 Israéliens, autant qu’il y avait tige qu’elle a acquis, abordait cette question de Juifs en 1939 dans toute la Palestine. Est- d’actualité à laquelle elle est fatalement ce pour diaboliser systématiquement la par- confrontée, ce conflit sanglant dont l’Europe tie palestinienne, à l’heure où Israël se trouve, (mais pas tous les Européens) porte une en raison de sa propre politique, en situation lourde responsabilité ? Et si elle réunissait des de quasi-guerre civile ? Les rescapés du témoins et des historiens de tous les horizons génocide et ses historiens n’ont-ils d’autre qui aient pour seul point commun leur message à faire passer aux belligérants de volonté de contribution positive à la juste fin cet interminable conflit, que cette dénon- du litige. ciation unilatérale et bien orchestrée de la «haine» arabe ? Croyez, Monsieur le Directeur, cher Ami, à Voilà, Monsieur le Directeur, cher Ami, l’expression de mes sentiments les plus cor- quelques réactions que je me devais de vous diaux.

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Dossier :

Autour de Carl Schmitt

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YANNIS THANASSEKOS Directeur

Présentation

Depuis quelques années déjà en Italie et interventions de H. Rabault, D. Séglard, N. plus récemment en France, la personnalité, Tertulian, D. Trierweiler et Y-Ch. Zarka ; la vie et l’œuvre de juriste et politologue Mouvements, n° 37, janvier-février 2005, allemand Carl Schmitt (1888-1985), sont avec les interventions de Jean Zaganiaris, devenues des sujets d’un ample débat public, Jean-Claude Monod et un entretien avec de controverses souvent fécondes et d’om- Toni Negri. Alors que les prises de posi- brageuses polémiques. Les nombreux dos- tions franchement antisémites de Carl siers qui ont été publiés à ce propos dans Schmitt sont désormais largement recon- plusieurs revues ont été souvent relayés par nues et que son ralliement au régime du la grande presse quotidienne (Le Monde, IIIe Reich dès février-mars 1933 ne souffre Libération, ...) et périodique. Pour ce qui d’aucune ambiguïté ou d’un quelconque est des discussions dans des revues, citons égarement qui viendrait atténuer sa portée et seulement à titre d’exemple, Le Débat, «Y a- les responsabilités qui en découlent, d’aucuns t-il un bon usage de Carl Schmitt», avec les estiment - avec des arguments qui méritent interventions de C. Colliot-Thélène, G. d’être débattus et clarifiés -, que l’œuvre Duso, J-Fr. Kervégan, Ph. Raynaud, n° 131, théorique du juriste allemand représente- septembre-octobre 2004 ; Cités, n° 14, 2003, rait une contribution importante sinon avec deux textes de C. Schmitt présentés majeure dans le domaine de la pensée juri- par Y.-Ch. Zarka et n° 17, 2004, avec les dique et politique contemporaine. Ce débat

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n’est pas sans rappeler, et ce sous plusieurs La Fondation Auschwitz ne saurait rester rapports, cette autre grande controverse, indifférente face à ce débat qui non seule- tout aussi tumultueuse d’ailleurs, qui a eu lieu ment se rapporte à l’œuvre d’un penseur il y a quelques années maintenant, au sujet qui a occupé une place éminente dans le de Heidegger. Ce qui change, sur fond de IIIe Reich mais qui cristallise aussi, non leur implication politique dans le régime sans quelques paradoxes, les inquiétudes et nazi, c’est le terrain de la controverse : de la les préoccupations intellectuelles des temps philosophie on passe à la théorie juridique et présents. Symptôme de notre époque, le politique - droit constitutionnel, droit inter- «retour» de Carl Schmitt et à Carl Schmitt national, théorie de l’Etat. D’ailleurs, les continuera sans doute de faire couler beau- deux hommes ont adhéré au NSDAP le coup d’encre. Aussi, pour ouvrir un dos- même jour (1er mai 1933) tandis que leurs sier destiné à se poursuivre dans nos travaux reflètent aussi bien l’influence qu’ils prochaines livraisons, nous avons le plai- s’exercèrent mutuellement que leurs conver- sir de publier ici les contributions de gences sur nombre de points fondamen- François Rigaux, de Theo De Wit et de taux (voir Emmanuel Faye, Heidegger, Maurice Weyembergh. l’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Nous tenons ici à les remercier et faisons Paris, Albin Michel, 2005, notamment p. appel à d’autres contributions susceptibles 249-395). d’enrichir la discussion.

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YANNIS THANASSEKOS Directeur

Voorstelling

Sinds enkele jaren, vooral in Italië en recent dragen van H. Rabault, D. Séglard, N. ook in Frankrijk, maken de persoon, het Tertulian, D. Trierweiler en Y.-Ch. Zarka ; en leven en het werk van de Duitse jurist en Mouvements (nr. 37, januari-februari 2005) politoloog Carl Schmitt (1888-1985) het met tussenkomsten van J. Zaganiaris, J.-Cl. onderwerp uit van een omstandig publiek Monod en een interview met Antonio debat, van soms vruchtbare controverses Negri. tot woelige polemieken. De vele dossiers Terwijl de antisemitische stellingnamen van die over dit onderwerp verschenen zijn in Carl Schmitt algemeen gekend zijn, terwijl uiteenlopende tijdschriften hebben zelfs er over zijn aansluiting bij het Derde Rijk weerklank gevonden tot in de dagbladpers vanaf februari-maart 1933 geen enkele twij- (Le Monde, Libération,...). Wat de discussies fel meer bestaat, en er ook geen sprake kan in de tijdschriften betreft willen vooral deze zijn van een of andere ontsporing die zijn citeren in Le Débat (nr. 131, september- betekenis of verantwoordelijkheid kunnen oktober 2004), «Y a-t-il un bon usage de afzwakken, zijn verschillende personen de Carl Schmitt» met bijdragen van C. Coliot- mening toegedaan - de daarbij gehanteerde Thélène, G. Duso, J.-Fr. Kervégan, Ph. argumenten kunnen ongetwijfeld verder Raynaud ; Cités (nr. 14, 2003), met twee uitgeklaard en besproken worden - dat het teksten van Carl Schmitt ingeleid door Y.- theoretische werk van deze Duitse jurist Ch. Zarka, en Cités (nr. 17, 2004) met bij- een belangrijke, zo niet fundamentele bij-

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drage levert aan het hedendaagse politieke de 1933-1935, Paris, Albin Michel, 2005, en juridische discours. Dit debat roept meer bepaald pp. 249-395). onmiddellijk herinneringen op aan die ande- De Stichting Auschwitz kan niet onver- re grote controverse van enkele jaren gele- schillig blijven tegenover dit debat, dat niet den, die minstens even tumultueus was, alleen betrekking heeft op het werk van een met name deze omtrent Heidegger. denker die binnen het Derde Rijk een pro- Wanneer het gaat over hun politieke impli- minente plaats heeft ingenomen, maar dat catie in het nazi-regime is het enige wat paradoxaal genoeg ook stimulerend is voor verandert het terrein van de controverse : de hedendaagse intellectuele aandachts- van de filosofie gaan we over naar de poli- punten en angsten. Als symptoom van deze tieke en juridische theorie - het grondwet- tijd zal de «terugkeer» van Carl Schmitt telijk recht, het internationaal recht en het ongetwijfeld nog veel inkt doen vloeien. staatsrecht. De twee mannen zijn trouwens Om dit dossier te openen, dat in de komen- op dezelfde dag tot de NSDAP (1 mei 1933) de nummers zal voortgezet worden, hebben toegetreden, terwijl hun werken blijk geven wij hier het genoegen de bijdragen te publi- ceren van François Rigaux, Theo De Wit van zowel hun wederzijdse beïnvloeding en Maurice Weyemberg. als van hun overeenstemming op verschil- lende punten (Zie : Emmanuel Faye, Wij houden er aan hen te danken en doen Heidegger, l’introduction du nazisme dans tevens een oproep andere bijdragen op te la philosophie. Autour des séminaires inédits sturen die deze discussie kunnen verrijken.

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FRANÇOIS RIGAUX Professeur émérite à la faculté de Droit de l’Université Catholique de Louvain Membre de l’Académie Royale de Belgique

Carl Schmitt (1888-1985) : La mise en accusation d’un théoricien du droit

L’un des plus notables juristes de l’époque de me chrétien de nombreux catholiques alle- la République de Weimar, qui perdit son mands sans épouser les thèses de l’antisé- honneur durant le Troisième Reich et ne mitisme raciste. Il avait sollicité et obtenu parvint plus par la suite à produire une dans sa carrière le soutien de collègues juifs, oeuvre scientifique de qualité, demeure un tels Erik Kaufmann, auquel il succéda à personnage controversé. Après l’avènement Bonn en 1922, et Kelsen qui soutint sa can- de la République fédérale, il vécut dans une didature à Cologne. Mais quand Kelsen fut sorte d’exil intérieur, entouré d’une petite démis en 1933, par application des lois troupe de fidèles mais définitivement écar- raciales, Schmitt s’abstint de signer la lettre té de l’enseignement universitaire. La bas- de protestation d’autres membres de la sesse et l’opportunisme de quelques articles Faculté1. et de prises de position antisémites dans les premières années qui suivirent la prise de C’est par opportunisme qu’il a affiché un pouvoir de Hitler autorisent sur son carac- antisémitisme d’autant plus bruyant que tère un jugement sévère d’ailleurs partagé par certains pouvaient le juger tardif. De même, plusieurs de ses biographes (voir la note 2). son adhésion au parti national-socialiste - Jusqu’en 1933 il avait professé l’antijudaïs- contemporaine de celle de Heidegger, le 1er

1 Rudolf Aladár MÉTALL, Hans Kelsen, Leben und Werke, Deuticke, Wien 1969, pp. 60-61.

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mai 1933 - eut lieu après la prise de pouvoir critiques de nature différente à l’époque du du dictateur. En outre, dans les derniers IIIe Reich2. combats politiques qui avaient précédé, il Dans l’œuvre scientifique de Carl Schmitt, se rangeait dans un clan de conservateurs l’ouvrage qu’il publia en 1912 sous le titre hostiles aux méthodes national-socialistes, Gesetz und Urteil mériterait de sortir de mais prêts à s’y rallier après la victoire. l’oubli dans lequel l’a jeté sa faible incidence Schmitt était né dans une famille de petite- sur les aspects les plus controversés de la bourgeoisie profondément catholique - il carrière de l’auteur. Même s’il demeure en avait trois grands-oncles curés de paroisse - principe attaché aux méthodes d’interpré- et dans ses débuts brillants de jeune pro- tation traditionnelles, il parle avec sympathie fesseur, il fut considéré comme un des sujets de la Freirechtslehre qui se développe à la les plus prometteurs de la mouvance catho- même époque en Allemagne et il critique lique. Mais ici aussi les événement décidèrent les abus de la logique déductive, notamment pour lui : une première union, malheureuse, à propos de l’utilisation ambiguë de l’argu- fut dissoute par le divorce et il ne put conclu- ment d’analogie3. Dès les premières pages re ensuite qu’un mariage civil, ce qui le priva de cet ouvrage, les lignes directrices en sont de l’appui des milieux de l’épiscopat. Les tracées : comme l’annonce le titre, le pro- deux mariages successifs de Schmitt avec blème consiste à distinguer la fonction du une femme d’origine serbe lui valurent des législateur (Gesetz) de celle du juge (Urteil),

2 Paul NOACK, Carl Schmitt, Eine Biografie, Propyläen, Frankfurt/M., 1993, notamment pp. 42-46, 83-86, 91-96 ; Paul Edward GOTTFRIED, Carl Schmitt, Politics and Theory, Greenwood Press, New York, 1990, notamment le chapitre 2 («An unsettled Life»), pp. 15-38 ; Joseph W. BENDERSKY, Carl Schmitt, Theorist for the Reich, Princeton Univ. Press, 1983, pp. 3-20 ; Karl-Egon LÖNNE, «Carl Schmitt und der Katholizismus der Weimarer Republik» : Die eigentlich katholische Verschärfung. Konfession, Theologie und Politik im Werk Carl Schmitts, Wilhelm Fink Verlag, München, 1994, pp. 11-35 ; Reinhard MEHRING, Pathetisches Denken, Carl Schmitts Denkweg am Leitfaden Hegels : Katholische Grundstellung und antimarxtische Hegelstrategie, Duncker und Humblot, Berlin, 1989, pp. 12-13, 52, 72-75 ; Heinrich MEIER, Die Lehre Carl Schmitts, Verlag Metzler, 1994 ; Bernd RÜTTERS, Carl Schmitt im Dritten Reich (2e erweiterte Auflage, C.H. Beck, 1990 ; Andreas KOENEN, Der Fall Carl Schmitt, Sein Aufstieg zum «Kronjuristen des Dritten Reiches», Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1995 ; Yves Charles ZARKA, Un détail dans la pensée de Carl Schmitt, PUF, «Interrogation philosophique», 2005. 3 Carl Schmitt, Gesetz und Urteil, Eine Untersuchung zum Problem der Rechtspraxis, Berlin, 1912, Verlag von Otto Liebmann, pp. 12-16, 23, 27-28, 40, 127-128. 4 Nicolaus SOMBART a bien cerné la personnalité de Schmitt après la chute de l’Empire : Das zentrale existentielle Thema seines Lebens ist das kaiserliche Deutschland ... Carl Schmitt ist ein Epigone des wilhelministischen Era, in : Die deutschen Männer und ihre Feinde, Carl Schmitt - ein deutsches Schicksal zwischen Männerbund und Matriarchatsmythos, Carl Hauser Verlag, 1991, p. 10. Et plus loin : Er is vielleicht nur der prominenteste Exponent einer ganzen Generation «deutscher Männer» - alle um 1888 geboren -, der mit exemplarischer Klarheit ... eine «Mentalität» zum Ausdruck gebracht hat, die für die Geschichte Deutschlands ebenso charakteristich wie verhängnisvoll war (p. 15). 5 München und Leipzig, Verlag von Duncker und Humblot, 1922. Une traduction française (Théologie politique) fut publiée en 1988 (traduit et présenté par Jean-Louis Schlegel, Gallimard). Qu’à la même époque Hans KELSEN (1881- 1973), de sept ans plus âgé que Schmitt, ait publié un ouvrage sur le problème de la souveraineté est la première trace d’une lutte d’influence à laquelle le second fut plus sensible que le premier : Intitulé Das Problem der Souveränität und die Theorie des Völkerrechts, Beitrag zu einer reinen Rechtslehre, Tübingen, Verlag von J.C.B. Mohr [Paul Siebeck], 1920, l’ouvrage du professeur autrichien adopte une méthode normativiste totalement étrangère aux analyses de Schmitt et préfigure la doctrine de «la science pure du droit». Elle est aussi mise en liaison avec «la théorie du droit international». 6 Claudio BONVECCHIO, Decisionismo : la dottrina politica di Carl Schmitt, Milano, Unicopli, 1984 ; Bruno IORIO, Analisi del decisionismo. Carl Schmitt e la nostalgia del tiranno, Ed. Giannini, Fac. scienze pol. Univ. Na. Quaderni, 1987.

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ce qui permet à l’auteur de mettre en lumiè- La défaite de l’Allemagne, la chute de la re deux notions qui imprégneront sa doctrine monarchie, les clauses du traité de Versailles constitutionnelle, à savoir la place essentiel- et les troubles qui ont agité le pays ont consi- le de l’exception et l’intensité du pouvoir dérablement influencé la doctrine consti- de décider. La fonction du juge se distingue tutionnelle de Schmitt à partir de 1919. Ces de celle du législateur en ce que le premier se événements l’ont marqué de deux manières: prononce sur un cas particulier (konkreter la nostalgie d’un pouvoir exécutif fort et Tatbestand). Il s’agit donc d’une décision stable4 et l’humiliation infligée au pays vain- (Entscheidung) qui ne se laisse pas déduire cu, soumis par ses anciens ennemis à une automatiquement du contenu de la norme pression financière excessive et maintenu (pp. 29-31). Pareille décision est issue du dans une inégalité persistante en ce qui néant (aus einem Nichts geboren, p. 31). Là concerne son propre réarmement. Face au où des décisions différentes se laissent dédui- désastre, le catholicisme de Schmitt, fait re de la loi (comme cela se rencontre dans d’admiration pour la Rome autoritaire plus tous les cas difficiles, in schwierigen Fällen, que de convictions religieuses profondes va p. 96), le juge doit choisir entre elles en se fournir le premier soubassement d’une pen- fiant à son sentiment du droit (nach seinem sée résolument conservatrice. L’un des pre- Rechtsgefühl), ce qui, dans un système scien- miers ouvrages publiés par Schmitt après tifique, rend suspecte l’idée d’une décision 1919 s’intitule Politische Theologie, Vier majoritaire à l’intérieur d’une juridiction Kapitel zur Lehre der Souveränität5. Il s’agit, collégiale (ein Unding, p. 76). La méfiance de en effet, d’une théorie de la souveraineté et Schmitt à l’égard d’un vote à la majorité l’on y trouve une affirmation souvent asso- dans une assemblée délibérante annonce ciée au nom de Schmitt : déjà sa méfiance du parlementarisme. Souverän ist, wer über den L’accent placé sur la fonction décisionnelle Ausnahmezustand entscheidet (p. 9). du juge ne s’applique pas seulement aux cas difficiles mais aussi aux cas d’exception «Est souverain, celui qui décide sur les cas (Ausnahmefälle, p. 39). La motivation d’exception». L’exception échappe à la sub- (Begründung, p. 82) fait partie de la décision, somption, c’est-à-dire à l’appréhension par elle tend à convaincre du bien-fondé du dis- un concept préétabli. Elle se livre à la déci- positif les plaideurs mais aussi les juridictions sion dans toute sa pureté (die Dezision in supérieures. Quant aux motivations du absoluter Reinheit, p. 13). La situation d’ex- Reichsgericht (la juridiction suprême à cette ception a pour la jurisprudence une signifi- époque), elles s’adressent au laïc éclairé (der cation analogue à celle du miracle pour la gebildete Laie, p. 84) et renforcent l’opi- théologie. A l’appui du décisionnisme, il nion selon laquelle la fonction de juger est cite Hobbes : une opération de l’esprit (Verstandesfähikeit, Autoritas, non veritas facit legem p. 98). (Leviathan, cap. 19). Le Dezisionismus6 conduit à la dictature, Il n’est pas nécessaire d’adhérer à toutes les antithèse de la discussion (p. 54) et Schmitt positions prises par Schmitt en 1912 pour cite alors quelques philosophes de la contre- reconnaître leur respectabilité et la perti- révolution qui ne sont pas tous du même nence de la plupart d’entre elles et l’on peut aloi : Joseph de Maistre et Louis de Bonald, s’étonner que les actuels défenseurs de sa soit, mais Juan Donoso Cortès est un aven- pensée et de ses qualités de juriste n’en aient turier, converti à 38 ans, qui ne mérite pas pas davantage fait état. d’être cité dans un ouvrage sérieux et cepen-

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dant Schmitt lui consacrera un livre de 114 Le concept de théologie politique donne pages en 1944, sans la moindre trace d’esprit une expression adéquate à l’origine théolo- critique. Montalembert, qui s’y était aussi gique de la doctrine de l’Etat moderne : laissé prendre, a publié dans Le Tous les concepts prégnants de la théorie Correspondant du 25 août 1853 un article sur moderne de l’Etat sont des concepts théo- Donoso Cortès où il ne laisse pas d’exprimer logiques sécularisés. Et c’est vrai non seu- quelques réserves : lement de leur développement historique, A peine a-t-il mis le pied dans le domaine parce qu’ils ont été transférés de la théo- du catholicisme qu’il s’y présente en logie à la théorie de l’Etat - du fait, par conquérant7. exemple, que le Dieu tout-puissant est devenu le législateur omnipotent - mais Le mois suivant, le Père Lacordaire envoie aussi de leur structure systématique dont à son ami une lettre très critique dont un pas- la connaissance est nécessaire pour une sage permet d’évaluer l’absence de discer- analyse sociologique de ces concepts9. nement de Schmitt : Dès 1919, Schmitt avait publié un ouvrage J’ai blâmé dans ton article les louanges qui connut une seconde édition en 1925 : que tu donnes au talent d’un homme qui Politische Romantik. Il y oppose la vanité n’en a qu’un seul, celui de l’invective, et (Eitelkeit) de l’Ecole romantique à laquelle qui, en cherchant la pensée dans son esprit, il oppose le rocher de l’Eglise romaine10. Il n’y trouve jamais que l’injure. C’est, à y réitère son adhésion à la doctrine de l’Etat mon sens, une intelligence très étroite, de Bonald, qui a vu dans le jacobinisme le très vulgaire et chez qui, tant le cœur est triomphe de l’athéisme et il ajoute que «la pauvre, la charité se change involontai- représentation théologique d’un Dieu per- rement en bile et en fiel. L’homme conver- sonnel correspond au principe monar- ti, qui n’a pas pitié, est à mes yeux une chique»11. Mais pas n’importe quelle vile créature. C’est le centurion qui se fait monarchie : le monarque impuissant de la bourreau en reconnaissant Jésus-Christ Constitution française de 1791 est semblable au lieu de frapper sa poitrine8. au Dieu des déistes. Ce monarque est, selon

7 Œuvres de Montalembert, t.V, pp. 189-236. 8 Lettre de Lacordaire à Montalembert, du 14 septembre 1853, reproduite dans : Montalembert, Correspondance inédite 1852-1870, Catholicisme et Liberté, Correspondance inédite avec le Père Lacordaire, Mgr de Mérode et A. de Falloux, Les Editions du Cerf, 1970, pp. 34-35. 9 Théologie politique (note 5), p. 46. Voir aussi : Erik PETERSON, Der Monotheismus als politisches System, I, 1935, réédité dans : Theologische Traktaten, 1951, p. 117, note 5 ; Jean-François CONTINI, «A propos du problème théologico-politique», 18 Droits, 1993, pp. 109-118 ; Michele NICOLETTI, Transcendenza e potere. La teologia politica di Carl Schmitt, Morcelliana, Collana Religione e cultura, Ist. Sc. relig. TN, 1990. 10 Politische Romantik, 2e Aufl., München und Leipzig, Verlag von Duncker und Humblot, 1925, p. 76. 11 Ibid., pp. 88-89. «Theistische Vorstellung» a, faute de mieux, été traduit par «représentation théologique». 12 L’opuscule (53 pages en petit format) constitue le tome XIII d’une série intitulée Der Katholische Gedanke, Veröffentlichung des Verbandes der Vereine Katholischer Akademiker zur Pflege der katholischen Weltanschauung, Theatiner-Verlag, München. La brochure est publiée avec l’Imprimatur de l’évêque de Münich, 17 septembre 1925. 13 Un ouvrage collectif publié il y a une dizaine d’années met bien en relief cet aspect de la pensée de Schmitt : Die eigentlich katholische Verschärfung (note 2), avec notamment les contributions de Sven K. KNEBEL, «‘La idea de la autoritad es de origen catolico’, Schmitt, Donoso, Bourdaloue oder : Das autoritäre Prinzip in Reinkultur», pp. 147-174 ; Richard FABER, «Carl Schmitt, der Römer», pp. 257-278.

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Bonald, une dissimulation de l’anti-monar- prendre forme dans un Etat de droit. Seule chisme, de même que le déisme n’est qu’un l’Eglise est porteuse de pensée politique et de déguisement de l’athéisme. L’année même où forme politique (p. 34). Une transcendance paraît la seconde édition de Politische préexiste à la réalité matérielle, c’est-à-dire Romantik, Schmitt publie la seconde édition une autorité venant d’en haut (p. 37). L’Eglise d’un opuscule qui n’est que rarement cité : représente davantage que la jurisprudence Römischer Katholicismus und Politische séculière, à savoir non seulement l’idée de la Form12. justice mais aussi la personne du Christ (p. 41). Evoquant la conception nouvelle de la A la vérité, ce qu’on pourrait tenir pour un société internationale avec l’institution d’une ouvrage de circonstance, attestant la fidéli- Cour internationale de Justice, il observe té de l’auteur à la force de l’idée catholique, que la compétence de décider qui est sou- devait tomber dans l’oubli car il contraste verain impliquerait une super-souveraineté avec l’évolution ultérieure de sa doctrine. qui appartiendrait à cette juridiction dont les L’opuscule débute par l’analyse des forces membres seraient très différents des fonc- antiromaines. Il y range les partisans du tionnaires qui siègent dans les tribunaux catholicisme libéral, Montalembert, étatiques (pp. 41-42). De tous les auteurs Tocqueville et Lacordaire (pp. 6-7), pour auxquels Schmitt se relie, le plus pertinent est leur opposer un «philosophe rigoureux de la sans doute Charles Maurras, dans la pensée dictature autoritaire, le diplomate espagnol duquel l’exaltation de l’Eglise catholique Donoso Cortès» (p. 10). Mais il a cité aupa- fait appel au principe d’autorité, sans réfé- ravant les nationalistes français, tel Charles rence à une mouvance religieuse, lacune qui Maurras, le théoricien allemand des races, H. fut, dès la parution de l’opuscule de Schmitt, St. Chamberlain, des professeurs allemands critiquée dans les milieux catholiques13. d’origine libérale, tel Max Weber, un poète panslaviste et visionnaire, Dostoievski, qui, tous, élèvent leur construction sur la conti- Durant les dernières années de la République nuité de l’Eglise catholique et de l’Empire de Weimar, l’Etat était devenu ingouver- romain (p. 8, voir aussi p. 26). L’allégeance de nable. Le chancelier Brüning était un Weber et de Dostoievski à l’Eglise romaine membre du parti catholique (Zentrum) mais est, pour le moins, douteuse. il avait perdu tout soutien parlementaire. Le parti national-socialiste et le parti com- Le concept catholique-romain de la nature muniste qui étaient les deux partis les plus est très éloigné du primat contemporain de nombreux au Reichstag ne s’entendaient la technique et du rationalisme économique que pour mener une politique d’obstruc- (p. 14, pp. 20-21). La nature éminemment tion à toute tentative de former un gouver- politique du catholicisme se manifeste dans nement majoritaire. La coalition de Weimar son opposition à «l’objectivité économique» (die Weimarer Koalition) comprenant (ekonomische Sachlichkeit, p. 22). Schmitt notamment le parti socialiste et le Zentrum évoque avec ironie l’archaïsme des sym- s’était désagrégée en raison de la politique du boles de la République soviétique, la faucille chancelier Heinrich Brüning qui, à défaut de et le marteau, qui se réfèrent à une techno- majorité, prit les dispositions législatives logie vieille de plus de mille ans (p. 30). Le jugées par lui nécessaires par la voie d’or- discours de Bossuet ne se laisse concevoir donnances du Président du Reich, confor- qu’avec l’arrière-plan d’une autorité qui mément au paragraphe 48 de la Constitution. s’impose (p. 33). L’ordre romain sur lequel Nourri de l’antiparlementarisme de Schmitt, l’Eglise peut s’appuyer doit être juridique et ce dangereux précédent fut imité par les

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successeurs de Brüning auquel Hindenburg tionnelle dont le fonctionnement sera per- avait retiré sa confiance. Entre-temps, Schmitt turbé par un gouvernement dans lequel la avait apporté une contribution doctrinale droite catholique était dominante. Les évé- à la crise des institutions républicaines, sous nements démontrèrent ainsi que, déjouant les la forme d’un article qui connut plusieurs attentes de Kelsen, l’existence d’une juri- publications successives : «Der Hüter der diction constitutionnelle n’offrait pas une Verfassung»14. Le gardien de la Constitution garantie imparable du respect du pacte fon- est le Reichspräsident que le paragraphe 48 damental. La dégradation de la situation précité autorise à gouverner par ordonnan- politique autrichienne encouragea Kelsen ce. Conçue comme une forme de régime à obtenir la chaire de droit constitutionnel à présidentiel, la solution de Schmitt donna lieu Cologne d’où il sera chassé en 1933. à controverse et suscita une réponse de Hans Entre la chute de Brüning (en 1932) et la Kelsen, professeur de droit constitutionnel prise de pouvoir de Hitler, le chancelier fut à l’Université de Cologne, qui se prononça choisi dans un parti de la droite conservatrice en faveur d’un contrôle juridictionnel de ou, comme ce fut le cas de Franz von Papen, constitutionnalité15. Après la fin de la dans l’aile droite du Zentrum. A une époque Première Guerre mondiale, Kelsen avait où la Prusse était gouvernée par une coalition participé à la rédaction de la Constitution de démocratique dirigée par les sociaux-démo- la République autrichienne et il fut nommé crates, von Papen obtint du Président von membre à vie de la juridiction constitu- Hindenburg la signature d’une ordonnance

14 16 Archiv des öffentlichen Rechts, 1929, pp. 161-237. Une version plus développée sous le même titre fut publiée en ouvrage en 1931, Verlag von J.C. B. Mohr [P. Siebeck]). SCHMITT inséra le texte de 1929 sous le titre «Das Reichsgericht als Hüter der Verfassung» dans : Verfassungrechtliche Aufsätze aus den Jahren 1924-1954, Material zu einer Verfassungslehre, Duncker und Humblot, Berlin, 1958, pp. 63-100 en y insérant un texte de Johannes POPITZ, «Wer ist Hüter der Verfassung ?», pp. 101-105 et en y ajoutant un commentaire de la Constitution de Bonn de 1949, pp. 105-109. 15 Wer soll der Hüter der Verfassung sein ?, Berlin-Grunewald, Dr. Walther Rothschild, 1931. 16 Sur le Preussenschlag ou Preussen Staatsstreich, voir notamment : Erich EYCK, Geschichte der Weimarer Republik, 4e Auflage, 1972, Eugen Rentsch Verlag, Erlenbach-Zürich und Stuttgart, t. II, pp. 505-521 ; Ernst Rudolf HUBER, Deutsche Verfassungsgeschichte seit 1979, vol. VII, Ausbau, Schutz und Untergang der Weimarer Republik, W. Kohlhammer Verlag, Stuttgart, 1984, pp. 1120-1136. 17 «Schlussrede vor dem Staatsgerichtshof in Leipzig, 1932», in : Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar- Genf-Versailles, 1923-1939, 1e Aufl. 1940, 3e Aufl., 1994, Duncker und Humblot, Berlin, pp. 204-210 ; KOENEN (note 2), pp. 195-198. 18 Dans une lettre ouverte publiée dans le numéro du 29 janvier 1933 de la revue catholique Germania reproduite dans 21 Jahrbuch des öffentlichen Rechts, 1933-1934, pp. 141-142. Sur cette question, voir notamment : NOACK (note 2), p. 161 ; BENDERSKY (note 2), pp. 155-157 ; GOTTFRIED (note 2), p. 59 ; George SCHWAB, The Challenge of the Exception, An Introduction to the Political Ideas of Carl Schmitt between 1921 and 1936, 2d ed. with a new introduction, Greenwood Press, New York, 1989, pp. 88-89 ; Olivier BEAUD, Les derniers jours de Weimar, Carl Schmitt face à l’avènement du nazisme, Descartes et Cie, Paris, 1997, pp. 186-190. 19 KOENEN (note 2), pp. 124-127, 218-219, 329. 20 Lexicon des deutschen Widerstands, herausgegeben von Wolfgang BENZ und Walther H. PEHLTE, S. Fischer, Frankfurt/M., 1994, pp. 220-221. Sur les rapports entre Popitz et Schmitt avant le coup d’Etat, voir KOENEN (note 2), pp. 95-97, 138-140. 21 «Der Begriff des Politischen», 58 Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1927, 1-33. Il reprendra et développera sa position sur ce point dans la 3e édition de l’opuscule ayant reçu le même titre, Hanseatische Verlagsanstalt, Hamburg, 1933. Voir notamment : Max WEINREICH, Hitler’s Professors, The Part of Scholarship in ’s Crime Against the Jewish People, Yale Univ. Press, 1999, p. 15 ; ZARKA (note 2), p. 7. 22 Op. cit. (note 21), p. 7.

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nommant le chancelier Reichskommissär ment à Schmitt18 qui, à cette date encore, pour la Prusse avec le pouvoir d’écarter les était hostile à cette solution. autorités régionales régulièrement élues ou désignées. Le gouvernement prussien décida L’activité politique de Schmitt avant la prise de résister et contesta la constitutionnalité de de pouvoir de Hitler est intense. Comme l’ordonnance devant le Staatsgerichtshof, l’indique déjà sa participation au procès de qui rendit le 25 octobre 1932 un arrêt peu Leipzig, il était un consultant écouté des décisif et qui se révéla très vite inopérant16. chanceliers les plus conservateurs, Brüning d’abord, dont le gouvernement par ordon- nances mettait en oeuvre la doctrine de Les développements donnés au Preussen Schmitt à cette époque, le général von Staatsstreich ou Preussen Schlag sont justi- Schleicher ensuite. C’est alors que la quali- fiés par la lumière qu’ils jettent sur la place fication de Kronjurist lui fut donnée19 et elle de Schmitt dans la constellation politique était beaucoup plus méritée que sous le de l’époque : il fut en effet chargé par le Troisième Reich, où l’influence de Schmitt, chancelier de défendre la position du d’abord marginale, fut éliminée à partir de Gouvernement contre l’action de la Prusse 1936. Il était très proche des milieux natio- et il publia en 1940 la plaidoirie qu’il pro- nalistes de droite, ami d’Ernst Jünger, et nonça à Leipzig le 17 octobre 1932 à la clô- ayant collaboré avec un haut fonctionnaire ture des débats17. La lecture de ce discours prussien, Johannes Popitz qui se rallia au quelque soixante-dix ans après qu’il a été nouveau pouvoir et fut jusqu’à son arresta- prononcé ne redresse pas l’image de son tion en 1944 ministre des Finances de la auteur. Les plus longs développements y Prusse : il fut exécuté le 2 février 1945 pour sont donnés à la capacité requise pour repré- avoir participé à la conjuration animée par senter la Prusse devant la Cour d’Etat, le Carl Goerdeler. La plupart des membres de Staatgerichtshof : ce ne saurait être «l’an- ce groupe appartenaient à la droite nationa- cien» gouvernement de la Prusse qui a été liste et ils avaient établi la liste d’un gouver- démis par le Commissaire du Reich, mais nement qui aurait succédé à Hitler si l’attentat bien ce dernier investi de ce pouvoir par avait réussi. La composition et le program- l’ordonnance du Président du Reich. Cet me de ce gouvernement étaient difficilement argument est d’autant plus faible que c’est la acceptables par les Alliés et il est significatif validité de l’ordonnance qui est sub iudice et que le nom de Popitz avancé pour le poste de que le Chancelier du Reich comparaît ministre de la Justice fut écarté parce qu’il était comme défendeur en sa qualité de jugé trop réactionnaire par l’aile syndicale Reichskommissär. Ce procès indique aussi du groupe des conjurés20. combien Schmitt s’est éloigné (ou a été éloi- gné) du parti catholique, puisque le groupe Les deux principaux piliers de la doctrine parlementaire de ce parti à l’assemblée prus- politique et juridique de Schmitt sont la sienne (die Zentrumsfraktion im Preussischen notion de Dezisionismus, la décision du sou- Landtage) s’est, de même que le groupe verain qui tranche les cas d’exception, et la parlementaire du parti social-démocrate, dichotomie ami-ennemi (Freund-Feind). Il joint à l’action du gouvernement prussien. présente celle-ci dans un article publié en Au moment où le président du Zentrum, le 192721. prélat Kaas, a décidé de ne pas s’opposer à l’entrée de Hitler au gouvernement, en rai- Die eigentlich politische Unterscheidung ist son de la représentation populaire du parti die Unterscheidung von Freund und national-socialiste, il s’en prend publique- Feind22.

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La dichotomie reçoit deux applications, la il s’était familiarisé avec la sociologie de Max première, la plus obvie, a pour objet les rela- Weber dont il introduisit la pensée en France, tions internationales et elle autorise l’Etat ses collègues français lui ayant parfois repro- à faire la guerre à son ennemi. Elle corres- ché d’ignorer l’école sociologique de leur pond à un état du droit international déjà pays. dépassé à l’époque de Schmitt, totalement périmé aujourd’hui, mais qui, surtout, se Le centenaire de la naissance de Raymond plaçait en totale contradiction avec la doc- Aron a suscité bon nombre d’évaluations de trine de la guerre juste qui n’a pas cessé d’ap- sa pensée. On a notamment rappelé qu’il avait contribué à faire connaître en France le partenir à l’enseignement de l’Eglise 24 catholique. C’est toutefois dans l’ordre inter- philosophe allemand Carl Schmitt . Dans ne que la dichotomie ami-ennemi mérite le même numéro il est indiqué qu’Aron, très peu de temps avant sa mort, avait donné les critiques les plus vives. Elle autorise à son témoignage dans un procès opposant rejeter hors de la collectivité nationale les Bertrand de Jouvenel à l’historien Zeev groupes tenus pour allogènes : sous le Sternhell, qui avait accusé le premier d’avoir Troisième Reich, les Juifs en seront les prin- été «pro-nazi». La déclaration d’Aron avait cipales victimes, mais non les seules. Sous été totalement favorable à Jouvenel25. Le toutes les dictatures, la dichotomie placée par défendeur au procès intenté par ce dernier a Schmitt au cœur de l’action politique a per- contesté pareille présentation des faits26 : mis de combattre sans pitié et au mépris Aron était venu à la barre «pour voler au des droits fondamentaux de la personne, secours de son ami», et pour justifier un tout individu qualifié d’ennemi intérieur. article publié par Jouvenel dans Paris-Midi Cela explique sans doute l’autorité que Carl du 26 février 1936 totalement favorable au Schmitt a conservée dans certains milieux, régime introduit en Allemagne par Adolf tant de gauche que de droite. Il est permis de Hitler, il avait même affirmé «devant la jus- s’étonner que Julien Freund et Raymond tice française qu’en 1936 on ne pouvait pas Aron furent complices d’une tentative de savoir qui était Hitler». Voilà pour la lucidité réhabilitation posthume de Schmitt sans de Raymond Aron et l’on ne saurait s’éton- paraître s’apercevoir que la stigmatisation ner qu’il ait aussi donné une interprétation de l’ennemi intérieur a permis à une grande lénifiante aux écrits de Schmitt à la même partie de la population allemande de tolérer époque. l’Holocauste23. L’une des raisons qui peuvent expliquer sinon justifier l’indulgence d’Aron Appliquée aux relations interétatiques, la est que durant son séjour d’études à Berlin dichotomie amis-ennemis favorise les rac-

23 Julien FREUND, Sociologie du conflit, PUF, 1983, pp. 82-87, 172-176. FREUND a aussi préfacé une traduction française de La notion de politique, Théorie du partisan, Calmann-Lévy, 1972, pp. 7-38. Sur la complaisance de Raymond Aron et de Julien Freund, voir notamment : Philippe RAYNAUD, «Que faire de Carl Schmitt ?», Le débat, n° 131, Gallimard, 2004, pp. 160-167. 24 Nicolas WEILL, «Raymond Aron, Le doute et la distance», «Le Monde», 13-14 mars 2005, p. 11. 25 Marion VAN RENTERGHEM, «Raymond Aron, L’émotion contenue», ibid., p. 11. 26 Zeev STERNHELL, «Jouvenel, ami d’Aron», «Le Monde», 17-18 avril 2005, p. 13. 27 Reichsbürgergesetz et Gezetz zum Schutze des deutschen Blutes und der deutschen Ehre, RGBl I, 1146. Pour mieux souligner l’importance de ces deux lois il fut décidé de les faire voter par le Reichstag en déplacement à . Voir : F. RIGAUX, «Les juristes allemands dans l’Etat totalitaire», Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques de l’Académie Royale de Belgique, 7-12, 1995, pp. 411-477, 426-431, ZARKA (note 2), pp. 17-34.

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courcis simplistes telles la croisade de Ronald mais il s’en félicite parce qu’il est ainsi mis fin Reagan contre l’Empire soviétique ou les à «l’Etat pluraliste des partis». déclarations moralisatrices du président Entre-temps promu membre du Conseil George W. Bush pour justifier les guerres d’Etat (Staatsrat) de Prusse, Schmitt publie déclenchées contre la Serbie-Monténégro, dans Deutsches Recht un article intitulé contre l’Afghanistan et contre l’Irak. «Fünf Leitsätze für die Rechtspraxis» (15 Auparavant déjà, la Guerre froide établissait décembre 1933). Il y affirme que dans l’Etat une situation permanente d’hostilité entre les allemand actuel «le mouvement national- deux Blocs. Il est douteux que pareille socialiste est dominant» (führend) et que conception soit favorable au maintien de la cet Etat mérite mieux que l’ancien Etat libé- paix et à la coopération entre tous les peuples ral la qualification d’Etat de droit mais sa persistance explique l’attrait que (Rechtsstaat). conserve une des idées essentielles de Carl Schmitt. Il développe le même thème quelques mois plus tard : «Nationalsozialismus und L’adhésion de Schmitt au pouvoir national- Rechtsstaat», Jüristische Wochenschrift (24 et socialiste fut soudaine, imprévue, et à la 31 mars 1934). Se référant à un discours manière d’une conversion, elle le conduisit prononcé le 30 janvier 1934 devant le à des prises de position qui ne furent pas Reichstag «par notre Führer, Adolf Hitler», seulement scandaleuses mais qui, sur plu- il condamne les formes antérieures, libé- sieurs points, contredisaient ses positions rales bourgeoises de l’Etat de droit. Il en antérieures et, par leur impulsivité, trahis- déduit certaines conséquences pratiques, à saient la rigueur scientifique dont il s’était savoir que le droit doit s’interpréter à la jusque-là prévalu. lumière des principes du national-socialisme et il déplore notamment que toutes les consé- Parmi les articles «de circonstance» publiés quences de ce primat ne soient pas encore par Schmitt du 1er avril 1933 au 15 octobre atteintes, notamment en ce qui concerne la 1936, on en retiendra sept dont la bassesse le conclusion et les effets d’un mariage entre dispute à la virulence. Dans le numéro du 1er Allemands et Juifs. Il est exact que le pre- avril 1933 du Deutsche Juristen-Zeitung, il mier train de mesures antisémites du publie un article donnant une totale appro- Gouvernement fut limité à l’accès à la fonction bation à la loi du 21 mars 1933 couram- publique, Hitler attendant la consolidation ment appelée Ermächtigungsgesetz (loi de son pouvoir avant de durcir une politique d’habilitation). Schmitt conteste à juste titre qui aurait pu émouvoir l’opinion publique cette qualification car ladite loi se distingue mondiale. Schmitt fut l’un de ceux qui, des lois d’habilitation antérieures par l’am- devançant la volonté du Führer, réclamait des pleur des compétences transférées au gou- mesures plus rigoureuses à l’égard des Juifs. vernement : y est inclu le pouvoir de faire la Les deux lois raciales les plus sévères furent loi, les actes législatifs pris par le gouverne- adoptées à Nuremberg le 15 septembre ment s’appelant Gesetz. Schmitt souligne 193527. la nouveauté révolutionnaire du procédé mais ce n’est pas pour le critiquer. Au Dans un article intitulé «National- contraire, il y voit «une expression de la sozialistisches Rechtsdenken» (Deutsches victoire de la révolution nationale». Il prend Recht, 25 mai 1934), il impute la dérive aussi conscience de ce que le gouvernement normativiste à l’afflux du peuple juif qui, en du Reich, en dépit de son apparente collé- sa qualité «d’étranger, d’hôte, de métèque» gialité, exprime la volonté de son «Führer» prétendait donner une interprétation nor-

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mativiste au droit du peuple au milieu La «nuit des longs couteaux», durant laquel- duquel il réside. Le concept de normati- le le chef des SA, Röhm, fut assassiné avec visme vise assez clairement la doctrine de une centaine de ses compagnons donne à Kelsen. Schmitt une occasion supplémentaire de faire valoir son adhésion inconditionnelle Le numéro du 1er juin 1934 du Deutsche aux actes criminels de Hitler. L’expédition Juristen-Zeitung annonce solennellement lancée contre les SA avait été suivie du que le Reichsführer der Deutschen meurtre à Berlin de personnalités conser- Rechtsfront, le ministre d’Etat Dr. Frank a vatrices, le général von Schleicher et son confié au Dr. Carl Schmitt, Staatsrat et pro- épouse et le président de l’Action catho- fesseur à Berlin la direction du périodique. lique, Erich Klauserer. Toute recherche des Le nouveau rédacteur en chef y publie un coupables avait été suspendue et l’article article intitulé «Der Weg des deutschen unique d’une loi du 3 juillet 1934 déclara Juristen». Il y défend le devoir des juges couverts par l’état de nécessité les faits com- d’appliquer les normes anciennes en se lais- mis avant le 1er juillet 1934 et dont la per- sant inspirer par l’esprit nouveau : il ne s’agit pétration correspondait à un besoin politique pas d’opposer la lettre à l’esprit mais l’esprit impérieux28. Le 13 juillet 1934, dans un dis- actuel à l’esprit ancien. A la question de cours prononcé au Reichstag, Hitler décla- savoir si certains articles de la Constitution re prendre la responsabilité de ces faits qui de Weimar sont encore en vigueur il donne auraient été dictés par la nécessité et qu’il a une réponse dubitative, assez étrange de la pu ordonner en sa qualité de «juge suprême part d’un constitutionnaliste chevronné et il du peuple allemand» (des deutschen Volkes paraît se rallier à l’idée que «ce qui est enco- oberster Gerichtsherr). Même fuite en avant re en vigueur dans la Constitution de dans le chef du Staatsrat Schmitt qui, le 1er Weimar dépend de la volonté du Führer. Il août, publie dans le Deutsche Juristen- n’y a en effet aucun doute que cette volon- Zeitung un article intitulé «Der Führer té est le fondement du droit». schützt das Recht»29. L’auteur met l’accent

28 Gesetz über Massnahmen der Staatsnotrecht, RGBl I, p. 529. 29 La revue Cités a publié une traduction française de cet article, n°14/2003, p. 165. 30 Sur l’affaire Röhm, voir notamment le jugement du Tribunal militaire international de Nuremberg, t. Ier, p. 191 ; BGH, 22 janvier 1952 ; BGH t. 2, p. 251 et, dans une nombreuse doctrine : RUTHERS (note 2), pp. 76-80 ; KOENEN (note 2), pp. 559-564. Selon ce dernier auteur l’assassinat de Schleicher et de Klauserer tendait à l’élimination du clan von Papen (p. 564). Voir encore : Martin BROSZAT, L’Etat hitlérien, L’origine et l’évolution des structures du troisième Reich, traduit de l’allemand par Patrick Moreau, Fayard, 1985, pp. 319-326 ; Lothar GRUCHMANN, Justiz im Dritten Reich 1933-1940, Anpassung und Unterwerfung in der Ära Gürtner, Oldenbourg Verlag, München, 2e Aufl., 1990, pp. 433-484. 31 «Die deutsche Rechtswissenschaft im Kampf gegen den jüdischen Geist», Deutsche Juristen-Zeitung, 15 octobre 1936. La traduction française de ce texte a été publiée dans Cités n° 14/2003, p. 173. Voir : WEINREICH (note 21), pp. 39-40. 32 Voir par exemple : SCHMITT, Politische Theologie (note 5), p. 53 (Ein preussischer Konservativer wie E.J. Stahl...) ; Politische Romantik (note 10), p. 11, p. 81, note 1, p. 95. 33 «Die Verfassung der Freiheit», Deutsche Juristen-Zeitung, 1er octobre 1935, col. 1134 ; «Die deutsche Rechtswissenschaft... (note 31), col. 1195. 34 Sur la constitution d’un «Anti-Schmitt-Front», voir notamment KOENEN (note 2), pp. 527-544, 631-764. Comp. : Hannah ARENDT, Elemente und Ursprünge totaler Herrschaft, 1955, pp. 544, n. 53. 35 KOENEN, pp. 621-627. Comparant Schmitt à Maurras, Weldenner Gurian faisait valoir l’honnêteté (Ehrlichkeit) de ce dernier qui ne se prétendait pas catholique (p. 626). Voir aussi : pp. 720-723, les articles dans Der Deutsche in Polen, pp. 734-735 (Gurian).

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sur la qualité de justicier suprême du Führer désigne comme objectif du congrès «le net- sans percevoir aucune contradiction entre toyage des bibliothèques» et la prudence cette affirmation et la loi bâclée quelques avec laquelle il convient de citer un auteur jours après les faits et adoptée par le gou- juif. Alors qu’avant 1933, il avait parfois vernement du Reich, présidé par le même cité de manière approbative Friedrich Julius Hitler, en vertu de l’Ermächtigungsgesetz. Stahl (mort en 1861) et auteur d’un ouvra- ge en trois volumes, Die Philosophie des Non seulement Schmitt donne le soutien Rechts (5e unveränderte Aufl., Tübingen, de son prestige et de sa qualité de dignitaire 1978), penseur chrétien conservateur32, il nazi à une cause qui, dans le climat de dénonce le caractère dangereux de ce juif l’époque, était gagnée d’avance, mais son converti (au luthérianisme) et dévoile son silence aurait pu être expliqué par les liens nom d’origine Jolson33. qu’il avait eus avec deux des victimes, un notable de la mouvance catholique à A la différence des attaques contre Stahl, l’époque de Weimar et un ancien chancelier auteur complètement oublié en 1936, et qui dont il avait été le «Kronjurist» avant de s’expliqueraient sans doute par la volonté 30 basculer dans le camp nazi . La volonté de réparer des «erreurs passées», la volonté de ainsi affichée de rompre avec un passé deve- Schmitt de dénigrer «l’école viennoise du nu encombrant explique sans doute la ser- juif Kelsen» était due à une rivalité actuelle vilité de la palinodie. entre des contemporains. Même si des dif- Un court article, «Die Verfassung der férences doctrinales séparèrent les deux théo- Freiheit», publié dans le Deutsche Juristen- riciens, notamment à propos de la désignation Zeitung du 1er octobre 1935 mérite une du «gardien de la constitution», ils avaient mention à plusieurs titres. Il y est affirmé que toujours entretenu des rapports corrects. Le les lois du Führer Adolf Hitler sont «depuis combat de Schmitt est perdu devant la pos- des siècles la première constitution alle- térité car l’œuvre de Kelsen a conservé son mande de la liberté». Schmitt évoque une fois prestige et sa vitalité après son décès, tandis de plus les atermoiements du pouvoir pour qu’il faut beaucoup de bonne volonté ou de régler «la question juive». Le plus notable est mauvaise foi pour identifier un message clair qu’il brûle ce qu’il a adoré : non seulement et pertinent dans les versions successives et le Führer est le chef de l’Etat et le juge suprê- contradictoires des écrits de Schmitt. me de la Nation mais «l’ordre du mouve- Après la chute du Troisième Reich, Schmitt ment national-socialiste est le gardien de la s’est présenté comme une victime du pou- constitution». voir national-socialiste à partir de 1936. A la L’acharnement antisémite de Schmitt trou- vérité, il tomba en discrédit à la suite d’une ve son couronnement - avant sa chute - lutte de clans à l’intérieur du groupe de dans les paroles de clôture qu’il prononce le juristes ralliés dont chacun entendait s’as- 4 octobre 1936 à la réunion du groupe des surer la prééminence face au pouvoir. Deux professeurs d’université de la Fédération collègues de Schmitt, Otto Koellreutter et nationale-socialiste des défenseurs du droit, Karl-August Eckhardt furent particulière- dont il était Reichsgruppenwalter31. Après ment actifs et efficaces dans leur politique de avoir rappelé «l’étranger planté entre le clan dénigrement d’un collègue jalousé qui leur juif et la légalité juive, entre le nihilisme était intellectuellement supérieur34. Ces anarchiste et le normalvisme positiviste, attaques internes furent renforcées par les entre le matérialisme grossièrement sensua- critiques d’exilés qui reprochaient à Schmitt liste et le moralisme le plus abstrait», Schmitt ses volte-face idéologiques35, critiques qui

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furent répercutées par ses ennemis de l’in- naient pas la moindre critique du pouvoir en térieur en raison des rivalités internes dans place. l’Etat national-socialiste qui était loin de la figure d’ordre qu’il prétendait donner. Les Pour être complète l’analyse du parcours attaques contre Schmitt se fondaient sur de Carl Schmitt à partir de 1933 comporte des arguments de qualité inégale : la pré- un rapprochement avec celui de Heidegger. sence de son épouse d’origine serbe sus- Entre leurs passés et leurs engagements res- pectée d’entretenir des relations avec des pectifs au service du Troisième Reich, il y a 36 exilés yougoslaves , mais, plus significati- certes quelques ressemblances, largement ve, l’accusation d’être foncièrement demeu- contrebalancées par ce qui les sépare. Ils ont ré un penseur catholique (p. 707, p. 731), un en commun leur origine dans la petite bour- élève des Jésuites («Jesuitenzögling», p. 716), geoisie paysanne catholique mais alors que un conservateur catholique infiltré dans le Heidegger a très tôt rompu avec l’Eglise, Troisième Reich (p. 718), qui s’était rallié en Schmitt y est resté attaché. Ils partageaient 1933 par opportunisme (p. 719). Il était leur fidélité aux valeurs traditionnelles, le décrit comme «ein politischen Chameleon» mépris de la technique et appartenaient à la (p. 720), on lui reprochait son défaut de droite conservatrice durant les dernières caractère (p. 721). années de Weimar sans avoir adhéré au parti national-socialiste avant le 1er mai 1933. La Ce qui démontre bien que Schmitt ne s’est réputation du premier a durablement souf- pas séparé du pouvoir national-socialiste à la fert du discours qu’il prononça en qualité de suite d’un retournement intérieur est qu’il fit recteur de l’Université de Fribourg le 27 appel aux SS, par une lettre adressée à mai 1933, dont plusieurs passages appuient Himmler le 2 décembre 1936 (p. 725 et la inconditionnellement le nouveau régime37. note 411). Sa soumission fut jugée tardive et Après ce coup d’éclat, Heidegger se fit plus sans effet et le 15 décembre 1936 il offrit sa discret que Schmitt et si même il professait démission pour raison de santé de ses deux l’antisémitisme trop répandu à cette époque, principaux postes (p. 743). Grâce au soutien il ne s’est jamais laissé tomber aux propos de Göring, il conserva la charge de Staatsrat virulents et insoutenables dont un aperçu a (p. 754) et ne perdit pas la liberté de publier été donné ci-dessus. Ils ont aussi l’un et articles et livres qui, bien entendu, ne conte- l’autre conçu l’illusion d’être le conseiller

36 KOENEN (note 2), p. 699. 37 Voir notamment : Christian Graf VON KROCKOW, Die Entscheidung, Eine Untersuchung über Ernst Jünger, Carl Schmitt, Martin Heidegger, Göttinger Abhandlungen zur Soziologie, 3. Band, 1958, pp. 98-99, où il cite de larges extraits du discours. Sur les rapports entre Schmitt et Heidegger, voir aussi : RÜTHERS (note 2), pp. 21-26, 31-42. Un récent article de Roger-Pol DROIT dans «Le Monde des Livres» du 23 mars 2005 les associe sous le titre «Les crimes d’idées de Schmitt et de Heidegger». 38 Jürgen HABERMAS, Martin Heidegger, L’œuvre et l’engagement (traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz), Ed. du Cerf, 1988, p. 37. 39 Ein Beitrag zum Reichsbegriff im Völkerrecht, Deutscher Rechtsverlag, Berlin-Wien, 1939. Voir notamment : WEINREICH (note 21), p. 74, p. 104. 40 Der Nomos der Erde. Im Völkerrecht der Jus Publicum Europaeum, 1e Auflage, 1950, 3te unveränd. Nachdruck, 3e Aufl., Duncker und Humblot, Berlin, 1988. Voir notamment : Luigi MISTRORIGO, Carl Schmitt. Dal «Decisionismo» al Nomos della Terra», Ed. Studium, Collana Interpretazioni, 1993. 41 Op. cit., p. 207, n. 1. Il attribue à Gustav VON SCHMOLLER l’idée que les empires mondiaux étaient en 1900 l’Empire britannique, les Etats-Unis d’Amérique et la Russie. 42 Ibid., pp. 210-211.

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du prince, illusion que Habermas tient pour dualisme public-privé. Il affirme, sans s’ex- «typique du professeur allemand»38. La dif- pliquer sur ce point, que le concert européen férence la plus fondamentale - mais elle est a cessé d’exister en 1908 (à la vérité, après étrangère au domaine de l’éthique - est que l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par Heidegger demeure, malgré ses égarements, l’Autriche-Hongrie)42. Il critique la paix de un grand philosophe, tandis que l’inconsis- Versailles, qui a éliminé deux grandes puis- tance des théories juridiques de Schmitt ne sances européennes qui étaient jusque-là les mérite pas le regain de faveur dont il jouit piliers de l’ordonnancement spatial aujourd’hui. (Raumordnung, p. 213). Il relève correcte- ment que, après 1919, le Royaume-Uni et la Il reste à dire quelques mots des écrits de France ont poursuivi des politiques incom- Schmitt touchant au droit international. Au patibles, le premier ouvert à certains rema- début de la Seconde Guerre mondiale il niements territoriaux, la seconde attachée publia un ouvrage dont le titre est significa- au maintien du statu quo (pp. 220-221). tif : Völkerrechtliche Grossraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde L’impuissance de la Société des Nations Mächte39. S’inspirant de la doctrine Monroë, n’était pas tant l’effet de l’absence des Etats- il étend l’espace de compétence des grandes Unis que de leur représentation indirecte puissances aux nations voisines de moindre par les Etats des Caraïbes et d’Amérique importance. La conquête de l’espace vital latine qui étaient contrôlés par leur voisin du (Lebensraum) ne caractérise pas seulement Nord en vertu de la doctrine Monroë car ils la politique d’agression du Troisième Reich, appartenaient à un espace de domination elle avait déjà été pratiquée par l’Empire (Raumhoheit) américain (pp. 224-226). wilhelminien : l’un des obstacles à une paix de compromis fut le refus du Gouvernement Sur le droit de la guerre, Schmitt répète les impérial de céder aucun des territoires occu- solutions déjà dépassées en 1914 et qui seront pés (et notamment la Belgique et le Nord de abolies par le traité de Versailles et par le la France), et la paix de Brest-Litovsk arra- Pacte Briand-Kellogg. Il critique, on aurait chée à la Russie soviétique était un Diktat pu s’y attendre, l’inculpation de Guillaume pire que celui de Versailles, transférant au II par l’article 227 du Traité de Versailles, vainqueur des territoires considérables en mais conteste que les dispositions du Traité Europe orientale. de paix aient eu aucune conséquence sur la prohibition d’une guerre d’agression dans le Le dernier ouvrage important de Schmitt droit de l’avenir (p. 237). Il persiste à tenir en qui fut conçu durant les dernières années doute le caractère illicite d’une guerre du Troisième Reich et dont la première édi- d’agression et, comme on le répètera plus tion remonte à 195040 illustre le propos de loin, ne mentionne jamais la Charte des 1815 : «il a tout oublié et n’a rien appris». Il Nations Unies adoptée en 1945. Il en reste y reprend le concept de «grand espace» donc à la guerre comme rapport entre deux (Grossraum) qu’il définit comme «bloc Etats souverains se situant sur le même plan continental», «sphère d’influence», «sphère et invoque à l’appui de cette conception des d’intérêts»41. La société interétatique, objet auteurs du XVIe et du XVIIe siècle (p. 285). propre du droit des gens, se distingue d’une L’ouvrage se termine par un retour à la économie mondiale (Weltwirtschaft), libre, notion scolastique de guerre juste (pp. 298- c’est-à-dire indépendante des Etats. Ainsi, le 299). Mais l’auteur observe un silence total dualisme du droit international et du droit sur la responsabilité de l’Allemagne dans le étatique analysé par Triepel se double d’un déclenchement de la Seconde Guerre mon-

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diale, ce qui inclut l’absence de référence à la Machiavel ni pour Hobbes la monarchie Charte des Nations Unies et au Tribunal absolue n’est un exemple de dictature47. militaire international de Nuremberg. Dans la réflexion préliminaire remontant à Comme il l’avait déjà écrit en 1939, ce sont 1921, il est écrit : les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Pour Si le principe libéral de droits de l’homme ceux qui s’efforcent encore de tenir Carl et de liberté est accepté comme norme, Schmitt pour un grand théoricien du droit, 43 la violation de ces droits doit apparaître le bilan est mince . comme une forme de dictature, dès qu’el- le repose sur la volonté de la majorité48. Que Schmitt n’ait rien voulu apprendre se laisse démontrer par les rééditions d’un Qui ne perçoit la confusion des concepts ? ouvrage de 1921, Die Diktatur. La troisième La dictature négatrice des droits fonda- édition date de 1963, la quatrième de 1978. mentaux prendrait appui sur la volonté de la Celle-ci est encore précédée d’une réflexion majorité. La réédition de l’ouvrage en 1963 préliminaire (Vorbemerkung, 1921) et d’un aurait pu être l’occasion d’évaluer selon la avant-propos (Vorwort, 1927). Ouvrage de notion de dictature le régime instauré par circonstance, le livre répond exactement aux Hitler, qui devait durer mille ans et ne pré- préoccupations de la droite non libérale sentait dès lors pas le caractère exceptionnel durant la République de Weimar44. Schmitt de la dictature de salut public. Mais cela rappelle d’abord le caractère temporaire de aurait impliqué que Schmitt fit retour sur son la dictature dans la République romaine : propre passé, ce qu’il s’est toujours refusé à les pouvoirs sont concentrés durant une faire. brève période pour affronter un péril excep- Pas plus que, à l’instar de Heidegger, il n’a tionnel45. De même, «la dictature protège regretté l’appui donné aux criminels qui une constitution déterminée contre une maintenaient sous perfusion une apparence attaque qui menace de suspendre celle-ci»46. d’ordre juridique et n’a jamais eu une paro- Il ne s’agit pas d’un état permanent, ni pour le de sympathie pour les victimes de ces cri-

43 Le succès des traductions anglaises des ouvrages de Schmitt est attesté par la bibliographie publiée en note par Mark LILLA, «The Enemy of Liberalism», The New York Review of Books, May 15, 1997, p. 38. Voir encore : Anthony CARTER, «Carl Schmitt’s Critique of Liberal International Legal Order Between 1933 and 1945», 14 LJIL, 2001, pp. 25-76 ; Ellen KENNEDY, «Hostis not Inimicus : Toward a Theory of the Public in the World of Carl Schmitt», 10 Can. J.L. and Jurisprudence, 1997, pp. 35-47 ; Martti KOSKENNIENNI, «Carl Schmitt, Hans Morgenthau and the Image of Law in International Relations», in : The Role of Law in International Politics, Oxford Univ. Press, 2000, pp. 17-34 ; «Symposium : Carl Schmitt : Legacy and Prospects an International Conference in New York City», 21 Cardozo LR, 2000, pp. 1469-1821 ; Jeremy TELMAN, «Should we Read Carl Schmitt Today ?», compte-rendu d’un ouvrage de Chantal MOUFFE publié en 1999, Berkeley Journal of International Law, 2001, pp. 127-160. On citera aussi plusieurs articles du quotidien «Le Monde» : Giorgio AGAMBEN, «L’état d’exception», 12 décembre 2002, p. 1 et p. 16 ; Jean-François KERVEGAN, «Le succès des écrits de Carl Schmitt», 5 avril 2005, p. 13 et la mise au point judicieuse de Nicolas TERTULIAN, «Une pensée au cœur du système nazi», 14 avril 2005, p. 15. Voir encore : Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, Giuseppe DURO, Jean-François KERVEGAN, Philippe RAYNAUD, «Y a-t-il un bon usage de Carl Schmitt ?», Le débat, n° 131, sept.-oct. 2004, pp. 127-167. 45 Die Diktatur von den Anfängen des modernen Souveränitätsgedanken bis zum politischen Klassenkampf, 4e Aufl., Duncker und Humblot, Berlin, 1978, pp. 1-5. 46 Ibid., pp. 136-137. 47 Ibid. p. 7, pp. 30-31. 48 Vorbemerkung, 1921, ibid., p. XV. La dictature est une «exception concrète» (eine konkrete Ausnahme) dont l’étendue dépend du contenu de l’habilitation (Ermächtigung), fixée au gré de la situation (pp. XVII-XVIII).

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minels, il ne s’est davantage départi de son attachement aux structures vermoulues du vieil Etat conservateur, dont le Troisième Reich a paru, à certains, la résurrection. Les nombreux auteurs qui s’efforcent de donner à la pensée de Schmitt une vie et une origi- nalité qu’elle n’a jamais eue seraient bien inspirés de relire avec attention les oeuvres disparates d’un écrivain trop prolifique. Il n’y a pas de césure entre les «grandes» œuvres publiées avant 1933 et les années noires du nazisme. La donnée la plus constante de la carrière de Schmitt est la volonté d’occu- per une place de conseiller des maîtres du pouvoir, qu’il s’agisse de Brüning, de von Papen, de von Schleicher ou de Hitler. La mise en œuvre de cette ambition requiert des mutations intellectuelles sur l’arrière-fond d’un nationalisme conservateur.

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THEO W.A. DE WIT Professeur à l’Université d’Utrecht (KTU) (Pays-Bas)

La nostalgie de l’ennemi chez Alain Finkielkraut et Carl Schmitt.

Ou l’honneur perdu de l’adversaire politique *

I. La figure de l’ennemi de jadis (baptisé «ostalgie») est incompré- hensible pour beaucoup de «Wessi’s». comme sujet de mélancolie «Maintenant ils ont obtenu tout ce qu’ils cognitive voulaient - la liberté, le D-mark, l’économie de marché - on a fait un effort pour eux, La nostalgie est considérée comme une fixa- montré notre solidarité et maintenant cette tion irrationnelle et dans certains contextes nostalgie sans frein et ce mécontentement !»2. même dangereuse en ce qui concerne des Tout aussi incompréhensible et répréhensible situations appartenant au passé1. Un passé est considérée la nostalgie de certains sud- qui par cette nostalgie est en plus idéalisé africains du temps de Verwoerd, la période ou rappelé de manière sélective de sorte que où l’Apartheid était quelque chose qui allait sa supériorité par rapport au présent semble de soi et qui créait des rapports et des hié- d’autant plus évidente. Pour un profane, la rarchies claires. Ou, pour prendre un troi- nostalgie du bon vieux temps peut susciter sième exemple de mon propre pays : étonnement et irritation. Ainsi le regret de aujourd’hui on peut régulièrement rencon- beaucoup d’ «Ossis», ex-citoyens de la trer des gens qui, fâchés ou les larmes aux DDR, de la sécurité de l’Etat tout puissant yeux, peuvent parler de l’ancien esprit de

* NDLR : Nous tenons à remercier chaleureusement Peter Overeem pour la traduction, du néerlandais, de cet article.

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quartier qui s’est perdu ou du temps où jours précaire et encore plus dans des socié- dans la rue on parlait encore le néerlandais. tés pluralistes. Bref, une démocratie a aussi Dans une expression comme «la nostalgie de besoin d’un corps. l’ennemi», les aspects dubitatifs du senti- Maintenant que nous avons connu un atten- ment chargé de nostalgie semblent se mul- tat terroriste aux Pays-Bas, ce n’est pas uni- tiplier. Est-ce que cela ne sent pas l’image quement un débat virulent sur la politique et figée du monde du caporal néerlandais à la la religion qui a éclaté car on trouve claire- retraite, lecteur de l’hebdomadaire sopori- ment également, auprès de certains, une fique Elzevier et dans le temps auditeur sorte de soulagement. Ainsi le publiciste fidèle du programme de radio du dimanche Paul Scheffer voit tout de suite après le 2 qui colportait l’explication infaillible de l’état novembre 2004 - le jour où le réalisateur et du monde dans la terminologie de la guer- chroniqueur Théo van Gogh a été assassiné re froide donnée par G.B.J. Hilterman - le par un jeune fondamentaliste musulman - type avec qui le journaliste néerlandais des possibilités pour un nouveau «nous»3. Martin van Amerongen n’arrêtait pas de se On se demande cependant, sans le vouloir, divertir ? Mais aussi pratiquement à l’anti- si ce «nous» - comme écrit Scheffer - est pode d’Hilterman, le communiste de porté par l’identification positive de «tous l’Europe occidentale, on pourrait trouver ceux qui, sans égard à leur origine, se sentent une curieuse nostalgie de l’ennemi. liés à ce pays, qui veulent défendre les prin- «L’ennemi est fiable dans son hostilité», ai- cipes d’une société ouverte et pratiquer une je entendu soupirer une fois, dans les années loyauté critique comme des citoyens qui se septante, un communiste dans une discus- sentent responsables pour ce qui se passe sion avec des marxistes, néo-marxistes et ici» ou si ce «nous» est redevable d’une post-marxistes. Par cela il voulait dire : identification nette d’un ennemi. Ce «nous» contrairement à vous, mes amis, l’ennemi, le positif de la communauté (Gemeinschaft) bourgeois, le capitaliste, reste heureusement n’est-il pas lié de manière indissociable à un le même. Parmi les amis qui s’égarent, qui se «eux» hostile et ne deviendra-t-il pas plus fourvoient, il s’accroche à son ennemi. lâche et plus volatile (plus une Gesellschaft) Un dernier exemple, le plus récent. Le lorsque ce «eux» perdra de nouveau ses Sociaal Cultureel Planbureau néerlandais contours tranchants ? C’est une probléma- constata, il n’y a pas si longtemps, que les tique Hobbesienne, c’est l’horreur qui nous néerlandais sentent actuellement assez mas- lie. Et la définition d’«horreur» ne déter- sivement la nostalgie de la communauté, mine-t-elle pas (en partie) l’identité d’une d’un «nous» national. Je ne veux pas ridi- société ? La nostalgie de la communauté est culiser cela, au contraire, je suis également alors difficilement dissociable de l’identifi- d’avis qu’une société moderne ne tient pas cation d’une collectivité hostile. uniquement par la légitimité démocratique Dans l’argumentation qui suit, je voudrais mais aussi par une unité pré-politique - tou- suggérer de ne pas balayer trop vite la nos-

1 Une version antérieure de cet article est parue dans Tijdschrift voor Humanistiek, nr. 20 (5e année, décembre 2004) 2 Je paraphrase des passages de Michael SCHINDHELM, ‘Der Terror der Zeit. Warum die Nostalgie um sich greift - in Ost wie West’, in : Die Zeit, n°45 (31 Okt. 2001), p. 48. 3 Paul SCHEFFER, «Tolerantie kan alleen overleven binnen grenzen : de kans voor een nieuw ‘wij’», in NRC- Handelsbland, 6-7 november 2004. 4 Hans SANER, ‘Melancholie en lichtzinnigheid’, in : Nexus 20, 1998, pp. 112-124 ; pp. 114-115 5 Alain FINKIELKRAUT, Au nom de l’autre. Réflexions sur l’antisémitisme qui vient, Paris, 2003, p. 12 ss.

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talgie de nature différente dont il sera ques- pour qui la perte de la figure, appelée par lui tion par après. La nostalgie de l’ennemi dont ‘classique’, de l’ennemi, est devenu une sorte il s’agira provient en effet d’un scepticisme d’obsession. Comme il va s’avérer, les deux critique à l’égard d’un culte du progrès dif- penseurs sont d’avis que nous devons aban- fus mais très répandu. Dans le cadre de ce donner le fantasme d’une amitié morale ou culte, le vocabulaire éthique contemporain d’une fraternité universelle post-politique des droits de l’homme, les valeurs et la dyna- pour redonner à l’ennemi politique son sta- mique sans repos de la démocratie libérale tut et son honneur, et à la politique sa place ainsi que l’économie de marché et la tech- spécifique à côté de la morale. nologie de communications globales sont interprétées sans beaucoup d’hésitation à la lumière d’une histoire du progrès moral II. Les membres raides universel. Nos ancêtres qui n’avaient pas d’Alain Finkielkraut encore complètement pris part à cette lumiè- re auraient à apprendre de notre supériori- Avec une sorte d’obstination Alain té plutôt que l’inverse. Dans ce vocabulaire, Finkielkraut, penseur juif, qui professe régu- la notion «d’ennemi» est considérée comme lièrement qu’il est tributaire de deux autres ème un atavisme dépassé et même dangereux, philosophes juifs du 20 siècle (Hannah tout au plus y a-t-il encore des forces du Arendt et Emmanuel Levinas), revient sou- mal à l’œuvre qui font obstacle au progrès. vent dans son œuvre à l’expérience du tota- litarisme du siècle dernier. Chaque fois, il Est-ce que la nostalgie de l’ennemi comme on soulève la question de savoir si nous nous la trouve chez un philosophe contemporain sommes réellement libérés des schémas de comme Alain Finkielkraut (1949) et plus tôt pensée totalitaire ou si nous les continuons déjà chez Carl Schmitt (1888-1985) ne peut sous de nouvelles formes. Dans un récent pas contenir une perspicacité à l’égard de pamphlet sur le nouvel antisémitisme qui cette autosatisfaction moderne ? Alors elle relève la tête aujourd’hui, il constate tout serait une forme de «mélancolie cognitive» d’abord que l’identité morale que les démo- pour utiliser un terme de Hans Saner. La craties européennes se partagent depuis la mélancolie cognitive est dans la définition Seconde Guerre mondiale a surtout un de Saner connaissance d’une perte, qui est caractère négatif : un humaniste antiracis- douloureuse parce qu’elle chasse l’illusion te. Non pas un humanisme qui avec fierté et et donc désillusionne, et en même temps admiration réfère à l’héritage culturel et lit- c’est une disposition qui, inspirée par l’ex- téraire d’Europe (humanisme admiratif) périence d’une perte, «réfléchit sur les sym- mais un humanisme révulsif qui a comme boles de ce qui est perdu»4. Les deux aspects mot d’ordre «plus jamais ça» : plus jamais seront traités dans l’essai qui suit mainte- une politique de puissance impérialiste, de nant en rapport avec la perte de l’ennemi. bellicisme, de nationalisme, de racisme, d’Auschwitz5. Ici aussi c’est donc une forme Tout d’abord je donnerai quelques exemples d’ «horreur» qui nous lie, nous, européens. de réflexions cognitives-mélancoliques sur le refoulement de la figure de l’ennemi poli- Le nom «Auschwitz» doit rappeler à l’hom- tique dans les essais d’Alain Finkielkraut, me démocratique qu’il est l’antithèse absolue essais qu’on décrit le mieux comme des dia- et universelle du nazi. Les nationaux-socia- gnostics de l’actualité. Dans des textes listes ont en effet attaqué l’humanité entiè- récents, il se réfère expressis verbis à Carl re lorsqu’ils réclamaient le droit de l’ Schmitt, un penseur politique du 20ème siècle «Herrenvolk» de débarrasser la terre des

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peuples nuisibles. Comme Finkielkraut sens un essai pour expliquer cette raideur à l’expose in extenso dans son livre lui-même et à nous. Son explication : me L’Humanité perdue (1996), on ne com- joindre à la danse m’est difficile car aujour- prend pas le national-socialisme (ni sa paren- d’hui, assez paradoxalement, ce ne sont té d’ailleurs avec l’autre mouvement pas les petits bourgeois bornés et les eth- totalitaire du 20ème siècle : le communis- nocentristes de Le Pen mais ces défenseurs me) aussi longtemps qu’on le considère cosmopolites du respect et de la société uniquement comme un particularisme réac- multicolore qui empoisonnent la vie des tionnaire et raciste ; et on le méconnaît en Juifs. Leur antiracisme sûr de lui se tourne tant qu’idéologie du progrès universalis- actuellement aussi contre les Juifs et nour- te6. Hitler voulait amener l’humanité et son rit un nouveau genre d’antisémitisme. On évolution à sa destination en la libérant des reproche aux Juifs français, de par les signes Juifs. Le homo democraticus que l’Europe visibles de leur identité, non seulement de y oppose depuis la Seconde Guerre mon- se distinguer de l’homo democraticus uni- diale est l’homme universel dont parlent versel, mais on les déclare aussi complices les Droits de l’homme. Ce peut être n’im- des actes et des crimes d’Israël. Qu’il faille porte qui, quel que soit sa nationalité, sa à nouveau du courage pour porter un kep- race, ses mérites, sa classe sociale, ses talents. pel dans certains quartiers et villes diffi- Et bien, cette identité des démocrates euro- ciles a, selon la thèse de Finkielkraut, aussi péens semblait être mise en question de un rapport avec une forme de politique manière dramatique en France lorsqu’à qui est rendue possible justement par l’an- l’occasion des élections présidentielles du 21 tiracisme démocratique de nos jours et qui avril 2002, il est apparu que le candidat excuse le comportement violent des musul- socialiste à la présidence Jospin était battu mans français à l’égard des Juifs. Cette poli- par le candidat du Front National, Le Pen. tique, appelée par Finkielkraut à un autre Des milliers d’inquiets, surtout des jeunes, endroit7 «politique radicale», conçoit la descendirent dans la rue pour, dans une réalité politique en termes d’un combat ou démonstration tout aussi sérieuse que gaie d’un choc universel entre les forces ou des et fière, défendre la démocratie et l’homme volontés du mal et du bien, et depuis la démocratique contre la menace de la Seconde Guerre mondiale tout d’abord Nouvelle Droite. Mais bien qu’Alain entre racistes et antiracistes. L’Autre qui, Finkielkraut partageait leur position poli- dans le discours antiraciste contre le racis- tique (pas de Le Pen), il ne pouvait pas se te ou le nazi, était protégé, a reçu aujour- joindre à la masse dansante. d’hui un autre nom. L’Autre s’appelle D’où provient cette raideur ? Le pamphlet maintenant le peuple palestinien opprimé, Au nom de l’autre constitue dans un certain tandis que le rôle des nazis a été repris par

6 Alain FINKIELKRAUT, L’Humanité perdue. Essai sur le 20ème siècle, Paris, 1996. Voir à ce sujet Theo W.A. DE WIT, ‘Humanisme en fundamentalisme’, in : De uil van Minderva, Vol. 15, n°1 (1998), pp. 41-57, surtout p. 46 ss. 7 Alain FINKIELKRAUT, ‘Dubbelzinnige democrate’, in : idem, Dubbelzinnige democratie. De opmars van de radicale politiek, Nijmegen, 2004, pp. 23-35. 8 Alain FINKIELKRAUT, op. cit., p. 24 9 Michael WALZER, ‘The Four Wars of Israel/Palestine’, in : idem, Arguing about War, New Haven and London, 2004, pp. 113-130. 10 Alain FINKIELKRAUT, op. cit., p. 27. Les italiques appartiennent à l’auteur. 11 Alain FINKIELKRAUT, L’Humanité perdue, op. cit., p. 39.

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les Juifs (ou par l’Etat d’Israël agissant au «ouverture» versus «ethnocentrisme», etc. Et nom des Juifs) et rôle d’Hitler par Sharon. dans la politique radicale se trouve aussi la Psychologiquement, soupçonne le pen- continuité inquiétante avec le passé totalitaire seur français, c’est le mécanisme de l’amour comme nous allons le voir. déçu qui joue ici un rôle. L’antiraciste euro- péen découvre que les Juifs ne répondent plus du tout à son codex moral. Tandis Mais la réduction de la complexité réalisée qu’il adhère lui-même à des valeurs post- par la politique radicale a encore d’autres nationales et cosmopolites, les Juifs sem- conséquences. Le codage moral asymétrique blent les trahir avec leur idolâtrie du lieu, du d’oppositions et de conflits entre groupes territoire et de la souveraineté. Déçu par les d’hommes balaye aussi la sphère dans laquel- critères moraux des Juifs «réellement exis- le ils étaient pensés traditionnellement et tants», l’antiraciste retourne à l’archétype de résolus dans la mesure du possible : la sphè- la politique radicale : il y a en jeu une force re politique, dans laquelle peuvent exister diabolique (dans le paradigme : le nazi) qui des amis et des ennemis politiques, des persécute sa victime et l’opprime. guerres mais aussi des compromis et un Aujourd’hui les Israéliens forment cette traité de paix. A l’intérieur des schémas de la puissance diabolique, ils ne sont pas politique radicale il n’y a pas de place pour capables de «percevoir les Arabes comme la figure traditionnellement appelée l’enne- des êtres humains» comme le trouve mi politique. La politique radicale dans sa Finkielkraut par exemple chez le polito- variante antiraciste est tellement sous l’em- logue Emmanuel Todd8. prise du «plus jamais ça» qu’elle ne reconnaît plus de réalité politique et voit partout la Ce qui est balayé ici c’est la complexité du répétition de la scène originelle du nazi et de conflit entre Israël et les Palestiniens, une sa victime. Et avec un nazi ou un raciste on complexité à laquelle par exemple a été ren- ne peut pas négocier, on ne peut que le com- due récemment justice par le philosophe battre et le punir. Dans les mots de Michael Walzer lorsqu’il a distingué quatre Finkielkraut : «là ou la morale a fait place guerres entre les Israéliens et les Palestiniens : nette de l’ennemi, celui-ci resurgit dans la la guerre d’usure palestinienne pour l’ex- forme démoniaque de l’ennemi de l’Autre, tinction de l’Etat Juif, la guerre Palestinienne c’est-à-dire l’ennemi du genre humain. Dès pour un État indépendant à côté d’Israël, lors, rien n’est plus négociable : l’inexpiable la guerre menée par Israël pour sa sécurité et dicte sa loi»10. sa défense, et finalement la guerre israélien- ne pour le renforcement des implantations et l’annexion aussi étendue que possible du Ici nous en venons à la thèse cognitive- territoire conquis en 19679. mélancolique et à une vision importante de Finkielkraut. La thèse : l’abolition de la Au fond, la politique radicale signifie pour figure de l’ennemi politique dans la poli- Finkielkraut (comme pour Hannah Arendt) tique radicale n’est pas un progrès mais toujours l’effacement de données, faits et dégage plutôt le chemin pour la déshuma- événements en faveur d’un schéma moral de nisation de l’ennemi. La vision : l’assimila- base simple. Dans ce schéma de base, il s’agit tion de l’autre dans un narratif de progrès toujours d’une dichotomie entre forces et moral où la revendication du «monopo- puissances du bien et du mal : aujourd’hui le» sur l’être homme11 crée une catégorie par exemple «tolérance» versus «stigmati- d’hommes qui sont placés en dehors de sation», «solidarité» versus «ségrégation», l’humanité.

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III. Carl Schmitt : l’ennemi xénophobie et d’exclusion et je reste neutre tout en méprisant les deux parties. Ou je et le criminel suis indigné de la xénophobie d’une des Dans le livre Les Battements du Monde deux et j’exige qu’on combatte ou qu’on (dialogue avec Peter Sloterdijk) paru presque élimine les xénophobes. Le «simplisme au même moment que le livre Au nom de d’Hitler» consistait, comme nous l’avons l’Autre, Finkielkraut reprend le thème du vu, dans le fait qu’il voulait libérer l’huma- côté problématique de l’humanisme euro- nité des Juifs. Dans notre réaction à Hitler, péen antiraciste. L’Europe veut se détacher nous risquons de verser dans un simplisme de son passé en souscrivant à la fameuse moral ou manichéen. Car avec notre fixation formule de Levinas sur «l’humanisme de sur la xénophobie et la gêne de notre natio- l’autre homme», remarque-t-il. L’autre peut nalité (qui par définition semble à «exclure») être inconnu, différent, bizarre, il n’est pas que cela comporte, disparaissent derrière ennemi pour autant. C’était la leçon que notre horizon : 1) la figure connue de la tra- l’Europe, pleine de repentis, tirait de son dition de «l’ennemi juste», 2) le caractère passé : la xénophobie, le refus ou l’exclu- tragique de beaucoup de conflits ainsi que 3) sion de l’autre est la cause la plus profonde l’incarnation inévitable des droits univer- des conflits humains. Une des conséquences sels dans une collectivité concrète (la France était que les grands rassemblements natio- par exemple). naux de commémoration devaient être déna- tionalisés. Ainsi un historien français a constaté qu’aujourd’hui on ne reproche plus L’ennemi juste tellement au tristement célèbre régime de En ce qui concerne le premier point, Vichy d’avoir collaboré avec l’occupant alle- Finkielkraut fait appel à une distinction à mand et ce faisant d’avoir lésé la France, en laquelle s’est heurté Carl Schmitt dans sa tant qu’entité collective, on lui reproche 12 reconstruction du droit public international d’avoir lésé les droits de l’homme . européen ‘classique-moderne’ : la distinc- Finkielkraut soupçonne cependant que par tion entre ennemi et criminel. Dans son livre cette fixation sur le problème de la xéno- Der Nomos der Erde (1950) ce juriste exa- phobie et le virage vers l’universel qu’elle mine le droit européen des gens de ce qu’il comporte, nous sommes toujours obsédés désigne comme ‘l’époque des états’ entre le par le «simplisme monstrueux» d’Hitler. 16ème et le 20ème siècle. Ce droit des gens Car si je considère l’exclusion de l’autre reposait sur un refoulement et une neutra- comme le mal par excellence, je n’ai que lisation de la doctrine du Moyen Age de la deux possibilités pour une prise de posi- guerre juste, de la catégorie de la iusta causa, tion lors de conflits actuels. Ou je suis d’avis centrale dans ce système et en général de que les deux parties se rendent coupables de l’autorité de droit international de l’Eglise.

12 Alain FINKIELKRAUT & Peter SLOTERDIJK, Les Battements du Monde, Paris, 2003, p. 138. 13 Carl SCHMITT, Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum, Berlin, 1974 (original de 1950), p. 91. 14 Vattel, cité par Jean-claude Monod, «La déstabilisation humanitaire du droit international et le retour de la ‘guerre juste’ : une lecture critique du Nomos de la terre», in : Etudes philosophiques, n°1 (2004), pp. 39-56, p. 45. 15 FINKIELKRAUT et SLOTERDIJK, Les battements du monde, op. cit., p. 139. 16 FINKIELKRAUT et SLOTERDIJK, op. cit., p. 140. 17 FINKIELKRAUT et SLOTERDIJK, op. cit., p. 142.

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Au lieu de cela ce sont maintenant les Etats reconnaissent leur partialité sans vouloir souverains égaux en droits qui sont le point être arbitre. Un ennemi de l’humanité (un de départ formel pour la détermination de la voyou, un nazi, un raciste), nous mène à la question de ce qui peut être considéré position fatale, car divine, de devoir gagner. comme une guerre juste. Cet ordre nou- Dans la guerre classique la victoire n’était pas veau du droit des gens entre Etats «ne par- vue comme un devoir moral absolu, mais le tait plus d’une iusta causa, mais d’un iustus résultat d’une confrontation avec l’ennemi hostis et considérait toute guerre interétatique était considéré assez souvent comme une entre deux souverains, jouissants des mêmes ordalie. Mais aujourd’hui, comme Peter droits, comme une guerre juste. Ce iustus Sloterdijk approuve son partenaire dans le hostis est distingué du criminel, c’est-à-dire débat, «la position divine est intégrée à la l’objet d’une action punitive»13. Selon la façon dont les pays de l’Ouest font la guer- formule devenue classique de Vattel de 1758 : re - et cela jusque dans la technologie mili- La guerre en forme doit, quant à ses consé- taire». Ils pensent avoir à faire à des voyous quences, être considérée comme juste de ou Etats-voyous, terroristes, fondamenta- part et d’autre14. Le criminel doit être puni listes non assimilables et ce combat, qui ne mais l’ennemi a, comme l’égal d’un autre peut pas avoir le caractère d’un duel cheva- souverain, le droit d’exister. Finkielkraut leresque, contient toujours un élément d’ex- rappelle par le biais de Schmitt la distinction terminisme16. En revanche, la formule du de droit international entre ennemi et cri- conflit tragique est à «tout point de vue jus- minel, car sa disparition - même avec des tifiable, personne n’est juste»17. Le caractè- bonnes intentions - génère aujourd’hui une re transcendant de la justice (personne ne s’y nouvelle sorte de «cause juste» unilatérale et confond) est gardé, tout comme l’idée de une nouvelle sorte d’asymétrie entre enne- l’ordalie rendait impossible de voir la guer- mis : «Imbue de l’Autre homme jusqu’à re comme la réalisation rationnelle de la oublier sa propre pesanteur, sa propre ter- cause juste d’une des parties. ritorialité, l’Europe se targue d’en avoir fini avec le fantasme de l’ennemi. Toute à sa juste cause, elle abolit, en réalité, la figure du Le monde est un justus hostis et ressuscite, sous la forme de l’ennemi de l’Autre, la figure monstrueuse de pluriversum 15 l’ennemi absolu» . Nous restons sous l’em- Et pour ce qui est du troisième point, la prise de la politique radicale qui ne reconnaît notion d’«ennemi juste» nous ramène à pas l’altérité hostile à visage humain et nous-mêmes, à notre particularité, nos désigne à sa place «l’ennemi du genre limites, notre nationalité. Elle implique la humain». reconnaissance que le monde est un pluri- versum. En effet, nous autres occidentaux, ne sommes pas l’avant-garde cosmopolite de Le caractère transcendant l’histoire ayant la vocation d’être en per- de la justice manence juge et partie dans des conflits. Un exemple est le jeu actuel à deux mains des Ce que la distinction entre ennemi et cri- Etats-Unis. «Aujourd’hui l’humanité a l’oc- minel met en lumière en deuxième lieu, c’est casion de s’assurer la victoire de la liberté sur le caractère tragique de beaucoup de conflits. ses ennemis. Les Etats-Unis sont fiers que En effet, la reconnaissance du iustus hostis cette mission leur incombe» ainsi George crée un espace dans lequel les deux parties Bush, l’actuel président des Etats-Unis, nous

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a rassurés en rapport avec la guerre d’Irak18. Ceci rend même possible de mettre de côté En même temps il souligne en permanence le droit des gens : la morale est supérieure au qu’il s’agit pour lui de la sécurité américaine droit parce que le droit peut toujours impli- et de la sauvegarde des intérêts américains. quer l’injustice. La morale est devenue une Dans ce jeu l’ennemi est décrit une fois arme pour intensifier la disponibilité à la comme le dernier obstacle pour atteindre guerre et pour rendre possible des délimi- la destination de l’humanité, une autre fois tations polémiques nettes entre les gens19. comme un adversaire qui, comme les Etats- Unis, a des valeurs, des points de vue et des intérêts que l’on peut négocier. Plus d’un - IV. Les symboles surtout dans l’ancienne Europe dois-je peut- de ce qui est perdu être ajouter - a remarqué que la guerre des Etats-Unis contre l’Irak est surtout légitimée Le iustus hostis, la guerre en forme, l’ «orda- comme une «guerre contre le mal» tout lie» : ce sont autant de «symboles de ce qui court. Ceci procure une sorte de passe-par- est perdu» (Saner), symboles qui se rap- tout moral de générosité. L’arrière-plan est portent à la reconnaissance de l’aspect tra- assez paradoxalement probablement la sen- gique des conflits entre collectivités. sibilité contemporaine pour la légitimité Symboles envers lesquels ni l’humanisme antiraciste contemporain et l’esprit mis- morale d’une guerre. Pendant la guerre du sionnaire américain, ni la politique radicale Vietnam, les étudiants chantaient devant la totalitaire du 20ème siècle ne se rapportent, maison blanche : «How many babies did fixés comme ils sont tous sur l’identifica- you kill today, L.B.J. ?». On peut considérer tion d’un «crime fondateur»20 et sur l’éli- cela comme un progrès mais c’est un progrès mination de son auteur. douteux. Car ce que des détenteurs de pou- voir comme Bush Jr. ont appris de cela, c’est Il va de soi qu’un rappel cognitif-mélanco- qu’une guerre qui n’est pas soutenue par lique de ces symboles ne peut pas signifier les convictions morales de la majorité de la qu’un retour à l’ennemi juste d’autrefois population ne peut pas être menée à son soit possible. Cela ne ferait rien d’autre que terme. Il faut donc s’adresser au ciel moral. de générer de nouvelles illusions au lieu

18 Cité chez MONOD, op. cit., p. 56. Les italiques appartiennent à l’auteur. 19 Voir à ce sujet Rüdiger BITTNER, ‘Gute Kriege, böse Feinde’, in : Information Philosophie, octobre 2004, n°4, pp. 7-16. 20 FINKIELKRAUT, ‘Dubbelzinnige democratie’, op. cit., p. 24, p. 26. 21 Carl SCHMITT, Der Begriff des Politischen, Berlin, 1963, en néerlandais : Het begrip politiek, Amsterdam, 2001, pp. 47-48. 22 Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, Paris, 1994, p. 102. 23 SCHMITT, op. cit., p. 46. 24 Voir à ce sujet Theo W.A. DE WIT, ‘Op zoek naar de vijand. De agressiviteit van de vooruitgang volgens Carl Schmitt’, in : A. BRAECKMAN e.a., Onbehagen met de moderniteit : De revolte van de intellectuelen 1890-1933, pp. 116- 144 ; notamment p. 127 et ss. 25 Carl SCHMITT, ‘Vorwort’ pour l’édition italienne du livre Der Begriff des Politischen, in : Helmut QUARITSCH (red.), Complexio oppositorum. Ueber, Berlin, 1988, pp. 269-275 ; p. 272. «Le progrès actuel réfère à l’avenir et provoque des attentes grandissantes qu’il dépasse ensuite par de nouvelles attentes, encore plus élevées. Son attente politique vise cependant la fin de toute politique (das Ende alles Politischen). L’humanité est considéré comme une société uniforme, au fond déjà pacifiée ; il n’existe plus d’ennemis ; ils deviennent partenaires dans un conflit ; au lieu d’une politique mondiale il faut arriver à une police mondiale».

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d’écarter l’illusion contemporaine. On est de lutte armée qui se soustraient au modèle pénétré, chez Carl Schmitt, de la manière la classique d’une guerre entre Etats souve- plus nette, de l’impossibilité d’un tel retour. rains ou l’ennemi portait toujours l’uniforme. Il écrit indéniablement, avec une certaine De là vient que Schmitt, déjà en 1963, en nostalgie, sur la période du Ius Publicum arrive à la conclusion que «l’époque basée sur Europaeum : (...) l’Etat européen classique l’Etat touche maintenant à sa fin» et partant avait réalisé quelque chose d’invraisem- aussi «toute la construction de notions se blable : établir la paix à l’intérieur de ses rapportant à l’Etat»23. Par l’émancipation frontières et éliminer l’hostilité comme de l’hostilité de l’Etat, la régulation, la limi- notion de droit. Il avait réussi à éliminer la tation et la modération de l’expression de vendetta, institut du droit du Moyen Age, l’hostilité humaine devinrent donc de nou- mettre un terme aux guerre civiles de religion veau une question ouverte. du 16ème et 17ème siècle, qui avait été menées On peut d’ailleurs aussi mesurer, à l’œuvre des deux côtés comme des guerres justifiées de Schmitt, les conséquences de l’écroule- par excellence, et à créer sur son territoire ment de cette construction de notions éta- tranquillité, sécurité et ordre (...). L’aspect tiques pour la notion d’ennemi. Ce juriste se classique de ce modèle est la possibilité de voit obligé au fil des années de faire tou- distinctions univoques et claires. Intérieur et jours de nouvelles distinctions (et problé- extérieur, guerre et paix, en temps de guer- matiques, instables)24. Le plus basique est re militaire et civile, neutralité ou pas de cependant la distinction qu’il fait entre «l’en- neutralité, tout ceci est distingué clairement nemi conventionnel» du droit des gens clas- et n’est pas mélangé intentionnellement (...) sique et «l’ennemi absolu» des idéologies Aussi l’ennemi possède un statut, il n’est de progrès universalistes. Et ici l’analyse de pas criminel. La guerre peut être circonscrite Schmitt converge sur un point central avec et entourée de limitations provenant des les diagnostics de Finkielkraut au sujet de la droits des gens»21. «politique radicale». Déjà dans une publication de 1989 où Schmitt a compris comme nul autre que la Finkielkraut se retourne contre la «senti- période du Ius publicum European est passé mentalisation» (et donc l’abus) de la catégorie pour toujours et que de ce fait aussi le rôle juridique - introduite lors des procès de d’une raison d’Etat opérant en grande partie Nuremberg - de «crime contre l’humanité» détachée de la société est terminé. à l’occasion du procès contre le criminel de L’inquiétude dont témoigne son œuvre - guerre Klaus Barbie (1987), il a observé la Jacques Derrida l’a appelé il n’y a pas si long- cohésion entre la pulsion d’identifier un temps «un veilleur lucide et insomnieux»22 - ennemi absolu et le fait de chérir l’idylle se rapporte avant tout au fait que Schmitt, d’une humanité fraternelle. Schmitt parlerait pendant sa longue vie, fut témoin de ce que ici du désir de la fin de la politique25. nous pouvons appeler l’émancipation de l’hostilité de l’Etat. Qu’il s’agissent des formes Le sens de la notion de «crime contre l’hu- multiples de la guerre civile (la lutte interna- manité» était de pénaliser le génocide planifié tionale des classes, la guerre des partisans, d’un service public criminel. La notion avait la guérilla offensive et défensive, les variantes pour but de créer de nouveau une relation diverses du combat terroriste) ou bien de entre le «crime» et «l’auteur» humain, une «guerre froide», la guerre de dissuasion relation qui avait été rompue parce que ces nucléaire entre empires et la guerre huma- auteurs avaient disparus totalement derriè- nitaire de nos jours : ce sont toutes des formes re le service public criminel de l’appareil

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nazi dont ils étaient devenus les rouages. Comme la politique totalitaire fait de l’his- Mais lors du procès contre ce criminel de toire le théâtre d’un choc entre l’oppres- guerre auquel il assistait comme auditeur, seur et l’opprimé, ou entre un monde Finkielkraut a constaté que non seulement dominé par les Juifs et un monde libéré les défenseurs mais aussi les accusateurs de d’eux, ainsi la conception sentimentale de la Barbie se sont laissés séduire à élargir la politique voit surtout une confrontation notion de «crime contre l’humanité» au entre une humanité gentille et fraternelle et point que celle-ci se diluait dans un «crime des gens insensibles et grossiers. Ce que la contre la vertu de l’humanité». pensée politique sentimentale et la pensée totalitaire ont en commun, c’est la promes- C’est exactement ici que revient la politique se d’une humanité solidaire, heureuse et par radicale sous forme d’une nouvelle varian- là le désir de la fin de la politique. A cet effet te de l’idéologie de l’humanité universaliste les deux réduisent la diversité politique exis- (qui avait caractérisé les deux totalitarismes). tante à une grande confrontation mani- Comme Hannah Arendt, Finkielkraut se chéenne entre l’humanité fraternelle et les retourne dans ses écrits contre la préten- ennemis de l’humanité, les obstacles pour tion politique qui fait que l’histoire suit une une affection universelle. loi de développement scientifique constatable et peut être expliquée comme un seul procès Selon Finkielkraut, on devrait se méfier pro- cohérent qui vise le perfectionnement ou fondément de ce «conte populaire», parce l’avancement de l’humanité26. Arendt parle que «la pire violence ne naît pas de l’anta- ici d’idéologie, Finkielkraut de «politique gonisme entre les hommes mais de la certi- radicale». tude de les en délivrer à tout jamais». Cet ennemi de l’humanité n’est plus un ennemi Eh bien, dans la conception sentimentale politique mais un «monstre répugnant». A de la notion de crime contre l’humanité, ceci il ajoute en guise de conclusion que l’humanité est soumise à nouveau à une loi «l’humanité cesse d’être humaine dès lors de motion : la loi morale et affective du qu’il n’y a plus de place pour la figure de l’en- cœur. Selon la logique du cœur, c’est à cause nemi dans l’idée qu’elle se fait d’elle-même d’un manque de sensibilité, parce que l’hu- et de son destin»28. C’est une phrase que manité n’est pas encore assez humaine, qu’il Carl Schmitt aurait pu écrire. existe encore des actes ignobles qui échap- pent à la catégorie «crimes contre l’huma- nité» : plus le terrain couvert par la violation 5. Enfin : la ligne de partage de la loi est large, plus le genre humain s’ap- par le cœur de chacun proche d’une situation idéale où, réuni contre le crime, il peut enfin annoncer que tout Quelle peut être la conclusion de la mémoi- l’inhumain lui est étranger27. re cognitive mélancolique de l’altérité poli-

26 FINKIELKRAUT, Zinlose herinnering, op. cit., p. 75. 27 FINKIELKRAUT, Zinlose herinnering, op. cit., p. 69. 28 FINKIELKRAUT, op. cit., p. 82, pp. 83-84 ; Fr. p. 100. 29 FINKIELKRAUT, L’ingratitude. Conversation sur notre temps, Paris, 1999, Traduction néerlandaise, Ondankbaarheid. Een gesprek over onze tijd, Amsterdam, 2000, p. 59. 30 FINKIELKRAUT & SLOTERDIJK, op. cit., p. 81 ; Fr. p. 99. 31 Carl SCHMITT, Glossar32 FINKIELKRAUT, Zinlose herinnering, op. cit., p. 81. ium, Berlin, 1991, p. 36.

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tique hostile d’une période précédente de nier que les conflits politiques ont une l’histoire européenne ? Peut être cette dimension morale, mais d’établir une sphè- mémoire peut-elle nous préserver tout re où est offert un contrepoids contre la d’abord de l’idylle d’une humanité fraternelle pensée digitale qui domine souvent dans la qui aurait détaché son inhumanité et aurait politique moralisée. L’autre a dans cette pen- sous-traitée à une catégorie spéciale de sée, ou bien «la tendre figure du frère», soit monstres appelés bien entendu aujourd’hui «celle effrayante de l’assassin»32. Dans l’arè- fanatiques, terroristes et (Etats) voyous. ne politique cependant les joueurs portent un Cette formule d’outsourcing moral est insé- masque qui cache leurs convictions les plus parable d’un idylle impitoyable, car là dedans profondes, leurs doctrines de salut de natu- «l’idée de la paix se confond avec l’idée de la re morale, religieuse ou de leur philosophie victoire» comme le dit Finkielkraut29. de l’histoire. Ce masque - formé par un cer- tain vocabulaire, par les rites de la politique En deuxième lieu cette mémoire peut nous parlementaire et internationale et de la diplo- faire comprendre qu’une hostilité relative matie, par des moments arbitraires enca- et donc modérée est impossible sans un drés où la discussion est terminée et les code partagé entre ennemis - donc sans une décisions prises - nous protège non seule- amitié minimale entre adversaires qui rend ment contre l’assiduité de l’autre politique ou possible le maintien d’un tel code (d’hon- adversaire «qui dit ce qu’il pense» et sent, neur). Sloterdijk parle dans son dialogue mais surtout contre notre propre tendance avec Finkielkraut à juste titre de la nécessi- à l’expansion et à l’élargissement de notre té d’aujourd’hui d’un code de combat et ego. La sphère politique est le mât où nous même de la responsabilité et «le souci de nous attachons comme dans la fameuse his- l’ennemi»30. Aussi Schmitt disait sans équi- toire d’Ulysse. Les doctrines de salut reli- voque que le droit des gens européen - clas- gieux mais aussi les doctrines politiques sique, moderne - est basé sur un ordre porté modernes et les idéologies de progrès ont en par tous les partis. Un tel ordre implique effet une tendance naturelle à imposer leur aussi des notions communes. Lorsque les version du bien suprême à tout à chacun. ennemis n’ont plus de notions communes - Partout où il y a un bien suprême en jeu, il ainsi une formulation de Schmitt - «toute y a une menace «de la subjugation dans notion (Begriff) devient une atteinte (Über- l’air», c’est ainsi que Paul Ricoeur exprime griff) dans le camp de l’ennemi»31. C’est cette donnée. Et dans des sociétés plura- déjà évidemment le cas aujourd’hui avec listes comme la nôtre doivent cohabiter des des notions asymétriques, utilisables uni- gens qui, à partir de leurs convictions de quement de manière unilatérale comme salut, se considèrent soit comme des «nihi- «terroriste», «fondamentaliste», «ennemi listes infidèles» ou «relativistes», soit comme de l’humanité», «Etat voyou», «axe du mal», des adhérents «serviles» à une autorité reli- etc. De telles notions supposent la position gieuse, des restes «dépassés» d’une époque d’arbitre et ne peuvent que fonctionner comme un boomerang dans un monde pro- révolue ou des gens ayant une conscience fondément divisé comme le nôtre. «tribale» doivent être, comme des enfants, (ré)éduqués par notre offensive civilatrice. En troisième lieu, cette mémoire nous rap- Que la disqualification de l’autre dans une pelle la nécessité de reconnaître l’autono- culture d’expression libre comme la néer- mie relative de la sphère politique à côté et landaise puisse prendre des formes encore en face de la morale (et en face de l’économie beaucoup plus grossières, Theo Van Gogh et des médias). A cet égard, il ne s’agit pas de l’a montré comme aucun autre et a dû fina-

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lement le payer de sa mort. Au vu de cette pluralité, la sphère politique moderne est le mât auquel nous nous attachons parce qu’el- le repose sur la pensée qu’il est possible de faire justice à l’autre sans embrasser sa véri- té, donc sur la disjonction de la vérité et de la justice.

Enfin, une question qui revient régulière- ment dans le long dialogue entre Finkielkraut et Sloterdijk dans Les Battements du monde, c’est la simple question de ce que la maturi- té (politique) peut impliquer. Je souscris entièrement à la réponse de Finkielkraut : maturité veut dire «n’avoir plus besoin d’un salaud pour incarner la mauvaise part de l’Histoire». A cet endroit il cite Soljenitsyne selon qui «la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme». Et, ajoute-t-il, qui voudrait détruire un mor- ceau de son propre cœur ?33 C’est aussi la réponse à la question Hobbesienne : si c’est uniquement l’ «horreur extérieure» qui rend possible de vivre en société. L’Autre hosti- le n’est pas la condition de cette maturité politique mais il la met à l’épreuve.

33 FINKIELKRAUT & SLOTERDIJK, op. cit., p. 148.

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MAURICE WEYEMBERGH Professeur de philosophie à l’Université Libre de Bruxelles et à la Vrije Universiteit Brussel

L’apocalypse, le politique et le partisan

Aspects de la pensée de Carl Schmitt

Personnage controversé, s’il en est, C. moins potentiellement, par de la violence Schmitt1 - Gopal Balakrishnan a intitulé le et par des morts d’hommes. Les périodes livre qu’il lui consacre The Enemy. An heureuses, celles où il ne se passe rien comme Intellectual Portrait of Carl Schmitt2 et Jan- dirait Hegel, les pages blanches de l’histoi- Werner Müller A Dangerous Mind. Carl re n’incitent guère à la réflexion politique : la Schmitt in Post-War European Thought3 - politique se borne à expédier les affaires appartient à cette catégorie de grands pen- courantes et se limite à la routine, à la répé- seurs de la politique auxquels leurs écrits et tition, à l’application des recettes habituelles leurs choix politiques ont conféré une répu- qui suffisent à maintenir le cap. L’expérience, tation sulfureuse. Pensons à Bodin, à sur le plan politique, de situations limites, Machiavel, à Hobbes, trois auteurs que le pour reprendre une notion de K. Jaspers - ce juriste allemand a d’ailleurs beaucoup pra- que Schmitt appelle Ausnahmezustand, état tiqués. On pourrait y ajouter, mais dans d’exception -, est donc à la fois une grâce et une moindre mesure, Platon et Max Weber. une malédiction : une grâce puisqu’elle obli- Ils ont en commun d’avoir connu des ge à innover et à ne pas se contenter du périodes troubles, des temps de change- prêt-à-porter politique, une malédiction ments profonds, de bouleversements, de puisqu’elle requiert des pensées et des actions guerres civiles où les choix politiques ne nouvelles dont les conséquences sont lar- sont pas innocents mais se traduisent, au gement imprévisibles. L’activité politique

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implique la responsabilité de ses agents et le extension des prérogatives exceptionnelles du drame des périodes troubles est qu’il est Président pour limiter les menaces des par- difficile de prévoir les conséquences de ses tis révolutionnaires. L’interprétation : Schmitt choix, puisqu’il y a, comme dirait Merleau- n’aime guère la République de Weimar dont Ponty, de l’imprévisible en politique4. Il faut le régime est le résultat d’une défaite et qui donc assumer les conséquences de ses choix, fait par trop place aux partis et au parle- même si ces conséquences n’étaient pas évi- mentarisme. Il a toujours considéré d’ailleurs dentes au moment même de ces choix. Les que la constitution de la République était difficultés pour les protagonistes de ces grosse d’interprétations différentes. A-t-il périodes où tout bascule se doublent donc alors réellement voulu la sauver en la trans- du fait que ceux qui les jugent lorsque l’his- formant peu ou prou en un régime prési- toire-se-faisant est devenue histoire faite, dentiel de type autoritaire (qui correspondait connaissent ces conséquences et succom- plus à ses préférences et se basait sur la fonc- bent souvent à l’illusion rétrospective : ils tion publique et l’armée) ou a-t-il délibé- projettent dans le passé une connaissance rément voulu détruire par ses propositions que les acteurs de ce passé ne pouvaient la République en changeant sa nature et avoir. préparer ainsi le régime nazi, lequel fera d’ailleurs un usage tout à fait exclusif de Donnons d’entrée de jeu un exemple de la l’article 48 ? Quelle version retenir ? Il y a des difficulté qu’il y a à interpréter certains textes interprètes qui font de Schmitt un défen- du juriste et à les faire correspondre au com- seur loyal de la Constitution de Weimar portement de leur auteur. Nous verrons comme H. Quaritsch6 et G. Maschke7 (les que c’est parfois l’interprète qui choisit et modifications visent à sauver l’essentiel, ce impose sa lecture sans pouvoir en démontrer qui est l’avis de Schmitt lui-même après la la justesse : nous pourrions dire par jeu et en défaite des nazis), et ceux qui en font un appliquant la terminologie de Schmitt que partisan non encore avoué de Hitler comme l’interprète fait preuve de souveraineté, qu’il Bl. Kriegel8 (les modifications servent à la prend la décision. L’exemple : le juriste a subvertir et à la détruire, ce qui est l’avis de voulu renforcer les prérogatives du Président Schmitt après la prise de pouvoir par les de la République de Weimar en interpré- nazis9). Or, jusqu’à la prise de pouvoir en tant dans ce sens le fameux article 48 de la 1933, Schmitt a donné des gages aux défen- Constitution qui fixait l’état d’exception : seurs de la République, par son attitude par pour éviter la guerre civile que l’opposition exemple dans un procès de l’Etat allemand des partis communiste et national-socialis- contre un de ses Länder, la Prusse10. Après te et leur volonté de s’emparer du pouvoir la prise de pouvoir il passe avec armes et risquaient de déclencher, il lui semblait qu’il bagages du côté nazi et il se fait membre fallait élargir le pouvoir souverain du du parti. Il y a des éléments qui peuvent Président, quitte à ne pas respecter la légali- justifier l’une ou l’autre interprétation, mais té5. Schmitt place la légitimité - le maintien l’interprète ferait bien d’être prudent avant de la constitution dans ce qu’elle a de plus de trancher. Schmitt a écrit et agi dans le fondamental, le maintien des principes essen- feu de l’action et il n’est pas impossible que tiels qui ont présidé à sa réalisation - au- le côté aléatoire des événements l’ait rendu dessus de la légalité, c’est-à-dire des lois lui-même imprévisible, obscur à lui-même. constitutionnelles particulières : en l’occur- Il y a le Schmitt d’avant 1933 et celui qui lui rence, le maintien de la République de succède : le passage de ce cap reste un pro- Weimar justifiait, aux yeux du juriste, une blème. Est-ce un simple changement d’ac-

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cent ou un changement de nature, interro- en France ; nous traitons ensuite de la vision gation qui correspond à une question plus que le juriste a du christianisme, lequel générale et beaucoup plus vaste : les régimes constitue l’horizon de sa pensée ; dans la totalitaires ne sont-ils que des dictatures, dernière partie, nous envisageons sa concep- des régimes autoritaires ou représentent- tion du politique et sa théorie du partisan. ils, comme H. Arendt le croyait, des régimes inédits, inconnus des typologies tradition- I. Le succès récent nelles ? de C. Schmitt en France Faut-il rappeler qu’un penseur, fût-il du niveau de Schmitt, reste pour une part non Schmitt est - malgré ou grâce à cette répu- négligeable obscur à lui-même : comment tation - très à la mode ces derniers temps en alors juger cette part d’obscurité qui l’habi- France, ce dont témoigne la multiplicité de te - elle s’ajoute à l’imprévisibilité des évé- livres et d’articles qui lui sont consacrés. nements - et qui nous habite tous ? Dans une Renvoyons d’abord à la préface qu’Etienne interview avec D. Groh et K. Figge de Balibar, l’auteur avec L. Althusser - qui a été 11 1972 , il dit sa difficulté à décider, lui qu’on un des maîtres à penser du parti communiste considère comme un décisionniste ; déclare français - de Lire le Capital13, a donnée à la ne pas avoir voté le 5 mars 1933 lors des traduction du livre de C. Schmitt Der élections qui donnèrent à Hitler, au pou- Leviathan in der Staatslehre des Thomas voir depuis le 30 janvier, l’essentiel du sou- Hobbes14. La préface commence par une tien populaire dont il avait besoin pour question très prudente : «Lire, étudier radicaliser sa politique ; considère, avec le Schmitt ?» et la réponse prend environ dix recul, qu’il menait, bien que participant aux pages. Citons-en l’extrait suivant : événements et élaborant des théories, une «Une rumeur court le microcosme uni- existence essentiellement privée ; rappelle versitaire : voici qu’une nouvelle et peu qu’alors qu’il logeait à l’hôtel à Munich pour recommandable alliance aurait été conclue se rendre, comme chaque année à Pâques, à entre une partie des intellectuels de gauche Rome, il reçut le 31 mars 1933 un télé- (variantes : ‘gauchistes’, ‘marxistes’) et cer- gramme l’invitant à se rendre au tains courants de la pensée d’extrême droi- Staatsministerium et que c’est de cette maniè- te, nostalgiques plus ou moins avoués du re qu’il à commencé à collaborer avec le ‘nouvel ordre européen’ des années 1940. nouveau régime. Il ajoute qu’il n’a pris sa L’intermédiaire de cette fâcheuse ren- carte de parti qu’un mois plus tard et il ter- contre : Carl Schmitt, le juriste allemand mine en disant, en français, «On s’engage, de sinistre réputation, ou du moins son puis on voit». œuvre, élevée après coup au rang de ‘gran- Notons que les précautions qui nous sem- de philosophie politique’»15. blent indispensables ne visent pas à absoudre Charles Zarka a écrit dans sa revue Cités Schmitt, mais à éviter les jugements qui sont (numéro 14, 2003) un bref article intitulé d’autant plus définitifs qu’ils ne se mettent «Présentation de Carl Schmitt le nazi» dont pas en question12. La certitude subjective une version abrégée est parue dans Le de l’interprète ne produit pas la justesse de Monde du 6 décembre 2002 sous le titre son interprétation. «Carl Schmitt philosophe nazi». Dans une Notre étude comporte trois parties : dans la note il y attaque le texte de Balibar. Zarka a première nous analysons brièvement le suc- joint à son étude dans la revue la traduc- cès récent mais tardif de l’œuvre de Schmitt tion de deux articles de Schmitt qui appar-

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tiennent à ce qu’il a pu écrire de plus autre âge. C’est ainsi que l’auteur de la inacceptable : «Der Führer schützt das Théologie politique saluait en 1922 Lénine Recht. Zur Reichstagsrede Adolf Hitlers comme un ‘frère extrémiste’, et l’enchaî- vom 13 Juli 1934»16 et «Die deutsche nait au char de sa théorie. Aujourd’hui, ce Rechtswissenschaft in ihrem Kampf mit sont les orphelins de Lénine et de Mao qui dem jüdischen Geist»17. Le premier pré- appellent l’auteur de Parlementarisme et sente une justification juridique du meurtre démocratie à la rescousse pour ne pas de Röhm et des SA, épisode connu comme avoir à penser la démocratie en termes «La nuit des longs couteaux». Il existe des parlementaires»20. interprétations différentes de cette étude, mais il est indéniable qu’elle constitue la La revue Le Débat a consacre quatre articles justification juridique d’un meurtre poli- au juriste allemand sous le titre général, on 18 ne peut plus accrocheur : «Y a-t-il un bon tique . La seconde est la conclusion d’un 21 colloque tenu par le Reichsgruppe usage de Carl Schmitt ?» . Les articles ont Hochschuhllehrer des Nationalsozialistischen été écrits par Catherine Colliot-Thélène Rechtswahrerverbundes dont Schmitt était («Carl Schmitt à l’index ?») ; Giuseppe Duso («Pourquoi Carl Schmitt ?») ; Jean-François le président, dans la langue de l’époque le 22 Reichsgruppenwalter. Il y attaque violem- Kervégan («Questions sur Carl Schmitt») ment les Juifs et entend mettre un terme à et Philippe Raynaud («Que faire de Carl leur influence. Dans les ouvrages consacrés Schmitt ?». L’intitulé général est une ques- à Schmitt en langue allemande, ces textes tion, trois des contributions se terminent étaient connus depuis longtemps. par un point d’interrogation et la quatrième commence par le mot question. Comment En 2002 Daniel Lindenberg a publié un ne pas être frappé par ces interrogations en livre, Le rappel à l’ordre. Enquête sur les cascade qui manifestent bien la difficulté nouveaux réactionnaires19, qui a fait beau- qu’il y a à saisir le personnage et ses inten- coup de bruit et suscité bien des discus- tions réelles ? sions. Comme le titre l’indique, il s’agit de remettre de l’ordre au sein de l’intelligentsia Insistons particulièrement sur l’ouvrage de française de gauche dont trop de membres Norbert Campagna Le Droit, le politique et la guerre. Deux chapitres sur la doctrine de flirtent avec des idées de droite ou même 23 avec des propos réactionnaires. Cette allian- Carl Schmitt . L’ouvrage se veut «une ce artificielle aurait conduit au choix de Le reconstruction - dans l’ensemble charitable, Pen comme candidat au second tour des mais pas pour autant complaisante et aveugle élections présidentielles. Une partie de cha- à certains aspects dangereux - des positions pitre est intitulée «De Tocqueville à schmittiennes» (pp. 17-18). Campagna va Schmitt» : y sont critiqués des membres de au fond des choses sur deux points essentiels cette intelligentsia, y compris des marxistes de cette pensée : d’abord le rapport du poli- qui ont troqué Marx pour Tocqueville afin tique et du juridique (le premier doit-il et d’oublier le père du communisme et qui peut-il être soumis au second, ce qui est la trouvent leur inspiration chez Schmitt qu’ils conception libérale, ou y a-t-il des éléments estiment à la fois sulfureux et stimulant. qui échappent de toute façon au second - Lindenberg écrit : essentiellement l’Ausnahmezustand, l’état d’exception - de sorte qu’il dépend du poli- «Carl Schmitt rend aujourd’hui au marxis- tique ; l’essentiel est alors de déterminer qui me les services que celui-ci lui a jadis ren- est le souverain, le gardien de la constitution, dus : rajeunir une théorie politique d’un l’autorité qui peut restaurer l’ordre juri-

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dique lorsqu’il est mis en question) ; ensui- Grand Inquisiteur. Carl Schmitt et l’hérita- te le problème de la guerre (dans le droit ge de la théologie politique. L’ouvrage est international classique, les belligérants sont particulièrement intéressant par l’éclairage des égaux, chacun d’entre eux étant souve- qu’il donne de la théologie politique de rain ; avec les deux défaites allemandes, Schmitt en recourant aux exemples russes de l’Allemagne a été jugée responsable, c’est-à- Dostoïevski et de Soloviev : la notion de dire coupable et donc criminelle ; or celui qui katechon qui joue un grand rôle dans les la juge est le vainqueur, non un tiers qui n’a textes de Schmitt et sur laquelle nous revien- pas participé au conflit. Le vainqueur s’arroge drons, gagne ainsi du relief. Rappelons que le droit de juger et de dire la morale, de dire Das Zeitalter der Neutralisierungen und où est le bien et où est le mal ; Schmitt s’in- Politisierungen29 de Schmitt commence par quiète du fait de savoir qui sera ce juge dans la phrase : «Wir in Mitteleuropa leben sous un monde bipolaire ou régenté par une seule l’œil des Russes» («Nous vivons en Europe surpuissance). centrale sous l’œil des Russes»), «sous l’œil des Russes» étant une citation de L. Bloy, Zarka est revenu à la charge avec un livre Un 24 l’écrivain catholique français, auteur e. a. détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt , du Désespéré et de L’Imprécateur, que le dans lequel il analyse deux articles de 1935 juriste allemand admirait. du juriste qui justifie les lois raciales de Nuremberg25. Sans mettre en question le Est-il nécessaire de rappeler que si le «suc- côté atterrant de ces articles, P. Bollon dans cès» de Schmitt est tardif en France, il a été Le Figaro littéraire du 31 mars 2005, s’in- l’objet de très nombreuses études en surge contre les conclusions que Zarka en Allemagne, évidemment, mais aussi dans tire : «une mise en suspicion radicale, et sans les pays anglo-saxons, en Espagne et en la moindre nuance, de la totalité de l’œuvre, Italie30. Rappelons que certains penseurs juridique et politique de C. Schmitt», ce comme R. Aron et J. Freund connaissaient qu’il appelle, en reprenant le terme à Léo parfaitement ses travaux. Strauss, «la reductio ad Hitlerum». Dans le même feuilleton littéraire, P. Simmonot pré- II. Le christianisme de sente le livre tout récent, lui aussi, de David Cumin, Carl Schmitt. Biographie politique Schmitt31 et intellectuelle26. Cumin met l’accent sur le fait que le nazisme de Schmitt était mis en Schmitt a dit de lui-même qu’il était chrétien «wie der Baum grün ist», comme l’arbre question par les nazis eux-mêmes et il ana- 32 lyse leur critique du juriste27. On trouvera est vert . C’est dire que l’on ne peut rendre une brève présentation du même livre dans compte de sa pensée sans faire allusion à ce le Monde littéraire du 25 mars 2005 ; toute qui colore sa vision du monde. Il importe la page VI du feuilleton est consacrée à cependant de savoir de quel christianisme il un article de Roger-Pol Droit : «Les s’agit. En gros - et nous ne pouvons ici que donner une esquisse de ce qui mériterait crimes d’idées de Schmitt et de 33 Heidegger». Il y est question du livre bien des investigations - il s’agit du chris- de Zarka et du livre d’Emmanuel Faye, tianisme de Tertullien et d’Augustin : l’accent Heidegger. L’introduction du nazisme est mis sur la chute et sur les conséquences dans la philosophie28. du péché auxquelles les hommes ne peu- vent échapper, puisque leur nature a été Théodore Paléologue vient de publier un modifiée par la chute et est désormais cor- livre au titre qui intrigue : Sous l’Œil du rompue. Schmitt ne cessera de fustiger toutes

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les tentatives qui visent à contourner ces relations humaines. Schmitt montrera conséquences. Celui qui veut leur échap- avec sa Theorie des Partisanen sur laquel- per et entreprend de transformer la terre en le nous reviendrons, que le politique qui paradis prépare la venue de l’Antéchrist ou repose sur l’opposition ami-ennemi n’est est l’Antéchrist lui-même. Comprenons pas près de disparaître ; bien Schmitt : il ne désire pas augmenter la somme de douleur qui afflige l’humanité, c) le rôle du juriste est alors essentiel dans ce mais il est convaincu que celui qui veut éra- monde où l’opposition de l’ami et de l’en- diquer la douleur et le mal avec des moyens nemi est incontournable : le Staatsrechtler humains - il prend en somme la place de est celui qui essaie d’organiser les rap- Dieu - ne fera que les accroître. Dans une ports humains en temps de paix et en lettre de 1939 de Schmitt au traducteur fran- temps de guerre, mais sans nourrir l’illu- çais de Politische Romantik34, Pierre Linn, sion que le droit imposera la paix uni- que Groh cite, Schmitt déclare : «Jusqu’à la verselle et exclura la guerre. Si l’on veut réapparition du Christ, le monde ne sera exclure la guerre, on finira par criminali- pas en ordre» (op. cit., p. 115). Le salut ne sera ser l’ennemi et rendra les conflits d’autant possible qu’avec le retour du Christ, lequel plus meurtriers. Pour Schmitt, comme le mettra fin à ce que Groh appelle - c’est le titre formule Campagna, «Le droit ne s’im- de son livre - la «Heillosigkeit der Welt», pose pas de lui-même, mais doit être l’absence de salut dans le monde. Il existe imposé. Cette imposition du droit requiert essentiellement deux entreprises humaines le recours à la violence. Mais pour être pour corriger cette situation issue du péché : légitime, cette violence doit toujours être la première consiste à mettre un terme au orientée par l’idée du droit. Orientée dans politique en tentant de le neutraliser ; la le sens où il doit s’agir d’une violence qui deuxième, qui n’est que la dernière tentati- cherche à créer les conditions d’application ve de neutralisation du politique mais qui du droit, orientée dans le sens où la vio- nous concerne directement, fait appel à la lence rencontre des limites dans l’idée du technique35. Elles vont de pair avec le pro- droit» (op. cit., p. 14). Schmitt, qui est blème de la sécularisation qui atteint son partisan d’un Etat fort, veut l’ordre et point culminant avec le développement de la non le chaos ou la barbarie. C’est peut-être technique. sa crainte de la guerre civile en Allemagne et de «l’œil des Russes» qui l’a fait passer, Ce qui précède nous permet de préciser lorsque ses tentatives pour créer un régi- trois choses concernant les perspectives me présidentiel autoritaire ont échoué, ultimes de la pensée de Schmitt, lesquelles en du côté nazi et lui a fait voir dans la vio- sont aussi les présupposés : lence qu’Hitler déchaîne contre les SA a) la solution définitive au problème des l’action du «protecteur» du droit. «On relations humaines n’est possible qu’avec s’engage, puis on voit», à condition tou- le retour du Messie : l’horizon de la pen- tefois, ajouterions-nous, de bien voir et de sée de Schmitt est l’Apocalypse ; regarder ce que l’on voit... Dans le cas de Schmitt, le passage du Rubicon s’est b) l’espoir de réaliser la fin du politique ici- accompagné de cécité. bas est un leurre qui a justifié tous les utopismes. Car l’exclusion du paradis a eu L’Apocalypse est, disions-nous, l’horizon pour conséquence la rivalité et l’opposi- de sa pensée. Mais les choses se compli- tion d’Abel et de Caïn ; les frères ennemis quent du fait que Schmitt reprend une constituent en somme l’archétype des notion, le katechon36, dont le rôle consiste à

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retarder la venue de l’Antéchrist37 qui doit du Messie. Le juriste en Schmitt doit opter précéder le retour du Messie. Le texte fon- pour la voie du katechon : l’ordre que le damental sur le katechon figure dans la droit devrait aider à maintenir sert à retarder seconde épître de Paul aux Thessaloniciens la venue de l’Antéchrist. (II, 2, 5-8) : «Ne vous rappelez-vous pas 38 que je vous ai parlé de cela quand j’étais L’Etat fort protège alors, aux yeux de encore auprès de vous ? Et maintenant, vous Schmitt, du chaos, de la faillite finale, il a savez ce qui le retient, pour qu’il ne soit pour tâche d’empêcher, au moins provisoi- révélé qu’en son temps. Car le mystère de rement, l’avènement de l’Antéchrist. Hitler l’impiété est déjà à l’œuvre ; il suffit que soit est-il alors un Aufhalter ou un Beschleuniger, écarté celui qui le retient à présent. Alors celui qui retarde ou qui accélère l’arrivée de se révélera l’Impie». Texte mystérieux dont l’Antéchrist ? La technique qui devrait neu- Saint Augustin avoue dans La Cité de Dieu traliser le politique ajourne-t-elle ou hâte-t- (XX, 19) ne pas être sûr de bien saisir la elle la venue de l’Impie ? Ou sont-ils, tous les signification. Katechein signifie detinere en deux, de possibles figures de l’Antéchrist ? latin, retenir en français, aufhalten en alle- Spéculations apocalyptiques qui laissent mand, de là le terme Aufhalter que Schmitt l’incroyant plus incrédule encore, lequel ne utilise parfois. Ce qui retient peut être une voit pas comment il est possible de répondre institution ou une personne, ce qui est rete- à de telles questions sinon par une espèce de nu est l’Impie, l’Antéchrist. Autrement dit, pari - on songe à Pascal - ou de saut - on il y a des institutions, comme l’Empire pense à Kierkegaard. romain ou le Saint Empire romain de la Nation germanique, et peut-être des Mais cet arrière-plan apocalyptique donne hommes dont la tâche consiste à retarder à l’existence un caractère extrêmement dra- la venue de l’Antéchrist. matique : condamné, après la chute, à vivre dans un monde que domine l’opposition ami-ennemi, l’homme doit choisir, alors La notion de katechon suscite une tension qu’il ne peut être sûr du bien-fondé de ses entre deux désirs contradictoires : le désir du décisions. Or, chacun de ses choix est peu ou tout autre, de la Jérusalem céleste d’une part prou un choix entre Dieu et le diable. La gra- qui explique l’impatience du croyant à voir vure de Dürer «Reiter zwischen Tod und le Messie revenir, et la crainte d’autre part de Teufel» exprime plastiquement cette situa- devoir mettre un terme définitif au séjour ici- tion : le chevalier chemine entre la mort et le bas. Crainte justifiée traditionnellement par diable et il entrevoit dans le lointain une la conscience de ce que le Messie ne revien- cité, la Jérusalem céleste sans doute, qu’il dra qu’après le règne de l’Antéchrist, règne s’efforce d’atteindre. Tout choix se fait au dont la fin sera accompagnée d’intenses risque de se perdre. souffrances et de terribles destructions. Il y a ceux dont l’impatience veut accélérer la venue du Messie et ceux qui, au contraire, préfèrent que ce jour du Seigneur (dies III. Le politique Domini) vienne certes, mais pas de leur et le partisan vivant. Léon Bloy, qui se disait «le pèlerin de l’absolu», déclarait durant la première guer- Dans ce qui suit nous traiterons successive- re mondiale : «J’attends les Cosaques et l’es- ment du Concept du politique, des tenta- prit saint», exprimant par là l’espoir que le tives de neutraliser le politique et de La déchaînement des hostilités accélère le retour Théorie du partisan.

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1) Le politique des ennemis privés. Certaines langues font la distinction en utilisant des mots diffé- Der Begriff des Politischen est sans doute rents pour le type privé et le type public. le livre le plus connu de Schmitt et il n’a Schmitt insiste sur le fait que le précepte de cessé depuis sa parution de susciter com- Jésus selon lequel il faut aimer ses ennemis 39 mentaires et interrogations . Schmitt s’y ne vaut que pour les ennemis privés, non demande ce qu’est la spécificité du politique pour les ennemis publics (lesquels consti- par rapport à la morale, à l’économique, à tuent un ensemble d’hommes qui peut l’esthétique par exemple. Chacun des trois menacer et détruire le groupe auquel j’ap- domaines (Sachgebiete) précités repose sur partiens). Les rapports avec l’étranger, dont une opposition qui lui est propre et selon l’altérité est radicale, ne doivent pas néces- laquelle le domaine s’organise : le monde sairement causer des conflits qui montent moral est basé sur l’opposition du bien et du aux extrêmes : la guerre reste un cas excep- mal, l’économique sur celle de l’utile et du tionnel, mais elle demeure une possibilité dommageable, l’esthétique sur celle du beau réelle (reale Möglichkeit), expression que et du laid. Ces domaines sont bien séparés les Schmitt utilise très fréquemment. Mais c’est uns des autres et on les reconnaît en fonction le cas extrême, le cas exceptionnel de la polarité qui leur est propre : ces pola- (Ausnahmefall) - lequel reste toujours pos- rités constituent donc les critères des sible, nous le répétons - qui renseigne le domaines respectifs. La spécificité du poli- mieux sur ce qu’est l’opposition de l’ami et tique est qu’il ne constitue pas un domaine de l’ennemi (p. 35). L’antagonisme comme à proprement parler - nous allons y revenir possibilité réelle habite donc le politique. - alors qu’il a lui aussi un critère, qu’il est basé sur une opposition à laquelle on le reconnaît : on ne peut donc le réduire aux critères inhé- Pour Schmitt, le politique qui a bien un cri- rents aux domaines que nous venons de tère auquel on le reconnaît, n’a pas à pro- distinguer. Le critère du politique est celui de prement parler un domaine qui lui est l’ami et de l’ennemi qui désigne «den äußers- réservé, mais il peut en quelque sorte inves- ten Intensitätsgrad einer Verbindung oder tir tous les autres domaines dès lors que Trennung, einer Assoziation oder l’opposition qui leur est inhérente se fait Dissoziation» («le degré extrême d’inten- plus intense. Dans le domaine économique sité d’un lien ou d’une séparation, d’une par exemple, il y a opposition d’intérêts association ou d’une dissociation», p. 27). entre bourgeois et ouvriers, mais celle-ci L’ennemi ne doit donc nullement être por- devient politique si elle atteint un haut niveau teur du mal, laid ou à la source de dom- d’intensité. Le politique s’introduit donc au mages pour être considéré comme ennemi ; sein de l’économique, comme il peut inves- il est simplement l’étranger, l’autre au sens tir le domaine moral, religieux ou ethnique existentiel qui peut menacer ma manière (pp. 37-38). Le Sachgebiet qui était moral, d’être et avec lequel je puis donc avoir des esthétique ou religieux devient politique à conflits. Ceux-ci, qui sont susceptibles de partir d’un certain niveau d’acuité de l’op- monter aux extrêmes, ne peuvent être déci- position qui le constitue, ce qui signifie que dés ni par un tiers impartial ni par un l’ancienne opposition en s’intensifiant fait ensemble de normes (Normierung, p. 27) place à l’opposition ami-ennemi (le renfor- existant préalablement au conflit. cement de la quantité - de l’intensité - de l’opposition cause une différence de sa qua- L’ami et l’ennemi au sens politique sont des lité). Comme l’opposition politique peut amis et ennemis publics et non des amis ou mener au cas extrême, à la guerre - risquer sa

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vie et tenter de prendre celle de l’ennemi il y a en politique des amis et des ennemis actualisent le degré maximal d’intensité (pp. 64-65). On peut se demander si ces d’une opposition -, le groupement politique qualités prêtées à l’être humain sont onto- est le groupement décisif, (maßgebend, p. logiques ou simplement des présupposés 39), son unité est souveraine (elle n’est pas nécessaires à la pensée du politique et du dépendante des autres domaines). Que l’Etat théologique. Schmitt note en effet que est l’unité décisive, repose sur son caractère d’autres disciplines ont des présupposés dif- politique (p. 44) : c’est lui qui décide de férents : le pédagogue est contraint de pen- l’Ausnahmefall, du passage de la paix à la ser l’homme comme éducable et le spécialiste guerre. Il a la compétence de désigner l’en- du droit privé doit admettre que tout nemi extérieur mais aussi celle de désigner homme est présumé bon (p. 63). l’éventuel ennemi intérieur qui menace la L’interprétation que Meier propose et qui survie du groupement. Schmitt considère nous semble correcte41, est que Schmitt veut que ce qui fonde l’acte de donner la mort ou s’en tenir ou donner l’impression qu’il s’en de donner sa vie ne sont ni des normes tient dans Le Concept du politique au niveau éthiques ni des normes juridiques ; ces actes du discours scientifique et éviter, dans la n’ont d’autre sens qu’existentiel, ils repo- mesure du possible, de révéler ses présup- sent en définitive sur le fait que l’existence de posés derniers : il les suggère et les cache. l’ennemi avec son altérité menace notre Les mettre en pleine lumière les soumet- mode d’être. Si l’Etat ne dispose plus du trait à la discussion et en ferait de simples opi- pouvoir de désigner l’ennemi, il cesse d’être nions. comme institution politique : ce sera un autre Etat dont il dépendra qui le fera à sa Citons ce texte qui exprime la conviction la place. Un peuple qui renonce à avoir des plus intime de Schmitt : «... partout dans ennemis sera éventuellement désigné par l’histoire politique, du point de vue de la un autre peuple comme étant son ennemi. politique extérieure comme de la politique intérieure, l’incapacité ou le refus Le monde politique est donc essentielle- (Unwilligkeit) à faire cette distinction (de ment «pluriversum», et non «universum», l’ami et de l’ennemi) apparaît comme le fait de différents groupements politiques40. symptôme de la fin (de l’entité) politique Tant que cette pluralité de groupements (des politischen Endes)» (p. 67). politiques existera, le politique avec son Le dernier chapitre, le huitième, est consa- opposition de l’ami et de l’ennemi subsiste- 42 ra. cré à une critique du libéralisme à partir de la conception schmittienne du politique. Le Le chapitre 7 est consacré à l’anthropologie libéral pense que l’homme est bon, il tend à qui est sous-jacente au politique et Schmitt ignorer l’Etat et la politique et se meut dans y montre que les grands penseurs du domai- la polarité de deux sphères hétérogènes, ne penchent vers une conception où l’hom- l’éthique et l’économie, l’esprit et les affaires, me est plutôt mauvais que bon, il est pour le l’éducation et la propriété. Il entend rem- moins dangereux, problématique, dyna- placer les concepts politiques et militaires : mique. Ces penseurs sont proches - et il le combat devient par exemple discussion convient de souligner cette remarque du (esprit) ou concurrence (économie). Le poli- juriste qui confirme l’influence de la pensée tique et sa spécificité ne sont pas reconnus religieuse chrétienne sur sa conception - de comme tels et la violence qu’il promeut sera certains thèmes propres à la théologie : il y éradiquée par le progrès économique et a en théologie des élus et des damnés comme moral, encore que la croyance au progrès soit

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battue en brèche (par exemple par le déve- une représentation logique et rationnelle loppement de la technique qui est susceptible d’un aspect de la réalité, un modèle qui sim- de s’opposer à la rationalité économique et plifie à partir d’un point de vue bien défini par la production d’armes surpuissantes). la complexité de la réalité pour la rendre Comme les oppositions économiques peu- plus claire, pour la désembrouiller. Le XVIe vent gagner en intensité et devenir poli- siècle a été dominé par la théologie, le XVIIe tiques, Schmitt décrit sans ménagement par la métaphysique, le XVIIIe par la mora- l’impérialisme économique qui masque sa le, le XIXe par l’économie et le XXe par la violence - il peut utiliser les armes les plus technique. Les espoirs du XVIe siècle ont été modernes - sous un vocabulaire pacifique détrompés : la théologie n’a pas renforcé la (sanctions, expéditions punitives, protec- sécurité et la paix escomptées, mais a conduit tion des contrats, police internationale, aux guerres de religion. Au sein de la théo- mesures pour assurer la paix). logie ont surgi des oppositions intenses qui La première phrase du Concept du poli- ont créé les rivalités politiques, l’opposition tique est capitale, comme souvent dans les de l’ami et de l’ennemi. Ces guerres ont écrits de Schmitt : «Le concept de l’Etat mené au développement de l’Etat absolu, présuppose le concept du politique» (p. 20). le Regierungsstaat, et au principe «Cujus Il y a eu du politique avant l’existence de regio, ejus religio» : en faisant dépendre le l’Etat et il y en aura après sa disparition. choix de la religion d’une région de la foi de Schmitt a été de plus en plus sensible au son prince, l’Etat neutralise les conflits et remplacement progressif de l’Etat par ce restaure la paix. La religion finira d’ailleurs qu’il appelle le Großraum, le grand espa- par devenir affaire privée, perdant par là ce. Les Etats-Unis et La Russie en sont les son pouvoir de créer des conflits politiques. premiers exemples et il a espéré que Au XIXe siècle, l’Etat se transforme en Etat l’Allemagne serait à l’origine d’un Großraum législatif, Gesetzgebungsstaat, dans lequel en Europe centrale, regroupant sous son le parlement et donc la société civile devien- autorité une série de satellites43. On lui a nent prépondérants ; l’économie est désor- reproché de développer cette théorie au mais considérée comme le domaine qui bénéfice du Troisième Reich. neutralisera les oppositions politiques en créant l’abondance : c’est la conviction du libéralisme. L’économie crée cependant une 2) Les tentatives de opposition de grande intensité entre bour- neutralisation et de geois et prolétaires, laquelle est à l’origine de dépolitisation nouveaux conflits politiques. Le marxisme et le socialisme, qui organisent le prolétariat Dans «L’âge des neutralisations et des dépo- en vue de prendre le pouvoir, partagent la litisations», Schmitt constate que l’histoire de croyance au rôle neutralisateur et pacificateur l’Europe a été dominée depuis le XVIe siècle de l’économie. L’Etat se fait Verwaltungsstaat, par l’effort de mettre un terme au politique, Etat administrateur au service de la société effort toujours repris mais qui n’a jamais civile et des partis : il doit s’acquitter de abouti. Le juriste considère que chacun de tâches multiples - l’économie, le bien-être, la ces siècles a été régi par un domaine parti- santé, la culture, l’assistance sociale - qui en culier qui devait, aux yeux des contempo- font un Etat total (au sens où il doit s’occu- rains, assurer la sécurité et la paix. Cette per de tout) et est contraint de servir les exi- vision de la succession des siècles est idéal- gences contradictoires des différents partis. typique au sens wébérien ; le type idéal est Entre-temps, la technique a connu un déve-

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loppement sans précédent et les espoirs de la guerre dans les colonies où ce droit n’était sécurité et de paix lui sont de plus en plus pas reconnu. L’ennemi est alors sur le conti- attachés. Mais, bien que la technique soit nent européen un ennemi conventionnel : neutre au sens où elle sert quiconque respecte il est possible, dès le conflit terminé, de son mode d’emploi, elle n’est pas animée conclure la paix avec lui sans qu’il soit ques- par une volonté de neutralité : elle va deve- tion de lui intenter un procès ou de le cri- nir l’objet de volontés opposées, par exemple minaliser. Or, rien n’a remplacé cette des partis révolutionnaires, communiste ou Grundordnung, cet ordre fondamental, ce national-socialiste, et susciter de nouvelles nomos de la terre, alors que les progrès tech- rivalités. Schmitt se trouve alors confronté à niques ont ajouté à la guerre sur terre et sur trois possibilités : l’Etat libéral ou Etat total mer la guerre dans les airs et finalement la faible (il n’est pas mobilisé par une volonté guerre menée à partir de l’espace sidéral. Le forte), l’Etat total fort communiste, animé nouveau nomos qui devrait ordonner la par le mythe du prolétariat et de la société nouvelle situation n’existe pas ou pas enco- sans classes, l’Etat total fort fasciste ou natio- re, ce qui rend les conflits du futur d’autant nal-socialiste, dynamisé par son mythe de plus imprévisibles et dangereux. Schmitt l’homogénéité des citoyens et du Führer. préfère à un monde dominé par un empire, Nous avons vu qu’il a d’abord essayé de fût-il américain ou communiste, un monde transformer la République de Weimar en divisé en plusieurs grands espaces. Nous régime présidentiel autoritaire pour se rallier retrouvons ici sa prédilection pour le «plu- finalement à l’Etat total fort national-socia- riversum» et sa crainte de l’«universum», liste. même si l’hégémonie d’une superpuissance est incapable de mettre un terme au poli- tique46. 3) La théorie du partisan La Théorie du partisan date de 1963 ; elle est C’est dans ce cadre que l’analyse de la figu- donc de loin postérieure et le monde qui re du partisan ou du terroriste prend son succède à la Seconde Guerre mondiale est un importance. Elle ne pouvait d’ailleurs appa- monde fondamentalement transformé44. raître avec le relief qu’elle a pris que sur l’ar- Les deux grands espaces, les Etats-Unis et rière-plan de la guerre régulière, la guerre l’URSS, dominent le paysage et l’Allemagne conventionnelle entre les Etats européens. Le n’a pas réussi à créer son Großraum : le partisan est un combattant irrégulier et illé- monde est désormais bipolaire. Il est possible gal aux yeux du droit de la guerre classique : que l’un des deux rivaux l’emporte et que le Schmitt estime qu’il est devenu une figure vainqueur impose son mode d’être au reste clef de l’histoire universelle depuis son appa- du monde, mais il est aussi pensable que rition au début du XIXe siècle en Espagne d’autres grands espaces se développent. («... eine Schlüsselfigur der Weltgeschichte», Schmitt qui a étudié dans d’autres ouvrages p. 80). L’essentiel dans l’image qu’il en donne la destruction du jus gentium europaeum, du - et le sous-titre de son étude, droit international européen, a souligné que Zwischenbemerkung zum Begriff des le droit de la guerre qui s’était développé Politischen, le souligne - est que l’appari- en Europe avec la constitution des Etats a tion du partisan rend attentif, ce que Schmitt cessé d’ordonner les conflits45. Ce droit avait négligé dans Le Concept du politique47, opposait la guerre entre justi hostes - entre à l’existence de différents types d’ennemi. A ennemis justes auxquels on reconnaît la sou- l’ennemi conventionnel de la guerre euro- veraineté, la guerre entre Etats européens, à péenne classique vient s’ajouter l’ennemi

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que Schmitt qualifie de réel et l’ennemi qu’il binent d’ailleurs : le défenseur autochtone du caractérise comme absolu (pp. 87-96). terroir (Heimat) qui pratique la défensive et L’histoire des XIXe et XXe siècles et les l’activiste révolutionnaire qui intervient de avancées techniques ont manifesté avec le manière agressive sur le plan mondial (p. 35). plus d’éclat les métamorphoses de la figure de l’ennemi. Schmitt note d’ailleurs que c’est Schmitt retrace les étapes du développe- le caractère spécifique de l’ennemi qui confè- ment de la figure du partisan : la résistance re à la guerre sa spécificité et non le contrai- des peuples d’Espagne, du Tyrol autrichien, re («... Feindschaft ist der primäre Begriff...», de la Prusse, et de la Russie à l’occupation p. 91). Si, comme le juriste l’avait remar- napoléonienne ; la réflexion théorique de qué, désigner l’ennemi relève de la compé- Lénine et la pratique de Staline contre l’oc- tence du souverain et s’il importe de ne pas cupation nazie, la réflexion et la pratique se tromper dans la désignation de l’ennemi de Mao Tse Tung, l’application par le géné- (croire que l’on n’a pas d’ennemi alors que ral Salan de la théorie et de la pratique de la l’on en a, est, par exemple, une erreur fata- guerre des partisans contre son propre pays. le), il importe tout autant de ne pas se trom- L’intervention du partisan dans un conflit per sur le caractère de l’ennemi. Ajoutons engage le cercle infernal de la terreur et de la que celui qui rêve de mettre un terme au contre-terreur (pp. 19-20). Trois moments politique est confronté ici au fait que le sont décisifs dans cette histoire : ce sont les devenir historique et les avancées techniques tournants de l’élaboration de la théorie du créent de nouvelles figures de l’ennemi, partisan, laquelle a modifié le visage de la comme si l’histoire n’en finissait pas de géné- terre (pp. 14-15). rer des formes inédites de conflit. Le premier est la découverte du rôle du par- tisan par les généraux prussiens dans la guer- Comme la figure du partisan change avec le re contre Napoléon. Que le roi de Prusse ait temps et dans l’espace, Schmitt propose, signé l’édit prussien sur le Landsturm du pour en faciliter l’analyse, quatre caracté- 21 avril 1813 appelant tous les Prussiens à ristiques, tout en ayant conscience que celles- s’opposer à l’envahisseur français, est extra- ci peuvent se transformer ou disparaître : ordinaire, puisque c’est le pouvoir légal qui l’irrégularité (qui va de pair dans le droit en appelle aux combattants irréguliers. Même de la guerre classique avec l’illégalité) : le si cet édit n’est pas entré en vigueur, il a eu partisan n’est pas un combattant régulier, il pour conséquence que Clausewitz a intégré ne porte pas d’uniforme et ne montre pas ses le partisan dans sa théorie de la guerre : la armes ; l’intensité de l’engagement politique : conjonction en Clausewitz du sentiment le partisan a choisi un parti, comme l’in- national et de la formation philosophique a dique l’origine du mot, et c’est cet engage- donné au partisan le statut d’un objet phi- ment politique qui le distingue du brigand ou losophique (p. 49). Le deuxième moment est du bandit ; la mobilité et la rapidité : il doit la lecture que Lénine a faite de Clausewitz et compenser sa faiblesse à l’égard de l’armée le parti qu’il en a tiré. La définition de la régulière ennemie par des déplacements guerre par le général allemand comme conti- constants, profitant de sa connaissance du nuation de la politique a permis à Lénine de terrain et choisissant les endroits qui lui sont penser plus avant le rôle du partisan et de le plus favorables ; le caractère tellurique : le comprendre que l’irrégularité de la lutte des partisan défend en général son territoire classes est susceptible de mettre toute la contre l’envahisseur, l’occupant et le colon. structure politique et sociale en question Schmitt en distingue deux types qui se com- (p. 57). La supériorité de Lénine tient au

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fait qu’il a su reconnaître, mieux que les crée de nouveaux espaces et modifie les autres, l’ennemi sur le plan local et mon- structures spatiales existantes et les systèmes dial, l’ennemi de classe, le bourgeois, le capi- de normes (le droit et les lois) qui leur sont taliste et qu’il a en même temps fait de attachés. L’introduction du combat irrégu- celui-ci l’ennemi absolu (p. 56). Contre un tel lier modifie profondément la relation à l’es- ennemi il n’y a plus de Hegung de la guer- pace d’une armée régulière, il introduit une re - mot que Schmitt utilise très souvent - il dimension de profondeur qui est liée au n’y a rien qui la limite, pas de règles qui caractère tellurique du partisan. Partisans retiennent la montée aux extrêmes ; tous les et terroristes - Schmitt emploie le mot (p. 76) moyens, y compris l’éradication de l’enne- sans l’opposer à celui de partisan48 - ne doi- mi, sont permis. Le troisième moment reflè- vent pas être nombreux pour modifier les te l’expérience et la réflexion de Mao Tse structures sociales existantes ; la logique de Tung, sa lutte contre l’envahisseur japonais, la terreur et de la contre-terreur hâte cette le Kuo-min-tang, la longue marche et l’ap- transformation et est susceptible de mener à plication de la théorie du partisan au milieu la guerre civile. La technique de la prise paysan. Sa révolution est plus fondée sur la d’otages par exemple suscite d’énormes pro- terre, plus tellurique que celle de Lénine et blèmes, car les réguliers ne peuvent faire la conjugue le rôle de l’armée rouge et du par- même chose : s’ils prennent des innocents, ils tisan, qu’il compare aux deux bras d’un risquent de perdre l’appui de la population. homme (pp. 60-61). L’ennemi rassemble Dans la situation mondiale que Schmitt différents caractères : l’hostilité est raciale qualifie de guerre civile mondiale, les parti- (contre le colonial blanc), de classe (contre le sans sont soutenus par un tiers intéressé (p. bourgeois), nationale (contre l’envahisseur 78), un Etat ou un grand ensemble qui leur japonais de même race) et participe de la fournit le matériel nécessaire et les utilise guerre civile contre le frère chinois. La pour affaiblir ses rivaux. Le politique reste réunion de ces éléments fait de l’ennemi un donc attaché au critère de l’ami et de l’ennemi ennemi absolu (p. 63). Ici aussi la guerre est (p. 93). la continuation de la politique. La paix qui s’est installée après la victoire de Mao Le développement des techniques de com- contient un élément d’hostilité (et pas seu- munication et des moyens de transport lement la possibilité de la guerre, ce qui est risque d’affaiblir ou même détruire le carac- le propre de toute paix), elle n’est que «die tère tellurique du partisan. Certains ont pu Erscheinungsform einer wirklichen rêver et croire que la «perfection» à venir de Feindschaft» (p. 63), la forme sous laquelle la technique aurait raison du partisan, mais se manifeste une hostilité réelle, la pratique c’est ignorer que celui-ci est à même de d’une hostilité réelle avec d’autres moyens s’adapter à cette technique. Schmitt se que des moyens ouvertement violents. En demande même si la conquête de l’espace somme, pour Mao, l’ennemi serait absolu en sidéral ne verra pas naître ce qu’il appelle les temps de guerre et simplement réel en temps cosmopartisans (p. 83). Ils pourraient de paix. d’ailleurs avoir accès aux armes nucléaires tactiques. Le dernier chapitre, «Aspects et concepts Schmitt qui regrette la disparition des limites du dernier stade», porte sur les développe- que le droit européen classique imposait ments les plus récents de la figure du parti- aux belligérants, constate que le partisan ne san et rassemble des éléments divers. Schmitt doit pas nécessairement voir dans son enne- y note d’abord que toute avancée technique mi un ennemi absolu, mais qu’il peut se

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contenter d’en faire l’ennemi réel : le fait alors qu’il brise la légalité (ce qu’il en reste) qu’il ait besoin d’amis, d’un tiers intéressé, lui avec son irrégularité ? Schmitt évoque les rappelle qu’il appartient au politique avec son tentatives pour l’intégrer dans un système opposition ami-ennemi, de même que le juridique mais en montre les difficultés. lien tellurique lui impose certaines limites, du moins tant qu’il reste le défenseur d’un coin Concluons que l’époque de la rivalité des de terre. C’est Lénine, le révolutionnaire Etats-Unis et de l’URSS, avec la possibilité professionnel, qui, en absolutisant le parti, a de la victoire d’une des deux superpuis- radicalisé l’engagement du partisan et a fait sances ou la formation de nouveaux grands de son ennemi un ennemi absolu, qu’il consi- espaces, nous laisse dans une situation pré- dère donc comme un criminel49. Schmitt caire. Nous vivons sans nomos, sans ajoute d’ailleurs que la justification de l’usa- Grundordnung, dans un monde de la tech- ge d’armes nucléaires par les réguliers ou nique déchaînée qui remet en question nos les irréguliers passe par la criminalisation relations à l’espace et les systèmes de normes de l’ennemi : comme celui-ci est absolu- qui leur sont attachés. La technique crée ment sans valeur humaine et porteur du des armes surpuissantes dont les armées mal, je suis en droit de le liquider. Sans quoi, régulières disposent et dont les partisans l’utilisateur de ces armes serait lui-même pourraient disposer. Cette situation ne cor- responsable du mal. On peut se demander si respond-elle pas, sur le plan des spécula- la réintroduction massive de ces valeurs tions apocalyptiques, à un âge sans katechon, morales, qui reposent sur ce que Schmitt sans Aufhalter ? Rappelons que dans appelle avec Forsthoff, la logique de la valeur Gespräch über die Macht, Schmitt consi- et de la non-valeur (je ne puis poser une dère que chaque époque adresse un Anruf, valeur qu’en posant ce qui la nie), ne crée pas un appel, un défi aux contemporains. La un problème. Dans Le Concept du poli- réponse à l’appel de notre époque serait «de tique, l’intensification de l’opposition du dompter la technique déchaînée, de la maî- bien et du mal inhérente à la morale la trans- triser en la faisant entrer dans un ordre forme en opposition de l’ami et de l’ennemi concret» (p. 63). Dans Politische Theologie propre au politique. Ne peut-on considérer II51, Schmitt construit le type idéal d’une alors que la désignation de l’ennemi comme humanité désormais incapable de se penser absolu ne surimpose la morale au politique ? par rapport à Dieu, gottunfähig, et livrée à la Auquel cas, il y aurait un entre-deux où science et à la technique déchaînées52. politique et morale se combineraient, ce que Le Concept du politique voulait éviter. Ou faut-il tenir, au contraire, que puisque l’en- nemi absolu va de pair avec l’intensification maximale de l’opposition du bien et du mal, il donne au politique son caractère le plus purement politique ?

La tâche du juriste - et Schmitt se considè- re comme le dernier juriste du jus gentium europaeum50 - est donc très difficile. Le nomos ancien a disparu, mais le nouveau n’existe pas ou pas encore. Comment faire entrer le partisan dans un système de normes,

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Notes

1 Il est né en 1888 et a vécu jusqu’en 1985; sa longévité en a fait le témoin de deux guerres mondiales, avec, à la fin de la première, la Révolution russe et, dans l’entre-deux-guerres, les putschs de gauche et de droite en Bavière. Il a connu la guerre froide et le passage d’un monde multipolaire au monde bipolaire. Nul doute que ces expériences et les deux défaites de son pays l’ont profondément marqué et qu’elles sont à l’origine de l’essentiel de ses préoccupations. Schmitt est un Staatsrechtler, spécialisé dans le droit constitutionnel et le droit des gens : ses deux publications les plus importantes correspondent à ces deux disciplines : Verfassunslehre (Duncker und Humblot, Berlin, 1970, 19281) et Der Nomos der Erde (Duncker und Humblot, Berlin, 1988, 19501). Mais il s’est aussi beaucoup préoccupé de philosophie de la politique, d’histoire et de théologie. Il a enseigné dans plusieurs Universités et est devenu après son passage au national- socialisme Staatsrat de Prusse (conseiller d’Etat; voir Dirk BLASIUS, Carl Schmitt. Preußischer Staatsrat in Hitlers Reich, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 2001; Bernd RÜTHERS, Carl Schmitt im Dritten Reich, Beck, München, 1990, 2e édition). Son rôle de publiciste et de juriste durant la période nazie, et ses déclarations antisémites, lui ont valu à la fin des hostilités d’être arrêté par les Alliés et de faire de la prison du 26 septembre 1945 au 10 octobre 1946. En mars 1947, il fut de nouveau arrêté pour être entendu comme témoin au Tribunal de Nuremberg. Il demeura prisonnier pendant cinq semaines. Le texte de son témoignage a été publié dans Antworten in Nürnberg (Herausgegeben und kommentiert von Helmut Quaritsch, Duncker und Humblot, Berlin, 2000). Les premières années de l’après-guerre furent très difficiles : Schmitt fut démis de ses fonctions et se retira à Plettenberg dans la maison de ses parents. Petit à petit il se remit à publier et retrouva sa notoriété. Voir P. NOACK, Carl Schmitt. Eine Biographie (Ullstein, Frankfurt/Main-Berlin, 1996, 19931) et surtout les huit volumes de Schmittiana édités par P. Tommissen (les trois premiers volumes ont été publiés dans la série Monografieën van de Economische School Sint Aloysius, respectivement en 1988, 1990, 1991; les cinq derniers chez Duncker und Humblot, Berlin, respectivement en 1994, 1996, 1998, 2001 et 2003). Ajoutons que C. Schmitt se tenait au courant de ce qui se faisait d’original en son temps et que certaines de ses correspondances ont été éditées à l’heure actuelle. Citons sa correspondance avec A. Kojève (éditée et commentée par P. Tommissen, Schmittiana VI), avec E. Jünger (Ernst Jünger-Carl Schmitt Briefe 1930-1983, Herausgegeben, kommentiert und mit einem Nachwort von H. Kiesel, Klett-Cotta, Stuttgart, 1999), avec A. Mohler (Carl Schmitt -Briefwechsel mit einem seiner Schüler, Herausgegeben von A. Mohler in Zusammenarbeit mit I. Huhn und P. Tommissen, Akademie Verlag, Berlin, 1995), avec J. Freund (Choix de quelques lettres de la correspondance de Carl Schmitt, Schmittiana II, IV, VIII; Julien Freund a opéré les deux premières sélections, P. Tommissen la troisième). Le lecteur intéressé trouvera dans les huit volumes de Schmittiana des textes inédits de Schmitt et pas mal d’éléments d’autres correspondances. On trouvera la liste des ouvrages de Schmitt traduits en français dans D. CUMIN, Carl Schmitt. Biographie politique et intellectuelle, Cerf, Paris, 2005, pp. 231-232. 2 Verso, London-New York, 2000. 3 Yale University Press, New Haven and London, 2003. 4 Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste, Gallimard, Paris, 1980, 19471, p. 62. 5 Pour plus de détails voir N. COMPAGNA, Les Presses de l’Université de Laval, Saint-Nicolas (Québec), 2004, pp. 7-13; O. BEAUD, Les derniers jours de Weimar. Carl Schmitt face à l’avènement du nazisme, Descartes & Cie, Paris, 1997, pp. 75-96; D. CUMIN, Carl Schmitt. Biographie politique et intellectuelle, Cerf, Paris, 2005, pp. 93-134; Lutz BERTHOLD, Carl Schmitt und der Staatsnotstandsplan, Duncker und Humblot, Berlin, 1999, pp. 40-66. Les textes les plus représentatifs de Schmitt à ce sujet sont : Der Hüter der Verfassung, Duncker und Humblot, Berlin, 1985, 19311; Legalität und Legitimität, Duncker und Humblot, Berlin, 1993, 19321. 6 Positionen und Begriffe Carl Schmitts, Duncker und Humblot, Berlin, 1995, Dritte, überarbeitete und ergänzte Auflage, 19891, p. 51. Voir tout le chapitre «Der Etatist», pp. 36-58. 7 Dans la préface qu’il a donnée à Carl Schmitt, Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916-1969, Herausgegeben, mit einem Vorwort und mit Anmerkungen versehen von G. Maschke, Duncker und Humblot, Berlin, p. XVII. 8 Philosophie de la République, Plon, Paris, 1998, p. 97. 9 Voir D. CUMIN, op. cit., pp. 109, 127-130. 10 Voir O. BEAUD, op. cit., pp. 123-152. Ici encore, l’interprétation de l’attitude du juriste pose problème (cf. D. CUMIN, op. cit., pp. 122-127, 130-134). 11 «Carl Schmitt im Gespräch mit Dieter Groh und Klaus Figge», in Over en inzake Carl Schmitt, P. Tommissen, Economische Hogeschool Sint Aloysius, 1975, pp. 89-109. Les textes auxquels il est fait allusion se trouvent pp. 94, 104, 106, 109. 12 Cf. notre article «Waarom Carl Schmitt lezen ?», in Vivat Academia, n° 124, augustus-september 2004, pp. 138-152. 13 I en II, Maspero, 1968, deuxième édition abrégée.

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14 Le sous-titre en est Sinn und Fehlschlag eines politischen Symbols, Mit einem Anhang sowie einem Nachwort des Herausgebers G. Maschke, Klett-Cotta, 1995, 19381. 15 Le Léviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes, Seuil, Paris, 2002, p. 2. 16 Deutsche Juristen-Zeitung, 1934. 17 Deutsche Juristen-Zeitung, 1935. 18 Ajoutons qu’avant 1933 Schmitt était partisan du général Schleicher, lui aussi assassiné au cours de la même nuit. 19 Seuil, Paris. 20 Op. cit., p. 60. 21 Numéro 131, septembre-octobre 2004, pp. 109-159. 22 Signalons que son ouvrage Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité vient d’être réédité (PUF, Paris, 2005). Kervégan a édité en 2002 Crise et pensée de la crise en droit. Weimar, sa république et ses juristes, (ENS éditions, Lyon, 2002). 23 Voir note 5. 24 Voir note 5. 25 Sur l’antisémitisme de Schmitt voir Raphael GROSS, Carl Schmitt und die Juden. Eine deutsche Rechtslehre, Suhrkamp, Frankfurt/M, 2000. 26 Cerf, Paris, 2005. 27 Op. cit., pp. 169-171, 174-181. 28 Albin Michel, Paris, 2005. 29 Le texte écrit en 1929 a été repris dans Positionen und Begriffe, Hanseatische Verlaganstalt, Hamburg, 1940, pp. 120- 132 et dans Der Begriff des Politischen, Duncker und Humblot, Berlin, 1991, pp. 79-95. Rappelons qu’il existe trois versions du Concept du politique, celle de 1927, de 1932 (qui est depuis 1963 la version définitive et celle que nous citons) et celle de 1933 (qui est plus proche des maîtres du moment). Pour plus de détails voir P. TOMMISSEN, Over en in zake Carl Schmitt, op. cit., pp. 36-38. 30 Voir en ce qui concerne les bibliographies, P. TOMMISSEN, «Carl-Schmitt-Bibliographie», in Festschrift für Carl Schmitt zum 70. Geburtstag, Herausgegeben von H. Barion, E. Forsthoff, W. Weber, Duncker und Humblot, Berlin, 1994, 19591, pp. 273-330; «Ergänzungsliste zur Carl-Schmitt-Bibliographie vom Jahre 1959», in Epirrhosis. Festgabe für Carl Schmitt, Herausgegeben von H. Barion, E.-W. Böckenförde, E. Forsthoff, W. Weber, Duncker und Humblot, Berlin, 1968, pp. 739-778; «Zweite Fortsetzungsliste der C-S-Bibliographie vom Jahre 1959», in Over en inzake Carl Schmitt, pp. 129-166. Voir aussi A. DE BENOIST, Carl Schmitt. Bibliographie seiner Schriften und Korrespondenzen, Akademie Verlag, Berlin, 2003. 31 Nous ne nous demanderons pas ici dans quelle mesure le catholicisme schmittien est orthodoxe ou non. 32 Dans une intervention, B. WILMS rapporte le propos, in Complexio Oppositorum. Über Carl Schmitt, Duncker und Humblot, Berlin, Herausgegeben von H. Quaritsch, 1988, p. 167; H. Quaritsch, Positionen und Begriffe Carl Schmitts, p. 51. 33 Voir H. MEIER, Die Lehre Carl Schmitts. Vier Kapitel zur Unterscheidung Politischer Theologie und Politischer Philosophie, Metzler, Stuttgart-Weimar, 1994 (le chapitre III, «Offenbarung oder Wer nicht mit mir ist, der is wider mich», pp. 109-186). Je renvoie aussi au livre de R. GROH, Arbeit an der Heillosigkeit der Welt. Zur politisch-theologischen Mythologie und Anthropologie Carl Schmitts, (Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1998), qui reprend le problème et l’éclaire. Le chapitre VI, «Perspektiven der ‘eigentlich katholischen Verschärfung’» (pp. 185-243), est particulièrement intéressant; Jürgen MANEMANN, Carl Schmitt und die Politische Theologie. Politischer Anti- Monotheismus, Aschendorff Verlag, Münster, 2002; Jean-Claude MONOD, La Querelle de la sécularisation de Hegel à Blumenberg, Vrin, Paris, 2002; Christoph LANGE, Mysterium Wirklichkeit. Walter Warnach und der politische Manierismus Carl Schmitts, Fink Verlag, München, 2003. 34 Duncker und Humblot, Berlin, 1968, 19191; Romantisme politique, Librairie Valois, Paris, traduction partielle, 1928. 35 Voir notre étude «Carl Schmitt et le problème de la technique», in Les Philosophes et la technique, éd. P. Chabot et G. Hottois, Vrin, Paris, pp. 141-161. 36 Sur les occurrences du mot dans l’œuvre de Schmitt et sur la bibliographie concernant le thème cf. la note 12, pp. 438-440 de G. MASCHKE dans C. SCHMITT, Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916-1969, Herausgegeben, mit einem Vorwort und mit Anmerkungen versehen von Günther Maschke, Duncker und Humblot, Berlin, 1995. Voir aussi Günther MEUTER, Der Katechon. Zu Carl Schmitts fundamentalistischer Kritik der Zeit, Duncker und Humblot, Berlin, 1994; Felix GROSSHEUTSCHI, Carl Schmitt und die Lehre

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vom Katechon, Duncker und Humblot, 1996; Bernd A. LASKA, «Katechon» und «Anarch». Carl Schmitts und Ernst Jüngers Reaktionen auf Max Stirner, LSR Verlag, Nürnberg, 1997. 37 Heinrich STEMESEDER, Der politische Mythus des Antichristen. Eine prinzipielle Untersuchung zum Widerstandsrecht und Carl Schmitt, Duncker und Humblot, Berlin, 1997. 38 Voir Mythos Staat. Carl Schmitts Staatsverständnis, Herausgeber Rüdiger Voigt, Nomos, Baden-Baden, 2001. 39 Heinrich MEIER, Carl SCHMITT, Leo Strauss und «Der Begriff des Politischen». Zu einem Dialog unter Abwesenden, Erweiterte Neuausgabe, Metzler Verlag, Stuttgart-Weimar, 1998, 19881; Carl Schmitt. Der Begriff des Politischen. Ein kooperativer Kommentar, Herausgegegben von Reinard Mehring, Akademie Verlag, Berlin 2003. 40 Schmitt analyse le concept d’humanité (qui n’est pas, à ses yeux, un concept politique, puisque l’ennemi reste toujours un homme), les présupposés de la Société des Nations et ses difficultés à échapper à l’opposition de l’ami et de l’ennemi, le concept d’Etat universel (Weltstaat) et ses contradictions (pp. 54-58). Humanité, Société des nations et Etat universel sont des notions qui doivent, aux yeux de leurs défenseurs, mettre un terme au «pluriversum» et à ses oppositions pour le remplacer par l’«universum» et son unité : celle-ci exclura l’opposition de l’ami et de l’ennemi. Schmitt critique ces notions avec vigueur parce que ceux qui les utilisent prennent leur désir, la fin du politique, pour la réalité. 41 Carl Schmitt, Leo Strauss und ‘Der Begriff des Politischen’, pp. 75-77. 42 Voir Stephen HOLMES, The Anatomy of Antiliberalism, Harvard University Press, Cambridge-London, 1993, pp. 37-60; John McCORMICK, Carl Schmitt’s Critique of Liberalism. Against Politics as Technology, Cambridge University Press, Cambridge, 1997; Renato CRISTI, Carl Schmitt and Authoritarian Liberalism, University of Wales Press, Cardiff, 1998; M. WEYEMBERGH, «De heterogeniteit van de samenleving en de eenheid van de staat. J. Rawls en C. Schmitt», in Nieuw Tijdschrift van de Vrije Universiteit Brussel, 2002, n° 2, pp. 25-39. 43 Felix BLINDOW, Carl Schmitts Reichsordnung. Strategie für einen europäischen Großraum, Akademie-Verlag, Berlin, 1999. 44 Sur Schmitt durant ces années voir Dirk VAN LAAK, Gespräche in der Sicherheit des Schweigens. Carl Schmitt in der politischen Geistesgeschichte der frühen Bundesrepublik, Akademie Verlag, Berlin, 2002; Jan-Werner Müller, A Dangerous Mind. Carl Schmitt in Post-War European Thought. 45 Sur tout ceci voir Der Nomos der Erde; Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916-1969; Gespräch über die Macht und den Zugang zum Machthaber. Gespräch über den neuen Raum, Akademie Verlag, Berlin, 1994. 46 Le Weltstaat, l’Etat universel, n’aurait plus d’armée mais seulement une police devant régler les éventuelles difficultés. Le politique subsisterait-il encore dans une telle éventualité ? Il semble que Schmitt ait hésité : voir la discussion après la communication de J. FREUND «Der Partisan oder der kriegerische Friede», dans Complexio Oppositorum. Über Carl Schmitt, Herausgegeben von H. Quaritsch, Duncker und Humblot, Berlin, 1988, pp. 397-398. 47 Dans la préface de 1963 au Concept du politique, Schmitt déclare qu’il aurait dû distinguer plus clairement les diverses figures de l’ennemi, ce que J. Freund et G. Schwab lui ont fait remarqué (pp. 17-18). 48 Dans sa communication «Der Partisan oder der kriegerische Friede», J. FREUND entend séparer radicalement le partisan du terroriste, op. cit., pp. 390-391, 395-396. 49 Dans L’Age planétaire, le second volume de Penser la guerre, Clausewitz, (Paris Gallimard, 1976), R. ARON s’inscrit en faux contre l’interprétation que Schmitt donne de Lénine. Selon lui, l’idée de l’hostilité absolue vient du couple Ludendorff-Hitler : un adversaire de classe est en théorie rééducable, un représentant d’une race inférieure ne peut être qu’exterminé. Aron n’ignore pas que Staline a sans doute liquidé plus d’hommes que Hitler, mais il écrit : «Pour qui veut ‘sauver les concepts’ il reste une différence entre une philosophie dont la logique est monstrueuse et celle qui se prête à une interprétation monstrueuse» (p. 219). Sur Schmitt et sa Théorie du partisan voir pp. 210- 222. 50 Ex Captivitate Salus, Greven Verlag, Köln, 1950, p. 75. 51 Duncker und Humblot, Berlin, 1990, 19701, pp. 124-126. 52 Voir mon article «Carl Schmitt et le problème de la technique», pp. 154-161.

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N° 88 - JUILLET-SEPTEMBRE 2005 - NR 88 - JULI-SEPTEMBRER 2005

SARAH TIMPERMAN Archiviste

Les archives de la Fondation Auschwitz

De archieven van de Stichting Auschwitz

Inventaire partiel du Fonds des papiers personnels des victimes des crimes et génocides nazis (5e partie)

Gedeeltelijke inventaris van de persoonlijke papieren der slachtoffers van de nazi-misdaden en -genocides (5e deel)

BG/18/01 MARECHAL Elsie Description : Fiche biographique du témoin. Elements biographiques : Déportation politique / Résistance Localisation du document : BG/18/01/02 Réseau Comète Donateur du fonds : Marechal Dates d’arrestation / Déportation : Forme de document : Reproduction pho- 18/11/1942 - 04/1945 tographique Camps / Prisons : Saint - Gilles, Type de document : Photographie Düsseldorf, Francfort, Nüremberg, Date du document : s.d. Hamburg, Breslau, Waldheim, Lübeck, Description : Portrait du père du témoin, Cottbus, Ravensbrück, Mauthausen fusillé au Tir National. Interview Fondation Auschwitz : YA/FA/158 Localisation du document : BG/18/01/03 Donateur du fonds : Marechal Localisation du document : BG/18/01/01 Forme de document : Reproduction pho- Donateur du fonds : Marechal tographique Forme de document : Original Type de document : Photographie Type de document : fiche biographique Date du document : s.d. Date du document :1995 le 23/07 Description : Cérémonie à l’Hôtel de Ville

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de Schaerbeek en l’honneur des fusillés au Forme de document : Photocopie Tir National. Type de document : Liste Date du document : s.d. Localisation du document : BG/18/01/04 Description : Liste des pilotes qui furent Donateur du fonds : Marechal hébergés par le témoin. Forme de document : Reproduction pho- tographique Localisation du document : BG/18/01/09 Type de document : Photographie Donateur du fonds : Marechal Date du document : s.d. Forme de document : Photocopie Description : Cérémonie à l’Hôtel de Ville Type de document : Autre de Schaerbeek en l’honneur des fusillés au Date du document : s.d. Tir National. Description : Liste des lieux de détention Localisation du document : BG/18/01/05 nazis par lesquels le témoin est passé entre Donateur du fonds : Marechal 1942 et 1945. Forme de document : Reproduction pho- Localisation du document : BG/18/01/10 tographique Donateur du fonds : Marechal Type de document : Photographie Forme de document : Photocopie Date du document : s.d. Type de document : Lettre Description : Cérémonie à l’Hôtel de Ville Date du document : 1943 le 25/10 de Schaerbeek en l’honneur des fusillés au Description : Lettre émanant du Tir National. Deuxième personne à Commandement Général Militaire de la gauche : le frère du témoin ; à la droite du Belgique et du Nord de la France, annon- témoin : son oncle paternel. çant que le père du témoin fut condamné Localisation du document : BG/18/01/06 à mort puis fusillé le 20 octobre 1943. Donateur du fonds : Marechal Forme de document : Reproduction pho- BG/18/02 HERENG Raymond tographique Type de document : Autre Elements biographiques : Date du document : 1943 le -/10 Déportation politique / Résistance Description : Mot écrit par le père du Service de Renseignement Allié (SRA) ; témoin à sa fille, avant d’être fusillé au Tir Milices Patriotiques, Front de National. Ce mot a été écrit sur la premiè- l’Indépendance re page d’un «chemin de croix» apparte- Dates d’arrestation / Déportation : nant à un aumônier venu donner 06/1944-17/04/1945 l’extrême onction au père du témoin à la Camps / Prisons : Arlon, Deckenschule - prison de Saint - Gilles. Essen, Neerfeld - Essen. Localisation du document : BG/18/01/07 Interview Fondation Auschwitz : Donateur du fonds : Marechal YA/FA/ 159 Forme de document : Photocopie Localisation du document : BG/18/02/01 Type de document : Lettre Donateur du fonds : Hereng Date du document : 1946 le 29/01 Forme de document : Original Description : Lettre attestant des activités Type de document : Fiche biographique du père du témoin dans la Résistance. Date du document : 1997 le -/03 Localisation du document : BG/18/01/08 Description : Fiche biographique du Donateur du fonds : Marechal témoin.

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Localisation du document : BG/18/02/02 sévices qu’il avait subis en camp de Donateur du fonds : Hereng concentration. Forme de document : Reproduction pho- tographique Localisation du document : BG/18/02/07 Type de document : Photographie Donateur du fonds : Hereng Date du document : 1942 Forme de document : Photocopie Description : A gauche : le témoin Type de document : Lettre Date du document : 1945 le 17/04 Localisation du document : BG/18/02/03 Description : Lettre d’un sergent aux Donateur du fonds : Hereng parents du témoin leur faisant savoir que Forme de document : Reproduction pho- celui-ci est en bonne santé. tographique Type de document : Photographie Localisation du document : BG/18/02/08 Date du document : s.d. Donateur du fonds : Hereng Description : Portrait de Soeur Edeltraut Forme de document : Photocopie (couvent franciscain de Essen) qui Type de document : Lettre recueillit le témoin alors qu’il s’était évadé Date du document : 1996 le 21/09 de Neerfeld en 1945, quelques jours avant Description : Lettre de convocation, pro- la Libération. gramme et procès-verbal de deux Localisation du document : BG/18/02/04 réunions de l’Amicale des camps de Donateur du fonds : Hereng Deckenschule et de Neerfeld dont le Forme de document : Photocopie témoin fut Président. Type de document : Lettre Localisation du document : BG/18/02/09 Date du document : 1995, le 22/01 Donateur du fonds : Hereng Description : Lettre d’un camarade de Forme de document : Photocopie déportation. Type de document : avis nécrologique Localisation du document : BG/18/02/05 Date du document : s.d. Donateur du fonds : Hereng Description : Souvenir mortuaire de Soeur Forme de document : Photocopie Edeltraud. Type de document : Attestation/Certificat/Reconnaissance Localisation du document : BG/18/02/10 Date du document : 1988, le 25/04 Donateur du fonds : Hereng Description : Lettre d’un camarade de Forme de document : Photocopie déportation attestant de l’incarcération du Type de document : Rapport témoin au camp spécial de la Gestapo à Date du document : s.d. Essen. Attestation authentifiée par la Ville Description : Annexe au rapport sur le d Bouillon. complexe de Deckenschule, réalisé par l’Amicale des camps de Deckenschule et Localisation du document : BG/18/02/06 de Neerfeld, dont le témoin fut Président. Donateur du fonds : Hereng Forme de document : Photocopie Localisation du document : BG/18/02/11 Type de document : Donateur du fonds : Hereng Attestation/Certificat/Reconnaissance Forme de document : Photocopie Date du document : 1975 le 27/01 Type de document : Témoignage Description : Attestation d’un médecin Date du document : s.d. certifiant qu’à son retour de captivité, le Description : Témoignage du témoin sur témoin souffrait de douleurs dues aux sa déportation.

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Localisation du document : BG/18/02/12 times parmi les prisonniers de la Donateur du fonds : Hereng Deckenschule et dont le témoin pu Forme de document : Photocopie réchapper. Type de document : Liste Localisation du document : BG/18/02/17 Date du document : s.d. Donateur du fonds : Hereng Description : Liste des membres de Forme de document : Photocopie l’Amicale des camps de Deckenschule et Type de document : de Neerfeld dont le témoin fut Président. Attestation/Certificat/Reconnaissance Localisation du document : BG/18/02/13 Date du document : 1946 le 10/07 Donateur du fonds : Hereng Description : Attestation certifiant que le Forme de document : Photocopie témoin fit partie du Front de Type de document : Liste l’Indépendance, qu’il fut poursuivi par la Date du document : 1968 Gestapo, arrêté et déporté en Allemagne. Description : Liste des membres de Le document a été authentifié par la l’Amicale des camps de Deckenschule et Commune de Saint-Gilles (Bruxelles). de Neerfeld dont le témoin fut Président. Localisation du document : BG/18/02/18 Localisation du document : BG/18/02/14 Donateur du fonds : Hereng Donateur du fonds : Hereng Forme de document : Photocopie Forme de document : Photocopie Type de document : Photographie Type de document : Lettre Date du document : 1989 le 25/09 Date du document : s.d. Description : Recueil de photos du camp Description : Lettre de l’«Amicale des de Breendonck offert au témoin. Anciens de la Deckenschule en forma- tion» aux rescapés des camps de Localisation du document : BG/18/02/19 Deckenschule et Neerfeld concernant la Donateur du fonds : Hereng création de l’Amicale. Forme de document : Photocopie Localisation du document : BG/18/02/15 Type de document : Avis nécrologique / Donateur du fonds : Hereng Faire part Forme de document : Photocopie Date du document : 1965 le 03/11 Type de document : Coupure de presse Description : Liste des membres de la Date du document : s.d. CNPPA, Section Saint - Gilles, Uccle, Description : Article sur le bombardement Forest, dont le témoin fut Vice-Président. de Essen et des usines Krupp par la RAF Localisation du document : BG/18/02/20 le 23 octobre 1944 qui fit nombre de vic- Donateur du fonds : Hereng times parmi les prisonniers de la Forme de document : Photocopie Deckenschule et dont le témoin pu Type de document : Lettre réchapper. Date du document : 1948 - 1957 Localisation du document : BG/18/02/16 Description : Correspondance entre le Donateur du fonds : Hereng témoin et Soeur Edeltraut (couvent fran- Forme de document : Photocopie ciscain de Essen) qui le recueillit alors Type de document : Coupure de presse qu’il s’était évadé de Neerfeld en 1945, Date du document : 1948 le 03/02 quelques jours avant la Libération. Description : Article sur le bombardement de Essen et des usines Krupp par la RAF le 23 octobre 1944 qui fit nombre de vic-

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BG/18/03 - BAUDUIN René Forme de document : Photocopie Type de document : Liste de détenus Elements biographiques : Date du document : 1943 Déportation politique / Résistance Description : Liste des détenus à la Prison Armée Secrète de Saint - Gilles ayant été arrêtés le même Dates d’arrestation / Déportation : jour que le témoin. 17/03/1943 / Déportation : 02/10/1943 - 05/1945 BG/18/04 - VANDEN EYNDE Jan Camps / Prisons : Breendonck, Essen, Esterwegen, Keisheim, Dachau Eléments biographiques : Interview Fondation Auschwitz : Déportation politique / Résistance YA/FA/157 Armée Secrète Localisation du document : BG/18/03/01 Dates d’arrestation / Déportation : Donateur du fonds : Bauduin 31/07/1944 / Déportation : 31/08/1943 - Forme de document : Original 03/05/1945 Type de document : Fiche biographique Camps / Prisons : Prison de Charleroi, Date du document : 1995 le 29/07 Caserne de Trazignies, Neuengamme Description : Fiche biographique du (Blumenthal) témoin. Interview Fondation Auschwitz : YA/FA/139 Localisation du document : BG/18/03/02 Donateur du fonds : Bauduin Localisation du document : BG/18/04/01 Forme de document : Original Donateur du fonds : Vanden Eynde Type de document : Fiche de renseigne- Forme de document : Original ments Type de document : Fiche biographique Date du document : 1974 le 08/07 Date du document : 1997 le -/03 Description : Extrait de document délivré Description : Fiche biographique du par le Service International de Recherches témoin. d’Arolsen témoignant de la captivité du Localisation du document : BG/18/04/02 témoin. Donateur du fonds : Vanden Eynde Localisation du document : BG/18/03/03 Forme de document : Reproduction pho- Donateur du fonds : Bauduin tographique Forme de document : Photocopie Type de document : Photographie Type de document : Autre Date du document : 1917 Date du document : 1943 le 17/03 Description : Deuxième à gauche : le père Description : Inventaire des effets person- du témoin en 1917. nels du témoin lui ayant été retiré à son Localisation du document : BG/18/04/03 arrivée à la prison de Saint - Gilles. Donateur du fonds : Vanden Eynde Localisation du document : BG/18/03/04 Forme de document : Reproduction pho- Donateur du fonds : Bauduin tographique Forme de document : Photocopie Type de document : Photographie Type de document : Coupure de presse Date du document : 1917 Date du document : 1995 Description : Portrait du père du témoin Description : Biographie du témoin. en 1917. Localisation du document : BG/18/03/05 Localisation du document : BG/18/04/04 Donateur du fonds : Bauduin Donateur du fonds : Vanden Eynde

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Forme de document : Reproduction pho- Type de document : Document officiel tographique Date du document : 1949 le 12/12 Type de document : Photographie Description : Carte de Prisonnier Date du document : 1916 Politique délivrée au témoin. Description : Deuxième rangée, premier à Localisation du document : BG/18/04/10 gauche : le père du témoin. Donateur du fonds : Vanden Eynde Localisation du document : BG/18/04/05 Forme de document : Reproduction pho- Donateur du fonds : Vanden Eynde tographique Forme de document : Reproduction pho- Type de document : Photographie tographique Date du document : s.d. Type de document : Photographique Description : Un groupe d’ex-détenus, Date du document : s.d. parmi lesquels figure le témoin, hébergés à Description : Portrait du père du témoin à Neustadt après la Libération. son carillon d’exercice. Localisation du document : BG/18/04/11 Localisation du document : BG/18/04/06 Donateur du fonds : Vanden Eynde Donateur du fonds : Vanden Eynde Forme de document : Reproduction pho- Forme de document : Reproduction pho- tographique tographique Type de document : Photographie Type de document : Photographie Date du document : s.d. Date du document : 1926 Description : Un groupe d’ex-détenus, Description : Portrait du grand-père du parmi lesquels figure le témoin, hébergés à témoin. Neustadt après la Libération. Localisation du document : BG/18/04/07 Localisation du document : BG/18/04/12 Donateur du fonds : Vanden Eynde Donateur du fonds : Vanden Eynde Forme de document : Reproduction pho- Forme de document : Reproduction pho- tographique tographique Type de document : Photographie Type de document : Photographie Date du document : 1944 Date du document : s.d. Description : Groupe de Pères Blancs. Description : Un groupe d’ex-détenus, Tous furent arrêtés par la Gestapo sauf le parmi lesquels figure le témoin, hébergés à deuxième à droite. Neustadt après la Libération. Localisation du document : BG/18/04/08 Localisation du document : BG/18/04/13 Donateur du fonds : Vanden Eynde Donateur du fonds : Vanden Eynde Forme de document : Reproduction pho- Forme de document : Reproduction pho- tographique tographique Type de document : Photographie Type de document : Photographie Date du document : 1945 Date du document : s.d. Description : à droite : le témoin en traite- Description : Un groupe d’ex-détenus, ment dans un sanatorium après la parmi lesquels figure le témoin, hébergés à Libération. Neustadt après la Libération. Localisation du document : BG/18/04/09 Localisation du document : BG/18/04/14 Donateur du fonds : Vanden Eynde Donateur du fonds : Vanden Eynde Forme de document : Reproduction pho- Forme de document : Photocopie tographique Type de document : Autre

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Date du document : s.d. Type de document : Lettre Description : Inventaire, réalisé par le Date du document : 1961 le 11/02 témoin, des documents répertoriés dans Description : Copie d’une lettre recom- son Dossier de Prisonnier Politique. mandée envoyée par le témoin à Localisation du document : BG/18/04/15 l’Administration des Victimes de la guerre Donateur du fonds : Vanden Eynde à propos de l’indemnisation des victimes Forme de document : Photocopie des persécutions nationales socialistes. Type de document : Autre Localisation du document : BG/18/04/21 Date du document : 1997 le 26/11. Donateur du fonds : Vanden Eynde Description : Inventaire, réalisé par le Forme de document : Photocopie témoin, de ses Distinctions honorifiques. Type de document : Autre Localisation du document : BG/18/04/16 Date du document : 1949-1950 Donateur du fonds : Vanden Eynde Description : Dossier du Ministère de la Forme de document : Photocopie Reconstruction en vue de l’obtention par Type de document : Carte d’identité le témoin du statut du Prisonnier Date du document : 1989 le 17/10 Politique. Description : Carte spéciale d’identité et de Localisation du document : BG/18/04/22 priorité délivrée au témoin. Donateur du fonds : Vanden Eynde Localisation du document : BG/18/04/17 Forme de document : Photocopie Donateur du fonds : Vanden Eynde Type de document : Lettre Forme de document : Photocopie Date du document : 1949 le 27/06 Type de document : Carte de membre Description : Lettre rapport du Père S., Date du document : 1950 arrêté par la Gestapo à Thy-le-Château en Description : Carte de l’Amicale des même temps que le témoin. anciens Prisonniers Politiques et Ayants - Localisation du document : BG/18/04/23 droit de Neuengamme délivrée au témoin. Donateur du fonds : Vanden Eynde Localisation du document : BG/18/04/18 Forme de document : Photocopie Donateur du fonds : Vanden Eynde Type de document : Forme de document : Photocopie Attestation/Certificat/Reconnaissance Type de document : Document officiel Date du document : 1949 le 28/06 Date du document : 1989 le 21/03 Description : Attestation du Père S. certi- Description : Carte de stationnement sans fiant l’arrestation du témoin. Le docu- limitation de durée délivrée au témoin. ment a été authentifié par la Commune de Thy-le-Château. Localisation du document : BG/18/04/19 Donateur du fonds : Vanden Eynde Localisation du document : BG/18/04/24 Forme de document : Photocopie Donateur du fonds : Vanden Eynde Type de document : Autre Forme de document : Photocopie Date du document : 1975-1989 Type de document : Lettre Description : Dossier introduit pour l’ob- Date du document : 1949 le 10/03 tention de la pension et de l’attestation Description : Lettre du témoin dans d’invalidité. laquelle il fait le récit de son arrestation et de sa déportation avec d’autres religieux. Localisation du document : BG/18/04/20 Donateur du fonds : Vanden Eynde Localisation du document : BG/18/04/25 Forme de document : Photocopie Donateur du fonds : Vanden Eynde

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Forme de document : Photocopie Type de document : Attestation/Certificat/Reconnaissance Date du document : 1947 le 26/11 Description : Attestation du Bourgmestre de Thy-le-Château certifiant de l’arresta- tion et de la déportation du témoin. Localisation du document : BG/18/04/26 Donateur du fonds : Vanden Eynde Forme de document : Photocopie Type de document : Carte/Fiche d’identi- fication Date du document : 1944 le 31/08 Description : Fiche du témoin à la Prison de Charleroi. Localisation du document : BG/18/04/27 Donateur du fonds : Vanden Eynde Forme de document : Photocopie Type de document : Lettre Date du document : 1945 le 19/05 Description : Lettre de l’oncle du témoin à sa mère dans laquelle il l’entretient d’un camp en Allemagne où pourrait peut- être se trouver le témoin. Localisation du document : BG/18/04/28 Donateur du fonds : Vanden Eynde Forme de document : Photocopie Type de document : Lettre Date du document : 1949 le 02/09 Description : Lettre d’une avocate, à pro- pos des démarches à entreprendre en vue de l’obtention par le témoin du statut du Prisonnier Politique.

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Informations

Résultats des délibérations Trente et un travaux provenant de Belgique, de France, d’Allemagne, d’Italie, de Suisse, des Prix Fondation de Pologne et d’Israël furent cette année Auschwitz 2004-2005 déposés à concourir. Le Conseil scientifique de la Fondation Auschwitz a entériné les résultats des délibérations des jurys pour l’année académique 2004-2005 en décidant : Afin de promouvoir des études et recherches scientifiques pluridisciplinaires sur les mul- I - d’attribuer : tiples aspects de l’histoire et de la mémoire des crimes et génocides nazis ainsi que sur les 1.- le «Prix Fondation Auschwitz» à répercussions de ces événements sur la François RASTIER pour son travail inti- conscience contemporaine, la Fondation tulé Ulysse à Auschwitz - Primo Levi, Auschwitz a institué depuis 1986 un «Prix le survivant (CNRS - Paris). Fondation Auschwitz» de 2.500 €, auquel 2.- le «Prix Fondation Auschwitz - s’ajouta en 2002 un Prix «Fondation Rozenberg» à Ingo LOOSE pour son Auschwitz - Rozenberg»1 de même valeur. travail intitulé Deutsche Kreditinstitute in

1 Ce Prix, attribué grâce au concours de la « Fondation Rozenberg », est dédié à la mémoire de ce dernier, rescapé d’Auschwitz, par son épouse Andrée Caillet.

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den eingegliederten und besetzten 2. Amadei NOVITA, Per una pedagogia Gebieten Polens 1939-1945 (Humboldt- della Resistenza negli universi concentra- Universität - Berlin). zionari (Universita di Bologna) Par ailleurs, suivant l’avis des délibérations 3. Susanne WEIN, Bremer Arbeiter- des jurys, le Conseil scientifique de la bewegung und Antisemitismus 1924 bis Fondation Auschwitz a décidé, selon les 1928 - Von „... trotzdem es unter der disponibilités financières : Decke daran nicht gefehlt hat» bis zu offenem Antisemitismus von links in der II. - d’attribuer, avec les Bremer Arbeiterpresse (Universität Félicitations du jury, l’ Bremen). «Application de l’Art. 4»2 du 4. Elisa GALEATI, I limiti della rappre- Règlement à : sentazione : il ruolo del testimone nel film 1. Tobias BÜTOW, Der «Freundeskreis di Claude Lanzmann «Shoah» (Universita Himmler» : ein Netzwerk der SS im di Bologna) Spannungsfeld von Wirtschaft, Politik 5. Yan SCHUBERT, Les camps de concen- und Staatlicher Verwaltung (Freie tration et d’extermination dans le procès de Universität Berlin) Nuremberg (Université de Genève) 2. Arnaud BOULLIGNY, Les déportés de 6. Samuel QUAGHEBEUR, Un crayon France en Europe nazie (hors la France de pour croquer la vie - L’acte créateur 1939) (Université de Caen Basse- comme moyen de survie psychique dans les Normandie) camps de concentration (Université 3. Cristina PINAFFO, La comprensione Catholique de Louvain) del totalitarismo in Hannah Arendt 7. Emmanuel DE JONGE, La démocratie (Universita Degli Studi di Padova) à l’épreuve d’elle-même - Autour de 4. Magdalena Izabella SACHA, Obraz l’Affaire Garaudy : une analyse rhéto- Kultury Lagrowej w Swiadectwach rique et argumentative (Université Libre Wiezniów Obozu Koncentracyjnego de Bruxelles) Buchenwald (Uniwersytet Gdanski) 8. Hélène WALLENBORN, L’historien, 5. Emilie RIMBOT, Les déportés de la parole des gens et l’écriture de l’histoire Compiègne à destination du KL - L’exemple d’un fonds de témoignages Sachsenhausen. Les convois des 24 jan- audiovisuels de survivants des camps nazis vier, 28 avril et 8 mai 1943 (Université (Université Libre de Bruxelles) de Caen) 9. Peggy SENECAL, La Grande-Bretagne et les réfugiés juifs d’Allemagne de 1933 à III. - d’attribuer l’ «Application de 1945 : une politique d’immigration ambi- l’Article 4» : guë. Séminaire «Le passé présent du nazis- 1. Sabrina COLOMBAROLI, Il Teatro di me, du stalinisme et de la collaboration» Oscar Wilde in Germania (Universita degli 2000-2001 (Université Pierre Mendes Studi di Milano) France - Grenoble)

2 L’article 4 nous permet, sous proposition du jury, d’allouer à un ou plusieurs candidat(s) méritant un subside pour la poursuite de sa recherche si le travail soumis à délibération ne se qualifie pas pour le prix mais présente néanmoins des qualités manifestes.

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10. Jean-Luc HUMBERT De l’offre mémo- camps de concentration nazis (Université rielle comme expression du devoir de Paris X Nanterre) mémoire - Le cas du camp de la Nouvelle 7. Géraldine VETELE, Robert Antelme, Brême (Université Paul Verlaine - Metz vers une pensée du corps - Réflexions sur / Université Nancy 2) ‘L’espèce humaine’ (Université Paris X, 11. Lydie DAGUERRE, Le camp de Nanterre) concentration de la Neue Bremm : Construction d’une cause dans l’espace V - Les travaux suivants ont public trans-frontalier (Université de également été déposés pour Metz) participation aux Prix : 1. Rodrigo MALMSTEN, Kleines IV.- Méritent des Helnwein (Pièce de théâtre) encouragements, les travaux 2. Joop SLAGTER,Tante Nomi (Récit) de : 3. Elisa SUREDA-CASTELLO, Het proces 1. Céline OLIVIER, Le témoignage et la te Neurenberg herbekeken in het licht transmission de la mémoire de la van de Zuid-Afrikaanse Waarheids- en Déportation : Approches plurielles. A Verzoeningscommissie (Universiteit l’exemple des récits des survivants français Antwerpen) du camp de Mauthausen (Université de Rouen) 4. PATRONE Silvia, Antropopoiesi e koi- nopoiesi nei processi educativi di epoca 2. Marion QUENY, Un cas d’exception : nazista (Universita di Genova) 230 femmes françaises déportées à Auschwitz-Birkenau en janvier 1943 par 5. Marijke VERPOORTEN, The Death mesure de répression - le convoi du 24 Toll of the Rwandan Genocide : A janvier (Université Charles-de-Gaulle Detailed Analysis for Gikongoro Province Lille 3) (Katholieke Universiteit Leuven) 6. ZINI Francesco, Diritto, pena e perdono 3. Veerle TAES, Een metafoor voor het niet- (Libera Universita’ Maria Santissima zijn : Een reflectie op de kunst ontstaan tij- Assunta, Torino) dens de periode van de Shoah (Vrije Universiteit Brussel) Une séance académique de remise des Prix aura lieu sous les auspices des plus hautes 4. Israel W., CHARNY The Holocaust and autorités académiques et politiques du pays other Genocides by the Nazis Revisited in à l’Hôtel de Ville de Bruxelles le 7 décembre the Framework of a multiple Classification 2005. of Genocides and Reconstructed accor- ding to a Genocide early Warning System * (Professeur au Yad Vashem - Israël - For Presentation at Seminar at Hiroshima Séminaires de formation City University) Notre Centre d’Etudes et de Docu- 5. Jonathan HAUDOT, Représentations, mentation, reconnue Service Général usages et interprétations publicisées du d’Education Permanente, organise un cycle judéocide dans la bande dessinée de formation destiné aux enseignants du (Université Paul Verlaine) cycle secondaire. Ce cycle annuel comprend 6. Thomas LAMQUIN, Psychanalyse appli- quatre séminaires, sous la forme de week- quée aux représentations picturales des end résidentiels (vendredi et samedi), qui

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aborderont quatre thématiques différentes. Animateurs : Ils seront animés par des spécialistes des Messieurs Benoît MAJERUS - Historien différentes disciplines impliquées dans les à l’ULB, spécialiste de l’histoire et de la thématiques envisagées. Pour assurer une violence & Yannis THANASSEKOS - discussion approfondie, des textes sont préa- Directeur de la Fondation Auschwitz, lablement communiqués aux enseignants Collaborateur scientifique à l’ULB inscrits. Séminaire II Programme 2005 «La notion de génocide : approche juri- Séminaire III dique et historique» «Repli identitaire, retour aux sources» 19-20 mai 2006 à Esneux 14-15 octobre 2005 à Namur Animateurs : Animateurs : Madame Olivia VENET - Juriste au Madame Sophie ERNST - Chargée Service du Droit Pénal de la Croix Rouge d’Etudes à l’Institut National d’Etudes & Monsieur Yannis THANASSEKOS Pédagogiques (Lyon) ; Messieurs Alain - Directeur de la Fondation Auschwitz, BIHR - Docteur en Sociologie, Professeur Collaborateur scientifique à l’ULB à l’Université de Strasbourg & Yannis Renseignements et inscriptions : THANASSEKOS - Directeur de la Fondation Auschwitz, Collaborateur Pour les enseignants en fonction en scientifique à l’ULB Communauté Française, l’inscription est gratuite et doit se faire via l’I.F.C. (Institut de Séminaire IV la Formation en Cours de Carrière) soit par «La Résistance et l’anti-fascisme. internet sur le site www.ifc.cfwb.be, soit Problèmes historiographiques et mémo- par tél. au 081/83 03 10 soit par fax au 081/83 riels» 03 11. Si vous souhaitez bénéficier de la 24-25 novembre 2005 à Bruxelles pension complète, veuillez contacter le Secrétariat de Mémoire d’Auschwitz par Animateurs : fax au 02/512 58 84. Toute autre personne Messieurs Fabrice MAERTEN - désirant participer à la formation est priée de Chercheur au Centre d’Etudes et de contacter le Secrétariat pour obtenir le for- Documentation - Guerres et Sociétés mulaire d’inscription. Les frais de partici- contemporaines & François MARCOT - pation s’élèvent à 24,79 € par séminaire et Professeur d’Histoire contemporaine à comprennent le support pédagogique, le l’Université de Franche-Comté (France) logement et la pension complète. & Yannis THANASSEKOS - Directeur de la Fondation Auschwitz, Collaborateur * scientifique à l’ULB Voyage d’Etude à Programme 2006 Auschwitz-Birkenau Séminaire I Le voyage d’étude de la Fondation «La violence : approche sociologique et Auschwitz a lieu chaque année durant les historique» vacances scolaires de Pâques et est destiné 17-18 février 2006 à La Louvière prioritairement aux enseignants, aux édu-

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cateurs et aux animateurs culturels afin que trant pas dans ce cadre - si des places restent ces derniers transmettent notre message aux disponibles ! Sont inclus dans ces prix : voya- plus jeunes générations et que la mémoire ge en avion, tous les transferts en car, le des crimes et génocides nazis soit préser- logement en pension complète, visites des vée. camps et diverses visites guidées. Le déplacement se fait en avion et le loge- Les personnes intéressées par cette impor- ment est prévu, en pension complète et tante activité annuelle de la Fondation peu- chambre commune (deux à six personnes) à vent prendre contact avec son Secrétariat l’Auberge M.D.S.M. à Oswiecim. Les visites pour s’inscrire au prochain voyage qui se des camps et les séminaires sur place sont déroulera du 8 au 13 avril 2006. encadrés et animés par des survivants des camps de concentration et d’extermination et des chercheurs scientifiques spécialisés Site internet dans ce domaine. Nous informons nos lecteurs du fait que Les frais de participation, sous réserve de les informations relatives à l’ensemble de modification, s’élèvent à 500,00 € pour les nos activités sont consultables sur le site enseignants, éducateurs et animateurs cul- internet de l’asbl Mémoire d’Auschwitz à turels et 620,00 € pour les personnes n’en- l’adresse suivante : www.auschwitz.be

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Mededelingen

Prijzen de Wetenschappelijke Raad van de Stichting Auschwitz Auschwitz Stichting beslist : I. om aan de volgende werken een De Prijzen van de Stichting Auschwitz Prijs toe te kennen : mogen zich verheugen in een groeiende belangstelling. Voor dit academisch jaar 1.- de «Prijs Stichting Auschwitz» aan 2004-2005 werden niet minder dan eenen- François RASTIER voor zijn werk dertig werken voorgelegd aan de jury’s om Ulysse à Auschwitz - Primo Levi, le sur- mee te dingen naar één van de twee Prijzen vivant (CNRS - Paris). van de Stichting Auschwitz : de «Prijs 2.- de «Prijs Stichting Auschwitz - Jacques Stichting Auschwitz» (2.500 €) en de «Prijs Rozenberg» aan Ingo LOOSE voor zijn Stichting Auschwitz - Rozenberg» (2.500 €). werk Deutsche Kreditinstitute in den De inzendingen waren afkomstig van eingegliederten und besetzten Gebieten Belgische, Franse, Duitse, Italiaanse, Poolse Polens 1939-1945 (Humboldt-Universität en Israëlische universiteiten. - Berlin).

Volgens de bepalingen van de verschillende Op advies van de jury’s, en volgens de jury’s, en na een diepgaande discussie, heeft beschikbare financiële middelen, heeft de

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Wetenschappelijke Raad van de Stichting Bremer Arbeiterpresse (Universität Auschwitz verder besloten : Bremen).

II. - de «Toepassing van het 4. Elisa GALEATI, I limiti della rappre- Artikel 4*», met de sentazione : il ruolo del testimone nel film Felicitaties van de jury, toe te di Claude Lanzmann «Shoah» (Universita kennen aan : di Bologna) 1. Tobias BÜTOW, Der «Freundeskreis 5. Yan SCHUBERT, Les camps de concen- Himmler» : ein Netzwerk der SS im tration et d’extermination dans le procès de Spannungsfeld von Wirtschaft, Politik Nuremberg (Université de Genève) und Staatlicher Verwaltung (Freie Universität Berlin) 6. Samuel QUAGHEBEUR, Un crayon pour croquer la vie - L’acte créateur 2. Arnaud BOULLIGNY, Les déportés de comme moyen de survie psychique dans les France en Europe nazie (hors la France de camps de concentration (Université 1939) (Université de Caen Basse- Catholique de Louvain) Normandie). 7. Emmanuel DE JONGE, La démocratie 3. Cristina PINAFFO, La comprensione à l’épreuve d’elle-même - Autour de del totalitarismo in Hannah Arendt l’Affaire Garaudy : une analyse rhétorique (Universita Degli Studi di Padova) et argumentative (Université Libre de 4. Magdalena Izabella SACHA, Obraz Bruxelles) Kultury Lagrowej w Swiadectwach Wiezniów Obozu Koncentracyjnego 8. Hélène WALLENBORN, L’historien, Buchenwald (Uniwersytet Gdanski) la parole des gens et l’écriture de l’histoire - L’exemple d’un fonds de témoignages 5. Emilie RIMBOT, Les déportés de audiovisuels de survivants des camps nazis Compiègne à destination du KL (Université Libre de Bruxelles) Sachsenhausen. Les convois des 24 jan- vier, 28 avril et 8 mai 1943 (Université 9. Peggy SENECAL, La Grande-Bretagne de Caen). et les réfugiés juifs d’Allemagne de 1933 à 1945 : une politique d’immigration ambi- III. - de «Toepassing van het guë. Séminaire «Le passé présent du nazis- Artikel 4*», toe te kennen me, du stalinisme et de la collaboration» aan : 2000-2001 (Université Pierre Mendes France - Grenoble) 1. Sabrina COLOMBAROLI, Il Teatro di Oscar Wilde in Germania (Universita 10. Jean-Luc HUMBERT De l’offre mémo- degli Studi di Milano) rielle comme expression du devoir de 2. Amadei NOVITA, Per una pedagogia mémoire - Le cas du camp de la Nouvelle della Resistenza negli universi concentra- Brême (Université Paul Verlaine - Metz zionari (Universita di Bologna) / Université Nancy 2) 3. Susanne WEIN, Bremer Arbeiter- 11. Lydie DAGUERRE, Le camp de con- bewegung und Antisemitismus 1924 bis centration de la Neue Bremm : 1928 - Von „... trotzdem es unter der Construction d’une cause dans l’espace Decke daran nicht gefehlt hat» bis zu public trans-frontalier (Université de offenem Antisemitismus von links in der Metz)

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IV.- De volgende werken 2. Joop SLAGTER,Tante Nomi verdienen een aanmoediging : 3. Elisa SUREDA-CASTELLO, Het pro- 1. Céline OLIVIER, Le témoignage et la ces te Neurenberg herbekeken in het licht transmission de la mémoire de la van de Zuid-Afrikaanse Waarheids- en Déportation : Approches plurielles. A Verzoeningscommissie (Universiteit l’exemple des récits des survivants français Antwerpen) du camp de Mauthausen (Université de 4. PATRONE Silvia, Antropopoiesi e koi- Rouen) nopoiesi nei processi educativi di epoca 2. Marion QUENY, Un cas d’exception : nazista, (Universita di Genova) 230 femmes françaises déportées à 5. Marijke VERPOORTEN, The Death Auschwitz-Birkenau en janvier 1943 par Toll of the Rwandan Genocide : A mesure de répression - le convoi du 24 Detailed Analysis for Gikongoro Province, janvier (Université Charles-de-Gaulle (Katholieke Universiteit Leuven) Lille 3) 3. Veerle TAES, Een metafoor voor het niet- 6. ZINI Francesco, Diritto, pena e perdono, zijn : Een reflectie op de kunst ontstaan tij- (Libera Universita’ Maria Santissima dens de periode van de Shoah (Vrije Assunta, Torino) Universiteit Brussel) De academische zitting voor de uitreiking 4. Israel W., CHARNY The Holocaust and van de Prijzen zal op 7 december 2005 other Genocides by the Nazis Revisited in plaatsgrijpen in de Gotische zaal van het the Framework of a multiple Classification Stadhuis van Brussel in aanwezigheid van de of Genocides and Reconstructed accor- hoogste academische en politieke autoritei- ding to a Genocide early Warning System ten van het land. (Professeur au Yad Vashem - Israël - For * Presentation at Seminar at Hiroshima City University) Studiereis 5. Jonathan HAUDOT, Représentations, usages et interprétations publicisées du naar Auschwitz-Birkenau judéocide dans la bande dessinée De jaarlijkse studiereis van de Stichting (Université Paul Verlaine). Auschwitz naar Auschwitz-Birkenau gaat 6. Thomas LAMQUIN, Psychanalyse appli- volgend jaar door tijdens de paasvakantie van quée aux représentations picturales des 8 tot 13 april 2006. Deze studiereis is hoofd- camps de concentration nazis (Université zakelijk voorbehouden aan leerkrachten, Paris X, Nanterre) opvoeders en culturele animatoren. Naast 7. Géraldine VETELE, Robert Antelme, een bezoek aan de voormalige kampsites vers une pensée du corps - Réflexions sur en musea van Auschwitz-Birkenau wor- ‘L’espèce humaine’ (Université Paris X, den er ook films vertoond en enkele semi- Nanterre) naries georganiseerd. Er is tevens ruime gelegenheid tot debat en tot een gesprek V.- Hebben eveneens hun werk met een van de aanwezige overlevenden ingediend om mee te dingen van de kampen. aan de Prijzen : De reis gebeurt met het vliegtuig en het 1. Rodrigo MALMSTEN, Kleines verblijf ter plaatse is voorzien in de Helnwein. Jeugdherberg M.D.S.M. te Oswieçim in vol

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pension en met gemeenschappelijke kamers Dit seminarie gaat door van 14u tot 17u in (twee tot zes personen). Kostprijs : 500,00 € het Vredeshuis in Gent (St.-Margrietstraat 9, (o.v.) voor leerkrachten, opvoeders en cul- 9000 Gent, 09/233 42 95). turele animatoren. In deze prijs zijn inbe- • grepen : de vliegtuigreis, de verplaatsingen met de bus, het hotelverblijf in vol pension, Woensdag 15 februari 2006 (Sem. 3) de toegang tot de kampen en de geleide Stijn VANERMEN, historicus bezoeken. Het programma voorziet eveneens in een bezoek aan Krakau en Oswieçim. Negationisme Dit seminarie gaat door van 14u tot 17u in Geïnteresseerden in deze studiereis kun- het Vredescentrum te Antwerpen nen contact opnemen met het Secretariaat (Lombardenvest 23, 2000 Antwerpen, van de Stichting : Mevr. Nadine Praet - Tel : 03/202 42 92). In samenwerking met het 02/512.79.98 - Fax : 02/512.58.84 - e-mail : Vredescentrum Antwerpen. [email protected] • * Zaterdag 6 mei 2006 (Sem. 4) Vormingscyclus Dr. Roel VANDE WINKEL, UGent Auschwitz Stichting Nazi-propagandafilms : Leni Riefenstahl en Triumph des Willens CYCLUS 2005-2006 Dit seminarie gaat door van 14u tot 17u in • het Heilig Graf Instituut te Bilzen (Kloosterstraat 9, 3740 Bilzen, 089/41 32 01) Woensdag 19 oktober 2005 (Sem. 1) • Veerle TAES, kunsthistorica Ten einde het opsturen van begeleidende Rik VAN MOLKOT, Kunst & teksten mogelijk te maken, dienen de geïn- Democratie teresseerden voor deze seminaries zich voor- Kunst en de nazi-concentratiekampen af in te schrijven bij de Vzw Auschwitz in Gedachtenis (Huidevetterstr. 65, 1000 Brussel, 02/512 79 98, of e-mail : Dit seminarie gaat door van 14u tot 17u30 [email protected]). Voor het toesturen in 30 CC Cultuurcentrum Brusselstr. 63, van de teksten wordt een som van 3 3000 Leuven (016/238427) gevraagd, te storten op rekeningnummer In samenwerking met Vzw Kunst & 310-0780517-44 met vermelding van het Democratie en de stad Leuven Seminarie (1-4). Voor meer informatie zie : www.auschwitz.be • Woensdag 30 november 2005 (Sem. 2) Dr. Chantal KESTELOOT, SOMA-Brussel Drs. Jan LAPLASSE, SOMA-Brussel «Waals verzet», «Vlaamse collaboratie» : mythes en realiteiten

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Notes de lecture / Lectuurnota’s

Joodse Raden, Europese gebieden - van theologie over moraalfilosofie getto’s en lokale tot rechten en literatuur - hebben zich sinds- dien gebogen over de moeilijker te door- instellingsgeschiedenis gronden waarom-vragen. Enkele morele ‘De curatoren van het getto’ thema’s blijven tot op heden bijzonder in perspectief gevoelig liggen. De rol van de verscheidene kerken in het hele gebeuren, of de houding 1. Over het ‘hoe’ en het ‘waarom’: van de geallieerde mogendheden blijven de stellingen in het debat met de regelmaat van een klok voor heftige controverses zorgen. De samenwerking van In de onbeheersbare stapel monografieën zionistische organisaties met het nationaal- en wetenschappelijke artikelen die sinds het socialisme regime in het interbellum, de verstrijken van de Tweede Wereldoorlog over de Shoah zijn geschreven, hebben de betrokkenheid van de Duitse bevolking bij louter beschrijvende werken stilaan plaats de Shoah, en de vermeende passiviteit van de gemaakt voor de meer analytische en ver- joden bij hun deportatie en uitroeiing zijn al klarende studies. De meeste hoe-vragen zijn even heikele onderwerpen. Maar vooral het inmiddels vrij bevredigend beantwoord, en aandeel dat joodse leiders zouden hebben academici uit de meest uiteenlopende vak- gehad in de vernietiging van de eigen kehil-

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la is een pijnlijk en moeilijk verteerbaar stuk Ook in Nederland en België, waar de bezet- verleden. tingspolitiek volkomen verschillend was van het Oost-Europese voorbeeld, werden Het was Hannah Arendt die naar aanlei- in de loop van 1941 joodse raden opgericht. ding van het proces Eichmann de stok in het Hoewel ze naar analogie met de Weense en hoenderhok gooide. Met Raul Hilbergs Praagse Zentralstelle für jüdische omvattende studie over de Shoah als his- Auswanderung waren opgericht, en in de torisch richtsnoer schilderde ze de Judenräte perceptie van tijdsgenoten dus primair op af als semi-nazistische instellingen, die geor- gedwongen migratie waren gericht, wer- ganiseerd joods verzet eerder hadden belem- den de raden reeds tijdens de oorlog zwaar merd dan bevorderd1 - een overtuiging die bekritiseerd voor de steun die ze aan de ze deelde met talrijke geschiedschrijvers2 bezettingsmacht verleenden. Het handvol en heel wat overlevenden van het nazi-regi- historische werken dat sinds het midden me : Bernard Mark bijvoorbeeld, zélf een van de jaren ‘60 - vaak door de betrokkenen overlevende van het getto in Warschau, - werd geschreven over de leiders van de omschreef het beleid van de joodse raad als Vereniging der Joden in België (VJB), weer- «een zuivere klassenpolitiek, een politiek spiegelde dan ook de polemiek die zich met van sociale onderdrukking,» die «in strijd betrekking tot de Oost-Europese Judenräte was met de nationale levensbelangen van had ontsponnen. Het werd hoofdzakelijk de gettobevolking»3. Tegenover hen stonden een debat tussen voor- en tegenstanders, historici als Isaiah Trunk en Aharon Weiss, waarin de conclusies eerder de persoonlijke die op basis van nauwgezet onderzoek pro- standpunten van de schrijvers dan de gedi- beerden aan te tonen dat de taken van de versifieerde inhoud van het bronnenmateriaal joodse leiders haast ondraaglijk waren en weergaven. De uitdaging bestond er voor de dat hen vaak hetzelfde lot wachtte als de auteurs van De curatoren van het getto dan rest van de Oost-Europese gettobevolkin- ook in op basis van de voorradige archief- gen4. Professor Dan Diner nuanceerde het stukken - waarvan een beduidend deel debat met de stelling dat «de al te scherpe slechts zeer recent werd ontsloten - een scheidingslijn (...) tussen en ver- genuanceerder, vollediger en meer accuraat zet nauwelijks vol te houden is» en verwees beeld van de activiteiten en invloed van de daarbij naar de inzet van de raadsleden voor VJB te schetsen. de zwakkere getto-ingezetenen, de samen- werking tussen de raden en diverse ver- 2. De curatoren van het getto : zetsorganisaties en de uiteenlopende een beknopte beoordeling. manieren waarop de voorzitters op de Elf wetenschappers, verbonden aan ver- deportatiebevelen reageerden5. schillende binnen- en buitenlandse onder-

1 R. HILBERG, The destruction of the European Jews, Chicago, 1961, 788 p.; H. ARENDT, Eichmann in Jerusalem. A report on the banality of evil, New York, 1984, pp. 123-134. 2 G. REITLINGER, The , Londen, 1971, 667 p.; L. DAWIDOWICZ, The war against the Jews 1933- 1945, Hammondsworth, 1977, 550 p. 3 B. MARK, Strijd en ondergang van het getto in Warschau, Hoorn, s.d., pp. 18-19. 4 I. TRUNK, Judenrat: The Jewish Councils in Eastern Europe Under Nazi Occupation, New York, 1977, 664 p.; zie ook: A. WEISS, «Judenrat», in : Encyclopedia of the Holocaust, II (1980) p. 766. 5 D. DINER, Beyond the conceivable. Studies on Germany, Nazism and the Holocaust, Berkeley & Londen, 2000, pp. 117-129.

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zoekscentra, gespecialiseerd in diverse dis- le nalatenschap van de VJB zijn omgegaan - ciplines van de humane wetenschappen, en een moeizaam proces van analyseren, afwe- afkomstig uit de beide Belgische landsge- gen en beoordelen. deelten, bogen zich bijna twee jaar over het complexe onderwerp. Het resultaat van hun De curatoren van het getto is geen sociolo- onderzoek verscheen in 2004 als een bundel, gisch werk geworden. Het is niet op zoek waarin de afzonderlijke bijdragen welis- gegaan naar de bestaansredenen voor actu- waar duidelijk onderscheiden bleven, maar ele maatschappelijke fenomenen, of naar de onderlinge samenhang en structuur het verklaringen voor de grote golven, de wet- werk eerder als een monografie laten lezen. matigheden in historische evoluties : de rela- Het boek kent een vrij traditionele opbouw. tie tussen de Judenrat en de kapo’s in de Het eerste deel - «Duitse perspectieven, concentratie- en vernietigingskampen, bij- joodse perspectieven» - plaatst de oprichting voorbeeld, of tussen de joodse raad en de van de VJB in een ruimere historische con- kahal (het joodse zelfbestuur in het tsaris- text : de inschakeling van de joodse raden in tische Rusland, dat onder meer instond voor het continentale vernietigingsbeleid van de de gedwongen rekrutering van joodse kin- Duitse autoriteiten (Michman), de verhou- deren in het Russische leger). Was het inscha- ding tussen de Mïlitärverwaltung en de VJB kelen van het slachtoffer in zijn eigen (Meinen), de continuïteit van de joodse vernietiging eigen aan het nationaal-socia- instellingen tijdens de bezetting (Schreiber) lisme, eigen aan de moderniteit, eigen aan de en de motieven van Belgische joden, zoals westerse mens ? En hoe kan men het pre- Salomon Van den Berg, om de leiding van de cieze functioneren van dit mechanisme ver- joodse gemeenschap op zich te nemen (Van klaren ? Bij gebrek aan een bevredigend Doorslaer). In deel twee komen de dage- antwoord op de ‘hoe-’vragen hebben de lijkse bestuurstaken van de Vereniging aan auteurs van De curatoren het ‘waarom’ even bod, van de organisatie van het onderwijs tussen haakjes geplaatst en zich toegespitst (Dickschen), over de financiering van armen- op een precieze beschrijving van het gebeur- en bejaardenzorg en het bredere sociale de. Bovendien hebben ze in hun descriptieve beleid (Massenge), tot de minder populaire analyse morele oordelen achterwege gelaten. maatregelen, zoals het verstrekken van de Ze hebben het bestaande debat accuraat davidster aan (Schram) en de verplichte geschetst, maar er zich meteen ook boven tewerkstelling van Belgische joden geplaatst. Wie op zoek gaat naar een gefun- (Vandepontseele). Deel 3 behandelt de moei- deerd antwoord op de filosofische vraag of lijke kwestie van de betrokkenheid van de het leven van één individu opgeofferd mag VJB bij de Shoah, en dit zowel op het natio- worden voor het leven van de hele gemeen- nale (Schram) als op het lokale niveau schap, of zelfbehoud immoraliteit (Rosenblum) : de samenwerking met de rechtvaardigt en of eer in sommige omstan- Gestapo voor de verplichte registratie van digheden op leven kan primeren6, zal na de joden, de opgelegde Arbeitseinsatz die door lectuur van dit boek geen antwoord hebben de VJB onder bedreiging werd georgani- gevonden. De curatoren is een historisch seerd, het oproepen van geloofsgenoten boek, dat nagaat in welke context en tegen voor deportatie naar het oosten en de feite- welke maatschappelijke achtergrond een lijke organisatie van de Belgische konvooi- concrete instelling is ontstaan, hoe ze verder en richting Polen. Het vierde en laatste deel is uitgegroeid en in de praktijk heeft gefunc- beschrijft de wijze waarop gerecht en tioneerd. Wat ruimtelijke en thematische geschiedschrijvers na de oorlog met de more- afbakening betreft, behandelt het boek een

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lokaal (deel-)bestuur, en de kans dat het schappen in België woonden dan weer buiten de Belgische landsgrenzen of buiten geconcentreerd in grote steden zoals Brussel het Nederlandse taalgebied een ruim lezers- en Antwerpen, maar zonder de betiteling publiek zal aanspreken - enkele vakspecia- van plaats en bestuur die voor Nederland listen uitgezonderd - lijkt dan ook vrij klein. gold. Net zoals de meeste hoofden van de Maar het is zonder twijfel het meest volledige Judenräte, waren de leiders van de VJB tot en meest genuanceerde boek dat tot op voor kort vrij onbekende historische pers- heden over de VJB is geschreven. Ondanks onages, die deel uitmaakten van een vage, de grote precisie waarmee de auteurs tewerk obscuur gebleven lokale instelling. Met het zijn gegaan, de veelheid aan bronnen die ze verschijnen van De curatoren van het getto’ hebben geraadpleegd en de grote hoeveelheid is meteen ook een instrument voorhanden informatie die ze in het werk hebben opge- om beide instellingen in oost en west met nomen, leest het boek bijzonder vlot, mede elkaar te vergelijken. omdat de auteurs stijlbreuken en nodeloze overlappingen in hun afzonderlijke bijdra- In tegenstelling tot de meeste Oost-Europese gen perfect hebben weten te vermijden. getto’s, waar de Judenälteste doorgaans uit de liberale, geseculariseerde groepen werden 3. Leiders in oost en west : VJB en gekozen, was de voorzitter van de VJB, Judenräte. Salomon Ullmann, een orthodoxe, joodse Getto’s en hun joodse administraties waren (opper)rabbijn. Net als zijn collega’s in het in wezen Oost-Europese fenomenen : ze oosten was hij diep in het joodse vereni- kwamen voor in de Baltische staten, Polen, gingsleven verankerd, kende hij de tradi- Hongarije en de Sovjet-Unie, maar niet in ties en vigerende gebruiken en kon hij vlot fascistisch Italië of Spanje, en evenmin in met de Duitse autoriteiten communiceren. bezet Frankrijk of Luxemburg. Nederland De taken waarvoor de VJB stond waren (dat tijdens de oorlog werd bestuurd door de wezenlijk dezelfde als die van hun collega’s SS) en België (onder het gezag van een in het oosten - «zieke mensen proberen te Militärverwaltung) namen een tussenposi- genezen die binnenkort vergast zullen wor- tie in. Er bestond formeel een getto en een den, jongeren proberen op te leiden die ‘Joodsche Raad’ in Amsterdam7, hoewel nooit zullen opgroeien, werk proberen te het niet de isolatie, dehumanisering of terreur vinden en werkgelegenheid proberen te kende waardoor de Oost-Europese getto’s scheppen in een situatie die gedoemd is om werden gekenmerkt. De joodse gemeen- te mislukken,» zoals Raul Hilberg het

6 Voor een standpunt over dit thema, zie: F. KAMM, «Harming some to save others from the Nazis», in: E. GARRARD en G. SCARRE, (eds.), Moral philosophy and the Holocaust, Hampshire, 2003, pp. 155-168. 7 J. MICHMAN, «Planning for the Final Solution against the background of developments in Holland in 1941», in: M. MARRUS (ed.), The Nazi Holocaust. Historical articles on the destruction of European Jews, dl. 3, Londen, 1989, pp. 265-300. 8 Interview met R. Hilberg in: C. LANZMANN, Shoah, 1985, III. 9 A. CZERNIAKOW, Im Warschauer Getto: das Tagebuch des Adam Czerniakow (1939-1942), R. HILBERG (ed.), München, 1986, p. 284. 10 Voor de relatie tussen Duitse autoriteiten en de VJB, zie de bijdrage van I. MEINEN, «De Duitse bezettingsautoriteiten en de VJB», in: R. VAN DOORSLAER en J. SCHREIBER (eds.), De curatoren van het getto, pp. 46-70 (citaat p. 63). 11 F. VAN SAMANG, «Adam Czerniakow, zijn tijdgenoten en de geschiedschrijvers. Portret van een dubbelleven», in : Driemaandelijks tijdschrift van de Stichting Auschwitz, 2004, nr. 82, pp. 101-110.

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samenvatte8 - zij het dat de dood de joodse (Sosnowiecz) na de oorlog gediaboliseerd, gemeenschappen in het westen niet ter plaat- terwijl andere, zoals Adam Czerniakow, se bedreigde. Geen van beide headships door hun dramatische levenseinde door kende een absolute autonomie : ze waren geschiedschrijvers werden geromantiseerd11. opgericht bij Duits decreet, bestonden uit- De zakelijke, afstandelijke stijl die de auteurs sluitend bij Duitse gratie en hadden enkel de van ‘De curatoren van het getto’ hebben relatieve vrijheid en beslissingsmacht die de gehanteerd, heeft een nauwkeurig beeld van Duitse overheden hen toekenden. Beide de historische personages in hun toenmali- instellingen werd later voornamelijk hun ge context mogelijk gemaakt, en zo het risi- betrokkenheid bij de deportaties aangere- co op mythevorming geminimaliseerd - een kend : zij hadden de selectie gemaakt wie vorm van geschiedschrijving die door haar naar het oosten zou worden afgevoerd, en toenemende zeldzaamheid een steeds grotere welke joden (tijdelijk) hun bestaande woon- waarde krijgt. plaatsen zouden kunnen behouden. Beide Fabian Van Samang konden daarbij externe dwang inroepen als verzachtende omstandigheid, hoewel de dreiging in het westen ontegensprekelijk minder groot en minder direct was dan in Referenties : het oosten : daar waar de familie van de R. VAN DOORSLAER en J. SCHREI- voorzitter van de Judenrat in het getto van BER (eds.), De curatoren van het getto De Warschau tijdens de eerste deportatiegolf Vereniging van de joden in België tijdens door de Duitse autoriteiten werd gegijzeld de nazi-bezetting, Tielt, Lannoo, 2004, 411 p. om een vlot verloop van de deportaties te garanderen9, deelde Anton Burger (Eichmann’s zaakgelastigde in België) Ullmann enkel mee dat als hij geen 10.000 joden zou uitleveren voor tewerkstelling in het oosten «het joodse vraagstuk in één nacht tijd [zou] worden opgelost»10. Net zoals de raadsleden in het oosten bleven de joodse leiders in België gespaard van depor- tatie, terwijl hun geloofsgenoten stelselma- tig per trein richting oosten verdwenen. Voor de Belgische leiders werd het gevaar voor eigen leven echter pas acuut in 1944 (Ullmann werd naar Mechelen gevoerd, waar hij enkele weken later werd bevrijd, ter- wijl Van den Berg minder dan een maand in Breendonk verbleef, vervolgens op vrije voeten werd gesteld en pas kort voor het einde van de oorlog moest onderduiken), en in tegenstelling tot de meeste joodse oudsten overleefden de leiders van de VJB de oorlog. In de historiografie van het Derde Rijk zijn enkele joodse leiders, waaronder (Lodz) en Moshe Merin

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Recensions / Recensies

ASSOULINE Pierre, Lutetia, Paris, 1933 à 1939, de recueillir les rêves de femmes Editions Gallimard, 2005, 438 p. (n° 8094) et d’hommes ordinaires afin d’évaluer à quel Ecrivain, journaliste, auteur de nombreuses point le régime «malmenait les âmes». Elle ras- biographies et d’enquêtes, Pierre Assouline sembla ainsi, soit directement, soit indirecte- a imaginé ce roman historique qui nous ment, quelques trois cents rêves qu’elle envoya entraîne dans les coulisses de l’Hôtel Lutetia, à l’étranger et où elle les retrouva quand elle l’unique palace de la rive gauche à Paris. fut elle-même contrainte à l’exil. En 1966, L’action se déroule de 1938 à 1945 sous le elle décida de les publier. Cette curieuse expé- e regard d’Edouard Kiefer, ex-policier, détec- rience montre comment le III Reich a «assas- tive chargé de la sécurité de l’hôtel. L’auteur siné» le sommeil et à quel point ce matériel nous propose une fresque en trois parties. traumatique est précieux pour une approche Celle de l’avant-guerre, mondaine et cos- analytique de la domination totale. mopolite avec ses écrivains comme Roger BERTRAND François, Vers Martin du Gard, Albert Cohen, James Joyce, l’Extermination, Convoi Buchenwald- mais aussi petit à petit lieu de rendez-vous des Dachau [7-28 avril 1945], Notre devoir exilés et antifascistes allemands. On y croise de mémoire, Pau-Bizanos, Art’Cool édi- notamment dans ses salons feutrés Heinrich tions, 2005, 334 p. (n° 8109) et Thomas Mann. Puis celle de la déclaration de guerre et de la France occupée, quand L’auteur, résistant et rescapé de Buchenwald, l’hôtel est réquisitionné le 15 juin 1940 par veut faire œuvre de mémoire avec cet ouvra- l’Abwehr ; période sombre où se succèdent ge. Il est un des rares survivants du convoi officiers nazis, trafiquants du marché noir parti de Buchenwald le 7 avril 1945 et fina- et collaborateurs français. Enfin la période de lement arrivé à Dachau le 28. Comptant la libération, où l’hôtel devient un centre 5000 détenus au départ, il n’y a que 800 sur- d’accueil pour les rescapés des camps ; pério- vivants à l’arrivée ! Faisant sienne la for- de émouvante où, pour certains, le Lutetia mule d’Elie Wiesel : «Oublier c’est se choisir sera le symbole du retour à la vie. Lutetia de complice», l’auteur souligne le peu de cas qui Pierre Assouline est un livre documenté, a été fait dans l’historiographie des évacua- miroir d’une période troublée. tions à pied ou par rail qui ont concerné, en avril 1945, des centaines de milliers de pri- e BERADT Charlotte, Rêver sous le III sonniers. Rien que pour Buchenwald, il y eut Reich, Paris, Editions Payot & Rivages, plus de 38 000 déportés dans les neuf convois 2004, 239 p. (Collection «Petite biblio- qui ont quitté le camp entre le 6 et le 10 thèque Payot», n° 513) (n° 8100) avril 1945, alors que la libération par l’armée L’auteure, qui fut une opposante de la pre- américaine était imminente. Un récit terri- mière heure au régime hitlérien décida, de fiant basé sur des documents inédits.

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BILE Serge, Noirs dans les camps nazis, nazis ont organisé l’Holocauste et s’attache, Paris, Editions du Rocher / Le Serpent à d’autre part, à évaluer l’ampleur de la dissi- Plumes, 2005, 157 p. (Collection mulation britannique et américaine des infor- «Essais/Documents») (n° 8079) mations sur les massacres nazis. On sait que Réalisateur, écrivain, journaliste, Serge Bilé les Américains et les Britanniques avaient aborde dans ce livre un sujet qui a été très connaissance des massacres perpétrés en peu traité : la persécution et la déportation Pologne : les services de renseignements des Noirs par le régime nazi. L’auteur débu- anglais avaient intercepté et déchiffré de te son enquête journalistique par la coloni- nombreux messages radios des polices alle- sation allemande qui, dès 1905, a mis en mandes et de la SS. Marquées «Secret abso- place en Namibie des camps de concentra- lu. Ne doit jamais sortir de ce bureau», ces tion. Il s’agissait de mater la rébellion du preuves ont été soigneusement dissimulées. peuple Herero. Dans ces camps furent Cinquante ans plus tard, elles sortent des menées des expérimentations anthropolo- archives. L’auteur examine les tensions giques et médicales par le docteur Eugen déclenchées entre les deux puissances, Fischer. Dans Noirs dans les camps nazis, Américaine et Britannique, notamment sur l’auteur aborde les persécutions menées par la manière de réagir face à la découverte de le régime nazi : la privation de leur nationa- l’horreur. Son ouvrage, passionnant et lité pour tous les Allemands d’origine afri- effrayant, s’achève sur un examen des consé- caine - provenant pour la plupart des quences du maintien du secret sur ces infor- anciennes colonies allemandes, la stérilisation mations pendant tant de décennies. et la déportation des enfants issus des rela- CALVI Fabrizio, Pacte avec le diable. Les tions mixtes résultant de l’occupation de la Etats-Unis, la Shoah et les nazis, Paris, Ruhr par les troupes coloniales françaises, les Editions Albin Michel, 2005, 379 p. (n° 8103) exécutions sommaires de soldats noirs amé- ricains... Serge Bilé a rencontré dans divers «Les relations entre les Alliés et les nazis pendant pays (Belgique, France, Martinique, etc.) de et après la Seconde Guerre mondiale n’ont- nombreux témoins de cette période. Citons elles pas relevé d’un pacte avec le diable ?» le chanteur John William originaire de la L’auteur, journaliste et spécialiste de l’histoire du Côte-d’Ivoire, vivant en France et déporté renseignement, rend compte de ses recherches à Neuengamme. Dominique Mendy lui et découvertes faites au sein d’archives récem- aussi déporté à Neuengamme, d’origine ment déclassifiées de la «National Archive sénégalaise et engagé dans la résistance. Research Administration» à Washington. Des Raphaël Elizé, d’origine martiniquaise, pre- révélations frappantes nous sont rapportées, mier maire noir de France métropolitaine et complétées par le témoignage d’un ancien agent déporté à Buchenwald... Ce livre a rencon- du «Service de documentation extérieur et de tré un succès inattendu, mais il a aussi suscité contre-espionnage» qui révèle ce que les archives certaines polémiques et débats en France. taisent. L’ouvrage est divisé en trois parties. La première, «La Shoah (1941-1945)», traite des BREITMAN Richard, Secrets officiels. Etats-Unis et de la Grande-Bretagne face aux Ce que les nazis planifiaient, ce que les crimes et génocides nazis. La deuxième, «Crimes Anglais et les Américains savaient, Paris, et châtiments (1945-1960)», concerne la traque Editions Calmann-Lévy / Mémorial de la des criminels de guerre. La troisième partie, Shoah, 2005, 362 p. (n° 8087) «Ligne de fuite», aborde la question, non réso- L’auteur, professeur d’histoire et écrivain, lue, des disparitions de Martin Bormann et de examine d’une part comment les dirigeants Heinrich Müller. Cette «somme de révélations

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sur le cynisme et l’aveuglement des vainqueurs» querait par là même l’existence de variétés donne le ton des relations passées entre Alliés et d’espèces, est faux et fou» (L’espèce humai- nazis. ne, p. 230). Anselme tire donc des conclu- sions politiques de sa déportation. Bien qu’il CARDON-HAMET Claudine, ait décidé de se joindre à la ligne dure du parti Triangles rouges à Auschwitz. Le Convoi au moment de l’affaire Rousset (qui dans politique du 6 juillet 1942, Paris, Editions l’immédiat après-guerre dénonça l’existen- Autrement, 2005, 422 p. (Collection ce des camps soviétiques), il fut, comme on «Mémoires») (n° 8131) le lira, finalement exclu du PC. C’est donc Cet ouvrage reprend la thèse de doctorat l’histoire d’un «communisme de pensée» de l’auteure, qui s’est penchée sur le destin de (Mascolo) qui nous est relatée. On trouve- 1 175 déportés politiques. Ceux-ci sont par- ra également dans cet ouvrage les propos tis du Camp de Compiègne, le 6 juillet 1942, avisés de nombreux philosophes et écri- pour Auschwitz-Birkenau où ils ont été vains tels qu’Agamben, Blanchot, Derrida, enregistrés deux jours plus tard. Aucun des Duras, Levinas, Lyotard, Mascolo, Morin, 1 175 hommes de ce convoi, choisis selon le Nancy et Semprun. critère de leur appartenance politique par les autorités militaires allemandes, n’aurait pu DREYFUS Jean-Claude, Souvenirs loin- être déporté sans la collaboration active du tains de Buchenwald et Dora, Paris, régime de Vichy. L’histoire de ces résistants Editions La Cause des Livres, 2004, 86 p. et militants antifascistes est racontée à travers (n° 8132) les témoignages des survivants (119 en mai Jean-Claude Dreyfus, biochimiste et généti- 1945). L’auteur nous plonge dans l’univers cien, homme de science reconnu, décédé d’Auschwitz et de Birkenau, rarement durant les années 1990, nous livre ici le récit dépeint pour l’année 1942, et nous livre une de sa déportation. Elle a eu lieu de décembre perception claire des mécanismes du systè- 1943 à mai 1945. Médecin de formation, me concentrationnaire nazi, grâce aux ana- vivant dans la clandestinité, il est arrêté lors lyses et aux mises en perspective de l’auteur. d’une rafle de représailles à Annecy en France. Débute le 4 janvier 1944, le jour de son vingt- CROWLEY Martin, Robert Antelme, huitième anniversaire, le trajet en train jusqu’à L’humanité irréductible, Paris, Editions Buchenwald. L’auteur nous relate sa vie dans Léo Scheer, 2004, 187 p. (Collection le camp, le quotidien dans les baraquements, «Lignes») (n° 8111) les relations entre les diverses nationalités, la De quoi est-il question en fait dans l’Espèce mort quotidienne, le travail à la carrière... humaine de Robert Antelme ? De la Malade, il échoue au Revier puis dans un recherche d’une ontologie résiduelle ou, bloc d’invalides. Transféré à Dora, il parvient d’après l’auteur, «d’une façon de penser à exercer les fonctions de médecin dans le l’humain dans laquelle celui-ci ne serait rien Revier du camp. Face à l’avancée des troupes d’autre que ce qui reste après le dépouille- alliées, les Allemands entassent les détenus ment entier de l’être humain». L’humain dans un convoi de wagons. Après quelques recèlerait une force inextirpable capable de jours, il est enfin libéré par les troupes contrer toute volonté de le diviser, que l’on anglaises. S’ensuit le retour en France, l’arri- peut qualifier de résistance. Une résistance vée à la gare du Nord et les retrouvailles avec qui serait le signe des hommes qui refusent sa famille. Souvenirs personnels, itinéraire l’abjection. «Tout ce qui place les êtres dans d’un rescapé, Jean-Claude Dreyfus nous pro- la situation d’exploités, d’asservis et impli- pose un texte sobre et essentiel.

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EL KENZ David (dir.), Le massacre, tiples, où les expériences d’une vingtaine d’en- objet d’histoire, Paris, Editions fants de survivants et son propre chemine- Gallimard, 2005, 557 p. (Collection ment sont tissés avec subtilité et conviction. «Folio Histoire» inédit, n° 138) (n° 8141) EVARD Jean-Luc, Signes et insignes de la Cet ouvrage regroupe, autour de la théma- catastrophe. De la swastika à la Shoah, tique du «massacre», les contributions d’une Paris, Editions de l’éclat, 2005, 230 p. (n° vingtaine d’auteurs, historiens, philosophes 8117) et juristes. Cet «objet» d’étude, qui traverse comme une constante l’histoire, la géogra- De la fin de l’Empire romain à l’extermina- phie et les avancées de la civilisation, révèle tion massive des Juifs par les nazis, l’histoi- des problèmes toujours aussi prégnants. re de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme Ainsi, outre les très nombreux faits d’armes peut être suivie à la trace. Après un premier répertoriés ici, les auteurs relèvent les diffi- important ouvrage intitulé Ernst Jünger. cultés de la question qu’ils tentent de Autorité et domination, paru chez le même résoudre dans ce cadre : s’agit-il d’un évé- éditeur en 2004, l’auteur poursuit sa quête nement à chaque fois singulier ou faut-il des «signes», préalablement perceptibles chercher à cerner une nature commune aux dans la sphère littéraire, repérables de la massacres (et génocides) ? «catastrophe» à venir. A partir de textes d’écrivains, largement inconnus du public EPSTEIN Helen, Le traumatisme en français mais qui furent lus dans l’Allemagne héritage. Conversations avec des fils et d’avant-guerre, l’auteur débusque les ori- filles de survivants de la Shoah, Paris, La gines non seulement de ce langage appelant Cause des Livres, 2005, 328 p. (n° 8072) à la destruction des Juifs qu’affectionnait Le livre de Helen Epstein, publié aux Etats- Hitler et ses sbires, mais aussi du symbole Unis en 1979 sous le titre Children of the même de la judéophobie, la croix gammée, Holocaust, vient d’être traduit en français et avant qu’elle n’apparaisse sur les drapeaux. édité par les Editions La Cause des Livres, Ces écrivains, radicalement antisémites, ont accompagné d’une préface de Boris Cyrulnik. pour noms Ludwig Klages, Alfred Schuler, Fille de survivants de la Shoah, Helen Epstein, Stefan George ou Hans Blüher. Ce livre journaliste vivant à New York, a recherché des constitue une avancée décisive de notre hommes et des femmes ayant un héritage connaissance des cercles littéraires ayant semblable au sien. A travers leurs récits, elle assuré les soubassements de l’idéologie nazie. raconte sa propre histoire et cet échange avec l’auteur éclaire leur cheminement et la com- FAYE Emmanuel, Heidegger. plexité du poids qu’ils portent. Helen Epstein, L’introduction du nazisme dans la philo- entrelaçant son itinéraire personnel de témoi- sophie. Autour des séminaires inédits de gnages et d’analyses, montre que c’est dans le 1933-1935, Paris, Editions Albin Michel, champ psychopathologique qu’il nous faut 2005, 567 p. (Collection «Bibliothèque interroger le traumatisme. Elle nous livre une Albin Michel Idées») (n° 8134) réflexion passionnante sur la transmission A partir de documents inédits ou non traduits, d’un traumatisme particulier : la Shoah. Quels l’auteur aborde les rapports entre Martin sont les effets d’une catastrophe humaine à Heidegger et le nazisme, et ceci afin de nous grande échelle ? Quels sont, en particulier, les mettre en garde. Les cent et deux volumes qui effets sur les descendants de ceux qui sont constitueront dans quelques années l’œuvre revenus des camps. Le livre de Helen Epstein intégrale d’Heidegger seront alors accessibles se lit comme une autobiographie à voix mul- au commun des mortels et considérés dignes

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d’occuper une place centrale dans la biblio- GREENE Joshua M., Justice à Dachau, thèque de philosophie. Hors, démontre l’au- Paris, Editions Calmann-Lévy, 2005, 447 teur, cette œuvre relève de bout en bout des p. (n° 8105) conceptions nazies. Tout comme celles de Si le procès de Nuremberg est célèbre, on ne Ernst Jünger et de Carl Schmitt, autres piliers peut pas en dire autant de celui de Dachau, du soubassement idéologique du régime nazi, tenu dans le camp de concentration près de elle poursuit son travail de sape en raison de Munich, alors zone sous le contrôle améri- la méconnaissance de nos contemporains des cain. Là, ce ne sont pas les dignitaires nazis, mécanismes initiaux qui la régissent. Il serait mais leurs exécutants qui furent jugés. Une alors grand temps de réagir avant que celle-ci soixantaine de tortionnaires de Dachau, n’ait acquis, en raison de divers subterfuges Buchenwald, Mauthausen et Flossenburg, développés par Heidegger en personne ou par qui étaient notamment directeurs, officiers, ses protecteurs après guerre, de nouvelles gardiens ou médecins. La tâche immense lettres de noblesse... qui assureraient en de juger ces criminels échoua à un jeune quelque sorte, le poison s’étant disséminé, le avocat américain de 32 ans, William Denson, délitement définitif de la philosophie occi- nommé subitement procureur militaire et dentale... A lire donc d’urgence ! amené à constituer une équipe d’avocats et FUKS Ladislav, Monsieur Mundstock. Le de magistrats et des centaines de dossiers à Porteur d’étoile, Woippy, Editions de charge et à décharge. Ils durent chercher les l’Engouletemps, 2004, 268 p. (n° 8143) témoins encore vivants et garantir des pro- cès dignes et équitables, malgré des cir- FUKS Ladislav, L’Incinérateur de constances difficiles et des crimes inouïs. cadavres. Monsieur Kopfrkingl, Woippy, Joshua Greene met en lumière ces procès Editions de l’Engouletemps, 2004, 228 p. relativement peu connus sous une forme (n° 8144) mêlant reportage et comptes rendus d’au- Ces deux livres, premières publications de la dience et réussit à rendre hommage à nouvelle maison d’édition de l’Engoule- Denson injustement oublié et à décrire un temps, sont l’œuvre de Ladislav Fuks écri- moment important de l’histoire de la justi- vain praguois dont les récits sont caractérisés ce militaire et de la justice en général. par un humour décalé même quand ils trai- tent de sujets graves. Dans Monsieur GUILLAUD Véronique, J’ai vécu les Mundstock, il aborde le sort des Juifs de camps de concentration. La Shoah, Paris, Prague en 1942, menacés de déportation Bayard Editions Jeunesse, 2004, 95 p. dans les camps de concentration. Il en tire un (Collection «les dossiers Okapi») (n° 8081) récit halluciné sur l’angoisse et la peur d’un Voici un ouvrage très intéressant qui retra- homme aux prises avec son ombre, dans ce les expériences douloureuses vécues par une fable noire et pourtant drôle et tou- trois survivants (deux femmes et un chante. Dans L’Incinérateur de cadavres, homme) dans l’environnement concentra- Fuks suit le parcours d’un homme, citoyen tionnaire nazi. Tous étaient à l’époque modèle, qui travaille au crématorium de jeunes et aspiraient à vivre une vie insou- Prague et qui finit pourtant par adopter les ciante, loin de l’angoisse et de l’instinct de vues nazies. Il transforme alors son travail en survie. C’est néanmoins cet instinct qui les une mission qui justifie tous les crimes. Il poussera à vaincre toutes les horreurs aux- s’agit donc d’un livre très particulier et grin- quelles ils seront confrontés, alors que les çant, remarquablement écrit et dont le film Alliés ont entamé leur campagne de libé- culte de Juraj Herz a été tiré. ration européenne. Etrange paradoxe que

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l’arrivée imminente de cette liberté refu- HUGUES Philippe (d’), Les écrans de la sée si longtemps et l’oppression vécue loin guerre, Le cinéma français de 1940 à des regards du monde civilisé. En effet, 1944, Paris, Editions de Fallois, 2005, 317 alors que des scènes de liesse populaire p. (n° 8116) éclatent un peu partout en Occident, le Sous l’occupation allemande, le cinéma fran- cœur de l’Europe centrale voit toujours çais fut à la fois étonnamment prodigue et tout un peuple persécuté à mort. Cet ouvra- particulièrement peu militant. Philippe ge est destiné aux enfants et jeunes ado- d’Hugues adopte une démarche d’analyse lescents, mais est aussi conseillé aux adultes. plus compréhensive qu’explicative, en liant Ne fut-ce que par la qualité des témoi- avec une certaine nuance et une rigoureuse gnages qui y sont repris, d’une émotion documentation les aspects institutionnels prenante, où les intervenants prennent à et sociologiques aux considérations rele- cœur de ressusciter avec humanité un passé vant en propre de l’histoire du cinéma. Ceci, si douloureux. Les témoignages sont enco- afin de proposer une mise en lumière des re plus parlants par l’insertion de repro- mécanismes - jamais simples, toujours ambi- ductions de documents d’époque et de gus aux yeux des observateurs trop rapides photographies bien choisis. Décrire (ou trop partisans ?) - qui permirent à ce l’Holocauste n’est guère aisé, mais ces cinéma non seulement de survivre à la paix, témoins de la barbarie nazie le font avec mais d’offrir aux regards de l’analyste une talent. Lire leur témoignage est indispen- étonnante facette de l’imaginaire collectif sable afin d’accomplir au mieux l’indis- français de la période, et à ceux du cinéphi- pensable devoir de mémoire. le quelques très belles œuvres, dont l’apoli- tisme contraint - ou complaisant - ou le HAULOT Arthur, C’était au temps des puissant souci de divertissement social qui les barbelés, Poèmes, Charleroi, Couleur animent ne doit pas faire oublier leurs véri- livres, 2005, 77 p. (n° 8112) tables qualités cinématographiques.

Peu avant sa disparition récente, cette statu- JAUBERT Alain, Auschwitz. L’album la re de l’humanisme contemporain que reste mémoire, Paris, Editions Montparnasse, Arthur Haulot avait entrepris la réédition 2005, DVD (42 minutes + compléments) de poèmes principalement pensés et écrits Entre juin et juillet 1944, près de 380 000 juifs durant la guerre, notamment dans une cellule venant de Hongrie ont été déportés à de la prison de Saint-Gilles et dans les camps Auschwitz-Birkenau. A l’arrivée d’un de de Mauthausen et Dachau. «Chant devant ces convois, un photographe SS a pris 189 l’angoisse», «Chant devant la mort»... les photographies, sous divers angles, de la textes retranscrivent sans fioriture l’horreur rampe et de la sélection. Il s’agit des seuls cli- de la captivité et du processus d’extermina- chés connus sur l’arrivée d’un convoi à tion ; gardant toutefois une place pour les Auschwitz. Le 11 avril 1945 à 800 km doux souvenirs et les plaisirs simples auxquels d’Auschwitz, Lily Jacob, une jeune juive s’accrocher pour ne pas sombrer. Ecrite entre hongroise rescapée de ce convoi et seule 1947 et 2002, «Après le Retour», la dernière survivante de sa famille, trouve par le plus partie du livre, démontre quant à elle l’inanité grand des hasards, cet album de photogra- d’un exorcisme revanchard auquel il faut phies. Elle y reconnaît les membres de sa préférer le combat constant contre l’oubli famille, tous gazés. Le réalisateur Alain et la banalisation. Un chant devant la vie et Jaubert l’a rencontrée en Floride et l’a l’éternité, en somme... convaincue de le laisser filmer ces images.

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S’ensuit un remarquable travail de cinéaste. table impasse. Trois récits, trois textes denses, Celui-ci donne la parole, en voix off, à quatre trois visions littéraires qui confirment le femmes, quatre rescapées d’Auschwitz qui talent de l’auteur. commentent ces photos et confrontent leurs propres souvenirs. Sur ce DVD, on trouve aussi divers compléments dont Les camps de KICHKA Henri, Une adolescence per- concentrations nazis (58 minutes). Il s’agit due dans la nuit des camps, Bruxelles, d’un film tourné lors de la libération des Editions Luc Pire / Les Territoires de la camps et utilisé comme document lors du Mémoire, 2005, 223 p. (Collection «Voix procès de Nuremberg. Ainsi que Auschwitz, personnelles») (n° 8085) fait et chiffres (30 minutes) par l’historienne Annette Wierviorka, qui propose un expo- L’ouvrage d’Henri Kichka, Une adolescence sé didactique sur le processus d’extermina- perdue dans la nuit des camps, encore un livre tion des juifs. Il y a enfin un Entretien avec sur la déportation et l’extermination ? Un livre Alain Jaubert (24 minutes), où l’auteur com- de plus qui raconte l’inracontable, l’inimagi- mente sa démarche de cinéaste. Un DVD à nable ? Peut-être, mais avec un «plus». Un vivement conseiller. «plus» d’espoir, d’optimisme et de foi en la vie. Ce récit bouleversant, admirablement écrit KERTESZ Imre, Le Drapeau anglais, et plein d’émotion mène le lecteur à travers la suivi de : Le Chercheur de traces et de : tragédie de cet homme, de ses parents et de ses Procès-Verbal, Paris, Editions Actes Sud, sœurs : un triste parcours passant par onze 2005, 218 p. (n° 8084) camps de la mort et la perte de tous les siens. Les éditions Actes Sud nous proposent avec L’histoire est déchirante et Henri, en témoin et Le drapeau anglais un triptyque de récits acteur, nous fait partager sa poignante aventure émanant du prix Nobel de littérature 2002. parsemée de malheurs indicibles, de rencontres Imre Kertesz a été déporté en 1944 à émouvantes et d’amitiés indéfectibles. L’auteur Auschwitz puis à Buchenwald. Depuis les utilise les qualificatifs pour nous transmettre sa années 1950, il se consacre à l’écriture. Son sensibilité, son art de la narration et surtout, son ouvrage majeur Etre sans destin vient d’être message d’espoir. En effet, malgré les terribles adapté au cinéma. Dans cette nouvelle livrai- coups du sort, il a voulu croire en la vie et son, l’auteur nous propose trois récits auto- rebâtir une famille : ses enfants et leurs enfants biographiques dont un, Le Chercheur de et petits-enfants en témoignent ! Aujourd’hui traces, a déjà été publié séparément chez encore, militant actif et témoin infatigable, il par- Actes Sud. Trois récits, trois expériences ticipe à diverses commémorations patrio- qui remontent jusqu’aux années 1950. Le tiques, voyages pédagogiques dans les camps drapeau anglais, relate l’arrivée des chars et témoigne auprès des jeunes. Le livre, rehaus- soviétiques et l’écrasement de l’insurrection sé de photos personnelles et d’illustrations de de 1956 à Budapest. Récit où se mêle des l’auteur - il est aussi artiste - peut être mis dans séquences de la vie de l’auteur à Budapest et les mains d’adolescents et est un formidable des réflexions sur la mémoire. Le chercheur outil et point de départ aux débats, réflexions de traces où l’auteur nous offre le récit d’un et expositions sur l’univers concentrationnai- homme qui retourne dans un lieu non défi- re. Henri Kichka nous rappelle, par son ouvra- ni où ont eu lieu des crimes indicibles. ge, que nous possédons le plus beau des Procès-Verbal est un récit qui nous relate cadeaux : la liberté. A nous de nous en montrer un voyage de Budapest à Vienne, où le pas- digne et surtout, de veiller à ce qu’elle demeu- sage à la douane se transforme en une véri- re vivante pour nous et nos descendants.

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KOREN Yehuda, NEGEV Eilat, Nous chercheur de traces : paroles des ultimes étions des géants. L’incroyable survie témoins retrouvés dans un hospice, photo- d’une famille juive de lilliputiens, Paris, graphies, transmission par les descendants des Editions Payot & Rivages, 2005, 285 p. rescapés, ossements découverts dans les (n° 8101) champs, fragments de mémoire, images du Cet ouvrage est le fruit de la rencontre en présent et du passé... Et l’impression d’arri- Israël entre le couple de journalistes Yehuda ver trop tard. Deir-Es-Zor est un ouvrage Koren et Eilat Negev et la dernière survi- de dialogue entre la photographie et les mots. vante d’une famille de nains juifs de Deir-Es-Zor est un ouvrage dense, sobre, Transylvanie, les Ovitz. Cette famille descend terrible et indispensable. du lilliputien Shimshon Eizik Ovitz, Juif LEVI Primo, Rapport sur Auschwitz, roumain et artiste. Il eut dix enfants dont sept Paris, Editions Kimé, 2005, 112 p. de petite taille. Ceux-ci se produisirent en (Collection «Le sens de l’histoire») (n° 8097) Europe centrale comme musiciens, chan- teurs et comédiens et restèrent très unis dans Leonardo Debenedetti, médecin-chirurgien la troupe qu’ils avaient fondée. En 1944, ils déporté dans le même convoi que le chimis- furent déportés tous ensemble à Auschwitz, te Primo Levi, et ce dernier, rédigent, en 1946, où ils subirent les recherches en génétique du à la demande de l’Armée rouge, un mémo- docteur Mengele. Libérés en janvier 1945, ils randum sur l’organisation du camp de concen- émigrèrent en Israël où ils furent appelés tration pour Juifs de Monowicz. Ce Rapport «Les Sept nains d’Auschwitz». Une histoi- sur l’organisation hygiéno-sanitaire du camp re étonnante, touchante et bien moins amu- de concentration pour Juifs de Monowicz, tra- sante qu’il n’y paraît au premier abord duit de l’italien par Catherine Petitjean, rela- puisqu’il furent victimes doublement des te de façon extrêmement précise les préjugés. nombreuses maladies dont ont souffert les déportés et les soins qui ont pu leur être KOUYOUMDJIAN Bardig, SIMEO- apportés, malgré les très rares médicaments NE Christine, Deir-Es-Zor, Sur les traces disponibles et les conditions très difficiles qui du génocide arménien de 1915, Paris, régnaient pour mener à bien les interventions Editions Actes Sud, 2005, 125 p. chirurgicales que pratiquaient des médecins - (Collection «Archives privées») (n° 8133) tous des déportés - de «l’hôpital» de C’est un remarquable ouvrage que nous Monowicz. Le texte de ce rapport, brillam- propose le photographe d’origine armé- ment présenté et mis en contexte dans le cadre nienne Bardig Kouyoumdjian et la journa- de l’évolution de l’œuvre de Primo Levi par liste Christine Siméone. Ce livre est né d’un Philippe Mesnard, professeur de littérature voyage effectué nonante ans après sur à la Haute-Ecole de Bruxelles et à l’Université quelques lieux du génocide des Arméniens. de Marne-la-Vallée, apparaît à bien des égards L’auteur s’est rendu dans le désert syrien qui comme l’une des sources essentielles de Si fut pour des milliers d’Arméniens ottomans c’est un homme. Les réflexions avancées le bout du chemin. Kouyoumdjian, homme concernant l’écriture et le témoignage en rap- d’image, a retrouvé et parcouru les lieux de port à l’acte poétique offrant de plus une nou- déportation et de massacre. Parmi ceux-ci, velle grille d’interprétation de l’œuvre. Le figure aux portes du désert, Deir-es-Zor, lieu livre s’achève par la transcription d’un entre- désolé situé près de l’Euphrate, lieu des der- tien télévisé réalisé avec Primo Levi en juin niers massacres, lieu de souffrances. 1982, lors de son deuxième retour à Kouyoumdjian, petit-fils de rescapé, est un Auschwitz, par Daniel Toaff et Emmanuel

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Ascarelli. Intitulé Retour à Auschwitz, il a eu réel du parcours de Charles Palant, rescapé pour origine un voyage à Auschwitz organi- français des camps nazis. Un parcours mal- sé par la Province de Florence pour des élèves heureusement «classique» qui passe par l’ar- de Lycée et des enseignants, des représen- restation, la déportation vers l’Est, la tants de la communauté juive et des élus séparation d’avec sa famille, l’histoire déchi- locaux, accompagnés d’anciens déportés. rante de sa survie, la libération et aussi les dif- ficultés à relater ce qui est arrivé. Le petit LIGOCKA Roma, VON FINCKEN- «plus» de cette excellente collection - et qui STEIN Iris, La Petite Fille au manteau en fait d’ailleurs un magnifique outil de pré- rouge, Paris, Editions Calmann-Lévy, paration d’un exposé pour l’école - est qu’il 2005, 342 p. (n° 8088) complète le récit par une chronologie, un Lors de la projection à Cracovie du film La lexique, des documents et des fiches déta- Liste de Schindler de Steven Spielberg, chables à collectionner. Sans oublier, bien l’auteur a été interpellée par la vision d’une sûr, des jeux, une Bédé et des infos sur des petite fille portant un manteau rouge et livres à portée des jeunes lecteurs. Cette col- qui traverse le ghetto de Cracovie dévasté. lection est française et privilégie donc les Elle décide alors de raconter cette histoire, références se rapportant à l’Hexagone. son histoire. Celle d’une enfant de trois Néanmoins, le sujet étant, hélas, interna- ans enfermée avec les siens dans le ghetto tional, il peut intéresser les enseignants qui de Cracovie. Elle y décrit le quotidien tra- souhaitent sensibiliser les jeunes à ce passé gique : les maladies, les exécutions, la faim, sombre de l’histoire. Un dossier pédago- le froid, la souffrance... En 1943, elle par- gique est disponible sur le site Internet : vient à s’évader avec sa mère. S’ensuivent http ://www.cndp.fr/memoire/libera- deux années de fuite, de survie, de tion_camps/primaire cachettes, de craintes... Le 18 janvier 1945, la ville est libérée par les Russes. Roma POGANY Eugène, Suis-je le gardien de Ligocka décrit cet événement ainsi que la mon frère ?, Paris, Editions Ramsay, mise en place du régime communiste en 2004, 337 p. (Collection «L’Indicible») Pologne. La petite fille au manteau rouge (n° 8089) est un livre autobiographique remarquable Pogany raconte dans cette histoire emblé- sur l’enfance, la vie dans le ghetto, la sur- matique le destin de son père Miklos et de vie et sur la Pologne de la guerre et de son oncle Gyuri, jumeaux juifs hongrois l’après-guerre. nés à Budapest. Leurs parents font tout pour s’intégrer dans la société hongroise du PALANT Charles, «Il y a 60 ans, la libé- début du siècle, y compris se convertir au ration des camps de concentration. 700 catholicisme. Les frères sont très proches, jours en enfer» dans : Je lis des Histoires mais leur éducation religieuse va pourtant les Vraies, n° 136, Paris, Fleurus Presse, 2005, éloigner jusqu’à la haine. Gyuri choisit la 66 p. (P 1075) prêtrise tandis que Miklos devient avocat, Cette collection mensuelle invite les jeunes mais c’est la guerre qui sera l’élément déter- de 8-12 ans à s’arrêter plus longtemps sur un minant. Miklos est déporté à Bergen-Belsen, thème important de l’actualité. La commé- cette expérience douloureuse l’amène à moration, en janvier dernier, du 60e anni- dénoncer la passivité coupable des chrétiens versaire de la libération des camps fut face au Judéocide et à retourner au judaïsme. l’occasion, pour l’éditeur, de publier un Ce parcours est inacceptable pour Gyuri numéro exceptionnel. Un récit sobre mais qui s’est réfugié dans un monastère italien

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pendant la guerre. Cette histoire vraie et sur une centaine d’entretiens avec d’anciens forte, racontée avec émotion, d’une famille bourreaux nazis et des rescapés des camps, détruite par la guerre rend en même temps Laurence Rees nous dresse une chronologie compte du drame subi par les Juifs de de cette machine de mort. L’auteur nous Hongrie. fait comprendre le fonctionnement de l’in- térieur, nous entraîne dans les processus de POTOK Chaim, L’arche de Noah, Paris, décisions qui ont abouti aux chambres à Editions de l’école des loisirs, 2004, 79 p. gaz. Auschwitz. Les Nazis et la «Solution (Collection «Médium») (n° 8095) Finale» est un ouvrage fort bien documen- New York, été 1947. Noah, un jeune garçon té, instructif et d’une lecture aisée. de 16 ans, est le seul survivant des quatre mille Juifs de Kralov, près de Cracovie. ROULET Caroline (réalisation), 14 récits Recueilli par sa tante à Brooklyn, il va pro- d’Auschwitz, MK2 Editions, 2005, 3 gressivement sortir de son silence et trouver DVD (série documentaire proposée par les mots pour exprimer son passé meurtri Annette Wierviorka) grâce à son professeur d’anglais à peine plus MARTINY Didier (réalisation), âgée que lui. Cette relation de complicité Auschwitz, le monde savait-il ?, MK2 et de compréhension va petit à petit lui Editions, 2005, 1 DVD redonner confiance et c’est par le dessin qu’il parviendra à exprimer toute sa souf- En 2002, la chaîne de télévision Histoire (site Internet : www.histoire.fr) décida, pour mar- france et qu’il reviendra, peu à peu, à la vie. e Auteur de Roman et Rabbi, Chaim Potok quer le 60 anniversaire de la rafle du Vél. (1929-2002), a popularisé le monde des Juifs d’Hiv’ - où plus de 12 000 Juifs furent détenus orthodoxes et écrit de nombreuses nou- par la police française, sur ordre des Allemands, velles, romans, pièces de théâtre et livres avant d’être déportés - de faire connaître le pour enfants. L’arche de Noah nous parle de récit de ces hommes et femmes. Chaque film la difficulté de témoigner après Auschwitz, débute par un commentaire en voix-off qui il est destiné aux jeunes à partir de 12 ans. raconte la vie de chaque témoin avant la dépor- tation, puis suit le récit du rescapé. Quatorze REES Laurence, Auschwitz. Les nazis et récits, quatorze itinéraires de vingt-six minutes la «Solution finale», Paris, Editions Albin qui retracent le parcours de ces hommes et Michel, 2005, 392 p. (n° 8104) femmes ; l’arrestation, l’arrivée au camp, la vie quotidienne faite de souffrances et d’humi- A l’occasion du 60e anniversaire de la libé- liations, la libération et le retour à la vie. ration du camp de concentration et d’ex- Témoignages forts et émouvants. 14 récits termination d’Auschwitz, un documentaire d’Auschwitz est un travail de mémoire et de (présenté sous la forme de six épisodes de témoignage. Un ouvrage sobre. Outre ces cinquante minutes) a été réalisé par Laurence quatorze récits, l’ensemble comprend le film Rees, directeur des programmes historiques d’Henri Borlant, ancien déporté, intitulé : Des de la BBC et spécialiste de la Seconde Guerre survivants racontent. Les rescapés nous y rela- mondiale. Ce documentaire fut notamment tent la libération des camps par les différents diffusé sur les chaînes de télévision franco- Alliés, leur retour et leur réinsertion. phones. Auschwitz. Les Nazis et la «Solution finale» est un ouvrage issu de cette série et Les Editions Mk2 nous propose également qui la complète. Basé sur des sources histo- un documentaire intitulé Auschwitz, le riques, dont notamment celles accessibles monde savait-il ? Cette enquête pose la après la chute du Mur de Berlin, mais aussi question de savoir qui des alliés, des pays

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neutres, des autorités religieuses, du Vatican, les amener de Lille à Paris où d’autres résis- des populations civiles... était au courant de tants se chargeaient de leur évasion. Au delà la déportation et de l’extermination des Juifs de l’aspect biographique, ce livre est consa- d’Europe ? Ce film, analyse, avec l’aide de cré à l’histoire du réseau, à ses victoires et à spécialistes et d’images d’archives, le com- des drames, en brossant le portrait de nom- portement et la responsabilité de chacun. breux acteurs.

TRAVERSO Enzo, La Pensée dispersée. WEISS Jonathan, Irène Némirovsky. Figures de l’exil judéo-allemand, Paris, Biographie, Paris, Editions Le Félin - Editions Léo Scheer, 2004, 214 p. Kiron, 2005, 216 p. (Collection «Les (Collection «Lignes») (n° 8110) marches du temps») (n° 8113) L’auteur, au travers d’articles ou d’échanges Professeur de Littérature, Jonathan Weiss épistolaires de grandes figures du monde publie la première biographie critique d’Irène des lettres, tels Arendt, Benjamin, Broch, Némirovsky. Pour ce faire, il a consulté les Roth ou Adorno, relate les difficultés et les archives de l’écrivain - notamment sa corres- aléas des judéo-allemands qui se sont exilés pondance inédite, ainsi que la presse des années d’Allemagne à partir de 1933 en raison de 1930 et 1940 - et a rencontré quelques per- l’arrivée d’Hitler au pouvoir et de la montée sonnes qui l’ont connue. Depuis la publication du nazisme. Ce livre porte un éclairage fort en 2004 de Suite française, qui a obtenu le intéressant sur un exode qui semble sans prix Renaudot à titre posthume, l’œuvre équivalent dans l’histoire et qui aura concer- d’Irène Némirovsky est redécouverte et ana- né près d’un demi-million de Juifs. L’apport lysée. Née à Kiev en 1903, émigrée en France de ces «étrangers», notamment au sein des à l’âge de 16 ans, Irène Némirovsky a 26 ans universités et de la société américaines, fut lorsque Grasset publie David Golder, qui énorme. L’auteur s’attache à l’étude des lance sa carrière. Cependant la peinture de vécus personnels, à l’expression des diffi- ce juif errant ne plaît pas à la communauté juive cultés d’adaptation et aux regards portés française qui peine à reconnaître Irène comme sur les nouveaux environnements. Un appa- une des leurs. Sous Vichy, elle choisit de res- reillage théorique, littéraire et philosophique ter en France et parce qu’elle se croit protégée solide soutient cet ouvrage qui (r)établit les par son statut de romancière à succès, elle rapports entre œuvres et situations d’exil. néglige de demander la nationalité française jusqu’au moment où celle-ci lui est refusée. VASSELOT Odile (de), Tombés du ciel. Irène Némirovsky sera déportée et mourra à Histoire d’une ligne d’évasion, Paris, Auschwitz en 1942. Editions Le Félin - Kiron, 2005, 341 p. (Collection «Résistance Liberté- WISTRICH Robert S., Hitler, l’Europe Mémoire») (n° 8114) et la Shoah, Paris, Editions Albin Michel, L’auteure fait le récit de son engagement 2005, 331 p. (Collection «Bibliothèque dans la Résistance et de son action au sein du Albin Michel Histoire») (n° 8053) réseau Comète. La ligne d’évasion Comète, Robert S. Wistrich enseigne l’histoire moder- vaste réseau qui s’étend des Pays-Bas jusqu’à ne, juive et européenne, à l’université hébraïque Gibraltar, faisait rejoindre l’Angleterre aux de Jérusalem et dirige le Centre internatio- aviateurs alliés tombés au cours de leur mis- nal de recherche sur l’antisémitisme. Dans sion de bombardement. Le rôle d’Odile de cet ouvrage synthétique, il s’interroge sur la Vasselot consistait à aller les chercher dans un place de la Shoah dans la «modernité», insis- petit village belge, à franchir la frontière et à tant davantage sur le caractère européen du

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génocide que sur son caractère purement alle- textes débouchent sur une triple interroga- mand. Il s’attarde longuement sur l’antisé- tion. Tout d’abord, sur le degré d’implication mitisme généralisé dans les sociétés de Schmitt au sein du régime nazi, deuxiè- occidentales, en abordant différents thèmes tels mement sur les convergences entre les que : l’antisémitisme ancien, les différentes conceptions politiques de Schmitt et le carac- politiques vis-à-vis des Juifs en Europe, le tère du régime nazi (la notion d’ennemi lent glissement de l’Allemagne, les Juifs dans vouant ce dernier à l’extermination), et, la guerre en Europe, les raisons idéologiques enfin, sur les procédures rhétoriques, sty- de la non-intervention des alliés, les quelques listiques, conceptuelles et théoriques par foyers de résistance, etc. Autant de sujets lesquelles une pensée accrédite la barbarie à abordés dans les huit chapitres de son livre qui l’état pur. Cet ouvrage, dont le dernier cha- suivent à peu près la chronologie. La Shoah y pitre présente en épilogue la question «Que est analysée sous tous ses aspects historiques faire de Carl Schmitt aujourd’hui ?», consti- et tous les acteurs y sont mis face à leurs res- tue un important et intéressant complément ponsabilités. Wistrich démonte les rouages au dossier que nous consacrons à l’œuvre de de l’antisémitisme et met en lumière ses mul- Carl Schmitt dans le présent numéro du tiples visages. Il s’agit d’une étude aussi large Bulletin trimestriel. que possible, avec les nuances nécessaires, un Des voix sous la cendre. Manuscrits des travail d’historien clair et didactique, soutenu Sonderkommandos d’Auschwitz- par de nombreux exemples. Birkenau, Paris, Editions Calmann-Lévy ZARKA Yves Charles, Un détail nazi de / Mémorial de la Shoah, 2005, 442 p. (n° la pensée de Carl Schmitt. La justification 8086) des lois de Nuremberg du 15 septembre, Entre 1945 et 1980, on a retrouvé enterrés suivis de deux textes de Carl Schmitt : La dans le camp d’extermination d’Auschwitz- Constitution de la liberté (1er octobre Birkenau les manuscrits de cinq membres 1935), La législation national-socialiste et des Sonderkommandos. Ces détenus étaient la réserve de l’«ordre public» dans le droit chargés par les Allemands de conduire les privé international (28 novembre 1935), déportés aux chambres à gaz et de transfé- Paris, Presses Universitaires de France rer ensuite leur cadavre dans les crématoires. (PUF), 2005, 95 p. (Collection «interven- Ces épisodes sont racontés en détail dans ces tion philosophique») (n° 8145) manuscrits rédigés clandestinement et enfouis dans la terre. Les auteurs y racontent, Il est question dans ce livre de la justification au moment même où ils les vivent, les crimes juridique que Carl Schmitt tente de don- commis par les nazis. Aucun des auteurs ner aux lois de Nuremberg du 15 septembre n’a survécu, les équipes étant supprimées 1935, au travers de deux textes intégrés dans et remplacées à intervalles réguliers. Ce sont le présent volume : La Constitution de la trois de ces manuscrits, dans une nouvelle liberté (1er octobre 1935) et La législation traduction du yiddish, pour partie inédite en national-socialiste et la réserve de l’«ordre français, qui sont présentés dans ce livre. public» dans le droit privé international (28 novembre 1935). Rappelons que ces lois concernaient d’une part la «protection du sang allemand» et d’autre part la citoyenneté, premiers éléments d’un plan visant à l’anéan- tissement des «ennemis de race» du Reich, soit, principalement, les Juifs. Ces deux

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