De Casablanca Et Leur Participation Aux Émeutes De Décembre 1952
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Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » Le Temps de l'histoire 4 | 2002 Images de l’enfance et de la jeunesse « irrégulières » Les yaouleds (enfants des rues) de Casablanca et leur participation aux émeutes de décembre 1952 Bruno de Rotalier Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhei/61 DOI : 10.4000/rhei.61 ISBN : 978-2-7535-1642-7 ISSN : 1777-540X Éditeur Presses universitaires de Rennes Édition imprimée Date de publication : 15 novembre 2002 Pagination : 207-222 ISSN : 1287-2431 Référence électronique Bruno de Rotalier, « Les yaouleds (enfants des rues) de Casablanca et leur participation aux émeutes de décembre 1952 », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » [En ligne], 4 | 2002, mis en ligne le 14 mai 2009, consulté le 04 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rhei/61 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/rhei.61 © PUR 207 Les yaouleds (enfants des rues) Bruno de Rotalier (1) de Casablanca et leur participation aux émeutes de décembre 1952 Les 7 et 8 décembre 1952, Casablanca est secouée par de violentes (1) Doctorant, univer- émeutes. Les populations du bidonville dit des Carrières centrales, et sité Paris-VII. notamment les jeunes, jouent un rôle déterminant dans ces événements. C’est à l’action de ces enfants et adolescents, les yaouleds, mais aussi à (2) Sur les enfants des leur mode d’existence que nous nous sommes attachés ici. rues à Casablanca Le terme yaouled désigne, avec certaines nuances, enfants des rues et aujourd’hui, voir le der- jeunes des bidonvilles à l’époque du Protectorat. Ce mot vient de la réu- nier film de Nabil nion de la locution ya, viens, et de ouled, fils de, enfant. Durant l’époque Ayouche, Ali Zaoua, coloniale, une contraction s’opère et yaouled est employé pour interpeller prince de la rue, Paris- les enfants vivant dans la rue afin de leur proposer divers travaux, puis l’in- Bruxelles-Casablanca, terjection devient un substantif utilisé pour désigner la jeune population 2000, 90 min. Nabil vivant dans les rues du Maghreb.(2) Soulignons que le mot yaouled est relié Ayouche, réalisateur et aux fonctions, aux tâches que peuvent remplir les enfants, alors que la for- coauteur du scénario ; mule “enfants des rues” se rapporte à un lieu de vie.(3) Nathalie Saugeon, Cette recherche sur les yaouleds a pu être entreprise grâce à l’utilisa- coauteur du scénario ; tion du fonds d’archives de l’Éducation surveillée au Maroc, dans lequel production : Playtime, se trouvent environ trois cents rapports d’observation élaborés par des Alexis Films, Ali éducateurs européens. Ces documents ont été conservés par Jacques N’Productions ; distribu- Selosse, directeur de l’Éducation surveillée au Maroc, puis directeur du tion : Océan Films centre de recherche de cette administration à Vaucresson. Ils sont (Paris) ; langue arabe, aujourd’hui conservés à Fontainebleau.(4) On a choisi le dépouillement des sous-titré en français. rapports d’observation de quarante-six jeunes venant principalement des bidonvilles de Casablanca ou considérés comme errants et placés (3) Madeleine Moreau, dans des centres de rééducation. Cet échantillon n’est donc pas repré- Parti pris, Alger 1950- sentatif de l’ensemble de la jeunesse marocaine, mais il permet d’illus- 1955, (préface d’André trer l’histoire des jeunes défavorisés à l’époque du Protectorat.(5) Outre Mandouze), Paris, à Bruno de Rotalier / p. 207 à 222 208 TH N° 4 IMAGES DE L’ENFANCE ET DE LA JEUNESSE “IRRÉGULIÈRES” compte d’auteur, 2000, les rapports d’observation, nous avons utilisé les fonds d’archives de la p. 165-167. direction de l’Intérieur du Protectorat, les réflexions générales développées par des journalistes et des penseurs locaux de la colonisation sur les jeunes (4) Centre des archives à Casablanca, notamment Robert Montagne, Jacques Nouvel, Jacques contemporaines de Selosse, ainsi que le quotidien, proche du pouvoir français, La Vigie maro- Fontainebleau, verse- caine. Nous avons aussi pris en compte les recherches historiques sur les ment n° 20000111, émeutes au Maghreb et les recherches en sciences sociales sur la jeunesse, cartons n° 51-52 (consul- enfin le récit autobiographique de Mohammed Choukri, Le pain nu. tation soumise à Ces quelques pages s’inscrivent dans le commentaire critique de l’in- dérogation). terprétation de la crise de la jeunesse marocaine effectuée par Jacques Nouvel, en 1953, alors qu’il est secrétaire des Affaires de la Jeunesse et (5) L’étude des enfants des Sports au Maroc : des rues est tributaire « Dans toutes les civilisations se pose le problème de la jeunesse. des archives de la justice Partout se retrouvent certains traits communs : la jeunesse est, en des mineurs. Voir Yves général, non conformiste. Elle est une déception pour les adultes, elle Marguerat, “Les smallvi éprouve des difficultés à faire sa place, à trouver un équilibre entre les ne sont pas des aspirations et ses tendances et les réalités de la vie. » gbevonvi”», in Hélène Et Jacques Nouvel d’expliquer la violence des jeunes marocains au d’Almedia Topor, début des années 1950 par « une crise appelée à chaque génération à Catherine Coquery- retrouver un équilibre dans un monde extérieur qui a évolué ».(6) Par Vidrovitch, Odile Goerg, l’étude des conditions de vie et des représentations coloniales de ces Françoise Guittart, enfants et de ces jeunes défavorisés, on montrera que cette crise est non [dir.], Jeunes en Afrique, seulement une crise psychosociologique de la jeunesse, mais avant tout Paris, L’Harmattan, une protestation politique face aux inégalités du système du protecto- 1992, p. 133. rat. Cette crise est déclenchée par des problèmes économiques, identi- taires et sociaux issus du système colonial, qui aboutissent à l’engage- (6) Jacques Nouvel, ment des yaouleds dans les manifestations des 7 et 8 décembre 1952 aux “Problèmes de la jeunes- côtés des organisations politiques anticoloniales. se marocaine”, Maroc Cette étude des jeunes n’est pas limitée aux émeutes des 7 et 8 décembre médical, Casablanca, 1952. Elle se propose de retracer les répercussions de la crise du système juillet 1953, p. 693-698. colonial au Maroc au sein de la population “indigène” ; puis de resti- tuer l’imaginaire véhiculé par ces yaouleds ; d’expliquer le déroulement des émeutes des Carrières centrales, ainsi que le rôle qu’y ont tenu ces personnes. Enfin, on se demandera pourquoi, tant en France qu’au YAOULEDS (ENFANTS DES RUES) DE CASABLANCA ET ÉMEUTES DE DÉCEMBRE 1952 209 Maroc, il existe un vide historiographique à propos de cette question. Parmi les archives de l’Éducation surveillée au Maroc, il existe quator- ze rapports succincts – rédigés en majorité entre 1955 et 1957 – concer- nant des jeunes filles “indigènes” qui ont eu des conditions d’existence proches de celles des yaouleds. Lors d’une autre recherche, il serait pos- sible d’étudier l’histoire de ces jeunes filles en complétant ces sources par des documents se rapportant à la prostitution juvénile à Casablanca, thème qui ne semble pas avoir été abordé jusqu’à aujourd’hui. La participation des jeunes aux émeutes de Casablanca ne peut être expliquée sans souligner en quoi les conditions de logement et de tra- vail, ainsi que les problèmes identitaires de ces yaouleds vivant dans les rue de Casablanca influent sur leur engagements. Être jeune dans les bidonvilles de Casablanca dans les années 1950 La génération des jeunes musulmans qui est apparue au début des années 1950 bouleverse l’équilibre social du Maroc par son implanta- tion dans les milieux urbains. La part des Marocains de moins de 15 ans parmi la population glo- bale, d’après les recensements de 1931, 1947 et 1951-52, reste comprise entre 40 et 45 %.(7) Le changement des années 1945-1950 consiste dans (7) Royaume du l’implantation de ces jeunes dans les milieux urbains. Entre la fin des Maroc, Service central années 1930 et la fin de la décennie 1940, de nombreux ruraux prennent des statistiques, Annuaire le chemin de la ville, poussés vers les milieux urbains par une crise éco- statistique du Maroc, nomique qui touche l’ensemble du Maghreb et qui est aggravée par les Casablanca, Imp. conséquences de la seconde guerre mondiale, ainsi que par la sécheres- réunies, 1954, p. 22-23. se de 1947. De nombreux jeunes se retrouvent entraînés dans un exode rural, comme l’est Mohammed Choukri à l’âge de sept ans, lorsque sa famille s’exile en 1945. Il raconte en ces termes cette migration écono- mique au début de son autobiographie : « C’était le temps de la famine dans le Rif. La sécheresse et la guerre. […] ma mère me disait […] : Tais-toi. Nous émigrerons à Tanger. Là- bas le pain est en abondance. Tu verras, tu ne pleureras plus pour avoir du pain. » 210 TH N° 4 IMAGES DE L’ENFANCE ET DE LA JEUNESSE “IRRÉGULIÈRES” (13) Moncer Rouissi, Et, quelques lignes plus loin, l’auteur ajoute : Population et société au «Nous avons pris le chemin de l’exil, à pied. Sur (8) Mohammed Maghreb, Tunis, Cérès, le bord de la route, il y avait des charognes, des Choukri, Le pain nu. Récit (1977) 1983, p. 96. oiseaux noirs et des chiens. Ventres ouverts, autobiographique, traduit déchirés. La pourriture. » (8) de l’arabe par Tahar (14) Qui ne sont pas Les situations entre le Nord et le Sud marocains Ben Jelloun, Paris, représentatifs de l’en- ne sont pas identiques, mais des descriptions aussi François Maspéro, 1980, semble de la jeunesse de pertinentes n’ont pas été trouvées concernant réédition Seuil, p. 11. Casablanca. l’exode vers Casablanca, où les répercussions du transfert de population sont importantes. Au début (9) André Adam, (15) Pour respecter des années 1950, cette ville, qui est devenue la capi- Casablanca.