Lilia Ben Salem, “Propos sur la sociologie en Tunisie ” Sylvie Mazzella, Lilia Ben Salem

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Sylvie Mazzella, Lilia Ben Salem. Lilia Ben Salem, “Propos sur la sociologie en Tunisie ” : Entretien avec Sylvie Mazzella. Genèses. Sciences sociales et histoire, Belin, 2009, Le corps discipliné, pp.125- 142. ￿hal-01217286￿

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Entretien avec Sylvie Mazzella

pp. 125-142

«Il n’y a pas de pays sous-développés. Il n’y ration des débouchés dans la fonction a que des pays sous-analysés» publique. Son histoire appartient-elle à l’histoire tunisienne de la sociologie française ou, au contraire, à l’histoire française de la sociolo- Lilia Ben Salem est une sociologue gie tunisienne? Débat sans doute byzantin. tunisienne de la première heure, spécialiste La sociologie tunisienne, créée autour de du changement social de la Tunisie l’Indépendance dans le giron des études contemporaine. Ses travaux sur la forma- philosophiques et marquée par des figures tion des cadres supérieurs et sur la famille de la sociologie française, Gurvitch, sont parmi les plus reconnus. Après avoir Berque, Duvignaud, a été l’enjeu du para- obtenu une licence de sociologie, elle res- doxe intellectuel du post-colonialisme : tera en Tunisie plutôt que de continuer ses trouver la voie de l’émancipation en utili- études supérieures en France comme la plu- sant les armes forgées par la tradition intel- part de ses collègues. Elle entre en tant que lectuelle française. En un sens, on retrouve chercheur dans un des premiers centres de la même question dans tous les pays coloni- recherche en sciences sociales tunisiens, le sés par la France, notamment au Maghreb. CERES (Centre d’études et de recherches Mais les conditions particulières de l’indé- économiques et sociales), peu après sa créa- pendance tunisienne, les hommes – et les tion par le secrétariat d’État à l’Éducation femmes – acteurs de cette émancipation, les nationale en 1962. Elle soutient sa thèse en événements singuliers – comme la bataille 1968 sous la direction de Georges Balan- de Bizerte – les singularités tunisiennes de dier, Jean Duvignaud et Jacques Berque l’arabisation, les spécificités du courant étant membres du jury. Elle a vécu l’héri- développementaliste et de la sociologie tage colonial de l’enseignement français, le politique en général, font de cette sociolo- bilinguisme de l’ère bourguibienne, l’arabi- gie tunisienne un cas particulier, distinct de sation, la « massification » de l’Université ses voisins marocain et algérien. La Tunisie, dans les années 1980, la «professionnalisa- par exemple, n’a pas connu le climat de vio- tion» des sociologues à un moment de satu- lence et de peur qui a régné en Algérie dans

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les années 1990 et affecté le travail des Sylvie MAZZELA. – Dans quel contexte « intellectuels », en particulier celui des l’enseignement de sociologie a-t-il été créé en chercheurs et des universitaires des sciences Tunisie? sociales, comme a pu le souligner Ali El- Lilia BEN SALEM.– La licence de sociolo- Kenz (1998). gie a été créée à en 1959, en même La sociologie tunisienne a été particuliè- temps qu’à la Sorbonne, dans le cadre de rement déterminée par le contexte historique l’Institut des hautes études. Il importe de la décolonisation, qui a mis au premier d’évoquer les circonstances de ce choix. plan l’analyse des conditions du développe- L’université de Tunis ne verra le jour qu’en ment et des obstacles à celui-ci (en matière 19601 mais, dès 1945, avait été créé l’Insti- d’industrialisation, d’éducation, de condition tut des hautes études, qui regroupait des féminine ou de parenté). Mais cette sociolo- enseignements universitaires dans diverses gie a aussi été portée par les acteurs intellec- disciplines. Il ne s’agissait pas, au début, de tuels qui ont infléchi son parcours: les élèves proposer des cursus universitaires complets. de Georges Gurvitch qui lui ont donné son Généralement des enseignements de pre- tropisme politique, les disciples de G. Balan- mière année étaient dispensés comme, en dier ou de J. Duvignaud qui l’ont ancrée lettres, la propédeutique ou le certificat dans l’enquête de terrain, et aujourd’hui Lilia d’études littéraires générales. Les étudiants Ben Salem ou Dorra Mahfoudh qui veulent qui avaient réussi devaient ensuite pour- lui faire prendre le virage de la professionna- suivre leurs études dans une université lisation. L’arabisation qui, depuis les années française. Au fur et à mesure, et surtout 1970, occupe l’espace politique et culturel – après l’indépendance du pays, certaines voire spirituel – de la Tunisie, comme elle lie licences d’enseignement ont vu le jour, les pays du Maghreb à ceux du Proche et du notamment en sciences et en lettres Moyen-Orient, pose moins la question de la (licence d’arabe, d’histoire et géographie) « sociologie arabe » que de la sociologie en avec la création de l’École normale supé- arabe. Si la question de «l’impérialisme de rieure en 1956. C’est dans cet esprit qu’a l’universalité occidentale» pèse sur les débats été mis en place un premier certificat de la de la sociologie tunisienne, c’est pour mieux licence en philosophie, le certificat de reformuler, comme ailleurs, les conditions de morale et sociologie. Cette initiative cor- sortie des grands paradigmes – marxistes ou respondait moins à une volonté de donner fonctionnalistes – et consolider, avec Abdel- aux étudiants la possibilité de faire une kader Zghal, la notion de spécificité cultu- licence de philosophie à Tunis qu’à un relle. La sociologie tunisienne est, au fond, à souci de satisfaire des professeurs agrégés l’image de sa société, tendue entre tropisme qui, depuis plusieurs années, enseignaient francophone et identité arabe, contrôle auto- cette discipline dans le secondaire et à ritaire et liberté interstitielle de parole, égali- l’Institut des hautes études. Deux d’entre tarisme et libéralisme, culture rurale et déve- eux avaient entamé une thèse de doctorat, loppement urbain. Jean Cuisenier (1971) et Carmel Camilleri Il existe bien une sociologie propre- (1971). Georges Granai, qui avait été ment tunisienne qui se caractérise dans l’élève de Gurvitch, y enseignait la sociolo- cette passion politique, indépendantiste gie. La sociologie suscitait un intérêt en naguère, militante hier, experte aujourd’hui, Tunisie dans le contexte de la politique de dont L. Ben Salem témoigne dans cet développement. Il importe de rappeler que entretien. l’Institut des hautes études avait déjà initié,

126 Sylvie Mazzella s Lilia Ben Salem, « Propos sur la sociologie en Tunisie » FENÊTRE L depuis le printemps 1951, un cercle S. MAZZELA. – Quelle a été la première géné- d’études sociologiques, ethnologiques et ration des sociologues tunisiens? géographiques qui s’était donné pour Lilia BEN SALEM.– Nous n’étions pas plus objectif d’entreprendre un certain nombre d’une quinzaine d’étudiants en sociologie. d’études. En octobre 1955, l’Institut avait Seuls quelques-uns d’entre nous ont été organisé un colloque sur les niveaux de vie jusqu’au bout de la licence : Abdelkader en Tunisie auquel avait participé Paul Zghal qui sera plus tard, comme moi, cher- Sebag qui enseignait alors au lycée Carnot. cheur au CERES, Fredj Stambouli et Khlil Nommé, peu après, chargé de recherche à Zamiti qui seront, après la soutenance de L’Institut des hautes études, il entreprendra leur thèse de 3e cycle, recrutés comme assis- avec quelques collègues un certain nombre tants dans le département de sociologie, et de monographies sur les salariés de la Mokhtar Chouikha qui s’orientera ensuite région de Tunis et sur les quartiers péri- vers les sciences politiques et sera plus tard phériques de la capitale2. diplomate. Nous avions également avec nous Claude Tapia qui poursuivra sa car- S. MAZZELA. – C’est donc dans ce contexte rière à l’université de Tours, Monique Laks des années 1950 que la licence de sociologie est qui partira à Bordeaux… Outre Georges créée? Granai, nous avions comme professeurs Lilia BEN SALEM.– Oui, c’est dans ce René Duchac qui enseignait la psychologie contexte et avec l’appui de J. Berque que fut sociale, Paul Sebag qui nous initiait à décidée, en 1959, la création du Centre l’enquête de terrain et Hassouna Ben Amor d’études sociales et de la licence de sociolo- qui assurait l’enseignement des statistiques. gie au sein de l’Institut des hautes études. G. Granai, nommé à Aix-en-Provence, sera G. Granai fut le premier directeur du remplacé dès 1960 par J.Duvignaud. Duvi- Centre d’études sociales et le premier chef gnaud était un personnage assez hors du du département de sociologie. Les étu- commun, sociologue3 mais aussi journaliste diants de la première promotion étaient peu et écrivain. Il était venu pour la première nombreux. C’étaient des étudiants qui fois à Tunis après le bombardement de avaient suivi les enseignements du certificat Sakiet Sidi Youssef4. Il avait découvert de morale et sociologie et décidé de renon- Tunis et Sidi Bou Saïd où il s’installera cer à la philosophie, ainsi que quelques pendant son séjour en Tunisie. Il avait été nouveaux bacheliers tunisiens, algériens, séduit par l’effervescence qui régnait à français et d’autres nationalités qui, pour la Tunis, autour des débats sur la politique de plupart, étaient déjà entrés dans la vie développement et la décolonisation de active. C’était l’époque de la guerre d’Algé- l’Algérie. C’est avec enthousiasme qu’il rie et Tunis accueillait des réfugiés et avait accepté de succéder à G. Granai. Il nombre de militants de la cause algérienne. préparait alors sa thèse de doctorat sur la Les cours avaient lieu, en raison de ce sociologie du théâtre. Il recevait beaucoup public, en fin de journée, entre 17 h et 20 h de monde dans son bureau, des respon- et parfois jusqu’à 23 h 30. L’ambiance était sables du développement, des hommes très conviviale. Il y avait un petit café à côté politiques, des journalistes, Tunisiens ou de l’annexe de l’Institut des hautes études – gens de passage. Un jeune agrégé de philo- qui abritait le Centre d’études sociales – où sophie avait rejoint l’équipe, Abdelwahab étudiants et professeurs se retrouvaient Bouhdiba qui sera, après le départ de Duvi- entre les cours. gnaud, chef du département de sociologie5.

Genèses 75, juin 2009 127 L FENÊTRE Le docteur Frantz Fanon, psychiatre, écri- dans ce domaine. Il avait ouvert un centre vain et militant de la cause algérienne a de psychiatrie de jour à l’hôpital Charles donné durant une année des cours de psy- Nicolle à Tunis et il nous faisait assister à ses chopathologie sociale dans le cadre du cer- consultations. Il évoquait aussi dans ses tificat de psychologie sociale. J. Duvignaud cours les relations entre Noirs et Blancs. Il organisait des séminaires qui étaient de for- avait publié Peau noire et masques blancs midables rencontres entre intellectuels, (1952). Il nous parlait aussi de l’oppression chercheurs et militants du développement. coloniale et de la violence. Ses analyses et la Y participaient ces figures emblématiques passion qui l’animait nous impressionnaient. du développement qu’étaient Mustapha Il était en train d’écrire L’An V de la révolu- Filali, qui avait été ministre de l’Agriculture tion algérienne (1959). Nous admirions en et qui sera le premier directeur du CERES, lui le militant de la décolonisation et de Ahmed Ben Salah, alors secrétaire d’État à l’indépendance de l’Algérie, son refus de la Santé publique et aux Affaires sociales6 et toutes formes de soumission et d’inégalité. qui sera ministre du Plan et des Finances Il nous a beaucoup appris, cela correspon- entre 1961 et 1969, Mohamed Ben Smaïl dait à nos interrogations du moment. qui fera partie de l’équipe du journal L’Action devenue plus tard Jeune Afrique, S. MAZZELA. – À l’époque, quels étaient les Chadly Klibi, professeur d’arabe à l’Institut liens avec la Sorbonne? des hautes études7, Habib Boularès8, des Lilia BEN SALEM.–L’Institut des hautes Algériens proches du Gouvernement provi- études dépendait de la Sorbonne. Les cours soire de la République algérienne (GPRA), et les examens avaient lieu à Tunis, mais le des Français et autres Européens sympathi- jury des examens était présidé par un pro- sants de la cause algérienne. Je me souviens fesseur de la Sorbonne, Georges Gurvitch, des rencontres avec Jacques Berque, Edgar Jean Maisonneuve puis Georges Balandier Morin, Georges Balandier, Henri Lefebvre, pour les certificats de sociologie. La licence Jean Rouch, Jean Daniel et bien d’autres, de sociologie comprenait, comme à , plus illustres les uns que les autres. quatre certificats: les certificats de sociolo- gie générale, de psychologie sociale, d’éco- S. MAZZELA. – Dans le bouillonnement de la nomie politique et sociale (dont le pro- vie intellectuelle de ces années 1960, comment gramme était les enseignements d’économie l’œuvre de Frantz Fanon, en particulier, et politique de la licence en droit). Le qua- avec elle des notions comme celles d’aliénation trième certificat était au choix. La plupart culturelle, de dépersonnalisation, d’image du des étudiants partaient à Paris pour y faire colonisé, sont-elles reçues par les étudiants un certificat d’ethnologie après l’obtention tunisiens dont vous faites partie? des trois premiers certificats. Quelques-uns, Lilia BEN SALEM.– Frantz Fanon nous a dont je faisais partie, sont restés à Tunis et enseigné la psychopathologie sociale. Il nous ont préparé le certificat de géographie parlait de son expérience de psychiatre à humaine dans le département de géogra- l’hôpital de Blida en Algérie, de ses conflits phie de l’université de Tunis. avec ses collègues quant aux méthodes d’intervention psychiatrique. Il défendait les S. MAZZELA. – Revenons à votre parcours de nouvelles méthodes qu’il préconisait, socio- sociologue. thérapie et psychothérapie institutionnelle, Lilia BEN SALEM. – À l’époque, comme je ce qui à cette époque était révolutionnaire viens de le dire, la plupart des étudiants

128 Sylvie Mazzella s Lilia Ben Salem, « Propos sur la sociologie en Tunisie » FENÊTRE L partaient à Paris pour y terminer leur dont le texte soit publiable. C’est ainsi que licence et commencer des études de 3e j’ai entrepris une enquête sur les étudiants cycle. Pour ma part, des responsabilités à tunisiens. Je présenterai les résultats de mon l’UGET (Union générale des étudiants travail quelques mois plus tard devant G. tunisiens), le syndicat étudiant, et des rai- Balandier et J. Duvignaud ; il sera publié sons familiales m’ont retenue à Tunis. après ma soutenance de thèse (Ben Salem Avant même la fin de ma licence, dès 1969). G. Balandier acceptera de me comp- octobre 1961, j’ai enseigné le français dans ter parmi ses étudiants en thèse. J’ai été sui- un lycée de jeunes filles. En 1961, la Tuni- vie par J. Duvignaud et G. Balandier. Je sie avait connu une crise grave dans ses soutiendrai ma thèse en janvier 1968 avec, relations avec la France, ce qu’on évoque dans mon jury, J. Berque, G. Balandier et J. souvent sous le nom des « événements de Duvignaud (Ben Salem 1976). Entre Bizerte»: l’armée française avait attaqué la temps, le CERES avait été créé et j’ai eu la ville de Bizerte, les dégâts avaient été chance de faire partie des premiers cher- énormes. Les coopérants français avaient cheurs à plein temps de ce centre de été remerciés. Le secrétariat d’État à l’Édu- recherche, et cela dès le début de l’année cation nationale avait fait appel à des volon- 1963. taires comme moi pour pouvoir assurer la rentrée scolaire. Puis, par la suite, de nom- S. MAZZELA. – Qu’est-ce qui motive la créa- breux enseignants français sont revenus. La tion du CERES à ce moment-là? licence de sociologie n’étant pas une licence Lilia BEN SALEM.–J’ai mentionné tout à d’enseignement, je ne pouvais être recrutée l’heure les débats qui avaient lieu dans le dans l’enseignement qu’en tant que profes- cadre du Centre d’études sociales. La ques- seur adjoint. Si bien que j’ai renoncé. Il est tion du développement était sans cesse évo- vrai que je pensais à cette époque continuer quée. J. Duvignaud rappelait souvent la mes études pour faire une carrière universi- remarque de J. Berque: «il n’y a pas de pays taire. Mais, encore fallait-il que je m’ins- sous-développés, il n’y a que des pays sous- crive en 3e cycle en France. À cette époque, analysés» et mettait l’accent sur les respon- la licence de sociologie, comme n’importe sabilités de la sociologie. Selon lui, il quelle licence, permettait d’entrer dans la incombait au sociologue de « répondre au fonction publique. J’ai très vite été recrutée défi que lui lancent les changements de comme attachée de direction dans une structure globale, les métamorphoses de la société nationale et perdis l’espoir de conti- mentalité collective à tous les niveaux »9. nuer mes études. J. Berque étant de passage L’idée de créer un centre de recherche en à Tunis, quelques mois plus tard, je reçus sciences sociales a dû naître dans ce un coup de téléphone de J. Duvignaud qui contexte. Le CERES a été créé, en me suggéra de le rencontrer pour envisager avril 1962, par une commission nationale une inscription en thèse sous sa direction. présidée par le secrétaire d’État à l’Éduca- Cette entrevue fut une déception. J. Berque tion nationale, Mahmoud Messadi, avec la ne voulait accepter de diriger mes travaux participation de Mustafa Filali et de jeunes qu’à la condition que je suive, au moins universitaires, enseignant dans la nouvelle pendant une année, ses cours. Quelque université de Tunis, tels que Salah Guer- temps après, G. Balandier acceptera que je madi, Habib Attia, Hafedh Sethom, m’inscrive avec lui à condition de faire mes Abdelwahab Bouhdiba… M. Filali en sera preuves : un premier travail de recherche le premier directeur.

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Le CERES, dépendant du Secrétariat à S. MAZZELA. – Pour en revenir aux activités l’Éducation nationale10, comprenait à ses du CERES, quels étaient les principaux débuts trois départements: sociologie, éco- thèmes de recherche de ces années 1960? nomie et géographie. D’autres départe- Lilia BEN SALEM.– La préoccupation cen- ments ont été créés par la suite, notamment trale de tous était les questions de la déco- les départements de démographie, de lin- lonisation, du changement social, du déve- guistique, de psychologie et de sciences de loppement, de la construction nationale11. l’éducation. Il a eu dès le début deux types Il s’agissait de rendre compte des mutations de chercheurs: des chercheurs à plein temps les plus significatives que connaissait la et des chercheurs associés. Les chercheurs à société tunisienne. Ainsi, les sujets de plein temps étaient surtout des jeunes qui thèses de 3e cycle des sociologues (voir n’avaient pour la plupart qu’une licence et encadré 1), toutes soutenues à Paris, por- qui s’étaient engagés dans un travail de taient sur le monde rural (Zghal 1967 et thèse. Quant aux chercheurs associés, ils Rouissi 1973), l’organisation de la pêche étaient recrutés parmi les assistants des (Zamiti 1966), les mineurs du sud tunisien facultés. Plusieurs d’entre eux avaient une (Hamzaoui 1970), le développement d’une agrégation ou un doctorat de 3e cycle. communauté rurale en cours d’industriali- Comme les chercheurs à plein temps, ils sation (Stambouli 1964), une entreprise étaient aidés par les moyens du CERES à industrielle installée en milieu rural (Bou- poursuivre leur thèse de 3e cycle ou d’État krâa 1968), ou encore sur la formation des et avaient l’obligation de participer aux cadres supérieurs (Ben Salem 1968), la recherches initiées par le CERES ou com- condition des femmes (Karoui 1976), la mandées, parfois, par différentes adminis- scolarisation (Baffoun 1969), la Tunisie trations. précoloniale (Karoui 1973).

S. MAZZELA. – Que sont devenus ces socio- Sur quarante articles publiés dans la logues associés au CERES, qui produisent alors Revue tunisienne des sciences sociales par les des travaux d’expertise? sociologues entre 1964 et 1974, vingt-sept Lilia BEN SALEM.–Les sociologues qui avaient pour thème l’expérience dans le avaient le statut d’associés enseignaient à la domaine de l’éducation et la formation pro- faculté des lettres et sciences humaines. Ils fessionnelle, la modernisation de l’agricul- y ont fait l’essentiel de leur carrière, voire ture et l’expérience coopérative, la décoloni- toute leur carrière. Deux des sociologues de sation et la construction nationale, la ma génération qui ont été respectivement croissance des villes et l’urbanisation. Le chercheur à plein temps ou chercheur asso- CERES organisait périodiquement des col- cié au CERES se sont engagés plus tard, au loques qui permettaient aux chercheurs terme d’une longue carrière universitaire, d’exposer leurs travaux et qui étaient autant dans une carrière politique : Abdelbaki d’occasions de discussion avec des hommes Hermassi a été ambassadeur auprès de de terrain travaillant sur des questions simi- l’Unesco, puis ministre des Affaires cultu- laires. Des universitaires étrangers étaient relles et ministre des Affaires étrangères ; également invités pour exposer leurs tra- Moncer Rouissi a été ministre des Affaires vaux. Mentionnons notamment un sémi- culturelles, ministre de l’Emploi et de la naire de sociologie rurale (l’exode rural Formation professionnelle, puis ambassa- ayant fait l’objet de nombreux travaux) et un deur à Paris. séminaire sur les mutations de la famille au

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Encadré 1 – Quelques thèses de 3e cycle de sociologues tunisiens (1964-1973)

BAFFOUN, Alia. 1969. « Contribution à l’étude des pertes Karoui, Naïma. 1976. « Changement social et condition d’effectifs scolaires dans les pays du Tiers-Monde : de la femme en Tunisie », Paris, université de Nanterre- l’exemple de la Tunisie », Paris, université de Paris V ; Paris X ; Ben Salem, Lilia. 1968. « Développement et problème Rouissi, Moncer. 1973. « Une oasis du sud tunisien. Le de cadres. Le cas de la Tunisie », Paris, université Paris- Jarid (essai d’histoire sociale) », Paris, université de Paris Sorbonne ; V-École des hautes études en sciences sociales ; Boukrâa, Ridha. 1968. « Étude sociologique d’un pôle Stambouli, Fredj. 1964. « Ksar-Hellal et sa région. de développement en économie sous-développée : le Contribution à une sociologie du changement dans un cas de l’usine de cellulose de Kasserine », Paris, École pays en voie de développement », Paris, École pratique pratique des hautes études École pratique des hautes des hautes études ; études ; Zamiti, Khalil. 1966. « Étude d’un groupe de pêcheurs Hamzaoui, Salah. 1970. « Conditions et genèse de la de Bizerte confronté à un organisme d’État, l’Office condition ouvrière en milieu rural. Cas des mineurs du national des pêches », Paris, université Paris-Sorbonne ; Sud de la Tunisie », Paris, École pratique des hautes Zghal, Abdelkader. 1964. « Modernisation de l’agricul- études ; ture et populations semi-nomades », Paris, École pra- Karoui, Hachemi. 1973. « La Régence de Tunis à la tique des hautes études. veille du protectorat français ; débats pour une nouvelle organisation 1857-1877 », Paris, École pratique des hautes études ;

Maghreb. La plupart des programmes de cipé au cours des années 1960 à une étude recherche concernaient les questions de comparative de la Tunisie et de l’Iran, initiée développement, la planification, le système par l’Unesco, sur les préconditions sociales coopératif. Les sujets de recherche étaient de l’industrialisation (Sebag et al. 1968). généralement choisis par les chercheurs en accord avec le conseil scientifique du S. MAZZELA. – S’agissait-il d’identifier les CERES. C’est ainsi que les travaux des acteurs porteurs du changement social? sociologues, mais aussi des économistes et Lilia BEN SALEM.– Pas exactement. Ce des géographes ont porté principalement que nous voulions, c’était essentiellement dans les années 1960 sur le développement rendre compte du réel et tenter d’expliquer des coopératives agricoles. Ont été égale- et d’interpréter ce qui se passait, dans une ment abordés par les sociologues et les éco- perspective développementaliste. Nous nomistes les problèmes de l’éducation et de étions particulièrement attentifs à la situa- la formation professionnelle. Certaines tion coloniale et à l’exploitation écono- administrations ou institutions adressaient mique qui l’avait caractérisée, aux séquelles des demandes d’études au CERES. Je me de cette situation et aux obstacles au déve- souviens de travaux de recherche effectués loppement d’une manière générale. par les sociologues à la demande du minis- Nous avions peu de références théo- tère des Affaires sociales; personnellement riques, si ce n’est une approche positiviste j’ai contribué à une étude sur le tourisme qui avec le recours à des concepts et modes commençait à se développer dans les années d’analyse empruntés à l’approche marxiste. 1960. Le département de sociologie a parti- Nous étions, par exemple, attentifs au repé-

Genèses 75, juin 2009 131 L FENÊTRE rage des classes sociales et des détermina- fonctionnaliste et le paradigme marxiste. tions sociales. C’est en ce sens que nous Nous refusions alors de souscrire à l’un ou à avons accueilli avec intérêt la théorie de la l’autre. Il s’agissait plutôt de prendre nos dis- dépendance des sociologues sud-améri- tances, d’affirmer le refus de ce que d’aucuns cains, énoncée dans le contexte du monde interprétaient comme une dépendance arabe par Samir Amin12. scientifique, en approfondissant la réflexion Ce qui ne nous empêchait pas de tenter à partir d’une critique des travaux existants. de déceler les potentialités dynamiques des Surtout, nous prenions conscience du fait acteurs sociaux. L’acteur social avait, dans la qu’à de très rares exceptions près, nous plupart de nos travaux, un statut beaucoup n’avions pas tenu compte de la culture, au plus virtuel que réel (Ben Salem 1998). sens anthropologique du terme, de notre L’essentiel des analyses portait sur les société. J’ai dit tout à l’heure que l’acteur contraintes du système. Mais, ce n’est que social avait dans nos travaux un statut plus plus tard que, davantage attentifs aux tra- virtuel que réel. Nous nous interrogions sur vaux récents des sociologues européens et ce qu’il pourrait ou devrait faire, sans analy- américains, nous nous intéresserons aux ser ses pratiques et ses représentations acteurs sociaux et à leurs stratégies. Notre sociales, sans nous demander dans quelle sociologie se voulait « engagée » (Zeghidi mesure, elles constituaient autant d’obstacles 1976), « militante » au sens où, comme le aux actions de développement mais aussi disait A. Bouhdiba, « tout approfondisse- autant de ressources pour des actions de ment de la connaissance de soi est un atout développement qui s’appuieraient sur la supplémentaire dans la lutte contre le sous- compréhension de la rationalité des acteurs développement» (1968 : 7). sociaux. Je prends l’exemple des actions de développement en milieu rural et du projet S. MAZZELA. – Le paradigme développemen- de généralisation des coopératives de pro- taliste était très présent dans les années 1960. duction agricole. Nous avions été incapables Est-ce qu’on peut dire qu’il sera supplanté dans de comprendre les réticences des paysans. les années 1970 par celui des «spécificités cultu- Nous n’avions pas analysé les spécificités cul- relles»? turelles que sont les relations sociales dans le Lilia BEN SALEM.– Vous faites allusion aux contexte de la tribu, l’importance des struc- actes du colloque organisé par le CERES et tures de parenté dans les sociétés maghré- l’Association internationale des sociologues bines, le type particulier d’attachement à la de langue française (AISLF), en possession de la terre, la conception de septembre 1971, sur « Spécificités cultu- l’honneur des acteurs sociaux. Rendre relles et industrialisation» (Revue tunisienne compte de la culture d’une société, c’est ne de sciences sociales 1974). Un autre colloque, pas oublier que la culture d’une société n’est organisé par le CERES en 1974, aura pour pas un modèle qui se transmet à l’identique thème « Identité culturelle et conscience de génération en génération, mais qu’elle est nationale en Tunisie» (CERES 1975). «le produit d’une lente accumulation histo- Je voudrais mentionner les interroga- rique» (Zghal 1974 : 17). tions des sociologues au terme de près d’une décennie de travaux portant sur l’analyse des S. MAZZELA. – Êtes-vous d’accord avec obstacles au développement. Au début des Addelkader Zghal lorsqu’il écrit que «les défen- années 1970, deux paradigmes étaient domi- seurs du paradigme développementaliste ont – nants sur la scène scientifique, le paradigme sans le vouloir – préparé le terrain à la diffu-

132 Sylvie Mazzella s Lilia Ben Salem, « Propos sur la sociologie en Tunisie » FENÊTRE L sion du mot d’ordre d’une sociologie arabe, communauté scientifique internationale ; il c’est-à-dire d’une sociologie soumise aux cri- s’agissait de l’approfondir et de faire des tères de la spécificité culturelle arabe, selon les choix théoriques et méthodologiques sus- décisions arbitraires et changements des porte- ceptibles de nous permettre de donner une parole du nationalisme arabe» (2000 : 107). meilleure interprétation des sociétés du Lilia BEN SALEM.– Je pense qu’il faut dis- Maghreb. Tout autres ont été les débats qui socier les deux projets : un projet scienti- ont animé les rencontres organisées par les fique qui est une critique des résultats des sociologues du Machrek et le colloque au travaux de recherche qui se sont référés à la cours duquel a été créée l’Association arabe perspective développementaliste dont nous de sociologie, en 1985, à Tunis. Plusieurs avons parlé, avec un effort pour introduire colloques ont eu lieu au début des années un nouveau paradigme ou un nouveau type 1980 (au Koweit, aux Émirats arabes unis, d’approche qui s’appuie sur l’analyse de la au Caire) au cours desquels les débats ont culture des sociétés comprise aux sens porté non seulement sur la nécessité de anthropologique et historique; et un projet « coller aux réalités sociales », mais surtout d’arabisation qui n’est pas particulier aux sur le non recours aux «théories importées» sociologues, mais qui concerne l’enseigne- conçues sur la base de la connaissance de ment et la recherche. Les sociologues ont sociétés européennes ou américaines, et sur surtout débattu de leurs choix paradigma- la nécessité de se référer à Ibn Khaldoun tiques et méthodologiques, le mot d’ordre pour « arabiser la sociologie ». A. Zghal a d’arabisation est venu du ministère de évoqué, dans le texte que vous mentionnez, l’Éducation nationale. les clivages qui ont marqué les débats de J’ai évoqué tout à l’heure les questions l’Association arabe de sociologie entre ceux épistémologiques. Je n’y reviendrai pas mais qui, comme beaucoup de sociologues du je voudrais rappeler, puisque vous vous réfé- Maghreb considéraient que la sociologie est rez à l’intervention de Abdelkader Zghal une science universelle mais qu’il convient qui a eu lieu beaucoup plus tard, en 1999, de rendre compte des spécificités des socié- que ce débat sur la spécificité culturelle a tés, et ceux qui tendaient à refuser ce qu’ils animé les rencontres entre sociologues considéraient comme «l’impérialisme occi- maghrébins et entre sociologues des pays dental» et à préconiser une sociologie arabe arabes de la fin des années 1960 aux années ou encore islamique, en récusant toute réfé- 1980-1990. Les deux colloques qui avaient rence à la sociologie occidentale (Kerrou réuni les sociologues des pays du Maghreb 1991). Autant d’orientations qui cachent à Tunis en 1966 et à Rabat en 1967 avaient des choix militants et idéologiques et qui affirmé la volonté d’autonomie scientifique sont « à ranger dans le domaine des juge- des sociologues maghrébins en préconisant ments de valeur plutôt que dans le champ une recherche qui prenne ses distances avec scientifique»(ibid.: 260). les paradigmes fonctionnalistes ou Cela dit, je voudrais ajouter quelques marxistes et soit capable de passer au crible mots sur ce qu’on a appelé, en Tunisie, de la critique nos travaux, et de réfléchir à l’arabisation de la sociologie, c’est-à-dire de nouvelles approches à partir d’une l’enseignement de la sociologie et la diffu- meilleure connaissance de la sociologie dans sion des travaux de recherche en langue le monde et en particulier dans le Tiers- arabe. Jusqu’au milieu des années 1970, la Monde. Il ne s’agissait pas, alors, de refuser sociologie, comme la plupart des disci- le patrimoine scientifique accumulé par la plines, était enseignée en langue française.

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Cela ne devait pas poser de problème dans S. MAZZELA. – Une sociologie arabe n’était la mesure où, après l’indépendance, le donc pas officiellement imposée à l’enseignant? ministère de l’Éducation nationale avait Lilia BEN SALEM.– Absolument pas. Les opté pour un enseignement de l’arabe et du enseignants ont toujours été libres et res- français aux fins de donner aux jeunes ponsables du choix des contenus de l’ensei- générations une formation parfaitement gnement. Nous avons toujours tenu à ce bilingue, le modèle étant l’enseignement que les étudiants aient une bonne connais- sadikien qui avait formé les élites du sance des classiques de la sociologie, Dur- pays13. Mais ce choix a été confronté à kheim, Marx, Weber, sans oublier Ibn deux types de réactions. La première peut Khaldoun, et qu’ils soient informés des être définie comme idéologique : dans la grands débats théoriques et méthodolo- constitution tunisienne, il est clairement giques actuels. Quand nous évoquions une indiqué que l’arabe est la langue officielle sociologie arabe, nous nous référions aux du pays, ce qui devrait entraîner l’arabisa- travaux scientifiques effectués sur le terrain tion de l’administration et des principaux de sociétés du monde arabe, sans exclure les vecteurs de communication, l’enseigne- chercheurs de ces pays ou les chercheurs ment notamment. La deuxième est inhé- européens ou américains. Comme je l’ai dit, rente à la formation des élèves : le français nous utilisions le concept de spécificité cul- est une langue qui ne fait pas partie, ou de turelle, essentiellement pour attirer l’atten- moins en moins, de leur environnement ; tion sur la culture et l’histoire de ces socié- de plus, la formation bilingue est très exi- tés, en respectant une démarche identique à geante. Si bien que d’année en année, avec celle du sociologue qui aborde les cam- le développement de l’éducation dans tous pagnes du sud de la France ou les villes les milieux et couches sociales, le niveau de américaines. A. Zghal a préconisé le langue en français n’a cessé de se dégrader. recours à une approche comparative, essen- La situation, par rapport aux sciences tielle pour comprendre ce qui est universel sociales, est devenue particulièrement pré- et ce qui est particulier à tel ou tel contexte occupante dès lors que le secondaire a ara- social. Lorsque, avec quelques collègues, bisé, en 1976, l’enseignement de l’histoire, nous serons amenés, en 1996-1997, à revoir de la géographie et de la philosophie. C’est les contenus de la maîtrise de sociologie, à partir de là qu’il y a eu des demandes du pour mettre en œuvre la réforme des pro- ministère de l’Éducation mais surtout des grammes14, nous mettrons l’accent sur la pressions des étudiants pour arabiser culture scientifique à acquérir et sur une l’enseignement de la philosophie et des connaissance intime du terrain. J’ajouterais sciences sociales. À l’université, les profes- que nous avions mis l’accent, afin que les seurs, sans être convaincus, compte tenu étudiants puissent prendre connaissance des des difficultés à former des étudiants dans textes de sociologie en langue étrangère, sur des disciplines dont les référents bibliogra- la nécessité du bilinguisme en demandant phiques sont essentiellement en langues aux départements de sociologie de dispen- française et anglaise, ont opté, dans la ser en langue française au moins le tiers des mesure où ils maîtrisaient suffisamment la enseignements avec l’obligation pour les langue arabe pour l’arabisation de leurs étudiants de rédiger leurs examens dans la cours. Quelques-uns, dont moi-même, langue utilisée par le professeur. avons continué à donner nos cours en L’Université n’a pas, comme en Algérie, langue française. demandé aux quelques enseignants qui n’ont

134 Sylvie Mazzella s Lilia Ben Salem, « Propos sur la sociologie en Tunisie » FENÊTRE L pas choisi, pour des raisons de compétence Il y avait à cette époque-là deux syndicats linguistique ou par conviction, d’arabiser leur étudiants, l’Union générale des étudiants cours, de faire l’effort d’enseigner en arabe ou tunisiens (UGET) qui regroupait des étu- de renoncer à leur enseignement. Ce qui a diants aux sensibilités de gauche et l’Union été fait, par contre, pour des raisons évi- générale tunisienne des étudiants (UGTE), dentes, dans l’enseignement secondaire de la qui rassemblait les nouvelles sensibilités philosophie et de disciplines comme la géo- islamiques. J’ai toujours tenu à maintenir graphie et l’histoire. Il n’y a pas eu, non plus, des contacts avec les uns et les autres en de recrutement d’enseignants venus d’autres essayant de faire passer le message de la pays arabes. Ce n’est que quelques années réussite dans les études comme essentielle. plus tard, dans les années 1980-1990 que Je discutais avec eux des programmes et de sont venus nous rejoindre deux enseignants pédagogie et je me suis rendu compte que qui, après des études à la faculté de théologie, leurs positions sur ces questions étaient peu ont poursuivi leurs études au Moyen-Orient, différentes les unes des autres. en Syrie et en Irak, l’un d’entre eux ayant, Je me suis retrouvée avec des étudiants ensuite, obtenu un PhD aux États-Unis. Ils qui maîtrisaient peu la langue française ; ont introduit dans leur enseignement des certains même avaient tendance à refuser références nouvelles et ont eu tendance à les enseignements en français. J’étais mettre l’accent sur « l’arabisation », voire presque la seule à continuer à enseigner en «l’islamisation» de la sociologie, tendances français. que j’ai évoquées tout à l’heure, dans une perspective plus idéologique que scientifique. S. MAZZELA. – Pouvez-vous expliquer le Cela dit, on peut regretter que l’arabisa- choix que vous faites alors de continuer un tion de l’enseignement supérieur n’ait pas été enseignement en français? suffisamment préparée, notamment par le Lilia BEN SALEM.– Je dirais que les choix des textes à traduire, par la publication femmes de ma génération n’ont reçu qu’une de manuels. Les étudiants ont peu de réfé- formation «élémentaire» en arabe littéraire. rences en arabe ; les traductions qui nous Les femmes ont eu plus de difficultés à ara- viennent du Machrek (Égypte, Liban, biser leur enseignement dans la mesure où, Syrie…) sont, dans beaucoup cas, peu fiables pendant la période coloniale, l’arabe était et les manuels, publiés dans des pays qui, enseigné comme langue étrangère dans les utilisant plus la langue anglaise que la langue lycées de jeunes filles. Nous n’avons pas française, ont des références différentes des reçu un enseignement bilingue, à la diffé- nôtres, sont difficilement accessibles. rence des garçons des établissements de section sadikienne ou tunisienne. Ce n’est S. MAZZELA. – En tant que chef du départe- qu’après l’indépendance que tous les éta- ment dans les années 1980, comment avez- blissements, pour la plupart mixtes, ont vous vécu cette période? généralisé le bilinguisme. Ceci dit, mes col- Lilia BEN SALEM.– J’ai été élue chef de lègues ont toujours respecté mon choix et département en 1987. Je l’ai été dans une les étudiants ne m’ont pas découragée, période relativement difficile; les étudiants d’autant plus que j’en ai toujours explicité étaient revendicatifs, polarisés par des ques- les raisons: ma formation de base; la néces- tions très mobilisatrices comme la question sité de s’exprimer dans une langue que l’on palestinienne et la guerre du Golfe. Les maîtrise bien ; la nécessité pour les étu- mots d’ordre de grève étaient très fréquents. diants de ne pas perdre pied avec une

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Encadré 2. Principales publications de Lilia Ben Salem

1982. «Intérêt des analyses en termes de segmentarité actuelles des sociétés rurales du Maghreb, vol. 5. Tunis, pour l’étude des sociétés du Maghreb», Revue de l’Occi- Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis: 300- dent musulman et de la Méditerranée, n° 33: 113-135. 316. 1983 . «Approches théoriques et analyses des sociétés 1995. «Ibn Khaldoun, père de la Sociologie?», in Has- rurales du Maghreb», in Actes du IIIe Congrès d’histoire sen Annabi, Mounira Chapoutot-Remadi et Samia et de civilisation du Maghreb (Oran, 26-27-28 nov. Kamarti (éd.), Itinéraire du savoir en Tunisie. Les temps 1983), Le monde rural maghrébin, communautés et forts de l’histoire . Tunis, Alif; Paris, CNRS- Institut du stratification sociale, vol 1. Alger, Office des publications monde arabe: 72-77. universitaires: 221-236. 1997. «Recherches sociologiques et anthropologiques 1991. «La profession d’ingénieur en Tunisie. Approche sur les Femmes en Tunisie depuis l’Indépendance», in historique», in Élisabeth Longuenesse (éd.), Bâtisseurs Centre de recherche, de documentation et d’information et bureaucrates. Ingénieurs et société au Maghreb et sur la femme, Femmes tunisiennes et production scienti- Moyen-Orient. Lyon, Maison de l’Orient (Études sur le fique. Tunis, Crédif: 212-274. monde arabe): 81-94. 2001. «Les transformations du mariage et de la famille» 1991.«Questions méthodologiques posées par l’étude (en coll. avec Thérèse Locoh), in Jacques Vallin et Thé- des formes de pouvoir: articulation du politique et du rèse Locoh (éd.), Population et Développement en culturel, du national et du local», in Rahma Bourqia et Tunisie. La métamorphose. Tunis, Cérès: 143-170. Nicholas S. Hopkins (éd.), Le Maghreb: approches des 2004. «Le dilemme de la construction de la Sociologie mécanismes d’articulation. Casablanca, Al Kalam: 187- au Maghreb. Pluralité référentielle et projet scientifique», 199. in Alain Mahé et Kmar Bendana (éd.), Savoirs du loin- 1992 . « Introduction à l’analyse de la parenté et de tain et sciences Sociales. Saint-Denis, Bouchene: 81-98. l’alliance dans les sociétés arabo-musulmannes », in 2007 . « Pertinence de l’analyse anthropologique ? Sophie Ferchiou (éd.), Hasab wa nasab. Parenté, Quel(s) regard(s) sur la société tunisienne?», in Ridha alliance et patrimoine en Tunisie. Paris, CNRS (Sociétés Boukraa, Lilia Ben Salem et Mohamed Kerrou (éd.), Ter- arabes et musulmanes): 79-104. rains et savoirs de l’anthropologie. Tunis, Cahiers du 1993 . «Dynamique des rapports sociaux et changement CERES (Série anthropologie-ethnologie, n° 1): 31-46. social en milieu rural au Maghreb, l’exemple des rap- 2007. «Familles et changements sociaux, révolution ou ports de propriété», in Actes du séminaire du Départe- reproduction ? », in Laroussi Amri (éd.), Les change- ment de sociologie de la faculté des sciences humaines ments sociaux en Tunisie, 1950-2000. Paris, L’Harmattan et sociales de l’université de Tunis, Les transformations (Logiques sociales): 49-60.

langue qu’ils ont apprise pendant leur scola- avions de plus en plus d’étudiants qui ne rité primaire et secondaire, et dont la faisaient pas l’effort de lecture indispen- connaissance est importante pour avoir sable, mais je suis arrivée à en intéresser un accès à la production scientifique et pour- certain nombre. D’autres utilisaient les tra- suivre des études au-delà de la licence. Ils ductions de mon cours que des étudiants, connaissaient d’autre part mon point de vue militants de l’arabisation mais suffisam- sur une arabisation qui soit maîtrisée et ment bons en français, écrivaient pour leurs débouche sur une littérature sociologique camarades. Je m’imposais d’expliquer de en arabe de qualité. manière simple les expressions qu’ils avaient Beaucoup d’étudiants suivaient mes du mal à comprendre. J’ai souvent tenu à cours avec attention. Il est vrai que nous faire avec eux les travaux dirigés et ai

136 Sylvie Mazzella s Lilia Ben Salem, « Propos sur la sociologie en Tunisie » FENÊTRE L accepté qu’ils fassent leurs exposés et leurs pouvaient choisir librement leur filière. interventions en langue arabe. Dans la Certaines filières étaient « survalorisées » ; mesure où ils n’arrivaient pas à le faire en c’est ainsi qu’en 1976, on a enregistré français, je leur demandais d’expliquer en quelque 3 000 demandes d’inscription en arabe les textes qu’ils lisaient en français. médecine, pharmacie et chirurgie dentaire J’ai eu des groupes de TD (travaux dirigés) pour 600 places disponibles dans ces trois qui ont très bien fonctionné ainsi. Mais j’ai disciplines. C’est à cette date qu’a été insti- toujours été, avec eux, vigilante afin qu’ils tué le système d’orientation universitaire15. acquièrent une culture scientifique sans Les meilleurs élèves ont évidemment une dérive idéologique et, je pense, qu’ils l’ont plus grande chance d’obtenir l’orientation généralement très bien compris. La plupart qu’ils désirent : des filières comme les de mes collègues qui enseignaient en arabe études médicales, les écoles d’ingénieurs, avaient, d’ailleurs, la même exigence. l’École des hautes études commerciales accueillent les élèves qui ont obtenu les S. MAZZELA. – Dès le début des années 1980, scores les plus élevés. À noter que, déjà, à la un autre phénomène fait son apparition dans le fin du secondaire, les meilleurs élèves sont cours de l’évolution de l’Université tunisienne orientés vers les sections scientifiques, ce et de l’enseignement de la sociologie en particu- qui a eu pour effet pervers une dévalorisa- lier, c’est celui de la «massification» du nombre tion des sections de lettres et de sciences d’étudiants dans cette filière. humaines. C’est particulièrement le cas Lilia BEN SALEM.– Comme partout pour la sociologie. Les premières promo- ailleurs. C’est un des effets pervers de la tions étaient peu nombreuses et démocratisation de l’enseignement. En accueillaient des étudiants qui avaient 1946, moins de 10 % des enfants étaient choisi délibérément la discipline. Ce n’est scolarisés, 29% seulement encore en 1955- plus le cas depuis la fin des années 1970, les 1956. La réforme de l’enseignement de départements de sociologie reçoivent des 1958 a eu pour objectif la généralisation de étudiants qui n’ont pu, en raison de leur l’enseignement primaire. Ce qui constituait score, être affectés là où ils auraient aimé un pari très ambitieux dans une société être. À de rares exceptions près, ils n’ont encore profondément rurale. Les taux de pas une maîtrise suffisante des langues scolarisation, dès lors, ont progressé régu- d’enseignement (l’arabe et le français) et lièrement dans le primaire puis dans le sont surtout très peu motivés. Les promo- secondaire et le supérieur. La réforme de tions sont trop nombreuses et il ne s’est pas 1991 rendra obligatoire l’école jusqu’à l’âge révélé possible de développer des travaux de seize ans. Le taux de scolarisation des dirigés sur le terrain qui, à mon avis, six-quatorze ans est de 97,77% en 2007. Le auraient pu les intéresser à la discipline. nombre d’étudiants tunisiens ne cesse Une fois leur diplôme en poche, ils ont d’augmenter avec le développement des énormément de difficultés à s’insérer sur le enseignements primaire et secondaire : en marché du travail. 1978, il y avait environ 27000 étudiants; ils étaient au nombre de 152000 vingt ans plus S. MAZZELA. – On aborde ici le constat una- tard. On en compte aujourd’hui plus de 350 nimement partagé dans le milieu scientifique et 000. politique d’une saturation de l’emploi dans Jusqu’au milieu des années 1970, les l’administration publique tunisienne dès les bacheliers qui s’inscrivaient à l’Université années 1980. En tant que chef du département

Genèses 75, juin 2009 137 L FENÊTRE de sociologie, de quelle manière avez-vous été comme les Affaires culturelles, les Affaires confrontée aux difficultés d’insertion profes- sociales, la Jeunesse et Sports, l’Agriculture, sionnelle des étudiants? le ministère de l’Intérieur, le ministère de la Lilia BEN SALEM.–À la fin des années Femme et de la Famille) s’avère de plus en 1980, nous étions confrontés à des manifes- plus difficile, d’autant plus que leur niveau tations d’étudiants qui ne trouvaient pas de de formation a baissé. travail. Dans les années précédentes, cer- tains licenciés de sociologie avaient pu être S. MAZZELA. – Est-ce que la voie de l’exper- recrutés comme professeurs de français tise, qui lie sociologie, politiques publiques et dans l’enseignement secondaire. Mais, avec travail de gouvernement, reste ouverte aux le développement de l’arabisation, le niveau jeunes diplômés de sociologie? de langue des étudiants avait considérable- Lilia BEN SALEM.– La plupart des experts ment baissé et le ministère de l’Éducation sont aujourd’hui des sociologues qui ont, nationale ne voulait plus faire appel aux par ailleurs, un statut d’enseignant-cher- diplômés de sociologie pour enseigner le cheur. Ils répondent à des commandes français. Devenue chef du département, j’ai d’études qui viennent de l’administration, cherché à faire quelque chose pour que les du ministère de l’Agriculture, du ministère sociologues puissent trouver du travail. de la Femme et de la Famille, du Crédif Compte tenu du déficit d’enseignants en (Centre de recherche, d’études, de docu- langue arabe, j’ai pris contact avec le minis- mentation et d’information sur les tère de l’Éducation qui, après avoir testé le femmes), de l’Office national de la popula- niveau de langue des diplômés du départe- tion plus rarement d’entreprises ou d’ONG ment de sociologie, a permis à un certain (Organisations non gouvernementales). nombre d’entre eux d’enseigner dans le pre- Aujourd’hui, les jeunes sociologues sont mier cycle du secondaire. C’est ainsi que invités à participer à des équipes pluridisci- des sociologues ont pu être recrutés et ce, plinaires sur des questions de développe- jusqu’à ce que les départements d’arabe ment régional ou local; ils font du travail de aient pu former suffisamment de futurs terrain et participent à des enquêtes, moins enseignants. À la même époque, j’ai pu souvent à des animations de groupes. Ces obtenir que les diplômés de sociologie dernières années, c’est la question du genre soient admis à passer certains concours de (la condition des femmes dans la société, recrutement dans l’administration. Les leur scolarisation, leur accès au marché du résultats ont été très bons à la fin des travail) qui a fait l’objet de nombreux tra- années 1980 et au début des années 1990. vaux d’expertise. La sociologue Dorra Lorsqu’au lendemain de la réforme de Mahfoudh a particulièrement encouragé les 1991, l’enseignement de l’éducation civique études sur la question du genre auprès des a été introduit dans les programmes du étudiants tunisiens. Le Crédif a ainsi secondaire, le ministère a recruté un certain recruté quelques chercheurs avec un statut nombre de sociologues et leur a donné un d’universitaire ou de contractuel. complément de formation. Cependant, malgré les revendications S. MAZZELA. – En conclusion quel constat de l’Association tunisienne de sociologie16, peut-on tirer de la place qu’occupe aujourd’hui les sociologues n’ont toujours pas de statut, la sociologie en Tunisie? et le recrutement des sociologues dans la Lilia BEN SALEM.–Aussi paradoxale que fonction publique (dans des ministères cela puisse paraître, nous avons à la fois une

138 Sylvie Mazzella s Lilia Ben Salem, « Propos sur la sociologie en Tunisie » FENÊTRE L

Encadré 3. Publications récentes de sociologues tunisiens

AMRI, Laroussi. 2003. La femme rurale dans l’exploita- LAHMAR, Mouldi. 1994. Du mouton à l’olivier. Essai sur tion familiale. Nord-Ouest de la Tunisie. Pour une socio- les mutations de la vie rurale maghrébine. Tunis, Cérès logie des ruptures. Paris, L’Harmattan. (Horizon maghrébin).

BAROUNI, Fathya. 2002. « De la sédentarité au noma- MAHFOUDH-DRAOUI, Dorra et al. 2000. Étude sur la socia- disme: le vécu tribal aujourd’hui», Annuaire de l’Afrique lisation de l’enfant dans la famille tunisienne. Tunis, du Nord, vol. 40: 103-121. Ministère des Affaires de la femme et de la Famille/Dirasset. BEN ABDALLAH, Senim. 2003. «Pratiques des jeunes et mobilisation des réseaux sociaux. Processus d’entrée des MAHFOUDH-DRAOUI, Dorra et Imed MELLITI. 2006. De la dif- jeunes à l’âge adulte en Tunisie», Tunis, thèse de docto- ficulté de grandir. Pour une sociologie de l’adolescence rat, faculté des sciences humaines et sociales. en Tunisie. Tunis, Centre de publication universitaire.

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Genèses 75, juin 2009 139 L FENÊTRE travaux individuels dont l’objectif essentiel recherche qui ait la vocation d’informer les est de faire acquérir à leurs auteurs des titres grandes décisions en matière de politique universitaires ou de permettre la promotion de développement. Le CERES quant à lui des enseignants du supérieur. Il n’y a pas un ne recrute plus de chercheurs ; il accueille seul laboratoire de sociologie et les unités seulement quelques unités de recherche, de recherche pluridisciplinaires auxquelles continue à organiser des colloques, poursuit participent des sociologues sont peu nom- ses activités de publication, mais n’a plus les breuses dans les universités. Il existe capacités de promouvoir une recherche de aujourd’hui trois départements de sociolo- pointe en sciences sociales. gie, deux à Tunis et un à l’université de Sfax Il y a, à l’évidence, toute une réflexion à ; la sociologie est également enseignée dans entreprendre sur ce que pourrait être une certains établissements de sciences juri- sociologie professionnelle. C’est ce que D. diques, d’architecture, de formation des Mahfoudh et moi-même avons commencé cadres de la Jeunesse et de l’Enfance, à à initier en organisant en 2000 avec l’Institut supérieur du travail et à l’Institut l’AISLF, le colloque sur le thème Modernité de presse. Certains des enseignants de ces et pratiques sociologiques (Ben Salem et départements sont engagés dans des travaux Mahfoudh-Draoui 2000). La réflexion en de recherche, publient, et participent en reste toujours à ses débuts. Il me semble Tunisie ou à l’étranger à des séminaires, à indispensable, aujourd’hui, de promouvoir des rencontres entre chercheurs. Il s’agit de des filières d’excellence dans notre disci- travaux individuels. Il y a, certes, parmi eux, pline, comme cela existe pour la formation quelques très bons travaux mais ils ne des ingénieurs ou des cadres de la finance et s’insèrent pas dans un programme de du secteur commercial.

Ouvrages cités

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Notes

1. Loi n° 60-2 du 31 mars 1960. participé à cet hommage et ont évoqué les travaux 2. Paul Sebag (1919-2004) a publié en 1951, en pleine d’histoire de la Tunisie publiés par P. Sebag, notam- lutte nationale, aux Éditions sociales, une monographie ment ceux sur l’histoire des juifs de Tunisie. Ils ont rap- de la Tunisie, premier ouvrage qui portait un regard pelé le travail de Sebag dans les dernières années de son critique sur la colonisation. Il avait émis, avant sa mort, séjour en Tunisie comme directeur de la revue universi- l’intention de léguer à la faculté des lettres, des arts et taire Les Cahiers de Tunisie. des humanités de l’Université de la Manouba, une par- 3. Jean Duvignaud (1921-2007), qui a écrit plusieurs tie de sa bibliothèque, notamment les ouvrages sur la ouvrages sur la Tunisie et les peintres tunisiens, a Tunisie. Une cérémonie a eu lieu en mars 2006 pour publié en 1968 une étude d’un village du sud tunisien, l’inauguration de ce fonds remis à la faculté par sa fille. Chebika (1968). Cette recherche a été entreprise au Ses anciens élèves tunisiens devenus enseignants ont milieu des années 1960 avec ses étudiants du Centre

Genèses 75, juin 2009 141 L FENÊTRE

d’études sociales qu’il initiait au travail de terrain. comme « le support indispensable de la politique Louis Bertucelli en réalisera un film sous le titre de d’intervention systématique où s’engagent les planifica- Remparts d’argile. teurs du Développement ». Et, d’ajouter, que la mis- 4. Le 8 février 1958, le village de Sakiet Sidi Youssef, sion principale du CERES était de «former des cher- situé près de la frontière algérienne, est bombardé par cheurs» (1964 : 5). l’armée française en plein jour de marché : nombreux 12. La théorie de la dépendance a été initiée, notam- seront les morts et les blessés, Tunisiens et Algériens, ment, par André Gunder Frank. Économiste alle- dont de jeunes enfants. mand, réfugié aux États-Unis puis en Amérique latine. 5. Abdelwahab Bouhdiba est surtout connu par la Frank est parti d’une critique de la théorie de la thèse traduite en plusieurs langues qu’il a soutenue en modernisation qui tendait à expliquer le sous-dévelop- 1972 sur la sexualité en islam (1973). Il a été le pre- pement en termes de retard culturel. Selon lui, le sous- mier directeur des départements de sociologie, de psy- développement est indissociable de la colonisation puis chologie et philosophie de l’Université tunisienne ; il du néocolonialisme et de l’impérialisme. C’est dans le sera plusieurs années directeur du CERES et est même esprit que Samir Amin a analysé, dans sa thèse aujourd’hui président de l’Académie des sciences, des soutenue en 1957, les effets structurels de l’intégration lettres et des arts Beït El Hikma, à Carthage. internationale des économies précapitalistes à partir 6. Ahmed Ben Salah et Mustapha Filali ont eu une d’une étude théorique des mécanismes du sous-déve- part active à la rédaction des motions des congrès du loppement. Il reprendra cette analyse dans ses travaux Néo-Destour (Sfax, 1955) et de l’Union générale des sur les sociétés arabes et africaines (1964, 1965, 1966). travailleurs tunisiens (1956) qui inspireront la politique 13. En référence au collège Sadiki fondé à Tunis en de développement des années 1960. 1875 qui combinait enseignements religieux et juri- 7. Chadly Klibi sera, plus tard, nommé ministre des diques avec langues étrangères et sciences profanes. Le Affaires culturelles, fonction qu’il exercera entre 1960 collège est nommé en hommage au souverain réforma- et 1978. Il sera secrétaire général de la Ligue arabe de teur Muhammad al-Sadiq Bey (1813-1882). 1979 à 1990. 14. Dans le cadre de la réforme de l’éducation de 1991, 8. Habib Boularès, journaliste, écrivain, a occupé au un décret du 22 novembre 1993 avait défini le régime cours de sa carrière plusieurs postes politiques (député, des études dans les disciplines littéraires et artistiques président de la Chambre des députés) ; entre 2002 ainsi que dans les sciences humaines, sociales, fonda- et 2006, il sera secrétaire général de l’Union du Magh- mentales et techniques. Pour parachever et approfondir reb arabe. Fin des années 1970, il a publié avec J. la réforme, le ministère de l’Enseignement supérieur a Duvignaud une monographie sur la Tunisie (1978). décidé fin 1996 d’engager une réflexion sur les conte- nus des enseignements avec l’intention d’adapter les 9. Ces quelques mots introduisent un texte inédit, écrit formations aux besoins de l’économie et de la société et en novembre 1962, avec pour titre : « La pratique de rénover les programmes. sociologique dans un pays en voie de développement», dans lequel J. Duvignaud proposait une méthode pour 15. Avant de s’inscrire, chaque futur étudiant doit saisir la société dans toute sa complexité. remplir un dossier où sont consignés ses résultats sco- laires du secondaire et du baccalauréat ainsi que ses 10. Comme l’a rappelé Moncer Rouissi, chercheur au vœux d’orientation par ordre de préférence. Sur la base CERES, dans un rapport de 1976 commandité par le de ces renseignements, le service d’orientation établit CERES et intitulé « Le CERES et la recherche en un classement qui permet d’affecter le candidat à telle sciences sociales en Tunisie (bilan et perspectives)», les ou telle filière. chercheurs ont toujours tenu à affirmer leur statut d’universitaire. 16. L’Association tunisienne de sociologie a été créée en 1989 par un petit groupe d’enseignants et de cher- 11. Dans la préface du premier numéro de la revue du cheurs, dont Lilia Ben Salem. Elle regroupe les socio- CERES, paru en septembre 1964, la Revue tunisienne logues qui ont au moins une maîtrise de sociologie. de sciences sociales, Mustapha Filali, directeur du CERES, estimait la recherche en sciences sociales

142 Sylvie Mazzella s Lilia Ben Salem, « Propos sur la sociologie en Tunisie »