REVUE DE PRESSE - 08.10.2014 BLUE COLLAR de

« Schrader nous implique en quelques touches dans une trame vitale et émotive qui rend chaque instant passionnant » LE MONDE

« Formidable plongée dans une classe ouvrière au bord de l’agonie » LIBÉRATION

« Un très bon thriller analytique » LES INROCKUPTIBLES

« À mi-chemin entre la critique sociale, et le film policier » TÉLÉRAMA

« Rarement le cinéma américain a su filmer de manière aussi convaincante la vie d’une usine et le travail de ses ouvriers » CHARLIE HEBDO

« Blue Collar, film bruyant et coléreux » PARISCOPE

« Âpre document sur les conditions de la vie ouvrière » L’OFFICIEL DES SPECTACLES

« Un vrai polar vintage sur les syndicats et la vie des cols bleus de l’époque » CAPITAL

« Une comédie grinçante et amère, où la dimension sociale affleure de différentes manières » ALTER MONDES

ARTE - PAR OLIVIER PÈRE

BLUE COLLAR DE PAUL SCHRADER

Le distributeur Splendor Films a la bonne idée de ressortir en salles mercredi 8 octobre le premier long métrage de Paul Schrader, Blue Collar réalisé en 1978.

Au début de sa carrière le scénariste Paul Schrader est auréolé du succès de ses trois premiers scénarios portés à l’écran, de Sidney Pollack, Obsession de Brian De Palma et bien sûr de Martin Scorsese, Palme d’Or à Cannes, triomphe public et critique dans le monde entier. Cela l’encourage sans doute à passer lui-même à la mise en scène avec Blue Collar, coécrit avec son frère Leonard, son aîné de trois ans. L’influence intellectuelle de Leonard sur Paul est grande à l’époque, notamment en ce qui concerne sa connaissance du Japon – les deux frères collaboreront ensemble sur Yakuza et Mishima, avant de se fâcher. Blue Collar demeure l’un des meilleurs films de Schrader, éclatants débuts qui tranchent avec la suite de sa filmographie – surtout sur le plan stylistique – même si le cinéaste s’intéressera à nouveau au prolétariat dans Light of Day (1987) et ne cessera jamais de mettre en scène des personnages déchirés par des conflits éthiques, au cœur de dilemmes moraux les conduisant irrémédiablement à la violence et à la mort.

Trois amis, Zeke, Jerry et Smokey sont ouvriers dans une usine de construction de voitures à Detroit, Michigan, capitale industrielle de la fabrication automobile aux Etats-Unis, déjà dans une période de déclin économique avant sa demande de mise en faillite en 2013. On retrouve d’ailleurs des locations de Blue Collar dans Only Lovers Left Alive, le dernier film en date de Jim Jarmusch montrant Detroit transformé en ville fantôme.

Deux de ces amis sont noirs. Dès les années 50 le travail dans les usines automobiles attira une forte population afro-américaine pauvre venue du Sud du pays et Detroit deviendra – elle l’est toujours – la première ville noire des Etats-Unis.

Le travail à la chaîne est épuisant et mal payé, les ouvriers sont harcelés par des contremaîtres à la solde du patron, et victimes de ségrégation raciale. Acculés par des dettes et décidés à protester contre l’immobilisme et à la corruption du syndicat, les trois amis décident de voler la caisse de la permanence du syndicat de l’usine. Mais à la place d’un magot ils y découvrent des carnets compromettants qui prouvent les liens entre la mafia et le syndicat, qui blanchit l’argent de l’organisation criminelle. A partir de ce moment, la vie des trois hommes est en danger, mais aussi leur amitié puisque le patron du syndicat va réussir à soudoyer Zeke, le plus idéaliste et le plus virulent des trois, mais aussi celui qui a le plus besoin d’argent pour subvenir aux besoins de sa famille.

Blue Collar débute comme une chronique prolétarienne dessinant avec beaucoup de réalisme – on ressent le travail de documentation de Schrader et son souci d’inscrire son film dans un contexte bien décrit – la vie quotidienne, les problèmes et les aspirations d’ouvriers ordinaires, rarement dépeints dans le cinéma américain. Schrader filme les gestes du travail, la dureté, la monotonie et la fatigue de l’usine, mais aussi la vie privée et familiale de ses personnages, leurs discussions et leurs réflexions, se refusant à la moindre condescendance envers des types particulièrement lucides sur leur condition et dotés d’une conscience politique, qui débâtent sur la question de l’individualisme contre le militantisme, et de l’utilité et du rôle réels du syndicat. On partage aussi leurs moments de détente avec notamment une scène d’orgie : clin d’œil à James Toback, autre scénariste à forte personnalité, très porté sur le sexe et qui allait passer lui aussi à la mise en scène en 1978 avec Mélodie pour un tueur, également avec ?

Puis vient le moment de l’action. Le film bifurque vers le thriller social avec cette histoire de casse et de documents brûlants, déclenchant une machine infernale qui renvoie aux fictions conspirationnistes et paranoïaques typiques du cinéma américain de l’époque. Le pouvoir mène à la corruption qui mène au meurtre et à la trahison, les institutions censées protéger les citoyens américains dissimulent des organisations criminelles. Les habituels héros policiers ou journalistes sont ici remplacés par des prolétaires, simples ouvriers d’usine qu’il n’est pas difficile de réduire au silence, la vie d’un « col bleu », noir de surcroît ne valant pas cher à Detroit. Blue Collar montre que si les puissants syndicats défendent les intérêts de leurs membres, ils entretiennent surtout un équilibre pervers de haine et de frustration, de conflits entre employeurs et employés, et entre employés eux-mêmes (les vieux contre les jeunes, les blancs contre les noirs) afin de maintenir et de consolider leur mainmise sur l’usine et la ville.

On ne peut s’empêcher de penser à Sur le quais de Elia Kazan, sur le thème de la corruption des syndicats, même si le film de Schrader ne cultive pas la même ambigüité que le classique de Kazan qui, tourné en plein maccarthysme, pouvait se voir comme un plaidoyer pro domo en faveur de la délation. Schrader n’est ni naïf, ni cynique, et mène son film vers une conclusion implacable, avec une dernière image glaçante.

Le caractère extrêmement polémique du scénario empêchera Schrader de tourner dans une vraie usine. Un carton indique que la situation décrite dans Blue Collar ne correspond pas à la réalité de tous les syndicats américains, ce qu’on veut bien espérer !

Blue Collar est un grand film qui compte parmi les titres essentiels d’une génération de cinéastes rangés dans la catégorie du Nouvel Hollywood et qui révolutionnèrent le cinéma américain des années 70. Paul Schrader occupe une place importante dans cette décennie fantastique, comme scénariste mais aussi comme cinéaste, encore trop sous-estimé et qui signa des films remarquables, parfois enclins à une certaine emphase visuelle et thématique, défaut qu’on ne retrouve absolument pas dans Blue Collar. La réussite de Blue Collar doit beaucoup aux performances de ses trois comédiens principaux, Yaphet Kotto, Harvey Keitel et surtout , acteur intense aux multiples facettes, qui livre une composition inoubliable dans le rôle de Zeke.

Richard Pryor génial dans Blue Collar

CULTUROPOING.COM - PAR EMANUEL DADOUN

Paul Schrader – « Blue Collar »

Detroit, Michigan, 1978.

Smokey, Jerry et Zeke tentent tant bien que mal de joindre les deux bouts dans une vie déjà foutue d’avance. Ils travaillent dans une chaîne de montage automobile qui résonne de la voix stakhanoviste et capricieuse d’un contremaître autoritaire, du bruit assourdissant des machines et des pièces détachées qui circulent comme les organes métalliques d’un ogre de ferraille. Entre deux serrements de boulons, ils éclusent le temps à coups de bières ou de virées nocturnes infantiles, histoire d’oublier leur quotidien morose, leur vie de famille fragile et peu convaincante, les trois 8, les dimanches gaspillés à se reposer pour recommencer le lendemain et ainsi de suite. En somme, perdre sa vie à la gagner. Mais leur amitié, semble-t-il, les aide à tenir le coup, à rire, prendre de la distance avec ces syndicats qui les abandonnent et s’emmêlent les pinceaux dans des pots-de-vin maffieux à visées électorales, prendre du recul avec cet american way of life consumériste et arrogant où les signes extérieurs de richesse étendent leur vacuité.

Mais pour Zeke (excellent Richard Pryor, tout en fragilité à fleur de peau) les dettes s’accumulent et son pote Jerry (Harvey Keitel dans sa jeunesse scorcesienne) peine de plus en plus à subvenir aux besoins de ses enfants (sa fille va même jusqu’à se confectionner elle-même un appareil dentaire). Quant à Smokey (paternelle bonhomie de Yaphet Kotto qui tournera Alien l’année d’après), le spectre de la prison le hante encore et son cynisme a atteint son maximum d’acidité. Leur salut (en réalité, le salut de leur amitié) viendra d’un projet de cambriolage dans les locaux de leur syndicat corrompu. C’est le pitch mais il ne rend pas complétement justice à la beauté du film de Paul Schrader (sans doute, l’un de ses meilleurs) qui nous livre là un magnifique brûlot politique et anticapitaliste, un beau film sur l’amitié des hommes liés dans le rire et la mélancolie pour maintenir un semblant d’espoir, de raison dans le monde de l’usine et du travail à la chaîne. Schrader (à qui l’on doit l’écriture de Taxi Driver) filme cet univers comme un documentaire animalier : fourmilière de sueur et de boulons, ruche d’hommes enchaînés à leurs outils, leur servitude, dans le cambouis et l’odeur des solvants. A la place de la voix off écolo ou scientifique de rigueur, c’est un blues graisseux de Captain Beefheart qui vient rythmer le mouvements des cols bleus comme jadis la voix des esclaves cadençait la cueillette des champs de coton. Il faut dire que la musique de Blue Collar est placée sous la houlette de Jack Nitzsche (Vol Au-Dessus d’Un Nid de Coucou, Cruising) et qu’elle participe indubitablement à la classe de ce film de métal et de larmes.

On pense à Christine de Carpenter dans l’aspect menaçant des carrosseries désossées qui flottent dans l’usine, leurs couleurs acidulées façon American Graffiti ou Happy Days. De même, on ne peut pas ne pas penser à Marx ou Marcuse lorsque les machines se taisent et qu’on retire les casques et les gants, à cette manière (avortée) qu’à la conscience politique de faire son chemin dans la fatigue des hommes. On sent que leurs luttes intestines fait le bonheur de l’Etat et que la lente dégradation de leur amitié alimente toujours encore un peu plus la productivité et le rendement. C’est également la contingence des solitudes qui est soulignée par Schrader, chaque travailleur étant remplaçable par un autre travailleur comme une pièce usagée : obsolescence programmée de la classe ouvrière. Et quand on voit un col bleu passer ses nerfs sur un distributeur de boissons à grands coups de transpalettes parce qu’il ne lui a pas rendu sa monnaie, on se dit que la folie n’est pas loin et qu’elle a pactisé avec le travail, l’aliénation et l’assujettissement.

(Sortie le 08/10/2014)

CHRONIK’ART - PAR YAL SADAT

BLUE COLLAR - 4 SUR 5

En 1978, Paul Schrader est connu comme scénariste majeur du Nouvel Hollywood, auteur notamment de Taxi Driver et de Rolling Thunder, sans doute les deux chefs-d’œuvre du vigilante movie. Leurs thèmes sont voisins, mais les films n'ont pas reçu le même accueil : le premier, globalement perçu comme un pamphlet sur les dérèglements urbains et le trauma vietnamien, obtient la Palme d'or ; le second, lu comme une énième apologie de la justice expéditive (au grand dam de Schrader, qui reprochera au studio d'avoir réorienté son script), vient de connaitre un très relatif succès commercial (en France, il ne sera montré qu'à la télé, sous le titre Légitime violence). De la Palme de Scorsese à la série B de John Flynn, d'évidentes obsessions se sont déjà affirmées. Mais Schrader rêve encore de s'installer comme auteur, auprès d'un public qui ne sait pas bien s'il est un génie progressiste, ou bien une sorte d'artisan réactionnaire à la Michael Winner (sa stricte éducation calviniste le rend suspect à cet égard). Écrit avec son frère Leonard, son partenaire de l'ombre, Blue Collar devait être l'occasion d'apporter la réponse.

Seulement ce premier film est lui-même bâti autour d'un paradoxe roublard, typique du Nouvel Hollywood. Sur le papier, Blue Collar est un film de gauche : à Détroit, trois ouvriers d'une usine automobile (Harvey Keitel, Yaphet Kotto et Richard Pryor, fraichement débauché du Saturday Night Live) fomentent une rébellion contre un syndicat rongé par la corruption. La première moitié du film incite à une simple lecture marxiste, tant Schrader se range aux côtés des cols bleus aliénés, dans une peinture vériste de l'enfer prolétarien - scènes de ménage terrées dans de chiches foyers, martèlement ivre des séquences de turbin, au son des riffs lourds et compacts de Captain Beefheart (Hard Working Man). Quand le trio braque la trésorerie puis s'enlise dans une hasardeuse stratégie de chantage, le propos se tord : non seulement Schrader semble se désolidariser de ses martyrs, loin de l'héroïsation souvent réservée au peuple qui trime dur, mais le syndicat semble porter toute la responsabilité des misères ouvrières - ce qui fera de Blue Collar un film de droite en bonne et due forme aux yeux de la critique française.

L'épilogue est sans équivoque : le système est le premier coupable de la déroute de nos héros, finalement poussés à s'entredéchirer et renvoyés à leurs places originelles de "petit traître blanc" ou de "nègre" condamnés à se maudire. Mais difficile de savoir si le système en question s'appelle capitalisme, ou s'il faut blâmer le syndicat et sa mécanique collectiviste. Tenter de cerner politiquement et définitivement un film comme Blue Collar, pur produit de la morale schizophrène des seventies, serait de toute façon absurde. Mais on peut tout de même faire le lien avec l'œuvre à venir de Schrader, distinguer son visage à travers ce récit d'individus en lutte contre une machine vorace - ici, l'usine Checker, Léviathan de ferraille, bête hideuse régissant le territoire bitumé de la Motor Town.

Au regard de ses films suivants, donc, le film prend une cohérence qui rend la question gauche / droite presque caduque. On a souvent détaché Blue Collar de Hardcore, ou même du récent The Canyons, films dont le trait commun était de dresser un individu peu aimable contre un système globalisant (déjà le principe de Taxi Driver et de Rolling Thunder, évidemment). Dans tous les cas ou presque, l'empathie va au héros malgré ses tares et ses torts, toujours au nom de son individualité. La colère puritaine (celle de Travis Bickle ou du père inquiet de Hardcore) y est toujours pardonnée, et pour ainsi dire validée par l'auteur - non pas du fait de son passé bigot, mais de sa foi dans le droit d'un individu à être ce qu'il est, contre la pression d'une meute grouillante et plus ou moins abstraite (la ville, la modernité, la Porn Valley, etc).

Ici aussi, quelle que soit la nature du mal incriminé (le capital ou l'union syndicale), Schrader met en scène ce même conflit entre la partie et le tout. C'est que l'usine, qui pourrait inciter à prêter au film des intentions militantes de quelque bord que ce soit, est moins un espace de délation documentaire qu'une vaste entité métaphorique. Et que le trio de frondeurs, bien que métissé et uni face à l'oppresseur, n'en fonctionne pas moins comme un seul corps, un seul individu. Au cours de leur ascension en tant que Zorros du petit peuple, le film les saisit toujours dans le même cadre, serrés et alignés, rassemblés dans une forme de connivence magique. Assommé par leurs soins, un flic les décrira même au réveil comme "deux Noirs, avec un Blanc entre eux : on aurait dit un biscuit Oreo !" Fatalement, la déconfiture de cette petite utopie (l'homme noir et l'homme blanc fondus en un seul hyper-individu, réalisant au passage le fantasme national du salad bowl) arrivera dès qu'ils commenceront à fonctionner comme contre-pouvoir, c'est à dire comme groupe - ils s'apercevront trop tard que leur interdépendance menace leurs intérêts personnels ("tu parles sans arrêt de ta famille… Mais la mienne ?").

Et si Schrader choisit de situer ce bras de fer dans une fabrique d'autos, c'est donc pour des raisons moins politiques que symboliques. Ce temple du taylorisme, autrement dit de la répétition et de la duplication, inflige aux hommes le même traitement qu'aux voitures : il les façonne, les étalonne, les ajuste aux normes, dans un grand geste globalisant destiné à saper leur individualité (paradoxe de la puissance américaine et de sa méthode de production fétiche : ses effets pervers sont ceux du totalitarisme). Le film offre d'ailleurs aux ouvriers un destin de bagnoles humaines : l'un finira comme un vieux tacot aux portes de la casse, pris en étau dans un car-wash piégé ; l'autre rendra les armes, coincé également au volant d'une voiture trop essoufflée pour le faire échapper à son destin. Certes, devant cette idée du sempiternel danger de la multitude pour le sujet libre, on pourrait ramener Blue Collar à un film de combat, politiquement marqué à droite. Ce serait raisonner d'un point de vue européen seulement, sans voir que pour l'Amérique, pour son cinéma des seventies (et pour Schrader en particulier), les libertés individuelles ne sont pas le seul apanage des franges droitières, et que l'histoire d'un homme en lutte contre un groupe est d'abord celle d'une aventure métaphysique.

Chant individualiste au sein d'un vrai-faux film de gauche, match existentiel à l'intérieur d'un croquis réaliste, Blue Collar n'aura donc pas permis à Schrader de se rendre plus facilement identifiable. Mais il aura proposé une belle synthèse de la décennie de cinéma finissante, en attendant que les années 80 viennent remettre un peu d'ordre dans l'équation : renverser un système, c'est renverser son adversaire subversif ; se révolter contre l'Amérique, c'est se révolter contre toutes les Amériques. Y compris celle des révoltés eux-mêmes. CRITIKAT - PAR BENOÎT SMITH

CLASSE À L’HOMME

Premier long métrage réalisé par Paul Schrader (en 1978), Blue Collar est atypique à plusieurs titres. D’abord, pour quiconque connaît l’œuvre de l’individu rendu célèbre avant tout par ses collaborations de scénariste avec Martin Scorsese (notamment Taxi Driver), le film a de quoi surprendre de sa part. Schrader, ce sont surtout des portraits de personnages sur de cauchemardesques chemins de perdition, portraits plus ou moins dignes d’intérêt suivant celui qui s’empare du scénario, que celui-ci vienne de lui ou non. Et il faut bien dire que quand c’est lui-même qui s’en charge (Hardcore, American Gigolo ou tout récemment The Canyons), la conviction n’est guère au rendez-vous, le résultat étant la plupart du temps engoncé dans une rigidité puritaine qui n’agite le glauque qu’en s’en protégeant derrière son moralisme (ce que Daney appelait ses « descentes aux enfers truquées »). Blue Collar, lui, ressemble à un premier essai porteur de promesses bien différentes, pour lequel son réalisateur a étrangement gardé peu d’estime (peut-être à cause des difficultés de travail avec des comédiens constamment en conflit). Le film arpente des chemins polémiques mais jouant autrement moins du soufre et de la flagellation : les vices domestiques de ses personnages sont des distractions face à l’oppression sociale qui les entoure, et dès lors source de comédie ; et s’il y a une posture morale, celle-ci se place moins en regard de ses personnages que d’un système qui les surplombe et les instrumentalise.

Car nos trois personnages principaux, ouvriers dans une usine automobile de Detroit, sont des exploités, à la fois par les patrons et par le syndicat qui prétend défendre leurs intérêts. C’est là une autre singularité deBlue Collar. Peu nombreux sont les films américains traitant de la condition ouvrière de front, sans la mettre à distance dans l’arrière-plan ou la faire rentrer de force dans des archétypes de fiction, non sans arrière-pensée politique (ainsi compte-t-on plusieurs descriptions des syndicats comme un milieu véreux, comme dans Sur les quais ou dans Hoffa). Plus rares encore sont ceux qui le traitent sur un ton aussi pessimiste, au risque de compromettre encore plus le succès commercial. Un an après le film de Schrader, Martin Ritt allait réaliser un film au sujet voisin, Norma Rae, dont l’approche plus conciliante, centrée autour d’une héroïne confrontée aux dérives du monde du travail (et apprenant au passage à maîtriser les rudiments de la lutte syndicale vue pour une fois de façon positive), rencontrerait plus de reconnaissance en son temps et vaudrait même à l’actrice Sally Field un Oscar.

Désunion Les trois compères de Blue Collar, eux, ne paient pas de mine, et leur lutte, par la voie militante puis par l’acte criminel, est d’autant plus inégale que leur adversaire maintient son emprise sur eux par leurs propres faiblesses – à commencer par leur inaptitude à agir ensemble pour un intérêt commun. Point d’union sacrée contre le patronat ici – du patronat proprement dit, on ne verra guère que ses sous-fifres, et pour cause : un responsable de syndicat, dressé sur l’estrade ou assis derrière son bureau à enfumer ceux qui viennent réclamer son intercession, ne se distingue guère d’un chef d’entreprise ou d’un chéfaillon de service. C’est sans concession que Blue Collar dépeint un syndicalisme totalement absorbé dans le capitalisme libéral américain, jusqu’à reproduire en interne la même logique d’exploitation de l’homme par l’homme. Les espoirs d’un rassemblement de la masse populaire comme contre-pouvoir ne sont pas ici ignorés par la fiction américaine, mais montrés comme dévoyés et déçus. Et si le film emprunte des accents légers voire comiques pour désigner cette duperie, avec sa chanson « Hard Workin’ Man » chantée par Captain Beefheart, la verve fleurie de ses interprètes (notamment l’acteur comique Richard Pryor, sans moustache et déchaîné dans ce qui reste sans doute son rôle le plus sombre et dérangeant), ses sketches absurdes sur les vicissitudes d’un système inique (la machine à café défaillante, les ruses pathétiques pour gruger le fisc, l’argent volé qu’on surévalue plusieurs fois pour escroquer les assureurs), le rire ne fait que donner un écho à l’amertume.

Mais Blue Collar ne vaudrait pas tant que cela s’il ne tenait qu’à la dénonciation d’un système. S’il marque l’esprit, c’est aussi et surtout pour ses portraits d’antihéros faillibles, donc jouets immanquables des manipulations de leurs exploiteurs, et néanmoins bouleversants par l’humanité de leurs failles. Car le système exploiteur, machiavélique, divise pour régner, tirant les ficelles de l’individualisme au sein de l’union(terme anglais pour « syndicat »...), truquant l’idée de lutte des classes en attisant sournoisement la lutte dans la classe ouvrière, opposant les hiérarchies, voire les ethnies. Et c’est au regard de ce postulat que le film trouve sa beauté, en refusant justement de se conformer à ces divisions orchestrées d’en haut. Il affiche certes un trio des plus hétéroclites, à l’image de leurs interprètes, que ce soit par leurs origines1 ou par leurs méthodes de jeu, acteurs qui firent un bruyant écho aux divergences entre leurs personnages par leurs frictions régulières et parfois violentes sur le tournage, entre eux et avec le réalisateur (Pryor étant, selon les témoignages, le plus problématique). Et pourtant, Schrader maintient son approche de ses personnages, non sur ce qui les différencie (pas même les choix finaux divergents des uns et des autres, qui eussent pu appeler un jugement moral), mais sur ce qui les met dans le même sac d’humanité : leurs faiblesses, précisement, leur tendance à s’accrocher chacun à ses illusions, l’incapacité de chacun à mettre ses intérêts personnels de côté pour faire tout le chemin avec les autres. Le reste, les caractéristiques discriminantes (« Noir », « Blanc », « traître », etc.), restent à l’état d’étiquettes apposées arbitrairement sur eux par d’autres pour en faire leurs instruments, et avec lesquelles le cinéaste garde ses distances.

Et quand, au bout de cette route de désillusion, deux anciens amis séparés par les ruses du pouvoir s’invectivent et se traitent de tous les noms avant de se ruer l’un sur l’autre, ils apparaissent définitivement comme les victimes de ces jeux discriminatoires – victimes d’autant plus ambiguës que, pour une au moins, sa nouvelle situation est un choix par défaut pour se distraire d’une culpabilité personnelle. C’est là le point final de la beauté amère de Blue Collar, œuvre au regard désenchanté, dépassionné et néanmoins à hauteur d’homme, veine dont on peut regretter qu’elle n’ait pas plus inspiré une filmographie à la posture discutable.

1 Schrader raconte que quand il expliqua à un producteur qu’il s’agissait de l’histoire de deux Noirs et d’un Blanc, l’autre lui rétorqua : « Vous voulez dire deux Blancs et un Noir, n’est-ce pas ? » TOUTELACULTURE.COM - PAR YAEL HIRSCH

[CRITIQUE/ CLASSIQUE] « BLUE COLLAR » DE PAUL SCHRADER, UNE PLONGÉE DANS L’ENFER DES SYNDICATS

Rythmé par la musique de Captain Beefheart et porté par Harvey Keitel et Richard Pryor, Blue Collar (1978) est le premier film à la réalisation de Paul Schrader. Une plongée paranoïaque dans le monde ouvrier américain des années 1970 qui ressort en salles distribué par Splendor Films, le 8 octobre.

Note de la rédaction : ★★★★★

A Detroit, trois ouvriers lassés de la mauvaise foi et de la corruption de leur syndicat, trois ouvriers pères de famille (Richard Pryor, Yaphet Kotto et Harvey Keitel) décident de le cambrioler. Deux d’entre eux sont noirs, le troisième blanc originaire d’Europe de l’Est et ils apprennent tous qu’il ne vaut mieux pas essayer de filouter une institution-machine qui ne recule devant aucune violence pour asseoir son hégémonie à vitrine sociale. Alors que Paul Schrader est surtout connu pour ses scénarios (Taxi driver, entre autres), ce premier film en tant que réalisateur prouve que sa manière d’aborder le réalisme social à l’écran est très efficace. Avec trois acteurs parfaitement choisis, et qui incarnent subtilement les recomposition ratées des discriminations raciales après la victoire du Civil Right Movement, Blue Collar est une plongée en apnée dans un monde du travail brut, cynique et où les puissants brouillent toute conscience de classe. Un classique à redécouvrir.

Blue Collar de Paul Schrader, avec Richard Pryor, Yaphet Kotto et Harvey Keitel), USA, 1978, 114 min. Splendor films. Ressortie sur les écrans le 8 octobre 2014.

ÀVOIR-ÀLIRE.COM - PAR VIRGIL DUMEZ

La classe ouvrière n’ira pas au paradis

Loin d’un schématisme que l’on pourrait qualifier de marxiste, Blue Collar décrit avec beaucoup de finesse l’état de déliquescence de la classe ouvrière américaine à la fin des années 70. Le propos est aussi lumineux qu’enthousiasmant.

L’argument : Trois ouvriers des usines automobiles Checker à Detroit tentent de s’opposer à l’immobilisme et à la corruption du syndicat.

Notre avis : En cette fin des années 70, Paul Schrader est surtout connu comme scénariste de Martin Scorsese (il vient de dégoupiller la bombe Taxi Driver) et de Sidney Pollack (Yakusa). Pourtant, l’artiste décide de passer à la réalisation avec un thème hautement politique, à savoir la dénonciation du pouvoir de plus en plus scandaleux des syndicats à l’intérieur de l’industrie américaine. Il ne s’agit pas d’un manifeste libéral réactionnaire visant à nuire au syndicalisme, mais bien plutôt une attaque frontale envers des organisations syndicales gangrenées par le crime organisé. Le réalisateur s’en prend non seulement au grand patronat qui exploite sans vergogne sa main d’œuvre en la payant une misère, mais il insiste également sur le rôle néfaste de syndicats qui cherchent avant tout à défendre leurs propres intérêts au détriment des salariés. Loin du schématisme parfois irritant de Norma Rae, le film à Oscars de Martin Ritt au sujet similaire, le premier long- métrage de Paul Schrader, par le biais de la comédie de braquage, ose bousculer les idées reçues faisant de la classe ouvrière une martyre de l’histoire et des patrons des exploiteurs.

Grâce à une classique histoire de braquage raté – qui pourrait être inspirée du Pigeon de Monicelli – Blue Collar suit le parcours de trois cols bleus qui n’ont rien de citoyens modèles. Certes, ils galèrent pour payer leurs factures, mais ils n’hésitent aucunement à tromper leurs femmes et à se payer un rail de coke lorsque l’envie de s’éclater devient plus forte que la raison. Ces trois compères ne correspondent pas vraiment à la vision habituelle, pour ne pas dire marxiste, de la classe ouvrière. D’ailleurs, ils n’agissent pas au nom d’une conscience de classe, mais uniquement pour satisfaire leurs besoins immédiats, largement déterminés par une société de consommation montrée du doigt lors de plusieurs scènes domestiques. Pour arriver à leurs fins, ils sont prêts à enfreindre les lois, à exercer des menaces sur autrui et même à se trahir les uns les autres. Si la première heure demeure très classique dans sa construction dramatique, la dernière demi-heure vient prendre le spectateur à rebrousse-poil. Les « héros » ne sont pas solidaires les uns des autres et peuvent même en venir aux mains entre eux. Un constat particulièrement pessimiste qui est symbolisé par la dernière image du long- métrage, glaçante à bien des titres. On peut en conclure que la lutte ne s’effectue plus entre classes sociales, mais bien entre membres de la même fratrie, le tout sous le regard froid et cynique des dominants.

Paul Schrader ne cherche aucunement à tourner un film à thèse et n’oublie jamais de divertir le public avec des situations tour à tour amusantes et énervantes. Il a joué avec beaucoup de finesse sur l’antagonisme avéré entre ses trois acteurs principaux pour délivrer un message alarmant sur l’état de la société américaine de l’époque. Au petit jeu des préférences, on peut aisément s’incliner devant la performance remarquable de Richard Pryor, bien loin ici des clowneries qui ont fait sa réputation. Harvey Keitel est toujours en mode Scorsese et Yaphet Kotto compose une figure d’autorité convaincante. Si le film fut renié par son auteur à cause de son impitoyable échec commercial et de la mauvaise ambiance sur le tournage, il doit impérativement être redécouvert de nos jours pour la pertinence d’un propos échappant aux querelles partisanes.

DVD CLASSIK - PAR JUSTIN KWEDI

L’HISTOIRE Trois ouvriers des usines automobiles Checker a Detroit tentent de s'opposer a l'immobilisme et a la corruption du syndicat.

ANALYSE ET CRITIQUE En cette fin des années 70, Paul Schrader est avec Robert Towne (Chinatown) le scénariste le plus en vue d’Hollywood. Si Towne ne convaincra jamais derrière la caméra, Schrader a, lui, d’autres ambitions, renforcées par la consécration du Festival de Cannes 1976 où Taxi Driver et Obsession (respectivement écrits pour Scorsese et De Palma) sont en compétition, le premier remportant même la Palme d’or. Rongeant son frein après que (selon lui) sa participation au scénario de Rencontre du troisième type a été passée sous silence par Spielberg, les portes de la mise en scène lui sont enfin ouvertes par les studios. Blue Collar constitue une première œuvre brillante mais également surprenante puisque dénuée des thèmes personnels de Schrader développés dès le film suivant Hardcore (1979) et du style visuel très léché de La Féline (1982). Comme la plupart de ses œuvres les plus inspirées conçues entre les années 70 et le milieu des années 80, le scénario de Blue Collar est co-écrit par Paul Schrader et son frère Leonard. Trop peu souvent cité dans les réussites de Paul à cette époque, sa contribution est pourtant essentielle. Ayant longuement vécu au Japon et fortement imprégné de cette culture, c’est lui qui apporte l’idée de leur premier scénario à succès Yakuza (réalisé par Sidney Pollack en 1975), un des plus beaux et respectueux exemples d’hybridation entre cinéma américain et nippon. De la même façon, il dirigera Paul vers le biopic de l’écrivain controversé dont ils écriront le scénario (retranscrit en japonais par sa propre femme, Chieko Schrader). C’est à nouveau lui qui trouvera l’idée lorsque Paul Schrader sera en recherche d’un sujet pour son premier film. Tombé par hasard sur une grève d’ouvriers de l’automobile, il a la surprise après renseignement de constater que ceux-ci ne protestent pas contre leurs patrons, mais contre les syndicats qu’ils estiment encore plus véreux et inaptes à les défendre. Le potentiel d’une telle base s’avère explosif, d’autant plus que Paul et lui ont grandi dans le Michigan, état phare de la construction automobile aux Etats-Unis.

Paul Schrader avait jusqu’ici brillamment réussi à insérer ses thèmes de prédilection dans les scénarios écrits pour d’autres. Son penchant pour les personnages déséquilibrés avait notamment donné des œuvres âpres à souhait avec Taxi Driver et Légitime violence (réalisé en 1977 par John Flynn), toutes deux mettant en scène une violence urbaine orchestrée par des vétérans du Viêtnam. On est là bien éloigné des revendications d’ouvriers automobiles, et c’est donc paradoxalement ici que Schrader va faire acte d’un réel travail de scénariste planchant sur un sujet imposé, se documentant et s’adaptant à celui-ci. Blue Collar ne sera d’ailleurs pas le film dont il retire le plus de fierté dans sa filmographie, les mauvaises langues affirmant que c’est parce que Leonard (avec lequel il s’est brouillé après Mishima) en est le véritable auteur. Du propre aveu de Leonard Schrader, la structure du récit de Blue Collar est au départ pensée comme une démarcation de celle de leur grand succès Yakuza. Dans les deux, on retrouve des hommes d'origines et milieux différents ( et Ken Takakura dans Yakuza, Yaphet Kotto, Richard Pryor et Harvey Keitel dans Blue Collar) en lutte contre une organisation (la mafia yakuza dans l’un, les syndicats de travailleurs chez l’autre). Sous la houlette de Schrader, Blue Collar se déleste de l’aspect "film de genre" et de la recherche esthétique de Pollack (ce dernier ayant voulu reproduire l’imagerie des films de yakuza japonais) pour un ton plus "réaliste" (on a rarement vu le travail en usine filmé avec autant de vérité) et une mise en scène plus sobre, centrée sur ses personnages.

L’intrigue s’immisce progressivement dans le quotidien de ses trois héros : Harvey Keitel, père de famille ayant du mal à joindre les deux bouts, Richard Pryor grande gueule endettée à la marmaille fort nombreuse et Yaphet Kotto pourvoyeur de plaisirs divers (drogues et femmes), allégeant l'existence de ses camarades. Schrader procède par petites touches au gré de désagréments anodins (un cadenas de casier jamais réparé, un distributeur de boissons toujours en panne) mais cumulés et jamais résolus par un patron et des syndicats méprisants (avec une scène parlante où le patron simule au téléphone une colère devant Richard Pryor, laissant croire qu'il prend les choses en main). Une des réussites du film est de ne pas se perdre dans un message de gauche trop prononcé, aux antipodes de la réalité de ses ouvriers. Dans un premier temps, lorsqu’un activiste les sollicite pour dénoncer les incohérences de l’entreprise, ils le rejettent violemment (la culture de loyauté à son entreprise fonctionne encore), la prise de conscience n’intervenant qu’après une longue suite de frustrations. En dépit de quelques rebondissements lorgnant sur le cinéma parano en vogue de cette décennie, le propos se fait également provocateur pour montrer les méthodes de l’entreprise pour se débarrasser des trois gêneurs. L’électron libre sans attache Yaphet Kotto sera tué sous couvert d’accident professionnel, Harvey Keitel et ses proches menacés physiquement, tandis que Richard Pryor sera tout bonnement promu superviseur et délégué syndical, hausse de salaire à la clé. Meurtre des plus vindicatifs, intimidation de ceux qui ont le plus à perdre et corruption de ceux étant le plus en attente de reconnaissance (et le fait qu’il soit noir ne doit rien au hasard), la manipulation psychologique en grande entreprise a rarement été aussi bien vue.

L’alchimie incroyable régnant entre les trois acteurs est évidemment l’élément clé apportant véracité au soin de l’écriture. Schrader eut fort à faire pour un premier film avec ces tempéraments explosifs (chacun souhaitait tirer la couverture à lui, ce qui provoqua une atmosphère détestable sur le tournage) mais le résultat est là. Si le talent de Kotto et Keitel n’est plus à démontrer, Richard Pryor pour son premier rôle au cinéma (après avoir fait les beaux jours du Saturday Night Live) délivre la meilleure performance de sa carrière. Sans se départir de sa gouaille extraordinaire (les répliques hautes en couleurs fusent, surtout au début du film), il compose un personnage attachant et ambigu, dont on ne cautionne pas les actes mais que l’on arrive néanmoins à comprendre. Avec ce film, Schrader laisse sa sensibilité d’auteur de côté pour se mettre humblement au service de son histoire et la raconter du mieux possible, la conclusion sèche et explosive (comme seul le cinéma américain des années 70 pouvait en offrir) entérinant ce fait. Œuvre atypique de Schrader, Blue Collar est pourtant souvent considéré comme son meilleur film. Paradoxal, non ?

IL ETAIT UNE FOIS LE CINEMA - PAR BASTIEN DEROUSSENT

Black blanc sueur : ressortie en salles du premier film de Paul Schrader.

L'usine s'est toujours révélée être un cadre propice à exhaler des perspectives cinématographiques. Les années 1960-70, en partie sous l'influence du cinéma militant français, ont ainsi vu transparaître à l'écran de nouvelles silhouettes, désincarnées : celles d'ouvriers en proie à la robotisation de leur travail. Le générique d'introduction de Blue Collar (1978), premier film de Paul Schrader, en est la manifestation. Le rythme percussif de Hard Workin' Man repris par Captain Beefheart participe du déploiement d’un montage nerveux qui tend à déshumaniser les ouvriers, les rendre tout entier dévolus à la machine. Les bruits, martèlements et travellings accompagnent ainsi une cacophonie étouffante où à partir de la matière brute, l’on suivra de manière linéaire la réalisation intégrale d’un taxi de la Checker Motors Corporation2 . Ezekiel "Zeke" Brown (histrion Richard Pryor), ouvrier à la chaîne de montage, Smokey James (paternel Yaphet Kotto), homme à tout faire et Jerry Bartowski (messianique Harvey Keitel), soudeur par points, sont trois cols bleus employés de la même firme. Hommes suant mécaniquement sur les mêmes soudures, les mêmes boulons, les mêmes vérifications, leur production alimente un panneau lumineux égrenant jour et nuit le nombre de voitures produites. Ce machinisme, qui réduit leur aspiration aux besoins, leur décor au fonctionnel, leur appétit au sanitaire, leur avenir aux traites de la maison achetée à crédit, fait de Blue Collar un film las et désenchanté qui, au-delà de faire de la condition ouvrière le cœur de sa dramaturgie, en offre une vision amplement documentée : travail, pratiques sociales, familiales et festives.

Tourné en 1978 dans le décor historique de la Manufacturing Belt, « ceinture des usines » située au nord-est des États-Unis et devenu durant la décade 1970 Rust Belt, « ceinture de la rouille », l’entreprise Blue Collar interpelle en s’ancrant dans Detroit et alentours. La région du Michigan est en effet définie par un tissu social multi-ethnique où ces ouvriers furent les premiers à expérimenter et s'enchevêtrer de la méthode du fordisme ; ces mêmes hommes transformeront cette petite ville du Midwest en une métropole industrielle, véritable bastion de l’automobile. Natif de la région, Paul Schrader fut familier de ces grands complexes. Alors déjà scénariste à succès (Yakusa - , 1975 ; Taxi Driver, Martin Scorsese, 1976), il entreprend avec son frère Leonard de traiter des syndicats en tant qu'institution corrompue, inertique et définitivement indifférente aux intérêts de sa base, les ouvriers3. Car aux États-Unis, les syndicats jouissent depuis le Wagner Act de 1935, hérité de la politique du New Deal engagée par Roosevelt, d'une intégration de droit au sein de l'entreprise. Régis par des conventions collectives parfois nébuleuses, les syndicats se sont peu à peu constitués une manne financière considérable d'une part alimentée par les actions de sociétés et d'autre part par des caisses de grève et de retraite. Ces dernières seront le point de départ dramaturgique de Blue Collar, car la section syndicale 912 de l'AAW4, à l'œuvre dans le film, va profiter de son pouvoir pour procéder officieusement, illégalement, à des prêts d'argent à taux usuraire. Zeke, Smokey et Jerry, respectivement deux Noirs et un Blanc d'origine polonaise ("Two Black guys with a White in the middle, like an Oreo cookie", comme ils seront qualifiés plus tard) choisis à effet dans un souci de juste topographie de la classe ouvrière5, ne sont pas des personnages à la texture militante - au contraire des héros contrastés de F.I.S.T. (Norman Jewison, 1978) ou de Norma Rae (Martin Ritt, 1979), deux films contemporains de Blue Collar. Inversement, ils sont affranchis de tout discours politique et ont à beaucoup d'égards l'esprit léger - voire volage. Leurs actes, en réaction à des difficultés financières personnelles, sont en partie liés au fait que la distinction entre usine et vie privée n’est pas nettement clivée, inscrivant ainsi les trois amis dans une routine frénétique (à cet égard, géniale séquence « luddite » de destruction d'un distributeur de café). La fille de Jerry doit s'équiper d'un appareil dentaire après s'en être

2 N'ayant pu obtenir de tourner dans les intérieurs des trois grands de l'industrie automobile (Chrysler, Ford, General Motors) à Detroit, Paul Schrader sera accueilli par la Checker Motors Corporation, une usine de fabrication de taxis. 3 Paul et Leonard Schrader seront également inspirés par la grève de la General Motors à Lordstown dans l'Ohio en 1972 ainsi que par le récit de Sydney A. Glass, mentionné au générique, dont le père, ouvrier à Detroit, s'est suicidé la veille du jour officiel de sa retraite. 4 Variation de UAW, United Auto Workers, syndicat relié à l'AFL-CIO (American Federation of Labour - Congress of Industrials Organisations) et reconnu pour avoir tenté d'aplanir les inégalités Blancs/Noirs au travail. 5 À Detroit, les Noirs peuplèrent statistiquement davantage les usines que les Blancs, à 80 contre 20%. confectionné un avec du fil de fer, Zeke doit de l'argent au fisc après avoir menti avec imagination à un de ses agents, Smokey doit de l'argent à un malfaiteur. En décidant de cambrioler leur section syndicale puis de la faire chanter, bien mal leur en prendra, ils se diviseront en même temps qu'ils iront à l'encontre d'un monde interlope et organisé qui, justement, ne souhaite pas que l'on dévoile au grand jour son organisation.

Les frères Schrader, en activant les querelles raciales inhérentes mais historiquement véritables de la ville de Detroit6, trouvent dans l'outil scénaristique de la trahison une trame narrative qui leur permettra de traiter frontalement de la fin de l'altérité ouvrière et surtout, de la fin de toute idée de lutte. Et si les auteurs savent mettre de côté la donnée historique (déclin du secteur automobile, chômage et stagflation due aux chocs pétroliers, crise de légimité des élites politiques) pour les pérégrinations drôlatiques du buddy movie puis inquiétantes de celle du thriller - notamment dans sa dimension paranoïaque, en cela proche du cinéma américain d'alors -, questionnant parfois sur leur sincérité, il n'en demeure pas moins que Blue Collar est une archive du monde du travail puissante, à mettre par exemple en perspective de Humain, trop humain (1974) de Louis Malle, tourné lui au sein des usines Citroën. Remercions Splendor Films de nous permettre de revoir ce premier film en salles.

6 À lire, en langue anglaise, Michael Omi, Race relations in Blue Collar, Jump Cut, no 26 (décembre 1981), pp. 7-8 ; en langue française, Nelcya Delanoë, Detroit, marché noir : des Noirs dans une grande ville industrielle des États- Unis, Mise en cause, Casterman, 1974. MONDOCINE.NET

BLUE COLLAR de Paul Schrader - Critique - Ressortie Ciné

Mondo-mètre : 9,5/10

Livret de famille: Richard Pryor (Zeke), Harvey Keitel (Jerry), Yaphet Kotto (Smokey), Ed Begley Jr. (Bobby Joe), Harry Bellaver (Eddie), George Memmoli (Jenkins), Lucy Saroyan (Arlene)…

Signes particuliers: Quitte à passer pour un vieux réac, mais Blue Collar appartient à cette race de film commen on en fait plus aujourd’hui. Un chef-d’œuvre complet, à la fois film de société pertinent, drame touchant de véracité et d’humanité, thriller palpitant et comédie foncièrement drolatique. Et quel casting…

LE MEILLEUR DU CINEMA AMERICAIN DES 70’S

LA CRITIQUE

Résumé : Trois ouvriers des usines automobilies Checker à Détroit tentent de s’opposer à l’immobilisme et à la corruption du syndicat.

L’INTRO :

1978. Paul Schrader est un jeune scénariste de 32 ans qui vient d’enchaîner les scripts de plusieurs futurs classiques du cinéma. Yakuza de Sydney Pollack, Taxi Driver de Martin Scorsese, Obsession de Brian de Palma, Rolling Thunder de John Flynn et même s’il n’est pas crédité, il vient de collaborer à l’écriture de Rencontres du Troisième Type de Spielberg. C’est à ce moment-là qu’il décide de tenter l’expérience du passage de l’autre côté de la caméra, pour diriger son premier long-métrage en tant que metteur en scène. Sur la base d’un scénario rédigé avec son frère Leonard Schrader et Sydney Glass, Schrader signe Blue Collar, une chronique sociale à la fois drôle et grinçante, prenant place dans le milieu de l’industrie automobile, et portée par un fabuleux trio d’acteurs composés d’Harvey Keitel, Yaphet Kotto et Richard Pryor.

L’AVIS :

Bonheur cinéphilique pétri dans la perfection incarnée, Blue Collar est un chef-d’œuvre méconnu, pas très grand par la notoriété mais immense par l’âme. C’était l’époque d’un Paul Schrader alors au sommet de son art de l’écriture et tout néophyte qu’il était en mise en scène, déjà les prémisses d’un géant qui signera par la suite une vingtaine de longs-métrages dont quelques bijoux tels que La Féline, Mishima, American Gigolo ou Affliction. Inscrit dans la pure veine des chroniques sociales douces-amères des années 70, Blue Collar impressionne par la lucidité désarmante de son propos sur le monde des travailleurs, écrasés entre les mains de l’oncle Sam qui les presse au point de ne plus leur laisser de choix, eux les acculés laissés-pour-compte, écartelés entre les créances, la dureté désespérante du quotidien, le système capitaliste, la société consumériste, la gangrène de la corruption des syndicats censés les protéger mais en réalité de mèche avec le patronat… Ce sont ces hommes qui font marcher les bases de la société et du modèle sociétal américain. Et ce sont ces mêmes hommes qui dans le même temps, en sont les premières victimes, méprisés et broyés par la propre bouche qu’ils nourrissent.

Fataliste et inquiet, Blue Collar impose une vision terriblement virulente et subversive du modèle économique américain de son temps, avec ces pauvres héros du quotidien désenchantés, petites gens on ne peut plus banals seulement désireux de croquer eux-aussi dans leur part de « l’american way of life ». Mais le système est le système et qui pourra blâmer Paul Schrader pour son absence d’optimisme, l’avenir lui ayant donné raison puisque plus de 35 ans après, rien n’a fondamentalement changé, bien au contraire… Sans aucune naïveté ni aveuglement, le cinéaste parvient à dresser un constat sans appel, à la fois intelligent et intelligible, brossant un portrait au propos passionnant et formidable de résonance avec ce brûlot férocement d’actualité, alors que son œuvre humble mais pertinente égratigne avec habileté le système pernicieux, son art de diviser au sein des classes pour mieux régner, d’étouffer la contestation sociale avec des moyens retors et vicieux, sa triste course déshumanisée au rendement (ces plans lourds de sens sur le panneau de l’entreprise affichant fièrement le nombre de voitures produites annuellement au mépris de ce qui s’agite en coulisses), son exploitation des classes défavorisées, son consumérisme galopant et tristement incontournable…

Mais Blue Collar ne se résume pas qu’à sa seule charge contre un modèle sans issue. Si son questionnement de fond reste bien évidemment sa raison d’être, son autre force est de ne jamais s’enfermer dans sa seule facture énonciatrice et dénonciatrice d’un constat social étalé par un style pompeux et lourd. Aussi ludique et divertissant, le film de Paul Schrader a recourt à un survol habile et gracieux traversant les genres, de la comédie, voire par moments du burlesque, au film de hold-up, en passant par le thriller politique, le drame, la chronique… Dans un mélange d’empathie et de drôlerie, l’histoire de cette brochette de pieds nickelés lancée dans une ambitieuse croisade perdue d’avance contre le système, est narrée avec un humanisme sympathique et pleine de bonhomie, magnifiée par un trio de comédiens exceptionnels de conviction, Richard Pryor en tête, ancien comique de cabaret, qui bouffe littéralement l’écran en joyeux cabotin grande gueule aussi hilarant qu’attachant, bien encadré par les formidables Yaphet Kotto et Harvey Keitel.

Tout aussi marqué seventies qu’il soit, Blue Collar est une redécouverte extraordinaire de force, de talent et de modernité. Du cinéma comme on en fait plus (et c’est bien dommage), qui sait à la fois divertir en laissant filtrer beaucoup de choses et d’idées. Amer, fort et bouleversant, Blue Collar vole magistralement avec les ailes de la révolte et marque au rythme de la merveilleuse partition funk de Jack Nitzsche et de Hard Workin’ Man par Captain Beefheart & The Magic Band. « Le rêve américain, si vous êtes riches, vous pouvez l’acheter. Si vous n’avez rien, vous devrez vous battre pour l’avoir. » Tout est dit.

CINEMATRAQUE - PAR JULIEN LADA

BLUE COLLAR, un film franc du collier

Parler de Blue Collar oblige avant tout à remettre le film en perspective dans la trajectoire personnelle de Paul Schrader, ainsi que l’histoire d’un certain cinéma des années 1970. Blue Collar est la première réalisation de Schrader, sortie en février 1978 sur les écrans. À l’époque, Schrader a à peine dépassé la trentaine, mais peut déjà se targuer d’avoir collaboré à l’élaboration de deux piliers du cinéma américain de l’époque : après le four du Yakuza de Sidney Pollack, il enchaîne coup sur coup Taxi Driver de Scorsese (Palme d’Or à la clé) et Obsession de De Palma. Spielberg fait même appel à lui pour les ébauches du script de Rencontre du Troisième Type. Il est loin d’être un roi du pétrole (Obsession obtient, contrairement à Taxi Driver, des résultats mitigés au box-office), mais est déjà en train de mettre discrètement sa patte sur la décennie.

Bien qu’accompagné dans l’aventure, comme souvent, de son frère Leonard, Paul Schrader vivra une expérience traumatique avec Blue Collar, et assez symbolique de ce que sera sa filmographie, chaotique, traversée de fulgurances géniales mais jamais capable de retrouver l’étincelle originelle de Taxi Driver. Le tournage est une épreuve : personne ne s’entend, tout particulièrement les deux acteurs principaux, Richard Pryor et Harvey Keitel, qui manquent régulièrement d’en venir aux mains, en grande partie à cause des addictions du premier. Pryor menace même un jour directement Schrader, en pointant un flingue dans sa direction, car il refuse de tourner plus de trois prises par scène. Épuisé, Schrader sort traumatisé de l’expérience.

Cette zizanie généralisée, comme sur la plupart des grands films maudits, n’apparaît guère à l’écran, qui reste trente-huit ans après sa sortie un exemple du savoir-faire d’un Nouvel Hollywood encore bien vivant. Singulier, Blue Collar l’est par son sujet et sa mixité sociale. Si le cinéma américain de la fin des années 1970 se frotte régulièrement aux sujets sociaux, et même au syndicalisme (l’année suivant la sortie du film, Sally Field gagnera un Oscar en jouant Norma Rae chez Martin Ritt), peu de films s’intéressent à la face sombre des organisations prolétaires, à la corruption et au désœuvrement social qui découle de ces abus, qui conduit les trois protagonistes de Blue Collar à essayer de faire chanter ceux qui les exploitent.

Peu de films, en dehors du créneau de niche de la blaxploitation, mettent également en avant la communauté noire, même au sein du Nouvel Hollywood, en l’intégrant dans un tout, englobant de la culture ouvrière. D’ailleurs, la vedette du film reste Richard Pryor (n’oublions pas non plus, à ses côtés, Yaphet Kotto, qui accédera à la notoriété l’année suivante avec Alien), auquel on permet même d’exercer, en creux d’un scénario on ne peut plus dramatique, son mélange de nonchalance et d’explosivité à travers certains dialogues tendant au comique. D’autres passages, comme celui de l’orgie cocaïnée, renvoient même indirectement à la légende dissolue de l’humoriste auto-destructeur, qui vampirise un film parfois sur la brèche.

Mais au-delà de simples paris d’écriture, ces partis pris nourrissent un certain naturalisme dans la peinture de l’Amérique des Hard Workin’ Men qui donnent leur nom au morceau de Jack Nietzsche, Ry Cooder et Captain Beefheart, et dont le riff martelé tout au long du film reprend celui du I’m a Man de Bo Diddley. Schrader double la mixité raciale d’une mixité des genres, où se côtoient le thriller policier, la comédie (une scène extraordinaire où Pryor, convoqué par le syndicat pour insubordination, retourne ses interlocuteurs pour finalement se faire offrir une bouteille de whisky) et la chronique sociale. Le syncrétisme fonctionne, les ponts se tendent et rarement la désillusion d’une certaine Amérique ouvrière aura pris forme avec autant de vérité.

Ce substrat social obsède tellement Schrader qu’il finit par légèrement prendre le dessus sur le volet thriller de l’intrigue, qui occupe essentiellement la seconde moitié du film, moins passionnant, et aux enjeux dramatiques plus lâches. Le film tient néanmoins avant tout sur la complémentarité des personnalités disparates des interprètes principaux, aussi complémentaires (bien que dissonants) à l’écran que dysfonctionnels sur le plateau de tournage. Si Pryor séduit dans un rôle autant taillé pour lui que modelé par lui, Keitel impressionne peut-être davantage encore dans un style beaucoup plus sobre et intériorisé que ce qu’on peut connaître de lui. Mais Blue Collar vaut aussi le coup d’œil pour la topographie du monde de l’usine et les rapports de force hiérarchiques qui s’y jouent, dont le réalisme sombre innerve encore tout un pan du cinéma social aujourd’hui.

Blue Collar, Paul Schrader (1978), avec Richard Pryor, Harvey Keitel, Yaphet Kotto, États-Unis, 1h49.

CINE CHRONICLE - PAR THIERRY CARTERET

Ressortie/ Blue Collar de Paul Schrader: critique

♥♥♥♥♥

Blue Collar reprend le chemin des salles obscures en version restaurée à partir du 8 Octobre 2014. Réalisé à la fin des années 1970, ce premier long métrage signé Paul Schrader conserve aujourd’hui non seulement toute sa modernité mais la force de son discours reste aussi intacte. Ce drame relate la condition des travailleurs de Détroit face aux puissances qui les contrôlent et auxquels ils cherchent à se rebeller afin d’échapper à un système qui les écrase. Harvey Keitel, Richard Pryor et Yaphet Kotto incarnent ces ouvriers d’une usine automobile las de leur condition, qui aspirent à un plus grand confort. Ces trois collègues et amis décident d’entreprendre le cambriolage de leur syndicat. Ils vont malgré eux lever le voile sur de nombreuses magouilles internes et des méthodes criminelles qui vont se retourner contre eux, faisant éclater par la force des choses la solidarité et l’amitié qui les liaient. Blue Collar est une charge virulente contre un système qui broie l’individu. Schrader dépeint une machine infernale qui monte les noirs contre les blancs, les vieux contre les jeunes pour engranger du profit tout en se livrant à des opérations douteuses et abusives sur le dos des travailleurs. Ces véritables pions sont dès lors jetés dans un combat perdu d’avance, celui du pot de terre contre le pot de fer.

A l’époque de cette première réalisation, Paul Schrader était déjà un scénariste réputé à Hollywood avec de nombreux scénarios marquants comme de Sydney Pollack (1974), Obsession de Brian de Palma (1976), Taxi Driver de Martin Scorsese (Palme d’Or Festival de Cannes en 1976) ou encore Rolling Thunder de John Flynn (1977). Avec Blue Collar, coécrit avec son frère Leonard et la collaboration de Sydney A. Glass, l’auteur-réalisateur, alors âgé de 32 ans, livre un véritable coup de maître, grâce en partie à sa réalisation déjà rigoureuse avec des cadrages soignés et élégants qui seront par la suite sa marque de fabrique. Mais ce drame met également en exergue la partition musicale de Jack Nitzsche d’une belle nervosité très funk et la superbe photographie granuleuse de Bobby Byrne, qui ne connaîtra hélas pas d’autres collaborations à hauteur de cette œuvre dans sa carrière. Le tout est savamment renforcé grâce à l’interprétation magistrale d’un trio de comédiens qui faisaient leurs classes : Harvey Keitel, vu dans Mean Streets, Alice n’est plus ici et Taxi Driver de Martin Scorsese, Richard Pryor, se révélant rapidement hilarant dans la comédie avec notamment Mel Brooks et Gene Wilder, et Yaphet Kotto, que l’on retrouvera l’année suivante dans Alien, le Huitième Passager de Ridley Scott.

Le premier devient ici un frère éloigné de Travis Bickle, le chauffeur de taxi dans l’œuvre de Scorsese. Moins sociopathe que cet anti-héros, dont Schrader avoua quelques ressemblances, Jerry Bartowski est tout aussi révolté et écœuré par la corruption et l’injustice. Il semble prêt à prendre les armes pour se venger d’un système gangréné et corrompu. Le second, Zeke Brown, est aussi un rebelle. Mais contrairement au personnage de Keitel, il finit par rendre peu à peu les armes pour rallier la cause qu’il combat, afin de survivre et de sauver sa peau ainsi que celle de sa femme et ses enfants. Quant au troisième, Smokey James devient une victime prise dans un engrenage redoutable dans lequel le bleu du titre prend un sens et une couleur tragique au cours d’une des séquences les plus marquantes. Bouc émissaire, il va entraîner paradoxalement l’opposition des deux autres.

Blue Collar s’impose dès lors comme un classique du cinéma américain engagé. C’est l’occasion pour le cinéaste d’échafauder les bases de son œuvre à venir. Car tout au long de sa carrière jusqu’à The Canyons(2014), ses oeuvres ont souvent été empreintes d’une certaine dualité entre un discours très moralisateur et son attirance pour la luxure et les univers troubles. Blue Collar l’illustre parfaitement dans une scène centrale montrant une fête transformée en orgie entre drogue et alcool dans un appartement. Cette séquence apparait pour les trois protagonistes comme une fugace tentative d’évasion de leur condition de travail pesante et d’une vie de famille répétitive, ennuyeuse et conformiste. Le puritanisme et la sexualité, la morale et le transgressif habitent la conscience de ses personnages. Blue Collar s’avère néanmoins moins moraliste que ses deux longs métrages qui vont suivre. Hardcore(1979) suit un père très puritain recherchant en vain sa fille dans le milieu du porno et devient peu à peu contaminé par cet univers. American Gigolo (1980) transforme Richard Gere en playboy englué dans une sombre affaire de meurtre, déchiré entre sa profession de prostitué de luxe et l’amour qu’il porte à une femme. Cependant, force est de constater que Blue Collar reflète déjà les prémisses de toutes les obsessions qui habitent le cinéma de Paul Schrader. Il s’agit toujours d’emprisonnement dans une existence insatisfaite, une addiction dévastatrice et un travail aliénant. Cette première œuvre totalement maîtrisée démontre ainsi que le cinéma américain n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il dénonce les dérives de son pays, comme ici avec les inégalités sociales face aux puissances de l’argent. Un film important dont le propos de fond reste toujours bien ancré dans l’air du temps de la société contemporaine.