Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » Le Temps de l'histoire

4 | 2002 Images de l’enfance et de la jeunesse « irrégulières »

Jean-Jacques Yvorel and Michel Basdevant (dir.)

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/rhei/131 DOI: 10.4000/rhei.131 ISBN: 978-2-7535-1642-7 ISSN: 1777-540X

Publisher Presses universitaires de Rennes

Printed version Date of publication: 15 November 2002 ISSN: 1287-2431

Electronic reference Jean-Jacques Yvorel and Michel Basdevant (dir.), Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 4 | 2002, « Images de l’enfance et de la jeunesse « irrégulières » » [Online], Online since 02 February 2007, connection on 04 December 2020. URL : http://journals.openedition.org/rhei/131 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/rhei.131

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À partir du XIXe siècle, l'image prend une importance toute nouvelle. Elle sort du cadre des Beaux-Arts et s'introduit dans les journaux et les livres, s'étale sur les murs des villes sous forme d'affiches ; devenue carte postale, elle circule comme le courrier ; le dessin et la peinture sont concurrencés par la photographie. À la fin du siècle, elle s'anime : le 7e art est né. Après la seconde guerre mondiale, une “petite lucarne” révolutionne le rapport à l'information, à la culture, au monde… Instruments de propagande, les images servent le politique. Elles jouent un rôle dans l'évolution des mœurs. Si elles servent parfois à freiner un mouvement d'émancipation (nous pensons au rôle de l'iconographie anti-féministe), elles accompagnent d'autres fois l'action des réformateurs. Elles témoignent ainsi de la transformation des sensibilités. Le domaine de l'enfance et de la jeunesse “irrégulières” n'a pas échappé à cette inflation iconographique. Fixes ou animées, documentaires ou fictionnelles, les images du mineur malheureux ou dangereux ont un impact sur la représentation générale des “problèmes de la jeunesse” qui, pour impossible à évaluer qu'il soit, ne peut être considéré comme négligeable. Lors d'un colloque organisé à la Sorbonne par l'AHES- PJM, le CNFE-PJJ et le CREDEHSS-université -I, nous avons cherché à rendre compte de la construction et/ou de l'utilisation de quelques-unes de ces productions iconographiques : cinématographiques, télévisuelles, picturales, caricaturales, etc. Pour l'essentiel, ce numéro du Temps de l'histoire reprend les travaux de cette journée.

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TABLE OF CONTENTS

Préface Jacques Bourquin and Gisèle Fiche

Présentation Jean-Jacques Yvorel

Archétypes et représentations

Archéologie de l’Apachisme. Les représentations des Peaux-Rouges dans la du XIXe siècle Dominique Kalifa

De Delacroix à Poulbot, l'image du gamin de Paris Jean-Jacques Yvorel

La jeunesse irrégulière dans la télévision française des années soixante : une absence troublante Marie-Françoise Lévy

La jeunesse irrégulière sur grand écran : un demi-siècle d’images Myriam Tsikounas and Sébastien Lepajolec

L'enfance irrégulière au coeur des institutions

Figures de l'arriéré scolaire et caricatures d'Edouard Claparède : Genève, 1908 Martine Ruchat

Le studio Henri Manuel et le ministère de la Justice : une commande non élucidée Françoise Denoyelle

L’image du jugement dernier dans la salle d’audience du tribunal pour enfants de Paris Une tapisserie de Georges Devêche (1946) Jacques Bourquin

Ker Goat/Belle-Île : deux centres mythiques Mathias Gardet

Le rôle des équipements médiatiques dans l’esthétisation des souffrances et des professionnalités Éric Lepointe and Vincent Meyer

Images de la jeunesse irrégulière : des lieux pour les voir Michel Basdevant

Pistes de recherche

Les yaouleds (enfants des rues) de Casablanca et leur participation aux émeutes de décembre 1952 Bruno de Rotalier

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Comptes rendus d'ouvrages

Association française pour l'histoire de la justice "La justice des années sombres 1940-1944" Préface de Pierre Truche La documentation française, Paris, 2001, 335 pages Jacques Bourquin

Dominique Kalifa "L'encre et le sang" Récits de crimes et société à la Belle Époque Paris, Fayard, 1995, 350 pages Jacques Bourquin

Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, Éric Pierre, dir. "Enfance et justice au XIXe siècle. Essais d'histoire comparée de la protection de l'enfance 1820-1914. France, Belgique, Pays-Bas, Canada" Paris, PUF, 2001, 443 p. Jean-Jacques Yvorel

Dominique Dessertine et Bernard Maradan « L’âge d’or des patronages (1919-1939). La socialisation de l’enfance par les loisirs » Vaucresson, CNFE-PJJ, 2001 Catherine Rollet

L'actualité bibliographique Comité de rédaction

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Préface

Jacques Bourquin et Gisèle Fiche

image Après avoir publié en novembre 2001 un numéro hors série réalisé avec la mission Droit et Justice et l'université de Poitiers sur le thème « Histoire et justice, panorama de la recherche », nous revenons avec ce numéro 4 à une préoccupation plus centrée sur l'enfant de justice, ligne directrice de notre revue. image Le thème retenu, « Images de l'enfance “irrégulière” », est lié à un colloque organisé sur ce sujet par le CNFE et l'Association, sous l'égide de Jean-Jacques Yvorel, le 9 décembre 1999, à la Sorbonne. image En ces temps, où la référence à l'image est tellement dominante - nous sommes assaillis par elle -, il nous a paru important, avec le CREDHESS de l'université Paris-I, de travailler autour des représentations iconographiques passées et présentes de l'enfance et de l'adolescence irrégulières, celles qui vont de Gavroche aux “sauvageons” des banlieues, en passant par les Apaches de 1900 et les blousons noirs de 1960 ; la peinture, le dessin, la caricature, le cinéma, la télévision les ont largement diffusées. image Un numéro 5 est en préparation, coordonné par Eric Pierre ; il porte sur « la justice des mineurs, les établissements et les tribunaux pour enfants au Québec et en Europe, XIXe et XXe siècles ». Ce thème à dimension internationale a fait l'objet de journées d'études organisées par les universités de Montréal et d'Angers en 1999 et 2000. image Nous prévoyons un numéro 6 sur la psychologie et son introduction dans le secteur de l'enfance inadaptée et de l'éducation surveillée, qui sera coordonné par Dominique Dessertine. Vous trouverez un appel à contribution sur ce thème à la fin de ce numéro. image Le Temps de l'histoire commence à bénéficier d'une reconnaissance scientifique, mais sa diffusion est encore bien confidentielle ; nous comptons sur vous pour le faire davantage connaître.

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AUTEURS

JACQUES BOURQUIN Président de l'Association pour l'histoire de l'éducation surveillée et de la protection judiciaire des mineurs (AHES-PJM).

GISÈLE FICHE Directrice du département Recherche études développement, CNFE-PJJ, Vaucresson.

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Présentation

Jean-Jacques Yvorel

1 A partir du XIXe siècle, l'image prend une importance toute nouvelle1. Elle sort du cadre des Beaux-Arts et s'introduit dans les journaux et les livres, s'étale sur les murs des villes sous forme d'affiches ; devenue carte postale, elle circule comme le courrier ; le dessin et la peinture sont concurrencés par la photographie. A la fin du siècle, elle s'anime : le 7ème art est né. Après la seconde guerre mondiale, une “petite lucarne” révolutionne le rapport à l'information, à la culture, au monde… Instruments de propagande, les images servent le politique2. Elles jouent un rôle dans l'évolution des mœurs. Si elles servent parfois à freiner un mouvement d'émancipation (nous pensons au rôle de l'iconographie anti-féministe), elles accompagnent d'autres fois l'action des réformateurs. Elles témoignent ainsi de la transformation des sensibilités.

2 Le domaine de l'enfance et de la jeunesse “irrégulières” n'a pas échappé à cette inflation iconographique. Fixes ou animées, documentaires ou fictionnelles, les images du mineur malheureux ou dangereux ont un impact sur la représentation générale des “problèmes de la jeunesse” qui, pour impossible à évaluer qu'il soit, ne peut être considéré comme négligeable.

3 Lors d'un colloque organisé à la Sorbonne par l'AHES-PJM, le CNFE-PJJ et le CREDEHSS- université Paris-I, nous avons cherché à rendre compte de la construction et/ou de l'utilisation de quelques-unes de ces productions iconographiques : cinématographiques, télévisuelles, picturales, caricaturales, etc. Pour l'essentiel, ce numéro du Temps de l'histoire reprend les travaux de cette journée.

4 L'Apache est l'une des représentations les plus connues du jeune délinquant. Construction discursive avant d'être “habitée” socialement, elle est à l'origine de bien des images, au sens strict du terme, images qui sont parfois construites bien après la fin de l'existence du “phénomène” (nous pensons au film de Becker, Casque d'or). Dominique Kalifa étudie dans cet article l'archéologie de cette dénomination qui s'appuie sur une “culture indienne” véhiculée par la littérature de grande production.

5 Jean-Jacques Yvorel se penche aussi sur un archétype : le gamin de Paris. Il analyse l'iconographie de ce parangon de l'enfant des classes populaires, depuis le célèbre

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“enfant aux pistolets” du tableau de Delacroix jusqu'aux premiers dessins de Poulbot. Bien sûr, une place particulière est réservée à Gavroche.

6 Le cinéma n'a pas négligé la jeunesse marginale. Myriam Tsikounas et Sébastien Lepajolec ont visionné et décrypté vingt-deux films, de Chiens perdus sans collier de J. Delannoy (1955) à Zone franche de P. Vecchiali (1997). Si le grand écran produit quelques invariants dans la façon de filmer l'univers des marges juvéniles, les transformations, notamment depuis les années soixante-dix, sont très significatives.

7 Marie-Françoise Lévy s'interroge sur le peu de place accordée à la déviance juvénile sur le petit écran. Alors que l’ORTF multiplie les émissions sur la jeunesse et son malaise, elle délaisse, à de rares exceptions près, la fraction des teenagers qui “passent à l'acte”.

8 Le docteur suisse Edouard Claparède est une figure importante de l'éducation spécialisée. Il a largement contribué à la mise en place d'une pédagogie adaptée aux “arriérés scolaires”. Dans ses “carnets”, ses notes d’observation sont ponctuées de caricatures d'enfants. C'est cette nosographie d'un type particulier que Martine Ruchat étudie dans son article.

9 Les studios Henry Manuel sont plus connus pour leurs photos de mode et leurs portraits de célébrités. Pourquoi le ministère de la Justice commande-t-il à cette entreprise un grand reportage sur les établissements pénitentiaires de France ? Quelles images des établissements pour mineur(e)s les opérateurs d'Henry Manuel vont-ils rapporter ? Françoise Denoyelle s'efforce de répondre à ces deux questions.

10 Une tapisserie orne, depuis 1946, la salle d'audience du tribunal pour enfants de Paris. La justice des mineurs y est représentée sous la forme métaphorique d'un jugement dernier. Jacques Bourquin décrypte pour nous l'histoire et la signification de cette œuvre due à Georges Devêche.

11 Belle-Île, la légende noire de la rééducation, le bagne d'enfants, les gardiens brutaux qui brisent les dents de petits détenus à coups de clefs3 ; Ker Goat, la légende rose de la rééducation, ses méthodes pédagogiques inspirées du scoutisme, sa chorale. Mathias Gardet analyse la construction de ces deux mythes et notamment le rôle des images dans la fabrication de ces légendes, car, bien sûr, l'une était moins noire qu'on l'a prétendu et l'autre moins rose qu'on a voulu le faire croire.

12 Éric Lepointe et Vincent Meyer s'interrogent sur la sur-médiatisation d'une affaire de maltraitance à enfant. Ils démontent le processus de mise en scène et de mise en images de la souffrance du petit Johnny. Ils analysent la façon dont les appareils médiatiques fabriquent, via une esthétisation de la souffrance, de l'indignation et de la compassion. L'affaire de Ménil-en-Xantois illustre aussi la constitution d'un champ que les auteurs appellent socio-médiatique.

13 Dans la rubrique “Pistes de recherche”, nous avons ouvert nos colonnes à un jeune chercheur qui a travaillé sur les enfants des rues de Casablanca (les Yaouleds) et sur leur participation aux émeutes de décembre 1952. Il analyse notamment à partir des archives de l'Education surveillée, les conditions de vie du sous-prolétariat juvénile de la société coloniale. Malgré leur participation au mouvement d'émancipation de leur pays, ces enfants retomberont rapidement dans les silences de l'histoire.

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NOTES

1. Stéphane Michaud, Jean-Yves Mollier, Nicole Savy, (dir.), Usages de l'image au XIXe siècle, Paris, Créaphis, 1992, 256 p. 2. Sur ce thème, voir les travaux pionniers de Maurice Agulhon, Marianne au combat. L'imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979, 251 p. et Marianne au pouvoir. L'imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, 1989, 449 p. 3. Nous faisons allusion au poème de Jacques Prévert, “La chasse à l'enfant”.

INDEX

Mots-clés : imaginaire social, représentation

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Archétypes et représentations

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Archéologie de l’Apachisme. Les représentations des Peaux-Rouges dans la France du XIXe siècle

Dominique Kalifa

1 On sait la fortune du terme Apache, lancé dès l’été 1900 pour désigner les jeunes voyous de la capitale, et bientôt étendu à tous les délinquants juvéniles, voire à tous les criminels du pays.1 Suscitant presque d’emblée une véritable débauche discursive, ce mot et ses innombrables dérivés (apachisme, apacherie, apachocratie, etc.) firent de la Belle Époque un étonnant « moment apache » de l’Histoire de France. “On ne parle que d’apaches”,2 titre sans ironie un journaliste de 1910. Passées les grandes émotions du début du siècle, le terme résista assez bien dans la presse et la culture de grande diffusion, au moins durant l’entre-deux-guerres.3 Il perdura plus longtemps dans l’imaginaire pittoresque, périodiquement réactivé par le cinéma, la chanson, la littérature anecdotique ou le roman policier. Une énigme pourtant pesait sur sa naissance. L’acte de baptême n’était pas signé, et c’est presque rituellement que l’on s’interrogeait à chaque résurgence sur les origines précises du terme. La filiation lointaine ne posait guère de problème : on citait Fenimore Cooper, Gustave Aimard et l’engouement du tournant du siècle pour l’Ouest américain. L’ascendance immédiate suscitait en revanche les discussions. Certains attribuaient la paternité du terme à « un spirituel chroniqueur du Palais »,4 d’autres à des journalistes (Victor Morris, chef des Informations au Matin, ou Arthur Dupin, son alter ego au Journal5), d’autres encore y voyaient la main du secrétaire du commissariat de Belleville ou estimaient que le terme avait jailli spontanément dans le milieu des rôdeurs de l’Est parisien.6 Controverse subtile, mais interminable, dans la mesure où chacune des propositions risque fort de se révéler exacte et la création collective. On voudrait donc ici inverser les perspectives, en soulignant à l’inverse combien les vrais enjeux du terme résident plutôt dans le recours à l’exotisme indien et aux transferts qu’il mobilise. Né à la croisée des “Deux-Mondes”, produit du “populaire” tout autant que du “savant”, l’Apache interroge le XIXe siècle sur quelques-unes de ses contradictions (civilisation versus sauvagerie, optimisme vs anxiété, espace urbain vs espaces vierges), tout en

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soulignant la part croissante prise par l’imaginaire américain dans la formulation et la résolution des nouveaux dysfonctionnements sociaux. Le sauvage et le prolétaire 2 C’est entre la fin de la Restauration et les premières années de la Monarchie de Juillet que se met en place la configuration propre à l’Apache. Sans doute le terme est-il attesté depuis longtemps. L’Encyclopédie évoque dès 1751 ces « peuples de l’Amérique septentrionale au Nouveau Mexique », et plusieurs voyageurs citent leur nom au hasard de leurs pérégrinations. Mais ce qui survient entre 1827 et 1831 n’a que peu de rapports avec la lexicologie ou les attestations linguistiques ; au vrai, le mot Apache n’y fut peut- être même pas prononcé. Une convergence pourtant s’y dessine, qui rend possibles les futurs usages du terme. Deux événements y concourent, qui n’entretiennent entre eux aucune relation apparente : d’une part, l’immense engouement littéraire que suscitent alors les romans et l’imaginaire de Fenimore Cooper, de l’autre, la grande frayeur sociale engendrée par la misère prolétaire et l’insurrection des canuts lyonnais en novembre 1831. Sur l’influence de Cooper à la fin de la Restauration, tout ou presque a été dit par les trois thèses consacrées au sujet au début du XXe siècle.7 On sait que l’Américain, qui réside en France de 1826 à 1833, suscite alors littéralement l’événement. Aussitôt traduits, les romans du cycle de Bas-de-cuir8 reçoivent un accueil enthousiaste de la critique, et tout ce que le pays compte alors de “classe pensante” se passionne pour « le Walter Scott des sauvages ».9 Sainte-Beuve, Dumas, George Sand, Maxime du Camp, Eugène Sue, Béranger et beaucoup vibrent alors avec Le dernier des Mohicans, tandis que Balzac, le plus fervent des admirateurs de Cooper, transpose son univers dans de multiples romans, à commencer par Les chouans. Autour des Mohawks, des Iroquois, des Onondagas, des Delaware et des nombreuses autres « races rouges » dépeintes par Cooper, s’organise un premier « moment indien ». En 1827, des Osages en visite à Paris font l’objet d’une série d’observations.10 Quelques années plus tard, en 1833, ce sont des Indiens Charruas qui sont présentés à l’Académie des sciences.

3 C’est dans ce contexte que surviennent les événements lyonnais de 1831, qui donnent leur pleine mesure à cette hantise du “barbare” qui taraudait depuis une vingtaine d’années un imaginaire social nourri de romantisme et de saint-simonisme.11 Incarnation de tous les périls, cette antique figure du désordre resurgit alors sous l’effet des nouvelles problématiques sociales. Pensés comme une population fondamentalement hostile et inassimilable, prolétaires et plébéiens sont alors représentés comme des hordes sauvages et déferlantes. Alors que les historiens relisent l’épisode des grandes invasions et la naissance du Moyen-Âge, journalistes et publicistes diffusent l’image d’une civilisation en crise, bourrelée de frayeurs obsidionales, menacée par l’assaut des nouveaux barbares, prolétaires, sauvages, criminels et exclus de toute sorte. Mais des barbares plus redoutables que leurs aînés, parce qu’ennemis de l’intérieur d’abord, parce que produits surtout d’une civilisation en marche et à l’avènement de laquelle ils sont indispensables. L’immense retentissement que connaît l’article de Saint-Marc Girardin dans le Journal des débats du 8 décembre 1831 exprime assez bien la prégnance de cet imaginaire et de ses apories.

4 Si les Indiens dont on se soucie sont alors des Iroquois ou des Hurons, et non des Apaches, on perçoit cependant toute l’importance que revêt cette séquence dans la genèse du phénomène. Une inflexion importante est en effet donnée à la représentation de l’Indien d’Amérique, qui cesse alors peu à peu d’être un “bon sauvage”. La remarque ne vaut pas pour Cooper, dont « les nobles Indiens ressemblent

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en effet plutôt aux rêves de la France du XVIIIe siècle sur la nature humaine primitive qu’à ce qu’ont pu chercher les ethnographes critiques »,12 même si le cycle fourmille aussi d’Indiens féroces comme Magua et de « maudits Iroquois ». Mais l’émergence conjointe des tribus d’Amérique et des barbares des faubourgs, l’association qui en résulte entre les sauvages de l’extérieur et ceux de l’intérieur, entre la frontière et les faubourgs, contribue au déclin progressif de l’image du bon sauvage. Invention de la France humaniste, cette figure restait pourtant assez vive chez les lettrés, où elle s’alimentait à de multiples traditions,13 celle de l’exotisme américain, support privilégié depuis le XVIIIe siècle des digressions philosophiques ou des critiques de la civilisation, celle du voyage et de l’imaginaire romantique qui perdure largement (Les Natchez de Chateaubriand paraît en 1826), celle des méditations sur la « noblesse naturelle » de certains peuples, qui nourrit souvent les récits de voyage des aristocrates du premier XIXe siècle.14 En 1845, on réédite encore les Mœurs des sauvages américains de Lafitau, qui contribua pour beaucoup à la diffusion, au XVIIIe siècle, des représentations du bon sauvage d’Amérique, Algonquins ou Iroquois.15 Mais ces images perdent de leur puissance face à la figure beaucoup plus inquiétante du prolétaire comme sauvage et aux critiques émanant des naturalistes et des anthropologues, qui fustigent « les paradoxes de ces philosophes chagrins qui, s’indignant des vices de l’homme en société, ont inventé l’homme de la nature tel qu’il n’existe pas ».16 La littérature suit, qui se débarrasse peu à peu de ces images vieillies. « Le bon sauvage est une espèce qui n’a pas cours dans la Comédie humaine »,17 affirme la critique balzacienne.

5 En revanche, progressent les représentations assimilant les barbares de l’intérieur aux Indiens d’Amérique. Déjà Châteaubriant, dans Le voyage en Amérique (1827), avait suggéré que la détresse des tribus indiennes égalait celle des prolétaires et de nombreux enquêteurs, comme Eugène Buret, développent l’idée selon laquelle « l’extrême misère est une rechute en sauvagerie ».18 Mais Balzac est vraiment le premier à filer la métaphore, non dans le sens du paupérisme, mais dans celui de la violence et de la dangerosité. Ainsi évoque-t-il, dans son Code des gens honnêtes (1825), ces « sauvages » qui cernent Paris, avant d’exposer clairement la situation dans Le Père Goriot (1835) : « Paris, voyez-vous, est comme une forêt du Nouveau Monde, où s’agitent vingt espèces de peuplades différentes, les Illinois, les Hurons, qui vivent du produit que donnent les différentes chasses sociales. »19 En décrivant la démocratie américaine entourée et menacée par les sauvages, l’œuvre de Tocqueville renforce cet usage, qui devient un véritable lieu commun au début des années 1840. La civilisation est un front pionnier, qui progresse entourée de tribus sauvages et hostiles. Massés dans l’ombre aux marges des cités, les rôdeurs de barrières sont-ils autre chose que des « cannibales de notre civilisation » ?20

6 L’immense succès public des Mystères de Paris, que publie Eugène Sue en 1842-1843, ancre ces figures dans un imaginaire social qui déborde désormais l’univers des seuls lettrés. Disciple de Cooper autant que de Saint-Marc Girardin, Sue abat en effet les dernières cloisons entre le sauvage d’Amérique, le prolétaire et le délinquant. « Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes de la vie d’autres barbares aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par Cooper. »21 Mais il donne à cette représentation une épaisseur inédite. D’abord parce que les tribus en question, au contraire des Iroquois, ne se contentent pas de rôder aux frontières : elles « sont au milieu de nous ; nous pouvons les coudoyer en nous aventurant dans les repaires où ils vivent, où ils se rassemblent pour concerter le meurtre, le vol, pour se partager enfin les dépouilles de leurs victimes ». Mais aussi

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parce que le feuilleton complique singulièrement la donne : la progression de l’intrigue montre que la sauvagerie ne se distribue pas exclusivement dans l’univers pointé par l’incipit, ce que confirme au jour le jour l’évolution du lectorat, où le bourgeois côtoie le barbare. La civilisation et la sauvagerie au coude à coude, là se situait sans doute toute l’immoralité du texte.

7 Relancée par cet extraordinaire succès public, la vogue indienne se poursuit à Paris à la fin de la Monarchie de Juillet. « Tout le monde s’intéressait aux Sioux, aux Pawnies et aux Delaware », se souvient Henri Cauvain.22 En 1845, sur l’initiative du roi Louis- Philippe, s’ouvre au Louvre la Galerie indienne du peintre américain Georges Catlin qui, de 1832 à 1840, a sillonné les Grandes plaines et réalisé près de 500 huiles d’après nature. L’exposition est un triomphe. Des écrivains comme Baudelaire ou George Sand s’enthousiasment pour celui qui a voulu « sauver de l’oubli les traits, les mœurs et les costumes de ces peuplades dites sauvages, et qu’il faudrait plutôt désigner par le nom d’hommes primitifs ».23 Des philanthropes posent alors la question de la survie des tribus,24 de plus en plus identifiées, sous l’influence des peintures de Catlin, aux seuls Indiens des plaines. Quelques années plus tard, Louis Hachette publie dans sa Bibliothèque rose les récits et souvenirs du peintre25. Quant aux Mohicans, ils poursuivent leur carrière au théâtre, avant que Dumas n’impose une autre acception du terme, celle des figures de la bohème parisienne, clôturant ainsi, vers le milieu du siècle, l’influence immédiate du cycle cooperien.26 Le temps était venu d’autres tribus indiennes. La Sonora de Louis-Napoléon Bonaparte 8 A la différence des Américains, pour qui les guerres apaches constituent l’une des dernières étapes de la conquête de l’Ouest, c’est en remontant du Sud vers le Nord que les Français découvrent ces tribus27. La nuance est d’importance. Ascendantes, méridiennes, tendant sans se l’avouer vraiment vers l’ancienne “belle” province, ces représentations expriment d’abord un profond désir de France en Amérique. Tout se passe comme si les Français, exclus du continent par le Nord, tentaient de reprendre pied peu à peu par le Sud. Entre les scintillements de l’or californien, qui attire les migrants au lendemain de 1848, les rêves impériaux d’une France mexicaine et les projets de percement d’un canal dans l’isthme centro-américain, s’ouvre une séquence qui, au mitan du XIXe siècle, marque la dernière tentative d’implantation française sur ce continent. Dès 1848, exilés, migrants et voyageurs sont en effet nombreux à se rendre vers la Californie et le Mexique. Les Français constituent alors la seconde communauté étrangère au Mexique, et nombre de ces voyageurs, comme Gabriel Ferry, Paul Duplessis ou Gustave Aimard, furent autant les pionniers du roman français de l’Ouest américain que les « fourriers » de l’expédition du Mexique28. Il faut rappeler ici l'insolite équipée de Gaston Raousset-Boulbon qui, avec une poignée d’aventuriers, tente, en octobre 1852, de prendre pied dans la Sonora. L’indépendance qu’il y proclame devait en fait servir de marchepied à la colonisation française. L’expédition, qui tourne vite au fiasco, s’achève en août 1854 par l’exécution du condottiere par les autorités mexicaines. Mais un « moment mexicain » de l’aventure est perceptible ici, que la littérature, on va le voir, s’efforce presque d’emblée de saisir29. L’intervention française au Mexique relance, quelques années plus tard, cet attrait pour l’Amérique centrale : à compter de 1862, on parle en effet beaucoup du Mexique à Paris. Des périodiques comme la Revue des deux mondes, Le Monde illustré ou Le Tour du monde multiplient les articles, insistant notamment, pour mieux justifier l’intervention française, sur l’insécurité des marges septentrionales du pays, la cruauté des tribus

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apaches et l’incapacité des autorités mexicaines à les maîtriser30. Cet attrait pour la Sonora et la frontière nord s’explique tout autant par les importantes richesses minières de la région (mercure, or, fer, plomb, cuivre) que par le retrait momentané des États-Unis, alors en pleine guerre civile. En 1864, les services diplomatiques français font traduire une étude nord-américaine portant sur cette région, qu’ils demandent au consul de France à Panama de compléter par une notice sanitaire et géographique sur cette ville et ce port Pacifique.31 On perçoit dans un tel document les rêves de grandeur américaine qui peuvent alors germer chez certains. Ceux d’une nouvelle Amérique française, sorte d’immense empire latin en Amérique centrale, entre Sonora et Panama, Rio Grande au nord et forêt du Darien au sud.

9 Or l’Apache, que les Français découvrent dans les mêmes années, est rapidement perçu comme un obstacle et une menace à cet ambitieux programme. « Le voisinage des Apaches et leurs fréquentes incursions nuisent puissamment à son développement » et limite sa population, lit-on dans ces documents consacrés à la Sonora.32 A l’inverse des paisibles Yakis, indiens-paysans, ou des nombreuses tribus qui furent dans le passé des auxiliaires volontaires ou involontaire de la civilisation, l’Apache apparaît d’emblée comme un être inassimilable, un méchant sauvage, sans récupération possible. Le portrait qu’on dresse de lui est aussi radical qu’absolu, étonnant à plus d’un titre pour qui connaît celui des voyous des années 1900. « L’Apache est naturellement violent, orgueilleux, cruel et capricieux. »33 C’est un individu errant, porté par des plaisirs ou des passions qu’il ne maîtrise pas, comme la gloutonnerie. « Le plus grand plaisir des Apaches est la danse. »34 Sa cruauté et son manque de sens moral font frémir : les ennemis sont torturés, les femmes maltraitées, les vieillards abandonnés. « L’Apache vit en définitive à l’état sauvage, ne reconnaissant d’autre loi que la force. »35 Les conclusions s’imposent d’elles-mêmes : seule l’élimination radicale de ces tribus permettra de pacifier et civiliser ces régions. On retrouve les mêmes appréciations quelques années plus tard, en 1869, dans le rapport rédigé par l’ingénieur marseillais Louis-Laurent Simonin pour le ministre de l’Instruction, Victor Duruy. Celui-ci avait confié à Simonin, bon connaisseur de l’Ouest américain, mais aussi expert-géologue traquant pour le compte du gouvernement français les richesses minérales de la planète, une mission d’ethnologie et de linguistique pour éclairer les origines de « l’homme américain ». Dans l’épais dossier qu’il remet à la bibliothèque impériale, Simonin évoque les irréductibles Apaches parmi les cinq grandes nations du Sud (avec les Kiowas, Arapaos, Comanches et Cheyennes).36

10 C’est dans ce même contexte qu’apparaissent les premiers romans français de l’Ouest américain et, dans leur sillage, les premiers Apaches de papier.37 Dès 1853, sont en effet publiés, dans une étroite synchronie, les récits de Gabriel Ferry et de Louis-Xavier Eyma,38 suivis quelques années plus tard de ceux d’Emile-Henri Chevalier, de Paul Duplessis et de Gustave Aimard.39 Un genre est lancé, auquel le dynamisme de l’édition française sous le Second Empire donne rapidement toute sa mesure. Dès les années 1860, se multiplient titres et collections, à l’image des prolixes “Drames de l’Amérique du Nord”, d’abord publiés par Michel Lévy, puis repris par Bourdillat, Poulet-Malassis ou Lécrivain et Toubon, ou encore de la série concurrente, “Les Drames du Nouveau Monde”, publiée à compter de 1864 chez l’éditeur P. Brunet. Dans cette véritable explosion du roman indien que constitue le Second Empire, la production nationale ne suffit bientôt plus. Dès la fin de la période, apparaissent ainsi les premières traductions de l’Irlandais Mayne Reid.

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11 Pourtant, plus que l’imaginaire canadien ou celui de la prairie que certains romanciers comme Émile Chevalier s’emploient à prolonger, c’est bien l’horizon mexicain qui nourrit les récits de ces auteurs, dont beaucoup ont personnellement pris part à l’exploration de ces régions. C’est le cas de Ferry bien sûr, qui sillonne le Mexique et la Californie de 1830 à 1850, mais aussi de Paul Duplessis, qui voyage dans la Sonora, ou encore de Gustave Aimard (Olivier Gloux de son vrai nom), dont rien ne prouve qu’il ait participé comme il l’affirme à l’expédition de Raousset-Boulbon, mais qui séjourna effectivement à plusieurs reprises au Mexique dans les années 1840, où il se fit coureur des bois.40 Pour ces hommes et leurs émules, l’équipée héroïque de la Sonora constitue une sorte de grand récit fondateur, dépositaire d’une large part de leur imaginaire. Auteur à succès de nombreux récits de Peaux-Rouges publiés jusqu’à la fin du XIXe siècle, le romancier Bénédict-Henri Revoil ne fut-il pas l’un des premiers historiographes de l’expédition de Raousset-Boulbon ?41

12 On ne s’étonnera donc pas que, davantage qu’aux Pieds-Noirs ou aux Sioux, ces récits fassent la part belle à ces Indiens du Sud qui rôdent dans le no man’s land désertique séparant le Mexique des États-Unis. Au reste, c’est vers ces contrées que tend alors à se déplacer la dynamique de la frontière. A Paris, la vogue est aussi aux tribus du désert. En 1855, par exemple, est largement diffusé un canard relatant par le menu plusieurs récits de massacres et d’enlèvement au Texas par d’abominables Indiens Comanches, pillards, violeurs et assassins42. Les romanciers participent largement de cette découverte, qui profite dans un premier temps surtout aux Comanches. Peu d’Apaches chez Eyma, par exemple, qui s’étend en revanche longuement sur les tribus Comanches. Mais un partage s’opère vite entre ces deux tribus, qui s’exprime dès les premiers romans de Gabriel Ferry. Ouvrage fondateur en ce qu’il explicite assez clairement le dernier grand rêve américain de la France (auquel s’emploie le héros, le trappeur canadien Bois-Rosé, qui essaie de tromper sa nostalgie dans ces espaces tropicaux), Le coureur des bois met en scène un diptyque productif. Au Comanche, sauvage moral et assimilable, prototype du bon Indien avec lequel une certaine intelligence s’avère possible, s’oppose l’Apache, être cruel et sournois, renégat et maraudeur, obstacle absolu à toute solution raisonnée. On retrouve le même tableau deux ans plus tard dans Costal l’Indien, où Ferry introduit quelques « diables rouges » apaches, hostiles à toute idée de civilisation.43

13 Mais c’est surtout avec Gustave Aimard qu’une telle représentation prend toute sa dimension. Plus sûrement que Ferry, dont l’imaginaire circule des jungles tropicales aux déserts du Nord, Aimard ancre son inspiration dans la Sonora, cette « Apacheria » où il a plusieurs fois séjourné.44 « Deux fois, il a été attaché par les Apaches au poteau de torture », affirme d’ailleurs l’avant-propos des Trappeurs de l’Arkansas. Faux, cruels, mauvais, les Apaches incarnent pour Aimard le dernier degré de la sauvagerie. Ne sont- ils pas, comme il le note dans L’éclaireur, les parias du monde indien, ceux que l’on n’invite pas au grand conseil des tribus ? Sans doute faut-il leur reconnaître quelques qualités, comme la bravoure et la force, mais leurs tares sont innombrables : « Ils sont ivrognes, voleurs et pillards, sans foi ni loi […] hautains, cauteleux, rusés, trompeurs, le regard chercheur […] d’une saleté dégoûtante et même honteuse. »45 Quelques années plus tard, il offre de ceux qui constituent « la nation la plus féroce et la plus barbare de toutes les savanes de l’Ouest » un portrait apocalyptique : « Ces tyrans du désert ne vivent que de meurtres, viols, pillages, tortures et incendies. Ils attaquent les blancs, les rouges et les métis, sans distinction, et sans autre raison que leur implacable haine

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contre tout ce qui est étranger. Et lorsqu’ils n’ont pas d’autres ennemis à combattre, ils s’égorgent et se massacrent entre eux, pour le seul plaisir de voir couler le sang. »46

14 Ces images terribles se diffusent rapidement dans la France du milieu du siècle. Ce sont elles qu’enregistre par exemple Pierre Larousse, dont le Dictionnaire décrit « la plus belliqueuse de toutes les tribus sauvages du Nouveau-Mexique », ces bandes de maraudeurs cruels, gloutons, sales et polygames. « Toujours à cheval, toujours en mouvement, ils sont les cosaques du nouveau monde. » Pour Aimard cependant, la monstruosité de l’Apache ne fait sens qu’en regard de la grandeur du Comanche. Car tout n’est pas perdu, chez le romancier, des traditions du bon sauvage, loyal et courageux, qui perdure dans « la race magnifique » et malheureusement condamnée des Comanches. On perçoit dès lors la place centrale qu’occupe l’Apache dans ce système de représentations : figure inqualifiable, archétype du sauvage féroce et sanguinaire, il permet de justifier la stratégie d’élimination menée au nom de la civilisation, tout en témoignant sympathie et regrets à l’égard de ces bons indiens que l’irresponsabilité des Apaches condamne malgré eux. Plus explicite que Aimard, Louis- Xavier Eyma tire rapidement les leçons de cette situation. Il ne fait aucun doute, écrit- il, que « le but forcé de la politique des Américains envers les Indiens est la destruction radicale de ces indigènes ». Dénonçant l’angélisme et les niaiseries sentimentales qui « ont contribué à fausser l’opinion publique sur le compte des Indiens et des sauvages », il invite à accepter cette solution au nom de la morale et de la civilisation. La cruauté de ces tribus, leurs « instincts féroces » et surtout leur refus de s’assimiler rendent en effet leur destruction nécessaire.47 « Cette race est décidément bien condamnée à périr », conclut un voyageur qui rapporte quelques années plus tard certains récits atroces circulant sur les Indiens de la Sonora.48 Les Indiens, la chasse à l’homme et les voyous 15 Tout est donc en place à la fin du Second Empire pour l’importation des Apaches en France. Popularisée par ces récits à grande diffusion, la figure de l’Apache comme rebut et obstacle à la civilisation s’accorde en effet assez bien aux nouvelles stratégies d’intégration des classes « inférieures » que l’Empire libéral, puis la jeune République, s’efforcent de promouvoir. Rien de tel, en effet, pour décriminaliser la menace ouvrière, que de la fragmenter en isolant de l’ensemble, désormais moralisé et acquis aux valeurs et aux normes de la société moderne, ces tribus dissidentes et irrécupérables qu’il ne restera bientôt plus qu’à éliminer par le bagne et par la guillotine.

16 Une dernière série d’événements contribue enfin, dans les années 1880, à diffuser l’image de ces sauvages hostiles. De 1883 à 1886, se déroulent en effet les dernières guerres indiennes, précisément menées contre les tribus apaches de Geronimo, et l’événement est largement évoqué par les journaux et les périodiques du pays. Trois ans plus tard, en 1889, le Wild West Show de Buffalo Bill s’installe près de la porte Maillot et consacre l’une de ses attractions à la reddition du chef apache. La culture indienne, relève un ethnographe, fait alors à tel point partie du savoir ordinaire des Français « qu’il est difficile d’en parler sans tomber dans des redites et des lieux communs ».49 Les Apaches sont au cœur de ces représentations. Dans Sapho d’Alphonse Daudet (1888), l’on voit l’un des artistes invités à un bal masqué se déguiser en chef apache. Les textes de Ferry et d’Aimard sont régulièrement réédités ou démarqués dans des collections à grand tirage,50 et les Apaches abondent encore dans les romans ou les périodiques d’aventures comme le Journal des voyages.51

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17 En 1885, l’ethnologue Élie Reclus, frère aîné du célèbre géographe anarchiste, fixe pour la science les traits de la nation apache.52 « C’est une belle bête féroce que l’Apache », écrit l’auteur en ouverture53 d’un portrait-charge qu’il convient de citer un peu plus longuement tant il préfigure par sa construction, ses motifs ou ses conclusions, le discours sans nuance qu’on tiendra quelques années plus tard sur les jeunes délinquants parisiens. Un physique difficile, d’abord, et aisément identifiable : « Masque impassible, traits ridés et flétris ; figure large, nez aplati, pommettes saillantes, bouche trop fendue, lèvres minces […] yeux légèrement obliques et dont l’éclat vitré rappelle ceux du coyote. »54 Un état d’indicible sauvagerie, ensuite, que révèlent la saleté de ce peuple ou ses pratiques alimentaires : « Se jetant sur leurs proies, ils les dévorent encore vivantes : les uns coupent et taillent, les autres arrachent les membres et les déchiquettent, à force de bras, sans plus de souci des souffrances de la victime que le civilisé qui gobe une huître arrosée d’un filet de citron. Aussi les Apaches sont accusés d’anthropophagie. Le fait n’est pas prouvé. »55 Leur état social, très primitif, est dicté par la seule force brute. Dénués de toute moralité, ils maîtrisent à peine le langage et s’expriment plutôt par gestes. Ils « ne vivent guère que de rapines, leurs maraudages se compliquent de rapts et de meurtres ; leurs combats sont moins des luttes que des assassinats. Rapines, meurtres et massacres, ils en tirent gloire ».56 Lâches, sournois, cruels, ils n’attaquent que sûrs de tuer et « se délectent à faire subir aux prisonniers d’abominables supplices ». « Race errante, affamée, altérée, race traquée et poursuivie, race endurante, rusée et passionnée, indomptable à la fatigue et à la souffrance, l’Apache, peuple loup, aura le sort du loup », conclut le savant.57 Faut-il s’étonner, dans ces conditions, que ce texte ait été réédité en 1903 ?

18 Tandis que se consolident ainsi les représentations de l’Apache en rebut de la civilisation, voire de l’espèce humaine, on voit se multiplier les récits liant explicitement les Indiens et les voyous, ou jouant de la correspondance entre l’Amérique des tribus et le Paris des bas-fonds. Dès 1845, dans Les amours de Paris, Paul Féval introduit dans une sordide affaire de succession le sachem Oguah, chef d’une tribu de Cherokees, qui se révèle au bout du compte être le marquis Jean de Maillepré, l’un des héritiers d’une vieille maison seigneuriale. Huit ans plus tard, le même Féval est le premier à forcer vraiment l’usage métaphorique, en important Towah, authentique Pawnie pour sa part, dans les quartiers mal famés de la capitale. Pour accomplir sa vengeance et punir les assassins du « Mayor », l’Indien mène la traque dans les rues de Paris, jusqu’à ce qu’il retrouve et scalpe les bandits qu’il pourchasse depuis la Californie.58 Mais c’est plus comme un coureur de pistes, dans la meilleure tradition de Cooper, que comme une figure des bas-fonds que Towah se présente. Vers le milieu du siècle, pourtant, la correspondance devient générale entre l’Indien et le malfrat. En 1860, Alfred Delvau conduit un de ses amis étrangers « chez les Peaux- Rouges », du côté de la place Maubert, chez « ces sauvages de la civilisation, ces Peaux- Rouges du Paris moderne, qui sont comme les scories de la grande capitale en ébullition de progrès ». « J’ai écrit le mot, rajoute-t-il en se croyant original, et je ne le bifferai pas. Ces gens-là sont les Peaux-Rouges de Paris. »59 L’usage du terme progresse également pour désigner tout individu menaçant ou hors norme. En 1871, note un lexicologue, il est fréquent de traiter les Communards de « Peaux-rouges »60. Dix ans plus tard, c’est comme des « sauvageons indomptables » que les jeunes délinquants sont présentés par un médecin parisien.61 En 1884 encore, un homme accusé d’avoir tué son beau-frère est dépeint par un magistrat comme un « véritable Apache », car il était « tatoué des pieds à la tête comme un véritable sauvage ».62 Si elle n’a pas encore contaminé le registre

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littéraire ou médiatique, la métaphore, on le voit, est largement à l’œuvre dans le discours social.

19 C’est à Gustave Aimard, ou à l’un de ses continuateurs (Les Peaux-Rouges de Paris paraît en 1888, cinq ans après la mort de l’auteur), qu’il revient donc d’assurer explicitement la jonction littéraire entre la Sonora et la pègre parisienne63. Après une première partie très classique, où les héros affrontent diverses bandes d’Apaches dans la région de la Gila, Aimard transpose l’action en plein Paris, à un moment où l’haussmannisation bouleverse l’organisation de la ville. Plagiant le Féval des Couteaux d’or, il introduit le guerrier Comanche Tahera dans une capitale en pleine effervescence. Mais la convergence est ici poussée à son paroxysme. Projeté dans les cloaques et les tapis- francs de la rue des Vertus ou de la place Maubert, l’Indien est bientôt confronté aux escarpes parisiens que dirige Le Loupeur, chef suprême de « l’armée roulante ». Par un classique processus d’inversion, ou de monde à l’envers, ce sont bientôt les rôdeurs et les repris de justice qui apparaissent comme les véritables Peaux-Rouges de Paris, ceux que le guerrier Tahera s’emploie à réduire. Le parallèle s’impose donc entre les pillards Apaches de la première partie et les affidés du Loupeur, la Gouape, Caboulot, Fil-en- quatre ou La Marlouze. Aux innombrables vocables indiens dont Aimard essaime tout le début du récit, succèdent les expressions des bas-fonds, portées par les mêmes italiques. Entre les voyous et les Apaches s’établissent d’elles-mêmes d’évidentes correspondances : même immoralité, même sauvagerie, même exotisme de mœurs et de langage : « Bigre ! s’écria le Loupeur, voilà un peuple au milieu duquel je ne voudrais pas vivre, par exemple ! »64 Il ignorait évidemment qu’il était déjà l’un des leurs.

20 A ces corrélations de plus en plus transparentes se surajoutent les analogies, classiques elles aussi, entre le monde de la forêt et de la chasse, dont l’Amérique offre une représentation actualisée, et les structures émergentes du roman de détection. L’animalisation des actants, détective en limier, criminel en bête fauve, est en effet un des éléments constitutifs du roman policier.65 Rarement cérébrale, l’enquête emprunte le plus souvent les voies de la poursuite, de la traque, reliant toujours réflexion et action dans la pratique de l’événement. Dans le sillage de Cooper et de Sue, la plupart des feuilletonistes ont ainsi convoqué l’imaginaire de la chasse et le décor de la forêt, transplantés dans celui la grande ville. « Les forêts vierges de l’Amérique sont moins dangereuses que les forêts vierges de Paris », avait noté Dumas,66 et Féval intitule “La Forêt de Paris” un chapitre de ses Habits noirs. La métaphore est bientôt si employée que Théodore de Banville la dénonce dès 1859 comme un insupportable lieu commun littéraire.67 Elle constitue pourtant cette voie par laquelle les formes plus modernes et finalement très “intellectuelles” du detective novel, dont on pressent dès la décennie 1860 toutes les potentialités, vont peu à peu se cheviller au roman criminel, jusqu’à le transformer par un phénomène de dérivation progressive. Qu’un sachem de l’Ontario se trouve mêlé à un crime au pont de Chatou relève, dans ces conditions, de l’ordre du vraisemblable.68 Aux Indiens, omniprésents dans cette perspective, se surajoutent bientôt les trappeurs, autres figures de chasseurs ou de pisteurs.69

21 Mais les auteurs comme Féval ou Aimard, qui poussent à bout la métaphore, sont aussi contraints d’en signaler les limites. Dans Les couteaux d’or, l’Indien Towah, transplanté dans les quartiers nord de Paris, peine à s’y retrouver. « Il faut le désert pour la chasse à l’homme. Dès la première nuit de son séjour à Paris, Towah, qui avait pris jadis avec beaucoup de soin la mesure du pied de son ennemi, commença à chercher des pistes dans la neige battue le long des rues et des boulevards ; mauvais métier ; abondance de

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biens nuit : il y a trop de pistes, Towah rentra découragé. »70 Et s’il finit par retrouver les bandits, ce n’est pas par les méthodes traditionnelles des coureurs des bois. Une trentaine d’années plus tard, Les Peaux-Rouges de Paris abordent de front cette question, dans un face-à-face exemplaire. D’un côté, le Comanche Tahera et ses amis pisteurs, grands « découvreurs de traces » et admirateurs des rastreadores, bien décidés à utiliser les méthodes de la savane : « La forêt parisienne est peut-être plus dangereuse que celle de l’Arizona, mais nous saurons bien, quand il le faudra, y retrouver les traces de nos ennemis. »71 De l’autre, le policier Pascal Bonhomme, fin limier de la brigade de Sûreté, qui doute des méthodes des chasseurs (« Paris ne ressemble nullement aux déserts dont vous parlez ; les méthodes dont vous vous serviez seraient d’une exécution impossible en France »72), rejoint dans ses convictions par les escarpes parisiens, qui se gaussent des Américains et ne craignent que la police et ses réseaux d’indicateurs. « Je suis fermement convaincu qu’un coureur des bois, si habile qu’il fut, serait très embarrassé s’il lui fallait mettre en pratique ses étranges talents dans les rues de Paris, où toute piste, à la mode des Peaux-rouges, est impossible », expose Le Loupart, chef des bandits parisiens.73 Extraordinaire confrontation, où le policier et le malfrat parisiens, dont les appréciations (réminiscences du style Vidocq ?) convergent momentanément sur ce point, récusent le modèle indien et tout ce qui procède en lui du principe indiciaire et du raisonnement inductif. Durant tout un chapitre, « le lecteur assiste aux premiers tâtonnements de la piste de guerre dans la forêt parisienne et aux ébahissements du célèbre policier, complètement dérouté par l’emploi de procédés à lui inconnus ».74 Autant que deux méthodes, ce sont aussi deux récits qui s’affrontent. Et si l’enquêteur moderne démontre sa supériorité pour déchiffrer un cryptogramme, il doit aussi s’incliner face au très rigoureux relevé des traces des chasseurs, qui conduit au repaire des bandits. A sa manière un peu naïve, c’est tout un pan de l’imaginaire policier que met en scène Aimard dans cette confrontation, et le dosage subtil qui en résulte entre police sociale, police technique et chasse à l’homme. Les Indiens d’Amérique y ont leur part de responsabilité.

22 Tout est donc en place vers 1900 pour que l’Apache devienne le nouveau roi de Paris. La période correspond de surcroît à un regain de représentations indiennes, qui transitent à compter de 1907 par la très active édition en fascicule des maisons Eichler et consorts (Sitting Bull, Rouges et Blancs, Buffalo Bill, Texas Jack, Les chefs indiens célèbres, Jim Kannah, Les mystères du Far West, etc.75). On aurait tort cependant de ne voir en l’Apache qu’un Indien parmi d’autres, une simple figure exotique qu’on mobilise alors parce que l’Amérique est à la mode. Forts d’une solide culture indienne, les Français de la Belle Époque savaient fort bien ce qui différencie un Cheyenne d’un Delaware et un Sioux d’un Arapaoe. Le choix de l’Apache répondait donc à des motivations précises. Pour les jeunes délinquants, il traduisait assez bien les logiques de rupture qui commandaient leur dissidence. Au contraire des autres prolétaires, peaux-rouges pacifiés et désormais parqués dans des réserves en marge du front de colonisation sociale, eux refusaient de rendre les armes. Exclus des avancées d’une civilisation de plus en plus normative, récusant le travail et les mirages de l’ère industrielle, soucieux avant tout de jouir d’un plaisir qu’on leur mesurait, ils aspiraient à une liberté altière et sans entrave. Guerriers farouches et insoumis, ils lançaient des raids vengeurs contre les défenseurs du procès de civilisation, mais savaient, dans leur lucidité désespérée, leur combat sans lendemain. Quant à leurs adversaires, ils avaient eux aussi des raisons de les traiter d’Apaches. La guérilla incessante menée par ces bandes rebelles venait rappeler à juste titre la fragilité du progrès, le caractère pionnier mais incertain des avancées sociales.

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Mais le terme valait surtout pour le destin qu’il promettait. Rebut du monde indien, figure honnie et inassimilable, l’Apache ne pouvait espérer le sort des autres sauvages, ces prolétaires assagis que la République peu à peu avait incorporés à son jeu. Contre cette tribu résiduelle, on ne pouvait mener qu’une stratégie d’élimination radicale, exécutant ses chefs à chaque belle prise et reléguant les autres dans les réserves lointaines.

NOTES

1. C’est à Michelle Perrot que l’on doit la découverte historiographique des Apaches. Elle dirigea le premier travail universitaire qui leur soit consacré (Laurent Cousin, Les Apaches. Délinquance juvénile à Paris au début du XXe siècle, maîtrise d’histoire, université de Paris-7, 1976) et rédigea peu après “Dans le Paris de la Belle Époque, les Apaches, premières bandes de jeunes” (Les marginaux et les exclus dans l'Histoire, 1979), repris dans Les ombres de l’Histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2001, p. 351-364. J’ai prolongé, pour ma part, certains points dans L’encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995. 2. Le Matin, 12 janvier 1910. 3. Vanessa Zerjav, La pègre parisienne dans les années vingt, maîtrise d’histoire, université de Paris-7, 1998. 4. Paul Matter, “Chez les Apaches”, Revue politique et littéraire, octobre 1907, p. 626. 5. Louis Latzarus, “Les malfaiteurs parisiens”, Revue de Paris, 1er juin 1912, p. 527 ; Marcel Montarron, Histoire du milieu de Casque d’or à nos jours, Paris, Plon, 1969, p. 19. 6. Ernest Laut, Supplément illustré du Petit journal, 23 juin 1910 ; Le Matin, 31 août 1900. 7. George D. Morris, Fenimore Cooper et Edgar Poe d’après la critique française du XIXe siècle, Paris, Larose, 1912 ; Margaret Murray Gibb, Le roman de Bas-de-cuir. Etude sur Fenimore Cooper et son influence en France, Paris, Champion, 1927 ; Georgette Bosset, Fenimore Cooper et le roman d’aventures en France vers 1830, Paris, Vrin, 1928. 8. Les pionniers (1825), Le dernier des Mohicans (1826), La prairie (1827), Le lac Ontario (1840), Le tueur de daims (1841). L’ensemble, qui parut d’abord chez divers éditeurs (Baudry, Bossange, Galignani), fut repris par Gosselin, qui entama en 1827 la publication des Oeuvres complètes de James Fenimore Cooper. 9. Le Globe, 24 mai 1827. Sur ce milieu, voir Jean-Jacques Goblot, La jeune France libérale. Le Globe et son groupe littéraire (1824-1830), Paris, Plon, 1995. 10. Paul Valcourt, Histoire de la tribu des Osages, peuplade sauvage de l’Amérique septentrionale, dans l’État du Missouri, écrite par six Osages actuellement à Paris, par M. P. Valcourt, suivie de la relation du voyage de ces sauvages et d’une notice historique sur chacun de ces Indiens, Paris, Béchet, 1827. 11. Pierre Michel, Un mythe romantique : les Barbares, 1789-1848, Presses universitaires de Lyon, 1981. Voir aussi Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première partie du XIXe, Paris, Plon, 1958, p. 593-613 ; et Jean-Claude Beaune et al., Les sauvages dans la Cité. Auto-émancipation du peuple et instruction des prolétaires au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1985.

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12. Barret Wendell, A Literary History of America, Londres, 1891, p. 185, cité par M. Gibb, Le roman de Bas-de-cuir, op. cit., p. 78-79. 13. Voir, sur ce point, les travaux de G. Chinard, L’exotisme américain dans la littérature française au XVIe siècle d’après Rabelais, Ronsard, Montaigne, etc., Paris, Hachette, 1911 ; L’Amérique et le rêve exotique dans la littérature française du XVIIe siècle, Paris, 1913 ; L’exotisme américain dans l’œuvre de Chateaubriand, Paris, 1918. Pour une perspective d’ensemble et plus récente : R. J. Berkhofer Jr, The White Man’s Indian. Images of the American Indian from Colombus to the Present, New York, Alfred, Knopf, 1978. 14. H. Liebersohn, Aristocratic Encounters. European Travellers and North American Indians, London, Cambridge University Press, 1998. 15. RP Joseph-François Lafitau, Mœurs des sauvages américains, comparées aux mœurs des premiers temps (1724), Paris, Maspéro, 1983. 16. Jean-René-Constant Quoy et Paul Gaimard, Voyage autour du monde, 1824, cité par Marc Renneville, Le langage des crânes. Une histoire de la phrénologie, Paris, Synthélabo, 2000, p. 54. 17. Lucienne Frappier-Mazur, L’expression métaphorique dans la Comédie humaine, Paris, Klincksieck, 1974, p. 150. 18. Cité par P. Michel, Un mythe romantique, op. cit., p. 213. L’enquête d’Eugène Buret (La misère des classes laborieuses en France et en Angleterre), plus tardive, date de 1840. 19. Honoré de Balzac, Le Père Goriot, Paris, Gallimard, 1979, p. 279. 20. Roland Bauchery, Les bohémiens de Paris, 1845, p. 40, cité par Simone Delattre, Les douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 2000, p. 495. 21. Eugène Sue, Les mystères de Paris (1842-1843), Paris, Pauvert, 1963, p. 7. 22. Henri Cauvain, Maximilien Heller (1871), Paris, Garnier, 1978, p. 96. 23. George Sand, Relation d’un voyage chez les sauvages de Paris (1846), Paris, Michel Lévy, 1857, p. 282. 24. Alexandre Renaud, Au Congrès et au peuple des États-Unis. Pour la protection des tribus indiennes d’Amérique du Nord, Paris, Duverger, 1847. 25. George Catlin, La vie chez les Indiens. Scènes et aventures de voyage parmi les tribus des deux Amériques, Paris, Hachette, 1863. L’ouvrage évoque cependant les Apaches au passage (p. 46). 26. Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris, (1854-1859), Paris, Gallimard, 1998. 27. Ce qui différencie également les Français des autres observateurs européens, comme l’Irlandais Thomas Mayne-Raid ou l’Allemand Friedrich Gerstacker. Voir sur ce point Tangi Villerbu, “L’Amérique, une expérience européenne : aventuriers- romanciers du XIXe siècle”, communication au 125e Congrès du CTHS, Lille, avril 2000 (à paraître). 28. Voir Nancy N. Barker, “Voyageurs français au Mexique, fourriers de l’intervention (1830-1860)”, Revue d’histoire diplomatique, 1973, p. 96-114. Sur la politique impériale au Mexique, voir Christian Schefer, La grande pensée de Napoléon III. Les origines de l’expédition au Mexique (1858-1862), Paris, Marcel Rivière, 1939 ; et Jean Avenel, La campagne du Mexique. La fin de l’hégémonie européenne en Amérique du Nord (1862-1867), Paris, Economica, 1996. 29. Sur ce point, voir Sylvain Venayre, “Le moment mexicain dans l’histoire française de l’aventure (1840-1860) ”, Histoire et société de l’Amérique latine, n° 7, 1998, p. 123-137, et plus généralement sa thèse, L’avènement de l’aventure. Les figures de l’aventure lointaine dans la France des années 1850-1940, université de Paris-I, 2000, à paraître chez Aubier en 2002. Voir aussi Ray Allen Billington, “The Image of the Southwest in Early European

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Westerns”, in The American Southwest : Image and Reality, Berkeley, University of California Press, 1980. 30. Aristarco Regalado Pinedo, El Imaginario Mexicano en Francia, 1861-1867, maîtrise d’histoire, Universidad de Guadalajara/Rennes-2, 2001. 31. F. Nye, La Sonora : étendue, population, climat, produit du sol, mines, tribus indiennes, traduit de l’anglais et accompagné de notes, suivi d’une notice sanitaire et géographique sur la ville et le port de Panama, par A. De Zeltner, consul de France à Panama, Paris, Bureau de la presse britannique, 1864. 32. Ibid., p. 10. 33. Ibid., p. 45. 34. Ibid., p. 45. 35. Ibid., p. 49 36. Louis-Laurent Simonin, L’homme américain. Notes sur les Indiens des Etats-Unis, accompagné de deux cartes, Paris, Arthus Bertrand, 1870, p. 16. Les autres récits de Simonin (surtout connu pour avoir assisté à l’entrevue de Fort Laramie en 1867) ont paru en 1867 et 1868 dans le Tour du monde et la Revue nationale, puis dans de très nombreux volumes. Voir par exemple Une excursion chez les Peaux-Rouges, Paris, Challamel Aîné, 1869, et Le Grand Ouest des États-Unis. Les pionniers et les Peaux-Rouges, Paris, Charpentier, 1869. 37. Pour une approche d’ensemble concernant la littérature western en France, voir les travaux de Paul Bleton : “Où est l’Ouest ? Histoire du roman western en France”, in P. Bleton et R. Saint-Germain, Les hauts et les bas de l’imaginaire western, Montréal, Triptyque, 1997 ; “Western Fiction in French Popular Literature”, Paradoxa, vol. 4, n° 9, 1998 ; et son livre à paraître en 2002 : Ouesterne. Ni interne, ni externe… : la place de la Frontier dans l’imaginaire français. 38. Gabriel Ferry, Le coureur des bois ou les chercheurs d’or, Paris, Cadot, 1853 ; La vie sauvage au Mexique. Costal l’Indien ou les lions mexicains, Paris, Librairie illustrée, sd. (circa 1855) ; Louis-Xavier Eyma, Les deux Amériques, histoire, mœurs et voyages, Paris, Giraud, 1853 ; Les Peaux-Rouges, scènes de la vie des Indiens, Paris, Giraud, 1854. 39. Émile-Henri Chevalier, La fille des Indiens rouges, Paris, Michel Lévy, 1856 ; Paul Duplessis, La Sonora, Paris, Cadot, 1858 ; Gustave Aimard, Les trappeurs de l’Arkansas, Paris, Amyot, 1858 ; L’éclaireur, Paris, Amyot, 1859. 40. Sur Gustave Aimard, voir le dossier établi par le Rocambole, n° 13, 2000, p. 7-116. Voir aussi la thèse citée de S. Venayre et la préface de Matthieu Letourneux aux Trappeurs de l’Arkansas et autres romans de l’Ouest, Paris, Laffont, 2001. 41. Bénédict-Henri Revoil, “La Sonora de M. de Raousset-Boulbon”, l’Illustration, n° 520, 12 février 1853. 42. Relation de la captivité de Mme Jane Adeline Wilson, parmi les Indiens camanches (sic), suivie de l’histoire de la dame Forrester et de sa famille surprise par les sauvages, Paris, impr. Durand, 1855. Diverses rééditions suivent, dont une avec complainte (Complainte sur l’histoire de Jane Adeline Wilson, Durand, 1856), une contrefaite à Montpellier en 1860 (impr. Vve Julien, 1860) et une reprise par les Veillées du foyer, bibliothèque morale et populaire (Tarbes, impr. J.A. Fouga, 1862). 43. Gabriel Ferry, Costal l’Indien, op. cit., p. 64-69. 44. Gustave Aimard, Valentin Guillois, Amyot, 1862, p. 349. 45. Gustave Aimard, L’éclaireur (1859), Paris, Laffont, 2001, p. 802-803. 46. Gustave Aimard, Les Peaux-Rouges de Paris, Paris, Dentu, 1888, p. 312-313. 47. Louis-Xavier Eyma, Les Peaux-Rouges…, op. cit., p. 43, 63 et 307.

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48. Paul Toutain, Un Français en Amérique : yankees, indiens, mormons, Paris, Plon, 1876, p. 104 et 93-98. 49. J. Fortescue, Les Indiens Cris de l’Amérique du Nord, Société d’ethnographie de Paris, 1884, p. 31. 50. Gabriel de Bellemarre, Les dernières aventures de Bois-Rosé, Paris, Hachette, 1899. 51. Marie Palewska, “La partie récréative du Journal des voyages”, le Rocambole, n° 6, 1999, p. 30-33. 52. Elie Reclus, Les primitifs. Études d’ethnologie comparée : hyperboréens orientaux et occidentaux, Apaches, monticoles des Nilgherris, Naïrs, Khonds, Paris, C. Chamerot, 1885, p. 144-167. 53. Ibid., p. 145. 54. Ibid., p. 146. 55. Ibid., p. 151. 56. Ibid., p. 158. 57. Ibid., p. 168. 58. Paul Féval, Les amours de Paris, Paris, Comptoir des imprimeurs unis, 1845 ; Les couteaux d’or, Paris, A. Cadot, 1857. Cette dernière référence n’avait pas échappé à la vigilance de Régis Messac, qui l’évoque dans Le détective Novel et l'influence de la pensée scientifique, Paris, Champion, 1929. 59. Alfred Delvau, Les dessous de Paris, Paris, Poulet-Malassis, 1860, p. 113. 60. Jean Dubois, Le vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872 à travers les œuvres des écrivains, les revues, les journaux, Paris, Larousse, 1962, p. 93-96. 61. Le National, 13 septembre 1881, cité par Sophie Diehl, La question sécuritaire à Paris, 1880-1885, maîtrise d’histoire, université de Paris-7, 1999, p. 46. 62. La Gazette des tribunaux, 28 juillet 1884, citée par Frédéric Chauvaud, Les experts du crime. La médecine légale en France au XIXe siècle, Paris, Aubier, 2000, p. 84. 63. Gustave Aimard, Les Peaux-Rouges de Paris, op. cit. 64. Ibid., p. 369. 65. Jean-Claude Vareille, Filatures. Itinéraire à travers les cycles de Lupin et Rouletabille, Presses universitaires de Grenoble, 1980. 66. Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris, op. cit., p. 2220. 67. Théodore de Banville, Petites études. Mes Souvenirs, Paris, Charpentier, 1882. 68. Charles Joliet, Le crime du pont de Chatou, Paris, Calmann-Lévy, 1886. 69. Pierre Léonce Imbert, Les trappeurs parisiens au XIXe siècle, Paris, Sagnier, 1878. 70. Paul Féval, op. cit., p. 126. 71. Gustave Aimard, Les Peaux-Rouges de Paris, op. cit., p. 343. 72. Ibid., p. 244. 73. Ibid., p. 288. 74. Ibid., p. 253. 75. Voir Philippe Mellot, Les maîtres de l’aventure, 1907-1959, Paris, Michèle Trinckvel, 1997.

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RÉSUMÉS

En qualifiant d’Apaches les jeunes voyous de la capitale, les Français de la Belle Epoque ne se contentaient pas de convoquer un imaginaire exotique et à la mode. Ils mobilisaient une longue série de représentations, nées au tournant des XVIIIème et XIX ème siècles et constamment renégociées au gré des transformations sociales, politiques, culturelles. En examinant les principales représentations des Peaux-Rouges construites et diffusés au XIXème siècle, on voudrait ici montrer comment l’Apache, produit du « populaire » tout autant que du « savant », interroge ce siècle sur quelques unes de ces contradictions (civilisation versus sauvagerie, optimisme vs anxiété, espace urbain vs espaces vierges), tout en soulignant la part croissante prise par l’imaginaire américain dans la formulation et la résolution des nouveaux dysfonctionnement sociaux.

Archaeology of the Apache culture. The representation of Redskins in France in the 19th century. By referring to young thugs in the capital as Apaches, the French of the Belle Époque were not content with merely using an exotic, fashionable word to spark the imagination. They mobilised a long series of representations, which originated at the turn of the 18th and 19th centuries and which had been constantly renegotiated in step with social, political and cultural changes. By examining here the main representations of Redskins which were built up and used during the 19th century, we would like to show how the Apache, both as a "popular" and an "intellectual" product challenges this century on some of its contradictions (civilisation versus savagery, optimism v. anxiety, urban areas v. virgin land), whilst underlining the increasingly large share taken by the American imagination in the creation and resolution of new incidents of social malfunctioning.

INDEX

Mots-clés : apache, enfance délinquante, imaginaire social, représentation, voyou Index géographique : France Index chronologique : XIXème siècle

AUTEUR

DOMINIQUE KALIFA Professeur à l’université Rennes-2/CRHISCO

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De Delacroix à Poulbot, l'image du gamin de Paris

Jean-Jacques Yvorel

1 Comme sa grande sœur la grisette, le gamin de Paris est l'un de ces types sociaux que le XIXe siècle, et plus précisément la Monarchie de Juillet, a construits. En général, ces “idéaux-types” sont des productions multimédiatiques à l'élaboration desquelles même la sociologie savante naissante contribue. Nous ne faisons pas là référence à d'actuels produits de haute technologie, mais à la façon dont s'élaborent ces archétypes : ils mobilisent presque toutes les formes de productions culturelles disponibles et suscitent entre elles un “dialogue”, un jeu d'emprunts et de renvois que nous croyons pouvoir qualifier d'intermédiatique. Ainsi, notre gamin “se promène” dans les différentes formes de littérature pittoresque, dans le théâtre, dans la chanson, dans la poésie et, bien sûr, il se retrouve dans toutes sortes de représentations iconographiques : peintures, gravures, caricatures, estampes... Si, contrairement à la grisette, il n'est pas statufié,1 il est néanmoins sculpté par Étienne Marin Melingue.2 Mais, en plus, et c'est là un trait particulier de notre gamin, il connaît au mitan du siècle la consécration de la “grande littérature” : Victor Hugo va « créer un personnage là où il n'existait qu'un être collectif. Et ce personnage présente une particularité décisive : il est la voix des misérables ».3 Le nom propre efface le nom commun, le mythe écrase l'archétype, Gavroche est désormais synonyme de gamin de Paris. Si, après la Commune de 1871, la silhouette du gamin s'estompe,4 elle ne disparaît pas complètement de la représentation symbolique de Paris. Gavroche et ses pairs survivent un temps au dernier grand soulèvement de la capitale. On utilise même sa notoriété à des fins publicitaires et la réclame s'empare de sa silhouette désormais bien reconnaissable. Ironie du sort, ce parangon de la liberté est le héros d'une série d'aventures à la gloire du colonialisme publiées par Louis Boussenard dans le Journal des voyages, sous le titre générique Le tour du monde d'un gamin de Paris. Plus fondamentalement, le gamin de Paris se transforme en “gosses des rues”. Des écrivains à tendance populiste comme Léon Frapié, des illustrateurs comme Steinlen, Naudin ou bien sûr Poulbot, nous décrivent un enfant pauvre de “la butte”ou “des fortifs”, confronté à un quotidien difficile. Assurément, le gosse de la Belle Epoque a perdu une part de la liberté de son

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ancêtre de la Monarchie de Juillet : le maître d'école, la famille, le concierge, le policier, le voisin, le boucher, en un mot les adultes surveillent ses jeux, ce qui est aussi la marque d'une prise de conscience des devoirs de la société à l'égard de l'enfance populaire.

2 Nous avons essayé de suivre “en images”, la naissance, les évolutions, les diverses facettes de notre type social. Il nous faudra bien évidemment mettre en relation ces images avec d'autres représentations du gamin de Paris, car elles ne sont pas compréhensibles en dehors du lien intermédiatique. I. “L'Enfant aux pistolets” ou la première apparition du “gamin de Paris” ?I.1 Le tableau de Delacroix 3 La Liberté guidant le peuple, d'Eugène Delacroix, est un tableau plus que célèbre et probablement le plus reproduit de notre pays. Cette huile polychrome sur toile de grandes dimensions, 2m60 sur 3m25, est peinte entre septembre et décembre 1830. Elle est présentée au Salon de 1831, entre le 1er mai et le 15 août. Le peintre lui a donné pour titre Le 28 juillet et pour sous-titre la Liberté guidant le peuple. Seul le sous-titre est passé à la postérité. Fig.1 : Eugène Delacroix, la liberté guidant le peuple. L’enfant au pistolet (détail). Musée du Louvre.

4 Deux enfants figurent sur le tableau. Celui de gauche est coiffé du bonnet des voltigeurs de la Garde nationale, cette milice civique bourgeoise dissoute par Charles X après une revue de troupe mouvementée, en avril 1827, où le roi est accueilli aux cris de Vive la réforme. L'enfant de droite, la faluche des étudiants en guise de couvre-chef et brandissant deux pistolets, est plus remarquable.

5 La plupart des commentateurs en ont fait le prototype du gamin de Paris. En effet, Eugène Delacroix représente là un enfant du peuple (malgré sa coiffure, il ne peut s'agir d'un étudiant), participant à une insurrection urbaine symbolisée par une barricade, même si elle est peu élevée. Or, l'extraction populaire et l'appétence pour les barricades sont deux caractéristiques attribuées au gamin de Paris. I.2 Un thème largement traité 6 Cependant, Delacroix n'est pas le seul à immortaliser par l'image les Trois Glorieuses et, si la facture esthétique de son tableau lui donne une place singulière et importante dans l'histoire de l'art, les éléments que le peintre fait entrer dans sa composition se retrouvent dans bien d'autres représentations. Rappelons que, dans l'euphorie qui suit la chute de Charles X, les propos comme les images exaltent cette union de toutes les classes de la société qui a permis l'avènement du “règne de la liberté”. Pas une gravure, pas un tableau des événements de juillet qui ne s'efforcent de faire figurer tous les types sociaux parmi les insurgés. Le couvre-chef sert alors bien souvent de marqueur et le haut-de-forme du bourgeois se mêle à la casquette de l'ouvrier, le tricorne du polytechnicien au bonnet du garde national, la faluche de l'étudiant au schako de quelques vieux soldats de l'Empire. Les commentaires qui accompagnent souvent les gravures détaillent même parfois les diverses coiffes et leur signification symbolique.5

7 Dans ce concert unanimiste, la participation des fils au combat des pères est glorifiée et vue comme le gage de la régénération. Alexis Eymery, par exemple, publie sous le pseudonyme de A. de Sainte un ensemble de douze histoires édifiantes, illustrées par autant de vignettes et mettant en scène des enfants et des adolescents. Dans l'introduction de son ouvrage, il écrit :

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« Quoique la jeunesse ne doive s'occuper que d'études, quoique ses devoirs ne lui permettent pas de s'immiscer dans la politique, qui est du domaine de l'âge mûr, cependant l'empire impérieux des circonstances en a décidé autrement pendant les 27, 28 et 29 juillet ; c'est la jeunesse qui a presque tout fait. On a vu des enfans de Paris,6 dont la plupart étaient de jeunes ouvriers, des étudians, des apprentis, que quelques citoyens plus âgés dirigeaient parfois, donner l'impulsion et amener ce beau mouvement qui, s'emparant, en définitive, de toutes les classes de la société, a déterminé ce changement heureux dans nos institutions qui doit assurer pour toujours le bonheur des Français et des peuples qui les imiteront. »7

8 Le frontispice de ce livre est formé par la vignette qui illustre la première scène de l'ouvrage, intitulée Les Barricades. Le jeune Apprenti imprimeur. (voir figure 2) Fig. 2 : A. de Sainte, les enfans de Paris ou les petits patriotes (frontispice), Paris, Nepveu, 1831. Cliché Bibliothèque nationale de France

9 Une légende nous apprend que le personnage qui va planter un drapeau tricolore au milieu de cette barricade construite au Carré Saint-Martin est un apprenti imprimeur et que l'enfant de six ans qui porte des cartouches aux combattants dans son tablier d'écolier est son petit frère. L'histoire précise que ce héros de Juillet, nommé Ernest Dutocq, avide de savoirs, est désormais patronné par une personne de qualité. Il étudie les mathématiques et prépare son entrée à Polytechnique. Tous les autres enfants et adolescents dont l'auteur nous conte l'histoire ont des vies aussi exemplaires que celle du jeune Ernest.

10 Il consacre bien évidemment un chapitre à l'histoire du jeune Arcole. Arcole, dont « le souvenir demeurait chargé de valeurs révolutionnaires à la fin du Second Empire »,8 est un jeune garçon qui, durant les combats pour la conquête de l'Hôtel de Ville, se serait élancé sur la passerelle de Grève afin de planter un drapeau tricolore. La scène a été immortalisée par ailleurs dans plusieurs œuvres picturales.9 C'est lors du remplacement du vieil édifice par une construction en pierre, en 1855, que le pont prendra le nom d'Arcole. En fait, il semble que le jeune héros se nommait Jean Fournier.

11 Dans le tableau qu'Hippolyte Lecomte consacre à l'un des épisodes des Trois Glorieuses, les combats de la porte Saint-Denis,10 deux enfants, dont l'un porte un fusil, sont visibles au premier plan. Fig. 3 Hippolyte Lecomte, combats de la porte Saint-Denis. Musée Carnavalet, PMVP, cliché Toumazet

12 L'enfant aux pistolets” est même présent dans le texte qui accompagne la lithographie que Jazet a tirée de cette œuvre : « Lors de l'affaire de la porte Saint-Denis, un enfant de quinze ans s'est avancé au milieu des feux de la mitraille et de mousqueterie jusqu'auprès d'un des officiers commandant la cavalerie […] et d'un coup de pistolet il lui a cassé la tête. »11

13 Dans le tableau de Philippe Auguste Jeanron,12 Les petits patriotes, même si sa facture est très différente, nous retrouvons des éléments de la composition de Delacroix : la barricade, les armes, les chapeaux (ici un tricorne de polytechnicien et un schako de lancier). La tranquillité de ces jeunes combattants, qui se reposent alors que l'échauffourée se poursuit au loin (l'un d'entre eux est même endormi), symbolise allégoriquement « le triomphe paisible du peuple sûr de son bon droit ».13 I.3 Entre Bara et Gavroche 14 Tous ces tableaux, toutes ces gravures empruntent au mythe des enfants héros de la Révolution, notamment aux représentations des épopées de Bara et Viala. Une des vignettes du livre de A. de Sainte représente le jeune Émilien, « fils d'un pauvre

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perruquier », mourant sous les coups de sabres des cavaliers du maréchal Marmont,14 en « tenant son drapeau et en s'écriant je mœurs pour la patrie ! » C'est en criant Vive la République que Bara tombe sous les coups des Vendéens et David le peindra serrant une cocarde tricolore.15 Le petit tambour est un bon fils, qui « se bornant aux dépenses d'une absolue nécessité a fait passer à sa famille nombreuse et indigente tout ce qu'il pouvait économiser », précise la légende d'une estampe de l'an II.16 Nous trouvons les mêmes vertus chez les enfants héros de 1830, que ce soit chez A. de Sainte17 ou chez le Baron de La Mothe-Langon, auteur d'un roman dont le héros, Fanfan bonnet bleu, est un apprenti titulaire de la Croix de Juillet.18 L'association d'un enfant combattant et de la Liberté symbolisée par une femme au sein nu et coiffée d'un bonnet phrygien n'est pas l'apanage du peintre si bien chanté par Baudelaire. Nous la retrouvons également dans l'iconographie révolutionnaire.19 Fig. 4 Philippe Auguste Jeanron, les petits patriotes. Musée des beaux-Arts de Caen, cliché M. Seyve.

15 Par leur extraction fréquemment populaire et leur rôle dans le soulèvement insurrectionnel, les enfants de 1830 sont proches du gamin de Paris, mais, par bien d'autres traits, ils s'en éloignent fortement. Présentés comme d'honnêtes travailleurs et des fils respectueux qui luttent aux côtés de leurs pères, comme Darruder le petit tambour de l'an II,20 ils n'ont rien d'enfants des rues plus ou moins délaissés par des familles auxquelles, de leur côté, ils chercheraient à échapper. Le tableau de Jean- Alphonse Rœhn, l'Inhumation des victimes de juillet devant la colonnade du Louvre,21 en témoigne.

16 Il peint deux familles frappées par les événements. À droite, un jeune combattant mort - dont le corps d'éphèbe nous fait penser au Bara de David - est pleuré par une femme et un homme en redingote et chapeau haut-de-forme qui a participé à la lutte, comme le prouve son bras en écharpe. À gauche, deux enfants à la mise “prolétarienne” contemplent tristement un homme mort qu'une femme éplorée enlace. Fig. 5 Jean-Alphonse Roehn, Inhumation des victimes de juillet devant la colonnade du Louvre. Musée Carnavalet, PMVP, cliché Ph. Joffre.

17 Les jeunes émeutiers ont un langage toujours “politiquement correct” et très éloigné de la gouaille de Gavroche et de ses pairs. Ils ne meurent pas le lazzi à la bouche, mais se contentent de crier Vive la charte, Vive la patrie ou d'entonner des chants patriotiques.

18 Il nous semble que le corpus iconographique "juvénile” de 1830 peut être vu comme un ensemble d'images intermédiaires. En effet, nous retrouvons dans ces représentations certains caractères de l’enfant-soldat héros de la Grande Révolution, mais aussi quelques traits de l’enfant-émeutier des révolutions perdues du XIXe siècle, à commencer par un statut de civil. “L'enfant aux pistolets” n'est plus vraiment le petit frère de Bara, il n'est pas encore tout à fait le grand frère de Gavroche. II. La construction d'un archétype ambigu et ses représentations iconographiques 19 Dès 1831, la quasi-unanimité faite autour de l'enfant des barricades se fissure, alors que parallèlement la silhouette du gamin de Paris se précise. II.1 L'enfant émeutier : un héros contesté 20 La participation des enfants et des adolescents aux événements de Juillet n'est guère péjorée que par quelques légitimistes. Ainsi Chateaubriand qui, dans ses Mémoires d'outre-tombe, porte un regard très négatif non seulement sur le rôle joué par la progéniture des classes populaires durant les Trois Glorieuses, mais sur leur personnalité :

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« Les enfants, intrépides parce qu'ils ignorent le danger, ont joué un triste rôle dans les trois journées : à l'abri de leur faiblesse, ils tiraient à bout portant sur les officiers qui se seraient crus déshonorés en les repoussant. Les armes modernes mettent la mort à la disposition de la main la plus débile. Singes laids et étiolés, libertins avant d'avoir le pouvoir de l'être, cruels et pervers, ces petits héros des trois journées se livraient à des assassinats avec tout l'abandon de l'innocence. »22

21 Cette opinion, minoritaire au lendemain des Trois Glorieuses, se renforce considérablement alors que les insurrections républicaines et les soulèvements ouvriers se multiplient. En février 1831, un service religieux à la mémoire du duc de Berry provoque une émeute et le saccage de l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois. En novembre de la même année, les canuts lyonnais se soulèvent. À Paris, les républicains prennent les armes contre le régime de Louis-Philippe en juin 1832. Ces mouvements ressurgissent dans ces deux grands bastions du républicanisme et du socialisme en avril 1834. Tous les témoignages concordent pour relever à chaque fois la participation des enfants aux combats.23 Si les républicains et les démocrates continuent de voir en eux des petits héros,24 pour les défenseurs de l'ordre instauré par “l'aristocratie des écus”, ils deviennent des “pousse à l'émeute” et de la graine de violence. Canler, ancien chef de sûreté, raconte dans ses mémoires un épisode des émeutes de 1832 qui suivent l'enterrement du général Lamarque. Un geste, bien proche de l'épisode de la porte Saint-Denis, considéré dans le contexte de 1830 comme héroïque, est réévalué dans le sens que lui donnait Chateaubriand : « Un gamin d'une douzaine d'années, vêtu d'une veste couleur auvergnate, s'était, bon gré mal gré, faufilé au premier rang. Tout le monde connaît cette race du gamin de Paris, qui dans nos rassemblements a toujours poussé le premier cri séditieux, dans nos émeutes a porté le premier pavé à la première barricade, et qui presque toujours a tiré le premier coup de feu. Le mauvais garnement avait à la main un pistolet d'arçon presque aussi long que son bras, et, au moment où le commandant Chollet commençait à adresser aux individus qui l'entouraient quelques paroles qui vraisemblablement auraient désarmé leur colère, l'infernal gamin avait pressé la détente de son pistolet et avait disparu aussitôt, avant même qu'on se fût aperçu du déplorable résultat de son action. »25

22 Que l'action politico-insurrectionnelle des enfants soit évaluée favorablement ou pas, elle est désormais l'œuvre des gamins. Rey-Dussueil, traducteur d'un des livres-phares du risorgimento italien, Les fiancées, d'Alessandro Manzoni, consacre un roman à l'insurrection républicaine de 1832. Joseph, fils d'ouvrier, meurt en résistant jusqu'au bout aux assauts des forces royales. Cet enfant « à l'air mutin et tendre » est, nous dit l'auteur, « le vrai type de ce qu'on est convenu d'appeler le gamin du Paris, enfants qui promettent à la France une génération de héros, bercés au bruit des gloires de l'Empire, nourris dans l'amour de la liberté et dans le mépris de la vie. Ils vont aux combats comme jadis, à leur âge, on allait au jeu. »26 Joseph est le vrai ancêtre de Gavroche… Moins de deux ans après la chute du régime de Charles X, l’enfant-émeutier ne peut appartenir qu'à “la race des gamins de Paris”et, réciproquement, derrière chaque gamin sommeille un émeutier. De la rue Transnonain27 à la Commune, il n'y a guère d'images de barricades d'où sa silhouette soit absente. La vision développée par les artistes à l'égard de cet enfant dépendra aussi de leur opinion face aux mouvements insurrectionnels du XIXe siècle et, plus globalement, de la manière dont ils appréhendent le peuple. Le gamin sera représenté tantôt comme un « singe étiolé et laid […] cruel et pervers », tantôt comme un héros « mutin et tendre ». II.2 La construction de l'archétype

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23 La construction de l'archétype du “gamin de Paris”mobilise, nous l'avons dit, dans les années 1830-1840, toutes les formes de littérature. Les tableaux de Paris, genre inauguré au XVIIIe siècle par Louis-Sébastien Mercier, comme les fresques dédiées à la France pittoresque, réservent désormais un chapitre à cet enfant un peu particulier de la capitale. Les physiologies28 ne pouvaient pas éviter ce type et le théâtre se devait de lui consacrer quelques pièces. La chanson et la poésie ne sauraient l'ignorer. Les diaristes et autres auteurs de mémoires, s'ils ne sont pas strictement provinciaux, le croisent nécessairement. Les romanciers en font un personnage au moins secondaire de leurs intrigues. Il ne s'agit pas ici d'analyser, même succinctement, cette masse d'imprimés à plus ou moins grand tirage, mais de voir comment ces textes sont, directement ou indirectement, illustrés au sens premier du terme.

24 Les arts graphiques, comme la littérature, représentent le gamin sous un jour plus ou moins favorable. Cependant, au-delà des contrastes, nous trouvons un socle commun sans lequel l'archétype n'existerait pas. Le gamin, qu'on le vilipende ou qu'on l'encense, conserve toujours certaines caractéristiques que les artistes s'efforcent de souligner dans leurs dessins ou tableaux. II.2.1 Le gamin : un enfant du peuple 25 S'il peut y avoir un doute sur l'identité sociale de l'enfant de 1830, si, selon les sources, le jeune Arcole est étudiant comme sur une gravure anonyme conservée au musée Carnavalet,29 ou ouvrier comme sur une gravure de Goblain,30 il n'y a pas d'hésitation sur l'origine populaire du gamin. Fig. 6 Anonyme, Pont d’Arcole, le 28 juillet 1830. Musée Carnavalet, estampe, PMVP, cliché R. Briant. Fig. 7 Goblain, Hôtel de Ville (Pont d’Arcole). Musée Carnavalet, estampe, PMVP, cliché inconnu.

26 Les auteurs qui partagent la vision positive de Georges d'Outremont en font un apprenti : « Le gamin a de dix à quinze ans ; fils d'ouvrier, il est apprenti… »31 ; un apprenti peu discipliné qui, « oubliant tout à fait la commission dont il est chargé, vague dans les rues, flâne aux devantures des boutiques, fait la grimace aux marchandes, des niches aux passants, aigrit le caractère des chiens et parcourt gaiement la capitale assis sur le marchepied des voitures »32. Quand la légende noire l'emporte, il devient un enfant naturel, né dans une mansarde, engendré par le vice, l'alcoolisme, l'irréligion et la misère.33

27 Pour traduire cette extraction plébéienne, peintres, dessinateurs ou caricaturistes utilisent le vêtement qui, au XIXe siècle, dit beaucoup de l'appartenance de classe. Nous pourrions penser que tous les artistes qui ont peint, gravé ou dessiné un gamin ont lu Paris ou le livre des cent-et-un, tant nous retrouvons sous leurs pinceaux, leurs burins ou leurs plumes la description de Georges d'Outremont : « Et puis le gamin n'a pas de costume attitré ; il porte tantôt le tablier vert, ou la blouse noircie par le fer ; tantôt un bonnet de papier, une chétive casquette, une calotte à la grecque. Pour des bas, c'est du luxe ; pas de mouchoir de poche, à quoi bon ; quelques lambeaux de chemise passent à travers son pantalon troué, et complètent son costume. Il faut que ses vêtements soient percés, ou du moins qu'ils aient des pièces non assorties. »34

28 Le tableau d’Ernest-Louis Pichio,35 avec son petit coursier qui a encore sa hotte sur le dos et l'enfant qui, au premier plan, ramasse un fusil, fournit un bon exemple de représentation de la vêture du gamin, mais c'est tout notre corpus qui aurait pu être appelé pour illustrer notre propos. Fig. 8 Ernest-Louis Pichio, Alphonse Baudin sur la barricade. Musée Carnavalet, PMPV, cliché R. Briant.

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II.2.2 Le gamin : un amateur de spectacles, joueur, frondeur et moqueur

29 Le gamin a un « goût immodéré pour les spectacles du boulevard, sans parler de ceux de la rue, où il forme toujours le premier noyau du cercle. […] Il est l'ami et le public de tous les plaisirs gratuits, et vous le trouverez tour à tour au spectacle de la morgue, à celui de Guignol, dans le cercle d'un chanteur ou d'un équilibriste en plein vent. On connaît son fanatisme pour certaines pièces et pour certains acteurs des théâtres populaires », écrit Victor Fournel en 1867.36 L'auteur de Ce qu'on voit dans les rues de Paris reprend là un trait de caractère bien établi. Déjà en 1831, dans ses Scènes populaires, Henri Monnier raconte les efforts de Titi et Lolo pour assister à une exécution capitale37 et M.-A. Bazin, dans ses Esquisses de Paris, note, tout comme Georges d'Outremont, cette aptitude à être « toujours le premier là où il y a quelque chose à voir ».38 Aussi, quand il n'est pas représenté comme soldat de quelque révolution plus souvent perdue que victorieuse, le gamin est au poulailler d'un théâtre, comme sur une lithographie de Provost, au premier rang d'un attroupement écoutant un bonimenteur, perché sur un lampadaire pour voir passer une revue ou mieux observer la guillotine39 et, bien sûr, dans la foule en liesse d'un quelconque carnaval.40

30 « Encore un an de bouchon41 et ce sera fini », promet Joseph, le gamin de Paris de la pièce éponyme de Bayard et Vanderbusch. Ces auteurs de pièces de boulevard soulignent là un trait de caractère maintes fois relevé : « Le gamin est joueur, mais joueur dans l'âme, joueur avec frénésie. […] C'est avec passion qu'il joue des gros sous ; vous jouez de l'or : voilà la différence. Le jeu national du gamin, c'est le bouchon. »42 Frégier en fait une cause importante de la déviance juvénile des enfants des classes laborieuses ; « il était joueur, il devient vagabond », écrit-il, avant de décrire la façon dont le vagabondage conduit à la délinquance.43

31 Face au canon, au théâtre ou dans la rue, le gamin braille, raille, gouaille. Si tous les textes qui lui sont consacrés, avant ou après Victor Hugo, s'arrêtent sur son langage et soulignent sa tendance à se moquer de ses contemporains, surtout ceux qui, de près ou de loin, ont à voir avec l'autorité, il est plus difficile de traduire par l'image la faconde de nos titis44 parisiens. Le côté frondeur du personnage est cependant bien rendu par Daumier : pour illustrer les journées de février 1848, il juche sur le trône de Louis- Philippe un ancêtre de Gavroche à l'air goguenard.45 Fig. 9 Honoré Daumier, Le Charivari, 4 mars 1848. BHVP, cliché M. Basdevant.

II.2.3 Le gamin : un vagabond parisien

32 Le gamin vague, vaque, erre, flâne, muse, se promène. Cette propension à parcourir le pavé parisien, parfois considérée avec sympathie, devient le plus souvent la matrice de toutes les déviances qui, plus ou moins brutalement, transforment le gamin en "pâle voyou". Sur ce point, il est facile de croiser les discours du philanthrope Bérenger de la Drôme devant les assemblées plénières de la Société pour le patronage des jeunes libérés du département de la Seine46 ou les descriptions de Frégier47 avec les propos lus dans les littératures pittoresques. En effet, l'archétype est construit alors que les observateurs sociaux et les “bienfaiteurs de l'humanité” découvrent le vagabondage juvénile, et les discours sur l'enfance populaire s'interpénètrent autant que les discours sur le crime de la Belle Époque étudiés par Dominique Kalifa.48 Louis Chevalier a relevé dans Les mystères de Paris et Les misérables, les emprunts à Frégier de Sue et Hugo.49 Nous pouvons aussi repérer dans Frégier les emprunts à Bérenger (Frégier est membre de la

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Société pour le patronage des jeunes libérés du département de la Seine) et, dans les rapports de Bérenger, les emprunts à la littérature pittoresque.

33 Le sentiment de cette errance juvénile est si fort que, même si les auteurs évoquent l'atelier et l'usine (où le gamin est initié au vice), même si la locution “galopin industriel”est utilisée comme synonyme de gamin,50 notre personnage n'est jamais représenté dans un lieu de travail. Il est toujours croqué dehors, sur une barricade, dans un lieu de spectacles ou de plaisirs (théâtre ou cabaret). Par réciproque, si des enfants sont représentés au travail, les légendes et sous-titres ne parlent pas de gamin, alors que le mot lui-même est issu de l'atelier.51

34 Last but not least, même si quelques auteurs se consacrent aux gamins de Londres52 ou de Lyon,53 le véritable gamin ne peut être que de Paris. « Il lui faut l'air de la Seine et les rumeurs du faubourg pour donner à son sang cette ardeur fiévreuse et vagabonde, pour allumer dans ses veines cette flamme intérieure qui l'anime et le consume. »54 L'évidence est telle, que les artistes cherchent rarement à souligner le fait en situant nos gamins dans un décor explicitement parisien. Les arrières-plans sont simplement urbains, sans que nous puissions désigner une ville précise. II.3 Les images contrastées du gamin de Paris 35 Au-delà de ces traits communs, le gamin a une face de lumière et une face d'ombre. S'il peut être présenté comme farceur, gouailleur, indiscipliné, mais bon, généreux, courageux, comme dans la pièce de Bayard et Vanderburch,55 il effraye aussi bien les frères Goncourt que l'inspecteur des prisons Moreau-Christophe, qui en font le symbole du vice.56 En réalité, dans la masse des textes qui lui sont consacrés, les opinions négatives l'emportent largement et, pour la majorité de “la classe qui écrit”, le gamin appartient indiscutablement “aux classes dangereuses”. Dès 1831, Auguste Barbier, auteur de Iambes et poèmes, transforme les petits patriotes de A. de Sainte en voyous : « La race de Paris, c'est le pâle voyou Au corps chétif, au teint jaune comme un vieux sou ; C'est l'enfant criard que l'on voit à toute heure Paresseux et flânant, et loin de sa demeure Battant les maigres chiens, ou le long des grands murs Charbonnant en sifflant mille croquis impurs57 ; Cet enfant ne croit pas, il crache sur sa mère, Le nom de ciel pour lui n'est qu'une farce amère ; C'est le libertinage enfin en raccourci ; Sur un front de quinze ans c'est le vice endurci. […] Ô race de Paris, race au cœur dépravé, Race ardente à mouvoir du fer ou du pavé ! Mer, dont la grande voix fait trembler sur les trônes Ainsi que des fiévreux tous les portes-couronnes ! Flot hardi qui trois jours s'en va battre les cieux, Et qui retombe après, plat et silencieux ! » 58

36 La face sombre du gamin, sa légende noire, aurait pu être personnalisée par Tortillard. Fils, comme Gavroche, d'un aubergiste véreux, mais malingre et contrefait, cruel et même sadique, nous trouvons dans le personnage inventé par Eugène Sue bien des éléments mis en avant par les contempteurs des enfants des classes dangereuses. Mais l'auteur des Mystères de Paris n'a pas fait de lien entre le rejeton de Bras-Rouge et le type

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“gamin” pourtant désormais bien individualisé. Le mot gamin ne figure jamais dans l'ouvrage pour désigner Tortillard.

37 Dans l'iconographie, nous retrouvons les deux faces du gamin (voir figures 10, 11 et 12). Cependant, faute d'un inventaire exhaustif, nous ne pouvons pas affirmer que la tendresse d'un Gavarnie ou d'un Charlet l'emporte sur la dureté d'un Travies (qui semble avoir illustré le poème de Barbier) ou d'un Markl, même si, dans le corpus que nous avons constitué, la lumière l'emporte sur l'ombre.

38 Dans son versus voyou, le gamin est, comme l'écrit, entre autres, le philanthrope belge Ducpétiaux, tôt initié à tous les vices : « L'apprenti se fait gamin à Paris, il devient polisson dans nos grandes villes. Il s'essaye à boire, à fumer ; il jure. Au sortir de l'atelier il est bruyant, querelleur ; ses jeux ne sont plus ceux des enfants de son âge. Il a dépouillé la robe d'innocence, et l'a jetée loin de lui. »59

39 La présence d'une pipe ou d'un cigare à un sou, qu'il fume « aux jours solennels »,60 nous renvoie vers la légende noire… D'ailleurs, Gavroche ne fume pas… Fig. 10 Nicolas-Toussaint Charlet, illustration pour “Le Gamin de Paris” de Jules Janin dans Les Français peints par eux-mêmes, Paris, 1840. BHVP, cliché M. Basdevant. Fig . 11 Gavarni, illustration pour “Le Gamin de Paris” de Jules Janin dans Les Français peints par eux- mêmes, Paris, 1840. BHVP, cliché M. Basdevant. Fig. 12 Charles Joseph Travies de Villiers, Titi le talocheur, galerie physionomique n° 26. Musée Carnavalet, PMVP, cliché I. Andréani.

II.4 L'héroïsation hugolienne et les images de Gavroche

40 En 1862, après la publication des Misérables, le gamin se personnalise. Plus encore que Joseph, le premier rôle de la pièce jouée par Bouffé, Gavroche, généreux, drôle et courageux, est un héros positif. Remarquons tout de même, après Guy Rosa, que « Gavroche ne fonctionne pas seul mais en relation avec Petit-Gervais, qui est son passé historique, et avec Montparnasse, qui est son avenir personnel. »61 Si le cadet des Thénardier ne suit pas la pente fatale de Montparnasse, s'il reste de bout en bout un héros positif, c'est qu'il meurt sur la barricade. Nous n'analyserons pas ici la construction du personnage Gavroche. Nous retiendrons simplement que Victor Hugo n'innove pas vraiment. Il consacre un chapitre au gamin en général, où nous retrouvons, dans leurs acceptions positives, toutes les caractéristiques de l'archétype que nous avons énumérées,62 avant de nous présenter Gavroche comme « un petit garçon de onze à douze ans qui eût assez correctement réalisé cet idéal du gamin ébauché plus haut. »63 Vu le retentissement des Misérables, cet “idéal du gamin”, idéal dans les deux sens du terme, tend à se substituer aux descriptions moins héroïques. Autrement dit, après la publication des Misérables, « la profusion des images s'évanouit »64 et, alors même que les appréhensions partiellement ou totalement négatives l'emportaient, survit essentiellement dans la mémoire collective l'image de cet enfant partageant le peu qu'il possède avec plus déshérité que lui, avant de mourir héroïquement sur une barricade au nom de la liberté. Le vicomte d'Haussonville a beau regretter, dans la Revue des deux mondes, ce manque de réalisme, la vision hugolienne s'impose : « Ce type bien connu devient, sur la scène ou dans la fiction, le gamin de Paris de Bouffé ou le Gavroche des Misérables,65 c'est-à-dire un mélange attrayant d'esprit, de courage et de sensibilité. Dans la réalité, c'est un être profondément vicieux, familier depuis son jeune âge avec les dépravations les plus raffinées, un mélange de ruse, de couardise et, un jour donné, de férocité. »66 Fig. 13 Victor Hugo, Gavroche à onze ans. Maison de Victor Hugo, PMVP, cliché R. Briant.

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41 Dans cette “victoire”posthume de Gavroche, la figuration a-t-elle jouée un rôle ? Les représentations de Gavroche contribuent sûrement à fixer l'image de “l'idéal du gamin”. En tout cas, le petit héros de l'auteur d'Hernani est très vite croqué. Victor Hugo lui-même en fait plusieurs portraits.67 Il semblerait que, pour faire son célèbre dessin à l'encre de Chine, Gavroche à onze ans, il ait suivi la description de Georges d'Outremont : « Chaque fois que vous le rencontrerez, il aura l'air de vous narguer avec ses longs cheveux en désordre, son nez retroussé et sa bouche sardonique, l'air railleur et surtout insolent. »68

42 Tous les illustrateurs des Misérables représentent Gavroche. Ils cherchent à rendre l'esprit, la générosité et le courage du jeune garçon. En face du livre premier de la troisième partie, Paris étudié dans son atome, ils en dressent comme Émile Bayard le portrait en pied, en soulignant le côté farceur et ludique. Surtout, ils mettent Gavroche en situation dans les deux épisodes du roman où il montre sa générosité et son courage : le sauvetage des enfants de la Magnon, qui sont en fait ses frères, et l'insurrection. François Flameng, par exemple, nous offre un beau dessin de Gavroche et des deux “mioches”.69 Fig. 14 François Flameng, Gavroche. Collection de l’auteur, cliché M. Basdevant.

43 Les illustrateurs de l'édition Eugène Hugues,70 comme Brion, 71 mettent en image l'action de Gavroche aux divers moments de l'insurrection. La mort tragique de Gavroche, quand la petite grande âme s'envole, est toujours représentée dans les éditions du XIXe siècle.

44 En 1872, Victor Hugo “ressuscite”Gavroche le temps d'un poème de l'Année terrible. Un jeune communard de 12 ans demande l'autorisation de porter sa montre à sa mère avant d'être fusillé… […] - Piège grossier ! Et les soldats riaient avec leur officier, Et les mourants mêlaient à ce rire leur râle ; Mais le rire cessa, car soudain l'enfant pâle, Brusquement reparu, fier comme Viala, Vint s'adosser au mur et leur dit : Me voilà.

45 Dans l'édition illustrée du recueil,72 Léopold Flameng fixe la scène. Fig. 15 Léopold Flameng, “Me voilà”, L’année terrible, Paris, 1873. Collection de l’auteur, cliché M. Basdevant.

III. Du gamin de Paris au gosse des ruesIII.1 La fin du gamin

46 Le gamin participe donc à la Commune, Victor Hugo lui-même en convient. Il est partout présent, dans l'iconographie, dans les archives militaires, dans l’Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars… Après le dernier grand soubresaut révolutionnaire du XIXe siècle, si l'on en croit Pierre Larousse, « le gamin admirablement dépeint par Victor Hugo se fait rare, grâce à la sévérité des lois sur le vagabondage ; on rencontre bien quelques pâles voyous ; mais le vrai gamin, le gavroche dont le romancier nous a laissé l'inimitable portrait est disparu ».73 En fait, le gamin ne disparaît pas totalement, mais c'est sous une forme bien abâtardie qu'il survit.

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47 D'abord le gamin devient un "agent publicitaire". La réclame utilise sa silhouette, « preuve que l'image reste ancrée dans l'imaginaire »,74 pour vanter les mérites de divers produits.

48 Ensuite, le gamin, dont Victor Hugo disait : « Pour eux, à deux lieues des barrières, il n'y a plus rien »,75 entreprend un tour du monde et se fait colonisateur. En 1879, dans le Journal des voyages, sous la “conduite”de Louis Boussenard, notre héros, trahissant la liberté qu'il avait chérie jusqu'à la mort (!), entreprend un périple autour du monde qui semble destiné à promouvoir la politique coloniale de la France.76 Le feuilleton sera repris en volumes et, dans les années 1880-1890, ce succédané de gavroche parcourt l'Océanie77 et l'Asie,78 en passant par l'Afrique.79

49 Dans le dernier quart du XIXe siècle, le gamin est devenu une image anecdotique80 et, s'il est encore représenté, il est très largement déréalisé. Comme le petit Savoyard ou la Bretonne en coiffe, il relève de plus en plus d'un folklore suranné. Un autre type le remplace : le gosse des rues, le môme de la Butte. III.2 Le gosse des rues 50 Un véritable travail sur les représentations de l'enfance à la Belle Époque dépasse largement l'objet de cette étude. La production des Naudin, Steinlen, Willette ou Poulbot est trop riche pour être traitée en si peu de lignes. Nous voulons juste introduire quelques remarques sur les écarts et les continuités entre le gosse et le gamin. III.2.1 Un nouveau regard sur l'enfance 51 Le début de la Troisième République correspond à un développement considérable de la notion d'intérêt de l'enfant.81 Les lois scolaires, les lois réglementant le travail des enfants, les lois protectrices qui n'épargnent plus la "divine”puissance paternelle,82 élaborées durant les premières décennies du nouveau régime, attestent, par leur nombre et plus encore par leur effectivité, de l'importance de ce souci de l'enfance. Dans ce contexte, les enquêtes se multiplient et la déviance juvénile est de plus en plus souvent corrélée au milieu socio-familial dans lequel évolue l'enfant. Jules Simon, auteur de L'ouvrier de huit ans, parle des « orphelins qui ont le malheur d'avoir des parents », pour désigner les mineurs concernés par la loi de 1889.

52 La littérature, et notamment la littérature dite populiste,83 mais aussi le naturalisme84 incorporent ce nouveau regard sur l'enfant. Dès lors, le roman nous propose une vision plus “réaliste”de la vie enfantine. Prolongeant les enquêtes des spécialistes, les romanciers rendent compte du quotidien avec un souci du détail que le renvoi au type cohérent constitué par le gamin épargnait au narrateur précédent.

53 Jusque-là, seul Hugo avait détaillé avec un minimum de minutie les jeux des gamins. Généralement, les auteurs soulignaient le ludisme de ces petits parisiens et, en particulier, leur goût pour le “bouchon”…, mais il fallait avoir recours au dictionnaire pour savoir en quoi ledit bouchon consistait. Zola, lui, décrit soigneusement les jeux de Muche85 et Frapié ceux des bambins de la maternelle. 86 Les relations enfants/adultes sont désormais au cœur du dispositif narratif. Le gamin est sans famille ou il entretient avec elle des liens distendus ; le gosse en a une qui pèse de tout son poids et est présente jusqu'au milieu de ses jeux, qui sont souvent des mises en scène du quotidien familial. Enfin, les rapports de genre et la curiosité sexuelle ne sont plus occultés, alors même que le gosse est bien souvent plus jeune que le gamin (8-11 ans contre 12-15 ans). Par contre, si le gamin lisait fréquemment « quelques vieux fragments du Constitutionnel

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dans lequel il puise la haine des tyrans et l'amour du peuple »,87 le gosse semble moins politisé.

54 Les crayons de Naudin, de Steinlen, de Willette et, bien sûr, de Poulbot88 traduisent graphiquement cette transformation du regard. Ils montrent aussi qu'entre Gavroche et les petits héros anonymes qu'ils croquent, notamment dans l'Assiette au beurre, la rupture n'est pas totale. III.2.2 Continuités et ruptures 55 Le gosse partage avec le gamin plus d'un trait de caractère, et d'abord son extraction populaire qui se lit directement sur le vêtement. Il est aussi farceur, gouailleur et insolent, aussi irrespectueux des autorités, fussent-elles religieuses, mais beaucoup plus surveillé que son aîné.

56 On a pu écrire, à propos des petits poulbots, que « ce gosse des faubourgs vit, en toute innocence, sans ressentiment ni révolte, une situation sociale révoltante ».89 Le propos est par trop absolu ; la révolte, du moins jusqu'en 1914, n'est pas absente chez les enfants qui naissent sous la plume de Francisque Poulbot. Il suffit de contempler la couverture qu'il réalise en novembre 1910 pour le journal libertaire Les hommes du jour ou la une de l'Humanité du 1er mai 1911, légendée « Aux Petits Prolétaires l'Avenir appartient », également due à sa plume, ou encore le dessin qu'il exécute pour le supplément du Socialisme, journal de Jules Guesde, où l'un de ses gosses crie Vive la Commune.90 Fig. 16 Dessin de Poulbot pour le journal libertaire Les Hommes du jour. Collection de l’auteur.

57 Même si Victor Hugo note : « Quelquefois, dans ces tas de garçons, il y a des petites filles »,91 le gamin n'a pas vraiment de féminin. D'ailleurs, le père des Misérables ne consacre que quatre lignes à la gamine sans même la nommer et le lexicographe soulignera, dix ans plus tard, la rareté de l'usage du féminin.92 Les filles du peuple ont généré un autre archétype, la grisette et, même si Jules Janin93 unit fraternellement Rigolette94 et Gavroche, le frère et la sœur ne se fréquentent pas. Pour le moins, aucun crayon, aucune plume, aucun pinceau n'a portraituré de gamines. Rien de tel avec les gosses. Le mot, qu'un changement de genre ne modifie pas, est usité pour les deux sexes et les illustrateurs ont dessiné autant de gosses en jupes que de gosses en pantalons. Surtout, la question des rapports entre hommes et femmes, garçons et filles, inexistante dans le monde de la gaminerie,95 est omniprésente dans l'univers des gosses. Elle surgit à travers les nombreux échos de la vie familiale qui transparaissent dans les jeux des enfants. Nos dessinateurs dénoncent notamment la violence des relations intrafamiliales. Souvent néo-malthusiens, ils critiquent le “lapinisme”de certains milieux populaires. Enfin, contrairement au gamin, le gosse n'est pas plus ou moins asexué. Il est plein d'une curiosité que Poulbot a traduite avec beaucoup d'humour dans Les hommes du jour. Humour qui lui vaut les foudres du sénateur Bérenger, surnommé le Père la pudeur, qui essaie de le faire condamner pour outrage aux bonnes mœurs. Fig. 17 Francis Poulbot, “La première cigarette”, Les Hommes du jour. Collection de l’auteur.

Conclusion

58 La nouvelle image de l'enfant pauvre de Paris est fabriquée à base de petites touches, de saynètes réalistes, de notations éparses qui relèvent « d'une esthétique du fragment »96. Cet enfant est d'abord un enfant victime, même s'il n'est pas totalement sans défenses. L’archétype du gamin qui englobait l'enfance “classe dangereuse”et l'enfance “classe

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malheureuse”a éclaté. La Troisième République entend bien faire profiter du progrès l'enfance populaire. Elle a conçu pour atteindre ce but une formidable machine à intégrer et à acculturer : l'école républicaine gratuite, laïque et obligatoire. Parallèlement, elle s'efforce de mieux identifier et protéger l'enfant malheureux, comme le montre le vote de la loi du 24 juillet 1889 relative à la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés ou celle du 19 avril 1898 sur la répression des violences, voies de fait, actes de cruauté et attentats commis envers les enfants. Désormais, pour personnifier le “péril jeune”, il faudra une figure plus irrémédiablement négative que le gamin ou que le pauvre gosse. C'est dans l'Apache, plus âgé, inéducable et inassimilable, que l'on retrouvera le symbole des classes dangereuses juvéniles.

NOTES

1. Nous pouvons contempler une statue dédiée À la grisette au carrefour de la rue du Faubourg-du-Temple et du boulevard Jules-Ferry. 2. Il s'agit plus précisément d'un petit bronze de l'acteur Bouffé dans le rôle du “Gamin de Paris” dans la pièce éponyme de Bayard et Vanderbusch. Cette œuvre date de 1837 et est visible au Musée des arts décoratifs. 3. Luce Abélès, “Le gamin de Paris”, Cahiers-Musée d'art et d'essai, 1985, p. 11. Nous devons beaucoup à cette remarquable présentation. 4. Frédéric Chauvaud, “Gavroche et ses pairs : aspect de la violence politique du groupe enfantin en France au XIXe siècle”, Cultures & conflits, n° 18, été 1995, p. 21-33. 5. Voir, par exemple, Le 28 juillet, défense d'une barricade, gravure “à la manière noire” de Marriner, BN, Estampe, ou le tableau d'Hippolyte Lecomte, Combat de la rue de Rohan, musée Carnavalet. 6. Souligné par l'auteur. 7. A. de Sainte, Les enfans de Paris ou les petits patriotes, scènes de courage, de présence d'esprit, de magnanimité, de grandeur d'âme et de désintéressement de la jeunesse parisienne pendant les journées des 27, 28, 29 juillet 1830, Paris, Nepveu, 1831, p. 10. 8. Jean Maitron, [dir.], Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Paris, Éditions ouvrières, 1964, tome 1. A. de Sainte fait d'Arcole un apprenti serrurier. 9. La scène du pont de Grève a notamment été peinte par M.A. Bourgeois, Prise de l'Hôtel de Ville, Musée de Versailles, MV. 5186. 10. Hippolyte Lecomte, Combats à la porte Saint-Denis, Paris, Musée Carnavalet, 11. Cité par Luce Abélès, art. cit. , p. 11. 12. Sur ce peintre, voir Madeleine Rousseau, La vie et l'œuvre de Philippe-Auguste Jeanron, Paris, Réunion des Musée nationaux, 2000, 356 p. 13. Luce Abélès, art. cit., p. 9. 14. Le maréchal Marmont, duc de Raguse, major général de la Garde royale, s'est vu confier par Charles X la répression du soulèvement. 15. Jacques-Louis David, La mort de Bara, musée Calvet, Avignon.

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16. Mort de Bara dédiée aux jeunes Français. Dessiné et peint par P. L. Debucourt, an II., BN, Estampe, collection Hennin. 17. L'apprenti serrurier Arcole donnait scrupuleusement à sa mère les 5 francs que son patron lui remettait chaque semaine. 18. Etienne-Léon de la Mothe-Langon, Le gamin de Paris histoire contemporaine, Paris, C. Lachappelle, 1833, 5 vol. in 12. 19. Bara couronné par la Liberté, gravure à l'aquatinte de Boissier, BN, Estampe, collection de Vinck. 20. « Le petit tambour Darruder combattait aux côtés de son père, quand ce dernier fut tué […] ; s'emparant du pistolet de son père, il tua le meurtrier et continua à battre la charge ». Raymonde Monnier, “Le culte de Bara en l'an II”, dans Joseph Bara (1779-1793). Pour le deuxième centenaire de sa naissance, Paris, Ville de Palaiseau, Société des études robespierristes, 1981, p. 51. 21. Jean-Alphonse Rœhn, Inhumation des victimes de juillet devant la colonnade du Louvre, musée Carnavalet. 22. François René de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, (1841), rééd. Paris, Gallimard, 1951, tome II, p. 430, cité par Jean-Pierre A. Bernart, Les deux Paris. Les représentations de Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, Champ Vallon, 2001, p. 254. 23. Pour Lyon, voir par exemple les témoignages de Jean-Baptiste Montfacon ou d'Eugène Baune, cités par Fernand Rude, La révoltes des canuts 1831-1834, Paris, François Maspéro, 1982, p. 41 : ou celui d'Aimable Guillon, cité par Maurice Moissonnier, Les canuts, Paris, Messidor/Éditions sociales, 1988, p. 188. Pour Paris, voir entre autres Alexandre Dumas, Mes mémoires (1831-1833), rééd. Paris, Robert Laffont, 1989, p. 835 ; ou Mémoires de Canler, ancien chef de sûreté, édition présentée et annotée par Jacques Brenner, Paris, Mercure de France, 1968, p. 105-106. Mais on pourrait citer bien d'autres textes. 24. Voir, par exemple, le personnage de Joseph dans Antoine-François-Marius Rey- Dussueil, Le cloître Saint-Merry, Paris, A. Dupont, 1832, 405 p. 25. Mémoires de Canler, ancien chef de sûreté, op. cit., p. 105-106. 26. Antoine-François-Marius Rey-Dussueil, op. cit., p. 72-73, cité par Luce Abélès, art. cit., p. 9. 27. Célèbre épisode des révoltes de 1834 immortalisé par Honoré Daumier. 28. Sur ce genre littéraire, voir Richard Sieburth, “Une idéologie du lisible : le phénomène des Physiologies”, Romantisme, 1985, n° 47, p. 39-60. 29. Pont d'Arcole, le 28 juillet 1830, Eau forte burin et pointillé, Musée Carnavalet. 30. Goblain, Hôtel de Ville (Pont d'Arcole), Estampe, Musée Carnavalet. 31. Georges d'Outremont, “Le gamin de Paris”, dans Paris ou le livre des cent-et-un, Paris, 1832, p. 125. 32. Louis Huart, Physiologies du flâneur, Paris, Lavigne, 1841, p. 69. 33. Ernest Bourget, Physiologie du gamin de Paris. Galopin industriel, Paris, J. Laisné, 1842, (chapitre 2, "Naissance du gamin"). 34. Georges d'Outremont, op. cit., p. 126-127. 35. Ernest-Louis Pichio, Alphonse Baudin sur la barricade, musée Carnavalet. 36. Victor Fournel, Ce qu'on voit dans les rues de Paris, Paris, Dentu, 1867, p. 350. 37. Henry Monnier, Scènes populaires dessinées à la plume, Paris, Canel, 1831, p. 97-110. 38. M.-A. Bazin, L'époque sans nom, esquisses de Paris 1830-1833, Paris, A. Mesnier, 1833, cité par Luce Abélès, art. cit., p. 2.

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39. Vignette en couleur du livre d'Henry Monnier, op. cit., p. 96. 40. Voir par exemple Jean Pezous, La descente de la Courtille, musée Carnavalet. 41. Le bouchon est un jeu dans lequel on met des pièces de monnaie sur un bouchon qu'il s'agit d'abattre avec un palet (Émile Littré). 42. Georges d'Outremont, op. cit., p. 133. 43. H.-A. Frégier, Des classes dangereuses de la population des grandes villes et des moyens de les rendre meilleures, Paris, 1840, vol. 2, p. 69-73. 44. Titi est utilisé comme nom propre dès 1830 et comme substantif synonyme de gamin dans les années 1860, notamment par Victor Fournel, op. cit., p. 351. 45. Honoré Daumier, “Le gamin de Paris aux Tuileries”, Le Charivari, 4 mars 1848. 46. Société pour le patronage des jeunes libérés du département de la Seine, Assemblée du 18 mars 1834, rapport du président Alphonse Bérenger (de la Drôme), p. 12-13. 47. H.-A. Frégier, op.cit., Paris, 1840, vol. 1, p. 195-200. 48. Dominique Kalifa, L'encre et le sang, Paris, Fayard, 1995, 350 p. 49. Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses, Paris, Plon, 1958, p. 37 et p. 120-130. 50. Voir le titre de la Physiologie d'Ernest Bourjet, op. cit. 51. Selon l'Encyclopédie, un gamin est l'aide d'un souffleur de verre. 52. Marie Théaulon de Lambert, Jules Gabriel de Lurieu, Le gamin de Londres, comédie- vaudeville en 3 actes, Porte-Saint-Martin, 1841, Paris, imp. Boulé, (s.d.), 29 p. 53. Le gamin de Lyon, Bordeaux, imp. H. Grazay, 1843, n. p. 54. Victor Fournel, op. cit., p. 357-358. 55. Jean-François-Albert Bayard, Emile Vanderburch, Le gamin de Paris, comédie- vaudeville en 2 actes, Paris, Dubuisson, (s.d.). La pièce, dont le rôle-titre est tenu par Bouffé, est jouée au Gymnase (Bonne Nouvelle) plus de 300 fois. 56. Voir encadré. 57. Dans les textes plus favorables, le gamin dessine des poires sur les murs (la poire est la synecdoque caricaturale de Louis-Philippe). Voir, par exemple, Louis Huart, op. cit., p. 73. 58. Auguste Barbier, Iambes et poèmes, Paris, Paul Masgana, 1840, p. 94 et 96. Ce poème, composé en octobre 1831, est cité par plusieurs auteurs, notamment par Ernest Bourget, op. cit., p. 32. 59. Edouard Ducpétiaux, De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l'améliorer Bruxelles, Méline, Cans et compagnie, 1843, p. 37. 60. Victor Fournel, op. cit., p. 356. 61. Guy Rosa, “Histoire sociale et roman de la misère : Les misérables de V. Hugo”, Revue d'histoire du XIXe siècle, n° 11, 1995, p. 101. 62. Victor Hugo, les Misérables, (1862) 3e partie, livre premier, “Paris étudié dans son atome”, rééd. Paris, Robert Laffont, 1985, p. 457-470. 63. Ibid., p. 470-471. 64. Frédéric Chauvaud, art. cit., p. 25. 65. Nous retrouvons le même rapprochement Hugo/Bouffé à l'article gamin du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse. Mais là, la vision est positive. 66. Vicomte d'Haussonville, “L'enfance à Paris”, Revue des deux mondes, 1er juin 1878, p. 600. 67. Victor Hugo, Gavroche à six ans, dessin à l'encre de chine ; Gavroche rêveur, dessin à l'encre de chine ; Gavroche à onze ans, dessin à l'encre de chine. Tous ces dessins sont conservés à la Maison de Victor Hugo.

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68. Georges d'Outremont, op. cit., p. 140. 69. Dessin exécuté pour l'édition J. Hetzel – A. Quantin, dite ne varietur, de 1881. 70. Eugène Hugues, éditeur (impr. J. Claye), s.d. (1879-1882), 5 vol. Grand in 8°. Dessins de Lix, E. Bayard, Brion, H. Scott, E. Morin, D. Vierge, Valnay, A. de Neuville, des Brosses, J. P. Laurens, A. Marie, E. Zier, E. Delacroix, Vogel, Hersent, Haenens, Benett. 71. Brion réalise 200 dessins pour illustrer l'édition J. Hetzel et A. Lacroix de 1865. 72. Victor Hugo, L'année terrible, illustration de Léopold Flameng, Paris, Levy Frères, 1873. 73. Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, cité par Luce Abélès, art. cit., p. 12. L'article du “Larousse” est de 1872. 74. Luce Abélès, art. cit., p. 12. 75. Victor Hugo, op. cit., p. 461. 76. Sur le colonialisme de Boussenard, voir Jean-Marc Proust, “Idéologie nationale et roman populaire sous la IIIe République”, Tapis-Franc. Revue du roman populaire, n° 8, 1997, p. 102-103. 77. Louis Boussenard, Les aventures d'un gamin de Paris à travers l'Océanie, Paris, E. Dentu, 1883, 403 p. 78. Louis Boussenard, Les aventures d'un gamin de Paris au pays des tigres, Paris, Librairie illustrée, 1886, 343 p. 79. Louis Boussenard, Les aventures d'un gamin de Paris au pays des lions, Paris, Librairie illustrée, 1886, 337 p. 80. Expression de Luce Abélès, art. cit., p. 15. 81. Michelle Perrot, “La notion d'intérêt de l'enfant et son émergence au XIXe siècle”, Actes, cahier d'action juridique, n° 37, été 1982. 82. Principalement la loi du 24 juillet 1889 relative à la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés (déchéance de la puissance paternelle), JO, 25 juillet 1889, p. 3653. 83. Notamment Alfred Machard et sa série L'épopée au faubourg démarrée en 1912 avec Les cent gosses, suivis l'année suivante de Titine. 84. Voir, par exemple, notre étude sur Le ventre de Paris, Jean-Jacques Yvorel, “Les enfants du ventre de Paris”, à paraître. 85. Émile Zola, Le ventre de Paris, (1873), Paris, Gallimard, 1960. 86. Léon Frapié, La maternelle, Paris, Librairie universelle, 1905, 305 p. 87. Jules Janin, “Le gamin de Paris”, in Les Français peints par eux-mêmes, Paris, Léon Curmer, 1840, tome II, p. 164. 88. François Robichon, Poulbot, le pire des gosses, Paris, Hoïbeke, 1994, 111 p. 89. Les petits Poulbots : Poulbot 1875-1946, Musée départemental de l'éducation de Saint- Ouen-l'Aumône, 1991. 90. Le socialisme, supplément du Journal-Revue paraissant le samedi, premier numéro, 14 mars 1908, p. 1. 91. Victor Hugo, Les misérables, op. cit., p. 461. 92. Pierre Larousse, Grand dictionnaire du XIXe siècle, article Gamin. 93. « Il est le frère de la grisette : frère légitime ou illégitime qu'importe ». Jules Janin, op. cit., p. 161. 94. Personnage de grisette dans Les mystères de Paris. 95. L'expression est de Victor Hugo, op. cit., p. 463. 96. Luce Abélès, art. cit., p. 15.

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RÉSUMÉS

L'auteur étudie la place de l'iconographie dans la construction et l'évolution de l'archétype “gamin de Paris”. Il part du tableau de Delacroix, La liberté guidant le peuple, et des représentations liées aux Trois Glorieuses, puis étudie la mise en place des images du “gamin”, notamment de celle de Gavroche. Enfin, il se penche sur l'évolution de ce symbole de l'enfance irrégulière vers la fin du XIXe siècle et la Belle Époque.

From Delacroix to Poulbot, the image of the "Parisian street urchin" The author looks at the place of iconography in the construction and evolution of the archetypal "Parisian street urchin". He starts from the Delacroix picture La Liberté Guidant le Peuple and representations linked to the "Trois Glorieuses", then studies the establishment of images of the "street urchin", particularly that of the character "Gavroche". Finally, he considers the evolution of this symbol of wayward childhood towards the end of the 19th century and the Belle Époque.

INDEX

Index géographique : France, Paris Mots-clés : chansons, enfance irrégulière, Gavroche, histoire sociale, imaginaire social, presse, représentation Index chronologique : XIXème siècle, Début du XXème siècle

AUTEUR

JEAN-JACQUES YVOREL Historien, chargé d'études au CNFE-PJJ, Vaucresson

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La jeunesse irrégulière dans la télévision française des années soixante : une absence troublante

Marie-Françoise Lévy

1 Pourquoi prendre pour sujet les formes du traitement télévisuel de la “jeunesse irrégulière” et les modes d’intervention de la télévision française sur ce même sujet, dès lors que, sur la période étudiée, les années 1958-1968, vingt émissions au plus lui sont consacrées ? Le chiffre, en effet, est étonnamment faible si l’on prend en considération le volume horaire de la programmation annuelle (2500 heures en 1958 et 4000 heures en 1968). Par ailleurs, cette production s’avère également infime rapportée à l’ample développement sur le petit écran de magazines qui prennent, dans les années soixante, la jeunesse pour sujet et public d’émissions. Face à ce premier constat, pourquoi persister et poursuivre l’étude ? Sans doute, parce que cette forme d’absence - volontaire ou non - constitue en elle-même une question.

2 Ces rares émissions sur la jeunesse irrégulière peuvent, en effet, prendre sens en regard des représentations de la jeunesse proposées dans ces magazines spécifiques. C’est donc une lecture en creux qu’il s’agit, en premier lieu, d’entreprendre. Ces émissions si nombreuses sur la jeunesse dessinent, en effet, implicitement, dans le silence accordé à la jeunesse irrégulière, les caractéristiques de cette dernière. Comme si les valeurs et les normes promues - le sérieux, la responsabilité notamment - comprenaient de façon suffisamment explicite leur contre-modèle, sans avoir besoin ni de le nommer ni de le montrer. Dans un deuxième temps, une autre approche s’impose. Elle consiste dans l’analyse des documents portant précisément sur la jeunesse en difficulté, considérés comme des indicateurs de la construction médiatique - mais aussi métaphorique - d’une question sociale et de ses infléchissements au cours de la décennie. Ces deux axes de réflexion, dans leurs confrontations, permettent de poser, à titre prospectif et comme pierres d’attente, quelques observations et remarques.1 La jeunesse : une permanence du sujet dans les programmes de télévision 3 Par l’ordonnance du 4 février 1959, la Radio télévision française devient un établissement public à caractère industriel et commercial, « géré, sous l’autorité du

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ministère de l’Information, par un directeur général ».2 La télévision des années soixante, en France, est une télévision d’État, obéissant à une mission de service public. Si le contrôle de l’information constitue un jeu de tensions et de conflits récurrents, les acteurs - journalistes et réalisateurs - partagent néanmoins avec les responsables de programmes une même conviction : la télévision est un outil d’émancipation culturelle des citoyens. Ils adhèrent ainsi à un modèle de télévision s’édifiant sur un projet culturel à dimension pédagogique et à finalité démocratique3. C'est sur de telles orientations politiques et culturelles que la télévision se fonde sous la IVe République4, orientations confirmées durant les années soixante, quoique soumises non sans heurts, à partir de 1964, à l’épreuve de la croissance. Car les années soixante sont bien celles de l’essor. 13 % des ménages sont équipés d’un récepteur en 1960 et la première et unique chaîne peut être reçue par 50 % des Français. En 1968, le taux d’équipement des ménages atteint 62 %. Le nombre de postes recensés passe ainsi de 1 901 946 en 1960 à 10 967 913 en 1970.5 La réception de la deuxième chaîne, bien qu'encore restreinte en cette période (elle a été créée en avril 1964), vient confirmer le phénomène d’expansion. Nouvelle pratique de loisirs et source d’information des Français, la télévision, désormais installée à l’intérieur de l’espace domestique, prend la famille comme destinataire privilégié. Elle est l’instance à laquelle elle s’adresse. C’est dans ce contexte que se développe, entre 1960 et 1968, les émissions consacrées aux 15-20 ans.

4 La première émission de télévision qui prend la jeunesse irrégulière pour sujet est une fiction. Elle a pour titre Délinquance juvénile.6 Réalisée en 1957 par Marcel Bluwal, pour partie en direct, et construite comme une pièce de théâtre, elle met en scène un jeune homme parisien de famille aisée, un lycéen confronté au conflit qui l’oppose à son père. Ce jeune homme de la fin des années cinquante va progressivement déserter l’institution scolaire, être accusé du vol du portefeuille d’un camarade, fait qui se révèle exact quand le père découvre que cet argent volé a servi à l’achat d’un scooter. L’histoire s’achève par une fugue et un drame : le jeune homme sera, dans sa fuite, stoppé par un accident. Le drame est alors à son comble quand les parents apprennent qu’une jeune fille accompagnant leur fils est également accidentée. Cette fiction est à la fois une anticipation et une préfiguration d’une thématique ultérieurement développée, celle des conflits générationnels. Elle introduit un questionnement sur les conduites amoureuses des adolescents, ici représentées comme un interdit familial. Cette émission constitue donc un prologue qui ouvre cette phase marquée par l’intérêt grandissant que la télévision française porte à la jeunesse, alors même que « la prise de conscience de l’existence d’une identité propre à la jeunesse est l’occasion, souligne Antoine de Baecque, d’une série d’enquêtes, nombreuses, détaillées, approfondies, au point que l’on peut parler d’un véritable genre possédant ses spécialistes : journalistes, universitaires ou littéraires. Entre 1957 et 1960, journaux, revues, livres, les accueillent à foison. Le mouvement est lancé en mars 1955 par la revue la Nef, qui publie un numéro spécial intitulé “Jeunesse, qui es-tu ?”. Puis, en cinq ans, près d’une trentaine d’enquêtes nationales se succèdent ».7

5 Cette fiction, Délinquance juvénile, que la télévision française diffuse en 1957, s’inscrit ainsi à la fois dans cet ample courant d’interrogations sur la jeunesse, tout en annonçant ses propres prises en considération du sujet. Tout d’abord objet de débats en 1958, aux premiers pas de la Ve République naissante, la jeunesse s’installe durablement dans les programmes de télévision à partir de 19608. C’est à la lecture du livre d’Albert Sauvy, La montée des jeunes,9 que Françoise Dumayet propose et produit le premier magazine pour la jeunesse. D’abord nommé Le journal des jeunes, il prend pour

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titre définitif L’avenir est à vous10. D’autres magazines viendront le compléter, l’étayer comme Le monde en quarante minutes, de Jean-Pierre Gallo et de Jean-Claude Bringuier, en octobre 196311, ou encore Seize millions de jeunes et Bouton rouge, d’André Harris et Alain de Sédouy.12 Cette floraison de magazines documentaires est diffusée selon des rythmes distincts (bi-mensuel, mensuel ou hebdomadaire). Dans ce mouvement régulier de rotations et de relais, s’imprime, dans les grilles de programmes, une permanence du sujet. Outre ces magazines spécifiques, la télévision propose un ensemble d’émissions consacrées à l’apprentissage professionnel et aux métiers.13 En dernier lieu, il convient de noter que la jeunesse est également une source de sujets des magazines d’information, programmés pour tout public en début de soirée. 14 Elle représente 7 % des sujets de Cinq colonnes à la Une, 8 % d’entre eux dans le cas de Zoom, 15 % de ceux du magazine d’actualités Panorama. 15 A partir de l’étude de ces documents et de leur contexte de diffusion, se distinguent les contributions de la télévision à la question récurrente, en cette période, de la jeunesse. La construction de figures antithétiques (1958-1964) 6 Plusieurs thèmes traversent L’avenir est à vous, le magazine de Françoise Dumayet : les loisirs et les pratiques culturelles de la jeunesse, l’encadrement de la jeunesse par les associations et leurs différents mouvements. La curiosité et l’initiative sont ainsi des qualités promues, de même que le partage d’expériences au sein de communautés propices à l’exercice des responsabilités, à l’entraide et au respect d’autrui.16 Cependant, une part importante des émissions, durant cette courte phase, manifeste un intérêt majeur à l’égard du choix et de l’apprentissage d’un métier. Ce dernier permet, en effet, l’accès à la vie sociale. Le travail est, ici, présenté comme l’expression de la dignité de l’homme : celle du citoyen. Domaine masculin, le travail est le noyau central, du côté des hommes, de l’édification de leur avenir. L’entrée dans la vie professionnelle, dans L’avenir est à vous, est donc posée comme l’une des étapes constitutives de l’entrée dans l’âge adulte. Elle permet aux jeunes gens - à leur retour du service militaire - de prétendre au mariage, cet acte fondateur de la famille dont ils seront le chef. Le mariage marque alors le changement de statut. Si ces valeurs sont communes aux deux jeunesses que distingue L’avenir est à vous - jeunesse populaire et jeunesse bourgeoise -, elles s’inscrivent selon des trajectoires, des processus d’intégration et des rythmes distincts pour l’une et pour l’autre. Ce modèle de deux jeunesses analysé par Antoine Prost,17 présent dans la France de l’entre-deux-guerres, subsiste dans ce corps d’émissions hebdomadaires que diffuse la télévision française, un modèle néanmoins infléchi par la présence exemplaire de jeunes de milieux modestes devenus étudiants boursiers et méritants au sein de l’université. A cette division de la jeunesse - patente à l’image dans la mesure où les jeunes apprenti(e)s, ouvrier(e)s ne côtoient pas dans ces émissions les jeunes étudiant(e)s -, vient se superposer un clivage garçons-filles. Les jeunes filles de L’avenir est à vous, filmées à l’usine, au bureau, en atelier, salariées ou étudiantes, font du mariage la clé de voûte de l’accès à leur vie d’adulte. Le travail s’en trouve renvoyé à la seconde place, inconciliable avec la vie maritale et domestique. Seule l’éventualité du travail à mi-temps est envisagée, et comme solution raisonnable et comme gage suffisant d’indépendance. Dans ce magazine, où les filles et les garçons sont interrogés séparément, s’instaure une césure entre les tâches, les espaces et les rôles. L’avenir est à vous trace des lignes de conduite au sein desquelles s’esquisse la construction sociale d’une jeunesse entreprenante et sage, laborieuse et responsable.

7 En contrepoint, les écarts aux modalités de passage d’un âge à un autre et aux comportements édictés comme normaux renforcent ce qui relève de la transgression,

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du désordre, de l’exclusion. Dans cet environnement moral, prennent place les très rares émissions sur la jeunesse irrégulière, c’est-à-dire sur les mineurs ayant eu, pour délits, à répondre de leurs actes devant la police ou la justice.18 L’une des caractéristiques de ces documents réside dans la prudence dont fait preuve la télévision lorsqu’elle s’empare de ce sujet. Le commentaire introductif d’une des premières enquêtes de terrain, “Le square des Batignolles”, est ainsi conçu comme un avertissement : “Pilule est le chef de la bande des blousons noirs des Batignolles et Patrice de C. est élève du Lycée Carnot qui a ouvert sa cave personnelle, non pour y boire mais pour s’y distraire, aux blousons noirs des Batignolles en même temps qu’à ses camarades de lycée. [...] Dans cette cave donc, précise le commentaire, deux jeunesses se retrouvent. Ce point attire l’attention. Il veut dire qu’une bande de blousons noirs a décidé de sortir de son isolement. [...] A cause de cette attitude nouvelle, nous sommes allés voir cette bande de garçons dont un quart, environ, se trouve en liberté surveillée. Leur lieu de rassemblement est ce café : la Cigale.”19 L’intention, dans ce reportage de Cinq colonnes à la Une, diffusé en novembre 1960, est explicite. Il s’agit certes d’enquêter sur une “bande de jeunes” faisant l’objet d’une intervention éducative en milieu ouvert, mais seulement parce qu’elle fait preuve de sa réinsertion dans une vie régulière et dans la communauté élargie des jeunes. Dans ces conditions, la télévision peut jouer son rôle : informer et donner à réfléchir. Pour conclure son préambule directement adressé aux téléspectateurs, le journaliste de Cinq colonnes peut ainsi préciser son approche et sa démarche à l’égard des jeunes filmés et interrogés : “Les réponses aux questions que je leur ai posées sont souvent brutales, choquantes et presque toujours exprimées dans un langage violent. On ne connaît pas un mal en l’ignorant. Nous avons essayé de savoir, à défaut de comprendre, à quelle mentalité correspond le comportement habituel du blouson noir et dans quelle mesure cette mentalité peut ou non évoluer. Au reportage que vous allez entendre et voir nous n’apporterons aucune conclusion laissant à chacun le soin de juger.”20

8 Dans ce document, le décor est aussitôt planté : de nuit, des jeunes gens à scooter roulent à vive allure dans les rues de Paris. “Une coloration spécifique de violence” recouvre ces premières images.21 De ce point de vue, celles-ci collent aux descriptions par lesquelles commencent la plupart des textes sur les blousons noirs et s’ouvrent les films américains aujourd’hui emblématiques (L’équipée sauvage, de Lazlo Benedek, 1953 ; La fureur de vivre, de Nicholas Ray, 1955). A cette atmosphère d’ivresse et de vitesse, de conquête avide d’espace et de territoires, d’étrangeté et d’inquiétude, succède, dans ce reportage télévisé, l’entretien. Il est mené au café avec le groupe de jeunes gens dont le chef est le porte-parole. En premier lieu, un tour d’horizon permet de situer chacun : l’âge, la situation professionnelle, la forme des liens avec la famille, la nature des délits. La présentation des personnages insiste sur les signes distinctifs par lesquels ces jeunes se reconnaissent et s’affirment (les vêtements, la coiffure) et souligne les comportements et les pratiques qui les rassemblent. Dans cette perspective, sont évoquées les provocations qui peuvent aller jusqu’au délit (bruit, tapage nocturne, bagarre), mais aussi les loisirs partagés sans incident dans des lieux collectifs. Ainsi alterne un ensemble multiforme d’attitudes et de points de vue de ces jeunes, oscillant selon une logique d’exclusion-inclusion, elle-même prise dans un mouvement de tensions où se noue le parcours fragile d’une intégration.

9 Il est intéressant de noter que la construction de ce reportage, en s’inscrivant dans cette dynamique, permet de montrer l’ambivalence des conduites liée, d’une part, aux histoires de ces jeunes souvent en situation de rupture familiale et, d’autre part, à leur révolte ici clairement exprimée envers les formes d’organisation sociale perçues

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comme une injustice. L’avenir est synonyme, pour eux, de non avenir, d’impasse. La raison majeure qui anime la révolte de ces jeunes de milieu populaire et qui fonde les manifestations de leur opposition réside dans la conscience qu’ils ont d’appartenir à une jeunesse laissée pour compte au regard de ceux qu’ils nomment “les riches”, “les vernis”, “les snobs”, en un mot, les autres, “les étudiants”. Ce sentiment d’inégalité de situation et d’avenir, entre ceux qui travaillent et ceux qui poursuivent leurs études, se trouve renforcé par l’inégalité devant l’appel sous les drapeaux et le départ pour l’Algérie entre les étudiants, qui bénéficient d’un sursis, et eux, bons pour la guerre.

10 Si donc Françoise Dumayet, dans son magazine L’avenir est à vous, montre, au cours de ces années 1958-1964, l’existence persistante de deux jeunesses (populaire et bourgeoise), avec leurs propres rites de passage et d’intégration, les témoignages de jeunes diffusés dans le reportage de Cinq colonnes à la Une introduisent une remise en cause de cette organisation sociale, définissant et les modalités d’entrée dans la vie adulte et les trajectoires sociales qu’elles sous-tendent. Ce document de Cinq colonnes souligne ainsi les raisons de la colère dans un environnement où les jeunes interrogés font néanmoins preuve de leur cheminement pour rejoindre le parcours social qui leur est tracé. Et dans cette logique d’exclusion-inclusion qui structure ce document télévisé sur la jeunesse irrégulière, se retrouvent trois éléments : passer de la révolte et de la violence à la raison, passer de l’inactivité au travail, cicatriser les blessures d’une enfance heurtée en trouvant des adultes, éducateurs et compagnons de route. Reste l’amour, timide, rédempteur, espéré comme couronnement et comme récompense de cet âpre apprentissage de la jeunesse. Comme le dit un jeune homme du “Square Saint- Lambert” : “En général il n’y a qu’une chose qui peut faire changer un gars... soit une fille, soit les coups. En général les coups ne réussissent pas mais les filles réussissent assez bien.”22 L’évocation de l’amour est ici associée à l’image d’une jeune fille, incarnation du réconfort, de la tendresse, de la douceur, celle-là même qui fait fléchir la violence, panse les blessures, apaise et permet la métamorphose du “mauvais garçon”.23 Et cette évocation de l’amour clôt ce document qui, sans procédé dramatisant mais non sans effets de mise en scène, propose une vision morale - explicative et non stigmatisante - des attitudes d’une jeunesse moins rebelle qu’en révolte et en lisière de rupture sociale, fait résultant d’oppositions et de clivages au cœur d’une même génération, alors que sévit la guerre d’Algérie.

11 Paré d’une dimension exemplarisante - ces jeunes gens des quartiers populaires de Paris sont désormais sur la bonne voie et peuvent faire entendre le témoignage à vif de leur expérience - ce document, dans son propos, présente également la caractéristique d’installer visiblement la présence et la représentation de l’instance judiciaire comme force et comme réponse aux actes délictueux commis par des mineurs. Épousant l’esprit de l’ordonnance du 2 février 1945 sur l’enfance délinquante - qui promeut la notion d’éducabilité et fonde la décision du juge plus sur la personnalité du mineur que sur la matérialité des faits - et les principes de l’ordonnance du 23 décembre 1958 sur l’enfance en danger - dont la mission est préventive -24 les reportages de Cinq colonnes à la Une, “Le square Saint-Lambert” et “La métamorphose”,25 montrent une justice des mineurs en action, qu’il s’agisse, dans un cas, d’intervention en milieu ouvert et, dans l’autre, du fonctionnement d’une institution (le Centre de Savigny-sur-Orge). Ainsi coexistent dans ces documents une approche d’investigation d’un fait social, la délinquance, le rappel des règles et normes d’apprentissage de la jeunesse, la réponse d’ordre juridique aux infractions commises par des mineurs.

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12 Cette construction en triptyque dans des documents dont la rareté est, rappelons-le, frappante au regard de la présence régulière de la jeunesse à l’écran, renforce le caractère exceptionnel de l’intervention de la télévision sur la question de la délinquance. Discrétion qui, associée au caractère solennel que prennent ces quelques intrusions dans l’univers de la jeunesse irrégulière, a une double portée : elle laisse entendre que ces situations d’irrégularité sont circonscrites à quelques groupes - voire à quelques cas - et qu’elles sont maîtrisées par les processus judiciaires auxquels elles donnent lieu. Loin de contribuer à l’amplification du phénomène “blouson noir”, la télévision adopte une position de retrait ou d’absence réfléchie pour intervenir de façon circonstanciée sur ce sujet, tout en privilégiant le traitement d’une question sociale, celle de la jeunesse, en s’appuyant sur l’exemple. Ainsi peut-on envisager l’hypothèse selon laquelle les rares enquêtes et documents sur les bandes, sur leurs écarts de conduite, ne sauraient percuter ou troubler l’image pacifique d’une jeunesse vaillante, douée de raison, porteuse des espoirs d’une France qui a retrouvé son unité et sa prospérité. A fortiori, ils contribuent, en ce qui concerne le positionnement de la télévision, à renforcer cette approche consensuelle. Le malaise de la jeunesse : le tournant de 1964 13 Comment ce consensus qui définit l’attitude de la télévision envers la jeunesse et son rôle de régulation des personnes et des familles se trouve-t-il, au tournant de 1964, infléchi, déplacé, fracturé ? Par l’intrusion de nouveaux regards portés par des journalistes dans leurs magazines pour la jeunesse, tels André Harris et Alain de Sédouy dans Seize millions de jeunes. Ils engagent une réflexion corrosive et critique sur les difficultés sociales, matérielles, existentielles d’une jeunesse, non plus organisée à son entrée dans l’âge adulte selon des modalités d’intégration propres au milieu d’appartenance sociale, mais rassemblée par l’âge, les goûts, les loisirs, la musique, les pratiques de consommation, les difficultés financières, un sentiment d’isolement et de coupure avec les adultes, finalement les conflits entre générations. Ainsi, ce magazine contribue-t-il à défaire ce modèle où coexistaient deux jeunesses - de milieux populaires et bourgeoise - et à comprendre la jeunesse comme une classe d’âge, indépendante du parcours social de chacun, unie par une culture, des intérêts communs et des interrogations partagées sur le monde dans lequel elle devra prendre place. Un double renversement s’opère à travers ce nouveau magazine, l’un est propre à une perception de la jeunesse, l’autre concerne le rôle d’une société dès lors jugée potentiellement responsable du malaise latent de ce groupe social lié par l’âge, une société laissant vacantes ou inadaptées les réponses face aux questions que ce malaise suscite.

14 C’est dans ce contexte de mutation que s’inscrivent les émissions - toujours peu nombreuses - consacrées à la jeunesse irrégulière26. Ces dernières n’articulent plus leur propos sur une logique d’exclusion et d’inclusion concernant des groupes restreints de jeunes vivant dans l’enceinte de la Capitale, mais elle se fondent sur l’observation d’une marginalité juvénile considérée comme un phénomène diffus : un nouveau fait de société, écho exacerbé du malaise de la jeunesse, qui prend racine dans les grands ensembles de la région parisienne. Certes, les premiers reportages de télévision sur l’expansion des villes à la périphérie de Paris datent de la fin des années cinquante. Ils présentent pour caractéristique d’enquêter sur les impressions de frayeur ou d’écrasement que ce nouvel urbanisme provoque, sur l’isolement de ces lieux par rapport à Paris, sur l’effacement de la vie sociale. Paul-Henry Chombart de Lauwe, dans

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une série documentaire de Jean-Claude Bergeret et de Jacques Krier, avait, en avril 1957,27 contribué à faire réfléchir les téléspectateurs sur l’indispensable nécessité d’inventer, dans ces nouveaux lieux de résidence, de nouvelles formes de relations de voisinage - solidarités et entraide - pour que se reconstituent, à travers des liens entre individus, des groupes sociaux - “des groupes d’habitation”28 - favorisant l’intégration des personnes à une vie collective dynamique. Si Chombart et son équipe mettaient l’accent sur la reconstruction de pratiques sociales pour donner sens à la vie quotidienne des habitants de ces résidences, les reportages des années soixante sur les cités récentes de la banlieue parisienne s’accordent sur l’amélioration des conditions matérielles de vie (logement plus grand, équipement sanitaire satisfaisant), mais distillent le doute sur une vie humaine à venir possible au regard de l’architecture des grands ensembles engendrant anonymat et repli des ménages sur eux-mêmes.29. L’absence d’équipements sociaux, ainsi que l’architecture et l’immensité des lieux sont mis en avant jusqu’à constituer insensiblement des éléments définissant ces banlieues comme des lieux porteurs d’inconnu et d’étrangeté, des lieux à part, des lieux de vies éparses et suspendues, des lieux pouvant engendrer la délinquance. Ainsi s’édifie imperceptiblement, à l’orée des années soixante, l’idée selon laquelle les hommes vivant dans ces grands ensembles sont autres, marqués par cet urbanisme qui fascine et effraie, ou bien détruit : idée qui trouve son déploiement dans les années soixante-dix.30

15 C’est dans ce contexte d’interrogations sur l’habitat neuf et désolé, d’une part, sur la jeunesse rassemblée par des difficultés économiques, matérielles et existentielles, d'autre part, que prennent place les documents télévisés sur la jeunesse non plus irrégulière, mais en voie de marginalisation. Les reportages se situent dans les cités neuves de la périphérie de Paris (La Courneuve, Sarcelles, Romainville...). Ils concernent des jeunes dont certains seulement sont à la lisière de la délinquance. La marginalité, dans ces reportages, résulte donc moins d’actes de délinquance que d’un sentiment d’abandon, de rejet des adultes, de mise à l’écart, sentiment ressenti et partagé par ces jeunes, qui y répondent par une sourde hostilité au monde dans lequel ils vivent. Dans un document privilégiant cette approche, Habitations à loisirs modérés,31 les auteurs avancent plusieurs explications : la société marchande, axée sur la promotion de la consommation (disques, revues, électrophones, transistors, vêtements), grossit chez des jeunes disposant de peu de revenus ou d’argent de poche, un sentiment d’exclusion et d’injustice qui peut conduire jusqu’au vol. L’ennui des jeunes pèse, créé par l’absence de structures sportives ou culturelles. “Les jeunes s’ennuient, commente l’un des journalistes de ce reportage. Et le résultat, on les voit, au milieu des blocs, se promener dès qu’ils ont un moment de libre, se promener en mobylette et errer, comme ça, à la grande frayeur de la population.” La réaction de l’autre journaliste, en voix off, précise : “Mais ils se promènent comme ça, gratuitement, je veux dire, ils vont d’un endroit à un autre, mais pas forcément à des endroits précis...” 32 Les désaccords et les tensions entre parents et enfants ont pour conséquence de pousser les jeunes hors du domicile familial, dans la rue, où ils attendent que le temps passe. Cheveux longs, attitudes vestimentaires, demandes d’argent ou d’autorisations diverses alimentent les discussions et les conflits entre générations. Dans ce même reportage, on peut entendre : “Par exemple, qu’est-ce que tu as comme idée et que n’aurait pas ton père ?” “Quand je lui dis que je voudrais bien passer mon permis de conduire, il me dit non. Tu es encore trop jeune, moi, à ton âge, je n’avais pas de voiture, je faisais la guerre..., des trucs comme ça, alors terminé.” 33 Enfin, “l'absence d’âme” des grands ensembles, ces villes en chantier qui renforcent

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l’anonymat et l’isolement, constitue la dernière cause invoquée pour tenter de comprendre ces comportements et les sentiments de marginalité des jeunes.

16 Les grands ensembles des banlieues seraient donc producteurs de l’errance, du vagabondage, du désœuvrement de la jeunesse. Une jeunesse isolée de l’autre ville, Paris, ses quartiers, ses lumières, ses cafés. Par ailleurs, les conflits parents-enfants viennent, dans ces lieux d’habitation inanimés, renforcer la solitude. Cette approche du malaise de la jeunesse laisse percer une inquiétude diffuse se constituant comme une intrigue. Le document Habitations à loisirs modérés s’achève par cet ultime dialogue entre les deux journalistes : “Le problème consisterait, peut-être, à tenter qu’ils [ces jeunes] ne s’ennuient pas, c’est-à-dire qu’ils ne soient pas ancrés dans l’ennui.” “C’est certain. En fait ce n’est peut-être pas un problème de moyens. Mais un problème de civilisation.” Ainsi, cette courte période - les années 1964-1968 - voit-elle poindre un phénomène : celui d’une mise en intrigue des comportements de la jeunesse, laissant entrevoir qu’une rupture s’opère entre les jeunes et leurs milieux de vie, entre les jeunes et leurs familles, entre les jeunes et leur perception de l’avenir. Cette mise en intrigue introduit et diffuse l’incertitude, l’inquiétude, l’incompréhension des adultes : autant d’éléments qui contribuent à construire socialement - et médiatiquement - les symptômes du malaise de la jeunesse et des formes de marginalité juvénile. Conclusion 17 L’étude des documents produits et diffusés par la télévision montre que s’opère, au cours des années soixante, une évolution des conceptions de la jeunesse : on passe d’une “jeunesse irrégulière” à une “jeunesse marginale”. L’affirmation d’une position morale et normative construite autour d’un ordre, de ses règles et de ses transgressions approchés sous forme descriptive - cristallisée autour des bandes et de la figure de l’exclu à laquelle font écho la sanction et la loi - fait face au reflux de la représentation de la justice. La mise en visibilité de la justice des mineurs, engageant un processus social et psychologique d’insertion des jeunes, s’efface au moment où la jeunesse, au tournant de 1964, est comprise comme un ensemble de personnes liées par l’âge, prises dans un malaise insaisissable et une marginalité résultant de la distance qui les sépare de leur environnement adulte. Il est donc, désormais, non plus question de délinquance touchant des jeunes rassemblés, dans les quartiers de Paris, en bandes identifiées, mais d’un phénomène diffus, d’un fait de société qui sourd dans les grands ensembles de la région parisienne, environnement favorable à l’éclosion d’attitudes exacerbant et renforçant l’expression d’une marginalité juvénile latente.

18 Si donc la télévision fait preuve sur ces sujets d’une quasi-absence, troublante, il importe d’observer que cette absence résulte de causes distinctes. Jusqu’au milieu des années soixante, il importe de ne pas donner d’ampleur, en les montrant, à des comportements relevant de la délinquance, afin de ne pas briser l’image de l’unité morale de deux jeunesses. A cette approche, succèdent une interrogation, un doute, une inquiétude à l’égard de ce modèle qui se défait, dévoilant une jeunesse dans son mal-être, qui comprend et suscite des manifestations visibles et neuves pouvant ou non donner lieu à des actes délinquants, mais relevant d’un symptôme général. De ce point de vue, l’absence de reportages ou d’enquêtes spécifiques sur la jeunesse irrégulière peut se comprendre dans le déplacement de la perception de la jeunesse. Néanmoins, force est de constater que si des paramètres de ce malaise, l’ennui, l’errance, l’isolement, la solitude, les conflits de générations sont propres à la jeunesse, ils sont aussi observés attentivement - en quelques occasions - dans un cadre urbain neuf,

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porteur de ces troubles et concourrant spécifiquement à les aggraver. Ainsi sont palpables des indices de l’instruction médiatique de “la question des banlieues” associée aux formes de marginalité juvénile - prenant corps à la télévision dans les années soixante-dix -, à partir d’un regard porté par Paris sur sa périphérie.

NOTES

1. Les extraits et commentaires d’émissions télévisées seront signalés par des guillemets anglais et l’italique. 2. Jérôme Bourdon, Histoire de la télévision sous De Gaulle, Paris, Anthropos, 1990, p. 27. 3. Jean-Louis Missika, Dominique Wolton, La folle du logis. La télévision française dans les sociétés démocratiques, Paris, Gallimard, 1983. 4. Marie-Françoise Lévy, [dir.], La télévision dans la République. Les années cinquante, Ed. Complexe, Bruxelles, 1999. 5. Hervé Michel, Les grandes dates de la télévision française, Presses universitaires de France, Paris, 1995. 6. Si c'était vous. “Délinquance juvénile”, scénario de Marcel Moussy et Marcel Bluwal, réalisation Marcel Bluwal, première chaîne, 10 octobre 1957. 7.Antoine de Baecque, La nouvelle vague. Portrait d'une jeunesse, Paris, Flammarion, 1998, p. 51. 8.Dans la série de débats politiques, La liberté de l'esprit, animée par Pierre Corval, deux émissions intitulées “Que veut la jeunesse d'aujourd'hui?” sont programmées les 14 et 20 novembre 1958. La première émission est organisée autour du film de Marcel Carné, Les tricheurs ; la deuxième porte notamment sur l'Algérie, mais aussi sur les croyances et valeurs des jeunes présents sur le plateau, confrontés notamment aux questions de Maurice Clavel, Henri Perruchot, auteur de La France et sa jeunesse... Une troisième émission dans la même série, “Interview sur enfants délinquants”, est programmée le 11 juin 1959. 9.Alfred Sauvy, La montée des jeunes, Paris, Calmann-Lévy, 1959. 10.Le journal des jeunes, première chaîne, 18 février 1960-13 octobre 1960 (21 numéros) ; L’avenir est à vous, de Françoise Dumayet et Jean-Pierre Chartier, première chaîne, 22 octobre 1960-4 mai 1968 (180 numéros). 11.Le monde en quarante minutes, de Jean-Pierre Gallo et Jean-Claude Bringuier, première chaîne, 10 octobre 1963-7 décembre 1968 (15 numéros sur 42 sont consacrés à la jeunesse). 12.Seize millions de jeunes, d'André Harris et Alain de Sédouy, deuxième chaîne, 18 avril 1964-8 mai 1968 (117 numéros), et Bouton rouge, deuxième chaîne, 16 avril 1967-11 mai 1968 (26 numéros). 13.Des métiers et des hommes, première chaîne, 1961-1963 ; La main dans la main, première chaîne, 1964-1966 ; Que ferez-vous demain ?, 1964-1967 ; La vocation d'un homme, 1964-1967 ; Jeunesse active, 1966-1968 ; Demain commence aujourd'hui, 1968-1969.

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14.Anne Pecquet, L'image des jeunes dans les magazines télévisés (1959-1970 ), Mémoire de DEA sous la direction de Jean-Noël Jeanneney et Monique Sauvage, Institut d'études politiques, Paris, 1980. 15.Cinq colonnes à la Une, de Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet, Pierre Lazareff et Igor Barrère, première chaîne, janvier 1959-mai 1968. Sur 556 sujets, 35 portent sur la jeunesse. Zoom, d'André Harris et Alain de Sédouy, deuxième chaîne, décembre 1965-mai 1968. Sur 111 sujets, 8 sont consacrés aux jeunes. Panorama, de Claude Désiré et Gilbert Larriaga, avril 1965-juin 1970, première chaîne (à partir du 1er septembre 1969, Olivier Todd devient responsable du magazine). Sur 180 numéros, 28 portent sur la jeunesse. 16.Marie-Françoise Lévy, "Les représentations sociales de la jeunesse à la télévision française. Les années soixante", Hermès, n° 13-14, 1994, p. 205-217. 17. Antoine Prost, “Jeunesse et société dans la France de l'entre-deux-guerres”, Vingtième siècle, janvier-mars 1987, p. 35-43. 18. Outre La liberté de l'esprit, “Interview sur enfants délinquants”, du 11 juin 1959, six documents - hors journal télévisé - ont été relevés à partir de l'inventaire réalisé (base de données de l'INA, fichiers thématiques, dépouillement des titres et sujets des magazines pour la jeunesse et des magazines d'actualités). Il s'agit de : - La justice des hommes, “Enfants inadaptés”, d'Etienne Lalou et Igor Barrère, première chaîne, 16 novembre 1959 ; - La justice des hommes, “La délinquance féminine”, d'Etienne Lalou et Igor Barrère, première chaîne, 29 janvier 1960 ; - Cinq colonnes à la Une, “Square des Batignolles. Blousons noirs”, première chaîne, 4 novembre 1960 ; - Cinq colonnes à la Une, “Quarante mille voisins”, première chaîne, 2 décembre 1960 ; - L'avenir est à vous, “Les jeunes du square Saint Lambert”, de Françoise Dumayet et Jean-Pierre Chartier, 12 décembre 1960 ; - Cinq colonnes à la Une, “Éducation surveillée. La métamorphose”, première chaîne, 6 avril 1963. Quant au journal télévisé, il consacre, sur cette période, six sujets aux “blousons noirs” ( JT du 23 octobre 1960, 7 février 1961, 16 octobre 1961, 21 février 1962, 3 octobre 1963, 6 juillet 1963) ; deux sujets portent sur les centres d'accueil (JT du 9 septembre et du 15 octobre 1963) ; une “Enquête sur la délinquance juvénile” est diffusée en deux parties (JT des 17 et 31 octobre 1960) et huit sujets sur “la délinquance juvénile” sont diffusés, dont cinq au cours de l'année 1963 (JT du 7 et 21 novembre 1960, JT du 28 novembre 1961, JT du 13 février 1963, 14 mai et 6 juin 1963, JT du 22 août et 9 décembre 1963). 19. Cinq colonnes à la Une, “Square des Batignolles. Blousons noirs”, première chaîne, 4 novembre 1960. 20. Ibid. 21. Concernant l'étude des textes parus, entre 1957 et 1965, sur les blousons noirs, voir Françoise Tétard, “Le phénomène "blousons noirs" en France (fin des années cinquante-début des années soixante)”, in Révolte et société, Actes du IVe colloque d'Histoire au Présent, Paris, Publications de la Sorbonne, 1989, p. 205-214. 22. Cinq colonnes à la Une, "Square des Batignolles. Blousons noirs", première chaîne, 4 novembre 1960. 23. A cette figure féminine du bien vient s'opposer l'image de la jeune fille perdue et déchue, séduite et abandonnée. Ce thème de “la jeune fille en danger” est traité dans les émissions suivantes : Édition spéciale, “Les femmes jouent leur destin”, de François Chalais et Frédéric Rossif, première chaîne, 14 juillet 1956 ; Si c'était vous, “Une jeune

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fille de province”, de Marcel Bluwal et Marcel Moussy, première chaîne, 10 juin 1958 ; La justice des hommes, “Délinquance féminine”, première chaîne, 29 janvier 1960. 24. Jacques Bourquin, “Chronologie succincte de l'Éducation surveillée”, Pour, n° 110/111, 1987, p. 101-108. 25. Cinq colonnes à la Une, “La métamorphose”, première chaîne, 6 avril 1963. 26. Dans le magazine L'avenir est à vous (première chaîne) : “Jeune dans une ville neuve”, 10 septembre 1964 ; “Les jeunes dans la rue”, 16 février 1966 ; “Jeunes gens dans leur banlieue” ou “Banlieue en extension. Bobigny”, 20 juin 1966 ; “Éducation surveillée. Juge pour enfants”, 29 octobre 1966. Dans Seize millions de jeunes (deuxième chaîne) : “Habitations à loisirs modérés”, 3 décembre 1964 ; “Sont-ils bons, sont-ils méchants”, 22 avril 1965 ; “La bande”, 20 septembre 1966 ; “La bécane”, 13 décembre 1966. 27. Dans la série A la découverte des Français, de Jean-Claude Bergeret avec le concours de Paul-Henry Chombart de Lauwe et du groupe d'ethnologie sociale du Musée de l'homme, deux documents traitent de ces questions : “Rue du Moulin de la Pointe”, réalisation Jacques Krier, première chaîne, 5 avril 1957, et “La Butte à la Reine”, réalisation Jean-Claude Bergeret, première chaîne, 12 avril 1957. 28.Dans l'ouvrage, sous la direction de Paul-Henry Chombart de Lauwe, Famille et habitation, 2 vol., I. Sciences humaines et conception de l'habitation, 220 p., II. Un essai d'observation expérimentale, 374 p., Paris, Éditions du CNRS, 1959-1960, « l'habitation dans la vie sociale » comprend « tout ce qui concerne la place qu'occupe l'habitation dans la vie des hommes, et toutes les questions techniques, économiques, culturelles qui s'y rapportent ». « La vie sociale dans l'habitation » inclut « les comportements des hommes et les rapports qui s'établissent entre eux à l'intérieur du logement pour le ménage et à l'intérieur des groupes d'habitation pour des ensembles de ménages » (Vol. I, p.15). 29.Voir, notamment, Cinq colonnes à la Une, “Quarante mille voisins”, première chaîne, 2 décembre 1960. 30. Voir Henri Boyer et Guy Lochard avec la participation d'André Bercoff, Scènes de télévision en banlieues, 1950-1994, Paris, L'Harmattan/INA, coll. “Mémoires de télévision”, 1998, 201 p. 31.Seize millions de jeunes, d'André Harris et Alain de Sédouy, “Habitations à loisirs modérés”, journaliste, Jean-Paul Thomas, deuxième chaîne, 3 décembre 1964. 32. Ibid. 33. Ibid.

RÉSUMÉS

Dans les années soixante, la jeunesse s'affirme comme un des thèmes récurrents de la télévision. Feuilletons, magazines d'actualité, séries documentaires inscrivent la jeunesse comme sujet d'émissions. Celle-ci prend place et s'installe dans les grilles de programmes. L'image d'une jeunesse responsable et laborieuse s'impose entre 1958 et 1964. Cependant, cette figure dominante se trouve bousculée en de rares occasions par une attention portée à la jeunesse

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irrégulière, celle qui relève de la transgression, du désordre, de l'exclusion. Au tournant de 1964, la télévision s'interroge, désormais, non plus sur la délinquance et les réponses judiciaires, mais sur les phénomènes de marginalité juvénile. Ainsi vient s'adjoindre une interrogation sur le malaise diffus d'une classe d'âge confrontée à l'errance et à la solitude.

Wayward youth as depicted on French television in the sixties a disturbing absence. In the sixties, young people made their mark as recurrent themes on the television. Soaps, news programmes and documentary series all used youth as a subject. Youth therefore found a place for itself and became part of the programming schedule. The image of responsible, hard-working youth was depicted between 1958 and 1964. However, this dominating image was to be knocked down - on rare occasions - by attention given to wayward youth, disobedient, disorderly, excluded youth. At the turn of 1964 television was starting to ask questions, not about delinquency and legal answers but about the phenomena of juvenile marginalisation. Added to this were questions about a diffuse unease amongst an age group facing an errant, lonely existence.

INDEX

Index géographique : Algérie, France Index chronologique : Trentes glorieuses Mots-clés : enfance irrégulière, représentation, télévision

AUTEUR

MARIE-FRANÇOISE LÉVY Chercheur à l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP), CNRS.

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La jeunesse irrégulière sur grand écran : un demi-siècle d’images

Myriam Tsikounas et Sébastien Lepajolec

1 De Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933) à La haine (Mathieu Kassovitz, 1995), via Les quatre cents coups (François Truffaut, 1959), les “enfants à problèmes” ont constitué l’un des sujets privilégiés du cinéma français. Si la jeunesse en difficulté a alimenté de nombreux scénarios, c’est qu’elle permet de jouer sur une large palette d’émotions : compassion, honte, révolte... Néanmoins, il ne faut pas oublier que ces « idées-images »1 ont d’abord circulé sous la forme d’expressions linguistiques (littérature, presse, chanson) et/ou iconographiques (peinture, caricature, estampe, photographie). Les films véhiculent et réinterprètent continuellement un stock de clichés antérieurs sur les mineurs délinquants, émanant d’autres supports. Bien qu'elle s’offusque de tels stéréotypes, la société a néanmoins besoin de ces figures fantasmatiques pour s’ausculter, définir sa norme et ses marges. Ainsi, l’historien Dominique Kalifa constate- t-il qu’au début du siècle, au travers du mythe de l’Apache, exploité avec succès par la littérature et le cinématographe naissant, « s’exacerbe cette immense inquiétude que suscite depuis les années 1880 la question de l’enfance et de l’adolescence criminelles »2.

2 Des années trente au début des années cinquante, plusieurs films ont traité des problèmes de l’enfance malheureuse. Mais la commission de contrôle veillait et traçait les limites du licite. Les réalisateurs ne pouvaient ni filmer ni parler de ce thème délicat comme ils l’auraient voulu. Si quelques œuvres reçurent un soutien gouvernemental3, d’autres ne purent être projetées4, certaines même ne furent jamais tournées5. De fait, pour satisfaire aux exigences de la censure, les récits se concentraient sur les méthodes d’encadrement des jeunes délinquants6 et situaient leur action autour de la maison de redressement. Chiens perdus sans collier (1955), de Jean Delannoy, marqua une rupture en faisant apparaître une nouvelle figure - incarnée par Jean Gabin - celle du juge des enfants.

3 À partir d’un corpus de vingt-deux longs métrages français, échelonnés entre 1955 et 1997, nous nous sommes interrogés sur la construction filmique d’un cliché. Nous avons tenté de comprendre quelles images de la délinquance juvénile les films nous

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renvoient, quels discours ils tiennent à son propos. Au travers de signes récurrents, nous avons cherché à brosser un portrait-type, stable sur toute la période observée, du mineur déviant. À l’inverse, nous nous sommes demandé si les œuvres traitant d’un tel phénomène, mal social symbolique puisque la jeunesse incarne par définition l’avenir d’une nation, n'étaient pas les plus à même d’enregistrer les soubresauts de la société française en son entier. Pour répondre à ces questions, nous avons choisi d'observer ces vingt-deux films selon deux angles connexes. Nous avons d'abord pratiqué un traitement synchronique de nos sources, considéré les films comme une sorte d'hypertexte, de « scénario des scénarios »7, pour saisir la manière dont est décrit le milieu familial du mineur, mise en scène sa destinée. Nous avons ensuite soumis l’échantillon à une analyse chronologique afin de mettre en lumière les changements intervenus sur un demi-siècle d’histoire dans les représentations de la jeunesse irrégulière, qu’ils concernent l’habitat, les délits ou les institutions. Questions de méthode 4 Établir un corpus de fictions cinématographiques consacré à l'enfance en danger n’est pas aisé au regard de la substantielle liste d'œuvres que ce problème a suscitée. Visionner tout ce qui avait été réalisé sur la question depuis plus de quarante ans nous aurait condamnés au survol cavalier. À l’opposé, l’étude d’un nombre limité de films risquait de nous induire en erreur. La nécessaire sélection que nous avons opérée a été guidée par le souci de minimiser les biais en fixant un certain nombre de garde-fous.

5 En premier lieu, nous n’avons retenu que des longs métrages exploités sur les écrans français. Nous avons exclu les émissions télévisuelles. Nous n’ignorons pas que le poids des chaînes dans la production de notre cinéma n’a cessé de se développer, les films français étant d’ailleurs plus vus aujourd’hui sur le petit écran qu’en salles. Cependant, il nous a semblé que les processus de fabrication de ces deux supports se distinguaient encore suffisamment pour que notre choix soit légitime. Un autre constat a motivé notre décision : nous nous sommes aperçus que les fictions télévisuelles (feuilleton, série ou téléfilm), dans leur grande majorité, épousent à travers leurs héros, récurrents ou non, le point de vue des institutions8. Les enfants et les jeunes n’y sont jamais en position de sujet mais sont envisagés, le plus souvent, comme des cas, des problèmes à résoudre. Depuis la fin des années cinquante, au cinéma, en revanche, le mineur délinquant est, à de très rares exceptions9, le personnage central du récit.

6 La volonté de préserver l’homogénéité de notre corpus nous a également conduits à éliminer les courts-métrages et les documentaires. Nous avons refusé d’intégrer les premiers car il est difficile de connaître l’audience dont ils ont bénéficié. La fiction et le documentaire ne sont certes pas sans ressemblances, toutefois des principes d’écriture, de formulation visuelle, différencient ces deux catégories. C’est pourquoi nous n’avons retenu dans notre ensemble qu’un « documentaire romancé »10, une oeuvre qui exhibait ses procédés fictionnels. Par ailleurs, le nombre de “films du réel” consacrés à la délinquance juvénile et distribués en salle reste très réduit au regard de ceux diffusés à la télévision. On retrouve donc ici la distinction entre créations cinématographiques et télévisuelles.

7 La relation d’une production nationale aux images étrangères pose une question autrement plus délicate. La circulation et la transmission constituent les principes fondamentaux de la construction des représentations filmiques. Une cinématographie n’évolue pas en vase clos11, elle vit au contact des films élaborés dans les autres pays, lesquels peuvent être vus aussi bien par les spectateurs que par les professionnels du

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spectacle12. À toutes les époques, l’enfance et la jeunesse irrégulières ont fait l’objet de nombreuses réalisations étrangères. Pour se limiter à des exemples célèbres, nous citerons, dans les années cinquante, Sciuscia de Vittorio de Sica et Los olvidados de Luis Bunuel. Des films américains suscitèrent également des débats : Blackboard Jungle (Graine de violence, 1955) de Richard Brooks et Rebel without a cause (La fureur de vivre, 1956) de Nicholas Ray. Il ne faut d'ailleurs pas négliger des influences plus vastes, reliées à une atmosphère ou à un genre13. Le cinéma d’Outre-Atlantique et sa façon de traiter la violence ont été déterminants. Dans les films qui composent notre échantillon, on retrouve des allusions au polar américain classique (chez Jean Herman et Édouard Luntz), au western (chez Robin Davis) ou au cinéma américain contemporain (chez Mathieu Kassovitz et Jean-François Richet). Ayant choisi d’observer une longue durée, nous avons également, non sans regrets, mis entre parenthèses une approche comparatiste, qui reste à mener.

8 Notre définition de la jeunesse irrégulière a aussi contribué à limiter le nombre de fictions retenues. Les films sélectionnés présentent des mineurs14, c’est-à-dire des jeunes ayant moins de vingt et un ou de dix-huit ans - selon la législation en vigueur à la date de réalisation - qui commettent ce que la loi considère comme des délits, quelle qu’en soit la gravité. Comme l’“irrégularité” se définit uniquement en fonction du regard que les institutions portent sur elle, nous n’avons retenu que les films mettant en scène une figure institutionnelle au sens large (juge des enfants, policier, travailleur social, enseignant).

9 D’autres préoccupations ont encore guidé nos choix : l’empreinte laissée par les films sur les spectateurs, soit parce qu’ils ont connu le succès, soit parce qu’on a parlé d’eux ; leur impact sur des œuvres postérieures15 ; la diversité des modes de production et des traitements stylistiques ; la restitution des pics et des creux d’une cinématographie qui n’a pas évoqué l’enfance et la jeunesse délinquantes de manière continue. Dans notre corpus, deux périodes culminent. La première, qui s’étale de la fin des années cinquante au milieu des années soixante, coïncide avec l’édification des premiers grands ensembles. La seconde, qui couvre les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, montre l’arrivée à l’adolescence des enfants de l’immigration maghrébine, dans des HLM considérablement dégradées et dans le contexte d’une crise économique et sociale.

10 Il nous reste à justifier le choix de la périodisation retenue. Nous avons décidé de faire débuter l'enquête au milieu des années cinquante. Trois raisons ont guidé ce choix : • au niveau juridique, la loi concernant le mineur délinquant, mise en place par l’ordonnance de 1945, connaît des modifications en 1958 ; il nous a paru opportun d'aller regarder ce qui se passait un peu avant ce changement de législation, la loi venant généralement entériner un état de fait ; • c’est en 1955, dans Chiens perdus sans collier, qu’apparaît pour la première fois sur le grand écran la figure du juge des enfants ; • durant la seconde moitié des années cinquante se sont affrontées deux conceptions du cinéma, la “Qualité française” d’un côté, la “Nouvelle vague” de l’autre. L’ancien et le nouveau

11 Cette question esthétique serait, pour notre étude, secondaire si la jeunesse irrégulière n’avait pas été l’une des armes privilégiées de cette bataille. Le nouveau regard que, dans Les quatre cents coups, François Truffaut porte sur l'enfance difficile, la transformation qu’il opère dans sa représentation, découlent de la révolution stylistique et économique que contient le film. Le réalisateur méditait déjà ce

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bouleversement lorsque, critique dans les colonnes de l’hebdomadaire Arts, il jugeait très sévèrement Chiens perdus sans collier de Jean Delannoy. Dans le numéro du 9 novembre 1955, il écrivait : « C’est bien ainsi que Jean Delannoy a dirigé des enfants : la moue innocente, les lèvres en avant, la mèche sur l’œil, la voix bourrue, pauvres acteurs d’occasion que l’on est tenté de gifler tellement ils sont mièvres et faux. Chiens perdus sans collier n’est pas un film raté, c’est un forfait perpétré selon certaines règles et conforme aux ambitions qui se devinent aisément : faire un gros coup en s’abritant derrière l’étiquette de la qualité. […on retrouve dans ce film] tous les poncifs du film d’enfants : cruauté de bazar, les enfants qui s’aiment, le petit qui admire le grand, celui qui est battu, celui dont la mère fait le trottoir et celui qui n’a pas de mère. »

12 Au-delà d’une simple diatribe entre Truffaut et Delannoy, on constate une nette opposition de styles entre les films réalisés avant ou aux alentours des Quatre cents coups et ceux produits après.

13 Les films du premier groupe, qualifiés par leurs détracteurs de Qualité française, ont été tournés par des cinéastes chevronnés, pour la plupart déjà présents dans les années trente et quarante (Carné, Chenal, Delannoy, Allégret) et qui ont le plus souvent suivi le cursus honorum impliquant de rester longtemps assistant-réalisateur. Ces œuvres sont généralement des adaptations de romans, plutôt français, parfois étrangers (Terrain vague). Ils reposent sur le star-system, avec ses valeurs sûres pour endosser les premiers rôles (Jean Gabin, Mylène Demongeot, Georges Marchal) comme les seconds (Darry Cowl, Roland Lesaffre). Les mêmes acteurs reviennent d'un film à l'autre : Jean Gabin a la vedette dans Chiens perdus sans collier comme dans Rue des prairies ; trois des enfants de Chiens perdus sans collier reparaissent dans Jeux dangereux. Dans ces productions, le héros est une figure d’ordre : un policier (Sois belle et tais-toi), un détective privé ex- inspecteur de police judiciaire (Jeux dangereux), un juge (Chiens perdus sans collier)... Dans Terrain vague, tourné en 1960, la situation est plus originale, mais une figure paternelle subsiste avec le personnage de Roland Lesaffre, héros missionnaire qui permet aux deux jeunes protagonistes d’échapper à la spirale de la déviance.

14 À l’inverse, la grande majorité des films consacrés à la délinquance juvénile depuis Les quatre cents coups ont été réalisés par de très jeunes cinéastes. Les œuvres de François Truffaut, Édouard Luntz, Maurice Pialat, Serge Le Péron, Mehdi Charef et Jean-Paul Civeyrac étaient des premiers longs métrages, celles de Mathieu Kassovitz ou Jean- François Richet des seconds. Ces artistes n’ont pas gravi un à un les échelons de la profession. Certains se sont d’abord essayés au court métrage (Truffaut, Luntz, Pialat, Kassovitz), d’autres sont de véritables autodidactes (Richet, Brisseau). Depuis la Nouvelle Vague, la plupart des films dévolus à l'enfance misérable ne sont plus des adaptations mais des scénarios originaux, souvent écrits ou co-écrits par le metteur en scène. Ce dernier part fréquemment de son expérience personnelle (Brisseau, Charef, Richet) et n’engage pas de stars mais des non-professionnels, parfois même de véritables mineurs “irréguliers” qui rejouent des bribes de leur vie devant la caméra (Le chemin de la mauvaise route, Les cœurs verts). Des jeunes peuvent aussi collaborer activement à l’élaboration du synopsis (Zone franche). Face aux fictions commerciales de prestige des années cinquante, les films venant après Les quatre cents coups se classent plutôt dans la catégorie Art et Essai. Ils remportent souvent des prix prestigieux, tels le prix Louis-Delluc (Le petit criminel en 1990), le prix Méliès (Les quatre cents coups en 1959) et le prix Jean-Vigo (L’enfance nue en 1969, Le thé au harem d’Archimède en 1985). À défaut, ils sont récompensés dans des festivals (prix de la mise en scène pour Truffaut

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en 1959 et pour Kassovitz en 1995). La reconnaissance de ces œuvres se fonde en général sur ces nominations et le succès d’estime qui les accompagne, la rencontre avec un vaste public étant plus rare (Les quatre cents coups, La haine).

15 Par leur mode de production et par leurs conditions de tournage, au plus près des personnages et avec la volonté de minimiser la trame fictionnelle, ces films se veulent en phase avec l’univers sensible, tant dans la prise de son et le ton des dialogues que dans le grain de l’image. On aboutit ainsi à une esthétique de la non-maîtrise, strictement contraire à la Qualité française. Le but est de restituer le rythme syncopé de vies gâchées, d'interpeller le spectateur par des regards à la caméra ; de le forcer à partager, via des plans subjectifs, le regard, les rêves et les cauchemars des adolescents. Depuis Les quatre cents coups, le public est tenu d’épouser le point de vue des mineurs dans des films parfois minimalistes, dont la seule ambition est de retranscrire des émotions vécues. D’objet perçu, le délinquant s’est métamorphosé en sujet de perception. Cette transformation est tout entière contenue dans l’arrêt sur image qui clôt Les quatre cents coups - Antoine Doinel regarde la caméra comme pour nous dire « mais qui êtes-vous pour me juger ».

16 Il ne faut pas croire pour autant que la stylistique de la Qualité française et des productions commerciales de série ait disparu. On en retrouve tous les aspects dans Le plus beau métier du monde (Gérard Lauzier, 1996) avec présence de vedettes et objectivation des jeunes en difficulté. Construction d’un stéréotypeUne famille anomique 17 Dans l’ensemble du corpus, la famille est la première responsable du comportement déviant de l’enfant. L’alcoolisme et la défaillance parentale sont les deux principaux fléaux. Les mères sont à l’écran spécialement négatives, incapables de prendre en charge leur progéniture et dépourvues d’instinct maternel.

18 Dans Jeux dangereux (Pierre Chenal, 1958), la mère alcoolique de Fleur n’hésite pas à dire qu’elle renie son fils lorsque celui-ci commet un délit. Tout au long des Quatre cents coups, Antoine Doinel a conscience d’être une gêne pour sa mère16.

19 Dans De bruit et de fureur, la mère du petit Bruno n’a même plus de présence physique, elle n’est qu’une voix au téléphone.

20 Ces marâtres sont également de piètres ménagères et se caractérisent par une vie sexuelle débridée.

21 La mère d’Antoine Doinel enfile ses bas exactement comme le faisait, en 1936, Viviane Romance, symbole de la garce (La belle équipe, Julien Duvivier). La mère du petit Gérard (Chiens perdus sans collier) n’est qu’un objet sexuel que deux hommes jouent aux cartes.

22 Plus généralement, ces femmes ne parviennent pas à communiquer avec leurs enfants. Cette incapacité résulte soit d’un problème d’alcoolisme (Chiens perdus sans collier17, Le petit criminel) soit, dans le cas des mères maghrébines, d’obstacles culturels ou linguistiques.

23 Dans Le thé au harem d’Archimède, Malika s’adresse à son fils en arabe et celui-ci lui répond en français qu’il ne la comprend pas. Dans Raï, pour sauver son fils de la drogue, la mère songe au marabout et à ses talismans, alors qu’il faudrait appeler le médecin.

24 Cette impuissance des mères de bonne volonté touche aussi les veuves, comme celle de Terrain vague qui avoue son désarroi à un éducateur.

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25 Dans les films analysés, le père est particulièrement ectoplasmique. Quand il n’est pas mort (Raï), il est absent pour des raisons professionnelles (Ni d’Eve ni d’Adam) ou parce qu’il est incarcéré (Laisse béton). Les rares fois où il apparaît, il est soit dépossédé de sa puissance paternelle, soit, à l’inverse, brutal, ce qui entraîne un parricide (De bruit et de fureur, Hors-la-loi). Généralement cocu, il endosse sciemment (Les quatre cents coups, Rue des prairies, Les cœurs verts) ou à son insu (La smala) une paternité qui n’est pas la sienne. Il laisse (ses ?) enfants seuls et sans ressource, ne s’en occupe pas et va même jusqu’à les expulser (Ni d’Eve ni d’Adam). Il est décrit comme un individu foncièrement pitoyable, dévasté par les aléas de la vie : trompé, mais aussi pleurnichard (La smala), traumatisé par la guerre d’Algérie (De bruit et de fureur), voire totalement réifié (Le thé au harem d’Archimède, Les cœurs verts). Les beaux-pères, eux, sont dangereux ; ils sont à l’origine de la révolte du jeune, leur inspirant le dégoût par leur concupiscence (Terrain vague) ou leur fournissant un modèle négatif par la possession d’armes (Le petit criminel).

26 L’existence de grands frères délinquants entraîne souvent les plus jeunes vers les ennuis.

27 Fleur kidnappe un fils de bonne famille pour payer l’avocat de son frère aîné, coupable de meurtre (Jeux dangereux).

28 Dans Le plus beau métier du monde, un jeune assure à son cadet un avenir dans la délinquance.

29 Jean-Roger commet des délits parce que son grand frère est le fils préféré du père (De bruit et de fureur).

30 La famille est donc désignée comme la principale responsable du parcours déviant d'un mineur. Le comble est atteint lorsque les rôles sont inversés et que les enfants doivent endosser la fonction parentale : une fille qui nourrit sa mère (Jeux dangereux), une autre qui tient le ménage (Le plus beau métier du monde), un fils qui ramène son père ivre à la maison (Le thé au harem d’Archimède) ou qui, par ses trafics, paye les factures familiales (La haine).

31 Mais la description cinématographique des familles d’accueil est tout aussi affligeante. On y rencontre à nouveau le manque d’affection.

32 La première famille d’accueil du petit François (L’enfance nue) le traite moins bien que la fille “biologique” du foyer. Celle-ci occupe une très belle chambre, quand lui dort dans un recoin au faîte de l’escalier. La mère de famille, qui le trouve “méchant et vicieux”, reconnaît d’ailleurs que sa venue a répondu à un double objectif : gagner un peu d’argent et trouver de la compagnie pour sa fille.

33 L’absence de tendresse peut dériver vers la maltraitance, façon Thénardier.

34 On voit sur le corps d’Alain-Robert (Chiens perdus sans collier) des traces de coups reçus dans sa famille d’accueil.

35 Quand l’enfant habite chez des personnes âgées (L’enfance nue), celles-ci se montrent affectueuses, mais ne parviennent pas à remettre la brebis égarée dans le “droit chemin”.

36 Au vu des situations scénaristiques, on ne s’étonnera pas que, sur le grand écran, les seuls jeunes qui réussissent à “s’en sortir” soient des orphelins ou des enfants ayant perdu tout espoir de retrouver leurs parents (Soit belle et tais-toi, Jeux dangereux).

37 Comme les mineurs ne sont pas satisfaits de leur famille, ils tentent d’en créer une autre. Ils élaborent ainsi une sorte d’utopie sociale dont ils sont les maîtres et qui leur

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procure une place à l’intérieur d’un réseau de sociabilité. Cette autre société se fonde sur une altérité : les frères remplacent les pères. Dans Les quatre cents coups, Truffaut esquisse le modèle de cette relation, affirmée et précisée dans la suite du corpus. Il met en scène deux mineurs irréguliers : l’un est aussi extraverti et cruel envers les plus faibles que l’autre est rêveur et protecteur des êtres fragiles. Ces deux caractères forment une sorte de Janus, deux expressions complémentaires d’un même état. Comme si les cinéastes ne parvenaient à restituer la complexité psychologique du mineur déviant, à la fois victime et coupable, que par cette dualité. Ce type de couple est présent dans la majorité des films, avec quelques légères variantes18. Mais, de Terrain vague à Ma 6-t va crack-er, il existe une fraternité plus large : la bande. On se réunit donc pour passer le temps, oublier les maux familiaux, se défendre contre les ascendants.

38 Un des héros des Cœurs verts résume ce besoin de se retrouver entre jeunes : “De la famille on n’en a jamais eu beaucoup, alors on forme une famille entre nous, parce que les parents on les choisit pas, ses amis on les choisit, entre nous on se donne des coups de mains, comme on peut compter que sur nous.”

39 Les autres adultes19 rencontrés par les jeunes sont parfois pires que les membres de la famille. Le personnage le plus noir est le receleur, omniprésent, qui profite de la faiblesse des enfants, leur rachète les marchandises volées à vil prix (Laisse béton), quand il ne tente pas de les leur dérober (Les quatre cents coups), ne le pousse pas au délit, voire au crime (Jeux dangereux). On retrouve ici le cliché du chiffonnier de la zone20. Les gardiens constituent, eux aussi, des menaces pour les jeunes délinquants, puisqu’ils préservent un ordre que ces derniers ne reconnaissent pas forcément. Les gens ordinaires, quant à eux, fonctionnent comme une métonymie de la société, hostile aux “innocents-coupables”. Les films sont peuplés de “beaufs”, anti-jeunes et racistes. L’“homme de la rue” devient un auxiliaire de la police, pourchasse les jeunes, lâche ses chiens, possède des armes (Le plus beau métier du monde, Zone franche) et n’hésite pas à tuer (Zone franche, Hors-la-loi).

40 En regard de cette brutalité, les œuvres ne proposent que deux figures positives, bien rares et fragiles : le missionnaire ex-délinquant21 (Terrain vague) et la vieille dame (L’enfance nue, Hors-la-loi, Le fils du requin), sorte de grand-mère nourricière qui réussit à établir, par sagesse, le contact avec ces enfants et adolescents en rupture. Sans doute, la générosité de ce type de personnage, son éloignement, temporel ou spatial22, de la société et de ses faux-semblants permettent-ils l’instauration d’un lien ténu avec les enfants en danger. De haut en bas 41 Mettre en scène des mineurs irréguliers implique un discours interprétatif sur leurs parcours. Mais le milieu du spectacle ne fait pas que suggérer la responsabilité des familles et l’hostilité du monde extérieur, il tente d’exprimer à sa manière les sentiments des jeunes en les filmant en mouvement. Pour dévoiler leur intériorité, il montre leur relation à l’espace, en suggérant qu'ils sont en quête d’un inaccessible, d'un point d’équilibre, qu’ils n’arrivent pas à garder les pieds sur terre, à maintenir le contact avec la société et les lois qu’elle édicte. Pour les cinéastes, les mineurs ne parviennent pas à trouver leur place, entre le haut et le bas, ils échouent à se situer dans le monde social, hésitant entre la marginalisation et les tentatives d’insertion.

42 Chaque film insiste sur l’aspiration des jeunes héros à s’élever, à atteindre un point d’acmé. Ce désir d’ascension trahit une volonté de s’affranchir “du monde d’en bas” ; il

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est un défi lancé à soi même et à la société. Qu’il s’agisse de loisirs (Les cœurs verts) ou d’activités professionnelles - funambulisme (Sois belle et tais-toi et Chiens perdus sans collier), travail sur un chantier (Les cœurs verts) - les enfants difficiles vivent dans les airs. Ils montent sur les toits des grands ensembles et des écoles pour remettre en cause la domination des adultes, pour exprimer, l’espace d’un instant, leur révolte et inverser les rapports de force. La terrasse de HLM peut aussi être un lieu festif (La haine), où l'on se libère du regard des autres. En bas, le jeune déviant existe comme un cas, sous surveillance, il ne voit que le béton des tours ; en haut, il devient sujet, prend la parole. Son champ de vision étant modifié, il peut avoir un horizon, s’imaginer un avenir, revenir sur son passé.

43 Les deux frères Nourredine et Djamel (Raï) ne réussissent à communiquer, à évoquer leur passé commun, la mort de leur père, l'échec scolaire... qu’en haut d’une tour.

44 Dans le décor montagneux de Hors-la-loi, un groupe d’adolescents fugueurs, pourchassé par la gendarmerie, alterne les montées et les descentes. Il grimpe des collines pour fuir mais, au sommet, il trouve les forces de l’ordre et il est condamné à redescendre aussitôt. Comme si la hauteur ne pouvait s’envisager sans son exact opposé, la profondeur. Le désir d’élévation est inséparable de la peur de l’enfouissement (“je ne veux pas être sous terre !”, hurle un jeune dans Hors-la-loi). La société renvoie, refoule l'altérité dans les marges souterraines : une grotte (Hors-la-loi), le sous-sol d’une vieille bâtisse ou d'un grand ensemble, le métro... Leur cadre de vie et les traques policières contraignent les jeunes déviants à se réfugier dans ces abîmes. Caves et parkings deviennent leurs fiefs et leurs refuges. Ce sont aussi des lieux de recel et de morbidité. On y entrepose des objets volés (Terrain vague, Laisse béton, Le plus beau métier du monde), des armes (La haine, Raï, Ma 6-t va crack-er), on y commet des violences sexuelles (Le thé au harem, De bruit et de fureur). Pour prouver que ces espaces sont les véritables territoires de ces jeunes, dans chaque film, la caméra recule sous leur offensive.

45 Cette dialectique constante entre le haut et le bas est encore accentuée par d’innombrables scènes de montées et de descentes d’escaliers généralement filmées en temps réel. Dans chaque fiction, pour le jeune délinquant, l’ascenseur de la tour est inévitablement en panne. À travers ces images verticales, les réalisateurs tentent d'exprimer la déviance. Mais les moments passés sur les toits, l’ascension sociale de jeunes issus de milieux modestes, n’est qu’exceptionnelle ou temporaire, le bas l’emporte inexorablement. La cave, espace clos et sombre, préfigure alors l’avenir pénitentiaire qui menace ces mineurs. À l’écran, les destins des jeunes en difficulté sont souvent tragiques. L’appel du vide exprime une échappatoire à l’alternative haut/bas - le jeune saute ou songe à le faire, s’il redescend ; il se fait tuer (Raï). Être libre de toutes attaches ne semble possible que dans un espace onirique, où l’on vole comme un oiseau (De bruit et de fureur, La haine23), où l’on nage comme un poisson (Le fils du requin). La réponse du jeune au malaise 46 Au jeune qui vit dans un univers étouffant la société ne fait que proposer d’autres formes d’enfermement, dans des colonies pénitentiaires, des foyers ou des centres de détention. À l’écran, ces lieux carcéraux se limitent à d’interminables alignements de lits dans les dortoirs et de tables dans les réfectoires. Et, dans l’ensemble du corpus, les jeunes réagissent énergiquement à ce sentiment de claustrophobie.

47 La fuite est une solution (illusoire ?). Les récits relatent quantité de fugues, mode d’expression privilégié des mineurs en difficulté. Ils construisent une dramaturgie qui fait alterner des séquences d’immobilité et de huis clos, où le mineur est ausculté

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comme un “malade social”, et des scènes en mouvement, principalement des courses, exprimant un désir de liberté. À l’instar du rêve aérien, l'océan incarne l’ailleurs, et surtout le niveau zéro où se réalise l’équilibre. Ce “désir de rivage” est si fort chez les “innocents-coupables” que plusieurs films s’achèvent en bord de mer (Les quatre cents coups, Le fils du requin, Le thé au harem d’Archimède).Mais force est de constater que cette quête est vouée à l'échec.

48 Dans Le thé au harem d’Archimède, arrivés sur la plage, Madjid et son ami Pat sont embarqués dans un fourgon de police.

49 Toute échappée appelle une traque qui préfigure une arrestation. Il existe alors des entreprises moins périlleuses pour s’évader de son morne quotidien : quitter les marges urbaines où l’on habite pour une virée en centre-ville. Ces ballades sont vécues comme des instants de liberté (Les cœurs verts), on fait l’école buissonnière (Les quatre cents coups). Pourtant, les stigmates sociaux resurgissent rapidement, car le centre-ville constitue un territoire inconnu où les adolescents se sentent menacés. Les Halles apparaissent à l'écran comme l'espace symbolique de ces déconvenues.

50 C’est rue Saint-Denis que Madjid (Le thé au harem d’Archimède), le banlieusard, voit la sœur de son meilleur ami se prostituer24.

51 C’est en sortant du Forum que le trio de La haine est agressé par des skinheads.

52 Au bout du compte, l’escapade urbaine tourne aux embrouilles, voire au drame. Le “Paris-rose” n’est qu’une nouvelle image de désillusion et d’enfermement, ce que résume Saïd, le héros de La haine, lorsque, avec ses deux compères, il vient de manquer le dernier train : “on est enfermé dehors !”

53 Ces déplacements géographiques sont complétés par des voyages immobiles. En effet, dans chaque film, les mineurs délinquants rêvent, voire développent des idées fixes. Ils s’inventent des univers, des projets, qui s’opposent à leur vie quotidienne25. L’obsession peut concerner la recherche d’un parent (L’enfance nue, Chiens perdus sans collier), d'un frère (Le fils du requin), d'une sœur (Le petit criminel). Certains lieux deviennent également des objectifs : la mer (Les quatre cents coups), mais aussi un village en ruines où l’on serait introuvable, à l’abri du monde (Hors-la-loi). Parfois encore, l’enfant rêve d’une vie animale, détachée des pesanteurs humaines : il s’imagine oiseau (De bruit et de fureur) ou requin (Le fils du requin). Le monde onirique se pose alors comme une alternative au réel, ce qui vaut aux mineurs irréguliers d’être constamment taxés de menteurs. Le mensonge allie une nécessité pratique et un recours à l’imaginaire, un refuge, afin de se préserver du monde ambiant.

54 Une séquence de Hors-la-loi montre le soutien apporté : assis autour d’un feu, les jeunes fuyards sont affamés et assoiffés ; il fait nuit, ils n’ont plus rien et sont démoralisés ; ils commencent à faire semblant de manger et boire des substances imaginaires, ce qui leur donne le courage de continuer.

55 Mais la réalité triomphe toujours : la cavale se termine au poste de police (Le petit criminel) ou devant les gendarmes (Hors-la-loi), par un suicide (Bruno dans De bruit et de fureur) ou une arrestation (Jean-Claude dans Le chemin de la mauvaise route).

56 Quand les jeunes délinquants ne fuient pas la société, ils agissent plus violemment et se vengent des injustices subies. Les vols contiennent parfois cet aspect revanchard : Antoine Doinel (Les quatre cents coups) vole une machine à écrire dans la société où travaille son père. Ils agressent des adultes avec la volonté de les humilier (Raï). L’incendie, omniprésent, est l’action la plus symbolique, à la fois vandalisme et

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purification. On cherche à brûler un paillasson (De bruit et de fureur), des voitures (Le thé au harem d’Archimède, La smala, Raï), des granges (Chiens perdus sans collier, Hors-la-loi). Des délinquants qui changent... 57 À côté des invariants qui fondent l’identité cinématographique des jeunes déviants, on constate, sur quarante ans d’histoire française, des transformations dans la représentation de l'enfance irrégulière. ... de cadre de vie 58 À partir des années soixante, le milieu du spectacle répercute l’urbanisation massive qui affecte la banlieue parisienne. Jusqu’à cette date, les adolescents habitent dans les quartiers est et nord de Paris, principalement sur les hauteurs de Ménilmontant, de Belleville et de Montmartre. Dans les films des années cinquante comme dans ceux de l’entre-deux-guerres, les mineurs jouent dans les terrains vagues et arpentent la zone. Dans un contexte de pénurie, les logements des jeunes en difficulté sont particulièrement exigus, la chambre d’Antoine Doinel (Les quatre cents coups) n’étant par exemple qu’un minuscule couloir. Sous la Ve République, les films26 s’inscrivent dans le décor de la banlieue parisienne. Depuis les années quatre-vingt, la délinquance juvénile tend à se confondre avec la question des banlieues, comme si plus aucun jeune difficile ne résidait dans Paris intra muros. Avec l’édification des grands ensembles, c’est également la représentation des intérieurs qui se modifie : les logements sont plus spacieux et dotés du confort moderne. Dès lors, la critique se déplace vers les espaces communs : les images de boîtes aux lettres détériorées, d’ascenseurs toujours en panne, d’immeubles dégradés par le temps se multiplient27. À partir des années quatre-vingt- dix, un autre changement se fait jour. Les jeunes délinquants ne résident plus nécessairement en région parisienne ; l’action des films se situe dorénavant dans le Nord de la France (Le fils du requin), comme à l’Est (Zone franche), au Centre (Ni d’Eve ni d’Adam) ou dans le Sud (Le petit criminel). La délinquance juvénile touche désormais l’ensemble de l’hexagone.

59 Et les cinéastes semblent vouloir établir un parallèle entre la cité de banlieue et la maison de correction, la seconde quittant les écrans lorsque la première commence à les monopoliser. Le grand ensemble reproduit la même image d’enfermement que l'établissement correctionnel. Il est situé à l’écart de la ville, sa structure, souvent concentrique, donne l’impression d’un encerclement, ce que confirment les jeunes protagonistes des films. Pourtant, les cités ne sont pas vécues uniquement sur un mode négatif ; ce sont aussi les lieux où les adolescents se sentent les plus en sécurité, parce qu’ils connaissent tout le monde et que la police ne pénètre qu’exceptionnellement.

60 Jusqu’au milieu des années soixante, il existe encore, à l’écran, une sociabilité commune aux jeunes et à la société : le café, l’espace où se retrouvent ceux qui appartiennent aux classes populaires. Ultérieurement, le débit de boissons, installé à la périphérie des cités devient lourd de menaces : il est continuellement investi par la police, le cafetier abat un jeune (Hors-la-loi). C’est pourquoi, depuis les années quatre- vingt, les jeunes se replient sur des espaces à l’intérieur de leurs cités - en bas des immeubles, dans les cages d’escalier, dans les caves - et redéploient les symboles du café à l’intérieur des espaces privés.

61 Dans le salon de Jean-Roger (De bruit et de fureur) trône un flipper et la sœur sert à table comme elle le ferait dans une brasserie.

62 Ce repli sur soi apparaît aussi dans le rapport du jeune délinquant au cinéma, qui a évolué de la fascination vers l’autisme. Alors qu’Antoine Doinel ou le petit François

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(L’enfance nue) étaient accaparés par l’écran, depuis quelques années cette relation n’existe plus : parce que le spectateur est drogué (La haine, Raï) ou que les forces de l'ordre viennent l'interpeller (Le thé au harem d’Archimède, Le fils du requin, Raï). À l’écran, la disparition progressive d’une vie sociale commune aux générations s’avère concomitante d’une double augmentation de la peur : de la société chez les jeunes, des jeunes dans l’ensemble de la société. ... de modes d’action 63 Parallèlement à la ségrégation croissante du cadre de vie des jeunes en difficulté, d’autres bouleversements sourdent. Filmant la délinquance juvénile, les cinéastes attachent une importance particulière à la mise en scène des actes délictueux. Selon la gravité des délits et la manière dont ils sont perpétrés, le rapport du spectateur à l’adolescent irrégulier peut être totalement modifié. Malgré les variations en âge et en situation sociale des personnages mis en scène, une évolution globale marque le corpus : l’escalade de la violence. Jusqu’à l’aube des années soixante, les forfaits restent généralement minimes : on vole une machine à écrire (Les quatre cents coups), des provisions (Jeux dangereux) ou des vêtements dans un magasin (Terrain vague). En outre, les petits malfrats sont spécialement malhabiles et ne vont pas au bout d’entreprises plus périlleuses, comme par exemple une tentative avortée de hold-up dans Terrain vague. Le seul crime mis en scène durant cette période est involontaire (Jeux dangereux). Les films se veulent relativement rassurants : Terrain vague s’ouvre sur Marcel disant au juge des enfants qu’il ne veut pas être OS comme son père, mais se referme sur Lucky, troquant la délinquance contre un emploi d’ouvrier à Tours.

64 Dans la décennie suivante, des bandes envahissent l'écran, formées de grands adolescents qui multiplient les signes extérieurs de reconnaissance : tatouages, cheveux longs, jeans et blousons noirs. Face à ces groupes, essentiellement masculins28, qui errent toute la journée, la peur s’amplifie. Ces jeunes paraissent d’autant plus dangereux que les exactions commises se sont aggravées : vol de voiture (Le chemin de la mauvaise route), viol (Les cœurs verts), combats féroces entre bandes rivales à grands renforts de barres de fer, de chaînes et de crans d’arrêt. L’arme à feu, par contre, ne relève encore que du fantasme. Cette nouvelle génération de déviants inquiète d’autant plus que, au caractère passager de la petite délinquance des années précédentes, elle substitue un discours justifiant son attitude. Contrairement à ses aînés, elle n’exprime plus seulement son malaise et ses états d’âme, elle affirme également un refus du travail et de la “reproduction sociale”. L’image de cet adolescent marginalisé est avant tout une version dégradée, négative, de l’apprenti, de la figure du réfractaire, de celui qui ne veut pas entrer à l’usine. Auparavant, l'enfant difficile était considéré comme récupérable via des institutions spécialisées. Au contraire, les bandes de “blousons noirs” sont happées par un engrenage fatal : délit, incarcération, libération, nouveau délit, réincarcération...

65 Au cinéma, une nouvelle étape est franchie dans la seconde moitié des années soixante- dix. À partir de cette date, les scènes d’affrontement entre jeunes rebelles et adultes se multiplient. Parallèlement, la délinquance organisée, qui restait jusqu’alors le domaine réservé des grands adolescents, atteint les petits (Laisse béton, Le fils du requin). Durant la même période, l’utilisation des armes à feu se propage chez les plus âgés (La haine, Raï, De bruit et de fureur, Ma 6-t va crack-er) entraînant des fusillades. Lors de la dernière décennie, la violence s’est encore accrue, les émeutes éclatent dans les cités et les face- à-face entre les jeunes et la police abondent (La haine, Raï, Ma 6-t va crack-er).

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66 Un autre changement concerne le rapport des jeunes aux produits psychotropes. Alors qu'avant Mai-68, sur les écrans comme dans les pratiques, les drogues étaient considérées par les élites comme une expression de la contre-culture, leur arrivée dans les milieux populaires s’est accompagnée d’une forte stigmatisation. Le toxicomane est assimilé à un dégénéré (Le thé au harem d’Archimède, Raï) volant sa famille pour se procurer sa dose (Raï). Quant au personnage du dealer, il a remplacé subrepticement celui du receleur. Mais contrairement à ce dernier, son image se modifie perpétuellement.

67 Entre Le thé au harem d’Archimède (1984) et Raï (1995), tout a déjà changé. Dans le premier film, une séquence montre deux jeunes chassant énergiquement le trafiquant de leur cité. L’homme, qui vient d’ailleurs, semble isolé et en position de faiblesse ; il n’habite pas dans la cité. Dans Raï, à l’inverse, le revendeur ne se cache pas mais exhibe des signes extérieurs de richesse et de pouvoir : look mafieux (costume noir, lunettes de soleil) et grosse voiture. Il réside dans la cité depuis longtemps, tout le monde le connaît et toute sa famille participe à son activité. Pour les cinéastes, la drogue hante désormais le quotidien des banlieues ; elle les fait vivre, alors que dix ans plus tôt on la présentait comme un phénomène marginal, un mal importé.

68 Dans les films les plus récents, la violence des jeunes filles constitue aussi un fait inédit. Alors qu’au début de la période observée elles incarnaient l’alternative à la délinquance (Chiens perdus sans collier, Terrain vague), depuis les dernières années, quand elles n'abandonnent pas la cité au cours du récit (Raï), elles sont elles-mêmes à l’origine de la furie (De bruit et de fureur).

69 Ainsi, en plus de quarante ans, la représentation cinématographique de la délinquance juvénile a-t-elle subi de profondes métamorphoses, tant au plan quantitatif que qualitatif : une violence plus intense, un affrontement intergénérationnel plus fort et plus direct, des relations sociales dégradées sous l’effet conjugué du chômage, du racisme et de la drogue, l’arrivée de déviants plus jeunes et l’émergence de filles chefs de bande. Vers une démission des institutions ? 70 L’évolution de la délinquance juvénile se mesure autant par la description des forfaits que par les réactions de la société et de ses institutions. Au milieu des années cinquante, le juge des enfants devient un nouveau personnage qui détrône le personnel d’encadrement des maisons de correction. Son image paternelle modifie considérablement la représentation des personnels ayant en charge les mineurs difficiles. La bonne directrice se définissait par une psychologie contraire à sa fonction. Quand elle intervenait, le sort de l’enfant avait déjà été fixé. Le magistrat, au contraire, a entre ses mains l’avenir du jeune. Jusqu’aux années soixante-dix, le juge, l’éducateur (Terrain vague) ou le directeur de la DASS (L’enfance nue) apparaissent comme des spécialistes de la jeunesse irrégulière, détenteurs des savoirs, de la parole et de l’écoute. Ils n’hésitent pas à se déplacer pour voir où vivent les mineurs (Chiens perdus sans collier, Terrain vague). Les productions des années cinquante et soixante affichent leur intérêt pour les processus décisionnels déterminant l’avenir de l’adolescent déviant et sa possible réinsertion sociale. L’apparition à l’écran de psychologues29 (Chiens perdus sans collier, Les quatre cents coups) est symptomatique de l’attention portée aux nouvelles méthodes pédagogiques. Les films transcrivent les modifications issues de l’ordonnance de 1945. On est passé, des années trente aux années soixante, d’une logique misérabiliste, axée sur la mise en scène de l’enfermement, à une logique de

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compréhension fondée sur une très grande visibilité de l’institution et une réflexion sur les causes de la délinquance juvénile.

71 Depuis les années soixante-dix, en revanche, cette présence s’estompe. Tout se passe, au cinéma, comme si, dorénavant, l’institution était impuissante, comme si ces professionnels de la parole et de l’écoute n’avaient plus leur place dans un univers où toute forme d’échanges entre jeunes et adultes aurait été supprimée. La prison et le foyer n'apparaissent plus que sous forme de trace : une lettre écrite depuis la section des mineurs, l’annonce d’une fugue. Avec la disparition des magistrats et des travailleurs sociaux, l'enfance malheureuse devient un phénomène opaque, donc plus angoissant. L’amplification de la violence, au même moment, est en relation directe avec la disparition de toute trame explicative. Pour prendre conscience de cette évolution, il suffit de comparer deux séquences, extraites de films réalisés à presque trente ans de distance.

72 Dans Terrain vague, un éducateur bénévole se rend au domicile d’une mère dont le fils s’est enfui du foyer où il était placé. La femme réclame l’aide de l’éducateur. Dans De bruit et de fureur, une assistante sociale se rend chez le père d’un élève difficile, l’homme la menace de son arme et l’incite à démissionner. Le dialogue n’est plus possible.

73 Dans les rares réalisations où les personnels de l’institution sont encore présents, ils ne parviennent plus à exercer leur autorité et perdent leur sang-froid (Hors-la-loi, Le fils du requin). L’éducateur n’inspire plus aucun respect. Quand il cherche à renouer le dialogue par une attitude compréhensive, il se fait berner, comme dans Le Fils du requin où on lui vole sa voiture. Lorsqu’il emploie la manière forte (insultes et jets d’eau dans Hors-la-loi), les adolescents fuguent.

74 Concernant les forces de l’ordre, l’évolution est inverse. Tant que l’accent était mis sur les acteurs institutionnels (juges, éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse), policiers et gendarmes quittaient rarement les coulisses et pour jouer le second rôle d’auxiliaire, forcément temporaire. Leur première mission était de ramener les jeunes fuyards (Chiens perdus sans collier, Sois belle et tais-toi, Rue des prairies) ou de les arrêter à la suite d’un délit (Les cœurs verts). Dans certains cas, ils jouent un rôle bénéfique, empêchant un petit garçon fugueur de suivre un pédophile (Chiens perdus sans collier). Ce respect des agents de l’ordre débonnaires va disparaître à mesure que les institutions spécialisées vont s’effacer, que les policiers vont devenir les seuls interlocuteurs des jeunes. Les îlotiers ne parviennent plus à se faire obéir, ils ne sont plus craints ni des jeunes ni même des adultes (Hors-la-loi). Ils se sont transmués en opposants directs, incarnant un ordre jugé illégitime. À la présence pédagogique et préventive succède sur l’écran la fonction répressive. En outre, les hommes en uniforme représentent la loi sans toujours la respecter. Les films réalisés ces dernières années offrent au spectateur une image extrêmement négative des “keufs” : lâches (faisant reculer leur voiture au seuil de la cité dans De bruit et de fureur), racistes (La haine, Zone franche, Ma 6-t va crack-er), commettant des bavures (La haine, Raï, Ma 6-t va crack-er). Les “femmes-flics” sont spécialement caricaturées. Lorsqu’un inspecteur, prenant le contre-pied, essaye d’assumer un rôle pédagogique plutôt que répressif (Richard Anconina dans Le petit criminel), non seulement cela lui occasionne des problèmes avec sa hiérarchie, mais son attitude est critiquée par le jeune qui lui reproche de se prendre pour un travailleur social. Dans les fictions cinématographiques, la recrudescence des forces de police est contemporaine d’une perte de légitimité ; dans un climat tendu, les films prophétisent une évolution vers

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l’émeute, c’est-à-dire l’affrontement direct entre les jeunes d’un côté et la police de l’autre.

75 Coincée entre des institutions spécialisées en déshérence et des représentants de l’ordre délégitimés, l’école concentre tous les paradoxes. Jusqu’aux années quatre- vingt, la mise en images du milieu scolaire a fonctionné sur les clichés traditionnels30, tous présents dans Les quatre cents coups : des professeurs Tournesol dont on se moque, des injustices dont les enfants sont victimes, un chahut limité qui ne résiste pas à l’autorité de l’enseignant inspirant la crainte. Les proviseurs n’hésitent pas à convoquer les parents pour sermonner le jeune (Les quatre cents coups, Rue des prairies) et tout rentre dans l’ordre. Une transformation majeure s’est récemment produite : la violence des jeunes s’est introduite dans le cadre scolaire. On se bat entre élèves dans l’enceinte du collège (Le plus beau métier du monde, Ma 6-t va crack-er). Les parents ne se rendent plus aux convocations qui leurs sont adressées (Le plus beau métier du monde). Les profs sont insultés (Le plus beau métier du monde), menacés (De bruit et de fureur), frappés (Ni d’Eve ni d’Adam) par leurs élèves, et leur appartement est vandalisé, tagué (Le plus beau métier du monde). Conséquemment, la police pénètre aussi dans les établissements scolaires pour mener ses enquêtes (Ma 6-t va crack-er) et procéder à des arrestations (Laisse béton). Dans le même temps, l’enseignant, obligé de réagir à cette violence, se métamorphose en travailleur social qui n’hésite pas à emménager dans la cité. Il reçoit des élèves chez lui pour les faire travailler (Le plus beau métier du monde) ou reste dans sa classe, tard le soir, pour aider une brebis égarée (De bruit et de fureur). Ce comportement missionnaire permet parfois aux jeunes de s’en sortir.

76 Dans Le plus beau métier du monde, grâce à son professeur, Malou, l’aînée d’une famille monoparentale, peut, en fin d’année, réintégrer l’enseignement général.

77 Ces initiatives individuelles, nouvelles figures de la médiation sociale, hors institutions, sont mal perçues par la hiérarchie. L’enseignant, lui-même en rupture de ban (divorcé, célibataire endurci, alcoolique) est accusé de pédophilie et surveillé par l’Académie (Le plus beau métier du monde) ou fait l’objet d’un rappel à l’ordre de la part du proviseur (De bruit et de fureur). Ainsi, pour les cinéastes, alors que les institutions traditionnelles semblent hors-jeu et que la présence policière est refusée par les jeunes, seules des interventions solitaires et désintéressées peuvent-elles se poser comme alternative à l’engrenage de la délinquance. Les artistes posent ici la question des interlocuteurs par lesquels le dialogue pourrait se renouer entre jeunes en difficulté et adultes, afin de revenir à des relations moins conflictuelles et d’arrêter la spirale de la violence. Face à cette interrogation, ils demeurent perplexes, comme le montre l’épilogue de Ma 6-t va crack-er, où les aînés échouent à arrêter l’émeute lancée par les plus jeunes. Les œuvres des quinze dernières années dressent un constat pessimiste devant la montée généralisée de la violence, la seule issue résidant dans une renaissance du dialogue social.

78 Notre objectif, en observant attentivement un corpus de vingt-deux films échelonnés entre 1955 et aujourd’hui, était modeste. Nous souhaitions comprendre comment s’était forgée, dans le cinéma français, l'image des mineurs irréguliers. Nous nous sommes trouvés en présence d’un “genre”, avec ses lois propres : une technique de description de la vie des héros, prenant la famille comme victime émissaire ; un mode spécifique d’organisation du récit (alternance de mouvement et d’immobilité forcée, entrelacs de fuite et d’enfermement) ; une inscription des adolescents dans l’espace ; un couple Janus bourreau/victime, manière filmique d’exprimer un enfant à la fois dangereux

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pour autrui et en danger. Ces éléments dessinent un portrait-robot quasi immuable du jeune délinquant.

79 Mais, en traversant quatre décennies, nous avons aussi détecté d’importantes évolutions dans la mise en images de la jeunesse irrégulière. Les films ont répercuté les transformations du paysage urbain dans le cadre de vie de leurs personnages, avec une double translation du centre à la périphérie : de la ville à la banlieue d’abord et, plus récemment, sur le modèle de la décentralisation, de la région parisienne à l'intégralité du territoire français. Les cinéastes, sciemment ou non, ont également établi un parallèle entre l’augmentation des délits, en nombre et en intensité, et la mise hors champ des professionnels de la protection judiciaire des mineurs. Comme les spécialistes du dialogue ne sont plus là, la situation se dégrade et la police, dans les moments de tension, devient la seule présence institutionnelle.

80 Notre étude s’est limitée au contenu des films. D’autres investigations restent à mener, en s’appuyant notamment sur des sources complémentaires de l’image. Il faudrait ainsi se demander comment le passé des réalisateurs (Jean-Claude Brisseau a été enseignant, François Truffaut fut un jeune délinquant, Robin Davis a occupé un emploi d’éducateur) et le déroulement des tournages ont influencé les discours des films. De même, une sociologie des modes de production de ces œuvres pourrait nous apporter de précieux renseignements. Enfin, une série d’entretiens avec les cinéastes survivants permettrait de mieux apprécier leurs intentions, de savoir sur quels matériaux (esthétiques, politiques...) ils se sont fondés. Les usages sociaux de ces représentations, c’est-à-dire des relations qu’une société établit avec les stéréotypes qu’elle produit, demeurent le point aveugle de notre analyse. Nous n'avons pas traité la façon dont les clichés qui envahissent l’écran sont perçus, réappropriés ou rejetés par les publics successifs, en particulier les jeunes. Ne faudrait-il pas songer à développer une enquête auprès de spectateurs précis (mineurs, enseignants, éducateurs...) pour estimer comment ces fictions sont ressenties ?

81 Notre travail a porté sur le cinéma. Une confrontation de nos hypothèses et résultats avec ceux issus d’observations comparables menées sur d’autres supports (télévision, photographie, presse, littérature...) serait sans aucun doute utile, notamment pour saisir les migrations d’images et les décalages temporels d'un champ artistique à l'autre. Dès lors, on pourrait mieux cerner la place du 7e Art dans l'entrelacs vertigineux des représentations.

BIBLIOGRAPHIE

Liste des films observés (classement chronologique) Chiens perdus sans collier, Jean Delannoy, 1955

Sois belle et tais-toi, Marc Allégret, 1958

Jeux dangereux, Pierre Chenal, 1958

Rue des prairies, Denys de la Patellière, 1959

Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 4 | 2002 69

Les quatre cents coups, François Truffaut, 1959

Terrain vague, Marcel Carné, 1960

Le chemin de la mauvaise route, Jean Herman, 1963

Les cœurs verts, Édouard Luntz, 1966

L’enfance nue, Maurice Pialat, 1969

Laisse béton, Serge Le Péron, 1984

La smala, Jean-Loup Hubert, 1984

Hors-la-loi, Robin Davis, 1985

Le thé au harem d’Archimède, Mehdi Charef, 1985

De bruit et de fureur, Jean-Claude Brisseau, 1988

Le petit criminel, Jacques Doillon, 1991

Le fils du requin, Agnès Merlet, 1992

La haine, Mathieu Kassovitz, 1995

Raï, Thomas Gilou, 1995

Le plus beau métier du monde, Gérard Lauzier, 1996

Ma 6-t va crack-er, Jean-François Richet, 1997

Ni d’Eve ni d’Adam, Jean-Paul Civeyrac, 1997

Zone franche, Paul Vecchiali, 1997

NOTES

1. Nous empruntons cette expression à Bronislaw Baczko, Les imaginaires sociaux, Paris, Payot, 1984, p. 8. 2. Dominique Kalifa, L’encre et le sang, Paris, Fayard, 1995, p. 158. 3.Prisons sans barreaux (1937), de Léonide Moguy, soutenu par le Front Populaire et Le carrefour des enfants perdus (1943), de Léo Joannon, par le régime de Vichy. 4. Zéro de conduite (1933) ne pourra être exploité qu’après 1945. 5. Jacques Prévert et Marcel Carné ne purent, en raison de la censure, mener à bien le projet de L’île des enfants perdus, pour lequel ils s’étaient inspirés de la révolte, durant l’été 1934, des enfants du centre de Belle-Île. Voir Jacques Prévert, La fleur de l’âge, Paris, Gallimard, 1988. 6. Voir Jacques Siclier, La France de Pétain et son cinéma, Paris, Henri Veyrier, 1981. Nous nous référons à la réédition en poche, Paris, Ramsay, collection “Poche cinéma”, 1990, p. 113-115. 7. Expression de Sabine Chalvon-Demersay, Mille scénarios. Une enquête sur l'imagination en temps de crise, Paris, Métailié, 1994, p. 165. 8. Ces héros représentent l’institution policière (Commissaire Moulin, Navarro...), judiciaire (Madame le juge), scolaire (L’instit, Madame le proviseur...) ou le travail social (Joëlle Mazart, Pause café...). 9. À ce titre, on peut rapprocher Le plus beau métier du monde (1996) de Gérard Lauzier, avec Gérard Depardieu, des œuvres télévisuelles.

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10. Le chemin de la mauvaise route, Jean Herman, 1963. 11. La période de l’Occupation fait ici figure d’exception, mais elle est antérieure à notre étude. 12. Rappelons que, parmi les cinéastes ayant filmé la jeunesse irrégulière, certains ont commencé par être critiques : François Truffaut, Serge Le Péron. 13. La relation aux représentations étrangères n’est pas seulement visuelle ; c’est le cas pour Terrain vague (1960), de Marcel Carné, transposition en France d’un roman américain. 14. Toutefois, un problème spécifique est posé par l’écart qui existe parfois entre l’âge du personnage et l’âge de l’acteur qui l’incarne. 15. Cet impact peut résulter d’un succès commercial (Les quatre cents coups mis en scène par François Truffaut est un des meilleurs résultats en entrées de l’année 1959), mais aussi d’une polémique (c’est le cas pour De bruit et de fureur réalisé par Jean-Claude Brisseau en 1987) ou d’un prix obtenu. 16. Le juge des enfants dira plus tard à celle-ci la responsabilité qui lui incombe d’avoir laissé trop longtemps Antoine livré à lui-même, de n’avoir exercé l’autorité parentale que par intermittence. 17. Dans ce film, la fonction maternelle est assurée par la grand-mère du jeune homme. 18. La plupart du temps, on est en présence d’une fraternité construite ; les deux personnages sont “comme des frères”. Qu’ils soient des frères de sang, comme dans Le fils du requin, ne peut tenir que de l’exception. On est en face d’une autre situation particulière dans Terrain vague et Ni d’Eve ni d’Adam, où il s’agit d’un garçon et d’une fille, avec l’existence, dans ce cas-là, d’une ambiguïté sur le sens de la relation. 19. Nous excluons les adultes qui, par leur fonction (enseignant, éducateur, juge, policier...), ont un contact institutionnel avec les mineurs. 20. Déjà présent en 1928 dans La zone de Georges Lacombe. 21.. Il est d’ailleurs remarquable que les seuls personnages voyant les jeunes par le biais de plans subjectifs sont soit des marginaux (une prostituée dans Le fils du requin), soit des individus ayant connu les mêmes souffrances. Le juge qu’interprète Gabin dans Chiens perdus sans collier a été un enfant battu et le policier joué par Richard Anconina dans Le petit criminel fut un mineur rebelle. 22. Distance temporelle dans L’enfance nue, où la vieille dame est proche de la mort et décède d’ailleurs au cours du film. Distance spatiale dans Hors-la-loi, puisque le personnage habite un ranch éloigné de tout. 23. La chute comme menace pour l’ensemble de la société, c’est aussi la fable de La haine : « Jusqu’ici tout va bien ! » 24. Alors qu’il en était amoureux et qu’elle disait avoir un travail de secrétaire et représentait donc pour lui la preuve d’une insertion sociale possible pour les gens de sa condition. 25. Dans Le chemin de la mauvaise route, les deux héros sont présentés comme substituant à la vie normale un univers qu’ils se sont eux-mêmes fabriqués. 26. A l’exception de L’enfance nue, qui situe son action dans le Nord de la France. 27. On retrouve ce schéma dans presque tous les films depuis Laisse béton. 28. C’est toute la différence entre Les cœurs verts, film sur les “blousons noirs”, et Terrain vague, où, malgré l’existence de rites d’intégration, on est plus en présence d’un groupe artificiel, peu réaliste, mêlant garçons et filles. 29. Rappelons que le film de Delannoy est une adaptation d’un reportage romancé de Gilbert Cesbron et que Truffaut s’était renseigné auprès de Fernand Deligny sur les

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méthodes pédagogiques avant de réaliser son film. Ces deux œuvres procèdent donc d’un travail d’enquête préalable. 30. En 1981, le film de Claude Berri, Le maître d’école, obtient un grand succès en présentant un portrait agité mais chaleureux d’une école primaire.

RÉSUMÉS

Ce texte étudie la représentation de la délinquance juvénile à partir de vingt-deux longs métrages français, réalisés entre 1955 et 1997. Le corpus est analysé dans une double perspective. Une étude synchronique révèle tout d'abord que, par certains aspects, nous sommes en présence d'un genre cinématographique avec ses lois propres : une technique de description du milieu familial des délinquants, un mode privilégié d'organisation du récit, une inscription spécifique des jeunes dans l'espace, une caractérisation psychologique récurrente des adolescents. De ce point de vue, le cinéma nous propose un stéréotype du jeune délinquant. Cependant, l'analyse des œuvres sous un angle chronologique permet de repérer d'importants changements dans la mise en images de la jeunesse irrégulière. Sur plus de quarante ans, les films montrent ainsi l'augmentation, en quantité et en intensité, des délits commis par les jeunes. De même, on constate à l'écran une évolution du rôle des institutions : l'éducateur laissant la place au policier. Enfin, les films étudiés traduisent également les mutations de la société française dans son ensemble : par exemple, les transformations urbaines intervenues dans les années soixante sont visibles dans l'évolution du cadre de vie des personnages.

Wayward youth on the big screen This text looks at how juvenile delinquency is depicted based on twenty-two French feature- length films, made between 1955 and 1997. The corpus is analysed from a double perspective. A synchronic study reveals firstly that, from some aspects, we are in the presence of a cinematographic genre with its own rules: a technique for describing the family background of young delinquents, a specific way of organising the tale, specific use of young people in space, recurrent psychological characterisation of teenagers. From this point of view, films offer us a stereotype image of the young delinquent. However, an analysis of the works from a chronological point of view enables us to note major changes in the depiction of wayward youth. Across more than forty years films thus show the increase, in both quantity and intensity, of offences committed by young people. Similarly, one observes on the screen a development in the role of institutions: teacher giving way to policeman. Finally, the films studied also translate changes in French society as a whole, for example urban transformations that took place in the sixties are visible in changes in characters' surroundings.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : Trentes glorieuses, Depuis 1975 Mots-clés : cinéma, enfance irrégulière, imaginaire social, représentation

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AUTEURS

MYRIAM TSIKOUNAS Professeur, université Paris-I

SÉBASTIEN LEPAJOLEC Doctorant, université Paris-I

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L'enfance irrégulière au coeur des institutions

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Figures de l'arriéré scolaire et caricatures d'Edouard Claparède : Genève, 1908

Martine Ruchat

Pourquoi 1908 ?

1 Pourquoi 1908 et non pas 1898, année de l'ouverture, à Genève, des classes spéciales pour arriérés scolaires ? Ou alors 1901, année de l'introduction, dans le champ naissant de l'enseignement spécial genevois, du médecin et psychologue Edouard Claparède (1873-1940) ? Ou encore 1904, année pendant laquelle celui-ci réalise une première étude anamnestique, au mois de décembre, des élèves des classes spéciales, dont le but est l'amélioration du classement des arriérés et donc de leur enseignement ?1

2 Parce que 1908 est l'année d'une seconde étude, menée au mois de mai par le psychologue, étude contenue dans deux cahiers bleus d'école, écrits inédits jusqu'à aujourd'hui.2 Sur la couverture du second cahier, l'assistant de Claparède, le psychologue genevois André Rey, qui conservera ces documents, a écrit au crayon gris : « dessin de la main de Claparède ». En effet, sur 43 élèves, 18 ont été dessinés.3 Cette seconde étude modifiera sensiblement la figure de l'arriéré scolaire, la faisant glisser vers celle psychopathologique de l'anormal léger. Y aurait-il un lien entre croquis et “pathologisation” de l'arriéré scolaire ?

3 Ces croquis sont inattendus dans une étude anamnestique qui se veut scientifique, car tel était le mandat donné par le Conseil d'Etat genevois à la Commission des anormaux, dont fait partie Claparède, lors de la première enquête de 1904 : établir un classement scientifique des élèves des classes spéciales, classement meilleur que celui, empirique, réalisé par les institutrices, et ce dans le but de réintégrer un certain nombre d'arriérés simples dans les classes ordinaires et d'exclure de l'école les anormaux qui seraient inéducables. L'historienne s'interroge. Quel est le statut de ces dessins ? Pourquoi 18 croquis dans le deuxième cahier, alors que le premier n'en contient que trois et les cinq cahiers de 1904 aucun ? Quelle est la part prise par ces croquis dans l'étude scientifique de l'enfance arriérée scolaire et de la conceptualisation psychopathologique de l'enfant naissante ? A contrario, le croquis n'est-il qu'un acte privé, intime, lequel n'aurait d'effet

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“scientifique” que subrepticement, voire à l'insu même de son auteur ? Autrement dit Claparède, aurait-il pu, ou non, tenir le propos que je développe aujourd'hui ?

4 En esquissant quelques réponses à ces questions, il s'agit d'une part, en amont, de comprendre la méthode de travail du psychologue genevois, quitte à aller rechercher dans sa biographie des éléments explicatifs de l'usage du dessin. D'autre part, en aval, par une analyse des archives, j'avancerai quelques explications quant aux conséquences de l'étude de 1908 et, en particulier, quant au rôle de ces croquis dans la transformation de la figure de l'arriéré scolaire, figure en quelque sorte institutionnelle, en un anormal léger à l'intelligence touchée, figure psychopathologique, voire psychiatrique.

5 La recherche porte autant sur la dimension privée de l'acte de dessiner que sur la dimension publique, à savoir la méthode scientifique et la conceptualisation de l'enfant arriéré. En effet, le contenu des cahiers n'était nullement destiné à la publication. Seuls les résultats seront communiqués par Claparède à la Commission des anormaux nommée par le Conseil d'Etat. Le contenu relève donc d'un “privé professionnel”, de l'intimité du travail professionnel, de la méthode personnelle de travail, voire de la manie. On sait, par des témoignages, que le psychologue genevois avait pour habitude de dessiner, pendant les conférences, le visage et les expressions des conférenciers et des auditeurs.

6 Quoi qu'il en soit, dans son étude de 1908 (comme en 1904 d'ailleurs), chaque page est organisée spatialement ; il y a indéniablement pour Claparède une visualisation de la fiche, dans laquelle prend place le dessin. Le dessin semble être intentionnellement intégré au dispositif anamnestique. Deux tendances du psychologue genevois semblent être ici concomitantes : l'approche clinique relevant la singularité de l'enfant et l'approche classificatrice, descriptive de la maladie. Autrement dit, les dessins de Claparède renvoient à la fois à l'intériorité du sujet, à l'histoire du sujet et à une sémiologie qui les inscrit dans une classification. Devenir psychologue en désignant la pathologie 7 En 1908, Edouard Claparède, qui est alors âgé de trente-cinq ans, est une personnalité connue du monde scientifique européen et américain. Présenté souvent comme un homme des congrès et des relations - il sera jusqu'à sa mort le secrétaire général du Congrès international de psychologie -, ce médecin et psychologue genevois a aussi créé, en 1901, avec son cousin le psychologue Théodore Flournoy (1854-1920), Les archives de psychologie. Cette revue est conçue comme un lieu important d'échanges intellectuels entre les psychologues européens et américains.4 Elle contribuera à participer à la fois à la formation de Claparède et à sa notoriété. Le Genevois est présenté par son biographe Trombetta comme le psychologue le plus informé de son époque. Considéré aujourd'hui comme un grand psychologue, il reste l'auteur de La psychologie de l'enfant et la pédagogie expérimentale, publié en 1905, de L'école sur mesure, édité en 1920, et de L'éducation fonctionnelle, qui date de 1931.

8 Au début du XXe siècle, les psychologues cherchent à construire leur science en la distinguant de la médecine et de la philosophie. La question des arriérés scolaires sera un des moyens de construire cette autonomie. Un réseau d'échanges intellectuels particulièrement prometteur, et qui mériterait aujourd'hui d'être étudié, existe entre la France, la Belgique et la Suisse, grâce à Alfred Binet (1857-1911), Ovide Decroly (1871-1932) et Claparède.

9 Cette notion d'arriéré, en particulier, est empruntée à Decroly que Claparède rencontre en 1901, suite à la demande des institutrices des classes spéciales genevoises d'être

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formées et aidées dans leur évaluation des élèves. Il l'exprimera trente ans plus tard dans son autobiographie : « Depuis quelques années on avait créé à Genève des classes spéciales pour les arriérés et les anormaux. Mais les maîtresses qui en étaient chargées n'avaient reçu presqu'aucune préparation spéciale et elles étaient un peu désemparées. Elles vinrent me demander conseil. Je n'en savais pas beaucoup plus qu'elles. J'allai donc visiter leurs classes et commençai à me mettre au courant du problème des anormaux. Une visite à Bruxelles, où Demoor et Decroly s'occupaient de la même question, me fut très utile. Et je pus alors donner à ces dames les quelques conférences qu'elles réclamaient. »5

10 Dans une lettre manuscrite non datée, Claparède présente sa rencontre avec le pédagogue belge : « C'est dans les premières années du siècle que je fis connaissance d'Ovide Decroly, qui s'occupait alors, avec Jean Demoor, des classes spéciales pour enfants arriérés. J'étais venu à Bruxelles pour les consulter sur des questions de médico-pédagogie. Decroly avait à peine trente ans. Déjà il était un maître auprès duquel on allait quérir la lumière. Je le vis, je l'aimai. Nous nous liâmes tout de suite. Bientôt nous nous tutoyons. Au cours des trois décades qui me séparent de cette première rencontre, nous nous sommes vus bien souvent, mais trop rarement cependant, à mon gré. »6

11 Claparède, dès 1901, applique dans les classes spéciales genevoises le classement de Decroly, soit les arriérés simples ou pédagogiques et les arriérés médicaux. Le premier groupe comprend les arriérés par négligence et par maladie antérieure ou venant de l'étranger ("A") et les indisciplinés et les paresseux invétérés ("B"); le second groupe les débiles physiques à mentalité normale et les débiles nerveux ("C") et les anormaux à mentalité anormale ("D"). Les limites de la normalité scolaire 12 L'analyse détaillée de la première étude claparédienne montre la difficulté du psychologue à faire entrer dans cette nosographie les enfants qu'il a sous ses yeux. Il lui est malaisé de distinguer entre l'arriéré simple et le débile (Claparède note A/C), entre le débile et l'anormal (C/D), entre le débile et l'indiscipliné (C/B). Le classement des enfants semble se faire autour de quatre problèmes : leur éducabilité (c'est-à-dire le rattrapage scolaire), leur état physique, leur capacité à respecter la discipline et l'idiotie supposée de certains. En 1904, il y aurait 3 idiots sur les 167 élèves des classes spéciales de la ville de Genève7.

13 Quel que soit le retard (de une ou sept années sur le niveau d'instruction par rapport à l'âge biologique) et quel que soit son âge, si le rattrapage est possible, l'enfant sera placé par Claparède dans la catégorie "A" (qu'il ait une vue faible, un goitre, un développement lent, un défaut de prononciation, la paralysie d'un membre, ou qu'il soit négligent ou indiscipliné). Il en va ainsi de Marguerite, qui est dans la classe d'Alice Elmer ; elle a en effet quatorze ans et est en deuxième année (élèves de 8 et 9 ans). Malgré ce retard lié à une vue basse, une surdité, un défaut d'attention, une sclérose médullaire congénitale, un goitre, un défaut de prononciation et une difficulté d'articulation, Claparède note qu'après avoir été placée en catégorie "C" (débile physique et débile nerveux) et même "D" (anormal à mentalité anormale), Marguerite est bien une arriérée qui s'est beaucoup améliorée et qui va très bien. 8 Les arriérés rattraperont moyennant d'être scolarisés régulièrement et d'apprendre le français.

14 Or, quatre ans plus tard, en 1908, cette catégorie désignée comme "A", arriéré, va glisser vers l'anormalité à la faveur d'une “nouvelle” approche. La catégorie "A" est

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maintenue, mais la figure de l'arriéré qui lui correspondait est remplacée par celle de retardé. Ce terme de retardé, qui d'ailleurs était déjà présent depuis la fin du XIXe siècle, utilisé en synonymie avec l'arriéré, correspond aux élèves d'intelligence normale. La notion d'arriéré, qui prend la lettre "D" munie du chiffre 1, est incluse désormais dans les figures de l'intelligence touchée, avec celle de l'idiot "D2" et de l'idiot "D3". En 1908, une distinction est nettement faite entre type d'intelligence et degré d'intelligence. Normaliser l'intelligence 15 Claparède connaît Alfred Binet ; il lui écrit en 1892 au sujet d'une expérience de psychologie qu'il a effectuée. Intéressé par ses résultats, Binet les publie dans un article de la Revue des deux mondes. C'est à cette occasion, d'ailleurs, qu'il le présente comme un distingué psychologue (il n'a alors que 19 ans)9. Cette même année, Théodore Simon contacte Binet pour lui demander conseil sur l'éducation des enfants anormaux dont il a la charge.

16 A la fin du XIXe siècle, un instituteur du canton de Glaris dans la Suisse allemande, Conrad Auer, établissait déjà, pour évaluer le retard et l'anormalité des enfants, le rapport entre l'âge et le degré d'instruction : plus de quatre années de retard scolaire définissait pour lui l'arriéré. Dans les cinq cahiers de Claparède qui couvrent l'ensemble des observations pour l'année 1904, seuls les cinq derniers enfants observés dans la commune de Plan-les-Ouates, dans le canton de Genève, le 23 décembre 1904, portent l'annotation retard de deux, quatre, cinq et six ans.

17 Or, c'est au Congrès international de psychologie de Rome, en 1905, que Binet présente son échelle de diagnostic, Méthode pour le diagnostic du niveau intellectuel des anormaux, qui est sa première version de l'échelle métrique, laquelle va être mise au point les années suivantes. La même année, à Genève, Claparède inscrit ses résultats dans un cahier bleu intitulé Observations psychologiques, sur lequel est écrit au crayon gris Binet- Simon pris par Claparède10. Faut-il dès lors penser que Claparède découvre ce rapport par l’intermédiaire de Binet, qui, lui, évalue l'arriération à deux ou trois ans de retard, et non par celui d’Auer ? A moins que cette idée ne soit, comme on dit, “dans l'air du temps”.

18 Outre qu’il attribue des notes sur les épreuves de Binet à huit enfants lors de leur visite d'entrée à l'école, Claparède en classe certains par degré d'intelligence compte tenu de leur âge et de leur rang pédagogique, puis par âge biologique. Test ou croquis ? 19 Alors que la rubrique retard n'est présente, en 1904, que pour 5 enfants sur 194, soit 2,6 %, en 1908, elle l'est, dans 43 cas sur 54 pour le premier cahier, soit 79,6 %, et dans 23 cas sur 41 (2 fiches sont incomplètes parce que déchirées) pour le deuxième cahier, soit 56 %.

20 Dans ce deuxième cahier, qui fait l'objet de mon étude, sur les 18 cas pour lesquels la rubrique n'apparaît pas, 12 ont un croquis d'enfant (6 n'ont donc pas de croquis). Si on ajoute 1 cas sur les 11 du premier cahier, on a donc 13 croquis sans la mention de retard sur une totalité de 19 dessins.11 Alors qu'il y a 10 cas pour lesquels ni la rubrique retard ni le croquis n'apparaissent dans le premier cahier, il n'y en a plus que 6 dans le second. Certes, les chiffres sont peu significatifs, mais ils restent indicatifs d'un changement.

21 Alors même que Claparède possède un outil supplémentaire d'évaluation, soit le test de Binet, lequel s'ajoute au questionnement médical usuel (maladies infantiles, qualité du sommeil, énurésie) et à divers tests médicaux (réflexe du genou, dynamomètre) et

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d'intelligence utilisés dès 1904, il semble s'en distancier pour, à la place, mettre un dessin. Coïncidence fortuite ou relation volontaire ? Deux réalités se croiseraient-elles en 1908 : celle de la pathologisation de l'enfant, due notamment à l'usage des tests de Binet, dans lesquels Decroly relèvera le rôle excessif du langage qui pénaliserait selon lui les enfants des classes populaires, et celle de l'usage du dessin ? L'hypothèse d'une substitution de l'art à la science pour décrire une pathologie qui parle d'abord de visu et non de intellectu peut-elle se vérifier ?

22 Sur ces 13 figures de l'enfance irrégulière croquées par Claparède sans indication de retard, on compte 4 enfants arriérés, soit anormal simple ("D1"), un enfant idiot ("D2"), 3 enfants débiles physiques ("C") et un enfant retardé ("A"). Si l'on prend en compte l'ensemble des 18 croquis - donc y compris les cas d'enfants qui ont l'indication retard - on obtient les diagnostics suivants de la main du psychologue genevois : 10 enfants arriérés ou anormaux légers ("D1"), 2 idiots ("D2"), 4 débiles physiques ("C"), un indiscipliné ("B") et un enfant retardé ("A") ; un n'a aucune attribution. La catégorie "D1", “nouvelle” catégorie, celle qui est désignée comme arriéré ou anormal léger, celle qui a en quelque sorte subi cette mutation pathologisante, est donc aussi celle qui a nécessité ou suscité chez Claparède le plus de dessins.

23 En effet, si on prend le deuxième cahier, sur 14 "D1", il y a 9 croquis, soit 64,3 %, alors qu'il n'y a qu'un "A" croqué sur 7 (14,3 %), 4 "C" sur 13 (30,8 %), 1 croquis pour 3 "D2" (33,3 %) ; l'unique "D3" n'est pas dessiné, alors que l'unique indiscipliné "B" l'est.

24 Une fois constat et calculs effectués, peut-on tenter d'expliquer l'usage de ces croquis et leurs effets ? Créer l'intelligence en dessinant l'arriéré 25 Claparède est un homme de slogan ; il aime ramasser en une phrase ce qui peut être l'objet de toute une théorie. Ainsi en va-t-il de cette affirmation péremptoire dans un pamphlet datant de 1892 (il a alors 19 ans) : « les leçons sont faites pour les élèves et non les élèves pour les leçons. »12 Neuf années plus tard, il relance sous une autre forme ce qui sera l'essence même de sa pédagogie fonctionnelle : “l'école sur mesure”, c'est-à- dire adaptée à l'enfant et à ses besoins. Il s'exclame lors d'une conférence, en 1901 : « On n'a pas pour l'esprit de nos enfants, les égards qu'on a même pour leurs pieds ! On leur fait des souliers sur mesure ; à quand l'école sur mesure ? »13

26 Claparède est aussi un visuel. Les travaux de Trombetta ont montré l'éclectisme du psychologue genevois en matière de connaissance, mais aussi de méthode de travail, en particulier lorsqu'il s'agit de notes pour la préparation d'un cours ou d'un projet d'écriture.14 On est alors face à une page sur laquelle est organisé spatialement le savoir : inventaire de noms, de dates, définitions, tableaux, schémas, statistiques, figures géométriques. Toujours ce besoin de visualisation. Claparède, lui-même, se présente volontiers comme un créateur d'idées plus qu'un réalisateur, et plusieurs projets de livres et d'articles en seraient restés au stade du titre. Il écrit dans son autobiographie : « Je désirais être un observateur, un explorateur, un expérimentateur, un découvreur. J'ai été surtout un systématiseur, un enseigneur, un organisateur de connaissance, un faiseur de “revue générale” pour “mettre au point” une question. »

27 Il lui est plus aisé de concevoir une idée que de la mettre en pratique. Il écrit encore en 1930 : « Quel curieux contraste existe entre les velléités à faire une chose et la disposition à la faire réellement ! Mon enfance, en dehors de jeux de toute espèce, qui me

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passionnaient, s'est passée plus en élaboration qu'en réalisation. » Il poursuit : « J'aimais beaucoup dessiner et, stimulé par l'exemple de caricatures de Töpffer, combien de fois n'ai-je pas commencé à crayonner une histoire en image. Mais toujours elle s'arrêtait à la troisième page, sinon déjà à la seconde. »15

28 Le célèbre caricaturiste et pédagogue, inventeur de l'histoire en images, Rodolphe Töpffer (1799-1846)16, a incontestablement influencé Claparède dès son plus jeune âge. Des lettres d'Edouard enfant, lettres aussi inédites, montrent déjà des dessins qui rappellent l'essai d'autographie de Töpffer publié en 1842 : Edouard a sept ans ; il dessine la figure de Chalande, munie, comme le fait Töpffer, de trois expressions du visage : « grogne » (écrit « crogne »), « rit » et « pleur ». Par ailleurs, Claparède perpétuera cette tradition töpfferienne des courses en montagne avec les élèves de l'Institut Jean-Jacques Rousseau des sciences de l'éducation qu'il fonde en 1912, autant de voyages en zigzag que, de même, il illustrera.17 Comprendre, c'est voir 29 Dans son autobiographie, Claparède explicite très clairement l'usage qu'il fait de la figure, puisqu'il écrit : « [...] je suis très visuel et, pour moi, comprendre, c'est voir. »18 La figuration sous forme de croquis prend alors une autre dimension aujourd'hui, à la lecture de l'histoire de la notion de l'enfant arriéré.

30 Sur le plan sémantique, la “figure” est un mot particulièrement riche. Il concentre à la fois l'idée de forme et de représentation de forme. Au sens de forme extérieure, il a signifié, nous informe le dictionnaire historique de la langue française, d'abord l'allure, le comportement, avant que de prendre le sens d'un portrait, d'une représentation graphique (notamment en géométrie, mais aussi en danse, en patinage, en équitation). Le mot a remplacé progressivement le terme de visage et face. Mais il a aussi reçu le sens de cas exemplaire, de modèle. Son usage est aussi reconnu en rhétorique où l'on parle de figures du discours, lesquelles renvoient justement à la polysémie des mots.

31 Ainsi, parler de l'arriéré comme d'une “figure”, c'est aussi faire l'analyse de l'action du psychologue comme promoteur d'un terme (figure de rhétorique) qui renvoie à un ensemble de significations, notamment à une représentation problématique de l'écolier au début du siècle, voire à un exemple, au demeurant mauvais, à une description clinique d'un comportement enfantin, et enfin aux portraits dessinés.

32 Certes les dessins de Claparède n'ont pas, à mes yeux, joué un rôle essentiel dans la conceptualisation de la pathologie psychologique de l'enfant. Claparède, par ses dessins, ne vise d'ailleurs pas une typologie (elle est déjà donnée par Decroly) ; il reste dans la singularité ; ses dessins ne sont parfois qu'une esquisse, qu'une forme. Ils ont, qui sait ?, rempli la fonction de distraction ou de moyen de concentration, voire d’expression du plaisir de dessiner une jolie figure. Néanmoins, ils ont indéniablement participé à fixer l'anormalité de l'intelligence dans le processus du diagnostic, avec comme conséquence la stigmatisation de l'enfant devenu hors norme : anormal léger ou arriéré, idiot au premier degré, idiot au deuxième degré.

33 Le croquis devient une image distanciée, une caricature tendant au pittoresque, car tout laisse supposer que Claparède, par le dessin, exprime ce qu'il ne peut écrire, tout au moins succinctement. Ainsi, en croquant, il révèle certains aspects, voire accentue des détails renforçant l'anormalité de l'enfant, démarche relativement stigmatisante. Par le croquis, il a en quelque sorte fait une caricature, laquelle a incliné la figure de l'enfant arriéré vers celle de l'enfant anormal léger ; en quelque sorte, la figure a glissé de l'arriération scolaire à l'arriération médicale ou mentale. Mais, pour certains enfants,

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l'artiste fait ombrage au psychologue, et seul le plaisir, sinon l'ennui de la tâche, semble diriger le crayon. Caricaturer ou étudier ? 34 Les 19 enfants ainsi caricaturés, le sont-ils pour leurs traits particuliers qui attirent l’œil du caricaturiste ? Le caricaturiste se double-t-il d'un naturaliste esquissant la forme d'une espèce (on sait que Claparède enfant voulait être naturaliste comme son oncle), ou d'un anthropologue sensible à la forme du crâne (on apprend par Trombetta que Claparède a rencontré Cesare Lombroso lors d'un congrès), ou encore d'un physiognomoniste, tel un Johan Kaspar Lavater (1741-1801) à la recherche d'une relation entre traits du visage et personnalité ? Claparède dessine le contour de la tête, du crâne, souligne une épaisseur de lèvres, un visage aux traits tombant, un regard intense, une dentition proéminente. Que perçoit-il chez Emile, ce polisson, amoral et sale, qui pourrait expliquer son retard d'une année ? Et chez Marius, italien, qui a une mère propre et qui est atteint de crises de sommeil ; ses traits fins, son nez régulier cachent-ils une débilité physique ou nerveuse ? Que cherche-t-il chez Walter qui ne parle que le suisse-allemand et dont, par conséquent, il ignore le nombre d'années de retard ? Pourquoi le glisse-t-il dans la catégorie “intelligence touchée” ? Et le croque-t- il ? Quant à Camille, jeune française de 14 ans qui a une mauvaise vue, Claparède recherche-t-il dans son visage de jeune fille quelque signe d'hérédo-alcoolisme hérité d'un père buveur et violent ? Et pourquoi avoir dessiné ce joli visage de Charles, enfant normal, mais maltraité ? Sont-ce encore des signes d'hérédo-alcoolisme que le psychologue traque ? Et ce crâne en forme de cône qu'il n'attribue à aucun enfant nominativement, est-ce l'ébauche d'une modélisation ?

35 Quoi qu'il en soit, les résultats de cette deuxième étude de 1908 le montrent très clairement, le pourcentage d'anormaux augmente, non pas que la réalité ait changé, mais bien parce que la subjectivité et la perception visuelle du psychologue l'a renforcée En 1908, l'arriéré est devenu un anormal léger.

36 La catégorie des anormaux - c'est-à-dire des enfants présentant une intelligence touchée - augmente ainsi de manière impressionnante du fait de ce transfert. S'ils formaient 19,7 % des élèves des classes spéciales en 1904, ils en formeront 42,7 % en 1908. Si, en 1904, le critère de distinction des anormaux "D" était l'impossibilité d'une insertion professionnelle, en 1908, ces enfants à l’intelligence touchée ("D1", "D2", "D3") recouvrent aussi bien l'enfant qui, bien qu'il ait des difficultés d'attention ou un défaut de mémoire ou de raisonnement, pourra progresser que celui qui ne raisonne pas, qui ne parle pas. Quant aux idiots, ils passent de 3 sur 167 élèves, soit 4,2 % en 1904, à 15 sur 95, soit 15,8 % en 1908. Claparède : un romantique aux prises avec la science 37 D'un point de vue pédagogique, Claparède a contribué, malgré lui, à faire de l'ombre à son propre slogan d'une école sur mesure, sous-entendu une école devant s'adapter à l'enfant arriéré pour faire de ce dernier un inadapté scolaire.

38 On peut s'étonner du fait que l'ouverture de Claparède aux approches cliniques et expérimentales soit ici concurrencée par le dessin, comme si le dessin en dernière instance pouvait retenir les signes de l'anormalité que ni le test sur l'illusion de poids,19 ni les tests de Binet, ni l'histoire du malade ne pouvaient figurer. Serait-ce que se vérifie, alors que la psychologie cherche à se faire une place dans le champ scientifique, une revanche de la subjectivité et de l'art, de ce que Claparède nomme l'attitude romantique, confirmant encore une fois ses propos autobiographiques :

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« Lorsque je rédige, je suis en proie au conflit de deux tendances de ma nature : d'une part, j'aimerais bavarder familièrement, haïssant cette sécheresse ennuyeuse et pédante qui caractérise tant de travaux scientifiques. D'autre part, un souci de rigueur logique me contraint à enchaîner dans un ordre rationnel toutes les parties de mon travail. Mais c'est souvent impossible, car le papier sur lequel il écrit n'offre à l'écrivain qu'une surface à deux dimensions (tout au plus les notes au bas de la page en constituent-elles une troisième!) et la pensée se ramifie en de multiples directions. »20

39 Nonobstant, l'attitude romantique cache une violence symbolique, celle de pathologiser l'enfant qui, paradoxalement, grâce à Claparède, était devenu la victime d'un système scolaire inadapté à ses besoins.

40 Désormais, dès 1908, les figures de l'enfant caricaturées par Claparède deviennent autant de cas psychopathologiques, de cas inadaptés à l'école, désignés et dessinés par un artiste inconnu, qui se prend pour Töpffer.

NOTES

1. Martine Ruchat, “Les classes spéciales genevoises pour arriérés : de l'œuvre philanthropique à l'innovation pédago-psychologique (1898-1908)”, Cahier du CTNERHI, n° 73, 1997. 2. En effet, le travail impressionnant de réunion et de traduction en langue italienne des inédits de Claparède, réalisé par le professeur Carlo Trombetta de Bologne, n'en fait nullement mention. Carlo Trombetta, “Inediti psicologici”, Psicologia patologica, vol. 5, Bulzoni Editore, Roma, 1982. 3. Un croquis ne porte pas d'indication nominative. 4. Voir Geneviève Paicheler, L'invention de la psychologie moderne, L’Harmattan, Paris, 1992. 5. Edouard Claparède, “Autobiographie”, Archives de psychologie, t. XXVIII, n° 111, juin 1941, p. 157. 6. En souvenir d'Ovide Decroly (Ed. Claparède), Correspondance adressée à Edouard Claparède, BPU, Salle des manuscrits, Genève, Msfr. 4014, f° 62-64. 7. Si l'on inclut les élèves des classes des communes genevoises, il y a au total 194 élèves. 8. Cahier Claparède, N1d2, Archives Institut Jean-Jacques Rousseau, Fonds Edouard Claparède, Site de Villette. 9. “Autobiographie”, op. cit., p. 147. 10. Cahier Claparède, N1d9, Archives Institut Jean-Jacques Rousseau, Fonds Claparède, Site de Villette. 11. Deux fiches sont déchirées et sont donc incomplètes, et un dessin n'est pas attribué (il s'agit de la forme d'une tête) : ces trois figures ne sont donc pas prises en compte pour l'analyse. 12. Edouard Claparède, Quelques mots sur le collège de Genève, Genève, Librairie Stapelmohr, Corraterie 24, 1892 , p. 6.

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13. Edouard Claparède, “Autobiographie”, op. cit., p. 157. 14. Carlo Trombetta, “Inediti psicologici”, op. cit. 15. Edouard Claparède, “Autobiographie”, op. cit. 16. Benoît Peeters, “Le visage et la ligne : zigzag töpfferiens”, in Töpffer. L'invention de la bande dessinée, collection “Savoir : sur l'art”, Hermann éditeur des sciences et des arts, Paris, 1994. 17. Voir Centenaire de la naissance d'Edouard Claparède (1873-1940). Pédagogue et psychologue genevois. Fondateur de l'Institut J.-J. Rousseau. 18. Edouard Claparède, “Autobiographie”, op. cit. 19. L'illusion est un phénomène normal qui consiste à apprécier le poids avant la pesée de l'objet. Ceci a pour conséquence de prendre l'objet évalué comme plus gros (donc plus lourd) avec une force musculaire plus grande. Ce test va être utilisé pour distinguer l'anormalité de l'arriération. 20. Edouard Claparède, “Autobiographie”, op. cit.

RÉSUMÉS

A partir d'une étude anamnestique des élèves des classes spéciales réalisée en 1908 par le médecin et psychologue genevois Edouard Claparède, l'auteure se propose de comprendre la présence de caricatures d'enfants dans ses cahiers d'observation, ainsi que leur rôle dans l'étude scientifique de l'enfance anormale, en particulier dans sa conceptualisation psychopathologique. A partir de ces documents de nature “privée professionnelle”, l'auteure conclut à un usage du croquis proportionnellement plus important pour la catégorie d'enfants dite “anormal léger”. Par la caricature, Claparède a participé à faire glisser la figure de “l'arriéré scolaire” vers celle de “l'arriéré mental”.

Images of children with learning difficulties and caricatures by Édouard Claparède : Geneva, 1908. Based on an anamnesis study of pupils in special classes performed in 1908 by the doctor and psychologist from Geneva, Édouard Claparède, the author tries to understand the presence of caricatures of children in his observation notebooks, and their role in the scientific study of abnormal childhood, particularly its psychopathological conceptualisation.Based on these "private professional" documents, the author concludes on a usage of sketches which is proportionately larger for the category of so-called "slightly abnormal" childhood. By his use of caricature, Claparède helped to take the image of "learning difficulties" towards that of "mentally retarded".

INDEX

Mots-clés : arriéré mental, éducation spécialisée, médecine, méthode pédagogique, psychologie, représentation Index chronologique : XXème siècle, Début du XXème siècle Index géographique : Suisse

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AUTEUR

MARTINE RUCHAT Professeur, université de Neuchâtel

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Le studio Henri Manuel et le ministère de la Justice : une commande non élucidée

Françoise Denoyelle

1 Bien avant la campagne contre les bagnes d’enfants lancée en août 1934 après l’évasion de colons de la maison d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer, entre 1929 et 19311, le studio Henri Manuel réalise une commande sur les prisons et les institutions pour mineurs relevant du ministère de la Justice. Le reportage est d’importance et couvre l'École d'administration pénitentiaire, 17 maisons d'arrêt, 6 centrales et enfin 9 établissements pour mineurs : les maisons d'éducation surveillée d'Aniane, de Belle-Île- en-Mer, de Saint-Maurice, la colonie correctionnelle d'Eysses, l'école de réforme de Saint-Hilaire, les écoles de préservation de Cadillac, de Clermont-de-l'Oise, de Doullens, ainsi que la prison de la petite Roquette qui, à cette époque, accueille des mineurs. Pour certains établissements, le reportage donne lieu à deux albums, un pour les hommes et un pour les femmes. Quelle est l’origine de la commande, quel en est le commanditaire, à quel public s’adresse-t-elle ? Les questions sont nombreuses, les réponses ne peuvent guère dépasser le stade des hypothèses de travail. Comme pour de nombreux fonds photographiques, nous ne possédons que des images. Elles sont montées sous forme d’albums de facture artisanale. Les photographies sont collées sur du papier Canson et rassemblées par établissement. Seule la dénomination officielle de l’institution, inscrite à la main, figure sur la couverture, mais aucune légende n’accompagne les clichés. A ce jour, nous n’avons retrouvé aucune archive concernant les modalités et les finalités de cette commande. Restent plus d'une trentaine d'albums et des images extraites des reportages sur les institutions accueillant des mineurs et diffusées sous forme de carnets d’une douzaine de cartes postales. Le choix du studio Henri Manuel 2 Une commande d’une telle ampleur ne peut être qu’une initiative du ministère de la Justice. Le choix du studio Henri Manuel n’est pas sans surprendre tant sa production semble éloignée de ce genre de reportage. Pourtant, un examen plus approfondi de son histoire justifie la décision du ministère de la Justice. En 1900, Henri Manuel ouvre un

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studio d’art spécialisé dans le portrait. Très vite il photographie les personnalités du monde de la politique, des arts, du spectacle et des sports. Ses portraits sont peu à peu utilisés par la presse quotidienne et, en 1910, il crée un service de presse chargé de les commercialiser : l’Agence universelle de reportage Henri Manuel, « une très importante entreprise dont le prestige est dû entièrement au talent artistique, à l’esprit d’initiative et aux relations très étendues de Monsieur Henri Manuel dans tous les milieux de Paris ». Loin d’être universelle comme l’indique la publicité, l’agence opère surtout à Paris. En 1925, Henri Manuel loue un immeuble au 27, rue du Faubourg Montmartre. Sur cinq étages, il installe ses ateliers, ses laboratoires et ses services commerciaux. Pour rentabiliser son affaire il diversifie sa production, travaille pour la mode2 et photographie les robes et les ensembles de Chanel, Lanvin, Patou, Poiret, Schiaparelli… Pendant l’entre-deux-guerres, il est le photographe le plus prolifique dans le secteur de la mode. Près de 100 000 clichés de mode seront vendus au poids du verre pour dégager de la place et rentabiliser la production. Dans les années trente, comme nombre de ses confrères, il s’ouvre à la photographie publicitaire et poursuit ses reportages. A la vente du studio3 en 1941, l’inventaire fait état d’un fonds comprenant 300 000 clichés de reportages, 350 000 clichés de personnalités et clients récents, 260 000 clichés vendus au poids du verre.

3 Au début de cette période, le studio est en difficulté4. Si le marché est en expansion, la concurrence est importante, particulièrement avec l’arrivée des agences photographiques étrangères. Trouver de nouvelles commandes est impératif. Henri Manuel, habitué à photographier en studio, n’est pas un spécialiste des reportages. Il obtient néanmoins un reportage sur l’hôpital Sainte-Anne en 1930. Ses relations avec les membres du gouvernement et des différents ministères qui viennent se faire portraiturer dans son studio ont certainement favorisé l’obtention d’une importante commande du ministère de la Justice. Ce genre de reportage “officiel” n’est pas nouveau. Une campagne de prises de vues sur la colonie correctionnelle des Douaires a fait, en 1895, l’objet d’un album de présentation plus élaboré que ceux d’Henri Manuel. Si l'auteur des clichés reste inconnu, un texte introductif présente l’institution qui reçoit des mineurs de treize à dix-sept ans confiés à l’administration pénitentiaire par les tribunaux, ainsi que des pupilles. Un enseignement primaire ainsi qu’une éducation morale sont assurés par des institutrices. Les pupilles sont initiés aux métiers de l’agriculture et de l’industrie. Peu d’images montrent la vie quotidienne à l’école. Pour l’essentiel, le photographe a opéré comme le font ses confrères dans les pays exotiques. Des scènes de genre présentent, dans un studio improvisé et derrière un fond neutre, les Ouvriers industriels, Un jardinier, Costume du dimanche et de travail, Personnel de surveillance, Pupilles à l’arrivée. Les portraits, très statiques, prennent parfois des allures anthropométriques : Les forts, Les rachitiques, Les petits…

4 Les reportages d’Henri Manuel répondent à de tout autres ambitions. Plus dynamiques, ils témoignent largement des conditions de vie dans les différents types d’institutions. Faute d’archives, il est impossible de savoir quel était le cahier des charges afférent à la commande, quels étaient les destinataires de ces photographies ? Les albums, de facture artisanale, laissent à penser que la diffusion en fut restreinte. L’édition de cartes postales, réservée aux institutions accueillant des mineurs, a-t-elle été prévue initialement ou décidée une fois la commande réalisée ? Nous ne pouvons apporter aucune réponse à ce sujet. Il nous reste donc à essayer de déterminer, par l’analyse des images, l’esprit qui a présidé au reportage. Nous ne retiendrons ici que les

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photographies consacrées aux centres pour mineurs, mais les mêmes remarques peuvent s’appliquer aux documents sur les prisons pour adultes. Un reportage exhaustif 5 L’ensemble du reportage couvre donc neufs institutions. Cinq d’entre elles sont des centres d’accueil pour les garçons : maisons d’éducation surveillée d’Aniane, de Saint- Maurice, de Belle-Île-en-Mer, école de réforme de Saint-Hilaire, colonie correctionnelle d’Eysses. Trois autres s’adressent aux jeunes filles : les Écoles de préservation de Cadillac, de Clermont-de-l’Oise et de Doullens. Enfin, la prison de la Petite Roquette détient des garçons et des jeunes filles mineurs.

6 Les reportages, d’ampleur variable, s’attachent tous à présenter l’ensemble des acteurs : personnel de direction et d’encadrement, enfants de tous âges, visiteurs. Les bâtiments et leurs dépendances, les sites d’initiation à l’agriculture et à la pêche sont, dans la plupart des cas, montrés dans leur fonctionnement. Le personnel d’encadrement 7 Le directeur trône invariablement à son bureau. La pose comme les lieux sont austères et incarnent l’autorité. Celui de l’école de préservation de Clermont-de-l’Oise pose la main sur une liasse de documents et, au premier plan, des ouvrages empilés de façon désordonnée se veulent les témoins d’une grande activité. La disposition des dossiers sur un vaste bureau trahit la mise en scène. Le mur du fond est plus révélateur de l’austérité générale des bâtiments. La décoration se réduit à quelques photographies perdues sur un pan de mur d’une pièce haute de plafond. (cf. document 1)

8 Parfois, la mise en scène va jusqu’à l’organisation d’une situation où les différents protagonistes incarnent, d’une façon symbolique, l’autorité et la soumission. Dans le bureau directorial, est réuni le personnel d’encadrement de la maison d'éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer. Le directeur, assisté d’un adjoint, arborant une gravité affectée propre à ne délivrer que des sentences irrévocables, interroge un adolescent en tenue de mousse. En retrait, derrière le bureau, un surveillant, dans une pause un peu gauche, se tient près d’une porte ouverte qui donne sur une seconde salle où trois autres mousses, face contre le mur, attendent visiblement d’être eux aussi interrogés ou punis. (cf. document 2)

9 A la colonie correctionnelle d’Eysses, la mise en scène est moins évidente ; l’incarnation de l’autorité n’en est que plus présente. Une scène de prétoire, “tribunal” disciplinaire des lieux de détention, rassemble deux “juges” en civil5 assistés d’un surveillant faisant office de greffier. Derrière et en contrebas, un garçon, flanqué d'un surveillant, se tient debout devant ses “juges”. (cf. document 3)

10 Deux autres photographies de la maison d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer ont une fonction d’une autre nature. L’une se contente de rassembler les gardiens dans des poses plus décontractées qui laissent à penser que les albums étaient distribués au personnel, l’autre met l’accent sur le rôle pédagogique des adultes. Un repas, sans doute plus copieux qu’à l’ordinaire, réunit des adultes, moniteurs ou enseignants, servis par un mousse. Surveillants, instructeurs et enseignants sont rarement photographiés seuls. Les femmes enseignent aux plus petits et aux jeunes filles. Laïques, elles sont toujours assistées par une fonctionnaire vêtue du strict uniforme de l'Administration pénitentiaire. Les fonctionnaires en uniforme sont également présents au côté des instituteurs des établissements pour garçons. (cf. document 4)

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11 Les instructeurs, affectés aux différents apprentissages, sont photographiés au milieu des jeunes, dans les ateliers ou dans les champs. Le personnel sanitaire n’est présent que dans quelques albums. A l’école de préservation de Clermont-de-l’Oise, une scène présente un docteur, assisté de deux infirmières, interrogeant une jeune fille. Derrière elle, quatre de ses camarades attendent leur tour. Mis à part la table recouverte d’une toile blanche, sur laquelle sont posés quelques flacons et une boîte contenant sans doute seringues ou pansements, et la cuvette pleine d'eau portée par une des deux infirmières, rien ne nous laisse penser que nous sommes dans une infirmerie. La mise en scène a pour objectif de signaler l’existence d’un suivi médical, mais un observateur, même contemporain de l’image, en décrypte facilement le côté artificiel. (cf. document 5)

12 Le personnel, toujours présent sur les photographies, est constamment en situation de travail. Outre ses fonctions de gardiennage, il joue un rôle éducatif, à la fois scolaire et professionnel. L’autorité, bien qu’affirmée, ne prévaut pas sur l’éducation, sauf dans les institutions les plus répressives, comme la prison de la Petite Roquette ou la colonie correctionnelle d’Eysses. Les enfants et les adolescents 13 Garçons et filles, séparés dans diverses institutions, sont le plus souvent appréhendés en groupe lors d’activités : classe, sport, apprentissage... Les adolescentes ont une corpulence révélatrice des régimes alimentaires riches en pain et féculents. Une composition photographique rassemblant les quarts, brocs, écuelles prêts pour le repas souligne la part très importante qu’occupe le pain dans les repas. (cf. document 6)

14 Les photographies prises dans les réfectoires lors du déjeuner confirment les informations fournies par la composition. Enfants, adolescents paraissent en bonne santé physique, mais les garçons comme les filles ont rarement le sourire aux lèvres. Ils se contentent de poser comme on leur a demandé de le faire.

15 Quelques portraits individuels, notamment dans les cellules, sont criants de détresse. Souvent, les adolescents détournent le tête ou se cachent sous une mauvaise couverture posée sur une paillasse. Si certaines prises de vue préservent l’anonymat des enfants et des adolescents, c’est uniquement en fonction d’impératifs photographiques. En classe, ils sont pris de dos afin de présenter de face l’encadrement, les tableaux et le matériel pédagogique accrochés au mur. Dans la boulangerie de l’école de réforme de Saint- Hilaire, les adolescents sont couchés sur le pétrin, mais ceux qui travaillent dans la forge posent de face, tout comme ceux qui chargent des troncs d’arbres sur des charrettes. Dans la basse-cour de l’école de préservation de Doullens, une jeune fille détourne la tête, mais deux autres fixent l’objectif, ce qui laisse à penser qu’aucune instruction précise n’a été donnée à l’opérateur. Les mêmes remarques prévalent pour la colonie correctionnelle d’Eysses et la prison de la Petite Roquette.

16 La vision que donnent les reportages des enfants et des adolescents est essentiellement collective, inscrite, comme celle du personnel, dans des activités où les deux groupes se côtoient journellement. Les locaux 17 Omniprésents comme éléments du décor, les locaux ne peuvent guère être mis en scène et traduisent avec force la réalité quotidienne de l’enfermement, de la vétusté. L’exiguïté côtoie le vaste, tous deux aussi impropres au minimum d’intimité. L’enfermement s’impose dès l’entrée par une vaste porte, des murs d’enceinte élevés, tout comme ceux qui cloisonnent les différents quartiers dévolus à la répression. Le

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quartier cellulaire de Saint-Hilaire aligne des petites fenêtres protégées par de lourdes grilles et, dans l’étroite cour, les garçons cassent des cailloux à genoux. (cf. document 7)

18 Le décor de la cour de l’école de préservation de Clermont-de-l’Oise est tout aussi austère. Le mur de clôture est encore plus haut et, si deux couples de jeunes filles esquissent un pas de danse, les autres tournent dans la cour sous l’œil vigilant des surveillantes. L’univers carcéral imprime sa marque. A la maison d’éducation surveillée de Saint-Maurice, les activités agricoles se déroulent dans plusieurs bâtiments d’aspect moins austère. Habilement, le photographe a saisi les jeunes jouant au ballon devant un bâtiment plus accueillant : l’infirmerie. Visiblement, ce terrain n’est pas dévolu, habituellement, à ce genre d’exercice.

19 L’intérieur des bâtiments est appréhendé suivant deux types de fonction : l’hébergement, d’une part, les différentes activités, d’autre part. Les enfants et les adolescents dorment dans des structures allant de la cellule individuelle au dortoir. A l’école de préservation de Doullens, de lourdes portes, avec heurtoir et verrou, disposées le long d’un couloir, ferment chaque cellule. A l’intérieur, l’unique mobilier est constitué d’un lit métallique. Les murs de briques sont passés à la chaux, la fenêtre avec des barreaux donne sur un autre mur. Le sol dallé est en mauvais état. L’univers est carcéral. Dans la même école, une chambre à deux lits séparés par une table de nuit accueille une jeune fille enceinte. Dans l’album, aucune légende n’accompagne la photo, mais la carte postale qui la reproduit indique que nous sommes dans “la salle des expectantes”. Le linge est impeccable et on a même disposé une sorte de tapis sur le parquet ciré. (cf. document 8)

20 Lorsque les jeunes filles ont eu leur bébé, elles gardent l’enfant avec elles. La chambre accueille alors deux lits. Comme dans la photographie précédente la mise en scène est importante. Draps et serviettes ont été disposés spécialement pour le photographe. En dépit des efforts de l’institution pour donner une image valorisante, le dénuement est total. Les murs sont vides, pas un objet, pas un jouet n’esquisse un semblant de vie dans la pièce. Le dortoir de l’école de préservation de Clermont-de-l’Oise est plus classique et rappelle ceux qui accueillaient les jeunes filles dans les lycées à la même époque. Tout autres sont les cellules de bois, “les cages à poules”, aménagées dans une vaste pièce du même établissement. Une vue en plongée traduit l’exiguïté de chaque cellule, dont l’espace correspond à celui qu’exige un lit : 1,90 m x 0,90 m. Les mêmes aménagements se retrouvent dans les établissements pour garçons. (cf. document 9)

21 Les repas sont pris dans des réfectoires. Le mobilier est rudimentaire, l’éclairage et le chauffage notoirement insuffisants pour d’aussi vastes salles. A l’école de préservation de Clermont-de-l’Oise, un petit poêle est censé chauffer une pièce de plusieurs centaines de mètres carrés. Ici comme dans les classes, les adolescentes portent des châles sur les épaules et les surveillantes ne quittent pas leur manteau. La vaisselle, entièrement en métal, est usagée. Parfois, la mise en scène a disposé des serviettes en éventail et quelques guirlandes peuvent ajouter un air de fête, mais l’atmosphère est silencieuse. Tout le monde mange, personne ne parle et la surveillante chef, installée sur une estrade, fait régner l’ordre.

22 L’hygiène, incluse dans la formation des jeunes, donne lieu à quelques vues des installations sanitaires. Lavabos collectifs ou individuels, quelles que soient les institutions, témoignent eux aussi de la vétusté des installations. Les jeunes filles de l’école de préservation de Doullens font semblant de se laver les mains, mais aucune eau ne sort des robinets et le même problème touche les douches. Quant aux baignoires

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de l’école de réforme de Saint-Hilaire, elles sont probablement réservées aux malades atteints de tuberculose. La vétusté des installations sanitaires ne doit cependant pas occulter un désir de l’administration d’inculquer les règles de l’hygiène, à une époque où l’eau courante est encore absente de bien des logements et où les taudis sont nombreux en ville.

23 Les locaux consacrés à la formation sont d’aspect variable. Les classes sont les plus accueillantes. Vastes comme toutes les salles consacrées à la vie collective, elles abritent le même modeste poêle, mais le matériel pédagogique - cartes, planches dédiées à la botanique, au système métrique… - est identique à celui utilisé dans les écoles primaires de l’époque. Les images, gravures accrochées aux murs, sont nombreuses. La touche personnelle de l’enseignant est évidente et donne un peu de chaleur à l’ensemble. Les locaux dévolus aux apprentissages n’ont pas toujours été conçus pour cela. Le fournil de l’école de réforme de Saint-Hilaire ne dispose que de fours. Rien n’est prévu pour poser les paniers dans lesquels est disposée la pâte. Les boulangers les ont donc mis par terre. La menuiserie de la maison d’éducation surveillée de Saint-Maurice est une pièce assez petite, si bien que les établis sont trop proches les uns des autres pour pouvoir travailler convenablement. En revanche, les matelassières déjà évoquées ont été installées dans une remise où a échoué un confessionnal désaffecté. La pièce est trop vaste pour les six jeunes filles et semble un lieu de travail improvisé pour la photographie.

24 Peu d’espaces sont dédiés aux distractions, loisirs et à la religion. Généralement, pour chaque institution, une photographie est consacrée à la messe, mais l’esprit laïc interdit toute manifestation ostentatoire de la religion. Les distractions sont rares : chorale à l’école de préservation de Clermont-de-l’Oise, audition d’un disque à la maison d’éducation surveillée d’Aniane, fanfare à la maison d’éducation surveillée de Saint- Maurice. Le sport, en revanche, se pratique sous de multiples formes : gymnastique et danse pour les jeunes filles, jeux de ballon, agrès, gymnastique pour les garçons. Il s’agit de développer le corps au même titre que l’esprit, mais aussi de canaliser une énergie. L’enfermement, la garde constante ne laissent guère d’espace de liberté à ces jeunes corps, qui ont vite tendance à s’empâter.

25 Les locaux constituent un témoignage fort sur les conditions d’hébergement et de vie des enfants et des adolescents. Ils apparaissent comme des lieux froids, lugubres, plus adaptés au gardiennage, à la répression qu’à l’éducation. Les techniques de reportage 26 Le studio Henri Manuel, nous l’avons vu, n’est pas un spécialiste du reportage. Ce handicap se révèle, pour nous qui examinons les photographies soixante-dix ans après leur prise de vue, comme un précieux auxiliaire. Le manque d’habileté des opérateurs6 met nettement en évidence les mises en scènes, comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises. Les enfants et les adolescents portent toujours des vêtements qui sortent de la lingerie. Les vêtements pour le travail sont tout aussi propres. Quelques exceptions, comme les pantalons des mitrons de l’école de réforme de Saint-Hilaire ; montrent que la réalité quotidienne devait être bien différente. L’aspect vestimentaire des jeunes est du ressort des institutions et traduit leur volonté de se valoriser. Les mises en scène sont plus complexes à analyser. Ont-elles été organisées par le photographe ou par la direction ? Probablement par les deux. Il est clair que les jeunes filles de l’École de préservation de Doullens n’ont jamais donné de grain aux poules, du moins dans ces conditions. Leurs gestes sont plus que gauches. Elles imitent la fermière

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qui prend du grain dans son tablier pour le jeter aux poules, mais leurs blouses propres et fermées par derrière ne sont pas adaptées à ce genre d’activité. De nombreuses scènes sont organisées pour rassembler sur une même photographie les différents moments d’une activité ou d’un apprentissage. Sur une même photographie, les matelassières de l’école de préservation de Cadillac rassemblent la paille, la cardent, cousent les paillasses des cellules. A la maison d’éducation surveillée de Saint-Maurice, échafaudage et échelles ont été posés contre un bâtiment. Sept garçons, sous la direction d’un professionnel, miment les différents travaux de maçonnerie et de couverture. En dehors des mises en scène, les techniques de reportage sont rudimentaires. A une exception près, ni les prises de vue en plongée contre-plongée, ni les gros plans ne sont utilisés. Ces techniques, très en vogue dans la photographie de propagande et connues du studio Henri Manuel, ne sont pas reprises. Les vues sont frontales, la lumière naturelle utilisée au maximum. Il semble que les opérateurs n’aient eu d’autres buts que de répondre à la commande. Quelques images prises dans les cellules, témoignage sobre mais implacable de vérité, ne répondent pas à une valorisation de l’institution. Rares, elles s’expliquent mal. L’esprit qui préside au reportage 27 Ce chapitre est celui qui pose le plus de problèmes compte tenu des nombreuses interrogations qui restent sans réponse. • 1) Quelles étaient les attentes et les motivations du commanditaire ? • 2) Le studio Henri Manuel a-t-il répondu à ces attentes ? • 3) A l’époque, comment et par qui les images ont-elles été perçues ?

28 Néanmoins, apparaît la volonté de montrer que la prison n’est pas seulement un lieu de détention/punition, mais aussi de rachat par le travail. L’éducation, la diversité des apprentissages sont largement développés, valorisés ; en revanche, la répression, les brimades, l’enfermement transparaissent plus qu’ils ne sont affirmés. Si la messe est célébrée, l’ensemble du personnel est laïque et sont promues les valeurs de travail et d’obéissance, comme en témoignent les inscriptions dans les salles où se rassemblent les jeunes.

29 Une vision contemporaine appréhende probablement de façon plus critique l’ensemble des reportages. L’enfermement, le manque d’ouverture sur le monde extérieur, la dureté des conditions de vie ne sont pas les mieux appropriés pour former et préparer ces jeunes à une vie d’adulte. Si la formation professionnelle peut être une voie d’insertion, elle est essentiellement en direction des garçons. Les jeunes filles sont cantonnées à des travaux de couture, comme c’était l’usage à l’époque. Ces reportages, par leur exhaustivité, représentent une commande exceptionnelle de l’État. A la même période, entre 1930 et 1931, François Kollar a réalisé, pour les éditions Horizon de France, un reportage intitulé La France travaille. Son travail, qui répond aux mêmes impératifs d’exhaustivité que celui d’Henri Manuel, est en revanche d’une qualité artistique nettement supérieure et a fait l’objet d’une publication en quinze fascicules et deux volumes. Les albums d’Henri Manuel, par leur facture artisanale, n’ont pas dépassé le stade d’une diffusion interne à l’institution, même si quelques rares images ont été publiées dans un magazine.

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NOTES

1. Les dates inscrites sur les tableaux dans les classes ou affichées sur les éphémérides dans les bureaux permettent de dater précisément le reportage. 2. De 1906 à 1938, Henri Manuel travaille pour trente revues de mode et plus particulièrement pour La femme de France (1922-1935), Les grandes modes de Paris (1906-1931), Les modes de la femme de France (1922-1935), Le petit écho de la mode (1928-1936). 3. Voir, à ce sujet, Françoise Denoyelle, La lumière de Paris, Les usages de la photographie, (1922-1939), L’Harmattan, Paris, 1997. 4. Le bilan financier de l’exploitation fait apparaître des pertes pour les exercices 1931, 1934, 1936. 5. En fait, le règlement des maisons d’éducation surveillée précise que le “prétoire” est dirigé par le directeur de l’établissement et un de ses adjoints. 6. Compte tenu de l’importance et du nombre de reportages, ceux-ci ont été réalisés par des opérateurs différents.

RÉSUMÉS

Entre 1929 et 1931, le studio Henri Manuel réalise une commande sur les prisons et les institutions pour mineurs relevant du ministère de la Justice. Le reportage se caractérise par son ampleur, son exhaustivité, sa volonté de montrer que la prison n'est pas seulement un lieu de détention/punition, mais aussi de rachat par le travail. L'ensemble des reportages a fait l'objet d'albums de facture artisanale pour chaque prison ; quelques photographies ont été publiées dans la presse ou diffusées sous forme de cartes postales, mais, faute d'archives, on ne peut que poser des hypothèses sur l'objet de la commande, ses commanditaires et ses utilisations.

The Henri Manuel studio and the Ministry of Justice an order that remains unexplained Between 1929 and 1931, the Henri Manuel studio performed work on prisons and institutions for minors under the Ministry of justice. The report is characterised by its scope, its exhaustiveness and its will to show that prison is not merely a place of detention/punishment, it is also one where salvation can be found through work. All the reports resulted in craftsman-made albums for each prison. Several photographs were published in the press or distributed as postcards but, because no archives exist, one can only speculate on the reasons for the order, who placed the order and what it was to be used for.

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INDEX

Mots-clés : établissements correctionnels, histoire de la justice, histoire de la prison, institution, reportage photographique, représentation Index chronologique : XXème siècle, Entre deux guerres Index géographique : France

AUTEUR

FRANÇOISE DENOYELLE Maître de conférences à l'ENS Louis Lumière, Noisy-le-Grand (93)

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L’image du jugement dernier dans la salle d’audience du tribunal pour enfants de Paris Une tapisserie de Georges Devêche (1946)

Jacques Bourquin

1 Cette tapisserie qui orne toujours la salle d’audience du tribunal pour enfants de Paris fut, selon Guillaume Jeanneau, directeur de la manufacture des Gobelins depuis 1937, l’objet, en 1943, d’une commande de la ville de Paris, « préoccupée, écrit-il, de décorer la salle d’audience du Tribunal créé pour les jeunes délinquants1».

2 C’est un jeune magistrat, Jean Chazal, contacté par Guillaume Jeanneau, qui rencontre à plusieurs reprises Georges Devêche pour le sensibiliser aux problèmes de la justice des mineurs. En 1943, Jean Chazal est responsable au ministère de la Santé de la coordination Justice-Santé-Éducation nationale qui traite des problèmes de l’enfance irrégulière. Par la suite, il fut, en 1945, juge des enfants au tribunal de la Seine. Jean Chazal sera, après la guerre, un des théoriciens au niveau national puis international de la justice des mineurs, à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages.

3 Dans son article de 1947, Guillaume Jeanneau évoque un concours restreint pour l’attribution de la commande à Georges Devêche ; il n’en a pas été retrouvé trace. Selon André Devêche, frère de l’artiste, que nous avons rencontré2, il n’y aurait pas eu de concours et Guillaume Jeanneau aurait proposé le nom de Georges Devêche, déjà bien connu par la manufacture des Gobelins.

4 À ce jour, on ne sait pas si la tapisserie a été réalisée aux Gobelins ou à Aubusson, les archives manquent, mais il semblerait que, pendant la guerre, l’activité des Gobelins ait été très réduite au profit d’Aubusson. Qui est Georges Devêche ? 5 Né en 1903, décédé en 1974, Georges Devêche est l’héritier d’une dynastie de décorateurs d’intérieur parisiens qui remonte à 1870 pour se poursuivre encore actuellement. Son grand-père Alexandre, son père Pierre, son frère André ont laissé des noms dans le milieu des arts décoratifs.

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6 Georges Devêche participe avec son père et son frère à la décoration du pavillon de l’Algérie à l’exposition coloniale de 1931, puis à celle de la salle des fêtes de la mairie du XIVe arrondissement de Paris. Georges Devêche s’oriente plus particulièrement vers la tapisserie, c’est un artiste indépendant qu’il est difficile de rattacher à une école particulière, bien qu’il soit influencé par le style Arts Déco des années 1930. Ses tapisseries ne sont pas sans rappeler celles de Lurçat, de Picard le Doux, bien que d’une facture plus classique, moins audacieuse.

7 Le Mobilier national lui commande, pendant la guerre, des cartons de tapisseries sur les “arts du feu”, le “textile”, œuvres qui sont réalisées à la manufacture des Gobelins. C’est à cette époque qu’il débutera son travail pour la tapisserie du tribunal pour enfants de Paris, qu’il achèvera en 1946.

8 Au lendemain de la guerre, Georges Devêche poursuit son activité en réalisant plusieurs tapisseries à partir de l’œuvre de Paul Claudel, L’annonce faite à Marie, Le soulier de satin. A partir de 1960, Georges Devêche se consacrera surtout à l’art du vitrail. En relation avec l’architecte A. Froidevaux, il produit de nombreux cartons dans le cadre de la restauration de la cathédrale d’Auch, des églises Sainte-Radegonde et Saint-Hilaire à Poitiers, de l’église d’Orcival en Auvergne. Il est mort à Grosrouvre, dans les Yvelines, où plusieurs vitraux de l’église lui sont dus. Circonstances de l’œuvre 9 La commande de la tapisserie date de début 1943. Les deux premiers projets remis à Jean Chazal sont datés de décembre 1943.

10 C’est une période où le problème de l’enfance délinquante préoccupe particulièrement le gouvernement de Vichy. Les chiffres de la délinquance juvénile sont en augmentation de plus en plus rapide depuis 1940. Dès la défaite de juin 1940, l’État français, dans une logique d’encadrement et de remoralisation de la jeunesse, on parle même d’armement moral, crée les Chantiers de jeunesse puis, pour les plus jeunes, les Compagnons de France. Il faut pallier l’absence des pères tués ou prisonniers. Pour les jeunes délinquants ou en risque de le devenir, on va parler de “rééducation”, de “centre prophylactique” ; les ingrédients en sont souvent des projets fondés sur le retrait de la ville, le retour au monde rural : « la nature, au moins, elle ne ment pas3 », dit le maréchal Pétain.

11 A cela s’ajoutent le respect du chef, l’autorité, le travail, l’apprentissage, la pratique du sport… C’est sur ces bases que se créent, début 1942, les premiers petits centres d’accueil4 pour les jeunes délinquants, auxquels on essaiera d’éviter la détention préventive. Ces centres ouverts assez souvent par des jeunes gens issus des mouvements de jeunesse, dont le scoutisme, donneront naissance à une profession à venir : les éducateurs. Une loi du 27 juillet 1942 réforme la législation sur l’enfance délinquante, qui remontait à 1912, et introduit la notion d’éducabilité du mineur délinquant en la substituant à la vieille notion de discernement, qui remontait à 1791. Ce projet d’éducabilité du mineur délinquant remontait à la fin du XIXe siècle, mais il avait fallu les campagnes de presse contre les bagnes d’enfants, de 1934 à 1937, pour voir apparaître, à la veille de la guerre, les premières tentatives de réforme de ces institutions qui accueillaient les mineurs de justice.

12 Vichy s’inscrivait dans ce domaine dans la continuité d’un grand courant réformiste mené depuis la dernière partie du XIXe siècle par des juristes, des philanthropes, des médecins, des hommes politiques. Cette loi de 1942 privilégiait surtout le rôle de

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l’observation du mineur avant la décision du tribunal des enfants, en excluant, contrairement à la loi de 1912, les mineurs de 16 ans de cette amélioration législative.

13 Dans la lettre au maréchal Pétain qui précédait l’acte dit « loi du 27 juillet 1942 », le garde des Sceaux, Barthélémy, introduisait son propos en écrivant : « la volonté de faire de la jeunesse française, une jeunesse forte, saine de corps et d’esprit préparée aux tâches qui élèvent les âmes, […] un des buts principaux de la révolution nationale ».

14 La jeunesse délinquante, longtemps considérée comme “inamendable”, était incluse dans ce courant de réforme de la jeunesse. Moins de trois ans plus tard, alors que le régime a changé et que la libération du territoire est en cours, l’ordonnance du 2 février 1945 sur l’enfance délinquante s’inscrit, avec des nuances il est vrai, dans la continuité du texte de 1942. Dans son exposé des motifs, le garde des Sceaux de 1945, P.-H. Teitgen, écrit : « La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut faire des êtres sains. […] La guerre et les bouleversements qu’elle a provoqués ont accru dans des proportions inquiétantes la délinquance juvénile. […] La République Française entend protéger efficacement les mineurs et plus particulièrement les mineurs délinquants ».

15 Il y a là un fort appel à la jeunesse, nécessaire pour reconstruire le pays. Les mineurs de justice ne sont pas exclus. Victimes de la guerre, il faut les rééduquer. C’est dans ce contexte, celui de la guerre, de l’occupation puis de la libération, entre ces deux textes législatifs, que G. Devêche élabore et produit sa tapisserie pour le tribunal pour enfants. C’est pendant cette même période que le juge Chazal participe au ministère de la Santé, puis au tribunal pour enfants de la Seine, à la constitution de tout un secteur d’intervention auprès de l’enfance dite “coupable5”, que l’on qualifiera plus généralement, à la fin de la guerre, “d’enfance inadaptée6”. Il y a la volonté d’intégrer l’enfance coupable dans le secteur des enfants en danger moral, ceux qui sont soignables, rééducables. A cela s’ajoute une idée plus ancienne, que l’enfant coupable est aussi enfant victime. Cela est d’autant plus vrai au lendemain de la guerre. Etude de la tapisserie 16 Depuis les années 1930, on peut parler d’un véritable renouveau de la tapisserie, en particulier sous l’impulsion de Jean Lurçat qui découvre, en 1938, l’Apocalypse d’Angers réalisée à la fin du XIVe siècle. On assiste à un retour à la tradition médiévale, avec l’abandon des effets de perspective, une réduction de la palette des couleurs.

17 Il est à remarquer que Georges Devêche terminera sa tapisserie en 1946, l’année où est inaugurée à Paris, au musée des Arts décoratifs, une grande exposition qui illustre le renouveau de la tapisserie en France. G. Devêche s’inscrivait pleinement dans ce courant. En décembre 1943, il présente à Jean Chazal deux projets. Le premier projet 18 Ce premier projet (cf tapisserie 1) est intitulé par Georges Devêche : Le travail, symbole de la vie honnête. L’œuvre se construit autour de l’image de la famille, qui occupe le centre du carton dans une sorte de grand losange où figurent le père assis à table tenant sur ses genoux le plus jeune enfant, la mère debout - une image traditionnelle dans la famille paysanne - qui sert le potage, un garçonnet portant le pain, une petite fille qui s’agrippe à la jupe de sa mère. Une image pleine de sérénité, loin de la guerre, que Devêche commente ainsi dans un texte joint au carton : « Le bonheur familial comme récompense de la vie vouée au travail7. »

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19 Autour de cette scène familiale, le travail est représenté en haut et à droite de l’œuvre par un laboureur, à gauche par un paysan qui sème, en bas par la moisson et un boulanger qui pétrit le pain. Le travail, la famille, deux valeurs emblématiques de l’époque qui s’inscrivent sur un fond de ruralité. La bordure de la tapisserie, en référence à la tapisserie médiévale, allie l’image à l’écriture. A droite de l’œuvre se trouvent mentionnés quatre des sept péchés capitaux : l’avarice, l’orgueil, la paresse, la colère. L’auteur a fait un choix ; ne figurent pas la luxure, peut-être peu compatible avec l’image de l’enfance, la gourmandise, trop vénielle, l’envie. Il est à remarquer que, dans un avant-projet dont nous avons quelques détails, apparaissaient la jalousie et la méchanceté, mais ce ne sont pas des péchés capitaux. A gauche de l’œuvre, quatre vertus sont inscrites : la charité, la volonté, la douceur, le courage. Tous ces vices et vertus sont représentés par des personnages féminins vêtus de longues robes. Dans son texte d’accompagnement, Georges Devêche évoque « le cortège des vices et des vertus » ; il illustre l’ensemble par une pensée de Turgot : « La liberté, c’est le droit de faire tout ce qui n’est pas contraire au droit d’autrui ». Une formule dont on pourrait avoir, en 1943, plusieurs lectures. Dans le bandeau supérieur du carton, figure une balance sur fond de flammes sur laquelle G. Devêche ne fait aucun commentaire. Une référence au jugement dernier ? Le second projet

20 C’est celui que Jean Chazal retiendra. On ne peut le dater avec exactitude ; vraisemblablement 1944, mais avant ou après la libération de Paris ?

21 Georges Devêche l’intitule La France défend la cité en distribuant la Justice ; la référence à la Patrie est évidente. La cité est représentée en haut du carton par la ville de Paris, où se détachent Notre-Dame et le Palais de Justice. L’œuvre s’organise autour d’un personnage central, debout sur une sorte de piédestal. Il porte de longs cheveux blonds, une longue tunique orangée sur laquelle se détache un glaive en forme de croix. Les bons sujets sont à droite, épanouis : une mère portant son enfant dans les bras, proche d’un arbre porteur de fruits, des gens au travail, des jeunes gens, filles et garçons, chantant au milieu des fleurs et des fruits ; une vision de paradis qui n’est pas sans évoquer Giotto. Au bas, G. Devêche fait figurer deux personnages qui apparaissent comme des donateurs, image courante dans la peinture votive médiévale ; l’un porte une caravelle, l’autre une cité, symbole vraisemblable de la ville de Paris, qui, rappelons-le, fut à l’origine de la commande de la tapisserie. Dans la partie gauche, deux personnages, des adolescents peut-être, dans une cellule ; leur attitude évoque la peine, le repentir, la soumission. Aux arbres remplis de fleurs de la partie droite se substituent des buissons d’épineux, des personnages aux visages indistincts que Georges Devêche appelle « les justiciables » ; ils semblent écouter une sentence. En haut, à gauche, des échafaudages, des ouvriers au travail « construisent la cité », suivant la formule de G. Devêche. Ils ne sont pas sans évoquer les bâtisseurs de cathédrales. Bien que les vices et les vertus aient disparu dans les bandeaux, ainsi que la balance et les flammes, la référence au jugement dernier se précise. La citation de Turgot a été supprimée et l’artiste intitule son second projet : « La France donne l’exemple à ceux qui ont failli à leur devoir ; la cité image de la civilisation ne peut vivre sans cette protection vigilante contre les mauvais sujets. » Le projet définitif, celui de 1946 22 Les modifications par rapport au projet précédent sont mineures (voir tapisserie 2). Il ne s’agit plus d’un carton, mais d’une œuvre tissée d’environ 18 m2. Les couleurs sont

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plus contrastées, les dessins plus lisibles, les traits plus définitifs. La référence au jugement dernier est très clairement renforcée. Les vices et les vertus apparaissent dans les bordures, mais elles sont inversées par rapport au premier projet : les vertus sont à droite, les vices à gauche. Nous sommes plus dans la tradition picturale des jugements derniers. La balance sur fond de flammes réapparaît, mais cette fois elle figure en bas de la tapisserie, position plus conforme à la place traditionnelle de l’enfer. Le personnage central, que Georges Devêche, dans son projet précédent, identifie à la France, n’est pas sans évoquer le Christ avec le glaive que l’on trouve dans les jugements derniers de Memling, de Fra Angelico. Cette image peut se référer à l’apocalypse de Saint Jean ou à l’Évangile de Saint Mathieu, où le Christ apparaît au moment du jugement dernier ; c’est à lui que Dieu le père a remis le pouvoir de choisir les élus et les damnés.

23 On ne peut, derrière cette image de la justice, s’empêcher de voir celle du juge des enfants, dont la récente ordonnance du 2 février 1945 a fait le pilier, la clé de voûte de la réforme. A ses pieds, trois adolescents, dans une attitude d’attente, d’inquiétude attendent le prononcé de la décision. Un peu plus bas, un groupe de cinq jeunes, trois garçons et deux filles, nous fait face ; ils connaissent la décision : un garçon au visage ironique ? tourmenté ? un autre de profil, un troisième les mains jointes dans une attitude de prière, une fille les yeux cachés dans les mains masque son inquiétude, son désarroi, alors qu’une autre les bras croisés, le visage fermé, porte son regard sur une autre partie de la tapisserie, celle où la mère et l’enfant se trouvent parmi les justes. Encore plus bas, plus près des flammes, le cachot du précédent projet laisse la place à une sorte de grotte entourée de buissons épineux, où un adolescent isolé, à genoux, semble en pénitence. La partie droite de la tapisserie n’a pas changé. Ce sont les bons sujets, les justes, les élus. Ils apparaissent là comme l’exemple à suivre.

24 Cette œuvre élaborée dans une symbolique toute religieuse autour des notions de péché, de juste et de coupable, correspond-elle au discours qui fonde, pendant la guerre et au lendemain de la guerre, les orientations de la justice des mineurs ?

25 Malgré une courbe de la délinquance juvénile en hausse manifeste depuis 1941, nous sommes, en 1945, dans un moment de libération nationale, et le regard que l’on porte sur le mineur délinquant est plein de mansuétude : c’est une victime de la guerre, il a été mal éduqué et l’ordonnance de 1945, nous l’avons vu, ne privilégiera ni la sanction, ni l’incarcération. On ne parlera plus de remoralisation comme en 1940, mais de rééducation, bien qu’entre les deux termes la différence ne soit pas manifeste. La sanction n’est pas à l’ordre du jour. La réforme est éducative ou ré-éducative à l’égard de ceux qui ont été mal élevés. N’oublions pas que tout ce projet a été élaboré et mis en forme pendant la période de la guerre. Jean Chazal a été l’interlocuteur privilégié de Georges Devêche. Leurs rencontres entre 1943 et 1946, selon André Devêche, n’ont pas donné lieu à correspondance, tous deux vivant à Paris. Jean Chazal a toutefois beaucoup écrit pendant cette période, et nous avons recherché dans ses nombreux articles ce qu’il disait de la justice des mineurs, du rôle du juge des enfants, quel regard il portait sur la délinquance juvénile.

26 C’est l’image de l’inadaptation sociale qui est dominante. « Pour les mineurs délinquants, écrit J. Chazal en 1946, il n’existe pas de différences psychologiques avec ceux qui ne le sont pas ; c’est un problème d’inadaptation à la vie sociale, familiale ; il importe d’obtenir leur adaptation en les éduquant, mais pour cela, il est souvent indispensable de les soigner8. » Le rôle du juge des enfants, plus que de condamner, est

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d’orienter l’enfant dans la voie éducative. « Son action doit ouvrir la voie à celle de l’éducateur et du médecin9. » Nous sommes pleinement dans la logique de l’ordonnance du 2 février 1945 qui, dans son exposé des motifs, évoque pour les mineurs la présomption d’irresponsabilité pénale. « Ce n’est pas, ajoute J. Chazal, le degré de responsabilité personnelle et intime du jeune délinquant qui importe, ce sont les causes mêmes de son comportement psychique, somatique, familial, social. […] Si philosophiquement l’idée de responsabilité naît d’une liberté portant elle-même son propre commencement, le mineur délinquant n’est ni libre, ni responsable. » Dans ce même article, il réfute l’image du juge des enfants justicier : « Il ne s’agit pas d’expiation, d’exemplarité de la peine, celles-ci sont réservées aux adultes, l’ensemble de la mission des juges des enfants est surtout de pénétrer la personnalité du jeune délinquant10. »

27 Au propos moral teinté de religion qui semble être celui de G. Devêche dans sa tapisserie, se substitue un discours plus humaniste, plus scientifique, qui prend de la distance avec les notions du bien et du mal, du bon et du méchant. Si la peine doit être exceptionnelle pour le mineur, suivant l’ordonnance du 2 février 1945, le juge Chazal ne l’exclut pas pour ceux qu’il qualifie de pervers. Évoquant les mineurs criminels, il lui arrive de se référer à des images qui ne sont pas sans lien avec le jugement dernier : « Pesons les âmes des jeunes criminels, il en est parmi eux qu’une mesure éducative peut sauver11. »

28 La tapisserie demeure dans une logique de punition. A l’égal des tympans de quelques cathédrales médiévales (Bourges, Autun…) qui représentent le jugement dernier, l’image doit avoir une fonction didactique et simpliste pour le pécheur : le ciel, l’enfer. Le jeune délinquant qui comparaît face à ses juges se trouve face à la tapisserie ; elle est derrière le siège du tribunal. Le propos en est simple : il y a les bons, il y a les méchants, la justice punit les méchants.

29 N’était-il pas de la volonté de Georges Devêche, et peut-être de Jean Chazal, suite à la période de guerre où la frontière entre ce qui était permis et ce qui était défendu était devenue très floue, de préciser pour les mineurs la force et la place de la loi ? Enfin, ultime remarque, n’y avait-il pas chez les deux hommes, chrétiens convaincus, la volonté plus ou moins consciente de réintroduire le Christ dans les prétoires ?

NOTES

1. Guillaume Jeanneau, HYPHE, janvier-février 1947, p. 29-30. Il est à remarquer que le tribunal pour enfants de la Seine existait depuis 1914, en application d’une loi sur l’enfance délinquante de 1912. 2. Entretien de Jacques Bourquin avec André Devêche, le 18/10/1999, à Neuilly. 3. Appel du 25 juin 1940. 4. Christian Sanchez, “Les Centres d’accueil et de triage de l’Éducation surveillée 1941-1950”, Le Temps de l’histoire, n° 1, 1998, p. 121-137. 5. Henry et Fernand Joubrel, L’enfance dite “coupable”, Paris, Blond et Gay, 1946.

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6. Michel Chauvière, Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy, Paris, Ed. Ouvrières, 1987. 7. Document communiqué par M. André Devêche. 8. Jean Chazal, Les enfants devant leurs juges, Éditions familiales françaises, Paris, 1946, p. 49. 9. Jean Chazal, “L’action humaine du juge des enfants”, Revue de l’Éducation surveillée, 1946, n° 3, p. 4. 10. Jean Chazal, “L’enfant devant la sanction judiciaire”, Sauvegarde de l'enfance, 1949, p. 19-20. 11. Ibid., p. 19-20.

RÉSUMÉS

La tapisserie qui décore toujours aujourd'hui la salle d'audience du Tribunal pour enfants de Paris a été commandée, en 1943, par la Ville de Paris. Ce travail fut confié à l'artiste Georges Devêche, qui réalisa trois projets entre 1943 et 1946.Le premier, qui date de 1943, célèbre la famille, le travail et le monde rural, valeurs fortement encouragées par le régime de Vichy.Le projet final, de 1946, symbolise la justice des mineurs au travers d'un personnage qui évoque Jésus-Christ, avec, à sa droite, les bons dont on doit suivre l'exemple et, à sa gauche, les méchants destinés à la pénitence et peut-être à la rédemption.Le sujet se réfère très clairement à la tapisserie médiévale et ne reflète pas l'image de la réhabilitation privilégiée par l'ordonnance du 2 Février 1945 sur la délinquance juvénile, dont le texte vient d'être promulgué.

The depiction of the Final Judgement in the hearing room at the Seine Children's Court (1946). The tapestry which still hangs in the hearing room at the Paris Children's Court was ordered in 1943 by the city of Paris. The work was entrusted to Georges Devêche who created three projects between 1943 and 1946.The first, which dates back to 1943, is a celebration of the family, work and rural life, all values which were strongly encouraged by the Vichy regime.The final project, in 1946, symbolises justice for minors through a character representing Jesus Christ with, on his right hand, the righteous, whose example is to be followed, and on his left, sinners, who must be penitent and perhaps obtain redemption.The subject refers very clearly to medieval tapestry and is no reflection of the image of rehabilitation encouraged by the order dated February 2nd, 1945 on juvenile delinquency, the text of which had just been published.

INDEX

Mots-clés : imaginaire social, représentation, tapisserie, tribunal pour enfant Index chronologique : XXème siècle, Deuxième guerre mondiale Index géographique : France, Paris

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AUTEUR

JACQUES BOURQUIN Président de l’Association pour l’histoire de l’éducation surveillée et de la protection judiciaire des mineurs (AHES-PJM).

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Ker Goat/Belle-Île : deux centres mythiques

Mathias Gardet

1 Dès les années trente, la presse a dénoncé les colonies dites “pénitentiaires” ou “correctionnelles” pour mineurs comme étant des bagnes d’enfants. A partir des années quarante, elle s’est faite par contre le chantre d’un autre modèle, celui de centres dits “d’éducation”, de moindre envergure et installés en pleine nature. Légende noire/légende dorée 2 En Bretagne, une légende noire s’est ainsi cristallisée autour de l’institution publique de Belle-Île-en-Mer. Cette ancienne colonie agricole et maritime (datant de 1880) demeure marquée par son passé pénitentiaire jusqu’à sa fermeture en 1977, malgré plusieurs restructurations. Dès 1925, Louis Roubaud, dans son reportage romancé Les enfants de Caïn, fait un véritable réquisitoire contre la colonie, dénonçant notamment les punitions et les corvées. Dans sa conclusion intitulée “L’école du bagne”, il évoque cet enfer pavé de bonnes intentions et préconise une réforme radicale : « Tous ces fonctionnaires - et les mieux intentionnés - sont impuissants devant un système entièrement faux. Les enfants sont directement confiés à des surveillants à peu près illettrés. Toute la connaissance professionnelle de ces gardiens est de savoir fermer une porte ou “passer à tabac” les mauvaises têtes. Ils ont l’esprit et appliquent la discipline militaire. Les pupilles sont pour eux des bêtes fauves qu’il faut dompter en se gardant des morsures. […] Je sais bien que les mots “maisons correctionnelles” ont été effacés sur les portes. Il faut maintenant raser les murs. »1

3 Quelques quarante ans plus tard est publié le témoignage d’un ancien colon, René Biard, sous le titre évocateur de Bagnard en culottes courtes, dans lequel il raconte avec une poésie acide son arrivée à Belle-Île, le 16 novembre 1941 : « Un joli port breton avec un ciel gris et pourtant léger ; il y a encore des femmes avec des coiffes ; d’ici on dirait des oiseaux […] et puis là, bouchant irrémédiablement l’imagination, […] des murs, hauts, robustes, arrogants et tristes, des murs sans joie, sans lierre, comme sans lendemain. Comme vers un cimetière un chemin caillouteux mène à ma future demeure, une petite place qui se cogne contre un portail grenat. Comme pour empêcher les rêves de s’envoler vers les nuages, juste à hauteur des yeux, à l’abri derrière un grillage, une plaque : Ministère de la Justice colonie pénitentiaire. »2

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4 A l’opposé, la légende dorée est incarnée par l’établissement de Ker Goat, un petit centre privé subventionné près de Dinan, créé en 1940, présenté comme exemplaire bien qu’il ait démarré dans des conditions misérables. Un de ses principaux promoteurs, Henri Joubrel, jeune avocat au carnet d’adresses bien rempli, nous offre dès 1947, dans un ouvrage au titre non moins parlant, Ker Goat ou le salut des enfants perdus, une vision très bucolique de son arrivée : « J’emprunte le sentier indiqué, et je m’enfonce dans la forêt. Des corbeaux à grands cris changent de cime. […] La rosée sur les herbes et sur les fougères commence à s’évaporer. […] Après quelques détours apparaît à ma vue, à travers les prés, une fière demeure. Le château de Ker Goat, […] la prison où les barreaux sont les arbres de la forêt. »3

5 D’une part donc, l’image très prégnante de l’enfermement, de l’éloignement renforcé par le côté insulaire de Belle-Île, qui perdure jusque dans les années 1960 et derrière laquelle se profile la mémoire du bagne de la Guyane : « Lorsque le visiteur arrive à Belle-Île, il se trouve toujours à bord du bateau un quidam bien renseigné qui ne manque pas d’attirer son attention sur le “pénitencier” et qui, ayant toujours en réserve quelque anecdote, fait volontiers quelques confidences sur “ces gens de là-haut”. Pour la plus grande partie des habitants de l’île, l’institution est restée la “colonie”. […] Le temps a passé, les méthodes ont changé, mais les bâtiments sont restés, et certains esprits ont tendance à considérer que la clientèle de la “colonie” est la même que naguère. »4

6 D’autre part, le centre en plein air pour purifier les gamins des miasmes de la ville : Ker Goat dont on n’a de cesse de rappeler avec lyrisme, plus de dix ans après sa fondation, la signification en breton et les bienfaits de l’environnement : « Le nom de Ker Goat (la maison du Bois). […] Venant de Pleurtuit par la route, la voiture s’engage bientôt sur un chemin de terre assez cahoteux venant aboutir entre deux piliers de granit qui attendent un portail. Au loin, les vallonnements du lit du Frémur, connu seulement des pêcheurs à la ligne. A l’entour, des champs fraîchement labourés, un peu d’herbe verte qui hurle parmi les feuilles jaunes… »5

7 Il est difficile de travailler en histoire sur les mythes et de déjouer les pièges, notamment dans les récits de création de ces deux centres, souvent présentés comme des évidences. L’effort de déconstruction de ces mythes demande tout d’abord une analyse des images qui sont venues les alimenter, ainsi que des exploitations, voire des manipulations qui en ont été faites, avant de pouvoir retracer brièvement les héritages, les faits et les contextes différents qui marquent chacune de ces deux histoires. Des images qui ont fait la Une 8 Deux événements très fortement médiatisés, concernant respectivement Belle-Île et Ker Goat, les ont tout particulièrement confortés dans leur opposition.

9 En août 1934, éclate une révolte au sein de l’institution de Belle-Île-en-Mer, provoquant l’évasion massive de 55 pupilles. Ce fait divers, qui n’est pourtant pas le premier dans ce type d’établissement, restera à jamais dans les annales du fait de la campagne de presse extrêmement virulente qui va le condamner, mais aussi, surtout, de l’inspiration qu’il va donner à deux intellectuels de renom.6 Jacques Prévert, tout d’abord, écrit son célèbre poème“La Chasse à l’enfant”, dans lequel il dénonce tout particulièrement la « battue » organisée par les habitants de l’île, avec prime offerte pour chaque garçon capturé. Qui d’entre-nous n’aura pas récité ou entendu ces quelques strophes :

10 Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! Maintenant il s’est sauvé

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Et comme une bête traquée Il galope dans la nuit Et tous galopent après lui Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! C’est la meute des honnêtes gens Qui fait la chasse à l’enfant…7

11 En 1937, Jacques Prévert en tire un scénario pour Marcel Carné en vue de réaliser un film dont la première mouture devait s’appeler L’île des enfants perdus. Ce film sera à son tour mythique, puisqu’il ne sera jamais terminé, le projet ayant été interdit une première fois par la censure. Il est repris 10 ans plus tard, quelques scènes ayant été tournées en avril 1947 avec des acteurs aussi connus que Arletty, Martine Carol, Paul Meurisse et, à l’époque, les tout jeunes Anouk Aimée et Serge Reggiani. Cette seconde version, qui avait été rebaptisée La fleur de l’âge, sombrera à son tour, suite à une série d’incidents techniques entraînant des conflits avec la production. De dépit, Marcel Carné abandonnera définitivement le projet et affirmera avoir perdu tous les rushs. Un documentaire relativement récent sur ce « film maudit » montre la force et la persistance de certains clichés sur cette institution.

12 Le reportage commence en effet par une vue panoramique sur la petite ville du Palais prise du bateau et la caméra fait un zoom sur la forteresse de Vauban pour évoquer la colonie pénitentiaire.8 Or, l’institution dite de la “Haute Boulogne” n’a jamais été hébergée au sein de la forteresse, mais sur un terre-plein derrière. Si l’établissement était entouré par un mur d’enceinte, ce n’était pas une prison en dur du style de la Petite Roquette. Il s’agissait en fait d’une série de baraquements disposés plus ou moins en quinconce sur le terrain.9 Cette confusion, parfois involontaire, a été souvent utilisée comme subterfuge dans les campagnes de presse, certains n’hésitant pas à faire figurer la tête d’un gamin derrière les barreaux d’une des fenêtres de la forteresse, beaucoup mieux à même d’évoquer les fantasmes du bagne pour enfants et donc de le dénoncer.

13 Par ailleurs, les très belles photos réalisées entre 1929 et 1931 par le studio Henri Manuel, notamment à Belle-Île, sur commande de l’Administration pénitentiaire, seront par la suite très souvent détournées pour alimenter la croisade contre les colonies pénitentiaires, en ne conservant que les clichés évoquant l’enfermement, comme ceux sur les “cages à poules”.10

14 A Ker Goat, au milieu des années quarante, une chorale est constituée sous la direction d’un jeune éducateur issu des scouts de France, Jacques Dietz. Depuis le XIXe siècle, il était de tradition de constituer des orchestres et orphéons au sein des établissements pour mineurs. Cependant, grâce aux talents musicaux de Jacques Dietz et aux nombreux contacts de Henri Joubrel, la chorale de Ker Goat atteindra en son temps une certaine renommée. Elle se présente tout d’abord dans plusieurs villes bretonnes, avant de monter à la Salle Pleyel à Paris, puis de faire une tournée jusqu’en Suisse, en 1948. Un disque est gravé et les chansons sont diffusées sur les ondes de l’ORTF avec les commentaires louangeurs de la journaliste Clara Candiani. Par ailleurs, entre mars et juillet 1944, Jean Dréville tourne La cage aux rossignols, avec l’acteur Noël-Noël et les non moins populaires Petits chanteurs à la croix de bois. Ce film, produit et largement diffusé par la firme Gaumont, raconte la rédemption des pensionnaires d’un internat de rééducation par le chant, sous l’impulsion d’un de leurs surveillants. Les « petits durs » deviennent de gentils gamins à la « voix d’ange ». Si ce film n’est pas inspiré de

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l’expérience de Ker Goat, encore balbutiante à l’époque, les dirigeants de ce dernier vont cependant rapidement le récupérer pour faire la promotion de leur propre chorale. Les prestations seront ainsi souvent suivies par la projection du film, le programme jouxtant, dans une première partie, « la réalité par un groupe d’enfants du centre d’éducation Georges Bessis »11 avec, en seconde partie, « le rêve Noël-Noël et les Petits chanteurs à la croix de bois dans le film La cage aux rossignols ». Cette assimilation sera reprise largement par la presse pour vanter les mérites de Ker Goat. Quelques clichés bien ancrés 15 Derrière ces deux visions, noire pour l’une, idyllique pour l’autre, on trouve entre autres deux idées toutes faites, qui viennent en quelque sorte justifier la différence entre les deux établissements. Il y a tout d’abord l’idée que l’on a affaire à deux mondes que tout oppose : le secteur public représenté par Belle-Île, l’initiative privée incarnée par Ker Goat ; d’un côté, le poids du pénitentiaire, de l’autre, l’élan généreux de la bienfaisance privée. On retrouve cette vision, par exemple, chez Henri Joubrel et son frère Fernand (docteur en droit et futur magistrat) dans leurs nombreux articles publiés dans la revue Pour l’enfance coupable, qui devient par la suite Sauvons l’enfance, et qui représente une véritable plate-forme de réflexion sur ce thème. En 1944, Henri Joubrel effectue une visite « à travers les maisons d’enfants de l’Administration pénitentiaire ». En nous faisant part de sa surprise, qui le conduit à tempérer la sévérité de ses accusations à l’encontre des établissements publics basées jusqu’alors sur la seule vision de Belle-Île-en-Mer en 1942, il cherche à nous montrer à quel point les réseaux ne se croisent pas : « Nous allions donc dans ces maisons en nous attendant à les trouver bardées de serrures. Nous n’avons pas été détrompés dans les centres d’observation. Mais cette prudence se justifie. […] Par contre, […] les centres de rééducation de l’A.P. [Administration pénitentiaire] sont largement ouverts à tous les vents. Les pupilles pourraient en partir à leur guise au cours de la journée. […] Nous nous attendions aussi à constater un esprit beaucoup plus répressif qu’éducatif. Ne s’agissait-il pas de l’Administration pénitentiaire ? Dès l’arrivée, la vue d’uniformes bleus, à étoiles jaunes ou blanches nous confirma dans cette crainte. Nous fûmes agréablement surpris de rencontrer des “surveillants”, des directeurs et des sous-directeurs jeunes de cœur et d’esprit, et surtout, à côté d’eux, des “moniteurs-éducateurs” en civil. »12

16 Deux ans plus tard, Henri Joubrel lance ce qui semble être un cri d’alarme, sous le titre provocateur de : « Va-t-on nationaliser les œuvres privées ? » Il en profite alors pour souligner la position hégémonique de ces dernières, en les invitant à défendre leurs prérogatives et leur indépendance : « Beaucoup de responsables d’œuvres privées manifestent pourtant à l’heure actuelle une vive inquiétude. […] Ils se trouvent fort alarmés par l’attitude de certains inspecteurs de l’Assistance (on dit maintenant directeurs de la Population), de certains conseils généraux qui paraissent ne les tolérer qu’avec le secret désir de les faire mourir. C’est pour essayer de calmer cette crainte que nous avons voulu écrire ces lignes. […] Une seule politique nous paraît donc de nature à sauvegarder l’existence des œuvres privées : c’est qu’elles se procurent une partie de leurs ressources de la charité individuelle. Il faut que, comme le patronage Rollet qui organise des quêtes dans Paris avec l’aide du scoutisme, comme le centre de Ker Goat qui donne à l’extérieur fêtes et kermesses, et qui va entreprendre dans toute la Bretagne une tournée de chants avec le film La cage aux rossignols, il faut qu’elles participent, par un effort constant, aux besoins de leur entretien. »13

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17 Le deuxième argument souvent mis en avant pour expliquer la différence de régime des deux centres est qu’en fait ils n’accueillent pas la même population : Belle-Île recevant les cas les plus durs, les fortes têtes, les incurables ; Ker Goat des jeunes, plutôt plus jeunes, donc plus “rééducables”, des jeunes avant tout victimes de leur environnement social. Henri Joubrel, dans une enquête effectuée en 1943 sur l’équipement breton pour les jeunes délinquants, modère ses critiques sur Belle-Île en utilisant cet argument : « Il convient de noter que Belle-Île est une maison d’éducation surveillée qui reçoit des mineurs jugés particulièrement difficiles, et que beaucoup d’entre eux ont déjà effectué un séjour dans un autre établissement. Belle-Île emploie donc des méthodes plus rigoureuses que les maisons d’éducation surveillée de Saint-Hilaire et de Saint-Maurice, qui ont considérablement évolué depuis quelques années. Ces méthodes sont toutefois moins sévères qu’à la colonie corrective d’Aniane et à celle d’Eysses, laquelle a conservé quelques jeunes criminels considérés comme inamendables. »14

18 A l’inverse, il tempère les succès du centre éducatif du Hinglé (Ker Goat) en disant : « Toutefois notons que le centre n’accueille que les enfants rééducables. Les malades, les pervers, les garçons de plus de quinze ans n’y sont pas reçus. »15

19 De la même façon, une grande enquête du journal Le Matin effectuée pendant la guerre par A. Robert Bruyez introduit une hiérarchie entre les différentes institutions selon les mineurs accueillis, certains centres, comme Aniane, étant présentés comme un des derniers maillons de la chaîne pour les cas les plus désespérés : « Il est des sujets à peu près incurables. Des êtres réfractaires à tout sentiment. Bien entendu, il importait pour permettre de sauver définitivement les autres de soustraire ceux-ci à ceux-là. En ce cas, les pupilles les plus durs sont envoyés à Aniane. [Suit une interview du directeur, qui déclare] Aniane, c’est un dépotoir. Depuis l’arrestation, l’enfant qui m’échoit est allé de centre en centre. S’il doit finir ici, c’est que tout a été tenté ailleurs. Et chez nous, il restera à mes moniteurs, comme à moi-même, de tenter l’impossible… » Un secteur public en cas de défaillance du privé

20 L’opposition entre secteur public et secteur privé dans le domaine de la protection de l’enfance et de l’adolescence est loin de se configurer comme celle de la question scolaire. Ainsi que le souligne entre autres Colette Bec dans ses ouvrages, la politique sociale de l’État depuis la fin du XIXe siècle, de par la mission explicitement confiée aux œuvres de bienfaisance et autres sociétés privées, est tout à fait atypique. Cet auteur n’hésite pas à évoquer même, à ce propos, l’idée de « concordat social » : « Dans ce dernier quart de siècle où la laïcité de combat, pour ne pas dire l’anticléricalisme militant, dicte un certain nombre de réponses à des questions auxquelles l’Eglise répondait prioritairement, on assiste, en ce qui concerne le champ des secours, à une stratégie tout à fait atypique. Se déclenche alors, très difficilement et très lentement, une dynamique d’inclusion des œuvres catholiques dans la politique sociale étatique. […] D’une part l’État reconnaît comme acteur à part entière le secteur privé ; l’intervention charitable, d’autre part, accepte de s’inscrire dans une stratégie de régulation sociale prenant ainsi en compte des critères économiques et politiques. »16

21 L’initiative privée, et notamment le monde des œuvres, occupe de fait une place prépondérante dans le champ dit de “l’enfance malheureuse”, l’État, pendant longtemps, n’étant décidé à intervenir et à créer des structures publiques qu’en cas de défaillance du privé, ainsi qu’il le formule explicitement dans la loi de 1850 sur l’éducation et le patronage des jeunes détenus. Les œuvres dites de “bienfaisance” bénéficient aussi d’une exceptionnelle bienveillance, notamment juridique, de la part

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des pouvoirs publics, que l’on sait pourtant extrêmement vigilants à la même période pour tout ce qui touche à l’éducation des plus jeunes générations. La réflexion du responsable de la direction de l’Assistance publique (créée en 1886), Henri Monod, émise à la fin du siècle dernier, reste en grande partie valable jusque dans les années trente : « La loi de 1886 arme le gouvernement à l’égard des écoles libres ; la loi de 1892 arme le gouvernement à l’égard des manufactures qui emploient des enfants ; aucune loi ne l’arme à l’égard des orphelinats, des ouvroirs, des asiles. »17

22 Si la fondation de Belle-Île-en-Mer fait partie d’une vague de création de colonies publiques, les gros établissements privés ayant fait l’objet un temps de suspicion de la part de l’administration, la proportion de deux tiers pour les établissements et services fondés et gérés par l’initiative privée contre seulement un tiers pour le secteur public restera pratiquement inchangée au cours des années. C’est ce que ne manque d’ailleurs pas de rappeler Henri Joubrel dans son article de 1946 déjà cité : « Il existe environ 120 œuvres privées, accueillant huit mille enfants, contre huit établissements publics, ne pouvant recevoir que deux mille pupilles. »18

23 Le modèle de centres comme Ker Goat bénéficiera, au lendemain de la guerre, de la bienveillance et de l’appui des pouvoirs publics, alors que l’investissement tant financier que humain des grosses structures publiques du type de Belle-Île sera fort modeste, pour ne pas dire chiche. Un secteur privé aux confins du public 24 Depuis le départ, l’État accorde donc au secteur privé une sorte de délégation de mission. Par ailleurs depuis le XIXe, il participe directement au financement des différents établissements nés de l’initiative privée par le système des prix de journée, sorte de prix de revient fixé à la journée et à la tête de chaque enfant séjournant dans les centres.19 Le statut du centre de Ker Goat, même s’il démarre d’une initiative et de financements strictement privés est rapidement beaucoup plus complexe. Quelque mois après sa création en août 1940, il devient centre de jeunesse et est ainsi pris en charge par le secrétariat à la Jeunesse, avant de passer un peu plus tard sous la houlette du commissariat général à la Famille, qui le finance pratiquement dans son intégralité. En 1944 enfin, il est repris en gestion directe par la toute nouvelle Fédération bretonne de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (FBSEA)20, dont le statut d’association loi 1901 est bien ambigu. Tant par les subventions dont elle bénéficie, le contrôle financier dont elle fait l’objet, que par la présence de membres de droit représentants de l’État, la FBSEA, comme ses autres consœurs créées dans les autres régions, est en fait une aberration juridique et se retrouve à la limite du para public.21 La nationalisation des œuvres privées claironnée de façon provocatrice par Henri Joubrel participe plus de l’ordre du fantasme. Même si, depuis le XIXe siècle, l’État rêve de rationaliser le secteur privé, voire de le contrôler, il prend bien garde de ménager les susceptibilités et, par là même, les deniers publics. En 1937, par exemple, le rapport du ministère de l’Intérieur, chargé de faire le bilan de l’application de la loi du 14 janvier 1933 « relative à la surveillance des établissements de bienfaisance privés », reflète bien toute cette ambiguïté : « Au moment du vote de la loi, une sorte de compromis s’est trouvé réalisé entre les partisans de la liberté de bienfaisance privée et ceux du contrôle de l’État. Pour que ce compromis, voulu par le législateur, conserve son effet, pour que la loi soit appliquée avec l’esprit de libéralisme dans lequel elle a été votée, il est nécessaire de donner aux autorités locales toutes indications susceptibles de les guider,

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comme aussi d’éviter de regrettables malentendus dont les malheureux feraient les frais. »22 Des centres pour inéducables ?23

25 Si l’on ne peut parler de deux mondes, celui du privé et celui du public, que tout opposerait, s’est-il opéré une répartition des tâches dans la prise en charge des mineurs ? S’il est parfois possible de noter quelques différences dans les populations accueillies à Belle-Île et à Ker Goat, elles sont dues à leur inscription dans des réseaux de placements spécifiques et non à une quelconque graduation qualitative en fonction de la plus ou moins grande dureté des cas acceptés dans l’un ou l’autre établissement.

26 Belle-Île, en tant que colonie publique, s’inscrit de fait dans l’ensemble des établissements de l’Administration pénitentiaire puis de l’Éducation surveillée, la répartition et le placement des pupilles s’effectuant au niveau national. Les politiques préconisées de façon cyclique - éloignement ou proximité avec les familles - entraîneront de plus ou moins grands déplacements des populations de mineurs et, en particulier, des petits parisiens qui constituent son principal bataillon. Seule une étude précise des dossiers de mineurs, souvent encore inexplorés et malheureusement parfois disparus, permettrait d’affiner cette analyse et de voir éventuellement apparaître des changements dans les recrutements ou les placements. Par ailleurs, l’existence d’un réseau d’établissements publics, somme toute relativement peu nombreux et gérés par une seule et même administration au niveau national, a conduit cette dernière à établir peu à peu une sorte de hiérarchie, presque une graduation entre les différentes structures. Certaines d’entre-elles ont ainsi une vocation plus disciplinaire que les autres pour accueillir les “fortes têtes”, les inéducables, une sorte de régime progressif s’effectuant non seulement au sein des établissements mais aussi entre ces derniers. Du fait de son côté insulaire, la colonie de Belle-Île s’est retrouvée presque naturellement destinée à accueillir ceux que l’on considérait comme “les plus durs”, les plus insubordonnés.

27 Ker Goat, après avoir été pendant quelques années un des seuls centres bretons pour jeunes détenus, s’inscrit peu à peu dans un réseau de petits internats pour garçons, mais cette fois-ci au niveau régional (à l’époque les cinq départements de la Bretagne : Côtes-du-Nord, Finistère, Ille-et-Vilaine, Loire-Inférieure et Morbihan). Géré directement par la Fédération bretonne de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence, il va fonctionner pendant longtemps en tandem avec le centre d’observation de la Prévalaye, créé près de Rennes en 1944. Il bénéficie par là même d’une espèce de sas, d’une sélection en amont, les gamins envoyés à Ker Goat étant en quelque sorte choisis parmi tous ceux accueillis à la Prévalaye. Image de marque oblige, Ker Goat a pu ainsi, contrairement à la Prévalaye, fixer un certain nombre de critères dans la prise en charge des mineurs. En 1945, il rédige ainsi une feuille d’admission dans laquelle il spécifie que ne seront reçus avant jugement que les mineurs répondant obligatoirement aux conditions suivantes : « 1) Etre âgé de onze ans et de moins de quinze ; 2) Etre rééducable : le centre ne reçoit ni anormaux, ni infirmes ; 3) Avoir des goûts ruraux ou être de souche paysanne ; 4) Ne pas avoir subi de peines de prison préventive à moins que ce séjour ne permette encore une récupération. »

28 Peut-on parler pour autant d’une sorte d’élitisme pour les jeunes accueillis à Ker Goat et de rebuts pour ceux de Belle-Île ? Rien n’est moins sûr. La définition de l’inéducable ne se réfère pratiquement jamais à la gravité du délit commis par le mineur, mais beaucoup plus à son comportement au sein de l’établissement. Elle est de ce fait

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forcément aléatoire. Par exemple, un mineur ayant fugué plusieurs fois risquera fort d’être entraîné dans la spirale des mesures et des centres de plus en plus disciplinaires et il y a peu de chance pour que cette spirale s’arrête.

29 Par ailleurs, la liberté de manœuvre dont disposent les juges, puis les juges pour enfants, pour prononcer la mesure de placement vient quelque peu tempérer ce découpage entre centres dits “correctionnels” et ceux dits “éducatifs”. En fonction de leur propre parcours et de leur militantisme (entre autres dans les mouvements de jeunesse), de leurs propres réseaux, de leur participation dans tel ou tel conseil d’administration d’œuvres, ou même tout simplement de leur appartenance ou de leur familiarité avec telle ou telle région, les juges seront plus ou moins enclins à adopter telle ou telle solution, tel ou tel établissement.

30 Il ne s’agit donc pas ici de comparer Belle-Île à Ker Goat, ni d’en faire le procès, ni d’en décrire les mérites, encore que l’on puisse toujours se demander ce qu’auraient pu en penser les mineurs s’ils avaient été à même de choisir. On ne peut, par contre, manquer de s’interroger sur la force des clichés qu’ils ont engendrés : l’enfer, le bagne d’enfants pour Belle-Île, le paradis et la rédemption dans le cas de Ker Goat. Cauchemar ou rêve, la réalité est souvent à nuancer. Ces deux visions très contrastées du traitement de la délinquance juvénile me semblent être pourtant une des constantes de l’opinion publique sur ce sujet depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Que ce soit pour condamner ou pour louanger, on retrouve toujours le trinôme “surveiller-éduquer- punir”.

NOTES

1. Louis Roubaud, Les enfants de Caïn, Paris, Librairie Grasset, 1925, p. 210-211, 214. 2. René Biard, Bagnards en culottes courtes ou comment fabriquer un repris de justice, Paris, La table ronde, 1968, p. 120. Ce livre fait partie d’une série de témoignages publiés entre la fin des années soixante et 1975, très recherchés à l’époque par les éditeurs, car se vendant bien. 3. Henri Joubrel, Ker Goat ou le salut des enfants perdus, Paris, Éditions familiales de France, 2e éd., 1947, p. 15. Ce livre a été, en son temps, presque un best-seller et a été à l’origine de nombreuses vocations d’éducateurs. 4. Direction départementale de la PJJ du Morbihan, rapport annuel de l’IPES de Belle- Île, année scolaire 1963-1964, cité dans Thierry Fillaut (dir.), Une institution publique d’éducation surveillée, Belle-Île-en-Mer (1947-1977), CNFE-PJJ Vaucresson, CRF Bretagne Pays-de-Loire, 1996, p. 21. 5. “Pour la réadaptation sociale de l’enfance inadaptée”, article dans Dialogue de l’Ouest, décembre 1953, p. 3. 6. Thierry Fillaut, “Belle-Île : l’enfance punie, la colonie pénitentiaire sous la IIIe République”, in Michel Foucault, Surveiller et punir : la prison vingt ans après, Sociétés & Représentations, novembre 1996, p. 219-229.

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7. Jacques Prévert, “La chasse à l’enfant”, Paroles, Paris, Gallimard, 1947, réédition Gallimard, 1972, p. 87-88. 8. Guy Girard et Xavier Villetard, La fleur de l’âge de Marcel Carné et Jacques Prévert, documentaire sur ce film maudit, A2, 1991. 9. Il en va de même pour la ferme de Bruté, à vocation agricole, à l’intérieur des terres, qui est annexée à la Haute Boulogne dès 1902. 10. Les cages à poules étaient ces dortoirs grillagés, alignés côte à côte, avec fermeture simultanée de toutes les cellules en fin de rangée. Voir article de Françoise Denoyelle dans ce même numéro. 11. Le centre du Hinglé, ou Ker Goat, avait été rebaptisé à la fin de la guerre centre Georges Bessis, du nom d’un de ses premiers directeurs, mort en déportation. L’appropriation de cette figure héroïque, outre l’hommage donné, permet aussi de lever toute ambiguïté quant aux origines de ce centre créé en 1940 et ayant bénéficié par la suite des subsides du secrétariat à la Jeunesse en lien étroit avec les centres et écoles de cadres pour la jeunesse. 12. Henri Joubrel, “Promenade à travers les maisons d’enfants de l’Administration pénitentiaire”, Comité d’étude et d’action pour la diminution du crime, mars-avril 1944, n° 53, p. 1-2. 13. Henri Joubrel, “Va-t-on nationaliser les œuvres privées ?”, Sauvons l’enfance, septembre-octobre 1946, p. 1-2. 14. Henri Joubrel, La délinquance juvénile en Bretagne, Rennes, Centre régional d’éducation sanitaire, 1943, p. 38-39. 15. Ibid, p. 41. 16. Colette Bec, L’assistance en démocratie, Paris, Belin, 1998, p. 43-45 ; voir aussi “Deux congrès internationaux d’assistance (Paris, 1889-1900), temps fort des rapports public- privé”, Philanthropies et politiques sociales en Europe (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Anthropos, 1994, p. 145-157. 17. Henri Monod, Conseil supérieur de l’assistance publique, fasc. 53, cité par Colette Bec, op. cit., p. 44. 18. Henri Joubrel, “Va-t-on nationaliser les œuvres privées ?”, art. cit., p. 2. 19. Pour plus de précision sur les prix de journées, voir notamment Jacques-Guy Petit, “La détention des enfants”, in Ces peines obscures. La prison pénale en France 1780-1875, Paris, Fayard, 1990, p. 283-297. 20. Mathias Gardet, “La protection de l’enfance et de l’adolescence en Bretagne dans les années 1940, un montage régional original ?”, Le temps de l’histoire, n° 3, Paris, octobre 2000, p. 207-229. 21. Pierre Meignant, Les associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence, Nancy, thèse de doctorat en droit, 1960. 22. Sarraz-Bournet, “La surveillance des établissements de bienfaisance privée”, Rapport du ministère de l’Intérieur présenté par l’inspection générale des services administratifs, Melun, Imprimerie administrative, 1937, p. 39-59. 23. Une grande partie des réflexions de ce sous-chapitre est due à l’article de Françoise Tétard, “Punis parce qu’inéducables”, Le nouveau mascaret, n° 51-52, 1998, p. 35-46.

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RÉSUMÉS

L'auteur étudie les images et les représentations de deux centres de rééducation bretons. Autour de l'institution publique de Belle-Île-en-Mer s'est forgée la légende noire d'un bagne d'enfants parmi les plus répressifs et répulsifs que l'Administration pénitentiaire puis l'Education surveillée aient gérés. A l'opposé, une légende rose se construit autour du petit centre privé de Ker Goat qui est présenté comme un modèle de pédagogie humaniste. Après avoir décrit l'édification de ce double système de représentation, Mathias Gardet relativise les deux légendes.

Ker Goat/Belle Île : two mythical institutions. The author looks at images and representations of two rehabilitation centres in Brittany. Around the public institution of Belle-Ile-en-Mer a black legend has grown up of a childrenis prison, said to be one of the most repressive and repulsive ever run first by the prison authorities and then by the youth detention authorities. At the other end of the scale, a rosy legend has been created around the small private institution in Ker Goat, which is presented as a model of humanist pedagogy. After describing how this double system of representation has grown up, Mathias Gardet puts the two legends into perspective

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : Entre deux guerres, Deuxième guerre mondiale, Trentes glorieuses

AUTEUR

MATHIAS GARDET Historien, CAPEA, université d’Angers.

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Le rôle des équipements médiatiques dans l’esthétisation des souffrances et des professionnalités

Éric Lepointe et Vincent Meyer

Introduction

1 En cette fin de XXe siècle, les phénomènes liés à la maltraitance, lorsqu’ils ont pour victimes les enfants, constituent une préoccupation importante du traitement judiciaire en France. Ces phénomènes sont également, aujourd’hui, coconstruits par une vision travaillée et modelée par les médias dominants : l’enfant souffrant, hypermédiatisé, est devenu objet d’attention et de tension sociales dans l’espace public. Il en est de même pour les phénomènes définis - selon les euphémismes en vigueur - comme exclusion sociale, violence urbaine, délinquance des mineurs, maladies génétiques handicapantes. Ce traitement médiatique des souffrances contemporaines réserve aussi bien des surprises aux agents du suivi médico-psychologique et/ou socio- éducatif des auteurs et victimes et plus largement de la prévention de ces phénomènes (par exemple, travailleurs et services sociaux). Leur professionnalité, leur utilité sociale et leurs efforts pour les rendre visibles et légitimes - dans l’espace public et auprès de spectateurs profanes ou professionnels - sont mis à rude épreuve.

2 La recherche1 dont ce texte est pour partie le fruit visait :

3 - d’une part, à mettre en regard l’intervention sociale et les médias, et à décrire et analyser le tramage progressif entre ces deux champs professionnels et ses aboutissements provisoires dans différents lieux, événements et équipements ;2 à observer, par exemple, quel est le lien entre une mise en scène des compétences à intervenir dans le social et les couvertures médiatiques des événements qui le caractérisent ;

4 - d’autre part, à proposer des pistes de réflexion sur les dynamiques contradictoires, les complexités et les ambiguïtés des processus de mise en image et en scène de la souffrance contemporaine ; celle-ci ne se présente ni se reconnaît spontanément ; elle doit être esthétisée et transmise, notamment par les médias. De facto, ces processus sont

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éminemment instables et la réalité de la souffrance n’est jamais définie une fois pour toutes. C’est de ces processus qu’il sera plus particulièrement question ici.

5 Ce texte s’ancre également dans un travail d’observation participante périphérique et de recueil de données journalistiques réalisés par un professionnel de terrain au moment d’une affaire de maltraitance d’enfant, jugée du 28 septembre au 1er octobre 1999 à la cour d’assises des Vosges. Aussi, il nous faut de suite avertir le lecteur. Il ne s’agit pas, dans ce texte, de se livrer à une montée en généralité à partir d’une situation de maltraitance et de son traitement médiatique, mais bien de soumettre ces derniers - dans une perspective constructiviste et avec la prudence méthodologique qui s’impose - à une modélisation construite au cours de la recherche évoquée supra. Ainsi, on n'ignore pas que les documents et témoignages sur lesquels nous avons travaillé sont aussi des vulgates, des traductions et des construits sociaux particuliers et instables. De même, nous contribuons par ce texte et par les positions que nous occupons dans nos champs respectifs à la construction et la validation de la mémoire des événements et à la légitimation de certains équipements. Mais ceci est certainement - selon une formule maintenant consacrée - un risque acceptable. Les souffrances et l’épisode juridico- médiatique de Johnny, “le petit martyr des Vosges”,3 ne sont, certes pas, uniques et exemplaires. Ceci posé, ils n’ont pas fait l’objet d’un traitement aléatoire ou simplement événementiel et permettent, selon nous, de saisir et d’illustrer plus finement l’évolution de ce qui semble aujourd’hui “aller de soi” dans le tramage entre le traitement de certains problèmes de société et leur vision médiatique.

6 On se propose donc de partir de la mise au jour - forcément incomplète - d’une souffrance et “de l’agitation et de la déferlante médiatiques” dont elle a fait l’objet. De déconstruire et d’analyser ensuite les différents équipements nécessaires aujourd’hui à la construction d’une esthétique de la souffrance et, enfin, à celle des professionnalités des agents du social. On reviendra, dans la conclusion, sur les différentes coconstructions en cours et sur l’avènement d’un champ appelé “socio-médiatique”. 1. Il était une fois... un enfant martyr, des adultes maltraitants et/ou consentants, des médias coconstruisant les événements...1.1. (Re)prenons l’histoire 7 Joël est artisan menuisier. Pendant l’été 1996, il a remplacé les fenêtres d’une ferme de Ménil-en-Xantois dans les Vosges. Comme il tarde à être payé, il y retourne courant octobre pour réclamer son dû, lorsque, comme le publiera Femmes actuelles (18 août 1997), “un petit garçon s’est tourné vers lui, le regard suppliant. Il a vu son œil à moitié fermé, il a senti la peur qui habitait l’enfant. Alors son cœur s’est mis à battre plus vite en reconnaissant l’horreur que lui-même avait vécue dans son enfance ; lui aussi a été maltraité par une marâtre. Alors Joël lui fait un clin d’œil, puis se précipite à la gendarmerie de Mirecourt”.

8 Les parents de Johnny le petit garçon, Sandra et René, sont rapidement placés en garde à vue, puis mis en examen pour tortures et actes de barbarie de manière habituelle sur mineur de quinze ans. Johnny, placé une première fois par le juge des enfants, leur avait été remis un an auparavant, une éducatrice étant chargée d’une mesure éducative en milieu ouvert (c’est-à-dire à domicile). Notons que cette éducatrice avait perdu leur trace depuis deux mois, puisqu’ils avaient quitté leur appartement précédent sans laisser d’adresse et étaient venus s’installer à Ménil. Dans cette maison vivaient quatre autres personnes, plus ou moins apparentées. Deux seront mises en examen pour les mêmes chefs, les autres l’étant pour non-dénonciation de crime. Le substitut du procureur déclare alors : « Si cette affaire n’était pas sortie rapidement, il y a de fortes chances que l’enfant serait mort à l’heure actuelle. » Interrogés par les gendarmes, les

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prévenus, qui parlent beaucoup, semblent ne rien cacher du calvaire qu’ils ont fait subir à cet enfant de quatre ans, hospitalisé à Nancy.

9 Commence le week-end prolongé de la Toussaint 1996. La voisine d’en face se souvient : « Quand j’ai ouvert mes volets, il y avait plein de journalistes, les télévisions, les radios. » Michel, qui n’a pas été incarcéré, leur ouvre la maison, montre l’improbable matelas où dormait Johnny lorsqu’il n’était pas avec les cochons et raconte, lui aussi. Paris Match (14 novembre 1996), qui publie la photo du baptême de Johnny, écrit : “Souvent au cours de son sommeil, on le réveille pour le battre. Au matin, puni, il assiste sans y participer au petit déjeuner des adultes. Les hommes partis travailler, les femmes se déchaînent. Assommé de coups, Johnny prend l’habitude de se réfugier dans un recoin de la cuisine entre la porte et le mur. Frappé à coups de casseroles et de poêle à frire, piqué avec des fourchettes, insulté sous le moindre prétexte, se nourrissant des restes que les adultes veulent bien lui laisser, Johnny expie des journées durant, un crime qu’il ignore : celui d’être né de rapports interdits.”

10 Ainsi, se penchant aussi sur les bourreaux, on évoque notamment l’enfance bafouée de Sandra la mère, violée dès ses quatorze ans par Claude, son beau-père qui est aussi son oncle. L’auteur de cet article de Paris Match, qui est également journaliste à la Liberté de l’Est, y affirme, le 5 novembre, que Johnny est né de ces relations imposées. Or ce n’est que pure allégation. Ce même quotidien, le lendemain, titre : “Vague d’émotion autour de Johnny. Le cas du petit Johnny a ému toute la France et même certains pays limitrophes comme la Belgique. Des centaines d’appels téléphoniques et de courriers affluent tant à Nancy, Epinal ou Golbey où réside l’enfant depuis le 28 octobre.”

11 Ensuite, ce sera le silence dans les médias. L’enquête est simple à certains égards : les accusés (à l’exception peut-être de Sandra) avouent tout, ne se renvoient pas la balle ; il n’y a pas de zones d’ombre quant aux faits, donc ni mystère, ni intrigue, ni suspense. Toutefois la presse écrite revient parfois sur Joël, son épouse et leurs cinq enfants, qui s’épuisent en démarches diverses auprès des services sociaux en vue d’adopter Johnny, sinon devenir sa famille d’accueil ; en vain.

12 Au début de l’année 1998, un journaliste et un des auteurs de ces lignes bavardent dans les couloirs du palais de justice d’Epinal. Le premier, troublé, doute. Il a eu vent que le certificat médical établi après examen du garçon, ne fixe l’incapacité totale temporaire qu’à huit jours. Qu’en est-il alors de la réalité de la souffrance ? Son interlocuteur, qui connaît le dossier, lui répond que seules les conséquences d’un des aspects de la violence sont ici mesurées, les marques et les séquelles concrètes sur le corps. L’essentiel des dommages est sans doute ailleurs. Ainsi, à quatre ans, percevoir son impuissance absolue face à un adversaire immensément plus puissant, cruel et imprévisible, éprouver le sentiment non pas d’avoir fait une faute, mais d’en être une, être confronté à la perspective de sa propre mort... ne peut pas ne pas laisser de traces. Le journaliste attentif ne commente pas !

13 Et puis arrive le procès d’assises, qui se déroule à Epinal du mardi 28 septembre au vendredi 1er octobre 1999. Ils sont tous là : Sandra, René, Claude, Marie-France, Murielle, Raphaël et Michel... TF1, France 2 et France 3, M6, Canal +, RTL, Europe 1, Le Monde, Libération, Le Provençal, L’Est républicain, l’AFP... Flashs et projecteurs saturent les visages des accusés dans leur box. Sandra proteste. Photographes et cameramen doivent se retirer, l’audience commence.

14 TF1 avait préalablement prié le procureur de bien vouloir mettre une salle à disposition de son équipe. Le procureur ne lui a pas répondu. TF1, qui avait réussi à connaître le nom et l’adresse de la famille d’accueil de Johnny, avait insisté auprès du Conseil

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général pour être autorisé à filmer le garçon dans son village. Estimant, tout compte fait, qu’il valait mieux consentir et encadrer que refuser et être dépassé, le conseil général autorise. Une exclusivité pour le journal de 20h.

15 Au cours de l’audience, enquêteurs de personnalité, experts psychologues et psychiatres se suivent à la barre pour dresser le portrait des sept accusés ; portrait où il est question d’inceste, de sadisme, d’absence totale de sentiment de culpabilité, de pauvreté culturelle et intellectuelle, voire de débilité... On regrette de n’avoir pu évaluer la dynamique de cette “horde” coalisée contre un. Cette première audience sera levée à 18h30, mais les équipes de télévision sont déjà parties depuis 16h, laissant boîtes de jus de fruits, mégots et journaux froissés joncher le sol du hall.

16 Le mercredi matin, sera poursuivi l’examen de personnalité. Équipes de télévision et de radio s’emparent des experts dès leur sortie. Une psychologue est cernée. Elle doit parler. Elle parle. Plus tard, revenue dans la salle, elle s’en veut, elle leur en veut : « Ils m’ont eue, piégée ! C’est pas vrai ! J’avais pas imaginé, j’allais aux toilettes ! » Elle ressort, préparée et déterminée cette fois, et leur interdit de diffuser ces images. Elle semble avoir été entendue.

17 Le lendemain, la Liberté de l’Est publie deux photos de journalistes, cameramen et reporters au travail et titre : “Johnny : déferlante médiatique aux marches du palais. Le tribunal connaît une agitation qui n’a pas été sans rappeler l’affaire du petit Grégory.” De son côté, le Monde donne des précisions : “Au deuxième jour, les jurés se sont passé certains instruments du crime. Des casseroles en aluminium, une sauteuse, une poêle, une passoire en plastique [...] les bosses sur le métal proviennent des coups portés durant quatre mois à Johnny.” Et Libération de reprendre les propos de Marie-France : “C’est devenu machinal, ça devait me défouler et ça créait une bonne ambiance à la maison ; on l’insultait, ça faisait rire tout le monde. On avait envie de le tuer, sans ça on aurait pas tapé autant.”

18 L’éducatrice chargée de la mesure éducative arrive à la barre. Durant une heure environ, son travail éducatif auprès de Johnny et de sa famille est comme autopsié. Dans le rôle des “médecins-légistes” : l’avocat de Sandra et les deux avocates d’Enfance et partage et Enfance majuscule. La veille, cette dernière s’était confiée sur France 3 : “Il s’agira de dénoncer les carences des services sociaux et dire tout le bien de la personne qui est intervenue et a sauvé l’enfant.” L’éducatrice fait front. Elle dit ne pas avoir constaté de maltraitance, puis, convenant avec une des avocates de la partie civile que les signaux d’alarme étaient au rouge, elle poursuit : “Je ne suis que des familles dont les signaux sont au rouge.” Puis, elle détaillera les démarches multiples qu’elle a vainement effectuées pour retrouver la trace du garçon et de ses parents, parmi lesquelles une recherche d’adresse auprès de la caisse d’allocations familiales et une sollicitation auprès de la grand-mère maternelle du garçon.

19 Plus tard, une rumeur se répand au tribunal : peut-être Johnny sera présent demain. Là, dans la salle, sous nos yeux. Son avocate l’a souhaité, un expert psychologue l’a préconisé faisant valoir les vertus thérapeutiques de sa venue au procès.

20 La salle d’audience a toujours été comble. Ce jeudi, elle l’est deux fois plus. La Liberté de l’Est s’interroge : “Viendra, viendra pas ? Voilà la question qui hantait les allées du palais de justice d’Épinal durant la journée de jeudi. [...] Et, à 16h20, à la reprise des débats, un petit bonhomme aux cheveux blonds est entré dans la salle pour venir se mettre sur les genoux de son assistante sociale. Johnny, habillé d’un jogging bleu et d’un sweat-shirt blanc, a serré son nounours contre sa poitrine.” L’Est républicain précise en substance que “le public se hausse sur la pointe des pieds pour l’apercevoir”. L’assistante sociale nous confiera plus tard : « À

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côté de moi, une journaliste commençait à s’agiter, à demander si le garçon était bien Johnny. Quand il a entendu ça, il a voulu partir, on est parti. » Il n’aura pas été là plus de cinq minutes. Le chroniqueur judiciaire de RTL, très remonté contre l’avocate à l’initiative de ce qu’il appelle une mascarade, travaille son texte : « Au 18h, je vais lui dire ce que j’en pense ». Promesse tenue. La presse, d’une manière générale, exprimera sa perplexité quant à la pertinence de la présence de Johnny.

21 À une interruption de séance, le procureur raconte que son fax reçoit message sur message de toute la France, lui réclamant des peines exemplaires. Soucieux de rester à distance de la vox populi, il sera modéré dans ses réquisitions. Sur TF1, il dira d’ailleurs : “La justice n’est pas le bras armé de l’opinion publique.”

22 Vendredi en fin d’après-midi, la cour et les jurés se retirent pour délibérer, tandis que la SFP et TF1 déploient leurs paraboles devant le tribunal, barrant même une rue, pour annoncer le verdict en direct au journal télévisé. Mais les heures passent, la soirée avance. Les journalistes regardent nerveusement leur montre, attendent la clôture des travaux... Le Monde du lendemain : “Chaque jour, la foule n’avait cessé de grossir. Vendredi 1er octobre, elle déborde, dans les travées, plus loin au dehors de la cour d’assises des Vosges. Il n’y a rien à voir, qu’une punition à entendre. Certains, pour ne pas perdre leur place, ont attendu assis, tout le temps des six heures de délibéré. Chaleur, bruit, ambiance d’hallali. Plusieurs sont venus en famille, avec des enfants. D’autres, dans le prétoire, ont amené leur chien. Alors les accents vosgiens remuent des histoires de famille, d’éducation, d’enfants. On parle aussi de justice, des peines qu’on voudrait voir infliger.”

23 Un peu avant 22h, les accusés, la cour et les jurés reprennent place. Le verdict est prononcé tandis que photographes et cameramen, depuis le hall, perchés sur des escabeaux, mitraillent et filment les accusés. Le président s’interroge un instant : « N’est-ce pas interdit de filmer et d’enregistrer les débats ? » Mais il y a cette malencontreuse porte en verre ! Il termine sa lecture du prononcé des peines avant de lever la séance. Les journalistes appellent leur rédaction. Télévisions et radios interviewent une dernière fois, tandis que France Info annonce déjà la nouvelle.

24 Arrivent les fêtes de Noël, qui verront les services sociaux du département submergés de peluches, envoyées de partout, à offrir à Johnny. Et, pour la session d’assises suivante, on a fait installer un store sur la porte vitrée. Le rideau est-il définitivement tombé ? 1.2. Brèves réflexions d’un professionnel 25 Cette affaire m’amène à réfléchir à deux questions. Pourquoi a-t-elle mobilisé à ce point les médias ? La pression médiatique et la présence d’une foule nombreuse aux audiences ont-elles pu modifier le déroulement du procès et peser sur le verdict ? 1.2.1. La mobilisation des médias 26 En dix ans (la période couvre les années quatre vingt-dix), j’ai participé à environ soixante-dix procès criminels en tant qu’enquêteur de personnalité (pour les majeurs) ou assistant social de la Protection judiciaire de la jeunesse (pour les mineurs).4 Parmi toutes ces affaires, celle-ci, manifestement, se distingue par son traitement médiatique. Alors pourquoi celle-ci ?

27 Si on postule que le sordide excite la curiosité (malsaine ajoute-t-on comme pour s’en démarquer) et que le sort des enfants victimes de maltraitance produit généralement une intense émotion, j’observe que bien d’autres affaires la dépassèrent dans le sordide, tandis que d’autres concernant aussi d’émouvants enfants-victimes n’ont guère généré

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un tel traitement médiatique. Si on postule que l’énigme judiciaire éveille l’intérêt, constatons qu’il n’y en eu aucune ici. De même, cette affaire n’est pas venue interroger notre conscience morale, ni nourrir un débat de société comme l’aurait suscité un cas d’euthanasie par exemple. Cette affaire ne me paraît nullement exemplaire, ni exceptionnelle, ni un opportun support pédagogique pour l’opinion publique...

28 Alors pourquoi cette affaire est-elle sortie et pas une autre ? Par quelle alchimie ? À partir de quels ingrédients les directeurs de rédaction ont-ils simultanément décidé d’envoyer leur équipe de reporters à peine l’affaire ébruitée ? Dois-je me résoudre à penser comme un collègue : « C’est l’histoire des cochons qui a tout déclenché. Quand Johnny, puni, était envoyé avec eux. Tu vois le contraste entre la modernité à l’aube du XXIe siècle et ces relents de Moyen Âge ? » Oui, je vois. Pourtant cet argument, sans doute pertinent en soi mais trop univoque, ne suffit pas, me semble-t-il, pour répondre à la question de manière satisfaisante. En effet, j’ai dans mes dossiers bien d’autres relents de Moyen Âge que les projecteurs n’ont pas éclairés. 1.2.2. Pression médiatique et déroulement du procès 29 Pris dans cette “déferlante médiatique”, je n’ai pas le sentiment que la cour, le représentant du ministère public, les avocats ou les experts aient rempli leur mission différemment. De même, les accusés ne m’ont paru ni paralysés, ni portés à se mettre en scène. Par contre, je voudrais m’attarder sur Johnny. Pour ma part, je défends l’idée que la présence de la victime - fût-elle très jeune - à l’audience présente une vertu thérapeutique, pour peu qu’un certain nombre de conditions soient remplies, parmi lesquelles une sérénité à l’audience et surtout un certain degré d’intimité, introuvables dans un contexte de pression médiatique.

30 Généralement, le public des procès d’assises se réduit à quelques observateurs isolés, attentifs et fort discrets. En de telles circonstances, sa participation au procès eut été acceptable. Or, ici, une fois entré dans cette arène, en quelque sorte, Johnny fut soit objet de curiosité, soit passager indésirable pour ceux qui estimaient qu’il n’avait rien à faire là. Si mal considéré,5 il ne nous étonna pas lorsqu’il quitta la salle au bout de cinq minutes.

31 Ainsi, ce contexte particulier a participé à son éviction d’une “scène” où l’on pouvait estimer qu’il avait toute sa place. On pourrait aussi rétorquer qu’un procès d’assises est fait par des adultes pour des adultes. Mais rien n’empêchait de prévoir une séquence à huis clos au cours de laquelle le président, s’adressant au garçon en des termes adaptés à son âge, lui aurait expliqué ce qui se jouait là, que les adultes dans le box avaient commis des choses très graves, qu’il revenait à ce tribunal de les punir, enfin qu’il n’avait rien fait de mal.

32 À propos du verdict, les observateurs, unanimes, se sont étonnés de constater que les peines, qualifiées de lourdes, dépassaient généralement les réquisitions de l’avocat général. N’est-ce pas le résultat d’un climat invitant à la sévérité et que le journaliste du Monde comparaît à une ambiance d’hallali ? 2. L’esthétisation d’une souffrance 33 L’illustration du cas de Johnny nous permet de mieux comprendre les étapes du processus de mise en scène et de mise en image de sa souffrance. Nous avons, d’une part, la mise au jour puis l’exposition auprès d’un public de la souffrance physique quotidienne d’un jeune enfant et, de l’autre, un intense traitement médiatique du procès de ses parents, ce traitement médiatique reprenant et détaillant les équipements par lesquels cette souffrance doit être éprouvée et reconnue de tous.

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Simultanément, les médias mettent en œuvre une expertise participante et se réclament d’une forme de participation civique qui, souvent, interroge l’efficacité voire l’utilité des dispositifs préexistants (dans ce cas, les services sociaux). Par ailleurs, ce processus de mise en scène et en image n’est pas sans incidences sur la construction des opinions dans l’espace public ; il participe aussi de ce que Luc Boltanski appelle « la crise de la pitié », qui amène le « sollicité » à s’interroger sur la « réalité du malheur » et de la souffrance d’autrui et sur le « réalisme de l’action » entreprise pour y répondre. 6 De même, on peut rejoindre Patrick Champagne, pour qui un événement médiatisé « peut fonctionner comme une sorte de test projectif auprès des différents acteurs sociaux qu’ils [les médias] interrogent, chacun pouvant y voir la confirmation de ce qu’il pense depuis longtemps ».7 L’exposition dans l’espace public comme le traitement médiatique se caractérisent donc surtout par une description et une identification - dans des temporalités et des lieux différents - de personnes, d’instruments et d’événements par le biais d’objets communs et surtout techniques. Ces derniers ont la particularité de ne pas pouvoir être maîtrisés de tout le monde.

34 On soutient, dans notre modélisation, que c’est l’agrégation de cette exposition et de ce traitement qui produit l’esthétisation. Ainsi, “esthétiser” est d’abord à comprendre au sens d’une perception intellectualisée, équipée par des personnes, des événements, des objets et des lieux communs et techniques. Il faut préciser que ce sont les objets et les lieux techniques qui servent à traduire - notamment par l’image, le son et le texte - les différents équipements de la souffrance engendrés par la situation de maltraitance de l’enfant. Mais “esthétiser” une souffrance (comme d’ailleurs, mais nous y reviendrons, une professionnalité), c’est aussi la soustraire durablement aux impératifs de la justification et la valider aux yeux de différents spectateurs. Cette esthétisation doit donc produire un effet public autant qu’un effet sur les publics. Elle permet également une nouvelle orientation de l’action et une (re)codification du rapport à autrui souffrant (notamment en ce qui concerne la dénonciation, l’indignation et/ou la compassion face à cette souffrance). En reprenant l’analyse de Luc Boltanski,8 les médias dénoncent et peignent - mais aussi dé-finissent - cette souffrance et permettent aux spectateurs de sympathiser avec un malheureux (mais aussi avec ses bienfaiteurs, voire dans certains cas... avec ses persécuteurs), tout en les affranchissant de certains investissements ou contraintes liés à l’action directe. Tout ceci “prend” d’autant mieux que les différents publics ont une perception des souffrances contemporaines sans croyances évaluatives définitivement stabilisées. Dans certains phénomènes (par exemple dans les souffrances liées à l’exclusion sociale), les sceptiques sont plus nombreux que les convertis.

35 Pour affiner, puis élargir notre analyse, on se propose maintenant de détailler les différents équipements mobilisés dans la chaîne des traductions de la souffrance de Johnny; ensuite, d’évoquer d’autres équipements d’esthétisation et de montrer comme ils prennent place dans un nouveau militantisme de cause, inséparable d’un engagement médiatique et médiatisé et preuve de son utilité publique ou sociale. 2.1. Johnny : traduire et équiper l’inqualifiable ! 36 Les vulgates reprises pour évoquer cette affaire sont très significatives des différentes traductions opérées par les observateurs experts et profanes. Tout se passe comme si : « Pour Johnny, ça a pris, parce que c’était un enfant, parce que c’était les Vosges, parce que quelqu’un, par hasard, a découvert son calvaire... » Pour mieux saisir ces vulgates, il faut revenir sur cette description et identification - dans des temporalités et des lieux

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différents - des personnes, des objets et des événements. Une précision s’impose ici. Cette partie n’échappe pas à une construction stylistique toujours critiquable : l’énumération. Le lecteur doit avoir à l’esprit que cette énumération des actants (expression proposée par Bruno Latour pour désigner les humains et les non-humains)9 ne peut pas viser l’exhaustivité et qu’il s’agit, là aussi, d’une (re)construction ad hoc participant de cette esthétisation. 2.1.1. Les personnes 37 Si au centre de la “déferlante médiatique”, objet de la “pression médiatique” et d’un “voyeurisme insupportable”, se trouve un enfant maltraité, Johnny est celui qui, in fine, physiquement, apparaît le moins. Il est pourtant placé in medias res (au milieu des choses) et existe surtout, pour reprendre une formule de Bruno Latour, « dans le monde de papier des articles [de la presse] » et aux côtés d’une série « d’acteurs sémiotiques présentés dans le texte » et plus ou moins présents dans les différents lieux d’exposition (la ferme, le palais de justice...).10 Parmi ces acteurs sémiotiques, on retrouve d’abord “la horde de Ménil”, décrite, dans un article de presse, comme dans un jeu des sept familles : “S qui éduque par les coups ; R G, le père, qui frappait fort ; M-F C, la fermière acariâtre, M T qui avait la main leste ; M C, le fermier, qui ne disait rien ; C V, le papa- oncle de S ; R T, fils de M-F.” Après le procès, Libération publiera encore une double page sur la personnalité des quatre auteurs principaux. Viennent ensuite : les professionnels de la justice, dont les déclarations et commentaires vont être partiellement publiés ; ceux du social, “sur la sellette” ; enfin, ceux des médias (voir point 3.2.) avec, au premier plan, les journalistes présents à Épinal, “prêts à saisir tous les mouvements et la moindre déclaration lors des suspensions de séances”. D’autres, plus extérieurs, sont encore convoqués dans les journaux locaux, à l’instar de ce patron d’un café spinalien, de cette boulangère-pâtissière présentée comme une “observatrice de choix”. Enfin, la foule “des curieux”, présente lors des différentes séances, mais plus nombreuse au moment de la venue de l’enfant à l’audience (“près de 300 personnes”). Ainsi, “la venue annoncée de Johnny a suscité la curiosité d’un public à l’affût d’une émotion équivoque : la souffrance d’un enfant comme spectacle.” À cette foule physiquement présente, il convient d’adjoindre celle, non chiffrable, des spectateurs à distance ou distanciés, dont la présence se manifeste à travers différents témoignages (appels téléphoniques, lettres, cadeaux...), eux-mêmes relayés par différents dispositifs techniques (voir infra). Il s’agit notamment là d’un des effets publics de l’esthétisation, qui consiste à se laisser prendre et étourdir par la pression médiatique et de s'élancer du côté où résonne l'éloge d’une souffrance médiatiquement constituée. 2.1.2. Les objets et lieux communs ou techniques 38 L’importance et l’histoire des objets et des lieux communs et techniques sont souvent négligées dans les analyses savantes de la souffrance, lorsqu’elle est liée à des phénomènes dits sociaux. Sans doute, pour Johnny, les épreuves comme les preuves sont aussi dé-finies par des objets et des lieux. L’esthétisation implique donc d’importer des objets communs et d’avoir recours à des dispositifs non-humains souvent complexes pour les rendre visibles. Dans le cas de Johnny, et toujours dans une perspective latourienne, on peut même avancer qu’ils sont déterminants pour remonter des faits accomplis à l’accomplissement des faits et surtout pour les faire “tenir ensemble”, même temporairement.

39 Le répertoire des objets et des lieux communs va, en toute rigueur : de “la soue à cochon”, du “placard” où l’enfant était enfermé, du “tonneau d’eau froide”, du “champ

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d’orties” dans lequel il a été jeté dans cette “ferme” des “Vosges” (notons que les auteurs ne sont pas des exploitants agricoles), au “matelas mousse” sur lequel il passait ses nuits “à même le sol (ou avec les cochons) sans couverture, ni drap et avec le ventre vide”, en passant par les ustensiles de cuisine, les “casserole ; passoire ; louche ; fourchette” (présentés à l’audience), du “manche du martinet qui n’avait plus de lanière” utilisés pour lui asséner des coups. Ce répertoire comprend aussi les différentes photos parues dans les presses régionale et nationale et dans différents magazines (par exemple, la mère avec le bébé le jour du baptême à côté d’un prêtre, à l’audience dans le box des accusés ; les autres auteurs, et plus particulièrement une tante, “la marâtre [...] au langage ordurier”).

40 Du côté des objets techniques, on peut sérier l’important dispositif technique aux “marches du palais”, notamment celui des nombreuses télévisions et autres organes de presse, comme les objectifs des caméras, les micros, les paraboles, etc., tous indispensables dans la chaîne des premières traductions. Mais aussi les téléphones au Centre hospitalier universitaire, par lesquels transitent les demandes d’information au moment de l’hospitalisation de l’enfant. De même, le fax du palais de justice transmettant les différentes traductions profanes de ce que doit être un acte de justice et/ou une peine exemplaire. 2.1.3. “Faire l’événement” 41 Dans cette affaire, “faire l’événement”, c’est d’abord dé-finir les différentes épreuves (physiques et psychologiques) par et avec des personnes et des objets pendant un “procès [proclamé] unique pour des actes de maltraitance exceptionnels de gravité sur fond de misère morale et matérielle” ; c’est ensuite (re)lier ces mêmes épreuves avec une “cause indiscutable”. Celle-ci concerne un public-cible nettement délimité et apparaît dans l’espace public comme inconditionnelle (l’engagement et/ou l’action ne sauraient être soumis à condition ; il n’y a plus de doute de l’effort consenti ou à consentir) et stabilisée au niveau des rhétoriques de légitimation (il n’y a, en principe, plus personne à convaincre de l’existence du malheur et de la grandeur, de la justesse et de l’utilité de la cause). Dans le cas de Johnny, c’est, bien évidemment, la cause de l’enfance maltraitée qui est analysée, et les différentes épreuves qui font l’événement :

42 - servent à nourrir les débats et controverses des experts ; ainsi, au moment du procès, Le Monde a posé la question de l’utilité de la présence de Johnny à l’audience en convoquant des représentants-experts de la sphère “psy”, mais aussi le président de l’association des juges des enfants ; ces derniers, pour répondre à l’événement, ont donné différentes traductions à destination du grand public de cette épreuve inattendue ;

43 - sont autant de preuves qui confirment et valident la justesse d’un engagement dans cette cause et la grandeur de ceux et celles qui la soutiennent.

44 L’événement est aussi (re)lié à d’autres plus anciens, en particulier à l’affaire hypermédiatisée du petit Grégory, présentée comme “un autre grand feuilleton [...] qui, en son temps, mobilisa pendant des mois et des mois la France toute entière”. Il faut ajouter ici, comme cela a été évoqué dans la première partie, que toutes les affaires de maltraitance ne font pas “événement”, ne connaissent pas - mais c’est la même chose - les mêmes engouement et traitement médiatique et ne font pas l’objet des mêmes mises en équivalence dans l’espace public.

45 On l’aura compris, cette esthétisation s’élabore non seulement lors d’événements ponctuels comme les gardes à vue, les mises en examen ou les procès..., mais se donne aussi à voir en différé dans la presse écrite, dans les journaux et magazines télévisés.

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Ceux-ci vont non seulement diffuser l’événement, mais aussi le “grandir” et l’“étendre”, en traitant par exemple de la prise en charge par l’administration judiciaire des mineurs en danger, en reprenant des trajectoires ou des histoires de vie (mineurs battus ou martyrisés, mineurs délinquants ou violents...). Là encore des experts sont convoqués parfois, aux côtés d’anciennes victimes ; chacun donne sa traduction de la souffrance et des différentes “toiles de fond” qui lui donnent corps (alcoolisme, inceste, précarité de l’emploi, perte des repères familiaux, vulnérabilité, problèmes psychologiques, etc.). Ce faisant, on introduit toutefois une nouvelle échelle de mesure, un nouvel espace de justification de la cause comme de l’action auprès des différentes populations “en cause” et donc de nouvelles épreuves professionnelles pour ceux qui en ont la charge. C’est notamment pour cette raison que l’esthétisation prend également corps (pour être retravaillée) dans la presse spécialisée du champ social, à l’instar de Marceline Gabel, secrétaire permanente de la grande cause, qui évoque, dans le cas de Johnny, « un déferlement d’articles ou d’émissions redondantes [...] exhibant inlassablement les mêmes images de cet alignement pitoyable des accusés. » Elle parle encore d’une « véritable désinformation qui permettait d’abord de mettre en cause les services de Protection de l’enfant », notamment pour ce qui concerne la durée des mauvais traitements infligés à l’enfant.11 2.2. Les entreprises et impératifs de l’esthétisation 46 Si les différents équipements évoqués supra participent tous, à des degrés divers, de l’esthétisation d’une souffrance, ils peuvent ne pas être suffisants pour nourrir les croyances évaluatives et stabiliser les définitions sociales de la souffrance et des réponses qu’il convient de donner. Les différents actants ne parviennent d’ailleurs pas à éviter certaines critiques, dont les plus courantes sont le voyeurisme ou encore la critique d’une justice spectacle, etc. Aussi, dans cette section, allons-nous nous écarter du cas de Johnny et mettre au jour deux autres équipements qui complètent et stabilisent aujourd’hui « ce qui ne doit plus se discuter » et proposent, en plus, des réponses isomorphes à celles des conduites et pratiques jusqu’ici labellisées du champ professionnel du social. 2.2.1 Le renom comme équipement 47 Comme l’ont bien montré Luc Boltanski et Laurent Thévenot12, la compétition pour la recherche de l’état le plus valorisant n’a de sens que si elle contribue à l’état des biens communs. Certains agents, depuis une position de renom - qui suppose aujourd’hui une forte valeur ajoutée médiatique - reconnaissent certains traumatismes sociaux et investissent durablement les dispositifs de lutte ou de soutien d’une cause et, aujourd’hui, plus largement, le champ de l’intervention sociale. Cette position leur confère automatiquement (mais non définitivement) une grandeur qui peut servir de vitrine, de dispositif d’action directe ou distanciée et de label.

48 Ainsi, dans les années quatre-vingt, l’un des premiers à investir le champ en se fondant sur son renom est Jean-Luc Lahaye, lorsqu’il crée, en octobre 1986, la fondation Cent familles. Celle-ci compte aujourd’hui cinq centres qui accueillent plus d’une centaine d’enfants de 4 à 13 ans. Marie-France Marquès signale que « Jean-Luc Lahaye a passé son enfance, partagé entre le centre de l’Aide sociale à l’enfance de Denfert-Rochereau, la vie avec sa mère dans un quartier déshérité de Paris et de multiples familles de placement. Devenu chanteur, il publie, en novembre 1985, un livre retraçant son enfance (1 200 000 exemplaires vendus). Il décide alors d’affecter une partie des droits d’auteur à la création, à Clichy, d’un centre d’accueil pour enfants sans toit inauguré

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par François Mitterrand. [...] La fondation a pour objectif aussi d’aider les familles à retrouver un logement, un salaire ; elle souhaite, en effet, que les liens parents-enfants soient maintenus et consolidés. Le directeur signale que plusieurs familles choisissent ce centre car il permet d’éviter les placements par mesure administrative ».13

49 Ici, la grandeur est d’abord associée au passé ; elle a supposé des sacrifices, un prix à payer dans une situation donnée. Les agents ayant connu et/ou vécu une situation de souffrance ou de précarité avant d’accéder au renom ne peuvent que se consacrer à rétablir une relation sociale contribuant au bien commun. Ces engagements doivent dès lors permettre sinon une transformation tout du moins une évolution pour répondre à des situations et effets contextuels (dans le cas de Cent familles, humaniser la DDASS). Pour consolider cet état, interviennent aussi les médias et leur pouvoir déclencheur et fédérateur.14

50 Autre illustration de cet engagement, l’association Perce-neige créée par le comédien Lino Ventura et son épouse pour répondre aux problèmes de prise en charge institutionnelle des personnes handicapées mentales. Le couple avait un enfant handicapé. Les six maisons Perce-neige réparties en France offrent un nombre volontairement limité de places pour conserver un caractère familial et faciliter l’intégration ; elles bénéficient des agréments et financements classiques et d’un encadrement éducatif spécialisé. On trouve là la panoplie classique de ce type de prise en charge, à savoir des foyers d’hébergement, de vie, médicalisés, à double tarification, maison d’accueil spécialisée. Six autres maisons sont en projet à l’horizon 2000-2001.

51 Après le chanteur, le comédien, vient le sportif : Yannick et Marie-Claire Noah et leurs Enfants de la terre. Cette association créée en 1988 et déclarée de bienfaisance recueille des enfants en difficulté dans des structures d’accueil d’urgence baptisées les « maisons tendresses ». Ces maisons sont situées en Normandie, dans les Landes, dans les Pyrénées et en Bretagne. Cette association est particulièrement intéressante par les partenariats qu’elle génère et les équipements qu’elle mobilise pour assurer son fonctionnement. Elle organise le trophée des Enfants de la terre sous la forme d’une grande soirée tennis-concert retransmise sur Paris Première ou s’associe avec Vittel pour une opération de soutien. Opération dans laquelle la société verse 500 000 F destinés à faire vivre une de ces maisons pendant un an et s’engage à verser en plus 0,10F pour chaque code barre envoyé par l’acheteur du produit. Par son intermédiaire on pouvait également acquérir un disque compact ou un tee-shirt inédit de l’association. À la fin de cette opération, le relais est pris par Pic-Nik Break (biscuits et pâte à tartiner aux noisettes) qui s’engage à lui reverser pendant quatorze mois 0,50F par paquet acheté. Dans ce dernier exemple, le renom est surtout fondé sur l’activité sportive qui, malgré toutes les dérives économico-médiatiques, est encore perçue, dans de nombreuses manifestations de solidarité, comme « une école de moralité cultivant le goût de la lutte, le sens de l’effort, la solidarité, le désintéressement. »15 2.2.2. Les garants de légitimité 52 Dans les exemples cités, le renom permet de mettre en équivalence l’authenticité et la qualité des conduites et pratiques et la réalité d’une souffrance éprouvée par des agents dont on connaît (bien) la grandeur et chez qui on ne suspecte aucune petitesse. Mieux même, ils ont déjà fait la preuve d’une compétence et de réussites et ont su résister à différentes épreuves. De facto, ils peuvent devenir fondateurs, “enrôleurs” ou porte- parole de multiples prises de position (sur la réalité d’une souffrance sociale) et/ou d’interventions (pour y remédier). Si ces dernières s’inscrivent dans la durée, elles

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seront progressivement intégrées dans le déjà-là et fonctionneront avec des contraintes et logiques similaires aux autres organismes d’intervention sociale. D’où l’importance de ne pas se limiter à une seule grandeur et de stabiliser fréquemment ces constructions en les garantissant d’une certaine légitimité et de nombreuses alliances.

53 Ainsi l’appel ou le recours à des “garants de légitimité” est-il maintenant devenu un lieu commun auprès de très nombreux organismes d’intervention sociale. Pour certains, ils forment même un équipement essentiel pour éprouver l’utilité de leur existence eu égard aux souffrances auxquelles ils prétendent répondre. Ces garants sont invoqués et mobilisés dans une double perspective déclarée de popularisation et de soutien de la cause. Mais, là encore, ils ne restent qu’un soutien parmi d’autres tant qu’ils ne sont pas convoqués et associés à une exploitation des conduites et pratiques dans les médias et/ou dans des lieux d’exposition ou dans des événements.

54 Bien qu’équipement d’esthétisation aujourd’hui indispensable, la présence ou l’absence de garants de légitimité est très hétérogène selon les causes ou les événements. Utiliser sa notoriété, son parcours de vie suppose des choix et des accords sur la validité et l’authenticité de la cause.16 On le voit bien dans le cas des garants de légitimité évoqués supra, ce choix est une opération fort complexe, puisqu’elle associe des sentiments, des représentations, des éléments intériorisés participant du processus de socialisation des agents. Bref, l’alliance n’est, dans ce cas, jamais pure... coïncidence. Force est pourtant de constater que de plus en plus de “vedettes” s’investissent pour aider, participer, convaincre, soutenir ou mener la lutte contre les traumatismes sociaux du moment. Tous n’y ont pas une antériorité particulière avant de faire “cause commune”. Par ailleurs, on a pu observer dans notre recherche que les causes les plus soutenues, à notre époque, sont “justement” celles concernant les enfants. À ceux qui dénoncent des opérations mercantiles indissociables aujourd’hui d’un bon “plan com.”, les garants semblent démontrer par leurs actions que tout cela n’est plus incompatible. Pour tous il y a un intérêt, même si les actions ne sont pas intéressées. Dans les entretiens qu’ils accordent aux médias, leur engagement, c’est à l’évidence participer à un grand mouvement dont l’objet est le présent et l’avenir des enfants. Une cause concrète et qui se répercute aussi dans leur quotidien. Dans ce cas, l’engagement social ne se mesure pas simplement au temps passé ; on peut être garant occasionnellement, ponctuellement, mais toujours avec force. Leur présence permet aussi la transmission d’une rhétorique à la fois unitaire et omnibus dans les différents médias ou lieux de manifestation. Ils sont, en outre, “habitués” aux contraintes de temps (et donc de censure) qu’imposent les mises en scène médiatiques.

55 Pour illustrer ces propos, on peut se référer à l’association ELA qui lutte contre l’adénoleucodystrophie, maladie génétique rare, très handicapante et actuellement sans grand espoir de guérison. Elle est reconnue d’utilité publique et multiplie les parrainages, notamment celui d’Emmanuelle Seignier (comédienne) et de Jean Galfione (champion olympique de perche). Dans l’émission de Canal + Nulle part ailleurs (29/01/1998 entre 20h et 20h30), Guillaume Durand les reçoit pour l’annonce de deux grandes opérations : les kilomètres de l’espoir, où des enfants et adolescents des écoles et collèges organisent des courses et des cross et vont chercher des parrains (depuis octobre 1997 cette opération a déjà permis de récolter près de 800 000 F) ; un bus itinérant dans Paris, qui “vend” des kilomètres en vue de subventionner une opération de recherche. Auparavant, les deux parrains expliquent l’origine et la nature de leur engagement pour cette cause. Pour la comédienne tout est parti d’une rencontre avec

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une famille et leur garçon de huit ans atteint de cette affection ; pour elle « tout d’un coup, c’était concret ». Une rencontre qui agit comme événement transfigurateur (presque comme une révélation).

56 Autre exemple, celui de l’association Rêves, qui a pour vocation de réaliser les rêves d’enfants malades dont le pronostic est très réservé ; entre autres, permettre aux enfants de rencontrer une personnalité du monde artistique, sportif, culturel ou de la télévision, mais aussi découvrir un site ou parc de loisirs du monde animal. Elle a pour marraine la chanteuse et comédienne Vanessa Paradis (le parrain est Patrick Chêne, journaliste à France 2). Elle s’est entourée, lors d’un concert public, de plusieurs personnes de l’association ; l’objectif de cette démarche était « que toute la médiatisation se fasse sur l’association, et pas sur nos petites personnes » ; l’aide qu’elle apporte est, entre autres, de faciliter les démarches de l’association en direction de son métier.

57 On peut facilement multiplier les exemples. La comédienne Mathilda May s’occupe de l’association Chrysalide venant en aide aux enfants physiquement et psychologiquement maltraités et séparés de leurs parents par décision de justice. Cette association propose des placements en famille d’accueil et l’organisation d’un suivi thérapeutique jusqu’à leur majorité. Pour Mathilda May, d’après Téléstar (n° 1054, décembre 1996, pp. 22-23), c’est sûrement le fait d’être mère qui l’a poussée à s’occuper de cette association. L’idée même d’un enfant qui souffre lui est insupportable. Paul Newman vient en aide à des associations au profit de familles sans ressources ou d’enfants atteints de maladies graves, ou encore crée une fondation pour venir en aide aux jeunes toxicomanes ou alcooliques qui fonctionne grâce à des dons, mais aussi grâce à des fonds provenant de la vente de produits alimentaires auxquels l’acteur a donné son nom. Karen Mulder défile gratuitement pour la Croix-Rouge et rêve de créer une fondation pour venir en aide aux enfants malheureux. Claudia Schiffer se consacre aux enfants malades et s’engage dans la lutte contre le cancer du sein. Il faut aussi évoquer ici les poupées Claudia Schiffer, Karen Mulder, Naomi Campbell vendues au profit de la Croix-rouge (3 F par poupée sur 125 F) ; la présentation du produit s’est faite dans l’émission du dimanche de Jean-Luc Delarue (France 2, le 21 avril 1996). Interrogée par un télémagazine, Karen Mulder déclare : « C’est une façon de penser et de faire penser aux enfants qui n’ont pas la chance de posséder un tel jouet. Quand, dans la vie, on a de la chance, on n’a pas le droit d’être radin et d’oublier ceux qui souffrent. »

58 Pour résumer le propos, on peut observer que les définitions des souffrances sociales, comme les façons d’y remédier ou d’y intervenir, visiblement sont aujourd’hui multiples et diversement équipées. On peut s’attaquer aux problèmes des banlieues par des dispositifs touristiques, culturels ou artistiques ; aligner les témoignages et les remèdes à la maltraitance autour d’un procès ou dans des psy show ; monter des opérations “séduction”, “recueil de dons” ou “coup de poing” pour faire l’événement, opérations qui tendent, pour reprendre une formule de Jean-Yves Trépos, à laisser les bénéficiaires groggy après le départ des vedettes ; inventer des récompenses symboliques ou des gadgets humanistes, initier des pratiques cérémonielles pour consacrer des interventions et promouvoir les professionnalités...17 À côté de certaines pratiques, les campagnes humanitaro-médiatiques du début des années quatre-vingt sur les problèmes du tiers-monde, sans disparaître, appartiennent déjà à l’histoire.

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59 Mais le plus important sans doute est que la construction des “bonnes définitions” d’une souffrance ou du malheur d’autrui passe aujourd’hui par des traductions et des choix. Ces traductions et choix - par les équipements qu’ils mobilisent et dont on connaît la valeur ajoutée médiatique - entraînent les non-souffrants dans un nouveau « militantisme de cause », selon l’expression de Jacques Lagroye,18 ou dans des « engagements post-it », pour reprendre une expression de Jacques Ion.19. Ainsi, on choisit de soutenir telle cause et pas une autre, de favoriser telle ou telle prise de conscience, d’expérimenter ou non (et pendant un temps) tel ou tel dispositif, de donner à voir tel ou tel aspect de l’engagement tant du côté du grand public, des bénévoles que des professionnels. Le développement important du mécénat de solidarité va également dans ce sens.20 Mais, comme cela a déjà été évoqué supra, ces choix servent aussi à distinguer, à singulariser, à préférer ou à prendre de la distance par rapport aux souffrances ou malheurs d’autrui. Tout se passe comme si, avec ces “bonnes définitions”, se réalisait la conjonction de différentes possibilités de connaître et de différentes possibilités d’agir, pour reprendre une formule de Luc Boltanski.21 De même, un seul engagement peut valoir - par une médiatisation consciente et méthodique - pour plusieurs (voire plusieurs milliers). 3. La mise “en cause” des professionnalités 60 Dans nos travaux, nous avons constaté un lien entre l’esthétisation de la souffrance et l’esthétisation d’une professionnalité. Ce constat doit maintenant être approfondi. On l’a vu, l’affaire du petit Johnny a conduit un certain nombre “d’interprètes autorisés” à se poser de “nouvelles” questions sur les rôles et compétences avérés de différents professionnels. Au premier plan, ceux des services sociaux ; dans une moindre mesure, ceux de la justice et des médias.

61 Pour les premiers - et plus spécifiquement les travailleurs sociaux qui ont licence et mandat (au sens de Hughes22) pour prévenir et/ou répondre à cette forme de souffrance - ce type d’affaire devient une véritable épreuve de professionnalité. Épreuve qui s’inscrit aussi dans un contexte plus global : d’incertitudes sur le “comment faire du social aujourd’hui” ; de transformations des professions labellisées et des modes d’exercice “historiques”.23 Bref, lorsque la souffrance attire l’attention des médias, les nouvelles définitions qu’ils construisent sont aussi lourdes d’effets de représentation et d’épreuves de professionnalité qu’il convient de ne plus ignorer. Cette “mise à l’épreuve” ne concerne d’ailleurs pas uniquement les professions du social ; pour emprunter une expression de Jacques Walter24, celles de la justice n’ont pas encore réussi, elles non plus, « à passer de l’image subie à l’image voulue ». 3.1. Le nécessaire travail médiatique du social 62 Parmi toutes les questions que pose le cas du petit Johnny, il en est une qui est revenue avec force dans l’ensemble de l’épisode juridico-médiatique : comment cette maltraitance a-t-elle échappé aux services sociaux ? En effet, dans la mise au jour de ce type d’affaire, tout se passe comme si les médias validaient immédiatement l’échec et une remise en cause des professionnalités, les professionnels étant dès lors sommés d’apporter leurs preuves, mais aussi de revaloriser une image ternie et subie. 3.1.1. Stigmatisation ou dévalorisation de la professionnalité des travailleurs sociaux ? 63 Il est une difficulté récurrente dans le métier de travailleur social, celle de mesurer et/ ou d’évaluer les “dangers” encourus par les différents usagers ou ayants droit, d’autant que ceux-ci sont devenus, pour reprendre une belle formule de Jacques Ion, « de moins en moins prédéfinissables ». C’est le cas notamment lors des signalements de

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maltraitance d’enfants. Il semble qu’il reste très difficile de diagnostiquer l’enfant en danger au sein de sa famille ou, plus exactement, de mesurer la réalité du danger encouru par l’enfant et donc d’évaluer le moment “opportun” de signalement et d’intervention. Là encore, les multiples esthétisations produites par différents équipements coconstruisent des définitions et des formes d’action que ne maîtrisent pas forcément les travailleurs sociaux.

64 L’un de ces équipements est notamment la mise en place d’un service national d’accueil téléphonique avec un numéro simplifié (Allô Enfance maltraitée : 119) ; l’appel est gratuit et n’apparaît pas sur les factures de téléphone. Au bout du fil, quarante professionnels de l’enfance répondent 24h/24 aux demandes d’information et de conseil concernant les situations de mineurs maltraités ou présumés l’être ; plus de 200 000 appels en 1995.25 Cette illustration donne l’occasion de s’arrêter brièvement sur l’accroissement et le développement, au milieu des années quatre-vingt, dans les milieux associatifs et institutionnels, des numéros verts et des services d’aide par l’objet technique téléphone. Pour d’aucuns26, le réseau d’aide par téléphone remplit une fonction sociale réelle en complémentarité d’autres formes d’aide et de soutien27. Par ailleurs, le téléphone illustre bien ce que peut être l’évolution de l’objet technique au service d’autrui et/ou à vocation solidaire, permettant aussi une réduction du coût de l’intervention humaine. Dans la concurrence actuelle entre les opérateurs de télécommunication, où tout va se jouer sur le service offert, on peut raisonnablement penser que l’un d’entre eux pourrait se découvrir une fibre sociale et trouver quelque intérêt au développement de ces interventions à distance ou distanciées.

65 Mais il faut bien comprendre que tout ceci prend avec d’autant plus de force que l’enfance maltraitée est devenue une cause indiscutable,28 que les médias - en dépassant leur fonction principale de « diffuser l’information et la connaissance »,29 - redistribuent, nuancent ou enrichissent les connaissances établies sur les phénomènes de maltraitance. Mais surtout, pour appuyer le propos de Patrick Champagne, parce que « les médias font désormais partie intégrante de la réalité ou si l’on préfère produisent des effets de réalité en créant une vision médiatique de la réalité qui contribue à créer la réalité qu’elle prétend décrire. »30

66 Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, la télévision met-elle de plus en plus en scène des pans particuliers de diverses professions et principalement, dans ce qu’on a pu observer, celles du secteur des biens et services. On pense bien sûr de suite à l’équipement reality show31. Ces magazines de télévision - autant suivis que décriés - ont mis en scène, plus particulièrement depuis le début des années quatre-vingt-dix, à la fois des situations et questions sociales, des professions, des individus ordinaires et des experts. Une scène occupée, pour Jean-Yves Trépos, « par la rencontre conflictuelle d’experts reconnus dans un champ professionnel et de contre-experts, en un débat qui ne pourrait avoir lieu nulle part ailleurs. »32 Selon Dominique Mehl, ces magazines participent d’un interventionnisme télévisuel et d’une télévision de l’intimité qui mêlent « deux inspirations conjointes : l’irruption de la parole profane sur la scène publique d’un côté, la valorisation du témoignage privé de l’autre. »33 Cette télévision du témoignage peut être un soutien à la consolidation des rhétoriques de légitimation des professionnalités ou au contraire de dénonciation, dans la mesure où ces magazines « s’inscrivent dans un mouvement plus large de suspicion à l’encontre des savoirs officiels et académiques, [...] de valorisation de l’expérience profane ».

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67 Signalons, enfin, que si tous ces équipements et esthétisations participent autant d’une stigmatisation et/ou dévalorisation de la professionnalité des travailleurs sociaux, c’est que ces derniers ne font pas grand chose pour y “faire front” et/ou pour ne pas les subir. Ceci est patent dans le cas de Johnny. Aujourd’hui, la manifestation d’une compétence dans l’espace public passe nécessairement par des esthétisations (appelées dans ce cas des protocoles) qui se caractérisent par l’obligation de toujours lier le “faire” et/ou le “faire faire” au “pour quoi faire” et d’y inclure le “comment faire savoir pourquoi on fait”. Autrement dit, la capacité à communiquer ou à communiquer mieux commence à s’imposer à toutes les rhétoriques professionnelles. 3.1.2. Se plier à l’impératif communicationnel 68 Au final, la question centrale pourrait être : comment une médiatisation réfléchie et organisée permet-elle d’éviter certaines épreuves34 et d'apporter des preuves ? Du côté des professions sociales, il est largement temps de mettre en place une politique de communication en direction du “grand public” et de spectateurs professionnels (financeurs, décideurs, parents, etc.). Ce passage à la communication vise d’abord à donner une image pensée comme positive et à se (re)présenter comme utile voire indispensable, notamment pour ne plus dépendre de la seule “vision médiatique”. Ensuite, il doit permettre de distinguer des interventions aujourd’hui relativement similaires (fonctions généralistes d’accueil, d’accompagnement, de suivi, etc.) et mettre l’accent sur certaines spécificités ou complémentarités (niveau de qualification, travail en équipe pluridisciplinaire, infrastructure, etc.) par rapport à d’autres professionnels et/ou bénévoles. Cet impératif communicationnel, qui se développe dans tous les champs professionnels, peut aussi demander le recrutement d’agents externes compétents en la matière, des « spécialistes en relations publiques [qui sont engagés] afin de réaliser ce travail délicat qui consiste à donner une image publique satisfaisante. »35 Ceci est d’autant plus utile que les travailleurs sociaux ne sont pas encore préparés (a fortiori formés) aux exigences du discours informatif attendu par les médias ou de celui à produire pour les intéresser, si - et seulement si - le calendrier des événements médiatiques (ce que d’aucuns nomment l’actualité) l’autorise.

69 Force est donc d’admettre que, dans l’attente d’une professionnalisation établie de la communication d’intervention sociale,36 ce sont les médias qui contrôlent l’accès aux différents moyens de diffusion. Les travailleurs sociaux doivent donc apprendre à communiquer sur leur professionnalité et à collaborer avec les médias. Ceci est d’autant plus important que, par ailleurs, ces derniers peuvent être ou non engagés dans différentes conduites et pratiques isomorphes à celles des travailleurs sociaux37 et sont parfois simultanément promoteurs ou producteurs de nouvelles formes d’intervention sociale et vecteurs de la mise en scène ou de la manifestation de formes plus anciennes dans l’espace public ; c’est ce que nous avons appelé le travail social des médias. Signalons toutefois que certains travailleurs sociaux refusent d’entrer dans l’arène, de manifester leurs compétences dans l’espace public, préférant et légitimant (notamment sous couvert de secret professionnel) un fonctionnement pro domo, pour eux nullement contradictoire avec l’évolution d’une société où tout se communique. 3.2. Justice et médias 70 Il ne paraît pas exagéré d’avancer que cet impératif communicationnel et/ou la collaboration avec les médias s’imposent aujourd’hui à tous les groupes professionnels. On voudrait ici évoquer brièvement certains résultats d’une enquête réalisée à l’occasion d’un colloque du Centre de recherche sur les médias intitulé “Télévision,

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justice et régulation”. Cette enquête met en lumière les tensions complexes qui président à la construction des interactions, des mécanismes d’échange d’information et des stratégies d’investissement entre deux groupes professionnels : celui de la justice et celui des professionnels de la télévision. Ces interactions nous amènent aussi à considérer sous un angle différent ce que d’aucuns nomment une “déferlante ou une pression médiatique” lors d’un procès comme celui dont il a été question dans ce texte.

71 Dans sa dimension qualitative, l’enquête montre d’abord que ce sont deux mondes qui se sont longtemps pratiquement ignorés. On apprend ainsi que le judiciaire ne sait pas toujours comment travaille une télévision et vice versa. Elle confirme ensuite l’intérêt croissant des médias, et plus particulièrement de la télévision, pour l’institution et les affaires judiciaires. Cet intérêt semble pourtant être suscité en grande partie par les usagers eux-mêmes. Cette étude n’a, bien sûr, pas permis de mesurer dans cet intérêt ou engouement le degré de détermination suscité par les médias. Reste que la médiatisation télévisuelle des pratiques judiciaires paraît, depuis plusieurs années, passionner les Français et que, de l’avis de certains professionnels de la télévision, ce sont les usagers qui poussent au développement de cette médiatisation.

72 Ainsi, pour les professionnels de la télévision, peut-on clairement parler de « stratégies d’investissement prioritaires » dans l’espace judiciaire et dans le champ professionnel de la justice. Ces stratégies sont nécessaires, voire incontournables, pour l’exercice même de leur profession ; parmi les plus importantes, on peut sérier : la recherche de contacts en vue d’obtenir des informations et/ou des images ; la course à l’audience et donc au scoop ; l’apprentissage de nouvelles compétences techniques et/ou linguistiques pour maîtriser le déroulement des procès et des procédures. Ces stratégies d’investissement prioritaires se conjuguent à leur capacité de mettre en scène de nombreuses réalités professionnelles et/ou sociales, et l’ensemble participe d’une forme particulière d’expertise participante que ne maîtrise pas l’institution justice et qui peut, de manière circonstancielle, régler et/ou régir un certain nombre de relations et/ou de situations.

73 L’enquête montre encore que les professions judiciaires semblent se limiter, pour l’heure, à des mécanismes d’échange occasionnels et/ou circonstanciés, tout en restant dans une prudente expectative pour ce qui concerne la publicisation de leurs conduites et pratiques dans l’espace public. En d’autres termes, la communication judiciaire ne passe pas forcément par la communication télévisuelle (ou, plus largement, médiatique). L’avenir d’une transparence de l’actualité judiciaire, d’un débat judiciaire médiatisé et largement diffusé n’est pas pensé prioritairement en relation ou par des échanges formalisés avec les médias. La justice n’a pas encore besoin des médias pour combler un éventuel déficit de légitimité, des dysfonctionnements ou un manque de moyens, mais peut-être doit-elle avoir recours aux médias pour gagner en visibilité et ainsi faire mieux connaître son fonctionnement. Cet enjeu semble d’autant plus important que “l’américanisation” des représentations (par exemple, les formes de justice spectacle; mais aussi les émissions interactives, les téléfilms ou héros récurrents mettant en scène le fonctionnement de la justice), induite plus spécifiquement par la télévision, peut modifier l’image de la justice.

74 L’approche quantitative nous montre, en premier lieu, que les usagers questionnés accordent une place, une légitimité et des capacités d’influence importantes aux médias et surtout à la télévision. Si elle apparaît surtout comme outil central d’une information, certes sélectionnée en raison des impératifs d’audience, elle est également

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perçue comme pouvant servir d’outil d’investigation et d’élucidation pour certains problèmes sociaux et politiques contemporains. Cette compétence nouvelle peut d’ailleurs s’exercer sans licence ou mandat particulier (ou, au contraire, en les coconstruisant au fil des expériences télévisuelles) et surtout sans obligation de réussite dans sa volonté d’assurer telle ou telle fonction spécifique. En second lieu, elle met au jour le fait que, du côté des usagers, tout se passe comme si le débat public se centrait davantage sur les “crises”38 de l’institution judiciaire. La multiplication des affaires et leur élucidation plus ou moins rapide entraînent dans l’opinion un véritable travail de représentation, que nous n’avons pas été en mesure de décrire et d’analyser finement dans cette enquête et qui semble créer un environnement hétérogène susceptible de forcer la réactualisation ou la transformation de certaines conduites et pratiques dans chacun des groupes professionnels. Conclusion 75 Nos travaux de recherche39 ont permis d’observer que les rôles et fonctions d’information, de (re)présentation, de communication et de médiatisation prennent une place de plus en plus importante dans la définition des souffrances et traumatismes dits sociaux et, plus largement, dans la conception et l’élaboration des diverses formes de professionnalité.

76 Sur la définition des souffrances, on peut tout de suite objecter, avec raison sans doute, qu’elle peut toucher de manières diverses les agents, que l’on ne maîtrise pas les mécanismes de la réception, a fortiori leur influence sur les croyances évaluatives. Bref, que personne ne voit, ne croit et/ou ne reçoit de la même façon la souffrance d’autrui. L’accord est donc difficile à établir et à stabiliser. Ceci posé - et le traitement médiatique de l’affaire du petit Johnny en est une bonne illustration - il y a des chances que le sens (ou l’essentiel) de la souffrance ne soit plus (inscrit) dans cette souffrance. Ce sens diffère selon la réalité traitée, la nature des événements et des équipements mobilisés. Clairement, aujourd’hui, ce sont les équipements médiatiques qui permettent d’inscrire, de positionner et de visibiliser cette souffrance dans l’espace public, notamment parce qu’ils agissent à la fois comme informateurs, traducteurs, filtres et/ou écrans. Ainsi, autant dans le traitement médiatique du malaise des banlieues les médias « peuvent ne pas prendre parti ou ne pas choquer des auditoires socialement très hétérogènes [et produisent] une présentation artificielle et neutralisante de tous les points de vue en présence »,40 autant dans celui d’une maladie génétique ou de l’enfance maltraitée il faut produire par les faits et effets médiatisés de l’émotion authentique, provoquer et redistribuer l’indignation, la compassion et l’engagement et, in fine, les esthétiser de façon à ce que toute personne, face à cette souffrance, sans quitter sa réalité, sans nécessairement entrer dans une relation de face à face avec le souffrant, se montre affectée et déclenche l’action.

77 Au travers de cette recherche, on a également montré comment se manifestent dans l’espace public différents profils professionnels et comment les professionnels, les bénévoles, les décideurs (voire dans certains cas les usagers) sont mis - et/ou sont sommés de se mettre - en scène. En effet, aujourd'hui, peu de professions échappent à l'image que l'on se fait d'elles ; l'acte de faire voir ou d'être vu dans l'espace public, même s’il comporte des risques, devient un équipement indispensable d’un processus de professionnalisation. Il est d’autant plus indispensable pour des intervenants sociaux professionnels ou bénévoles qui revendiquent une utilité sociale et prétendent répondre aux souffrances et traumatismes sociaux du moment.

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78 La place a manqué dans le présent article pour développer plus finement comment les médias, et principalement la télévision, participent aujourd’hui d’un processus de redéfinition et de coconstruction des professionnalités du social et, plus largement, à la constitution d’un champ que nous avons appelé “socio-médiatique”. Ceci, à la fois sur sollicitation de différents intervenants sociaux saisis par l’impératif communicationnel (autrement dit, le travail médiatique du social), mais aussi de leur propre initiative, lorsqu’ils s’investissent dans le social ou créent eux-mêmes leurs interventions en s’emparant d’opportunités offertes par l’actualité, sans pour cela se couler dans une forme d’intervention labellisée ou définie a priori (autrement dit, le travail social des médias).

79 Dans le socio-médiatique, nous sommes donc en présence d’un vaste ensemble de conduites et de pratiques qui continuent comme par le passé à s’accumuler, mais qui coexistent et s’interpénètrent beaucoup plus facilement et plus “im-média-tement”. On a ainsi observé que, dans ce contexte mouvant, les montées en généralité et en humanité font rapidement cause commune. Bref, les volontés de médiatiser le social et de se servir des médias pour faire du social sont aujourd’hui multiples. Le vocabulaire comme la grammaire du socio-médiatique n’excluent a priori aucune expression des problèmes sociaux et/ou conjugaison des réponses qu’on cherche ou qu’on a intérêt à y apporter. Surtout lorsque ces expressions croisent un développement technologique comme celui des équipements médiatiques, maintenant inscrit dans la durée, incluant et permettant un changement d’échelle, de temporalité, d’équipements et de territoires, et s’appuient sur lui.

NOTES

1. Vincent Meyer, Interventions sociales et médias entre professionnalisation et déprofessionnalisation, thèse pour le doctorat de sociologie, université de Metz, 1998. Une version remaniée est à paraître aux éditions L’Harmattan dans la collection “Logiques sociales”. 2. L’équipement est pris au sens où l’emploie J.Y. Trépos, comme « un dispositif liant personnes, choses et actions selon une certaine loi, dans lequel les partenaires acceptent d’investir et à propos desquels ils s’accordent. L’acception du terme est donc large et va, en toute rigueur, de l’équipement objectivé (bâtiment, machine, livre, film, algorithme...) à l’équipement incorporé (savoir ou savoir-faire, disposition éthique...). » Jean-Yves Trépos, Sociologie de l’expertise, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 49-50. 3. Les extraits de presse ou autres médias et les expressions qui en sont reprises sont signalés par des guillemets anglais et mis en italique. Ont été dépouillés : Le Monde, Libération, L’Est républicain, La Liberté de l’Est et Femmes actuelles et Paris Match. 4. Brièvement, dans les deux cas, mon travail a consisté à présenter le parcours biographique des accusés (éventuellement des victimes) et à faire leur portrait, en quelque sorte.

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5. En dépit d’un long et minutieux travail de préparation des services sociaux qui l’avaient en charge et de son avocate. 6. Luc Boltanski, La souffrance à distance, Paris, Métaillé, 1993. 7. Patrick Champagne, “La vision médiatique”, in , [dir.], La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 72. 8. Luc Boltanski, op. cit., 1993. 9. Bruno Latour, La science en action, Paris, La Découverte, 1995, p. 202. 10. Ibid., p. 154. 11. Marceline Gabel, “David, Laetitia, Johnny et les autres”, Journal du droit des jeunes, n° 190, 1999, p. 6. 12. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, Paris, Gallimard, 1991. 13. Marie-France Marquès, “Charité-spectacle et travail social”, in Marquès et Walter, [dir.], Perspectives du travail social, Paris, ESF, 1988, p. 61. 14. Comme le précise encore Marie-France Marquès (op. cit., p. 62), « une “Charité partie” a eu lieu durant cinq heures dans la nuit du 16 au 17 décembre. Cette coproduction d’Antenne 2 et de RTL était organisée avec le concours des salles de rédactions de la presse de certaines régions. En effet, avant l’émission, huit demeures avaient déjà été offertes à la fondation par des collectivités ou des particuliers. Lors du show télévisé, ces demeures étaient visualisées pour que les auditeurs puissent ainsi, par leurs dons, contribuer à l’aménagement, à la rénovation ou au fonctionnement du centre d’accueil de leur région. De plus, les chefs d’entreprises et personnalités qui apportaient leurs aides recevaient en contrepartie un droit à la parole sur le plateau d’Antenne 2. Vedettes du spectacle, hommes politiques, PDG de nombreuses entreprises du bâtiment, fabricants de jouets ou de vêtements d’enfants pouvaient se rappeler au souvenir de 23 millions de spectateurs et démontrer leur "générosité". À la fin de l’année, les organisateurs annonçaient une collecte de 30 millions de francs ». 15. Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, Paris, Gallimard, 1992, p. 115. 16. Il faut préciser que ces porte-parole - qui ne sont pas exclusivement des stars - sont en fait la première partie visible du dispositif de mise en scène d’un engagement dans le social, le premier plan de la vitrine des bonnes professionnalités. Il n’est plus rare de voir des émissions ou documentaires mettre en scène des histoires de vie, à l’instar de celui qui retrace l'histoire d’une ancienne détenue chargée de mission par un ancien secrétaire d’État. On apprend que c’est au service des autres qu’elle s’est relevée, d’abord en aidant des filles en détresse, puis comme présidente d’une association lyonnaise pour des personnes sans-abri. De même, les garants de légitimité peuvent également être des personnages fictifs s’engageant par le biais de leur créateur, comme certains dessinateurs de personnages de bandes dessinées. Ainsi Gaston Lagaffe soutient-il Greenpeace ou Amnesty International (Télérama, n° 2453, janvier 1997, p. 12). 17. Vincent MEYER, “Téléthon, le oui mais de certains professionnels du travail social”, in WALTER, [dir], Le téléthon. Scènes, intérêts, éthique, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 141-159. 18. Jacques Lagroye, “La production de la solidarité”, in Produire les solidarités. La part des associations, document de la Mission recherche du ministère de l’Emploi et de la Solidarité, avec la collaboration de la Fondation de France, 1997, p. 14. 19. Jacques Ion, La fin des militants ?, Paris, Ed. de l’Atelier, 1997, p. 81. 20. Voir Jacques Walter, “L’entreprise saisie par le social et l’humanitaire. Contribution à l’étude de la reconnaissance d’un monde professionnel”, Recherches en communication,

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n° 6, 1997 ; et Le mécénat de solidarité. Communication, frontières et mondes professionnels, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, université de Metz, 1997. 21. Luc Boltansky, op. cit., 1993, p. 22. 22. Everett Hughes, Le regard sociologique, Paris, EHESS, 1996. 23. Sur ce point, voir : Jean-Noël Chopart, [dir.], Les mutations du travail social. Dynamiques d’un champ professionnel, Paris, Dunod, collection “Action sociale”, 2000. 24. Jacques Walter, Directeur de communication : les avatars d’un modèle professionnel, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 74. 25. Vies de famille, trimestriel de la CAF de Moselle, n° 1, mai 1997. 26. Voir notamment les travaux d’Éveline Lehnisch, “Les services d’aide par téléphone”, in Marquès et Walter, [dir.], Perspectives du travail social, Paris, ESF, p. 51-56. 27. Notamment du fait : de la gratuité du service et de l’appel téléphonique ; de la rapidité de la réponse sans déplacement ; que le téléphone peut pallier l’impossibilité ou la difficulté d’exprimer sa détresse dans un face-à-face ; enfin, de l’anonymat de l'entretien qui peut, dans certaines situations, favoriser l’analyse approfondie de la situation et préparer une rencontre ou une démarche avec un autre intervenant. 28. L’enfance maltraitée a été grande cause nationale 1997 avec pour slogan « Si tout le monde bouge, ça bougera ». Il faut préciser ici que la forme “grande cause nationale” est renouvelée chaque année et bénéficie d’un agrément par le Premier Ministre. Cette campagne sur la protection de l’enfance maltraitée avait notamment pour objectif de combattre les violences sexuelles. Plusieurs moyens ont été mis en œuvre, avec notamment un projet de loi pour que les coupables soient soumis à une peine complémentaire de suivi médico-social, une amélioration des procédures policières et judiciaires d’accompagnement des enfants victimes, la prise en charge thérapeutique des enfants et une campagne de sensibilisation de tous les professionnels impliqués, ainsi que des parents, des jeunes et des enfants. 29. J. Lazar, Sociologie de la communication de masse, Paris, Armand Colin, 1991, p. 146. 30. Patrick Champagne, op. cit., 1993, p. 74. 31. L’exemple archétypal du moment étant le magazine Ça se discute de Jean-Luc Delarue, sur France 2. 32. Jean-Yves Trépos, Sociologie de la compétence professionnelle, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1992, p. 56. 33. Dominique Mehl, La télévision de l’intimité, Paris, Seuil, 1996, p. 8. 34. Voire certains pièges, pour reprendre l’expression de la psychologue “piégée” au moment du procès (voir point 1). 35. Everett Hughes, op. cit., p. 119. 36. Qui ne se limite pas à ce que d’aucuns appellent la “communication sociale”. 37. On est presque tenté de dire qu’ils sont toujours engagés du simple fait qu’ils les décrivent, donnent leur version des faits ou les ignorent. On rejoint ici Dominique Mehl, pour qui « la télévision, metteur en scène de la vie sociale par ses documentaires, ses magazines, ses fictions inspirées de situations réelles, s’est toujours trouvée impliquée dans les débats sur les valeurs ou la morale. Par ce qu’elle montre ou cache, par les invités qu’elle célèbre et ceux qu’elle ignore, par les modes de vie qu’elle exalte et ceux qu’elle dénigre, elle joue de fait un rôle actif dans le repérage normatif ». Op. cit., p. 237. 38. Dysfonctionnements, erreurs, lenteurs, contrôle, manipulation, etc. 39. Voir notamment : Vincent Meyer, “Les compétences sous l’œil expert des médias : les intervenants socio-médiatiques”, Utinam, n° 23, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Interventions sociales et

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médias entre professionnalisation et déprofessionnalisation, thèse pour le doctorat de sociologie, université de Metz, 1998 ; “Intervention sociale et communication télévisuelle : exclusion ou complémentarité”, in Jacques Walter, [dir.], Télévision et exclusion, Paris, L’Harmattan, 2001. 40. Patrick Champagne, op. cit., p. 68.

RÉSUMÉS

Les phénomènes liés à la maltraitance des enfants sont aujourd'hui largement co-construits par des représentations modelées et transmises par les médias dominants. Mais toutes les maltraitances ne bénéficient pas du même traitement médiatique et la souffrance n'est pas toujours “exposée” et “évaluée” de la même façon dans notre société. À partir d'un travail d'observation participante et de recueil de données journalistiques, cet article propose une analyse sociologique d'une situation de maltraitance, de ses couvertures médiatiques et de certains effets de la mise en scène et en cause de la professionnalité des travailleurs sociaux. Face à ce que nous appelons une esthétisation de la souffrance dans les médias, ces derniers doivent de plus en plus manifester leurs compétences et communiquer sur leurs pratiques dans l'espace public.

The role of the media in the aestheticism of suffering and professional behaviour. Phenomena linked to the mistreatment of children are today extensively co-constructed by representations modelled and transmitted by the dominant media. But not every type of mistreatment benefits from the saure media treatment and suffering is not always exposed and assessed in the saure way in our society. Based on participatory observation work and the collection of journalistic data, this article suggests a sociological analysis of a mistreatment situation, media coverage and certain effects of the presentation and challenging of the professionalism of social workers. Faced with what we terra "aestheticism" of suffering in the media, social workers are increasingly called on to demonstrate their skill and provide information on their working methods in the public arena.

INDEX

Mots-clés : éducateur, métier d'éducateur, représentation, souffrance, télévision, travail social Index chronologique : XXème siècle, Depuis 1975 Index géographique : France

AUTEURS

ÉRIC LEPOINTE Assistant de service social à la Protection judiciaire de la jeunesse. Enquêteur de personnalité auprès de la cour d’assises des Vosges.

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VINCENT MEYER Sociologue, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’IUT A Nancy-Verdun. Chercheur au Centre de recherche sur les médias (groupe Praxis) et chercheur associé à l’équipe de recherche d’anthropologie et de sociologie de l’expertise, université de Metz.

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Images de la jeunesse irrégulière : des lieux pour les voir

Michel Basdevant

image Il nous avait semblé facile de lister les lieux ayant répertorié les films ou les documentaires traitant de “l'enfance irrégulière”. Erreur ! Très peu d'endroits possèdent des catalogues ou des ouvrages sur ce sujet. Les informations sont très éparpillées. Bref, le travail de rassemblement reste à faire. image La liste proposée dans ce numéro est loin d'être exhaustive. Si le lecteur, notamment en province, a connaissance de bonnes adresses, qu'il n'hésite pas nous les communiquer. image Sans conteste, le Forum des images à Paris est le mieux équipé, avec la possibilité de visionner sur place, mais il ne possède que des images filmées à Paris ou en proche banlieue. L'Institut national de l'audiovisuel a un certain nombre de documents, mais ses tarifs font qu'il ne s'adresse qu'aux professionnels. image Nous avons ajouté quelques sociétés de production et de diffusion ayant un catalogue, et avec qui, les uns et les autres, nous avons travaillé. image Forum des Images image Porte St-Eustache image Forum des Halles image 75001 Paris image tel : 01 44 76 62 00 ou 62 70 ou 63 59 image E-mail : forumdesimages.net image Bibliothèque André Malraux image 78, boulevard Raspail image 75006 Paris image tel : 01 45 44 53 85 image E-mail : bibmalraux@voilà.fr image Bibliothèque du film et de l'image image 100, faubourg St-Antoine image 75012 Paris image tel : 01 53 02 22 30 image E-mail : bifi.fr

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image Cinémathèque française image 4, rue de Longchamp image 75016 Paris image tel : 01 53 65 74 74 image E-mail : image site : www.cinematheque.com image Institut national de l'audiovisuel image 83, rue de Patay image 75013 Paris image tel : 01 44 23 12 12 image ou image Institut national de l'audiovisuel image 4, avenue de l'Europe image 94360 Brie-sur-Marne image Les adresses électroniques de l'INA sont nominatives. image La Cathode image 119, rue Pierre Sémard image 93000 Bobigny image tel : 01 48 30 81 60 image E-mail : image Site : www.lacathode.org image Centre de ressources multimédia du Val d'Oise image 3, place de la Fraternité image 95300 Pontoise image tel : 01 30 75 09 95 image E-mail : image CNRS/Printemps image 47, boulevard Vauban image 78047 Guyancourt Cedex image tel : 01 39 25 56 52 image E-mail : [email protected] image CNFE-PJJ image 54, rue de Garches image 92420 Vaucresson image tel : 01 47 95 78 26 image E-mail : [email protected] image Anthea-La parole donnée image 7, place aux Herbes image BP 219 image 83306 Draguignan Cedex image tel : 04 94 68 98 48 image E-mail :

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INDEX

Mots-clés : caricature, cinéma, documentation, enfance irrégulière, télévision, videotheque Index géographique : France Index chronologique : XXème siècle, Depuis 1975

AUTEUR

MICHEL BASDEVANT Vidéaste, CNRS/PRINTEMPS.

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Pistes de recherche

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Les yaouleds (enfants des rues) de Casablanca et leur participation aux émeutes de décembre 1952

Bruno de Rotalier

1 Les 7 et 8 décembre 1952, Casablanca est secoué par de violentes émeutes. Les populations du bidonville dit des Carrières centrales, et notamment les jeunes, jouent un rôle déterminant dans ces événements. C'est à l'action de ces enfants et adolescents, les yaouleds, mais aussi à leur mode d'existence que nous nous sommes attachés ici.

2 Le terme yaouled désigne, avec certaines nuances, enfants des rues et jeunes des bidonvilles à l’époque du Protectorat. Ce mot vient de la réunion de la locution ya, viens, et de ouled, fils de, enfant. Durant l’époque coloniale, une contraction s’opère et yaouled est employé pour interpeller les enfants vivant dans la rue afin de leur proposer divers travaux, puis l'interjection devient un substantif utilisé pour désigner la jeune population vivant dans les rues du Maghreb.1 Soulignons que le mot yaouled est relié aux fonctions, aux tâches que peuvent remplir les enfants, alors que la formule « enfants des rues » se rapporte à un lieu de vie.2

3 Cette recherche sur les yaouleds a pu être entreprise grâce à l'utilisation du fonds d’archives de l’Éducation surveillée au Maroc, dans lequel se trouvent environ trois cents rapports d’observation élaborés par des éducateurs européens. Ces documents ont été conservés par Jacques Selosse, directeur de l'Éducation surveillée au Maroc, puis directeur du centre de recherche de cette administration à Vaucresson. Ils sont aujourd'hui conservés à Fontainebleau.3 On a choisi le dépouillement des rapports d’observation de quarante-six jeunes venant principalement des bidonvilles de Casablanca ou considérés comme errants et placés dans des centres de rééducation. Cet échantillon n’est donc pas représentatif de l’ensemble de la jeunesse marocaine, mais il permet d’illustrer l’histoire des jeunes défavorisés à l’époque du Protectorat.4Outre les rapports d’observation, nous avons utilisé les fonds d’archives de la direction de l’Intérieur du Protectorat, les réflexions générales développées par des journalistes et des penseurs locaux de la colonisation sur les jeunes à Casablanca, notamment Robert Montagne, Jacques Nouvel, Jacques Selosse, ainsi que le quotidien, proche du pouvoir

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français, La Vigie marocaine. Nous avons aussi pris en compte les recherches historiques sur les émeutes au Maghreb et les recherches en sciences sociales sur la jeunesse, enfin le récit autobiographique de Mohammed Choukri, Le pain nu.

4 Ces quelques pages s’inscrivent dans le commentaire critique de l’interprétation de la crise de la jeunesse marocaine effectuée par Jacques Nouvel, en 1953, alors qu’il est secrétaire des Affaires de la Jeunesse et des Sports au Maroc : « Dans toutes les civilisations se pose le problème de la jeunesse. Partout se retrouvent certains traits communs : la jeunesse est, en général, non conformiste. Elle est une déception pour les adultes, elle éprouve des difficultés à faire sa place, à trouver un équilibre entre les aspirations et ses tendances et les réalités de la vie. »

5 Et Jacques Nouvel d’expliquer la violence des jeunes marocains au début des années 1950 par « une crise appelée à chaque génération à retrouver un équilibre dans un monde extérieur qui a évolué ».5 Par l’étude des conditions de vie et des représentations coloniales de ces enfants et de ces jeunes défavorisés, on montrera que cette crise est non seulement une crise psychosociologique de la jeunesse, mais avant tout une protestation politique face aux inégalités du système du protectorat. Cette crise est déclenchée par des problèmes économiques, identitaires et sociaux issus du système colonial, qui aboutissent à l’engagement des yaouleds dans les manifestations des 7 et 8 décembre 1952 aux côtés des organisations politiques anticoloniales.

6 Cette étude des jeunes n’est pas limitée aux émeutes des 7 et 8 décembre 1952. Elle se propose de retracer les répercussions de la crise du système colonial au Maroc au sein de la population “indigène” ; puis de restituer l’imaginaire véhiculé par ces yaouleds ; d’expliquer le déroulement des émeutes des Carrières centrales, ainsi que le rôle qu’y ont tenu ces personnes. Enfin, on se demandera pourquoi, tant en France qu’au Maroc, il existe un vide historiographique à propos de cette question.

7 Parmi les archives de l’Éducation surveillée au Maroc, il existe quatorze rapports succincts - rédigés en majorité entre 1955 et 1957 - concernant des jeunes filles “indigènes” qui ont eu des conditions d’existence proches de celles des yaouleds. Lors d’une autre recherche, il serait possible d’étudier l’histoire de ces jeunes filles en complétant ces sources par des documents se rapportant à la prostitution juvénile à Casablanca, thème qui ne semble pas avoir été abordé jusqu’à aujourd’hui.

8 La participation des jeunes aux émeutes de Casablanca ne peut être expliquée sans souligner en quoi les conditions de logement et de travail, ainsi que les problèmes identitaires de ces yaouleds vivant dans les rue de Casablanca influent sur leur engagements.

Etre jeune dans les bidonvilles de Casablanca dans les années 1950

9 La génération des jeunes musulmans qui est apparue au début des années 1950 bouleverse l’équilibre social du Maroc par son implantation dans les milieux urbains.

10 La part des Marocains de moins de 15 ans parmi la population globale, d’après les recensements de 1931, 1947 et 1951-52, reste comprise entre 40 et 45 %.6 Le changement des années 1945-1950 consiste dans l’implantation de ces jeunes dans les milieux urbains. Entre la fin des années 1930 et la fin de la décennie 1940, de nombreux ruraux prennent le chemin de la ville, poussés vers les milieux urbains par une crise

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économique qui touche l’ensemble du Maghreb et qui est aggravée par les conséquences de la seconde guerre mondiale, ainsi que par la sécheresse de 1947. De nombreux jeunes se retrouvent entraînés dans un exode rural, comme l’est Mohammed Choukri à l’âge de sept ans, lorsque sa famille s’exile en 1945. Il raconte en ces termes cette migration économique au début de son autobiographie : « C’était le temps de la famine dans le Rif. La sécheresse et la guerre. […] ma mère me disait […] : Tais-toi. Nous émigrerons à Tanger. Là-bas le pain est en abondance. Tu verras, tu ne pleureras plus pour avoir du pain. »

11 Et, quelques lignes plus loin, l’auteur ajoute : « Nous avons pris le chemin de l’exil, à pied. Sur le bord de la route, il y avait des charognes, des oiseaux noirs et des chiens. Ventres ouverts, déchirés. La pourriture. »7

12 Les situations entre le Nord et le Sud marocains ne sont pas identiques, mais des descriptions aussi pertinentes n’ont pas été trouvées concernant l’exode vers Casablanca, où les répercussions du transfert de population sont importantes. Au début des années 1950, cette ville, qui est devenue la capitale économique du Maroc, est la plus peuplée du Maghreb. Le nombre d’habitants a été multiplié par 2,6 entre 1936 et 1952, pour atteindre 682 388 habitants d’après le recensement de 1951-1952,8 la population des moins de 19 ans représentant alors 43,8 % de la population de la ville.9 Cette croissance du nombre de nouveaux arrivants fait éclater fréquemment les structures urbaines traditionnelles. Des zones d’habitations précaires et rudimentaires se développent entre les années 1930 et 1950, principalement dans les quartiers des Carrières centrales et des Carrières Ben M’Sick.10 En 1951-1952, ces bidonvilles sont habités par 45 00011 à 100 000 personnes.12

13 Les jeunes placés dans les centres de l’Éducation surveillée au Maroc viennent en grande partie de ces zones du nord-est de Casablanca. Certains y vivent depuis leur naissance, d’autres depuis peu, venant des environs de Casablanca ou du reste du pays.

14 La forte densité de personnes vivant dans ces logements pousse les jeunes marocains à vivre une partie du temps dans la rue, se divertissant, mangeant et travaillant loin du foyer familial. Un nombre conséquent de ces jeunes quittent d’ailleurs les habitations familiales pour une vie d’aventure, dormant dans certains endroits où se regroupent des jeunes de même condition. On note que près d’un jeune sur quatre - ce qui est une proportion importante - est considéré, dans les rapports utilisés,13 comme errant.

15 Le passage Smica à Casablanca, où le jeune Abdelkader Ben A.14 s’est fait arrêter par le service des Rafles est un exemple de ces lieux de couchage. Trois mois auparavant, Abdelkader s’était “fait mettre à la porte” de chez son père, dans le quartier des Carrières Ben M’Sick, parce qu’il lui avait volé de l’argent. Abdelkader a vécu pendant ces trois mois dans la rue, vendant des journaux le jour, dormant au passage Smica la nuit.15

16 D’autres jeunes s’installent aux environs de différents cafés appelés “cafés maures”. Ces yaouleds ont quitté leur famille ou n’ont pas de famille en ville, comme le jeune Miloudi Ben A., né à Marrakech. Celui-ci a décidé de venir à Casablanca pour fuir l’ambiance du foyer parental et est devenu porteur clandestin. Il s’est fait arrêter par le service des Rafles de Casablanca, alors qu’il se trouvait près d’un cinéma.16 Mohammed Choukri explique comment il a été amené lui aussi à dormir dans le cimetière de Tanger,17 à la gare et dans les marchés de la ville.18

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17 L’explosion urbaine et le développement des zones de bidonvilles amènent de nombreux jeunes à vivre dans la rue. Exclue en grande majorité d’une éducation ségrégationniste et élitiste,19 la population juvénile se débrouille alors au jour le jour pour trouver de quoi se nourrir, à travers différents petits métiers.

Travail dans les rues et début du travail prolétarien

18 Les archives montrent que l’éducation des jeunes des quartiers Ben M’Sick et des Carrières centrales est rudimentaire. Lorsque les revenus familiaux ont permis de se passer du travail du jeune ou de l’enfant, les acquis de l’enseignement ont rarement pu aller jusqu’à la maîtrise de la lecture et de l’écriture, arabes ou françaises. L’apprentissage d’un métier dans un atelier est alors la formation la plus répandue. La question du travail se pose rapidement chez ces jeunes dont les parents, principalement ouvriers, ont un revenu faible.20 Les yaouleds exercent le plus souvent leurs activités dans la rue comme marchands de journaux,21 porteurs, 22 cireurs ; 23 ils sont aussi apprentis cordonniers, pâtissiers, mécaniciens cyclistes, tailleurs, bouchers, ou employés comme domestiques ou serveurs. Leur particularité est de changer souvent de profession : Hajat Ben M., âgé de onze ans, a exercé successivement les métiers de commissionnaire, puis d’apprenti mécanicien cycliste, de vendeur de journaux et enfin de porteur ; Abdelkader Ben A. a, quant à lui, effectué les travaux de cireur, porteur, commissionnaire et plongeur dans un café maure, à 12 ans et demi.24 Ce manque de stabilité est dû aux autorisations obligatoires pour les métiers de porteur et de vendeur de journaux,25 à la très faible rémunération pour d’autres travaux et aux difficultés d’ordre matériel pour suivre un apprentissage de manière complète. On retrouve plus rarement ces jeunes travaillant à l’usine.26 Les autorités de la ville de Casablanca ont très rapidement eu la volonté de contrôler ces métiers, puisque le premier règlement général sur les métiers exercés dans la rue date d’un arrêté municipal du 20 mars 1931,27 période où la crise économique touche la France et les zones sous influence française.

19 Dès 1938, Jacques Nouvel a expliqué pour la première fois le fonctionnement des métiers des rues, « issus des besoins de la ville européenne nouvelle ».28 Décrits à partir d’une étude réalisée à Rabat, ville dont la situation est comparable à celle de Casablanca, ces petits métiers sont fortement hiérarchisés, tant entre eux qu’à l’intérieur de chacun d’eux. Vendeurs de journaux, cireurs, porteurs ou gardiens de voitures travaillent sous l’ordre d’un “caporal”, qui distribue les emplacements et sert d’intermédiaire avec les autorités coloniales. Entre ces métiers, certaines tensions apparaissent. Jacques Nouvel note ainsi : « [les cireurs] sont d’ailleurs, en général, des garçons qui restent entre eux, frayant peu avec les Ya Ouleds de la rue et ayant facilement le sentiment de leur supériorité du fait qu’ils sont Chleuhs et cireurs. »29

20 A côté des jeunes qui exercent un de ces métiers, Jacques Nouvel observe « une foule de gosses » vivant dans la rue, sans occupation fixe, dont « certains sont mendiants traditionnels - d’une famille de mendiants».30L’auteur souligne aussi que peu d’enfants des rues échappent à la mendicité. Les problèmes matériels entraînent dans certains cas des vols. Certains, comme Mustapha Ben M., se servent de la connaissance des rues et de la ville pour guider les touristes.31

21 Les yaouleds sont touchés directement ou indirectement par un phénomène de prolétarisation de la population qui se développe après la seconde guerre mondiale.

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Jacques Nouvel note en 1953, une année après la parution de l’étude de Robert Montagne intitulée Naissance du prolétariat marocain,32 que les jeunes, du fait qu’ils ont grandi dans les nouveaux cadres de vie que sont les bidonvilles, « n’ont pas reçu la même éducation première [que leurs parents] », « n’ont pas le sentiment d’appartenir à une communauté vivante » et « sont devenus moralement des prolétaires.», ou plutôt des sous-prolétaires.33

22 L’émergence d’un prolétariat a été étudiée sociologiquement en Algérie par Pierre Bourdieu, à travers l’analyse des données de l’enquête collective Travail et travailleurs en Algérie portant sur les catégories d’ouvriers en usine et d’ouvriers agricoles, dont les identités collectives apparaissent moins “désagrégées” que celles du lumpenproletariat.34

Problèmes identitaires : acculturation et anomie

23 Les yaouleds sont effectivement confrontés à un questionnement identitaire issu de la présence coloniale. Comment concilier une culture dite traditionnelle, celle de l’héritage familial, et une culture propre à Casablanca, capitale industrielle et économique, qui avec ses cinémas, ses voitures et ses richesses, attise les espérances, tel un eldorado marocain ?

24 Ainsi cet éducateur qui, narrant la vie de Mohammed Ben H.C., explique que, sitôt son temps de prison terminé, « Mohammed s’est à nouveau enfui pour rejoindre la grande ville, le Casa (sic) que tout garçon dans son cas veut connaître et où chacun d’eux croit pouvoir faire fortune ». Et l’auteur du rapport d’ajouter : « Nous n’ignorons pas toutes les déceptions que Casa apporte à toutes ces trop fécondes imaginations. »35 Par le cinéma, ce rêve prend des allures réelles et attire de nombreux jeunes des bidonvilles : si Mohammed Ben A. et les jeunes qu’il fréquentait ont volé, c’est, dit-il, pour aller voir des films, des westerns.36

25 La difficulté, pour ces yaouleds, de se positionner dans ces circonstances est illustrée par ce passage du récit de Mohammed Choukri, alors en prison à Tanger : « Hamid s’était assis par terre les bras sur les genoux : - Assieds-toi. Tout ça arrive à cause du vin et des femmes dans un pays musulman gouverné par les chrétiens. Nous ne sommes ni des musulmans, ni des chrétiens. »37

26 Les plaisirs de la ville européenne, interdits aux jeunes des bidonvilles, sont rendus dangereux par la présence des services de la Rafle et, ajoutées à la dislocation de l’identité “traditionnelle”, dont les vecteurs de transmission - famille et école coranique - sont déficients pour ces jeunes, ces interdictions amènent un vide identitaire.

27 En raison du travail et des conditions de vie qui les obligent à s’y installer, la rue est devenue le lieu de vie de beaucoup de jeunes des bidonvilles de Casablanca. Par petites bandes, au gré des rencontres et des quartiers fréquentés, ils se sont approprié ce lieu de vie, constamment sous la surveillance de la police, sous la menace du service des Rafles qui peut les arrêter pour vagabondage.

28 Les yaouleds de Casablanca constituent un sous-prolétariat formé par le développement économique et démographique de Casablanca durant le Protectorat, exclu des avantages de la ville. Parallèlement, les autorités coloniales développent une nouvelle représentation des jeunes urbains, qui oscille entre la vision d’une déviance vue comme de la folie et celle d’une déviance dangereuse.

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Jeune, fou ou dangereux ?

29 Les sources quantitatives sont muettes pour tenter de démontrer ce phénomène d’assimilation des termes jeune et fou, jeune et dangereux, mais certains textes le montrent clairement.

30 Ainsi, certains traits morphologiques sont utilisés au sein de rapports d’observation pour expliquer la psychologie juvénile déviante au Maroc : Bouchaïb Ben A., arrivé au centre le 1er février 1951, est décrit comme suit : « Une certaine volonté, à laquelle se joint un peu d’entêtement, dans son menton carré et son front surplombant légèrement le visage. » Et l’éducateur ajoute :« Sa bouche large, aux lèves (sic) épaisses à la lève inférieure avancante (sic) nous indique une sensualité assez forte confirmée par la largeur de la mâchoire - naiveté (sic) dans l’ouverture de sa bouche et tendance à la dépression dans ses yeux obliques tendant vers l’extérieur. »38Ce « petit portrait morpho-psychologique », comme l’éducateur désigne cette description, n’est pas fait de manière systématique, mais il est aussi utilisé pour décrire, le 23 février 1951, Mohammed Ben D., âgé d’environ douze ans lorsqu’il arrive au centre d’Aïn Sebaa, en périphérie de Casablanca. « Son visage est le reflet d’une sensualité grossière que nous retrouvons dans sa machoire (sic) large, charnue et arrondie et dans sa bouche large aux lèvres épaisses - sa bouche entr’ouverte, la distance de l’œil aux sourcils et ses ailes au nez nous indiquent un manque d’intelligence joint à une certaine bonté que nous retrouvons dans ses joues. »Et, pour finir, « sa lèvre supérieure saillante et son menton arrondi, ce dernier retrait est un signe de poltronnerie ».39

31 Les éducateurs cherchent à identifier des traces de folie chez les jeunes déviants en les prenant comme objets d’études “cliniques”, biologiques et morphologiques. Ce genre de méthode est aussi pratiquée en métropole bien qu’elle ait tendance à disparaître. Le contexte particulier du protectorat marocain ne peut être écarté. Le milieu des éducateurs au sein des centres d’éducation surveillée du Maroc, comme dans les départements français d’Algérie, est constitué presque exclusivement d’Européens,40 le plus souvent incapables de comprendre les problèmes juvéniles dans le contexte marocain. Par l’action de Jacques Selosse, nommé à la direction de l’Éducation surveillée au Maroc le 1er décembre 1952, le fait que les éducateurs voient dans les jeunes délinquants des demeurés semble disparaître au profit de l’idée qu’il faut les réinsérer.

32 En partant de son expérience tunisienne, l’écrivain Albert Memmi stigmatise dans le regard colonial la tendance à voir l’“indigène” comme un “dégénéré”, que le pouvoir colonial doit protéger : « Lorsque le colonisateur affirme, dans son langage, que le colonisé est un débile, il suggère par là que cette déficience appelle la protection. D’où, sans rire – je l’ai entendu souvent – la notion de protectorat. […] Lorsque le colonisateur ajoute, pour ne pas verser dans la sollicitude, que le colonisé est un arriéré pervers, aux instincts mauvais, voleur, un peu sadique, il légitime ainsi sa police et sa juste sévérité. […] Il faut bien se défendre contre les dangereuses sottises d’un irresponsable ; et aussi, souci méritoire, le défendre contre lui-même ! »41

33 Frantz Fanon, cinq ans auparavant, avait lui aussi dénoncé le regard porté sur des patients d’origine nord-africaine, considérés comme incurables parce que différents dans leur nature.42

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34 Lorsqu’ils ne sont pas représentés comme “débiles” ou “poltrons”, les jeunes “indigènes” marocains peuvent être représentés comme dangereux.

35 Montrant ce point de vue, que l’on retrouve chez différents penseurs coloniaux, Robert Montagne écrit : « La nouvelle génération nous inspire légitimement de graves inquiétudes. Il n’est que de voir cette jeunesse pauvre, inoccupée, organisée en bandes pour juger des difficultés qui nous attendent. C’est elle qui forme la masse de manœuvre des émeutes de demain. »43 La peur de la contestation des jeunes des grandes villes marocaines comme Casablanca est alors explicite.

36 La dualité d’une représentation jeune-fou et jeune-dangereux est illustrée par le rapport d’observation de l’éducateur chargé de décrire le comportement de Mohammed Ben A., originaire du quartier des Carrières Ben M’Sick à Casablanca. Voilà un extrait de ce rapport : « Garçon qui visiblement a déjà beaucoup traîné les rues et joué au voyou. Brave cœur, mais un peu sournois et très gavroche. »Et l’observateur de conclure : « Se méfier des apparences d’agitation et de fébrilité qui semblent plus particulièrement révéler chez ce garçon une trace de débilité et de retard intellectuel.»44 On retrouve dans ce rapport d’observation la corrélation entre les notions de “débilité” et de “gavroche”. Par ce dernier terme, s’opère un parallèle entre un jeune “indigène” marocain qui a grandi dans les années 1950 et l’enfant des rues combattant sur les barricades parisiennes au XIXe siècle.

37 Au moment d’écrire son autobiographie, Mohammed Choukri exprime cette même dualité de représentation jeune-fou et jeune-dangereux, lorsqu’il met en scène un orateur nationaliste, qualifié de fou par l’ami de l’auteur, juste avant les manifestations du 30 mars 1952 à Tanger : « On entendit une voix grave et forte : “Citoyens ! O Marocains ! Vous n’êtes pas sans savoir que ce jour est jour de malheur. Il y a quarante ans exactement, en 1912, le protectorat français s’est installé au Maroc et depuis nous ne sommes plus libres !” C’est Marwani, le fou. »45

Les 7 et 8 décembre 1952 à Casablanca, des émeutes brèves, une répression meurtrière

38 C’est dans ces circonstances, où on note à la fois la présence de nombreux yaouleds à Casablanca - conséquence de l’exode rural et du développement du port voulu par les grandes compagnies coloniales - et une représentation des déviances de ces jeunes entre folie et dangerosité, que se déroulent les émeutes des 7 et 8 décembre 1952 dans le bidonville des Carrières centrales.

39 La situation politique marocaine à la fin de l’année 1952 est éloignée du mythe du “protectorat lyautésien”. Le 30 mars 1952, lors du quarantième anniversaire du traité instaurant le Protectorat, des heurts éclatent à Tanger entre des manifestants et des forces de police. Durant l’année 1952, à Fès, à Casablanca, ainsi que dans d’autres villes marocaines, des manifestations sont violemment réprimées, alors que l’avenir du protectorat marocain est débattu à l’ONU.

40 Le 6 décembre 1952, lorsque les syndicalistes des docks de Casablanca sont informés de l’assassinat du leader syndicaliste tunisien Fehrat Hached par des membres du groupe contre-terroriste de la Main rouge, ils décident d’organiser le lendemain un rassemblement pour exprimer leur solidarité. Le matin du dimanche 7 décembre, des crieurs escortés de policiers sont chargés de relayer l’interdiction de manifester et de

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faire grève. Dans le bidonville des Carrières centrales, des affrontements avec des habitants se produisent, puis un cortège important de manifestants se forme et se dirige vers la ville européenne. Ceux-ci sont bloqués par les forces de l’ordre et se dirigent alors vers le commissariat des Carrières centrales, symbole du pouvoir français, devant lequel se cristallisent les tensions. Parallèlement au déclenchement de combats de rue, des renforts militaires sont déployés dans le quartier pour réprimer la manifestation. Les militaires opèrent une répression sanglante tout au long de la nuit. Alors que les leaders syndicaux et politiques de Casablanca sont arrêtés le 8 décembre, une nouvelle manifestation, née du cortège funéraire des victimes de la veille, est stoppée aux abords de la ville européenne. 46

41 Les rapports de police concernant les émeutes et la répression qui a suivi n’ont pas pu être consultés.47 Le bilan de ces combats est différent selon la position des informateurs dans le conflit. Le bilan officiel de quarante émeutiers et sept Européens tués est considéré comme largement sous-évalué par le comité France-Maroc, qui organise à Paris, le 26 janvier 1953, une réunion d’information sur les événements. L’historien Jean-François Clément donne un bilan d’une centaine de morts,48 alors que le parti de l’Istiqlâl dresse une première liste de 269 noms de personnes disparues et une seconde de 400 personnes.49 Robert Barrat signale, dans son ouvrage Justice pour le Maroc, un bilan maximum de 300 à 400 personnes tuées, 3 morts parmi les Européens et 2 Mokhazem décédés lors des affrontements du dimanche 7 décembre.50 Des manifestations ont eu lieu aussi dans des villes de l’intérieur. Le bilan des répressions à Rabat et à Beni Mellal est évalué à 3 et 17 morts.51

Les yaouleds et les manifestations des Carrières centrales, indices et représentation d’un engagement politique

42 Certains indices amènent à penser que le rôle des jeunes dans ces manifestations a été important. Tout d’abord, Casablanca est un lieu de création de nombreuses associations de jeunesse proches du parti de l’indépendance, l’Istiqlâl, en particulier le scoutisme marocain et l’association créée par Ahmed Byhal faisant l’éloge du prince Moulay Hassan.52 Ainsi, les idées nationalistes circulent fortement dans la ville. Ensuite, dans sa thèse de psychologie, Abdelkebir Moutaouakil a montré que tous les délits politiques recensés dans la presse et commis par des mineurs au Maroc se situent dans la période 1949-1955. A propos du lien entre la déviance des jeunes et la politique, il note aussi que les jeunes déracinés des bidonvilles ont participé à la Résistance marocaine et que « les enfants des Carrières centrales, Ben M’Sick, ont toujours été les premiers à sortir dans la rue, à manifester contre l’occupant ».53 D’autre part, entre le mois d’août 1953 et le 30 novembre 1955, 1 793 agressions, 1 030 explosions, 2 812 incendies et 1 178 sabotages ont eu lieu au Maroc. Parmi les 211 personnes arrêtées et poursuivies pour terrorisme à Casablanca, 7 % ont moins de vingt ans, 21 % ont entre 20 et 25 ans, 28 % entre 26 et 30 ans. Le sociologue André Adam montre, par ces chiffres, que « la jeunesse des terroristes n’est pas un mythe ».54

43 Au regard du plus important quotidien marocain proche des colons, la Vigie marocaine, la participation des yaouleds aux manifestations des Carrières centrales prend un caractère particulier. Dans son édition datée du 9 décembre, le journal montre la

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photographie d’un jeune en haillons, mise en relation avec une autre photographie sur laquelle se trouve des canifs et autres objets tranchants, présentés comme des armes, qui auraient été récupérés sur les manifestants. Le choix de la mise en page est clair : les manifestants seraient de jeunes voyous, armés de couteaux, voulant assassiner des européens. On retrouve ici la représentation du jeune comme dangereux. Par ailleurs, l’auteur de l’article mis en vis-à-vis de ces illustrations fait un rapprochement entre la forte proportion de jeunes dans les manifestations et l’impossibilité pour celles-ci d’être autre chose que des actes violents de délinquance. Il le fait en ces termes : « A Casablanca, on a obéi au mot d’ordre, au jour et à l’heure fixée, et il serait fort imprudent, pour les organisateurs de cette journée d’émeute, de prétendre qu’il pouvait s’agir, pour leurs troupes, d’une manifestation dictée par un quelconque sentiment de solidarité avec les syndicalistes tunisiens. Il est aisé de s’en rendre compte lorsqu’on constate qu’il a été fait appel, pour “manifester”, à une pègre où se comptent de très nombreux jeunes voyous de 12 à 18 ans, sans doute incapables d’avoir une opinion personnelle, mais toujours prêts à participer à un mauvais coup, à plus forte raison lorsque les meneurs ont pu leur faire miroiter l’impunité dont ils pouvaient bénéficier, à la faveur des événements. Ces voyous, sans foi ni loi, venus de partout, et que la police avait en partie refoulés grâce à des rafles régulières et efficaces, constituent les équipes de choc des partis extrémistes. Les autres suivent le mouvement sans savoir ou bien par peur, et sont souvent les victimes des premiers, lorsque, pour maintenir l’ordre, il n’est plus possible de choisir entre les incendiaires, les assassins et les imprudents moutons. »55

44 Par la présence des yaouleds lors des rassemblements des 7 et 8 décembre, le journaliste tente de démontrer que ces manifestations ne sont pas politiques, mais l’expression d’une violence juvénile sauvage et incontrôlée. Il dédouane ainsi le Protectorat de sa responsabilité par rapport aux conditions de vie de ces jeunes et justifie l’intervention du service des Rafles, chargé de maîtriser de manière autoritaire ces personnes incontrôlables.

Les jeunes défavorisés, les oubliés de l’histoire

45 La révolte des yaouleds rejoint les revendications politiques des grandes organisations nationalistes lors des manifestations des 7 et 8 décembre 1952. Il est clair que les conditions de vie interviennent sur la contestation d’une société qui exclut ces jeunes et qui les rejette à l’extérieur de la ville européenne, par le biais du service des Rafles, afin de ne pas les “voir”.

46 Lors des manifestations des Carrières centrales, ces jeunes exclus de la société marocaine se mêlent aux organisations syndicales et politiques qui remettent en cause le pouvoir politique français. Ils ne semblent pas avoir eu leur place dans le “panthéon” de la libération politique marocaine. Peut-être parce que le problème de l’intégration sociale des jeunes urbains défavorisés a perduré après l’indépendance politique en 1956, comme en témoignent les émeutes de 1965 à Casablanca contre le pouvoir marocain.56 Pour les historiens marocains, faire l’histoire d’une catégorie de la population, les jeunes des bidonvilles, contestataire potentielle de la politique du Maroc indépendant, prend un caractère irréaliste du temps des règnes de Mohammed V et de Hassan II.

47 Mounia Bennani Chraïbi, par ses recherches, a réactualisé l’objet que constituent les jeunes Marocains dans le champ des sciences sociales.57 A travers son film Ali Zaoua,

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prince de la rue, le cinéaste Nabil Ayouch montre la réalité sociale des enfants des rues sous la forme du conte et contribue lui aussi à rendre visible cette catégorie de population que l’on a longtemps ignorée.

48 En France, l’action des jeunes au Maroc, tout comme celle des yaouleds tunisiens lors des manifestations de janvier 1952 et des yaouleds algériens lors de la “bataille d’Alger” de 1957, n’a pas fait l’objet d’études, victime d’un passé qui, longtemps, « n’est pas passé ».58

NOTES

1. Sur les enfants des rues à Casablanca aujourd’hui, voir le dernier film de Nabil Ayouche, Ali Zaoua, prince de la rue, Paris-Bruxelles-Casablanca, 2000, 90 min.Nabil Ayouche, réalisateur et coauteur du scénario ; Nathalie Saugeon, coauteur du scénario ; production : Playtime, Alexis Films, Ali N’Productions ; distribution : Océan Films (Paris) ; langue arabe, sous-titré en français. 2. Madeleine Moreau, Parti pris, Alger 1950-1955, (préface d’André Mandouze), Paris, à compte d’auteur, 2000, p. 165-167. 3. Centre des archives contemporaines de Fontainebleau, versement n° 20000111, cartons n° 51-52 (consultation soumise à dérogation). 4. L’étude des enfants des rues est tributaire des archives de la justice des mineurs. Voir Yves Marguerat, “Les smallvi ne sont pas des gbevonvi”, in Hélène d’Almedia Topor, Catherine Coquery- Vidrovitch, Odile Goerg, Françoise Guittart, [dir.], Jeunes en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 133. 5. Jacques Nouvel, “Problèmes de la jeunesse marocaine”, Maroc médical, Casablanca, juillet 1953, p. 693-698. 6. Royaume du Maroc, Service central des statistiques, Annuaire statistique du Maroc, Casablanca, Imp. réunies, 1954, p. 22-23. 7. Mohammed Choukri, Le pain nu. Récit autobiographique, traduit de l’arabe par Tahar Ben Jelloun, Paris, François Maspéro, 1980, réédition Seuil, p. 11. 8. André Adam, Casablanca. Essai sur la transformation de la société marocaine au contact de l’Occident, Paris, CNRS, (1968) 1972, p. 149. 9. Ibid., p. 207. 10. AbdelmajidFerrad, La politique coloniale de l’habitat marocain à Casablanca, 1930-1956, thèse d’histoire dirigée par Daniel Rivet, université Paris-I, 1988, 508 p. 11. Robert Montagne, “Naissance du prolétariat marocain”, Cahiers de l’Afrique et de l’Asie, Paris, Ed. Peyronnet, 1952, p. 136. Études réalisées entre 1948 et 1950. 12. Moncer Rouissi, Population et société au Maghreb, , Cérès, (1977) 1983, p. 96. 13. Qui ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la jeunesse de Casablanca. 14. Pour respecter l’anonymat des personnes citées, on a choisi de retranscrire uniquement la 1ère lettre du nom de famille des jeunes. 15. Rapport d’observation n° 456, non daté. 16. Rapport d’observation n° 325, le 7 avril 1953. 17. Mohammed Choukri, op. cit., p. 77-78. 18. Au marché Foundak Chajra, ibid., p. 85.

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19. D’après Abdelkebir Moutaouakil, il y aurait 7 % d’une classe d’âge scolarisée en 1950. Délinquance juvénile et colonisation : la présentation de la délinquance juvénile dans la presse du Maroc colonial (1935-1959), thèse de troisième cycle, université de Paris-V, 1977. 20. « Le Bidonville des Carrières centrales, avec 25 600 habitants et une densité de 984 à l’hectare, abrite surtout des travailleurs en usine. » Robert Montagne, “Naissance du prolétariat Marocain”, op. cit., p. 139. 21. Rapport d’observation n° 323, concernant le jeune arrivé au centre le 23 février 1951 ; n° 310, concernant le jeune arrivé au centre le 23 janvier 1951 ; n° 673, concernant le jeune arrivé au centre le 6 mars 1953 ; n° 674, concernant le jeune arrivé au centre le 6 mars 1953 ; n° 456, non daté, et sur le séjour d’accueil de Hajat Ben M., le 6 août 1951. 22. Rapport d’observation n° 325, le 7 avril 1953 ; n° 459, concernant le jeune arrivé le 30 novembre 1951 ; n° 303, le 4 janvier 1951 et sur le séjour d’accueil de Hajat Ben M., le 6 août 1951. 23. Rapport d’observation n° 323, concernant le jeune arrivé au centre le 23 février 1951 ; n° 673, concernant le jeune arrivé au centre le 6 mars 1953 ; n° 674, concernant le jeune arrivé au centre le 6 mars 1953 ; n° 674, concernant le jeune arrivé au centre le 6 mars 1953. 24. Rapport d’observation n° 459, concernant le jeune arrivé le 30 novembre 1951. 25. Métier qui est soumis à une réglementation très stricte par le dahir du 27 avril 1914, modifié en 1946 et 1951, dont les sanctions peuvent aller jusqu’à l’emprisonnement en cas de vente sans autorisation. Voir Maroc D.I. n° 168, Centre des archives diplomatiques de Nantes. 26. Rapport d’observation n° 610, concernant le jeune arrivé le 7 janvier 1953, qui travaillait dans une usine de verre ; n° 675, concernant le jeune arrivé au centre le 6 mars 1953, ouvrier au four ; n° 733, concernant le jeune arrivé au centre le 10 juin 1953, qui travaillait dans une usine textile. 27. “Lettre du contrôleur civil, chef des services municipaux de Casablanca à M. le préfet d’Alger sur la police de la voie publique, le 16 décembre 1941. Étude d’une nouvelle réglementation en cours”, Archives CAOM, série Algérie, département d’Alger, 1/K/178, “Yaouleds et prise en charge”. 28. Jacques Nouvel, “Petits métiers indigènes”, Bulletin économique du Maroc, vol V, n° 22, Rabat, Société d’études économiques et statistiques, octobre 1938, p. 269-271. 29. Ibid., p. 270. 30. Ibid., p. 270. 31. Rapport d’observation n° 457, le 22 mars 1953. 32. Robert Montagne, “Naissance du prolétariat marocain”, op. cit. 33. Jacques Nouvel, “Problèmes de la jeunesse marocaine”, op. cit. 34. Pierre Bourdieu, Alain Darbel, Jean-Paul Rivet, Claude Seibel, Travail et travailleurs en Algérie, Paris-La Hayes, Mouton et C°, 1963, 569 p. 35. Rapport d’observation n° 397, concernant le jeune Mohammed Ben H. C., arrivé au centre le 7 avril 1953. 36. Rapport d’observation n° 727, concernant le jeune Mohammed Ben A. 37. Mohammed Choukri, op. cit., p. 128. 38. Rapport d’observation n° 314. 39. Rapport d’observation n° 323. 40. « J’avais été chargé de faire son inspection [l’Éducation surveillée en Algérie] et visité tous les établissements. Elle était au niveau du reste des institutions, de la bonne volonté mais une ignorance complète des vrais problèmes qui se posaient. Par exemple, un seul éducateur arabe. Tous les autres étaient des pieds noirs. » Lettre de Henri Michard, fondateur et directeur du Centre de formation et recherche de l’Education surveillée, à Jacques Bourquin, 3 juin 2000. Au Maroc, la formation des premiers éducateurs marocains a débuté très peu de temps avant 1956. 41. Albert Memmi, Portrait du colonisé… précédé du Portrait du colonisateur, Paris, Payot, (1957) 1973, p. 110-112.

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42. Frantz Fanon, Peau noire, masque blanc, Paris, Seuil, 1952, et “Le syndrome nord-africain”, Esprit, février 1952, cit. in Alice Cherki, Frantz Fanon, portrait, Paris, Seuil, 2000, p. 31-33. 43. Robert Montagne, Révolution au Maroc, Paris, Ed. France Empire, 1954, p. 270. 44. Rapport d’observation n° 303, le 4 janvier 1951, p. 3. 45. Mohammed Choukri, op. cit., p. 90. 46. Pour la description des émeutes, voir Robert Barrat, Justice pour le Maroc, Paris, Seuil, 1953, 286 p. ; et Plaidoirie de Me Jean-Charles Legrand, Les émeutes des 7 et 8 décembre 1952 à Casablanca devant le tribunal militaire, 10 au 15 août 1953, imprimeries de Briard, Les Andelys, 1953, 23 p. 47. Une demande de dérogation a été envoyée pour consulter la totalité du carton Maroc D.I. n° 375, Nationalisme marocain, émeutes de Casablanca, 7-8 décembre 1952, situé au Centre des archives diplomatiques de Nantes. Ce carton est soumis à une réserve partielle. 48. Jean-François Clément, “Les tensions urbaines au Maroc”, in Jean-Claude Santucci, Le Maroc actuel. Une modernisation au miroir de la tradition, Paris, Ed. du CNRS-IREMAM, 1992, p. 400. 49. “Demande d’informations de M. François Charles-Roux et du général du Vigier du comité central d’Outre-Mer au directeur de l’Intérieur, 27/04/1953”, Maroc D.I. n° 375, Centre des archives diplomatiques de Nantes. 50. Robert Barrat, op.cit., p. 247. 51. Ibid., p. 247. 52. Robert Rezette, Les partis marocains, Paris, Armand Colin, 1955, p. 311-312. 53. Abdelkebir Moutaouakil, op. cit., p. 70-71. 54. André Adam, op. cit., p. 554-557. 55. “Le calme est rétabli à Casablanca”, la Vigie marocaine, 9 décembre 1952, en “Une”. 56. “Les émeutes de Casablanca et la situation au Maroc” (anonyme), Annuaire de l’Afrique du Nord, Aix-en-Provence, IREMAM, 1966, p. 15-18. Une analyse des représentations des jeunes défavorisés lors de ces événements serait intéressante. 57. Mounia Bennani Chraïbi, Les représentations du monde des jeunes marocains, thèse de lettres option sciences politiques, Institut d’études politiques, dirigée par Remy Leveau, 1993, 575 p. ; Mounia Bennani Chraïbi, Soumis et rebelles, Paris, Ed. du CNRS, 1995, 335 p. 58. Voir Claude Liauzu, “Décolonisation, guerres de mémoires et histoire”, in Annuaire de l’Afrique du Nord, Aix-en-Provence, IREMAM, 1999, p. 25-45.

RÉSUMÉS

Yaouled. C'est ainsi que sont désignés les jeunes vivant ou travaillant dans les rues de Casablanca à l'époque du Protectorat. 46 rapports d'observation de l'Education surveillée au Maroc ainsi que diverses sources illustrent la vie de cette jeunesse défavorisée sans que l'on puisse généraliser les observations et les étendre à l'ensemble de la population juvénile marocaine des années 1950. Les métiers et les conditions de vie de ces yaouleds sont marqués par la crise socio-économique de la fin des années 1940, ainsi que par les nouveaux besoins de la ville européenne. Rabaissés dans les représentations coloniales à des êtres demeurés et violents, les yaouleds sont aussi confrontés à des problèmes identitaires. Ayant des conditions de vie difficiles, ils participent, aux côtés des organisations syndicales et politiques anticoloniales, aux manifestations des 7 et 8 décembre 1952.

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Les yaouleds de Casablanca restent ignorés d'une histoire, française ou marocaine, indifférente à ces anonymes qui ont pris part à l'une des grandes crises de décolonisation politique du Maroc.

The «Yaouleds» (street children) of Casablanca and the part they played in the riots of December 1952. Yaouled ; this is the word used for young people living or working on the streets of Casablanca at the time of the Protectorate. 46 observation reports by the youth detention authorities in , as well as various other sources, illustrate the lives led by this disadvantaged youth, although these observations cannot of course be generalised and extended to the whole of Moroccan youth in the fifties. The employment and living conditions of these yaouleds were marked by the social-economic crisis of the end of the forties, and by the new requirements of the European city. Reduced in colonial representations to violent, crazy thugs, the yaouleds were also faced with identity problems. Because of their difficult living conditions, they took part, alongside anti-colonialist trades union and political organisations, in the demonstrations of December 7th and 8th, 1952. The yaouleds of Casablanca are still widely unheard of in either French or Moroccan history books, which remain indifferent to these anonymous youngsters who took part in one of the major crises in the political decolonisation of the Morocco.

INDEX

Index géographique : Maroc, Casablanca Index chronologique : 1939-1945, 1945-1975

AUTEUR

BRUNO DE ROTALIER Doctorant, université Paris-VII.

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Comptes rendus d'ouvrages

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Association française pour l'histoire de la justice "La justice des années sombres 1940-1944" Préface de Pierre Truche La documentation française, Paris, 2001, 335 pages

Jacques Bourquin

Depuis plusieurs années, l'Association française pour l'histoire de la justice produit, à la Documentation française, dans sa collection “Histoire de la justice”, une excellente revue dont le numéro 14, qui vient de paraître, est consacré aux actes d'un colloque, sur le thème de « la justice des années sombres 1940-1944 », organisé dans le cadre des journées régionales de la justice. Ce sujet délicat, longtemps occulté, est « une démarche indispensable », écrit Pierre Truche dans sa préface. Denis Salas, qui introduit ce numéro, souligne l'ambivalence de la justice entre 1940 et 1944, une magistrature ni « résistante » ni « collaborationniste », qui sert la loi par « fidélité au maréchal », ce qui n'exclut pas des soucis de carrière. Il est à remarquer qu'entre 1940 et 1941, Vichy écartera près de 300 magistrats, soit environ 5% du corps. La mémoire de ces années noires, conclut D. Salas, « n'a cessé de tourmenter les générations du magistrat de l'après-guerre [] une mémoire qui ne doit conduire ni à culpabiliser, ni à oublier ». Dans une première partie, il est traité des tribunaux d'exception. Dans un long article, Alain Bancaud analyse le phénomène de l'exception et sa rationalisation qui correspond à une culture de l'ordre inhérente à la fonction de magistrat, d'où une « explosion des peines » et une dérive vers « une défense exemplaire de l'ordre social et national ». Cette justice d'État se montrera toutefois de plus en plus réticente envers les affaires politiques, et Vichy se devra de trouver assez rapidement une justice plus expéditive et plus sûre, en créant cette justice d'exception que seront les sections spéciales et le tribunal d'État, puis des cours martiales avec des représentants des forces de l'ordre. A

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la fin du régime de Vichy, conclut A. Bancaud, une véritable « justice milicienne » consacrera « le demi échec de la justice professionnelle ». Plusieurs articles illustrent ces tribunaux d'exception : la section spéciale de Lyon, celle de Dijon, la cour martiale de Lyon et les tribunaux militaires en Savoie. Une seconde partie est consacrée à l'attitude des professions judiciaires : le barreau de Paris entre 1940 et 1945, où Yves Ozanam évoque l'exclusion des avocats juifs et d'origine étrangère, les relations de l'Ordre avec les autorités de Vichy, les droits de la défense et des justiciables avant et après la libération. Un autre article porte sur le barreau de Lyon. Catherine Fillon et Marc Boninchi traitent du parquet et de la politique pénale sous le régime de Vichy, « pivot de la répression judiciaire ». C'est entre 300 et 400 magistrats qui seront épurés au lendemain de la libération, en particulier « ceux qui ont fait preuve de zèle en matière de répression de la résistance ou de la collaboration avec l'ennemi », alors que seront plutôt exonérés « ceux qui s'étaient uniquement distingués en matière d'ordre moral ou d'antisémitisme ». La troisième partie donne la parole à des témoins et acteurs : Léopold Rabinovitch, un résistant juif, Robert Poirson, membre d'une cour martiale mise en place fin août 1944 pour juger des miliciens, Henri Boulard, président de la cour d'assises qui, 50 ans plus tard, en avril 1994, jugea Touvier. Dans cet excellent numéro, l'Association française d'histoire de la justice éclaire « deux versants de l'histoire judiciaire de Vichy, celui de la politique répressive appliquée par l'appareil judiciaire et au sein de celui-ci la purge des professions chargées d'accomplir cette mission ». C'est là une contribution importante à l'histoire encore récente de la justice.

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Dominique Kalifa "L'encre et le sang" Récits de crimes et société à la Belle Époque Paris, Fayard, 1995, 350 pages

Jacques Bourquin

image Le crime fascine, inspire les feuilletonistes, les journalistes, les romanciers. Dominique Kalifa fait de cette passion du fait divers, du roman de police qui se développe au XIXe siècle pour atteindre son apogée au XXe, un véritable objet d'histoire. image C'est le Second Empire qui donne sa légitimité aux faits divers dont s'empare la presse populaire et c'est par le récit du crime que la presse va progressivement s'investir dans la cité. image Dans une première partie intitulée “la lecture du crime”, l'auteur montre combien la presse consacre de plus en plus de place à cette lecture très attendue. A la fin du XIXe siècle, Le Petit parisien, Le Petit journal, journaux populaires par excellence, donnent plus de 12 % de leurs publications aux agressions, aux cambriolages, aux crimes. En même temps, émerge une production policière avec des auteurs à grand tirage : Maurice Leblanc, Gaston Leroux, dont les héros Arsène Lupin, un cambrioleur, et Rouletabille, un reporter, se substituent aux romans judiciaires de la période précédente, ceux d'Emile Gaboriau. image Autour de 1900, le roman policier occupe, précise D. Kalifa, une sorte d'espace intermédiaire entre production populaire et production littéraire. La bourgeoisie s'y intéresse, les surréalistes y seront sensibles dès la veille de la guerre de 1914. image Très vite, à l'écrit va se joindre l'image et, dès le début du XXe siècle, les suppléments illustrés de la presse consacrés aux affaires les plus passionnelles. Le cinéma est contemporain de tout cela et les maisons de production Gaumont et Pathé rivaliseront autour du phénomène des Apaches. image Au travers de cette approche du crime, D. Kalifa perçoit une évolution : ce n'est plus le journaliste qui raconte l'enquête, il va la faire lui-même. C'est le triomphe de l'enquête d'investigation, une manière, nous dit l'auteur, par laquelle la presse va affirmer sa domination sur l'opinion publique. Une sorte de quatrième pouvoir. image La description du crime s'estompe derrière la biographie, la personnalité du criminel ; les thèses criminologiques de l'époque autour de la notion du criminel né n'y

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sont peut-être pas étrangères et le reporter devient un héros, une sorte d'aventurier moderne. image Dans sa seconde partie, D. Kalifa aborde “l'imaginaire du crime”. Partant des lieux, des espaces, des décors du crime « où s'enracinent les représentations », il décrit les mobiles, les armes, les auteurs. image Concernant les lieux, c'est la délinquance urbaine qui fait recette et, plus particulièrement, Paris et sa banlieue avec les Apaches du début du XXe siècle. image Il semble aussi qu'on s'intéresse plus aux crimes français. Rouletabille, nous dit D. Kalifa, ne sort jamais de l'hexagone et Arsène Lupin apparaît comme « national cocardier, revanchard » à l'image de ses lecteurs plutôt issus de la bourgeoisie. Ce qui domine dans les récits, ce sont les crimes de sang, les attaques nocturnes, dont les illustrations en couleur du Petit journal sont une parfaite imagerie. image Concernant le criminel, il fut longtemps l'ouvrier, le représentant de la classe dangereuse, souligne l'auteur ; il devient au contraire, au début du XXe siècle, le rebelle au travail, le vagabond, le gréviste, l'étranger, la femme ; on évoque « l'armée du crime ». image D. Kalifa ajoute à cela que les bandes anarchistes, à la fin du siècle, figurent comme « l'alliance du crime, de la délinquance et de la subversion ». Toutefois, écrit-il, il y a des voix discordantes, où « le monde du crime c'est aussi le monde de la misère, le monde où l'honnêteté est un rêve ». Il y a là rencontre entre le discours anarchisant et les complaintes sur le triste sort des assassins. Époque où « le bon juge Magnaud » acquitte une mère coupable de vol pour nourrir ses enfants, époque où l'Assiette au beurre, journal satyrique anarchisant, mène des campagnes contre le pouvoir policier, les maisons de correction, tout en continuant à stigmatiser les Apaches, « cyniques et méprisables ». Contre discours qui n'aura, précise D. Kalifa, qu'une portée limitée. image Dans une troisième partie, “Lectures du crime”, l'intérêt se focalise sur le récit du crime et son aspect criminogène. Ces récits sont-ils responsables de la crise morale que traverse le pays ? image Le thème de la contagion criminelle préoccupe le pays. La Société générale des prisons travaille, en 1913, sur « l'influence de la presse sur le développement de la criminalité ». Les anarchistes dénoncent, quant à eux, « la nature dépravante des feuilletons ». image D. Kalifa parle alors de « véritable rhétorique de l'insécurité ». On ne s'est jamais tant intéressé aux victimes, on parle d'autodéfense dans la presse…, propos qui ne sont pas sans nous rappeler des périodes récentes, voire actuelles. image Dans le dernier chapitre, “Crime, culture et société”, l'auteur inscrit le crime dans le temps historique des hommes, des gestes ou des lieux qui n'y ont pas accès habituellement. Le crime, poursuit-il, ouvre au quotidien les portes de la légende. « De Cartouche à Landru, les criminels tissent la trame d'une autre histoire de France […] l'histoire d'un peuple spectateur. » image Reprenant, dans sa conclusion, une idée de Durkheim selon laquelle le crime ne se définit qu'au regard de la réprobation sociale tout en étant « facteur de santé publique, voire symptôme du progrès social », D. Kalifa pense qu'il est aussi « un des modes essentiels de régulation de la conscience sociale et une forme active de pédagogie collective ». image L'encre et le sang, une lecture passionnante, un livre extrêmement documenté, riche, dense, porteur de beaucoup d'ouvertures sur le rapport de la société à la déviance et à la violence.

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Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, Éric Pierre, dir. "Enfance et justice au XIXe siècle. Essais d'histoire comparée de la protection de l'enfance 1820-1914. France, Belgique, Pays-Bas, Canada" Paris, PUF, 2001, 443 p.

Jean-Jacques Yvorel

image Depuis la publication en 1970 de l'ouvrage d'Henry Gaillac, aucune synthèse de nos connaissances historiques sur la justice des mineurs n'avait été tentée. L'ouvrage dirigé par Marie-Sylvie Dupont-Bouchat et Éric Pierre, avec la participation de F.-M. Fecteau, J. Trépanier, J.-G. Petit, B. Schnapper, J. Dekker, comble donc un manque certain. Si le livre recouvre, chronologiquement, une période moins longue que Les maisons de correction, en revanche, géographiquement, il embrasse un espace beaucoup plus vaste, puisque les investigations de l'équipe coordonnée par les deux collaborateurs de notre revue s'étendent à la France, la Belgique, les Pays-Bas et le Québec (qu'une regrettable erreur d'impression dans le sous-titre assimile au Canada). image L'ouvrage s'organise en deux parties chronologiques. La première, titrée “Qui aime bien châtie bien. Correction et moralisation”, nous conduit du début du XIXe siècle aux années 1870 ; la seconde, dont le titre “Enfance délinquante, enfance en danger, États tutélaires” rend compte d'un changement de regard sur l'enfance coupable, nous amène à la veille de la première guerre mondiale. Chacune de ces parties est divisée en trois chapitres thématiques. image Un premier chapitre (“Philanthropes et réformateurs. La première génération”) nous permet de faire connaissance avec les hommes qui sont à l'origine des premières institutions pour mineur(e)s. Nous découvrons la pensée et la carrière des inspecteurs des prisons néerlandais (Pieter Jacob de Bye), français (Charles Lucas, Louis-Mathurin Moreau-Christophe), belge (Édouard Ducpétiaux) ou canadiens (Wolfred Nelson, Andrew Dickson). A côté de philanthropes comme Demetz ou Suringar, ces

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fonctionnaires ont joué un rôle essentiel dans la mise en place des dispositifs de prise en charge des enfants de justice. Les clercs catholiques ne sont pas oubliés avec les portraits de l'abbé Arnoux, du père Rey ou de l'évêque de Montréal, Mgr Bourget. Ces éléments de biographie et de prosopographie, les auteurs ont dû la plupart du temps les construire eux-mêmes, car il existe peu de travaux sur ces hommes. image Le second chapitre étudie le débat d'idées sur le plan international. Il trace d'abord le cadre de ces échanges, avec ses voyageurs visiteurs de prisons et ses congrès pénitentiaires, avant d'analyser la guerre des modèles. Les rédacteurs évoquent bien sûr la confrontation, pas propre au traitement des mineurs délinquants, entre modèle auburnien et philadelphien, mais surtout ils mettent au jour la complémentarité/ concurrence entre la cellule et la colonie agricole. image Dans le chapitre 3 (“Construire des établissements pour les jeunes détenus”), les auteurs passent du champ des grands principes et des intentions à celui des réalisations. Ils commencent par décrire les dispositions prises entre 1820 et 1848 pour séparer, dans les prisons, les détenus mineurs des autres détenus, pour préserver les enfants de la contagion carcérale et réaliser ainsi la prison idéale qui n'aura pas les inconvénients de la prison. Les premiers quartiers pour mineurs, la maison pénitentiaire des jeunes délinquants de Saint-Hubert en Belgique, la prison de Rotterdam, la Petite-Roquette à Paris sont au nombre des utopies carcérales “visitées” par l'équipe de recherche. Parallèlement à la “rééducation par la cellule” et l'isolement, les défenseurs de l'enfance essaient la rééducation par le travail agricole. La célèbre colonie agricole de Mettray ouvre en 1839 ; l'exemple est bientôt suivi d'autres réalisations. Ces expériences de “colonisation” sont bien évidemment analysées. Après 1848-1850, les tâtonnements des premiers temps s'estompent et les modèles se consolident et se développent. La loi française du 5 août 1850, qui est ici remarquablement étudiée, est un bon exemple d'accompagnement législatif de ce mouvement. image La seconde partie s'ouvre sur une introduction qui souligne l'importance des changements qui s'opèrent dans le regard porté sur l'enfance et dont le droit témoigne. La France, pour des raisons conjoncturelles, fait ici figure de pionnière, mais le mouvement est bien général et concerne tous les pays étudiés. image Le chapitre 4, comme le chapitre 3, est consacré aux réalisations concrètes en matière de prise en charge des mineurs (“Les établissements, critiques et réformes”). Le paysage institutionnel qui ressort de la lecture de ces soixante-deux pages est assez contrasté. Le monde de la rééducation semble agité d'un mouvement brownien difficile à saisir, d'autant que l'écart entre les annonces de réformes et les réformes effectives est quelquefois important et toujours difficile à mesurer. Les auteurs ont donc procédé par petites touches successives pour nous présenter ce tableau de la rééducation “fin de siècle”. image Le cinquième chapitre (“Convergences législatives ou coïncidences chronologiques ?”) est centré sur l'analyse de l'œuvre législative des différents pays entre 1900 et 1920. L'élaboration des lois est un observatoire privilégié pour mesurer les spécificités nationales comme les convergences en matière de protection de l'enfance et de traitement de la délinquance juvénile. Au total, nous voyons se mettre en place une nouvelle politique, qui aboutit à l'adoption quasi généralisée des tribunaux pour enfants tels qu'ils ont été pensés aux États-Unis. image Le dernier chapitre reprend le questionnement élaboré dans le second sur “la sainte alliance des philanthropes”. Partant du même type de sources - les discours

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produits lors des congrès internationaux par les philanthropes -, les auteurs nous font découvrir une nouvelle génération d'acteurs qui veulent fonder leur action en matière de lutte contre la délinquance sur la prévention et la protection de l'enfance. image Une très utile postface (“Les enjeux et les difficultés d'une histoire comparée sur l'enfance délinquante et en danger”) met en évidence les problèmes théoriques et méthodologiques, mais aussi la richesse de l'histoire comparative. image Cet ouvrage va bien au-delà de la synthèse des travaux existants. Les auteurs, pour combler les nombreuses lacunes de la recherche historique, ont mené leur propre enquête et investigué des sources primaires. Certes, à l'exception notable du Québec où un important travail a été réalisé à partir des registres d'écrou, la connaissance des populations sous main de justice reste fragmentaire. Les formes de résistance des populations juvéniles, ou plus simplement la vie quotidienne des “enfermés”, mériteraient des travaux complémentaires. Reste que nous avons là un vrai grand livre d'histoire sociale, où les conditions d'émergence des idées, des lois et des réalisations pratiques sont mises en perspective. C'est là une rupture, que l'on peut qualifier d'épistémologique, avec le livre pionnier d'Henry Gaillac.

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Dominique Dessertine et Bernard Maradan « L’âge d’or des patronages (1919-1939). La socialisation de l’enfance par les loisirs » Vaucresson, CNFE-PJJ, 2001

Catherine Rollet

image Saluons d'abord avec émotion la mémoire de Bernard Maradan, prématurément arraché à l'amour des siens et à la communauté scientifique à laquelle il appartenait. Olivier Faure retrace pour ceux qui l'ont connu et pour tous les chercheurs le portrait de celui qui fut un chercheur inventif et rigoureux dans le champ de l'histoire sociale et culturelle. image Voici un livre qui vient à point nommé pour combler une lacune et enrichir nos connaissances sur la socialisation de l'enfant qui grandit, thème qui a fait l'objet d'un colloque à la Sorbonne à l'automne 2000. On s'est beaucoup intéressé à la petite enfance, à l'enfance délinquante ou abandonnée, mais l'enfant un peu plus grand, que devient-il ? Qu'a-t-on fait pour lui en dehors de l'école, un champ aujourd'hui bien balisé ? Le livre de Dominique Dessertine et de Bruno Maradan éclaire d'un jour tout à fait neuf les multiples initiatives qui se sont développées dès la fin du XIXe siècle à Lyon, pour encadrer, prendre en charge, occuper, garder... les enfants d'âge scolaire en dehors des heures de classe et leurs aînés sortis de l'école. image Fondé sur l'exploitation de fonds d'archives privées émanant d'œuvres privées et publiques, notamment des bulletins paroissiaux qui se sont révélés très précieux, ce livre retrace l'histoire de ces initiatives pour une période beaucoup plus longue que ne le laisse entendre le titre. En effet, l'histoire que nous relatent les deux auteurs remonte jusqu'aux années 1880 : tout le premier chapitre, marqué par la grande rivalité entre les catholiques et les laïques à partir des lois Ferry, brosse le tableau des premières initiatives, d'abord catholiques, pour offrir aux jeunes d'âge scolaire ou post- scolaire des structures de garde, d'éducation et de loisirs. Il s'agit d'abord des patronages catholiques qui se créent surtout pour les garçons dans les quartiers

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populaires de la banlieue lyonnaise, puis de garderies municipales et d'amicales laïques qui prennent la suite. L'année 1908 voit se créer les premiers patronages laïques. Conçus comme l'instrument privilégié de la christianisation des banlieues, les patronages catholiques souffrent d'une double concurrence, en interne, celle du mouvement scout, et en externe, celle venant des initiatives laïques. La municipalité lyonnaise, de tendance radicale, puis radicale-socialiste, ne pouvait se désintéresser de ce terrain sensible, celui de la formation des jeunes. Dès l'origine ou presque, l'histoire des patronages lyonnais croise donc celle des relations entre une bourgeoisie catholique décidée à sauver la jeunesse et une municipalité soucieuse de parfaire l'éducation commencée dans les écoles de la République. Un des témoins de cette concurrence est certainement la mise en place, par la municipalité, de cours qui se déroulent pour la plupart tout au long de la journée du dimanche : il s'agit d'occuper le temps libre des jeunes, mais aussi de reconquérir un moment consacré traditionnellement au culte religieux. image Loin de représenter un terrain de consensus comme on peut le voir par exemple pour la petite enfance, les jeunes constituent un véritable enjeu, et c'est le mérite de l'ouvrage des deux chercheurs lyonnais d'avoir mis en évidence ce fait historique à partir d'une analyse rigoureuse des archives. image L'après-guerre constitue ce que les auteurs appellent l'âge d'or des patronages. Cette période est marquée par la création, à Lyon, d'un véritable service municipal de garderies, par l'explosion des activités proposées par les patronages et par l'exploration de nouveaux fronts pionniers, celui notamment du sport. Entre les deux guerres, environ un enfant sur deux scolarisé dans le public participe aux séances du jeudi après-midi organisées par la mairie. Ces garderies coûtent cher à la municipalité et résistent mieux à une lente érosion qui affecte les patronages. image Ces patronages ouvrent pourtant la voie à la civilisation des loisirs, à laquelle aspirent toutes les classes sociales. Le sport constitue l'enjeu déterminant de l'entre- deux-guerres. Le clivage entre les groupements d'inspiration catholique et les mouvements laïques éclate encore nettement. Autant l'Église a soutenu l'émergence du sport sous toutes ses formes, y compris dans sa version d'inspiration militaire, autant les militants laïques ont été réticents à toute forme de sport qui rappelle la guerre et ses horreurs. On préfère la gymnastique dans les milieux laïques, et les grands rassemblements de gymnastes, y compris féminins, des années vingt manifestent ce choix. On se méfie d'un culte exagéré rendu au corps et aux activités physiques, au détriment de la culture et des activités intellectuelles. L'allocution d'un des dirigeants laïques de l'époque, Marius Bordel, en 1930, illustre de façon lumineuse cette appréhension : « Aujourd'hui, vous êtes passionnés de sport. Vous désirez être grands, être forts, être beaux. Très bien. Mais n'oubliez pas votre esprit. Prenez-en soin vous-mêmes. Si vous n'y veillez pas, prenez garde. D'autres pensent pour vous. Insensiblement, ils asservissent le sport à leur conception sociale. » image Les catholiques hésitent moins à s'engouffrer dans l'aventure sportive, car ils en espèrent une régénérescence de l'adolescence dont les pulsions sexuelles pourraient un temps être canalisées. Le football, le basket ou le rugby sont encouragés, répondant d'ailleurs à une forte pression de la base. image Le défi suivant est celui des colonies de vacances. Le séjour des jeunes à la campagne ou en montagne répond, chez les laïques, à l'idéal hygiénique de la vie au bon air ; l'influence des médecins est patente. Le séjour en colonie correspond plutôt,

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chez les catholiques, à l'espoir de former une élite de chrétiens convaincus et dévoués. La santé du corps est valorisé chez les laïques, celle de l'âme chez les catholiques. Le placement est d'abord individuel chez des paysans du Bugey, puis collectif dans des maisons progressivement affectées à cette fonction. La vie en communauté et au grand air pendant un mois et plus (les séjours sont longs et même s'allongent entre les deux guerres) paraît avoir des effets bénéfiques sur les enfants, qui en gardent, semble-t-il, d'excellents souvenirs. C'est l'expérience aussi d'un monde différent, celui de la montagne, parfois, chez les laïques, de la mer, qui nourrit l'enthousiasme des petits et des adultes qui les encadrent. Ces colonies coûtent cher aux mairies, bientôt aidées par les subventions publiques, et aux paroisses qui comptent sur le bénévolat, la philanthropie privée et qui bénéficient aussi des prestations des caisses d'allocations familiales et de la sécurité sociale. image Sports, colonies de vacances, toutes ces activités nées dans les patronages, préfigurent en effet tout un nouveau mode de vie pour les classes urbaines, mode de vie qui accorde une place plus grande aux activités de loisirs. On est passé d'une civilisation de la survie à une civilisation de la culture, celle du corps, celle de l'esprit (à travers les bibliothèques, le théâtre, le cinéma, sans oublier Guignol !), objet d'une vaste concurrence entre les deux grandes options qui ont marqué la Troisième République. Cette concurrence, les auteurs en soulignent en conclusion l'aspect positif, puisque la pluralité de l'offre a empêché toute tentative de monopolisation de la jeunesse. Les enfants ont su, dans une certaine mesure, passer d'un cadre à l'autre, au gré de leurs disponibilités et de leurs goûts. image On se prend à espérer que d'autres monographies de ce type verront le jour, pour de grandes villes comme Marseille, Lille ou Rennes..., ce qui permettra de mieux comprendre les modalités et la signification de la prise en charge des jeunes au XXème siècle.

AUTEUR

CATHERINE ROLLET Professeur à l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, laboratoire Printemps (CNRS)

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L'actualité bibliographique

Comité de rédaction

Rubrique à part entière du Temps de l'histoire, « L'actualité bibliographique » cherche à répertorier le maximum de livres et d'articles de langue française qui traitent de l'enfance “irrégulière” (délinquante, malheureuse, abandonnée, etc.) et de sa prise en charge. Malgré tout le soin que nous apportons à la collecte des informations, certaines références peuvent nous échapper. N'hésitez pas à nous signaler ces oublis. Les titres omis seront intégrés dans la bibliographie du numéro suivant. Instruments de travail et de recherche, travaux statistiques Prairat Eirick, Penser la sanction. Les grands textes, Paris, L'Harmattan, 1999, 312 p. Travaux centres sur les aspects théoriques et généraux de la rééducation et du travail social Rien à signaler dans ce numéro Travaux centrés sur les “jeunes” Jouve (Anne-Marie), Levrey (Annie), “Les mineurs écroués de 1843 à 1853”, in Chardine (Marianne), Autier-Lesjone (Raymonde), [dir.], L'Essonne au milieu du XIXe siècle, Tome 1, Enfances, Malesherbes, Comité de recherches historiques sur les Révolutions en Essonne, 1999, p. 153-172. Sohn (Anne-Marie), Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes dans les années 1960, Paris, Hachette, 2001, 431 p. Travaux centrés sur les professionnels Conservatoire national des archives et de l'histoire de l'éducation spécialisée, Elles ont épousé l'éducation spécialisée. Educatrices et femmes d'éducateurs il y a cinquante ans, L'Harmattan, 1999, 224 p. Travaux centrés sur les pratiques “éducatives” et judiciaires Autesserre (Maryvonne), “L'évolution française de l'échevinage au tribunal pour enfants”, Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, n° 2, 2000, p. 183-218. Boone (Chantal), “Infanticide : la justice et le corps. Etude sur quelques cas d'infanticide dans les Landes au milieu du XIXe siècle”, Cahiers Alfred Binet. Education, psychologie et sciences de l'enfance, n° 661, 1999-4, p. 119-137.

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Caroli (Dorena), “Socialisme et protection sociale : une tautologie ? L'enfance abandonnée en URSS (1917-1931)”, Annales. Histoires, Sciences Sociales, 54e année, n° 6, novembre-décembre 1999, p. 1291-1316. Caroli (Dorena), “L'assistance sociale à la délinquance juvénile dans la Russie soviétique des années 20”, Cahier du Monde Russe, juillet-septembre 1999, p. 395-414. Chardine (Marianne), Levrey (Annie), “L'éducation des jeunes détenus”, in Chardine (Marianne), Autier-Lejosne (Raymonde), [dir.], L'Essonne au milieu du XIXe siècle, Tome 1, Enfances, Malesherbes, Comité de recherches historiques sur les Révolutions en Essonne, 1999, p. 177-188. Gardet (Mathias), Tétard (Françoise), [dir], Les origines des centres de formation de personnels sociaux et éducatifs à (1938-1964), Ramonville Saint Agne, Érès, 2000, 144 p. Jablonka (Ivan), “Un discours philanthropique dans la France du XIXe siècle : la rééducation des jeunes délinquants dans les colonies agricoles pénitentiaires”, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 47-1, janvier-mars 2000, p. 131-147. Jouve (Anne-Marie), Levrey (Annie), “La colonie agricole et pénitentiaire de Petit- Bourg, 1843-1858”, in Bianchi (Serge), Genthon (Muriel), [dir.], La République confisquée ? 1848 en Essonne, Actes du colloque de Crosne, Créaphis, 1999, p. 161-178. Raymond (Sébastien), “La maison d'éducation correctionnelle de Bordeaux”, Cahiers Alfred Binet. Education, psychologie et sciences de l'enfance, n° 661, 1999-4, p. 69-94. Tétard (Françoise), “Les Sauvegardes dans leur rapport avec la loi 1901 : ni tout à fait privées, ni tout à fait publiques”, Sauvegarde de l'enfance, vol. 56, n° 3, 2001, p. 116-130. Trope (Hélène), La Formation des enfants orphelins à Valence (XVe-XVIe siècles) : le cas du collège impérial Saint-Vincent-Ferrier, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, 417 p. Biographies, souvenirs, mémoires et autobiographies (professionnels et “jeunes”) Chardine (Marianne), “Un philanthrope de terrain (Desmetz)”, in Chardine (Marianne), Autier-Lejosne (Raymonde), [dir.], L'Essonne au milieu du XIXe siècle, Tome 1, Enfances, Malesherbes, Comité de recherches historiques sur les Révolutions en Essonne, 1999, p 189-190.

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