ESSAI SUR LA NOTION DE ROI

CHEZ LES YORUBA 1 ET LES AJA-FON DU MÊME AUTEUR :

Les Dogon. Paris, P.U.F., 1957. (Monographies ethnologiques africaines, Institut international africain de Londres) UNIVERSITÉ DE PARIS Faculté des Lettres et de Sciences humaines

ESSAI SUR LA NOTION DE ROI CHEZ LES YORUBA ET LES AJA-FON

(Nigeria et Dahomey)

Thèse de 3 e cycle présentée par Montserrat PALAU MARTI

Paris, décembre 1960 Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

(Ç) by Éditions Berger-Levrauli, Paris, 1964

Tous droits de traduction, reproduction, adaptation réservés pour tous pays. PRÉFACE

L'originalité et la diversité des formes politiques tradi- tionnelles de l'Afrique noire ont attiré l'attention des ethno- logues plus que tout autre ordre de recherches. Et la royauté sacrée a bénéficié d'un intérêt tout particulier, au détriment des anarchies, des chefferies et autres systèmes, cependant plus répandus dans le continent noir et d'une nouveauté, pour nous, autrement singulière. Car le souverain sacré nous l'avons eu, et ils l'ont encore en Angleterre. Peut-être la royauté bénéficie-t-elle justement de son œcuménisme, je dirai presque de sa banalité. Notre histoire nous la rend familière; en pays exotique, elle est une des références connues, à laquelle nous pouvons nous raccrocher pour ne pas sombrer dans l'étrange, qui est l'étranger. Et puis le prestige des rois n'a fait que croître avec leur raréfac- tion : il suffit de voir les titres de France-Dimanche. Enfin, pour les sociologues, il y a le souvenir de Frazer, de son roi thaumaturge et de son « rameau d'or ». Pour les africanistes, il y a Frobenius et ses hypothèses mirifiques, lourdes et riches comme un drame wagnérien. Ce ne sont évidemment pas ces séductions populaires et faciles qui ont amené Mlle Palau Marti au « Roi-Dieu ». Attachée au musée de l'Homme, elle a publié notamment un volume de synthèse sur « Les Dogon ». Ceux-ci n'ont pas de roi, ce sont même des anarchistes et leur société ne tient que par l'extraordinaire richesse de leurs mythes, de leurs rituels, de leurs représentations collectives, si abon- damment et merveilleusement révélée par Marcel Griaule. J'imagine donc que notre auteur, ayant mesuré la primauté des conceptions cosmogoniques dans une société sans état, a voulu vérifier l'importance de leur rôle dans des monarchies fortement organisées. Une preuve a contrario, si j'ose dire, de la religiosité consubstantielle à la plupart des conceptions noires. Le « Roi-Dieu », son existence, ses tabous, sa cour, le caractère figé et sacré de son étiquette, se retrouvent en un très grand nombre de régions du continent noir, sous des formes très voisines, parfois, pour nous, effarantes. Les rois des régions nilo-tchadiennes ne devaient pas se montrer et parlaient derrière un voile. Le roi de Kaffa ne devait pas porter ses aliments à sa bouche; trois hauts fonctionnaires avaient pour office de lui enfourner les aliments, comme à un bébé. Nous verrons dans ce livre bien des rites aussi extra- ordinaires. Mlle Palau Marti a choisi les royaumes de l'ouest nigérien et du Dahomey qui forment une région ethnologique assez homogène, célèbre autrefois par ses bronzes et ses sacrifices humains, et dont les histoires se sont fréquemment entremêlées, soit par la parenté, soit par la guerre, soit par des relations cultuelles ou dynastiques. La royauté est ainsi étudiée à Ifè, Oyo et Kétu les trois grands centres yorouba historiques, puis au Bénin et dans les trois royaumes adja-fon d'Alada, de Porto-Novo et du Dahomey. C'est l'ancienne « côte des esclaves », bien connue par les traitants du xvine siècle, les explorateurs du xixe et les ethnographes du xxe. Mlle Palau Marti a pu réunir ainsi de nombreux textes suggestifs dont elle a fait une analyse critique très complète; elle a elle-même recueilli des matériaux sur le terrain. Après cet exposé, viennent l'interprétation et la synthèse; c'est l'objet de la deuxième partie. La structure politique, les rituels, les pratiques de cour sont analysés et mis en relation avec la société, la religion, la conception-du monde exprimée par les mythes et les tra- ditions. Le roi apparaît finalement comme la clef de voûte de la nation, sa représentation et en même temps la conti- nuité et le symbole de l'univers. A la fois microcosme et macrocosme, dualité et unité. La royauté est « un tissu de symboles ». Le Roi est immortel et unique comme Dieu lui- même. Il est le Roi-Dieu. La divinité des empereurs romains n'a jamais été qu'un artifice. Ici elle exprime la religion la plus profonde, conditionnant et modelant l'existence même du corps social. Les temps sont passés; l'Afrique des petites patries tribales est morte; des frontières plus larges ont vu le jour et des nations modernes sont en gestation. Il n'y a plus de Roi-Dieu. Mais cet ouvrage montre ce qu'il a été, une des formes les plus puissantes de cohésion de l'Afrique ancienne, et peut- être du monde. Historiens et sociologues, Africains et curieux de tous continents y trouveront une abondante moisson de faits et une riche matière à réflexion.

Hubert DESCHAMPS AVANT-PROPOS

Je tiens à exprimer ma reconnaissance aux personnes et aux organismes qui, en France et en Afrique, ont encouragé mes recherches par leur aide morale et matérielle. Je dois remercier le Centre national de la Recherche scientifique tout d'abord, le Musée de l'Homme à Paris, l'IFAN du Dahomey ainsi que V Université d'Ibadan. Parmi les personnes, l'Oni d'Ifè, l'Alakétu et le roi de Porto-Novo se doivent d'être les premiers cités ; après eux, je remercie tous les autres informateurs africains, de modestes personnages souvent, mais combien aimables, combien patients, et non moins efficaces. Il va sans dire que la somme d'informations contenue dans le présent ouvrage provient, pour beaucoup, d'autres auteurs — anciens ou modernes, que j'indique dans la Bibliographie —; je me suis efforcée de faire un tri dans les sources d'information et, surtout, de les utiliser dans un esprit critique. Les conseils et les avis en cours de rédaction m'ont été très utiles et je désire citer, à cet égard, dans l'ordre alphabétique, MM. les Professeurs Balandier, Deschamps, Germaine Dieterlen, Hazoumé, Mercier, Métais, le Dr Pales, M. Serpos Tidjani et, enfin, mon cher maître à la Sorbonne, Roger Bastide dont le dévouement envers ses élèves est aussi proverbial que son attachement pour les gens et les choses d'Afrique. Pour ce qui a trait aux illustrations, l'Institut d'ethnologie de l'Université de Paris a bien voulu autoriser la reproduction de deux planches parues dans le livre de M. Waterlot; les autres documents cartographiques (plans et cartes) ont été exécutés au service de Muséographie du Musée de l'Homme et y ont travaillé MM. Gaillard et Mulette, ainsi que Michèle Robin. Toutes les photographies ont été prises en Afrique par moi-même. Les bibliothécaires ont fait preuve d'efficience et de désinté- ressement, notamment à la Bibliothèque de l'IFAN de Porto- Novo, à la University Library d'Ibadan, à la Bibliothèque nationale de Paris et à la Bibliothèque du Musée de l'Homme à laquelle m'unissent des liens de sympathie particuliers. Paris, novembre 1963 M. P. M. Première partie

LES ROIS HISTORIQUES

CHAPITRE I

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Le thème du roi a tenté depuis longtemps les chercheurs qui se sont intéressés à l'Afrique. Seligman, Frobenius, Bau- mann, Frazer et autres, se sont penchés sur la question et ont émis quantité d'idées intéressantes sur le roi divin. L'institution du roi divin, puisqu'il s'agit bien d'un roi-dieu, semble se trouver partout en Afrique. Aussi, la tentation de faire une étude générale est grande. L'entreprise est cependant trop vaste et je limiterai ma recherche aux aires culturelles yoruba et aja. Le roi peut se définir comme un symbole, et la royauté un tissu de symboles. L'intronisation d'un roi met en action une grande quantité de rituels, certains exécutés en secret et connus uniquement d'un petit nombre de personnes. Les enquêtes sur la religion, les rituels en général et leur symbo- lisme, s'avèrent toujours longues et difficiles; le plus souvent, l'observateur doit se contenter de noter ce que les informateurs ont bien voulu, ou pu, lui communiquer. Déjà Norris, un négrier anglais qui prit quelque intérêt aux coutumes et à l'histoire du Dahomey qu'il visita à la fin du XVIIIe siècle, disait que « ... la stupidité des naturels est une barrière insurmontable contre les informations qu'exige cette étude ». Et, un peu plus loin : Il n'a pas été facile d'éviter de me servir des mots roi, général, palais & autres termes semblables afin que le lecteur pût me comprendre. Mais [...] il ne faut pas vouloir y attacher les mêmes idées qu'ils présentent ordinairement à l'esprit quand on parle d'un peuple civilisé; & les raisons que je viens de donner, feront trouver moins ridicule d'avoir attribué le nom de roi à un barbare brutal, ou d'avoir donné pompeusement celui de palais à un séjour qui a plul ôt l'air d'un chenil ou d'une écurie. Le même auteur nous décrit en ces termes le palais de Calamina, qui était l'une des résidences du roi du Dahomey (1) : Le tout ensemble a quelque ressemblance avec de longues granges couvertes de chaume, des cabanes pour retirer les trou-

(1) NORRIS, Voyage ..., pp. 1-4. peaux, et des hangars pour les charrues, séparés les uns des autres par des murs de torchis peu élevés. En faisant ces remarques, Norris se montre prisonnier d'une hiérarchie de valeurs, ce qui l'empêchait de se rendre compte qu'une pensée très riche peut voisiner, voire s'appuyer sur des objets matériels très modestes. Si Norris avait pu se poser les questions que l'ethnographie nous a appris à nous poser, il aurait trouvé sûrement tout autre chose à dire sur le palais de Calamina que ces remarques de peu d'intérêt. Ce palais a disparu. Nous ne saurons jamais quelles représen- tations il impliquait. Norris, qui l'avait vu, aurait pu lire, du moins, les symboles directement visibles dans la disposition des bâtiments sur le sol, leur orientation, etc.., particularités rarement indifférentes dans des constructions de ce genre. Si, parfois, les symboles sont inscrits sur le sol et apparais- sent directement dans les objets, il faut encore les apercevoir, et ensuite qu'on veuille bien vous les expliquer. La difficulté est d'autant plus grande lorsqu'il s'agit d'observer les symboles dans les rituels. En dépouillant la bibliographie, on constate que l'intronisa- tion et les funérailles royales sont toujours décrites de façon assez pauvre; il s'agit pourtant de moments importants de la vie du roi qui mettent en jeu un nombre considérable de rituels dont la connaissance aurait un intérêt inappréciable pour l'ethnographe. Malheureusement, il faut renoncer à prendre ce chapitre comme base principale de travail. Le point de départ du présent ouvrage, et qui en constitue la première partie, est la description de plusieurs royautés sur lesquelles les documents sont relativement abondants. Les commentaires, dans la deuxième partie, représentent un effort de systématisation des faits exposés dans la première, autour de la théorie qui s'en dégage naturellement; nous sommes ainsi conduits à comprendre la notion de roi chez les populations considérées. Il est toujours plus facile et plus agréable, je pense, de partir du concret; c'est ainsi que je commencerai par situer, dans le temps et dans l'espace, les rois d'Oyo, de Kétu, du Bénin de Porto-Novo et du Dahomey. Pour les rois d'Ifè, de Sado et d'Alada, ancêtres — du moins, mythiques — et prototypes respectivement, d'Oyo, Kétu et Bénin le premier, Porto-Novo et Dahomey les deux autres, nous devrons nous contenter de très peu d'information. Les royautés prises ici comme exemple et base de travail ont été choisies dans des populations appartenant aux groupes yoruba et aja. Les liens culturels entre ces groupes ont été reconnus depuis longtemps. Du point de vue linguistique, Westermann et Bryan classent dans un même groupe la langue yoruba (avec tous ses dialectes) et l'ensemble ewe qui comprend les langues suivantes : ewe (proprement dit), gen (ou mina), aja, fongbé, mahi, gun (Porto-Novo). Selon le P. Bertho, on trouve un grand nombre d'éléments communs aux langues yoruba et ewe, ce qui autoriserait à les faire dériver d'une souche commune. Sur le plan culturel général, les deux groupes de populations présentent beaucoup d'affinités, notamment dans le domaine des mythes et des croyances. A Sado on affirme que le premier roi d'Oyo et le premier roi de Sado étaient frères. On peut dire, en tout cas, que les influences yoruba semblent s'être exercées, depuis une époque très ancienne, loin vers l'ouest et que des Yoruba apparaissent comme héros fondateurs de lignages et de royaumes. Les influences yoruba se sont également fait sentir vers l'est. La culture du Bénin est fortement imprégnée d'apports yoruba. En ce qui concerne la royauté, on dit que le système fut apporté d'Ifè par le prince Oraniyan, fils du roi Odudwa; c'est le même Oraniyan que les rois d'Oyo reconnaissent comme fondateur de leur dynastie. S'il semble exact que les royautés que je vais décrire s'ins- pirent d'un même modèle, elles n'en constituent pas moins des réalisations particulières et spécifiques. Nulle part et en aucune époque on ne peut supposer une matière humaine et sociale (une société) vierge sur laquelle un système philo- sophique ou une organisation sociale viendraient se plaquer sans la déformer. Tous les groupes humains connus baignent dans l'histoire, ce qui en fait la spécificité ou qui la détermine. Les royautés d'Oyo et du Bénin, toutes les deux fondées par Oraniyan, inspirées d'un même modèle — Ifè—, présentent des différences entre elles, ainsi qu'avec la royauté originelle. Ce sont les histoires particulières d'Oyo et du Bénin, déjà chargées d'événements au moment de la venue d'Oraniyan qui ont forcé le système apporté par ce héros à s'adapter aux circonstances. On assiste effectivement à un effort constant d'adaptation de l'histoire au modèle mythique proposé et, travaillant en sens contraire, la sédimentation historique déforme ou adapte les mythes. Dans sa préface à sa Short history of Benin, J. U. Egharevba évoque l'effort considérable et fastidieux (great and tedious) qu'il lui a fallu déployer pour réduire à des faits compréhen- sibles les histoires mêlées de mythes, miracles et fables que lui rapportaient les historiens indigènes qu'il qualifie de super- stitieux (1).

(1) « One can imagine how great and tedious the task has been of reducing to comprehensive facts the stories which were told by superstitious native historians in peculiar ways and blended with myths, miracles and fables - (EGHAREVBA, A short history ..., p. 7). En dépit des efforts de J. U. Egharevba, l'histoire du Bénin par lui recueillie avec tant de patience reste encombrée de matière non historique. Mythe et tradition historique sont tellement enchevêtrés qu'il n'est pas toujours possible de savoir dans lequel de ces deux domaines les faits décrits doivent se situer; constamment on a l'impression que les schémas mythiques ont enserré et réorganisé les événements histo- riques. L'histoire du Bénin est mouvementée et un nombre assez important de rois ont péri de mort violente, conséquence ou de blessure par flèche empoisonnée, ou de strangulation, ou de pendaison, ou d'absorption de poison. On peut remarquer que tous ces modes de mort ont un dénominateur commun : la mort se produit toujours sans effusion de sang. Or les plus grands doutes surviennent sur la vérité historique au sujet de la cause même de ces morts dès qu'on apprend que la condition sine qua non pour qu'un roi puisse être mis à mort, c'est préci- sément de ne pas verser son sang. Il est loisible d'imaginer une tête royale tranchée d'un coup d'épée énergique au cours d'une violente échauffourée de par- tisans, ou bien le pauvre roi perdant tout son sang à la suite de blessures reçues. Si ainsi fut l'histoire, nous ne le saurons jamais : les faits doivent être présentés en accord avec les nécessités du mythe. La durée, et toutes les indications d'ordre numérique en général, doivent également être reconsidérées du point de vue des mythes. Par exemple, si nous apprenons qu'un roi mit sur pied une grande armée commandée par deux cents généraux, on doit avoir présent à l'esprit que le nombre en question apparaît constamment dans les mythes et qu'il signifie : une grande quantité, incommensurable. Dès lors, il nous faudra traduire : il y avait tant de généraux qu'on ne pouvait pas les compter. On peut faire les mêmes remarques lorsqu'on nous dit qu'un groupe d'émigrants séjourna deux cents ans dans certaine contrée déterminée avant de venir à Oyo, etc. D'autres nombres peuvent être aussi qualifiés de mythiques, tels le sept, le seize, le quarante et un, etc. Ce qu'on pourrait appeler le problème de l'interférence entre le mythe et l'histoire est une préoccupation qui reste complète- ment étrangère à l'aire culturelle dans laquelle nous allons nous mouvoir (1). Le sens même du terme yoruba iten (2) montre qu'une telle séparation est impensable : « les iten sont des histoires vraies qui traitent des choses d'autrefois », m'avaient expliqué

(1) La remarque est peut-être valable pour les sociétés sans écriture, en général. (2) D'une façon générale, je transcris tous les termes africains selon les règles que j'indique à la fin de ce volume. les Shabè (population yoruba du moyen Dahomey). Et, si vous voulez connaître les faits et gestes de l'ancêtre qui a fondé le lignage, on vous raconte un iten; la biographie d'une personne aussi proche que le père de votre informateur sera un iten égale- ment. Les récits qui rapportent l'histoire des orisha (dieux) sont encore des iten. La littérature yoruba peut être classée en deux grandes rubriques : a) littérature d'inspiration historico-mythique ; b) littérature d'imagination (contes, devinettes, etc.). Ce classement correspond, par ailleurs, à une division dans le temps : les genres qu'on classe en a se racontent pendant le jour, ceux qui rentrent en b ne se récitent que le soleil tombé (1). Dans la perspective africaine, le rite se mêle aussi à l'histoire; d'un certain point de vue, on peut dire que les rites sont l'ex- pression gestuelle de faits dont le récit sa classerait comme iten. Le rituel d'intronisation du roi de Kétu comporte un pèleri- nage sur les lieux qui virent le passage du roi Edé et ses gens, considérés comme les ancêtres des Kétu, venus d'Ifè. Le futur roi et son cortège doivent refaire l'itinéraire des ancêtres dont le terme ultime est Kétu. Avant de pénétrer dans la ville, le roi doit offrir un sacrifice à l'endroit même où fut enterré un autochtone qui fut sacrifié en raison de son infirmité : il était bossu. Le bossu habitait chez un certain Akiniko, un Fon autochtone, comme son hôte. L'un des ministres actuels du roi de Kétu porte le titre d'Akiniko et on rattache son ascendance à son homonyme, le contemporain du roi Edé. A priori, rien n'autorise à mettre en doute l'historicité de ces données; rien que du vraisemblable dans ces récits. Voyons cependant de plus près l'histoire d'Akiniko et son hôte. On ne peut pas savoir jusqu'à quel point les rapports entre les anciens occupants de Kétu et les nouveaux venus furent amicaux; la mort du bossu semble témoigner de luttes. N'empêche qu'Akiniko est présenté comme un pacifique habitant et que son meurtre apparaît gratuit. C'est précisément ce caractère de gratuité qui l'assimile à un sacrifice. Les Kétu et les Oyo se disent issus d'Ifè, de même que toutes les populations yoruba. Il est donc logique de comparer le ministre Akiniko de Kétu avec un ministre qui porte ce même

(1) Cette règle existe également chez les Nupe, voisins orientaux des Yoruba, établis sur le Niger; les deux populations ont beaucoup de traits culturels communs, par ailleurs. Comme les Yoruba, les Nupe classent dans une même catégorie les mythes proprement dits et les traditions d'ordre historique, qu'ils désignent indif- féremment du terme etan, « meaning stories of old limes », « and these are told in daytime, not at night (as are stories meant for amusement) when the people would be too tired to listen to serious things». (S. F. NADEL, Nupe religion, pp. 8-9). titre à Oyo. L'Akiniko d'Oyo est l'un des sept Oyo Mesi qui sont des « faiseurs de roi ». S. Johnson, qui a écrit une monumen- tale histoire des Yoruba (il s'agit surtout des Oyo) nous apprend qu'à une certaine occasion, les Oyo Mesi décidèrent, pour contrer la volonté du roi, d'offrir un sacrifice en commun, chacun de ces sept personnages devant apporter une victime. Or toutes les victimes furent choisies en fonction d'une infir- mité physique : un albinos, un nain, un lépreux, un prognathe, etc; le ministre Akiniko sacrifia un estropié (nous n'avons pas davantage de précisions sur l'infirmité de cette victime) et le ministre Bashorun sacrifia un bossu. On aperçoit donc des relations entre Akiniko de Kétu et Akiniko d'Oyo : le premier est un bossu, l'autre est un infirme, mais probablement pas bossu. Qui dit vrai, Kétu ou Oyo? Akiniko était-il précisément bossu ou affligé d'une autre infir- mité? Si nous savions ce qu'on dit d'Akiniko d'Ifè (je suppose qu'il existe) nous aurions davantage de chances de reconstituer le mythe originel. Par rapport à celui-ci, nous aurions des résidus qui seraient les différences qu'offriraient entre elles les versions locales du mythe d'Akiniko; ces résidus sont déter- minés par l'histoire, spécifique par définition. En conséquence, nous pouvons parler d'un Akiniko de Kétu et d'un Akiniko d'Oyo (et il y en a probablement d'autres) en ce sens qu'ils sont spécifiques. Disons, enfin, que l'histoire d'Akiniko est un iten qui veut dire aussi mythe. Les exemples d'Akiniko et de l'histoire du Bénin que J. U. Egharevba croit avoir dépouillée de mythes, montrent bien la difficulté qu'il y a à séparer données historiques et données mythiques. L'histoire des rois et des royaumes est toujours plus ou moins altérée par les nécessités du mythe. On pourrait dire, de façon comparable, que le mythe est toujours contenu dans - les dits et faits des rois. Dans ces conditions, le recours aux données considérées historiques (et qui le sont dans certains cas quoique la preuve nous en soit rarement fournie) nous apporte un matériel utile et nécessaire, en définitive, indispensable. Il a donc bien fallu avoir recours aux « rois historiques » qui nous donnent une base de travail en nous fournissant un matériel indispensable pour étudier ensuite le « roi mythique ». Les exposés historiques contenus dans la première partie forment une base réelle à la notion de roi examinée dans les chapitres plus théoriques. Du matériel historique ici présenté, seuls les aspects mythique et philosophique ont été considérés; on aurait pu en tirer d'autres enseignements, notamment en ce qui concerne l'or- ganisation politique. En effet, la royauté représente un mode d'organisation socio-politique où le roi est ou un gouvernant, ou l'une des pièces maîtresses d'un système de gouvernement. Une étude portant spécialement sur l'organisation politique montrerait d'autres aspects de la royauté et en compléterait ainsi le tableau. Une telle étude aurait demandé, cependant, de longs développements qui ne m'ont pas semblé nécessaires au but final de ce livre. Ce but final restait sous-entendu dans une phrase du début de cette introduction : « Le roi peut se définir comme un symbole, et la royauté un tissu de symboles » (p. 11). Le symbolisme et l'arrière-plan philosophique représentés par le roi sont directement donnés dans la double constatation que nous permet de faire l'existence du roi-homme d'une part, du roi-mythe d'autre part. Dans la suite de cet ouvrage nous verrons comment l'histoire et le mythe, toujours indissoluble- ment liés, sont représentés par le roi : ce personnage est un dieu qui vit dans le mythe et, en même temps, un homme qui vit dans l'histoire. Mais il n'y a là que dualité apparente, elle se résout dans l'unicité que symbolise le roi. CHAPITRE II

LA ROYAUTÉ D'IFÈ

Selon toute probabilité, Ifè est le berceau du vaste groupe de populations classé sous l'étiquette commune : Yoruba. Elles ont des caractères anthropologiques spécifiques : brachy- céphalie, pommettes en façade, peau d'un brun relativement clair. Le critère anthropologique ne serait cependant pas satisfaisant en l'absence de références culturelles valables. Si l'on retient le critère culturel, il faut avoir bien présent à l'esprit que l'aire d'influence yoruba dépasse les pays yoruba propres; elle inclut les Èdo (Bénin), Igala, Fon, etc. qui sont « yorubaïsés » à des degrés divers. Les traditions yoruba aussi bien centrales que périphériques s'accordent pour citer Ifè comme leur centre originel. L'arché- ologie nous apporte de précieux témoignages qui vont dans le sens de la tradition orale générale. Ce sentiment de la com- munauté d'origine ayant Ifè pour centre définit l'ethnie yoruba sur le plan religieux. Animistes ou chrétiens, les rois yoruba se sentent solidaires, ils sont des «frères », « enfants d'Odudwa M. Tous les jours, aux premiers rayons du soleil levant, le roi du Bénin porte un crucifix à son front et prie pour l'Oni d'Ifè, l'Alafin d'Oyo et l'Oba du Bénin (les rois d'Ifè, d'Oyo et lui- même, le roi du Bénin), puis il fait une prière pour tous les- rois yoruba en général (1).

IFÈ, CENTRE ORIGINEL DES POPULATIONS YORUBA

L'importance politique que la ville d'Ifè put avoir dans l'ancien temps fut complètement effacée par le rayonnement (1) « Following the Oba, I went through a heavy Iroko door, which opened into a long, narrow, corridor-like room, with a tall window at the other end. He showed me a brass crucifix which was attached to a cord around his neck, and waited for the first rays of the day to illumine the window, when he pressed the crucifix to his forehead, and prayed for the Oni of Ife, the Ala fin of Oyo and the Oba of Benin (that is himself); after which he prayed for all the Yoruba kings. This had for long been the custom, he said, whether the Oba was a Christian or not. » (H. L. WARD PRICE, Dark subjects, p. 238). qu'exercèrent d'autres métropoles yoruba, issues d'Ifè, par ailleurs. La vieille cité mère conserva cependant la renommée de ville des ancêtres, elle est encore considérée par les Yoruba comme le lieu saint où les dieux et les hommes apparurent pour la première fois sur terre. Bien que le pouvoir politique se fût déplacé vers la périphérie (à Oyo, à Kétu, au Bénin), l'attraction des anciennes traditions et le foyer religieux se situaient (et se situent toujours) à Ifè. Au début du xixe siècle, la grande poussée des Peul boule- versa complètement la carte politique. La ville yoruba d'Ilorin devint une cité peul; Oyo qui avait exercé son hégémonie depuis des siècles succomba sous l'irrésistible force conquérante des Peul. La ville détruite ne disparut pas de la carte yoruba : les survivants se groupèrent et un nouvel Oyo naquit à environ 130 kilomètres au sud de l'ancien emplacement. La région septentrionale du pays yoruba ne cessait d'être attaquée par les cavaliers peul qui descendaient de plus en plus vers le sud. Mais, au fur et à mesure que ces guerriers s'éloignaient des régions de savane et qu'ils approchaient des forêts, leurs montures étaient décimées par le climat et la mouche tsé-tsé. La limite de l'expansion peul vers le sud coïncide avec l'apparition de la zone forestière. Les réfugiés circulaient par milliers à l'intérieur du pays yoruba. Des guerres et des luttes dressaient des Yoruba contre d'autres Yoruba, des villes se détruisaient, d'autres se créaient. Ifè eut beaucoup à souffrir des Peul; les envahisseurs conquirent quantité de villages ifè, mais ne réussirent pas à prendre la capitale elle-même. Un grand nombre de réfugiés d'Oyo, installés à Ifè, étaient très mal accueillis : on leur faisait faire des corvées, couper du bois et porter de l'eau. La tension entre les nouveaux et les anciens habitants était chaque fois plus forte. Finalement, l'Oni Adégunlè décida de fonder un village pour les réfugiés où ils fussent chez eux, et il créa Modakèkè qui devint bientôt une ville importante annexée à Ifè. L'inimitié entre les Oyo-Modakèkè et les Ifè ne cessa pas pour autant; il y eut des guerres et les anciens réfugiés d'Oyo qui finirent par être vainqueurs dispersèrent les vaincus, vendant les hommes en esclavage et emmenant les femmes avec eux à Modakèkè. La ville d'Ifè, abandonnée, resta déserte plusieurs années. En 1854, le chef d'Ibadan décida de ressusciter la cité véné- rable et y fit revenir les femmes qui avaient été emmenées à Modakèkè, lesquelles se réinstallèrent à Ifè avec leurs enfants. La ville a ressuscité, les ruines ont été relevées, mais la vieille métropole est loin de compter parmi les premières villes yoruba. L'ONI ET SA COUR

Malgré la vieille tradition qui fait d'Ifè le cœur du pays yoruba, on constate, de façon paradoxale, que c'est là une région sur laquelle, pratiquement, rien n'a encore été écrit. Nous ne possédons même pas la liste de ses rois; les cérémonies, les rituels, les mythes n'ont pas été étudiés, et à peine décrits. Même incomplètes, il sera utile d'avoir quelques indications sur l'intronisation et les funérailles de l'Oni. Politiquement déchue, Ifè pouvait soutenir la compétition avec Oyo par le poids de ses souvenirs et de ses traditions; cette dernière ville pouvait s'enorgueillir de sa force réelle, matérielle. Verger écrit : La rivalité qui existe entre Oyo et Ifè se manifeste dans la différence qui existe dans le mythe de la création de la terre, les premiers y font figurer Oraniyan et les seconds Odudua qui sont les fondateurs des lignées respectives [...] Odudua fut le premier roi sur terre, le Oni de Ifè (1). Oni veut dire « celui qui possède », c'est le titre qu'on donne au roi d'Ifè. Le roi ne doit jamais être appelé par son nom personnel; mieux, son nom ne doit jamais être prononcé; ceux qui se trouvent porter le même nom que l'Oni sont appelés Olorukoba (« possesseur du nom de l'Oba »), à partir du moment où leur royal homonyme a été intronisé. Adémiluyi, Oni mort très vieux en 1930, se plaisait à raconter que Ifè était le centre du monde où apparurent les premiers hommes, ancêtres des Noirs aussi bien que des Blancs, ces derniers n'étant que des Noirs pelés. Le palais du roi s'appelle afin, nom commun à tous les palais royaux yoruba. Dunglas pense que ce mot dérive du nom de la ville d'Ifè : « ce nom d'Afin... marque qu'il (le roi) n'a jamais quitté Ifè... » (2); étymologie ingénieuse, sinon exacte. Il y a trois catégories de dignitaires à Ifè : — Omodewa : sont les chefs de l'intérieur, au nombre de huit; ont libre accès auprès de l'Oni et disposent de chambres dans le palais qui portent les noms d'Ogun, Ominrin, etc. — Emèwa : sont les chefs de l'extérieur qui commandent les différents quartiers de la ville d'Ifè; ils ne peuvent pénétrer dans l'afin (palais royal) qu'avec une permission spéciale et ne doivent s'introduire dans les locaux domestiques sous aucun prétexte.

(1) VERGER, Notes ..., pp. 439. (2) Contribution ..., v. I, p. 54. — Emesè (ou omo esè « enfants des pieds ») : sont les ser- viteurs de l'Oni; ne peuvent pas porter de coiffure et tous les cinq jours (1) ils doivent se raser la moitié droite ou gauche de la tête, alternativement. Le premier des Emesè porte le titre de Sarun.

L'INTRONISATION DE L'ONI

La désignation du nouveau roi est faite par un collège d'électeurs, à l'unanimité. Le choix est confirmé par Ifa (toujours, dit-on, et sans qu'il y ait eu entente entre les élec- teurs et les babalawo (2), au préalable). Dès ce moment, le futur Oni porte le titre d'Ishoko. Il doit aller se prosterner devant les 201 ègbora (temples) (3), puis devant chacun des chefs titrés d'Ifè. Le jour de l'intronisation, un esclave — qu'on appelle Eledishi — est amené au palais, richement habillé et coiffé d'une couronne de cauris; ici avait lieu une longue cérémonie. Eledishi reçoit les dignitaires de la cour, dans différentes pièces du palais, successivement, assis sur un trône; il existe plusieurs trônes, placés dans différentes chambres de l'afin : suivant les cérémonies, l'Oni reçoit dans l'une ou l'autre des chambres. Lorsque tous les hauts dignitaires lui ont rendu hommage, Eledishi quitte le palais et la ville d'Ifè pour toujours : per- sonne ne devra jamais plus lui adresser la parole, à part quelques parents proches; en fait, il pourra revenir à Ifè, à condition que ce soit après le coucher du soleil et qu'il ne pénètre dans aucune maison, sauf chez le prêtre Obadiyo (qui est le principal dignitaire du temple d'Odudwa). Ignorant les cérémonies intermédiaires, nous en arrivons toujours à la veille de la proclamation de l'Oni, avec la céré- monie igbo adé : le futur roi reçoit alors des dons en nombre multiple de 201. Le lendemain, pour la proclamation solennelle, Ishoko se tient sur un monticule de terre appelé idi orisha (« le support de l'orisha »), on le coiffe alors d'un pagne blanc (non d'une couronne) et on le proclame Oni. Il se rend ensuite en proces- sion au palais (où il pénètre pour la première fois, l'entrée lui en étant défendue tant qu'il était Ishoko) pour recevoir

(1) C'est-à-dire une fois par semaine (la semaine yoruba est de quatre jours). (2) Les babalawo sont les prêtres et devins d'Ifa; ce culte, venu probable- ment de l'est, s'est répandu dans tous les pays yoruba et au delà (Dahomey, Togo). (3) On dit que Odudwa fonda 200 ègbora à Ifè, le 201e étant celui d'Odudwa lui-même. Le mot peut signifier temple, ou autel. l'hommage de tous les grands dignitaires et du peuple. Puis il montre à la foule le trône de pierre de l'Oni Obalufon. Le jour même du couronnement on célèbre des rites dans les 201 temples d'Ifè. Trente jours plus tard a lieu l'Iwèshu, cérémonie pour le dieu Eshu. Et voici quelques précisions données par P. Verger (1) : Le Oni est proclamé roi au temple d'Odudua, mais il reçoit sa couronne [adé] le jour suivant au temple d'Orishala où elle a été apportée du temple de Obalufon. Oni doit rester trois mois lunaires en un endroit, en dehors de sa résidence à Ilofin ou Ipebi. Le roi ne doit jamais quitter la ville. Si cela vient toutefois à se produire, les chefs abandonnent leur maison pour n'y revenir qu'après le retour du souverain, même si celui-ci reste plusieurs jours absent. L'Alafi d'Oyo (roi d'Oyo) quitte lui aussi son palais si l'Oni s'absente. Le roi ne doit pas non plus mourir, il est censé être éternellement présent. Pour parler de sa mort, on dit, par exemple, « le père est parti ».

FUNÉRAILLES DE L'ONI

Les cérémonies funéraires sont dirigées par le premier des Omodewa (chefs de l'intérieur), et non pas par ses proches : les parents de l'Oni n'ont d'autre rôle à jouer que d'offrir des victimes aux 201 ègbora théoriques d'Ifè (2). De leur côté, les Omodewa doivent exécuter des sacrifices, à l'extérieur de la porte de l'afin, en présence de la foule : moutons, chèvres et un cheval constituent les victimes obligatoires. On procède ensuite à la toilette funéraire et le corps de l'Oni est lavé avec l'eau d'un puits particulier; la tête est rasée; les deux gros orteils doivent être attachés ensemble avec une chaînette métallique fabriquée spécialement pour la circons- tance. Enfin, on frotte le corps avec une sorte de craie qui vient du Bénin, on lui met des colliers autour du cou et on l'enveloppe dans des pagnes, on met au roi défunt les amulettes qu'il avait l'habitude de porter de son vivant, on le chausse de sandales ornées de perles et on le coiffe d'un adé. Le corps est exposé au Lajodogun (qui se trouve dans l'afin) et on dépose tout près l'adè (3) principal (l'Oni possède plusieurs de ces coiffures) ainsi qu'une queue de mouton (4). (1) Notes p. 439. (2) Sur le sens de ce nombre cf. pp. 182-184. (3) Adé : coiffure de cérémonie des rois yoruba. Elle a la forme générale d'une mitre d'évêque; est garnie de perles de différentes couleurs; tout autour des franges de perles pendent verticalement et dissimulent la figure du roi. (4) Selon une information de Ward Price, il s'agit plus probablement d'une queue de vache ou de cheval. Les chefs d'Ifè arrivent en file indienne, ceux de l'extérieur en tête, pour saluer le roi une dernière fois. A cette occasion, les Emèwa sont habillés de pagnes noirs qui les couvrent jus- qu'aux hanches (1); ils s'approchent en marchant à reculons; lorsqu'ils sont tout près de l'Oni, ils se retournent et soulèvent leur jambe gauche en arrière, tout en prenant congé du souve- rain; ensuite ils s'agenouillent et, touchant la terre avec leur front, ils prient pour que le roi puisse rejoindre son père ter- restre en arrivant « de l'autre côté ». Le chef des menuisiers choisit un bel iroko (Chlorophora excelsa. MORACEAE), l'abat et en tire des planches pour le cercueil; avant d'abattre l'arbre, l'homme sacrifie un bouc, une chèvre et un morceau de tissu blanc au pied du tronc. Pendant le temps que dure la fabrication du cercueil et la préparation du tombeau, tous les bruits doivent cesser à Ifè; quand on pourra jouer à nouveau, les tambours se feront entendre, d'abord très doucement, la note de fond étant donnée par le tambour personnel du roi. On dépose le cercueil près du tombeau et le corps, étendu sur le couvercle, est porté au marché par huit Emesè qui, pendant une heure environ, évoluent au milieu de la foule qui salue l'Oni. La préparation du tombeau et l'inhumation sont exécutés sous la responsa- bilité de l'Olokere, personnage qui a, également, la charge d'enterrer les suicidés. La mise en terre est très discrète, seuls s'y trouvent présents les Omodewa, les Emesè, les prêtres d'Oraniyan, quelques proches parents de l'Oni, ainsi que quelques otu (garçons qui portent les animaux pour les sacrifices). Sur le tombeau, on aménage un trou destiné à recevoir le sang des animaux qui seront sacrifiés par la suite; on y dépose le tambour du roi, brisé en morceaux, et un crâne de cheval. Ce n'est que sept jours après l'enterrement que le marché d'Ifè, qui avait été suspendu, pourra se tenir à nouveau. Il faudra attendre trois mois pour élire un nouveau souverain. Le successeur sera pris dans celui des quatre lignages royaux auquel échoit le tour d'assurer la dignité suprême.

(1) Ce qui ne correspond nullement aux signes habituels de deuil : se couvrir de poussière, s'habiller de haillons et s'abstenir de se laver, sans aucune référence particulière à la couleur noire. Notons, par contre, que le roi d'Oyo porte des vêtements noirs pendant la période d'initiation. CHAPITRE III

LA ROYAUTÉ D'OYO

Après Ifè, âme de la tradition religieuse yoruba, il est bon d'envisager le premier des royaumes qui se disent issus de la cité sainte. Je veux parler d'Oyo, l'une des grandes organisations politiques d'Afrique et le plus important des royaumes yoruba. L'histoire et les traditions d'Oyo nous sont relativement bien connues, grâce surtout à l'œuvre d'un Yoruba, le pasteur Samuel Johnson. Son livre constitue une riche source de documentation. J'y ferai constamment appel. Oyo fut le plus puissant des royaumes yoruba. Son influence politique (nous avons déjà parlé de l'influence yoruba sur le plan culturel) s'exerçait en toutes directions. Elle se heurta parfois à l'ambition et au désir d'expansion de voisins entre- prenants (Nupe à l'est, Bariba à l'ouest). Vers le sud-ouest, la puissance d'Oyo se faisait sentir jusque dans les petites unités politiques aja et autres, au sud du Dahomey et du Togo actuels, qui se trouvaient à une distance considérable. En effet, la capitale de ce grand royaume yoruba se situait beaucoup plus au nord que l'actuel Oyo. C'est l'Old Oyo que signalent les cartes anglaises; il ne subsiste que des ruines de cette vieille ville que les Peul appelaient Katunga et qu'ils détruisirent vers 1825-1837. Le nom d'Oyo a été orthographié de différentes façons : Awyaw, Eyeo, Eyo, Ayo, etc. Aucun document écrit ou archéologique ne nous permet d'attribuer des dates précises à la fondation de ce royaume. On peut faire des conjectures en se basant sur la liste des rois dont le 37e occupait le trône au milieu du siècle dernier. C'est, en effet, une très longue liste que préside Odudwa, fondateur d'Ifè, et dont le fils Oraniyan partit vers le nord pour fonder Oyo. Le quatrième roi de la liste que donne le pasteur Johnson est . Ce personnage apparaît, dans les mythes, lié au Nupe (le Tapa des Yoruba) et serait arrivé directement dans la région d'Oyo, sans marquer de halte à Ifè. On aurait donc, en présence, deux traditions qui s'accordent plus ou moins bien. Ce qu'il faut en tout cas retenir, ce sont les deux témoi- gnages : l'un évoque l'influence d'Ifè, l'autre celle du Nupe (1), à Oyo. Dans le chapitre précédent, la rivalité entre Ifè et Oyo a (1) Nous verrons plus loin (chap. X) que Sango est aussi associé au pays bariba. été déjà notée, les mythes respectifs attribuant la création de la terre à Odudwa (Ifè) ou à Oraniyan (Oyo). Des conjectures, très hypothétiques, se basant sur la longueur de la liste des rois, situent vers le XIIe siècle les mouvements de migration qui amenèrent les fondateurs de la dynastie actuelle à Oyo. Ils venaient de l'est, d'une façon générale. Pour les situer plus exactement, nous n'avons aucun moyen, pour le moment. Sur les populations qui ont précédé les Yoruba sur leur ter- ritoire actuel on ne sait pas grand chose, mais on peut supposer leur présence, attestée souvent dans les rituels et les person- nages de la royautés d'Oyo dont l'analyse fait apparaître des traces évidentes de maîtres antérieurs, d'organisations plus anciennes.

UNE VISITE A KATUNGA EN 1826

Avant de donner la liste des rois d'Oyo et de passer à la description de l'Alafin et de sa cour, accompagnons Clapperton dans son voyage à Katunga et rendons avec lui visite au roi en l'année 1826. Le lundi 23 janvier le voyageur découvre la ville du haut d'une colline, lorsqu'il s'en trouve encore à deux heures de marche à cheval. Katunga est pour ainsi dire au-dessous de nous, entourée et entremêlée d'arbres touffus, décrivant une ceinture autour de la base d'une montagne rocailleuse, composée de granit, et longue d'environ trois miles; c'est un des plus beaux coups d'oeil qui se soient jamais offerts à mes regards. A midi un quart, nous entrons dans Katunga par la porte du nord; il y a en dehors une petite maison de fétiche, et quelques autres en dedans. Nous nous arrêtons dans la maison d'un des cabocirs, en attendant l'arrivée du bagage et de l'escorte; on nous donne de l'accason... (1) Enfin à deux heures après-midi, le bagage étant arrivé, nous reçûmes un message du roi qui nous faisait dire qu'il désirait nous voir. Une troupe de musiciens nous accompagna ainsi que l'escorte, et nous fûmes suivis d'une multitude innombrable d'hommes, de femmes et d'enfants. Comme nous traversâmes beaucoup de terrains ouverts et cultivés, la poussière que cette foule occasionnait, faillit nous étouffer ... Après une heure de marche à cheval, ce qui équivalait à cinq bons miles, nous par- vînmes au lieu où le roi était assis sous la vérandah de sa maison, marquée par deux parasols de toile bleue et rouge, posés sur de grandes perches que tenaient des esclaves, et dont l'extrémité était appuyée à terre. Les principaux cabocirs ayant dit quelques

(1) Akasa, farine de maïs préparée à l'eau; se mange froide, une ou deux grosses boules en guise de pain. mots au roi, revinrent à nous, et je crus qu'ils parlaient de nos prosternements. Je leur dis que si l'on nous proposait quelque chose de ce genre, je m'en retournerais à l'instant; que le seul cérémonial auquel je me soumettrais, serait d'ôter mon chapeau, de faire un salut, et de prendre la main du monarque s'il y consen- tait ... Les officiers du roi eurent beaucoup à faire pour nous frayer un passage à travers la foule... Quand nous fûmes parvenus aux deux parasols, nous trouvâmes tout l'espace en face du roi, et à une soixantaine de pieds de chaque côté, absolument libre. Nous marchâmes vers la vérandah, le chapeau sur la tête; arrivés à l'ombre, nous l'ôtâmes, fîmes un salut et prîmes la main du monarque; il leva les nôtres trois fois, en répétant « Eko, eko. » (Comment vous portez-vous?) Les femmes qui se tenaient derrière lui, nous saluèrent, en s'écriant « Oh, Oh, Oh ! » et les hommes qui étaient en dehors en firent autant... Le roi était vêtu d'un tobé blanc, qui en recouvrait un bleu; il avait autour du cou trois rangées de grosses verroteries bleues taillées; et sur sa tête quelque chose qui ressemblait à une couronne européenne en coton bleu, sur du carton; probablement c'était l'ouvrage d'un Européen, et on le lui avait envoyé de la côte. Les questions relatives à notre santé et aux fatigues de notre voyage, durèrent à peu près une demi-heure. Le chef des eunuques et d'autres confidents du roi nous conduisirent ensuite dans les appartements de la maison du monarque... (1). Le jour suivant, Clapperton eut une nouvelle entrevue avec l'Alafin, au sujet de laquelle il écrit, entre autres choses : Le roi nous assura que nous étions les très bien venus dans son pays; qu'il avait souvent entendu parler des hommes blancs, mais que ni lui, ni son père, ni aucun de ses ancêtres n'en avaient jamais vu un seul. Il éprouvait une grande joie de ce que les hommes blancs étaient venus de son temps, et il se flattait que son pays s'en trouverait bien, que ses ennemis seraient réduits à se soumettre, et qu'il pourrait rebâtir la maison de son père que la guerre avait détruite (1).

LES ROIS D'OYO

Afin de mieux nous repérer, il sera bon de donner la liste des rois d'Oyo (2). Odudwa figure toujours en tête de liste. Cependant la dignité d'Alafin ne peut lui être attribuée qu'à titre d'honneur et en tant que père d'Oraniyan. On dit qu'Odu- dwa qui régnait à Ifè désigna son fils Oraniyan pour aller fonder le royaume d'Oyo; la liste dynastique devrait donc commencer avec le nom de ce dernier personnage. D'autres traditions, provenant aussi d'Oyo, associent Oraniyan au pays bariba. La diversité d'origines géographiques a déjà été notée, de façon comparable, à propos de Shango, personnage considéré (1) CLAPPERTON, Second voyage dans l'intérieur de l'Afrique..., v. I, pp .69-76. (2) La liste est donnée d'après JOHNSON, The History ... comme le fondateur de la dunastie d'Oyo dans beaucoup de cas. Un tel ensemble de traditions fait apparaître des contradic- tions et ces contradictions apparentes suggèrent que des in- fluences diverses sont à considérer, dès les temps anciens, que nous retrouvons par les mythes et les aventures des héros qu'ils présentent. Donnons maintenant les noms des rois d'Oyo : 1. Odudwa 15. Obalukon 29. Majeogbe 2. Oraniyan 16. 30. 3. (lre fois) 17. Odaraw 31. Aolè 4. Shango 18. Kara 32. Adébo 5. Ajaka (2e fois) 19. Jayin 33. Maku 6. 20. Ayibi Interrègne 7. Kori 21. Osiynyago 34. Majotu 8. Oluasho 22. Ojigi 35. Amodo 9. 23. 36. Oluew 10. Ofiran 24. Amuniwaiye 37. Atiba, vers 1850 11. Egunoja 25. Onisile (1) 12. Orompoto 25. Labisi Interrègne 13. Ajiboyede 27. Awonbioju 38. Adélu (2) 14. 28. Agboluaje 39. Adéyemi

LES DIGNITAIRES DE LA COUR

Le roi d'Oyo porte le titre spécifique d'Alafin, ce qui veut dire « maître du palais », le palais se disant afin. Un grand nombre de personnes intervenaient dans l'afin et se rattachaient d'une façon ou d'une autre au roi. Comme certains d'entre eux vont apparaître dans la description des rituels, il sera bon pour faciliter la lecture de la suite de ce chapitre de dresser le catalogue des personnages les plus importants. En voici les noms : Personnages masculins : — Oyo Mesi, — Omo ni nari, — Baba Oba, — Esho, — Kakanfo, — Arèmo, premier fils né du roi après l'intronisation, — Ona olokun èshin, « le maître du cheval », dit aussi Ab'obaku, — Ona onse awo,

(1) Mort en 1860, selon Ellis, The Yoruba... (2) Adélu était l'Aremo d'Atiba. Si on avait suivi la coutume, il aurait dû mourir sur la tombe de son père au lieu de lui succéder (voir p. 34). — Ona ilè Mole, balalawo (prêtre d'If a), — Ilari, — Eunuques. Personnages féminins : — Ilari, — Eni oja, — Iyale Mole, prêtresse d'Ifa, — Ivamode,

— Iya kéré, — Iyalagbo, « vieille mère », mère de l'Arèmo, — Orun-kumefun, également en relation avec l'Arèmo, — Iya Oba, « mère du roi » (mais non la mère réelle, cf. p. 34). — Are-orite, surveille la nourriture et le coucher de l'Alafin. Examinons successivement les attributions des principaux dignitaires de la cour d'Oyo.

LES OYO MESI

Ils constituent un corps de sept personnages. Mesi est un mot ancien qu'on trouve dans la littérature avec le sens de seigneur, maître, prince. En un certain sens, les Oyo Mesi figurent le dieu Obatala puisqu'ils sont mis en rapport avec les malfor- mations physiques dont ce dieu est responsable. Il est dit que du temps d'Abipa, le quatorzième Alafin, les Oyo Mesi voulurent marquer leur opposition au roi en sacrifiant une victime humaine : Bashorun sacrifia un bossu, Agbakin sacrifia (?, la victime n'est pas nommée), Samu sacrifia un prognathe, Alapini sacrifia un albinos, Lajuna sacrifia un nain, Akiniko sacrifia un estropié (indiqué par le pasteur Johnson, sans autre précision). Ashipa sacrifia un lépreux. Ce sont là les sept Oyo Mesi, d'après leurs titres particuliers, cités dans l'ordre de préséance. A part le Bashorun, on n'a pas beaucoup d'indications sur les attributions particulières des Oyo Mesi. On sait qu'Agbaki était responsable du culte d'Oraniyan. Le titre d'Alapini revient au chef de l'idilé (lignage ou clan) de ce nom et la même personne cumule la principale charge