Cahiers d’études africaines

223 | 2016 De l’art (d’être) contemporain

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/18420 DOI : 10.4000/etudesafricaines.18420 ISSN : 1777-5353

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 3 octobre 2016 ISSN : 0008-0055

Référence électronique Cahiers d’études africaines, 223 | 2016, « De l’art (d’être) contemporain » [En ligne], mis en ligne le 03 octobre 2018, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/ 18420 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.18420

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© Cahiers d’Études africaines 1

SOMMAIRE

De l’art (d’être) contemporain

« Hot commodity ! » Comment l'art africain travaille à être contemporain Cédric Vincent

The Media-action of abebu adekai (Ghana's Sculptural Coffins) in the World Market and Design The Case of Eric Adjetey Anang Roberta Bonetti

Des faïences de Gou Art contemporain et vodun au Bénin Saskia Cousin et Théodore Dakpogan

La prise du dessin par Bruly Bouabré ou le prophétisme retrouvé Cédric Vincent

Ochuo, du bidonville au cube blanc Géographie d'une rencontre globale Olivier Marcel

Playing (in) the Market Hervé Youmbi and the Art World Maze Dominique Malaquais

Singularité et universalité des destins La démarche artistique de Freddy Tsimba Bogumil Jewsiewicki

La Passion, noire et animiste, selon Brett Bailey Une expérience et une re-connaissance critique d'Exhibit B Marc Maire

Revue noire : exploration des contours de l'art contemporain africain Lotte Arndt

L'art de la polémique Africa95 et Seven Stories about Modern Art in Africa Maureen Murphy

La Triennale Entre négociations et volontarisme Margareta von Oswald

A Pioneering Collection Contemporary Art in the Weltkulturen Museum Frankfurt Yvette Mutumba

L'atelier d'El Anatsui La liberté, la matière et la sociabilité Stéphanie Vergnaud

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Comptes rendus

Deliss, Clémentine & Mutumba, Yvette (eds.)., El Hadj Sy : Painting, Performance, Politics Catalogue de l'exposition du 5 mars au 18 octobre 2015. Frankfurt am Main, Weltkulturen Museum-Diaphanes, 2015, 408 p., bibl., index, ill. Cédric Vincent

Demos, T. J., The Migrant Image. The Art and Politics of Documentary during Global Crisis Durham-London, Duke University Press, 2013, 366 p., bibl., index, ill.

Demos, T. J., Return to the Postcolony. Specters of Colonialism in Contemporary Art Berlin, Sternberg Press, 2013, 176 p., bibl., ill. Lotte Arndt

Kouoh, Koyo (dir.). État des lieux. Symposium sur la création d'institutions d'art en Afrique Ostfildern, Hatje Cantz, 2013, 296 p., bibl., ill. Sophie Eliot

Le Lay, Maëline, Malaquais, Dominique & Siegert, Nadine (dir.), Archive (re)mix. Vues d'Afrique Rennes, Presses universitaires de Rennes, (« Arts contemporains »), 2015, 244 p., ill. Lotte Arndt

Magnin, André (dir.). — Beauté Congo — 1926-2015 — Congo Kitoko. Catalogue de l'exposition du 11 juillet au 15 novembre 2015 Catalogue de l'exposition du 11 juillet au 15 novembre 2015. Paris, Fondation Cartier pour l'art contemporain, 2015, 380 p., bibl., ill. Aline Pighin

Okeke-Agulu, Chika, Postcolonial Modernism : Art and Decolonization in Twentieth-Century Nigeria Durham, Duke University Press, 2015, 357 p., bibl., index, ill. Cédric Vincent

Okwunodu Ogbechie, Sylvester, Refaire l'histoire. Les collectionneurs africains et le canon de l'art africain. Milan, 5 Continents Éditions, 2012, 279 p., bibl., ill. Julien Bondaz

Probst, Peter. Osogbo and the Art of Heritage. Monuments, Deities, and Money. Indianapolis, Indiana University Press, 2011, 207 p., bibl., ill. Florent Souvignet

Steeds, Lucy et al. Making Art Global (Part 2) : Magiciens de la terre 1989 London, Afterall Books, 2013, 304 p., bibl., ill.

Cohen-Solal, Annie & Martin, Jean-Hubert (dir.), Magiciens de la terre : Retour sur une exposition légendaire Paris, Éditions du Centre Pompidou, Éditions Xavier Barral, 2014, 400 p., bibl., ill. El Hadji Malick Ndiaye

Toussaint, Évelyne, Africa Remix. Une exposition en questions Bruxelles, La lettre volée, 2013, 200 p., ill. El Hadji Malick Ndiaye

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De l’art (d’être) contemporain

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« Hot commodity ! » Comment l'art africain travaille à être contemporain

Cédric Vincent

1 Aujourd'hui l'« art contemporain africain » est une « hot commodity », selon l'expression d'un collectionneur rencontré lors d'un vernissage — étranger au domaine, mais observateur de tendances1. C'est que l'intéressé n'avait pas manqué de repérer la place faite à l'Afrique dans les récentes foires d'art contemporain : 1:54 (54 pour le nombre de pays d'Afrique), événement qui, depuis 2013, s'articule à la Frieze Art Fair ; Art Dubaï, qui, en 2013 également, a consacré son programme Marker à des projets d'artistes de cinq pays du continent ; l'Armory Show de New York, qui a présenté en 2016 une section African Perspectives. Du côté des institutions muséales, on note une volonté des conservateurs de repenser les paramètres du canon historique, lequel a longtemps rejeté les pratiques artistiques modernistes africaines comme étant dérivatives de l'art européen. La Tate Modern de Londres, pour sa part, a lancé un programme visant à élargir ses collections afin d'y inclure les arts africains modernes et contemporains. Une exposition personnelle de l'artiste soudanais Ibrahim El-Salahi, en 2013, n'en est qu'une preuve. L'orientation soulignée de la sorte n'a d'ailleurs pas laissé d'inquiéter ; l'historienne de l'art Sydney Littlefield Kasfir (2013) regrettait, dans les pages de la revue African Arts, la désaffection dont faisait l'objet l'art « traditionnel » ou « classique » parmi les étudiants américains dont les choix se portaient désormais davantage sur le domaine contemporain.

2 On aurait cependant tort de présenter cet engouement comme une nouveauté. Déjà au début des années 2000, on saluait la vitalité de l'art contemporain d'Afrique. La publication d'une photographie de Seydou Keïta en couverture de la prestigieuse revue Artforum en février 1998 signalait à cet égard un tournant et, trois ans plus tard, dans son numéro d'avril 2001, le magazine américain ARTnews titrait en couverture « The Newest Avant-Garde : African Art Goes Global ». Suzanne Preston Blier, historienne de l'art spécialiste de l'Afrique, quant à elle, soulignait, dès 2002, l'avènement d'un « âge d'or ». Tout cela constituait les acquis d'un processus d'inclusion suite à une décennie d'expositions, de manifestations artistiques et de création de revues. 3 Ce processus demande qu'on l'analyse en tant que production d'un « champ », au sens bourdieusien du terme, compris comme un « contexte » d'activités et un « ensemble

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structuré de positions » (Bourdieu 1998)2. Dès le début des années 1990, l'attention était focalisée sur les décideurs et prescripteurs les plus en vue. Mêlant postcolonial studies et labelling theory, certains auteurs, dont les travaux ont fait date, ont choisi cette approche. La critique institutionnelle occupe, dans ce cadre, une place fondamentale. Il s'agit de questionner et d'analyser les relations de pouvoir qui façonnent musées, collections privées et, partant, expositions, et le récit de l'histoire de l'art (Amselle 2005 ; Araeen 2001, 2003 ; Musa 2002 ; Nicodemus & Romare 1997 ; Ogbechie 2010 ; Oguibe 2004 ; Picton 1992, 1993) — relations qui, pour certains chercheurs, sont intimement liées à l'héritage de l'ère coloniale (Araeen 2001 ; Oguibe 2004). Certes, S. Preston Blier (2002 : 6) parlait d'un « âge d'or », mais elle ajoutait que celui-ci « reprend bon nombre des stéréotypes colonialistes qui ont fait l'ossature des discours antérieurs »3, tandis que J.-L. Amselle (2005 : 71) entendait montrer que « l'art africain, aussi moderne soit-il, ne serait qu'une annexe ou une dépendance tropicale de l'art occidental ». Les artistes sont décrits comme étant figés dans leur différence, invités sur des bases ethnique, nationale ou culturelle et non sur de simples critères de talent et de pertinence. Ce qui est saisi par les critiques d'art, ce sont les aspects anecdotiques de leur vie, les poncifs les plus conventionnels de l'art africain, les versants ethnologiques des représentations. Ces études se sont exposées à une double contrainte, constituant à la fois la « relative autonomie » du champ, tout en affirmant que la catégorie d'« art contemporain africain » enferme et rigidifie les pratiques artistiques qui s'y cantonneraient. 4 Les lectures de ce genre sont essentielles à une compréhension des inégalités structurelles criantes qui agissent sur les participants à l'espace artistique — ce alors même que la notion de globalisation valorisée chez les tenants du « global turn » de l'art a créé l'illusion d'un espace artistique qui se prétend inclusif, accueillant, ouvert, égalitaire et fait d'échanges, de flux reliant et défaisant les centres et les périphéries (Bydler 2004 ; Elkins, Valiavicharsk & Kim 2010 ; Harris 2011 ; Philipsen 2010)4. Mais force est de constater que ces lectures ont aussi pour effet de minimiser le rôle des artistes eux-mêmes. Présentés comme passifs, ou du moins privés de moyens, face à un système qui tend à les broyer, ces derniers se trouvent, peu ou prou, dessaisis de leur capacité d'action. En conséquence, toute une autre gamme de pratiques et d'acteurs intermédiaires, de médiations et de collaborations sont aussi minimisés, voire évacués, de ces lectures critiques. Ils participent pourtant activement des processus créatifs sans lesquels aucune des étapes — expositions, revues, institutions — qui marquent l'évolution de l'art contemporain africain n'aurait pu voir le jour. 5 Les contributions à ce numéro thématique se donnent pour objectif de remédier à ces carences. La focale ici est double. On s'intéresse d'abord à l'agencéité des artistes. Quelles possibilités d'orientation — de contrôle sur la façon dont on est présenté, mis en scène — pour les créateurs pris dans les rets de relations de pouvoir sur lesquelles ils n'ont a priori que peu de prise ? Quelle marge de manœuvre ? Que se passe-t-il dans les coulisses, sous le radar de l'histoire officielle (ou encore normative) d'un objet d'art, de sa mise en exposition, de sa circulation, de sa marchandisation ? Les créateurs sont-ils en mesure de s'approprier les mécanismes et les codes d'un monde qui, bien souvent, les instrumentalise ? Et, dans les coulisses, à nouveau — seconde focale, intimement liée à la première — comment ce monde fonctionne-t-il ? Qu'en est-il lorsque le regard se détache de l'image du commissaire ou du rédacteur omnipotent pour observer le travail d'intermédiaires — co-commissaires, designers et assistants, mécènes, bureaucrates, critiques ? Comment ces intermédiaires mettent-ils en place des

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procédures rendant possible la définition, voire l'existence même, d'une œuvre en tant qu'objet d'art contemporain africain ? 6 Afin d'aborder ces questions et d'autres, connexes, ce numéro thématique présente douze études de cas proposées par des chercheurs (historiens de l'art, anthropologues, politistes), des conservateurs, des critiques. De l'atelier à l'exposition blockbuster en passant par le carnet de route de l'ethnographe et les grands rendez-vous du marché de l'art, les auteurs interrogent des situations sur lesquelles aucun observateur questionnant sérieusement les conditions de production de l'art contemporain africain aujourd'hui ne saurait faire l'impasse5.

Vue de l'exposition Anthologie de l'humour noir de Saâdane Afif, (Centre Georges Pompidou, Paris, 2010). Au premier plan un cercueil sculpté attribué à Kudjoe Affutu. Le cercueil représente le Centre Pompidou

Photo de l'auteur.

En guise de repères

7 Les articles qui constituent ce numéro décrivent et analysent des situations qui s'articulent à une histoire tout à la fois culturelle et artistique, politique et économique. Les jalons principaux de cette histoire, souvent agitée, sont des expositions. Celles-ci, dans un premier temps ont été — et à bien des égards restent encore — le fait de musées et de galeries en Europe et aux États-Unis. Plus récemment, la donne s'est diversifiée, avec l'émergence d'importants centres d'art sur le continent africain et avec celle, au « Sud » plus largement, de biennales et de foires qui donnent une place de plus en plus prégnante aux arts contemporains d'Afrique.

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8 La visibilité des artistes contemporains africains est passée d'abord par des expositions panoramiques organisées dans les centres prescripteurs, plutôt que par des expositions monographiques. La multiplication de ce genre d'événements appelle certes l'attention, mais ce qu'il importe avant tout de noter ce sont les relations souvent concurrentielles qui se sont instaurées à ces occasions, une exposition-jalon se construisant en opposition à une autre. Bien qu'une longue histoire la précède6, il s'impose, dans un premier temps, de prendre pour point de départ la polémique générée par la sélection africaine de l'exposition Magiciens de la terre (Centre Pompidou et Halle de la Villette, Paris, 1989). Celle-ci fut jugée par d'aucuns « primitiviste », privilégiant des créateurs dits « traditionnels » aux dépens d'artistes se revendiquant comme tels. Pour les critiques de Magiciens, les organisateurs contribuaient à faire penser que l'ensemble des artistes vivant en Afrique étaient comme figés dans le temps, imperméables à toute modernité technique, intellectuelle ou artistique, et donc en situation d'altérité radicale vis-à-vis des artistes européens ou nord-américains7. L'intention initiale de Jean-Hubert Martin, commissaire principal, avait été de restituer la part évacuée par l'exposition Primitivism in 20th Century Art (MoMA, New York, 1984). Celle-ci, organisée par William Rubin, présentait par affinité formelle des œuvres d'artistes du XX e siècle avec des objets d'art labellisés « primitifs ». En réponse, Martin et André Magnin, responsables de la section Afrique de Magiciens, entendaient prouver qu'il existait « ailleurs », à la fin des années 1980, des génies, qu'une fois identifiés par des « experts », on pouvait faire venir à Paris et dont on pouvait montrer les travaux à côté de vedettes de l'art d'« ici ». 9 Des approches alternatives de l'art contemporain africain ne tardèrent pas à voir le jour. Elles remettaient en question les critères sur lesquels s'était édifiée la sélection de Magiciens. Africa Explores : 20 th Century African Art (Center for African Art, New York, 1991), organisée par Susan Vogel, fut une des répliques notoires à Magiciens (Vogel 1991 : 12)8. Il s'agissait de la première tentative de synthèse historique et ethnologique des pratiques artistiques en Afrique. Cela n'empêcha pas, la même année, l'organisation d'Africa Now (Centro Atlántico de Arte Moderno, Las Palmas, 1991 ; Groninger Museum, Groningen 1991 ; et Centro Cultural de Arte Contemporáneo, Mexico, 1992), première présentation publique de la collection constituée par Jean Pigozzi et André Magnin dans la prolongation de Magiciens, axée sur des artistes autodidactes résidant en Afrique subsaharienne. Conçue comme une réponse à Africa Explores et à Africa Now, Seven Stories about Modern Art in Africa (Whitechapel Gallery, Londres, 1995), montée par Clémentine Deliss, se focalisait, elle, sur l'élite artistique et intellectuelle anglophone et francophone dans une perspective historique et moderniste, plus proche en cela des choix de Revue noire, publication lancée par Simon Njami et Jean-Loup Pivin en 1991, dont le programme tendait à dresser un inventaire des artistes du continent scène par scène, avec un penchant pour la photographie. Avec la volonté d'éprouver l'élasticité de la catégorie « art contemporain africain » et d'appliquer un modèle postcolonialiste à l'art, Okwui Enwezor (1996) introduisit à son tour une nouvelle toponymie, celle d'« artistes de la diaspora ». Là aussi, la photographie tenait le haut du pavé, comme on pouvait le voir dans son In/Sight : African Photographers, 1940 to the Present (Guggenheim Museum, New York, 1996), première tentative muséographique de présentation synthétique de l'histoire de la photographie africaine contemporaine9. 10 Chaque exposition-proposition évoquée ci-dessus, en répondant à la précédente dans sa définition de l'art contemporain africain, relançait des débats, en procédant à de

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nouveaux découpages, à de nouvelles intégrations ou à de nouvelles exclusions. Pour les nouveaux médiateurs de ce domaine apparus à la fin des années 1980, le problème était donc de déterminer quelles formes de production méritaient le plus le qualificatif de « contemporain » compte tenu du fait que l'attribution du label conditionnerait la visibilité des démarches. Par ce jeu de gagne-terrain s'étiraient la surface et la plasticité de la catégorie (Vincent & Wecker 2005). Un artiste labélisé comme tel au début des années 2000 trouvait ainsi une catégorie plus souple et complexe à laquelle adhérer — ou s'opposer — que celle qu'il aurait rencontrée dix ans plus tôt. 11 En 2004, une nouvelle donne émergeait avec Africa Remix, exposition blockbuster organisée par Simon Njami (Museum Kunst Palast, Düsseldorf, 2004 ; Hayward Gallery, Londres, 2005 ; Centre Georges Pompidou, 2005 ; Mori Art Museum, Tokyo, 2006 ; Johannesburg Art Gallery, 2007). S'il s'était agi jusqu'alors d'un jeu de coudes, chaque commissaire tentant de créer un espace d'action au sein duquel se positionner, avec Africa Remix la proposition était autre. L'exposition se présentait comme une agrégation du maximum d'acceptions possibles de la lexie « art contemporain africain ». Refusant la mise en perspective que lui fournirait une problématique, un point de vue ou un récit, le projet se voulait un instantané de l'art africain, un état des lieux depuis 199010. Cette approche fit des émules. Ainsi, des expositions telles The Global Africa Project (Museum of Arts and Design, New York, 2010) et GEO-graphics, A Map of Art Practices in Africa, Past and Present (Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, 2010) reprenaient pour l'élargir la scope déployée par S. Njami, intégrant au panorama proposé par Africa Remix le design, la mode et (pour GEO-graphics) les arts dits classiques. Puis vint en 2012 We Face Forward : An Art from West Africa Today (Manchester City Galleries, Platt Hall et Whitworth Art Gallery, Manchester, 2012). Là encore, l'approche était synoptique. Dans l'essai introductif, les organisateurs affirmaient : « [...] we know almost nothing about the contemporary cultural scene across the Anglophone and Francophone countries of West Africa. We Face Forward was born out of a desire to remedy this » (Balshaw et al. 2012 : 5). Sans doute un commissaire d'exposition tel que S. Njami aura-t-il trouvé cela quelque peu étonnant, lui qui, avec Africa Remix et, auparavant avec Revue noire, avait œuvré précisément à ce genre de défrichement... 12 Dans les années 2010, plusieurs expositions sont montées qui se donnent pour but de sortir du registre rétrospectif et panoramique, afin d'explorer des problématiques à la fois plus diverses et plus resserrées. On citera, entre autres, Afropolis : Stadt, Medien, Kunst (Rautenschauch-Joest Museum Kulturen der Welt, Cologne, 2010 ; Iwalewahaus, Bayreuth, 2011), centrée, comme son titre le suggère, sur l'urbain (villes du Caire, de Lagos, Nairobi, Kinshasa et Johannesburg), The Divine Comedy (Museum für Moderne Kunst, Francfort, 2014 ; Smithsonian National Museum of African Art, 2014), essai de lecture de l'art contemporain africain à travers le prisme du célèbre poème de Dante, et Making Africa (Vitra Design Museum, Weil am Rhein, 2015 ; Guggenheim Museum, Bilbao, 2015 ; Centre de Cultura Contemporània, Barcelone, 2016), consacrée au design contemporain. L'approche thématique qui caractérise ces propositions, cherchant à se distancier du regard généraliste des expositions antérieures, constitue un important pas en avant. Elle ne résout cependant pas un problème de taille11. 13 Il a été maintes fois dénoncé que l'histoire de l'art contemporain africain a été construite et gérée à partir de l'Europe et des États-Unis — que l'Afrique elle-même n'a pas été invitée à y jouer le rôle de première place qui devait légitimement lui revenir (Araeen 2003). L'écart qui s'est constitué entre les « artistes de la diaspora » et ceux qui

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résident sur le continent en est une conséquence. Les premiers étant devenus, depuis la seconde moitié des années 1990, les représentants privilégiés de l'art contemporain d'Afrique12, tandis que les seconds, malgré des manifestations comme Dak'Art-la Biennale de , restent dans une « zone de silence », pour reprendre l'expression du commissaire cubain Gerarldo Mosquera (1994). Simon Njami (2005 : 18) évoquait pour sa part l'« aphonie de l'Afrique ». Dans cette optique, de vives critiques furent émises à l'encontre d'O. Enwezor, pointé par certains artistes et critiques comme étant responsable de cette asymétrie (Ogbechie 2010 ; Wemega-Kawu 2011). Mais cet écart est sans doute moins lié à une volonté d'O. Enwezor qu'il n'est la conséquence d'un problème structurel (Nicodemus 1995). Longtemps, l'Afrique a manqué d'institutions spécialisées, de galeries, de magazines encadrant la vie des scènes artistiques du continent13. Ce déficit, dû à une combinaison de facteurs économiques et politiques, a créé un vide qui a été comblé, souvent de manière problématique, par des acteurs externes au continent. 14 La situation tendrait aujourd'hui à changer avec la multiplication en Afrique, depuis le milieu des années 2000, de centres d'art privés à but non lucratif. Parmi les plus actifs on peut citer la Nairobi Arts Trust (Nairobi, depuis 2000), la Fondation Zinsou (Cotonou, depuis 2006), le Centre for Contemporary Art (CCA) (Lagos, depuis 2008), la RAW Material Compagny (Dakar, depuis 2008), ainsi que Doual'art, première structure du genre, fondée en 1991 (Kouoh 2012). Ces structures changent les modalités de production de l'art en permettant à des artistes de travailler et de construire leur carrière autrement que via le seul prisme du « Nord ». Si elles restent, pour beaucoup, redevables pour leur fonctionnement au réseau de fondations et de donateurs européens et nord-américains (Goethe Institut, Prince Claus Fund, Pro Helvetia, Ford Fondation, etc.) (Pinther et al. 2015), il n'en reste pas moins qu'elles sont les vecteurs d'une nouvelle dynamique : un autre chapitre est en train de s'écrire à partir du continent. Une génération nouvelle de commissaires prend le relais, menée par Bisi Silva et Koyo Kouoh, fondatrices respectivement du CCA et de la RAW Material Company, et d'importantes collections se montent, notamment en Angola, au Nigeria et en Afrique du Sud. Faisant écho à ces développements, d'autres biennales et foires d'art contemporain voient le jour sur le continent. Celles-ci ont pour pendant une floraison de manifestations, dont les nombreuses foires évoquées en ouverture de ces pages, et un intérêt de plus en plus marqué par les grandes maisons de vente pour l'art contemporain d'Afrique14.

De l'art de (se) faire artiste

15 Dans la lignée des écrits de Maureen Mahon (2000 : 467), il s'agit d'étudier « les pratiques matérielles et discursives des producteurs culturels en tant que sites complexes, et souvent contradictoires, de reproduction sociale et en tant que sites potentiels de transformation sociale » (voir aussi Marcus & Myers 1995 ; Myers 2002)15. C'est l'objectif que se fixe ce numéro thématique. À travers les études de cas dont il est constitué, il interroge les manières de faire et de dire d'artistes, de commissaires, de critiques, d'agents (galeristes, collectionneurs, conservateurs), afin de mettre en lumière les espaces et les répertoires culturels, politiques et économiques qu'ils manipulent, ainsi que les stratégies qu'ils élaborent, pour s'affirmer au sein de dynamiques multi-situées (Marcus 1995)16.

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16 Un premier groupe d'articles se concentre sur des créateurs dont l'appartenance au domaine de l'art contemporain reste encore contestée ou instable, ou dont le processus d'artification — c'est-à-dire du passage du non-art à l'art — est inabouti (Heinich & Shapiro 2012). Ces articles traitent de la manière dont ces créateurs ont choisi de se positionner — de la façon dont ils se sont construits, voire, dans certains cas, dont ils ont instrumentalisé les catégories et les codes en vigueur dans les mondes de l'art, du design et de l'édition, alors même qu'ils tendaient à être mis de côté par une certaine critique pour laquelle leur succès tenait au regard exotisant d'acteurs et d'institutions européennes. Tous se sont faits connaître dans les années 1990, notamment à travers leur présence dans Magiciens de la terre et/ou, dans la continuité de cette exposition, par leur inclusion dans la Contemporary African Art Collection fondée par Jean Pigozzi et dont le directeur artistique était jusqu'en 2008 André Magnin. Ainsi Kane Kwei et son atelier, connus pour leurs cercueils sculptés figuratifs. L'essai que leur consacre Roberta Bonetti a pour focale le développement actuel de l'atelier sous l'impulsion d'Eric Adjetey Anang, le petit fils de Kwei. L'auteure étudie l'intersection entre la production des cercueils et le marché international, les supports de la mode, du tourisme, de la déco. De menuisiers et d'artistes, sous sa plume, les membres de l'atelier se muent en designers et en entrepreneurs roués, usant de perspectives offertes par eBay, Wikipédia ou Facebook, ainsi que de leur participation à la Biennale du design de Gwangju de 2011. 17 Théodore Dakpodan, lui, a un tout autre rapport à l'expérience internationale. Formé en tant qu'artiste-forgeron à Porto-Novo dans les années 1990, il œuvrait avec son frère Calixte au sein d'un même atelier quand ils ont attiré l'attention de décideurs de l'art européen, et notamment d'A. Magnin, avec lequel leur cousin Romuald Hazoumé collaborait également. Leurs travaux avaient été remarqués au festival Ouidah 92 (février 1993). Ce festival organisé par le gouvernement du Renouveau démocratique avait pour but de réhabiliter les aspects de la culture nationale qui avaient été interdits sous le précédent régime marxiste. Si Calixte s'est frayé un chemin dans le monde de l'art contemporain, Théodore, lui, a décidé de le quitter, rebuté par ses codes et ses contraintes. Le texte qu'il signe ici avec l'ethnologue Saskia Cousin est tout à la fois le récit de cette décision et l'amorce d'une tentative de retour par le soutien de nouveaux médiateurs-expatriés français17. 18 L'œuvre de Frédéric Bruly Bouabré est souvent introduite hors de tout contexte historique ou biographique. Elle se trouve en conséquence valorisée moins pour sa complexité, voire ses contradictions internes, que pour une simplicité que la critique lui a peu ou prou inventée. L'article que je lui consacre prend l'option de la remettre en perspective au regard d'un autre aspect, systématiquement délaissé, de la carrière de B. Bouabré : son identité en tant que prophète autoproclamé. Car loin d'avoir totalement effacé son projet prophétique, la pratique artistique au contraire lui a donné les moyens de la réussite de son programme spirituel. Grâce aux liens qu'il a pu développer, via son art, avec des soutiens européens — en premier lieu A. Magnin —, il lui a été possible de rendre public son travail de prophète. 19 Si les revues spécialisées se multiplient et, avec elles, les travaux monographiques, les textes qui se donnent pour but d'analyser les étapes des processus créatifs déployés par les artistes pour élaborer leurs œuvres sont encore balbutiants. La spécificité du travail de création — choix de matériaux, étapes, expérimentations — tend moins à attirer l'attention que l'objet fini (Dominguez Rubio 2012). Il en résulte une histoire tronquée

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qui peut induire des préconceptions, voire des lectures trop faciles. Il en va ainsi des artistes El Anatsui et Freddy Tsimba, dont la production a souvent été lue, notamment par des critiques externes au domaine de l'art contemporain africain, comme de l'art de la « récup' » (Kart 2009). Les articles de Stéphanie Vergnaud et Bogumil Jewsiewicki mettent à mal ce genre de lecture. La première relève le défi d'être au plus près du processus de création des fameuses tapisseries d'El Anatsui, faites d'assemblages de milliers de bouchons de bouteilles en aluminium. Son texte propose une visite de l'atelier de l'artiste situé à Nsukka (Nigeria), où il fut professeur de sculpture. L'artiste lui-même est peu présent dans la description. L'auteure rencontre ses assistants, s'attarde sur l'organisation du travail, la répartition des tâches et les étapes du montage de ses monumentales installations, lesquelles ne deviennent pleinement visibles qu'une fois déployées dans l'espace d'exposition. Bogumil Jewsiewicki analyse les différentes catégories culturelles à partir desquelles Freddy Tsimba pense et travaille son œuvre. Il décrit ainsi un artiste pris dans des négociations complexes entre le particulier et le global, entre les répertoires kongo et chrétien, le registre coutumier et l'art contemporain. 20 L'un des acquis de la sociologie de l'art nous apprend que la production d'une œuvre doit se penser en termes de « réseaux de personnes qui travaillent ensemble » (Becker 1988 : 364), l'artiste n'étant qu'un parmi de nombreux acteurs travaillant de concert. L'approche monographique tend à perdre de vue ce travail relationnel. Pour qui s'intéresse à l'art contemporain — d'Afrique ou d'ailleurs — cela pose problème quant à la description du processus de création. En effet, de nombreux créateurs aujourd'hui sont éminemment conscients de cette donne et l'intègrent explicitement dans leur démarche. Il en va ainsi d'Hervé Youmbi. Comme le montre Dominique Malaquais, son projet Visages de masques, commencé en 2014, fait un usage savant des réseaux du monde de l'art et des catégories qui les sous-tendent afin de produire et de faire circuler une série d'objets dont il est l'auteur. Il se donne, pour ce faire, de nombreux collaborateurs : perlières de la chefferie de Baham et sculpteurs du royaume Bamoum (Cameroun), spécialistes rituels, artistes contemporains cotés sur la place parisienne, galeristes new-yorkais, conservateurs de musée, qui, tous, deviennent des protagonistes du projet. Plutôt que de se positionner en retrait du marché ou des institutions, Visages intériorise leurs mécanismes et prend au sérieux les schémas de classification sur lesquels le monde de l'art se fonde pour reproduire ses structures à l'échelle globale. Le travail d'Hervé Youmbi rejoint en cela d'autres tentatives d'artistes qui ont emprunté leurs outils à la critique institutionnelle pour éprouver leur position au sein de l'espace de l'art globalisé. Les artistes sud-africains Ruth Sacks et Robert Sloon ont lancé I'll stop believing in you if you stop believing in me en 2007, consistant en un faux catalogue d'exposition conçu pour aller démarcher des galeries en Europe sur le prétexte de leur méconnaissance de la scène d'Afrique du Sud (Vincent 2008). Une autre artiste sud-africaine, Roelien Brink prétend, quant à elle, avoir légalement changé son nom de passeport en « William Kentridge » en 2008 — « William Kentridge » étant aussi le nom de l'artiste sud-africain le mieux établi sur un plan artistique et marchand. Cette démarche ne vise pas un brouillage des identités, mais à développer un travail sur l'impact de la célébrité et du genre dans le jeu centre-périphéries. En somme, ces différents projets montrent des artistes qui tentent de reprendre le contrôle sur des réseaux trop vastes ou des situations sur lesquelles ils n'ont que peu de prises.

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21 Dans une optique connexe, Olivier Marcel se penche sur les processus collaboratifs qui ont permis l'élaboration d'une œuvre des artistes kenyans Kevin Irungu et Sam Hopkins et sa présentation dans un centre d'art contemporain en Autriche, la KUB Arena. Travaillant tout à la fois comme sociologue de l'art et géographe, l'auteur déroule les « chaînes de coopération » transnationales qui ont donné naissance à l'œuvre — collaborations entre les deux artistes, le directeur du Goethe Institut de Nairobi et une équipe de commissaires de la KUB — et à cartographier celles-ci.

22 Analyser comment les coopérations transnationales, les réseaux, les circulations s'articulent les uns aux autres est essentiel à une compréhension non seulement des œuvres elles-mêmes, mais aussi des expositions qui les rendent manifestes et, ce faisant, les chargent de nouvelles significations. Plusieurs articles s'attachent à ce genre d'analyse, mettant l'accent sur les mécanismes qui font des expositions des vecteurs de sens, et ainsi d'ordonnancement de perceptions des œuvres. Marc Maire propose une étude approfondie d'une exposition-performance qui a défrayé la chronique : Exhibit B de Brett Bailey, dispositif qui emprunte à la tradition du tableau vivant et aux pratiques de re-enactment, et traite autant du regard sur l'Autre que du voyeurisme en s'appuyant sur la catégorie controversée du « zoo humain ». L'auteur s'intéresse, dans un premier temps, aux intentions de l'artiste et aux grilles de lecture auxquelles elles se prêtent, puis se penche sur les polémiques que l'œuvre a générées alors qu'elle circulait à travers l'Europe18. 23 Si l'exposition est souvent interrogée en tant qu'espace de discours et de représentations, elle l'est plus rarement en tant que résultat d'un processus de production spécifique qui met en jeu une diversité d'acteurs, de corps de métiers et de pratiques (Bunzl 2014 ; Yaneva 2003). Les objets exposés, les textes produits, tout comme l'organisation spatiale et matérielle de l'exposition et de sa visite, portent pourtant la trace de ces activités. Deux articles s'intéressent tout particulièrement à cet aspect du travail d'exposition. En s'appuyant sur des fonds d'archives conservés à la School of Oriental and African Studies et à la Whitechapel Gallery, Maureen Murphy retrace les étapes du montage d'un événement marquant de la réception de l'art d'Afrique pendant la décennie 1990 : le festival Africa95 de Londres et sa section contemporaine Seven Stories about Modern Art in Africa (Whitechapel Gallery, 1995) montée par Clémentine Deliss. Entre les intentions du commissaire, l'orientation voulue par l'institution et les désirs des artistes et des mécènes, l'auteure montre en quoi, au sein du processus d'élaboration de l'exposition, la catégorie d'art contemporain africain a été l'enjeu de constantes redéfinitions et négociations entre les protagonistes. 24 Margareta von Oswald, quant à elle, se donne pour objet d'analyse La Triennale-Intense Proximité (Palais de Tokyo, Paris, 2012) signée par Okwui Enwezor. L'article s'appuie sur une enquête effectuée au sein de l'équipe de La Triennale pendant les quelques mois précédant le vernissage en avril 2012. Il suit les principaux acteurs en train de faire l'exposition, et ainsi montre en quoi une manifestation dont l'intention était de désenclaver la scène artistique française s'est muée en événement politico-artistique. Ces deux articles contribuent à complexifier la figure du commissaire-auteur, et cela malgré l'autorité croissante dont elle est l'objet (Brenson 1998 ; Heinich 1995 ; Rugoff 1999). En insistant sur les relations entre les membres de l'équipe et la manière dont les commissaires appréhendent et développent le concept de leur exposition au gré des concessions ou des évitements, les textes permettent d'appréhender l'exposition en

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tant que processus, et non plus telle que figée dans son installation finale. Par ailleurs, ils permettent de saisir O. Enwezor, acteur central de la promotion de l'art contemporain africain, à deux moments de sa carrière. Il est le commissaire-vedette invité à réaliser La Triennale de Paris au centre de la description de M. von Oswald. Chez M. Murphy, on le découvre près de vingt ans plus tôt, en jeune critique d'art ambitieux et acerbe. 25 Non seulement les expositions, mais aussi les revues, ont joué un rôle critique dans l'élaboration du champ de l'art contemporain africain. C'est le cas, notamment, de la luxueuse Revue noire. Misant sur l'impact visuel et sur la qualité littéraire pour développer son entreprise d'exploration des scènes artistiques du continent, ce projet éditorial s'est au final avéré aussi marquant que les plus grandes expositions panoramiques de l'époque. Pourtant, nous dit Lotte Arndt, il n'échappa pas à certains pièges. S'arrêtant sur un numéro en particulier de la revue, L. Arndt montre en quoi sa maquette et sa mise en pages, pourtant à bien des égards pionnières, reconduisent des représentations héritées du savoir colonial. Cette lecture à visée postcoloniale, à son tour, nous amène à ré-examiner les imaginaires qui sous-tendent les manifestations- jalons des années 1990. 26 Yvette Mutumba, elle aussi, nous encourage à revenir sur la question des imaginaires — en l'occurrence ceux qui ont forgé une collection peu connue d'art moderne et contemporain d'Afrique, développée dans les années 1970-1980 au Museum für Völkerkunde de Francfort (aujourd'hui Weltkulturen Museum). Dans son article, Y. Mutumba présente les étapes du montage de cette collection au sein d'une scène allemande — et plus largement européenne — alors peu sensible aux arts non « traditionnels » du continent. Son étude complexifie passablement la chronologie du récit de l'art contemporain africain communément admise et qui, en France du moins, met la focale sur Magiciens comme « moment-rupture » fondateur, une approche qui continue d'alimenter les actions et les prises de position de nombreux acteurs, comme le montre le compte rendu d'Aline Pighin consacré à l'exposition Beauté Congo (Fondation Cartier, Paris, 2015) dans ce numéro. Le texte de Y. Mutumba peut se lire aussi comme une réponse à la récente célébration de Magiciens de la terre au Centre Georges Pompidou en 2014. 27 Cela ne fait nul doute : le champ de l'art contemporain africain a connu de profondes transformations au cours des vingt dernières années dont l'histoire se confond avec une histoire des expositions. Mais décrire ces changements — tenter d'en saisir les nuances — demande qu'on s'intéresse de plus près qu'on n'a eu tendance à le faire aux conditions de production de l'art contemporain africain. Cela implique de faire ressortir toute la richesse des relations entre les multiples acteurs qui le travaillent et qui agissent à travers lui. 28 Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain, EHESS, Paris.

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Media (ZKM, Karlsruhe) conduit par Hans Belting (BELTING & BUDDENSIEG 2009 ; BELTING ET AL . 2013). Ils se représentent une mappemonde de l'art où le centre prescripteur s'est démultiplié. Ce postulat « multipolaire » fut adopté par certains anthropologues travaillant sur l'art contemporain d'Afrique, étudiant notamment la manière dont la notion d'art contemporain est énoncée au sein des scènes artistiques locales (FILLITZ 2015). Malgré tout son intérêt, ce programme de recherche émousse le rapport critique aux mécanismes de la globalisation de l'espace artistique, ou à tout examen substantiel du pouvoir de certains décideurs et des politiques culturelles qui les soutiennent. L'articulation des scènes locales à une « géopolitique de l'art » demeure nécessaire à la compréhension de leur intensité — et de leurs conditions d'énonciation — sur la carte de l'art (AMSELLE 2016). 5. Il faut souligner que les activités des intermédiaires font déjà l'objet d'études dans le domaine de l'art « traditionnel » et touristique (FORNI & S TEINER 2015 ; K ASFIR 2007 ; STEINER 1994). Celles-ci demeurent essentiellement cantonnées aux questions de la marchandisation et de l'insertion des objets sur le marché, et aux stratégies d'adaptation et du changement de statut des pratiques vis-à-vis d'un public de plus en plus globalisé. 6. Pour plus de détails sur ces développements, voir T. BOUTOUX & C. VINCENT (2005). 7. Magiciens de la terre a généré une importante littérature critique (pas seulement dans le domaine africain). Une bibliographie quasi exhaustive est disponible ici : . Pour une synthèse sur la préparation et la réception de l'exposition, voir STEEDS (2013). 8. Étant donné les délais de préparation de ce genre d'exposition, il faut cependant se garder d'y voir une réplique programmée à Magiciens, mais plutôt une nécessité de se positionner dans la polémique. 9. Sur la différence d'appréhension et de promotion de la photographie africaine entre l'équipe de Revue noire et l'entreprise d'O. Enwezor, voir MERCER (2001).

10. Le livre d'O. ENWEZOR et C. OKEKE-AGULU (2009), Contemporary African Art since 1980, produit le même effet en se présentant, non comme une histoire (ainsi que le laisse sous-entendre le titre), mais comme un who's who des artistes à retenir de ces trente dernières années, évitant ainsi aux futurs organisateurs d'expositions une investigation poussée. 11. Parmi ces expositions, il faudrait s'arrêter longuement sur la place pionnière de The Short Century. Independance and Liberation Movements in Africa 1945-1994 (Museum Villa Stuck, Munich, 2001 ; Martin Gropius-Bau, Berlin, 2001, P.S.1, New York, 2002) organisée par O. Enwezor. Il était apparu évident pour le commissaire nigérian que le seul moyen de justifier une exposition sur l'art contemporain africain au début du XXIe siècle était de passer par le biais historique, et non une nouvelle tentative de faire l'état des lieux de la création artistique contemporaine en Afrique. Même si on pouvait constater une sur-représentation des artistes des années 1990. 12. Pour exemple, l'exposition Flow (Studio Museum of Harlem, New York, 2008) organisée par Christine Y. Kim, se présentait comme une exposition générationnelle, dont les artistes résidaient essentiellement en Europe et aux États-Unis. Dans le dossier de presse, on pouvait lire : « The artists, who hail from eleven African nations, reside mainly in Europe and North America and travel to and from Africa regularly. »

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13. À l'exception de l'Afrique du Sud : le seul pays du continent à posséder des infrastructures artistiques, des institutions, des revues (ArtThrob, Art South Africa), un marché de l'art animé par des collectionneurs privés et une politique de remise de prix et de bourses. 14. Pour appuyer cette tendance, Sotheby's Londres annonce ouvrir en 2017 un département consacré à l'art contemporain d'Afrique, après avoir été la première maison de vente à lancer l'art contemporain africain sur le second marché en juin 1999 (avec la dispersion d'une partie de la collection Pigozzi), mais il faut dire que les enchères avaient eu du mal à décoller à cette époque. 15. « [...] the material and discursive practices of cultural producers as complex, often contradictory, sites of social reproduction and as potential sites of social transformation » (MAHON 2000 : 467). 16. L'histoire de l'art africain a souvent relevé le rôle de mécènes, de médiateurs et d'expatriés européens dans l'essor d'un art moderne sur le continent pendant les années 1950-1970 (KASFIR 2000), mais s'est peu penchée sur ces phénomènes de co- productions dans l'effervescente période contemporaine. 17. Pour une analyse connexe du parcours des frères Dakpogan, mais aux conclusions différentes, voir FILLITZ (2002). 18. L'analyse de Marc Maire permet ainsi de compléter la lecture que propose Jean- Loup AMSELLE (2016) de la polémique d'Exhibit B lors de sa présentation, en 2014, dans plusieurs lieux de la région parisienne.

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The Media-action of abebu adekai (Ghana's Sculptural Coffins) in the World Market and Design The Case of Eric Adjetey Anang La média-action des abebu adekai (cercueils sculptés du Ghana) dans le marché global et le design

Roberta Bonetti

A Re-launch, Thanks to Wikipedia

1 This article describes and provides a framework for understanding some recent developments in the production and marketing of the so-called fantasy coffins; it is based on interviews with one of their major producers, and its focus is on the relationship between the producers, the new media, the market, and new techniques. I have had the opportunity to deal with other relevant aspects—social, historical, symbolic, etc.—of abebu adekai 1 (commonly referred to as fantasy coffins in scholarship and popular media) in other essays, and the reader is referred to them for further analysis2. Here, my goal is to explore some very recent changes that seem relevant and worth reporting.

2 The importance of Magiciens de la Terre (1989) 3, along with catalogues and the then- nascent collections, to the evolving destiny of fantasy coffins does not suffice to explain their fortune, and new interest they aroused, which has been quite different from that of their alleged “inventors” (Bonetti 2005, 2006a, b, 2008b, 2010: 27). Also different has been the lot of other fortunate Magiciens, such as Frédéric Bruly Bouabré, who over the years has seen an incredible rise in the prices of his creations (ibid. 2008a, 2010: 29). If in this context the question of art and aesthetics is of crucial significance from the political standpoint (Amselle 2005: 17), one must consider a series of other elements which, intertwined in various ways, have contributed strongly to the life and transformation of these artefacts. Among these we have to consider the politics of

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power and prestige in the local setting (Bonetti 2005, 2006a, b, 2009a, 2012), the conditions of production and of the local and international market, the role of imagination and the media, and the world of fashion and design (ibid. 2005, 2006a, b, 2010: 14-33). 3 Over the last few years, a new stimulus for the production of abebu adekai for local and international markets has been provided by the strategic use of Wikipedia. As reported by Eric Adjetey Anang4, grandchild of Kane Kwei and now owner and manager of the workshop inherited from his grandfather: “Actually, the first engine to stimulate the production of the coffins was the creation of a website, with the purpose of making my workshop more visible. Jean- Michel Rousset5 with a friend of his helped me create a page on Wikipedia. A short text, in French at the beginning, with pictures and links was inserted. I can say that since then it's thanks to the Wikipedia page that the majority of tourists visit my workshop. Moreover, ever since the short video Aquarius' 6 was posted on Wikipedia, there has been a trickle-down effect, and several coffin-producers from Teshie have posted their videos on YouTube in order to advertise their activities” (conversation with Eric Adjetey Anang and Jean-Michel Rousset, Brussels, 12 March 2012). 4

5 Since the first posting, many other links have been added and the text has been translated into other languages. The vast majority, if not the totality, of the contacts have been established via Wikipedia. As Anang pointed out, the YouTube phenomenon and the interest in video came at a later stage, and as a consequence of the Wikipedia page. In fact, people access the videos7 primarily via Wikipedia, through which people can access the website and the contacts therein. Facebook, on the other hand, is more useful for keeping in touch and stimulating new projects with people he has already worked with. 6 Success and visibility on Wikipedia are also a consequence of Anang's amiable personality and his capacity to entertain friendly relations and expand his social network from the visits he receives at Teshie. As a matter of fact, thanks to his numerous contacts, his Wikipedia page has been translated into fourteen languages: “I have friends from Greece, Spain, the US, India, China, Japan [...] after their visit to my workshop I emailed them the Wikipedia text and they translated it very quickly into their language” (conversation with Eric Adjetey Anang, Brussels, 12 March 2012). 7

8 The social network of friends is an indispensable tool for the spread of information on the Internet, and at the same time the Web acts as the new online virtual catalogue, from which potential client or partners can get a sense of the new ideas and projects developed by the workshop—some sort of display, as it were, to show to visitors who request products. The Web, in fact, makes it possible to communicate effectively with images, even at a distance, and to make sure that the product requested by the customer is exactly the one he wants to purchase: “Sometimes it's not easy to understand what the customers really want, above all when the request is made via Internet. So, before the order is checked out, I say to them to go and check on the Web what they desire and send me the image of what they want me to realize. So I check the image on my phone—it's easier to check the phone than the computer, as the Internet lines are slow—and I show it to my apprentices. I can connect my phone to the laptop, so that my apprentices can

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quickly see the image at higher resolution and understand clearly what the customer wants” (ibid.). 9

10 The social network of friends and collaborators works perfectly, even at a distance. As Anang says: “If there are urgent matters by email, there is no problem: Jean-Michel checks the email on my behalf and then calls me on Skype; or, he forwards texts to my cell-phone”: “Sometimes I am contacted from Saudi Arabia, sometimes from India—everybody says they have gotten to know me on Wikipedia. When they come to the workshop, we usually ask them where they got the information, and they confirm that it was via Wikipedia, as happened recently with customers from Russia. It's easy—customers can get on the website and from there they can reach us via email” (ibid.). 11

12 Thanks to Wikipedia, Eric Adjetey Anang has opened new pathways to international visibility and the diffusion of his creations8. Wikipedia is also likely to have had an impact on tourist itineraries in Ghana. Up until recently, it was rare to meet foreign visitors in the workshops of the coffin makers of Teshie. The most popular way of travelling in Ghana was in groups led by travel agencies. The customary itinerary started from (the point of arrival and gathering for foreign tourists) with a short stay at Novotel—or any other hotel at Labadi Beach—followed by departure for other more famous tourist sites in West Africa. If one stayed in Ghana, a visit to Kumasi and the north was customary. Anang has observed that in the last five years many tourists, even young ones, increasingly planned their trips outside tourist routes, in order to visit the workshops. As a consequence, the workshops have de facto become a tourist attraction and tourist agencies are now modifying itineraries in order to meet the demand. The interest in the workshops has also altered the perception and the preformance of the ritual, symbolic, and economic aspects of burial rites of the Ga9.

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Fig. 1. & 2. — Advertisement of the publicity campaign of the Spanish subsidiary of the multinational Coca-Cola’s corporation

Courtesy, Ana Herrero, Sra. Rushmore, Madrid.

Courtesy, Ana Herrero, Sra. Rushmore, Madrid.

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Fig. 3. — Shop-keeper coffin. Pitt River Museum. Oxford 2010

Courtesy Eric Adjetey Anang.

Fig. 4. — Hammer shaped coffin. Eric Adjetey Anang’s workshop (Accra, Ghana) 2009

Courtesy Eric Adjetey Anang.

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Fig. 5. — Fish coffin. Eric Adjetey Anang’s workshop. Teshie (Accra, Ghana) 2009

Courtesy Eric Adjetey Anang.

Fig. 6. — Fish Coffin. Novosibirsk (Russia) 2011

Courtesy Eric Adjetey Anang.

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Fig. 6A. — Fish Coffin. Novosibirsk (Russia) 2011

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Fig. 7. — eBay. The World’s Online Marketplace

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Fig. 8. — Eric Adjetey Anang’s workshop. Accra Ghana. Teshie (Accra, Ghana) 2010

Courtesy Eric Adjetey Anang.

Fig. 9. — Vodka-bottle Coffin. Novosibirsk (Russia) 2011

Courtesy Eric Adjetey Anang.

13 This constant flow of tourists also generates new possibilities for exchange. Anang has come to deal with a new kind of visitors/public who are used to visit museums and whose gaze and expectations have been shaped by this experience. For this reason, some of them are prepared to tip, as it were a ticket for visiting the workshop:

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“It happens that people, quite often Americans, come by and leave their tip in dollars. They do not understand that I can accept money only if they buy something; they want to have a souvenir of their visit, and this can be a picture, or a video. As a token of exchange, we ask that their videos be posted, and if we like them, we insert a link to them on the Wikipedia page” (ibid.). 14

15 Anang says he is very busy. His only problem is the organization and management of his job in loco, for it is difficult for him to find support from his family, who strongly resist change. In many ways, it is much easier for him to find support from his international social network than from his family group: “I get no adequate support from my family. Imagine 50, 60 people visiting your workshop—you would need help from everybody—family members, friends [...]. If I have to be absent for five minutes, there must be someone who talks and stays with tourists. The relationship with the tourists is important, not only because it generates income, but for its human component. Our visions (within our family) are different though, and the truth is that many coffin makers do this job only because they couldn't do otherwise, and not because they chose it” (ibid.). 16

17 The Web, Wikipedia, YouTube, Facebook, the online social network, and the international visibility of the work of social researchers (including my work) have given visibility and input to the production of these coffins. At the same time, Anang's life seems to have changed radically, and a deep rift has been created between him and his family. Moreover, a somewhat new form of intergenerational competiton seems to have developed in recent times among coffin makers. The youth, being acquainted with the Web, seem to be better equipped than the elderly. At the same time the increased intensity of production, as a consequence of the expansion of the international market, creates further complications. Anang admits that it is difficult to manage the new business, even from a psychological point of view. It is not always possible now to guide tourists and customers in their visits and purchases, as it was only a few years ago.

The Aquarius Coffin

18 Although in the last decade sales dwindled and then dropped, sustained interest from some sectors of the art market, coupled with the phenomena of Wikipedia and YouTube, has given the coffin makers opportunities to develop new strategies for increasing their international visibility and improving their production. The most prominent example of worldwide media attention on fantasy coffins may be the advertisement for the drink Aquarius manufactured by a Spanish subsidiary of the multinational corporation Coca-Cola (Fig. 1, 2)10. This video narrates in a catchy and succinct way the story of fantasy coffins, featuring Anang and his workshop as they engage in the production of a colourful can of Aquarius.

19 On this occasion, Anang was able to interpret the role of someone who skilfully transforms the fantasy coffin from a burial object into an icon of hope and creativity in what has become one of the most emblematic and successful advertisement campaigns (named “Sueños”) of Coca-Cola.

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20 Playing on the literal translation of the local terminology for fantasy coffins (abebu adekai means container of proverbs), the advertisement aimed to shift the focus from the ritual and burial function of these objects to their ability to contain and convey messages of hope and wisdom. The publicity campaign was filmed in Teshie. It was created by the Spanish ad company Sra. Rushmore, which commissioned to Anang the production of two coffins in the form of Aquarius cans. One coffin was used as a container to collect the dreams of consumers in Spain. For this purpose, two webcams and a printer were placed in the Teshie workshop, wired to the Aquarius “can”. Thus, everybody in the world with a computer could send their dreams to Anang by connecting to the Web and see their dreams in the form of a written obituary, printed and placed into the coffin. In June, when it was filled with dreams, a big party was held according to Ga funerary customs, and the can/coffin was carried in a procession along the beaches of Accra. The implicit message of the ceremony/advertisement was straightforward: every consumer is reminded that their dreams can become reality, and everybody has a right to fight until their last day to see them realized. By listening to dreams, the brand Aquarius gave the message that they were really able to listen to their customers. With the slogan: “What's your dream?”, everybody was reminded that they could experience, write, print, and share on Facebook a dream that would eventually become reality in Ghana. Eric, the coffin-maker, has thus become the symbol contributing to the actualization of everybody's dreams, until the last day of their life. 21 The idea of the “dream” was first conceived when those in charge of the ad company learned, again via the Internet, about the story of Kane Kwei, grandfather of Anang, who was universally acknowledged as the inventor and first producer of the fantasy coffins (Bonetti 2005, 2006, 2010: 14-29; Tschumi 2008, 2013)11. One of the most popular circulating stories about their origin narrates that Kane Kwei created a coffin in the form of an airplane for the grandmother of Anang, who all her life had dreamt of flying, without been able to accomplish it. The story seemed a perfect fit for the advertisement firm. Ana Herrero, the manager of the company said: “We almost bumped into this story, as it was by chance that we read it on the Web; we were immediately fascinated by it. The meaning of the story goes beyond the mere fact that coffins are funerary objects. We saw in them a different way of facing life and death, as they reproduced what the person had been in life and the dreams she had had. We thought that this story was extremely optimistic and stimulating, for it perfectly mirrors the gist and spirit of the brand Aquarius” (conversation with Ana Herrero, 6 October 2009). 22

23 It is interesting to see how, while Coca-Cola uses the fantasy coffins with the aim of increasing sales, the “actor” Eric Adjetey Anang benefits from Western stereotypes associated with the coffins to increase production and trade both locally and internationally. 24 In the advertisement of 200912, Eric says the following: “I'd like to tell you a story which began here 50 years ago. My great-grandmother had always dreamed of taking a plane trip. My grandfather made her an airplane coffin. In the end she flew in a coffin like this (an airplane coffin). My grandfather always used to say we have to strive for our dreams. Every day of our lives. Specially the last day. Many people in Accra began to think the same way.

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I remember this guy who worked very hard all his life to have the feel of the wind in his face. So we made him a convertible car coffin. We had our local artist too. A film projector coffin. He dreamed, like any artist, of seeing his film released one day. Today we are burying a friend's uncle who asked for a chili. But I don't know why. And I asked myself, does it make sense that a brand of soft drinks that makes you feel alive wants me to tell the story of my coffins? I think it makes all the sense in the world. Life is wonderful and wonderful things need to be lived to the fullest. Human beings are extraordinary.” 25

26 As is clear from the screenplay, the brand puts forth emphatically the idea that “human beings are unpredictable, extraordinary, marvellous”. An idea conceived because, as Ana Herrero reports, “from our market research and polls it emerged that the average consumer of Aquarius is unpredictable” (ibid.). 27 According to those responsible for marketing strategies, Aquarius is a drink for which an extraordinary story should be told, rather than a conventional advertisement. Aquarius' original character was that of a drink for sportspeople, but the directive to the firm was to broaden the consumer base and to win over “everybody who is an extraordinary person, without leaving anybody out”. Since 2004, Coca-Cola has thus made the message that human beings are unpredictable and extraordinary central to its campaign. In 2009, as already said, the campaign was rejuvenated by the “discovery” of the fantasy coffins on the Web. Anang became a new member of this “club of marvellous and extraordinary people”, one who, “helps realize dreams until the last day”13. 28 Although most literature on abebu adekai tends to present them as just direct symbols of the profession or the aspirations of the deceased, in reality, as fieldwork has revealed, motivations for their production and use appear to be much more complex and articulated. The coffin-images presented in funerary ceremonies indirectly refer back to the economic structure, the socio-political history, and the forms of material life of the Ga. These images become essential strategic tools for manipulating life, its codes, and its rules. In many cases they appear to be conditioned more by a popular ideology of death through which people claim access and control to productive resources than by the “traditional” and/or Christian religious models with which they are associated (Bonetti 2006a, 2009a, b). 29 Popular narratives about the imaginative use of these artefacts circulating on the Web purport, produce, and spread a variety of stories. Coffin makers tap strategically into these different narrative forms to expand their visibility on the international market14. These narratives cannot be considered mere representations or pure fictions. If we consider the phenomenological aspect of storytelling as it happens for the coffins/images used in local context (ibid. 2005, 2006a, 2009a, b, 2012), we realize that they are all but fiction. Through the communication practises of social actors, they are able to modify reality and produce concrete effects, as far as political, social, and economic objectives are concerned.

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30 Over the course of the year 2009 the Aquarius ad was broadcast on TV 15 and in cinemas. It was hailed as a great success by the public, and it showed up on the front page of several Spanish national newspapers and magazines. Anang was invited to Spain and interviewed by the Spanish national TV channel. The advertisement agency, Sra. Rushmore, was awarded El Gran Premio de Televisión y Cine thanks to the project Aquarius, the reward for advertisement creativity over the course of the 24 e Festival Iberoamericano de la Comunicación Publicitaria El Sol at San Sebastian. The jury showed appreciation for its “energy, and its audacity” in allowing the consumer to interact in the advertisement of the drink. Aquarius' ad included a slogan that suited an isotonic drink, which inspires energy, but it was also appealing to those people that the ad company dubbed “the every-day heroes of our times, who strive for a dream, until the last day”16. 31 The award referred to the work carried out by Coca-Cola and its agency Sra. Rushmore, and to their capacity to broaden their market share by reaching a broader consumer market. In fact, with the new campaign the firm succeeded in breaking with the stereotyped image of a drink for sportspeople, expanding its catchment area by 70%, well beyond the original consumer target group. Instead of an appeal to sportspeople, as in the past, the appeal was based on the “incitement to dream great dreams, and on creativity”. The ad campaign was able to create an interactive event whereby the coffin was used as a can/container, so that Spanish consumers were reminded not to give up dreaming. And the story happens in Africa—according to the codified stereotype of the “Third World”—where people, despite being poor, happily celebrate a funerary rite on the beach of Accra and do not give up their dreams even on their death bed. 32 The fame of Anang grew as a consequence, both in Spain and in Ghana. In Spain he became so famous that two Spanish tourists at the Casablanca airport stopped him, asking “aren't you the Aquarius one”? According to him, the effects of his first incursion into the world of advertisements have had a noteworthy impact on the increase of his sales at a local and international level17. A few months after the launch of the ad, he was contacted by other companies from Spain, the Netherlands, and Belgium. Fifteen large coffins and fifty small ones were commissioned by a Museum in Brussels. In 2010, Pitt River museum in England commissioned a shop-keeper coffin for the exhibition Made for Trade (Fig. 3). 33 His fame increased in Accra as well, where many people now call him “Aquarius”. In Ghana, the video was viewed mostly on YouTube where it was posted soon after its commercial release. 34 Anang's web popularity captured the interest of major international newspapers. Shortly after his commercial appearance, articles and reportages on him and his workshop started to appear in prestigious magazines and international TV channels, such as CNN World 18, the BBC, The New York Times 19, Le Monde diplomatique, El País, Al Jazeera, and France 24 Television, just to name a few. Le Monde diplomatique's article revived, as a good example for the young, the message of the everyday hero already used by Coca-Cola's ad, and specifies: “Reste encore à trouver le Ghanéen, ‘héros de la rue’ incarnant le mieux cet optimisme propre à un continent qui répète ‘qu'il n'y a pas de problèmes, seulement des solutions’. [...] Eric a 24 ans. Il vit à Teshie, un village côtier des faubourgs d'Accra. Comme feu son grand-père Kane Kwei, qui aurait lancé la mode

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des cercueils personnalisés parmi les pécheurs de l'ethnie Ga, Eric conçoit des ‘design coffins’, dont la forme évoque le métier ou la passion des défunts. En somme, Eric fait le bonheur de ses concitoyens jusque dans l'au-delà. Une histoire qui n'a pas échappé aux publicitaires espagnols chargés de vendre la boisson gazeuse Aquarius, propriété du groupe Coca-Cola, aux consommateurs ghanéens. Utilisé comme héros de la campagne télévisée menée au printemps dernier par Aquarius, Eric est aujourd'hui un modèle pour la jeunesse urbaine du pays” (vendredi 30 octobre 2009, Jean-Christophe Servant)20. 35

36 The statistical analysis of Web traffic indicates that, from its creation in April 2010 until March 2012, the Wikipedia English page of Eric Adjetey Anang was consulted/visited/ browsed 10.854 times (until December 2014, 26.845 times). The French one has a lower score, with 4.740 visits (until December 2014, 10.900); the Spanish one counts 1911 visits (until December 2014, 4.721), the German 1748 (until December 2014, 4.062), and the Dutch 1.261 (until December 2014, 3.199). Moreover, the visits to the Wikipedia page of his workshop—Kane Kwei Carpentry Workshop—in the same period of time were 15.228 for the English page (until December 2014, 33.774) and 4.770 for the French one (until December 2014, 10.377). That means that he is searched on the web as a public character, as much as a craftsman. And we should also remark that the battle for visibility is fought on the Web in an increasingly international setting. The ranking of visits shows, with regard to the months October-December 14, Eric's workshop (dubbed on the web “Kane Kwei's workshop”) as the most visited of the Ghanaian coffin workshop sites (1.649 times for the English page, and 395 times for the French one), followed by Ataa Oko Addo, deceased on December 2012 (319 visits in French and 738 in English) and finally Kudjoe Affutu (267 visits in French and 585 in English) and Paa Joe (138 visits in French and 532 in English). 37 It is important to notice that in 2012 when I first presented the data from Wikipedia at the International Conference in Venice, they were substantially different from those of December 2014. The most striking difference is the leap in visibility and numbers of visits of Ataa Oko Addo's page, ranked third in January-March 2012, whereas its numbers are now much higher, even after his death, thanks to the fact that Oko's drawings entered the exclusive club or art brut. This confirms what I wrote (Bonetti 2010: 14-17) with reference to the debate Njami/Martin (whether or not Kane Kwei's coffins are works of art and whether Kane Kwei was its “inventor”). What really matters is the artistic biography of the object and its makers, that is, an examination of the network within which object and maker are embedded. 38 The growth of visibility of Ataa Oko, due to the websites of his promoters, the exhibitions and catalogues of collections of works attributed to him, has radically changed his fortune, making him more similar to another Magicien, such as Frédéric Bruly Bouabré, who over the years has seen an incredible rise in the price of his creations (ibid. 2008a)21. 39 Popular narratives about the imaginative use of these artefacts circulating on the Web purport, produce, and spread a variety stories. Coffin makers tap strategically into these different narrative forms to expand their visibility on the international market22. Other coffin makers, such as Paa Joe who until the early 2000s was clearly favoured by the high-end art market have not been taken into consideration here since their data are not comparable to those of other artists23. Every case must be analysed on its own merits, as the biography and social networks that sustain each one of the

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makers are crucial factors in determining their success and visibility. This is especially true with regard to the relationship to art dealers and website managers, these last ones hidden by nicknames and therefore kept secret and anonymous by Wikipedia's policy on authorship.

New Digital Catalogues and Production Techniques

40 The Web functions as a “coding scheme”, that is, an artefact designed and produced to favour a certain type of gaze and not another (Goodwin 1994)24. These artefacts (the showcases, catalogues, classification criteria, and experts), as mediators, aim at disseminating and implementing specific criteria for action, embedding precise cognitive tasks in an operational and social matrix (for example, establishing whether the object is ancient, “authentic”, and valuable enough to be displayed in an exhibition or placed on the market for possible buyers). Coffin makers have their artefacts that function as coding schemes. The presence of Anang's works on Web pages and in various catalogues of international exhibitions reinforces—to the eyes of international clients, critics and scholars—the proof of his products' authenticity and value.

41 The Web with its digital catalogue has become the prevailing tool for creating and selling the abebu adekai in Anang's workshop. Digital images have almost completely replaced the photographic albums and printed catalogues that were shown to clients visiting the workshops up until five years ago. Anang stores digital images of his creations on the Web, as well as other digital images chosen by international customers who purchase his products via email. Some of the digital images of the recent works accessible via Web, are printed, to be collected and gathered in a demonstrative catalogue of the “production house”. They are images collected by Eric as sources of inspirations for his clients who commission the coffins. In the last few years, I have witnessed a rapid change in production techniques (Bonetti 2006a: 13-47). Although such observation warrants further analysis in order to understand how free access to digital images might have effected such a transformation, it is nevertheless apparent how strongly interconnected the access of digital images is with the new funerary production. 42 In the digital world there are no “continuous systems”: the numerical point can be measured, and it is the unit of measurement that coincides with the pixel on the screen. The digital image is therefore by definition discrete, that is non-continuous, broken down, as programmers and developers all over the world have been working on reducing the effect of a broken image, to obtain a more fluid and continuous image. The introduction of digital “lighter” elements—numerical codes have no weight— brings about the perceptual illusion of a lightening of the matter. The question I am here trying to answer, albeit in some cursory manner, is how coffin sculptors deal with and experience digital images, and how they, as a consequence, have transformed their production practices25. The creation of a coffin entails a complex interplay between digital image and physical final product. Its photographic model is transferred on an analogic medium—on a physical, material surface, made of wood—at the same time that it's realized from the juxtaposition of measurable fragments/pixels, since the method of realization of the coffins resembles, to a certain extent, a mosaic of pixels (wooden strips assembled to form a fluid image). This makes me think of the familiarity and

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continuity between the analogic production of the Ga, and the digital experience (Fig. 4). 43 The digital image is characterized by a morphologic fluidity without precedents. It can be embodied, according to scope and function, in a set of pixels on a slick cover of a magazine as much as on a sculpture26. If one observes closely the evolution of the sculptural practice of Anang, one cannot fail to notice the pressing and growing need to lighten both the objects under construction and their forms, which look more and more dynamic. Time constraints too have contributed to determine such a transformation. This change is apparent also from the comparison between previous typologies of coffins and those recent ones that reproduce the same objects. The trend is toward lightening the object to make it appear more realistic. We ought to consider that now the reference to “reality” is acquired through the experience mutated from the virtual image; this fact requires an on-going consultation between master and apprentices, in the search for new creative solutions. At the same time the forms of the coffins have become more dynamic and fluid. “At the beginning of the week we began work on a hammer coffin that needed to get done quickly. It was ordered by a family, apparently for an elder who just died who was a carpenter. This provided new opportunities for me to learn some very different things. The first was construction of a new form. And by new form, I mean it was new to the crew as well. They have an old hammer coffin in the display area that is about 25 years old, which puts it in (grandfather) Kane Kwei's era. The problem with this older form as seen by Eric and his father, Cedi, is that it is too heavy and bulky in form. It is heavy for the coffin bearers to carry and too heavy in shape. They wanted to lighten up the form and make the proportions more true to a real hammer. Another problem that has to be considered is that you have to also place a body within it once it is fabricated. So, they brought out a brand new 16 oz. claw hammer and placed it on a bench and gathered everyone, including me, around it and asked for suggestions as to how to proceed. A lot of conversation was carried on without my knowing what was being said. But pretty soon someone got out a piece of wood and began ripping 5 inch wide, 6 ½' long boards. Still not understanding what the process was [...]. The next thing he did started to make sense to me. [...] By relief-cutting the back of the plywood board every so often it allowed the board to be bent to a tighter curve. What was happening with this piece of wood for the hammer was that cutting each segment, anywhere from 10'' to 18'' apart, either on the front or the back, allowed the board to be bent in a zigzag sort of form resembling the ins and outs of the hammer handle edge as it ran up from the bottom to where the hammer head would be connected. Once four of them were made, each section was bent in its appropriate direction and nailed across the bend to hold its shape. Then again a big group discussion happened, and by group I mean the masters—Eric and Cedi—and all the apprentices from senior to the last [...]. Now, I was expected to contribute not only competently, but with speed as well [...]” (Michael de Forest, 31 July 2009)27. 44

45 In the example cited above, although de Forest speaks of a coffin created not from the image of a hammer, but from an “actual hammer”, the reference to “actuality” is here made through the experience they mutated from the virtual image. The “actual hammer”, in fact, is, as Eric and his father, Cedi say, “too heavy and bulky in form”. Its form is reshaped in order to appear more fluid and lighter. The colours of the coffin look now brighter, and have a pictorial rendering that is closer to the experience of the virtual light. If we look at the fish coffin built a few years ago (Fig. 5) and compare it to its more recent replica (Fig. 6), we will note that the latter's colours are brighter and

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more glaring, like the ones we see on a laptop. The brightness of acrylic colours (easily available on the local market), and the new techniques of colouring, permit total correction flexibility and get closer to rendering the final product in the brightness and sharpness of colours visible on the Web. Digital technology marks the trespass from pigments, as selectors of colours—light, to the colours of light. Through the digital experience of colour and the capacity to articulate it, one gets a chromatic spectrum much wider than with traditional pigments. In brief, colour treated digitally widens the palette of the artist/designer. 46 The dualisms of colour, artificial/natural and virtual/real, are resolved in the synthesis of a form of production of natural colour produced by an artificial means. If in previous times the model of reference for realizing a coffin might have been “nature” and advertisement billboards across Accra, now trickery and technology infuse for the artist a colour that is dynamic and fluid. Today, and even more so in the future, 3D laser scanning machines and systems exist for rendering tri-dimensional “immaterial” objects from numerical models. The challenge of “immaterial” robotic engineering is not limited to the recreation of 3D objects—it seeks to add functions to these objects, by rendering “intelligent” the space itself where the object is placed, or the very shape of this space, introducing relationships between areas of this space and utilizers in it, present or remote. Abebu adekai's use in funeral ceremonies (from their production to their use in the local context) refers indisputably to the robotic realizations, though where the ritual takes place, the adeka is to be considered not so much an inanimate object, but a subject that is really alive and moving. During Funerary ceremonies, I often noticed that excitement would mount as the coffin was about to enter the room of the deceased, reaching its peak when the body was finally placed into it. From this moment on, and for all present, the adeka would no longer be a piece of carved wood, but the body of the deceased, guiding the living to the burial place. The coffin became an animated body; it had the power of sight and the ability to move, and feelings and emotions were attributed to it. Through movement—an action of its own form—the adeka became an instrument or tool, an extension of the deceased's body, that spoke through gesture within the space of those alive. In this moment, the idea of the coffin as an expression of the social body emerges with great clarity (Bonetti 2009a, b, 2012)28.

Afterlife Design and Its Imagery29

47 Coffins have been commodities available on the international market for several decades. Many workshops have dealt with customers from South Africa, United States, Europe, Canada, Australia, Japan, Russia, India, Cambodia, Saudi Arabia, China, Korea, and beyond. Moreover, the purpose for which these coffins are purchased has diversified: they are not merely regarded as collectables, but also as burial items, design objects, and furnishings. Innumerable Internet sites are now dedicated to them (Fig. 7). It is possible to find authentic Ga coffins as dining room cupboards, tables, beds, etc. It is clear, then, that these funeral artefacts cannot be considered as something outside the market of fashion, design, decor, and mass media. In the various phases of their movement, the objects are embedded in a commercial Web that maintains and produces new relations, a process that in turn affects in substantive ways the continuity of the production and use of abebu adekai within the local context. Market value fuels and expands local demand. For international consumers, the

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knowledge that these objects are commonly used among the Ga is a guarantee of “authenticity”, even when they are made in other countries, or when they have nothing to do with traditional use, as is the case with table-coffins, bed-coffins, or closet-coffins. Finally, it is important to remark that both sides, the international market as well as African consumers, make a profit from their reciprocal representations. Many shops that sell coffin related objects claim that their own artisans have just completed their apprenticeship at the traditional coffin shop in Teshie, and that they are currently making Ferrari or Subaru coffins, dinosaur coffins, and “the most original” objects30.

48 This rapidly expanding market can be explained also by the fact that all those who participate in this art trade make a living by satisfying the appetites of other cultures. Whether the authenticity claimed is real or fabricated, it does not affect its significance and relevance in this specific commercial arena. Authenticity is not so much determined by the origins of the object, but by our innermost drives. More than a real place, Africa represents an imaginary realm that the Global North needs in order to regenerate itself, feel alive, and defend itself from the cold, aseptic industrialization of its environment. Significantly, the largest demand by foreign consumers is for the most “modern” and “technologic” forms of coffins: not the pirogues or the cocoa seeds (an internal production focussed on representations of local professions rather than on symbols of the modern world), but cell phones, cameras, airplanes31. These latter are symbols that are perceived as the copy of “our” world. 49 The demand for coffins with modern imagery increased the attraction and the success of these objects in the foreign market, thus creating a sort of paradox. It seems in fact that it is their very reference to modernity that strongly qualifies them in terms of otherness, distance, and authenticity, since the Western imagination usually associates Africa with the clichés of underdevelopment or tribalism, along with the usual images linked to these. 50 We have seen how coffin makers construct their own identity by appropriating global referents, and how, with this image moulded by the international market in disadvantageous terms within the hierarchy of power relations, they make virtue out of necessity. 51 In the last years there has been a phenomenon of convergence with the world of design that has brought about another kind of paradox. Eric Adjetey Anang was invited as a performer to the fourth Biennale of Gwangiu32 in 2011. On that occasion his profession was described as follows: “Ghana coffin workshop is a combination of industrial design, painting, and live performance created within the biennale gallery by renowned coffin designer Eric Adjetey Anang. During his weeklong workshop, Anang creates an original coffin design based on Korean cultural motifs” (Park & Kim 2011: 44). 52

53 The description of Anang's work is consistent with the programmatic guidelines of the Biennale of Gwangju, whose intention was to explore the sources and the origins of contemporary design. As an attempt to redefine the notion of design from being a separate/specialized discipline into a political/civic practice that has a direct impact in the world, the intention of the Biennale was to avoid fragmentation, classifications, and preconceived taxonomies. The aim was to create a series of settings for exhibitions which were organized according to concepts such as complexity, simultaneity,

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exchange, and dialogue among different thematic blocks such as architecture, landscape design, fashion, performance, and craftsmanship. 54 The thematic focus of the Biennale was driven by the following question: “Is design named or unnamed?” By “named design” one refers to attributes of value and to a statute of design that is not based necessarily on its utility, but on the acknowledgement of designers and the prestigious brands that represent it. “Unnamed design” is the counterpart, the opposite of “named design”, the one that according to the curators of the Biennale looks neglected if compared to the one acknowledged by the prestigious brands (i.e. the “named design”) and at the same time is influenced by everyday life. “Named design” is based on individuals and groups that with a consolidated, renowned name establish their authority on the construction of objects, systems, and settings. The brands, as happens with different forms of identity, become more visible if they bear a name (Park & Kim 2011: 12-13). 55 In the Biennale's project authority and the effects of names on other disciplines was at the centre of the enquiry, together with an attempt to stress the crisis of this system. Many designers are no longer content to limit their practice to a single discipline. Moreover, as it is now easier with new technologies, they are increasingly involved in alternative forms of collaboration that challenge the concept of authenticity and the uniqueness of the brand. The exhibition intended to embrace the ambiguities of contemporary culture and explore the tensions of coupling highly established name designers with young and emerging designers, while questioning the hierarchy of pre- eminence. 56 Whereas according to the curators design is often a tool for exclusion, in Gwangju the aim was to include, and welcome contributors from across cultures and classes, expanding the boundaries of design to include fields such as bioengineering, virtual communication, capital punishment, non-violent protest, and pre-modern technology. “Unnamed designer” challenged the myth of the designer and intended to be a stage for ideas, rather than for the authority of the brands, by presenting the millions acts of imagination that are implicated in the creativity of design. The goal was to promote a concept of design that would be able achieve what mainstream European design is no longer able to, i.e. to be a product accessible to everybody as it used to be in the aftermath of the industrial revolution. According to the curators, new technologies have created a digital setting whereby the concept of design can no longer be defined by a brand or exclusively anchored to a niche of specialists or specific places. “Today, anyone can design” (ibid.: 11-13). 57 Eric Adjetey Anang and his funerary production was, as a consequence, categorized under the heading of “unnamed design”. Despite being a great opportunity for international visibility, this labeling was not a choice that Anang shared or embraced. As a matter of fact, Anang quite intentionally chose to continue to use his grandfather's name Kane Kwei for the workshop that he runs, as a way to insure continued visibility of what he understands to be an internationally renowned and well established brand. For this reason, he recently painted his workshop anew with a large sign advertising the prestigious name of this grandfather (Fig. 8). However, even though Anang's reputation has gained enormous momentum thanks to a series of exchanges among different competences and the “power of imagination”, there are at least two further aspects that could be teased out from reflecting on the Gwangju Bienniale participation. On the one hand, the insertion of funerary coffins in the “unnamed

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design” category reasserts, by contrast, the power of the “named design”. It is, in fact, thanks to his name recognition that Anang has gained international acclaim to the point of being invited to a Biennale like that of Gwangju. On the other hand, we have seen how much the power of imagery represents for fantasy coffin producers—not only for Anang—an act of revised re-appropriation of an element that is dear to the global market, and to the “named design”, if we think of the emblematic case of Coca-Cola— for conquering new room in the global market. From this point of view, it is important to acknowledge other forms of “named design” that shape and contribute to the creative production of Anang. These include the work of other “names” from the intellectual and creative contribution of anthropologists (including myself), the interest of industrialists, of TV networks and newspapers, and of artists, who all together, more or less consciously or willingly, end up expanding the fame of the sculptor and paving the way to new market chances for his products. Eric, not by chance, inserts all these names in the links of his webpage on Wikipedia. 58 Today, Eric Adjetey Anang acts as a designer and an instructor. A few examples: Michael de Forest is an international wood sculptor, a teacher at the Catlin Gabel School since 1996 and adjunct professor at the Oregon College of Art and Craft since 1993. While already an accomplished woodworker, Michael has worked for a few months as an apprentice in Anang's workshop in 2009. As a follow-up to this experience, Anang was invited in 2011 by Michael de Forest to the Oregon College of Art and Craft in Portland, for an experience of shared practice with students in the context of a course taught by de Forest. In 2013 he was invited to the Milan Design Week where he collaborated with me in a performance/reflection on his practice. Successively, Anang has obtained a fellowship for a period of research in summer 2014, as a resident in the Center for Art in Wood in Philadelphia (PA).

59 Increasingly, he is also sought after as an artist. In 2011, Eric was invited to create and exhibit a few coffins at the Museum of World Funeral, at Novosibirsk, the biggest city in Siberia, and then to NECROPOLIS 2011, the XIX International Funeral Exhibition held October 25-27 in Moscow33. At Novosibirsk, invited as artist and performer, he realized in just five days a coffin in the shape of fish and another one in the shape of a bottle of Coca-Cola. The bottle of Coca-Cola was transformed into a bottle of Vodka over the course of its realization—upon the request of the curator of the Museum—as a testament to the problem of alcohol abuse, felt quite strongly in Siberia (Fig. 9). In every place—Russia, Korea, the US—Eric travels accompanied by one or more assistants who deal with the painting of the work, while other assistants are found on site. 60 The opportunities for international experiences have become numerous over the last few years; I have cited only a few of them. His appearances on TV shows have also become more frequent. In 2012, together with Rieko Saibara, he participated in a fictional documentary movie in Japanese titled Let's celebrate funerals with our best smile! (TVMAN UNION/NHK) to be broadcast in a series of documentaries called: “Force of a Journey”. The main goal of this series is to show a series of experiences of artists/ designers in various countries of the world, through the eyes of a reporter. NHK, the Japan Broadcasting Corporation, is the major TV channel in Japan, and it has an international reputation for its high-level documentaries34. 61 The “African” and “international” imagery that operates in the various examples reported in this article is a mode of encounter full of contradictions and paradoxes. These examples can be understood using the concept of “environmental bubble”

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developed by van Beek (Crick in van Beek 2003: 254) in a study of the meeting of mutual images in Africa, between the host culture and tourists. The environmental bubble cushions the shock of cultural encounter by constructing the other in one's own image. From the point of view of the tourist the “bubble” provides comfort and a safe distance from the reality “but the host culture also stages itself for the tourists” benefit, people showing their life as they want to portray it, and as they perceive the tourists want to see it: a local culture tailor-made for visitors' (van Beek 2003: 255). The bubble “also filters and produces information about the other party in the encounter: on what is ‘interesting’ and ‘authentic’ [...]. It provides a total and uncontested image of the other, both for the guests and for the hosts” (ibid.). The “bubble”, beyond providing the “commodities in the desert”, filters and produces images of any otherness, offered to every party involved. Such a process is not always explicit and intentional. In order to understand the meaning of the “imageries” and of the objects of everyday life, that, more or less consciously, on one side are eaten up by the international markets—the Biennale of design, the researcher, the tourist, and the local consumer—and, on the other side, are connected by the agency of the coffin maker it is essential that the viewer participates in these actions and observes how the objects are integrated and utilized in the events and everyday rituals. 62 In concluding, the scenario I described succinctly here highlights at least other two phenomena that are related to the imageries evoked in the previous paragraph. The first one concerns the anthropology of heritage in relation to the Museum's mise en scène. The multifaceted, dynamic, and multisited “nature” of abebu adekai demonstrates that it's impossible to understand these objects from a dichotomist perspective that posits a division between material and immaterial culture (Bonetti 2007: 178). I also argue that labelling such works as funerary objects—as it usually happens in museums—is ultimately inadequate and reductive, as it attributes a unique, specific and precise identity to objects that in reality are quite complex in nature and function, and have been for decades. The multisited aspect of my research highlights the diachronic and synchronic complexity of adekai (ibid.: 177), the limits of a biography of things based on the Cartesian concept of linear time and the consequent tendency to regard things sequentially. 63 As a second point of reflection, I introduce the concept of “complicity” (Marcus 1997) as an aid to rethink fieldwork as a fluid arena shaped also by the positioning of the anthropologist-informant relationship (ibid.: 87). The subjects of fieldwork are more a “counterpart” than the “other”. In this way the inequality of power relations, weighted in favour of the anthropologist can no longer be presumed in the world of multisited ethnography (ibid.: 99-100) and we can escape the tendency to see change as a disruption of what was “there before” (ibid.: 98). 64 Eric Adjetey Anang, is my “counterpart” in many years of fieldwork. He is counterpart in discussions, in the shaping of ideas, but also in initiating collaborations, seeking for funds and opportunity of ever broadening exchanges: “This is all very different from the way in which collaboration has been embedded, neglected, and redeemed in the traditional practice of ethnography. Collaboration instead is a key trope for condensing a whole complex of new challenges in the reinvention of anthropology's key method” (Marcus & Pisarro 2008: 7-8). 65

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66 Anthropologists continue to work intensively and locally with particular subjects but they no longer do so with the sense that the cultural object of study is fully accessible within a particular site. Also, the awareness that a site of fieldwork anywhere is integrally and intimately tied to sites of possible fieldwork elsewhere has become an essential component of contemporary anthropological methodology (Marcus 1997: 96). In any particular location where the adekai are situated, paradoxes and ambivalences emerge as specific responses to the functioning of non-local agencies and causes: “The basic condition that defines the altered mise-en-scène for which complicity [...] is a more appropriate figure is an awareness of existential doubleness on the part of both anthropologist and subject; this derives from having a sense of being here where major transformations are under way that are tied to things happening simultaneously elsewhere, but not having a certainty or authoritative representation of what those connections are” (ibid.). 67

68 Scuola di Lettere e Beni culturali, Università di Bologna.

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NOTES

1. The correct form of the expression “proverbial coffins” and, more specifically, “receptacles of proverbs” was used by me in various contributions (BONETTI 2005, 2006a) first as “abebua adekai”, then as “abebuu adekai”, according to the suggestion of Cedi Kwei, son of Kane Kwei (ibid. 2006a, 2009a). Later on, I made use several times of the adjectival form “abebuu”. I noted how the adjective “proverbial” is rendered in various forms in different areas of Accra. In fact, there is no single “correct form”. It depends on the circumstances and the relational context in which it is used and according to the organic and living dynamics of the Ga language. There were some who confirmed that “abebuu”, or, according to what I gathered in my last field-research “abebu”, is used in the dialogue with same-status or same-age people. The dictionary A Grammatical Sketch of the Akra-or Ga-Language by Rev. Z IMMERMANN (1858) gives “proverbial use” as the meaning for “abebu”. When I talked to the undisputed authority of Ga language, Prof. M. E. Kropp Dakubu (August 2015), I was reassured that the noun abebu is mainly used by the Ga and this fact is well known by those who have done field research in Ghana. The word, in fact, would find its use in informal dialogue of Ga people, whereas abebua would be the formal word, of akan origin, not used by Gas in their everyday language. The Dictionary by Rev. ZIMMERMANN (1858) claims that abebua is a word of akan origin. According to the Ga-English Dictionary edited by K ROPP DAKUBU (1999) the word means emblematic carving and also proverb, illustration, and parabole, something that might be connected with the strong presence of Christian churches and their cultural influx. The choice to translate it as proverb seems to be more appropriate, also with regard to the ethnographic research on the uses of abebu adekai (conversation with E. Kropp Dakubu, 2015). The word adeka means box, or coffin, and derives from Portuguese (from arca) (KROPP DAKUBU 1997: 145).

2. See BONETTI (2006a, b, 2008b, 2009a, b, 2010, 2012); as a consequence, the apparatus of footnotes and references to secondary bibliography is here reduced to the essential. The reader will find more thorough explanations of concepts here just hinted at, in the works cited above. 3. The collector Jean Pigozzi, who has participated with his artefacts in the most prestigious exhibitions in the world, declared that he discovered contemporary African art at Magiciens de la Terre. As for Magnin, he made his career as curator of Pigozzi's works (BONETTI 2005, 2006a, b, 2008b, 2010). 4. 4 Life, success and production of Anang seemed to me quite interesting as a case study, since Mr. Anang owes his professional and artistic repute exclusively to his capacity to create a social network independent from the aid or support of art dealers or/and third parties. Other coffin makers would have been as interesting as Anang's case, but they would have required a different approach and a different set of questions. 5. Jean-Michel Rousset has extensive experience in the management of international projects. He has access to Anang's email address and uses his free time to assist him in three areas: in improving his visibility by creating and maintaining the website, Wikipedia articles, and the Facebook page; in giving him support for international projects, and finally, in communication—this last point quite vital, given the poor Internet access and facilities in Ghana. This is the way they have worked together

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since 2008, and they share and discuss regularly any of Anang's new proposals or ideas, using SkypeOut. 6. Aquarius is a mineral sports drink manufactured by the Coca-Cola Company. 7. The diffusion of videos on this topic is a recent phenomenon; when I started my research in 2001, there were almost no links to the abebuu adekai. 8. In January 2010, he took part in the photographic project Please, do not move! with the French photographer Guy Hersant. In December of the same year, he was invited to the third Festival mondial des arts nègres in Dakar as representative of designers from Ghana. In 2011 he was invited as resident artist by the Oregon College of Art and Craft (Portland, Oregon) and to the Gwangju Design Biennale in Korea. In the same year he was invited to the Museum of World Funerary Art (Novosibirsk) and to the Necropolis exhibition in Moscow. In 2012 Anang was invited by French artist Klaus Guingand to represent Ghana for Art Warning the World project. In 2012 and 2013 he was invited to many other exhibitions in Europe; he participated also in many documentary projects realized by various international television networks, and he was also invited to the Milan Design Week for the Afrofuture project. In 2014, beyond the participation in several international exhibits and other prestigious professional opportunities, he was also offered a two-month residency at the Centre for Art in Wood, Philadelphia, USA. This is just a selected list of the artistic experiences of Anang in the last five years. For a complete list, see . 9. See video on . 10. A further example of commercial interest in the production of fantasy coffins is that showed by the company BIC, that featured the work of Eric Adjetey Anang in their annual report: see (accessed 6.12.2014). 11. The issue of the “invention of the inventor” was first expounded in my work (BONETTI 2005, 2006a, b, 2010) where I insisted on looking at fantasy coffins in an ecological perspective, as a product of a specific historical and socio-cultural context, and not as an isolated invention of a single creator. I am happy to see that in her most recent output, TSCHUMI (2013) agreed that there is in fact no “first inventor”, despite her previous claim (ibid. 2008: 222). Without discounting the centrality of the individual creativity, the idea that creativity is a phenomenon resulting from the interplay of social, intercultural and historical factors is widely accepted, and certainly not by anthropologists only. TSCHUMI's claim (2013: 60) that her “research shows that this assumption [that the coffins were the product of the invention of a single, autonomous artist] is false” or that (ibid. 2014: 6) “there existed no scholarly works or empirical studies that examined their [i.e. of fantasy coffins] origin, function and social context from an emic perspective” does not acknowledge my contribution and that of others to this debate, and current theory of anthropologists on this issue. 12. . 13. Conversation with Ana Herrero, 6 October 2009. 14. As much as the coffin makers appropriated the language of the advertisement campaigns, so they have done with the product of field-research. See for example their use of the word abebuu adeka, a vernacular term since long time out of use and replaced by “fantasy coffins”, a word borrowed from the Western world.Abebuu adeka

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has been reinstated thanks to the spread of the products of field-research (BONETTI 2010: 22). 15. It was launched on Spanish TV on 27 April 2009. 16. . 17. The case of Aquarius can be regarded as an example of the musealization of the abebuu adekai within the world of advertisement. There is clearly a major problem here about copyright and matters of intellectual property. This is a fundamental topic not dealt with in this paper. 18. . 19. . 20. . 21. It is in fact not by chance that Ataa Oko Addo and Frédéric Bruly Bouabré feature together in the documentary film directed by P. LESPINASSE, R. TSCHUMI and A. ALVAREZ (2010). 22. As much as the coffin makers appropriated the language of the advertisement campaigns, so they have done with the product of field-research. See for example their use of the word abebuu adeka, a vernacular term since long time out of use and replaced by “fantasy coffins”, a word borrowed from the Western world.Abebuu adeka has been reinstated thanks to the spread of the products of field-research (BONETTI 2010: 22). 23. At any rate, it is important to report that the number of visits to Paa Joe's Wikipedia page have dramatically risen since October 2013, due to the overall raise in popularity of coffin makers, but also his more proactive visibility on the Web due, among other things, also to the increased involvement of his son Jacob in the shaping of his on-line persona (I wish to thank Silvia Forni for this information). 24. C. GOODWIN (1994) reflects on vision as a discursive practice, historically structured, organized in a relational, interactive manner, and mediated by various artefacts. Vision plays a fundamental role in the construction of events and in the attribution of meaning to the social world we live in. 25. The term “image” can be used generically as “vision” or “transmission of images” or as an hendiadys of “physical support” and “image”. See BONETTI (2012: 275-276), on the concept of vision among the Ga. 26. This alternative testifies to the preoccupied sensation of non-authenticity that, since its first application, has accompanied the digital image. Digital technique transforms the image into an entity that can be embodied an infinite number of times, so that there is no possibility to distinguish between the original and a copy. Even without referring to the multiple possibilities of voluntary manipulation, the simple “appearance” of an image on the screen is already a reinterpretation of it, as it has been manipulated even by means of simple technical changes (resolution, colour, operative system, speed of connection, etc.) that modify and condition the fruition of the image. Not by chance, whoever works in the field of digital graphic design, knows

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that the same image will hardly appear in the same way to different viewers (regardless if on screen or paper). 27. . I have here pasted the pictorial descriptive technique of de Forest, as it is useful to the discourse I am carrying out. It is important to note, however, that his text is finalized to a much deeper analysis about the sense and relational aspects of his work: “Art is the centre of an experiential school”, says de Forest. “No art can happen without doing.And no doing can be done without practical knowledge of the world and in collaboration with the people around you. Art allows us to take risks, to use our ideas to create, and to succeed and fail [...].” 28. In order to explain the social action performed by the coffin, I ought to resort to a vocabulary usually referring to human beings. The abebuu adeka is an activator of memories. The coffin creates a screenplay, it produces a “cinematographic vision” of photograms in a sequence in which the spectator does not stay still and passive (as before a screen) but partakes of its movement. 29. In the first part of this paragraph I am referring to concepts already published in R. BONETTI (2005, 2006b, 2008b, 2010: 29-31). 30. The fact that the coffins are the fruit of the labour of many carpenters who are often in competition with each other, combined with the apprentices' precarious labour conditions, the lack of formal employment contracts, and the scarce attention paid to copyright, are only some of the factors that have contributed to the local shops' loss of control over production and its takeover by the international market (BONETTI 2010: 29). 31. During the 2006 Commonwealth Games in Melbourne, a series of eight carved coffins from Paa Joe's carpentry workshop were exhibited. Among them were a cell phone, a shark, a lizard, a running shoe, and a palm nut. 32. The co-directors are Brendan McGetrick and An Xiao Mina. The co-artistic directors are Ai WeiWei and Seung, H-Sang. 33. . 34. See: . The South African Agency Japan and TV MAN UNION INC., regarded as the major production company of Japan, were responsible for the direction of this series of documentaries broadcast for the NHK. An interesting aspect not touched upon in this piece is about the circuits of circulation of Eric's work in the African continent.

RÉSUMÉS

Abebu adekai, littéralement « récipients de proverbes », connus dans le monde entier comme des cercueils fantaisie, sont des cercueils funéraires utilisés principalement par le peuple ga vivant à Accra, au sud du Ghana. Ces cercueils ont rapidement acquis une grande popularité à l'étranger après qu'ils ont commencé à être présentés comme œuvres d'art dans les expositions internationales, attirant l'intérêt des médias de masse. À travers le cas d'Eric Adjetey Anang

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(petit-fils de Kane Kwei), l'article examine l'intersection entre la production des cercueils et le marché international des médias de masse, la mode, le tourisme, la décoration et le design. Il explore également la manière dont les nouveaux médias (Wikipedia tout d'abord, puis YouTube et Facebook) ont offert aux producteurs de cercueils un degré de visibilité qui les a, à leur tour, incités à développer des nouvelles stratégies de travail plus efficaces. En outre, l'expérience d'images numériques a profondément transformé le processus de production, de la modélisation créative à des techniques de reproduction. Ce phénomène récent a conduit à une transformation : les cercueils ne sont plus des objets funéraires, ils se sont convertis en véritables objets de design ; leurs producteurs ne sont plus des bûcherons, mais des artistes dans le sens le plus large, et, comme dans le cas d'Anang, ce sont également des acteurs, des artistes et des gestionnaires.

Abebu adekai, literally “receptacles of proverbs”, known worldwide as fantasy coffins, are funeral sarcophagi used primarily by the Ga people who live in Accra, south Ghana. These coffins rapidly achieved popularity abroad after they began to be presented as artwork in international exhibitions, and caught the interest of mass media. Through the case of Eric Adjetey Anang (grandson of Kane Kwei), the article examines the intersection between the actual production of the coffins and the international market of mass media, fashion, tourism, décor, and design. It also explores the way in which new media (Wikipedia first, then YouTube and Facebook) have given coffin producers a degree of visibility that has in turn prompted them to develop new and more effective working strategies. Moreover, the experience of digital images has deeply transformed the production process, from creative modelling to reproduction techniques. This recent phenomenon has led to a transformation: coffins are no longer funerary objects, they are actually objects for design; their producers are no longer woodcutters, but artists in the widest possible sense, and, as in the case of Anang, actors, performers, and managers.

INDEX

Mots-clés : Eric Adjetey Anang, art africain, design, cercueils fantaisie, nouveaux médias Keywords : Eric Adjetey Anang, African Art, Design, Fantasy Coffins, New Media

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Des faïences de Gou Art contemporain et vodun au Bénin “The Savor of Ògún”. Vodun & Contemporary Art in Benin

Saskia Cousin et Théodore Dakpogan

1 Récit subjectif d'une anthropologue non spécialiste de l'art contemporain, cette note de recherche restitue et synthétise les nombreuses conversations que l'artiste Théodore Dakpogan et moi-même avons eues au cours de ces cinq dernières années, sur son travail, sur les cultes, sur le Bénin, sur la France et l'Occident. Nous nous sommes rencontrés en 2010, lors d'un atelier d'urbanisme organisé à Porto-Novo, capitale du Bénin. Théodore m'a rapidement présenté son épouse Antoinette, et, au fil de mes différents séjours à Porto-Novo, nos familles sont devenues proches. Théo m'a fait découvrir une partie du monde visible et invisible de Porto-Novo, ainsi que la petite ville d'Adjara, où il vit désormais avec sa famille. Il est le co-auteur de cet article qui s'inscrit dans le champ, balbutiant en France, de l'ethnographie collaborative (Fabian 2008 ; Miran 2010). Par ce procédé, il s'agit simplement ici de rendre justice à ceux qui, parmi nos « informateurs », amis ou étudiants, nous aident à comprendre les réalités sociales qui nous entourent. De manière analogique, cette co-signature nous permet également de révéler quelque chose de la coproduction de l'art ou de la science, malgré l'injonction faite aux créateurs de rester seuls auteurs. Au Bénin, comme ailleurs, l'art contemporain est une coproduction : c'est la multitude d'acteurs et de rencontres, en amont et en aval de la réalisation de l'œuvre, qui permet de comprendre sa création et sa réception. À l'instar de l'anthropologue qui signe souvent seul(e) des articles pourtant issus d'une recherche commune, l'artiste crée des œuvres qui sont la synthèse de ses rencontres, moins peut-être dans leur forme que dans le fond du message qui circule au sein du marché de l'art.

Initiation

2 Né en 1954, Théodore Dakpogan a grandi à Goukomey1, quartier du cœur historique de Porto-Novo, dédié à Gou, le dieu du fer et de la guerre, et de ceux qui utilisent le métal, des forgerons aux chauffeurs, en passant par l'informatique. Qu'on le nomme Gù (Gou),

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Ogou ou Ògún, cette très ancienne divinité aux multiples visages, rôles et attributs, incarne, aussi, partout où elle s'est implantée, l'archétype du créateur/destructeur (Barnes 1989). À Goukomey, Théodore forge depuis l'enfance au sein de sa famille, tout en allant à l'école, puis au collège de Porto-Novo : « Le métal a un vrai sens pour moi qui suis né forgeron, parce que c'est ça en un premier temps notre dieu, en tant que fils du dieu Ògún »2. En 1989, Théodore et son frère Calixte, ses cousins Simonet Biokou, Romuald Hazoumé, Magou Vinou et Yves Kpèdé font la connaissance d'expatriés qui les associent à une exposition organisée au palais Honmè, palais royal de Porto-Novo. Si les trois derniers ont déjà un pied dans le milieu de l'art, ce n'est pas le cas des frères Dakpogan. Descendant de Sagbo Ayato, forgeron de la cour du roi Toffa à Porto-Novo, Théodore n'est pas impressionné par le fait d'exposer au palais Honmè, mais par l'acquisition de nouvelles techniques et de nouvelles intentions : « Nous avions une place très importante dans la cour royale de Porto Novo, on fabriquait les objets de cultes, les objets qui servaient aux rois pour être plus tranquilles. Je suis allé dans le monde de l'art vers les années 1990 où l'Association des Français résidant au Bénin a voulu organiser une exposition ici, dans la ville de Porto Novo, principalement au musée Honmè. Au début, cela nous a amusés. Avant, on coulait, on fondait et on réalisait aussi certaines choses, mais agencer le métal pour donner forme à un personnage ou à un animal, ce n'était pas du tout notre habitude. Il y avait une autre technique pour donner forme à ces métaux, c'est ce qui nous a le plus émus, et moi j'ai trouvé que ce travail était plus amusant. Alors, la toute première exposition a été une bombe : aussitôt, toutes les œuvres que j'ai réalisées ont été vendues sur le coup et même quelque deux ou trois après. [...] Deux mois plus tard, j'ai été interpelé à Dakar pour une exposition, et c'est comme ça que ça a commencé à bouger. » 3

4 Après Honmè, puis Dakar, Théodore et d'autres artistes participent au festival des arts et des cultures vodun Ouidah 92 (du 8 au 18 février 1993), avec l'installation de sculptures contemporaines dédiées à la mémoire des esclaves et aux cultes traditionnels du sud Bénin. Théodore et Calixte y créent plusieurs sculptures, dont certaines sont encore visibles dans la forêt sacrée de Ouidah. Les frères Dakpogan sont alors lancés sur le marché européen et enchaînent les créations et les expositions en France, au Sénégal, aux Pays-Bas, en Espagne et au Royaume-Uni. Leurs œuvres sont présentées à trois reprises dans Revue Noire (Breton 1995) et intègrent plusieurs collections, dont celle de Jean Pigozzi3, la Contemporary African Art Collection. Le directeur artistique de celle-ci, André Magnin, rencontre Théodore en 1994. De ses expositions en Europe, et en particulier en France, Théodore garde le souvenir cuisant de la suspicion des douaniers à son arrivée en France, une méfiance vis-à-vis du « milieu » artistique et une vive fascination pour certaines inventions techniques occidentales, en particulier le métro. 5 En 1999, une résidence de création aux Pays-Bas (Bless 1998) se termine mal : par fax et dans un français approximatif, le musée d'Apeldoorn propose à Théo et à Calixte de donner ou de détruire les œuvres invendues : « nous vont détruire les sculptures (c'est- à-dire : retour à l'origine) » (sic.), à moins qu'ils n'organisent, à leurs propres frais, le transport des œuvres, ce qu'ils ne peuvent financer. De plus, la concurrence entre artistes pour se « placer » sur le marché, ainsi que la nécessité de coller aux attentes des Blancs ne plaisent pas à Théodore. Pour travailler tranquillement et fuir les jalousies, il quitte Goukomey et s'installe avec sa famille dans les faubourgs d'Adjara, à la frontière du Nigeria. Dès lors, sa situation excentrée lui permet de se faire oublier,

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sans jamais cesser de travailler. Il sera « redécouvert » vers 2008 par Gérard Bassalé, médiateur culturel qui crée avec Hélène, son épouse française, le Centre culturel artistique et touristique Ouadada et qui cherche à rassembler autour de lui des artistes. Théodore recommence à exposer, notamment à la Biennale de l'art contemporain de Dakar en 2014 (Boucher 2014), et participe, en qualité d'artiste, à la restauration de plusieurs places vodun de Porto-Novo. Au printemps 2015, il est artiste invité au Centre, un nouveau lieu culturel situé à proximité de Cotonou.

Généalogie de l'altérité

6 Théodore, comme de nombreux artistes béninois, va être révélé à l'art, à ses techniques et son intentionnalité (Gell 1998) par des expatriés occidentaux4 ! Cette initiation va marquer les jeunes Béninois au point qu'ils vont tous en faire leur métier, surtout qu'elle sera suivie de nombreuses sollicitations. Toutefois, de la part des artistes comme des Occidentaux les ayant initiés, cette généalogie, bien que très fréquente au Bénin, est le plus souvent indicible : elle mine et le statut de l'œuvre, et celui de l'artiste. Elle est inaudible car l'artiste doit trouver l'inspiration dans la révélation d'une marginalité avec sa société tandis que l'œuvre est supposée ne parler que « de », et « par » cette même société. Il faut incarner l'art contemporain africain tant dans la forme que dans les significations. Pour cela, il faut purifier l'œuvre de toute scorie révélant son hybridité, non pas dans les formes ou les matériaux puisque le recyclage est roi (Amselle 2005), mais dans les origines, les messages et les intentions. Pour passer de l'art africain contemporain à l'art contemporain africain, l'œuvre doit se situer dans une zone liminaire jamais explicitée, entre œuvre d'art à l'occidentale et œuvre rituelle et politique. Elle doit à la fois se distinguer de l'artisanat ou de l'art religieux et être produite hors de la chaîne des agents occidentaux. Enfin, cette généalogie est ineffable : la raconter, c'est prendre le risque d'être accusé de dénier aux artistes la capacité d'inspiration solitaire seule légitime dans la conception occidentale de l'art5. Pour autant, bien qu'indicible et inaudible, cette rencontre avec un étranger est le point commun de tous les artistes ou opérateurs culturels avec lesquels j'ai pu discuter au Bénin. Plus encore, pour ce que j'ai pu observer, l'ensemble des artistes béninois « lancés » dans le monde global de l'art contemporain africain a des liens intimes avec des opérateurs culturels occidentaux. Ceux qui se sont imposés sur le marché de l'art contemporain international sont bien ceux qui ont réussi à se positionner à la fois comme artistes et comme créateurs de l'altérité, à travers leurs œuvres et leur personnalité. Or, plus la connexion avec le monde de l'art a été forte, plus l'artiste, l'œuvre et son propos apparaissent comme véritablement « africains », avec une sorte de palier à partir duquel les choses s'inversent : la phase postérieure, rarissime, est celle ou l'artiste et l'œuvre se détachent de l'art africain, pour rejoindre l'art contemporain et ses marchés mondiaux6.

L'art contemporain comme relais et promoteur de la culture vodun

7 À partir des années 1990, avec le retour de la démocratie et le festival Ouidah 92, la libéralisation des cultes devient officielle. L'art contemporain devient une modalité de patrimonialisation du vodun (Seiderer 2008), avec une double ambition : éviter le

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folklore et proposer une version culturelle plus que cultuelle, pour un public occidental. Forgerons, tisserands, ébénistes : les familles du Sud traditionnellement impliquées dans la fabrication des objets religieux et royaux sont alors sollicitées pour donner corps à cette nouvelle politique. Des artistes de Porto-Novo, dont Théodore Dakpogan, sont récemment intervenus dans la restauration de trois places vodun, grâce à différents projets de coopération internationale portés localement par l'École du patrimoine africain (pour la place Agonsa Honto) et par le Centre Ouadada (pour celle de Azalou Komey et de Djihoué Komey). Toutefois la dimension immatérielle du culte, de loin la plus importante, n'est que peu concernée par ces projets : bien qu'omniprésente, elle reste invisible pour les néophytes.

8 Malgré cette invisibilité, l'artification des cultes, de leurs objets et de leurs places permet aux visiteurs et aux collectionneurs d'avoir le sentiment d'accéder à un monde hermétique, aussi bien dans ses formes que dans ses messages. La production d'œuvres d'art est, de plus, une source de revenus non négligeable pour une génération de Béninois qui, par ailleurs, peuvent continuer à produire des objets aux finalités rituelles. Surtout, l'ésotérisme des cultes est sans conteste un élément qui donne de la valeur aux objets produits : titres des œuvres, signes de fa 7 sur les toiles, sculptures ou masques présentés comme protecteurs pour leurs acheteurs. 9 Pour Théodore, l'explication de la difficulté à percer réside pourtant dans l'absence de formation artistique : « Hors du Bénin, le gros problème, c'est qu'on n'a pas eu l'école des arts. S'il y avait une école des arts, je crois que la chose serait, là, plus intéressante, parce qu'on aurait acquis la formation de base donnée pour orienter les artistes sur ce parcours. Mais nous, nulle part on a été formé ; tout vient de nous-mêmes. » 10

11 Là réside sans doute l'injonction paradoxale à laquelle sont soumis ledit « art contemporain africain » et ses artistes. À l'instar de la question des rencontres avec des étrangers initiateurs, la formation à l'occidentale, désirée par les artistes, apparaît pour beaucoup d'acheteurs (et en particulier Magnin et Pigozzi) comme un désenchantement de ce qui serait une production presque « naturelle », issue de la culture et de la personnalité de l'artiste. Cette vision souvent essentialiste et exotisante permet aux néophytes motivés d'accéder au grade d'artiste africain, tout en les empêchant, pour la plupart, de sortir de cette catégorie pour intégrer l'art global dont ils ne connaissent ni l'histoire, ni les codes, ni les mouvements, à moins justement d'y être initiés et accompagnés par d'autres médiateurs. 12 La critique d'art produit un discours de rupture entre art et artisanat, comme le dualisme occidental oppose chrétiens et animistes, sépare divinités bienveillantes et malveillantes. La vulgate sur les artistes béninois consiste habituellement à expliquer leur vocation artistique par la nécessité de transcender une identité complexe liée à leur double appartenance chrétienne et vodun. Cette explication procède d'une vision monothéiste de l'exclusivité religieuse, ethnique, culturelle, ou artistique. En réalité, à Porto-Novo, la multi-appartenance n'est pas vécue comme singulière ou antagoniste : elle constitue la norme (Dianteill 2015). L'exclusivité n'est pas exigée de l'adepte, il est possible de s'initier à plusieurs cultes8 et confréries, de Ogou à l'art contemporain, en passant par le christianisme et les divers projets concurrents de la coopération internationale. La porosité des formes et des signes est partout manifeste (Cousin 2013). Ce sont les pouvoirs des uns et des autres, plus conjoncturels que structurels, qui

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semblent déterminer les inclinaisons et les préférences. L'accès aux réseaux culturels et artistiques ainsi qu'au monde social de l'art, d'une part, et la maîtrise du contenu du message, adapté ou non à un public occidental et à son marché, d'autre part, expliquent sans doute, en partie du moins, le traitement différencié que certains artistes ont pu connaître, concernant la médiatisation et l'internationalisation de leur travail.

Dans la cour des faïences d'Ògún

13 La grande cour (fig. 1) de Théodore Dakpogan est peuplée d'enfants, de voisins et d'amis, de masques et de sculptures. Théodore y travaille le métal récupéré, fondu et refondu, martelé et agencé avec d'autres pièces et restes de la société industrielle. Depuis une dizaine d'années, il a pris ses distances avec la forge familiale et produit notamment des masques et des sculptures à partir de ce que l'on nomme localement les « faïences » — des plats et des bassines métalliques émaillés, le plus souvent d'origine nigériane — utilisées pour la cuisine et le transport de l'eau avant l'arrivée massive des ustensiles en plastique : « Pour moi rien n'est à jeter, c'est des trucs qu'on peut récupérer, transformer et leur redonner une autre vie. Tout au début, j'étais dans la patine rouillée. C'est-à- dire que je prenais le métal brut tel qu'il est. Maintenant, je réfléchis autrement parce qu'il y a des couleurs qui me visent. Quand je regarde un peu la nature, je vois qu'il y a des couleurs un peu partout, parce que la vie a besoin de ces couleurs pour mieux évoluer. Et autour de moi, quand je tourne la tête, il y a ces genres de faïences qui sont en voie de disparation aujourd'hui. Si le monde est plein de couleurs, la faïence, pour moi, c'est une chose qui nous permet de vivre et de participer à ces couleurs que la vie nous a laissées. Et dans ces faïences, on retrouve un peu les couleurs dont on a besoin dans nos couvents pour certains rituels. » 14

15 Les masques bienveillants de Théodore semblent, d'un point de vue plastique, très loin des inquiétants Legbas9, monticules de terre anthropomorphes, installés à chaque coin de rue de Porto-Novo ou d'Adjara, et qui, pour le reste du monde, symbolisent « le vaudou » — la graphie la plus usuelle étant celle désignant le vaudou haïtien. En revanche, ses œuvres de faïences métalliques expriment un continuum entre son regard d'artiste contemporain et son métier d'artiste attaché à Ògún et à la fabrication des autels portatifs dédiés aux morts, les asen (ou assins). Les faïences sont également intéressantes de par leurs origines, leurs usages quotidiens puis artistiques, mais aussi leur destination initiale : « Les Nigériens passent dans les quartiers, ils essaient d'acheter ces vieux ustensiles et ils les envoient en Europe pour la transformation en autres matériaux utiles, soit des motos, des véhicules, etc. C'est dans ces entrepôts-là que je vais acheter les vieilles bassines, que je découpe, et auxquelles je donne des formes comme je veux en réalisant les œuvres. » 16

17 Théodore achète donc la « faïence » originaire du Nigeria et en partance pour l'Europe, au prix de la ferraille, afin de réaliser ses œuvres qui seront, pour la plupart, vendues à des Européens par l'intermédiaire de ressortissants du Niger. Il ne s'agit pas du recyclage de déchets locaux qui seraient sinon perdus, mais, in fine, de la remise sur le marché, avec une plus-value artistique, d'un objet dont les circulations sont internationales. Dans une société où les biens de consommation restent rares et chers,

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trouver dans la rue des objets usagés, en particulier en métal, reste improbable, contrairement à ce que laissent supposer les récits habituels de création. Le plus souvent, c'est l'Europe qui exporte ses déchets, fripes et véhicules usagés. Ici c'est l'artiste qui rachète à des Nigériens des ustensiles usés venus du Nigeria en partance pour l'Europe. Mais que fabrique, que raconte Théodore avec cette matière ? Nous présentons ici trois séries de créations qui nous paraissent emblématiques de sa vision des relations entre la France et le Bénin, l'Afrique et l'Occident.

« Éducation dégoutante », « Allo - à l'eau » et « La Prise de tête »

18 La vie quotidienne des Béninois est au cœur de nombreuses œuvres de Théodore. Prenons, par exemple, « Éducation dégoutante » et « Allo - à l'eau », sculptures exposées à la Biennale de Dakar de 2014. La première évoque l'un des fléaux de la société béninoise : les relations sexuelles entre les maîtres et leurs élèves, du primaire à l'université. Là où l'on attendrait un message sur la prédation, l'œuvre met l'accent sur l'entreprise de séduction à laquelle se livrent les jeunes filles pour obtenir les faveurs de leurs professeurs. L'élève de métal se trouve ainsi affublée de talons, d'un miroir de poche, de tresses et d'une ceinture de perles apparente. Ce renversement de la responsabilité est incompréhensible, voire inacceptable, si l'on ne considère pas ce que cette œuvre nous dit de la question de l'honneur familial incarné par les filles, de la position sociale occupée par les maîtres au Bénin, et de la fascination pour le savoir comme pouvoir, à l'école ou dans un contexte rituel.

19 Avec « Allo - à l'eau » et « La Prise de tête » (fig. 2), Théodore dénonce la priorité que les Béninois donnent aux échanges téléphoniques sur tout autre élément de la vie sociale. Comme l'accès à l'eau, pour le bateau de « Allo - à l'eau », dont les voiles sont composées de téléphones : « À [la Biennale de] Dakar, il y a une dame qui est restée à tourner autour du bateau avec les téléphones et elle a dit : “Mais pourquoi le téléphone ? Et pourquoi ce bateau ?” Les gens croyaient que c'était cette affaire d'immigration, cette affaire d'esclavage que j'étais en train d'installer encore, que je représentais les personnes par les portables. Moi j'ai dit non, c'est une autre vision que je vois : tous ceux là qui ont besoin de l'eau n'ont pas l'eau, mais ils ont un portable, même la vendeuse d'akassa 10 a le portable qui lui bouffe des sous. Mais pour préparer son akassa, il faut qu'elle fasse des kilomètres pour trouver de l'eau ! » 20

21 Pour « La Prise de tête », le sculpteur a représenté la société béninoise en unijambiste, pour signifier l'abandon des richesses locales, dont le palmier à huile. Cette société a perdu la tête, une tête hérissée de téléphones mobiles qu'elle brandit au bout de son unique bras. 22 Déconcertantes pour les visiteurs occidentaux, ces œuvres ne sont pas, comme attendu, une dénonciation de la (post)colonie, mais plutôt une critique de la colonisation des esprits et des valeurs béninoises. C'est la singularité des œuvres de Théodore : elles adressent des messages à la société béninoise et ne correspondent pas aux imaginaires que le public occidental cherche à retrouver dans l'art contemporain africain.

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Masque Yovo

23 Encore aujourd'hui, dans la capitale Porto-Novo, les enfants accueillent les Occidentaux d'un chant colonial appris de leurs grands-parents : « Yovo, Yovo, bonsoir, comment ça va, merci, Yovo Yovo. » Le Yovo, c'est le Blanc. Dans la lignée de la représentation du Blanc, genre foisonnant de la sculpture non occidentale (Menut 2010), de ce chant psalmodié dans les ruelles, des récits ressassés sur les us, manières et technologies des Blancs, des imaginaires et stéréotypes des uns et des autres, Théodore a fait une série de masques. L'un d'eux, « Le Yovo à clavier » (fig. 3 et 4), peut se regarder des deux côtés. Chacun possède, de plus, un double sens. Il n'y a pas de manichéisme dans le culte vodun et l'on retrouve cette ambivalence dans chacune des œuvres de Théodore. Le côté le plus évident, c'est le Yovo bien organisé, trop compartimenté, qui pense en catégories, avec des chiffres, avec un ordinateur à la place du cerveau et la bouche ouverte : il parle bien, beaucoup, trop. C'est la parole du Yovo qui interroge une société du sud Bénin, organisée autour du secret. Mais si l'on tourne le masque, le cerveau est un cercle évidé et la parole s'exprime en chiffres et en lettres, de manière cryptée. Ce vide, selon Théodore, n'est pas négatif, car c'est aussi l'espace du possible, de l'air, de la pensée, celui de la création artistique ou scientifique. C'est ce qu'il m'explique à propos d'une autre statue intitulée « Tête pensante », où la tête est une bassine émaillée évidée traversée de deux boules de quille colorées : « Quand les artistes sont inspirés, il y a un bourdonnement dans la tête et la tête devient plus lourde, plus chaude, plus vide. C'est tout un bourdonnement qui ne permet même plus d'écouter personne. » 24

25 Tourner le masque dans un sens vers l'autre, c'est exprimer le passage de la parole à la pensée, de la pensée à l'écriture, et inversement.

Blanc Mickey et « Gù Manchot »

26 Dans les années 1990, la pièce de Théodore rentrée dans la collection de Pigozzi était un Gù de fer rouillé patiné. En janvier 2014, pour protéger ma famille sans effrayer les enfants, Théodore a installé chez moi, à Porto-Novo, un Ògún à tête de smiley, portant parapluie-tonnerre contre les attaques possibles de Hévieso (Shango en yoruba), le dieu du tonnerre son frère.

27 En mai 2015, Théodore Dakpogan est, avec deux autres artistes, invité en résidence au Centre, nouveau lieu culturel franco-béninois situé à Abomey-Calavi, la banlieue résidentielle de Cotonou, et dirigé par l'artiste béninois Dominique Zinkpé. C'est après avoir consulté le catalogue Bois sacré (Boucher 2014) de l'exposition de Dakar, que Timothée Grimblat, directeur artistique du Centre, a contacté Théodore. Fruit d'une coopération entre la galerie Vallois, le collectif des antiquaires de Saint-Germain-des- Prés et l'ONG Hospitalité et développement, le Centre a pris pour thème de résidence artistique « Capitalisme, mon chéri ». À l'instar de l'exposition collective Mickey au Bénin, montée à Paris à la galerie Vallois en 2014, il s'agit, ici, de demander aux artistes béninois de se saisir d'un concept débattu en Occident. Si la plupart des artistes de Mickey au Bénin n'avaient jamais entendu parler de la souris aux pieds jaunes avant d'être sollicités, l'exposition de Paris rencontra un grand succès : presque toutes les œuvres furent vendues. De Mickey au capitalisme, il n'y a qu'un pas, et le choix de ces

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thématiques peut être lu comme la réactualisation de la figure du Blanc dans les arts non occidentaux, avec toujours, la fascination que suscite ce miroir. Pour ce qui est du capitalisme, en dix ans de séjours répétés à Porto-Novo, je n'ai jamais entendu de discussion autour de ce terme. Il en va certainement autrement à Cotonou. 28 C'est dans ce contexte que Théodore a choisi de réaliser le « Gù Manchot » (fig. 5 et 6). Son œuvre se réfère au Gou mondialement connu, longtemps exposé au musée de l'Homme, et désormais au Louvre. Marlène Biton (1994) fut la première à identifier son auteur, l'artiste forgeron Ekplékendo Akati, mais les hypothèses sur la date de création et la destination de cette œuvre sont multiples. Les récentes recherches menées par Gaëlle Beaujean-Baltzer (2015) permettent de préciser deux versions. Selon la première, en accord avec Marlène Biton, soit le roi Ghézo (1818-1858), soit son fils Glélè (1858-1889), fit enlever cette statue qui protégeait la ville de Danmé, en même temps que son sculpteur, Akati, d'origine yoruba. Autre version : selon le petit-fils du forgeron, Simon Akati, la statue fut forgée à Abomey à la demande de Glélé pour les funérailles de son père Ghézo. Quoiqu'il en soit, cette statue fut abandonnée sur une plage de Ouidah en 1892 lors de la défaite de l'armée de Béhanzin, puis récupérée par le capitaine français Fonssagrives qui en fit don au musée d'Ethnographie du Trocadéro. 29 La statue est considérée par Apollinaire comme une œuvre d'art dès 1912, avant d'être exposée comme telle dès les années 1930 (Beaujean-Baltzer 2007). Comme le note Maureen Murphy (2009), cette statue fut tour à tour « objet sacré, insigne du pouvoir des rois du Bénin puis de l'Empire colonial français, objet d'étude ethnographique, œuvre d'art ». Elle traversa les champs mouvants des époques, des disciplines et des imaginaires. La machette et la cloche, ses attributs, furent égarées dans les limbes des réserves du musée de l'Homme et ne seront retrouvées que dans les années 2000, au moment de son transfert au Louvre. Les photographies anciennes de cette statue le présentent le plus souvent mains nues, les pouces levés. Se saisissant de cette image d'un Gou doublement spolié — volé et sans armes — mais exposé au Louvre, Théodore Dakpogan réalise un Ògún amputé, en référence à la « Vénus » de Milo ou à la « Victoire de Samothrace », autres pièces majeures du musée parisien. Selon Fonssagrives, les tiges de fonte qui structurent la sculpture ont été forgées avec des ancres de marine (Delafosse 1894 ; Beaujean-Baltzer 2007). 30 On y trouve aussi des pièces de blindage européen, tout élément qui renforce l'hypothèse d'une conception à Abomey, car, comme le note Joseph Adandé, c'était alors la seule ville à même de posséder ce type d'éléments (Beaujean-Baltzer 2015). Chef-d'œuvre d'avant-garde dans sa conception formelle (ibid.), cette composition hybride marque aussi la volonté de s'approprier la force de l'ennemi et révèle une qualité paradigmatique moins connue d'Ògún, celle du défricheur, de l'éclaireur, incarnation de l'évolution humaine et de la révolution technique (Barnes 1989). Alliage toujours, la sculpture de Théodore est, quant à elle, confectionnée à partir des faïences métalliques et colorées du Nigeria. Précision d'importance : selon Théodore et plusieurs initiés, la divinité se trouve dans l'assein (assin) qui couvre les têtes, la sculpture anthropomorphe permettant de représenter le caractère particulier de cet Ogun là, et/ ou de ceux qu'il protège. 31 Gou au Louvre est en marche, mais il a les yeux fermés : c'est l'incarnation des rois d'Abomey, combattant l'armée française, convaincus de leur réussite jusqu'à leur écrasement. L'Ògún de Théodore est porté par un placide manchot, modeste, statique et silencieux. Mais il a les oreilles déployées, les yeux grands ouverts. C'est l'Ògún de

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Porto-Novo, son pouvoir vient du secret, du silence, ce qui n'empêche pas la connaissance, la bienveillance, l'enjouement. C'est aussi celui des peuples de l'Afrique du XXI e siècle : spoliés, amputés, bâillonnés, mais conscients. Une lecture plus ironique du thème capitaliste autorise à considérer que le Gou de Théodore Dakpogan est le bandit manchot de l'art contemporain africain.

32 ❖

33 Le parcours, le travail et le discours de Théodore Dakpogan ne sont pas réductibles à la controverse « esthétique néo-primitive » versus « post-colonialisme critique » (Vincent 2005). Si, dans l'art contemporain, comme ailleurs, les rapports de force restent profondément inégaux, Théodore compose avec les formes et les signes des mondes dont il est le contemporain : une société béninoise consciente et porteuse d'une parole politique critique ; l'héritage, local et mondial, des lignées d'artistes travaillant pour le pouvoir politique, économique ou religieux ; la modernité urbaine de cultes erronément qualifiés de « traditionnels » ; une compréhension de l'appétence postmoderne des Occidentaux pour la référence/révérence ; un environnement multicommunautaire, multilingue et multi-religieux, aux valeurs situées hors du dualisme et du manichéisme occidental. La biographie, localisée, des hommes et de leurs créations permet de mieux appréhender la généalogie des enchevêtrements qui mènent à la production et à la mise en circulation d'identités artistiques et culturelles qui sont résolument de leur temps : plurielles, hybrides, ambivalentes. 34 Centre d'anthropologie culturelle (CANTHEL), Université Paris Descartes et Institut universitaire de France, Paris ; 35 Maison-atelier, Adjara, Bénin.

Fig. 1. — L’atelier de création de Théodore Dakpogan, dans sa cour

Photo : Saskia Cousin, Adjara, Bénin, 2015.

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Fig. 2. — Théodore Dakpogan, « prise de tête », sculpture

Photo : Saskia Cousin.

Fig. 3. & 4. — Théodore Dakpogan, « le yovo à clavier », masque

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Photos : Saskia Cousin.

Fig. 5. — Théodore Dakpogan, «gù manchot », sculpture

Photo : Saskia Cousin.

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Fig. 6. — Théodore Dakpogan, «gù manchot », sculpture (détail)

Photo : Saskia Cousin.

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NOTES

1. Au cours de ce texte, j'emploierai à dessein différentes graphies et dénominations, selon l'origine fon, goun ou yoruba de la divinité, l'appartenance aux cultes vodun ou orisha, le terme utilisé par mon interlocuteur, ou la tradition muséographique liée à la rédaction d'un cartel initial. Par exemple, Théodore utilise le terme goun-gbe Gukomẹ ̣ (une variante du fon-gbe Gukɔmε) mais l'écrit phonétiquement Goukomey. Il ne se dit pas fils d'Ogou, mais fils d'Ògún, proche divinité yorouba liée au culte des Orisha. La tentation de « purifier » la restitution en choisissant l'une ou l'autre des langues pour un article ne correspond pas à la pratique des Aînonvis (habitants de Porto-Novo). Comme le rappelle Théodore : « On parle goun avec du yoruba dedans. Et quand on parle vite, rapidement, mina peut sortir de notre bouche. » De plus, plusieurs travaux (BARNES 1989) ont montré la complexité de l'étymologie de Ògún, ainsi que les enjeux identitaires, religieux ou politiques que révèle l'usage de l'un ou l'autre de ces termes. Ici, il s'agit simplement de donner à lire l'origine multiple et la polyphonie d'un paradigme devenu divinité. 2. Les citations de Théodore Dakpogan sont extraites de conversations filmées entre janvier et juin 2014. 3. Una Meistere a réalisé une longue interview de J. Pigozzi (« Pigozzi, a visionary of life », 15/09/2015, ), dans laquelle il explique son intérêt pour l'art et les artistes africains, bien qu'il ne se soit jamais rendu en Afrique. Il note également la très grande distance entre ce que les artistes disent de leurs œuvres et ce qu'en disent les commentateurs. 4. Les expatriés qui s'occupent actuellement de l'Association des Français résidant au Bénin semblent plutôt versés dans l'artisanat d'art que dans la production d'œuvres d'art contemporain. 5. La réciproque n'est pas vraie. Joseph Beuys (VALENTIN 2014) affirmait avoir découvert le feutre, matière première dans son œuvre, alors que, pilote pendant la Seconde Guerre mondiale, son avion s'étant écrasé en Crimée, il avait été sauvé par des nomades tatares qui l'avaient enveloppé dans du feutre. Cette hybridation initiale fait partie du mythe fondateur de l'artiste (la réalité historique est assez différente) sans que cela ne remette en cause sa capacité à produire des œuvres, ni ne confère à ses sauveurs une place prépondérante. 6. La question de la définition de l'art contemporain africain a donné lieu à de multiples controverses opposant en particulier la vision de la Contemporary African Art Collection à celles de critiques d'art et de curators comme Simon Djami (Revue noire) ou Okwui Enwezor (revue Nka), qui refusent le néo-primitivisme et caractérisent l'art contemporain africain par sa dimension de critique postcoloniale (VINCENT & WECKER 2005). 7. Le fa (ou ifa, ou afa) est un système de divination fon et yoruba pratiqué avec seize noix de palmes ou cauris. Le devin interprète la réponse de la divinité en fonction de la combinaison de cauris ouverts ou fermés (CHOUCHAN & DIANTEILL2011).

8. Selon P. VERGER (1957), le vodun n'est pas un polythéisme mais des monothéismes multiples juxtaposés. Ceci correspond aux observations que j'ai pu faire à Porto-Novo.

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9. Legba, autrement nommé Eshu, tient le rôle de messager et d'interprète entre les dieux et les hommes. Chaque carrefour, chaque quartier, chaque famille, mais aussi chaque vodun a son propre Legba, incarné par un monticule de terre souvent priapique. C'est « le dieu des chemins, des carrefours ou des destins, le guetteur aux seuils des foyers, celui qui surveille les lieux de passage. Il ouvre et ferme les portes, celles des maisons, celles aussi des itinéraires de la vie » (CHOUCHAN & DIANTEILL 2011 : 5). 10. Pâte à base de farine de maïs blanc fermentée, enveloppée dans des feuilles de bananier, le plus souvent servie avec une sauce. C'est un plat très bon marché, vendu sur des étals de fortune à chaque coin de rue de Porto-Novo.

RÉSUMÉS

Fruit de multiples conversations entre ses auteurs, cet article restitue l'initiation artistique de Théodore Dakpogan, « fils d'Ògún » et sculpteur issu d'une famille de forgerons royaux de Porto- Novo, au Bénin. Il montre la place des « médiateurs » occidentaux dans la vocation et la réalisation d'une carrière dans le monde de l'art. Il décrit le rôle de l'art contemporain dans le retour en légitimité et en visibilité du vodun, ainsi que la fascination des Occidentaux pour l'ésotérisme des cultes traditionnels, sous réserve que les œuvres s'inscrivent dans les canons dualistes de l'art occidental, ses formes et ses thèmes de prédilection. À travers la description de quatre œuvres de Théodore Dakpogan, ce texte confronte les intentions de l'artiste, à destination des Béninois, et l'interprétation, très différente, qui peut en être faite par les Occidentaux. L'approche (auto)biographique permet de mieux appréhender la généalogie des enchevêtrements qui mènent à la production et à la mise en circulation d'identités artistiques et culturelles qui sont résolument de leur temps.

This paper is the product of numerous conversations between its authors. It describes the artistic initiation of Théodore Dakpogan, a “son of Ògùn” and sculptor from a family of royal blacksmiths from Porto-Novo, Benin. It shows the role of Western “mediators” in the discovery of an artistic calling and the realization of a career in the art world. It describes the role of contemporary art in the restored legitimacy and visibility of vodun, as well as the Western fascination for the esotericism of traditional worship, on condition that the works comply with the dualistic vision of Western art, its preferred forms and themes. Through the description of four works by Théodore Dakpogan, this paper contrasts the intentions of the artist—aimed at the Beninese—and the very different interpretations of Westerners. Taking an (auto)biographical approach helps to better understand the genealogy of entanglements behind the production and circulation of artistic and cultural identities that are resolutely in step with their time.

INDEX

Keywords : Benin, Porto-Novo, Adjara, Théodore Dakpogan, Ogun, Contemporary Art, Vodun Mots-clés : Bénin, Porto-Novo, Adjara, Théodore Dakpogan, Ogou, art contemporain, vodun

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La prise du dessin par Bruly Bouabré ou le prophétisme retrouvé The Taking of Art by Bruly Bouabré or Prophecy Rediscovered

Cédric Vincent

1 Frédéric Bruly Bouabré doit sa notoriété au moins autant à sa prolifique production graphique — de petits dessins figuratifs et légendés, souvent décrits comme des sortes de cartes de tarot — qu'aux circonstances de son entrée dans l'art. Il avait près de 70 ans lorsqu'André Magnin, en prospection pour l'exposition Magiciens de la terre (Centre Pompidou et Halle de la Villette, Paris, 1989) dénicha à Abidjan les dessins de cet intrigant personnage. C'était en avril 1988. Dès lors les présentations de son travail se sont multipliées de par le monde (Îles Canaries, Suisse, Allemagne, New York, Londres, Tokyo, Paris, São Paulo, Sydney, Moscou, Dakar, Johannesburg, etc.) dans des expositions collectives et personnelles. À ma connaissance, il est le seul artiste à avoir été doté de la souplesse suffisante pour à la fois figurer dans des collections d'art brut et être présenté comme un artiste conceptuel.

2 Prononcer son nom revient à actualiser un pan de l'histoire récente de l'art lié aux thématiques de la globalisation et aux questions de l'inclusion des artistes africains au sein des institutions. Bruly « artiste par accident » dit le philosophe ivoirien Yacouba Konaté, l'un de ses promoteurs. Ce type de regard sur son travail dérive en partie du fait que sa présence artistique n'est pas due à l'essor d'une carrière qui l'aurait propulsé de la scène artistique ivoirienne à la sphère internationale. Cet artiste sorti de nulle part gagne directement les rangs des artistes internationaux les plus cotés alors que les artistes établis du pays restent en manque de reconnaissance, aussi bien sur le plan institutionnel que marchand. En cela, il répondrait bien au modèle de trajectoire que se fait le théoricien de l'art Jean-Claude Moineau (2007 : 5) de l'« artiste global » : celui qui inverse la filière traditionnelle, il se fait d'abord reconnaître mondialement avant de se faire reconnaître à l'échelon local. 3 Pour autant, ce type d'approches focalise sur une thématique de l'artiste inventé, d'artification grossière où ce dernier se voit presque entièrement confisqué l'autorité du discours, dans un « passage à l'art » où le sujet de l'art est plus que jamais le supposé

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« découvreur » qui rend publique sa « découverte », c'est-à-dire la rend exposable, commentable et monnayable (Heinich & Shapiro 2012). Ainsi, l'œuvre de Bouabré se trouve valorisée moins pour sa complexité, voire ses contradictions internes, que pour une simplicité que la critique lui a peu ou prou inventée. Ces opérations, aussi intéressantes soient-elles à décrire, perdent de vue un composant essentiel qui a été absorbé dans sa réussite artistique. Car Bouabré se présente aussi comme un prophète, un innovateur religieux chargé de promouvoir la religion de l'Ordre des Persécutés. Le moment historique que constitua la « rencontre missionnaire » sur le continent africain s'est traduit, notamment, par la formation de mouvements prophétiques et d'églises indépendantes devenus le creuset des identités chrétiennes africaines, et pour les chercheurs, un objet exemplaire pour étudier l'appropriation africaine du christianisme. Le parcours de Bouabré demande aussi à être considéré avec cette histoire. Cet article entend suivre le commerce qui s'est instauré entre le « prophétique » et l'« artistique » depuis son passage à l'art en 1989. Il propose de faire pleinement entrer dans le cadre de son activité artistique son entreprise prophétique1.

Un culte solaire

4 Le dernier article de l'ethnologue Denise Paulme a été publié dans les Cahiers d'Études africaines en 1998. Sous le titre « Naissance d'un culte africain », il décrit la cérémonie d'installation d'un mystérieux culte solaire à Zépréguhé, un village de planteurs du centre-ouest de la Côte-d'Ivoire. Il n'aura pas marqué la bibliographie de l'ethnologue française, mais il demeure un document essentiel lorsqu'on s'intéresse au parcours de l'artiste ivoirien Frédéric Bruly Bouabré.

5 L'article nous ramène en juin-juillet 1958 lors du terrain de D. Paulme, qu'elle effectuait avec son mari André Schaeffner, dans la région de Daloa. Elle en a tiré la monographie Une Société de Côte-d'Ivoire d'hier et d'aujourd'hui : les Bété (Paulme 1962b). C'est à cette occasion qu'elle rencontra Bruly Bouabré. Après dix années passées à Dakar, il venait d'intégrer le Centrifan d'Abidjan, et il fut immédiatement affecté auprès de Denise Paulme pour lui servir de traducteur. Dès son arrivée, il s'affirma comme une ressource indispensable, il deviendra vite son informateur privilégié. Il suffit de se reporter aux notes archivées de l'ethnologue pour s'apercevoir que l'enquête débuta véritablement lorsque Bruly est apparu dans son cadre2. Son influence se mesure notamment à la place qu'occupe Zépréguhé, son village natal, dans le livre de Paulme. Sa taille et ses domaines d'activités étaient idéals pour se constituer en village modèle et se prêter à l'analyse de plusieurs aspects-clés de la société bété : la famille, le foncier, l'inscription lignagère, le peuplement, les cultes. L'arrivée de Bruly eut donc pour premier effet de circonscrire une large partie de l'enquête de Paulme à Zépréguhé. 6 L'article de 1998 évoque un épisode inattendu pendant ce terrain. Presque deux mois après être entré au service de Paulme, l'informateur invite le couple d'ethnologues à une cérémonie dont il est l'initiateur. « Il nous fait dire qu'il avait une bonne nouvelle à annoncer aux habitants de Zépréguhé et qu'il souhaitait notre présence le 31 juillet au matin », rapporte D. Paulme (1998 : 6). Ce jour, Bouabré instaura son prophétisme et sa religion qui avaient mûri pendant dix ans. Il raconte avoir été le témoin privilégié, un matin du 11 mars 1948 à Dakar, d'un phénomène céleste extraordinaire qu'il interpréta aussitôt comme un signe divin. Le soleil se démultiplia en sept soleils d'autant de couleurs différentes de l'arc-en-ciel : le « Manifeste Céleste » est l'événement autour

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duquel dès lors s'ordonnèrent et prirent cohérence les séquences de sa vie. Il adopta le nom de Cheick Nadro3, prophète missionné pour rétablir le lien entre Dieu et les hommes. Une nouvelle religion baptisée l'Ordre des Persécutés en résulta et fit l'objet de l'installation publique en juillet 1958 dans son village. 7 Étant le seul témoignage du passage à l'acte du prophète, l'article de Denise Paulme apporte des éléments indispensables pour l'inscrire dans le paysage du prophétisme ivoirien de l'époque. On y apprend ainsi que le culte de Bouabré s'orientait vers une communauté à vocation thérapeutique grâce aux vertus d'une eau sainte. Il faut dire que, parmi les pays africains ayant été le théâtre d'expériences prophétiques et d'innovations religieuses, la Côte-d'Ivoire est l'un des plus prolifiques depuis le passage du prophète libérien William Wade Harris en 1913-1914 sur les côtes ivoirienne et ghanéenne. Certains chercheurs ont décrit la succession de figures prophétiques qui en résulta en termes de « tradition prophétique » (Walker 1979 ; Dozon 1995 ; Mary 1997). Par ailleurs, l'installation du projet de Bruly Bouabré à la veille de l'Indépendance correspondait à une période faste du développement du prophétisme ivoirien, comme elle le fut dans d'autres pays tels que le Ghana, le Nigeria ou le Congo. La plupart des prophètes (Atcho, Papa Nouveau ou Kokangba) bâtirent leur réputation ou accrurent leur audience précisément dans ce moment d'effervescence et de promesses de renouveau. Tandis que de nouveaux prophètes, plus ou moins mineurs, surgirent comme Josué Edjo ou Sébim Odjo, les initiatives prophétiques nées dans les années 1930-1940, le harrisme notamment, confortaient leur statut institutionnel. La scène ivoirienne subit également la pression d'autres églises indépendantes venues de l'étranger comme le Christianisme Céleste (arrivé dès 1950). Pour compléter le tableau, des mouvements d'inspiration musulmane émergèrent au Nord, venus du Mali et du Burkina Faso, comme l'eau de Moussa et le Massa (Royer 1999). 8 Ce n'est sans doute pas sans raison que Bruly Bouabré invita Denise Paulme à observer sa cérémonie et entra ainsi dans le cadre de l'enquête en se muant en objet d'étude. Parallèlement à ses recherches sur la société bété, l'ethnologue effectuait une enquête sur le culte déima fondé par la prophétesse Marie Lalou particulièrement florissant dans la région. Un long article en rendra compte dans les Cahiers (Paulme 1962a). Sans doute Bouabré attendait-il un traitement similaire de son projet, afin de figurer dans les rapports ou dans une publication. Après tout, Théodore Monod (1958) venait de consacrer une longue publication dans le Bulletin de l'IFAN à l'écriture syllabaire qu'il venait de concevoir. Par la suite, Bouabré trouva chez Bohumil Holas, son directeur au Centrifan, une autre marque d'attention alors que celui-ci travaillait à son propre livre sur le prophétisme, Le séparatisme religieux en Afrique noire : la Côte-d'Ivoire (Holas 1965). Il lui confia un texte, « Yoro-Lago : Soleil-Dieu », dans lequel il raconte la succession des révélations qui l'ont conduit à l'Ordre des Persécutés. Il fut publié dans le livre de B. Holas (ibid. : 50-56). Mais du côté de D. Paulme, la description de la cérémonie ne figura pas dans le livre. Une simple phrase évoque laconiquement « la naissance d'un nouveau culte solaire par un enfant du pays » dans le chapitre « Cultes nouveaux » (Paulme 1962b : 192). Néanmoins elle annonçait en note un article à venir sur ce sujet, mais celui-ci ne sera publié qu'en 1998.

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L'échec du prophétisme

9 Dans les archives de l'ethnologue conservées à la bibliothèque du Centre d'Études africaines (EHESS, Paris)4 se trouve un tapuscrit de l'article en question qui semble avoir été à peine retravaillé pour la parution. Il laisse penser qu'un projet de publication était bien en cours, avant de tomber en sommeil dans les dossiers de l'ethnologue. En comparant la version archivée à la version publiée, une seule différence témoigne de son actualisation. La phrase de conclusion de l'article publié mentionne sa « notoriété qui dépassa les frontières grâce à ses dessins colorés » (Paulme 1998 : 14). On peut ajouter que l'exhumation du texte et l'intérêt retrouvé pour sa publication est une incidence de cette renommée artistique.

10 D. Paulme n'avait pas connaissance des dessins dans les années 1960. Pour cause, B. Bouabré n'a commencé à dessiner que pendant la décennie suivante. Quant à l'adoption du format des cartes, il date des années 1980. Par ailleurs, il faut ajouter que l'activité dessinée reste périphérique à son projet de se faire publier, de devenir écrivain. Dans un article paru dans le premier numéro de la revue Gradhiva en 1986, sous le titre « Un conte bété et son narrateur », D. Paulme (1986 : 1) avait déjà loué les qualités de son informateur5 et expliqué qu'« il aimait par-dessus tout écrire, couvrant cahier après cahier où contes et légendes entendus au village se mêlaient au souvenir de lectures désordonnées. [...] Il eût voulu voir publier une œuvre quelque peu échevelée et totalement inclassable. Je m'efforçais de l'aider, mais en vain, aucun éditeur ne voulant tenter l'aventure. Mon désir est que soit consigné ici, avec un très beau texte, le témoignage d'une amitié fidèle ». À sa façon, Bruly continue à hiérarchiser ses activités d'écriture et de dessin lorsqu'il prononce sa célèbre formule, « Je voulais être Victor Hugo, mais on m'a fait Picasso. » 11 L'autre intérêt de l'article de 1998 est le contraste qu'il crée entre la conclusion, référant au succès actuel de ses dessins et de sa carrière d'artiste, et le reste du texte évoquant finalement l'échec de l'instauration du prophétisme à Zépréguhé. Lorsqu'elle rencontra à nouveau Bruly, en 1962, lors d'un de ses passages à Abidjan, D. Paulme (1998 : 12-13) ne put alors que constater sa désillusion. De l'aveu de B. Bouabré, l'installation du prophétisme fut une étape prématurée. En cause : l'absence de ressources financières et matérielles pour construire un temple et maintenir la dynamique qu'il avait instaurée, sa décision de laisser la main à l'un de ses zélateurs pour maintenir l'activité, lui, préférant demeurer à Abidjan pour travailler. Une raison à ajouter pourrait être la place donnée au Livre des Lois Divines. Après avoir annoncé à D. Paulme son retrait de l'officie du culte, il lui confiait ne se reconnaître d'autre titre que celui d'auteur de ce livre6 qu'il rédigea alors qu'il résidait à Dakar, et qui renferme les prescriptions de l'Ordre des Persécutés que Dieu lui a transmises en rêve. 12 Ma découverte de ce livre date d'une de mes premières rencontres avec Bruly, en juillet 2001, à son domicile de Yopougon (Abidjan). Il est allé chercher dans sa chambre Le Livre des Lois dès que nous avons commencé à aborder la question du prophétisme. Il me demanda de lui lire une loi au hasard. Au cours de la conversation qui s'en est suivie, je l'interrogeais sur son rapport à la scène prophétique du pays. Il n'a pas répondu mais il se justifia d'un prophétisme « inachevé » de la sorte : « Ma religion ne m'a pas dit de dire que demain tu vivras, demain tu seras président, demain tu mourras. Ma religion m'interdit de faire ça, ma religion ne m'a

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pas appelé à rassembler les foules autour de moi, à m'amener des malades qui demain vont mourir, à les ressusciter d'un souffle, comme Jésus. Non, ma religion ne m'a pas dit ça : elle m'a dit de faire un livre, toute personne peut admirer ce livre, et le comprendre à sa façon »7. 13

14 Il s'affichait en un prophète-écrivain, comme une manière de se distinguer de ses homologues. Le temple n'ayant pu être érigé à Zépréguhé, le sort de son entreprise prophétique dépendait désormais de celui réservé au Livre des Lois.

Deux récits en concurrence

15 L'article de D. Paulme a introduit une intrigue sur le mode « du prophète raté à la success story artistique insolente », qui va se diffuser dans de nombreuses analyses de son statut d'artiste ou de prophète dans les années suivantes. Jean-Loup Amselle (2005 : 65) parle à son sujet d'une opération de transubstantialisation : prophète raté devenu l'un des artistes d'Afrique les plus durablement installés. Dès lors cette articulation, reprise par d'autres chercheurs (Price 2007 ; Bonetti 2008 ; Bonhomme 2009), amène à considérer une période prophétique ou pré-artistique et une période artistique. Elle pourrait fournir des arguments à ceux qui s'interrogent sur le statut de cet artiste, voire à ses détracteurs. Ces derniers entrevoient sa présence artistique comme le résultat d'un processus grossier d'artification à base d'un regard exotique confortant une représentation de l'artiste africain œuvrant par les visions et les rêves. Dans une critique institutionnelle revue à l'aune des postcolonial studies, Bruly représente, pour eux, le prototype de l'artiste naïf ou l'équivalent d'un artiste brut évoluant dans la marge (Oguibe 2004), c'est-à-dire un créateur dénué de conscience artistique qui n'a aucune prise sur un jeu auquel il participe malgré lui. La controverse autour du statut de Bouabré n'est pas sans rappeler les remarques de Pierre Bourdieu (1998 : 404) au sujet du Douanier Rousseau et des tenants de l'art brut, comme « Créateur créature qu'il faut produire en tant que créateur légitime » par « l'acte créateur du “découvreur” » (ibid. : 405).

16 L'article de D. Paulme offre ainsi une alternative critique au récit admis depuis l'entrée sur la scène artistique de Bruly. Dans la notice du catalogue de Arts of Africa (Magnin 2005 : 89), il est formulé ainsi : « L'origine de toute l'œuvre de Bruly est liée à un événement de son existence : le 11 mars 1948, lorsque “le ciel s'ouvrit devant mes yeux et que 7 soleils colorés décrivirent un cercle de beauté autour de leur Mère-Soleil, je devins Cheick Nadro : celui qui n'oublie pas”. À partir de cette date, il aborde tous les champs du savoir et consigne ses recherches [...]. S'y révèle une étonnante figure de penseur, poète, encyclopédiste, de créateur. » Le film Nadro de la réalisatrice italienne Ivana Massetti (1998) qui mêle documentaire, fiction et reconstitutions scénarisées est entièrement voué à la représentation de ce personnage d'artiste visionnaire teinté de religiosité. 17 Il faut dire que le recours à la « vision céleste », systématiquement reprise dans les commentaires, offre une explication rassurante pour régler la démarche de Bruly sur celle d'un artiste. Elle répond aux réquisits qui dominent le régime de valeur de l'art depuis le romantisme, et l'intègre dans une rhétorique familière de la légende de l'artiste, privilégiant ce qui est hors du commun, original, unique (Kris & Kurz 2010 [1934]). Le critique Christophe Domino (1994 : 58) qualifie l'épisode d'« axe moteur de

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son entreprise de lecture systématique des signes et symboles », autrement dit l'élément déclencheur de la vocation de l'artiste. Avoir une vocation, c'est se sentir appelé à exercer une activité, non par calcul, mais par destinée : Bruly ne crée pas pour gagner sa vie, mais par la nécessité dictée par sa vision. Et pour finir, la sociologue Nathalie Heinich (2005 : 202) nous apprend que ce « régime de singularité » est d'autant plus performant qu'il aime à se fondre dans un « vocabulaire religieux et plus précisément mystique — croyance révélation, mystère, inéffabilité ». 18 En fixant ainsi une origine vocationnelle au déploiement de l'œuvre, qui gère à la fois sa signification et sa dynamique, le récit « artistique » absorbe l'ensemble de ses activités. Les dessins étant présentés comme l'aboutissement de sa production, ses réalisations précédentes, aussi disjointes peuvent-elles être entre elles (prophétisme, écriture syllabaire, recherches ethnographiques), sont rétrospectivement muées en une même œuvre dont elles sont les maillons passés. En conséquence, le projet prophétique, le syllabaire, les manuscrits ne peuvent plus être perçus comme des créations indépendantes les unes des autres, ayant une intention, une histoire qui leur est propre, ni même être abordés comme des projets inaboutis ou des échecs. En devenant les phases de développement d'une œuvre et les témoins de sa profondeur temporelle, ils sont intégrés dans un même mouvement activé par la vision céleste inaugurale. 19 Il faut cependant ajouter que la fusion du « prophète » et de l'« artiste » n'est rendue possible que parce que son prophétisme est un échec. Dans la mesure où celui-ci n'est pas organisé en communauté ou en église et ne peut témoigner d'une manifestation effective, il peut apparaître dans sa pureté conceptuelle et son idiosyncrasie. Lors d'une rencontre en hommage à Bruly au Goethe Institute d'Abidjan en août 2008, Yacouba Konaté, comme pour rassurer son auditoire, lançait : « Bruly Bouabré n'est pas de ce type de prophète agressif ou offensif qui crée une secte, une église. » Sa précision est compréhensible dans un pays où le terme « prophète » est devenu une autodésignation courante, notamment dans les milieux évangéliste et pentecôtiste. Mais Konaté exclut de la sorte Bouabré de toute connexion avec la tradition prophétique ivoirienne à laquelle il appartient. Bohumil Holas (1965 : 51) expliquait l'échec de son prophétisme par le « caractère trop personnel [de sa doctrine] et du fait qu'elle exprime des sentiments trop intimes ». Il semble que ce travers soit devenu un facteur de sa reconnaissance artistique, pouvant trouver une traduction dans l'héritage d'une « mythologie individuelle », notion introduite par le commissaire d'exposition Harald Szeemann au début des années 19708.

Le cadre de la série

20 L'émetteur initial du récit, accepté et diffusé dans les diverses occurrences artistique du travail de Bouabré, est André Magnin, le directeur artistique de la Contemporary African Art Collection (CAAC) de 1990 à 2008. Cette collection montée par Jean Pigozzi dans le prolongement de Magiciens de la terre (1989) — dont Magnin avait été l'un des commissaires — a été l'incubateur dans lequel le travail de Bouabré a pu se développer et par le biais duquel il a été majoritairement perçu : il a été l'un des artistes-vitrines de la collection depuis sa création. En fait, la dénomination de « collection » est réductrice, voire trompeuse, pour couvrir l'ensemble du projet de la CAAC qui se décline en découvreur de talents, mécène, agent, promoteur, organisateur d'expositions et critique d'art.

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21 Au départ, André Magnin doit s'arranger avec un tas informe de dessins : des scarifications, des signes relevés sur la peau de fruits, les formes expressives des nuages, des portraits de personnalités, des logos publicitaires tracés au stylo bille et coloriés aux crayons sur des emballages de mèche capillaire à la dimension d'une carte postale. Il faut mettre de l'ordre dans cette production luxuriante. Pour activer les dessins dans l'espace de l'art, il convient de les insérer dans une forme reconnaissable et normée. Le récit « artistique » en est l'un des volets, il s'est accompagné d'autres opérations d'implémentation, c'est-à-dire de gestes pour les faire fonctionner comme œuvre9. La mise en série s'est imposée à A. Magnin comme une option assez évidente pour y parvenir. 22 Tout en objectant catégoriquement être l'« inventeur » des séries, A. Magnin se reconnaît néanmoins comme leur révélateur : à partir d'indices, il procède à des recoupements de dessins et à des répétitions thématiques. Il identifie, organise, titre les séries10. Connaissance du monde (on notera le singulier) est introduite comme la charpente de l'œuvre, série monstre constituée de milliers de dessins, sans distinction de date ni de thème, c'est-à-dire capable d'absorber tous les dessins que l'artiste exécute. Le début de la série est indexé à 1982. On pourrait d'ailleurs lui contester l'appellation stricte de série dans la mesure où son contenu semble aussi indistinct que le tas de dessins initial. Quelle que soit la juste nomination, Connaissance du monde indique par son titre même l'orientation et le cadre général dans lequel il faut saisir la démarche de l'artiste : une « sorte de cosmogonie, un dictionnaire des savoirs cherchant à rassembler l'univers », nous explique A. Magnin11. 23 Au-delà du regroupement thématique, l'effet de série commence par la composition des cartes elles-mêmes, presque invariablement répétées sur le même principe : un motif central colorié de couleurs vives qu'encadre un liséré, et le tout complété par un texte légendant le motif inscrit autour du cadre. A. Magnin a l'habitude de décrire ce travail comme un « système de représentation basique et invariable : papier cartonné, format carte postale, stylo bille et crayons de couleur ». Le terme important est « invariable » pour dire la répétition inlassable du geste de consigne. C'est aussi une façon de nouer un lien fort entre le créateur et sa production : le travail en série implique un programme, une planification et une discipline qui lui donnent sens. Il précise même le format fixe des cartes, 95 × 150 mm12. Ce n'est pas un hasard si cette information d'apparence anodine revient dans les commentaires issus du récit « artistique ». Elle permet de traduire le travail de Bruly dans une forme repérable et commentable de l'art contemporain jouant sur une activité répétitive et systématique. 24 La série chez Bouabré rejoint un processus de création en flux continu comme de nombreux d'artistes ayant pris la décision de se consacrer à un seul projet leur vie durant et dont l'œuvre fut l'accomplissement rigoureux d'un système préétabli. Lorsque Jonathan Watkins (1998 : 18), directeur artistique de la 11e Biennale de Sydney (1998), justifiait la présence du travail de l'artiste ivoirien, il le rapprochait de celui du Japonais On Kawara, une référence en matière de démarche répétitive et d'enregistrement du temps. La Biennale intitulée Every Day présentait les cartes de l'artiste ivoirien réalisées dans l'année 1997-1998 de manière à faire correspondre l'idée d'un acte quotidien à l'activité d'enregistrement qui inclinait à la comparaison avec les date paintings de l'artiste japonais. Le lien entre les deux artistes était si évident, que Magnin finit par accompagner On Kawara, sur sa demande, chez Bruly à Abidjan (Cohen-Solal & Martin 2014 : 368).

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25 L'acte le plus visible pour le spectateur reste la traduction dans l'espace d'exposition. Ulrich Look, alors directeur de la Kunsthalle de Bern, avouait, quelque peu fataliste : « Chaque fois que les petits dessins de Frédéric Bruly Bouabré sont exposés, il est forcément question de la façon de les montrer correctement, mais il n'y en a peut-être aucune »13. Si on observe des photographies des accrochages de Worlds Envisioned (Dia Center for the Arts, New York, 1994 et American Center, Paris, 1995) ou de Documenta 11 (Kassel, 2002), on y voit de longs et impressionnants alignements serrés de dessins : une œuvre-système où l'œil du spectateur est conduit à saisir globalement les cartes — encadrées de baguettes de bois renforçant l'idée de répétition —, et non à se concentrer sur chacune. Ce n'est pas le détail qui est recherché, mais la « vue d'ensemble » et la quantité sans laquelle l'encyclopédisme ne serait pas rendu. En ce sens, l'accrochage ne recherche pas à faire une œuvre de contemplation, ni à capter le contenu, mais à montrer un processus, une profusion. 26 L'accrochage est créé en accord avec des conventions d'installation historiquement déterminées et consciemment codifiées, préparant le spectateur à recevoir un certain type d'expérience esthétique. Devant l'intérêt croissant pour les histoires des expositions, des historiens de l'art ont bien mis en relief en quoi les dispositifs d'exposition affectent les significations et les réceptions des objets et des images quand ils sont exposés et comment les installations modèlent l'expérience du visiteur (Staniszewski 1998 ; Glicenstein 2009). Aussi lorsqu'Okwui Enwezor (1995, 1999) ou Roberta Smith (1994) raccordaient le travail de Bruly Bouabré à une forme d'art conceptuel suite à leur visite de l'exposition Worlds Envisioned, réunissant sur la base de leurs affinités des œuvres de Bruly Bouabré et d'Alighiero Boetti au Dia Center de New York en 1994, on peut admettre que leurs observations étaient davantage orientées par l'accrochage que par la compréhension même de son travail. D'ailleurs, ce dispositif a eu sur d'autres critiques un étonnant effet miroir : Eleonor Heartney (1995) remarquait que le contact du travail d'Alighiero Boetti avec celui de Bruly Bouabré avait fait ressortir les fondements conceptuels de l'artiste italien. Plus récemment, le musée national d'Art moderne (Centre Pompidou), dans le cadre de l'accrochage des collections sous le titre Une histoire : art, architecture et design des années 1980 à nos jours (2014-2016), a présenté son travail dans une section consacrée à « l'artiste archiviste » 14. 27 L'inscription artistique du travail de B. Bouabré a pourtant été travaillée dans un double mouvement, d'apparence contradictoire : d'une part, particulariser une expérience personnelle et une démarche appuyée sur la subjectivité de sa vocation ; d'autre part, rapporter son travail à l'ensemble des pratiques artistiques contemporaines afin de laisser ouvertes des possibilités de comparaisons et d'affinités nécessaires à cette inscription dans le domaine de l'« art contemporain », compris non pas comme une catégorie simplement chronologique, mais comme une catégorie esthétique, critique et normative, le terme « contemporain » qualifiant la pertinence d'une certaine classe d'objets. On peut remarquer au passage que la réussite de l'inscription de Bouabré dans le paysage peut se mesurer à la distance que son travail en termes d'appréhension a pris avec la catégorie d'art contemporain africain.

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Travailler dans le cadre de la série

28 Incontestablement, des séries existaient avant l'intervention d'A. Magnin. Les visages scarifiés du Musée du visage africain (1976) et certains contes séquencés en quelques cartes en sont des preuves flagrantes. C'est un argument qu'il utilise pour se défaire de l'idée d'inventeur des séries que de le rappeler. Seulement, la série n'était pas le procédé structurant de sa production. Elle côtoyait des façons plus incongrues d'organiser et de pallier le format imposé par les emballages récupérés. Il pouvait en assembler ensemble avec du scotch pour former une frise par exemple. La nouveauté est d'inciter B. Bruly à systématiser désormais sa production sur ce principe. L'orientation du travail vers la série a introduit dans le même temps une standardisation du geste créatif qui s'est débarrassé de l'imprévisibilité de nouveaux développements.

29 Les dessins que B. Bruly appelle aussi ses « tableaux » n'étaient pas nécessairement destinés à être encadrés et présentés alignés sur un mur. Enveloppée d'un plastique transparent protecteur, leur forme appelait plutôt à être manipulée, retournée et distribuée. B. Bruly travaillait dans l'accumulation, visant la quantité plutôt que la sérialité. Il insiste constamment sur le nombre — « 500 dessins » — envoyés aux organisateurs de Magiciens de la terre. Si certains dessins étaient numérotés, ce n'était pas tant pour ordonner leur inscription dans une série spécifique que pour les comptabiliser. La quantité est synonyme de performance pour l'artiste. Il exhibe régulièrement et fièrement une bosse à son majeur droit, preuve physiologique de l'intensité de son activité. 30 Il faut dire que le stock de dessins exposés à Magiciens de la terre ayant été acquis, comme le reste des œuvres de la section « non occidentale » de l'exposition, par des mécènes ou par le musée d'Art moderne15, il fallait en fournir un grand nombre pour le marché et pour préparer les expositions à venir : Africa Hoy (1991), la première présentation publique de la CAAC 16, et surtout pour son exposition personnelle qui tourna en Allemagne et en Suisse en 199317. Une organisation se met en place afin de répondre à la demande et d'assurer un rendement plus efficace autour de B. Bruly. « L'atelier » est le nom donné par certains de ses fils, non à un lieu physique mais au moment pendant lequel ils contribuent à la réalisation des dessins. Le dispositif évoluera selon l'intensité des projets et suivant la baisse de l'acuité visuelle de B. Bruly (il refuse de porter des lunettes). Ils préparent les cartes : les cartons sont découpés au même format ; le cadre est tracé à la règle aux mêmes dimensions ; son intérieur est colorié en bleu, le motif du soleil y est tracé. B. Bruly dessine puis cerne de noir au stylo, il écrit dans la marge puis parfois indique les couleurs à l'assistant. Il date et signe. 31 Avec la création de la série fleuve Connaissance du monde, le directeur artistique de la CAAC a donné un cadre à la quantité et une signification au déroulé luxuriant de ses sujets. En ce sens, la mise en série n'a pas seulement imposé un mode de classification, elle a aussi déterminé un mode de production des cartes dont le modèle est une fiche cartonnée au format fixé précisément à 95 x 150 mm, sur lequel figure un motif, entouré d'une marge à l'intérieur de laquelle court une explication. 32 Pour mieux comprendre l'effet de standardisation, on peut fixer son attention justement sur les deux caractéristiques de la composition que sont la marge et la légende. Dans la production initiale pendant les années 1980, les dessins ne présentent

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pas de caractéristiques formelles sérialisées en dehors du format donné par le carton d'emballage. En revanche, on constate, et ce jusqu'au début des années 1990, une composition flexible. Progressivement les caractéristiques se figent jusqu'à un modèle invariable dans la seconde moitié des années 1990. Le cadre séparant le dessin de la marge est colorié en bleu — le ciel —, dans lequel est inséré un motif jaune — un soleil. Plus tard encore, un autre élément s'ajoute et se systématise : un point rouge dans la marge indique le début de l'inévitable mention écrite. La standardisation est aussi la conséquence d'une organisation au rendement plus efficace autour de Bruly. Aussi, lorsque l'un des piliers de l'atelier, opportuniste, se met au dessin sur les traces de son père, il reprend comme par automatisme les invariants du dessin. Il ne change que quelques détails, suffisants pour s'épargner l'accusation de faussaire : dans le cadre il utilise l'étoile de David sur un fond noir plutôt que le soleil sur fond bleu. 33 Ses fils aident à préparer les cartes. Les bristols sont découpés au même format. L'un des fils trace à la règle la marge aux mêmes dimensions, et colorie l'intérieur du cadrage en bleu avec le soleil. Enfin, un autre fils se donne pour fonction de le motiver à dessiner. Au préalable, un autre membre de la famille est allé au marché acheter des fruits et des légumes choisis en fonction des anomalies de leur peau. 34 Il est possible de poursuivre cette perspective évolutive des dessins en remarquant l'abandon de certains motifs et de thèmes au profit d'autres. Dans les années 1980, les motifs étaient plus variés, empruntés à la publicité, à la culture populaire, à la culture bété, ou encore à l'Égypte antique. Bruly était largement inspiré de son environnement visuel urbain et médiatique : affiches publicitaires, de cinéma, couvertures de magazines qu'il recopiait. Il sembla délaisser ces sources multiples au début des années 1990, pour se concentrer sur trois grands thèmes : l'écriture divine, la parenté universelle et les motifs de la culture bété. Pour arriver à des résultats plus précis, il faudrait évidemment pouvoir observer un large panel de dessins effectués dans les années 1980 et jusqu'à la moitié des années 1990, pour dater et décrire la lente fixation du type auquel les dessins se conforment.

Dessins : période Darling et période CAAC

35 Par commodité, désignons les cartes effectuées dans les années 1980 comme étant la « période Darling », d'après le nom de la marque des emballages d'extensions capillaires sur lesquels il dessinait alors ; la « période CAAC » correspond à la production des cartes qui débutent avec son intégration dans la collection Pigozzi. Faire cette distinction s'avère nécessaire pour sortir de l'illusion de la continuité temporelle du dessin, pas seulement pour marquer le changement de support, d'emballages capillaires à des chutes de carton de papeterie, mais aussi pour signifier les déplacements qui se créent et décrire le nouveau rapport au dessin qui s'instaure à partir des années 1990, un acte de transformation d'un support par défaut en un support d'expression privilégié et autonome. Car, malgré les artifices des promoteurs de l'artiste pour nous instruire de la continuité de l'acte créatif, il s'est bien produit une petite révolution copernicienne qui place désormais le dessin au centre de sa pratique.

36 Car la volonté d'être publiée est la plus forte à l'époque Darling, si bien qu'il va même jusqu'à rédiger un texte intitulé « Lettre de Frédéric Bruly Bouabré à M. l'éditeur Hachette à Paris » en 1982. Il adresse cette longue missive à l'éditeur parisien dans laquelle il vante son amour de la langue française et défend sa cause en s'appuyant sur

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l'argument du recul du français face à l'hégémonie de la langue anglaise. Pour contrer cette domination, il en appelle à la publication massive des écrivains francophones d'Afrique qui pourra redonner à la littérature française son dynamisme. 37 Les années 1980 sont aussi la période la plus faste en écrits18, dans leur quantité autant que dans leur diversité : poésie, traités savants et de morale, contes, récits autobiographiques, dissertations. Tous les genres lui semblent possibles. Ses écrits ne sont connus que de très peu de personnes. Au-delà de ce cercle très resserré, ils ne suscitent généralement que de l'indifférence, de l'ironie ou une sorte de condescendance navrée. Ces efforts aboutissent néanmoins à la publication en 1989 du récit autobiographique On ne compte pas les étoiles 19. Les cartes exécutées pendant la période Darling restaient assujetties et annexes à son projet de devenir un écrivain. La période CAAC en est délestée, entièrement vouée à l'épanouissement de l'activité dessinée. Et du même coup, devant le succès marchand et la notoriété des dessins, se trouve remisée son ambition d'écrivain. 38 Pour autant, l'écrit est loin d'avoir été évacué de sa pratique dessinée. Alors que la légende tendance phylactère était une option durant la période Darling, son usage systématique semble désormais répondre à un souci plus pratique qu'esthétique. Il explique : « Dans nos arts africains, avec les statues ou les masques par exemple, les auteurs n'ont pas expliqué leur pensée. C'est nous-mêmes et surtout vous-mêmes, les Occidentaux, qui faites les commentaires. Alors, moi qui sais lire, quand je fais un dessin, j'ai envie de mettre la pensée qui se rapporte à l'œuvre que j'ai accomplie. Ce petit texte peut être un conte, un commentaire, un enseignement. L'œuvre est là, mais il faut aussi expliciter ce qu'elle dit, il faut qu'il y ait ce discours à côté. L'Afrique a beaucoup travaillé, mais elle n'est pas arrivée à expliquer son travail. C'est un fait qui doit disparaître »20. 39

Fig. 1. — Carte dessinée, période Darling (non datée), collection particulière

Photo : Cédric Vincent.

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Fig. 2. — B. Bouabré à sa table de travail, Abidjan, juin 2002

Photo : Cédric Vincent.

Fig. 3. — Détail de la table de travail, Abidjan, juin 2002

Photo : Cédric Vincent.

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Fig. 4. — Carte dessinée datée du 4-12-2003, collection particulière

Photo : Cédric Vincent.

Fig. 5. — Carte dessinée datée du 4-12-2003 (le verso), collection particulière

Photo : Cédric Vincent.

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Fig. 6. — Carte dessinée datée de octobre 2012 et signée au verso de Bouabré Lebatto Noé J., collection particulière

Photo : Cédric Vincent.

Fig. 7. — Ensemble de cartes inachevées de B. Bouabré mêlées à celles de Noé Bouabré, Abidjan, octobre 2012

Photo : Cédric Vincent.

40 La légende, comme son nom l'indique, dit ce qu'il faut lire du dessin. Si on suit son propos, sa mention est d'autant plus nécessaire que les cartes désormais se déplacent et circulent. Il s'agit de faire parler les dessins par eux-mêmes, de les rendre autonomes alors qu'ils sont voués à être exposés dans le monde entier. Le dessin sera toujours inabouti sans le texte qui l'accompagne. Le verso de la carte est devenu également un espace qui peut être investi par du texte. Cet aspect a curieusement échappé à la

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description des critiques, mais il faut bien dire qu'il demeure dissimulé au visiteur des musées et des galeries21. Choisir d'accrocher une carte au mur, c'est oublier qu'elle possède deux faces. Le verso contient toujours la signature de l'artiste et la date de sa création. Il peut aussi être porteur d'autres informations concernant plus ou moins directement le sujet traité par le dessin continuant la légende. Le verso ne pouvait évidemment pas être exploité pendant la période Darling. L'abandon des emballages de mèches pour le carton lui a ouvert cette possibilité.

41 En somme, les cartes dessinées par lesquelles il a été repéré initialement comme un artiste ne sont pas les mêmes que celles avec lesquelles il opère par la suite dans le domaine de l'art. La standardisation produite de contraintes imposées par la sérialisation n'est pas nécessairement synonyme d'appauvrissement créatif. Elle peut se comprendre aussi comme la résultante de la prise en main progressive d'un nouveau support par Bruly pour en faire le médium exclusif de son expression.

L'écriture divine

42 À la question de savoir ce que lui a apporté le dessin, il répond : « ma maison ». À la question plus précise, de quoi se veut-il l'auteur par les dessins, il répond : « C'est moi pour la première fois qui révèle cette idée que Dieu écrit, que Dieu est un écrivain. Je dis bien écriture divine. C'est signé. Écriture divine ça suffit. J'écris seulement, je transcris pour savoir, pour dire à l'humanité que Dieu écrit. » Il ajoute aussi : « Moi je relève. On a pensé que les hommes écrivent, mais les hommes n'ont jamais peut-être pensé que Dieu est un écrivain. Je dis. Noix de cola c'est une créature de Dieu et sur l'avant il y a des signes qui ressemblent à notre écriture, à notre façon de faire alors je les relève. Là quand on regarde, on dit : “Dieu aussi est un écrivain.” Est-ce qu'on peut dire que Dieu n'écrit pas quand nous voyons comme ça ? Puisque ça sort de l'empire des morts de la terre »22. 43

44 Il est assez curieux de constater que ce thème n'avait jamais été traité auparavant par Bruly dans ses manuscrits, comme si l'écriture divine ne pouvait qu'appartenir à l'univers du dessin. Le dessin est un moyen de la rendre sensible, pour les autres, ceux qui ne la captent pas directement. Mais il faut ajouter qu'elle appartient aux dessins de la période CAAC. Car s'il s'inspirait déjà de taches sur la peau d'un fruit par exemple lors de la période Darling, ce n'est qu'à la période CAAC que semble s'instaurer la connexion de l'idée d'un Dieu écrivain avec ses traces laissées par un nuage, sur l'écorce d'un arbre ou sur la peau d'une banane. Encore une fois, il est compliqué d'aboutir à une affirmation sans faille sans avoir une vue de l'ensemble de sa production Darling. Quelques cas mettent cependant sur cette voie. Un dessin de 1990 légendé dans la marge « Les signes sur une cola » et au bas « Œuvre datée de 1981 et refaite en 1990 ». On retourne la carte et on lit, en plus de la signature : « Aucun art divin est basé sur une idée précise ! La connaissance de Dieu est infinie. » Si on veut bien accepter que cette carte est, en effet, une réplique d'une version de 1981, alors il faut aussi admettre que l'écrit au verso en était absent, le support d'emballage n'offrant pas de surface vierge. Un autre cas va dans ce sens : « Une orange : 19-12-1982 » est la seule indication sur cette carte dont les motifs sont quasi identiques à ceux relevés sur une autre peau d'orange datés de 1991. Cependant, sur ce dernier dessin figure une indication dans la marge qui en change le sens : « Les divins signes du destin d'une orange. » Ce ne sont

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plus de simples « signes sur une cola », ou des « marques sur une peau d'orange » comme pouvait le dire laconiquement la légende Darling, ils appartiennent au domaine des écritures divines. 45 Bruly n'a cessé de développer sa réflexion sur l'écriture, en créant d'abord son propre système scripturaire, puis en repeuplant le passé africain d'écritures, pour ensuite étendre encore le champ scripturaire en investiguant les phénomènes dits naturels. Par le dessin, il met au jour un large réseau de représentations scriptomorphes qui jouent sur les ressemblances formelles et l'analogie entre des traces relevées dans la nature et des caractères de l'écriture arabe ou chinoise, quand elles ne tirent pas sur le pictogramme. En somme, il suit la méthode « scientifique » selon laquelle rendre quelque chose visible est la preuve qu'elle est réelle. Le dessin est conçu pour rendre un aspect de la réalité jusqu'ici invisible. Bruly nomme ce monde invisible l'« empire des morts ».

Prophétisme retrouvé

46 Si l'intention de révéler l'écriture divine prend sa pleine dimension à la période CAAC, son occurrence n'est pas nouvelle pour autant. Dans Le Livre des Lois Divines se trouve la première mention à un Dieu écrivain, à la loi 773 datée du 10 février 1956 : « Dieu a écrit une note significative qu'il a signé de son nom sur chaque atome de sa création ; car il est l'éternel premier grand Écrivain de qui l'humanité a appris à écrire en imitant une infime partie de ses lettres infinies savamment gravées sur chaque unité de ses créatures. L'homme n'a rien inventé, il n'invente rien, il n'inventera rien de nouveau sous les cieux qui ne soit une grotesque imitation de la créature de Dieu — Nier l'existence de ce créateur, de cet artiste, de ce peintre, de ce grand écrivain, c'est être aveugle, sinon hypocrite ou fou. » 47

48 Enfouie dans les pages du Livre des Lois, oubliée de Bruly lui-même, cette loi établit le lien entre son projet prophétique et son activité de dessinateur-artiste. Comme si la prise du dessin avait éclairé cette voie qui attendait d'être explorée et vérifiée. N'en déplaise à B. Bouabré, de nombreux autres prophètes captent des écritures divines sur la peau des choses (Hofmeyr 2006). Autrement dit, son travail de dessinateur se situe dans le cadre d'un prophétisme de type scripturaire, dont le problème, comme l'a montré J.-L. Amselle (2001), est inséparable d'une approche mettant au premier plan une mimétique, entendue comme décalque ou scan de la réalité. Le monde devient un livre où Dieu ne cesse d'écrire par le moyen d'êtres, d'objets, de phénomènes naturels. 49 Des traces de continuité de son activité artistique avec le prophétisme se manifestaient aussi lorsqu'il fut amené à disserter sur l'activité artistique. Comme tous les autres participants à Magiciens de la terre (1989), il doit répondre à la question « Qu'est-ce que l'art ? », et conclut ainsi : « L'art c'est l'explication démontrant à l'humanité l'irréfutable raison de l'existence de Dieu dont la parfaite et sempiternelle imitation d'œuvres infinies répond au nom de la grande civilisation. » 50 Bruly n'est pas le seul prophète à s'exprimer par le dessin. Les crayons de couleur, le stylo-bille ont été saisis par d'autres innovateurs religieux pour composer des ensembles d'images et de textes. Le prophète zambien Chilembe Moonga Ng'andu traça sur des bouts de papier des visions témoignant de phénomènes naturels et observables, de nuit en particulier (Kirsch 2006). Il assimilait la somme de ses dessins — Symbols of

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Vision — à un « nouveau » Testament, exprimé dans une rhétorique familière des prophètes : les Blancs ayant échoué à obéir aux lois divines, Dieu a décidé de communiquer par son intermédiaire de nouvelles révélations spirituelles à l'Afrique. Un autre cas documenté est celui du prophète Laduma Madela surnommé le « Goethe Zoulou ». Il est l'auteur de centaines de dessins mêlant ses visions divines à la cosmologie zoulou, dans l'objectif de concevoir une Bible pour les Noirs (Schlosser 1997). Bruly n'est pas le seul prophète-dessinateur, mais il est sans aucun doute le seul pour lequel il fallait passer par l'art pour adopter le dessin comme un outil privilégié d'expression. En somme, il peut être à la fois rapproché de ces prophètes dessinateurs d'Afrique et des artistes comme Alighiero Boetti et On Kawara, et plus largement des artistes archivistes, ou encore de certains artistes bruts (Lombardi 2010). 51 Dans son article, Denise Paulme témoignait de l'échec du prophétisme de Bruly à Zépréguhé et de son avenir moribond. Le récit « artistique » introduit par André Magnin entend maintenir tous ces projets dans une continuité téléologique dont la phase finale est constituée par les cartes dessinées. Cette présentation de son travail élimine en conséquence toute appréhension d'échec du prophétisme, celui-ci étant absorbé dans le parcours de l'artiste. Mais elle fait perdre de vue l'opération narrative dont Magnin est co-producteur avec l'artiste. On n'assiste pas à un renouveau ou à une renaissance de l'Ordre des Persécutés qui aurait trouvé les moyens de sa réussite. Il faut insister sur le fait que Bruly ne confond pas l'origine de son travail d'artiste avec le Manifeste Céleste23. La protection de la CAAC ainsi que sa notoriété croissante lui ont offert un cadre dans lequel il a pu réinvestir la manifestation de son prophétisme pour le faire entrer dans une nouvelle phase. Bouabré est artiste parce qu'il peut continuer à être prophète. 52 L'épisode décisif de cette phase de production du prophétisme, attendu depuis l'échec à Zépréguhé, arrive avec la parution d'un coffret en 2013 aux éditions Xavier Barral, spécialisées dans le beau livre d'art. Dans ce coffret établi sous la direction d'André Magnin, figure le fac-similé du Livre des Lois Divines 24. La styliste Agnès b., galeriste et collectionneuse des dessins de l'artiste25, s'était engagée à financer une édition de la bible de Cheick Nadro. Quelques mois seulement avant son décès (survenu en janvier 2014), Bruly tenait la conclusion du tortueux parcours de son entreprise prophétique. La publication est pourtant une incarnation parfaite du récit « artistique » dans le cadre duquel Bruly travaille désormais, car finalement Le Livre des Lois paraît sous la forme d'un livre d'art, intégré dans un classieux coffret, destiné en priorité à des collectionneurs ou à des inconditionnels fortunés. 53 Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain, EHESS, Paris.

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NOTES

1. Une partie de cet article s'appuie sur ma thèse de doctorat (VINCENT 2011). 2. D. Paulme débute son enquête au mois de mai 1958 pour effectuer un terrain de sept mois en pays bété. D'après ses notes, B. Bruly arrive le 10 juin à Daloa. 3. Il s'agit bien de « cheick » et non de « cheikh ». L'orthographe est de B. Bouabré.

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4. Le CEAf a récemment fusionné avec d'autres centres pour devenir l'Institut des mondes africains (IMAf). 5. Elle continua à travailler en Côte-d'Ivoire pendant les années 1960 et a eu l'occasion de le rencontrer plusieurs fois. Elle recueillit des contes de sa bouche (PAULME 1968), et on peut légitimement penser qu'il est à l'origine des contes bété qui sont repris et analysés dans La Mère dévorante (ibid. 1976), bien qu'ils ne lui soient pas crédités. Dans l'article qu'elle consacre à l'itinéraire de D. Paulme, M. LEMAIRE (2010) rappelle que c'est à partir de son expérience en pays bété que l'ethnologue commença à consacrer des articles à la littérature orale et aux contes, sur lesquels elle ne cessera plus dès lors de publier des études comparatives, regroupées pour une partie dans La Mère dévorante (PAULME 1976) et La Statue du commandeur (ibid. 1984). Il conviendrait donc d'associer Bruly à cette nouvelle phase de son travail. 6. Dans son article, D. PAULME (1998 : 12) confond Le Livre des Lois avec les « Statuts de l'Ordre des Persécutés». On peut penser qu'elle n'avait qu'un vague aperçu de ce projet puisque celui-ci ne prend la forme d'un livre qu'en 1967. Ce tapuscrit relié se présente comme une succession de fragments de textes, 973 paragraphes au total — les lois —, écrits en français, datés, numérotés et classés par ordre chronologique. Les premiers sont remisés sous la datation d'« avant 1945 ». La dernière loi a été révélée le 31 décembre 1963. Sa rédaction a accompagné les étapes majeures de son prophétisme avant qu'il ne décide de le faire connaître aux habitants de Zépréguhé. 7. Entretien du 2 juillet 2001, Abidjan. 8. H. Szeemann n'a pas donné de définition stricte de ce que recoupe « mythologie individuelle ». Il s'agissait de définir une catégorie dans laquelle les artistes élaboraient à partir de leur vie (prise ainsi comme objet et matériau) une identité mi-réelle mi- fictive, interne à leur œuvre. Pour reprendre ses termes, elle est « la tentative de chacun d'opposer son propre ordre au grand désordre » (SZEEMANN 1996 : 33).

9. Le terme d'implémentation est emprunté au philosophe N. G OODMAN (1996). Implémenter une œuvre c'est l'appréhender de façon active, la « faire fonctionner ». L'encadrement d'un tableau est déjà un processus d'implémentation. Il fait ainsi la distinction entre la réalisation de l'œuvre et son implémentation. « L'implémentation consiste à monter, encadrer, exposer, promouvoir, distribuer, etc. (ibid. : 56) ». Mais que signifie « fonctionner » pour une œuvre d'art ? Faire fonctionner une œuvre, c'est se demander « comment exposer », « comment promouvoir », « quelles sont les connaissances indispensables à la mise en œuvre de l'œuvre ». 10. Certaines séries se rapportent à un conte, par exemple, et forment un ensemble unitaire qui est réuni sous le titre du récit comme Histoire de Barbu (1990) ou Gbi et Zacrô (1990). D'autres sont thématiques : Alphabet bété, Musée du visage africain, Course mondiale pour la civilisation, Poids à peser l'or, Civilisation bété, etc. 11. « [Connaissance du monde] forms an ongoing body of works and constitutes a sort of cosmogony, a dictionary of knowledge aiming to unite the universe » (Magnin in WATKINS 2007 : 6). 12. Même si la qualité du support a évolué depuis son entrée dans la CAAC, le découpage des cartes reste calqué sur les dimensions des emballages capillaires Darling, sur lesquels il effectua ses premiers dessins dans les années 1980. La continuité temporelle est ainsi maintenue. Dans un même souci de garder l'homogénéité de la sérialité, A. Magnin a suggéré à B. Bruly d'abandonner la signature sur la face du dessin.

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Cette marque rendrait à la carte signée son autonomie dans le sens où il signerait une unité et non la série. Il faut regarder au verso pour y lire la signature et la date. 13. .« Every time Frederic Bruly Bouabré's small-scale drawings are exhibited, there are bound to be questions about how to show them properly. But there may be no absolutely correct way » (LOOK 1995 : 86). 14. Sur ces catégories d'« art d'archive » et d'« artiste archiviste », on peut se reporter à l'article du théoricien de l'art Hal FOSTER (2004) qui en a posé les jalons. 15. Le musée national d'Art moderne n'acquit que peu d'œuvres, et il les déposa de manière permanente au musée des Arts d'Afrique et d'Océanie. C'est ainsi que des dessins de l'artiste ivoirien se retrouvent aujourd'hui à la fois dans les collections du Centre Pompidou et dans celles du musée du quai Branly. 16. Africa Hoy ou Africa Now fut montée par André Magnin au Centro atlantico de arte moderna, Las Palmas, Iles Canarie, 1991 ; Groningen Museum, Groningen, Hollande, 1992 ; Centro cultural de arte contemporaneo, Mexico, Mexique, 1992. 17. L'exposition Frédéric Bruly Bouabré a voyagé en 1993 entre le Portikus (Francfort, Allemagne), le Kunsthalle (Bern, Suisse), le Haus der Kulturen der Welt (Berlin, Allemagne), le Ludwig Museum (Aix-la-Chapelle, Allemagne). 18. Pour le vérifier, il faut se reporter à la bibliographie établie par D. ESCUDIER (BRULY BOUABRÉ 1994 : 195-197) dans La Légende de Domin et Zézê. 19. Publié grâce au soutien de Denis Escudier, un coopérant français qui travaillait alors au ministère des Affaires culturelles de Côte-d'Ivoire. 20. Entretien du 20 juin 2002, Abidjan. 21. Les concepteurs du coffret Knowledge of the World, paru en 1998 (Nexus press), n'ont pas trouvé nécessaire de reproduire le verso des quelque 200 cartes fac-similées. 22. Entretien du 29 mai 2002, Abidjan. 23. En fait, B. Bouabré souscrit à une explication institutionnelle de son entrée dans l'art. Lorsqu'on lui demande comment il est devenu artiste, il renvoie à Magiciens de la terre et à sa rencontre avec A. Magnin. 24. Le coffret contient quatre tomes : Le Livre des Lois Divines dans l'Ordre des Persécutés ; L'Alphabet ouest-africain : le Bété ; un recueil de contes et un volume consacré à des souvenirs biographiques. L'édition numérotée contient un dessin original. 25. Agnès b. a reçu la décoration d'Officier dans l'ordre des Arts et des Lettres des mains de F. Bruly Bouabré en mai 2008 à Versailles.

RÉSUMÉS

Frédéric Bruly Bouabré est sans conteste l'un des artistes contemporains basés en Afrique parmi les plus emblématiques de ces vingt dernières années. Surgit de nulle part lors de Magiciens de la terre (1989), son œuvre dessinée est, depuis, insérée dans les expositions internationales et les arcanes du marché. Son travail reste cependant controversé. En cause : son parcours que certains

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apparentent à celui d'un artiste brut, dans lequel transparaît le thème de l'« artiste inventé par décret », et satisfaisant une vision exotique et naïve de l'Afrique. Ces opérations, aussi intéressantes soient-elles à décrire, perdent de vue un composant essentiel qui a été absorbé par sa réussite artistique. Car Bouabré se présente aussi comme un prophète du paysage ivoirien. Cet article propose non seulement de faire pleinement entrer son entreprise prophétique dans le cadre de son activité artistique, mais aussi de montrer en quoi son passage à l'art en a revivifié l'expression moribonde.

Frédéric Bruly Bouabré is without doubt one of the most emblematic African-based artists of the past 20 years. Since he burst onto the scene out of nowhere with Magiciens de la terre (1989), his drawings have readily found a place in international exhibitions and in the artistic marketplace. However, his work remains shrouded in controversy, notably because his itinerary appears to many to be that of an outsider artist, an “artist invented by decree”, who satisfies an exotic and naïve vision of Africa. While of significant critical interest, these interpretations lose sight of an essential component of his work which has been occulted by his artistic success. For Bouabré also presents himself as a prophet within the Ivoirian context. This article aims not only to situate his prophetic endeavours within the context of his artistic practice but also to illustrate how his artistic work has given new life to a moribund mode of prophetic expression.

INDEX

Keywords : Ivory Coast, Frédéric Bruly Bouabré, Denise Paulme, Global Art, Implementation, Prophetism, Translation Mots-clés : Côte-d'Ivoire, Frédéric Bruly Bouabré, Denise Paulme, art global, implémentation, prophétisme, traduction

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Ochuo, du bidonville au cube blanc Géographie d'une rencontre globale Ochuo, from Slum to White Cube. Geography of a Global Encounter

Olivier Marcel

1 D'octobre 2012 à janvier 2013, le centre d'art autrichien Kunsthaus Bregenz (KUB Arena) a exposé une œuvre consacrée à un habitant du bidonville de Kibera : « Ochuo's Funeral », par Kevin Irungu et Sam Hopkins. Cette œuvre, dont le fondement idéologique est d'articuler l'antimonde de la ville africaine (Houssay-Holzschuch 2006) à l'un des hauts-lieux de la mondialisation, est exemplaire de la coopération culturelle occidentale en Afrique, tout autant qu'une figure de réussite. À ce titre, elle rend particulièrement bien compte de la transnationalisation du champ de l'art contemporain et des interactions réciproques qu'elle suscite. Comme le scande son sigle et son architecture, le KUB Arena est représentatif de « l'idéologie du cube blanc » (O'Doherty 1999). Paradigme dominant de la muséographie contemporaine, le cube blanc confine l'œuvre entre des murs immaculés et le disjoint du contexte géographique où elle naît, et cela même lorsque ses auteurs revendiquent le caractère « contextuel » ou « relationnel »1 de leur travail. Prenant cette posture artistique au mot, cet article suit l'idée que les modalités socio-spatiales d'une telle « rencontre globale » (White 2011) sont porteuses de sens, non seulement sur le contexte spécifique d'une œuvre et d'une ville, mais aussi plus largement sur l'agencement du champ — celui de l'art contemporain africain — dont elles participent. En effet, depuis les années 1990, la scène artistique kényane se redéfinit à l'aune de l'intégration d'un segment africain dans les institutions de l'art contemporain, cela en parallèle de l'ouverture du pays aux capitaux des fondations développementalistes qui accompagne les politiques de démocratisation (Marcel 2014).

2 Comment un groupe d'artistes basé à Kibera, un des symboles de la pauvreté en Afrique, parvient-il à partager une programmation artistique avec des célébrités du calibre d'Ed Ruscha et d'Andy Warhol ? Au-delà de la simple description d'une trajectoire, cet article se donne comme objectif d'interroger les modalités de production et de circulation de l'art contemporain et ainsi de mieux comprendre les conditions pragmatiques de la participation de l'Afrique à ce champ d'activité

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aujourd'hui globalisé mais non moins hiérarchisé. En tant que capitale économique est- africaine, Nairobi occupe une position décisive dans cette perspective, car elle joue le rôle de hub, propice à une certaine effervescence artistique autant qu'à la structuration d'un marché. Les métropoles africaines sont des interfaces privilégiées entre des artistes qui jouent de la légitimité des ressources locales (le « capital d'autochtonie » selon Renahy [2010]), et des intermédiaires qui profitent d'une maitrise supérieure de la mobilité à l'échelle internationale (le « capital mobilitaire » selon Ceriani-Sebregondi [2007]). La duplicité des carrières d'artistes résultant de cette situation a amené des chercheurs à concevoir une autre déclinaison bourdieusienne, celle d'un « capital transculturel » (Kiwan & Meinhof 2011). Or, par le type d'interactions qu'elles facilitent, ces rencontres globales défient précisément l'inertie des compartimentages que présuppose une conception des ressources par capitalisation. 3 La démarche proposée, ici, est d'observer le déploiement dans l'espace des ressources d'acteurs capables et compétents (Genard & Cantelli 2007), simultanément situés et mobiles. Il s'agit de restituer la circulation de l'œuvre en se laissant guider par ses déplacements. À partir d'une méthodologie multi-située et d'entretiens menés auprès d'une dizaine d'acteurs, cette enquête relie l'Allemagne, le Kenya et l'Autriche et s'appuie sur une lecture géographique des discours et tactiques d'acteurs, c'est-à-dire en indexant leur analyse sur les lieux pratiqués et les imaginaires spatiaux convoqués. En cela, l'approche géographique, attentive aux lieux et aux mobilités, peut contribuer à la compréhension des circulations et interdépendances nouvelles que dessine la mondialisation de l'art. L'enjeu est de dépasser à la fois les récits médiatiques, qui se contentent souvent d'une lecture béate survalorisant l'individualité et le talent d'artistes marginaux, et ceux d'une approche économiciste, qui réduisent les échanges artistiques à l'expansion de la domination États-Unis-Europe (comme par exemple Quemin [2002]). L'article retrace tout d'abord les rencontres qui ont amené des artistes de Kibera à exposer au bord du lac de Constance. Cette progression permet ensuite de questionner les effets de la mobilité sur les artistes et leur œuvre.

L'art contemporain rencontre Ochuo

4 Le point de départ de cette rencontre est un projet à vocation transculturelle entre l'Allemagne et le Kenya, en partenariat avec le Goethe-Institut de Nairobi, intitulé Conversations in Silence. Il se présente comme une réflexion sur les pratiques commémoratives dans le cadre d'une collaboration de cinq mois entre quatre jeunes artistes européens diplômés de l'Université Bauhaus (Weimar, Allemagne) et trois artistes kényans rencontrés par l'intermédiaire du réseau du centre culturel allemand et de Sam Hopkins, l'artiste initiateur du projet. La résidence des artistes de l'Université de Bauhaus à Nairobi s'est structurée autour de performances et d'installations dans divers sites de la ville et a donné lieu à un grand vernissage en février 2011 et à des discussions publiques dans le hall d'exposition du Goethe-Institut. Les œuvres présentées affichent un langage artistique ouvertement conceptuel qui s'inscrit dans les pratiques contemporaines2.

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Illustration 1. — Installation présentée au Goethe-Institut de Nairobi, en 2011 (G) puis au KUB Arena de Bregenz, en 2013 (D)

5 Cet article se concentre plus spécifiquement sur une pièce issue de cet échange nord- sud : une installation vidéographique sur la mémoire ordinaire dans un slum. Le synopsis volontairement embrouillé d'« Ochuo's Funeral » invoque la figure du sous- prolétaire du ghetto. Personnage au destin tragi-comique, Ochuo gagnait sa vie dans le transport et le commerce informel à Kibera. Après s'être battu lors d'une obscure affaire de vol de saucisse, le jeune homme est emprisonné à Kamithi, et meurt en cellule suite à de mauvais traitements. Sa seule famille, des collègues de travail de Kibera Drive, décide de collecter de l'argent pour lui donner un enterrement digne de ce nom. Après trente jours de matanga, rituels funéraires communautaires et festifs de levée de fonds, l'argent s'évapore dans l'alcool et le groupe est contraint de soudoyer le gardien de la morgue pour éviter l'incinération. Après un tour d'honneur pour exposer le corps à Kibera, le convoi arrive non sans égarements à destination, mais en pleine nuit et sous une pluie battante. Après avoir forcé le portail du cimetière, l'enterrement se conclut dans l'ivresse par une bagarre générale avec des croix arrachées dans le cimetière de Langata3. L'histoire d'Ochuo, qui a commencé comme un fait divers local, est ensuite devenue un conte populaire raconté dans les débits de boissons du quartier avant d'être repris par un collectif d'artistes. L'œuvre se présente sous la forme d'une installation vidéo empruntant les codes de l'enquête policière pour narrer ce fait divers : elle comprend la vidéo d'une reconstitution de l'enterrement orchestrée par les artistes (Sam Hopkins et Kevin Irungu) et une série de témoignages contradictoires des témoins de l'événement.

Sam Hopkins et sa périphérie créative

6 L'initiateur du projet, Sam Hopkins, est né en Italie d'un père britannique et d'une mère ukrainienne. Élevé au Kenya, il a étudié l'art en Allemagne (à l'Université Bauhaus de Weimar), la « sculpture sociale » en Angleterre et la philosophie à Cuba. Le thème récurrent de sa production est la beauté du savoir populaire. À travers ses projets multimédias, comme SlumTV, une association de production et de distribution audiovisuelles dans le slum de Mathare, son objectif est à chaque fois de donner à des communautés qu'il juge subalternes les moyens techniques d'une autoreprésentation, cela sans chercher à en dicter le contenu4.

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Illustration 2. — Empreinte spatiale de Sam Hopkins de 2003 à 2011

Réalisation : Olivier Marcel ; Sources : catalogues et curriculum vitae de l'artiste.

7 En tant qu'artiste blanc, il est le premier à rejeter le lien entre sa trajectoire et son œuvre, qualifiant celle-ci avant tout de « collaborative » et donc de « contextuelle ». Pourtant, lorsque l'on regarde la carrière d'Hopkins sous l'angle géographique, il est révélateur qu'elle a été définie en Europe, et plus précisément dans un milieu universitaire, comme le cartogramme de son empreinte spatiale le révèle. Tout aussi symptomatique est l'absence d'interactions avec le réseau des biennales et festivals africains dans lesquels les artistes kényans semblent, eux, devoir se distinguer avant d'en sortir (Marcel 2012). Au moment de cette cartographie, le Kenya est son unique cadre africain de monstration. Dans la carrière d'Hopkins, le Kenya fait donc figure de ce qui pourrait être qualifié de périphérie créative, c'est-à-dire un espace qui donne accès à un matériau brut devant être ensuite valorisé par des instances européennes. Le Sud serait alors un viatique artistique pour le Nord, logique d'extraction qui nuance son approche relationnelle et collaborative. Il n'est donc guère surprenant qu'Hopkins se soit largement reposé sur des centres étrangers (Goethe-Institut) ou subventionnés par des fondations occidentales (Kuona Trust), qui sont pour lui des points d'ancrages dans la ville autant que des relais possibles dans le monde de l'art contemporain. Hopkins œuvre lui-même essentiellement dans les quartiers informels pauvres de la ville (les bidonvilles de Mathare ou de Kibera), reproduisant le schéma de l'occupation de ces mêmes ONG développementalistes qu'il vilipende, ce qu'il tente de justifier par des affinités personnelles5, mais s'explique mieux par la logique spatiale de son investissement au Kenya et la notion de périphérie créative.

8 Lorsqu'il évoque « Ochuo's Funeral », les références de l'artiste sont surtout tirées du monde de l'art contemporain. Il cite, par exemple, Francis Alÿs, artiste belge renommé pour son travail sur la matérialisation des rumeurs, et insiste sur sa résidence en Allemagne, où il s'est dit « impressionné par la découverte de pratiques commémoratives très poussées et l'approche très conceptuelle de la mémoire »6. On peut donc dire que le projet Conversation in Silence est né intellectuellement au Nord. Dès lors, sa démarche est géographiquement limpide : « Amener ces pratiques commémoratives allemandes sur un terrain kényan et les retravailler avec des artistes

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locaux »7. De l'idée originale jusqu'à l'exposition en Autriche, l'œuvre résulte ainsi d'une série de rencontres et de collaborations entre des acteurs individuels, ayant chacun leurs propres motivations, sincérités et attentes.

Une circulation faite de rencontres

9 La première collaboration d'Hopkins est avec le directeur du Goethe-Institut de Nairobi, l'organisation qui va héberger et financer8 le projet. Établi immédiatement après l'indépendance de 1963, le Goethe-Institut de Nairobi a construit sa légitimité comme refuge pour les intellectuels et artistes kényans. Elimo Njau et Joy Mboya, tous deux fondateurs de centres d'art présentés comme « autochtones »9, reconnaissent le secours de ces lieux durant le régime autoritaire Moi, mais critiquent la prégnance jugée suspecte et problématique des diplomaties européennes sur les scènes artistiques du pays10. Et pour cause, contrastant avec un centre culturel kényan décati, le Goethe- Institut a triplé son budget en 200811, consolidant sa proéminence dans la mise en scène de l'art kényan et son internationalisation. En outre, l'accès aisé à la programmation entièrement gratuite de cet institut culturel situé dans le centre historique et colonial de la ville en fait une interface privilégiée entre les différentes classes sociales participant au champ de l'art.

10 Johannes Hossfeld, directeur du Goethe-Institut et originaire de Cologne, est très au fait des arts conceptuels et des médias expérimentaux, comme Sam Hopkins, puisqu'il a commencé un doctorat en histoire de l'art avant de rejoindre la coopération culturelle. C'est sous son impulsion que le centre culturel allemand est devenu l'un des principaux promoteurs de pratiques artistiques contemporaines auprès d'artistes kényans (performances, installations, etc.). Son arrivée au Kenya coïncide avec un moment critique de l'histoire du pays : les élections présidentielles de 2007 et les violences meurtrières très médiatisées qui ont suivi. Après cet événement traumatique, il s'est senti investi d'une responsabilité sur le traitement de la mémoire et a engagé de nombreux projets sur ce terrain12. Sa politique traduit deux volontés : d'une part celle d'un ancrage local, avec la faveur donnée à des projets qui traitent empiriquement de Nairobi et, d'autre part, un souci de pertinence avec les méthodes et les normes du champ de l'art contemporain. Déployant, là encore, un imaginaire géographique sans ambages, Hossfeld me confiait lors d'un entretien formel que son principe directeur est de « rehausser les artistes locaux au niveau des scènes internationales » et pour cela il admet « travailler exclusivement avec les artistes connectés ou connectables au circuit international de l'art »13. Le projet proposé par Sam Hopkins et le type d'interactions qu'il implique remplissent précisément ces objectifs. 11 La deuxième rencontre qui a rendu l'œuvre possible est celle entre les deux initiateurs précédemment évoqués et la sphère intellectuelle métropolitaine. Elle s'est faite par l'intermédiaire des centres d'art locaux et dans une série de lieux de sociabilité associés. Hopkins s'est très vite entouré d'artistes influents, le photographe James Muriuki et l'écrivain Charles Njoroge Matathia, sans qui le projet aurait perdu de sa légitimité au sein de la scène artistique locale. Ces personnes sont issues de classes aisées et ont tous fait des études supérieures au Kenya, en design, sociologie et psychologie. Bien qu'elles témoignent également un intérêt pour l'identité et la mémoire, leurs motivations ne sont toutefois pas les mêmes que celles d'Hopkins ou d'Hossfeld. C'est d'abord une curiosité intellectuelle sur le fait urbain et les évolutions

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sociétales du Kenya qui les attirent dans le projet. Matathia est un écrivain et activiste affilié au mouvement de littérature urbaine Kwani. Il a été le scénariste du long- métrage à succès Nairobi Half Life (2012) et a tenu un blog sur la culture urbaine au Kenya (« A Kenyan Urban Narrative »). Muriuki est un photographe et commissaire d'expositions qui s'est distingué sur la scène internationale. Il a notamment fait des séries photographiques sur le patrimoine urbain et a assumé la fonction de commissaire d'exposition dans l'ancienne galerie RaMoMa, un des lieux importants de l'art contemporain kényan au début des années 2000, ce qui lui confère encore une certaine autorité. Tous les deux partagent une quête identitaire citadine, ce qui justifie leur engagement dans le projet14. De manière plus prosaïque, ces collaborations internationales sont pour eux un moyen d'étendre leur réseau et de conforter leur stature locale. 12 Pour ce projet, Hopkins et Hossfeld ont donc assis leur crédibilité locale en mettant un pied dans le champ intellectuel kényan. C'est la légitimité de la rencontre entre l'art contemporain et Ochuo qui se joue là. En effet, le soutien de ces notables désamorce les critiques sur la nature exogène d'un projet imposé à des artistes subalternes qui n'auraient pas le luxe de refuser. À titre honorifique, Matathia a d'ailleurs accédé à celui de commissaire d'exposition (co-curator), concession d'une partie du pouvoir symbolique et en même temps gage de légitimité dans le monde nairobien (par l'identité) et dans le monde de l'art contemporain (par le statut). Cet arrangement gagnant-gagnant est scellé par la co-écriture de l'argumentaire du projet. Hopkins et Matathia posent ensemble le cadrage conceptuel, historique et politique qui est soumis aux différents artistes engagés. Cet argumentaire met l'accent sur des « mémoires et des formes de commémorations dans différentes sections de la société kényane » et sur « la possibilité d'enquêter sur une mémoire collective — en forger une si besoin — et développer des œuvres commémoratives »15. L'objectif est de promouvoir un récit mémoriel à l'encontre de la patrimonialisation étatique16, ce grand absent du projet dont le rejet est rassembleur17. Publiée sur un forum internet de littérature kényane (« Concerned Kenyan Writers »), cette ébauche et la thématique de la mémoire sont pleinement en cohérence avec les préoccupations de l'intelligentsia artistique kényane. Pour Gor Soudan, initiateur d'un cercle de critiques artistiques est-africains (Footnotes East Africa), la mémoire est une problématique très actuelle qui « défie la façon dont on se définit, en particulier dans ce contexte urbain » devenu « illusion »18 pour ses usagers temporaires. Pour lui, la mémoire donne du sens à l'expérience urbaine. Ainsi, le programme artistique initial, développé par Hopkins et avalisé par Hossfeld, est coopté par des intellectuels et des artistes kényans familiers des institutions culturelles métropolitaines et de leur fonctionnement. 13 Ultime rencontre permettant la réalisation de l'œuvre : la négociation de ce programme culturel et artistique auprès d'un collectif d'artistes du slum de Kibera : les Maasai Mbili. Sam Hopkins fréquente ce collectif depuis 2005 et a collaboré avec lui dans plusieurs de ses projets19. Ces collaborations lui ont permis d'être identifié comme un acteur légitime de l'art kényan20. Sa maîtrise du kiswahili et du sheng, dialecte urbain protéiforme entre anglais, swahili et langues communautaires, fait de lui un interlocuteur de confiance pour ces artistes. En outre, son aura internationale lui permet d'être un courtier de choix entre le slum et les institutions artistiques de la ville et au-delà. Kevin Irungu, jeune membre du collectif, va être co-auteur de l'œuvre « Ochuo's Funeral ». Il n'a suivi aucune formation artistique formelle et ne fréquente ni les lieux de sociabilité, ni les forums de discussion du groupe précédent. Bref, il n'a pas

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bénéficié de la même « socialisation artistique » (Depres 2014). Il rejoint Maasai Mbili en 2004 après avoir abandonné ses études secondaires et commence alors la peinture d'artisanat auprès des commerces du quartier (sign painting), activité fondatrice du collectif. Il se décrit comme une « personne de terrain » qui « connaît les histoires locales »21. Là encore, les motivations pour rejoindre le projet divergent. Bien que très attaché au contenu de l'œuvre, la notion de mémoire est quasi absente de son discours. Lorsque je lui pose la question, il répond que « c'est évident que l'histoire kényane a été écrite par les puissants »22. Ce qui l'intéresse davantage est l'histoire « des gens d'en bas ». Plutôt que le langage conceptuel sur la mémoire, il évoque avant tout sa « communauté », sa « culture » et la possibilité de rendre cette communauté actrice des processus identitaires, ce qui légitime son engagement dans le projet.

Illustration 3. — Ashif Malamba et Otieno Gomba, membres éminents du collectif Maasai Mbili, dans une cantine à Kibera (G) ; débit d'alcool de contrebande (busaa et chang'aa) fréquenté par les Maasai Mbili, août 2011 (D)

Photos : O. Marcel.

14 De manière assez subtile, Irungu ne semble pas dupe de l'instrumentalisation dont il peut faire l'objet. Lorsque je lui demande l'histoire de sa rencontre avec l'art contemporain, Irungu remonte aux fondations du collectif. « Maasai Mbili » signifie en swahili « deux Maasai », le groupe ethnolinguistique pastoraliste devenu icône touristique du pays. Irungu rappelle que le nom du groupe tient au travestissement de deux artistes fondateurs, Otieno Kota et Otieno Gomba (dont aucun n'est Maasai), dans le but d'attirer l'attention sur eux. Au fil des collaborations, le groupe a été exposé à une variété de langages artistiques qui lui ont ouvert des horizons insoupçonnés. Au- delà des bénéfices en nature qu'il peut tirer de cette expérience23, ce groupe emploie son capital d'autochtonie dans des tactiques d'accomplissement qui suggèrent plutôt une instrumentalisation réciproque.

15 Les prémices de ce projet artistique rejoignent la définition que donne l'anthropologue Bob White (2011 : 6) de la « rencontre globale », soit des « situations dans lesquelles des individus d'extractions et de perspectives radicalement différentes se rencontrent et interagissent l'un avec l'autre sur la base de connaissances limitées concernant les valeurs, les ressources et les intentions de l'autre »24. En revanche, ces rencontres s'inscrivent dans des logiques d'acteurs où chacun exprime un statut clairement défini. On distingue ainsi des prescripteurs, des courtiers, ou des cautions morales ou intellectuelles. Ces rôles ne sont pas juste sociologiques mais également géographiques, dans la mesure où ils correspondent à des positions, se réfèrent à des lieux et représentent des échelles d'action. À travers les entretiens de chacun des acteurs engagés, il est remarquable que la mobilité que permet un tel projet s'exprime selon des référents géographiques différents : amener le « local » vers « l'international » pour

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certains, faire circuler des « pratiques nationales » et « réinventer le récit national » pour d'autres, ou encore faire parler les « gens d'en bas » : une variété d'imaginaires géographiques qui recouvrent différentes façons d'envisager la mobilité.

Les imaginaires spatiaux des réincarnations d'Ochuo

16 Le déploiement de l'œuvre se confronte à une diversité de configurations socio- spatiales. Ochuo, figure du sous-prolétariat de Nairobi, a été pour ainsi dire réincarné dans plusieurs événements et lieux d'exposition distincts : la reconstitution par Sam Hopkins et les artistes de Maasai Mbili, performance in situ ; l'exposition dans le centre- ville de Nairobi, moment de cristallisation des différentes positions socio-spatiales ; et enfin l'exportation dans un musée d'art contemporain en Autriche. Chacun de ces lieux active des réseaux distincts et suscite des lectures parfois opposées de l'œuvre.

Un triple jeu d'échelles

17 Lorsque Kevin Irungu a guidé Hopkins jusque dans le ventre de Kibera, Ochuo n'existait que comme une légende urbaine qui circulait dans les débits de boisson informels du quartier (les busaa club). C'est dans ces bars que les deux artistes ont déniché l'histoire. S'en suit une série de ruptures d'échelles qui vont de pair avec la mobilité de l'œuvre. La première réincarnation est celle de la reconstitution in situ, geste performatif visant à transformer une légende urbaine en œuvre d'art. Le réseau mobilisé est celui de la proximité et du voisinage. En effet, Hopkins et Irungu font appel aux personnes qui ont participé au véritable enterrement, cherchant à susciter un engouement populaire. Un cortège d'habitants du slum retourne ainsi dans le cimetière de Langata et reproduit la bagarre générale, cette fois devant la caméra d'Hopkins.

18 La deuxième réincarnation, celle de la galerie métropolitaine, était accompagnée par des présentations et des débats publics. L'exposition dure trois semaines. C'est un succès public avec plus de 150 signatures dans le livre d'or : on y retrouve des riverains de Kibera, mais surtout des expatriés habitués de la vie culturelle de Nairobi. Cette délocalisation d'Ochuo suscite néanmoins d'âpres discussions et controverses. Dès le vernissage, l'un des commissaires d'exposition, Charles Matathia, claque la porte du projet suite à un désaccord « sur l'éthique et sur le contenu » de l'exposition finale, dénonçant le déséquilibre de l'échange25. Il s'est dit particulièrement choqué par l'ivresse et la profanation « orchestrée » par les preneurs d'images et n'a plus voulu que son nom soit associé à l'exposition26. Pour lui, ce sujet méritait d'être traité avec plus de respect envers le contexte kényan et nécessitait des précautions psychologiques pour prévenir le traumatisme subconscient que pouvait engendrer cette reconstitution macabre. Cette critique outragée est ensuite partagée par une partie de l'intelligentsia qui voit dans l'œuvre un avatar de plus de la situation postcoloniale et une nouvelle glorification du bidonville portée par des artistes et des institutions étrangères27. 19 De leur côté, Hopkins et Hossfeld sont fascinés par la tournure des événements, constatant avec gravité l'impact de l'initiative28. C'est précisément ces controverses qui vont susciter la troisième réincarnation d'Ochuo, cette fois dans un musée d'art contemporain en Autriche. La commissaire d'exposition du KUB Arena, Eva Birkenstock, est une connaissance personnelle d'Hopkins rencontrée lors de ses études en

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Allemagne. Elle visite le Kenya en 2012, d'abord en tant que destination touristique, ensuite en tant que terrain d'étude. On notera là toute l'ambiguïté des relations qui peuvent s'établir entre commissaires en villégiature et artistes, entre la recherche d'exotisme et l'adhésion à des pratiques contemporaines. Pour le musée d'art contemporain autrichien, l'ouverture géographique « au Sud » peut être vue comme une marque d'avant-gardisme et faciliter des collaborations futures avec les artistes des marchés émergents, même si faire venir les Maasai Mbili n'était pas immédiatement rentable. En outre, pour Birkenstock, les collaborations avec les institutions de la coopération culturelle représentent un moyen d'étendre son réseau et d'ouvrir des opportunités professionnelles nouvelles29. Lors de sa visite de Nairobi, Hossfeld et Hopkins sont donc des interlocuteurs de choix et c'est en suivant leurs recommandations que Birkenstock prend le pouls de la ville. Elle visite le Goethe- Institut, le Kuona Trust, le GoDown Arts Centre, la One Off Contemporary Art Gallery, le Maasai Mbili Centre. Ce circuit l'a ramenée sur les traces d'Ochuo et de ses controverses. 20 La sociologue Nathalie Heinich (1998) a théorisé le fonctionnement de l'art contemporain comme un jeu à trois entre l'artiste, l'institution et le public : pour elle, les expérimentations des artistes visent désormais la controverse auprès du public et forcent les institutions à accroitre leur permissivité. L'intégration institutionnelle encourage des transgressions toujours plus audacieuses aux yeux des initiés, déclenchant à leur tour des réactions toujours plus violentes des néophytes. Il est intéressant de noter qu'il y a dans cet échange nord-sud un transfert du mode de fonctionnement de la modernité artistique occidentale. En effet, la controverse autour d'Ochuo a donné de la valeur à l'œuvre auprès de l'institution autrichienne, ce qui a contribué à sa mobilité internationale30. De manière révélatrice, Eva Birkenstock m'a sollicité pour que je lui transmette l'acte d'un colloque dans lequel je faisais le point sur la controverse d'Ochuo (Marcel 2012). Elle justifiait cette demande par le fait que cet article pouvait servir aux médiateurs du KUB Arena dans la préparation des visites guidées31. Cela démontre bien la valeur ajoutée de la controverse nairobienne aux yeux de cette institution.

Illustration 4. — Le triple jeu d'échelle de la rencontre entre Ochuo et l'art contemporain

Réalisation : O. Marcel.

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21 Au triple jeu des instances sociologiques identifié par Nathalie Heinich répond la progression symbolique du franchissement d'échelles géographiques que l'on peut définir comme des constructions sociales d'imaginaires spatiaux de la globalisation (Marston et al. 2007). La lecture géographique de la mobilité d'« Ochuo's Funeral » montre ces rencontres globales comme des lieux de confrontation d'échelles, des savoirs et des pratiques qu'elles représentent. D'une part, on observe que les acteurs s'emparent du « local », de « l'urbain » ou de « l'international », et cherchent à en devenir les représentants, voire les gardiens. Cela leur permet d'être associés à la formation d'une chaîne de valeur dont le KUB Arena est l'aboutissement, un lieu où la dimension internationale de l'artiste est consacrée. D'autre part, ce projet artistique fait se rencontrer des représentants de différentes échelles d'action. Ces dernières servent alors de ressource dans le jeu d'acteurs et expliquent les logiques d'alliance et d'instrumentalisation réciproques. On peut alors se demander en quoi la circulation dans ce jeu d'échelles affecte le sens même de l'œuvre.

Mobilité et traduction

22 Au cours de mon enquête, j'ai demandé aux différents acteurs « Qui était Ochuo ? » et « Quel est le sens de son histoire ? ». Kevin Irungu, l'artiste des Maasai Mbili, voulait avant tout que l'histoire d'Ochuo soit « drôle, que les gens rient »32. Cette perception tranche avec celle d'Hopkins. S'il ne renie par la part d'humour noir de l'histoire, il préfère parler d'un événement « énigmatique », « tragique », « jubilatoire », « surréel », « touchant » et « mélancolique »33. L'artiste de Kibera est conscient de cet écart de perception et me confirme qu'Hopkins était là davantage pour la mémoire que pour l'humour. Lorsque j'ai interrogé les gens sur place, l'expérience était surtout vécue comme une parodie humoristique avec une dimension expiatoire d'autodérision. Il serait donc réducteur de ne voir là qu'une posture d'extraversion puisque les riverains se retrouvaient dans le contenu : « À Kibera, tout le monde a adoré, c'est normal, c'est notre culture » explique Irungu, ajoutant non sans fierté avoir « créé un monument pour Ochuo »34. À partir de l'exposition dans la galerie du Goethe-Institut, les commentateurs ont vu quelque chose de plus générique. L'artiste Gor Soudan juge que c'est une évocation de « ce à quoi les gens s'accrochent », une pièce métaphysique sur le « citadin africain »35. Hopkins développe une autre lecture. Pour lui, ce n'est pas vraiment une œuvre sur Kibera, ni même sur l'individu Ochuo, mais plutôt une « fable du ghetto », « un monument pour un contexte socio-politique qui a fait que ça a pu arriver »36. La traduction atteint un nouveau degré d'abstraction lorsqu'il est abordé par l'équipe d'Eva Birkenstock en Autriche, où l'œuvre sert alors de « référence à l'ensemble des relations, des temporalités et des espaces qui constituent la ville présente et passée »37.

23 L'histoire d'Ochuo se réfère à des pratiques et des représentations de la mort qui sont culturellement marquées. Cet enterrement va notamment à l'encontre du récit funéraire dominant des hommes d'importance, les big men, où le lieu d'enterrement est une donnée extrêmement sensible et où la solennité est de rigueur (Cohen & Odhiambo 1992). En fait, être enterré à Nairobi est déjà le signe d'une certaine déchéance morale dans l'imaginaire collectif kényan. Même dans les catégories populaires, les familles font tout pour rapatrier les corps des défunts dans leur province. Jusqu'à récemment, Nairobi présentait d'ailleurs cette particularité d'être une « capitale sans cimetières »

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(Droz & Maupeu 2003) — ou presque, celui de Langata étant une exception remarquable. Ainsi, les Maasai Mbili se défendent des accusations d'instrumentalisation en rappelant que Matathia, le critique le plus sévère, n'est pas Luo et n'a pas grandi dans un slum. Pour Irungu, les bagarres lors d'un enterrement font partie des attendus38. Gor Soudan, qui a grandi dans la province du Nyanza, à l'ouest du pays, confirme que le groupe ethnolinguistique des Luo a des pratiques funéraires spécifiques pour chasser les esprits. Pour lui, les gens de Kibera sont avant tout des Luo qui adaptent leur culture à l'environnement urbain39. Les réincarnations successives estompent petit à petit cette complexité anthropologique de la performance in situ, au profit d'un récit qui tend vers le conceptuel et l'englobant. Selon Sam Hopkins, les œuvres « contextuelles » ont vocation à exister indépendamment du contexte40, ce qui justifie pour lui de faire une exposition sur Nairobi en Autriche. Cependant, l'étude de la circulation de cette œuvre révèle une traduction presque littéraire du script, au fur et à mesure des ruptures géographiques de sa mobilité. Même si le contenu formel de l'œuvre et sa mise en scène dans le hall du Goethe-Institut et le KUB Arena sont quasi identiques41, il y a une montée en généralité qui semble répondre à chaque changement de lieu : tantôt parodie humoristique pour les participants, tantôt cliché insultant pour les citadins de la ville, ou encore œuvre allégorique et métaphysique pour les personnes qui vont promouvoir l'œuvre en Europe. Il ne s'agit pas de porter ici un jugement de valeur sur ces opinions mais plutôt de constater que la géographie de l'art affecte le sens et la nature même de l'œuvre. 24 Cette étude de cas interroge les conditions et le sens des déplacements autant que le devenir des acteurs engagés dans le champ de l'art contemporain africain. En retraçant les rencontres interpersonnelles de la genèse et du développement de ce projet artistique, il est possible de mieux comprendre la façon dont les mobilités des artistes sont négociées à Nairobi. L'historienne de l'art Sidney Kasfir restreint la mobilité internationale de l'art contemporain africain à une classe de privilégiés. Selon elle, « ces séjours à l'étranger ne sont possibles que pour un nombre limité de personnes qui répondent aux critères suivants : parler la langue du pays d'accueil, être muni de diplômes reconnus, disposer des sommes nécessaires pour le voyage et bénéficier d'un réseau de contacts influents sur place » (Kasfir 2000 : 190). Or, l'émergence institutionnelle à Nairobi, bien qu'elle n'estompe pas radicalement ces déterminants socio-économiques, les complexifie en poussant toute une génération d'artistes qui ne répondent pas à ces prescriptions vers un horizon international. 25 L'agencement d'un tel projet transculturel, typique de l'échange artistique à l'ère de la globalisation, met en évidence que la production artistique à Nairobi procède d'un jeu où se déploient subtilement des hiérarchies socio-spatiales. En effet, en amont du projet comme dans le prolongement de ses mobilités, Nairobi est sans cesse renvoyée au « local » dans la structuration de l'art globalisé. De même, les interactions où s'affirment les lignes idéologiques, esthétiques et curatoriales du projet amènent l'artiste de Kibera dans un jeu où il semble progressivement perdre prise. Cette étude invite néanmoins à penser les rencontres globales dans une certaine fluidité des rapports socio-spatiaux et à penser les artistes comme « des contrebandiers des frontières et de l'altérité », des individus « qui bricolent, précisément à partir de leurs expériences circulatoires, des identités métisses entre univers proches et lointains » (Missaoui 2008 : 186). Que va retenir Kevin Irungu de son séjour en Autriche et des rencontres qu'il va y faire ? Comment cette expérience va-t-elle transformer la maîtrise de sa propre mobilité et la manière dont il envisage le champ de l'art ? Suite à

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l'exposition d'« Ochuo's Funeral », Irungu participe à l'exposition Hysterical Injustices, organisée dans le centre d'art Kuona Trust (septembre 2011). Confirmant la rupture stylistique qui a accompagné sa mobilité, il laisse alors de côté la peinture, son médium initial, pour se lancer dans une installation interactive et multimédia. Ce changement de langage artistique reflète autant un désir de mobilité qu'il traduit les injonctions des nouveaux rapports de pouvoir dans lesquels s'articule l'art contemporain en Afrique. 26 Les Afriques dans le Monde (LAM), Bordeaux.

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NOTES

1. Soit, selon N. B OURRIAUD (1998 : 117), un « ensemble de pratiques artistiques qui prennent comme point de départ théorique et pratique des relations humaines et leur contexte social, plutôt qu'un espace autonome et privatif ». 2. On trouve un pilier de béton armé construit au cœur de Kibera (Monument to the future, par Dusica Drazic), une réflexion interactive sur l'espace public et les pratiques mémorielles (Celebrating Hilton Square par Irene Izquierdo), ou encore des photographies

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de tas de pommes de terre sur un arrière-plan de gratte-ciels nairobiens, complétées par un film vantant les compétences des marchands ambulants (Kenyan pyramids par James Muriuki et Karolina Freino). 3. Le cimetière de Langata, au sud-ouest de la ville est l'un des rares cimetières en usage à Nairobi. Il est divisé en deux parties. La seconde, dédiée aux plus modestes, connaît un turnover soutenu : chaque carré de terre est loué pour six mois, après quoi le cercueil et la croix sont délogés. 4. Dans son exposition Sketches, au Goethe-Institut de Nairobi en 2010, une des œuvres présentait un patchwork de logos réels et imaginaires d'ONG travaillant au Kenya, façon pour lui de soulever l'absurdité de certaines approches développementalistes au Kenya. Il s'est ainsi dressé comme critique de la relation compromettante entre les ONG du développement et la production culturelle. 5. Entretien avec Sam Hopkins, Chai House, Nairobi, août 2011. 6. « There was an elaborate discourse about commemorative practices and I was impressed by a really advanced conceptual approach to memory » (ibid.). 7. « I wanted to take this legacy of German commemorative practices and work it with Kenyan artists » (ibid.). 8. Le financement était partagé entre l'Université Bauhaus et le Goethe-Institut. 9. Elimo Njau et Joy Mboya sont respectivement les fondateurs du centre d'art Paa ya Paa en 1965 et du GoDown Arts Centre en 2003, deux figures et jalons incontournables de l'histoire de l'art du Kenya. 10. Les années 1980 en particulier sont une période noire pour la création artistique kényane. La censure et la répression politique mènent beaucoup au silence ou à l'exil, à l'instar du célèbre dramaturge Ngugi wa Thiong'o. Le Goethe-Institut et le Centre culturel français constituent alors des refuges de liberté d'expression où des intellectuels et des artistes se retrouvent. En revanche, depuis l'alternance politique et l'arrivée au pouvoir de Mwai Kibaki en 2003, cette justification n'a plus cours. Pourtant, en 2010, les centres culturels étrangers représentent à eux seuls près d'un tiers des événements artistiques publiés sur le calendrier culturel NairobiNow. 11. Cela explique pourquoi lors de mon terrain, Johannes Hossfeld était un personnage- clé pour beaucoup d'artistes nairobiens. 12. Il a été notamment un des initiateurs de la conférence Re-membering Kenya en 2008, dont il publiera les actes (MUNGAI & GONA 2010). 13. « We want to bring the local artists up with the international art scene » ; « We work exclusively with artists who are connected or connectable with the international art circuit » (entretien avec Johannes Hossfeld, Goethe-Institut, juin 2010). 14. Les années qui suivent les violences post-éléctorales de 2007-2008 sont marquées par le développement de nouvelles formes d'identification, en particulier chez les jeunes citadins, et que l'on peut qualifier de post-ethniques. À Nairobi, cela s'est manifesté par l'apparition de cyber-cafés culturels et artistiques orientés sur la cohésion de la société civile (Pawa254, iHub, The Nest), qui ont vu le jour avec l'appui de la coopération internationale et de fondations développementalistes. 15. « Forms which commemoration and remembering take within differing sections of Kenyan society » and « the extent to which artists can investigate a collective memory —forge one if needed—and develop commemorative artworks » : S. Hopkins et

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N. Matathia, Conversations in Silence, ébauche publiée sur le forum littéraire « Concerned Kenyan Writers », 2010. 16. « Celebrate », « speak to » or « invent » memorial narratives for Kenya, outside of the « government reports » and the « official record » (ibid.). 17. À l'arrivée des artistes de l'Université de Bauhaus, Hopkins a organisé une visite de groupe du Nyayo Monument, l'édifice à la gloire de l'ancien président Daniel arap Moi, dans le centre-ville. L'argumentaire du projet juge sévèrement ces politiques étatiques : « childish and two dimensional ». 18. « It challenges the way you define yourself, especially in the urban setting. We come to look for money and livelihood but every Christmas and Easter, we go back home. The urban area becomes like a sort of illusion » (entretien avec Gor Soudan, dans son studio à Kuona Trust, septembre 2011). 19. Par exemple, il réalise les portraits de Pets of Kibera (2010) ou le projet curatorial sur les mégapoles africaines Afropolis (2010), dans lequel il associe le collectif de Kibera. 20. On notera que sur les rapports annuels de Kuona Trust, il est affublé de l'identité « UK » au début des années 2000 pour être ensuite assimilé aux artistes kényans. 21. A « ground person » who « knows local stories » (entretien avec Kevin Irungu au studio Maasai Mbili, août 2011). 22. Ibid. 23. Les Maasai Mbili parlent d'« art materials », une plaisanterie pour évoquer le substitut alcoolisé de per diem qu'ils demandent en retour de leur participation. 24. « The notion of “global encounters” refers to situations in which individuals from radically different traditions or worldviews come into contact and interact with one another based on limited information about one another's values, resources, and intentions. » 25. « We had a rupture with Mr. Hopkins over ethics and content », précise un communiqué public de C. Matathia, février 2011. 26. « You can't just give Maasai Mbili alcohol and miraa and ask them to do any old stupid thing because they won't refuse—it's just wrong » ; « The word taboo actually means something locally » ; « This is only showing their nakedness » (entretien avec Charles Matathia, Storymoja Festival, septembre 2011). 27. « We are forcing that kind of language on M2 » ; « The ghetto has become glorified. It's a brand being sold to the world » ; « It is making a memory of accepting to be poor » (entretien avec Gor Soudan, dans son studio à Kuona Trust, septembre 2011). 28. « We've probably elevated a criminal to some folk hero status » (entretien avec Sam Hopkins, Chai House, Nairobi, août 2011). 29. En 2014, Eva Birkenstock est sélectionnée par le Goethe-Institut pour une résidence d'un an dans un espace d'exposition à Manhattan, une opportunité professionnelle qui n'est pas sans lien avec l'accueil de la délégation kényane, sous l'égide de l'antenne nairobienne du réseau culturel allemand. 30. Cette mobilité internationale se fait dans un format dématérialisé puisque le cercueil et les croix — seuls éléments matériels de l'installation vidéographique — sont reproduits sur place. 31. « As Sam told you, we are showing the work within an exhibition in Bregenz and would be very interested in reading your text, and if possible, would like to give it to

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the art mediators to prepare for their tours » (communication email avec Eva Birkenstock, alors commissaire d'exposition de la KUB Arena, octobre 2012). 32. « For me its humor [...] I want it to be funny, I want people to laugh » (entretien Kevin Irungu au studio Maasai Mbili, août 2011). 33. « Enigmatic », « tragic », « celebratory », « surreal », « touching », « melancholic » (entretien Sam Hopkins, Chai House, Nairobi, août 2011). 34. « In Kibera, everybody loved it. It's normal, it's our culture » ; « We created a monument on Ochuo » (entretien Kevin Irungu au studio Maasai Mbili, août 2011). 35. « It's a piece on African urban dwellers », « what people are hanging on to » (entretien avec Gor Soudan, dans son studio à Kuona Trust, septembre 2011). 36. A « ghetto fable », a « ghetto narrative » ; « not really about him as an individual in this other layer he is existing in [...] it is not a monument to Ochuo but one for a social- political context that allows this to happen » (entretien Sam Hopkins, Chai House, Nairobi, août 2011). 37. « A picture of Nairobi with reference to the ensemble of relations, temporalities, and spaces that constitute the city's present and its history », présentation de l'exposition Nairobi — A State of Mind par la KUB Arena. 38. « If people don't fight at your funeral, they will forget you forever. It's normal here » (entretien Kevin Irungu au studio Maasai Mbili, août 2011). Irungu se réfère à la cérémonie luo tero buru, littéralement « amener à la poussière » en dholuo, où les comportements déviants tels que la consommation d'alcool et l'hystérie sont plus ou moins acceptés. 39. « Luo funerals have these ceremonies for chasing the spirits away, and most people in Kibera are Luo » ; « Ochuo's friends did this in their own urban way » (entretien avec Gor Soudan, dans son studio à Kuona Trust, septembre 2011). 40. « Ideally, the work exists beyond the context » (Hopkins cité dans HOSSFELD 2011 : 12). 41. Les mêmes architectes chargés du hall d'exposition du Goethe-Institut sont d'ailleurs convoqués en Autriche afin de composer à nouveau la mise en scène de l'exposition. Il s'agit de Naeem Biviji et de Bethan Rayner de Studio Propolis, basés à Nairobi.

RÉSUMÉS

Les projets artistiques transculturels « nord-sud », parangons de la coopération culturelle occidentale en Afrique, constituent un terrain privilégié pour observer les conditions de participation du continent à un champ globalisé d'activité et saisir les reconfigurations de ses imaginaires spatiaux. Cet article propose une lecture multi-située des échanges et controverses d'un projet artistique associant l'Allemagne, le Kenya et l'Autriche. Il retrace les discours situés et les projets de mobilité d'acteurs, de l'élaboration d'une œuvre d'art dans le bidonville de Kibera jusqu'à sa circulation dans les réseaux de l'art contemporain. Loin de réifier les positions

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entre le « local » et le « cosmopolitain », ou entre la ruralité encore prégnante et la connectivité d'une ville mondialisée, cette étude témoigne d'une coalisation d'intérêts parfois contraires où s'articulent subtilement hiérarchies et tactiques.

“North-South” transcultural art projects—the epitome of Western cultural cooperation in Africa —are a heuristic site for observing the conditions of Africa's participation in a globalized field of activity and probing the reconfigurations of its spatial imaginaries. This paper offers a multi- perspective reading of the discussions and controversy surrounding the production of an artistic initiative involving Germany, Kenya and Austria. It retraces the rootedness of actors' discourse and mobility projects, from the inception of an artwork in the Kibera slum to its circulation in contemporary art networks. Rather than reiterating fixed positions between “locals” and “cosmopolitans”, or between the still pervasive rurality and the connectivity of a globalized city, this case study shows a coalition of at times contradicting interests in which hierarchies and tactics are subtly intertwined.

INDEX

Mots-clés : Nairobi, Sam Hopkins, Maasai Mbili, Goethe-Institut, échelle, mobilité, rencontre globale, ressource spatiale Keywords : Nairobi, Sam Hopkins, Maasai Mbili, Goethe-Institut, Scale, Mobility, Global Encounter, Spatial Resources

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Playing (in) the Market Hervé Youmbi and the Art World Maze

Dominique Malaquais

1 In 2010, Cameroonian artist Hervé Youmbi (1973-) embarked upon a project titled Totems to Haunt Our Dreams 1. This undertaking led him to several cities: Douala, where he makes his home; Aba, in Eastern Nigeria; Dakar; Johannesburg; Cotonou; Kinshasa; and New York City. Four years later, astride Douala and the Grassfields region of Western , he set to work on a second project, called Visages de masques (“Faces of Masks”). In both Totems and Visages, Youmbi examines the place—and, at times, the non-place—that artists hailing from Africa occupy in the global art world. With considerable humor, a trenchant dose of irony and a richly nuanced reading of contemporary political and economic landscapes, he takes to task the structural violence of the institutions that constitute this world. Together, Totems and Visages powerfully critique the art market, the spaces and practices to which it gives rise, and the larger, late-capitalist system to which they collectively belong.

2 While they share certain fundamental formal and conceptual features2, Totems and Visages engage in distinct ways with the market and the art world institutions that it undergirds. In the following pages, I seek to highlight and to unpack these differences. Of particular interest to me are ways in which each project envisages the phenomenon of commodification. Key considerations, addressed in a range of manners by both endeavors, include the dangers that commodification presents, the pleasures that it procures, the desire to move beyond its ambit, the craving to partake of it, the means one might deploy to counterbalance its effects and the uses to which it can most effectively be put. I also contemplate how and to what effects concepts of perceived value, monetary worth and fetishization are brought to bear in the two projects. Notions of co-optation, a central concern in both undertakings, draw my attention as well. 3 Because Totems and Visages are works in progress, still unfolding as I write, the analysis I propose is tentative. Both experiments are characterized by multiple layers of signification and, as they evolve, they will develop new layers still, impacting both their meanings and the relation they entertain with one another. This will be the case, in particular, with the Visages project. As I show in the second part of the paper, its

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very essence hinges on changes of status: its constituent elements are meant explicitly to move across locations and, in the process, across registers of sense. With each shift, new strata of meaning accrue and, with them, new interpretative possibilities.

Totems to Haunt our Dreams

4 Totems is an ephemeral architecture: a shifting, morphable space that moves across continents and oceans to tell a politically charged story about what it means to be an artist at work on the global art scene today. By way of this movable architecture, Totems debunks a cluster of preconceived notions. First among these are widely held perceptions about the place on the international art market of artists who make their home in Africa.

Rush for the Center

5 In the mainstream media, increasing attention is paid to places in Western Europe and North America that African women and men risk life and limb to reach (Benson 2015). Over and over, one hears horror stories suggesting that Africa is little more than a space of pathos: a locus of poverty, pain and desperation, whose inhabitants are intent above all on leaving. In this representation, little concern is shown for other types of quests by Africans: the desire to reach places in the “North” (and increasingly in the “East”) not only because lives depend upon on it, but also because they hold interest for people engaged in building carefully planned alternative futures. In print, online and on television, strikingly little attention is paid to the fact that, for millions of Africans, making one's way to such places can be a matter not only of survival, but also of bourgeois dreams of investment and pleasure.

6 Totems takes this lack of interest and turns it on its head. It looks at the fascination that certain places in the North exert on African imaginaries wholly outside the sphere of daily survival, precisely because they are spaces of bourgeois aspiration. These loci, Youmbi tells us, become veritable “fetishes”, or “totems”, in the eyes of those who dream of reaching them, for they have come to function as symbols of success in what art historian Olu Oguibe (2004) calls “the culture game”. The places that Youmbi has in mind are very particular ones: museums, galleries, auction houses and international art fairs. All are located in the North. They are the trendsetters of the contemporary art world: where an artist needs to be if s/he is going to play the culture game effectively—by the rules of the art market, that is. 7 This shift in gaze that Youmbi proposes, a distinctive refusal to dwell on pathos, comes as a welcome move away from clichés. It is not, however, a happy foray into a world of moneyed possibilities. Equal parts humor, irony and cold appraisal, Totems is a powerful call for change. It demands that artists in the “South” do for themselves what others—Northern curators, African governments and bourgeoisies—so often fail to do: evacuate tired tropes according to which Europe and North America are the center and Africa lies on the margins, in order to develop spaces from which artists in Africa can themselves define what is relevant and, in turn, make this relevant to the art market.

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8 Artists in the South, Youmbi observes, are bedazzled by museums like the Metropolitan, the Guggenheim and the Louvre, by auction houses like Sotheby's and Christies, and by international art fairs such as FIAC 3 and Art Basel. They are blinded, he tells us, and lost as if they were in a maze. Totems brings this argument to life. The work is in two parts: an ephemeral maze made of stacked travel bags (fig. 1) and a photo-gallery of giant portraits. The portraits feature artists from so-called “developing countries” sporting sunglasses stencilled with the logos of major Northern art spaces: the Tate Modern, Great Britain's premier venue for contemporary art (see cover), New York's MoMA, the Louvre and FIAC. The logos make any kind of proper vision impossible. All that the wearers can see are the backs of the totem-space advertisements branded onto their eyewear. They are literally blinded. 9 The portraits are arrayed around the columns of travel bags, among which viewers are invited to wander in search of meaning. The bags are of a type that low-income travellers from Africa use to ferry products of various kinds for sale on distinctly less glamorous markets: food, cloth, inexpensive manufactured goods4. Each bag, like the sunglasses, carries a “high art” logo. Among the spaces referenced, in addition to the Tate Modern, MoMA, Louvre and FIAC, are the Metropolitan and Guggenheim Museums, the Guggenheim Bilbao, the Art Basel International Art Fair, and the Sotheby's and Christies auction houses. The entire installation folds and rolls into a suitcase and a few poster tubes. It is art ready-to-go, prepared for a headlong rush across oceans should the self-anointed center come calling.

Commodification

10 Youmbi does not stand above the fray, claiming to be different from the logo-blinded artists he portrays. He identifies himself as one of many such creators, appalled by the totems game, but prepared all the same to partake in the possibilities of its moneyed pleasures. Hence a self-portrait that he shot in Johannesburg, in which he is seen wearing glasses branded with a depiction of another sort of art world totem: an iconic 1981 work by Andy Warhol in the shape of a dollar sign (fig. 2). Several artists whose portraits appear in the Totems installation also sport glasses emblazoned with Warhol's Dollar, as well as with depictions of other contemporary art world icons, notably Damien Hirst's (in)famous Golden Calf (2008) and diamond-encrusted skull, For the Love of God (2007) (fig. 3). These same icons of art world success appear in logo form on the bags that make up the columns at the center of the installation. Also present are images of such renowned contemporary works as Takashi Murakami's Panda (2003) and Homage to Louis Vuitton (2002) and Jeff Koons' Rabbit (1986) and Balloon Dog (1994-2000).

11 The focus on art world success and, more broadly, on money and fame in the installation is fraught. On the one hand, Youmbi shows, he is fascinated with the fetish spaces and artworks that Totems references. Unequivocally, he makes clear, he wants to be exhibited alongside Hirst, Murakami, Koons and others of their international stature. On the other hand, he staunchly objects to the economics and the politics of a world in which he and his peers have little choice but to seek such proximity. Inherent in the installation is, thus, a fundamental conflict. At hand is not a univocal message.

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12 Nor is this simply about the artist, or artists more generally. It is also a matter of institutions—of the totem spaces themselves and what they want from artists like Youmbi. This is not, Youmbi's installation suggests, merely a matter of artists on the so-called periphery aiming to penetrate the self-professed center. It is also a story of that center gaining power and prestige from engaging with what the art market persists in defining as the “outside”: with Africa (or the South more broadly). Indeed, as Youmbi points out, such fetish space museums, galleries and art fairs as are referenced in the installation gain a great deal from instrumentalizing African artists. The latter are brought in in carefully calibrated increments to spice up an art-world center that might otherwise prove dull. Thus, for example, the Louvre, which a few years ago lent contemporary flair to a rather staid exhibition on the British 19th century painter and printmaker William Hogarth by prefacing it with an installation by the Nigerian and British artist Yinka Shonibare MBE 5 (Member of the Order of the British Empire). Or, for another, more recent example, the 56 th edition of the Venice Biennale, which called on the famed Nigerian curator Okwui Enwezor in a bid to bring firmly into the global 21st century an art world venue better known till now for its Northern bias (Lane 2015). 13 A complex back and forth is at work, Totems suggests, in which Southern artists reaching for the center exist in a symbiotic, but highly unequal relationship with a center calling on them to bring itself into being6. This relationship, in Youmbi's eyes, is akin to a maze. It constitutes a seductive danger zone in which African artists run the risk of losing themselves: of being reduced to the role of exotic commodities, even as they themselves actively seek to commodify the fetish spaces in which they dream of being put on display. Hence the maze-like quality of the central column arrangement in the installation, a place in which one risks, literally, getting lost. 14 For readers familiar with Achille Mbembe's (2001) writings on postcolonial alienation, a subject of considerable interest to Youmbi, the foregoing makes a great deal of sense. Indeed, it constitutes a strikingly elegant iteration of ways in which such alienation functions. Briefly, Mbembe's argument is that, in the postcolony, the few rule over the many thanks to a system that encourages the latter to buy into their own oppression by aspiring to and by mimicking the violence and the vulgarity of their oppressors—that is, by participating in their own abjection. This, arguably, is precisely the process in which Youmbi's artists are engaged.

Rejoinders

15 There is more to the installation's argument than this, however. At the same time as he is concerned with issues of structural violence and abjection, Youmbi is determined to think through and to hope for ways of fighting back. One method for doing so, he argues—one key way of countering the blinded rush to the center that the institutions of the art market impose—is to create networks that operate outside established institutions. In particular, he is an advocate for developing artist-to-artist networks that privilege fluidity, building bridges between people and places where institutions fail to do so because they are too big, too rigid and, most importantly, too intimately tied to the global art market.

16 In Africa, perhaps more so than elsewhere, Youmbi points out, it is difficult for artists to connect with one another. Travel within the continent, he notes, is prohibitively

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expensive. For example, it is impossible to fly directly between the two main cities of Central Africa, Douala and Kinshasa, even though the distance is only 1.800 km. The “simplest” route is via Europe, which involves multiplying the distance sixfold. This itinerary, however, is complicated, for it requires a transit visa, a document that proves exceedingly difficult for artists like Youmbi to obtain, since they are doubly stigmatized as both Africans and artists—persons, that is, who do not hold conventional employment. To undertake this kind of trip, one needs the backing of institutions such as museums or foundations, most of which are located in the North. What this entails in practical terms is that an overwhelming majority of African artists fail to travel within their own continent and the result is a truncated art world. 17 What is to be done about this, Youmbi asks? One solution, he holds, is to become an activist artist. One can deploy one's art to build bridges, creating something akin to what sociologist AbdouMaliq Simone (2008) calls an “infrastructure of people”. Whenever and wherever he travels within Africa, Youmbi seeks to initiate partnerships with local artists and arts collectives to advocate for joint action across borders. Specifically, what he calls for is the creation in Africa of spaces where the work of African artists can be shown and appreciated locally. The goal is not, he posits, to give birth to institutions that replace museums in Europe and North America, but instead spaces that can exist alongside them. The point is to evacuate long-standing center- periphery models and to replace them with multiple, equal, coeval centers, in the process developing a new paradigm for the art world (Youmbi 2011). 18 Such advocacy is both the goal and the subject matter of much of Youmbi's work7 and it is a core thematic thrust of the Totems installation. The argument, here, is not that it is inapposite to seek entry into the Tates, MoMAs and Guggenheims, or that it is wrong to crave dialogue with the Koons, Warhols and Murakamis of the art establishment, but that to pursue this exclusively is counterproductive. The goal sought should rather be a back and forth conversation in which different types of equally relevant centers speak to one another. These centers, Youmbi holds further, need not all be of the same kind. Tate-type institutions are not necessary everywhere. There are other ways of thinking about how, where and under what conditions one can show art. By this he means site-specific solutions, better adapted to economic, political, social, historical and cultural contexts in a city such as contemporary Kinshasa, Cotonou or Dakar. 19 In this regard, Youmbi is particularly interested in ephemeral and moving architectures. Imposing permanent buildings, he states, are not always a necessity. Smaller, flexible spaces are sometimes a better choice. In this, he is inspired by uses of temporary edifices in his own country, for instance tents that are deployed to welcome funeral ceremonies and related events in cities and countryside alike. Hence the movable maze that he has installed as the centerpiece of the Totems installation. If the museum will not come to viewers in Kinshasa, Cotonou or Dakar, Totems argues, art itself can be made to do so and, in the process, to become the museum itself. In such a museum, artists whose work is on display can function outside the restrictive confines of the global art world. 20 But, of course, matters are not so simple. Indeed, they often prove quite messy, as witness the fate of Totems. In 2011, Youmbi's installation was acquired by the Smithsonian Institution's National Museum of African Art, in Washington DC. It is now a part of the permanent collection in one of the totem spaces whose maze-like pull it calls into question. There, it will be shown alongside pieces of classical African art

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valued at dizzyingly high prices on the international art market and side by side with works of contemporary art by African artists—works that, by virtue of their inclusion in the Smithsonian, have acquired the status of masterpieces. This is both as it should be—for the work well deserves such pride of place—and troubling, for, in fundamental ways, it proves Mbembe right. 21 The question, now, is what happens beyond this point. Totems exists as a limited edition. It can be sold again, to another institution and then another, up to five times. Such commodification is double-edged. On the one hand, it might be argued that every sale of the work enhances the center's power of abjection. Alternately, the claim can be made that, with each transaction, Youmbi's installation edges its way further into the heart of the art-world system, in effect colonizing it. Complicating matters further is the fact that, as he develops the artist-to-artist networks for which his work calls, Youmbi continues to create his logo sunglass portraits and to craft new columns of logo-clad bags. In doing so, he produces still new iterations of the installation. The maze continues to grow and, with it, the artist's imbrication in a system whose weight is both peril and pleasure, closure and possibility.

Visages de masques

22 The space of entanglement (Nuttall 2009) in which Youmbi finds himself proves to be a very productive one. Visages de masques, his most recent endeavor, exemplifies this. The project gave rise to a first exhibition in Cameroon, in 2015. In this context, again, viewers encountered an ephemeral architecture, a maze and faces, as well as a focus on the art market (fig. 4)8. At center, standing and lying on their sides, were wood crates of the type museums and galleries use to transport precious objects. On each was pinned a photograph of an illustrious work of classical African art: a mask that has become an icon—a totem—in the canon of Africanist art history. The pieces depicted belong to the National Museum of African Art, the Metropolitan and Brooklyn Museums, and the Musée du quai Branly in Paris—institutions, all, that have played a critical role in the construction of this canon. Below each image, museum-style, was a label indicating the provenance of the mask, its date, constituent materials and collection history. The arrangement of the wood crates echoed that of funeral stones in a graveyard. Viewers were thereby invited to wander through a maze speaking to the origins of the masks depicted, that is to the fact that the overwhelming majority were looted by Europeans in whose hands they became inanimate—some might even say dead—objects: trophies of power first and then, with time, objects to be contemplated from afar as icons of Euro-American taste and wealth.

Classificatory Schemes

23 In their context of origin, the works depicted on the crates had a ritual purpose. What makes them precious in the eyes of their collectors is this fact precisely: that they were used. This, in the jargon of those who seek such objects out, is what renders them “authentic” and this authenticity, in turn, is what makes them valuable. It is what drives the highly lucrative trade in classical African art. In the installation, the crate maze was surrounded by a circle of masks hanging from above. These were recent works, all designed by Youmbi and executed in collaboration with carvers and beaders

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in the Grassfields of Western Cameroon, a region famed for its extraordinary masking culture. So-called authentic masks from this part of Central Africa, mostly made in the late 19th and early 20th century, fetch increasingly high prices on the international art market.

24 The carvers and beaders with whom Youmbi collaborated in this setting9 (fig. 5) frequently produce works for the commercial market: tourist curios and export replicas of antique masks recognized as “authentic” because they were employed in ritual settings. At the same time, they produce works for local consumption—most notably masks known as yegué, commissioned by members of an initiation association called Ku'ngang for performance in ceremonial contexts. Though authentic by the criterion of ritual use, such masks tend to be disdained by collectors because they are not antique. Two key functions of value on the classical art market are age and rarity and, insofar as these are contemporary productions, they are typically seen to lack value. Worse, in the eyes of many classical art aficionados, these recent masks incorporate elements of mass culture—plastic and synthetic hair, for instance. While some collectors do appreciate such formal neologisms, they belong largely to a niche market, one that rarely frequents Sotheby's or Christies, both of which specialize in “authentic” “antique” works of art. 25 This, alongside the Euro-American fascination for one-of-a-kind objects and with authenticity as a proof of value, is precisely what interests Youmbi. In funeral ceremonies he has attended in the Grassfields, he has come upon masks that are wholly made of plastic: objects manufactured in China for use in North America during Halloween celebrations. Among this genre are masks that reproduce the features of a horror film character inspired by Edward Munch's famous Scream (1893) 10. Repurposed, these plastic masks enter the fray of powerful danced ceremonies, side by side with masks for which the region is renowned—notably beaded elephant caps (tcho bapten) 11. Drawing on these two, apparently diametrically opposed models and melding them with still others, in the context of the Visages project Youmbi has been designing striking hybrid masks: wooden carvings, covered in multicolored beads and buttons, which are characterized by a mix of elements that stands on its head the traditional Africanist canon12. While the latter has long insisted on a strict delineation between individual genres, styles and regional affiliations (Kasfir 1984), Youmbi blurs these categories. Traits one would not otherwise encounter side by side are mixed. Long, beaded cloth panels, features associated with elephant caps, rub shoulders with bristling, horn-bedecked crowns, floor-length dreadlocked coiffures and cowrie- studded surfaces commonly seen in Ku'ngang masks. Two distinct genres of ritual objects are fused into one. Features associated with the carving styles of distant regions—Dogon (Mali) and Bwa (Burkina Faso), most notably, but also Yoruba (Nigeria) and Kota and Punu (Gabon)—are brought into the mix as well13. Add to this the distended eyes and mouths of Hollywood-inspired Halloween masks and the result is wholly surrealistic (fig. 6). 26 The circle of masks hanging above the 2015 Visages installation was made of such carvings. Also present were castings of masks Youmbi had bought in Douala markets that cater to tourists: pieces that he had previously transformed for use in a work titled Ensemble vide (early 2000s, Malaquais [2012: 51]) and which, in 2014-2015, he presented to a Grassfields metal-smith who, at his request, cast them in brass14. Individually and as a group, these various objects confound(ed) distinctions between “high” and “low”,

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“traditional” and “modern”, “authentic” and “commercial” art15—distinctions that play a critical role in the production and reproduction of market value.

Meaning on the Move

27 The masks in the 2015 installation were slated to follow a complex and peripatetic life course. They were to begin their existence as part of a contemporary, conceptual work of art. This would be followed by a second stage, in which they would leave the kind of white cube space where works of this genre are most commonly displayed to enter the ritual life of the Grassfields region. There, they would become the personal possession of Ku'ngang initiates who, through participation in danced rites hosted by the association, would, in local parlance, “activate” them. Thus, works of conceptual art would morph into spiritually charged power objects. In a third stage, some of the masks would leave the Grassfields to travel toward a new set of white cube spaces, in Africa (as before) or in Europe or the United States. In a fourth stage, they would head back to Western Cameroon, there to re-enter the Ku'ngang universe—and then possibly return, once more, to Europe or the United States.

28 With each move, Youmbi's hybrid creations would acquire a new status. Layers of meaning would accrue, resulting in thoroughly slippery objects, impossible to categorize in terms of dichotomies that have long structured how material and cultural production hailing from Africa is analyzed, exhibited and marketed. Classificatory schemes shaped by economic, social and political forces intimately linked to the capitalist project—schemes rooted in the colonial period and powerfully at work in its postcolonial aftermath—would find themselves undermined. Put otherwise, each carving would embody and precipitate an ontological crisis. Questions would abound: should it be seen as a “ritual” object? As a piece of “African” or of “contemporary” art? As a “traditional” piece? As “unique”? Would it be perceived as an “individual” or a “collaborative” production? All of the categories used by “specialists” in the North (and increasingly in the East) to deal with African art would be thrown into question. The effect of this would be to destabilize the structures of validation and valuation at work in the self-anointed center(s) of knowledge production. 29 To gauge how this plan unfolded, it proves useful to follow in some detail the travels of a single mask in the Visages installation. On March 30, 2015, in the Grassfields village of Dakpeudjie, a district of Bandja chieftaincy, Ku'ngang initiate Hervé Yamguen appeared in full association regalia, wearing one of the Visages masks. The occasion was a funerary ceremony held in honor of fellow Ku'ngang member Mbà Nzà Yamdjieu Tani Wansi Pierre (fig. 7). Yamguen was particularly well positioned to accompany Youmbi's mask in its transition from a work of conceptual art to one of ritual power. A widely published poet and a highly accomplished multi-media artist based in Douala (Malaquais 2009), he is an habitué of white cube exhibition spaces dedicated to highlighting conceptual art. Simultaneously, he is a connoisseur of Grassfields ceremonial practice. Prior to passing away, his father, Daya Yamgeu Dieudonné, designated him as his ritual heir. In order to take on this weighty responsibility, Yamguen began spending increasingly long periods of time in Bandja16, acquiring knowledge indispensable to his new role. This process significantly inflected his work in Douala, driving in compelling new directions his production as a painter, sculptor and writer. That Yamguen is a close friend of Youmbi's—the two, in the 1990s, were

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co-founders of Cercle Kapsiki, one of the most influential artists' collectives on the Cameroonian art scene in the second half of the 20th century (Malaquais 2008)—added further weight still to Yamguen's role as passeur 17, as did the fact that Youmbi's family, like Yamguen's, hails originally from the Grassfields region. 30 In late 2015, the mask designed by Youmbi and activated by Yamguen left Cameroon for London. There, it was exhibited at the 1:54 Contemporary African Art Fair, an event that has both ridden and significantly fed the wave of contemporary African art's burgeoning success on the international market. In this setting, Youmbi and his New York Gallery, Axis, developed a scenography for the mask that elegantly highlighted aspects of its two previous lives (fig. 8). The mask was hung, in minimalistic fashion, against a white backdrop. Here as in the first Visages display, a travel crate appeared— in this case, the very container in which the mask had traveled from Africa to Europe. On the crate was attached a plastic sleeve that contained all of the documentation required to ship the object from Cameroon to London via DHL, including descriptions of its ontological status and its value for customs purposes. Standing atop the crate, a video monitor played a loop of anthropological-style footage filmed by Youmbi showing Yamguen ritually activating the mask during the funerary ceremony in Dakpeudjie. Also included was an editioned photograph by Youmbi of Yamguen wearing the unconventional mask, appearing beside another masquerader outfitted in a more typical example18. Alongside, on the wall, was a museum-type label that described the carving first as an anthropological artifact and second as the work of a contemporary artist—descriptions at variance with the shipping documents, which read “contemporary mask/art work for exhibition” and stipulated that the object was “neither [an] antiquit[y] nor recognized or classified as cultural propert[y]”. All of these elements together constituted an installation titled Two-Faced Mask/Double Visage. 31 In this setting, the slipperiness of the object was on full view. Recalcitrant to any form of classification, it was all at once a conceptual piece exhibited as part of a multimedia installation, a one-of-a-kind work of classical African art and an ethnographic specimen. Rendering it slippier still was a stipulation made by Youmbi. Should the carving be sold, its buyer would not be able to take possession of it. Instead, the mask would travel first to Cameroon, where it would be ritually de-activated. Following this, it would be returned to its new owner. The buyer would find her/himself imbricated in a most unusual back and forth, quite unique in the cycle of extraction and acquisition that has historically attended the entry into Northern collections of artworks produced in Africa. Not only would s/he have to forego the gratification of immediate possession and, as the mask traveled back to Africa, relinquish certainty as to when and in what form it would come back. By engaging in this intricate transaction, s/he would also be enabling and becoming an active participant in a performance—the mask's de-activation—that would forever change its signification. 32 Arriving at a decision to sell the piece had been complicated for both Youmbi and Yamguen. Their feeling, initially, had been that the carving should return to Cameroon to remain in the latter's possession for ceremonial purposes. In the eyes of both artists, by way of its move from white cube space to sacred arena and back, the mask had quite effectively put paid to the classificatory schemes it had been devised to destabilize. It was now in a position to fulfill a second, related and equally important purpose. Re-entering the Ku'ngang sphere permanently, it could participate in an experiment dear to both men: a joint endeavor to re-enchant the ritual field19.

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33 In certain respects, both men had hoped that the mask would not sell. Of particular concern to them was the fact the Visages project was beginning to gain traction in the Grassfields. The appearance of Yamguen's innovative mask at the Dakpeudjie ceremony had aroused considerable local interest. Since the event, four additional masks had been ritually activated, at the hands of four different Ku'ngang members. Some ten association members had approached the artist to inquire into the possibility of commissioning a mask from him and a host of new carvings were in production. In this setting, the matter of a sale to a Northern collector presented significant problems. Above all, Youmbi faced an ethical conundrum: was it morally defensible, he asked himself, to remove Yamguen's mask from its ceremonial home in order to sell it for a profit? 34 In the wake of Totems, eschewing the sale—refusing to rush to the center—made a great deal of sense. This was all the more so as Two-Faced Mask had drawn considerable interest at the 1:54 fair not only from private collectors, but also from curators of major Northern art-world institutions: from the center itself. At the same time, a decision not to sell ran the risk of limiting to a significant degree the heft of the Visages project. Totems identified a problem; Visages was devised to intervene in this problem. The former spoke to the violence of the market; the latter sought actively to inflect it. To be fully operational in this respect, however, the second project would need to extend its reach further: it would need (or so it seemed at the time) to beat the market at its own game. The sale to an institution of an object whose very existence constituted a rebuke to classificatory schemes upon which the hegemony of the market and of the institutions it serves relies would constitute a highly effective move in this direction. 35 In the end, in agreement with Yamguen, Youmbi opted to sell the mask20. The manner in which the sale unfolded brought several layers of complexity to the Visages experiment, decidedly enhancing its critical potential. A key factor, in this regard, was the identity of the buyer. The mask was acquired by the Royal Ontario Museum (ROM), a Toronto institution known for the strength of its Africa collections. Founded in 1912, the museum has a long history of engaging through the lens of anthropology with objects hailing from the continent. In recent years, what had, in this setting, been a rather staid approach to pieces and practices as ethnographic phenomena has undergone a quite substantial shift in perspective at the hands of a new curator, anthropologist Silvia Forni. Brought onboard in 2008, through a series of innovative exhibitions, publications and events S. Forni has set about proposing alternative readings of works on display as part of a bid to reorient ways in which Africa has historically been constructed in the Northern imagination. In this context, she has sought to highlight the agency of African artists and art dealers as active participants in the complex task of challenging Eurocentric conceptions. In particular, she has focused on manners in which, over the past six to seven decades, such practitioners have impacted the circulation and the valuing of works defined as “traditional” by the market in African art (Forni & Steiner 2015). Although her approach is wide ranging, Cameroon specifically has drawn her attention. 36 Forni, who has conducted research in the Grassfields for over ten years, had been following the progress of the Visages project since its inception. As the present words were being penned, the summer 2016 issue of the journal African Arts came out with a masterful article authored by her on Visages de masques (Forni 2016). In this text, Forni examines the imbrication of the Visages project in historically dense networks of art

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production and exchange at work within the Grassfields and linking Western Cameroon, directly and indirectly, with a broad range of actors across Africa, as well as Europe and North America. Youmbi's hybrid carvings, she shows, belong to a long line of objects whose very existence is a rebuke to the kinds of classificatory schemes that his project seeks to deconstruct. Thus situated, Visages takes its rightful place in an exceptionally rich and complex art historical landscape. 37 Framed by Forni's interconnected interests in the circulation, the reception and the marketing of works of art, the African Collection of the ROM's Department of World Cultures offered a particularly apt home for Youmbi's mask. This was all the more so as, by brokering its entry into the Toronto institution, the artist and curator together were engaging in more than a simple sale/acquisition. Bringing into a Northern center of knowledge production on Africa a rejoinder from Africa about the economically and politically skewed nature of this production, they were effecting a decidedly decolonial intervention (Lockward et al. 2011). 38 While such a concerted artist-curator move is not common, neither is it an isolated phenomenon. It is shaped by sustained efforts to “decolonize the museum” (L'Internationale Online 2014; Lonetree 2012) deployed by practitioners in a wide range of disciplines and geographical locations since the mid-2000s—efforts which, in turn, build upon a richly layered history of institutional critique reaching as far back as the 19th century and extending to such ongoing developments as the Rhodes Must Fall campaign21. In October 2014, the ROM was the theater for a much-awaited exercise in institutional (self) critique: a public discussion by scholars, museum professionals and activists revisiting Into the Heart of Africa, an exhibition staged by the museum 25 years earlier, which prompted a wave of controversy and protest that echoes today still, centered around accusations of institutional racism (Butler 2008). The exchange, bracketed by a three-day symposium22, marked the launch of “Of Africa”, “a multiplatform and multiyear project aimed at rethinking historical and contemporary representations of Africa [by] purposefully [...] challeng[ing] at every step monolithic [depictions of the continent], museum collections, and colonial histories”23. Rather than on “splashy exhibitions” (Whyte 2014), Forni and “Of Africa” co-curators Dominique Fontaine and Julie Crooks have relied in this ongoing project on targeted initiatives, a number of which foreground the work of contemporary artists. Thus, for example, Nástio Mosquito was invited to perform African, I guess, a spoken word and video intervention in which he channels multiple voices and personas to radically lay bare the mechanisms of identity formation in a postcolonial world24. Punctuated with a resounding “Fuck Africa!” the performance actively “resists, sidesteps and overturns any idea of a stable subject [...] as a mode of engagement that allows [the artist] to be a proactive shaper of identity rather than a passive respondent” (Ryan 2013). Youmbi's classification-busting mask, a work that flatly refuses fixed identities, echoes this stance, engaging in an eloquent conversation with the project of institutional critique launched by Forni, Fontaine and Crooks. 39 But does the place at the ROM that the piece has come to occupy within a broader history of institutional critique allow it to evade the trap of institutional—and thus of market—co-optation? While the question is akin to that posed earlier in regard to the Totems installation and its sale to the National Museum of African Art, the stakes, here, are higher. For, as previously noted, Visages was meant not only to dodge the bullet of the market and its institutions, but also to beat these spaces of peril and pleasure at

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their own game—to out-fetish the fetishizer. In the final section of this paper, I propose that the project succeeds in this respect, though not necessarily in the manner one might have expected. 40 In an article published in 2005, artist and theorist Andrea Fraser holds that most experiments in institutional critique launched to date are wanting in one fundamental respect: they assume that there is an “inside” and an “outside” the institutions of the art world, and that, as a result, there exists a possibility for artists, curators, scholars and the like to impact them from an external position. “[T]he institution of art is not only ‘institutionalized’ in organizations like museums and objectified in art objects. It is also internalized and embodied in people. It is internalized in the competencies, conceptual models, and modes of perception that allow us to produce, write about, and understand art, or simply to recognize art as art, whether as artists, critics, curators, art historians, dealers, collectors, or museum visitors. And above all, it exists in the interests, aspirations, and criteria of value that orient our actions and define our sense of worth. These competencies and dispositions determine our own institutionalization as members of the field of art [...]. [T]here is no outside for us [...]. [This is so] not because the institution is perfectly closed, or exists as an apparatus in a ‘totally administered society’, or has grown all encompassing in size and scope. It is because the institution is inside of us” (Fraser 2005: 281). 41

42 The strength of Youmbi's Visages project lies in its recognition of this state of affairs. Rather than positioning itself at a remove from the market, looking in from a putative outside, it internalizes the market's mechanisms. Even as it questions their legitimacy, it takes seriously the classificatory schemes upon which the art world relies to reproduce its structures and actively builds itself into this cycle of reproduction. In the process, it puts these schemes to work to its own advantage. Revealing as wholly artificial dichotomies deployed by the art world to shape the value of works such as he has created, Youmbi simultaneously leverages these dichotomies to increase the works' value. Rather than reject the categories they constitute, he appropriates them. Taking them all onboard, he creates meta-objects that are all at once “originals” and “copies”, “real” and “fake”, “traditional” and “modern”, “ritual” and “conceptual”. 43 The resulting works are marketable to multiple audiences at the same time. Among these are: Ku'ngang initiates; contemporary art aficionados; curators of which Forni is an exemplar, determined to set the museum adrift from its colonial moorings; theoretically-inclined art historians akin to the founders of Youmbi's New York gallery, whose scholarly interests and business strategies alike straddle the fields of classical and contemporary art; and a researcher such as myself, whose work focuses on intersections between artistic production, political engagement and the structural violence of late-capitalism. Further audiences still for Youmbi's hybrid works include artists who, like Youmbi himself, advocate for the creation of arenas in Africa where art of all kinds can be exhibited for the benefit of African audiences; cases in point are Barthélémy Toguo, whose residency space in the Grassfields, Bandjoun Station25, welcomed the first Visages de masques installation 26, and Mansour Ciss, whose Villa Gottfried27, located in N'Gaparou, Senegal, hosted another iteration of the project during the 2016 Dak'Art Biennale. The carvings are likely too to attract niche collectors such as are referenced earlier in this paper, who seek out ceremonial works characterized by a melding of “local” and “global” materials and significations. Also interested, in time, in all probability, will be tourists. As new examples of Youmbi's

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hybrids enter the ritual field, commissioned by a growing number of Ku'ngang initiates, they will attract the attention of travelers to the Grassfields, Cameroon's most visited region. While some initiates may be willing to sell their masks, a more plausible scenario is that copies will emerge for sale on local markets28—replicas that, in turn, may make their way abroad, giving rise thereby to still other possibilities of commodification. 44 Rather than rend asunder the market, Youmbi's Visages embraces its strategies. Whereas Totems expresses a palpable ambivalence vis-à-vis the machinations of art world institutions—a dread before the maze—Visages positions itself squarely within the labyrinth. It allows itself to be cannibalized by the market, the better to construct and reproduce itself. As such, it constitutes both a riskier proposition and a subtler experiment than its predecessor.

45 ❖

46 As the Visages experiment proceeds, it will penetrate ever deeper into the maze brought into focus by Totems. At latest count, in mid-may 2016, Youmbi and his sculptor and beader collaborators in the Grassfields had created over two dozen masks. One of these has made its way to Bandja, where it has been ritually activated by Yamguen. While not an exact replica, it is formally quite similar to the ROM example. Designed to replace the carving now in Toronto, it is involved, Youmbi explains, in an ongoing conversation with its Canadian counterpart. This adds yet another layer of complexity to Visages. The two masks speak to one another as if in a gallery of mirrors. Every move each makes, every gaze cast upon it, reverberates in the other. The result, for all concerned—the two artists, viewers, ritual practitioners, gallerists, curators, scholars, collectors—is an ever thicker engagement, in equal measure treacherous and exhilarating, with concepts of value, commodification and co- optation at play in our late-capitalist world. 47 Institut des mondes africains (IMAF), CNRS, Paris.

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Fig. 1. — Ephemeral maze made of stacked travel bags

Photograph shot at the United States opening of Totems to Haunt Our Dreams (Axis Gallery, New York City and Newark, New Jersey, 2011) Photo : Hervé Youmbi, 2011. Courtesy of the artist.

Fig. 2. — Self-portrait by Hervé Youmbi shot in Johannesburg, showing the artist wearing sunglasses featuring a representation of Andy Warhol’s Dollar

Photo : Hervé Youmbi, 2010. Courtesy of the artist.

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Fig. 3. — Portrait of writer and multimedia artist Bill Kouélany (Brazzaville) wearing sunglasses featuring a logoified representation of Damien Hirst’s work For the Love of God

Photo : Hervé Youmbi, 2010. Courtesy of the artist and axis gallery.

Fig. 4. — View of the first installation of the Visages de masques project. Photograph shot during the exhibition Story Tellers (Bandjoun Station, Bandjoun, Cameroon, 6 March-30 October 2015)

Photo : Hervé Youmbi. Courtesy of the artist.

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Fig. 5. — Beader Marie Kouam (Baham, Cameroon) at work on a mask designed by Hervé Youmbi as part of the Visages de masques project

Photo : Hervé Youmbi, 2014. Courtesy of the artist.

Fig. 6. — Hybrid carving created as part of the Visages de masques project

Photo : Hervé Youmbi, 2016. Courtesy of the artist.

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Fig. 7. — Multimedia artist Hervé Yamguen (third from left) performing at the funeral of Ku’ngan initiate Mbà Nzà Yamdjieu Tani WansiP, in the Cameroon Grassfields village of Dakpeudjie, Bandja chieftaincy, on 30 March 2015. Yamguen appears in a hybrid yegué mask designed by Youmbi as part of the Visages de masques project

Photo : Hervé Youmbi, 2015. Courtesy of the artist and Axis Gallery.

Fig. 8. — Installation view of the Visages de masques project as it was presented by Axis Gallery at the 1:54 Contemporary African Art Fair (Somerset House, London, 15-18 october 2015)

In this iteration, the installation was titled Two-Faced Mask. On the far left is a portrait of Yamguen from the Totems series. Photo : Axis Gallery, 2015. Courtesy of Axis Gallery.

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NOTES

1. The French language title of Totems to Haunt Our Dreams is Ces totems qui hantent la mémoire des fils de Mamadou (literally, These totems that haunt the memory of Mamadou's sons). The present essay was first articulated in the context of a paper given at the Institut français d'Afrique du Sud, Johannesburg, on 10 March 2015 () and, in revised form, at École des hautes études en sciences sociales, Paris, on 27 March 2015. Selected ideas addressed in the first part of the paper were initially explored in two previous publications (MALAQUAIS 2011, 2012). The text presented here draws on extensive conversations and formal interviews with Hervé Youmbi between 2009 and 2016, in person as well as online and by telephone. I am most grateful to the artist for his openness in discussing his process and goals and for his support of my work. I hope, with these pages, to do justice to his œuvre and to the many insights he has generously shared with me. Many thanks too to Gary Van Wyk and Lisa Brittan, Hervé Youmbi's New York gallerists, for their keen observations and encouragement, to Silvia Forni, whose knowledge of Youmbi's practice and production resonates throughout these pages, and to Ann Cassiman, Filip de Boeck and Renzo Martens, whose suggestion of key sources played an important role in shaping the closing section of this text. 2. This is due in part to the fact that the two projects were developed concurrently.While production on Totems and Visages began in 2010 and 2014 respectively, their conception overlaps. As early as 2010, when he was in the thick of bringing Totems into being, Youmbi was at work on preliminary sketches for the elaboration of Visages. 3. Foire internationale d'art contemporain, held yearly in Paris since 1974. 4. These cheap, sturdy, two-handled and zippered carriers, mostly (though not exclusively) made in China, are widely used throughout the continent. In many parts of West Africa, they are referred to as “Ghana-must-go” bags. Originally derogatory,

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this appellation was introduced in Nigeria in the early 1980s. In Ghana itself, they are often called “efiewura sua me” (“help me carry my bag”). 5. William Hogarth (1697-1764), 20 October-8 January 2007. 6. This position echoes T. TRINH's (1991: 17) much-quoted observation that “without the margin, there is no center, no heart”. 7. Face2Face, an installation developed over four years, from 2003 to 2007, similarly, though in a very different form, focuses on practices of artist-to-artist networking and on the elaboration of multiple art world centers (MALAQUAIS 2012: 56-57). 8. For an evocative description and an insightful analysis of the first Visages installation, see S. FORNI (2016: 46, 50-51). 9. Youmbi identifies his principal collaborators as Alassane Mfouapon, a sculptor based in Foumban, the capital of the Bamum kingdom, renowned for his copies of late 19th and early 20th century sculptures; Taku Papa Victor, a sculptor whose workshop is located in the village of Batchitcheu (Fondati chieftaincy); and Marie Kouam, a beader who makes her home in Baham chieftaincy. Key advice, he adds,was provided by Taku Etienne Djoumbi, of Balassié village (Bandja chieftaincy). 10. The character in question is Ghostface, a mysterious masked killer who stalks actress Neve Campbell in the 1996 black comedy slasher film Scream. 11. Names for this type of ritual object vary from community to community. Tcho bapten is the appellation in use in Bandjoun (NOTUE 2005: 161), the chieftaincy where the Visages project was first developed. 12. See also S. FORNI (2016: 46). 13. Ibid. 14. Papa Zouli, the caster chosen by Youmbi, works in Foumban. 15. See also S. FORNI (2016: 38, 44, 46). 16. Yamguen's paternal home lies in the Balassié district of Bandja. Video footage posted online by TV channel Camer24 shows ceremonies marking his accession to the ritual identity conferred upon him by his father, . 17. I borrow the term passeur—one who effects, or assists in effecting, a transition— fromhistorian E. NIMIS (2015), who in turn borrows it from the work of Algerian novelist and filmmaker A. Djebar. 18. Comparing the two performers in the photograph, it is clear that the mask worn by Yamguen is strikingly novel in several respects. It is studded with white buttons, whereas the more conventional carving bears cowrie shells, and, on the sides and rear, it is adorned with brightly colored dots that recall the work of Damien Hirst. A single row of cowries frames the buttons. This was included at the express request of a ritual specialist (taku)—a leader of the Ku'ngang association in Bandja, who vetted the mask prior to its ceremonial activation—along with a specific number of horned projections and a thick fringe of dreadlocks, enough to cover the dancer's body completely. These features, for the taku, constituted the essential components of a Ku'ngang mask—a baseline beyond which all other possible stylistic and formal features were negotiable. 19. Youmbi's project, writes S. FORNI (2016: 47), “is as much about producing masks that [...] challenge the views of urban gallery-goers as it is about engaging members of [...]

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local masking societies in a discussion about contemporary ritual expression and probing the boundaries of stylistic possibility”. 20. The mask activated by Yamguen was sold with a second carving, which had not undergone ritual activation. In a text currently in progress, I consider ways in which the two pieces might be seen to function in relation to one another. 21. A very partial list of milestones in this history might include: the 1863 Salon des refusés; the Futurist Manifesto's call to “turn aside the canals to flood the museums” (MARINETTI 1909); the eponymous “institutional critique” movement, whose launch is associated, in the late 1960s, with such conceptual art figures as Michael Asher, Marcel Broodthaers, Daniels Buren and Hans Haacke, and 1970s and 1980s experiments building upon this legacy (ALBERRO & STIMSON 2009); the birth of the Guerilla Girls in response to MoMA's 1984 male-centered exhibition “An International Survey of Recent Paintings and Sculpture”; interventions by Fred Wilson in the 1990s and early 2000s, foregrounding race and class in the making of art institutions as zones of exclusion and violence (WILSON & CORRIN 1994; GLOBUS 2011); projects by groups of artists (the Yes Men, Electronic Disturbance Theater, Raqs Media Collective) determined to eschew the institutional frame altogether, “evading the official art world and the attendant professions and institutions that legitimate it, and developing practices capable of operating outside of the confines of the museum and art market” (ALBERRO 2009: 7, 14-15); experiments in developing “a museum without objects” (VERGÈS 2014); and the setting alight of museum holdings on the campus of the University of Cape Town in February 2016 (). 22. “Of Africa: Histories, Collections & Reflections”, 24-25 October 2014. 23. and . 24. For an audio recording of this performance: . 25. . 26. The choice of locale for the first Visages installation was inspired. In a system wherein creators from the continent more often than not find themselves ghettoized as “African” rather than “international” or “global” practitioners (Ugochukwu-Smooth in BAUMGARDNER 2015: n. p.), Barthélémy Toguo stands out as an exception. Widely exhibited in venues that identify themselves explicitly as showcases for international contemporary art and represented, alongside such key figures as Georg Baselitz, Robert Motherwell and Nancy Spero, by blue chip Paris and New York Galerie Lelong, he is a powerful player in the art world. Youmbi's decision to begin the Visages experiment at Bandjoun Station (facilitated by a six-month residency in situ) ensured that, in its first stage, Visages would be perceived as a “high art” intervention. At the same time, Toguo's insistence that Bandjoun Station function as a space that the local community can appropriate for its own needs (TOGUO 2011) meant that, even at this early point in its development, the project would resonate in the Grassfields. 27. . 28. Youmbi is keenly aware of (though not particularly sanguine) about this last possibility. “Though [he] value[s] the creative and aesthetic input of the village artists [with whom he collaborates on the Visages project, writes F ORNI (2016: 49)], he also

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want[s] to make sure that replicas of his masks [will] not quickly become a feature of the art stalls found in cities and towns throughout Cameroon”. One is tempted to argue with him, however, that such a development, while potentially jarring, would enhance the undertaking.

RÉSUMÉS

Je(ux) du marché. Hervé Youmbi et le labyrinthe du monde de l'art. — En 2010 et 2014, l'artiste camerounais Hervé Youmbi (1973-) lançait deux projets multimédia : Ces totems qui hantent la mémoire des fils de Mamadou et Visages de masques. S'étalant sur plusieurs années, ces réalisations étaient toujours en cours au moment de la parution de cet article. Avec Totems et Visages, Youmbi prend à partie la violence structurelle du marché de l'art, des institutions et des pratiques qu'il génère et du système capitaliste qui les sous-tend. L'article propose une analyse centrée sur une palette de questions que Totems et Visages mettent en lumière. En particulier, il s'intéresse à la façon dont ces travaux traitent le phénomène de la marchandisation. Les notions de valeurs intrinsèque et monétaire, de fétichisation et de cooptation sont également explorées. D'une comparaison détaillée de la manière dont les deux projets envisagent ces thématiques émerge le portrait d'un corpus à la fois profondément engagé et traversé par le doute.

In 2010 and 2014 respectively, Cameroonian artist Hervé Youmbi (1973-) embarked upon two multimedia projects: Totems to Haunt Our Dreams and Visages de masques. Multiyear endeavors, both were still unfolding at the time this article went to press. In Totems and Visages, Youmbi takes to task the structural violence of the art market, of the institutions and practices to which it gives rise and of the late-capitalist system to which they collectively belong. This paper proposes an analysis of the two projects, centering on key questions that they bring to the fore. In particular, it explores ways in which each engages with the phenomenon of market commodification. Also considered are concepts of perceived value, monetary worth and festishization, as well as notions of co-optation. Through a detailed comparison of ways in which the two projects address these and related concerns, a picture emerges of a simultaneously powerful and internally fraught political corpus of work.

INDEX

Mots-clés : Hervé Yamguen, Hervé Youmbi, art contemporain, monde et marché de l'art, marchandisation, cooptation, décoloniser le musée, fétichisation, critique institutionnelle, valeur Keywords : Hervé Yamguen, Hervé Youmbi, Contemporary Art, Art-World and Market, Commodification, Co-Optation, Decolonizing the Museum, Festishization, Institutional Critique, Value

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Singularité et universalité des destins La démarche artistique de Freddy Tsimba The Singularity and Universality of Human Fates in Freddy Tsimba's Art. ∗

Bogumil Jewsiewicki

1 Ma lecture du travail de Freddy Tsimba s'articule autour de deux lignes entrecroisées, à savoir la contemporanéité de la mémoire culturelle (kongo dans ce cas concret) et l'appel universel de l'œuvre d'art composée d'une multitude de témoignages sur les destins (chacun unique) d'individus ordinaires. La mémoire culturelle est particulière, spécifique à une communauté de filiation (plutôt sociale que biologique). Cependant, est universel l'appel esthétique des formes d'une œuvre (sa beauté) dont la mémoire culturelle inspire la démarche de création. Inversement, tout humain devrait recevoir l'expérience d'un autre humain, comme un destin qui aurait pu être le sien (Sontag 2004 ; Jewsiewicki 2014a). Néanmoins, le sens partagé de destin commun n'efface pas l'unicité de chaque expérience de vie. Le ramassage2 par Freddy Tsimba des objets — témoins de vie — dans les rues, les arrière-cours de « parcelles » d'habitations ou dans des lieux d'affrontements armés précède leur agencement en une forme porteuse de sens lisible pour tous. Cette dernière opération est effectuée au chalumeau évoquant le travail du forgeron associé dans la culture kongo à la légitimité et à l'exercice du pouvoir3. Puisque l'identité4 de chacun de ces objets est préservée, les vies particulières dont ils témoignent ne disparaissent pas sous le poids de la forme qui les organise en œuvres d'art.

2 La démarche de Freddy Tsimba oscille entre le singulier et le général, entre le particulier et le global. Les œuvres qui en résultent sont des mises en exposition du message esthétique et moral s'adressant à l'humanité. Pourtant chaque œuvre est composée d'objets particuliers « re-présentant »5 des destins individuels, objets au travers desquels apparaissent des vies aux yeux du spectateur. 3 L'enracinement profond du travail de Tsimba dans la culture de sa ville, Kinshasa, et dans la mémoire culturelle de la région d'origine de ses parents (Kongo) se manifeste autant par la place du témoignage, si important dans la vie des communautés

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chrétiennes locales, que par l'insertion des objets-témoins dans un ensemble — sur le modèle du nkisi 6 (fig. 1) permettant à l'opérateur des forces spirituelles (nganga) d'agir sur le monde présent. Je reviendrai plus en détails sur ces filiations. En attendant, je voudrais souligner que le témoignage présenté devant la communauté renvoie à l'universel du message chrétien, et l'objet-témoin à la performance de « réparation » d'un monde, celui de la culture kongo où opèrent conjointement un nkisi et un nganga. 4 Les formes des œuvres de Tsimba, de même que celles d'un nkisi anthropomorphe, agissent dans l'espace global. C'est, par exemple, tout à fait intentionnellement que Tsimba « prive » de tête les nombreuses figures qu'il nomme « silhouettes », afin qu'elle puissent être perçues comme réceptacles des expériences particulières de chacun des spectateurs à travers le monde. D'autres œuvres font référence au christianisme par le surgissement de la mémoire de l'image du Christ ou de la Piéta. Qu'il se réfère à la mémoire kongo ou chrétienne, le principe de sa démarche ne change pas. Il agence des messages recevables sur la scène globale de l'humanité en rassemblant des témoins « re-présentant » des destins individuels dans leur irréductible singularité.

Fig. 1. — Fétiche à clous, Bas-Congo

Source : W. H. Wellington (1905 : 390-391).

5 Comme tout artiste, dont l'œuvre interpelle le spectateur à travers le temps et l'espace, Tsimba s'inscrit profondément dans une culture visuelle — on pourrait dire une tradition, si ce terme n'était pas galvaudé à propos de l'Afrique — convoquant la mémoire des œuvres tout autant que celle de leur réception. Dans son cas particulier, puisqu'à dessein il s'adresse à deux types de publics (dont il attend une réception différente), il entrecroise deux cultures visuelles. La mémoire culturelle du nkisi anthropomorphe de la culture kongo préside à sa démarche de sélection d'objets dont il compose ses œuvres. Par ailleurs, la culture visuelle de l'art contemporain global (avec

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son enracinement dans l'art occidental) lui sert de référence pour concevoir les formes de ses œuvres.

6 Il importe de prévenir le lecteur que cette apparente dichotomie n'est qu'une opération analytique de ma part. L'inscription dans deux traditions visuelles ne remet pas en question l'unité de chaque œuvre. La distinction analytique entre les éléments de sa démarche n'est pas celle du spectateur devant l'œuvre. De ce point de vue, chacune de ces œuvres se dresse en objet de pouvoir lequel, à l'instar de toute œuvre d'art, qu'elle soit un nkisi (MacGaffey 2013 : 176) ou Guernica, interpelle par ses qualités esthétiques et exige une réaction. Dans « Un grand poète noir », préface de la première édition française du Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire, André Breton (1972 : 104) écrit : « La poésie de Césaire, comme toute grande poésie et tout grand art, vaut au plus haut point par le pouvoir de transmutation qu'elle met en œuvre et qui consiste, à partir des matériaux les plus déconsidérés, parmi lesquels il faut compter les laideurs et les servitudes mêmes, à produire on sait assez que ce n'est plus l'or la pierre philosophale mais bien la liberté. » 7

8 Les œuvres de Freddy Tsimba tirent leur pouvoir éthique (et donc politique) de la transmutation des objets ordinaires qui les composent. Ces objets abîmés et irréparables, retirés de l'usage pour lequel ils ont été faits, sont, à l'image des vies urbaines des Congolais d'aujourd'hui, rendues « jetables ». Il est peut-être audacieux de suggérer que ces œuvres constituent un musée. En ramassant un objet devenu déchet, Tsimba le « sacralise »7 en lui accordant une place dans une œuvre d'art, en lui attribuant une valeur patrimoniale. Sa démarche artistique fait de chacun de ces artéfacts une fenêtre sur la vie d'un être certes anonyme, mais dont l'expérience aurait pu être celle de n'importe quel spectateur, n'eut été le hasard de la naissance et du destin. 9 Construire des sculptures en assemblant des objets abandonnés, puisqu'ils n'ont plus de valeur d'usage ni de valeur sentimentale, me fait penser à la démarche artistique de Svetlana Alexievich. Ses livres témoignent des existences broyées puis rejetées par un système totalitaire8 qui les a rendues jetables. Des poignées de mots que personne ne voulait entendre ont été recueillies et diffusées par cette « femme-oreille »9. 10 Alexievich et Tsimba sont des témoins délégués (vicarius) qui se tiennent devant nous à la place de ceux et de celles à qui cette possibilité n'a pas été accordée. Dans les œuvres de Tsimba, la démarche de création rapproche le spectateur de l'expérience d'une autre vie par une double opération. C'est, d'une part, la mise en contact avec des objets qui en ont fait partie et, d'autre part, la portée universelle de la forme de l'œuvre dont ces objets font partie. Fatalement, l'universalité de cette forme est partisane (Jewsiewicki 2001) puisqu'elle résulte d'une inscription dans la mémoire de l'Occident, qu'il s'agisse de l'art ou du christianisme. La vertu de la démarche de Tsimba réside dans le fait de conserver l'individualité de chaque expérience de vie alors que son inscription dans la forme lui donne une audience à travers la culture visuelle du global contemporain. Afin que ces vies réduites au statut de « jetable » recouvrent le respect qui leur est dû, la plate-forme de projection par la forme doit être contemporaine afin d'atteindre l'effet de « co-temporalité » (Fabian 1983) du spectateur. Les objets dont l'œuvre est constituée rendent les vies présentes dans la temporalité qui leur est propre.

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11 Pour Dostoïevski, la beauté est un terrain de bataille sur lequel Dieu et le Diable s'affrontent dans un combat pour conquérir l'âme de l'Homme. Sur le terrain où Tsimba se place, deux dieux — Dieu chrétien et nzambe kongo — bataillent avec une figure du mal, Satan ou sorcier. Ces objets ou paroles, témoins délégués de ces combats, interpellent la morale des citoyens du monde conscients du sens partagé du destin10. Par son inscription simultanée dans l'une ou l'autre des deux mémoires visuelles, une œuvre, « La Maison machette », est exemplaire. Tsimba a réussi à la présenter d'abord au public de Kinshasa dans un lieu que les gens ordinaires fréquentent. Puis, la même œuvre (au sens conceptuel du terme puisque matériellement la maison a été à chaque fois recomposée) a été exposée ailleurs en Afrique (Banjoun au Cameroun) et en Europe (Ostende en Belgique). Je reviendrai sur cette œuvre après un détour par une courte présentation biographique de l'artiste11.

Assembler au chalumeau des récits pour que de la souffrance (re)naisse une vie meilleure

12 Après avoir été diplômé de l'Académie des beaux-arts de Kinshasa, Freddy Bienvenu Tsimba Mavambu a entrepris un long apprentissage auprès des artisans du feu et du métal, afin de renouer avec l'art du forgeron. Fils de kongo du Manyanga, il est né et a vécu à Kinshasa. Il se sent davantage proche de sa grand-mère maternelle, Koko Nsunda, dont il souligne l'expérience et la connaissance « cosmopolites » de l'espace congolais. D'ailleurs, sur sa page web « officielle », c'est la seule personne qui, à part lui, apparaît (portant un arrière-petit-fils [ndoyi, son homonyme]). Tsimba se réfère aux mères plutôt qu'aux pères ou aux oncles, alors que ce sont ces derniers qui, dans la culture matrilinéaire kongo, détiennent l'autorité. Dans son œuvre, la femme et plus particulièrement la mère est très présente, moins me semble-t-il, du fait de la matrilinéarité de son milieu d'origine que de son obsession de la vie, qu'il célèbre à la source12.

13 Tsimba partage avec son milieu d'origine la mémoire culturelle kongo. En 2010, lors d'une exposition d'art africain au Palais des beaux-arts à Bruxelles, parmi d'autres invités, Freddy Tsimba est suivi par un vidéaste. Alors qu'il se trouve face à un nkisi du Bas-Congo, surpris, il s'exclame : « Ça, ça vient de mon village. Imagine ! »13. Nous voici témoins de la « découverte » par le sculpteur du miroir tendu à son art par la culture kongo d'il y a plus d'un siècle. Freddy Tsimba semble rencontrer pour la première fois un nkisi anthropomorphe. En effet, depuis des générations, on n'en fabrique plus sous cette forme dans la zone culturelle kongo, même si la même démarche pour obtenir une protection ou redresser un tort y est toujours pratiquée. De son unique visite au « village », à l'âge de 6 ans, Freddy Tsimba ne se souvient que d'une danse et d'une grande frayeur enfantine devant un énorme poisson du fleuve Congo. 14 La structure narrative de son récit de transformation d'un diplômé de l'Académie des beaux-arts en sculpteur, qui se réclame des maîtres forgerons kongo, s'exprime par le tissage au chalumeau des déchets en métal et renvoie à cette mémoire culturelle autant qu'au récit de l'élection par Dieu, maître du destin. Deux images significatives reviennent pour rendre compte d'un moment fondateur : la traversée d'un cours d'eau et l'intervention d'un messager. Freddy Tsimba serait devenu artiste suite à l'intervention d'un ami d'une de ses sœurs. Ayant aperçu ses dessins enfantins, cet homme aurait déclaré que Freddy avait du talent. Il a porté l'un de ces dessins

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à l'Académie des beaux-arts à la suite de quoi Freddy y a été admis. Un second récit concerne le ramassage des douilles de balles. Narrant son voyage de Kinshasa à Kisangani, alors théâtre d'affrontements armés récents, Freddy Tsimba met l'accent sur sa traversée du fleuve, puis raconte son emprisonnement et enfin sa libération. Il doit sa libération au fait qu'il ait réussi à fondre des douilles pour en fabriquer une casserole. Celui qui ramassait les bouts de métal ayant semé la mort a su ainsi en faire émerger un instrument indispensable pour l'alimentation et donc la continuité de la vie. 15 Chaque récit inscrit dans le cadre social de la mémoire une étape importante de sa vie et de sa carrière artistique. Chaque récit affirme aussi que la sortie du rang ne remet pas en question la continuité sociale et culturelle. Devenu artiste, Freddy Tsimba n'en reste pas moins kinois et congolais. Les récits cités prennent sens lorsqu'ils sont replacés dans les « cadres sociaux de la mémoire » (Halbwachs 1925). 16 Dans l'imaginaire collectif kongo, l'eau est un lieu habité par les morts et les esprits. Traverser la frontière entre le monde des morts et celui des vivants signifie avoir bénéficié du savoir des ancêtres. Ils sont les seuls à connaître simultanément le passé, le présent et l'avenir. Mais, la traversée d'une étendue d'eau, la mer Rouge, renvoie aussi à l'image biblique du passage de la terre d'esclavage à la Terre promise. Traverser l'eau constitue un thème important dans la création de Freddy Tsimba, plusieurs de ses œuvres mettant cette action en scène : « En attendant le dernier bateau », « Aller sans retour » (une pirogue faite de cuillères et de fourchettes sur un cours d'eau tracé par des douilles de balles et des crânes en métal coulé), « Sur l'autre rive de la vie ». 17 Dans la culture chrétienne, protestante en particulier, le messager incarne l'envoyé de Dieu, dont l'intervention confirme le destin de la personne. L'ami de sa sœur a joué ce rôle. Son milieu familial de culture kongo et de confession protestante lui a procuré une certaine familiarité avec deux mémoires culturelles. Il est donc en mesure de puiser à la fois dans les techniques kongo de guérison en maintenant, voire en rétablissant l'ordre social, et dans la culture protestante et ses valeurs universelles. Depuis Kimpa Vita (que Freddy Tsimba a représenté dans une sculpture) au début du XVIII e siècle, en passant par Simon Kimbangu en 1921, de nombreux prophètes (nguza) se sont levés dans le pays kongo pour guérir la société, pour revendiquer la pleine possession de la modernité de chacun de ces temps14. Freddy Tsimba est artiste plutôt que nguza. Ses œuvres ouvrent néanmoins un espace de refondation, un espace de guérison, structuré sur le modèle de la continuité entre la spécificité de la culture locale et l'universalisme chrétien du nguzisme kongo. 18 Ce que Wyatt MacGaffey (2013 : 176-177)15 a écrit à propos des minkisi (pluriel de nkisi en kikongo) au sein de la société kongo pourrait être repris pour présenter la généalogie culturelle des sculptures que Freddy Tsimba fabrique depuis une décennie. Un nganga (opérateur de nkisi) se sert d'une sculpture, par exemple, pour contenir des ingrédients d'origine animale, minérale ou végétale. Un nkisi, fait et utilisé pour résoudre un problème particulier, constitue un champ d'incessante expérimentation. Les minkisi inefficaces sont abandonnés et des nouveaux sont fabriqués. Si certains sont peu importants, d'autres, en revanche, sont fameux et investis de grands pouvoirs comme ceux de maintenir l'ordre et de faire respecter la loi. Dans la théorie kongo, il existe un nkisi qui est au centre d'un ensemble théâtral composé de chants, de danses et de normes de comportement. La mémoire de ses actions passées, ravivée par des tensions sociales, ajoute à l'excitation. Le nkisi doit effrayer. Par l'accumulation d'ingrédients

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inconnus, par des morceaux de métal enfoncés dans son corps, il intrigue et inquiète. Le public sait qu'un important nkisi a été créé par un nganga suite à une extraordinaire révélation. Un complexe, parfois sanglant, processus de fabrication y a emprisonné des esprits, ses victimes qui lui procureront son énergie. Déjà au XIX e siècle, les minkisi étaient qualifiés par des observateurs attentifs à la réalité culturelle kongo de livres de mémoire plutôt que de « fétiches ». 19 Les principes de composition des minkisi se retrouvent dans la démarche artistique de Freddy Tsimba. Ainsi, il parle « d'une certaine vision de l'existence : des choses avec lesquelles on a vécu, dont on s'est servi, qu'on a jetées puis récupérées afin de leur donner une autre vie »16. Chaque morceau de métal dont une sculpture est formée y conserve son identité et représente son « passé », il en témoigne. Ainsi, Freddy Tsimba insiste sur l'identité de chaque douille de balle, sur le lieu où il l'a ramassée. Elles sont porteuses de l'histoire tragique du pays, insiste Tsimba17. Chacune est, selon lui, un témoignage de la mort donnée, mais aussi un témoignage de l'indifférence de ceux qui l'ont fabriquée et vendue pour réaliser un profit. Inutilisables puisque cassées, les cuillères ou fourchettes en métal qu'il ramasse dans la rue (il n'y a pas de décharge municipale à Kinshasa) témoignent de la faim de ceux qui ne s'en servent plus. Bicyclette irréparable, pièce d'un fauteuil roulant de fabrication artisanale, charriot hors d'usage, tous témoignent de la vie brisée, de l'incapacité de protéger cette vie, de la difficulté à maintenir la vie. Les bottes de soldat usées ramassées dans la rue interrogent, selon Freddy Tsimba, le devenir de son porteur18. Est-il mort, a-t-il fui l'armée pour rejoindre la rébellion, a-t-il refusé de tuer ? Lorsqu'il parle de sa première installation pour l'une des rares expositions organisées par une instance gouvernementale (L'Art et la Paix, Kinshasa, 1999), il détaille les circonstances d'acquisition de chaque composante et justifie sa place dans l'économie globale du sens19. 20 À partir de 2015, sa « palette » d'objets s'est diversifiée et enrichie allant des capsules de bouteilles de bières jusqu'aux clés et anneaux de clés, en passant par les pièges à souris. C'est en faisant triompher les « matières » (formes et substances), qu'il dit aborder les questions sans réponse dont est peuplé son imaginaire. Chaque objet donne à la matière une présence spécifique dont la forme est inséparable de l'angle d'investigation de ses interrogations sur la vie et sur la mort. Voilà ce qu'il m'a écrit à propos de la sculpture « Immatriculé 000 » dans un courrier électronique du 15 mars 2016 : « Lorsqu'on regarde par terre, il y a des bouchons (capsules) [témoignant du] passage des âmes et rêves et jouissances. [...] C'est comme si chaque personne était la clé pour une autre. Les anneaux de clé, c'est la fragilité de la vie, pas facile de les souder, c'est la quête de l'impossible. [Le piège à souris] cause la mort, c'est la démystification de la mort, c'est magnifier la mort tout en donnant un accent sur la fragilité de la vie. [...] J'explore les matériaux, je ne me limite pas aux éléments trouvés, je suis comme un chimiste toujours en train de chercher par mes formes et matériaux. » 21

22 Ses sculptures sont par la suite placées au sein d'un ensemble performatif qui « raconte » son histoire mais surtout appelle le spectateur à se joindre à la performance, à devenir un de ses acteurs. Comme les minkisi, ses sculptures sont des nœuds invisibles des relations sociales. Cependant, à la différence des premiers, elles

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n'agissent pas uniquement à l'échelle de la zone culturelle kongo. Leurs publics sont à l'échelle du monde. Freddy Tsimba affirme : « J'exploite les expressions des gens, ce qui leur arrive ou m'arrive à moi-même, et essaie de les traduire dans mes œuvres. [...] Cela reflète ma vision du monde, ou plutôt l'évolution du monde que je souhaite : un monde sans souffrance. » 23

24 Freddy Tsimba explore habituellement les situations et les expériences congolaises, proches de lui et de ses concitoyens, auxquelles il donne par la forme une résonance globale. En 2015, il a créé une série d'œuvres portant sur l'héritage de l'esclavage. Des corps humains sans tête, comme des séries qu'il intitule Silhouettes, sont composés d'une multitude d'objets abandonnés. La figure no 18345 de la série Hommes oubliés de 2015 (fig. 2) présente un corps masculin sans tête, amputé à partir des genoux et des avant-bras. Sa composition souligne les rebuts ramassés dans les rues de Kinshasa. Faut-il y lire une association volontaire entre rebuts de la vie ordinaire et êtres humains transformés par l'esclavage en rebuts de l'humanité ? Dans ce cas spécifique, Freddy Tsimba dit vouloir « re-présenter » l'expérience, la souffrance, les eunuques noirs, héritage de la traite des esclaves entre l'Afrique et l'Asie. Faut-il voir un lien entre ce corps amputé et la castration, l'impuissance d'action et celle de procréation ? Il m'a écrit à ce propos : « En parcourant les vieilles illustrations on voit des hommes noirs là où les femmes prennent leur bain, comme si ces hommes avaient une relation proche. Ces hommes sont castrés »20. 25

26 D'autres œuvres appartenant à la même série se réfèrent plutôt à la traite atlantique et moins directement à la mémoire locale de l'esclavage. La côte occidentale du Congo et de l'Angola fut pour les Amériques une source importante d'approvisionnement en esclaves jusqu'après l'abolition de la Traite. La culture kongo est une composante importante de la culture de l'Atlantique noir. La mémoire de l'esclavage est encore vive, même si elle n'est presque jamais évoquée en public. Des personnes de la génération des grands-parents de Tsimba pouvaient être des anciens esclaves « domestiques ». Des minkisi étaient consultés lors des conflits sociaux résultant des revendications de leurs droits par des anciens esclaves, souvent réduits en esclavage en tant qu'enfants « trahis » par des parents. 27 Revenons à l'actualité des mémoires locales. Dans plusieurs improvisations sur le thème « au-delà de l'espoir », une figure féminine tissée au chalumeau de douilles de balles tient sur ses genoux, parfois entre ses jambes ou dans ses bras la figure d'un enfant. Cette sculpture évoque sans doute la pietà chrétienne mais elle se réfère aussi à la phemba (pfemba) du Mayombe. Dans cette statuette de femme (mère) avec enfant, l'enfant représente les esprits des enfants décédés. Au Mayombe la phemba perpétue le souvenir de la grande autorité sociale des femmes-chefs21. Le motif de la femme avec enfant sur ses genoux se retrouve également dans plusieurs figures funéraires kongo (mintadi) en stéatite, placées sur les tombes jusqu'à la fin du XX e siècle. Ce cas montre bien comment l'imagination artistique de Freddy Tsimba travaille entre les imaginaires croisés kongo et chrétien. Dans la phemba, la référence aux esprits des enfants morts et à l'autorité des femmes place la sculpture dans le rôle d'éveilleur de consciences et de guérisseur de la société, posture que le sculpteur Freddy Tsimba revendique22.

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28 Dans son œuvre, la femme occupe une grande place. Au Congo urbain d'aujourd'hui, elle est le principal soutien de la famille. La femme est la première victime de la guerre qui ronge le pays depuis le début des années 1990. Elle est exposée aux violences sexuelles (deux installations présentent le viol23) et, en tant que mère, elle souffre de la mort de ses enfants. Cependant, la femme est aussi l'unique source de la vie, donc le seul espoir de voir renaître la société, d'en assurer la continuité, d'où le titre « Au-delà de l'espoir » (fig. 3) et, dans une autre version, « Au-delà de l'extrême ». Plusieurs sculptures exposent dans l'espace public ces problèmes d'une société menacée dans sa stabilité, dans sa continuité. Dans le « Paradoxe conjugal », une grande figure féminine nue et sans tête, faite de couverts soudés, tient dans ses bras levés au ciel un corps humain sans tête dont une jambe est arrachée. Par terre, est posée une bassine avec des petits pains ou chikwanges (pains de manioc fermenté), la base de l'alimentation urbaine et rurale. Visiblement, la femme en est une vendeuse pour assurer la survie de ses proches, se substituant à l'homme, lequel, faute de travail salarié, est incapable de tenir son rôle au sein de la famille urbaine. Notons qu'à la différence de la figure féminine dans « Au-delà de l'espoir » faite de douilles de balles, celle-ci est composée de cuillères et de fourchettes. En revanche, dans cette même installation, le corps de l'enfant est coulé dans du métal. Dans une autre variation sur le même thème, le corps sans tête de la femme est composé de couverts usagés alors que celui de l'enfant est en douilles de balles portant un masque en métal coulé à la place de la tête. Aussi bien dans « Au-delà de l'espoir » dont l'image est reproduite ici avec une femme assise que dans une autre variation sur ce thème, des mortiers sont posés par terre. Dans le second cas, on trouve également au sol un groupe de crânes coulés en métal, le pilon de mortier gît sur les jambes de l'enfant. Dans le premier cas, il s'agit certainement d'une fille puisque des tresses se dressent sur sa tête. Dans le second, le genre de l'enfant n'est pas visuellement déterminé. Il semble être un garçon. On pourrait présumer qu'il est enfant-soldat comme le suggère son corps fait de douilles. Les crânes à proximité, le pilon et la machette rappellent que le même outil sert à préparer la nourriture et à tuer. Freddy Tsimba explore ce thème à propos de la « Maison machettes ». La figure de la femme, qui donne vie et prépare la nourriture, est fabriquée à partir de couverts et associée au pilon. Je suis frappé par l'importance de la place de la femme, en tant que forme assurant la transition entre les expériences de vie des Congolais et le sens universel de ses messages, entre le local du particulier et le global de la forme. Lorsque, en 2015, Freddy Tsimba traverse à Kinshasa une expérience difficile après avoir été arrêté et détenu par les services de sécurité, c'est une figure féminine qu'il façonne pour retrouver la tranquillité : « J'avais envie de m'asseoir un peu comme cette femme assise regardant autour d'elle ; une sorte de tranquillité retrouvée après la tempête : le repos, la digestion. Attendre que cet enfant naisse, c'est l'attente de l'impossible. [...] Princesse au repos c'est lié à moi quand on vient vous prendre par des militaires avec cagoules et armes c'est un moment qu'on n'oublie pas. La vie n'est pas facile à Kinshasa, c'est une ville agitée en ce moment, peut-être depuis toujours, une ville qui se cherche, bouillonnante avec des rêves de gens qui se réalisent, qui ne se réaliseront pas peut- être, mais les gens sont debout. C'est comme la multitude de matériaux vivant ensemble juste pour dire rien n'est impossible, envie de continuer encore et encore »24. 29

30 Parmi les œuvres produites en 2015, les figures féminines dominent. « La revenante de Luozi » (une localité de la région kongo) est, selon Tsimba, une femme mythique qui

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brave les difficultés de la vie, une femme rurale en charge de la reproduction du groupe social tant par les enfants qu'elle met au monde pour que le lien de filiation ne s'éteigne pas, que par la nourriture qu'elle extrait de la terre. « I'll not give them my diamond » est une grande installation composée de neuf corps féminins, certains debout, d'autres assis, certaines sont enceintes, d'autres ont les mains placées devant leur sexe. « Est-ce la peur ou la timidité ? », s'interroge, toujours dans le même message du 15 mars 2016, Freddy Tsimba, ajoutant : « C'est quoi le diamant en nous ? » Puis, il répond en retournant à son affirmation de prédilection : « Je veux faire neuf femmes, pourquoi neuf ? Par rapport à neuf mois de grossesse. » Le diamant c'est donc le sexe féminin source de vie, de plaisir, diamant si convoité, si disputé alors que la femme est si maltraitée, si déconsidérée dans la société congolaise actuelle. 31 Ces corps sont faits de clés, puisque la clé c'est l'ouverture et l'emprisonnement, la liberté et sa perte, symbole de la vie et de la mort en nous25. Clés et anneaux de clés, c'est la fragilité de la vie, la quête de l'impossible (« Les souder c'était pour moi un défi à relever, une sorte de purification à la recherche de la légèreté. ») Dans « Sous l'arbre du savoir », œuvre composée pour l'exposition Lumières d'Afrique organisée par l'African Artists for Development au Théâtre national de Chaillot (2-13 novembre 2015), le globe terrestre composé de la multitude de clés soudées ensemble figure la quête des solutions au problème. Tsimba écrit à ce propos : « Je demande à tout le monde de prendre une clé pour ouvrir le monde, pour trouver la réponse à nos problèmes. Je ne cherche pas à donner des remèdes ni à donner des leçons, chaque personne est clé pour l'autre »26. 32

33 Comme je l'ai déjà indiqué, chaque morceau de métal enfoncé dans le corps d'un nkisi témoigne d'une action entreprise à la demande de quelqu'un et possède une histoire particulière connue dans la communauté pour laquelle un nkisi est fabriqué. Un vœu, une malédiction ou une demande adressés aux ancêtres, ont été prononcés lorsqu'un bout de métal particulier a été enfoncé. Il pourrait éventuellement être retiré par un nganga — à la demande du client et contre paiement — et alors l'action ou le vœu l'accompagnant serait annulé. Il faut tenir compte de l'association entre une histoire et le rôle-témoin des ingrédients d'un nkisi lorsqu'on se questionne sur la place de tel ou tel élément dans une installation de Freddy Tsimba. Chacun possède son histoire, Tsimba se souvient où il les a trouvés, pourquoi il a conservé l'un plutôt que l'autre, pourquoi l'un figure à côté de tel autre. La logique esthétique de composition d'une œuvre s'entremêle avec la logique d'une performance orale plutôt que d'une narration. 34 La mémoire culturelle kongo est omniprésente dans l'œuvre de Freddy Tsimba. Prenons « Les gardiens de la mémoire » : deux masques, faces en métal coulé, sont soutenus par des bustes en douilles de balles dont l'agencement évoque les « clous » d'un ntadi. Lorsqu'on les regarde, il nous revient en mémoire l'image de statuettes de couples représentant les novices initiés à Lemba. Ces statuettes sont devenues relativement rares. En revanche, la représentation d'un tel couple décore le bracelet (nlunga) que l'initié porte toute sa vie. L'actualité du culte lemba, présent dans l'ensemble de la diaspora atlantique, et son rôle pour la préservation du savoir thérapeutique kongo, accentuent l'impression de continuité entre la sculpture de Tsimba et la représentation du couple Lemba27. 35 D'autres œuvres que les exemples choisis portent des marques plus distantes mais non moins importantes de l'actualisation de la mémoire culturelle kongo. Souvent, Freddy

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Tsimba prend pour point de départ une œuvre ou un événement advenu dans la société, un problème urgent dont la résolution conditionne sa survie, ou encore son expérience personnelle mais dont la portée est universelle. L'importance de ce qui est advenu révèle un déséquilibre, une injustice et impose la recherche d'une solution. Comme pour la constitution d'un nkisi spécifique, s'impose alors à Freddy Tsimba le devoir de fabriquer un dispositif de guérison28. « Les Réfugiés de Makobolo », « Centre fermé, rêve ouvert » ou encore « Schengen » et, à un autre niveau, « Paradoxe marital », attestent de cette démarche. Le massacre à Makobolo la veille de Noël 1997, le confinement dans la zone de rétention qu'il a subi à l'aéroport de Zaventem, ou la rupture dans les villes congolaises de l'ancienne hiérarchie de génération et de genre, ont inspiré ces installations. « Princesse au repos » (fig. 4) est un autre exemple de la relation intime entre ses œuvres et son expérience personnelle. Tsimba dit avoir créé cette femme assise regardant autour d'elle pour « retrouver la tranquillité après la tempête » de son arrestation. Attendre que « cet enfant naisse »29 c'est reprendre la capacité de concevoir une œuvre, la rendre matériellement présente par une identification entre l'artiste et son œuvre. 36 Avant de clore cette brève présentation de la démarche esthétique/éthique de Freddy Tsimba, il est indispensable de consacrer quelques mots à « Maison machettes ». Cette installation constitue un aboutissement de sa recherche de création d'une œuvre capable de s'adresser à tous, peu importe le contexte culturel, en actualisant le mode de constitution et de mise en action d'un nkisi. La fabrication de « Maison machettes » tisse un lien profond entre la mémoire personnelle de l'artiste (il se souvient que la première machette qu'il a vue enfant avait été fabriquée en Chine), les réseaux commerciaux du monde globalisé (il est allé chercher les machettes en Chine) ainsi que les usages passés et présents d'une machette au Congo (défricher un champ et enlever la vie). Le symbolisme du nombre de machettes utilisées n'est pas moins important. Freddy Tsimba parle parfois de mille — un chiffre qui renvoie au millénarisme ambiant à Kinshasa — parfois de 999, trois chiffres de 9 signifiant le nombre de mois de grossesse. La forme de l'objet n'est pas moins importante. « La maison, c'est l'intimité, la sécurité, la procréation. Mais ici elle est devenue chemin, elle c'est la violence au quotidien », écrit-il (Lombume Kalimasi & Tsimba 2012 : 45), en 2012 à Bologne, sur une esquisse alors qu'il poursuit ce projet.

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Fig. 2. — Freddy Tsimba, «Hommes oubliés no 18345 », capsules de bouteilles de bière pliées, douilles soudées, cuillères soudées, anneaux de clés, clés, pièges à souris (104 cm × 80 cm × 22 cm)

Photo : Freddy Tsimba, collection de l’artiste, Kinshasa, 2015.

Fig. 3. — Freddy Tsimba, «Au-delà de l’espoir II » Sculpture installation (douilles soudées, douilles fondues, Mortier ramassé, morceaux de fer) 250 cm × 400 cm × 400 cm

Photo : Freddy Tsimba, collection de l’artiste, Kinshasa, 2007.

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Fig. 4. — Freddy Tsimba, « Princesse au repos » couteaux ramassés, anneaux de clés, pièges à souris, clés, douilles, ciseaux soudés (148 cm × 150 cm × 105 cm)

Photo : Freddy Tsimba, collection de l’artiste, Kinshasa, 2015.

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Fig. 5. — Freddy Tsimba, «Ambiance and mouvements I », capsules de bouteilles de bières pliées (172 cm × 140 cm × 70 cm)

Photo : Freddy Tsimba, collection de l’artiste, Kinshasa, 2015.

37 Comme jadis un nkisi, « Maison machettes » a été fabriquée à Kinshasa dans l'espace public, au su et au vu des passants. Le fait de souder les machettes les unes aux autres, donc de les rendre inoffensives, a déjà été en soi un rituel de guérison. « Maison machettes » a ensuite été transportée au marché public où elle a été exhibée. Le choix du lieu a actualisé le rôle ancien d'un marché. En effet, le jour le plus important de la semaine de quatre jours du calendrier kongo se tenait un marché placé sous la protection d'un puissant chef et d'un grand nkisi. La paix y était garantie, des alliances s'y formaient30.

38 Les réactions du public face à cette maison au marché Liberté de la commune de Massina de Kinshasa furent conformes à des comportements attendus en présence d'un nkisi en action. À l'étonnement initial et à l'inquiétude suscitée par la présence d'un contenant de pouvoirs spirituels succéda le sentiment de présence d'un esprit qui se manifestait dans le corps d'un jeune homme. Par la bouche de ce dernier, l'esprit faisait jurer que la machette ne servirait plus jamais à tuer, que la maison serait respectée, que la paix serait préservée31. 39 En août 2014, à Ostende, Freddy Tsimba a pu présenter une « Maison machettes » au public de la scène globale. Elle n'y fut évidemment pas reçue en tant que ntadi. En Occident, elle a plutôt figuré le chemin parcouru jadis par les mintadi anthropomorphes. Plutôt que de jouer le rôle central de la performance d'un nganga, elle devait s'y imposer par la seule esthétique de son apparence afin de susciter l'émotion du public. 40 Pour éviter l'impression d'enfermement de la création de Tsimba dans un paradigme unique, dans un seul agencement des rapports entre les mémoires culturelles et les

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publics local et global, il faut revenir sur une sculpture produite en 2014 par assemblage de capsules de bouteilles de bière. Cette figure humaine sans tête est dotée d'un semblant de pénis qui suggère son genre ; les bras levés et les jambes croisées aux chevilles évoquent le Christ crucifié. Alors que ses œuvres précédentes sont confectionnées à partir de douilles de balles et d'objets ou appareils hors usage, la sculpture intitulée « Immatriculé 000 » est exclusivement faite de capsules pliées en deux, puis soudées. Le soin pris lors du pliage à la main fait que chaque capsule conserve son identité et la marque de bière identifiable. Comme la douille d'une balle tirée, une capsule de bouteille de bière bue est le témoignage de ce qui s'est passé, mais n'a aucune valeur en soi. Première d'une série, cette œuvre ouvre un cycle consacré à l'oscillation des Congolais entre les églises de réveil et les bars, entre l'espoir (vain) porté par la foi et l'oubli que procure la bière, les deux de fort court effet. Les capsules jonchant la terre sont, pour Tsimba, témoins des vies réduites en rebuts du monde contemporain. Lorsqu'il les ramasse et en compose des formes humaines, se donne-t-il la même mission que celle d'un ngunza (prophète) guérissant individus et société ? Se limite-t-il à dresser un miroir devant des hommes ? La figure (fig. 5) présentée est un corps féminin sans tête dont les doigts de la main gauche allongés en griffes pourraient suggérer la possession satanique, les blessures sur le torse être une allusion au corps christique, la main et le pied droits amputés évoquer l'impuissance de cette figure dans un mouvement de répulsion et d'attraction. 41 La destruction de la vie par la guerre est remplacée ici par l'autodestruction de l'homme congolais. Le titre de l'œuvre pourrait faire écho à cette catégorie particulière des colonisés, dits évolués et dont certains bénéficiaient des avantages de l'immatriculation, qui devaient — selon l'administration coloniale — apporter la « civilisation » aux masses et assurer l'avenir de la colonie. Ils font partie de la génération des pères dont l'échec a entraîné le pays dans l'abîme. Cependant, « Immatriculé » pourrait aussi signifier une personne dont le nom figure sur une liste, un inscrit, renvoyant à l'appropriation de l'indigène de jadis, devenu citoyen d'aujourd'hui par l'État (voir infra). La figure de l'un et de l'autre renvoie à l'échec de l'homme congolais moderne. Un mâle dont le pouvoir patriarcal reposait sur le revenu monétaire et sur les avantages de l'emploi dans l'économie industrielle, mais qui aujourd'hui vit aux dépens de sa femme et de ses enfants qui se « débrouillent ». Les capsules de bouteilles de bière et l'évocation de la figure christique renvoient à deux passions, deux échappatoires de la réalité des Congolais, la bière et la religion. Il m'a écrit ceci à propos de cette œuvre : « Je fais le lien avec les églises de réveil et les bars qui foisonnent à Kinshasa, bar, lieu de rencontre, la musique, la boisson, l'ambiance, la jouissance. Les églises de réveil c'est aussi la quête d'une jouissance, chaque rue a son temple » (courrier électronique du 15 mars 2016). 42

43 Si effectivement Tsimba présente dans cette sculpture le Congolais crucifié (il refuse de confirmer ou d'infirmer), ce serait un sacrifice d'autodestruction, vide de toute rédemption : il n'y aurait plus de vie pouvant naître de la mort, du moins du côté masculin de la société32. Au cas où cette interprétation serait recevable, il y aurait alors un contraste brutal avec la représentation christique de Lumumba dans l'art urbain congolais et dans l'imagination spirituelle des Congolais (Jewsiewicki 1996) lui prêtant la qualité de nouveau prophète. L'« Immatriculé 000 » se trouverait alors à la limite de deux moments de l'imaginaire collectif des Congolais, spécifique chacun à une

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génération, au sens de « génération de mémoire » dans les travaux de Pierre Nora. L'imaginaire de la génération d'enfants de l'Indépendance était structuré par l'attente d'un messie porteur de rédemption et doté du pouvoir de redresser les torts dont le colonisateur était responsable, même indirectement33. Quant à la génération dont l'expérience de vie est informée par la postindépendance, par le régime de Mobutu dans ce cas précis, elle n'attend plus le messie34, même si chacun de ses membres appartient à une église chrétienne. Pour eux, la rédemption n'est qu'une promesse sans lendemain. Pour survivre, chacun doit se battre ici et maintenant, est-ce la raison de la qualification de l'« Immatriculé » par « 000 » ?

Qui attribue le label d'art contemporain ?

44 Je voudrais clore cet article par quelques mots à propos de la position de l'art africain sur la scène globale contemporaine selon les collectionneurs et les conservateurs, eux- mêmes africains. C'est peut-être le moyen de supprimer l'adjectif pour parler tout simplement de l'art contemporain dont certains créateurs ont une sensibilité forgée par leur expérience et qui se réfèrent à une mémoire culturelle et une culture visuelle, issues du continent africain. Yvette Mutumba, conservatrice au Weltkulturen Museum de Francfort-sur-le-Main, considère que : « On perd souvent de vue que l'Afrique se réfère rétrospectivement à une histoire de l'art qui n'est pas liée aux sculptures en bois traditionnelles, mais à l'art contemporain. Et cet art contemporain prend position. [...] Jusque dans les années 1990, l'Europe et les États-Unis ont écrit une histoire de l'art très normative se prévalant d'une certaine mission esthétique. Ce critère a été également appliqué à l'art en dehors de cette mouvance, et on a longtemps prétendu que l'art africain ne répondait pas à ces exigences »35. 45

46 Lors d'une autre interview, elle et Julia Gross (co-fondatrices du magazine en ligne Contemporary And 36), disaient ceci à Olivier Koerner von Gusdorf à propos de l'art contemporain : « Our focus is mainly on contemporary art, of course, although we always take a look “back” into the past that has influenced today's artists. And of course, political themes always play a role, whether it's features on 20 years of democracy in South Africa, or on migration, but also, of course, cultural politics in the everyday lives of the artists we introduce, for instance the missing funding needed to realize projects and festivals, which are deliberately put on without western support. Often enough, and this brings us back to the labeling we were talking about, there is a real “expectation” to always work in a political, socially critical way. And it's natural, of course, that artists in countries where wars have been fought for many years tend to explore socially critical themes more than aesthetic conceptual art. But the latter exists too, as it should »37. 47

48 Le plus important collectionneur de cet art, lui-même d'origine africaine, Sindika Dokolo, se rallie à cette opinion quand il définit sa collection : « Elle repose sur plusieurs piliers. Le premier, c'est celui de la légitimité historique. [...] Le deuxième pilier est la pertinence des œuvres par rapport à notre temps. [...] C'est le cœur du débat : comment nous, Africains, arrivons à intégrer les circuits et le monde de l'art sans baisser notre pantalon. Pour quelqu'un de ma génération, c'est être sur un champ de bataille où j'ai l'impression de repousser des lignes que

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mes enfants n'auront pas à repousser. La bien-pensance est le trait commun de beaucoup de gens dans l'art à l'égard de l'Afrique. La valeur ajoutée de ma collection, ce qui lui donnera de l'importance un jour et lui en donne déjà, c'est son positionnement politique »38. 49

50 Si l'art contemporain produit par des artistes originaires de ce continent s'affirme et obtient de la part de la critique et du marché la reconnaissance de son autonomie, c'est en grande partie parce que des collectionneurs d'origine africaine l'achètent, parce que des galeries y sont établies et parce que des conservateurs et des critiques d'origine africaine prennent part au jugement. Ainsi, il est significatif que le 3 mars 2016 à l'Armory Show à New York ait été inauguré African Perspectives, un événement artistique et marchand consacrant la place de l'art contemporain par des artistes rattachés au continent africain sur le marché de l'art39. Huit des douze galeries y exposant sont localisées sur le continent africain. En 2015, Okwui Enwezor fut le premier directeur artistique d'origine africaine de la Biennale de Venise, même s'il y avait déjà en 2007 un pavillon africain40. 51 En 2012, Simon Njami, remarquait que les élites africaines devraient « permettre aux artistes d'exister dans leur propre pays sans avoir à en passer par les fourches caudines du monde étriqué de l'art »41. De telles initiatives restent rares. La Fondation Sindika Dokolo42 a annoncé la construction au Portugal d'un musée pour recevoir la collection qu'on dit riche de plus de 5 000 pièces. L'homme dont elle porte le nom est fils de l'homme d'affaires congolais ayant créé la première banque privée au Congo de Mobutu et qui, par ailleurs, collectionnait l'art que son fils qualifie de classique mais que le marché préfère appeler primitif. 52 Destins, mémoires culturelles et références à des cultures visuelles se croisent ici, probablement tout simplement par hasard. Freddy Tsimba et Sindika Dokolo sont tous les deux nés à Kinshasa. Par la culture de leurs parents, ils partagent également l'accès à la mémoire culturelle kongo. Issus de milieux sociaux très différents, ils cherchent néanmoins, chacun à leur manière et selon les moyens dont ils disposent, à produire et à promouvoir un art informé par des expériences et des sensibilités africaines mais s'adressant à n'importe quel citoyen du monde contemporain, un art simplement contemporain. En allant plus loin dans l'anecdotique, le père d'Yvette Mutumba est Congolais, né à l'autre bout du pays, à Lubumbashi. Nous pouvons voir dans leurs influences leurs origines pluriculturelles et leur capacité à faire appel à des mémoires culturelles diverses43. 53 Sindika Ndokolo et Yvette Mutumba considèrent-ils tout simplement comme contemporain l'art actuellement produit en Afrique ou ailleurs par des artistes originaires du continent ? Il n'y a pas de réponse claire à cette question, d'une part parce que des connexions à l'une ou l'autre mémoire culturelle ne sont pas nécessairement consciemment sollicitées. D'autre part, et c'est probablement le principal, il s'agit d'une position politique, d'une position de principe. Avoir, en compagnie de sa mère d'origine danoise, fréquenté les musées occidentaux tout en étant exposé à la collection d'œuvres classiques de l'art africain a influencé les choix esthétiques de Sindika Dokolo. Néanmoins, sa positon de principe vient de l'exigence de respect et de reconnaissance. Sur la page d'accueil du site web de sa fondation, on lit : « Art is not only, as Picasso said, made to decorate walls, but plays a decisive role in the liberation of peoples and minds. » Plusieurs artistes, dont Chéri Samba44, convoquent

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cette figure emblématique de la contemporanéité de l'art pour affirmer leur droit à la reconnaissance de la contemporanéité de leur art sans qu'il soit nécessaire de lui accoler un adjectif relatif à leur origine géographique. Comme des dizaines d'autres artistes, Freddy Tsimba a maintes fois affirmé être un artiste contemporain qui par ailleurs travaille dans un pays africain et s'inspire des réalités et de la culture visuelle de ces sociétés. Je me permets de rependre ici un paragraphe d'un texte paru ailleurs : « La relation entre la création artistique en Afrique et l'émergence en Occident de l'art moderne — en partie historique, davantage construite en partant du phantasme de l'art primitif/nègre — met dans une position particulière les créateurs que le marqueur biologique de couleur de la peau fait associer à l'Afrique dite noire45. Doivent-ils se réclamer des “ancêtres” en esthétique dont “l'art nègre” aurait contribué à la naissance de l'art moderne ? Au contraire, devraient-ils disputer aux artistes contemporains occidentaux la propriété esthétique de cet héritage ? De plus en plus souvent, ils/elles s'affirment artistes contemporains “sans qualité particulière” ? S'il est évident que les réponses varient non seulement d'un/e artiste à un/e autre, mais aussi d'une période de création/présence sur le marché international à une autre, elles sont aussi différentes selon qu'elles viennent des artistes ou plutôt des critiques/entrepreneurs du marché de l'art46 » (Jewsiewicki 2014b : 82). 54

55 La question plus pertinente concerne la relation complexe entre des créateurs, le marché international et les publics auxquels ces artistes s'adressent — au moins virtuellement47 — mais avec lesquels ils partagent des champs d'expériences, voire des horizons d'attente. Il s'agit de la distinction historiquement simple, pourtant idéologiquement et politiquement lourde de conséquences, entre un continent comme tout autre48 et l'Afrique mythique, qu'on la prenne pour berceau de la culture à la Cheikh Anta Diop, pour un lieu de rédemption des opprimés à la Lumumba, pour le lieu de ressourcement spirituel à l'instar des Églises afro-américaines ou pour le berceau de l'art nègre/art primitif. Ce dernier aurait permis « aux peintres cubistes de voir clair dans des problèmes que l'évolution de l'art européen avait embrouillés... aboutiss[a]nt à la liberté qu'ils ambitionnaient »49. 56 « Lorsqu'un peuple passe la tête à travers les barreaux de l'événement comme un enfant à travers les persiennes du sexe maternel, l'œil du basilic et le miroir du mage ne perdent point leurs droits »50, avait écrit André Breton à propos des voix antillaises prenant en charge la subjectivité des descendants d'esclaves, puis des colonisés. Exiger et obtenir la reconnaissance est impossible hors du partage du temps de tous les autres, du temps du monde, le contemporain. Il faut être contemporain du monde pour parler et pour être entendu non seulement dans un lieu que nous avons en commun, mais aussi dans un temps habité ensemble, un temps du destin dont le sens est partagé. Exiger et obtenir le label d'art contemporain c'est s'assurer que dans le regard des autres ce que l'on crée appartient au temps du monde qu'on habite ensemble51. Lorsque les œuvres de Freddy Tsimba rendent présents des objets du quotidien des Congolais, l'artiste en fait nos contemporains. La forme de l'œuvre confronte ces objets à l'Histoire, sans que l'histoire particulière de chacun d'eux et celle de la vie dont ils témoignent ne soient oubliées. Ces objets ne sont pas des images d'un passé et encore moins des images des expériences « exotiques ». Faire face à leur présence constitue une expérience nourrie par la conscience du présent, à condition d'accepter la contemporanéité de l'œuvre et de l'artiste52.

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57 Centre interuniversitaire d'études sur les lettres, les arts et les traditions (Celat), Université Laval (Québec).

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NOTES

∗. ∗ Voir le commentaire d'A. Danto, en quatrième de couverture du livre d'Alexander NEHAMAS (2010) : « Like truth and goodness, beauty is one of the determinants of human life, a fundamental value whose pertinence rules out the possibility that anyone can put it to rest and settle, once and for all, the problems that belong to its essence. » L'argument principal est qu'il est impossible de comprendre sérieusement la notion de beau sans considérer celle d'amour. Pour sa part, HAMMER (2015) souligne que dans le monde contemporain, la tâche principale des considérations esthétiques est de mettre en évidence le potentiel cognitif de l'art (mes italiques). L'attribution de la qualité de beau dépend évidemment du contexte et de la perception, deux facteurs qu'il est pourtant possible de dissocier. 2. J'utilise le mot ramassage et non cueillette pour deux raisons. Tout d'abord pour éviter tout malentendu sur une quelconque référence à l'économie de la cueillette. Puis, parce que la description que donne Freddy Tsimba de cette opération met l'accent sur son intention de réceptivité, d'attention aux vies dont chacun de ces objets témoigne. Il ne s'agit ni de récupération ni de recyclage d'objets, chacun représente une histoire de vie en puissance. 3. Il nous faut résister au réflexe de perception de cette mémoire comme emprisonnée dans un temps et un lieu. La culture kongo a été mondialisée depuis longtemps (THORNTON 2012). 4. Je ne connais qu'une seule exception à cette règle. Les capsules de bouteilles de bière sont pliées en deux, formant des objets qui évoquent le sexe féminin (voir infra). 5. J'utilise cette orthographe pour souligner le sens particulier de la présence de l'absent et le phénomène qui consiste à rendre présent dans un lieu et un temps, ce qui serait autrement absent (RICŒUR 2003). 6. Un niksi est un objet doté par un nganga du pouvoir de guérir, de faire du mal ou du bien. Les musées occidentaux possèdent surtout les formes anthropomorphes appelées « fétiches à clous », acquis entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. 7. Je m'inspire ici de l'analyse de K. P OMIAN (2001) de la mise en collection et de la muséification des objets. 8. Mon regard sur l'œuvre de Freddy Tsimba est sans doute biaisé par mon expérience des deux mondes, soviétique/postsoviétique d'un côté et colonial/postcolonial de l'autre. Je crois éclairante la comparaison de ces temps marqués par la volonté totalitaire d'imposer aux hommes et aux femmes une rupture radicale avec le passé pour arbitrairement les projeter dans une modernité à venir. Ils ont en commun un régime d'historicité (HARTOG 2003) méprisant le passé, considérant le présent comme moment de passage vers le seul temps qui compte, l'avenir. 9. C'est la Biélorusse Svetlana Alexievich, elle-même, qui s'est nommée ainsi, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, le 7 décembre 2015 (). 10. Voir l'article de K. Schwab, « The Fourth Industrial Revolution. What It Means and How to Respond », Foreign Affairs, 12 décembre 2015. 11. Je reprends en partie, ici, deux articles (JEWSIEWICKI 2014b, 2016).

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12. Cette obsession de la vie ne devrait pas surprendre chez un artiste moralement engagé dans un pays où, en moins de deux décennies, entre 5 et 6 millions de personnes sont mortes à cause des guerres civiles et des interventions étrangères. C'est environ une personne sur six. Même si l'ouest du pays est nettement moins touché par ces conflits que l'est, Tsimba exprime une solidarité nationale plutôt que régionale ou ethnique. 13. Vidéo diffusée sur le site de la Commission européenne mais désormais plus accessible Visionary Africa. Art at work, Bozar Broadcast, 2010, 13 min. Je remercie Kathleen Louw de m'en avoir procuré une copie et Bambi Ceuppens de nous avoir mis en contact. Freddy Tsimba est loin d'être le seul à reconnaitre l'appel de l'art ancien. « I found in these ancient masterpieces the emotional appeal and satisfaction », déclarait en 1949 Oku Ampofo, sculpteur ghanéen (cité dans VOGEL & EBONG 1991 : 195). C'est le caractère spontané de cette reconnaissance qui est frappant, ainsi que le fait de trouver un visage à cette mémoire culturelle qui, même méconnue, a toujours été là. 14. Sur l'importance de la mémoire culturelle du christianisme dans cette région, voir C. FROMONT (2014). 15. Sur le nkisi dans la culture kongo, nous possédons des milliers de pages de description de première main rédigées en kikongo, au début du XXe siècle, par des catéchistes protestants kongo (MACGAFFEY 1991, 2000 ; MACGAFFEY & HARRIES 1993).

16. W. MACGAFFEY (2013) souligne que le caractère sacré d'un nkisi est le résultat de sa relation avec l'événement particulier qu'il évoque. 17. Pour la présentation au Festival d'Avignon, en juillet 2014, du spectacle Coup fatal, Tsimba a confectionné un rideau avec des douilles de balles, qui témoigne du drame, de la misère du peuple congolais. 18. Alors que la filiation entre cette démarche et celle de constitution et de mise en activité d'un nkisi me semble établie, il ne faut surtout pas tomber dans le piège du culturalisme. Seules les modalités sont différentes : « Analyser les situations infimes, les détails des relations, retrouver la parole, les gestes, les corps des plus déshérités. Dans une situation, il y a des êtres, des présences, des gestes, des actes, des paroles, des pensées, avec des objets, des choses, des écrits. Ainsi, penser la relation entre non humains, vivants et non vivants, êtres humains et choses, établit une autre manière de comprendre la vie commune des individus » (FARGE 2015 n. p.). 19. La démarche de Freddy Tsimba est présentée dans le documentaire Tsimba, Freddy : Mavambu (MBAKAM & POPOVITCH 2011). Mavambu, pluriel de divambu (embranchement, point où les routes se séparent) est le second nom de Freddy Tsimba. 20. Courrier électronique du 29 mars 2016. 21. Pfemba a inspiré Trigo Piula, sculpteur populaire de la République populaire du Congo. Une photographie de « Materna » (1984) figure dans le livre de S. VOGEL & I. EBONG (1991 : 228).

22. J. JANZEN (2013 : 137) écrit : « The Kongo “tradition of renewal” is often an appeal for the restoration of public morality and order. » 23. Ces installations sont particulièrement dramatiques, incluant non seulement des tissus et l'utilisation de la couleur, mais aussi, fait exceptionnel, la construction d'un cadre soutenant la figure féminine et celle masculine d'un soldat identifié par un ruban de balles traversant son dos. Sur l'une des ces installations, vu de dos, l'agresseur est nu

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et l'on semble deviner son pénis. En revanche, la femme est ceinte d'un tissu. Est-ce pour préserver la dignité que cette agression ne saurait détruire ? 24. Courrier électronique du 15 mars 2016. 25. Ibid. 26. Ibid. 27. Au sujet de Lemba, voir J. J ANZEN (1978 : 88-89, 1982), J. J ANZEN & R. KAUENHOVEN JANZEN (1990 : 93-118) et R. LEHUARD (1977). 28. « Minkisi addressed the dilemmas of civil collapse, epidemic disease and population decline [...] to restor authority and ties to ancestors. [...] Major minkisi represented innovations, reinterpretations, in the tradition of drawing strength from society, the earth and the powers within them » (JANZEN 2013 : 136-137). 29. Courrier électronique du 15 mars 2016. 30. Le lien que cette démarche entretient avec la mémoire culturelle n'empêche pas sa résonnance hors d'une zone culturelle ou d'un temps spécifique. D'autres artistes, ailleurs, créent également des objets dont la présence est capable d'ac-tion. Voici ce qu'écrit Andrew Butterfield dans le NYB Daily du 20 février 2016 à propos de l'exposition Kamakura : Realism and Spirituality in the Sculpture of Japan (Metropolitan Museum of Art, New York, 9 février-8 mai 2016) : « We know that the artists who made these works thought of them as animate presences. » La présence en question interroge les vivants et quand la chose apparaît, disparaît, change, l'homme change ainsi que les événements ou au moins leur « re-présentation ». Pour T. GARCIA (2015 : 181), « L'événement est au fond un objet qui ne concerne pas une chose mais la présence d'une chose. » 31. La fabrication de la maison et son exposition ont été filmées dans Kinshasa Mboka Té (NTIMASIEMI & AGHEKIAN 2013).

32. Sur la société de Kinshasa, voir JEWSIEWICKI (2008) et DE BOECK & PLISSART (2014). 33. L'œuvre de Sammy Baloji expose et explore le fossé séparant les deux générations (JEWSIEWICKI 2010). 34. Katrien Pype montre bien le désenchantement des jeunes Kinois à l'égard de la figure de Lumumba, sacrée pour leurs parents, dans sa communication « Presencing Lumumba. Three variations on the politics on the Memory Politics of Lumumba in Contemporary Kinshasa », au congrès annuel de l'African Studies Association (Washington, 16-19 novembre 2011). Je remercie Katrien Pype qui m'a aimablement communiqué ce texte encore inédit. 35. Voir l'article de Clara Görtz, « L'espace numérique crée de nouvelles libertés », 1 er octobre 2015 (). 36. . 37. Voir . 38. Voir .

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39. La 7e édition de l'Armory Focus est présentée ainsi : « Spotlighting Artistic Practices of Global Contemporaries is curated by Julia Grosse and Yvette Mutumba, founders of Contemporary And, an online platform for international art from African perspectives. Moving beyond conventional ideas of the African continent and its “counterpart,” “the Western hemisphere,” this year's Focus will provide a glimpse of international artistic production from contemporary African viewpoints : emerging curators, artists, galleries and art spaces that connect scenes and markets through global networks. From Lagos to London to Luanda — and presented together for the first time in one location — this year's Focus will examine the artistic developments and manifold narratives arising from African and African Diasporic artists, emphasizing geographic fluidity and global connections » (). 40. Organisé et financé par la fondation de Sindika Dokolo, laquelle avait lancé la Triennale de Luanda, en 2006. 41. Voir l'article de N. Michel, « Collectionneurs — Sindika Dokolo : l'art comme une arme », 13 novembre 2012 (). 42. . 43. La Fondation Sindika Dokolo possède l'installation « Forgotten Tears » de Freddy Tsimba, qui participe à l'exposition The Divine comedy : Haven, Purgatory and Hell Revisited by Contemporary African Artist, Museum für Moderne Kunst, Frankfurt (2014), National Museum of African Art, Washington (2016) DC, Savannah College of Art and Design Museum of Art. Simon Njami, commissaire invité de l'exposition, présente cette exposition comme une réécriture infinie de la Comédie divine de Dante vue à travers le prisme des expériences et des imaginaires des artistes d'origine africaine. 44. Voir le tableau intitulé « Quand il n'y avait plus rien d'autre que... L'Afrique restait une pensée », 1997, acrylique sur toile, coll. Jean Pigozzi. 45. Lors de la dernière décennie, les travaux de J.-L. AMSELLE (2001, 2004, 2005a, 2005b, 2008, 2010) ont apporté des contributions marquantes à ce que je qualifie de post factum d'anthropologie de la fascination/répulsion des divers milieux occidentaux à l'égard de la création artistique provenant du continent africain d'avant, pendant et après la colonisation. 46. F. SOUVIGNET (2014) consacre une partie de sa thèse à une très éclairante discussion sur la « valeur » de cette qualification et les raisons de son acceptation, son attribution ou son rejet par les divers acteurs du marché de l'art aux États-Unis. 47. J'écris « virtuellement » faute de meilleur qualificatif pour désigner la recherche d'un lieu, d'un temps et, surtout, des moyens pour montrer les œuvres à leurs concitoyens dans le pays d'origine. Faute d'infrastructures d'exposition accessibles aux gens ordinaires, devant les difficultés et le coût de déplacement en ville africaine, souvent aussi à cause d'une barrière esthétique/politique, les gens rencontrent rarement les œuvres d'artistes contemporains africains. D'où le recours fréquent à un site web. 48. Je me permets de signaler un trend montant depuis le début de ce siècle pour remplacer l'Afrique imaginaire, celle qui a servi d'arme lors des combats politiques et idéologiques, par la banalité de la vie de tous les jours. En témoigne la diffusion à

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travers le continent, mais en particulier en Afrique du Sud et en Namibie, des vidéos de Nigérians, de Ghanéens, etc. qui en sont témoins (BECKER 2013). 49. .H. Kahnweiler, en 1948, dans Présence africaine, cité par E. de Roux, « Au Musée Barbier-Mueller, le dialogue spirituel entre Picasso et ses “intercesseurs” africains », compte rendu de l'exposition Picasso, l'Africain au Musée Barbier-Mueller à Genève (Le Monde, 31 mai 1998, p. 24). 50. Note manuscrite d'A. Césaire à A. Breton, . 51. Il y a évidemment un autre problème, celui de la réticence du marché de l'art à accorder le label « art » aux œuvres circulant sur la scène globale grâce au soutien des organismes humanitaires. Le préjugé contre l'art « utilitaire », art destiné à des usages autres que purement « esthétiques », plombe plusieurs artistes, en particulier ceux travaillant dans des pays africains. Une fois portés par les réseaux des organismes humanitaires, ils ont du mal à obtenir la reconnaissance par le marché de l'art. Je ne peux pas dire dans quelle mesure des initiatives « mixtes » comme celle de l'organisme African Artists for Development, portées par des spécialistes passés du marché de l'art au développement international, peuvent changer cette regrettable situation. Freddy Tsimba est actuellement pris dans cet entre-deux. 52. Chacun capte l'information selon ses intérêts. Néanmoins, je crois pouvoir conclure à la reconnaissance, globale et attendue depuis longtemps, d'artistes qui vivent et travaillent en Afrique en tant que créateurs contemporains. Voir l'article de The Economist du 16 avril 2016 qui rend hommage à Malick Sidibe, décédé le 15 avril à ().

RÉSUMÉS

Les œuvres façonnées au chalumeau par Freddy Tsimba puisent autant dans la mémoire culturelle kongo qu'elles s'inscrivent dans l'esthétique de l'art contemporain global. Sa démarche combine le singulier des expériences de vies congolaises avec le global du sentiment d'appartenance à l'humanité. Ses sculptures, souvent arrangées en installations, sont composées d'objets hors usage dont la présence témoigne du sort de leurs anciens usagers. Par son esthétique et ses références visuelles à l'art contemporain, la forme de l'œuvre accorde à des vies singulières une pertinence globale. Par une expérience de vie dont il témoigne, chaque objet ramassé par Tsimba dans les rues de Kinshasa « re-présente » un être humain dont le destin interpelle le spectateur. La démarche artistique de Freddy Tsimba affirme la co-présence des individus et des sociétés du monde.

The blowtorch-shaped works of Freddy Tsimba are inspired by both the cultural memory of the Kongo people and the aesthetics of global contemporary art. His approach combines unique Congolese life experiences and the global sense of belonging to humanity. Tsimba's sculptures are often arranged in installations and are made from various rejected objects whose presence is a testament to the lives of their former users. The aesthetic and visual references to contemporary art found in his art form give global relevance to individual lives. The life experience bound up in each of the objects collected by the artist on the streets of Kinshasa

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“represents” a human being whose destiny calls out to the spectator. The artistic approach of Freddy Tsimba affirms the co-existence of individuals and global societies.

INDEX

Keywords : Congo (Democratic Republic), Kinshasa, Kongo (region and Ethnic Group), Life Experience, Cultural Memory, Nkisi, Sculpture, Singularity, Witness, Universality Mots-clés : Congo (République démocratique), Kinshasa, Kongo (région et groupe ethnique), expérience de vie, mémoire culturelle, sculpture, singularité, témoin, universalité

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La Passion, noire et animiste, selon Brett Bailey Une expérience et une re-connaissance critique d'Exhibit B∗ Black and Animist Passion According to Brett Bailey. An Experience and Critical Re-exploration of Exhibit B

Marc Maire

1 Deuxième volet d'une trilogie1, Exhibit B 2 réfère de prime abord à l'histoire et au modèle des zoos humains3 qui ont largement contribué à la mutation d'un « raciologisme » scientifique en un racisme populaire (Reiss 2004 : 30), propagé par ces exhibitions comme d'autres genres connexes dans toute l'Europe, aux États-Unis et au Japon, et qui ont drainé des dizaines de millions de visiteurs à partir du début du XIX e siècle jusqu'en 1958, date de l'Exposition universelle de Bruxelles4. On pouvait y découvrir des « êtres » exotiques importés des colonies et mis en scène dans des cages ou des parcs aux côtés de bêtes sauvages, comme des objets stéréotypes de propagande impériale devant alimenter l'imaginaire blanc de l'Autre et servir de surcroît à la construction d'une identité occidentale notamment établie par sa supériorité sur celles du reste du monde.

2 Mais au-delà de cette affirmation de l'artiste, en fondement introductif quasi exclusif de son intention et diffusée avec récurrence telle une accroche de mercatique, Exhibit B renvoie immanquablement au genre du tableau vivant, qui a retrouvé grâce auprès des artistes contemporains depuis les années 1980. Or, à y regarder de plus près, ce genre peut susciter un intérêt tout particulier, puisqu'il recense des œuvres polymorphes susceptibles de revêtir un caractère syncrétique et méta-artistique apparaissant au croisement du théâtre, de la peinture, de la sculpture, de la photographie, de l'installation, de l'art-performance. Sa forme d'image vivante investit l'entre-deux du réel et du simulacre. 3 « Exhibit B parle de trois choses », déclare Brett Bailey dans une de ses nombreuses interviews : « du racisme, de la chosification des Noirs et de la colonisation. » Au-delà de sa fonction éminemment historique et politique, l'œuvre interpelle sur la capacité et la

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pertinence de l'art à véhiculer une mémoire glissée sous le tapis, des affects et un idéal moral. En outre, elle ébranle les places d'auteur, de performeur et de spectateur. 4 Le propos de cet article voudrait faire état d'une expérience téléologique de l'œuvre Exhibit B, afin d'en mesurer la teneur, les propriétés artistiques, et l'incidence sur notre société toujours incapable de penser l'Autre. Dans un monde aujourd'hui globalisé dont le centre de gravité s'est déplacé, la Théorie critique5 semble s'épuiser et l'imagination artistique pourrait bien fournir à défaut d'une « utopie de l'art » (Michaud 1997 : 228-240)6, des ressources insoupçonnées à une pensée critique résolument moins cloisonnée, si l'on reconnaît aux représentations, outre la capacité de rendre compte du monde tel qu'il est, celle de produire en même temps ce monde même (Goodman 1996 : 53). 5 Dans une perspective qui mobilise un faisceau d'approches disciplinaires telles que la théologie, l'histoire et la philosophie de l'art, la psychologie, l'esthétique, la critique, la socio-anthropologie — à la manière d'un conservateur-restaurateur d'œuvres d'art effectuant un parcours de re-connaissance (Brandi 2001 : 30-32)7 sous forme d'enquête de type ethnographique ou encore socio-historique comme préalable à toute intervention technique — nous nous appuierons sur l'expérience d'Exhibit B, sur des échanges avec l'artiste et avec la plupart de ses interprètes, ainsi que sur des informations et commentaires diffusés depuis la première production d'Exhibit A en Afrique du Sud. 6 Dès l'entrée d'Exhibit B, le public est réduit à une dizaine d'individus et filtré par un sas de conditionnement où le silence est de rigueur : chacun doit s'asseoir isolément sur un banc rustique dans une sorte d'antichambre austère et sombre pour acquérir un numéro. Comme avant un décollage aérien, une hôtesse égrène alors un chapelet de consignes ou d'interdictions : ne pas parler ni faire quelque bruit, ni toucher aux objets, ni filmer ni photographier, ni transgresser les limites physiques de la déambulation ni celles du temps imparti. Puis elle entame un tirage au sort qui détermine l'ordre d'accès individuel au sésame. L'acquittement du ticket d'entrée ne permet donc pas une visite à loisir de ce que l'on eût pu confondre avec une attraction foraine ; il exige plutôt de se prêter à un exercice très imposé8.

Des mansions

7 L'ample volume gothique architecturé tout en hauteur de l'église des Célestins9 est très vite estompé par des halos de lumière, pâle ou plus vive, projetée sur une série de scénettes surélevées et disséminées dans l'espace en îlots éclairés.

8 En revanche, l'ouïe ne peut en faire abstraction, tant l'acoustique quasi céleste d'une mélopée psalmodiée par les voix de quatre têtes couvertes de couleur noire et brillante posées chacune sur un socle blanc, plante le décor et présage d'une sacralité. Elles10 interprètent en chœur une œuvre du compositeur namibien Marcellinus Swartbooi, inspirée de chants de lamentation traditionnels, qui se superposent curieusement à un autre chant, enregistré et en sourdine lui, identifiable comme étant islamique. Plus haut, trois photographies en noir et blanc de visages de captifs namasquas11 décapités en 1906, se détachent d'une atmosphère entre chien et loup. Bailey a donné un titre à cette mise en scène où se conjuguent macabre visuel et sublime audible : « Le cabinet de curiosités du Docteur Fischer12. »

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9 C'est par la confrontation brutale avec la figure interprétée de Sawtche Baartman13 que débute un sinistre pèlerinage. Esclave khoïkhoï14 originaire d'Afrique du Sud, elle fut exhibée telle La Vénus hottentote à Londres, Amsterdam et Paris entre 1810 à 1815. Son parcours en Europe préfigura toutes les formes d'attractions qui présentèrent des indigènes et l'engouement qu'elles déclenchèrent. Ceux-ci exerçaient par leur corps une double fascination dans l'imaginaire du spectateur civilisé : celle de sa primitivité et de l'Éden perdu, comme sa crainte face à des morphologies plus robustes ou moins inhibées que la sienne. Sawtche Baartman constitue aujourd'hui la figure emblématique de cette élaboration fantasmatique du sauvage au service de la supériorité et de la domination de l'humanité occidentale. Ses maintes exhibitions où elle était entièrement nue, laissant libre cours aussi à des attouchements par le public, en disent long sur le caractère obscène et pervers de ces spectacles : « La Vénus hottentote dut son succès à son appréciation en tant qu'objet sexuel, et la combinaison de sa bestialité, supposée doublée d'une fascination lascive qu'elle exerçait sur les hommes, retenait toute leur attention ; ils prenaient plaisir à regarder Saartjie tout en pouvant également se rassurer avec suffisance : ils lui étaient supérieurs » (Gould 1988 : 267). 10 Publiquement, elle était annoncée comme une attraction de foire, promettant d'exhiber un monstre, avec ses particularités anatomiques15 apportant la preuve d'une anomalie biologique. Plus insidieusement et par le surnom dont on l'affubla, on suggérait au chaland l'exhalation d'un érotisme exotique par cette femelle callipyge, qu'elle suscita en effet, provoquant des fantasmes répréhensibles et un désir inavouable. Si bien qu'ils donnèrent lieu à des abus sexuels lors de séances en salons privés, monnayées à bon prix par ses « impresarios » qui n'hésitèrent pas à user de drogues à cette fin. 11 Après sa mort le 29 décembre 1815 à Paris à l'âge de 26 ans, des complications d'une fièvre s'ajoutant à un alcoolisme aggravé, et que fut moulée en plâtre sa dépouille mortelle, elle fut disséquée en catimini par le baron Georges Cuvier au laboratoire d'anatomie du Muséum d'histoire naturelle, avec la complicité du zoologiste Eugène Geoffroy de Saint Hilaire qui en était l'administrateur. Son squelette, ses organes génitaux et son cerveau furent prélevés pour être immergés par la suite en bocaux. Les conclusions des opérations et observations furent publiées en 1817 par les deux comparses à l'Académie de médecine (Cuvier 1817 t. 3 : 259-274) et « révélèrent » finalement une proximité patente de la Vénus hottentote avec le singe. 12 Le moulage polychrome de Sawtche Baartman, debout les yeux ouverts, fut exposé au musée de l'Homme, à Paris, à partir de 1937 lors de sa fondation, jusqu'en 1974. Après cette date, il fut extrait épisodiquement des réserves pour figurer dans différentes expositions, encore jusqu'en 1994. Finalement en 2002, les restes humains de Sawtche Baartman cessèrent de faire partie du patrimoine public français et furent restitués16 à la République d'Afrique du Sud, non sans opposition d'abord et atermoiements ensuite, puis inhumés non loin du Cap, après qu'une organisation de descendants de Khoïkhoïs en eut fait la demande par l'entremise de Nelson Mandela au lendemain de son élection à la présidence. Quant au moulage, il demeure toujours actuellement en caisse dans les limbes méandreuses du musée de l'Homme, dont on peut raisonnablement se demander aujourd'hui, de quelle humanité il serait encore le conservatoire. Son double, vif, dans la même pose debout tournant au ralenti sur un manège, est maintenant à Avignon pour toiser le voyeur à la ronde. 13 Les autres tableaux, dont les feux de la rampe en séparent les contours de l'obscurité ambiante, racontent un événement ou une période tout aussi tragique, quelque part en

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Afrique ou dans un pays oppresseur17. Un couple de Pygmées au garde-à-vous dans un décor de théâtre miniature figure les représentants du groupe ethnique namasquas, victime de la surenchère coloniale européenne. D'aucuns considèrent le massacre de ses ressortissants perpétré par l'armée allemande en Afrique du Sud-ouest à partir de 1904, notamment par la mise en place de camps de concentration et d'extermination18 d'internés sous-alimentés et mis au travail forcé, comme étant le premier génocide du XX e siècle.

14 Les yeux mi-clos, un homme allongé sur le dos, enturbanné, parfaitement costumé à la mode du siècle des Lumières et entièrement blanchi tel un gisant en trompe-l'œil, semble en passe de s'assoupir sur un autel ou sur la table de sa dissection. C'est à Vienne en 1796, que le nègre Solimane Angelo âgé de 75 ans, pourtant historien, mathématicien, philosophe et franc-maçon, confident de l'empereur Joseph et de l'impératrice Marie-Térèse d'Autriche, de Mozart et Haydn, fut suspendu par un crochet de fer planté dans ses côtes jusqu'à ce que mort s'ensuive, avant d'être écorché et empaillé pour être exposé publiquement en vitrine à côté d'animaux jusqu'en 1848. 15 Dans un encadrement de fenêtre agrémenté par un lot de victuailles, tel un décor de nature morte du XVIII e siècle, se distingue le buste d'un esclave masculin en chair et en os dans une pénombre lugubre, la tête ceinte par un masque de fer d'où jaillissent deux étincelles vives. Ce traitement était infligé aux esclaves afin qu'ils n'attentent pas à leurs jours en avalant du sable ou en se mutilant. Titre de cette nature morte au corps vif : « L'âge d'or hollandais. » 16 À Brazzaville en 1904, sur le lit d'une chambre d'officier français aux murs et mobilier garnis de trophées de chasses, de photographies de famille, d'animaux empaillés, de bibelots, de bottes militaires, soit toute la panoplie du colon tout-puissant, une femme noire est assise de dos, le buste dénudé, enchaînée par un carcan, le visage face à un miroir qui renvoie son regard. Elle reste là à regarder son reflet, en attente d'être violée. C'est la seule façon qu'elle a de nourrir sa famille. 17 Fichu noué sur la tête, une vieille femme assise immobile sur un tabouret au centre d'une sorte de ring et derrière des fils barbelés, un tesson de verre dans une main, un crâne humain dans l'autre, interpelle de son seul regard. Dans un camp de concentration de Hereros19, elle était chargée de curer des têtes décapitées et bouillies afin que les crânes puissent être envoyés à des instituts de recherche allemands. 18 Deux cierges allumés veillent la scène suivante, où décor et personnage congolais, propriétés exclusives du roi des Belges entre 1895 et 1908, semblent avoir été recouverts et figés par un nuage de cendre blanche. On découvre par la lecture pourquoi un homme, assis les yeux hagards, tend à bout de bras un grand cabas rempli de mains droites coupées : celles d'esclaves dont le quota de récolte de caoutchouc avait été jugé insuffisant. On les tuait alors d'une seule balle, qui valait reçu de la mutilation. Un bras manque à un petit crucifix de prière accessoire. 19 Beaucoup plus proche de notre temps, un jeune Somalien, Mariame Getu Hagos, âgé de 24 ans, arrivé en France seul et sans-papiers en provenance de Johannesburg. Il est là, assis sur un siège d'avion, bâillonné par un ruban adhésif, la tête inclinée sur une épaule, ligoté aux accoudoirs, les pieds liés. Une fiche signalétique très agrandie décline son identité, le lieu et la date de son étouffement par la police des frontières lors de son expulsion : Roissy-Charles De Gaulle, France, 1999. Mais ses yeux demeurent ouverts.

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20 Le titre « Objet trouvé no 1 et 2 » désigne deux demandeurs d'asile contemporains. Un réfugié congolais, trouvé près d'Avignon, en t-shirt noir et jean, portant le numéro 0435766 placardé sur le torse. Plus loin Alganesh T. venue d'Érythrée, débarquée sur l'île de Lampedusa et vivant aujourd'hui dans la région20. Leur fiche signalétique d'inventaire précise en particulier qu'ils ne sont pas tuberculeux. 21 Au bout du chemin, Céleste Beryl Pieterson, le regard empreint d'une étrange douceur lasse, est assise à côté des attributs de la femme de ménage dans une sorte de cage à poules grillagée. Mulâtresse, elle a subi l'annulation du mariage de ses parents à l'avènement de l'apartheid. En bas à gauche, un panneau de signalisation indique : « Les Noirs ont été nourris »... or il n'y a qu'un individu dans la cage. Cette mention pourrait aussi suggérer, malicieusement cette fois, que les interprètes se sont effectivement repus de chaque visiteur. 22 Passé le rideau de ce barnum21 tragique et avant le retour à la lumière aveuglante de juillet à Avignon, on débouche dans un autre sas qu'on pourrait qualifier de « décompression ». La parole des interprètes est affichée aux murs sous leur portrait photographique en noir et blanc. L'un après l'autre, ils révèlent laconiquement et à leur manière, des tranches de vécus du racisme, de la ségrégation, de la discrimination, ainsi que la fierté de leur présence ici et de leur africanité noire. Comme avant de s'effacer définitivement derrière leurs seules images avenantes sur papier, et sur le ton du plaidoyer magnanime, ils en appellent encore à ce public malmené par leurs regards insoutenables, pour plus de considération d'eux-mêmes et d'une histoire refoulée.

Un chemin de croix

23 Ces dispositifs visuels et sonores concourent à faire d'Exhibit B une cérémonie sacrée, sur fond de révélation et d'oraison. En référence aux mansions du théâtre médiéval, ou, plus près de nous, au pageant 22, ils constituent les douze stations du chemin de croix d'une autre version de la Passion, selon Brett Bailey celle-là. Douze tableaux vivants23 distincts les uns des autres, chacun illustrant un épisode de la longue martyrologie noire africaine, jalonnent un parcours sans balises sur un sol meuble. Devant chaque scénette, un cartouche artistique doublé d'une notice explicative permet l'identification de chaque œuvre, la compréhension ainsi que la situation historique et géographique de l'image qui s'apparente aussi à un pictogramme du film de la martyrologie noire.

24 Tel un père de l'Église — et de famille dans celle des Célestins pour ses interprètes24 — le metteur en scène et scénographe a conçu un chemin de compassion autant symbolique que cérémoniel, commémorant le calvaire des peuples noirs sous l'oppression coloniale comme celui d'individus en prise avec une discrimination actuelle, et propice à une communion intense avec les souffrances historiques relatées. En somme, une œuvre qui exsude une référence criante à la liturgie chrétienne. Étreint par le pathos acoustique, le spectateur progresse étape par étape dans une démarche à la fois physique et spirituelle, cognitive et introspective, purgatoire et purificatrice. Disposées devant chaque scénette, deux chaises rituelles en bois autorisent un stationnement momentané, pour l'abattement, la prière, et la contrition25. 25 Le dispositif d'Exhibit B pourrait aussi être entrevu à la lumière de la conception de l'expiation dans la théologie calviniste qui constitue l'un des deux fondements de

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l'identité afrikaan. Dans l'Église catholique, le chemin de croix christique est envisagé comme un parcours de conversion et de quête du pardon divin. Il consiste pour un fidèle, en un moment de réflexion, de prière et de pénitence26.

Des regards croisés

26 L'artiste a scénographié des dispositifs plastiques en mobilisant, comme pour ceux des premiers tableaux vivants datant du milieu du XVIII e siècle, à la fois des codes de représentation propres au théâtre (pantomime, décor, scène, accessoires, éclairage) et divers mediums artistiques (plastique, peinture, sculpture, photographie, performance, récit littéraire).

27 À l'instar d'un artiste classique, B. Bailey a savamment élaboré l'iconographie de chaque tableau, en accommodant et multipliant accessoires fortement symboliques, couleurs, jeux d'ombres et lumières. Sa transmutation de corps réels en matériaux de sculpture ou de peinture apparaît comme un trait d'union, une oscillation entre mimèsis et représentation. Dans plusieurs tableaux, B. Bailey fait un usage pictural du corps comme Vanessa Beecroft lors de sa performance « VB 61 Still Death ! Darfur still Deaf ? »27 produite à la Biennale de Venise en 2007 où les corps noirs d'une trentaine de femmes soudanaises, étendus sur un parterre blanc et apprêtés uniformément au moyen d'un enduit noirâtre, forment un seul support à peindre et sont aspergés de peinture rouge à la manière d'un action painter. Mais au lieu du contraste coloré rouge/ noir à la symbolique évidente, B. Bailey use de l'opposition noir/blanc non moins signifiante, d'un bleu emprunté à Yves Klein sur la Vénus hottentote et d'un noir très saturé et luisant sur les quatre têtes chantantes. Ce mode opératoire est d'ailleurs tout à fait similaire à la « photographie mise en scène », déjà au XIX e siècle, encore au XXI e. Longtemps décriée à cause d'un usage autre que celui de saisir l'instantanéité, et donc une certaine « vérité », la photographie mise en scène a définitivement fait entériner sa part d'arrangement depuis l'avènement du numérique28. Pour raconter des histoires ou inventer des fictions, les photographes-metteurs en scène usent de corps en décors et d'accessoires pouvant être retouchés à la peinture, associant différents registres tels que l'ambiguïté et la théâtralité, dans des dimensions tant esthétiques que politiques. La contemporanéité de cette pratique apparaît dans des travaux de Jeff Wall et Cindy Sherman qui réalisent des mises en scène inspirées de tableaux peints célèbres, ainsi que ceux de Joel Peter Witkin fasciné par la monstruosité. Plus récemment, ceux de la photographe américaine Sarah Small l'ont conduite à produire à partir de 2009 Tableau Vivant of he Delirium Constructions, dont le dernier, rassemblant 120 participants, a été présenté par l'artiste au Skylight One Hanson building de New York en 2011 comme une « incarnation performative » d'une série de photographies29. 28 B. Bailey se conforme à la définition du théâtre énoncée par John Cage : « [...] le théâtre est quelque chose qui engage à la fois l'œil et l'oreille. Les deux sens du public sont la vue et l'ouïe. Le goût, le toucher et l'odorat, sont des sens plus intimes »30. Mais contrairement au théâtre, le tableau vivant dispose le corps en inaction. Ici, les figures centrales ou allégoriques sont toutes des individus noirs africains en chair et en os, parfaitement et dignement immobiles, qui ont été choisis par l'artiste après un casting avignonnais31. En parfait scénographe, ce dernier sait jouer de l'effet de réel et de présence, du sublime et du pathos. Même si les interprètes sont parfaitement immobiles, le visiteur peut éprouver le sentiment d'assister à la situation représentée,

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« d'être transporté dans la réalité symbolisée et d'être confronté à un événement aussi vrai que nature » (Pavis 1987 : 141-142), « [...] où l'esprit est atteint par une pression directe sur les sens » (Artaud 1964 : 193). 29 Puis au fur et à mesure, Exhibit B provoque une émotion à même d'extrader celui qui l'éprouve, des limites habituelles de sa perception du beau pour le plonger dans l'horreur et l'effroi : l'œuvre veut rendre le visiteur captif de sa relation avec l'image immobile, tenu d'encaisser sa cruauté et sa tyrannie. Par des modalités propres au théâtre, capables de stimuler et d'amplifier les émotions, elle suscite et exacerbe chez le public des sentiments naturels de honte et de culpabilité, afin de provoquer la catharsis. Ici, la théâtralité de l'œuvre correspond à la manière d'Antonin Artaud de penser un théâtre devant exalter la force primitive et souveraine de la scène comme lieu de possession et de transe. 30 Le principe est simple : devant un public restreint et en situation inconfortable, douze individus apparemment neutralisés, naturalisés, présentent leur corps statufié. Ils doivent investir le corps d'un autre, absent, en n'ayant pas droit à la parole, ni au geste. L'usage artistique du corps comme corps de l'œuvre, comme corps-à-corps, comme interface par excellence d'une relation entre acteur-performeur et spectateur, n'est pas nouveau. Leur disposition statique et mutique semble permettre la meilleure atteinte possible des fantasmes corporels, car ils offrent une confrontation sensorielle exclusive inégalable. 31 Parallèlement au grand mouvement de revendications féministes, c'est dans les années 1960 que la performance, l'installation et le happening ont concouru à une « mise en corps » de l'art, singulièrement avec des œuvres produites par des femmes où le corps, à la fois sujet et objet, devenait instrument de questionnement identitaire. C'est à même le corps que s'inscrivent des habitus perceptifs, des savoir-faire acquis, des effets de conditionnement rendant inséparables l'intime et le politique. Exhibit B pose la question de leurs origines parmi les instances de pouvoir, d'obéissance, de hiérarchisation. 32 Même si le corps lui-même devient objet d'action en quête d'effets cathartiques aussi bien chez l'acteur-performeur que chez le spectateur, Bailey ne renonce pas à la prétention de beauté, contrairement à l'actionnisme viennois par exemple. L'artiste incarne sa critique virulente d'une mémoire refoulée et d'un racisme non conscient ou consenti, par l'entremise d'autres corps assurant « la provocation de la chair [...] l'imposition du dégoût ou de l'horreur, le jaillissement spectaculaire du refoulé » (Le Breton 1990 : 100). C'est ce qui peut expliquer le lien étroit qu'il instaure entre lui- même et ses interprètes à qui il délègue la performativité d'Exhibit B et qu'ils sont en mesure de mettre corporellement en œuvre, contrairement à lui. 33 Le corps noir vivant n'est plus jeté en pâture, mais à la figure du visiteur blanc32 inhibé par surprise et par sa mise forcée en position d'infériorité. Isolé en contrebas, sans échappatoire, soudain seul avec ses incertitudes, ses craintes, ou pis, son ignorance, le visiteur capturé n'est plus en mesure de sauver la face. La situation est inversée : c'est maintenant le voyeur qui est la proie de l'Autre prenant immanquablement le dessus par son regard fixe et résolu, au spectacle de la gêne, de la honte, de la culpabilité, du désarroi et même de l'effondrement du voyeur. De corps-objet, l'Autre devient corps- sujet. Car ce sont bien ces configurations et relations que B. Bailey met en œuvre avec Exhibit B.

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34 L'expérience d'Exhibit B donne à réfléchir sur les interactions entre image et performativité, puisque des acteurs immobiles représentent des personnages tous historiques et/ou simulent leur présence, selon la perception qu'en a le public. Sans doute par nécessité, Brett Bailey utilise fréquemment la formule installation- performance pour désigner le genre auquel rattacher son œuvre. Face à la difficulté de définir la performance33, on repèrera surtout, ici, la volonté de produire un violent effet de réel en outrepassant des conventions trop figées, et l'effectivité d'une (in)action en train de se produire, doublée des effets qu'elle provoque dans le réel. En imposant l'immobilité de l'interprète et une mobilité du spectateur réduite à un chemin de croix, une inégalité de position avec le premier en surplomb toisant le second, et une barrière entre les deux, B. Bailey a déterminé une interaction exclusive entre public et performeur : le seul « échange » de regards. 35 La dimension performative d'Exhibit B se mesure à sa capacité de faire advenir le vivant dans le non-vivant, la vie par-delà la mort, en condensant un essentiel de savoir-faire puisé au sein de différentes disciplines artistiques représentationnelles. Ce pouvoir est résolument dévolu à la capacité de regard et de soutien de chaque performeur. En principe, celui-ci ne joue pas un personnage mais accomplit une action, étant lui-même le matériau de l'œuvre. Or ici, il fait les deux, de manière répétitive lors d'une succession de séances, pendant plusieurs jours d'affilée, tout en n'étant pas l'artiste signataire de l'œuvre. 36 Beaucoup de littérature a été produite à propos du regard et de sa fixité. Car c'est ce seul moyen de communication entre l'interprète et le visiteur qui est imposé par l'artiste, dans le rapport frontal qui sépare le regardant et le regardé. Pour paraphraser ironiquement l'assertion célèbre de Marcel Duchamp (Schuster 1957 : 143), « ce sont les regardeurs qui font les tableaux », mais à prendre ici dans un tout autre sens, car les regardeurs sont dans le tableau, comme les visiteurs ne sont pas au zoo mais participent au zoo. 37 Du 14 mars au 31 mai 2010, la pionnière Marina Abramovic propose au MoMA de New York la performance The artist is present, où elle siège perpétuellement immobile, en vis- à-vis égal des quidams visiteurs qui se succèdent, de l'autre côté d'une simple table qui établit distance et relation dialogique réduite au regard. Avec Exhibit B, le regard soutenu du performeur traduit sa position de domination, renforcée par sa situation le plus souvent en surplomb, et garantit l'inversion des rôles. « S.E. 2009 »34, du plasticien Hamid Maghraoui35, soit une télévision disposée à hauteur domestique au milieu du chœur de la chapelle des Pénitents bleus de Narbonne et diffusant la grand'messe de l'info, procède de la sorte en inversant les rôles du téléspectateur et du présentateur vedette de journal télévisé. Ce dernier, habituellement prolixe, maintenant immobile, mutique et le regard fixe, sème le trouble chez le voyeur se découvrant pris pour cible, même si un écran de verre les sépare. C'est le semblable derrière le présentateur qui se manifeste aux yeux du téléspectateur interloqué. Ici, derrière chaque personnage figuré, plusieurs singularités de l'Autre regardent un dissemblable venu pour jouir d'un exotisme qui se laisse habituellement voir en pareil lieu, mais n'y parvenant plus, se dérobant, s'effondrant même. 38 Ce comportement a entraîné des réactions diverses chez les acteurs-performeurs au spectacle de l'improvisation des spectateurs, en situation d'autoreprésentation contre leur gré. Certains ont confié avoir pleuré sous l'effet d'une réaction cathartique en

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chaîne pour ainsi dire, à la vue de la détresse de visiteurs, demeurés prostrés sur une chaise et en larmes, ou sujets à des convulsions.

Une intersubjectivité tripartite

39 La présence et la singularité corporelles des performeurs, dénuées de toute gestuelle interprétative, excepté les consignes de poses et la nature de leur regard, constituent le supra-medium d' Exhibit B. À propos des œuvres de l'artiste Vanessa Beecroft, représentant les imaginaires d'un Moi féminin pluriel en disséminant des corps de femmes vivantes, similaires tels des clones en apparence, immobiles à même le sol, Catherine Cyr (2004 : 135-136) écrit : « Dans ce déploiement silencieux d'un “je” démultiplié, et malgré l'effet de distance, [...] se tisse une relation intersubjective entre le spectateur, les participantes, l'imaginaire de l'artiste et le “corps” de l'œuvre. »

40 Cette affirmation peut parfaitement correspondre à Exhibit B, même si le sens et les modalités des œuvres considérées diffèrent. Chez B. Bailey, malgré les contraintes de transformisme, de silence et d'immobilité, l'unicité persiste et peut se percevoir dans chaque regard, dont la nature permet l'expression de « l'âme » individuelle. Chez V. Beecroft, « [...] en dépit de l'obéissance à un strict tracé performatif, en dépit du silence imposé et du port de vêtements, coiffures et accessoires semblables, chacune des figurantes finit-elle par laisser transparaître sa différence, son unicité. [...] Au-delà de l'effet d'uniformisation de la composition plastique, malgré la retenue et la distance imposées, apparaissent donc en filigrane quelques dissonances : un regard dérobé, un soupir, une myriade de petits gestes révélant le caractère distinctif de l'inscription corporelle de tout être-au-monde » (Cyr 2004 : 135-136). Chacun contribue à la fois à la représentation d'autrui et à sa propre représentation. 41 Exhibit B témoigne d'une intersubjectivité tripartite, à la fois singulière, celle de B. Bailey, et multiple, celles des performeurs et des spectateurs. Car contrairement aux « participantes » des œuvres de V. Beecroft, les acteurs-performeurs de Bailey apparaissent comme des corps investis à la fois dans une fonction de simulation et de stimulation. Ils effectuent un exercice de (re)substancialisation (ibid. : 133) de leur identité, du Moi, dans une temporalité qui ne coïncide pas avec celle de l'expérience du visiteur. En effet, et leurs témoignages à ce sujet le confirment, le processus fonctionne progressivement et différemment dans la durée des séances répétées chaque jour, et plusieurs jours à la suite. Cet enjeu résolument déterminé par B. Bailey pour ses acteurs-performeurs, sorte d'art-thérapie, constitue également une fonction importante de l'œuvre d'art36. Leur tenue vestimentaire et la référence aux événements dramatiques dont il est question veulent interdire la situation privilégiée du voyeur ou regardeur à l'égard de l'œuvre. « Ainsi, au désir ou au plaisir de la contemplation se substitue chez le spectateur une tenace impression d'inquiétante étrangeté. [...] Une intersubjectivité qui, dans l'éphémérité de la séance, renvoie le spectateur à ses propres imaginaires du corps, à ses repères intimes, à la fragile négociation qui ne cesse de se jouer entre sa corporéité et son identité [...] » (ibid. : 135).

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Fig. 1. — « Céleste Béryl Pieterson »

Festival d'Avignon 2013. C. Raynaud de Lage.

Fig. 2. — « L'âge d'or hollandais »

Festival d'Avignon 2013. C. Raynaud de Lage.

42 Exhibit B consiste en une ritualisation de la Passion négro-africaine par des procédés d'ébranlement et d'interrogations identitaires réciproques, particulièrement suscités par l'effet de miroir qu'elle induit. Ses propriétés artistiques se manifestent à plusieurs endroits. Elles apparaissent dans le décalage entre chaque texte narratif garantissant une compréhension première du sujet, et la textualité relative de chaque tableau vivant. B. Bailey, entérinant l'ignorance du spectateur, a mis en place un dispositif de représentation permettant un double accès au sens qu'il révèle, en articulant des simulacres statiques à des récits historiques. Puis, l'imbrication de codes culturels et artistiques sème le doute et une panique blanche face à des images insolites. À l'origine pratique théâtrale combinée à la représentation picturale, le tableau vivant est, ici, utilisé à dessein comme un vecteur inopiné de l'image, surprenant, pour tenter de vaincre la récurrence d'une ignorance ou d'une indifférence. Enfin, une relation strictement visuelle est imposée par l'artiste entre ses performeurs-sujets et un spectateur-objet, aussi sujet en fin de compte, à même de revigorer leur estime de soi pour les premiers, de déclencher la gêne, la honte et le désarroi pour le second.

43 Partant du présupposé racialiste établi sur la couleur de peau, Exhibit B dialectise, par intrication et interférence, des résonances, contrastes, paradoxes, inversions et ambivalences pour subvertir la perception par l'ambiguïté et l'équivocité : la théâtralité est dépourvue de gestuelle, la performance habite l'installation37, le regardeur devient le regardé, le Noir toise le Blanc, le vivant modélise le mort, l'horreur est sublimée en une « terrible beauté », le regard lutte contre la cécité, la performance s'effectue sans

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action et sans l'artiste, le regardeur devient objet, la figure spectrale se substitue au corps vivant. 44 À l'étude de la production artistique contemporaine de tableaux vivants, « d'œuvres transgenres », le critique Jean Max Colard (2012) soutient que nous serions « [...] en présence non pas tant face à des corps qu'à des spectres [...] à un présent non présent, l'être-là d'un disparu ou d'un absent, [...] en quelque sorte à une hantologie spectrale ». À la fin de la performance de V. Beecroft à Venise, les trente femmes maculées de « sang pictural » se relèvent lentement telles des revenantes. Dès lors, doté des pouvoirs d'un chamane-exorciste, B. Bailey serait non seulement l'intercesseur de la présence d'esprits d'ancêtres appelés à venir hanter la conscience du visiteur, mais aussi le maître d'une cérémonie rituelle devant conduire à la catharsis, et du spectateur et du performeur. Cette posture n'est pas sans rappeler la théâtralité prônée par Antonin Artaud (1964 : 193), aspirant à un théâtre capable de « remettre l'humain en relation avec la force tragique de l'existence », un retour à une communication originelle et ritualisée de l'être à l'objet. À la fin du parcours déambulatoire cathartique dans l'œuvre, l'artiste a pris soin d'aménager un temps et un espace de réconciliation, à la fois personnelle et du visiteur avec les performeurs, qui renvoie à une phase de processus psychanalytique : des portraits photographiques de chacun d'eux et un témoignage écrit de leur expérience de racisé sont affichés dans un « sas de décompression » qui précède la sortie de l'exposition. Chaque visiteur peut alors, lui aussi, faire part du sien sur un livre d'or. 45 Jean Max Colard (2012) s'interroge à propos des tableaux vivants contemporains, « genre artistique intermédial », qui n'est pas nouveau. À l'ère des flux et hybridations de toutes sortes, ne dénote-t-il pas « un paroxysme de l'hybridité contemporaine, du franchissement des frontières, de la pluridisciplinarité » ? Ne serait-il pas un « mode de partage du sensible qui correspondrait au régime esthétique contemporain » (ibid.), après la mort annoncée de l'Esthétique, « [...] une mise en scène ou mise en creux de la société du spectacle devenue société du spectral, une version fantômale du spectacle vivant » (ibid.). 46 La profusion de modalités artistiques et la foison de schèmes, pouvant être perçues comme une débauche ou encore une surenchère spectaculaire, mettent en question l'intentionnalité qui sous-tend Exhibit B et l'imaginaire de l'artiste. À la manière de la performance mercatique, qui pour stimuler le comportement de sa proie ferait du corps vivant une « tête de gondole », le quantitatif déployé ne vise-t-il pas à conjurer la déficience, à la fois de la mémoire collective et du genre artistique unique ? Exhibit B relèverait alors de la performance dans une double acception du terme, celle qui renvoie à la notion de prouesse, et celle véritablement artistique effectuée par les performeurs. Dès lors, et à l'instar de nombreux critiques, même si sa logique implique le chevauchement interdisciplinaire et une pléthore d'artistes originaires de disciplines diverses s'adonnant aujourd'hui à l'art-performance, il est permis de se demander si ce genre n'a pas dévoyé la transgression de l'académisme en un académisme de la transgression. Le sens politique de la dimension performative revendiquée par B. Bailey, contrariera-t-il la réduction de l'art à des objets que le(s) monde(s) de l'art et le marché peuvent « phagocyter », quand déjà, c'est le mécénat notamment de Total et Areva qui a permis la production d'Exhibit B en France ? 47 On peut encore s'interroger à raison sur le caractère kitsch d'Exhibit B, dès lors que l'œuvre aspire à fonctionner tels les zoos humains et leurs avatars, dans la « culture de

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masse ». En outre, l'œuvre fait montre d'emphase par une (sur)abondance de modalités, d'accessoires symboliques, comme de pathos. Propriétés qui font écueil à une réception au-delà d'un sentimentalisme larmoyant dont le cinéma hollywoodien s'est fait une spécialité : « Il parodie la catharsis [...] se mêle à tout art comme un poison [...] » (Adorno 1974 : 330-331). Cependant, même s'il a été assimilé à un « antiart » (Moles 1971), le kitsch, à un second degré, peut avoir été sciemment usité. Il revêt alors une connotation positive depuis que les artistes du pop art s'en sont appropriés les thèmes, et depuis qu'il apparaît bien souvent dans la création contemporaine populaire ou savante comme instrument subversif du paradigme de l'art. L'avenir dira si le modèle de B. Bailey à deux références essentielles, inspiré de deux pratiques culturelles populaires — l'attraction de cabaret et le chemin de croix —, en plus de combler le fossé qui sépare l'art de la vie, réussira la gageure de (ré)concilier art majeur et art mineur. 48 Comment ne pas penser aux desseins de la Commission vérité et réconciliation, telle celle engagée sous l'égide de Desmond Tutu dans l'Afrique du Sud postapartheid pour contribuer à la (re)création d'un lien social national dans « la nation arc-en-ciel », et selon « la conception de la Justice sud-africaine [...] qui considère les dommages à la fois pour la victime et le bourreau dont l'humanité demeure toujours prise en compte quel que soit son crime, contrairement à celle de l'Amérique sous-tendue par la Loi du Talion »38. Car Exhibit B instruit à charge, informant sur des événements qui émeuvent et révoltent à coup de ses pièces à convictions39, mais n'a pas prévu d'instruction à décharge, si bien que beaucoup de visiteurs achèvent le pèlerinage fortement secoués, effondrés ou en pleurs. Sous l'effet d'une catharsis dont la purgation passionnelle n'est pas distanciée, ils se confondent en « j'ai honte » ou « pardon », inscrits sur une feuille blanche proposée en guise de livre d'or dans le sas de décompression, ou même chuchotés fugitivement aux interprètes. Il est troublant qu'en public, B. Bailey se défausse en se réfugiant derrière sa stricte posture d'artiste de théâtre expérimental40, si « total » soit-il, pour balayer la question de sa responsabilité41 quant au procédé qu'il instaure de force sous couvert d'art, et à ses conséquences psychiques sur les proies de son spectacle. Par pudeur, volontarisme, ou désinvolture ? 49 Un début de réponse pourrait être sa référence à « l'herméneutique du sujet » de Michel Foucault (2001) que l'artiste nous a confirmée en aparté. En outre, Nathanael Vlachos42, doctorant en anthropologie sociale et culturelle à la Rice University texane de Houston, avance que Brett Bailey, qui n'hésite pas à confesser publiquement son histoire personnelle raciste sur fond d'apartheid, aurait entrepris au moyen du théâtre qu'il produit et dirige, un processus de résolution du conflit avec sa propre subjectivité raciale — qui correspondrait à une « sublimation » ou à une « réparation » freudienne — en nouant des relations dialogiques avec une grande variété de membres d'autres groupes ethniques (Vlachos 2013). 50 Une telle œuvre, qui traite autant du regard sur l'Autre que du voyeurisme, fait aussi penser à la capture et à la diffusion quotidiennes d'images numériques autant d'autrui que de soi-même sur les réseaux sociaux, par une génération qui a émergé seulement au début des années 1990. Même si les exhibitions se sont taries dans les années 1930, on peut se demander si elles ont véritablement cessé. En réalité, la pratique du tableau vivant n'est tombée en désuétude que dans le domaine artistique. Ailleurs dans l'univers social urbain, le genre a été perpétué en vitrines par exemple, à leur manière, par des travailleuses du sexe, par exemple dans le quartier San Paoli à Hambourg ou le district rouge d'Amsterdam. L'artiste Colette Justine s'en est d'ailleurs fortement

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inspirée pour sa pièce Paranoia is Heightened awareness as Joan of Arc 43, tout comme sa consœur Sylvette Ardoino y fait allusion directe par Art dans la rue à Saint-Étienne en 2002. Encore plus près de nous et de plus en plus fréquemment ces dernières années, des performeurs de rue simulent des statues minérales. Cette pratique n'a-t-elle pas aussi muté en entreprises toujours autant voyeuristes, mais cette fois motorisées et in situ ? En effet, les nouvelles exhibitions telles que des « safaris humains » en Inde ou au Pérou44 attirent toujours plus d'amateurs de divertissements exotiques qui ne sont plus seulement des Blancs, mais aussi les épigones de toutes les classes embourgeoisées de la Planète. Car un des effets de la globalisation est bien l'uniformisation en zones urbaines, des désirs, us et coutumes, sous-tendus par une hégémonie des valeurs capitalistes.

Une ontologie d'Exhibit B

51 Comme pour en finir avec les relents du paradigme romantique de l'art, la philosophie nominaliste de Nelson Goodman met l'accent sur la dimension cognitive et inventive des œuvres d'art. Considérées comme des systèmes symboliques, il propose une approche rationaliste de procédés par lesquels les comprendre, délaissant au passage la notion du beau ainsi que le problème des normes d'évaluation esthétique. Dès lors, l'art comme les sciences sont capables de produire des échantillons de phénomènes, puis des versions physiques du monde, concordantes ou concurrentes. Or, et comme d'autres philosophes après lui45, N. Goodman (1990 : 147) se démarque d'une ontologie physique des œuvres d'art pour privilégier l'analyse de leurs modes de fonctionnement. La distinction qu'il établit entre œuvres « autographiques » et « allographiques » repose précisément sur la notion d'authenticité qui est cruciale pour les premières et impropre pour les secondes. Celles-ci existent par un fonctionnent symbolique selon deux modes. Le premier, celui de la notation, résultat d'un processus de réduction, confère à l'œuvre des propriétés constitutives ou intrinsèques, prescriptives pour l'autre ; le second, celui de l'exécution, consiste en une occurrence de l'œuvre, dont les propriétés sont contingentes ou extrinsèques.

52 L'étude descriptive et analytique d'Exhibit B, menée jusqu'ici, fait apparaître une œuvre qui relève à la fois des régimes allographique et autographique, selon un fonctionnement mixte tel que Gérard Genette (1994 : 109) l'a envisagé. En effet, l'œuvre de B. Bailey est une itération qui s'inscrit dans une trilogie à plusieurs occurrences et s'exécute selon un ensemble de prescriptions établies par l'auteur, qui s'apparentent parfaitement à la dénotation de Genette, équivalent amplifié de la notation goodmanienne plus restreinte. En outre, les acteurs-performeurs, le lieu de production et des éléments de décor sont renouvelés à chaque itération. Ce sont les performeurs des tableaux vivants et la présence continuelle de B. Bailey à toutes les séances qui confèrent à Exhibit B son caractère autographique, si l'on considère également la « participation performative », même involontaire de chaque visiteur, comme composante de l'œuvre. 53 Avec la prétention d'avoir élaboré une approche anthropologique universelle des objets dits artistiques, Alfred Gell propose de situer l'œuvre d'art au carrefour d'un faisceau de relations entre agents faisant montre d'intentionnalités (agency). Le cadre théorique qu'il élabore fait référence à plusieurs courants de pensée, tels la sémiotique de Peirce (1978, 1993), la phénoménologie d'Hüsserl (1970, 1983) et même la conception de l'art

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de Duchamp. L'ontologie artistique de Gell (2009) se base sur l'étude des enjeux relationnels noués autour d'un objet d'art dans un contexte historique et social déterminé. 54 Les propositions de Nelson Goodman et d'Alfred Gell, dans la lignée de leurs prédécesseurs — John Dewey (2005) et Ludwig Wittgenstein (1992) — nous semblent faire apparaître des perspectives intéressantes pour réviser la conception de la conservation des œuvres d'art contemporain, si l'on admet que cette activité consiste principalement à les conditionner pour leur réactivation dans le temps actuel de leur réception, tout en préservant leur intégrité formelle. En effet, la re-connaissance de l'artisticité de l'œuvre à l'aune des conditions particulières de son fonctionnement et des intentionnalités dont elle est le vecteur, permettrait de mieux la caractériser en tant que production unique et singulière, que l'examen de ses qualités d'objet et de son profil axiologique, qui lui, rend plus compte des raisons de sa patrimonialisation ou de sa fétichisation « C'est dire que l'œuvre, dès lors, a cessé d'être un objet ; elle est processus et événement. Une philosophie de l'usage est bien plus proche des conditions de l'expérience esthétique en ce que précisément, elle intègre les modes d'activation, au lieu de se limiter aux suggestions de l'objet » (Cometti 2012 : 176)46. C'est déjà ce que suggérait en son temps le déplacement par Nelson Goodman de la question de l'art : quand y a-t-il art ? 55 Mettant à mal autant le spectateur que la définition de l'art, on l'aura compris, l'épicentre d'Exhibit B taraude sur la question du rapport à l'Autre et sur la place de l'auteur, du récepteur, comme de l'interprète. Dans un contexte artistique, l'œuvre propose une expérience de franchissement des limites de l'épistémè (Foucault 1966), des rives des cosmologies naturaliste et animiste, par l'imbrication de pratiques rituelles à l'aune des croyances de l'une et de l'« être au monde » de l'autre. Elle veut conduire le spectateur à embrasser l'idée que l'Autre doit être moins défini par des propriétés intrinsèques apparentes ou stigmatisées, que par des relations dont il a une similaire capacité d'entretien et une intériorité soulignée ici par l'immobilité des corps, leur apprêt et l'intensité des regards. Reste à savoir si elle y parviendra, au risque d'une spectacularisation outrancière et d'une théâtralité pouvant conduire à l'oblitération de l'art, pensions-nous en juillet 2013, avant la poursuite de son périple européen.

Exhibit B controversée

56 Après Exhibit A, Exhibit B a poursuivi son itinéraire en suscitant majoritairement des commentaires très positifs, excepté des réactions négatives et même très violentes telles que celles ayant conduit un collectif d'associations à en réclamer la censure publique en novembre 2014 à Paris. Pourtant l'œuvre présentée peu avant à Poitiers47 et à Paris déjà au 104 en novembre 2013, n'avait soulevé aucune critique. Une pétition en ligne et des manifestations houleuses sont parvenues jusqu'à la suppression de représentations48 par les organisateurs. Il est symptomatique que les critiques les plus vindicatives en Europe ont été géographiquement différentes et mériteraient du reste une étude approfondie. Par exemple, en Allemagne, c'est notamment un syndicat de défense des droits des comédiens qui avait allumé la mèche. Pourtant, on peut remarquer un certain parallèle entre la réaction négative britannique et celle de Paris en 2014 organisée par des associations communautaristes noires, qui réussirent à faire

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déprogrammer l'œuvre49, bien que les modèles du vivre ensemble interculturel y soient différents.

57 Face aux censeurs, une cohorte d'intellectuels de tout poil, de personnalités de la culture, d'organisations syndicales et politiques, antiracistes elles aussi, est montée au créneau pour sauver le soldat Bailey et son œuvre. Or cette résistance, bien-pensante et surtout médiatique, n'a guère fait mieux que participer à l'inflation d'un dialogue de sourds dans une controverse qui, si l'on n'y regarde pas de plus près, opposerait les nantis de culture blanche aux racisés incultes noirs, les dominants de la majorité invisible aux dominés issus des minorités visibles dans un rapport de domination, et dont on ne peut imaginer quel profit pourrait tirer l'un ou l'autre camp vainqueur, sans creuser un peu plus une fracture à la fois sociale et communautaire déjà profonde. Pour dépasser le blocage de cette situation, l'analyse qui a précédé fournit un lot d'arguments en réponse à la critique, outre ceux ne visant qu'à jeter l'anathème. 58 Exhibit B participerait d'une forme d'art marchand et unilatéralement bien-pensant, dans la veine du discours humanitariste de bon ton, répandu ailleurs sous d'autres formes. Le parti pris de l'artiste serait beaucoup trop littéral en s'adonnant à une surenchère de clichés et de pathos, par un mélange seulement racoleur et trop violent, de bonne conscience bourgeoise blanche et de repentance judéo-chrétienne, pour dénoncer des évidences historiques et contemporaines oblitérées par les médias de masse et le système éducatif. 59 Que d'aucuns reprochent à l'artiste, sans doute avec raison, un procédé de repentance ou de rachat d'une culpabilité plus ou moins consciente qu'il porte certainement en lui, peu importe finalement, c'est son affaire. Le propre d'un artiste n'est pas de se justifier, ni de montrer « patte noire » pour traiter de l'esclavage ou du racisme. Il n'a pas non plus à être son propre critique. Il crée et instaure une œuvre pour la faire fonctionner selon des modalités pouvant être représentationnelles mais pas seulement — depuis que les modernes et les avant-gardes y ont renoncé —, puis qui existera selon les partis pris interprétatifs des récepteurs. Il n'est pas nouveau qu'une œuvre d'art ne parvienne pas à s'adresser à toute la diversité sociétale : après tout, les concerts ne sont pas prévus pour les sourds, ni toutes les expositions pour les aveugles, et cela ne choque pas grand monde. Brett Bailey a toujours affirmé que sa trilogie Exhibit était d'abord destinée aux Blancs. 60 Le « monde de l'art » n'obéit-il pas déjà à la logique marchande quand Areva et Total, sociétés bien connues pour leur exploitation pilleuse à bon marché de pétrole et d'uranium africains, ont contribué au mécénat qui a permis la diffusion d'Exhibit B en France en 2013 ? Qu'en est-il de son financement ultérieur et ailleurs ? Est-ce seulement à ce prix que Brett Bailey peut faire valoir son œuvre en France ? L'art et l'artiste peuvent-il se dédouaner d'une responsabilité sur ces questions ? Ne devraient-ils pas plutôt concentrer leur focale plus particulièrement et « contemporainement » sur l'actualité des effets du colonialisme économique persistant en Afrique, qui ne dit pas son nom tout en se drapant dans les oripeaux de l'aide au développement, et qui plombe notamment la croissance de la zone CFA (Agbohou 1999) ? Par ailleurs, n'est-il pas choquant aux yeux de tous ceux qui n'ont pas accès à l'art pour cause d'élitisme et d'indigence de l'éducation artistique, de proposer au regard d'un public communautarisé, peu féru ni adepte des expositions d'art contemporain, des individus noirs dénudés pour certains, pouvant être perçus a priori comme des personnes avilies ou chosifiées ? Sait-on assez qu'au moins la plupart de ces derniers ont été stigmatisés

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ou racisés dans leur vie en France et acceptent le job parce qu'ils sont pauvres, voire en situation périlleuse de séjour ? Leur vie en sera-t-elle véritablement meilleure après l'exposition-performance, leur condition étant entérinée comme un dommage collatéral de l'histoire et de la géopolitique mondiale ? À « jouer » avec la culpabilisation du regardeur, Exhibit B eut-elle été plus complète, plus aboutie et plus tolérable pour un antiraciste noir, si Bailey s'était lui-même exposé dans un tableau vivant de la série Exhibit — par exemple en situation de geôlier afrikaan conditionné par l'apartheid —, ou si les performeurs étaient des Blancs peints en noir ? Cela lui aurait-il évité les accusations dont il est l'objet ? Peut-on croire en la quelconque efficacité d'une censure sociétale d'où qu'elle vienne, contre une œuvre relevant d'un art quand bien même sujet à caution, pour résoudre les problèmes de reconnaissance identitaire, de discrimination, d'intégration et de racisme ?

Exhibit B ou la violence symbolique à l'œuvre

61 La forme et les conditions de l'antiracisme de Brett Bailey ne sont-elles pas un privilège de Blanc50 dont il n'est pas permis que l'artiste sud-africain en soit dupe, étant donné précisément le sujet qu'il traite ? C'est sa « blanchité » (Kebabza 2006) et, de surcroît, l'identité afrikaan à laquelle on le renvoie qui le disqualifient de pratiquer l'antiracisme, du moins plus qu'elles ne le qualifient, aux yeux de militants de la minorité noire (et de Blancs qui les supportent !) En effet celles-ci ne permettent pas d'avoir subi ni de faire l'expérience de la discrimination et du racisme. Produire Exhibit B à Paris avec de l'argent public dans la posture de l'artiste, c'est par le biais de l'art s'attaquer à un tabou, ouvrir une boîte de Pandore où sont enfouis les épisodes certainement les plus sordides de l'histoire de la France et de l'Europe. Mais n'est-ce pas non moins agir selon la figure du Blanc promoteur de zoos humains, et commettre ainsi de la violence symbolique étatique à l'encontre d'une minorité racisée en France ? Un artiste allemand pourrait-il être financé par de l'argent public pour se permettre de dénoncer la période de l'occupation lors d'une installation — performance similaire à Paris, en enjoignant des performeurs français à composer treize tableaux vivants représentant la pire des horreurs commises par les nazis ? En France la blanchité, fait social et conséquence du racisme, est encore très peu étudiée et demeure impensée. Autant la « question noire »51 a fait couler beaucoup d'encre, autant la « question blanche » semble n'avoir même pas été posée. Pourtant, si l'on admet qu'il existe des « minorités visibles », pourquoi n'en fait-on pas de même à propos de la « majorité invisible », et de leur interdépendance dans le rapport de domination ? Se pose-t-on la question de savoir en quoi le fait qu'une personne soit discriminée, ou plus discriminée qu'une autre, ou encore plus susceptible de l'être, procure-t-il des avantages à une personne blanche dans la vie sociale ? Ce questionnement exige l'acceptation de se confronter au miroir culpabilisateur de ceux qui perçoivent les bénéfices d'une domination, même quand ils n'en sont pas instigateurs. C'est lutter contre un aveuglement dû à la puissance du privilège, pour la prise de conscience d'une réalité de bon sens qui se traduit dans une équation logique simple : s'il y a un dominé, alors il y a un dominant, qui le domine, et quand il y a discrimination pour une part, il y a profit pour l'autre part. Tout le monde est donc partie prenante dans ces relations de domination. Alors persister à en éluder la réalité en tant que dominant, c'est contribuer à maintenir une situation en consentant à assurer son privilège. La majorité des Français sont des Blancs qui s'ignorent : la plupart d'entre eux ne se perçoivent pas

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comme tels. Pourtant les Noirs les voient bien comme des « Blancs », des non-Noirs (quand les racisés réduits à l'identité maghrébine les assimilent eux, à des « Français »). En outre, très peu ont à l'esprit le paradoxe tel que les Blancs dominent le monde politiquement, culturellement et surtout économiquement, mais sont pourtant largement minoritaires à l'échelle de l'humanité tout entière, à l'image de la réalité de l'Afrique du Sud encore aujourd'hui. Quand aujourd'hui encore (trop) peu d'artistes issus des minorités sont en mesure d'accéder aux mêmes moyens d'expression que ceux provenant de la majorité dominante, c'est accorder encore et toujours la légitimité et la compétence à celui qui en est déjà pourvu seulement parce qu'il est, dans un rapport de domination, le dominant, — même dans la lutte contre cette domination ! —, et confiner le dominé encore et toujours a priori dans un simple rôle de témoin ou de victime passifs. B. Bailey est-il si peu conscient du rapport de domination des Blancs sur les Noirs qu'il n'aurait pas su renoncer au privilège de celui qui se bat contre une discrimination pour en tirer un bénéfice moral en faisant preuve d'un altruisme désintéressé aux dépens de ses congénères blancs aveugles ?

62 On aura relevé tout un pan de la critique initié avec des arguments fondés sur des prémisses racialistes, émanant en outre de censeurs n'ayant pas fait l'expérience in situ de l'œuvre. La contestation très parisienne et médiatiquement orchestrée dans le sillage des précédents britanniques, apparaît comme le repli communautaire d'une identité fondée sur la couleur de peau noire. Lorsque celle-ci, blanche cette fois, et l'identité afrikaan de l'artiste sont stigmatisées pour en disqualifier l'œuvre, c'est la même pratique à l'inverse (Fanon 1952) de ce qui est dénoncé et qui se retourne contre ses auteurs : du racisme. À l'insu de ses pratiquants, elle fait le jeu des tenants de la stigmatisation et de la xénophobie, par un procédé d'exclusion de l'art pour ce qui n'a jamais été son dessein. S'il suscite une réaction aussi vive et insupportable au point que d'aucuns en réclament l'occultation, c'est qu'il faut en chercher l'origine et les causes au tréfonds de l'impensé. Le mouvement de contestation cristallise toutes les frustrations de victimes actuelles de l'ostracisme et du racisme, en faisant de l'œuvre d'art Exhibit B et de son auteur un bouc émissaire. Or, c'est se tromper à coup sûr de cible et de coupable. Car on l'a vu, cette œuvre remplit sa fonction selon sa vocation artistique et, à sa manière certes, d'abord pour les Blancs. Même si elle sert aussi de « révélateur » d'une situation intenable, elle ne peut être tenue pour complice ni responsable intentionnels de l'état de l'art et du rapport de domination des Blancs sur les Noirs aujourd'hui en France. 63 Ce qu'on peut retenir in fine de l'expérience d'Exhibit B, c'est au moins son efficacité auprès des performeurs qui ressortent plus solides d'avoir vu dans le regard des visiteurs, gêne, honte, effroi et même sanglots, fragilité en somme, ce qui n'arrive jamais dans la vie courante. C'est aussi le pouvoir informatif et interrogateur des consciences de tous ceux qui sont dans l'ignorance des modalités les plus honteuses de ce passé si peu glorieux de l'esclavage, de la colonisation, et du racisme contemporain persistant à l'égard de l'Autre. La prise de conscience historique réalise une véritable catharsis, une libération de notre inconscient sociologique un peu analogue à celle que, sur le plan psychologique, cherche à obtenir la psychanalyse (Marrou 1954 : 273.) Quelle que soit l'image qu'il pouvait avoir du négro-africain avant d'avoir vu Exhibit B, il est absolument certain que le visiteur ne pourra jamais oublier ce que l'apartheid, le colonialisme doublé de racisme, l'esclavagisme historique et moderne ont produit, ni le traitement actuel réservé aux clandestins sur le Vieux continent, tels « le poison instillé

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dans les veines de l'Europe » selon Aimé Césaire (1955 : 11). À l'instar d'Aristote qui assignait à la création poétique, spécialement à la tragédie, la tâche de provoquer non seulement la pitié mais aussi la crainte et la terreur, au point de déclencher une catharsis chez le spectateur à même de le purger et de le libérer de ses passions, B. Bailey use de son dispositif performatif tragique pour arriver aux mêmes fins. 64 Exhibit signifie à la fois pièces à conviction et exposition. C'est précisément cette ambivalence sémantique qui traduit le procédé artistique que Brett Bailey met en œuvre pour montrer et dénoncer aujourd'hui aux yeux des citoyens des anciennes puissances esclavagistes et coloniales européennes, et plus particulièrement des Blancs, non seulement la barbarie d'une époque révolue, mais aussi le racisme, la discrimination et la condition inhumaine des immigrés clandestins contemporains. Au- delà d'une esthétique formelle visuelle alimentée par le dispositif des tableaux vivants, celle piégeuse d'Exhibit B consiste surtout à déclencher l'effet ravageur de nature psychique produit par une expérience individuelle désagréable à l'extrême et sous la contrainte. Contre vents et marées, Exhibit B fait aujourd'hui œuvre moins d'art que de salut public, avant même d'être consacrée ou fustigée52 par la critique patentée et le(s) monde(s) de l'art, en dévoilant avec force une amnésie d'État préméditée. Elle exerce son office à point nommé en France, au moment où la démocratie est en crise, dissociée qu'elle est de la mémoire, enferrée dans un universalisme exclusif. Il faut peut-être accepter d'en passer par l'extrême violence visuelle et symbolique d'Exhibit B, particulièrement au pays de la Françafrique où l'histoire esclavagiste et coloniale est complètement passée sous silence, refoulée dans l'arrière-boutique des droits de l'homme dont on ne fait plus qu'une vitrine. Exhibit B révèle brutalement la schizophrénie d'un civilisateur à la fois chantre d'un humanisme universel et capable de la pire ignominie. L'œuvre veut attirer l'attention autant sur une histoire enfouie et refoulée, peinant encore à habiter les livres scolaires, que sur les situations africaines actuelles où demeure la domination à peine voilée de puissances occidentales augmentées de pays émergents, pour un pillage de ressources à huis clos. Exhibit B est une opportunité pour faire émerger une histoire passée ainsi qu'une situation et des conditions actuelles trop ignorées. Ne serait-ce que pour informer ses visiteurs et contribuer à la déconstruction progressive de stéréotypes, en dépit d'une cécité sociétale récurrente par la force du « privilège blanc ». Or combien sont aujourd'hui capables d'en réaliser et mesurer la teneur ? Car il reste à définir cette catégorie « blanc-he » comme le concept corollaire de « blanchité ». Celui-ci ne devant être manié que comme construction historique et sociale provisoire en regard du processus français d'assimilation, ne visant à produire que des citoyens. 65 Non loin de la place des Corps-Saints, au sous-sol de l'école d'art déménagée depuis, l'artiste Philippe Ducros dénonçait lui aussi les affres autant humains qu'écologiques de cet impérialisme, avec un carnet « iconotextuel » de Voyage en Cauchemardie au-delà de la porte du non-retour 53. Avec une série numérotée de photographies audio-commentées par sa voix à l'oreille de chaque visiteur, il convie à un autre chemin de croix africain pour conjurer « l'ignorance des puissants » (de Tocqueville 1999 : 71) dans une nouvelle forme artistique hybride, intermédiale. 66 École supérieure d'Art, Avignon.

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NOTES

∗. Cette réflexion doit son aboutissement pour beaucoup à l'enseignement, l'amitié et l'encouragement de Jean-Pierre Cometti, maître et ami aussi généreux que précieux. 1. Exhibit A, B, et C., voir , . 2. Présentée au Festival d'Avignon, du 12 au 23 juillet 2013 et plus tard, ailleurs. Séance toutes les 20 minutes de 11 h 30 à 12 h 30 puis de 14 h à 15 h, tarifs 14 et 17 €, . 3. B. Bailey déclare avoir commencé son travail après la lecture de B. LINDFORS (1999). Voir à ce sujet le dossier de presse du Festival d'Avignon, 2013, p. 53. 4. Jusqu'aux années 2000, on trouvait encore des lieux d'exhibition, par exemple près de Nantes avec le « Village Bamboula » sponsorisé par un fabricant de biscuits au chocolat. Dans ce « village africain authentique », une vingtaine d'Ivoiriens, payés au tarif d'Abidjan, dansaient en tenues traditionnelles au milieu d'animaux africains. 5. Héritée de l'École de Francfort. 6. C'est l'idée que l'œuvre d'art possèderait une universalité qui pourrait unifier un corps social et politique. 7. « La restauration constitue le moment méthodologique de la reconnaissance de l'œuvre d'art dans sa consistance physique et sa double polarité esthétique et historique en vue de sa transmission au futur. » 8. Ce protocole d'accès a été conçu par l'artiste « afin de séparer les couples, les groupes d'amis, et de contraindre ainsi chaque visiteur à une concentration silencieuse et une expérience individuelle » (déclaration de B. Bailey au cours de sa rencontre avec le public, le 18 juillet au Foyer du spectateur, dans la cour de l'ancienne école d'art). 9. Aujourd'hui désaffectée, elle sert d'espace ponctuel d'expositions et son cloître accueille aussi des sans-abris. 10. Il s'agit de quatre chanteurs professionnels namibiens, les seuls permanents du spectacle. 11. Groupe ethnique du sud-ouest africain allemand (aujourd'hui Namibie). 12. L'« anthropologue » allemand Eugen Fischer mena des expériences médicales dans les camps de concentration allemands. Environ 3 000 crânes furent envoyés en Allemagne pour études. En octobre 2011 et après trois ans de négociation, les premiers crânes furent restitués pour être enterrés (ERICHSEN & OLUSOGA 1999 : 225). 13. Rebaptisée Sarah ou Saartjie (« petite Sarah » en hollandais).

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14. Groupe ethnique voisin des Bochimans parlant le khoisan, dont des claquements de langue caractéristiques, perçus comme un bégaiement, sont à l'origine de l'attribution du sobriquet hottentot par les Afrikaners. 15. Hypertrophie des hanches et des fesses (stéatopygie) accompagnée de l'hypertrophie protubérante des petites lèvres vulvaires (macronymphie). 16. Loi no 2002-323 du 6 mars 2002 relative à la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman à l'Afrique du Sud. 17. La composition d' Exhibit B a été pensée pour sa présentation en Belgique et enFrance. 18. Luderitz, Swakopmund et Windhoek. 19. Le massacre des Hereros et des Namas est aujourd'hui considéré comme le premier génocide du XXe siècle (GEWALD 2004). 20. Ces identités peuvent être fictionnelles ou réelles, au choix des performeurs. 21. L'ironie de l'histoire nous révèle qu'un certain James Anthony Bailey, héritier du cirque Hachaliah Bailey, s'est associé avec le resté célèbre Phinéas Taylor Barnum pour fonder le Barnum-Bailey Circus en 1881, fameux pour son greatest show on earth... 22. Mot anglais tiré du moyen latin pagina, au sens de scène ou extrait de pièce. Se dit d'un spectacle formé de tableaux réunis par un lien dramatique et destiné aux fêtes populaires (BORDMAN 1987 : 20). 23. Exhibit B présentée à Bruxelles, comptait aussi douze stations. Ce n'est qu'à la fin du XVIe siècle que le chemin de croix à quatorze stations va s'imposer peu à peu dans les couvents franciscains, et avec l'appui des papes, se répandre dans les églises monastiques et paroissiales. 24. B. Bailey est présent en permanence sur le lieu d'Exhibit B, soutenant physiquement et moralement, tel un véritable coach, « ses » interprètes lors de leurs pauses et tout au long des sessions de visite (à Avignon, dix de 20 minutes environ chacune, cinq le matin, cinq l'après-midi). 25. Selon la théologie thomiste, la contrition est « une douleur voulue de nos péchés jointe à la résolution de nous confesser et de donner satisfaction », qui sous-entend « une double douleur, une douleur de raison qui est la détestation du péché qu'on a commis, et une douleur de sensibilité qui est la conséquence de la première » (Saint Thomas d'Aquin 1266-1273, Somme Théologique, supplément, qu. 1., art. 1). 26. Dans l'Église catholique, la pénitence appartient au sacrement qui a pour objet le pardon des péchés : c'est le sacrement de pénitence et de réconciliation (dit communément confession) qui comprend également la contrition et la confession des péchés. La pratique du chemin de croix est liée à l'indulgence selon les conditions normalement établies par l'Église. 27. . On notera au passage les jeux de mots avec still life (nature morte) et entre death (mort) et deaf (sourd). 28. Voir C. BUIGNET & A. RYKNER (2012 : 14) et l'exposition Dans l'atelier du photographe-La photographie mise en scène (1839-2006), 9 novembre 2012 au 10 février 2013, . 29. Voir .

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30. Interview de John Cage par Marcel Alocco, trad. par Ben Vautier et Marcel Alocco, « L'événement Happening », Identités, 1966, pp. 13-14. 31. Brett Bailey a sélectionné ses « performeurs » en organisant un casting dans chacune des huit villes où il a produit Exhibit A puis Exhibit B. Seuls les chanteurs ont participé à toutes les réitérations. 32. Le public à Avignon fut majoritairement composé de Blancs. Cependant, le bouche à oreille contribua certainement à attirer plus de Noirs, dont beaucoup de proches des performeurs, vers la fin de la période de production d'Exhibit B (Observations effectuées par une performeuse pendant la période de production d'Exhibit B, après questionnement auprès de ses collègues en ce sens). 33. À cause de confusions dues aux problèmes de traduction entre le français et l'anglais (art-performance correspond à live-art et art vivant à performance), mais surtout de par sa nature originellement transgressive des catégorisations disciplinaires. 34. S.E. pour Stéphane Etienne, alors présentateur sur FR3. 35. Coproduction : L.A.C. de Sigean/Galerie Chantiers Boîte Noire, 25/02-25/04 2009, chapelle des Pénitents bleus, Narbonne (France). 36. La plupart des performeurs interrogés en juillet 2013 à ce sujet ont confirmé l'efficacité de leur expérience (témoignages de Nathalie, Joséphine, Mamadou, Diyé, Kévin, Constant, Adama, Thomas, Marie-Claude, Pierre, Aretha, Raby/Anta.) 37. L'installation persiste à relever du régime de production d'un objet artistique, contrairement à la performance. 38. A. M'Bembe, « Comment penser le nouveau désordre mondial ? », conférence-débat sur la question tenue à Avignon dans le cadre du Théâtre des idées, Festival d'Avignon, 18 juillet 2013. 39. Là encore le substantif Exhibit est utilisé selon une double acception : pièce à conviction et présentation publique, exposition. 40. Au tournant des années 1980-1990, où l'Afrique du Sud est notamment influencée par la contre-culture nord-américaine des années 1960, Brett Bailey, tel un anthropologue fasciné par le rituel et la transe, part dans un petit village de l'est du pays étudier les secrets et les cérémonies d'un chamane guérisseur, Sangoma. Il a également voyagé en Inde et à Bali avec la même curiosité. 41. Posée à B. Bailey lors de sa rencontre avec le public, le 18 juillet 2013 au Foyer du spectateur dans la cour de l'ancienne école d'art. 42. Voir . 43. Paranoia is Heightened awareness as Joan of Arc de J. Colette, window, 1978, . 44. Des organisateurs de voyages irresponsables emmènent des touristes photographier des populations isolées dans l'Amazonie péruvienne, menacées de disparition, voir l'article de D. Hill, « Human safaris' pose threat to uncontacted Amazon tribe », The Guardian, 25 February 2012, ; « Pérou. Le scandale des “safaris humains” gagne l'Amazonie », Courrier international, 2 mars 2012,

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www.courrierinternational.com/article/2012/03/02/le-scandale-des-safaris-humains- gagne-l-amazonie>. 45. En France, Gérard Genette, Jean-Pierre Cometti, etc. 46. Dans cet ouvrage, l'auteur entrevoit notamment la reconsidération des œuvres d'art en tant qu'« événements ». 47. Présentation dans le cadre de la semaine thématique organisée par le Théâtre- Auditorium de Poitiers en coréalisation avec le Musée Sainte-Croix du 14 au 16 novembre 2014. 48. Au Théâtre Gérard Philippe et au 104, à Paris, en novembre et décembre 2014. 49. Sous la pression de manifestations militantes antiracistes et d'articles véhéments dans la presse britannique, le Barbican Center de Londres a annulé l'exposition. 50. « Les Modernes, après avoir aboli l'esclavage, ont donc encore à détruire trois préjugés bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race, et enfin le préjugé du Blanc » (DE TOCQUEVILLE 1999 [1835] : 161). 51. La « question noire » est apparue au grand jour, en France, avec notamment la loi Taubira du 10 mai 2001 sur la reconnaissance de la traite et de l'esclavage, puis avec la création du CRAN (Conseil représentatif des associations noires) en novembre 2005. 52. Exhibit B fut l'objet d'une critique acerbe lors de sa production à Berlin, du 29 septembre au 3 octobre 2012, . 53. .

RÉSUMÉS

Cet article débute par une description de l'installation-performance Exhibit B de l'artiste sud- africain Brett Bailey, inspirée du phénomène des zoos humains et produite pour la première fois en juillet 2013 au Festival d'Avignon (France). Puis il relate l'expérience de cette œuvre selon la posture interdisciplinaire d'un conservateur-restaurateur de biens culturels, en re-connaissance de propriétés artistiques qui s'avèrent bouleverser les paradigmes artistiques tout en revêtant un intérêt didactique de premier plan. En effet, le processus intermédial mis en œuvre interroge les genre et intention artistiques exportés vers une Europe encore autiste de son passé colonial le plus effroyable, par un jeune metteur en scène d'origine afrikaans, aujourd'hui citoyen d'une nation arc-en-ciel post-apartheid. En outre, les procédés mobilisés par l'artiste redistribuent les rôles de l'auteur, de l'interprète et du spectateur/voyeur, au point de déclencher passions et controverses.

This paper begins with a description of the performance-installation Exhibit B by South African artist Brett Bailey, which was inspired by the phenomenon of human zoos and produced for the first time in July 2013 at the Avignon Theater Festival (France). Then it describes the experience of this work of art and its interdisciplinary role as a curator-conservator of cultural heritage. It re-explores the artistic properties that upset artistic paradigms while also being of prime didactic interest. Indeed, the intermedial process employed by the young artist of Afrikaans

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origin who now lives in a post-Apartheid rainbow nation questions the artistic genre and intention of a work of art exported to a Europe still blind to the worst horrors of its colonial past. The artist's approach redistributes the roles of author, performer and spectator/voyeur, to the point of triggering passion and controversy.

INDEX

Mots-clés : Afrique du Sud, Brett Bailey, art intermédial, colonialisme, conservation- restauration, controverse, critique, esclavage, installation-performance, tableau vivant, théâtre, zoo humain Keywords : South Africa, Brett Bailey, Exhibit B, Intermedial Art, Colonialism, Conservation, Controversy, Criticism, Slavery, Performance and Installation Art, Tableau Vivant, Theater, Human Zoo

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Revue noire : exploration des contours de l'art contemporain africain Revue Noire: Exploration of the Contours of Contemporary African Art

Lotte Arndt

1 Au cours de ces dernières années, de nombreux auteurs se sont engagés à critiquer le rôle central qui a été conféré jusqu'ici à l'année 19891, comme marqueur temporel de l'avènement de la globalisation de l'espace artistique (Kravagna 2013 : 112). D'un point de vue géopolitique, cette date marque le début de la fin de la Guerre froide. Dans le domaine de l'art, elle réfère à l'exposition Magiciens de la terre organisée par Jean- Hubert Martin à Beaubourg pendant les festivités du bicentenaire de la Révolution française (Steeds 2012). Toutefois la crispation sur cette date obscurcit les multiples histoires, courants, et pratiques artistiques des modernités enchevêtrées du XX e siècle (Mercer 2005), en faveur d'un recentrement sur les événements européens. Aussi juste que soit cette critique, il faut toutefois constater que les reconfigurations géopolitiques des années 1990 ne sont pas restées sans effets sur la sphère de la culture permettant l'éclairage sur des scènes artistiques jusqu'alors peu considérées. La revendication du champ culturel, comme celui de la réinvention fondamentale des sociétés, perd considérablement du terrain. Proportionnellement les stratégies misant sur la représentation d'une diversité culturelle et artistique, censée montrer une contemporanéité globale, unie et partagée, en gagne (Arndt à paraître a).

2 Dans le paysage des revues culturelles parisiennes dédiées à l'Afrique, les disparitions et les créations se multiplient à la fin de la Guerre froide. En 1989, Présence africaine, revue de référence implantée à Paris depuis 1947, cesse de paraître pour six ans. Deux ans plus tard, Peuples noirs, peuples africains ( PNPA), revue militante créée en 1978 par l'écrivain camerounais Mongo Beti, exilé à Paris pendant plus de trente ans, disparaît définitivement. C'est dans ce contexte qu'est créée Revue noire, revue d'art contemporain africain (1991-2002). Loin d'être fortuite, cette coïncidence participe à la reconfiguration du paysage médiatique et culturel relatif à l'Afrique. Mongo Beti (1988 :

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310)2 avait réagi amèrement à cette situation dans un des derniers numéros de PNPA, dans une lettre adressée au ministre de la Culture et de la Communication du Sénégal, suite à son invitation à la Biennale des arts et des lettres à Dakar en 1990 : « Je vous prie de bien vouloir considérer cette lettre comme un message de vigoureuse protestation venant d'un homme qui se sent en droit de penser que vous vous êtes livré envers sa personne à une tentative de manipulation en m'invitant à la Biennale de Dakar 1990 dans des circonstances qui me laissent croire qu'il s'agit d'une manifestation de simple francophonie, c'est-à-dire d'un rite bien connu du chauvinisme français à l'égard duquel je n'ai pas cessé de dire mon hostilité. » 3

4 Le commentaire du redouté polémiste marque l'écart profond qui sépare les structures et les publications culturelles créées au début des années 1990 de la revue militante de l'écrivain camerounais, éditée pendant la décennie précédente. Le champ, qui est en train de se construire, accorde une attention nouvelle à la présentation des arts et des cultures d'Afrique dans la perspective de leur « co-temporalité » (Fabian 1983). L'intense débat autour de la notion de « l'artiste tout court », c'est-à-dire récusant le label « africain » en est l'expression (Diop 2001 ; Pivin 2010). Il s'agit de sortir d'une conception essentialisante d'une catégorie d'artistes classés à part et de leur permettre de participer de manière équitable à l'ouverture des structures et des événements artistiques mondiaux. Dans ce processus, le fonctionnement général d'une partie des institutions de l'art contemporain n'est cependant pas mis en cause : repérage, consécration par les grandes institutions, marchandisation, reconnaissance... 5 La décennie voit en effet l'avènement de l'art contemporain africain comme un champ social3 de plein droit. Revue noire occupe pendant quelques années une place avant- gardiste qui lui confère, pour une courte période, un quasi-monopole sur la présentation et la promotion d'artistes d'Afrique et de la diaspora, alors que se poursuit l'avènement des structures artistiques mondialisées telles qu'elles ont été décrites par Charlotte Bydler (2004). Dans cet article4, je m'arrêterai sur le cas du numéro 12 de Revue noire, daté de mars 1994, basé sur l'exposition Rencontres africaines. Je m'intéresserai plus précisément à la reconduction de projections, d'essentialisations et de différenciations que la revue se proposait pourtant de dénoncer. Ce numéro se prête particulièrement à cette étude car l'imbrication entre les structures culturelles parisiennes et les conditions de visibilité des artistes en Afrique et dans la diaspora dans ses pages y deviennent très clairement visibles. Il permet de montrer de façon très précise le fonctionnement intercontinental de la revue, utilisant Paris pour la promotion d'une scène artistique contemporaine africaine façonnée selon ses idées.

Esquisse du parcours de la revue

6 Créée en 1991 à Paris par les architectes Jean-Loup Pivin, Pascal Martin Saint Léon, l'écrivain Simon Njami et l'éditeur Bruno Tilliette, Revue noire s'est rapidement imposée comme un acteur incontournable dans la promotion des scènes artistiques contemporaines d'Afrique. Elle est d'une apparence remarquable par son grand format, sa maquette luxueuse et la place prépondérante accordée aux illustrations en couleur5. Le noyau dur masculin du départ est rejoint par l'architecte sénégalaise N'Goné Fall en 1994. Épaulée par de nombreux collaborateurs et collaboratrices dans de multiples pays, l'équipe entreprend pendant une décennie un inventaire des artistes du continent

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africain et de ses diasporas. L'entreprise est à la fois typique de son époque et exceptionnelle dans sa portée. Typique, parce qu'elle participe à la mouvance, développée aussi bien par des expositions que des projets éditoriaux, consistant à rendre compte de la diversité des créations artistiques contemporaines en Afrique, afin de dépasser leur enfermement dans un passé traditionaliste et immuable (Vincent 2011). Exceptionnelle, parce que la revue dispose de moyens publics et privés considérables pour mener à bien ses prospections comme pour présenter les artistes dans ses pages ou décliner son projet en expositions et en édition. Cette position confortable lui permet une ampleur d'action que peu d'autres médias peuvent atteindre (Arndt à paraître b).

7 Les numéros de Revue noire documentent, à travers un large choix d'artistes, de lieux et de thèmes, la vitalité artistique du continent tandis que les éditeurs vont se former au fur et à mesure de leurs avancées. « C'est en travaillant sur Revue noire que j'ai découvert un continent que je ne connaissais pas », explique Simon Njami6. De fait, la revue procède en élargissant progressivement son périmètre. Les premiers dossiers présentent, sous forme de monographies, des artistes souvent installés dans des capitales européennes, comme Londres avec Sokari Douglas Camp (no 2) et Rotimi Fani- Kayode (no 3), Paris avec Ousmane Sow (no 1) et Bethé Sélassié (no 4) ou New York avec Ouattara (no 5). 8 Le principe de coupler une localisation géographique avec un ou une artiste est étendu à l'échelle d'un pays dès le numéro 4. Les numéros de Revue noire sont organisés par ville7, pays8 ou région9. L'intégralité de la collection est bilingue (anglais et français), certains dossiers trilingues avec l'introduction du portugais quand il s'agit de pays lusophones10. Ce mode de traitement éditorial, qui résulte de la possibilité pour les auteurs d'effectuer des repérages, produit des vues panoramiques des scènes artistiques d'un pays. Dans ces numéros, il s'agit de circonscrire les contours de la création d'une région déterminée, de présenter les artistes soit en dédiant des pages entières à leur travail, soit des portfolios succincts. Comme dans un guide touristique, les numéros sont parfois accompagnés d'informations sur le pays, d'une petite carte et d'indications comme le nombre d'habitants, la superficie ou encore les langues. 9 Vers la fin des années 1990, le matériel accumulé permet des approches thématiques de plus en plus fréquentes. Revue noire sort ainsi des numéros sur la danse (n o 14), la cuisine (no 23), la mode (n o 27), l'urbanité (n o 31)... La revue cesse de paraître après douze années et sa dernière livraison est un numéro monographique, s'apparentant davantage à un livre d'artiste, dédié au jeune Malgache Joël Andrianomearisoa (no 35). La carrière de ce dernier est, par ailleurs, toujours étroitement liée à la structure parisienne, puisqu'il demeure aujourd'hui l'un des artistes fortement promu par la Maison Revue noire, structure qui a hérité du projet de la revue. Les directeurs y exposent désormais leurs artistes de prédilection, artistes qu'ils avaient déjà présentés dans les pages de Revue noire (Abdoulaye Konaté, Joël Andrianomearisoa, Pume, Pascale Marthine Tayou...) et qu'ils rassemblent sous le toit de la Maison Revue noire. 10 Le travail de promotion effectué par la revue dépasse très largement la simple publication du trimestriel, bien que celui-ci constitue le fondement des autres activités des éditeurs. La constitution d'anthologies résume les trouvailles de l'équipe et établit un nouveau statu quo de pratiques artistiques, notamment dans le domaine de la photographie en rassemblant une vaste documentation inédite (Saint Léon et al. 1998).

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11 En s'appuyant sur ses réseaux influents tissés parmi les élites politiques et culturelles en Afrique et en France, Revue noire initie ou participe à de nombreux projets d'artistes qu'elle a défendus. De fait, de hauts fonctionnaires, directeurs d'institutions ou acteurs culturels de renom, français comme africains, figurent parmi les auteurs, les collaborateurs, les contacts et les bailleurs de la revue. Les activités professionnelles des éditeurs les rapprochent de ces contacts qui forment le cercle de la revue11. Ainsi, lors de la première édition des Rencontres photographiques de Bamako en 1994, on retrouve un bon nombre des photographes que Revue noire a présentés dans son exposition au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris en 1992, la première jamais conçue sur le sujet. Des collaborations avec l'Institut du monde arabe à Paris, la Fondation Afrique en créations12 et les connaissances nouées — avec des responsables culturels, des fonctionnaires diplomatiques et des artistes lorsque Jean-Loup Pivin œuvrait comme architecte au Mali — aboutissent à l'exposition Rencontres africaines en 1994. Elle sera suivie quatre ans plus tard par L'Afrique par elle-même à la Maison européenne de la photographie à Paris, exposition qui voyagera à Sao Paolo, à Washington, à Cape Town, à Bamako et à Tervuren (Belgique). Grâce à ses réseaux et à ses moyens considérables, Revue noire parvient à s'immiscer dans les institutions parisiennes afin d'y promouvoir son programme artistique. 12 Vers la fin de sa parution, la revue joue un rôle de tribune permettant d'acquérir une visibilité internationale. Sa notoriété est telle que les artistes commencent à se comporter en conséquence. Il devient, selon les dires des éditeurs, de plus en plus difficile de visiter un atelier dans son état normal. Simon Njami se souvient que « les gens préparaient notre visite. On trouvait de véritables expositions sur place »13. Les artistes ne se laissent plus « découvrir » mais commencent à défendre activement leurs intérêts et à mettre en scène leur travail. Ce positionnement face aux commissaires- éditeurs parisiens, véritables « explorateurs postcoloniaux », selon l'expression de Gerardo Mosquera (cité dans Kasfir 2000 : 135), déçoit l'équipe de Revue noire qui constate l'utilisation stratégique de leur publication par les artistes. 13 La fin de l'ère Revue noire se fait aussi sentir avec les transformations du monde artistique. La conjonction de l'arrivée de nouvelles structures (notamment en Afrique), la multiplication des acteurs et des biennales partout dans le monde qui apportent une forte visibilité à des artistes au-delà des anciens centres du Nord global, met un terme à la place incontournable de la revue (Vincent 2008 ; Belting et al. 2013 ; Orlando & Grenier 2013).

Voyages d'exploration depuis Paris

14 Il n'est pas anodin que ce soit une revue parisienne qui joue un rôle moteur dans la construction du champ de l'art contemporain africain, son invention — dans le sens développé par Mudimbe (1988) — à travers des inventaires d'artistes. Sa localisation, désignée en entretien par S. Njami comme « un accident nécessaire », attire l'attention sur le positionnement de la revue par rapport aux avant-gardes du XX e siècle et de leur appropriation insoucieuse de l'art africain (Archer-Straw 2000). Il s'avère judicieux de s'interroger sur l'imbrication de Revue noire dans les structures de la coopération culturelle française, notamment avec la publication de la lettre d'info d'Afrique en créations dans ses pages (Bourdié 2013). Il est tout aussi important d'interroger l'héritage conceptuel de l'universalisme français, idéologie qui a fourni autant les

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arguments pour la colonisation que pour sa critique et qui n'a, à l'heure actuelle, pas perdu de sa vigueur en France (Vergès 2010 ; Cervulle 2014 ; Feldman 2014). Dans quelle mesure l'exotisme et une relation transatlantique héritière de l'histoire impériale se retrouvent-ils dans les conceptions et les démarches de la revue ?

15 Cette question se pose d'autant plus que les références historiques au début du XX e siècle abondent dans la démarche souvent antithétique de Revue noire. Déjà son titre est volontairement polysémique, jouant avec un signifiant racial pour le récuser immédiatement. Il est une référence explicite à La Revue du monde noir que les sœurs Paulette et Jane Nardal éditèrent entre 1931 et 1932 à Paris. Cette revue, inspirée par les idées de la Harlem renaissance, a été portée principalement par des intellectuels antillais davantage engagés dans une identification diasporique et dans une valorisation culturelle de l'Afrique que dans une contestation politique du colonialisme14. Mais Revue noire pourrait également se lire comme un clin d'œil à ce genre hautement ambigu des revues musicales qui ont connu une période d'effervescence pendant l'Entre-deux-guerres à Paris15. En outre, on peut y lire une référence antithétique à la Revue blanche, une revue d'art d'avant-garde, éditée à la fin du XIX e siècle entre Paris et Bruxelles. Pendant les douze années de son existence, cette revue ressemble à une forme de who's who de la vie intellectuelle et artistique francophone de gauche française et belge. Si la Revue blanche s'investissait pleinement dans la réflexivité et le discours critique, Revue noire lui oppose la « forme pure » et l'émotion. Avec l'artiste et théoricienne de l'art Hito Steyerl (2005), on peut s'interroger sur cette juxtaposition de métaphores de couleurs associées à des régimes discursifs (raison et émotion) opposés. L'usage de la référence au noir et blanc semble rejouer un ordre classificatoire hérité de la philosophie des Lumières. 16 De fait, Revue noire récuse délibérément toute démarche scientifique. Au contraire, Jean-Loup Pivin souligne dans un entretien que les membres de l'équipe ne travaillent pas comme des chercheurs mais comme des « amoureux de l'art » qui regroupent leurs trouvailles en « bouquets »16. Procédant de manière volontairement subjective, la revue promeut des expressions individuelles et se concentre, à partir de la sensibilité personnelle des éditeurs, sur les formes artistiques en les isolant de leur contexte de production et de réception. Dès le premier éditorial, le ton est donné. La revue serait « un acte d'amour irréfléchi [...] à déguster sur une terrasse ombragée comme un verre de gingembre », pour partager « une vague d'émotions qui ramène des rivages de l'Afrique, mais aussi des terres noires de New York, de Londres, de Kingston ou de Paris des traces, des formes et des mouvements à la puissance évidente [...] qui montre que la beauté est notre vie et que nous en avons la même soif » (anonyme 1991 : 1). 17 Des propos qui se distinguent peu de ceux de Jean-Hubert Martin qui déclarait lors des Magiciens de la terre que les « critères visuels » seraient le fondement de la réception d'une œuvre (Araeen 2013 : 240). Cette proximité pourrait paraître surprenante connaissant la distanciation résolue que les éditeurs de Revue noire entendent entretenir avec cette exposition. De fait, si d'autres revues actives dans le même champ, comme la londonienne Third Text, fondée en 1987, ou Nka, créée aux États-Unis en 1994, avaient opté pour un accompagnement conceptuel et théorique de la présentation des œuvres artistiques, Revue noire se concentre sur des textes à caractère littéraire (Vincent 2011 : 46). Faisant l'économie d'une discussion critique, la revue adopte une stratégie de valorisation et d'accentuation des qualités esthétiques des œuvres, présentées en pleine page, sur du papier glacé, avec des éclairages soignés. Or

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c'est justement cette base émotive qui provoquerait un rapport immédiat à l'art et qui se baserait sur « l'universalité des formes », principe emprunté à André Malraux (1952) et à Michel Leiris (1991) — dont Simon Njami (1991) revendique la filiation dès le premier numéro — reposant sur le fait d'isoler un travail artistique de son contexte17. 18 L'idée de la validité universelle d'un sentiment esthétique tend à occulter les difficiles négociations entre des pratiques appartenant à des régimes sémiotiques différents, historiquement et socialement conditionnés, mais souvent concomitants (Mudimbe 1996 ; Kasfir 2000). L'imposition d'une catégorie décontextualisée de « l'art contemporain africain » favorise, en revanche, la déconnexion des pratiques artistiques de leur contexte local comme global. C'est dans leur présentation isolée, au gré des associations et des trouvailles, que peuvent s'inscrire les projections et les désirs des éditeurs (Mercer 2011). Ces projections se retrouvent dans le choix et dans la mise en scène des œuvres montrées. Ainsi, du premier au dernier numéro de la revue, des mises en page de photographies de corps masculins hautement érotisés abondent. Piochant dans le registre de la poésie, les brefs textes d'introduction des œuvres montrent les interprétations projectives des éditeurs. On y trouve des naturalisations idéalisées des habitants de la zone sahélienne, dont la force est célébrée en insistant sur leur corps vigoureux, la fertilité et la vitalité (Pivin 1995 : 1), le recours à l'Afrique comme refuge paradisiaque où l'Européen, las de sa vie parisienne, peut s'abriter pour y trouver une vie sans nécessités et sans obligations (Tilliette 1995 : 55), l'Afrique comme décor des mystères et des effrois, de la mort et des transgressions de la raison (Pivin 1994b : 1), mais aussi la quête identitaire d'un auteur engagé dans une relation diasporique (Njami 1994 : 2). La mise en scène d'un pays à travers le regard d'un voyageur est particulièrement frappante, comme dans le numéro daté de 1998 consacré au Nigeria (no 30), coordonné par Patrice Monfort, dans lequel les nombreuses photos prises depuis un véhicule en marche et les textes littéraires cadrent la présentation. Le journaliste français laisse défiler le paysage au gré de son point de vue de voyageur. Son regard projectif court le risque de reconduire des imaginaires collectifs datant de l'époque impériale en Europe, d'autant plus librement que, comme tout voyageur, il n'est pas attaché à ces lieux : il est de passage. Dans ce regard, porté tout au long de la parution de Revue noire, on retrouve des tropes, hérités de l'imaginaire colonial18.

Les échos hégéliens dans Revue noire

19 Pour approfondir cette étude du cadrage des numéros, je propose d'étudier le numéro que Revue noire a conçu en 1994 au moment de l'exposition Rencontres africaines. Ce numéro 12, intitulé « Les Créations en Afrique méditerranéenne et en Afrique noire » aborde la question de la division du continent africain en une Afrique subsaharienne et une Afrique du Nord19. Le volume est conçu à partir de cette exposition, organisée par l'Institut du monde arabe et Afrique en créations, et qui s'est tenue du 6 avril au 28 août 1994 à Paris. Cet événement, à forte connotation diplomatique, était censé promouvoir les dialogues interafricains et multiplier les échanges entre le Maghreb et l'Afrique subsaharienne.

20 Je m'intéresse ici à ce qui paraît — a priori — comme une contradiction. La ligne éditoriale de Revue noire entend se défaire des perspectives ethnographiques sur les arts d'Afrique, considérées comme coloniales et essentialistes (Njami 1992 : 5). Affirmer la « co-temporalité » (Fabian 1983), c'est s'opposer au classement de l'Afrique hors du

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temps pour la placer dans un présent global partagé. Néanmoins, une étude plus poussée montre que la revue fait resurgir toute une gamme de conceptions distinctives dans ses numéros et ses expositions, allant d'attributions culturalistes à des essentialismes « racialisants »20 (Arndt 2013). Mais surtout, on y trouve de manière récurrente une mise en scène des œuvres par les éditeurs, qui induit de nombreuses projections. Dans le cas du numéro examiné, ces derniers font ainsi amplement usage de la division du continent par le Sahara, qui renvoie à des conceptions hégéliennes. L'Afrique est scindée en deux parties, présentées comme étant culturellement différentes et profondément distinctes. Les « racialisations » des espaces culturalisés ne manquent pas. Dans un entretien Pascal Martin Saint Léon me déclarait : « Pour l'Afrique méditerranéenne, je trouve que les problématiques sont totalement différentes. Ça tourne beaucoup plus autour de la Méditerranée, d'un certain monde arabe qui n'est pas si présent que ça dans l'Afrique noire ou subsaharienne. [...] Il y a une vraie différence entre l'Africain noir-noir, et l'Africain noir, et l'Africain noir-blanc [...]. Ce n'est pas le même monde, tout comme l'Afrique du Sud n'est pas le même monde que le reste de l'Afrique. Malgré cela, ces pays font partie du même continent »21. 21

22 Cette division culturalisée et racisée du continent remonte au XIX e siècle, aux expéditions napoléoniennes et à la philosophie hégélienne de l'histoire. Elle participe à ce fonctionnement qu'Edward Said (1994 : 54) avait décrit comme des « géographies imaginatives ». Dans la même logique que Pivin, le géographe canadien Derek Gregory (2004 : 8-10) distingue des stratégies qui produisent de la différence culturelle, tout en la transformant en distance irréductible, rendant ainsi la domination acceptable et légitime. 23 Il n'est, ici, pas question de déterminer la « bonne » ou la « mauvaise » représentation d'un paysage ou d'une région car, comme le souligne avec justesse Marie-Hélène Gutberlet (2011 : 44), l'image du Sahara comme espace de vie quotidien, de passage ou encore de géopolitique est en constante évolution. C'est pour cela que je propose d'interroger bien plus qu'une simple conception géographique du continent africain, mais cette image déformée qui fonde l'organisation actuelle du savoir sur l'Afrique. L'espace apparaissant comme une donnée fixe (mais surtout naturellement constituée) s'avère être à la fois construction idéologique et fabrique d'altérité (Al-Mahfedi 2011 : 6). 24 Bien que ses formes aient aujourd'hui considérablement changé, l'organisation territorialisée du savoir reste opérante. Elle se prolonge en aires culturelles22, dans l'organisation des départements universitaires ou des musées, aires qui ne sont que timidement remises en question par les approches de l'histoire croisée ou globale et les études postcoloniales. Susanne Gehrmann (2012 : 183) souligne la construction coloniale de cette division qui continue à produire des effets : « The division of Africa into an Oriental North Africa (that is nevertheless imagined as culturally closer to Europe) and an unknown, dark, so called BlackAfrica is a colonial construct, which continues to be reproduced in our academic system. Therefore, the Maghreb is usually not part of African studies, its literatures are split into Arabic and Romance studies according to the language choice of the authors. Consequently, this means that the multilingual, transcultural aspects of Maghrebian literatures are never fully taken into account. » 25

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26 Un constat similaire peut être fait au sujet des arts plastiques où la division de l'Afrique en deux parties restait en vigueur. Revue noire hérite clairement de cette division en soulignant le caractère exceptionnel de la prise en compte de l'Afrique méditerranéenne dans le cadre du numéro 12 et de l'avant-dernier numéro 33-34. Ce numéro dispose d'une couverture blanche, qui contraste avec les nombreuses couvertures noires de la revue. Ironiquement, la mise en scène d'un continent uni par les échanges entre les artistes reste fréquemment volontariste et confinée aux représentations. Elle se heurte aux réelles confrontations, séparations et hostilités ayant surgi au cours de l'histoire et qui demandent un long et patient travail pour en atténuer les stigmates (Luste Boulbina 2010). 27 De son côté, le philosophe Souleymane Bachir Diagne (2012 : 68) pose la question suivante : « Dans quelle mesure avons-nous adopté, quand nous essayons de penser l'identité africaine, un regard hégélien que nous poserions sur nous-mêmes, faisant du Sahara un mur entre des identités séparées ? » De fait les concepts qui renvoient à des séparations identitaires et racialisées contrastent avec les dynamiques de l'espace saharien, espace de traversées, de confrontations, de mises en relation : « The Sahara is not a border space between two essentially different Africas. On the contrary, just like the Mediterranean, it is a space of movement and cultural exchange. The fact that today the Sahara is also the transit zone for illegal migration from Africa to Europe is a bitter truth, just as well as the inner-African routes of slavery used to be in the past. On the other hand, the Medieval North African conquest of the Iberian Peninsula and the “reconquista” as well as French colonization of the Maghreb can also not count as peaceful cultural exchange » (Gehrmann 2012 : 183). 28

29 L'exposition Rencontres africaines a été conçue avec en arrière-plan ce terrain de savoirs contesté. Le principe du double commissariat a été retenu. Brahim Alaoui, directeur du département de l'art contemporain de l'Institut du monde arabe avait choisi l'artiste malien Abdoulaye Konaté pour sélectionner des artistes d'Afrique du Nord23, tandis que Jean-Hubert Martin, commissaire de l'exposition Magiciens de la terre et directeur du Musée national des arts d'Afrique et d'Océanie (1994-1999), choisit l'artiste marocain Farid Belkahia pour sélectionner des artistes d'Afrique subsaharienne. Selon Jean-Loup Pivin24, cette démarche participe d'une tentative de rupture avec l'omnipotence des commissaires parisiens et d'implication des artistes dans la conception des expositions. 30 Les approches des deux commissaires — dont les propres travaux sont intégrés à l'exposition— sont différentes. Dans les œuvres qu'il sélectionne, Farid Belkahia s'interroge principalement sur la modernité et son contenu euro-centriste. Les préoccupations d'Abdoulaye Konaté se portent vers des thèmes plus généraux, d'ordres existentiels et formels25. Dans un bref texte, il réfléchit également aux différences des conditions de travail dans lesquelles évoluent les artistes au nord et au sud du Sahara. 31 Dans le numéro, les artistes sont présentés sans que leur région géographique ne soit reprécisée. Leurs œuvres gardent ainsi leur autonomie. Toutefois le dispositif de l'exposition pose question. En effet, en partant du constat de la profonde scission de l'Afrique, les deux institutions parisiennes décident d'envoyer des artistes- commissaires, originaires du nord et du sud du Sahara, pour choisir des œuvres. Elles proposent une mise en scène croisée pour les Rencontres africaines, lesquelles demeurent néanmoins placées sous contrôle parisien. L'exposition est montée depuis Paris, lieu où se concentrent tous les rôles : initiateur, bailleur de fonds en mesure de surveiller tout

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le processus — de l'exposition à la parution du numéro de Revue noire — et de profiter des retombées. Ces « rencontres » sont orchestrées à partir du cadre parisien familier, peu susceptible de créer des imprévus26. 32 Le président de l'Institut du monde arabe Edgard Pisani (1994 : 2-3) ouvre le numéro avec un article intitulé « Culture nue », en référence au poème de Senghor (1945) « Femme noire, femme nue »27. Si dans ce texte la femme, métaphore de l'Afrique, est l'objet de l'interprétation du regard de l'homme, ce rapport n'a guère changé dans le numéro de Revue noire. Non seulement les quatre commissaires sont des hommes, mais le numéro ne contient aucune artiste femme. Les Rencontres africaines se trouvent être des rencontres masculines. Il faut toutefois prendre en compte les différents contextes historiques respectifs : la poésie nostalgique de Senghor célébrait par la métaphore de la femme nue l'Afrique encore colonisée. Le continent y était vénéré, sous forme réifiée et sexualisée, bien entendu dans le but de contrer sa dévalorisation coloniale. Or, rien ne persiste de ce rapport de résistance dans le texte d'E. Pisani. Au contraire, l'auteur réunit en quelques lignes toute une gamme de tropes culturalistes qui confortent la ligne de partage saharienne : « Le monde arabo-musulman est celui de la civilisation du livre. Le monde subsaharien est celui de la civilisation orale. Cette différence est un signe et un fondement. Parlons du continent noir. Il donne un sentiment de fragilité. Il est en train de passer de la civilisation orale à la civilisation de l'image sans être passé par l'écrit. J'ai peur que l'Afrique noire, dont la richesse est considérable, ne garde que très peu de traces de ses cultures. D'autant qu'elle n'est pas non plus une civilisation d'architecture. Elle est un fourmillement culturel menacé. [...] Si l'unité africaine n'est pas un héritage, même culturel, elle est un objectif souhaitable » (ibid. : 2-3). 33

34 L'opposition entre oralité et écriture, dont les termes sont respectivement assignés à l'Afrique subsaharienne et à l'Afrique « arabo-musulmane », sert ici de critère pour valider le cloisonnement de « civilisations » pensées comme des espaces hermétiques, déconnectés les uns des autres28. L'auteur se sert en outre d'une métaphore à forte connotation zoologique quand il parle d'un « fourmillement culturel menacé » qu'il s'agirait de protéger. 35 Si E. Pisani souhaite néanmoins l'unité africaine, elle n'est concevable pour lui que sur le fondement d'une absolue et nécessaire « authenticité » des deux « Afriques », considérées comme séparées. Le modèle sous-jacent présuppose des cultures fermées n'entrant en contact entre elles que tardivement : « Ce n'est que dans l'authenticité que réside le ferment de la coopération. L'Afrique peut être le théâtre des cultures africaines multiples et non un lieu de syncrétisme culturel qui deviendrait confusionnisme »29 (ibid. : 3). 36

37 Non seulement l'argument central consiste à valider le monopole que l'Afrique du Nord aurait sur l'écriture mais, en outre, l'auteur s'engage à sauver l'héritage culturel non écrit. Dans la foulée, il recourt au principe des étapes évolutionnistes conçues par Hegel. Les sociétés sont censées passer par certains stades (oralité, écriture, images numériques), faute de quoi elles seraient menacées de perdre leur héritage culturel. L'argumentation rejoint sans détour cette ethnologie du sauvetage du début de XX e siècle qui opposait aux dangers de l'acculturation la nécessité de conserver les cultures

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africaines, valorisées comme richesses et réifiées dans une pureté menacée par l'incorporation d'influences diverses30. 38 E. Pisani n'est pas le seul à véhiculer des conceptions d'espaces culturels clos. Dans sa brève introduction, Pascal Martin Saint Léon (1994 : 4) explique : « Si Revue Noire s'ouvre à l'Afrique du Nord et rend compte largement de l'exposition Rencontres Africaines de l'Institut du Monde arabe de Paris, c'est qu'elle avait rêvé depuis longtemps d'une confrontation entre l'Afrique de la Méditerranée et l'Afrique noire autour d'une exposition. » 39

40 Le salut du Maghreb « plus que jamais »31 est dans son orientation vers la Méditerranée. Pour Saint Léon (ibid.), le fait que des artistes s'appuient sur des références transsahariennes s'explique par la confusion résultant des basculements géopolitiques des années 1990 : « Restent les artistes de l'Afrique du Nord qui dans la confusion actuelle commencent à regarder à nouveau vers l'ensemble du continent. Certains artistes des pays du Sahel, surtout par le ciment de la religion musulmane, regardent eux aussi vers les pays du monde arabe, d'autres s'en détournent volontairement. Il devenait alors intéressant de provoquer une confrontation, qui artificiellement 32 allait refaire fonctionner les regards. » 41

42 Face à l'orientation vers la Méditerranée, considérée comme « naturelle », l'exposition crée artificiellement une confrontation avec l'Afrique subsaharienne, confortant de cette manière la division du continent. Ainsi, elle prolonge le geste colonial (conceptuellement et dans la démarche) et contribue à produire à son tour de la différence.

Les mises en pages des œuvres

43 C'est dans ce cadre qu'il faut lire le travail du photographe marocain Touhami Ennadre. La revue publie une série de ses clichés en noir et blanc pris en 1993 lors de cérémonies vaudou au Bénin. Une imposante présence visuelle lui est accordée dans le numéro. Les photographies occupent six pleines pages (Ennadre 1993 : 32-37). Elles sont très sombres, une lumière ponctuelle vient apporter un contraste sur les corps et les visages (fig. 1). Les images montrent des personnes en état de transe, des corps dans l'obscurité, couverts de sueur, secoués. La lumière éclate sur la peau, arrachant aux ténèbres, pour un instant, la personne possédée.

44 La perte de repères est le thème central de la série et se traduit également dans la démarche artistique. Ennadre cherche à approcher le plus possible son objet. Les images, en plan resserré, réduisent l'écart entre le regard du photographe et la personne photographiée. Le point de vue intimiste et incisif d'Ennadre sur ces corps renforce l'intensité de l'émotion transmise par la personne en transe. Le lecteur a l'impression d'y participer, d'être pris et absorbé par la scène. Sur l'un des clichés, la personne a les yeux tournés vers l'objectif, interpellant ainsi directement celui qui l'observe. Le regard photographique est intégré à la relation, il ne se cache pas dans une posture d'observateur non impliqué. « Être dans la peau de l'autre » est l'objectif de son travail, assure d'ailleurs Ennadre (1993 : 32).

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45 Cette quête de l'union se joue sur un corps noir, nu, sortant de l'obscurité. Une fois de plus on rejoint l'interrogation des surréalistes et ethnographes des années 1930 et 1940 qui, pour remettre en question l'idée du sujet rationnel et tempéré, se servaient de l'ethnologie. Passer par l'ethnologie dans les colonies leur permettait de trouver l'altérité qu'ils cherchaient chez eux — avant de la chercher en eux. Selon un procédé similaire, les photos d'Ennadre interrogent sur la potentialité du soi à être autre. Or, à la fois la transe et la transgression du soi qu'elle implique semblent rendre possible le devenir étranger à soi-même. À cette fin, « l'Autre » est mis en scène dans les photos par une série de marqueurs de l'Afrique « noire » comme altérité radicale. Les photographies jouent amplement des contrastes, opposant le noir qui domine les pages au blanc des yeux, des dents, des bijoux, aux éclats de la lumière sur la peau. Cumulant des attributs conradiens (la nuit, la nudité, la déraison dans la transe), la quête de la transgression identitaire poursuivie par le photographe oscille entre l'inaccessibilité de l'objet de son regard et la volonté de se fondre en lui, en créant la plus grande proximité possible.

Fig. 1. — Touhami Ennadre, « Voudou Benin », photographie

Revue noire, no 12 (1994 : 34-35) (cliché Lotte Arndt).

46 Au-delà des codes visuels que l'artiste choisit, l'affichage en pleine page des photos amplifie la charge exotique. La série de ces images sans marges se prolonge sur la quatrième de couverture du numéro. Le cadrage de photo qu'on y voit est centré sur le bas-ventre et le sexe d'une adepte vaudou. Illuminé dans l'obscurité ambiante, l'extrait du corps apparaît alors comme un objet détaché, ce qui permet de se l'approprier. La décision éditoriale de mettre cette image sur la quatrième de couverture, de se servir du sexe féminin dénudé pour accrocher le regard, semble particulièrement ignorer l'utilisation récurrente de corps noirs nus, surtout féminins, dans la photographie coloniale et pornographique (Hooks 1992 ; McClintock 1995 ; Taraud 2003). En effet, le nu non européen a signifié pendant longtemps un imaginaire de sauvagerie opposé à la représentation de la civilisation occidentale (Levine 2013 : 9). Les images des femmes

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colonisées jouaient abondamment sur la distinction entre d'un côté le corps habillé, respecté et hors de portée du regard masculin, et de l'autre la sexualité facilement accessible des femmes africaines (ibid. : 15). Photographier le sexe des colonisés, souvent sous couvert de mission scientifique, mettait leur corps à la disposition du regard des colons masculins qui pouvaient alors utiliser ces images à leur gré, aussi bien à des fins érotiques que théoriques de hiérarchisations raciales33.

47 Le commentaire de Jean-Loup Pivin dissipe les derniers doutes quant à l'interprétation. Il faut retenir qu'il se concentre sur l'artiste et non sur les images : « Touhami est noir, Touhami est blanc. L'Afrique est là dans le sang » (Pivin 1994a : 32). Il est notable qu'une telle aberration, faisant de l'Afrique une réalité biologique, une communion dans le sang partagé, puisse être valorisée dans une revue qui entend dissiper le regard exotisant sur les artistes du continent. 48 Les pages consacrées aux peintures de l'artiste marocain Mohamed Kacimi se placent dans le sommaire de la revue après celles dédiées à Touhami Ennadre. Dans mon analyse, en revanche, je vais aborder le travail photographique de Jellel Gasteli, artiste tunisien, qui occupe la seconde moitié de la revue. Les deux artistes, résidant à Paris, ont d'ailleurs déjà été rapprochés dans un texte critique d'Octavio Zaya (1999). Ce dernier propose une interprétation de leur travail à l'aune de leur condition diasporique. Elle se concentre sur le plan formel, sur l'usage de la lumière, et sur une conceptualisation de leurs pratiques liées à « une dialectique du soi et de l'autre » (ibid. : 298), résultant de leurs expériences d'une vie entre plusieurs repères géographiques et culturels. 49 Le travail de Jellel Gasteli est présenté en alternance avec des textes littéraires34. Le choix de sélectionner exclusivement des auteurs du Maghreb, majoritairement francophones35, renforce l'idée d'un continent africain coupé en deux parties — l'une axée autour de l'oralité et l'autre de l'écriture et celle d'un hégélianisme symbolique.

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Fig. 2. — Jellel Gasteli, « Série blanche », photographie

Revue noire, no 12 (1994 : 49) (cliché Lotte Arndt).

50 Diamétralement opposée au travail d'Ennadre, la série sobre de J. Gasteli conjugue blancheur et abstraction sur la seconde moitié du numéro. Regroupées sous l'intitulé « Série blanche » (s.d.), ces photos d'une luminosité éblouissante montrent les murs de la médina de Hammamet et des constructions de Djerba (fig. 2). Exercices de style sur la lumière, les images s'attardent sur les formes architecturales, traitées de manière abstraite. Leur fonctionnalité disparaît pour privilégier la géométrie de l'espace. La lumière transforme la perception, les ombres et les dégradés de gris donnant à voir les bâtiments comme des sculptures. L'espace de la vie quotidienne est montré dans ses formes pures. Les images de J. Gasteli, encadrées par de généreuses marges, sont accompagnées de textes littéraires. Écriture, architecture, abstraction et lumière — métaphore de la rationalité et de la pensée — sont clairement assignées au Maghreb. En somme, le travail de J. Gasteli est présenté de telle façon qu'il devient l'antithèse de la série sombre d'Ennadre. La mise en pages joue sur le contraste et — que ce soit délibéré ou non — assigne lumière et obscurité, raison et possession, à l'une ou à l'autre de ces Afriques.

51 Le numéro 12 de Revue noire est structuré sur les bases de cette opposition entre deux espaces culturels africains, fondamentalement séparés. S'ils peuvent se rencontrer dans une « africanité » commune, ils sont surtout marqués par les attributs s'inscrivant dans un dispositif représentationnel hérité de la hiérarchisation coloniale, associant d'un côté le Maghreb à l'écriture et à l'architecture et, de l'autre, l'Afrique subsaharienne à l'irrationalité, l'effroi, l'occulte et l'incontrôlable. Un classement venant du cœur de l'organisation coloniale de l'espace, qui se fait en regardant de l'Europe par des « cercles concentriques du plus “proche” au plus “lointain” » (Luste Boulbina 2008 : 22).

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52 Qu'en est-il des travaux permettant une interprétation plus différenciée des Rencontres africaines dans le numéro ? On pourrait en effet se demander s'il est possible de lire les travaux artistiques à contre-courant de leur mise en pages par la revue. Prenons l'exemple des peintures de Mohamed Kacimi dont l'une figure en couverture. Il s'agit d'huiles sur toile extraites de la série L'esprit de la trace (1993) qui célèbrent d'abord la peinture en tant que telle, autrement dit elles ne renvoient qu'à elles-mêmes, à cette trace du figuratif dans la densité matérielle des couleurs. Elles auraient constitué un magnifique point de départ pour sortir de cette logique binaire. Mais même dans le traitement de cette série, Revue noire trouve le moyen de rester dans la conjugaison des contrastes noir et blanc. Le poème « L'été blanc » de M. Kacimi (1994 : 40), tiré de son recueil éponyme (1990), est associé à la série. Ainsi une fois encore le lecteur est renvoyé au registre des métaphores de la couleur. La maquette de la revue se superpose à l'œuvre individuelle. Dans le cadre de ce numéro, il devient presque impossible de ne pas racialiser l'été... 53 On peut trouver une issue cependant. Les photographies de Laziz Hamani, parsemées dans la première partie, permettent de dépasser l'interprétation suggérée par le cadre de la revue. La série Le village de mon père (1980-1994) est la quête d'un souvenir de son enfance, transmis par les descriptions que son père lui donnait de son village, « au point qu'à mon arrivée là-bas, ce territoire familial m'était devenu familier » (Hamani 1994 : 7). Cette série introduit au cœur du numéro un effet diasporique et un éclatement des appartenances et soulève la question d'une identité unique et unifiée. Elle permet d'éviter les oppositions identitaires, les identifications des différences présupposées, ainsi que les assignations raciales et culturelles, pourtant structurées par le cadre de la revue. Placée au début du numéro, la série ne raconte pas seulement la quête que l'artiste — fils d'un père algérien — entreprend à la recherche du monde paternel qui lui échappe. Elle en fait une reconstruction qui est également une restitution, la reconnaissance de ce que le père a abandonné pour venir en France, lieu de vie de son fils, le photographe. 54 Les images de L. Hamani introduisent la notion d'espace imaginaire, du lieu rêvé, recherché et qui est reconstruit par l'appareil photo. En noir et blanc, entre tendresse et étrangeté, le village du père s'avère être celui qui éclot dans les yeux du fils, hanté par l'histoire paternelle. On peut lire cette série photographique comme un moyen de contourner la logique du dossier, celle d'identités séparées croisées « artificiellement ». Cet espace imaginaire est reconstruit à distance, dans une relation diasporique qui ne peut être unitaire. La relation diasporique ne permet pas une simple opposition culturaliste d'une conception identitaire unique mais une construction toujours en train de s'accomplir. La dimension binaire du dossier est donc contrebalancée par la logique de ce travail. Sa présence ouvre plutôt sur une possibilité de lire les travaux de J. Gasteli et de T. Ennadre à l'aune de cette situation de transit permanent, évoquée par Octavio Zaya (1999) dans son texte au sujet des artistes discutés ici.

55 ❖

56 L'organisation du numéro 12 de Revue noire impose aux travaux des artistes un cadre conceptuel qui les rend difficilement dissociables d'une division pour le moins culturaliste. Si ce numéro est certainement celui qui illustre le mieux cette division géographique racialisée, d'autres problématiques s'imposent dans les autres, notamment la mise en scène de corps noirs dénudés, le rôle des commissaires arrivant en passeurs temporaires pour repartir à Paris aussitôt, la célébration de l'autonomie de

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l'œuvre, la décontextualisation permettant un usage sans bornes des œuvres... En conclusion, la revue qui a réussi à dépasser le confinement des créations africaines dans des traditions intemporelles, n'est pourtant pas parvenue à éviter de reconduire des catégories culturalistes. Elle est restée dans une attitude que je qualifierais de « post- impériale », dans un parisiano-centrisme structurel. Par ailleurs, l'inscription de cet héritage dans les inventaires de l'art contemporain africain, constitués par la revue, reste aujourd'hui encore à étudier. 57 École supérieure d'art et design, Valence.

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NOTES

1. Voir notamment l'exposition The Global Contemporary. Art Worlds After 1989, qui a eu lieu du 17 septembre 2011 au 5 février 2012 au ZKM Karlsruhe (Allemagne). Avec

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comme curateurs Andrea Buddensieg et Peter Weibel, elle a été entièrement pensée pour créer une rupture avec 1989. 2. Cette non-concordance des dates s'explique par le fait que le numéro 63-66, daté de 1988, n'est sorti qu'en 1991. 3. B. MOURALIS (2001 : 61) avance la thèse que la société, à un moment donné de son histoire, serait constituée de plusieurs champs, eux-mêmes dynamiques : « Le champ n'est pas réductible à une logique de pure détermination dans la mesure où il se caractérise par l'existence de “pratiques substituables” ». Il relève au contraire comme l'explique le sociologue Pierre Bourdieu d'un « rapport entre les positions sociales (concept relationnel), les dispositions (ou les habitus) et les prises de position, les “choix” que les agents sociaux opèrent dans les domaines les plus différents de la pratique » (BOURDIEU 1994 : 17). Sur la notion de champ voir aussi R. F ONKOUA ET AL . (2001) et N'GORAN (2009). 4. Je tiens vivement à remercier, pour leurs commentaires, Emmanuelle Chérel, Armelle Cressent, Dagara Dakin, Anaïs Farine, Benoît de l'Estoile, Maureen Murphy et Tobias Wendl. 5. Pour une histoire de l'usage de la photo dans la revue, voir J.-L. PIVIN (2014). 6. Entretien avec l'auteur, à Paris, 10 mars 2011. Jean-Loup Pivin a tenu sensiblement les mêmes propos, le 28 février 2011, en déclarant, dans un entretien, à propos des débuts de la revue : « Nous ne connaissions rien. » 7. Londres (no 1), Abidjan (no 2), Libreville (no 5), Dakar (no 7), Paris (no 20) et Kinshasa (no 21). 8. Parmi les numéros qui dépassent l'espace francophone, on peut nommer celui sur la Namibie (no 4), l'Afrique du Sud (no 11), le Brésil (no 22), le Canada (no 25), le Zimbabwe (no 28), le Nigeria (no 30) et le Ghana/Togo (no 32). 9. Par exemple les Caraïbes (no 6 et no 9) ou l'océan Indien (no 16). 10. Notamment ceux consacrés à la Guinée Bissau (n o 8), au Mozambique (no 15), au Brésil (no 22) et à l'Angola (no 29). 11. En 1977, Jean-Loup Pivin et Pascal Martin Saint Léon créent leur agence d'architecture et réalisent quantité de projets en Afrique. Parmi les travaux de Pivin, on compte la construction du Musée national du Mali à Bamako en 1982 ou la restauration du Palais royal de Porto-Novo au Bénin en 1985. Leurs nombreux séjours prolongés facilitent l'entreprise de la revue. Outre la dizaine de centres culturels français régulièrement mentionnés dans les colophons, les éditeurs se souviennent du début du projet de Revue noire dans une ambassade française en Afrique. Mais ces liens ne sont pas exempts de conflits, notamment concernant l'ouverture de la revue sur des scènes artistiques au-delà de la francophonie (entretiens avec Jean-Loup Pivin, Pascal Martin Saint Léon, Simon Njami, les 28 février 2010, 19 juin 2010 et 10 mars 2011). Voir aussi . 12. La participation d'Afrique en créations, dont Revue noire diffuse pendant les premières années la lettre d'info comme supplément de la revue, mérite d'être soulignée. Cette structure étatique est chargée de favoriser la présence de la création africaine contemporaine sur les marchés culturels français et européen. Créée en 1990, à l'occasion du colloque « Afrique en créations » (15 et 16 janvier 1990), sous l'impulsion du ministère de la Coopération et du Développement français et en présence d'une centaine de créateurs et d'opérateurs culturels du continent africain,

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elle se transforme en fondation en 1991 sous l'égide de la Fondation de France, puis en association (1994), pour devenir aujourd'hui le département Échanges et coopérations artistiques de l'Institut français (BOURDIÉ 2013). 13. Entretien avec Simon Njami, 10 mars 2011, Paris. 14. La Revue du monde noir réunissait des intellectuels noirs des Antilles, des États-Unis et d'Afrique, dont certains devinrent les fondateurs du courant de la Négritude (FABRE 1985). 15. Entretien avec Pascal Martin Saint Léon, 28 février 2010, Paris. 16. Entretien avec Jean-Loup Pivin, 19 juin 2012, Paris. 17. Pour une perspective critique voir MERCER (2005 : 12), DIDI-HUBERMAN (2013).

18. Au sujet des voyages impériaux et de la rhétorique de l'Empire, voir D. SPURR (1993) et M. L. PRATT (1992). 19. La revue publiera, en 1999, un numéro double (no 33-34) consacré au Maroc. 20. Exemple dans l'éditorial du numéro 17 : « Les hommes et les femmes du Sahel savent vivre, savent survivre, savent souffrir, savent s'aimer, sans rien d'autre que leur corps de rois et de reines qui disparait dans le ciel de l'horizon. [...] Les corps vivants, puissants, tapent le sol et se mettent à danser en faisant voler cette terre fertile devenue poussière » (PIVIN 1995 : 1). 21. Entretien avec Pascal Martin Saint Léon, 28 février 2011, Paris. 22. À Paris, l'Institut du monde arabe « couvre » le monde arabe, le musée Guimet celui de l'Asie et le quai Branly les cultures non européennes, en général. L'ex-position permanente de ce dernier demeure organisée en espaces géographiques. Dans le champ de l'édition, la maison d'édition L'Harmattan a ouvert en 2011 à Paris une librairie spécialisée dans les littératures du Maghreb. Gallimard entretient la collection « Continents noirs », consacrée aux littératures africaines. En histoire, la première revue française de l'histoire globale voit le jour tardivement, en 2012 sous le titre Monde(s), Histoire, espace, relations. Elle est dirigée par Robert Frank (Université Paris-1), . A. ECKERT (2007) constate un intérêt croissant de l'histoire globale dans les universités du monde entier. 23. Responsable des expositions du Musée national du Mali, l'artiste Abdoulaye Konaté devient l'un des deux commissaires des Rencontres africaines. Ses travaux ont souvent été présentés dans la revue, dans les numéros 12 (1994) et 17 (1995). Konaté fait aujourd'hui partie des artistes toujours suivis par la Maison Revue noire, qui lui a consacré une exposition personnelle en 2012. 24. Entretien, Maison Revue noire, 6 mars 2012, Paris. 25. Voir pour les contributions des deux artistes les pages 8 à 21. 26. En guise de comparaison, on pourrait mentionner la démarche du Panafrican Circle of Artists monté en 1991 à Nsukka (Université de Nigeria), dont l'objectif est de faciliter les rencontres entre artistes africains. 27. Plus généralement, on remarque la présence récurrente de références faites à L. S. Senghor dans la revue. S. NJAMI (2006) est par ailleurs l'auteur d'un essai volumineux sur le président-poète. 28. Figure de style interminablement répétée, voir le discours de Claude Guéant, ministre français de l'Intérieur, le 4 février 2012 lors d'un colloque organisé par

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l'association étudiante de droite UNI à l'Assemblée nationale. Voir . 29. On croirait lire le discours de Léopold Sédar Senghor (1967) tenu au Caire en 1967 dans lequel il affirmait que « l'africanité » ne pourrait résulter que d'un maintien soigneux des particularités « nègres » et « arabes ». Une pensée qui est loin d'avoir disparu des divisions à l'œuvre dans les sociétés du présent. 30. Ce paradigme de sauvegarde a conduit à une ruée sur les objets matériels mais aussi immatériels, enregistrements de langue et de voix, films ethnographiques documentant des pratiques culturelles attribuées à des ethnies conçues comme des entités immuables anhistoriques (CLIFFORD 1989 : 73-78). 31. « La Méditerranée est plus que jamais l'avenir de l'Afrique du Nord. » La comparaison de la consonance de ce propos avec celle des formules des contrats euro- méditerranéens (l'Union pour la Méditerranée, EUROMED, Euro-mediterranean Partnerships) négociés depuis les années 1990 est frappante et loin d'un examen critique des configurations transfrontalières dynamiques de cet espace. En contrepartie, un projet comme Mediterranea de R. ARAEEN (2011 : 303-326) propose une étude artistique du Sahara sous l'angle de ses traversées. 32. Mes italiques. 33. Voir également la contribution de G. GBADAMOSI (2014 : 28-46) dans le catalogue de l'exposition Foreign exchange (or the Stories You Wouldn't Tell a Stranger), du 15 janvier 2014 au 4 janvier 2015, sous le commissariat de Clémentine Deliss et Yvette Mutumba au Weltkulturen Museum, Frankfurt/Main. G. Gbadamosi s'in-terroge sur les nombreuses séries de photographies de sexes masculins que le premier directeur du musée avait prises lors de ses séjours « de recherche ». Si les motivations qui ont conduit à prendre ces clichés peuvent être multiples, leur nombre et l'occultation dont ils firent l'objet pendant de nombreuses années montrent la récurrence de ces pratiques dans le cadre colonial. 34. Ce choix s'explique probablement par le fait que la majorité des numéros de Revue noire sont dédiés à un pays, à ses artistes et à ses écrivains. En conséquence, les textes littéraires d'une bonne partie de l'Afrique subsaharienne sont présents dans les autres numéros. Il n'empêche que dans la composition du numéro 12, l'écriture est une fois de plus attribuée au Maghreb : T. BEKRI (1994 : 44), M. BOUCHARED (1994 : 47), S. ABTROUN (1994 : 48), A. KALOUAZ (1994 : 51). 35. Deux traductions de l'arabe par M. S. E. El Yamani sont incluses, il s'agit du texte d'A. JOUBAYR (1994 : 53) et de celui d'A. EL MADINI (1994 : 54-55).

RÉSUMÉS

Depuis sa base parisienne, Revue noire a contribué activement à la constitution du champ de l'art contemporain africain au cours des années 1990. Sillonnant le continent africain pendant une

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décennie, l'équipe éditoriale a promu des centaines d'artistes dans les numéros de la revue, dans des livres et des expositions. Si Revue noire a ainsi substantiellement participé à dépasser le confinement des créations africaines au domaine des traditions intemporelles, elle n'a pourtant pas évité de reconduire des catégories culturalistes, ni n'a pu s'empêcher de rester accrochée à un parisiano-centrisme structurel. En proposant une étude de cas du numéro 12, l'article analyse l'héritage chargé que les démarches de la revue inscrivent dans ses inventaires de l'art contemporain africain. Ce numéro accompagnait l'exposition parisienne Rencontres africaines (Institut du monde arabe, Paris, 1994) et mettait en scène un continent africain coupé en deux par le Sahara.

Based in Paris, Revue noire actively contributed to the constitution of the field of contemporary African art in the 1990s. The editorial team scoured the continent for a decade and promoted hundreds of artists in its magazine issues, in books and exhibitions. Revue noire as such actively worked to overcome the categorical confinement of African art to the realm of timeless traditions. The magazine was nevertheless unable to avoid the pitfalls of culturalist categorisations and remained structurally quite “Paris-centric”. This article provides a case study of issue number 12 and examines the loaded heritage that the magazine's approach inscribed in its inventories of contemporary African art. The issue studied accompanied the Parisian exhibition Rencontres africaines (Institut du monde arabe, Paris, 1994) and portrayed the African continent as divided in two by the Sahara.

INDEX

Mots-clés : Paris, Sahara, art contemporain africain, critique postcoloniale Keywords : Paris, Sahara, Revue Noire, Contemporary African Art, Postcolonial Criticism

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L'art de la polémique Africa95 et Seven Stories about Modern Art in Africa The Polemics of Contemporary African Art: The Africa95 Festival and the Seven Stories about Modern Art in Africa Exhibition

Maureen Murphy

1 En 1995, Londres accueille Africa95, l'un des plus grands festivals dédiés à l'Afrique jamais organisé en Europe. Parrainé par Léopold Sédar Senghor, inauguré par la reine Elisabeth et Nelson Mandela, tout juste élu président de la République d'Afrique du Sud, l'événement marque un tournant dans l'histoire de la représentation des arts d'Afrique en Europe. Car s'il est globalement bien reçu, il n'en soulève pas moins de vives polémiques. La validité de l'idée même d'Afrique est questionnée, de même que la légitimité des auteurs des discours prononcés au nom du continent. Dans un contexte de xénophobie croissante, certains s'interrogent sur la persistance d'une fascination exotique pour une Afrique « authentique » et critiquent, en contrepoint, le désintérêt des institutions pour les créations d'artistes anglais issus de la diaspora africaine1. En provoquant ces débats, le festival marque un point de non retour (du moins dans les pays anglo-saxons), au lendemain duquel il ne semble plus possible d'aborder les créations du continent comme s'il s'agissait de l'art d'un pays, ni d'omettre d'associer l'un des membres issus de sa diaspora. Nous reviendrons sur la genèse de l'événement, à savoir l'exposition Africa : The Art of a Continent organisée par l'Académie royale des arts, puis le festival en lui-même, ainsi que sur sa réception critique. Grâce à l'étude des archives conservées à la School of Oriental and African Studies (SOAS) et à la Whitechapel Gallery2, nous tenterons de révéler l'envers du décor de l'exposition 7 Stories about modern art in Africa, organisée dans le cadre du festival 3 et analyserons la proposition de la commissaire Clémentine Deliss (1996b, 2014), à la lumière de l'histoire des expositions d'art contemporain africain. Car si Magiciens de la terre (1989) a fait suffisamment couler d'encre pour que nous ne revenions dessus, les réponses qu'elle a pu susciter n'ont, en revanche, pas encore fait l'objet d'une véritable analyse critique. La violence et la véhémence de certaines des réactions provoquées par le festival et l'exposition 7 Stories... seront interrogées pour tenter de comprendre en quoi elles

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purent être symptomatiques d'un tournant dans l'historiographie de l'art contemporain africain.

L'exposition Africa : The Art of a Continent

2 Tout commence dans les années 1980, lorsque l'Académie royale des arts de Londres décide d'organiser une exposition sur les arts du continent. Dans un contexte économique et politique tendu, la valorisation des créations anciennes d'Afrique devient un enjeu pour certaines institutions. En 1982, l'aile Michael C. Rockefeller dédiée aux arts « primitifs » est inaugurée au Metropolitan Museum de New York — plaçant ainsi pour la première fois ces créations au cœur d'un musée des beaux- arts — suivie en 1984 par le Center for African Art toujours à New York et en 1986 par le musée Dapper à Paris. Ces différentes manifestations institutionnelles témoignent de l'aboutissement d'un long processus de reconnaissance du statut artistique des arts de l'Afrique amorcé avant la Seconde Guerre mondiale (Murphy 2009). C'est dans ce contexte que l'Académie royale décide d'organiser une exposition d'ampleur et d'en confier le commissariat à Susan Vogel, directrice depuis peu du Center for African Art de New York4. Les premières esquisses du projet apparaissent dans les archives dès le mois de septembre 19885. « L'exposition aspire à donner pour la première fois une vue complète du génie créatif du continent africain, lit-on dans la présentation rédigée par Susan Vogel. Elle présentera les contributions africaines aux arts visuels des origines à nos jours, de la Méditerranée jusqu'au Cap »6. Tels sont les deux points forts du projet : élargir l'approche des arts de l'Afrique — souvent cantonnée à sa part subsaharienne — à tout le continent, et intégrer les créations artistiques les plus récentes. « L'art international et académique enseigné en ville sera exposé au même titre que l'art autodidacte urbain et rural »7. En 1992, le projet est soumis à un comité scientifique composé d'africanistes les plus réputés : Mary Jo Arnoldi, Ekpo Eyo, John Mack, John Picton ou Roy Sieber, autant de personnalités ayant contribué par leurs recherches et leurs actions à donner légitimité et prestige aux arts et aux cultures d'Afrique. Loin de provoquer l'adhésion, la proposition de Susan Vogel inscrite dans un compte rendu soulève de nombreuses questions, la première concernant l'idée même d'Afrique : « Il y eut des discussions pour savoir si les colons, certains s'étant installés depuis des centaines d'années, pouvaient être considérés comme des Africains. Considèrerons- nous une copie romaine d'une sculpture grecque provenant de Lybie comme étant de “l'art africain” ? La plupart avaient le sentiment que oui »8. Et John Mack de renchérir : « Considérons-nous que l'Afrique est un bien immobilier ou quelque chose d'autre ? L'Afrique est une construction complètement artificielle et contestée »9. L'un des points les plus polémiques concerne la part dédiée à la création contemporaine et à l'attribution des œuvres : « Le XX e siècle en Afrique est un siècle de changements et non de déclin, affirme John Picton : les textiles et les danses masquées sont des arts en plein épanouissement. Regrouper les œuvres d'art par peuple peut prêter à confusion et la catégorisation ethnique devrait être évitée »10. En conclusion, de nombreux intervenants expriment aussi leur inquiétude « quant à l'élimination du XX e siècle de l'exposition d'art de l'académie. Ils soulignèrent la difficulté d'exclure l'art traditionnel du milieu ou de la fin du XX e siècle », lit-on toujours dans ce compte rendu de réunion. Il s'agit pourtant là de l'un des points forts de la proposition de Susan Vogel qui, tout en travaillant pour l'Académie royale, prépare en même temps une exposition dédiée à

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l'art moderne et contemporain d'Afrique intitulée Africa Explores. 20th Century African Art. En tant que responsable des expositions à l'Académie, Norman Rosenthal a le dernier mot, estimant que l'inclusion du XX e siècle serait « déplacée et arbitraire ». Cette position tranchée, émanant d'une personnalité plutôt spécialisée dans l'art moderne et contemporain occidental, est révélatrice d'une vision de l'Afrique encore prégnante aujourd'hui, selon laquelle l'art « primitif authentique » se doit d'être ancien et révolu. Selon ce point de vue, toute actualisation des formes est considérée comme le signe d'une dégénérescence et ne correspond donc pas à la vision canonique de ce que doit être « l'art africain ». Sans doute lassé par de tels débats ainsi que par ceux provoqués par les discussions autour du projet de l'Académie royale, Norman Rosenthal confie dans une lettre son mécontentement à Clémentine Deliss (qui deviendra la commissaire de l'exposition 7 Stories...), associée au projet dès le départ : « Je dois avouer que je deviens de plus en plus effrayé et passablement lassé par toutes les contorsions et convulsions idéologiques qui sont en train d'entourer les problèmes liés à l'art africain ! Je suppose que c'est inévitable »11. À partir de 1992, le nom de Susan Vogel disparaît des archives pour être remplacé par celui de l'artiste et collectionneur Tom Phillips, qui signera finalement l'exposition12. Loin d'être spécialiste des arts de l'Afrique, mais amateur éclairé et collectionneur, ce dernier mène donc à bien le projet sans doute de manière plus consensuelle et plus en phase avec les attentes de l'Académie, tout en bénéficiant des recherches et des débats menés par ses prédécesseurs. Globalement bien accueillie, l'exposition n'en échappe pas pour autant aux critiques de la presse, et les débats non résolus pendant la préparation du projet ressurgissent sous la plume des critiques.

3 Dans le Morning Star, le critique Jeff Sawtell (1995 : 31) interroge les fondements même du projet, non sans ironie : « Comment expose-t-on l'art d'un continent dans une seule exposition, en particulier l'art d'un continent aussi vaste que l'Afrique avec ses nombreuses et diverses cultures et son histoire [...] ? La réponse est que cela n'est pas possible. Il suffit simplement d'accumuler autant de belles choses que vous le pouvez en espérant que les visiteurs ne remarqueront pas, ou qu'ils seront tellement impressionnés par l'accumulation de trésors qu'ils ne poseront pas cette question stupide [...]. » 4

5 Jeff Sawtell poursuit : « Imaginez une exposition sur l'Europe, qui s'étendrait des gravures néolithiques serbes aux arts grecs, romains, vikings, celtes, pictes et gaulois, aux côtés des tapisseries médiévales, de la Renaissance et tous les subséquents “ismes”, sans parler de ce qui se passait en Russie. » Il conclut son article par le fait que « l'âge de l'impérialisme culturel n'est pas révolu ». Outre le découpage continental, c'est le découpage chronologique qui pose problème. Alan Riding (1994) écrit ainsi dans le New York Times : « L'exposition organisée par l'Académie royale est l'un des événements de l'automne les plus importants [...]. C'est aussi celui qui est le plus vulnérable à la critique, non seulement parce qu'il est le reflet du goût personnel d'un seul commissaire, l'artiste anglais Tom Phillips, mais aussi parce qu'il entend célébrer les arts traditionnels d'Afrique en se limitant à des œuvres réalisées avant 1900. Finalement, le Festival Africa95 fut organisé pour répondre au fait que l'Académie royale a omis d'aborder la question de l'art moderne. » 6

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7 C'est donc en réponse à ces démêlés et pour compléter l'approche proposée par l'exposition que naît l'idée du Festival Africa9513, dont Clémentine Deliss sera la coordinatrice puis, un temps, la directrice artistique14.

Le Festival Africa95

8 « Pour compléter cette exposition prestigieuse, écrit-elle en 1991, nous proposons au public anglais et américain, une série d'événements d'exception présentant des artistes, musiciens, poètes, écrivains et cinéastes »15. Pluridisciplinaire et festif, le festival entend rendre hommage au continent, en dépassant la simple approche muséale. Mais pourquoi choisir le format du festival ? Des manifestations telles que le Festival mondial des arts nègres de Dakar (1966), du Premier festival panafricain d'Alger (1969) ou du Festival des arts et de la culture négro-africains de Lagos (1977), avaient participé à l'élaboration d'une pensée panafricaine, ainsi qu'à l'affirmation politique et artistique du continent au lendemain des Indépendances. Transposé à Londres dans les années 1990, le concept de festival semble quelque peu décalé, d'autant que les biennales d'art contemporain commencent à se multiplier, en particulier hors d'Europe et des États-Unis16. Pour l'Américain d'origine nigériane Okwui Enwesor (1996), qui venait de fonder la revue d'art contemporain africain NKA, « Africa95 n'était unique qu'en raison du fait que l'Occident est en général réticent à débattre de questions de représentations qui ne placent pas l'Occident en tête ». Mais les bonnes intentions affichées par les organisateurs du festival sont rapidement battues en brèche.

9 De nombreux intellectuels et artistes d'abord associés au festival décident de le boycotter, la plupart dénonçant sa dimension néocoloniale, sa valorisation d'une vision de l'Afrique « exotique » et « authentique »17, tandis que la création d'artistes noirs anglais est totalement ignorée. La virulence et la violence de certaines réactions sont à la fois révélatrices des réels problèmes posés par le festival mais plus largement des tensions à l'œuvre dans la société anglaise par rapport aux questions d'identité, de représentation et de pouvoir. Plusieurs personnalités issues de la diaspora africaine, exaspérées par la tournure prise par l'événement, s'expriment avec véhémence dans la presse ou dans les revues spécialisées en art contemporain, considérant l'événement comme un point de non retour. C'est, par exemple, le cas de l'artiste d'origine nigériane, Yinka Shonibare18. 10 Au départ plutôt bien disposé vis-à-vis du festival, l'artiste accepte l'invitation à participer à l'une de ses premières étapes : un atelier international de peinture et de sculpture, organisé pendant quinze jours au mois de septembre 1994, à Saint-Louis, au Sénégal19. Intitulé « Tenq » (du wolof « articulation »), cet atelier se tient au sein du Lycée El Hadj Oumar Foutouyou Tall (ancien Lycée Faidherbe), construit à l'époque coloniale, et où Léopold Sédar Senghor suivit une partie de ses études. Il réunit vingt- quatre artistes d'Afrique et de sa diaspora censés produire des œuvres qui seront ensuite données au festival. Dès les premiers jours, le problème de la langue se pose, de même que l'idée d'Afrique implicite dans ce regroupement : qu'ont en commun ces hommes et ces femmes réunis à Saint-Louis ? Rien, si ce n'est d'être des artistes « invités à créer comme de bons Africains homogènes ». L'artiste poursuit en analysant, cette fois, l'œuvre de ceux qui l'entourent :

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« Face à l'art de mes collègues, la sensation de déjà vu est désespérante, pour utiliser un euphémisme. Je ne recherche pas la différence ou l'exotisme ici, mais je questionne simplement l'héritage colonial et bourgeois dans la peinture de mes collègues africains. Je ne commencerai même pas à développer cette question tant que la relation de dépendance entre les artistes et leurs patrons ne sera pas interrogée. L'espace critique n'est pas rentable financièrement. » 11

12 Shonibare interprète ce qu'il considère comme la pauvreté des propositions des autres artistes à la lumière du contexte économique et social dans lequel ils évoluent : « Je ne veux pas revenir sur ce cliché selon lequel l'art moderne africain serait un art dérivé. Mais ce qui me sidère, c'est la propension des artistes à refuser de commencer à positionner ou situer l'origine de leurs stratégies. Ce dont nous devons nous rendre compte alors que nous faisons l'éloge des multiculturalismes, c'est que nous pouvons les dissocier du contexte social et économique. » 13

14 Les jugements de l'artiste formé au Goldsmith College sont parfois péremptoires, sarcastiques, et l'auteur semble regrouper tous les artistes du continent dans un même rejet temporel et stylistique. Son analyse est catégorique et sans appel. Pour conclure, il décrit son œuvre réalisée in situ au sein du lycée et son projet de la photographier pour l'exposer au sein du festival. Mais face à la réaction dubitative et le refus des organisateurs de l'atelier, Shonibare s'insurge : « Africa95 est dominé par une seule personne qui détient tous les pouvoirs, et ce, au détriment des artistes. » Un constat qui contredit le principe d'origine du projet conçu, selon Robert Loder, comme une façon de redonner le pouvoir aux artistes et de rompre avec les pratiques néocoloniales occidentales (Deliss 1996b : 39). Entre les conflits de personnes, les problèmes posés par la méthode mise en place au sein de l'atelier, et la démarche personnelle de l'artiste, il est difficile d'interpréter le ton de son propos. Néanmoins sa défiance est claire et sa volonté de se distinguer de ses collègues africains également. Cet écart entre membres issus de la diaspora et artistes résidant sur le continent africain ne fera que s'accroître dans les années qui suivent, les premiers devenant les représentants « légitimes » de l'Afrique, les seconds restant dans l'ombre d'une scène artistique marginalisée. Les raisons de cette scission sont complexes et multiples ; elles impliquent des questions politiques, économiques, de formation et probablement de goût. Néanmoins, des artistes peu connus en 1995, comme Yinka Shonibare, Bili Bdjocka ou Olu Oguibe viendront rapidement se placer au devant de la scène artistique internationale, à la faveur du tournant amorcé dans ces années-là20. 15 Parmi les critiques adressées au festival, celle du rapport à la sphère privée et aux financements est récurrente, certains l'accusant de valoriser les collections privées de riches particuliers. L'exposition de l'Académie royale est pointée du doigt, le commissaire y exposant de nombreuses œuvres issues de sa propre collection, tandis que la Serpentine Gallery est soupçonnée de promouvoir la collection privée du millionnaire Jean Pigozzi21 en la faisant passer pour le nec plus ultra venu d'Afrique. Et Okwui Enwesor de développer : « Pour utiliser un euphémisme, la décision [des commissaires André Magnin et Julia Peyton-Jones] de promouvoir des œuvres, qui au final ne représentent que le goût personnel d'une personne, est inappropriée et insultante [...]. Jean Pigozzi a utilisé son argent et ses relations de pouvoir pour développer une campagne accélérée en passant des alliances avec des institutions de renom, des éditeurs et des critiques pour légitimer et valoriser de nombreux artistes douteux de sa collection et les faire

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passer, aux yeux du monde, comme les uniques artistes “authentiques” venus d'Afrique. » 16

17 Constituée au lendemain de l'exposition Magiciens de la terre sur les conseils d'André Magnin (conseiller pour l'Afrique à l'époque de l'exposition parisienne), la collection Jean Pigozzi trouve à la Serpentine Gallery une forme de légitimation supplémentaire et ne cessera d'ailleurs de poursuivre son ascension sur le marché de l'art international. L'une des sources de financement du festival est également questionnée, à savoir l'entreprise minière sud-africaine De Beers, impliquée à l'époque dans le trafic de diamants et réputée pour ses collaborations avec des États autoritaires africains. Ce soutien financier vient largement ternir l'image d'Africa95, censé valoriser le continent, avec l'implication de cette entreprise dans les politiques d'expropriation au Botswana ou encore sa participation au conflit en Sierra Leone. Parmi tous les événements organisés dans le cadre du festival, l'exposition 7 Stories... est considérée par Okwui Enwesor (1996) comme « la pire ».

L'exposition Seven Stories about Modern Art in Africa

18 Ce jugement sans doute excessif, mais rédigé dans un contexte particulier, peut de prime abord surprendre car, lorsqu'on analyse les écrits de Clémentine Deliss (1995 : 15), rien ne semble véritablement opposer les positions des deux commissaires, bien au contraire. Ils semblent unanimes dans leur critique de l'image donnée de l'Afrique sur la scène de l'art contemporain international, ainsi que des choix d'artistes promus à la postérité hors du continent. Dans le catalogue de l'exposition 7 Stories..., Clémentine Deliss prend position : « Magiciens de la terre a montré des artistes dont les œuvres ne présentaient aucune trace de contamination par le modernisme européen [...]. Cette approche biaisée pouvait passer lorsqu'on n'envisageait que le goût individuel des mécènes européens, mais elle entraîna la canonisation par défaut d'un groupe disparate d'artistes, qui n'avaient rien à voir entre eux, à la fin des années 1980 [...]. Une division croissante a commencé à apparaître entre les artistes académiques et les autodidactes [...] et fut étendue au point de constituer les nouveaux critères d'authenticité, de qualité, et in fine de valeur marchande. » 19

20 Okwui Enwesor (1996) partage ce constat lorsqu'il affirme que des artistes comme Cyprien Toukoudagba, Kane Kwei ou Esther Mahlangu « obtiennent constamment le soutien et la légitimation des institutions qui en font le fer de lance de la représentation de l'Afrique contemporaine ». Œuvrant dans le registre du religieux pour Toukoudagba, de la commande funéraire pour Kane Kwei ou des peintures murales liées aux traditions des Ndébéles pour Mahlangu, ces trois artistes comptent parmi ceux évoqués par Clémentine Deliss qui furent propulsés sur le devant de la scène internationale, à l'occasion de Magiciens de la terre. Souhaitant rompre avec cette approche, selon elle biaisée, la commissaire élabore un concept d'exposition sensible aux théories postcoloniales — « 7+7=1 : Seven stories, seven stages, one exhibition » (Deliss 1995 : 13) — ainsi qu'aux évolutions du métier de curator alors en pleine mutation : « L'exposition conçue en 1992 répondait à deux volontés : fournir une série d'interprétations personnelles d'artistes ou d'historiens africains sur des

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mouvements spécifiques ou des connections significatives de l'art moderne au XXe siècle en Afrique. Deuxièmement, concevoir l'exposition de manière expérimentale, comme un lieu de rencontre d'une pluralité d'approches curatoriales » (Deliss 1995 : 13). 21

22 À l'issue d'un séminaire intitulé « Making it Real, Compared to What ? » organisé par Clémentine Deliss et John Picton à la School of Oriental, African and Asiatic Studies22 à partir de 1991, sept récits sont donc élaborés par cinq commissaires d'exposition africains, artistes, universitaires ou chercheurs indépendants. Voulant rompre avec l'approche continentale, Clémentine Deliss adopte un parti national en demandant à chacun d'élaborer une proposition sur la création artistique de son pays, à un moment donné de son histoire. Cette démarche ne permet pas réellement d'éviter le problème de la représentativité, mais elle a le mérite d'attirer l'attention sur des scènes artistiques locales, précises, et historiquement circonscrites. Impliquant la collaboration de chercheurs et d'artistes en amont du projet, elle semble aussi rejoindre la démarche d'Okwui Enwesor qui privilégie toujours le travail collaboratif. Penser l'exposition comme un lieu de rencontre, de réflexion critique et non plus simplement comme un outil de consommation de produits culturels semble être une exigence partagée par chacun. Certains commissaires invités à Londres font partie du réseau de connaissance d'Okwui Enwesor, comme Salah Hassan qui fonde avec lui la revue d'art contemporain africain NKA à l'automne 1994 ou Chika-Okeke Agulu, commissaire de la section nigériane, qui deviendra un de ses proches collaborateurs et membre du comité éditorial de cette revue. A priori, 7 Stories... donne l'impression de participer d'un même courant de pensée et de répondre aux mêmes exigences que celles revendiquées par Okwui Enwesor. Plusieurs aspects du projet vont pourtant opposer les deux commissaires. 23 Il semble d'abord que la polyphonie revendiquée ait été considérée par certains critiques comme source de confusion. Ainsi, Mark Gisbourne (1995 : 25) écrit-il : « Le fait de choisir des artistes ou des commissaires issus de milieux académiques pour les sept sections [...] ainsi que Clémentine Deliss comme commissaire principal a eu pour effet de créer une étrange polyphonie visuelle, assez décalée par rapport au fait de vouloir développer un récit clair [...]. Comme pour beaucoup d'expositions à thèses, la force de cette proposition réside essentiellement dans son catalogue, car ce n'est qu'à ce niveau que les aspects narratifs et temporels de l'exposition apparaissent. » 24

25 Et l'auteur de poursuivre : « Ce qui subsiste, ce sont des moments occasionnels de plaisir visuel, aux côtés d'ensembles plutôt ennuyeux, résidus d'une curiosité intellectuelle, plutôt que d'une exposition d'art mémorable. Par exemple, pour citer le récit de Chika Okeke concernant l'évolution de l'art moderne au Nigeria, rien ne nous est fourni pour comprendre que les œuvres représentent une évolution postcoloniale de Zaria aux écoles de Nsukka, et ce qui constitue une supposée polémique importante autour de la notion de “négritude”, n'est pas immédiatement visible, sauf si vous avez lu les trois cents pages du catalogue. » 26

27 Au vu des photographies d'archives, l'approche muséographique semble en effet très épurée. Les textes sont courts et discrets, l'accrochage fidèle à l'esthétique du « white

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cube ». Dans une conférence organisée par la revue Afterall le 19 juin 2014, Clémentine Deliss23 revient sur l'accrochage et précise qu'elle aurait voulu aller encore plus loin à l'époque, regrettant même le fait d'avoir dû se soumettre aux exigences de la Whitechapel Gallery, désireuse d'intégrer cartes et textes explicatifs. Outre la volonté de valoriser les œuvres en privilégiant l'approche sensible au détriment d'explications considérées comme susceptibles de nuire à la perception esthétique, le parti pris adopté était sans doute aussi de se démarquer radicalement de l'approche ethnographique de la création contemporaine africaine privilégiée par certains commissaires et vivement rejetée par Clémentine Deliss. 7 Stories... s'inscrit, en effet, en faux contre deux modèles d'expositions caractéristiques de ce qu'elle désigne comme « le phénomène de pendule muséographique entre l'Europe et les États-Unis, oscillant de manière insatisfaisante entre des “modèles ethnographiques anachroniques” d'une part, et “des expositions d'art tribal glamour”, inspirées par le marché et soutenues par des collectionneurs privés » (Deliss 1995 : 14), de l'autre. Par « modèles ethnographiques anachroniques », Clémentine Deliss fait sans doute référence à l'exposition Africa Explores organisée par Susan Vogel au Center for African Art de New York en 199124, tandis que « les expositions d'art tribal glamour, inspirées par le marché et soutenues par des collectionneurs privés » (ibid.), renvoient à la collection de Jean Pigozzi. Dans les deux cas, les œuvres retenues relèvent de l'art populaire, religieux ou fonctionnel et sont réalisées par des artistes autodidactes dont le talent aurait été « découvert » par les commissaires d'exposition occidentaux. La thèse de Clémentine Deliss, élaborée en réaction à ces propositions, est largement motivée par la volonté de montrer précisément l'inverse, en privilégiant des œuvres répondant à l'idée d'« avant garde » telle qu'elle fut inventée au début du XX e siècle, à savoir des artistes formés dans des écoles d'art ou des universités, engagés, politisés, et dont les créations témoignaient d'une réflexion sur leur propre pratique. Lorsqu'elle contacte les commissaires africains, sa position est donc loin d'être neutre et répond à une vision assez précise de ce à quoi doit correspondre chacun des « récits ». Les archives de la Whitechapel Gallery révèlent que, loin d'être dénuée de tout rapport de force, l'élaboration de l'exposition est, au contraire, l'occasion de conflits et de directives données à certains des commissaires qui n'acceptent pas tous de se plier aux exigences de la commissaire générale, d'aucuns préférant démissionner.

L'envers du décor

28 Analysons la section dédiée à l'art kenyan et ougandais. L'artiste Etale Sukuro est d'abord contacté pour en concevoir le « récit ». Mais contrairement à toute attente, carte blanche ne lui est pas donnée pour le choix des œuvres. Une sélection a été préétablie par Clémentine Deliss et Robert Loder (membre du comité exécutif d'Africa95 et collectionneur privé) lors de leur visite à Kampala en 1992 et la séquence doit valoriser ces œuvres, qui seront documentées dans le catalogue. Les recherches d'Etale Sukuro n'allant pas dans ce sens, mais se concentrant plutôt sur le mouvement kenyan Sisi Kwa Sisi, il est décidé, d'un commun accord, de faire appel à quelqu'un d'autre. Etale Sukuro est donc remplacé par une jeune universitaire d'origine kenyane, travaillant à Londres : Wanjiku Nyachae. Cette dernière est envoyée au Kenya et en Ouganda pour documenter la présélection établie par Clémentine Deliss et Robert Loder. Il s'agit de « douze tableaux réalisés dans les années 1980 par des artistes ougandais et qui évoquent la guerre de ces années-là. Ils sont de grande qualité et

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inconnus en Europe. La plupart sont conservés dans des collections en Angleterre (collections privées), à Francfort et Bayreuth »25. Or, parmi ces collections privées, apparaît celle de Robert Loder. Le reproche adressé à l'encontre du festival concernant la valorisation de collections privées pourrait tout à fait s'appliquer à ce cas précis, puisqu'il semble que la mise en valeur d'une collection privée a été privilégiée. À l'issue de ces échanges et des recherches menées à Kampala, Wanjiku Nyachae26 elle-même émet quelques réticences à accepter le titre de commissaire : « Je souhaite ne pas apparaître en tant que commissaire pour la section ougandaise, mais plutôt en tant que chercheur. J'estime, en effet, ne pas avoir conçu cette séquence en tant que commissaire, mais plutôt participé aux prises de décision. Je ne me sens pas à l'aise à l'idée d'apparaître en tant que commissaire. En ce qui concerne le Kenya, par contre, je serais heureuse d'être considérée comme commissaire, comme nous en avions discuté à l'origine. » 29

30 Quant à la partie consacrée au Nigeria, c'est Bruce Onobrakpeya qui est d'abord pressenti pour en être le commissaire. De même que pour le Kenya et l'Ouganda, l'artiste reçoit une liste d'œuvres à partir de laquelle il lui est demandé de construire son propos. Cette liste a été constituée lors d'un voyage effectué par Clémentine Deliss au Nigeria pendant l'été 1994, avec l'assistance d'Annabelle Muazu née Nwankwo, qui démissionnera d'ailleurs peu de temps après. Bruce Onobrakpeya répond par un courrier daté du 4 juillet 1995 en proposant différentes modifications, ajouts ou suppressions qui ne semblent pas convenir aux organisateurs de l'exposition. Deux jeunes historiens nigérians lui sont associés et les choses tournent court en janvier 1995. Bruce Onobrakpeya démissionne et refuse d'être associé au projet en tant que commissaire. Il justifie sa décision ainsi : « Lorsque Dr Deliss m'a désigné comme le principal commissaire de l'exposition, assisté par Chika Okeke et Jacob Jari, j'ai décliné l'invitation car j'ai estimé qu'ils étaient tous les deux trop jeunes et inexpérimentés pour coordonner et mener à bien cette tâche internationale »27. Une fois encore, l'association de jeunes commissaires vient pallier les réticences d'autorités plus âgées, sans doute moins malléables. Un autre argument est avancé par B. Onobrakpeya (ibid.) : « Dr. Clémentine Deliss avait indiqué que les œuvres des commissaires seraient inclues dans l'exposition. J'ai estimé que cela n'était pas défendable. Un commissaire d'exposition, de même qu'un membre de jury artistique, ne devrait pas être impliqué dans la sélection des œuvres d'art qui compterait les siennes. » 31

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Fig. 1. — Vue de l’exposition Seven Stories about Modern Art in Africa, section consacrée au Sénégal

Whitechapel Art Gallery, Londres, 1995, Collection Box 30, File 302, SOAS archives, Londres.

Fig. 2. — Vue de l’exposition Seven Stories about Modern Art in Africa, section consacrée à l’Ethiopie et au Soudan

Whitechapel Art Gallery, Londres, 1995, Collection Box 30, File 302, SOAS archives, Londres.

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Fig. 3. — Vue de l’exposition Seven Stories about Modern Art in Africa, section consacrée au Nigeria

Whitechapel Art Gallery, Londres, 1995, Collection Box 30, File 302, 1995, SOAS archives, Londres.

32 Si, de nos jours, le commissariat d'exposition orchestré par un artiste ne semble plus poser de problème, B. Onobrakpeya souligne qu'à l'époque il était difficile d'être à la fois juge et parti d'un même projet, d'autant que toutes les œuvres exposées à la galerie étaient à vendre. Dans un courrier du 9 juin 1995 adressé à Chika Okeke, celui qui allait remplacer B. Onobrakpeya, Catherine Lambert explique : « Les œuvres exposées sont à vendre (bien que nous souhaitions évidemment conserver l'ensemble intact jusqu'à la fin). La Whitechapel prend 10 % de commission et fait tout le travail administratif et la négociation »28.

33 Aucune de ces informations ne sera mentionnée dans la presse de l'époque. En revanche, elles ont probablement contribué à envenimer le débat dans le milieu des spécialistes très informés. La partie dédiée à l'Éthiopie et au Soudan, conçue par Salah Hassan, est sans doute celle qui a posé le moins de problème lors de sa conception et de sa mise en place à Londres. Quant à la section sénégalaise29, elle a soulevé de nombreuses critiques, en raison surtout de la plus grande visibilité accordée aux œuvres d'El Hadji Sy, en comparaison avec les œuvres d'artistes d'autres sections : « Les salles de loin les plus décevantes, étaient l'auto-suffisante section dédiée au Sénégal, ainsi que les œuvres du Nigeria dont l'instabilité politique de ces trois dernières décennies a mené les artistes et les intellectuels les plus talentueux à s'exiler », explique Jean Fisher dans Artforum (New York), en janvier 1996. Et Okwui Enwesor (1996) d'écrire : « Le temps d'arriver à la section sénégalaise et la patience du visiteur était déjà à bout. La prétention du commissaire El Hadji Sy et la transposition qu'il fit de l'environnement dynamique du Laboratoire Agit Art de Dakar, était tout simplement une mascarade. La propension honteuse de Sy à l'autopromotion a eu pour effet de regrouper près du double d'objets pour sa section, comparé aux deux autres artistes combinés. Son très court essai était encore plus surprenant, vu l'histoire impressionnante de l'art moderne au Sénégal. » 34

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35 ❖

36 Ces différents aspects de l'élaboration de 7 Stories... mériteraient d'être analysés plus amplement, mais ils permettent déjà de soulever l'une des questions cruciales posées par ce type d'exposition : comment et qui écrit l'histoire de l'art produit en Afrique ? Quels sont les processus à l'œuvre dans les choix d'artistes et de mouvements retenus pour « représenter » un pays ou un moment de l'histoire ? Qui détient la légitimité pour écrire sur ces questions ? Les artistes sont-ils à même de rédiger ce type de récit, sachant qu'ils furent eux-mêmes acteurs de cette histoire30 ? Quel est l'impact du marché dans l'écriture de cette histoire ? Des questions similaires se posent lorsque l'on aborde l'histoire de l'art européenne ou anglo-saxonne, à la différence près que, pour l'Afrique, les chercheurs concernés par ces questions sont peu nombreux. La parole se voit ainsi rapidement saisie par quelques « experts » et les rares publications existantes prennent valeur d'autorité. 37 Après 7 stories..., Clémentine Deliss n'organisera plus d'expositions pendant près de onze ans31. Peu d'expositions ou de publications traitant de manière extensive de l'art moderne en Afrique sont parues depuis32 et l'exposition de Clémentine Deliss reste une référence et un point de départ dans le domaine, malgré tous les problèmes qu'elle a pu soulever. Les débats qu'elle a provoqués, ainsi que la violence de certaines réactions en font une exposition « tournant », au lendemain de laquelle il semble qu'une plus grande légitimité ait été accordée à la parole d'auteurs issus de la diaspora africaine. Okwui Enwesor deviendra ainsi l'un des porte-paroles « officiels » de l'histoire de l'art développée en Afrique, lui qui à l'occasion d'Africa95 déplorait le fait que l'on ne l'ait pas suffisamment associé33. 38 Histoire culturelle et sociale de l'art, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

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NOTES

1. Dans ces années-là, plusieurs initiatives émergent justement pour tenter de valoriser la création des minorités en Angleterre et repenser les rapports de pouvoir entre centre et périphérie : citons la revue Third Text, créée par Rasheed Aaren en 1987, ou la création d'INIVA (Institut of International Visual Art) en 1994, par exemple.

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2. Toutes les citations extraites des archives ont été traduites par l'auteure. 3. 7 Stories... a eu lieu à Londres, à la Whitechapel Gallery du 7 septembre au 26 novembre 1995, et à Malmö (Suède), à la Malmö Konsthalle du 27 janvier au 17 mars 1996. 4. Tom Phillips (artiste, collectionneur et membre de l'Académie royale) soumet la proposition à Susan Vogel en 1987, comme elle me l'explique dans un entretien en mai 2014. 5. « Africa, an Exhibition for the Royal Academy. Rationale, Scope and Organization », présentation de l'exposition par Susan Vogel, septembre 1988, Add Box 1, file 1/1 -1/5, archives de la SOAS, Londres. 6. Ibid. 7. Ibid. 8. Minutes of a Meeting to Discuss the African exhibition at the Royal Academy, 2 avril 1992, Add Box 1, file 1/1 -1/5, archives de la SOAS, Londres. 9. Ibid. 10. John Picton, Minutes of a Meeting to Discuss the African exhibition at the Royal Academy, op. cit. 11. Lettre de Norman Rosenthal à Clémentine Deliss, le 3 septembre 1991, File 2/10,box 3, archives de la SOAS, Londres. 12. « À cette époque, Tom Phillips avait bien évidemment participé à la plupart des réunions, il avait appris beaucoup et décidé qu'il voulait être commissaire de l'exposition. Je n'avais signé aucun contrat », explique Susan Vogel dans un entretien mené en mai 2014. 13. Clémentine Deliss, Box 1, File 3/2, archives de la SOAS, Londres. Cette boîte contient les propositions rédigées par Clémentine Deliss en 1991. 14. Ce titre de « directrice artistique » apparaît dans les archives, jusqu'à une date proche de l'inauguration du festival. Clémentine Deliss le perd ensuite ainsi que ses prérogatives pour ne plus s'occuper que de l'exposition 7 Stories... 15. Clémentine Deliss, décembre 1991, Box 1, File 3/2, brouillon, archives de la SOAS, Londres. 16. Citons, par exemple, la biennale de la Havane créée en 1984, celle d'Istanbul en 1987, celle de Dakar en 1992 (faisant suite à celle de 1990 dédiée à la littérature), celle de Johannesburg en 1995, ou celle de Gwangju en Corée du Sud en 1995. 17. Revue de presse de l'exposition, Box 2, File 9, archives de la SOAS, Londres. Voir aussi O. SILVA (1996).

18. Toutes les citations qui suivent sont extraites de l'article de Yinka SHONIBARE (1994 : 199-202). Voir aussi la réponse de Clémentine DELISS (1994 : 201-202) à Yinka Shonibare. 19. Tenq s'inspire de l'atelier triangulaire développé à l'origine par le sculpteur Anthony Caro et le collectionneur Robert Loder en 1982 qui mettait en relation des artistes de Grande-Bretagne, du Canada et de New York. Ce principe fut par la suite étendu à différents pays d'Afrique (Afrique du Sud, au Mozambique, en Zambie ou au Botswana, par exemple), pour tenter de sortir les artistes de leur isolement et les confronter à différentes pratiques artistiques. Tenq retint la philosophie triangulaire. Informations extraites du « Rapport sur Africa95 » à l'attention des membres du conseil

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d'Africa95, mars 1995 (WAG/EXH/2/460/15, archives de la Whitechapel Gallery, Londres.) 20. Pour Okwui ENWESOR (1996), certains des artistes d'origine africaine sont bien plus à même de « représenter » le continent de manière critique et distanciée que des artistes comme Cyprien Toukoudagba ou Kane Kwei. Il les défendra par la suite et contribuera à les propulser sur la scène internationale avec plus ou mois de succès, par son commissariat. 21. Il s'agit de l'exposition Big City, organisée à la Serpentine Gallery pendant le festival. En 1992, Jean Pigozzi exposait déjà sa collection à la Saatchi Gallery deLondres. 22. La SOAS est créée à Londres en 1906, à l'origine pour former les administrateurs coloniaux de l'Empire. Certains critiques soulignent la dimension néocoloniale de l'institution et, par extension, du festival conçu en son sein. 23. Voir « Exhibition Histories Talks : Clémentine Deliss — vidéo online », disponible sur le site de la revue Afterall, . 24. À cette occasion, Susan Vogel a tenté de classer la création du continent selon une grille empruntée à l'ethnographie évolutionniste et se fondant sur l'idée d'authenticité. L'art traditionnel, sous-entendu authentique et immuable, est par exemple opposé à l'art international rendu hybride par ses contacts avec l'Occident, tandis que l'art en voie d'extinction qualifie un art traditionnel qui se serait vidé de toute fonctionnalité pour ne plus fonctionner que comme un symbole identitaire. 25. Lettre de Catherine Lambert à Roger F. L. Wilkins, directeur du British Council, Kampala, Uganda, 28 juillet 1994, WAG/EXH/2/460/17 (0), archives de la Whitechapel Gallery, Londres. 26. Lettre de Wanjiku Nyachae à Catherine Lambert, 25 mars 1995, WAG/EXH/2/460/17 (0), archives de la Whitechapel Gallery, Londres. 27. Lettre de Bruce Onobrakpeya à Catherine Lambert, 30 janvier 1995, WAG/EXH/ 2/460/7 (c), archives de la Whitechapel Gallery, Londres. 28. Lettre de Catherine L AMBERT à Chika O KEKE, 9 juin 1995, WAG/EXH/2/460/7 (a), archives de la Whitechapel Gallery, Londres. 29. Pour une analyse détaillée de cette séquence dédiée au laboratoire AGIT ART (Sénégal), voir HARNEY (2004 : 106-148), D ELISS est également souvent revenue sur le travail de ces artistes dans ses publications. 30. Voir à ce propos OKWUNODU OGBECHIE (1997 : 10-84) dont les travaux portent plus particulièrement sur les enjeux de pouvoir dans l'écriture de l'histoire de l'art au Nigeria, ainsi que sur les rapports entretenus par Clémentine Deliss avec les commissaires choisis. 31. Après avoir créé en 1996 la revue Métronome, elle dirige aujourd'hui le Weltkulturen Museum de Francfort. 32. Citons toutefois L ITTLEFIELD KASFIR (2000), E NWESOR (2001), H ARNEY (2004) ou plus récemment OKEKE-AGULU (2015). 33. « L'erreur fatale commise par les organisateurs d'Africa95 a été de penser qu'il suffisait de demander à ceux qui vivaient sur le continent pour représenter l'histoire de l'Afrique au XXe siècle. Bien que certains participants vivent de fait hors du continent, il est certain que leur contribution au débat n'était ni désirée, ni totalement bienvenue,

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et restée tenue à l'écart dans tous les domaines, en particulier à l'écart des expositions », écrit O. ENWESOR (1996).

RÉSUMÉS

Ce texte revient sur la genèse et la réception critique du Festival Africa95, et de l'exposition Seven Stories about Modern Art in Africa organisés à Londres en 1995. Si le Festival réitère une vision des arts de l'Afrique jugée à l'époque passéiste, Seven Stories semble se nourrir des réflexions postcoloniales du moment en donnant la parole à cinq curators africains. Parmi les rares expositions à fournir une recherche approfondie sur l'histoire de l'art moderne et contemporain en Afrique, 7 stories n'en est pas moins la cible de vives critiques et constitue un tournant important dans l'historiographie de l'art contemporain africain.

This text analyses the conception and critical reception of the Africa95 Festival and the Seven Stories about Modern Art in Africa exhibition, both organized in London in 1995. If the Festival seemed to stress an outdated vision of Africa, Seven Stories appeared to echo the post-colonial thinking of the time, and put five African curators in charge of the different sections of the show. It was also one of the rare exhibitions to offer an extensive and rich study of the history of modern and contemporary African art. It nevertheless received fierce criticism and constituted a major turning point in the historiography of contemporary African art.

INDEX

Keywords : Africa95 Festival, Seven Stories About Modern Art, Biennale, Curator, Postcolonial Studies, Neo-Colonialism Mots-clés : Africa95 Festival, biennale, curator, études postcoloniales, néo-colonialisme

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La Triennale Entre négociations et volontarisme La Triennale: Between Negotiations and Determination

Margareta von Oswald

1 Du 19 avril au 26 août 2012, se tenait au Palais de Tokyo (Paris) La Triennale : Intense Proximité. Cette gigantesque exposition s'inscrivait dans le programme trisannuel de manifestations initiées, financées et organisées par le ministère de la Culture et de la Communication français depuis 2006. Intitulées lors de ses deux premières éditions La Force de l'Art au Grand Palais, elles étaient vouées à désenclaver la scène artistique nationale et à renforcer la position de Paris sur la mappemonde des acteurs de l'art international.

2 La nomination du commissaire vedette Okwui Enwezor à la tête de la troisième édition conduisit à une réorientation radicale du cadre de l'exposition. Appelée désormais La Triennale, elle constituait une remise en question de l'idée même de promotion d'une scène « nationale » dans le contexte d'un monde globalisé. À cette fin, le directeur artistique introduisit, avec son équipe, le concept d'« intense proximité », décrit dans le dossier de presse comme « une forme de proximité troublante qui dérange autant qu'elle vivifie et transforme les coordonnées des vecteurs culturels nationaux ». La Triennale s'attaquait donc ouvertement à la conception initiale de La Force de l'Art et se construisait même en opposition à celle-ci. Ceci dit, on pouvait s'attendre à une telle remise en question venant d'Okwui Enwezor qui est, depuis la seconde moitié des années 1990, l'un des principaux promoteurs d'une approche transnationale du domaine artistique (Enwezor & Richards 1997 ; Enwezor 2002a, b, c, d, 2003, 2010). La presse française et étrangère approuva cette réorientation1, qui impliquait avant tout une liste impressionnante de « participants » internationaux, même si les réactions à propos de l'exposition elle-même furent plutôt mitigées2. Ses analyses donnaient généralement une image figée, souvent maîtrisée, de l'exposition. Dans cet article, je propose une approche ethnographique de l'exposition centrée sur le devenir de l'exposition. De par ma position d'assistante de Mélanie Bouteloup, l'une des commissaires associées de l'équipe d'O. Enwezor, j'ai pu suivre l'exposition dans son déroulement, sa conception et sa construction, comme dans ses impasses et ses

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flottements (von Oswald 2012). Je décris l'évolution du projet de ses origines — le choix du commissaire et son projet initial — jusqu'à son vernissage. Plus précisément, je m'intéresse aux différents opérateurs impliqués, aux rapports de force, et à la mise en forme progressive du concept de l'exposition, afin de comprendre comment un projet aussi différent des précédents a pu s'imposer, dans une situation politique d'autant plus délicate qu'elle était liée aux élections présidentielles de 2012.

De la Force de l'Art à La Triennale

3 À deux mois du vernissage de l'exposition, prévu le 19 avril 2012, je me rends à mon premier entretien avec Nicolas Bourriaud, nouveau directeur de l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Son rôle a été décisif dans la désignation d'O. Enwezor. En effet, il occupe alors le poste de chef de l'inspection à la création artistique à la nouvelle Direction générale de la création artistique3. C'est dans les locaux de ce département affilié au ministère de la Culture et de la Communication, que s'est décidée l'édition 2012 de La Force de l'Art, et plus spécifiquement la nomination de son directeur artistique, en août 2010.

4 Dès le début de mon enquête, en octobre 2011, une situation apparemment paradoxale se présente : alors que La Force de l'Art entend proposer « un instantané de la situation de la création contemporaine en France »4, le questionnement de la pertinence des expositions « nationales » constitue le point de départ de la réflexion de La Triennale. Pourquoi un tel changement ? 5 Nicolas Bourriaud m'explique5 avoir suggéré de réformer le format de l'exposition dès le début de son mandat, « dépassant » son rôle, qu'il définit comme « conseiller ». Il impose de nouvelles orientations à partir du profil du commissaire. Il faut un seul commissaire, défendant seulement un point de vue, contrairement aux éditions précédentes. Le commissaire doit être expérimenté, « vraiment respecté », « le meilleur » et, point sur lequel il insiste, de dimension « internationale ». Pour lui, « ça ne sert à rien que ça soit un Français qui regarde les Français ». Cet aspect lui importe « après deux éditions, qui ont montré aussi leurs limites, en termes de rayonnement et d'influence ». 6 Le directeur des Beaux-Arts entend changer d'approche, mais l'objectif général reste identique : « le rayonnement » de la France sur la scène internationale6. Après tout, le format de biennale qu'il propose n'est novateur que dans le contexte français. Le rôle historique de ce type d'exposition dans la représentation nationale est questionné dès les années 1990, où il est progressivement associé à des concepts de globalisation (Filipovic & Vanderlinden 2005 ; Altshuler 2008). Il s'agit finalement pour N. Bourriaud d'intégrer la France dans le circuit de l'art contemporain international au niveau institutionnel. 7 En mai 2010 il invite quatre candidats à rédiger un pré-projet : Nancy Spector, Bob Nickas, Okwui Enwezor et Kasper König7. Aucun de ces poids lourds de l'art international n'a réalisé un projet d'envergure en France. Le choix du jury8 se porte sur O. Enwezor, qui aurait adopté une stratégie discursive « presque géopolitique » et qui a « séduit le ministre lui-même [Frédéric Mitterrand] » selon N. Bourriaud. 8 La proposition d'O. Enwezor prend comme point de départ la « soupe de cochon » qui a créé la polémique en France en 2006. Dans la confrontation d'un hiver particulièrement

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rude, des militants d'extrême droite avaient offert une « soupe identitaire » avec des ingrédients « traditionnels » (porc), excluant volontairement une frange de la population qui n'en mangeait pas. La proposition d'O. Enwezor arrive à un moment où la politique « droitière »9 sous la présidence de Nicolas Sarkozy suscite des réactions internationales, de la part des institutions européennes et du clergé, qui jugent cette politique comme allant à « l'encontre des normes européennes »10. Avec cette accroche, Enwezor entend établir un lien entre les politiques culturelles françaises — la volonté de mettre en place une exposition selon lui nationaliste — et les débats identitaires qui animent la France. À cette actualité politique s'ajoutent les élections présidentielles coïncidant avec l'ouverture de l'exposition. Dans un document de travail, Enwezor (2011) met en avant sa volonté d'interroger le format de La Force de l'Art pour lancer une discussion sur la pertinence d'une telle approche : « In the wake of these actions [soupe identitaire] and many others over the last several decades, both in France and Europe at large, what might it mean today to organize an art exhibition in which the status of the national artistic scene and cultural identity takes absolute priority ? The recent history of shaping national aspirations of cultural glory through exhibitions offers a salient basis for critical reflection on the exhibition project La Triennale, which in its earlier incarnation as La Force de l'Art was supposedly designed to expose, for the maximum benefit of the global art world, “contemporary French creations”. Whatever the benefits of such exhibitions in directing attention towards vectors of critical production in particular national context, in an increasingly globalized world, it could be argued that the blind spots of a nation-oriented exhibitions are even greater. » 9

10 O. Enwezor rompt avec l'approche nationale et propose la formule « Intense Proximité », comme principe d'organisation de l'exposition. Il s'inspire de l'anthropologue James Clifford (1988 : 22) qui avait déjà remarqué que l'on « rencontre la différence près de chez soi [et que] le familier surgit au bout du monde », dans son livre emblématique Malaise dans la culture. Dans un document de travail, Enwezor (2011) écrit que le temps contemporain se caractérise par le sentiment de « l'anxiété d'une proximité troublante »11, par « l'écroulement de la distance ». Dans ce contexte, il propose de s'affranchir de l'idée de l'espace national comme lieu physique constitué et de le penser comme un espace-frontière avec une morphologie plurielle, comprenant le local, le transnational, le géopolitique ou le « dénational ». 11 O. Enwezor (2010 : 444) a construit sa réputation de commissaire dans les années 1990 avec une représentation idéalisée de la biennale comme un « modèle de résistance ». Les identités artistiques ne seraient plus liées à un territoire ou à une nationalité spécifique et l'affiliation des œuvres se ferait d'une manière « non absolutiste, non essentialiste » (ibid. 1998 : 35). Depuis son premier engagement pour Trade Routes : History and Geography, la seconde Biennale de Johannesburg en 1997 (Enwezor & Richards 1997), et plus précisément dans Documenta 11 à Kassel en 2002, il a renoncé à des représentations artistiques nationales en introduisant les concepts de transnationalisme et des théories postcoloniales dans l'espace artistique (Enwezor 2002a, b, c, d, 2003). 12 Sa critique du format de La Force de l'Art figure comme un point de crispation central entre le commissaire général et le commanditaire, c'est-à-dire le ministère de la Culture. Son idée de problématiser « le national » a des conséquences sur chaque aspect du projet — équipe de commissaires, voyages de recherches, choix des artistes et

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budget, communication — dans un paysage politique et médiatique marqué par le débat sur l'identité nationale, lancé en 2009 par Éric Besson, ministre de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Développement solidaire. 13 N. Bourriaud12 appuie la candidature d'O. Enwezor face à un jury composé de personnes du monde de l'art français et de fonctionnaires du ministère, dont une majorité ne connaît pas son profil.

L'équipe de commissaires et les modes de coopération

14 Malgré l'intention initiale d'O. Enwezor de réaliser l'exposition seul, N. Bourriaud le convainc de former une équipe de « commissaires associés » au fait avec le milieu de l'art français. « C'était à la fois pour des raisons pratiques et politiques »13 : politique, dans l'idée d'offrir à Enwezor une expertise de la « scène française », et pratique, pour apporter une expérience internationale à des commissaires en devenir. Cette consigne valide, aux yeux du commanditaire, que le principe de nationalité qui structure la biennale, promu dans les anciennes éditions de l'exposition, prévaut, malgré la remise en question affichée de ce principe de la part d'O. Enwezor. Les quatre commissaires associés se trouvent d'un point de vue structurel dans une position d'assistants vis-à- vis d'Enwezor, qui agit en véritable mentor14.

15 Trois des quatre commissaires (Claire Staebler, Mélanie Bouteloup et Émilie Renard) se considèrent comme novices dans l'organisation d'une exposition d'une telle ampleur. Seul Abdellah Karroum, le plus âgé du groupe, en a l'expérience, pour avoir déjà coopéré avec O. Enwezor dans le cadre de la Biennale de Gwangju (2008) et avec Yacouba Konaté pour celle de Dakar (2006). « On est absorbé par un univers qui est celui d'Okwui », explique une des commissaires associées dans un entretien. O. Enwezor leur distribue les tâches à exécuter, notamment l'exploration des musées sur la colline de Chaillot (le musée de l'Homme, le quai Branly, le Palais de Tokyo, et le musée Guillemet) et leurs archives. Une direction leur est ainsi proposée, il leur fournit une bibliographie. 16 Le travail en équipe permet de pallier d'autres problèmes, notamment celui de l'absence d'O. Enwezor de Paris, du fait de son emploi du temps. En effet, pendant la mise en place de l'exposition (2010-2012), il occupe le poste de commissaire associé à l'International Centre of Photography (New York), de visiting scholar à l'Institute of Fine Arts (Université de New York) et de directeur artistique d'une autre manifestation de type biennale (Meeting Points 6). Il est membre de la rédaction de la revue NKA, occupe plusieurs postes de conseiller (Ethnologisches Museum de Berlin, Deutsche Bank Price, Dublin Contemporary), contribue à des livres et dirige des catalogues d'expositions. En même temps, il obtient le poste de directeur du Haus der Kunst (Munich) en octobre 2011, un des musées d'art contemporain les plus prestigieux. Conséquence de ce planning international intense : il est constamment en déplacement. 17 Comment l'exposition se prépare-t-elle avec une équipe curatoriale dispersée dans le monde entier ? Un mode de coopération est défini dès le départ : chacun propose des artistes, on « brosse large »15 puis, par élimination, l'exposition prend forme, progressivement. À partir de mars 2011, chaque commissaire propose vingt dossiers d'artistes par mois, qu'il dépose sur une Dropbox. La première liste d'artistes est présentée au commanditaire en septembre. Localisés sur différents continents, ils discutent ensemble sur Skype dans des conférences téléphoniques. Mélanie Bouteloup,

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que j'assiste sur certaines parties de l'exposition, prépare soigneusement ces séances. On formule des mots-clés et des synopsis de manière à être le plus efficace possible dans la présentation des dizaines d'artistes et d'œuvres, de films et de textes qu'elle entend défendre. Chaque commissaire fait très brièvement ses propositions concernant l'exposition, les lieux associés ou le catalogue devant l'équipe. Ensuite, les décisions sont prises collectivement. Abdellah Karroum, basé soit à Rabat soit à Paris, qui prépare parallèlement la biennale Regard Bénin 2012, m'explique le processus : « Ce n'est pas le consensus sur la validité du projet, mais le consensus sur la discussion qu'on a eu dans les échanges. Les choix [des artistes] se sont faits par rapport aux sensibilités des curateurs, artistiques et intellectuelles, et en même temps en dialogue entre cinq commissaires »16. 18

19 Toutefois, en dépit de ce mode de décision qualifié de « démocratique », les commissaires associés admettent qu'une hiérarchie s'impose naturellement entre eux et le directeur artistique. Ce dernier assume sa position. C'est lui qui a le dernier mot et décide de la scénographie, moment où le propos de l'exposition se déploie dans l'espace. 20 Outre des visites d'ateliers collectives ou individuelles, les voyages de prospection offrent de rares moments où les commissaires sont réunis en un même lieu, et pendant lesquels ils ont la possibilité de faire connaissance17. Le rythme des séjours est soutenu : il n'est pas inhabituel de rencontrer cinq à dix artistes par jour, de visiter leur atelier et des institutions artistiques. Chaque ville est généralement explorée en un à deux jours. Non seulement ces séjours contribuent à la définition de la liste des artistes, mais ils permettent aussi de prospecter pour d'autres projets dans lesquels les commissaires sont engagés : un projet d'exposition en nourrit un autre. En même temps, les voyages permettent de combiner les obligations. Ainsi, le vernissage de Meeting Points à Beyrouth est aussi l'occasion d'un déplacement de l'équipe pour rencontrer des artistes pour La Triennale.

Le structure frame

21 Au fur et à mesure du terrain, je comprends que des collaborateurs de longue date d'Okwui Enwezor s'ajoutent aux membres des équipes constituées par les commanditaires (le ministère de la Culture, le CNAP et le Palais de Tokyo). Progressivement, le directeur artistique impose le recrutement de trois collaborateurs, une équipe qu'il qualifie de structure frame, lui assurant un contrôle sur les aspects fondamentaux du projet18. Il s'agit d'abord de préparer et de contrôler ce qui va être perçu de l'exposition : dans l'idée de « placer La Triennale sur la carte [des évènements artistiques] »19, Okwui Enwezor fait recruter Markus Müller chargé de la communication pour créer la marque La Triennale avec une identité originale au niveau international. Le défi est grand : La Triennale ne figure pas sur le radar des principaux décideurs de l'art alors que sa tenue coïncide avec des manifestations majeures : la Biennale de Berlin, Documenta 13, Art Basel. Des points presse sont organisés à Paris et à Londres pendant la Foire d'art contemporain Frieze, lors de la Biennale de Venise (2011). Il faut préparer le terrain pour que les journalistes de la presse internationale prévoient leur déplacement à Paris. Ensuite, Okwui Enwezor contrôle ce qui va documenter l'exposition. L'édition du catalogue est coordonnée depuis les États-Unis.

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Enfin, il supervise ce qui advient par l'intermédiaire d'une personne chargée de la production de l'exposition. Ce rôle est assumé par Luz Gyalui. Par son intermédiaire, le commissaire surveille la préparation et l'installation de l'exposition. Il contrôle également la communication, toujours sensible, avec les artistes, lesquels constituent finalement son réseau et son capital le plus important.

22 À Paris, les membres de l'administration et les prestataires de l'exposition20 que je rencontre font systématiquement référence à Luz Gyalui, présentée comme l'assistante d'Okwui Enwezor. Je finis par obtenir un entretien avec elle entre deux de ses rendez- vous, pour un déjeuner. Deux téléphones sont posés sur la table, elle reçoit des messages, répond rapidement aux appels pendant l'entretien. Je l'interroge sur son rôle : « Je m'occupe de tout ce qui est production. Je travaille très étroitement avec Okwui, donc le commissaire général, et les quatre commissaires associés sur ce projet. Je m'occupe, disons, de rendre possibles leurs idées. » 23

24 Le cahier des charges impressionne et suppose la maîtrise d'un large éventail d'activités. Elle « supervise » et « surveille » toutes les opérations nécessaires à la réalisation de l'exposition, dès ses débuts : « C'est une machine de guerre [...] elle est vraiment impressionnante. Elle travaille sans cesse. Elle gère tout. Elle est au courant de tout. [...] Elle centralise vraiment toutes les informations. C'est Luz, la chef »21. 25

26 Elle est au cœur des rouages de l'organisation. Luz Gyalui a intégré l'équipe en tant qu'assistante en même temps que les commissaires associés, seize mois avant l'ouverture de l'exposition, mais Okwui Enwezor la désigne comme « the producer on my behalf of the exhibition ». Sa mission « doit permettre au travail de se dérouler sans heurt »22. Contrairement à lui, elle réside à Paris le temps de la préparation de l'exposition. Elle finit par s'imposer, de manière subtile, comme productrice et coordonnatrice auprès des institutions partenaires, même si la production de l'exposition est censée se diviser entre le CNAP et le Palais de Tokyo.

27 Okwui Enwezor et Luz Gyalui ont déjà travaillé ensemble pour la Biennale de Séville (2006) et celle de Gwangju (2008), elle l'assiste aussi sur Meeting Points 6. Les méthodes de travail sont bien rodées entre eux, l'assistante devient un « porte-parole », voire un « prolongement » du commissaire, qui, lui, n'est généralement jamais en contact avec les autres acteurs impliqués. Elle fonctionne comme un filtre, lui distribuant les informations ainsi qu'aux équipes techniques et administratives. La gestion au quotidien des questions techniques, administratives, logistiques ou artistiques ne se fait jamais directement avec le commissaire. « Okwui, on ne l'entend jamais », me confie la chargée de production. 28 C'est cette structure frame, l'équipe recentrée autour de lui, qui permet que l'exposition soit signée Okwui Enwezor, identifiée et identifiable comme telle. Comme l'avait déjà souligné Howard Becker (1988) au sujet des œuvres d'art, une exposition comme La Triennale nécessite la mobilisation de multiples catégories de professionnels, tout au long d'une chaîne de coopération sans laquelle l'exposition ne peut être ni produite, ni distribuée, ni commentée, ni évaluée, ni conservée.

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Le concept en négociation

29 Cette structure frame est habituée à mettre en place des expositions d'envergure. La productrice me confirme que leur coopération s'est toujours effectuée ainsi. En revanche, les institutions françaises impliquées se trouvent confrontées à un défi inédit du fait de sa taille, de ses coûts de production et de sa portée internationale. Comme me l'explique Gyalui : « Ce n'est pas tellement notre projet à nous qui pose problème. C'est un projet comme les autres, comme on en a déjà faits. Le problème, c'est de gérer les structures administratives de fonctionnaires. C'est très lourd et pèse beaucoup sur nous. Donc, voilà. C'est ça, la grande complication [du projet] »23. 30

31 La constellation institutionnelle créée pour La Triennale élargit encore plus le réseau d'acteurs engagés dans la réalisation de l'exposition, qui comprend le Palais de Tokyo, la DGCA, l'équipe des commissaires, l'équipe d'Okwui Enwezor, le CNAP et une agence de communication indépendante. Un comité de pilotage, organisé par des représentants de chaque partie, se prononce sur tous les aspects de l'exposition. En réaction à ce dispositif, le commissaire protège et préserve l'espace de travail de son équipe, comme l'explique Émilie Renard au cours d'un entretien24 : « C'est une manière de fermer la porte à toute sorte d'intervention extérieure. » Cet isolement des commissaires est un mode d'organisation qui permet de travailler de manière autonome, car l'encadrement institutionnel a un impact sur la manière dont l'exposition est développée et, en premier lieu, sur sa thématique. Dans l'élaboration du projet d'exposition, deux positions s'opposent dès le début. D'un côté, il y a celle du ministère et du CNAP, dans la lignée de La Force de l'Art, qui consiste à « offrir un lieu d'envergure et de rayonnement international à la création contemporaine en France »25. De l'autre, celle d'Okwui Enwezor et de son équipe curatoriale qui tendent à prendre leurs distances avec la définition nationale du format. 32 La parution d'un premier communiqué, par l'influente liste de diffusion e-flux 26, prévue pour avril 2011, reste bloquée à cause des désaccords internes : les procédures de validation prennent beaucoup de temps. Tous les acteurs du comité de pilotage sont intégrés dans ce processus de validation, imposant des modifications qu'il faut ensuite renégocier. Puis l'équipe curatoriale doit nécessairement être d'accord sur les changements, avant que le ministère ne valide à son tour le document. Décrit comme fastidieux, le processus de la publication d'un communiqué e-flux peut ainsi prendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois27. Le premier communiqué officiel paraît en octobre 2011. Sa rédaction reflète très clairement cette tension. En voici deux extraits : « La Triennale proposera un large état des lieux de l'art contemporain au confluent de la scène française et des foyers de création internationaux. [...] L'étroite collaboration entre ces différentes structures et le Palais de Tokyo est à l'origine d'un espace d'échange et de débat, unique en son genre, qui permettra à la manifestation d'envisager, à travers le concept d'Intense Proximité, ce que cela signifie de créer aujourd'hui dans le contexte d'une scène artistique française mondialisée et diversifiée »28. 33

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34 Pourquoi mentionner la scène artistique française alors qu'il y a une rupture avec l'idée de nationalité ? À cela s'opposent les propositions formulées par l'équipe des commissaires : « L'ambition première de ce projet est d'aller au-delà de la notion d'espace national en tant que lieu géographique aux frontières établies, en faveur d'un espace dont la morphologie est en perpétuelle évolution et dont la définition dépasse les catégories habituelles du local, du national, du transnational, de la géopolitique, de la dénationalisation, de la pureté, du métissage, etc. »29. 35

36 La productrice soupire quand je lui soumets ces textes. La question de la définition de nationalité constitue le point de controverse central dans l'élaboration du projet. D'un côté, le commanditaire continue à vouloir défendre les artistes français, alors que l'équipe curatoriale s'interroge sur ce qui définit un artiste français aujourd'hui au sein d'un espace artistique globalisé. Cette tension doit rappeler des souvenirs au commissaire. Lors de la Biennale de Johannesburg en 1997, il avait mis en avant le transnationalisme contre l'idée de pavillons nationaux, mais aussi contre la scène locale sud-africaine. La polémique avait conduit à l'annulation de l'événement au bout d'un mois. Cette manifestation fut saluée par un grand nombre de magazines d'art contemporain internationaux mais a été relativement mal accueillie par la plupart des acteurs sud-africains. Ces derniers se sentirent floués par une manifestation artistique recherchant exclusivement l'impact international et délaissant la situation locale et les artistes sud-africains (Becker 1998). 37 Face à la résistance du commanditaire, les commissaires essaient de contourner la question de la nationalité. Le projet se transforme, la notion identitaire disparaît de toute communication et, avec elle, la problématisation spécifique des politiques locales actuelles. L'idée de biennale nationale s'efface progressivement au profit de celle d'une représentation du projet par l'ethnographie. L'entrée de l'ethnographie se justifie avant tout par les expôts trouvés par les commissaires dans des archives parisiennes, notamment celles du Quai Branly. 38 En septembre 2011, après un été passé à voyager et à prospecter des artistes et des institutions, les commissaires rendent un avant-projet détaillé au comité de pilotage, avec une première liste de noms et de lieux. L'aspect interdisciplinaire et intergénérationnel du projet est matérialisé par les expôts : les documents et les objets exposés sont produits par des personnes issues de l'art contemporain et moderne, mais aussi des anthropologues, des théoriciens ou des cinéastes. Les œuvres exposées relèvent surtout de l'art contemporain mais l'exposition se distingue d'autres biennales par les expôts datant de tout le XX e siècle et fabriqués par ces différentes formes d'auteur. 39 Okwui Enwezor m'explique30 qu'il s'agissait d'élargir et de reconsidérer la relation entre le proche et le lointain — sujet de l'exposition — en termes de phénomènes visuels, mais aussi de recherches scientifiques. Dès lors, l'exposition introduit la notion de participants, traduite de l'anglais contributors. Il ne s'agit plus de parler des artistes intégrés à l'exposition, mais des personnes qui contribuent à un projet d'exposition. Dans le catalogue, les participants sont classés selon leur date de naissance, en commençant par le plus âgé pour les replacer avec leurs productions dans le contexte spatial et temporel spécifique dans lequel ils sont nés (Enwezor 2012).

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40 Le pré-projet d'Okwui Enwezor, focalisé sur les tensions et les conflits engendrés par cette « proximité troublante », est dénaturé et dépolitisé par des expressions comme « une fascination renouvelée pour l'inconnu et le lointain » ou la « richesse des échanges », hors de toute ambivalence, rupture, dissension31. Malgré le fait que le ministère n'exerce pas d'influence sur le choix des artistes et le contenu concret de l'exposition, ce genre de communication montre comment le commanditaire impose sa direction idéologique au projet. Okwui Enwezor fait référence à ce processus problématique dans la mesure où il définit son rôle comme celui de guest 32, convié par les institutions françaises à imaginer l'exposition. Selon lui, il faut trouver une manière de croiser ses propres idées et intérêts avec ceux des autorités culturelles françaises. C'est la rencontre entre les demandes, les attentes et les revendications des deux parties qui permet au concept de prendre forme. On comprend dès lors que la ligne de l'exposition résulte de la négociation entre les différents acteurs.

Le montage de l'exposition

41 Jusqu'au moment du montage, un suivi des organisateurs n'est possible que de loin — ils communiquent et travaillent à distance — et ceux-ci se retrouvent dans des réunions réservées à un nombre limité de participants (visites d'ateliers et de galeries, comité de pilotage, réunions entre commissaires, etc.). Lorsqu'ils m'accordent un entretien, ils adoptent généralement un point de vue rétrospectif, en reconstituant des situations. Je ne les vois pas agir.

Fig. 1. — L’équipe curatoriale de la triennale : Okwui Enwezor (au centre), Abdellah Karroum, Émilie Renard, Mélanie Bouteloup, Claire Staebler (de gauche à droite)

Photo : Alix Laveau, 2011, tous droits réservés La Triennale.

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Fig. 2. — Protection des œuvres pendant le montage de l’exposition à cause des travaux de rénovation de l’espace

Photo : Margareta von Oswald, 2012.

Fig. 3. — Okwui Enwezor et l’équipe curatoriale en visite guidée avec le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand

Photo : Didier Plowy, 2012.

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Fig. 4. — Vue de l’exposition, La Triennale, Intense Proximité (Palais de Tokyo, Paris)

Photo : André Morin. Au 1er plan : Adrian Piper, « The Mythic Being » (1973), Collection et © Adrian Piper Research Archive Foundation, Berlin. Au 2d plan (de g. à d.) : Seulgi Lee, « BÂTON » (2009), Courtesy de l’artiste et Jousse Entreprise ; Victor Man, « Deposition » (2008), Collection Ginette Moulin - Guillaume Houzé, Paris ; Meschac Gaba, « Marriage Room » (2000), Courtesy de l’artiste et Stevenson, Cape Town, Johannesburg, ADAGP Paris 2012 ; Camille Henrot, « Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs ? » (2012), Courtesy de l’artiste et Kamel Mennour, Paris.

Fig. 5. — Vue de l’exposition, La Triennale, Intense Proximité (Palais de Tokyo, Paris)

Photo : André Morin. Au 1er plan : Jewyo Rhii « Two » (1999-2002), Courtesy Galerie Ursula Walbröl, Düsseldorf ; Ellen Gallagher, « Morphia » (2008-2012), Courtesy de l’artiste et Gagosian Gallery, New York. Au 2d plan : Ellen Gallagher, « Untitled » (2012), Courtesy de l’artiste et Gagosian Gallery, New York ; Georges Adéagbo, « La porte : derrière la porte... ! Qu’est-ce qu’il y a derrière la porte ? » (2012), Courtesy jointadventures.org, ADAGP Paris 2012.

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Fig. 6. — Vue de l’exposition, La Triennale, Intense Proximité (Palais de Tokyo, Paris)

Photo : André Morin. El Anatsui, « Tiled flower garden », 2012, Courtesy de l’artiste et Jack Shainman Gallery, New York.

Fig. 7. — Vue de l’exposition, La Triennale, Intense Proximité (Palais de Tokyo, Paris)

Photo : André Morin.

42 Au moment du montage de l'exposition, un autre réseau d'acteurs se constitue. En observant l'exposition se matérialiser, les œuvres imposent leurs exigences, l'importance de l'espace devient palpable (Yavena 2003a, b). Artistes, restaurateurs, encadreurs ou encore monteurs s'ajoutent à la liste des acteurs engagés dans La Triennale. Une observation des pratiques devient alors possible (Houdart 2007).

43 Le changement du titre s'accompagne d'un changement de lieu d'accueil pour l'exposition : le Palais de Tokyo. D'après les acteurs impliqués dans cette décision, cela s'explique pour des raisons budgétaires, avec une réduction de l'enveloppe du

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ministère. Louer le Grand Palais pour une manifestation qui dure aussi longtemps coûte très cher. Le premier événement public de La Triennale, la performance « Soup/No Soup », y prend place comme pour faire la transition. Quelques jours avant le vernissage, le 7 avril 2012, l'artiste Rirkrit Tiravanija installe dans la nef un grand banquet où une soupe est servie gratuitement aux visiteurs pendant douze heures. 44 J'arrive au Palais de Tokyo le 4 avril pour participer au montage de l'exposition qui ouvre dans seize jours. Une multitude de gens traversent le hall. C'est une atmosphère de « branle-bas de combat » : tout le monde semble être occupé, agité et préoccupé par son objectif du moment. L'exposition occupe les trois niveaux du bâtiment. Tout est loin d'être terminé : deux niveaux sont encore en travaux — obligation de porter des casques — les accrochages de quelques œuvres commencent au troisième niveau. La première personne que je rencontre dans l'espace est Mélanie Bouteloup, qui m'annonce : « On est trois semaines en retard. » 45 Ma première journée coïncide également avec l'arrivée d'Enwezor au Palais de Tokyo. Il restera sur les lieux jusqu'au vernissage, excepté une courte absence pour l'inauguration à Munich d'une exposition au Haus der Kunst. Il supervise les accrochages, discute avec les artistes, rassure et échange avec les autres commissaires. 46 Des enjeux politiques vont perturber l'espace d'exposition. Le Palais de Tokyo est en pleine rénovation, en vue de devenir le plus grand espace d'art contemporain d'Europe. Après une démission forcée de son ancien directeur Olivier Kaeppelin en avril 2011, la nomination de son successeur, Jean de Loisy, engendre des changements fondamentaux dans l'organisation de La Triennale. Alors que l'un des enjeux principaux pour O. Enwezor est de pouvoir ouvrir l'espace rénové avec sa propre exposition, une entre- ouverture du Palais prend place pendant le montage de La Triennale. Cet événement occupe des espaces à côté de ceux dédiés à La Triennale. En pleine période électorale, Nicolas Sarkozy inaugure officiellement le « nouveau » Palais de Tokyo. Bien que le lieu soit encore en plein travaux, une plaque à son nom y est apposée, lui permettant de s'inscrire dans la continuité de ses prédécesseurs concernant l'appropriation politique des lieux culturels, comme Jacques Chirac (Quai Branly, 2006) ou Valéry Giscard d'Estaing (Centre Pompidou, 1977). Ces deux événements ralentissent de manière considérable l'avancement des travaux sur le bâtiment et donc de l'exposition. En même temps, ils s'opposent de manière structurelle à l'esthétique et à la vision politique de La Triennale : l'entre-ouverture avec une approche spectaculaire, la visite de N. Sarkozy avec en arrière-plan la campagne électorale. 47 L'état du bâtiment est une préoccupation non seulement pour les conservateurs mais également pour les commissaires : le planning sera inévitablement ralenti à cause des retards du chantier. Il faut du temps pour mettre en place les œuvres. C'est l'avancée des travaux qui détermine la manière dont les commissaires vont pouvoir travailler dans l'espace et se l'approprier. L'état du bâtiment est également inquiétant pour les artistes. Une galeriste, qui a pu y accéder, a envoyé des photos à l'un d'eux. Contrarié, celui-ci a appelé L. Gyalui pour se plaindre, remettant en question sa participation à l'exposition. Conséquence : « No more gallerists in the Palais ! », s'exclame O. Enwezor. Les contrôles de sécurité à l'entrée sont durcis. 48 À quatre jours du vernissage, la scénographie n'est pas encore finalisée. Comparant l'accrochage de l'exposition à un processus d'écriture, les commissaires33 expliquent que la mise en œuvre de l'exposition s'apparente à du « copier-coller », ou l'imaginent comme « l'édition d'un livre brut, à mettre en ordre ». Afin de trouver « un fil de

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lecture » pour le visiteur, il faut « écrire et réécrire » le parcours. Il fallait s'y attendre, des changements importants par rapport à la scénographie pensée par Okwui Enwezor sont apportés. 49 Les commissaires ne connaissent pas chaque œuvre, l'ouverture des caisses constitue souvent une surprise. Comme l'un d'eux me l'explique rétrospectivement : « C'était plutôt : bon, on a des objets, on les connaît pas trop, on va voir comment on les agence. Pour faire au mieux. [...] Quand tu as une exposition si grande, tu n'as pas le temps de tout penser aussi. Il y a trop d'objets. Bon, voilà, ça donne le vertige aussi, tout un bâtiment entier, un si grand budget [...]. » 50

51 Par ailleurs, les œuvres imposent des exigences qui ne sont que partiellement respectées par les commissaires. Agir dans l'espace du Palais en construction constitue un vrai défi. Un des niveaux est inondé de lumière, rendant invisibles plusieurs vidéos projetées sur les murs. Des dessins de grande fragilité y sont en outre exposés, au risque d'être détériorés. Le faible nombre d'espaces clos induit que les sons des différentes installations se chevauchent et s'imbriquent les uns dans les autres, créant un tapis sonore indistinct. 52 Mais le rôle des commissaires ne se limite pas au placement des œuvres. Il faut gérer la relation avec les artistes. Ils sont répartis par commissaire, de manière à ce que chaque artiste n'ait qu'un seul interlocuteur. Dès le montage, des visites avec les commanditaires, les sponsors ou d'autres professionnels sont organisées. Le commissaire doit ainsi adopter un rôle de communicant, dans des moments où l'angoisse de ne pas finir à temps se fait de plus en plus sentir. Les employés du ministère et du CNAP sont constamment présents : ils essaient d'aider et de s'intégrer dans les processus de travail, mais ne parviennent le plus souvent qu'à déranger l'équipe. 53 En observant un collectif d'acteurs agir et s'assembler dans l'espace d'exposition, il est possible de ressentir comment les œuvres et le bâtiment en chantier interviennent, comment ils dérangent et rythment le montage. Progressivement, dans l'interaction entre œuvres et acteurs, on voit comment l'exposition surgit, comment les idées formulées auparavant prennent corps et s'articulent à partir de l'agencement des œuvres. En se matérialisant, l'exposition s'éloigne à de nombreuses reprises de sa définition initiale et prend des orientations nouvelles à partir des échanges entre artistes et commissaires, et en fonction des contraintes liées aux objets et au bâtiment.

Le vernissage

54 Les dernières manipulations sont effectuées lors du vernissage le 19 avril, au moment de la visite de presse. 160 journalistes sont censés venir, majoritairement français, mais aussi quelques personnalités internationales-clés, invitées personnellement par le responsable de la communication, Markus Müller. La journée est rythmée par une hiérarchisation des invités : la presse, les professionnels (directeurs de musée, relations d'Enwezor...), la ministre de la Culture, puis le grand public.

55 Rares sont les expositions initiées par l'État français qui reçoivent une telle attention au niveau international. De ce point de vue, l'exposition au Palais de Tokyo est un succès avec plus de 7 000 visiteurs et une couverture presse importante. Toutefois, la

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stratégie de communication sur place est lacunaire. Les jours suivants, des événements sont prévus dans les « lieux associés », au Crédac (Centre d'art contemporain d'Ivry- sur-Seine), à Bétonsalon et aux Laboratoires d'Aubervilliers (lieu de recherche et de création). L'agence de communication et le personnel du Palais de Tokyo, trop occupés à organiser l'entre-ouverture et le vernissage de La Triennale, ont négligé la communication pour la programmation des lieux associés. Les employés de l'agence ne se sont jamais déplacés dans ces lieux, malgré l'importance de ce réseau dans le concept de La Triennale. Résultats : le vernissage de l'exposition de l'artiste Boris Achour au Crédac attire seulement dix personnes, dont majoritairement des journalistes. Aux Laboratoires d'Aubervilliers, l'événement organisé deux jours avant l'ouverture de La Triennale accueille les habitués, malgré la présence d'O. Enwezor et de L. Gyalui. Seul le vernissage à Bétonsalon est un succès34 : des artistes de La Triennale sont présents, tout comme le personnel du CNAP et du ministère, ainsi que tous les commissaires associés. Dans la stratégie de communication de l'agence choisie par le ministère, les manifestations des lieux associés ne sont guère valorisées. Le public n'est simplement pas au courant qu'elles font partie intégrante du concept de La Triennale. Hors de ses capacités et de ses responsabilités, cet aspect a aussi échappé à la vigilance d'Enwezor. 56 De même, peu d'attention est portée à la médiation de l'exposition. Par conséquent, le public local ou non initié au discours et aux problématiques abordées par La Triennale, mais également par le travail d'Enwezor en général, est livré à lui-même. Les équipes pédagogiques de médiation du Palais de Tokyo sont confrontées à une situation inhabituelle où les commissaires sont extérieurs à l'institution et il n'y a guère d'engagement de leur part dans le rapport au public. Le rôle du médiateur est d'autant plus important pour La Triennale car aucun support pédagogique — cartel ou texte introductif de l'exposition — n'apparaît dans l'exposition, Okwui Enwezor ayant refusé d'intégrer des précisions sur les œuvres exposées. Le manque d'implication locale de La Triennale est accentué par le fait qu'il n'y a pas de programmation (colloques, conférences, concerts, projections...), pourtant initialement prévue par les commissaires. Faute de moyens35, Enwezor a préféré intégrer un nombre important d'artistes internationaux dans l'exposition et renoncer à la programmation. L'impuissance du commissaire général à tout contrôler est révélée, tout comme les carences dans la coopération et les défaillances qui en résultent. La dépendance à l'égard des acteurs locaux devient évidente, même si d'autres aspects centraux — conceptualisation, production, édition, communication internationale — sont maîtrisés par Enwezor et son équipe. 57 Luz Gyalui est tombée malade pendant les derniers jours de l'accrochage. Elle a dû tout gérer, comme à son habitude, y compris les artistes mécontents, qui pleurent, crient, menacent de quitter l'exposition. Heureusement, la majorité d'entre eux est satisfaite. Elle sait que le suivi d'une exposition après le vernissage est beaucoup plus compliqué qu'on pourrait le penser. Elle rentre chez elle à Los Angeles le lendemain et me lance : « I've had enough of France. » Pourtant, elle collaborera de nouveau avec le Palais de Tokyo pour la préparation de Flamme éternelle (2014), une manifestation de l'artiste Thomas Hirschhorn. Surtout, elle retrouvera Enwezor pour organiser la 56e Biennale de Venise en 2015.

58 ❖

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59 Mon dernier entretien est avec Okwui Enwezor. Je l'appelle à son bureau de la Haus der Kunst à Munich. La Triennale est ouverte depuis quelques semaines déjà. Je l'interroge sur sa façon de définir son rôle de commissaire. Je lui demande quelles tâches (tasks) le commissaire accomplit dans son travail : « Curating an exhibition is not a task, it's an intellectual production. You have to envision a set of ideas, you have to unpack it, you have to specialize it, you have to make it legible, you have to make it readable to people, so these are not tasks. [...] For me, curating an exhibition is not a technical thing, it's not just organizing exhibitions. That's the one thing that I would like to [put forward], I am not just an exhibition organizer »36. 60

61 C'est une caractérisation du commissaire qui réduit sa fonction au conceptuel et à l'auctorialité, loin du commissaire « multifonction » décrit par M. Brenson (1998). Liées à l'autonomisation du champ curatorial dans le champ culturel, les différentes fonctions du commissaire (ibid.) — conceptualisation, édition, communication, production — deviennent des professions à part entière. C'est dans la délégation supervisée que le travail curatorial, travail polyphonique, se réalise. Dans le cas de La Triennale, à cause de l'encadrement institutionnel, ce processus prend une envergure exigeante. 62 C'est cette polyphonie qui devient lisible grâce à l'ethnographie de l'exposition. J'ai souhaité souligner l'intérêt d'une analyse des processus de mise en place d'une exposition pour montrer ce qui est invisible pour le public. L'exposition résulte de l'action d'une multitude de personnes, avec des intentions et des intérêts divers, parfois opposés, qui se manifestent dans la réalisation conflictuelle de l'exposition. Malgré le choix d'un commissaire visionnaire, l'analyse des acteurs politiques révèle que leurs façons de penser ainsi que les politiques culturelles françaises persistent dans le « modèle national », se contentant de le décliner, de l'adapter au fonctionnement du monde de l'art global. En dépit des valeurs, des demandes, des règles imposées par ces acteurs locaux, Okwui Enwezor est parvenu à faire passer son projet, en acceptant néanmoins quelques modifications. À partir de l'étude des acteurs, l'infrastructure de cette exposition devient tangible. Elle s'éloigne dans ce contexte de l'idée de l'efficacité des infrastructures (Rogoff 2013) mais fait remonter son incohérence, les frictions et les ruptures. 63 Centre Maurice Halbwachs, Paris, EHESS ; Institut für Europäische Ethnologie, Berlin, Humbold Universität zu Berlin.

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NOTES

1. Les anciennes éditions de La Force de l'Art ont été mal reçues par la presse française (NOCE 2009a, b) et ignorées par la presse internationale. 2. Voir Le Quotidien de l'Art, 35, 23 avril 2012, le Süddeutsche Zeitung (), The Guardian (), Beaux-Arts Magazine, 337, juillet 2012, pp. 80-81. Tandis que le choix des œuvres est généralement très apprécié, c'est leur agencement dans l'espace, le rapport entre le concept de l'exposition et sa mise en œuvre, ainsi que le rapport au public et la médiation qui sont critiqués, voir E. LEBOVICI (2012), ainsi que les articles du Frankfurter Allgemeine Zeitung (), et The Guardian (). 3. Nicolas Bourriaud occupe le poste du chef de l'Inspection de la création artistique de 2009-2011 à la nouvelle DGCA, institution qui succède à la Direction des arts plastiques (DAP). Il s'est fait connaître notamment grâce à son « esthétique relationnelle », théorie qu'il commence à établir dès son exposition Traffic en 1996 au CAPC, à Bordeaux, et qu'il a approfondie dans une publication (BOURRIAUD 1998). Il poursuit et établit cette approche avec la co-fondation et la co-direction du Palais de Tokyo avec Jérôme Sans

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(1999-2006). Il est aussi passé par le circuit des biennales et a été commissaire de la Tate Triennial 2009 : Altermodern à Londres. 4. Entretien avec le commissaire de La Force de l'Art 02, Didier Ottinger, Paris, le 15 juin 2012. 5. Entretien, Paris, le 20 février 2012. 6. L'histoire de La Force de l'Art s'inscrit, en fait, dans une histoire plus longue de la politique culturelle française. En 1959, la Biennale de Paris est créée par Raymond Cogniat, inspecteur des Beaux-Arts et rédacteur en chef de la revue Arts, et André Malraux, alors ministre de la Culture. L'objectif est de proposer un panorama de la jeune création internationale. Mais en 1985, le ministère hésite à renouveler son soutien à cette manifestation et privilégie plutôt, sous l'influence des politiques de décentralisation, la tenue d'une manifestation d'envergure en province. Ainsi est créée en 1991 la Biennale de Lyon. Les ambitions de cette manifestation sont identiques à celles de La Force de l'Art : créer une grande exposition bisannuelle qui affirme la présence française sur la scène internationale. 7. Ces commissaires ont occupé ou occupent toujours des positions centrales dans de grandes institutions de l'art contemporain : Nancy Spector à la fondation Solomon R. Guggenheim (New York) ; Bob Nickas au MoMa PS1 (New York) ; Kasper König au Museum Ludwig (Cologne) ; Okwui Enwezor à l'International Center of Photography (New York). Ils ont chacun des expériences dans l'organisation d'expositions d'envergure internationale ou de biennales (Venise, Johannesburg, Lyon, Berlin, Kassel). 8. Pour des raisons d'agenda, Kasper König et Nancy Spector ne soumettent pas leur candidature. Okwui Enwezor et Bob Nickas rédigent chacun un pré-projet pendant l'été 2010, qu'ils présentent et défendent devant un jury composé de huit personnes. Outre les employés de la DGCA, Nicolas Bourriaud a invité Christine Macel (directrice du service création contemporaine et prospective du Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou) et Nathalie Ergino (directrice de l'Institut d'art contemporain Villeurbane/Rhônes-Alpes) pour participer à la sélection du commissaire. 9. Deux faits marquants scandalisent les médias nationaux et internationaux en 2010 : la loi controversée sur l'interdiction du port du voile intégral (loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public) et le renforcement des mesures d'éloignement des Roms de nationalité étrangère en France en situation irrégulière. 10. Le secrétaire du Conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des personnes en déplacement, Agostino Marchetto, déclare le 20 août 2010 à l'Agence France Presse que « les expulsions en masse de Roms vont à l'encontre des normes européennes ». Le quotidien belge Le Soir titre dans son édition du 22 août 2010 : « Expulsions de Roms : la France rappelée à l'ordre par le pape » (). 11. Traduction de « anxiety of disturbing nearness ». 12. N. BOURRIAUD (2012) révèle son rôle d'initiateur dans un article tardif, soulignant une autre de ses intentions : celle de catégoriser la biennale comme une exposition, pour contrer les critiques du format de la biennale, tout en se concentrant sur des thématiques fortes. 13. Entretien, Paris, le 20 février 2012.

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14. Abdellah Karroum est chercheur et commissaire indépendant, évoluant entre Paris, Cotonou et Rabat. Il s'est notamment fait connaître à travers la fondation de l'Appartement 22 à Rabat. Claire Staebler, critique d'art et commissaire d'exposition indépendante, a travaillé au Palais de Tokyo (2002-2007) et a assumé la direction artistique du PinchukArtCentre à Kiev (Ukraine) de 2007 à 2009. Émilie Renard est critique d'art et commissaire indépendante. Jusqu'en 2010, elle a été corédactrice en chef de la revue Trouble, qu'elle a co-fondée en 2002. Mélanie Bouteloup est co- fondatrice et directrice de Bétonsalon, un centre d'art et de recherche, depuis 2003. 15. .Entretien avec la commissaire associée Claire Staebler, Paris, 23 mars 2012. 16. Entretien à Paris, 16 mai 2012. 17. Outre les voyages effectués à titre personnel, les commissaires se rendent en 2011 aux Émirats arabes unis (Biennale de Sharjah), en Italie (celle de Venise), au Liban (Beyrouth), en Roumanie (Cluj, Boucharest), en Pologne (Varsovie, Gdansk), en Croatie (Zagreb), en Serbie (Belgrade) ainsi qu'au Maroc (Rabat, Casablanca, Tanger, Tétouan). 18. Entretien par Skype, le 18 juin 2012. 19. Ma traduction de « to place it on the map » (entretien avec la productrice de l'exposition, Paris, le 7 mars 2012). 20. C'est-à-dire la DGCA, le CNAP et les employés du Palais de Tokyo. 21. Entretien avec la chargée de production au sein du Palais de Tokyo, le 6 mars2012. 22. Ma traduction de : « She's there to enable the work to be in the space seamlessly » (entretien par Skype, le 18 juin 2012). 23. Entretien, Paris, le 7 mars 2012. 24. Entretien, Paris, le 10 avril 2012. 25. Extrait du discours de Christine Albanel, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé lors de la présentation de La Force de l'Art 02 au Grand Palais, le 26 janvier 2009, . 26. Créé en 1999, e-flux est un réseau international qui rassemble plus de 90 000 professionnels d'arts visuels à travers son site internet et sa liste de diffusion (informations sur les expositions, les publications et les colloques les plus importants dans le monde de l'art international). 27. Quatre communiqués e-flux ont été envoyés le 1er octobre 2011, le 19 décembre 2011, le 27 février 2012 et le 27 mars 2012. 28. Extrait du communiqué de presse (). 29. Ibid. 30. Entretien par Skype, le 18 juin 2012. 31. Cependant, dans le dossier de presse final, Okwui Enwezor décide d'ajouter un texte qui revient sur la critique mise en avant dans le pré-projet, en contrepoint du communiqué de presse (lequel introduit le dossier). 32. Entretien par Skype, le 18 juin 2012. 33. Extraits d'entretiens avec les commissaires associés. 34. Rappelons que Mélanie Bouteloup, commissaire associée de La Triennale est la directrice de Bétonsalon.

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35. Le budget était conçu pour une exposition nationale, avec des œuvres majoritairement situées en France. Ainsi, les coûts de transport et d'assurance élevés n'ont pas été pris en compte dans le budget initial. 36. Entretien par Skype, le 18 juin 2012.

RÉSUMÉS

Ce texte propose une analyse de l'exposition La Triennale : Intense Proximité d'Okwui Enwezor (Palais de Tokyo, 2012) à partir d'une approche ethnographique. En prenant en compte les différents acteurs engagés dans le projet — commissaires d'exposition, acteurs politiques et culturels — et en analysant leurs intérêts et valeurs propres, il entend montrer comment le concept de l'exposition a pris progressivement forme, dans un contexte politique français d'autant plus délicat qu'il était lié aux élections présidentielles de 2012.

This paper takes an ethnographic approach to analyse the making of Okwui Enwezor's exhibition La Triennale: Intense Proximity (Palais de Tokyo, 2012). It examines the different actors involved in the project—the curators, politicians and cultural administrators—and assesses their interests and inherent values in order to show how the concept of the exhibition gradually took shape within a particularly delicate political context in France since it was linked to the 2012 French presidential elections.

INDEX

Mots-clés : Okwui Enwezor, art contemporain, ethnographie d'une exposition, politiques culturelles en France Keywords : Okwui Enwezor, Contemporary Art, Ethnography of an Exhibition, Cultural Policy in France

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A Pioneering Collection Contemporary Art in the Weltkulturen Museum Frankfurt Une collection d'avant-garde. Art contemporain de l'Afrique dans le Weltkulturen Museum Francfort

Yvette Mutumba

1 In 1904, today's Weltkulturen Museum in Frankfurt was founded as an ethnographic museum, the Städtische Völkermuseum. Over the past 110 years it has gathered more than 67.000 objects from every continent in the world, with the aim to categorise, inventorise and preserve them for eternity. Over the course of a century, the ideas and motivations in regards to the tasks and aims of the museum as an institution changed: From apparently objective and scientific claims to be dissecting “exotic” cultures, with colonialism, trade and consumerism being equally motivating factors, to a socio-political educational mission in the 1970s. Here, the public was offered information on the history and lifestyles of other cultures specifically in regards to their problematic present day situation due to the destructive influence of (neo-)imperialism. This approach was followed by an exhibition programme, which used cultural comparison and critical contextual presentations to look at questions around religion, myth, but also the phenomenon of xenophobia. Since 2010 the Weltkulturen Museum's unique feature is the Weltkulturen Laboratory, which creates fruitful links between scholarly research and pioneering artistic practice on the basis of objects and artworks from the museum's collection. All research and collaboration feeds into the public exhibitions and projects of the museum.

2 Apart from these programmatic changes, the museum took a pioneering step when, in the mid 1980s, director Prof. Josef Franz Thiel1 decided to make the acquisition of contemporary art from the regions represented by the institution a focal point of collecting. This shift was first initiated by then curator for Africa Dr. Johanna Agthe, who began to buy contemporary art from the African continent already in 1974. Due to Agthe's specific interest, the museum's Africa section now hold's by far the biggest collection of contemporary art works in comparison to the other departments: around 3.000 pieces by artists from the Democratic Republic of Congo, Kenya, Namibia, Nigeria, Senegal, South Africa, Tanzania, Uganda and Zimbabwe. No other institutional

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collection in Europe holds this amount of artistic production from that time; the Weltkulturen collection hence is unique. A further defining feature are the collection's four main strands—works from Uganda, Nigeria, Senegal and South Africa— acquired by mainly German collectors who had different affiliations towards the respective regions. In the following text I will outline the motivations, ideals and strategies behind the build-up of this collection.

Moments of African Art Histories in a German Museum: East Africa

“The collection is created on the basis of the self-concept that a contemporary ethnographic museum is not intended to be a historical collection, but just as at the time of its foundation, a museum of recent culture. If ethnological museums are not to be historical institutions, they must include the present situation. [...] to document cultures of the late 20th century with ethnographic objects from the turn of the century is impossible, even if individual shapes and materials have changed little” (Agthe 1989: 12). 3

4 With this idea in mind Johanna Agthe travelled to Kenya in 1974 and bought a number of contemporary art works, mainly from the important Gallery Watutu based in Nairobi. The reason why she decided to buy art specifically from East Africa was rather pragmatic: Agthe assumed the German audience to be sceptical towards contemporary artistic productions, and that they might find an easier access to the works if they came from a region they already knew. Kenya, at the time, had the highest number of German tourists on the African continent. Another reason for Agthe to make this choice was that East Africa was presumed to be a region with only minimal development in visual arts, which motivated her even more to conduct research in and collect from this area. Indeed money-spinning souvenir-art was mainly supported here and not artistic productions, which aimed to be independent from the tourist market. To buy non-tourist-art, Galerie Watutu was the ideal place to resort to as it represented not only Kenyan, but also a broad number of artists from other East African countries. 5 Agthe's main interest at the time was art produced by autodidacts—artists that had not attended an academic art school. Those artists mainly created work that dealt with historic, political or social events and developments of their culture. Among the very first pieces of the Weltkulturen collection are wood sculptures by Samwel Wanjau (born in 1936, Kenya, fig. 1). The work “Freedom Fighter” is an example for the reflection on socio-historical moments as it is a memorial for the War of Independence—the so- called Mau-Mau War—against English colonial oppression. Another example are the everyday scenes and/or references to tradional (hist)stories in the works by Ugandan born, Kenyan based artist Jak Katarikawe (born in 1938 or 1940, fig. 2). Katarikawe has a rather prominent position in the museum's collection as Agthe profoundly appreciated his work and bought numerous of his paintings. Together with a later donation, the museum today owns around 160 works by the artist. At the time Katarikawe's paintings were popular among international buyers such as tourists, diplomats or expatriates in Kenya, particularly because his painting style was compared to Marc Chagall, some even calling him “the Chagall of Africa” (fig. 3). Just as popular amongst international buyers was the so-called “Tinga Tinga” or “Square

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Painting”. Firstly introduced in the 1960s in Tanzania by the autodidact Edward Saidi Tingatinga (1932-1972) these works depict traditional stories painted in bicycle paints on wooden square panels. 6 Johanna Agthe's initial focus on non-academic art applied to a generally prevailing idea that contemporary art from Africa had to reflect an “Africanness” or “authenticity”, which would distinguish it from other artistic practices, particularly in Europe and North-America. A further aspect of this approach was that art from African perspectives was assumed to be only truly “authentic” if artists had not been exposed to any kind of European/North-American influence, for example through an academic art education. Agthe's perspective as an anthropologist was “that people from different ethnicities and classes document or reflect their view of their own culture [in the art works]. Art is thus a witness of time—collected over long periods of time it also is an indicator of changes” (Agthe 1989: 12). It seems therefore consistent that she, at least initially, preferably collected works, which in her opinion would mirror most authentically the current state of those cultures the artists originated from. This idea of authenticity was problematic in the sense that it made “neo-primitivism an acceptable form of expression for modern African art” (Picton 2004: 56). Particularly in the 1950s to 1970s it was fostered by a number of European expatriates who set up workshops or informal “schools” on the African continent where they provided locals with art materials to support and develop their artistic expression. One example is an initiative in the Republic of Congo where the former soldier, mathematics teacher and hobby painter Pierre Lods founded a studio for local participants, which later became famous as the so-called “Poto-Poto School”. A rather successful student of Desfossés' school is the artist Pili-Pili, whose work is also represented in the collection of the Weltkulturen Museum (fig. 4). Another important example of this approach are the workshops of Ulli and Georgina Beier during the 1960s in Oshogbo, Nigeria, which became known as the “Oshogbo School”. Works by artists from that school are also part of the museum's collection. I will, however, come back to these at a later point in this text. 7 The support of patrons and mediators helped artists emerging from those workshops or schools to receive international recognition, at least among experts and collectors of arts and culture from Africa. Thanks to the contacts of these supporters, those works, which corresponded to the previously mentioned vision of “authentic African art”, shaped the European/North-American definition of art created on the continent. A very restricted notion of contemporary art from Africa was the result. The international promotion of work produced by autodidacts has been widely criticised as a denial of the real conditions of artistic practice in Africa. Sidney Littlefield Kasfir (1992: 41) for example argued that “art produced within a colonial or postcolonial context is relegated to an awkward binary opposition: it is inauthentic because it was created after the advent of a cash economy and new forms of patronage”. And Salah Hassan (1996: 38-39) noted that “[t]he colonial experience is often regarded as detrimental to the fate of Africa's ‘authentic’ classical and traditional arts. Modernization, often perceived as Westernization, is believed to have led to the near extinction of Africa's great traditions in the arts”. 8 When British painter Margaret Trowell founded an art school at Makerere University in Kampala already in the late 1930s, she promoted spiritual and cultural topics as inspiration for artistic practices and also tried to keep Western influences away from

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her students. Still, this was the beginning of an academic, organized art development in East Africa. While Agthe did also consider few works from former Makerere students in her acquisition policy, such as by Elimo Njau (born in 1932, Marangu, Tanzania, fig. 5), Louis Mwaniki or Kiure Msangi, a major addition came only in the late 1990s, when the museum acquired the collection of late Jochen Schneider. He had lived in Uganda from the 1960s to 1970s, where he predominantly bought works by students from today's Margaret Trowell School of Industrial and Fine Art at Makerere University. 9 His aim was to open a new gallery in Europe in which he could show these works. After his sudden death, the Weltkulturen Museum took over the collection of about 1.000 works, which gives a broad overview of student production in the 1960s and 1970s, an archive, which does not even exist to that extent in Uganda today.

Moments of African Art Histories in a German Museum: Senegal, Nigeria, South Africa

10 Franz Josef Thiel explained his motivation to declare contemporary art as the main acquisition focus as follows: “In our traditional collections details about the origin, function and artists of the objects are sparse, if not inexistent. We wanted to counteract this shortcoming with our new collections. [...] At the time I made contemporary art a priority, because I believed that you cannot show this ancient art and pretend that with colonialism the spiritual process of these people is over”2. 11

12 In 1985, Thiel commissioned the Senegalese artist and curator El Hadji Sy and the German educator and art patron Dr. Friedrich Axt to build up a collection of contemporary art from Senegal for the museum. Friedrich Axt had lived in Dakar for five years (from 1974 to 1979) where he met El Hadji Sy just before returning to his home city of Darmstadt, near Frankfurt am Main. Significantly, El Hadji Sy's curatorship meant that for the first time an artist and curator who lived and worked in Africa had been asked to create a collection, without the museum attempting to influence his approach or choices in any way. Sy was and still is an artist, curator and cultural activist equally known for his very diverse practice as a painter and performance artist as well as for his defiant attitude towards state cultural policy. As an individual but also as the member of the collective Laboratoire AGIT'ART (founded in the mid 1970s) he was involved in political actions questioning and challenging the cultural policy of President Léopold Sédar Senghor (1960-1980), that was committed to négritude ideology and as a result led to the aesthetic of the so-called École de Dakar. Sy's activism later also addressed the ideological and economic disengagement of Senghor's successor Abdou Diouf (1981-1983), whose government promoted technocratic expertise and the private sector. 13 Sy and Axt had already worked on various projects together; amongst others they co- curated smaller exhibitions presenting contemporary Senegalese art in different German cities. In 1984, they decided to edit an anthology on current art production in Senegal. Axt had approached Thiel the following year to ask him for support. Thiel agreed to publish the book through the museum and suggested that they should additionally buy work for the collection. Until the present day the tri-lingual (German,

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English, French) Anthology of Contemporary Fine Arts in Senegal (ed. by Friedrich Axt and el Hadji Sy) remains a key-arthistorical reference work on post-Independence art production in Senegal. Sy and Axt decided to acquire works, which would reflect the different facets of the Senegalese art scene, from self-taught artist such as Amadou Bâ and Ousmane Faye (fig. 6) to academically trained artists and representatives of the École de Dakar like Souleymane Keita and Mor Faye. Friedrich Axt was above all a dedicated supporter of El Hadji Sy. When Axt died in 2010, works that he had kept in his house on behalf of Sy as well as works from Axt's private collection in addition to a comprehensive archive about the artist's career, were given back to the artist, who in turn gave the whole estate as a permanent loan to the Weltkulturen Museum in 2013. This gesture as well as Sy's exceptional, long-standing relationship with the museum gave the incentive to stage the exhibition El Hadji Sy: Painting, Performance, Politics (4 th March to 16th October 2015) and publish the accompanying publication with the same title. 14 Furthermore, Ronald Ruprecht was commissioned to acquire Nigerian contemporary art for the museum in 1987. He bought about 130 works. At the time Ruprecht was the head of the Iwalewahaus in Bayreuth, which played an important role in the presentation and perception of contemporary art from Africa in the German and European context. It was founded in 1981 at the University of Bayreuth, which since the mid-seventies had a focus on Africa in all disciplines. Founding director was Ulli Beier. Because of his close connection to Oshogbo, Beier mainly produced a high number of exhibitions with artists of the “Oshogbo School” in Bayreuth as well other places in Germany. As there were hardly any other projects presenting contemporary art from Africa, he hence reinforced this specific notion of “authentic African art” in the German context. Ulli Beier left his post in 1984 and only returned for another seven years as director of the institution in 1989. Ruprecht took a four-year leave from his position as director of the Goethe-Institut in Lagos to take over, the Iwalewahaus. He broke up Beier's focus on the “Oshogbo School” and showed a broader field of art from the African continent. For the Weltkulturen Museum he did indeed acquire works by representatives of the “Oshogbo School”, such as Twins Seven Seven (1944-2011), Jimoh Buraimoh born in 1943 (fig. 7) and Rufus Ogundele (1946-1996). But in addition, he collected works, which reflected further artistic developments in Nigeria such as the “Zaria Group” or “Zaria Art Society” in Northern Nigeria. Formed by young art students at the Zaria College of Arts, Science and Technology in the late 1950s, the group saw a neglect of traditional techniques in the development of new art that was taught in the academy. They developed the theory of “Natural Synthesis”, which was essentially a combination of local art traditions and Western techniques. For the Frankfurt collection Ronald Ruprecht bought, amongst others, works by key figures of the “Zaria Society” such as Bruce Onabrakpeya und Uche Okeke. Okeke also played an important role in the establishment of the so-called “Nsukka Group”, whose members referenced Uli-painting3 in their art. One of today's best known artists, who was also connected to the Nsukka movement is El Anatsui (born in 1944). The Weltkulturen collections holds one of Anatsui's early wood works, where he reworked the material with a chain saw which he regarded as a symbol for modern day's hectic and aggression. Ruprecht's acquisitions do not provide a complete overview of artistic production in Nigeria at the time, but they give an insight into the main developments in autodidact and academic art.

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15 The final major geographical strand of the Weltkulturen Museum collection is South Africa. After Franz Josef Thiel had seen a small exhibition of graphic works by South African artists in the center of a local parish, he contacted the owner of the works, Pastor Hans Blum and asked him to acquire works for the museum in 1986. Blum had lived in South Africa from 1966 to 1979. During that time he started to build up his collection of South African contemporary art. All works Blum acquired for the museum were produced by black artists who had no access to formal academic training in Apartheid South Africa. Workshops and non-academic training opportunities, such as the art and craft centre Rorke's Drift, located in what is today KwaZulu-Natal were set up to offer educational possibilities. Whereas Rorke's Drift provided basic training in the graphic arts, for many artists more informal workshops played a key role in the development of their artistic practice. Even if many of the participating artists did not regard themselves as political activists, the official restrictions of Apartheid meant that the decision to make art as a black person was itself a political act. Blum exclusively bought work by those artists in order to show his support and make a clear statement against Apartheid. He purchased about 500 works, including productions by artists nationally and internationally renowned today such as Peter Clarke (fig. 8), Lionel Davis, David Koloane, Pat Mautloa, Sam Nhlengethwa, John Muafengejo, Dan Rakgoathe and Azaria Mbatha.

A Pioneering Step

16 The decision of today's Weltkulturen Museum, not only to start a collection of contemporary art, but to make it a major focus of acquisition policy, was pioneering. The so-called “Global Turn”4 soon to change the international discourse and to boost the visibility of the African continent's previously marginalised art was barely on the horizon. Major museums and other cultural institutions—not only in Germany, but across Europe and in the United States—showed little inclination to buy, exhibit or promote contemporary art practice from Africa. Instead, the art scene was dominated by a discourse that focused on the relationships between European and North American contemporary art. Africa barely featured in these debates. It was mainly a specific group of art lovers—like the collectors of the Weltkulturen collection—who would buy contemporary art on the African continent. In the German context the German journalist and former Africa correspondent Gunther Péus is a further collector who built up a major private collection while travelling the African continent in the 1960s and 1970s. The artists represented in the collection Péus correlate in wide parts with those, whose work can be found in the collection of the Weltkulturen Museum. This is mainly related to the earlier mentioned prescribed ideas of what was “authentic African” art at the time. Agthe as well as the other art patrons who acquired works for the museum therefore followed the same taste and approach as Péus. The latter, however, is the only one who regularly presented his own collection in public: in 1979 many of his works were part of the exhibition Moderne Kunst aus Afrika, Horizonte ‘79 5, which took place in West Berlin as part of the festival Horizonte ‘79. This event presented a diverse range of African cultures including theatre, dance, film and music. The purpose of Horizonte ‘79 was to offer the West German audience direct experience of African cultures. The concept came from the highest echelons of government: “The idea for Horizonte came up during a round table meeting, initiated by Chancellor Helmut Schmidt, which took place at the Aspen Institut6 and at Schmidt's own home”

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7. While the exhibition was not officially part of Germany's cultural diplomacy, it can still be regarded as a part of government strategy to intensify cultural relations and exchange with the African continent. Officials claimed they wanted to show German audiences that Africa was about more than postcolonial struggles and perished cultures: “As bearers of a worldwide influential culture we do not know enough about other world cultures, which were suppressed or submerged by the expansion of our culture.” This, however, remained the only major West German project with contemporary art from Africa. In the 1970s and 1980s, international projects were carried out by two of the “mediating organisations”—quasi-autonomous non- governmental bodies funded mainly by the Foreign Office: the Goethe Institute and the Institut für Auslandsbeziehungen (IFA). The mediating organisations were also responsible for promoting projects involving contemporary art from Africa. On the continent the Goethe Institute started partly already in the 1960s to support local art sciences, important examples here are the institutes in Lagos and Addis Ababa—a commitment that has continued unbroken until the present day. Within Germany, it was the IFA-Galerie which exhibited art from Africa at that time. During the 1970s and early 1980s, the curatorial approach there was to show traditional art and crafts. The priority was to cast light on cultural and social facets of various regions, rather than to trace specific art-historical developments. There was little interest in, let alone knowledge of, the vast array of autonomous expressions and artistic modernisms that had emerged before and after Independence. That did not change even in the mid-1980s, when IFA began to pay more attention to contemporary visual arts with country-specific exhibitions. Apart from those projects in the framework of West German cultural foreign policy the Weltkulturen Museum was, apart from the Iwalewahaus, the only institution in the sphere of central art und cultural institutions which considered artistic productions from African perspectives.

Fig. 1. — Samuel Wanjau (Kenya), “Freedom Fighter”, acquired 1974, wood, 141 cm (height)

Weltkulturen Museum.

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Fig. 2. — Jak Katarikawe, “Human Species”, acquired 1974, oil on canvas, 61 × 45.5 cm

Weltkulturen Museum.

Fig. 3. — Jak Katarikawe (Uganda), “Why are we dying every day?”, acquired 1998, oil on hardboad, 92 × 76 cm

Weltkulturen Museum.

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Fig. 4. — Pili Pili (Democratric Republic of Congo), untitled (Antilopes), acquired 1991, crayon on canvas, 130 × 47 cm

Weltkulturen Museum.

Fig. 5. — Elimo Philip Njau (Kenya), “Dream landscape“,acquired 1974, oil on canvas, 130 × 47 cm

Weltkulturen Museum.

Fig. 6. — Ousmane Faye, “Le cavalier”, acquired 1987, oil on canvas, 75 × 98 cm

Weltkulturen Museum.

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Fig. 7. — Bruce Buraimoh, untitled (The inner Eye), acquired 1987, oil and beads on hardboard, 122 × 50.5 cm

Weltkulturen Museum.

Fig. 8. — Peter Clarke, “Wanted”, 1978, collage and water colours, 66.5 × 51 cm

Weltkulturen Museum.

17 Apart from taking this innovative step of going beyond the idea of art according to a European/North-American canon, the commitment of the museum led to another fact: The earlier mentioned phenomenon of European travellers and expats buying contemporary art on the continent led to a dispersion of works produced before 1989 and contributed to a fragmentation in the historical development of artistic practices, especially in the 1970s and 1980s. The Weltkulturen collection, however, brings together a huge body of works, which were produced during that time, an important period of re-defining national and cultural identities in post-colonial Africa. It

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includes works by artists of a generation, who by dealing with these topics have strongly influenced the artistic developments on the continent.

18 The seminal engagement on the part of the Weltkulturen Museum brought a new form of contemporaneity to a museum collection that had been developed over the course of a century. Works of contemporary art from Africa were no longer anonymously produced objects, but now carried titles and names of the artists as well as the exact date of production. 19 Throughout the history of museums of ethnology, the classification of objects shifted between being defined as ethnografica, craftwork or art8. In particular since the beginning of the 20th century their presentation moved between art and cultural history (Muttenthaler & Wonisch 2006: 36). This is of course related to the fact that those artefacts became major references for the development of European modernism, and the parallel emerging interest of ethnology for the aesthetics of other cultures, the artistic quality of these ethnographic artefacts was recognised9. This also was the beginning of the “never ending discussion about the possibility of changing the museums of ethnology into museums of non-European art” (Harms 1997: 23). Other ethnographic museums have been acquiring or presenting contemporary art from the regions represented in their collections. However, never to the same extent as the Weltkulturen Museum and increasingly after the co-called “global turn”, with some of them intensifying their purchases of contemporary art only around the turn of the Millennium. Examples in the German context are the Munich Völkerkundemuseum and the Ethnologische Museum in Berlin. 20 As monuments of colonial collecting mania, these museums represent a hegemonic and Eurocentric position with regard to non-Western cultures. In a postcolonial world in which hegemonic and ethnocentric imaginaries of “us” and “the Others” has to be continually challenged and refuted, the museums find themselves in a dilemma that is not easy to solve. So to what extent is contemporary art production limited to being ethnographic exhibition material when it is presented in the context of an ethnological museum? Homi K. Bhabha (1993: 358 sq.) once called inscribing non-Western contemporary artists into the discipline of ethnology an extremely racist act. In his opinion this implied there were particular cultures, which could only be viewed from an ethnological or anthropological perspective and not as a part of modernity. Annie Coombes (1998: 496) has argued, the ethnographic museum, which is traditionally the site of “visibility” of colonial appropriation and territorial expansion, paradoxically has the greater potential to dispel discriminatory categories. As Coombes explains this is the case “precisely because its ‘visibility’ was never the neutral in-difference of modernist—the claim to subjective individualism that is historically the project of the modern art museum”. On the other hand Mirjam Shatanawi (2009: 370) noted that the blurring of categories which has taken place in contemporary art was very confusing for ethnographic museums since its raison d'être presumes the compartmentalisation of each culture—each culture in its own drawer. Present-day art is simply difficult to categorise. 21 In the case of the Weltkulturen Museum the collection of contemporary art constitutes a treasure of major developments in African art histories. It testifies to the complexities of parallel modernisms that form the foundations of present-day creativity, which is a crucial aspect in regards to an increasing interest in contemporary art from African perspectives in recent years. It is now the time to look

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at these collections again, to re-evaluate their historic as well as aesthetic value and to firmly situate them in an international art historical discourse. Only in this way is it possible to understand what really characterises the present of art from African perspectives. By doing so it is possible to create new concepts and ideas around them that will contribute to future artistic productions on the African continent. 22 Weltkulturen Museum, Frankfurt am Main.

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NOTES

1. Director of today's Weltkulturen Museum from 1985 to 1999. 2. Prof. Franz Josef Thiel in conversation with the author, 24 September 2014. 3. Traditional painting of bodies and walls during festivals and ceremonies, which had a purely decorative purpose. 4. In contemporary art, 1989 is regarded as a turning point after which an increasing amount of non-Western contemporary art became part of exhibitions and the general art discourse (BYDLER 2004). See also for further publications and J.-H. MARTIN and B. H. BUCHLOH (1989 : 197), O. ENWEZOR and O. OGUIBE (1999), S. NJAMI (1997), . 5. After Horizonte, Péus has presented a selection of works from his collection in various exhibitions in Bremen, Hannover, Erlangen, Frankfurt, Stuttgart, Hamburg, Amsterdam, Stockholm, London, Graz, Zürich, Brüssel und Aachen, Berlin over the course of the past 30 years. 6. The Aspen Institut Berlin operates as an international non-profit organization providing a forum for transatlantic issues since 1974, . 7. “Horizonte entstand als Idee, in einer von Bundeskanzler Helmut Schmidt angeregten und geleiteten Gesprächsrunde, die im Aspen Institut und im Haus des Bundeskanzlers getagt hat” (ECKHARD 1979 : 8, translation by the author).

8. On this issue, see also M. PRUSSART and W. TILL (2001).

9. See also from that time F. BOAS (1915), H. KÜHN (1923), E. VON SYDOW (1923), E. VATTER (1926).

RÉSUMÉS

Il y a quarante ans que le Musée Weltkulturen à Francfort a commencé de se pencher sur la pratique de l'art contemporain en Afrique en plus de sa collection de 67 000 objets ethnographiques. Depuis 1974, le musée a recueilli près de 3 000 œuvres d'artistes de la République Démocratique du Congo, du Kenya, de Namibie, du Nigeria, du Sénégal, de l'Afrique du Sud, de la Tanzanie, de l'Ouganda et du Zimbabwe, surtout produites pendant les années 1960, 1970 et 1980. Sont incluses ici les premières œuvres d'artistes de renommée internationale, El Anatsui, Twins Seven Seven, Peter Clarke, Chéri Samba, El Hadji Sy et Vincente Malangatana. Ce musée est pionnier dans ses recherches sur l'art contemporain du continent africain car il a commencé avant ce qu'on appelle le « global turn » en 1989. À cet égard, la collection Weltkulturen est unique car elle rassemble des œuvres de cette période précise. Une caractéristique le définissant en outre sont les quatre principaux volets de la collection — des œuvres en provenance du Nigeria, du Sénégal, de l'Ouganda et de l'Afrique du Sud — acquises par des collectionneurs allemands au nom du musée, qui avaient différentes affiliations vers ces régions. Le texte retrace les motivations, les idées et les stratégies derrière l'accumulation de la

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collection Weltkulturen tout en analysant la question de la collecte et celle de la présentation de l'art contemporain dans le contexte d'un musée ethnographique.

In addition to its collection of 67.000 ethnographic objects, the Weltkulturen Museum in Frankfurt began engaging with contemporary art practices in Africa forty years ago. Since 1974, the museum has collected almost 3.000 works by artists from the Democratic Republic of Congo, Kenya, Namibia, Nigeria, Senegal, South Africa, Tanzania, Uganda and Zimbabwe, mainly produced during the 1960s, 1970s and 1980s. Included here are early works by internationally renowned artists El Anatsui, Twins Seven Seven, Peter Clarke, Chéri Samba, El Hadji Sy and Vincente Malangatana. The museum's research into contemporary art from the African continent is pioneering as it started long before the so called “global turn” in 1989. In this regard, the Weltkulturen collection is unique as it includes works from that specific time. A further defining feature is the collection's four main strands—works from Nigeria, Senegal, Uganda and South Africa—acquired by German collectors on behalf of the museum, who had different affiliations with the respective regions. The text traces the motivations, ideas and strategies behind the build-up of the Weltkulturen collection while also looking at the question of collecting and presenting contemporary art in the context of an ethnographic museum.

INDEX

Keywords : Africa, East Africa, Germany, South Africa, West Africa, Art History, Collections, Contemporary Art, Global Turn, Museums, Museum Studies Mots-clés : Afrique, Afrique de l'Est, Allemagne, Afrique du Sud, Afrique de l'Ouest, histoire de l'art, collections, art contemporain, global turn, musées, études muséales

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L'atelier d'El Anatsui La liberté, la matière et la sociabilité Anatsui's Studio. Freedom, Substance and Sociability

Stéphanie Vergnaud

1 Le 9 mai 2015, l'artiste ghanéen El Anatsui a reçu le prestigieux Lion d'Or de la Biennale de Venise, organisée par le commissaire nigérian Okwui Enwezor1. Connu surtout pour ses immenses sculptures réalisées à partir de bouchons de bouteilles, qui font partie des collections permanentes des plus grands musées du monde2, El Anatsui n'a jamais quitté l'Afrique plus de quelques semaines. Le cœur de sa création, son atelier, demeure dans son pays d'adoption, le Nigeria. « Je me sens honoré par cette récompense. Je pensais qu'il me faudrait encore des années pour y prétendre. C'est vraiment une surprise pour moi. Je suis fier pour les artistes africains et plus précisément pour les deux pays qui sont au cœur de ma vie : le Ghana où je suis né et le Nigeria où je travaille », a-t-il déclaré lors de la remise du Lion d'Or.

2 Il semble que l'étude des modalités de création des œuvres soit l'étape préalable à toute tentative de compréhension de leur sens. À partir d'observations menées au sein de l'atelier d'El Anatsui à Nsukka, en juin et juillet 2011, nous examinerons l'un des aspects de la production d'El Anatsui, son atelier en tant que lieu de travail et espace de liberté et de sociabilité3. Il s'agit de démontrer comment interfèrent et se déterminent réciproquement le lieu et les idées. Pour cela, nous examinerons l'atelier comme un espace où l'objet d'art est « œuvré », mais aussi où « le savoir social se transforme en art » (Wagner 2010 : 8).

Au cœur de l'atelier

3 Son premier travail d'atelier a commencé en 1977 à l'Université du Nigeria à Nsukka, au département de sculpture et de céramique. Il partageait alors l'atelier avec des étudiants. Manquant d'espace, El Anatsui décide en 1981 de louer un petit studio à Nsukka et d'installer un grand atelier dans un hangar à proximité. Sa présence de plus en plus fréquente sur la scène internationale et, par voie de conséquence,

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l'augmentation du nombre de commandes, expliquent son déménagement depuis 1986 dans une plus grande maison sur les hauteurs de la ville4.

4 L'atelier se situe à proximité de l'université, en face d'un nouvel ensemble de logements et d'une station-service, et à côté de plusieurs stands, dont le tailleur qui lui fournit des papiers bulles et le menuisier qui produit des caisses sur mesure pour l'expédition de ses œuvres. C'est un grand hangar, un peu à l'écart de la route (voir fig. 1). Le sol de la cour est recouvert d'une terre rouge qui envahit l'espace intérieur. Sur la façade est écrit : « The house is not for sale. » Afin de se protéger d'agents immobiliers parfois sans scrupules, les propriétaires au Nigeria ont pris l'habitude d'inscrire cette phrase sur les façades. 5 L'entrée dans l'atelier se fait par une grande porte sur le côté du bâtiment. À l'intérieur du hangar, l'espace est décloisonné offrant une grande superficie. L'immense surface au sol et la hauteur du plafond donnent des possibilités de créer des œuvres de grands formats et de stocker un maximum de matériaux. La charpente en bois est soutenue par plusieurs gros poteaux de pierre et des pans de murs, créant des zones de travail et de stockage (voir fig. 2-3). 6 Derrière les pans de murs les plus larges, les assistants ont installé différents postes de travail, sans doute pour se protéger de la chaleur. Ils ont improvisé des sièges et des plans de travail à partir de morceaux de bois récupérés et de parpaings, auxquels ils ajoutent des morceaux de mousse pour le confort. Les tabourets sont renversés pour devenir des petites tables, une large caisse de transport en bois est devenue un parfait plan de travail, et les tables servent d'espace de rangement pour les peintures et les outils. Il règne ici une atmosphère de débrouille, un bric-à-brac organisé. L'outil ou le matériau n'est pas soumis à une seule fonction mais est détourné (voir fig. 4-5). 7 L'espace central est laissé au maximum vide, afin de permettre une meilleure circulation et étendre les œuvres sur le sol. Seule une table, où sont déposées les peintures, est placée devant l'entrée du hangar condamnée par une grille (voir fig. 6). Dans l'angle opposé, des sculptures en bois sont accumulées les unes contre ou sur les autres et recouvertes de la poussière et de la terre rouge du sol extérieur. Des planches en bois de toutes tailles sont posées sur une grande étagère, à côté des sacs remplis de bouchons de bouteille d'alcool. Sur les murs sont accrochés de nombreux panneaux en bois non identifiables, du fait de l'absence de titre. Plusieurs sortes de matériaux en bois ou en métal abandonnés sur le sol ajoutent à cette accumulation d'œuvres un sentiment de pêle-mêle plus ou moins organisé (voir fig. 7). 8 Enfin, notre parcours se termine dans une petite cour extérieure, derrière le bâtiment, où sont entassées quelques plaques de métal rouillées. Elle donne sur deux petites réserves en enfilade. Les blocks constitués des bouchons en métal y sont rangés sur des étagères en bois, par type de pliage et par couleur (voir fig. 8). 9 Dans toute l'histoire de l'art, l'atelier a toujours reflété la nature des œuvres produites. De cette brève description de l'atelier, il est possible de déterminer les caractéristiques principales de ses œuvres. Nous pouvons notamment rapprocher la taille du bâtiment des œuvres monumentales de l'artiste. Les réserves deviennent des lieux où appréhender le potentiel créatif de l'assemblage des bouchons de bouteille. Nous pouvons y observer toutes les formes, les textures et les couleurs que ce matériau rend possibles. Enfin, l'atmosphère d'accumulation, propice à l'association aléatoire de matériaux, nous fait saisir l'esprit de détournement de la matière qui caractérise

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l'ensemble de son travail. El Anatsui a expliqué à plusieurs reprises que parfois, lors de ses déplacements, il est attiré par un matériau, même si, dans un premier temps, il ne sait pas encore ce qu'il va en faire. Il le ramène à son atelier, le laisse de côté, jusqu'à ce qu'il trouve une idée pour l'exploiter. Parfois, l'objet peut rester plusieurs années dans l'atelier avant d'être utilisé, comme ce fut le cas des conserves de lait ou des bouchons de bouteilles d'alcool. Cette dernière observation nous révèle le processus de création d'El Anatsui, défini comme « alchimique » par Sylvester Okwunodu Ogbechie : « We may think of Anatsui's artistic practice as an alchemical process that uses found objects as a cognitive framework for his peculiar logic of representation. He picks up things as he makes his way through each day and sorts these out in his studio. Very often, these found objects have no immediate application and sometimes they can sit in his studio for years while he works on other projects » (Kawaguchi 2010 : 36). 10

Un lieu où l'objet d'art est « œuvré »

11 L'atelier d'El Anatsui n'est pas un lieu de présentation de son travail. Les panneaux en bois sont d'ailleurs en attente d'une identification, comme si leur appellation dépendait de leur présentation publique. Il est cependant ouvert aux conservateurs, chercheurs, galeristes ou journalistes qui le souhaitent. En cela, El Anatsui met au cœur de sa pratique quotidienne la question, essentielle aujourd'hui, du rapport de l'artiste au travail. Loin de l'atelier-école de Rembrandt, du modèle warholien de la Factory, ou du modèle de l'entreprise technique de Xavier Veilhan, l'atelier d'El Anatsui est essentiellement un lieu de travail où l'objet d'art est « œuvré ». En effet, l'atelier n'est pas une école où les assistants seraient considérés comme des élèves, même s'ils apprennent beaucoup des conseils avisés d'El Anatsui. Il n'est pas un lieu de promotion d'une star active-passive hésitant entre travail et représentation. Il n'est pas une entreprise où travaillent différents professionnels, mais fédère selon les projets jusqu'à une trentaine de jeunes étudiants de l'Université du Nigeria à Nsukka5.

12 La quête d'El Anatsui d'un nouveau matériau de base plus léger et plus malléable le conduit à exploiter à partir de 1998 des bouchons de bouteilles d'alcool, conservés depuis plusieurs mois dans un coin de l'atelier. Ce n'est qu'à partir de 2002 que l'artiste présente au public ses premières sculptures réalisées à partir des bouchons de bouteilles. Il lui a donc fallu quatre ans avant de concevoir les premières pièces en métal. Dans un premier temps, El Anatsui a observé et décomposé le bouchon en plusieurs éléments, le haut rond, son contour et la bande perforée qui reste sur la bouteille après son ouverture. Il a expérimenté leur malléabilité en les aplatissant, puis en les pliant. Il a testé différents assemblages possibles, éprouvé leur résistance et leur flexibilité, étudié leur effet visuel, vérifié leur capacité extensive et narrative. Dès lors, ce nouveau processus de création lui permet de créer des œuvres de très grands formats et facilement transportables. El Anatsui n'est jamais parvenu à l'épuisement total du potentiel créatif de ce matériau. Le type de pliage, la forme de la trame (lâche ou serrée), la couleur des logos d'alcools, l'assemblage des blocks, multiplient de manière quasi illimitée les options. Ceci explique en grande partie pourquoi El Anatsui se consacre aujourd'hui presque exclusivement à ce matériau, bien modeste au demeurant. À l'interchangeabilité et à la variété des blocks s'ajoute de surcroît la liberté procurée par des combinaisons multiples d'effets de lumières propres à la sculpture,

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amplifiée par la dimension de l'œuvre, comme l'évoque El Anatsui, lors d'un entretien avec Okwui Enwezor (2011 : 96) : « The (bottle-top) medium is actually what determines the size... I tried them in a medium scale, and they were not effective. In a small scale it just simply isn't effective. But in a large scale there is a lot of freedom, a lot of room to manipulate and play with the forms. » 13

14 L'exploitation de ce nouveau matériau s'accompagne de l'accroissement exponentiel des commandes de galeristes et de conservateurs dans le monde6. El Anatsui doit donc s'entourer très vite d'une grande équipe. Lors de son arrivée pour son stage, la jeune artiste Nnenna Okore7 se souvient qu'il y avait peu d'assistants. Pendant son séjour à l'atelier en 1999, Nnenna Okore avait pour mission de poncer les planches en bois et de remplir certaines zones de motifs, à partir des croquis d'El Anatsui. Elle a également participé à la dernière des œuvres réalisées à partir de râpes en métal et à l'assemblage de couvercles de boîtes de lait. Elle se souvient également de l'avoir accompagné dans les villages environnants pour acheter les premiers sacs de bouchons de bouteilles et en particulier dans un quartier de Nsukka où les gens les jetaient en quantité. Amarachi Okafor8, arrivé dans l'atelier peu de temps avant Nnenna Okore, a travaillé avec El Anatsui à ces premières expérimentations, participant ainsi à l'élaboration des deux premières œuvres réalisées à partir de ce matériau, « Woman's Cloth » et « Man's Cloth ». 15 Dès lors, le nombre d'assistants a progressivement augmenté. En effet, la mise en forme des sculptures en bouchons de bouteilles, beaucoup plus fastidieuse et monumentale que celle des œuvres en bois, a nécessité une division rigoureuse du travail. La réalisation de ce type de sculpture se décompose en plusieurs étapes successives qui exigent une parfaite organisation des assistants au sein de l'atelier. Il s'agit dans un premier temps de trier au sol les bouchons par couleurs, conservés dans des gros sacs en plastique. Chaque marque d'alcool possède une couleur différente à ajouter à la palette de l'artiste. Il est nécessaire ensuite d'entailler le bouchon avec une pince pour séparer les trois éléments le constituant. Puis, il faut aplatir avec un petit marteau le métal. Le contour du bouchon est, dans un quatrième temps, plié selon une technique définie au préalable. Ensuite, à l'aide d'un pic, il faut réaliser les trous, afin de passer le fil de cuivre qui permet de lier les pliages entre eux, selon une trame spécifique. Enfin, les éléments sont assemblés entre eux. Les assistants ont pris l'initiative d'utiliser leur propre vocabulaire pour parler clairement des actions sur le matériau et des processus d'assemblage. Cela leur permet de mieux comprendre les attentes d'El Anatsui. Ainsi, les blocks sont constitués par l'assemblage des corks (éléments des bouchons) et les différents types de pliages et de trames ont des noms de code (fig. 9). 16 « Plain » développé en 2001 présente un assemblage parallèle des contours des bouchons, aplatis et coupés de manière rectangulaire ou en longues bandes. « Designer One (round) » utilisé dès 2001 se constitue de l'agglomération des éléments ronds des bouchons. « Crumpled », élaboré en 2003, présente également les contours mais cette fois pliés dans la longueur comme une sorte de tige. « G-Eight », mis au point en 2004, reprend le modèle précédent, mais les éléments sont tissés dans une trame lâche. « Crushed », utilisé depuis 2004, présente un assemblage de bouchons dans leur entier mais martelés sans être complètement aplatis. C'est l'élément à la fois le plus lourd et le plus épais. « Designer One (square) », développé en 2005, se compose des éléments

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ronds des bouchons, mais convertis en petits carrés par les quatre bords repliés. Il a quatre variantes selon que les bords repliés sont montrés ou non, et s'ils sont repliés vers le côté de la couleur ou vers le côté métallique. Cet élément lui permet de créer des surfaces satinées lisses dans de nombreuses variations de couleur. « Chain », élaboré en 2006, consiste à coupler deux contours rectangulaires pour former une sorte de losange et les tisser dans une trame serrée. Il en existe une version avec des pliages en forme de triangle. « Singlet », inventé en 2006, forme une sorte de chaîne avec des boucles réalisées à partir des bandes perforées attachées aux goulots de bouteilles. Cet élément est conçu comme un dispositif-clé qui évoque la transparence. « Four Corner without Holes A ou B », mis au point en 2006, se constitue de plusieurs petits carrés plats avec un centre ouvert, fabriqués à partir de deux contours de bouchons. Il existe deux versions selon une trame lâche plus ou moins régulière. « Lace », développé en 2006, reprend la même forme que « Singlet » mais les boucles sont aplaties pour devenir plus denses et un peu plus opaques. « Net », apparu en 2009, se présente comme un fil de pêche désordonné, réalisé à partir des contours des bouchons pliés dans la longueur et juxtaposés bout à bout. « Flower », mis au point en 2009, assemble bord à bord deux contours de bouchons pliés comme un éventail pour ensuite former une sorte de fleur. C'est la forme la plus complexe et la plus compacte. Il existe un modèle plus ancien sans nom possédant la même texture compacte, mais sous forme de pyramide (fig. 10). 17 Les premières étapes consacrées à la réalisation des blocks sont essentiellement réalisées par les assistants, installés à leurs postes respectifs dans l'atelier. Cette organisation permet à El Anatsui d'expliquer plus facilement son idée de motif et de rationaliser la production. La répartition des tâches permet de créer beaucoup plus rapidement un travail pourtant minutieux et fastidieux. En outre, ces étapes peuvent se réaliser en l'absence de l'artiste qui peut laisser ses directives au manager de l'atelier. Lors de ses voyages, les assistants sont dirigés par Uchechukwu Onyishi, qui a été l'un de ses étudiants à l'université et son assistant dans les années 1990. Lors d'un entretien personnel, le manager explique : « The studio is organised a typical day depending on the work we have at hand according to what the artist want done. It could be group or individual work or sometimes combination of both »9. 18

19 El Anatsui reste en contact avec Uchechukwu Onyishi pour lui donner quelques directives et échéances. Parfois, le manager l'accompagne pour l'assister à des installations complexes comme celle de Venise en 2007, et lors de grandes rétrospectives simultanées. En 2010, pendant qu'Uchechukwu Onyishi supervisait l'installation de l'exposition El Anatsui : When I Last Wrote to you about Africa à Toronto au Royal Ontario Museum, El Anatsui se rendait au Japon pour l'exposition A Fateful Journey : Africa in the Works of El Anatsui au National Museum of Ethnology d'Osaka. 20 Parfois, l'artiste laisse des instructions sur un tableau, car l'atelier reste ouvert presque tous les jours et les assistants y travaillent même en son absence. Les instructions concernent la couleur, la forme et la taille, afin de créer plusieurs blocks qui serviront de vivier dans lequel El Anatsui pourra puiser lors de la conception d'une œuvre. Ainsi, quand il vient dans l'atelier, il peut se concentrer sur les arrangements et le résultat final de l'œuvre. Lorsqu'El Anatsui arrive au hangar, les assistants déjà présents et assis à leurs différents postes se regroupent autour de lui pour attendre ses directives. La plupart du temps, l'artiste demande d'installer une œuvre en cours de réalisation sur le

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sol à l'intérieur ou à l'extérieur de l'atelier (voir fig. 11). El Anatsui contourne l'œuvre en silence, s'arrête plusieurs instants, avant d'indiquer les changements ou les ajouts à effectuer. L'attente respectueuse est d'autant plus surprenante que l'artiste peut rester plusieurs minutes sans rien dire. Ce silence correspond à l'atmosphère générale de l'atelier relativement calme, qui peut aussi s'expliquer par le fait que le processus répétitif ralentit l'action et inspire un état méditatif. Une fois la forme de l'œuvre déterminée, les blocks sont attachés entre eux grâce à du fil de cuivre. La pièce est ensuite transportée à l'extérieur du hangar, où elle est consolidée et parfois suspendue. L'œuvre finale est mesurée pour déterminer comment la plier afin qu'elle coïncide avec les dimensions de la caisse de transport. Elle est ensuite emballée dans une bâche en plastique.

Un lieu où « le savoir social se transforme en art »

21 Cette activité bourdonnante au sein de l'atelier d'El Anatsui fonde aujourd'hui une sorte d'idéologie familiale en substituant, dans une certaine limite, aux rapports d'indépendance dans l'intermédiation, des liens de dépendance dans l'intersubjectivité. Les assistants se soumettent aux directives de l'artiste, et El Anatsui dépend de ses assistants pour répondre à ses ambitions artistiques et à la multiplication des sollicitations. L'intersubjectivité et les relations d'interdépendance qui construisent cette relation constituent un des enjeux de l'œuvre : l'établissement d'une sociabilité. Il s'agit donc de mettre au jour les règles, l'esprit et les enjeux de la production de l'œuvre à plusieurs. Ce rassemblement peut se référer à la sphère du don, décrite et définie par Jacques T. Godbout (1992 : 46) : « La famille est le lieu de base du don, le lieu où il se vit avec le plus d'intensité, le lieu où on en fait l'apprentissage. » Dans ce cas précis, la situation est inverse, le phénomène de réciprocité qui « lie » entre eux les membres de l'équipe d'El Anatsui fonde le sentiment familial. Il transforme des liens professionnels entre professeur et élèves en liens familiers. Dans la sphère du don, le service n'a pas seulement une valeur d'échange, ni même une valeur d'usage, mais une « valeur de lien ». Il est pris dans le cycle donner-recevoir-rendre, le phénomène de la réciprocité : il est spontané, réciproque, alternant et ininterrompu. Par-delà leurs dires, de nombreux actes et gestes des assistants manifestent cette forme d'attachement. Selon Jacques T. Godbout, la relation de don est un rapport où chacun se sent en dette vis-à-vis de l'autre. Quel est le don particulier d'El Anatsui à ses assistants qui implique la réciprocité ? Quelle est la nature de la dette qui « lie » les assistants au mentor et qui les insère dans le cycle du don ? Au départ, quelques étudiants venaient l'aider pendant le week-end et les vacances scolaires. En échange, El Anatsui participait aux frais de scolarité, grâce aux fonds engendrés par leur travail. Le nombre d'assistants a augmenté à partir du moment où la demande internationale s'est faite plus importante. Si quelques élèves comme Amarachi Okafor ou Nnenna Okore ont travaillé dans l'atelier après l'obtention de leur diplôme dans le cadre d'un stage, la plupart des assistants sont des jeunes étudiants ayant terminé le lycée et qui attendent pour intégrer l'université. En effet, l'entrée à l'Université du Nigeria à Nsukka est très compétitive, certains étudiants peuvent attendre pendant deux ou trois ans avant d'être admis. En patientant, ils travaillent quelques jours à l'atelier, où ils sont payés à l'heure. Ils partent généralement après trois ou quatre ans, quand ils sont plus âgés et peuvent obtenir un emploi plus prestigieux. Lors d'entretiens avec les assistants, tous se révèlent heureux de travailler dans cet atelier, avec ce matériau, et d'apprendre auprès

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de cet artiste qu'ils considèrent comme un mentor. Même si le travail est exigeant et demande beaucoup d'attention, notamment pour assembler les modules entre eux, les assistants apprécient ce travail inhabituel et l'ambiance de l'atelier.

22 Outre le fait qu'il est possible de comparer cette organisation à une relation de don, où l'artiste profite de l'engagement des assistants pour produire plus, et où, en contrepartie, les élèves apprennent au plus près de leur mentor, il est également possible de définir la forme de cette organisation comme adhocratique. Ce néologisme formé, à partir de ad hoc par H. Mintzberg (1989) dans le cadre d'une entreprise, désigne des organisations qui adaptent leur fonctionnement aux contextes de leur action et à la nature des problèmes qu'elles ont à résoudre pour réaliser les objectifs qu'elles se sont donnés, sur la base d'informations produites dans l'interaction. Les adhocraties sont ainsi caractérisées par un ensemble de traits organisationnels qui sont garants de leur capacité à réaliser leurs objectifs par adaptation ou ajustement aux contextes et problèmes, c'est-à-dire à fonctionner suivant des règles ad hoc. Ce sont des petites structures, mais dont la dimension varie néanmoins en fonction des phases de réalisation de l'objectif, qui dépendent d'une très forte implication de leurs membres et de leur aptitude à travailler en équipe. Au sein de l'atelier d'El Anatsui, l'arrangement est très souple, les assistants sont libres de venir à n'importe quel moment de la journée. Ensemble, ils ont mis au point un mode ouvert d'identification et de décompte des contributions. Certains peuvent venir chaque jour, une ou deux fois par semaine ou être absents un mois, chacun suit son propre rythme. L'accroissement de l'activité depuis quelques années engendre un besoin de main-d'œuvre plus important. Or respectant le rythme de chacun, l'artiste fait appel à de plus en plus d'étudiants. Aujourd'hui selon les projets, c'est entre vingt à trente assistants qui peuvent travailler dans l'atelier. Les assistants sont en quelque sorte des insiders des projets, c'est-à-dire qu'ils ont les compétences techniques. L'organisation se caractérise par une division interne des tâches et des rôles, et une structuration hiérarchique. Le pouvoir de décision et de coordination est exercé par El Anatsui qui définit les objectifs de l'action collective : les assistants subordonnent leurs actions aux décisions prises par l'artiste. Cette organisation ressemble à une entreprise adhocratique qui présente une forte flexibilité interne : modification constante des rapports d'autorité et décentralisation du processus de décision, fluctuation des fonctions et des rôles, multiplication des systèmes de communication latéraux. L'organisation de l'atelier accorde enfin une place considérable à la consultation interne qui guide les modalités de l'action. La multiplicité, la complexité et la lenteur des opérations à partir desquelles l'œuvre est produite expliquent la constitution d'une telle instance créatrice. L'instance de production de l'œuvre d'art est donc plurielle, au point que l'on peut s'y référer comme à « l'équipe Anatsui », car les assistants participent pleinement au processus de création. Manipulant sans cesse le métal, ils sont capables et libres de proposer des nouvelles formes de pliage ou d'assemblage. La dynamique de groupe apparaît fondamentale. El Anatsui (2005) explique notamment : « They are more a part of the process ; they are not all the time just hands. Working this way, I have got to understand both the material and the different touches on styles of each assistant. It is like conducting an orchestra of musicians each with peculiar performing skill. » 23

24 Selon El Anatsui, il y a quelque chose proche du spirituel dans l'atmosphère de son atelier, par le fait qu'il y ait plusieurs mains qui travaillent sur les œuvres :

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« The presence of all these hands, from the assistants, the handlers, myself, I think it adds a charge to the art. I'm beginning to think that it might be moving in a spiritual direction »10. 25

26 Toutefois, la présence de plusieurs assistants soulève une question. La distinction entre la main de l'artiste et celles des assistants, telle qu'elle a été formulée pour l'atelier des peintres comme Rembrandt (Alpers 1991, 1996), est-elle applicable aux œuvres d'El Anatsui ? L'authenticité des sculptures d'El Anatsui peut-elle être remise en cause ? En réalité, les assistants participent uniquement au processus initial de l'œuvre. Dans le cas d'une installation monumentale, El Anatsui produit avec l'aide de ses assistants son œuvre en plusieurs morceaux qui seront ensuite assemblés sur place. Avant de fermer la caisse de transport, El Anatsui y ajoute quelques modules supplémentaires et du fil de cuivre, afin de pouvoir apporter les retouches qu'il jugera nécessaires lors de son installation sur le mur de la galerie ou du musée. Ce geste exprime sa volonté de laisser libre la forme de l'œuvre, d'accepter son aspect aléatoire, de l'adapter au milieu dans lequel elle sera exposée. Il révèle surtout que l'atelier n'est que le premier lieu d'exposition d'une œuvre en devenir. Cette démarche d'El Anatsui implique donc d'autres intervenants. Prenons pour exemple l'installation récente de l'œuvre d'El Anatsui en France. Invité à produire une œuvre dans le cadre du Festival international des jardins à Chaumont-sur-Loire en 2015, El Anatsui est venu visiter quelques mois auparavant le lieu. Il a ensuite construit dans son atelier plusieurs pièces en métal. Il a fallu cinq jours de travail à une dizaine d'étudiants des Beaux-Arts de Bourges (Cher) pour les assembler et les installer, sous sa supervision, sur les trois murs de la galerie Fenil. De par la multiplicité des intervenants, l'authenticité des sculptures d'El Anatsui ne peut être remise en question. En effet, cette idée impliquerait de prendre en compte autant les assistants que les installateurs. 27 Néanmoins, en examinant les relations entre les œuvres d'art et les espaces institutionnels qui leur sont destinés, nous relevons que la plupart des commissaires se rebellent contre la conception d'une œuvre réinterprétée par d'autres. En effet, il est très difficile pour ces derniers d'accepter que l'œuvre soit reconfigurée à chaque fois qu'elle est exposée, leur rôle étant de préserver au maximum l'intégrité de l'œuvre. Certains intellectuels refusent de s'en remettre soit à la seule dimension de l'intentionnalité, soit à celle de la pure réception de l'œuvre. Selon le philosophe Monroe C. Beardsley (1981), la réception d'une œuvre est liée à la forme et aux qualités de l'objet. Or, créer une œuvre, ce n'est pas simplement entretenir une idée, mais agir de manière à donner forme à celle-ci. Le philosophe Irvin Sherri (2005) considère que l'autorité de l'artiste ne réside donc pas dans ses intentions mais dans ses actions. Autrement dit, la présentation de l'œuvre doit être le résultat des actions de l'artiste. Néanmoins pour paraphraser Arthur Danto (1993 : 71), il existe une vérité interprétative et une stabilité de l'œuvre qui ne sont pas relatives du tout. Face à la modularité des œuvres d'El Anatsui, Yukiya Kawaguchi, conservateur au National Museum of Ethnology lors de la rétrospective A Fateful Journey : Africa in the Works of El Anatsui, a donc judicieusement opté pour un acte de création assumé, mais ponctuel. Si l'on suit la numérotation des planches en bois du panneau « Nanewi (Child of Something) » (fig. 12), nous observons une forme oblongue de teinte claire, entourée d'une surface foncée trouée en de multiples points. Pourtant, lors de cette rétrospective, l'accrochage de « Nanewi » (fig. 13) était présenté de manière aléatoire, la forme oblongue n'apparaissait pas. Ce parti pris illustre le principe

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d'interchangeabilité des planches et, par conséquent, sous-entend le potentiel de reconfiguration et de flexibilité des œuvres d'El Anatsui.

Fig. 1. — Façade de l’atelier

Photo : Stéphanie Vergnaud.

Fig. 2. — Vue de l’intérieur de l’atelier

Photo : Stéphanie Vergnaud.

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Fig. 3. — Vue de l’intérieur de l’atelier

Photo : Stéphanie Vergnaud.

Fig. 4. — Vue de l’intérieur de l’atelier

Photo : Stéphanie Vergnaud.

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Fig. 5. — Vue de l’intérieur de l’atelier

Photo : Stéphanie Vergnaud.

Fig. 6. — Vue de l’intérieur de l’atelier

Photo : Stéphanie Vergnaud.

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Fig. 7. — Vue de l’intérieur de l’atelier

Photo : Stéphanie Vergnaud.

Fig. 8. — Réserve de l’atelier

Photo : Stéphanie Vergnaud.

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Fig. 9. — Block

Photo : Stéphanie Vergnaud.

Fig. 10. — Gros plans sur les différents blocks

Photo : Stéphanie Vergnaud.

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Fig. 11. — Vue devant l’atelier

Photo : Stéphanie Vergnaud.

Fig. 12. & 13. — El Anatsui « Nanewi (Child of Something) »

62,1 × 158,1 cm, collection privée, © El Anatsui.

28 Ainsi ce travail à plusieurs mains émane d'un choix délibéré et du plaisir d'El Anatsui de travailler en groupe. Il semble donc que l'effervescence collective qui règne dans son atelier soit une source dans laquelle El Anatsui puise sa force. L'atelier est le lieu de l'audace et de l'expérimentation, l'espace respecté du travail d'un artiste, d'un maître, mais également dans le cas d'El Anatsui, d'un pédagogue pour les futurs étudiants en art. Il est l'espace de production d'une œuvre en devenir.

29 Institut des mondes africains (IMAF), EHESS, Paris.

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BIBLIOGRAPHIE

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2010 Topos Atelier : Werkstatt und Wissensform, Berlin, Walter de Gruyter.

NOTES

1. La présence d'Okwui Enwezor à la direction artistique de la Biennale n'est sans doute pas étrangère à l'attribution de ce prestigieux prix à son ami El Anatsui, ceci évidemment ne remet pas en question la légitimité du lauréat. 2. Le Centre Pompidou à Paris, le British Museum à Londres, le MoMA, le Metropolitan Museum of Art de New York, etc. 3. L'anthropologue et cinéaste Susan V OGEL (2011) a réalisé un documentaire sur l'atelier d'El Anatsui, ainsi que l'un des ouvrages (ibid. 2012) les plus complets sur la carrière de l'artiste. 4. Aujourd'hui El Anatsui réfléchit à l'achat d'un second atelier à Tema ou Takoradi au Ghana. 5. Nenna Okore, Amarachi Okafor, Ozioma Onuzulike, Erasmus Onyishi, Uche Onyishi, Ifeanyi Ugwu, Onuora Ali, Victor Ameh, Chukwuma Chibueze, Ndubuisi Chibueze, Obinna Chukwukere, Linus Ezugwu, Ndubuisi Ezeugwu, Martin Iorliam, Endurance Jajaa, Salomon Odo, etc. 6. Sur trente-quatre expositions personnelles de l'artiste, recensées entre 1976 et 2014, les États-Unis en représentent pour la moitié (seize expositions), privilégiant de surcroît les expositions itinérantes à travers le pays. Se situent ensuite le Nigeria avec sept expositions et l'Angleterre avec six expositions. Le Japon, l'Italie, la Belgique et le Canada ont chacun organisé au moins une exposition personnelle d'El Anatsui sur leur territoire. 7. Nnenna Okore (née en Australie, 1975) est une artiste qui travaille à la fois au Nigeria et aux États-Unis. Elle a étudié la peinture de l'Université du Nigeria et la sculpture de l'Université de l'Iowa. Elle est actuellement professeure à l'Université de North Park à Chicago, où elle enseigne la sculpture. 8. Amarachi Okafor (née en 1977 au Nigeria) a étudié la peinture et la sculpture à l'Université du Nigeria et à l'University College Falmouth à Cornwall (Royaume-Uni). 9. Entretien personnel avec Uchechukwu Onyishi, 21 juin 2012, courrier électronique. 10. Entretien d'Andrew Russeth avec El Anatsui le 17 mars 2010, .

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RÉSUMÉS

Nous assistons depuis quelques années à un regain d'intérêt pour la relation entre l'artiste et son atelier. Celui d'El Anatsui a notamment fait l'objet d'un documentaire de la part de l'anthropologue et cinéaste Susan Vogel et d'un reportage du magazine Art21. Cet article propose une immersion dans l'atelier d'El Anatsui afin d'en comprendre les spécificités et d'examiner les incidences réciproques entre le lieu de production et l'œuvre d'art. Conçu principalement comme un lieu de travail et un espace de liberté, l'accroissement de l'activité depuis les années 2000 et la complexité des sculptures en métal ont fait de ce lieu un espace de sociabilité. Entouré d'une équipe de plus en plus importante, El Anatsui est devenu un chef d'orchestre.

There has been renewed interest in recent years in the relationship between artists and their workshops. El Anatsui's studio was notably the subject of a documentary by anthropologist and filmmaker Susan Vogel and the topic of an article in Art21 magazine. This paper proposes an immersion into Anatsui's workshop in order to understand its specificities and to examine the interrelationship between artwork and its place of production. Primarily designed as a workplace and an area of freedom, the increased activity since the year 2000 and the complexity of metal sculptures have turned this area into a social space. Surrounded by an increasingly large team, El Anatsui now has an entire orchestra to conduct.

INDEX

Mots-clés : El Anatsui, art contemporain, atelier d'artiste Keywords : El Anatsui, Contemporary Art, Artist's Workshop

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Comptes rendus

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Deliss, Clémentine & Mutumba, Yvette (eds.)., El Hadj Sy : Painting, Performance, Politics Catalogue de l'exposition du 5 mars au 18 octobre 2015. Frankfurt am Main, Weltkulturen Museum-Diaphanes, 2015, 408 p., bibl., index, ill.

Cédric Vincent

DELISS, Clémentine & MUTUMBA, Yvette (eds.). — El Hadj Sy : Painting, Performance, Politics. Catalogue de l'exposition du 5 mars au 18 octobre 2015. Frankfurt am Main, Weltkulturen Museum-Diaphanes, 2015, 408 p., bibl., index, ill.

1 En 2015, l'artiste sénégalais El Hadj Sy (né en 1954) se voit gratifier d'une exposition au Weltkulturen Museum de Francfort, El Hadj Sy : Painting, Performance, Politics. Les expositions monographiques d'artistes africains restent encore rares. Elles le sont plus encore lorsqu'il s'agit de procéder à une rétrospective riche et documentée. Malgré tout, on note récemment une certaine inclinaison à valoriser quelques figures fortes de l'histoire de la modernité artistique en Afrique. Même si la qualité du traitement varie de l'une à l'autre, on peut citer When I last Wrote to You about Africa (2010-2012), exposition itinérante sur le travail d'El Anatsui accueillie par plusieurs musées américains, Ibrahim El-Salahi : A Visionary Modernist (2013) à la Tate Modern de Londres, Issa Samb and the Undecipherable Form : Word ! Word ? Word ! (2013) à l'Office for Contemporary Art à Oslo.

2 Il se trouve qu'Issa Samb et El Hadj Sy ont un parcours étroitement lié de par leur engagement au sein du Laboratoire Agit'art qui a animé une partie de la scène artistique sénégalaise depuis la fin des années 1970. Mais alors que l'exposition sur Samb privilégiait un point de vue monographique des plus basiques, une tout autre

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approche était donnée à celle consacrée à El Hadj Sy qui, en dehors de son aspect artistique, revêtait un témoignage politico-historique sur l'art du pays. En regard, le catalogue s'offre comme un support stimulant qui dépasse de loin le focus sur l'artiste. Une large partie du livre — et c'est son aspect le plus saisissant — est composée de reproductions de documents (coupures de presse, affiches, manifestes, brouillons, photographies, etc.) qui retracent un pan de l'histoire de la scène sénégalaise récente. Et pour cause, El Hadj Sy en est l'un des acteurs les plus actifs et emblématiques. Ses diverses collaborations en tant que co-fondateur ou membre de différents projets interdisciplinaires en portent le témoignage : Laboratoire Agit'art créé en 1974, Tenq (connexion en wolof) qui a fonctionné entre 1980 et 1996, le Village des arts établi en 1977 sur la corniche pour y organiser spectacles et expositions, le groupe Huit Facettes dont le travail a été présenté à la Documenta 11 (2002) et MECE'ART 89. 3 Autour de la Galerie Tenq et du Laboratoire Agit'art, se sont regroupés à partir de la fin des années 1970 un grand nombre d'artistes de toutes disciplines en lutte avec l'art « officiel » du Sénégal, porté par l'École de Dakar, et qu'ils jugeaient essentiellement décoratif et apolitique. La forme de la collectivité du Laboratoire Agit'art a été celle d'une forme d'association libre : il s'agissait moins d'un groupe d'individus que d'une instance de mobilisation qui pouvait activer un grand nombre de relations et de collaborations parmi ses membres. El Hadji Sy, Issa Samb, Amadou Sow, et Bouna Medoune Seye ont été les figures-pilotes de ce groupe qui a compté aussi dans ses rangs le cinéaste Djibril Diop Mambety. Les activités du Laboratoire se caractérisaient par leur pluridisciplinarité et notamment la pratique de l'installation, de la performance et des interventions en public. 4 En témoin de ces mouvements artistiques, l'historien Mamadou Diouf replace dans son article (« El Hadj Sy and the Quest for a Post-negritude Aesthetics ») les activités d'El Hadj Sy en regard de la période post-senghorienne. L'arrivée au pouvoir d'Abdou Diouf en 1983 correspondit à un assèchement du financement des activités culturelles. La période fut marquée par la fin des subventions aux artistes, l'expulsion musclée du Village des arts en 1983 et la fermeture du Musée dynamique en 1988, l'un des principaux sites du Festival mondial des arts nègres (1966), pour abriter désormais la Cour suprême. Mamadou Diouf considère la tension entre la mise en cause déguisée, puis franche, de l'héritage senghorien sous le gouvernement d'Abdou Diouf et la promotion d'une nouvelle politique culturelle associée à un récit historique national plutôt que panafricain. Mais cette tension a aussi ouvert, selon lui, de nouveaux horizons aux pratiques et théories culturelles et esthétiques. Son constat aboutit à une réévaluation des arts, des artistes et du nouveau régime, dans la fabrication matérielle et idéologique du modernisme sénégalais, qui trace les « contours de nouveaux territoires propices aux innovations, thématiques et stylistiques qui promeuvent une autonomie créative, de nouveaux idiomes plastiques et surtout, une liberté inédite de création » (p. 135)1. Il faudrait donc comprendre les activités d'El Hadj Sy sur les bases de cette dynamique paradoxale, de pratiques artistiques puisant leurs ressources dans la précarité de leur situation, renvoyant alors les artistes de l'École de Dakar à un âge d'or trompeur. 5 D'autres textes se focalisent plutôt sur une interprétation du travail d'El Hadj Sy et sont plus attendus d'un catalogue. Philippe Pirotte, dans son texte intitulé « Dancing In and Out if Painting », se livre à une étude de type critique d'art pour donner à comprendre sa pratique d'une peinture performative. Il est notamment question de ses « peintures

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pédestres »2. Le registre des expérimentations théoriques et pratiques de l'artiste renvoie aux modes et aux modalités d'exposition des œuvres réalisées. Les préoccupations d'El Hadj Sy sont multiples : sortir de la galerie et occuper la rue, habiller les murs, suspendre les objets, transformer l'espace, et enfin mesurer la réception des œuvres d'art. Le texte de P. Pirotte met l'accent sur la dimension performative, visuelle et plastique des œuvres dont l'espace d'exposition (les galeries, le Village des arts, les autoroutes) sollicite le corps et le mouvement. Les deux interviews de l'artiste publiées dans le catalogue, l'une par l'historien de l'art Hans Belting, l'autre par la journaliste Julia Grosse, n'apportent malheureusement pas un contrepoint nécessaire pour approfondir, à la source, les zones inexploitées par les différents textes. Visiblement fasciné par la politique culturelle de Senghor, H. Belting recherche auprès de El Hadj Sy plutôt des éclaircissements sur des points qui lui restaient obscurs à ce sujet que des informations permettant d'approfondir le regard sur son travail d'artiste. 6 Le plus intéressant de ce projet curatorial et éditorial reste sa justification dans les murs du Weltkulturen Museum. Les liens d'El Hadj Sy avec ce musée d'ethnographie remontent à 1985 lorsqu'il fut chargé par Franz Josef Thiel, directeur du musée (nommé alors Museum für Völkerkunde), de constituer une collection d'œuvres d'artistes sénégalais. L'initiative est assez rare pour en souligner le caractère innovant3. Le soutien du musée à cette collecte s'est complété par la parution en 1989 d'une anthologie retraçant l'histoire de la scène sénégalaise de la post-indépendance, et qui demeure encore aujourd'hui une ressource indispensable. Le linguiste et mécène allemand Friedrich Axt fut l'intermédiaire dans cette affaire et dirigea avec El Hadj Sy l'édition de cette anthologie qui s'est agrémentée d'une préface de Léopold Sédar Senghor. Or, comme nous l'apprend la contribution d'Yvette Mutumba (« Between Frankfurt und Dakar : The Passion of Two Pioneers »), ce projet d'anthologie précéda la collection, puisque c'est en démarchant des partenaires pour sa réalisation qu'ils ont été amenés à contacter F. J. Thiel. Friedrich Axt et El Hadj Sy s'étaient rencontrés en 1979 à Dakar. Leur collaboration s'est poursuivie après l'expérience du Weltkulturen Museum par l'organisation d'expositions en Allemagne, comme Art in Senegal — Today en 1984 à la galerie Ifa de Bonn. Y. Mutumba replace ces activités dans le cadre des premiers gestes de promotion de l'art contemporain africain en Allemagne et installe F. Axt aux côtés d'autres médiateurs culturels de cet art comme Ulli Beier ou Gunter Péus. 7 Jusqu'à son décès en 2010, F. Axt joua le rôle de conservateur des œuvres et des archives de El Hadj Sy. Une partie des archives reproduites dans le catalogue provient de ce fonds, désormais en dépôt et consultable au musée. Suite à la destruction par les autorités du Village des arts, le manifeste Mémoire de Futur de 1984 exprimait les craintes de membres du Laboratoire de perdre les traces et la mémoire de leurs activités, souvent inscrites dans l'éphémère. F. Axt collecta des documents (cartons d'invitation, affiches, brochures, articles de journaux, factures diverses) sur près de vingt ans, attestant de l'existence d'événements artistiques qui n'ont jamais fait l'objet de recensions et qui sont tombés dans l'oubli. L'article de Manon Schwich (« Cardiology of a Life's Work ») propose une analyse de ces archives. Elle retrace l'itinéraire de El Hadj Sy en s'appuyant sur de la correspondance et des entretiens. Il en ressort le portrait d'un artiste intransigeant et militant, y compris dans ses rapports avec la scène internationale et dans son intérêt pour l'art contemporain du continent dans les années 1990. Il est cependant dommage qu'elle n'ait pas davantage axé son étude autour de l'opération archivistique elle-même, notamment face aux problèmes de

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conservation et à la question des traces qui touchent de façon plus générale tout un pan de l'art récent en Afrique. 8 Le vecteur déterminant pour raviver la mémoire de cette histoire institutionnelle a été l'arrivée de Clémentine Deliss à la direction du musée (2010-2015). Elle travailla au Sénégal dans les années 1990 au sein du Laboratoire Agit'art et monta en 1995 l'exposition Seven Stories about Modern Art in Africa 4 à la Whitechapel Gallery, pour laquelle El Hadj Sy fut l'un des commissaires associés. C. Deliss fournit dans son texte, intitulé « Brothers in Arms », un témoignage minutieux, de l'intérieur, des activités et du fonctionnement du Laboratoire au cours des années 1990-2000. Elle retrace son parcours et ses liens avec certains de ses membres, El Hadj Sy, bien sûr, Issa Samb, ainsi que leurs pratiques qui se nourrissaient aussi bien de l'activisme politique que du théâtre de la cruauté, qui fut théorisé par Antonin Artaud5. Reste le chemin parcouru sur vingt ans, alors qu'elle rappelle fort justement qu'au début des années 1990, à son arrivée à Dakar, peu d'informations circulaient aussi bien en dehors de l'Afrique qu'entre les scènes artistiques du continent. 9 De par ses multiples entrées, ce catalogue permet au lecteur d'accéder à une période artistique encore peu étudiée. Jusqu'ici les travaux sur l'art moderne sénégalais ont plutôt privilégié l'École de Dakar et la politique culturelle de Senghor6. Ce catalogue permet de suivre le parcours d'El Hadji Sy, ses interventions autour de l'acte de peindre, des modes de production de l'œuvre d'art, des sites et modalités des expositions et des interactions avec le public. Parce qu'El Hadj Sy est une personnalité- clé de l'art sénégalais, ce catalogue monographique devient aussi un support de documentation essentiel à la connaissance de la scène artistique récente du pays. Par ailleurs, le cadre de cette rétrospective s'inscrit dans l'exploration d'une histoire institutionnelle singulière. Les liens entretenus sur le long terme entre le Weltkulturen Museum de Francfort et la scène sénégalaise offre un détour bienvenu à l'axe culturel franco-sénégalais dans lequel l'appréhension de cette scène est souvent prise.

NOTES

1. .« The new regime imposed a re-evaluation of the role of arts, of artists and of governement in the material and ideological production of Senegalese modernism, and outilined new territories propitious to innovation. These offered a hitherto unseen freedom of creation, promoting many different themes and styles, as well as idioms of visual art characterising a creative autonomy. » 2. Il s'agit de peintures sur toile exécutées avec les pieds. 3. Voir aussi dans ce numéro l'article d'Y. M UTUMBA, « A Pioneering Collection : Contemporary Art in the Weltkulturen Museum, Frankfurt ». 4. Voir aussi dans ce numéro l'article de M. MURPHY, « L'art de la polémique. Africa95 et Seven Stories about Modern Art in Africa ».

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5. A. ARTAUD, Le Théâtre et son double. Suivi de Le théâtre de Séraphin, Paris, Folio Essais, 1985 [1938]. 6. T. SNIPE, Arts and Politics in Senegal, 1960-1996, Trenton-Asmara, Africa World Press, 1998 ; E. HARNEY, In Senghor's Shadow : Art, Politics, and the Avant-Garde in Senegal, 1960-1995, Durham, Duke University Press, 2004 ; S. COURTEILLE, Léopold Sédar Senghor et l'art vivant au Sénégal, Paris, L'Harmattan, 2006.

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Demos, T. J., The Migrant Image. The Art and Politics of Documentary during Global Crisis Durham-London, Duke University Press, 2013, 366 p., bibl., index, ill.

DEMOS, T. J. — The Migrant Image. The Art and Politics of Documentary during Global Crisis. Durham-London, Duke University Press, 2013, 366 p., bibl., index, ill.

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Demos, T. J., Return to the Postcolony. Specters of Colonialism in Contemporary Art Berlin, Sternberg Press, 2013, 176 p., bibl., ill.

Lotte Arndt

DEMOS, T. J. — Return to the Postcolony. Specters of Colonialism in Contemporary Art. Berlin, Sternberg Press, 2013, 176 p., bibl., ill.

1 Les deux livres publiés par l'historien de l'art londonien T. J. Demos en 2013 traitent d'œuvres qui mettent l'accent sur les larges thèmes des inégalités et des exclusions au sein de l'espace globalisé actuel. Dans The Migrant Image. The Art and Politics of Documentary during Global Crisis, l'auteur concentre son propos sur la façon dont les inégalités économiques, politiques et sociales générées par la mondialisation — qu'il décrit comme une crise mondiale permanente (p. xiii) — sont reliées à une nouvelle pratique artistique du film documentaire. Dans Return to the Postcolony. Specters of Colonialism in Contemporary Art, il s'interroge, en revanche, sur les artistes explorant les « hantises » du présent par les effets de la colonisation, comme le suggère la référence dans le sous-titre au texte canonique Spectres de Marx (1993) de Jacques Derrida.

2 Return to the Postcolony réunit cinq études de cas à partir d'œuvres des artistes belges Sven Augustijnen, Renzo Martens et Vincent Meessen, de l'Anglaise Zarina Bhimji et du Sud-Africain Pieter Hugo. Plus de cinquante ans après les Indépendances de la plupart des pays d'Afrique, le travail de ces artistes est analysé sous l'angle exclusif des stratégies mises en place pour rendre visibles les traces coloniales dans les relations de pouvoir au sein du capitalisme globalisé. Demos défend la thèse que ces artistes, qui vivent dans leur grande majorité en Europe, s'engagent dans une « migration inversée » (« reverse migration », p. 10), dans le but de prendre la responsabilité des torts et des crimes du passé, afin de créer de nouveaux fondements pour un futur partagé7.

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3 Incontestablement la question de la hantise du présent par l'histoire coloniale est cruciale, et les formes que certaines œuvres trouvent pour en rendre compte sont complexes. On pense notamment au documentaire Vita Nova (2009) de Vincent Meessen, qui — sur la base des écrits de Roland Barthes (Vita Nova étant le titre de son roman jamais écrit) et en partant de la couverture d'un numéro de Paris Match analysée dans Mythologies (1954) — dresse un dense réseau semi-fictionnel de liens entre personnes, événements et objets. Son enquête le mène jusqu'en Côte-d'Ivoire sur les traces du grand-père maternel de Barthes, Louis Gustave Binger, éminent explorateur de l'Afrique subsaharienne et premier gouverneur de la Côte-d'Ivoire pour la France. 4 Néanmoins, on peut douter autant du choix des artistes que de l'argumentation de l'auteur pour mener à bien la tâche qu'il s'est donnée. En effet, restreindre son étude à des artistes résidant en Europe paraît aussi aléatoire que douteux. La critique postcoloniale et l'histoire globale soulignent les enchevêtrements asymétriques qui ont été produits dans le contexte colonial. Il ne paraît pour cela guère convaincant de se concentrer sur des artistes qui partent dans les ex-colonies africaines sans prendre en compte le mouvement inverse et faire entrer le contexte européen (les ex-métropoles) dans l'analyse. La question des énonciateurs ne fait pas partie de la réflexion de Demos. L'auteur préfère envelopper son analyse des œuvres d'un surplus de références théoriques plutôt que de les discuter de manière critique. Ce travers se fait particulièrement sentir dans les études sur les photographies de Pieter Hugo et sur le film Episode III : Enjoy poverty (2009) de Renzo Martens. Demos décrit ce dernier comme une « déconstruction du régime médiatique de la pornographie de la pauvreté » (« deconstruction of the media regime of poverty pornography », p. 158), sans pour autant s'intéresser à la reproduction cynique de ce régime visuel par l'artiste. Dans son film, Martens se met en scène dans le rôle d'un voyageur néocolonial dans des régions en guerre de la République démocratique du Congo. Il déclare que la pauvreté est la ressource la plus abondante de la région et explique aux Congolais comment en faire une marchandise. Alors que l'artiste fait de la dénonciation du commerce de l'humanitaire et de ses formes médiatiques le matériel de sa carrière artistique, il expose les personnes impliquées au même voyeurisme. Elles deviennent ainsi un matériau humain pour son œuvre. 5 Dans le cas des photographies de Pieter Hugo — les séries The Hyena and Other Men (2005-2007) et Nollywood (2008-2009) pour citer les plus connues —, décrites avec justesse comme monstrueuses (p. 125), Demos se concentre exclusivement sur l'aspect subversif du monstre comme figure intérimaire, en cours de formation. Or, les « vampires, diables, zombies [...] et hybrides de corps africains et d'accessoires de l'industrie culturelle globale »8 dans les images d'Hugo ne sont pas seulement une « espèce pour laquelle nous manquons encore de nom » (p. 152)9, comme l'affirme Demos en citant Derrida. Par ailleurs, ces images véhiculent aussi les stéréotypes de l'afro-pessimisme et représentent la crise de l'assurance de la white supremacy en Afrique du Sud. Au lieu de discuter de ces aspects problématiques, Demos préfère développer les réflexions d'intellectuels sud-africains (comme Sarah Nuttall ou AbdouMaliq Simone) sur le contemporain postcolonial, dont le rapport aux photographies montrées est loin d'être clair. Plutôt que d'aider à aiguiser l'analyse des photos, cette compilation vertigineuse de théoriciens de renom contribue à éviter la discussion critique attendue des œuvres. Par ailleurs, les références sont trop

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nombreuses et cataloguées pour être pertinentes. L'œuvre d'Hugo n'a même pas la possibilité d'en être une illustration. 6 La tendance à afficher avec verve des références théoriques prenant le pas sur l'analyse des œuvres se retrouve dans The Migrant Image. Contrairement à ce qu'annonce le titre du livre, ce ne sont pas les images en migration qui en sont le sujet central, mais plutôt l'analyse de nouvelles stratégies représentationnelles dans les pratiques artistiques du documentaire (film, vidéo et photographie) de l'état actuel de la « crise mondiale » que Demos définit comme les conditions générales de l'inégalité économique, la privation des droits politiques, la ségrégation sociale, les conflits et l'exil géographique (p. xiii). Le thème de la migration est toutefois représenté par les métaphores du mouvement qui structurent le plan du livre. Demos commence par un check-in et une clarification terminologique : l'« exilé », le « diasporique », le « nomade » et le « réfugié » sont ici introduits comme des personnages paradigmatiques de la modernité/postmodernité. Ce classement schématique soulève des questions sur l'usage de ces containers- théoriques qui semblent primer sur les expériences des déplacements migratoires. 7 Demos se propose d'analyser comment les artistes et les militants réinventent les relations entre culture visuelle et revendication de l'égalité sociale10. L'argumentation est répartie autour de trois questions centrales, discutées chacune sur la base de trois cas. La première concerne la mobilisation des images et des images de la mobilité comme interventions dans le champ des politiques culturelles globales (« Departure A : Moving Images of Globalization » avec les films des artistes Steve McQueen, The Otolith Group et Hito Steyerl). La deuxième place la focale sur des approches artistiques souhaitant (ou non) représenter des personnes dont le statut de sujet politique est affirmé alors que la citoyenneté leur est refusée (« Departure B : Life Full of Holes » sur les œuvres d'Ahlam Shibli, Emily Jacir et The Otolith Group, toutes portant sur la Palestine). 8 La troisième question centrale traite de la reconfiguration de l'art comme une force politique pour s'opposer à la situation du non-droit des réfugiés (« Departure C : Zones of Conflict ») et, en particulier, des frontières et des camps, à travers les travaux de Walid Raad, Lamia Joreige, Rabih Mroué, Ursula Biemann, Ayreen Anastas et Rene Gabri. Ces trois chapitres principaux sont entrecoupés par deux parties intermédiaires intitulées « Transit » qui entendent approfondir les fondements théoriques et méthodologiques de l'argumentation. 9 Pour cela, l'auteur s'appuie sur la conception de l'esthétique comme mode de constitution du politique par le « partage du sensible » (p. 28), telle que la conçoit Jacques Rancière (2000) dans son livre éponyme. De fait, il est rare qu'un chapitre fasse l'économie de la référence au philosophe français, ainsi qu'à la notion de « vie nue » (« bare life ») introduite par Giorgio Agamben (p. 30). Les deux références sont censées être interrogées par les œuvres, mais leur utilisation exagérée provoque l'effet inverse : les œuvres paraissent parfois comme de pures illustrations de ces notions canoniques du débat théorique de gauche de ces dernières années. Cette impression est renforcée par le fait que même dans les parties intermédiaires, vouées à l'approfondissement, Demos ne tire pas ses conclusions des analyses mais enchaîne au contraire l'énumération galopante d'autres œuvres et d'autres théoriciens (Rancière bien sûr, Benjamin, Kracauer, Deleuze, Foucault...). Le résultat provoque un effet kaléidoscopique juxtaposant des projets artistiques et des théoriciens.

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10 En résumé de son travail, l'auteur précise qu'il n'a pas écrit une « vue d'ensemble de l'art contemporain mondial » (« survey of global contemporary art », p. 245), mais des études de cas approfondies. Et de fait, le livre reste une suite d'études de cas, mais celles-ci ne sont pas réunies au sein d'un même programme critique. Or, en déclarant les démarches des œuvres singulières au sein de la thématique générale « du documentaire au temps de la crise mondiale », les différences entre les stratégies artistiques sont brouillées. Pour donner un exemple, Demos explique dans le dernier chapitre intitulé « Destination » que les pratiques documentaires contemporaines répondent à la crise mondiale en dépassant la distinction entre fait et fiction, en proposant de nouvelles politiques de la vérité, c'est-à-dire en déstabilisant les représentations et en réservant une place à la « migration » comme une catégorie subjective dans laquelle « le droit à l'opacité » (Édouard Glissant) surgirait comme potentiel de résistance (p. 246). 11 Les passages à caractère militant fournissent les jonctions et passerelles entre les parties, par exemple quand Demos souligne la nécessité d'un nouveau mouvement global pour les commons. Malheureusement, ces passages ne sont pas articulés avec les démarches artistiques discutées. En outre, l'auteur sépare la contemplation inhérente des œuvres de leur contexte de production et néglige en cela des aspects décisifs de la pratique des artistes. Les limites de cette approche se révèlent lorsqu'on la compare avec l'argumentation de Hito Steyerl (dont il discute pourtant les films). Dans un de ses articles, l'artiste et théoricienne de l'art appelle à inclure les conditions locales de production et d'exposition de l'art (dit politique) et à concevoir de cette manière l'espace de l'art lui-même comme un espace politique, au lieu de le maintenir comme un espace de représentation de la politique (Steyerl 2010 : 24-28)11. Demos, en revanche, souligne avec emphase le potentiel de l'expérience artistique de transformation des sujets, à laquelle il attribue des conséquences politiques non mesurables. En revanche, il perd de vue les conditions de production et de circulation de l'art comme faisant intégralement partie des pratiques esthétiques. Sur cette toile de fond, il n'est guère surprenant qu'à la fin de son texte, Demos annonce, euphorique, que « dans les engagements artistiques ingénieux, des projets curatoriaux expérimentaux et une écriture inspirée du futur [...] se trouveront nécessairement des propositions créatives »12 (p. 250) pour faire face aux défis de la crise. En fin de compte, Demos opère une dissolution unilatérale de la relation précaire et dynamique entre art et politique en faveur d'une notion idéaliste d'un art autonome. Son propos reste en cela largement en retrait par rapport aux pratiques des artistes qu'il discute (notamment Steyerl) et qui lui servent de support d'argumentation. Ce contraste apparaît dans l'organisation de son livre jouant du « Check in » aux « Departure zone » déclinés en titres de parties : cette référence au voyage aérien tranche d'ailleurs dangereusement avec le type de migration associé à la « crise mondiale » que les artistes entendent représenter. 12 En somme, les deux livres témoignent d'un radicalisme de la parole plutôt que d'une pratique critique engagée avec les œuvres. Ce constat est d'autant plus amer qu'un tel positionnement nuit aux causes prétendument défendues par le théoricien londonien. Chacun des deux livres contient des pages entières de réflexions sur le temps présent, des dizaines de citations de théoriciens qui pensent la « crise mondiale », ainsi que de nombreuses références à des artistes traitant de thèmes avoisinants. Ironiquement, c'est justement cette démultiplication excessive de références qui agit au détriment d'une discussion critique des œuvres. Pour autant, les deux livres permettent de

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donner un aperçu d'une frange du discours actuel de l'art contemporain, de son fonctionnement et de ses références théoriques fétiches, et du cheminement qui conduit certains critiques à interpréter des œuvres dans le registre de la globalisation.

NOTES

7. « Committing to justice in relation to the past, and, in turn, to the struggle for the invention of a common future on that basis » (p. 162). 8. « Vampyrs, devils, zombies, and undead, as well as to the bizarre hybrids mixing African bodies and global culture-industry props » (p. 52). 9. « A species for which we don't have yet a name. » 10. « Let us examine how practinioners from all sides are recalibrating and testing the relations between the creative arrangement of sensible forms and their engendering of modes of social equality » (p. 247). 11. H. S TEYERL, « Politics of Art. Contemporary Art and the Transition to Postdemocracy », in H. STEYERL (ed.), The Wretched of the Screen, Berlin, Sternberg Press, 2010, pp. 92-101. 12. « Further creative proposals will inevitably be found in the inventive artistic engagements, experimental curatorial projects, and inspired writing to come. »

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Kouoh, Koyo (dir.). État des lieux. Symposium sur la création d'institutions d'art en Afrique Ostfildern, Hatje Cantz, 2013, 296 p., bibl., ill.

Sophie Eliot

KOUOH, Koyo (dir.). — État des lieux. Symposium sur la création d'institutions d'art en Afrique. Ostfildern, Hatje Cantz, 2013, 296 p., bibl., ill.

1 État des lieux... reprend dans une édition bilingue (français et anglais) certaines contributions du Symposium sur la création d'institutions d'art en Afrique, organisé au centre d'art RAW Material Company (RAW) à Dakar, du 18 au 20 janvier 2012, en coopération avec le Goethe-Institut et la Kulturstiftung des Bundes (Fondation culturelle de la République fédérale d'Allemagne). Ce symposium s'intéressait à l'essor et au rôle des initiatives privées et des structures artistiques indépendantes en Afrique. RAW, créé en 2008, en est l'une des manifestations. L'objectif était avant tout de donner la parole aux opérateurs culturels et de proposer un partage d'expériences face aux réalités des scènes artistiques du continent. Le livre offre ainsi un panorama de ces centres indépendants et privés, parmi les plus dynamiques en Afrique et des enjeux qui leur sont associés.

2 Le développement de structures artistiques privées s'intensifie dans le domaine de l'art contemporain en Afrique depuis une dizaine d'années. Il s'agit de participer à la sortie de ce que Simon Njami a nommé l'aphonie de l'Afrique13 sur la scène internationale. Les structures présentées dans l'ouvrage assurent une alternative indispensable aux carences, voire aux absences des politiques culturelles et à la dépendance des scènes locales envers les instances artistiques internationales : le symposium s'inscrit ainsi dans une volonté d'affirmer un rôle d'acteur et de décideur depuis le continent africain dans les débats contemporains.

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3 Les quatre parties du livre — contexte, programmation et orientation, financement et internationalisme, récits — reprennent la ligne du symposium. Les textes décrivent un choix d'expériences en Afrique ainsi que quelques contributions d'opérateurs gérant des structures homologues hors du continent (New York, Bergen, Séoul), apportant ainsi un éclairage comparatif intéressant à un niveau macro et micro, d'une part sur les points communs entre les différents centres et, d'autre part, sur le système dominant de régulation de la visibilité et de la circulation des œuvres ainsi que des discours dits non occidentaux. 4 Dès son introduction, Koyo Kouoh pose la question de l'autonomie du « paysage artistique [en Afrique] après cinquante ans d'indépendance » (p. 17) et de la nécessité d'une coopération sud-sud, tout en revenant sur les conditions de la création de RAW liée à l'incapacité de la Biennale de Dakar à remplir l'espace entre deux éditions. On apprend ainsi que l'intitulé RAW Material Company est déjà en soi programmatique de l'activité du centre. En effet, raw material renvoie à l'Afrique comme continent fournisseur de matière première pour les industries mondiales, tandis que company correspond à une approche entrepreneuriale et collective de la production artistique tout en lui apportant un accès à la production et à la transmission de savoirs. 5 Ces lieux sont le produit du désir de leur(s) fondateur(s), comme le soutient Simon Njami dans sa contribution. Il entend prendre ses distances avec l'explication courante qui réduit l'émergence de ces espaces à l'incurie des États africains de mener une réflexion cohérente sur le fait contemporain. Il développe cette idée autour du concept de « bien commun » qu'il emprunte à Jacques Rancière (pp. 22-24). Son propos cependant finit par s'orienter à nouveau vers la question de la dépendance financière du secteur artistique privé africain. Une dépendance qui, malgré la revendication d'autonomie intellectuelle affichée, doit, selon lui, se confronter au paradoxe de la coopération avec les gouvernements respectifs pour assurer des conditions de travail pérennes. Françoise Vergès plaide, quant à elle, pour « une cartographie de l'immatériel » (p. 45), revendiquant ainsi une visualisation d'autres temporalités et spatialités, liée au devoir d'y archiver les mémoires orales plus que de reconstruire des discours dominants. 6 Le chapitre sur la programmation et l'orientation des centres privés s'ouvre sur la présentation d'une structure pionnière en Afrique, Doual'art (Douala, 1991), fondée par Didier Schaub (1952-2014) et Marilyn Douala Manga Bell après l'adoption de la loi sur la liberté d'association au Cameroun (1990). D'abord multidisciplinaire, Doual'art se spécialise dans le domaine de l'art contemporain à partir de 1999 et promeut une intervention artistique basée sur une participation citoyenne dans l'espace urbain. Ses fondateurs créent notamment le Salon urbain de Douala, une manifestation triennale, ainsi que des programmations régulières d'expositions et de résidences dans son espace. Un autre catalyseur de la scène artistique de Douala est le centre ArtBakery (Douala, 2003). Il est aujourd'hui tenu par un collectif de cinq personnes, dont Adeline Chapelle et Bill Kouélany qui signent le texte. L'équipe poursuit le travail de son initiateur, l'artiste (1964-2011), suivant ses mots d'ordre, « engagement, détermination, actions artistiques, pédagogie et avant-garde esthétiques » (pp. 61-62), tout en maintenant « les relations entre art et intérêt collectif » (p. 63) afin d'assurer l'avenir du centre. Car l'un des invariants des divers cas présentés est bien la précarité, la difficulté à pérenniser les activités. Les directeurs de ces centres privés sont en recherche constante de nouveaux formats de programmation et de financements

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adaptés aux restrictions de gérance quotidienne. C'est sur ce terrain de la précarité qu'évolue l'organisation Center for Historical Reenactments (CHR, 2010-2012, Johannesburg) : « Être plus un concept pensant qu'un espace physique » (p. 68), un espace « d'extériorisation plutôt que de séjour » (p. 69) comme l'écrit l'artiste et commissaire Gabi Ngcobo, co-initiatrice du projet. Elle présente le CHR comme une émanation des limites épistémologiques et institutionnelles de la Biennale de Johannesburg dont la seconde et dernière édition eut lieu en 1997. Le CHR agit comme référent temporel et discursif à la recherche d'engagements alternatifs en calquant sa durée sur l'intervalle de deux ans des biennales. 7 En lien avec cette problématique et l'internationalisation croissante des scènes de l'art, Sarah Rifky, ancienne commissaire à la Townhouse Gallery au Caire, s'interroge sur la négociation en situation de crise, sur la réduction d'acteurs culturels à des régions plutôt que des villes selon l'actualité et surtout sur l'institution comme lieu de vie de l'art. Le centre d'art Beirut (Le Caire, 2012) repose sur un modèle participatif des artistes. La définition de son cadre juridique et administratif a été confiée au duo « Goldin+Senneby ». Quant à la Platform Seoul (Seoul, 2006), il s'agit d'un projet flexible qui change de formats et de thèmes tous les ans, inspiré du modèle de la biennale itinérante Manifesta et qui tente de nouer des relations avec la région qui l'accueille à chaque édition. Sunjung Kim ne conçoit pas Platform Seoul comme un « espace physique, mais [comme] un type de sphère symbolique ou temporaire » (p. 74). 8 « Financements et internationalisme » sont notamment discutés par Yona Backer, fondatrice de la galerie Third Streaming (New York, 2010). Inspirée de la Third Stream Music accordant la musique classique et le jazz, elle travaille selon « le concept de l'hybride et du mélange des genres » (p. 81) tout aussi bien pour la programmation que le financement de son espace, aspirant à de nouvelles formes de collaboration face aux restrictions budgétaires publiques et privées appliquées à la culture aux États-Unis. Plus désenchanté, Juan A. Gaitán remarque la prépondérance de la « diplomatie culturelle » d'organismes de financements pour l'art et la culture situés en Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord (p. 93) dans le financement des centres d'art privés à travers le monde. Ceux-ci sont, selon lui, « de(s) zones d'autonomie provisoire » (p. 96) mais sont « réduits à fournir des services logistiques de produits culturels [...] ou à soutenir la représentation nationale » (p. 95) de programmes occidentaux capitalistes aux dépens d'une considération des réalités locales. 9 L'ouvrage s'achève sur une série de présentations de témoignages de carrières, intitulée « Récits ». Nous retiendrons surtout le texte d'Elvira Dyangani Ose, par ailleurs curator international art à la Tate Modern (Londres), qui rappelle que de nombreux collectifs d'artistes (Laboratoire Agit'art au Sénégal, Kamiriithu Community au Kenya) ont été créés dans la période du Modernisme africain, qu'elle situe à la fin des années 1970 (p. 114), soit des projets similaires aux initiatives contemporaines. Elle présente deux projets : Bessengue City (Douala, 2001-2002) dans le cadre du festival de Doual'art et de Chimurenga Library, archive en ligne de magazines panafricains14. Dans ses analyses conclusives, l'auteure pose une série de questions pertinentes sur le statut de l'artiste contemporain dont les stratégies d'« autoreprésentation et [...] [de] reconnaissance » (p. 123) le différencieraient de l'artiste moderne. Et c'est peu dire que les évolutions des systèmes institutionnels publics et privés à un niveau local et international y jouent un rôle décisif.

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10 État des lieux... propose un tour d'horizon de centres d'art privés principalement africains par ceux qui les gèrent et les dirigent. Par ailleurs, il permet de se familiariser avec la rhétorique des opérateurs culturels dont la présentation répond aussi à un enjeu de promotion et de marketing des structures auxquelles ils sont rattachés. Cependant les contributions des institutions publiques représentées mériteraient une distanciation critique. Leurs discours se confinent à une rhétorique de l'affirmation du dynamisme et de la vitalité qui seraient nouveaux dans les scènes artistiques africaines, prônant une participation à un futur dont elles connaissent très mal le présent. Il serait important de mettre enfin en évidence les interdépendances asymétriques15 entre ces institutions et les acteurs culturels africains. Il s'agit de dépendances mutuelles, des centres en Afrique envers les bailleurs de fonds publics — en particulier de la France, l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Angleterre — et des institutions envers les acteurs africains afin de maintenir et légitimer leur « diplomatie culturelle » dont ils dictent les règles. Lors de la présentation des Openings Remarks à la Foire d'art contemporain africain 1:54 à Londres en 2014, il fut demandé aux intervenants, notamment à Koyo Kouoh, si ces espaces n'étaient pas un phénomène urbain et si la reproduction du modèle institutionnel occidental n'était pas problématique16. Il en ressort que les acteurs du domaine de l'art contemporain africain doivent aujourd'hui encore justifier leur indépendance intellectuelle, culturelle et artistique. Tenir ce symposium en Afrique est, sans aucun doute, une stratégie de visibilité et de prise de parole déterminante de ce que Olu Oguibe nomme les « contested territories » : « autonomy », « self-articulation » et « autography » 17. Poser la question de l'adéquation du modèle institutionnel occidental pour un centre d'art en Afrique, consiste à reprendre l'argument du mimétisme, tenace en art visuel, qui manifeste un manque de connaissances des — et donc de recherches sur les — réalités locales. C'est ignorer les capacités d'adaptation, d'appropriation et d'invention des acteurs culturels africains interagissant au sein d'un système global régulé par des normes d'exclusion et d'inclusion. Les symposiums et publications de ce genre, sans négliger l'interdépendance avec les bailleurs de fonds principalement nord-ouest-européens, sont déterminants pour sensibiliser des auditoires internationaux. Le fait de se positionner dans une logique d'alternative, d'autonomie, de flexibilité, de critique face aux instances de légitimation internationales et locales génère l'invention de solutions « en créant des modèles et plateformes alternatifs pour la négociation de l'art et de l'histoire, la réflexion au sujet de l'archive, la culture visuelle et l'histoire culturelle », explique Koyo Kouoh (p. 17). Des points communs entre les différents centres privés présentés apparaissent : une forte inquiétude pour leur avenir, une conception de l'art comme un bien commun — impliquant partage et participation — et une rupture avec les canons esthétiques et discursifs dominants. Cette présence accrue de lieux alternatifs n'est pas sans rappeler le rôle des Kunstvereine dans la prise d'indépendance de l'art contemporain à l'égard des collectivités locales en Allemagne dans les années 1960-1970. 11 Finalement, certaines questions restent en suspens. Quels sont les outils et les stratégies disponibles pour faire face sur le long terme à des budgets restreints — d'autant que les budgets des pays à « diplomatie culturelle » se réduisent ? Quels sont les formats envisageables de coopération entre les différentes formes d'institutions publiques et privées aujourd'hui et pour l'avenir ? Quels sont les changements souhaitables dans les politiques culturelles nationales, étrangères, européennes, africaines ? Comment assurer la longévité de ces espaces sans dépendre de la figure de

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leur(s) fondateurs(s) ? Quels peuvent être les questions, les défis, les missions à venir pour les acteurs culturels qui prendront la relève ? Ces questions auraient pu être discutées dans une conclusion programmatique qui fait défaut à cet état des lieux18. Pour d'autres pistes de réflexion et études de cas, le lecteur pourra se reporter à d'autres publications19. Il faut néanmoins souligner que la version en français aurait mérité des relectures supplémentaires pour se défaire des nombreuses coquilles et anglicismes. Il aurait été également préférable d'insérer des images illustrant les textes et les activités des centres plutôt que des photographies du symposium, disponibles sur Internet. Malgré ces limites, le livre met en perspective les préoccupations qui sont actuellement au centre du développement culturel et artistique en Afrique.

NOTES

13. S. N JAMI, « Chaos et métamorphoses », in Africa Remix, catalogue de l'exposition, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2005, pp. 18-19. 14. . 15. L. BUCCHOLZ, « Feldtheorie und Globalisierung », in B. von BISMARCK, T. KAUFMANN & U. WUGGENIG (eds.), Nach Bourdieu. Visualität, Kunst, Politik, Wien, Turia + Kant, 2008, p. 218. 16. . 17. O. OGUIBE, The Culture Game, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2004,p. 13. 18. L'éducation des artistes a été le thème de la seconde édition d'« État des lieux », intitulé Symposium sur l'éducation artistique en Afrique, RAW Material Company, Dakar, du 26 au 28 juin 2014 (source : RAW Material Company). 19. Voir E. HARNEY & D. THOMPSON, « Emerging Platforms for Artistic Production in DRC, Angola and Mozambique », Critical Interventions. Journal of African Art History and Visual Culture, 8 (2), 2014, pp. 133-139 ; B. FISCHER, K. PINTHER & U.-S. NZEWI (eds.), New Spaces for Negotiating Art (and) Histories in Africa, Münster, Lit Verlag, 2015.

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Le Lay, Maëline, Malaquais, Dominique & Siegert, Nadine (dir.), Archive (re)mix. Vues d'Afrique Rennes, Presses universitaires de Rennes, (« Arts contemporains »), 2015, 244 p., ill.

Lotte Arndt

LE LAY, Maëline, MALAQUAIS, Dominique & SIEGERT, Nadine (dir.). — Archive (re)mix. Vues d'Afrique. Rennes, Presses universitaires de Rennes, (« Arts contemporains »), 2015, 244 p., ill.

1 Le livre collectif Archive (re)mix s'inscrit dans la lignée de nombreuses interrogations artistiques et littéraires sur l'archive. Il rassemble les contributions de chercheuses et chercheurs ayant contribué à l'atelier « Archive, Texte, Performance », qui s'est tenu lors du congrès international de l'Association pour l'étude des littératures africaines à Bordeaux en 2013. La plupart des participants sont liés à l'une des institutions organisatrices du congrès, comme le laboratoire bordelais Les Afriques dans le monde ou l'Institut des études africaines de Bayreuth. Comprenant des textes en français et en anglais, l'ouvrage présente les échanges entre les membres de ces deux centres. La publication de ces contributions, qui portent sur les arts visuels, la musique, la littérature ou encore la photographie, constitue un état de la discussion pluridisciplinaire des pratiques artistiques autour de l'archive dans ces deux institutions de production de savoirs sur l'Afrique et ses diasporas.

2 Dès la couverture, le ton est donné. En effet, y figure en pleine page, une œuvre de l'artiste angolais Délio Jasse issue de la série Faces of the Gods, dans laquelle il opère un double jeu avec les archives, tirées de la collection d'Ulli Beier, fondateur du Iwalewahaus. En effet, il fusionne des portraits de prêtres yoruba avec des photos d'architectures dites « brésiliennes » du Nigeria.

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3 Deux corpus initialement distincts mais compris dans une même collection connaissent un nouvel agencement grâce à la superposition réalisée par l'artiste. Le regard d'un intellectuel européen sur le Nigeria se reconfigure dans l'opération d'appropriation effectuée par l'artiste angolais, sensible aux pérégrinations transatlantiques des styles architecturaux et des pratiques religieuses. Ce travail exemplifie l'une des nombreuses stratégies que les artistes présentés dans l'ouvrage proposent pour transformer la charge historique, souvent douloureuse des archives, en matériaux artistiques et réflexifs sur les procédures mémorielles. Car, comme Maëline Le Lay, Dominique Malaquais et Nadine Siegert le soulignent dans leur introduction, la majorité des contributions se confronte à la violence et aux traumatismes liés à l'histoire coloniale, à l'apartheid, ou à des conflits armés, violence transformée, détournée par la pratique artistique. Les auteures expliquent que ces créations, en s'appuyant et en utilisant des archives, permettent de dépasser les traumatismes, de créer d'autres imaginaires et, comme l'indique le théoricien de l'art Hal Foster20, de « convertir les sites d'excavation en sites de construction » (p. 17). Dans cette perspective, l'ouvrage est structuré en trois parties — « Remixer l'archive », « Performer l'archive » et « Reconstruire l'archive » —, qui seront présentées à travers des exemples ainsi que des problématiques transversales. 4 Comme annoncé dans l'introduction, la première partie se concentre sur la « recombinaison d'images, de textes et/ou de tropes, extraits de différentes zones d'une même archive ou de plusieurs archives simultanément » (p. 17). Elle commence par un article de l'historienne Érika Nimis qui s'intéresse à l'usage que quatre artistes femmes font des archives mineures, souvent familiales, afin de bousculer l'histoire officielle de la décennie noire, les années 1990, en Algérie. Elle montre comment cet usage des archives de la marge permet aux contre-récits de se déployer de manière discrète. Cette impulsion contestataire est d'ailleurs partagée par une grande partie des contributions. Ainsi, Marian Nur Goni, en se penchant sur l'amnésie coloniale en Italie, analyse le travail de la Française Anouck Durand et celui de la Sud-Africaine Bridget Baker sur les images de la période impériale fasciste. Elle pose aux spectateurs la question suivante : est-il possible de prendre aujourd'hui la responsabilité de changer notre rapport au présent à partir de ces images ? 5 La violence considérable et la charge propagandiste de ces objets sont volontairement mises en lumière, soit par une opération de distanciation, soit, au contraire, par une immersion dans les archives, pour y suggérer une piste, une relecture, voire une réparation. Ce texte ne propose pas de réponse à cette question mais invite, en quelque sorte, à se confronter au passé impérial italien, au lieu d'en fuir les conséquences contemporaines. 6 Dans la seconde partie « Performer l'archive », dont le titre a été inspiré par les travaux de l'artiste angolais Kiluanji Kia Henda21, Katja Gentric aborde les œuvres du Sud- Africain Willem Boshoff en jouant sur l'orthographe, comme un clin d'œil à sa pratique artistique. Comment continuer à vivre avec le souvenir du vocabulaire de l'apartheid ? Cette question traverse son œuvre, œuvre qui évolue entre une pratique plastique essentiellement basée sur le papier et le langage et des formes plus performatives. K. Gentric met au jour le procédé qu'utilise Boshoff pour traiter le lourd héritage de l'apartheid. Ce n'est qu'après l'avoir scrupuleusement déconstruit, qu'il peut, grâce aux récits personnels, le dépasser.

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7 La dernière partie, intitulée « (Re-)construire l'archive », réunit cinq contributions qui accordent toutes une grande attention aux modes de collecte des informations et s'interrogent sur les modalités de fabriquer des archives à partir d'un certain nombre de données spécifiques. On y trouve notamment le texte coécrit par Éloi Fiquet, Dominique Malaquais, Malika Rahal et Cédric Vincent qui présente le projet pluridisciplinaire, PANAFEST, qu'ils sont en train de mener. Il s'agit d'une collecte de documents et de témoignages autour de quatre festivals panafricains qui se sont tenus entre les années 1960 et 1970 sur le continent africain (Dakar 1966, Alger 1969, Kinshasa 1974, Lagos 1977) et qui ont « profondément marqué le paysage culturel panafricain » (p. 212). Ces archives, sans pour autant faire l'objet d'une étude d'ensemble, sont rassemblées, contextualisées, et placées dans des perspectives nouvelles. Car, comme l'expliquent, à juste titre, les auteurs, si les documents éparpillés à travers le monde existent bel et bien, penser les festivals dans une perspective politique demande aussi de chercher les récits, qui pourraient permettre de ne pas appréhender ces importants événements culturels panafricains du XXe siècle exclusivement dans la perspective dominante des États et des organisateurs, mais de chercher les voix dissonantes comme les souvenirs des participants ou les positions critiques et opposées. 8 Dans la droite lignée de cette contribution, cette dernière partie compte aussi des textes issus de réflexions collectives dans le cadre d'un projet en cours, qui invitent à une autoréflexion et à une réorganisation des archives. Par exemple, Nadine Siegert, directrice-adjointe du musée Iwalewahaus à Bayreuth et Sam Hopkins, artiste et commissaire associé au projet Mash-Up the Archive, dialoguent sur le changement de ce corpus, accessible à de nouveaux publics et notamment à de jeunes artistes africains invités en résidence pour expérimenter des façons de le valoriser auprès du public. 9 Les interrogations évoluent, bien sûr, avec la reproduction technique notamment la possibilité d'impression en 3D, la numérisation qui permet l'accès des collections en ligne... Si ces technologies ouvrent des pistes pour démultiplier l'accès aux objets, se pose toujours la question de la perte de la singularité de l'objet unique. Ce sont notamment les artistes qui ouvrent, par leur travail, ces nouvelles pistes. 10 Kevo Stero et Otieno Gomba, membres du collectif d'artistes kenyans Maasai Mbili se sont ainsi interrogés sur les changements de contexte de l'archive. Leur attention s'est notamment portée sur le cas des objets rassemblés au Nigeria par le couple d'amateurs d'art Ulli et Georgina Beier dans les années 1950 et 1960 et qui constituent aujourd'hui une partie des collections du musée Iwalewahaus à Bayreuth. 11 Parmi les effets bénéfiques de la proximité institutionnelle des membres du collectif se trouvent les mises en perspective et les approfondissements qui peuvent en résulter. Katharina Greven et Pierre-Nicolas Bounakoff s'intéressent, aussi, dans le cadre de leurs recherches doctorales, au fonds déposé par le couple Beier. Dans leur article, la numérisation est à nouveau au cœur de la problématique : si elle permet l'accès à des documents et à des objets, elle engendre également une perte importante d'informations et ne peut se substituer aux originaux. Alors, ils proposent de rendre sensible l'agentivité des documents, de permettre une lecture subjective et sensible des fonds, pour les utiliser moins comme des vestiges à préserver et des sources d'une histoire objective à écrire, que comme des éléments agissants, pouvant contribuer à répondre aux défis de la société contemporaine. 12 Finalement, le sous-titre, « Vues d'Afrique » de cet ouvrage occulte le fait que les analyses qu'il contient proviennent essentiellement d'Europe. L'absence quasi totale

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d'auteurs travaillant avec des archives en Afrique ou depuis l'Afrique est regrettable. Cette lacune dessine une piste nécessaire pour une possible suite car le collectif montre clairement l'importance des interrogations durables et partagées : c'est le rapprochement des questionnements, basés si possible sur des réflexions à long terme, qui permet le mieux de sortir des recherches isolées. C'est bien dans le temps long des échanges et des négociations que les interrogations sur le remixage des archives peuvent déployer leur puissance critique et créatrice.

NOTES

20. H. FOSTER, « An Archival Impulse », October, 110, 2004, p. 22. 21. Kiluanji Kia Henda s'est photographié, en 2010, sur des piédestaux dépourvus de statues d'anciens monuments coloniaux à Luanda, clamant ainsi un besoin de repenser la représentation légitime dans l'espace public.

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Magnin, André (dir.). — Beauté Congo — 1926-2015 — Congo Kitoko. Catalogue de l'exposition du 11 juillet au 15 novembre 2015 Catalogue de l'exposition du 11 juillet au 15 novembre 2015. Paris, Fondation Cartier pour l'art contemporain, 2015, 380 p., bibl., ill.

Aline Pighin

MAGNIN, André (dir.). — Beauté Congo — 1926-2015 — Congo Kitoko. Catalogue de l'exposition du 11 juillet au 15 novembre 2015. Paris, Fondation Cartier pour l'art contemporain, 2015, 380 p., bibl., ill.

1 La création moderne et contemporaine africaine au sens large n'a pas encore trouvé sa place dans le paysage muséal français. L'accrochage de Modernités plurielles... 22, qui se voulait le manifeste d'une « nouvelle géographie de l'art moderne », a montré ses limites avec la section « Afrique(s) moderne(s) », où une poignée d'œuvres et un discours étriqué ambitionnaient de présenter un panorama de la création plastique des décennies 1950-1970 pour l'ensemble du continent. Symptomatique de la pauvreté des collections nationales et de l'inertie des politiques d'acquisitions à l'heure où l'ouverture aux Suds est passée de l'effet de mode à la lucide évidence, les œuvres étaient majoritairement issues des réserves du musée du quai Branly et héritées de sa vie antérieure, le Musée national des arts d'Afrique et d'Océanie23. L'étiquette « Afrique » s'avère majoritairement portée par des institutions privées qui jouent seules le jeu du réajustement de sa visibilité.

2 Produit de ce déséquilibre, Beauté Congo — 1926-2015 — Congo Kitoko est apparue comme un événement qui allait faire date, en proposant pour la première fois en France (du 11 juillet au 15 novembre 2015) une exposition dont l'ambition dépassait l'approche

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monographique d'une scène artistique nationale, au profit d'un panorama historique sur près d'un siècle de création artistique en République démocratique du Congo. Le projet ne fut pas pour autant une surprise et s'inscrivait logiquement dans la relation triangulaire qui unissait André Magnin, le Congo-Kinshasa et la Fondation Cartier, relation qui s'était plusieurs fois (ré)affirmée depuis 1989 et les Magiciens de la terre 24. Ainsi Chéri Samba, découvert par André Magnin, fut accueilli en résidence à la Fondation l'année suivante, avant de voir sa première rétrospective française en ses murs en 2004. La Fondation, qui programma déjà les architectures maquettiques de Bodys Isek Kingelez en 1995, célébra les deux artistes dans Mémoires Vives 25, tandis qu'André Magnin mit en scène les histoires retrouvées de la première peinture moderne congolaise pour ses Histoires de voir (2012) 26. Congo Kitoko apparut de fait comme une étape sur le chemin de ces échanges intercontinentaux, de Kinshasa vers Paris, du collectionneur vers le public, en lui proposant un pan de l'histoire de l'art et, partant, d'un foyer de création trop longtemps réservé à l'appréciation des seuls initiés. 3 Le parcours de l'exposition proposait d'explorer quatre-vingt-dix années de création, de 1926 à 2015, avec pour médium principal la peinture sur toile, ou du moins l'objet de cimaise, dont les sens se détachent par à-coups vers la photographie, la bande-dessinée, la macro-maquette et la musique. Disposé dans cinq espaces thématiques laissant libre cours à une circulation ante-chronologique, depuis la « jeune génération » aux « précurseurs », l'accrochage interrogeait la possible filiation entre différentes générations de pratique plastique. 4 La section contemporaine présentait une sélection de six artistes, parmi lesquels les fondateurs du collectif Eza Possibles, Kura Shomali, Pathy Tshindele et Mega Mingiedi Tunga. L'une des villes imaginaires de ce dernier, évocation de Lubumbashi, faisait face au Congo Far West de Sammy Baloji, dont le procédé efficace de photomontage avait déjà fait ses preuves en 2006 dans sa série à la mémoire de la culture industrielle du Katanga. Plus à l'ouest du Congo, un (autre) regard de photographe captait le quotidien de la capitale, Kinshasa, dans la réflexion de ses flaques d'eau. Cette série réalisée par Kiripi Katembo, pleine de poésie, fut la dernière exposée de son vivant27. 5 Dans le même espace, invitant au dialogue avec les œuvres, étaient projetés des entretiens avec les plasticiens, des contemporains et d'autres. Au centre de la pièce étaient disposés sur des tables les fanzines de l'ego-bédéiste Papa Mfumu'Eto 1er, publiés à partir de 1990, et transition vers un temps antérieur, celui des artistes populaires. Sous ce vocable, l'exposition présentait les toiles grand format de deux générations d'artistes, allant des anciens, Moke, Pierre Bodo, Chéri Chérin et Chéri Samba, révélés au public kinois en 1978 par l'exposition Art partout 28, à leurs cadets, Monsengo Shula, Cheik Ledy et JP Mika, respectivement élèves de Chéri Samba et Chéri Chérin. 6 À l'étage inférieur, le regard était attiré par les maquettes des artistes-maquettistes Bodys Isek Kingelez et Rigobert Nimi, repensant la ville à partir des années 1980. Leurs architectures utopistes offraient un miroir futuriste au portrait ambiancé de Kin-la- belle (Kinshasa la Belle) proposé par les photographes Jean Depara, Oscar Membra Freitas et Ambroise Ngaimoko aux lendemains des Indépendances. Oscillant entre l'esthétique de la photographie de studio et un affranchissement de ses normes, l'appareil embarqué dans la cité, des scènes posées témoignaient de la mode des Bill et autres catcheurs, sur fond de culture western, ou faisaient le portrait des musiciens, parmi lesquels Franco Luambo Makiadi, figé dans sa jeunesse en 1956 quand il fonda

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l'OK Jazz. Le héraut de la musique congolaise mettait en résonnance le dialogue musical avec les œuvres plastiques, composé avec beaucoup d'intelligence par Vincent Kenis et Césarine Sinatu Bolya, et qui présentait la bande originale très complète du quotidien congolais, depuis la rumba des années 1950 au coupé-décalé-dashiki de Fabregas, en passant par les incontournables Tabu Ley Rochereau et Papa Wemba. 7 Dans un dernier espace, à l'ambition plus historicisante, étaient présentées les œuvres des peintres gravitant autour de l'École d'Elisabethville au fil de ses différents avatars, de l'Académie d'art indigène établie en 1946 par le Français Pierre Romain-Desfossés à l'Académie des beaux-arts et métiers d'art fondée en 1951 par le Belge Laurent Moonens29. L'animal et le végétal sont les matériaux privilégiés des compositions de Norbert Ilunga, Kayembe, Sylvestre Kaballa, parmi d'autres, ainsi que des petits formats de Yumba. Chez Pilipili Mulongoy, certains motifs décoratifs plus formels illustraient l'orientation marchande que le maître français souhaitait inspirer à ses élèves. Sur les cimaises, le travail du digitaliste30 Bela Borkemas — qui poursuivit sa carrière sur l'autre rive du Congo à la fin des années 1950 — tout comme les hachures de Mwenze Kibwanga côtoyaient deux purs produits de l'Académie, Jean-Bosco Kamba et Mode Muntu. Chez tous, l'empreinte d'un certain style lushois était présente. 8 Un dernier bond dans le temps menait le visiteur à 1926 : l'année zéro annoncée de la création moderne puis contemporaine congolaise. Les réalisations de ces précurseurs, peintres de case au trait naïf, provenaient en majorité de collections publiques belges, dons coloniaux concédés par les congophiles Georges Thiry et Gaston-Denys Périer à la Bibliothèque royale de Belgique et au musée de Tervuren31, qui contribuèrent à l'éphémère résonnance des imagiers Albert Lubaki, Antoinette Lubaki, Djilatendo, Paul Mampinda et Ngoma. 9 Quatre-vingt-dix années de création plastique constituent une période longue, pour laquelle l'exhaustivité n'est que difficilement envisageable. Congo Kitoko présentait donc avant tout des choix curatoriaux, et allant, des omissions, des mises à l'écart, qui auraient gagné à être explicitées. 10 La ligne suivie par André Magnin semble avoir été la mise en avant d'une créativité supposée spontanée, peu, voire pas pétrie d'Occident, d'artistes ayant échappé au formatage de l'académie. Si le choix esthétique se défend, le silence qui l'accompagnait fut problématique. En plaçant la loupe sur le centre de création d'Élisabethville- Lubumbashi, une part de l'histoire multipolaire des arts du géant Congo-Kinshasa fut gommée, particulièrement l'ébullition artistique qui s'opèrait symétriquement à Léopoldville à la fin des années 1940, avec ses dynamiques propres. De l'arrivée à Gombe-Matadi du missionnaire belge Victor Wallenda, dit frère Marc-Stanilas, en 1943, le visiteur ne lut pas un cartel. Il y fonda pourtant une école d'art qui, victime de son succès, déménagea à Léopoldville en 1949 et proposait un enseignement calqué sur les Écoles Saint-Luc de Belgique, avant de devenir l'Académie des beaux-arts en 1957. Dans la Léopoldville des années 1950, Laurent Moonens n'avait pas encore pris la route pour l'est du pays et travaillait avec les artistes autodidactes du Stanley Pool, tandis que l'homme d'affaires et mécène Maurice Alhadeff mettait à disposition atelier et matériel pour les Congolais des deux rives. Si les peintres de l'académie léopoldvilloise suivirent bien, dans leurs premières années, un programme de sculpture et de dessin inspiré de l'enseignement européen, ils s'en détachèrent progressivement et représentèrent leur pays en nombre à Tendances et confrontations, l'exposition d'art contemporain du Festival mondial des arts nègres à Dakar en 1966. Le médium sculpté, majoritaire dans

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cette production, était peut-être l'indice de son absence dans une exposition qui privilégiait la peinture, aux dépens d'autres supports pour lesquels la curiosité resta entière (sculpture, installations, street art, récupération...). S'il y avait effectivement des différences formelles entre les deux pôles de création, leur appréhension concrète aurait été instructive, notamment en remobilisant les acquis de la rétrospective Naissance de la peinture contemporaine en Afrique centrale, 1930-1970 32. 11 Dans la chronologie fragmentée que proposait Congo Kitoko, le même silence s'appliquait aux années mobutistes, durant lesquelles les académies d'art furent abondamment financées. Avec elles, ce fut la première peinture populaire qui fut oubliée, et les imageries « colonie belge, mami wata, lumumba, inakale », parmi d'autres, icônes-miroirs du vécu politique « d'en bas »33. Imageries singulières et de peu de moyens, autodidactes et destinées à un public congolais urbain tant issu de l'élite que subalterne, leur esthétique et leurs usages tranchaient avec les très grands formats exposés, réalisés par des artistes qui bénéficiaient du confort procuré par un mécénat étranger. Les mots de Bogumil Jewsiewicki, pour qui « les représentations que les sociétés africaines, ou plus exactement leurs intermédiaires culturels, produisent d'elles-mêmes, représentations fabriquées de l'intérieur et largement à usage interne [reçoivent] peu d'attention »34, demeuraient d'une troublante actualité. 12 Congo Kitoko révéla l'urgence de (ré)écrire une histoire réellement mondiale des arts, plus qu'elle n'en prit acte. En voulant donner à voir la richesse d'une certaine production artistique de la République démocratique du Congo, par glissements, l'exposition proposa avant tout une histoire de l'art congolais par ses logiques de marché et le goût de ses collectionneurs privés et évacua la possibilité d'un contre- champ congolais.

NOTES

22. Modernités plurielles de 1905 à 1970, Musée national d'art moderne, Paris, du 23 octobre 2013 au 26 janvier 2016, commissariat Catherine Grenier. 23. Le Quai Branly est l'héritier du Musée national des arts d'Afrique et d'Océanie (1990-2003), du Musée des arts africains et océaniens (1960-1990), de celui de la France d'Outre-mer (1935-1960) et de celui des Colonies (1931-1935). 24. Magiciens de la terre, Centre Pompidou et Grande Halle de la Villette, Paris, du 18 mai au 14 août 1989, commissariat Jean-Hubert Martin. Cette relation s'applique plus généralement à toute l'aire de création artistique africaine, André Magnin ayant été, après l'expérience de Magiciens..., le directeur artistique de la Contemporary African Art Collection (CAAC) de Jean Pigozzi de 1989 à 2008. 25. Mémoires Vives, Fondation Cartier pour l'art contemporain, Paris, du 10 mai au 21 septembre 2014. 26. Histoires de voir, Show and Tell, Fondation Cartier pour l'art contemporain, Paris, du 15 mai au 21 octobre 2012, commissariat Hervé Chandès.

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27. Kiripi Katembo Siku est décédé le 5 août 2015 à Kinshasa. 28. Art partout, Académie des beaux-arts de Kinshasa, Congrès international des arts africains (CIAF), 1978. 29. À la mort de Pierre Romain-Desfossés en 1954, l'Académie d'art indigène (appelée aussi le Hangar) est intégrée à l'Académie de Laurent Moonens. Celle-ci devient l'officielle Académie des beaux-arts d'Elisabethville en 1957, puis l'Institut des beaux- arts de Lubumbashi après l'indépendance. 30. Bela Borkemas n'utilise pas de pinceau, il peint avec ses doigts. Le terme « digitaliste », forgé dans le cadre d'une réception coloniale de son œuvre, trouve encore écho dans la littérature actuelle. 31. Le Musée royal de l'Afrique centrale est l'ancien musée du Congo belge. 32. Naissance de la peinture contemporaine en Afrique centrale, 1930-1970, Musée royal de l'Afrique centrale, Tervuren, du 13 mars au 3 mai 1992. 33. T. K. B IAYA, « La peinture populaire comme mode d'action politique des classes dominées au Zaïre : 1960-1989 », Contemporary French Civilization, 14 (2), 1990, pp. 334-351. 34. B. JEWSIEWICKI, « Une société urbaine “moderne” et ses représentations : la peinture populaire à Kinshasa (Congo) (1960-2000) », Le Mouvement Social, 204 (3), 2003, p. 131.

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Okeke-Agulu, Chika, Postcolonial Modernism : Art and Decolonization in Twentieth-Century Nigeria Durham, Duke University Press, 2015, 357 p., bibl., index, ill.

Cédric Vincent

OKEKE-AGULU, Chika. — Postcolonial Modernism : Art and Decolonization in Twentieth-Century Nigeria. Durham, Duke University Press, 2015, 357 p., bibl., index, ill.

1 Il est encore rare de voir paraître au sein de la littérature sur l'art africain récent une monographie abordant en profondeur la compréhension d'une scène artistique. Depuis le début des années 1990, les principales ressources concernant l'histoire de l'art africain moderne et contemporain sont les catalogues d'exposition ou alors des ouvrages de synthèse plutôt que des travaux universitaires approfondis. La recherche soigneusement menée par Chika Okeke-Agulu, professeur d'histoire de l'art à l'Université de Princeton et rédacteur en chef de la revue Nka, apporte ainsi une contribution significative à la compréhension de l'art africain de l'après-indépendance. L'auteur en est conscient : il espère bien que son livre devienne un modèle qui déclenchera d'autres apports significatifs aux études historiques et artistiques en Afrique. Pour autant, sa recherche n'est pas à détacher des programmations d'expositions qui ont mis l'art contemporain d'Afrique sur le devant de la scène ces vingt dernières années. Elle trouve son origine dans le cadre de deux expositions majeures auxquelles il a collaboré. La première, The Short Century : Independence and Liberation Movements in Africa (2001-2002) placée sous la direction artistique d'Okwui Enwezor, avait pour ambition de se focaliser sur la dimension culturelle de la décolonisation afin de comprendre le modernisme africain. La seconde, dont il était le commissaire de la section consacrée au Nigeria, était intitulée Seven Stories about Modern Art in Africa (1995) et placée sous le commissariat de Clémentine Deliss.

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2 Le livre de Chika Okeke-Agulu explore une décennie-clé de l'histoire de l'art moderne au Nigeria : de la fin des années 1950, veille de l'Indépendance, jusqu'aux années de la guerre civile du Biafra (1967-1970) qui voient des espoirs quasi utopiques s'émousser dans le reflet des œuvres des artistes. Cette recherche s'inscrit dans une frange de l'histoire de l'art cherchant à revisiter le canon de la modernité artistique à partir du versant des postcolonial studies et des études transnationales. Depuis une vingtaine d'années, des historiens de l'art se sont sérieusement penchés sur la question de l'inscription des œuvres d'artistes africains dans le récit moderniste et sur la façon dont elles s'accordent avec celui-ci, alors qu'il est communément admis être une manifestation esthétique de la modernité européenne. Par ailleurs, l'enjeu est de répondre aux discours critiques renvoyant ces œuvres à de pâles copies ou à des dérivés de l'art européen, marquant leur perpétuelle condition de retardataires par rapport à l'histoire du modernisme. 3 En proposant le terme de postcolonial modernism, Okeke-Agulu entend se rattacher aux travaux de Kobena Mercer35 autour des cosmopolitan modernisms pour proposer une histoire des modernités artistiques à partir du cadre de l'Afrique : « “cosmopolitan” specific to Nigeria and other (African) locales with similar histories and modernist work that is deeply inflected by the experience and rhetoric of decolonization » (p. 13). La question primordiale pour l'auteur est celle de la description des œuvres, dont le travail a été catalysé par les idées de la modernité sociale et culturelle et influencé par une vision du progrès décontextualisé de l'idée de nation souveraine. 4 Sur sept chapitres richement illustrés, le livre fournit un état des diverses préoccupations et des courants artistiques des années 1960 au Nigeria. Okeke-Agulu se déplace habilement entre des discussions sur le milieu artistique, les organisations, les écoles de pensée et une analyse approfondie des différentes œuvres retenues. Il s'attarde à retracer ainsi le réseau étendu et complexe dans lequel des artistes, des critiques et des opérateurs culturels cherchaient les moyens de façonner la scène artistique en s'associant à la construction d'une nouvelle nation. Pour autant, tout au long du livre, il installe la scène nigériane dans un contexte plus large, dans les échanges avec des théoriciens africains-américains, des artistes de l'École de Khartoum, ou encore en soulignant l'influence, notamment sur Ben Enwonwu et Ulli Beier, des Congrès des artistes et écrivains noirs de Paris (1956) et de Rome (1959) organisés par Présence Africaine. 5 L'ouvrage accorde une place prépondérante aux artistes de la Zaria Art Society et en particulier aux parcours d'Uche Okeke (1933-2016) et de Demas Nwoko (né en 1935). Le troisième chapitre fournit en cela l'étude la plus aboutie à ce jour de ce groupe d'artistes fondé par des étudiants au Collège nigérian des arts, des sciences et de la technologie (NCAST). Pour situer la Zaria dans son environnement au sein du département des beaux-arts à la NCAST, l'auteur suit le programme depuis sa création en 1953, retraçant ses idéologies et les tensions coloniales jusqu'à ce que la majorité de ses membres aient obtenu leur diplôme en 1961. Ce n'est que lorsqu'ils ont quitté Zaria que ces artistes ont commencé à créer selon les principes de la Natural Synthesis, qui cherchaient à concilier l'enseignement dispensé dans les écoles d'art avec des formes d'apprentissage traditionnelles (chapitre 5). Il s'agissait, en particulier, de mêler les médias et les techniques européens avec les formes et les styles des cultures les plus proprement nigériannes. La Natural Synthesis pouvait s'apparenter à une forme de régénération d'une hypothétique culture nationale. Okeke-Agulu analyse en

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profondeur les façons dont Uche Okeke, Demas Nwoko, Bruce Onobrakpeya, Simon Okeke et Jimo Akolo ont décliné les idées de la Natural Synthesis dans leurs œuvres créées après la NCAST. Il insiste notamment sur la variété d'interprétation du concept et des pratiques individuelles qu'elle a générée. 6 Okeke-Agulu termine le livre sur une analyse des travaux d'Uche Okeke et de Demas Nwoko, créés au moment de la guerre civile du Nigeria (chapitre 7). Il montre aussi la similarité des préoccupations sociales et politiques entre le domaine littéraire et l'art visuel. Cette approche est cruciale, car les artistes et les écrivains partageaient souvent les mêmes visions artistiques et collaboraient ensemble à la construction d'espaces culturels dans lesquels ils se produisaient. Okeke-Agulu se concentre principalement sur la poésie de Christopher Okigbo et les écrits de Wole Soyinka pour y découvrir des thèmes communs à ceux développés par Okeke et Nwoko, engagés dans le militantisme politique qui s'est développé entre le coup d'État de 1966 et les débuts de la guerre civile. 7 La description de la porosité entre les scènes littéraires, théâtrales et artistiques est un apport fructueux du livre. Le chapitre 4 s'attache à l'action de l'expatrié allemand Ulli Beier, fondateur de la revue Black Orpheus et du Mbari Club d'Ibadan. Le Mbari a eu une influence considérable sur le développement de la création au Nigeria. Ulli Beier et le jeune dramaturge nigérian Wole Soyinka furent à l'origine du projet et ils réunirent autour d'eux des jeunes écrivains, des artistes (Uche Okeke) ou encore le compositeur Akin Euba. Chinua Achebe est à l'origine de l'appellation Mbari. Le Mbari joua un rôle d'animateur culturel, de moteur de la création, ses activités se déclinaient en expositions d'artistes africains, et pas uniquement nigérians, comme le Soudanais Ibrahim El-Salahi, le Mozambicain Malangatana Ngwenya, l'Éthiopien Skunder Boghossian, le Ghanéen Vincent Kofi ou l'Américain Jacob Lawrence. Le Mbari publia les premières éditions de plusieurs écrivains et dramaturges dont Three Plays (1963) de Soyinka et Poems (1961) de John Pepper Clark. La revue Black Orpheus en devint l'organe officiel. Ce chapitre redonne à Ulli Beier une place prépondérante au sein de la scène nigériane, lui qui a été trop souvent cantonné à son seul rôle de patron de l'atelier d'Osogbo. 8 D'un point de vue historiographique, le travail de Chika-Okeke révèle qu'un aspect de l'analyse du modernisme africain passe par le recours aux stratégies classiques de la narration de l'histoire de l'art pour étudier le « génie artistique » et pour établir une hiérarchie d'écoles nationales. Okeke-Agulu, lui-même artiste, adopte les catégories en vigueur dans l'histoire de l'art européen. Il situe le travail des artistes en fonction de la « naissance » d'écoles régionales ou de collectifs d'artistes, dans lesquels un sujet local ou une orientation formelle particulière distingue leurs œuvres d'autres formes de modernisme. Ces artistes sont définis comme avant-gardistes et originaux, leur travail est célébré comme « surprenant ». Par là, ce livre rejoint celui d'Elisabeth Harney36, dans lequel elle propose de retracer l'histoire de la scène artistique sénégalaise depuis l'Indépendance jusqu'au milieu des années 1990, en reprenant une dynamique narrative ordonnée sur la « tradition du nouveau » d'artistes ou de collectifs d'artistes œuvrant en réaction aux courants ou aux écoles artistiques en place, tombant à leur tour dans une routine appelant une nouvelle réaction. 9 L'autre thématique-clé développée dans ce livre consiste à montrer que les artistes ont suivi les idéologies politiques et culturelles issues de la négritude et du panafricanisme plutôt que les directives de la politique éducative de l'Indirect rule. Les deux premiers

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chapitres posent les jalons de cette approche. Okeke-Agulu y examine le nationalisme culturel nigérian et les programmes éducatifs coloniaux en vigueur sous l'Indirect rule, en faisant valoir que la décennie suivant l'Indépendance ne peut être isolée de ce qui l'a précédée. Dans ce cadre, il accorde une attention particulière aux approches artistiques et éducatives introduites dès la fin des années 1920 par Aina Onabolu (1882-1963) et par Kenneth C. Murray (1903-1972). A. Onabolu est considéré aujourd'hui comme le premier artiste moderne nigérian. Son style de peinture académique était en partie destiné à dissiper l'affirmation qu'aucun Africain ne pouvait peindre avec la même virtuosité technique qu'un Européen, nous explique l'auteur. K. Murray a été envoyé au Nigeria en 1927 par le gouvernement britannique pour enseigner l'art. Les œuvres de ses élèves devaient exprimer leur identité africaine, et son enseignement se basait sur le rejet des techniques académiques, telle que la perspective. 10 K. Murray est désigné comme un personnage central par les tenants de la Natural Synthesis. Dans un article publié dans Nigeria Magazine, l'auteur du manifeste Natural Synthesis, Uche Okeke37, avait loué K. Murray pour son « permanent legacy to modern Nigeria which is the creation of the awareness of art as an instrument of self expression » contrairement au travail d'A. Onabolu pris, selon lui, dans une esthétique coloniale. Face à ce récit, Okeke-Agulu démontre, au contraire, que les principes fondamentaux de la Natural Synthesis sont suivis par A. Onabolu plutôt que par K. Murray. Même si Okeke-Agulu ne mentionne pas l'influente contribution d'Uche Okeke au récit qu'il conteste, son analyse devrait inciter à une réévaluation critique plus approfondie de l'influence d'A. Onabulu, qui avait néanmoins déjà été ouverte par Olu Oguibe38. 11 Ceci permet à l'auteur de développer un récit dans lequel le modernisme n'a pas été déterminé par des opérateurs européens ou par les programmes éducatifs coloniaux, mais dont la trame est basée sur la contestation et l'identification de pionniers comme A. Onabolu qui ont entrepris une campagne pour introduire des cours d'art au programme de l'enseignement secondaire dans son pays. On retrouve dans la recherche d'Okeke-Agulu l'une des apories récurrentes du projet historiographique en modernités artistiques africaines : pour être qualifiés de modernes et d'authentiques, les artistes doivent avoir été capables de se libérer de la culture coloniale tout en restant fidèles à un lieu précis39. L'accent fréquemment porté sur les origines, sur l'originalité et sur l'individualisme artistique trahit une ambivalence chez les chercheurs de ce projet qui transparaît dans la discussion sur A. Onabulu. Les récits de l'individualité et de l'originalité artistiques produisent des inquiétudes quant à la qualité de l'œuvre créée, puisque le travail peut être interprété comme formellement imitatif ou trop semblable au travail des homologues européens. Les modernistes africains ne peuvent pas être les « mêmes » que les artistes européens ou nord-américains, car ceci les enfermerait dans la modernité indistincte d'une culture mondiale. 12 Cet ouvrage n'en reste pas moins une contribution majeure à l'étude de l'art moderne en Afrique et de sa place au sein des mouvements artistiques du continent dans les années 1960. Il confère, par ailleurs, une introduction poussée aux débats historiographiques qui en animent la compréhension.

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NOTES

35. K. MERCER (ed.), Cosmopolitan Modernisms, Cambridge, MIT Press ; London, Institute of International Visual Arts, 2005.

36. E. HARNEY, In Senghor's Shadow. Art Politics, and the Avant-garde in Senegal, 1960-1995, Durham, Duke University Press, 2004. 37. U. OKEKE, « History of Modern Nigeria Art » Nigeria Magazine, 128-129, 1979,p. 110.

38. O. OGUIBE, « Appropriation as Nationalism in Modern African Art », Third Text, 16 (3), 2002, pp. 243-259. 39. Sur ce point, voir aussi P. MEIER, « Authenticity and its Modernist Discontents : The Colonial Encounter and African and Middle Eastern Art History », The Arab Studies Journal, XVIII (1), 2010, pp. 12-45.

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Okwunodu Ogbechie, Sylvester, Refaire l'histoire. Les collectionneurs africains et le canon de l'art africain. Milan, 5 Continents Éditions, 2012, 279 p., bibl., ill.

Julien Bondaz

OKWUNODU OGBECHIE, Sylvester. — Refaire l'histoire. Les collectionneurs africains et le canon de l'art africain. Milan, 5 Continents Éditions, 2012, 279 p., bibl., ill.

1 Le beau livre de Sylvester Okwunodu Ogbechie peut apparaître comme une sorte de tournant dans l'histoire de l'art africain. Dans la masse énorme des catalogues d'exposition ou de collection qui paraissent chaque année, il se distingue d'abord par le fait qu'il porte sur une collection d'art africain constituée et conservée en Afrique, celle du banquier nigérian Femi Akinsanya, à Lagos. O. Ogbechie met opportunément en exergue à la fois l'existence des collectionneurs africains d'art africain (si l'on peut se permettre la répétition d'un tel qualificatif, toujours d'usage problématique) et l'absence, voire la « marginalisation » ou la « quasi-invisibilité » (p. 12), des collections appartenant à des Africains dans les études sur l'art africain40. Ces dernières font ainsi « l'impasse sur l'attachement des Africains à l'égard de leurs propres traditions artistiques et ne tiennent aucun compte de l'existence des collectionneurs africains d'art africain » (pp. 11-12). L'auteur note également que les pièces de ces collections ne sont jamais montrées dans les expositions organisées en Europe et aux États-Unis : selon African Arts (p. 23), près de 2 000 expositions d'art africain ont ainsi été organisées entre 1970 et 2005, mais aucune ne contenait d'objets appartenant à des collectionneurs africains (à l'exception des collectionneurs sud-africains).

2 À ce titre, le catalogue établi ici constitue effectivement une exception. La collection de Mourtala Diop, grand antiquaire sénégalais ayant émigré aux États-Unis, avait certes fait l'objet d'une publication il y a presque vingt ans, à l'occasion de son exposition à

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Dakar41. Mais là où Francine Ndiaye, alors responsable des collections africaines au musée de l'Homme, avait rédigé pour la collection Diop des notices savantes sur les œuvres, O. Ogbechie, professeur associé d'histoire de l'art africain à l'Université de Californie de Santa Barbara, utilise la collection Akinsanya comme support (sinon comme prétexte) à un discours plus général et doté d'une portée polémique, présentée comme révolutionnaire. C'est du moins ce qu'indiquent le titre de l'ouvrage (Refaire l'histoire), l'insistance sur le caractère novateur des réflexions proposées et l'appel répété en faveur d'une transformation du regard sur l'art africain, ou encore le ton parfois véhément emprunté par l'auteur. Une phrase conclusive de l'ouvrage résume bien ce souhait plusieurs fois réitéré :« Un nouveau regard doit naître, afin de valider l'Afrique comme un site crédible pour des collections d'objets d'art africains » (p. 233). La visée de l'ouvrage est donc essentiellement critique, les orientations théoriques de l'auteur s'inscrivant plus ou moins explicitement dans le cadre des subaltern studies : en prenant pour objet des collections occultées par les historiens de l'art africain occidentaux, il s'agit en quelque sorte de construire une histoire subalterne de l'art africain. Une interprétation anti-hégémonique des pratiques de collection est proposée en ce sens : « Les collections occidentales d'art africain visent à démontrer le pouvoir de l'hégémonie occidentale, capable de déposséder les Africains de leur patrimoine culturel, alors que la plupart des Africains qui collectionnent des objets d'art africain insistent généralement sur l'orientation anti-hégémonique de leur collection » (p. 67). Il est cependant dommage que des propos de collectionneurs africains ne soient pas rapportés à l'appui d'une telle affirmation. On pourrait également discuter le surcroît de compétences et de légitimité qu'accorde l'auteur aux collectionneurs africains, au prétexte que, contrairement aux collectionneurs occidentaux qui n'ont souvent jamais mis les pieds en Afrique et qui dépendent des marchands, ceux-ci vivraient à l'endroit où les objets sont utilisés. C'est pourtant loin d'être toujours le cas et O. Ogbechie insiste lui-même, à juste titre, sur le rôle que jouent les marchands auprès des collectionneurs africains et sur leur « relation symbiotique » (p. 79). La déconstruction des canons de l'art africain, fil conducteur de l'ouvrage, peut également paraître parfois paradoxale. C'est notamment le cas lorsque l'auteur légitime la collection de Femi Akinsanya en se basant sur ces mêmes canons, pour calculer un curieux « coefficient de compression », c'est-à-dire le nombre d'œuvres canoniques par rapport à celui des pièces de la collection (pp. 146-147), tout en s'appuyant sur cette collection pour critiquer et inviter à transformer les normes canoniques. 3 Une telle perspective critique manquerait à coup sûr son but si elle n'était pas assise sur une analyse généralement fine et pertinente des œuvres et sur de solides connaissances des débats actuels en histoire de l'art. Elle prend donc ici tout son sens et se justifie amplement par les pistes nouvelles et stimulantes qui sont proposées. La présentation de la collection Akinsanya, qui regroupe pour l'essentiel des œuvres du Nigeria — des Yoruba, des Igbo, des Urhobo de Cross River, de la vallée du Bénin et de la Bénoué — mérite de retenir l'attention tout comme le portrait qui est dressé de son collectionneur, sa sensibilisation enfantine à la culture dite traditionnelle et le rôle formateur de ses voyages, ou encore l'analyse de ses motivations. Le « fondement nationaliste et panafricaniste » de l'activité de collection est par exemple bien souligné, tout comme la volonté du collectionneur « de préserver la mémoire culturelle » (p. 111). De même, l'inscription des réflexions présentées ici dans une perspective comparatiste, qui prend en compte non seulement les différences, mais aussi les points communs (p. 57) entre les collectionneurs africains et leurs homologues occidentaux,

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est particulièrement bienvenue. Ainsi, à la lecture de ce livre, on ne manquera pas d'avoir à l'esprit non seulement les travaux cités par O. Ogbechie au sujet de ces derniers, mais aussi ceux qui ne sont pas mentionnés, d'ethnologues français ayant également enquêté sur les collectionneurs occidentaux d'art africain (ou plus généralement d'art premier)42. 4 Les chapitres 5 et 6 de l'ouvrage, consacrés à la question de l'authentification des œuvres, se révèlent, eux aussi, précieux. L'expertise des portes d'Olowe, fameux sculpteur yoruba du début du XXe siècle, et des objets du royaume du Bénin, représentés dans la collection d'Akynsania, soulève une série de questions tout à fait centrales, concernant les circuits d'authentification, les techniques d'expertise, l'analyse stylistique ou le problème des faux — le récit de la découverte inopinée d'un « gang de faussaires » par un collectionneur (p. 143) se lit d'ailleurs comme un plaisant apologue. De nouveaux points de vue sont alors proposés. Dans ces deux chapitres, l'enjeu est de lutter contre l'exclusion des « systèmes d'authentification » et du « processus de légitimation » que subissent les collections africaines (p. 57). Pour ce faire, O. Ogbechie présente les résultats de quelques analyses spectroscopiques ou d'expertises réalisées par des spécialistes occidentaux, n'hésitant pas à pointer les contradictions et à mettre en débat les méthodes. Il souligne à cette occasion le caractère aporétique d'une telle démarche, en adoptant une vision plus générale des procédures d'authentification. Ainsi, considère-t-il que « déterminer l'authenticité sur la base, essentiellement, de spécimens d'art africain collectés au début de l'ère coloniale ne résout pas la question de savoir ce qu'il convient de faire des autres objets d'art qui se situent dans le même contexte, mais qui n'ont pas été collectés ou intégrés dans les collections occidentales » (p. 209). Là encore, l'étude détaillée de la collection Akynsania se retrouve articulée à une visée critique plus large. Ce passage d'un cas particulier à des propositions générales laisse entrevoir certains biais, que d'autres études (en histoire de l'art mais aussi en ethnologie) consacrées à des collectionneurs africains permettraient sans doute de corriger. Car c'est là finalement le principal mérite du livre d'O. Ogbechie : mettant au jour « le domaine encore inexploré des collections d'art africaines » (p. 24), il ouvre des pistes qui s'annoncent passionnantes, nous invitant sans doute moins à refaire l'histoire qu'à la compléter, ailleurs.

NOTES

40. Par art africain, il faut entendre, ici, art classique africain ou art traditionnel africain. La question se formulerait autrement dans le cas de collectionneurs d'art contemporain comme le Nigérian Femi Akinsanya ou l'homme d'affaires congolais résidant en Angola, Sindika Dokolo. Ils peuvent se montrer de véritables opérateurs culturels. Ce dernier fut à l'origine du retentissant pavillon africain « Check List- Luanda Pop » à la Biennale de Venise 2007.

41. F. NDIAYE, Emblèmes du pouvoir. Collection Mourtala Diop, Nigeria-Cameroun, Saint-Maur, Éditions Sépia, 1995.

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42. R. BONNAIN, L'Empire des masques. Les collectionneurs d'arts premiers aujourd'hui, Paris, Stock, 2001 ; B. DERLON & M. J EUDY-BALLINI, La Passion de l'art primitif. Enquête sur les collectionneurs, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des sciences humaines »), 2008.

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Probst, Peter. Osogbo and the Art of Heritage. Monuments, Deities, and Money. Indianapolis, Indiana University Press, 2011, 207 p., bibl., ill.

Florent Souvignet

PROBST, Peter. — Osogbo and the Art of Heritage. Monuments, Deities, and Money. Indianapolis, Indiana University Press, 2011, 207 p., bibl., ill.

1 Plusieurs thématiques parcourent le livre de l'anthropologue allemand (professeur à la Tufts University) Peter Probst, Osogbo and the Art of Heritage, mais une problématique se dégage et structure l'ensemble : la notion d'héritage. L'auteur aborde un aspect désormais bien documenté de l'histoire de l'art moderne en Afrique, celle d'Osogbo — ville du centre-ouest du Nigeria, située en pays yoruba — qui devint dans les années 1960-1970 un pôle culturel important. En effet, des ateliers et des projets artistiques ont joué le rôle de catalyseur de la scène artistique nigériane. Différents projets y furent menés simultanément par des intellectuels, expatriés ou nigérians, qui cherchèrent à former aux techniques artistiques une classe émergente d'ouvriers qualifiés. Susanne Wenger, une artiste autrichienne ayant adopté la religion yoruba, y lança un projet de reconstruction de sanctuaires avec l'aide d'artistes locaux, parmi lesquels Buraimoh Gbadamosi et Abedisi Akanji qu'elle initia à la sculpture sur ciment. Le couple composé du critique allemand Ulli Beier et de sa femme artiste peintre Georgina Beier, organisa à Osogbo dans le cadre du Mbari Mbayo, différents ateliers destinés à former des artisans locaux, souvent maçons, à la fabrication d'objets décoratifs en ciment, ainsi qu'à la gravure et à la peinture. Plus qu'un simple travail de médiation, il s'agit d'un véritable renforcement du lien entre renouvellement des formes et respect des traditions et des croyances locales. Derrière ces initiatives se cache un présupposé clair : l'idée de la mort prochaine des cultures africaines des suites de la colonisation.

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L'enjeu sera aussi d'exposer et de produire de nouvelles images pour les États postcoloniaux naissants43. La toile de fond historique, à savoir la veille des Indépendances, est donc cruciale pour comprendre ce sentiment de perte qui, pour beaucoup, a servi de moteur à la mise en place de ces ateliers.

2 À certains égards, l'ouvrage de Probst vient combler une lacune et mettre en perspective le sujet d'une manière relativement inédite. En effet, le livre porte non seulement sur l'École d'Osogbo mais aussi sur les causes et le prolongement qu'elle a pu avoir notamment avec l'inscription du bois sacré sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco en 2005. Le livre insiste bien sur le fait que l'histoire culturelle et patrimoniale de la ville n'a nullement commencé avec l'intervention de S. Wenger et ne se résume pas à la période des Indépendances. La ville d'Osogbo est réputée pour son festival dédié à Osun, divinité majeure de la cosmogonie yoruba. Cette histoire n'a pas non plus cessé avec le départ des époux Beier du Nigeria en 1966. L'ouvrage s'ouvre donc sur la question de la réappropriation de la notion d'héritage et écarte l'idée selon laquelle l'apparition de ces écoles artistiques serait le seul fait des expatriés, même si ces initiatives ont permis à ces derniers d'endosser le « statut de sauveurs »44 culturels. 3 Le premier chapitre, « L'héritage comme source », expose la thématique principale. Probst parle de cohabitation d'une histoire « mythique » avec une histoire « traditionnelle » pour évoquer la mise en place du « bois sacré », lieu à proximité de la rivière dédié au culte d'Osun, où allait s'ériger un ensemble de statues et de temples. Le premier problème auquel ont dû faire face les thuriféraires de l'École d'Osogbo concernait la fragilité de la notion de modernisme au Nigeria ainsi que le rejet progressif de la religion yoruba du fait de l'islamisation progressive de la région. Ce chapitre explore la relation entre localité et divinité en tentant d'historiciser le lien entre le culte d'Osun et l'École d'Osogbo toujours avec l'idée de ne pas limiter l'existence de cette dernière aux seules initiatives de Wenger. L'auteur rappelle ainsi qu'il est possible de faire remonter l'importance de ce culte dans la ville au XVIIe siècle. Dans le chapitre suivant, Probst continue d'explorer le contexte immédiat de la naissance de l'École. Il relève ainsi l'ambiguïté d'une telle entreprise dans la mesure où celle-ci reposait sur une tension entre la création ex nihilo d'une « tradition », ou plus précisément d'un certain rapport au passé, et l'invitation voire l'injonction à créer un langage formel nouveau. Il s'agissait aussi dans l'esprit des expatriés de favoriser un cadre permettant de renouveler l'« estime »45 accordée aux artistes dans le contexte de nations naissantes. Probst se penche ensuite sur les prémices de l'histoire de l'École, puisqu'il décide de revenir sur l'origine même du goût et des inclinaisons des participants occidentaux. Il montre ainsi qu'une certaine vision spontanéiste de la création artistique, loin d'être le fruit du hasard, relève au contraire d'une histoire bien particulière. Dans un sous-chapitre intitulé « Revitaliser l'esprit créatif » (p. 36), il revient sur les tenants d'une telle conception : l'influence du surréalisme, les théories de l'art brut et les écrits de Jean Dubuffet, ainsi que la collection du docteur Prinzhorn. L'artiste Suzanne Wenger et le professeur de littérature Ulli Beier étaient, en effet, loin d'ignorer ces éléments. En somme, la naissance de l'École peut se résumer à la conjonction de deux histoires bien identifiées, entre l'Europe et le Nigeria. 4 En mars 1962, le premier Mbari Mbayo ouvre donc ses portes. Il s'agit d'abord d'un club littéraire organisé autour de réunions qui constitueront l'antichambre des futurs ateliers. Si ces éléments sont bien connus de l'historiographie d'Osogbo, l'intervention du régent de l'époque, l'Ataoja Adenle, en tant que maître de cérémonie est un fait

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souvent négligé. Le premier atelier mené par Denis Williams et Georgina Betts (future Mme Beier) a ouvert ses portes l'année suivante en 1963. L'été 1964 Georgina organisera le troisième atelier, décisif pour l'histoire du mouvement. Probst continue son analyse de la notion d'héritage non plus à travers son ancrage dans le passé mais en tant que « projet » construit et prémédité (« heritage as project »). C'est à ce moment qu'il entame le compte rendu détaillé de son terrain. Il commence par se rendre à l'anniversaire de Suzanne Wenger, résidant encore au Nigeria en 2008. Alors âgée de 90 ans, elle a été témoin des différents stades de la rénovation du bois sacré depuis son rejet, sa lente acceptation et sa nouvelle légitimité. Le bois sacré devient un élément crucial de l'économie locale autour duquel s'organise le festival qui trouve progressivement un second souffle vers les années 1970. Ce rôle de transition dans la perception du travail de Wenger est en partie lié, selon Probst, à l'impact du FESTAC 1977. Alors que la plupart des artistes de l'école furent exclus de la sélection officielle à l'exception de Jimoh Buraimoh, l'auteur voit dans cet événement la marque d'une sensibilité accrue pour le pouvoir de légitimation de la culture. Ce tournant a des conséquences non pas tant sur l'École que sur la ville d'Osogbo, comme nouveau pôle d'attraction touristique. Chronologiquement, c'est donc au moment du FESTAC qu'émerge l'idée d'orienter la fonction du bois sacré autour d'un festival dépouillé de ses connotations religieuses et orienté vers le tourisme. C'est sans succès que Wenger s'est opposée à une telle orientation. 5 À partir des années 1980, nombre d'artistes de la première génération d'Osogbo investissent dans l'immobilier et diversifient leurs activités : Jimoh Buraimoh ouvre un hôtel et un night club, Twin Seven Seven son Paradise Resort près de la ville de Sekola. Le déclin de l'École d'Osogbo s'amplifie et ces investissements s'avèrent souvent peu fructueux. Il faut attendre le début des années 2000 pour constater un regain d'intérêt pour le travail des artistes ainsi que des retombées financières substantielles du festival. Ce processus s'achèvera en 2005 par la consécration patrimoniale de la forêt sacrée d'Osun-Osogbo par l'Unesco46. 6 Dans le chapitre « Heritage as Style », Probst s'interroge ensuite sur la capacité de l'École à impulser un style visuel identifiable. Les expositions internationales entamées en 1966 déclinent rapidement et la transformation opérée vers 1980 consiste à réaliser des travaux diversement homogènes dans le but plus ou moins assumé d'assurer un succès commercial pour chacun. Probst ne tombe pas dans le simplisme qui aurait pu consister à réduire les artistes à des individus intéressés, dépossédés de tout moyen d'agir sur leur environnement. Cette inclinaison vers une certaine homogénéité stylistique relève selon lui d'un rapport bien particulier à la modernité où respect de la tradition et du travail des aînés prime sur l'invention de formes radicalement nouvelles. 7 Dans le chapitre intitulé, « Heritage as spectacle », Probst s'attache à décrire le festival d'Osun avec plus de précision. Cette assise empirique confère à l'ouvrage une solidité argumentative non négligeable. C'est à ce moment de son récit que l'auteur aborde la question de la sécularisation progressive du festival, mouvement qui s'accommode avantageusement avec le développement du tourisme. Cette question de la commémoration est prolongée dans l'avant-dernier chapitre (« Heritage as remembrance ») où Probst réussit, et c'est une des forces de l'ouvrage, à lier entre eux les trois sujets : la création du bois, la naissance de l'École et la revitalisation du festival. Il insiste ainsi sur le rôle des acteurs nigérians et, en particulier, des pouvoirs

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politiques locaux dans ce processus de légitimation. La royauté a non seulement autorisé mais aussi favorisé l'instauration des statuettes réalisées par Wenger et ses acolytes. De plus, c'est ce même pouvoir qui participa activement à dépouiller le festival de ses connotations religieuses au profit de l'instauration d'un acte de commémoration collective, perçu comme plus neutre. Avec le lent déclin de l'École d'Osogbo (p. 122), la nécessité d'assurer une forme de légitimité et de prestige social à travers un événement public et un lieu — plutôt que par des ateliers ou des galeries — est apparue comme une solution pérenne pour les dignitaires locaux. Les tensions religieuses ont également favorisé ce mouvement. Le roi, alors musulman, ne peut complètement cautionner un événement animiste sans voir sa légitimité remise en question par les autorités religieuses. Il a donc cherché concrètement à « diminuer le contenu religieux du festival pour le représenter [...] comme un événement social de commémoration et de remémoration »47 (p. 123). Parallèlement, le pouvoir politique s'est attaché à construire une histoire et un patrimoine local. Probst rappelle l'importance que joua la photographie dans ce processus48. Il résume cette tension en soulignant que si « le projet d'histoire de la ville était fait d'aspirations pour un futur radieux, le projet du bois sacré cherchait à renouveler un passé glorieux »49 (p. 127). La royauté finit par accepter les interprétations religieuses du festival, qui devient un symbole identitaire pour la région et le bois un « symbole de la vitalité et de l'extension globale de la religion yoruba postcoloniale »50 (p. 136). 8 Le dernier chapitre (« Heritage as control ») apporte une conclusion probante à l'ouvrage en évoquant l'idée d'une forme de contrôle du politique par le biais de représentations culturelles. Probst s'interroge alors sur les réelles motivations du pouvoir royal de l'époque51 dans cet effort de restauration et de reconfiguration du bois sacré. La fondation des lieux de mémoire liée à l'émergence de la jeune nation nigériane est un point largement négligé dans les textes de Beier. Ces tensions liées au contrôle religieux et politique du lieu sont des éléments cruciaux pour comprendre une histoire trop souvent réduite au seul fait d'expatriés occidentaux. Selon Probst, le travail de Wenger aura permis d'accompagner des changements sociaux déjà en marche sans en être l'impulsion, participant ainsi à un « environnement médiatique changeant »52 (p. 150) du fait d'un contexte historique large. C'est là une perspective souvent minorée dans les autres publications sur la question. Soulignant la double fonction politique et économique du bois, Probst va même jusqu'à émettre l'hypothèse que moins qu'une série d'œuvres d'art, c'est en tant que média qu'il serait opportun d'analyser cet ensemble. 9 Dans une très large mesure, ce livre est autant un ouvrage anthropologique qu'historique et, à ces deux titres, il faut reconnaître à Peter Probst le mérite d'avoir effectué un travail de prospection remarquable sur la question de l'historicité de l'objet ethnographique. L'histoire de l'École est sans cesse remise en perspective, et le compte rendu du festival est construit autour d'une enquête ethnographique solide. L'intérêt de ce livre se loge tout à la fois dans l'enquête, les perspectives, que dans les liens de causalité proposés. On pourra cependant regretter le caractère un peu forcé, voire artificiel, de l'application systématique du terme « heritage » à tous les chapitres, la thèse de l'auteur se substituant ponctuellement à un suivi rigoureux de ses observations, mais ce procédé participe d'un travail de détachement salutaire du registre monographique attendu.

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NOTES

43. « The aim of the European initiators of the Osogbo movement and their collaborators was to produce “new images” which would reflect the shift from colonial rule to independence » (p. 9). 44. « Europeans who came to rescue of African art through their projects of revitalization assumed the status of saviors » (p. 6). 45. « The rationale behind this was the attempt to provide Yoruba society with renewed self-esteem and positive attitude towards its own past religious practices and beliefs » (p. 45). 46. Sur cette question, voir S. COUSIN & J.-L. MARTINEAU, « Le festival, le bois sacré et l'Unesco. Logiques politiques du tourisme culturel à Osogbo (Nigeria) », Cahiers d'Études africaines, XLIX (1-2), 193-194, 2009, pp. 337-364. 47. « The king tried to diminish the religious content of the festival and to represent it instead as a social event of commemoration and remembrance. » 48. « The use of photography is especially important to incorporate image-work into a national narrative, and in doing so effectively “tamed” and demystified the works religious appeal » (p. 136). 49. « But whereas the town history project was aspirational of a bright future, the grove project sought to renew a past glory. » 50. « The palace seems to have become at ease with religious interpretations of the festival in view of the international embrace and recognition of the Osun grove and festival as a symbol of the vitality and global extension of postcolonial Yoruba religion. » 51. « Why did the Osogbo palace give Wenger the authority to reshape the groove ? »(p. 10). 52. « Against the backdrop, Wenger's artistic reshaping of the Osun grove offered a means to cope with the changing media environment. »

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Steeds, Lucy et al. Making Art Global (Part 2) : Magiciens de la terre 1989 London, Afterall Books, 2013, 304 p., bibl., ill.

STEEDS, Lucy et al. — Making Art Global (Part 2) : Magiciens de la terre 1989. London, Afterall Books, 2013, 304 p., bibl., ill.

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Cohen-Solal, Annie & Martin, Jean- Hubert (dir.), Magiciens de la terre : Retour sur une exposition légendaire Paris, Éditions du Centre Pompidou, Éditions Xavier Barral, 2014, 400 p., bibl., ill.

El Hadji Malick Ndiaye

COHEN-SOLAL, Annie & MARTIN, Jean-Hubert (dir.). — Magiciens de la terre : Retour sur une exposition légendaire. Paris, Éditions du Centre Pompidou, Éditions Xavier Barral, 2014, 400 p., bibl., ill.

1 Un spectre domine l'histoire de l'art, il a pour nom Magiciens de la terre (Centre Pompidou et Grande Halle de la Villette, 1989). Cette exposition était organisée par Jean-Hubert Martin, assisté par Mark Francis au titre de commissaire délégué, et par André Magnin et Aline Luque en tant que commissaires adjoints. Elle réunissait pour la première fois de grands noms de l'art occidental aux côtés d'artistes, en provenance d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et d'Amérique latine. Cet événement entendait défier le système international de l'art, jusque-là circonscrit dans les rapports étroits entre l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord. À la faveur des études prenant l'exposition comme objet historique et grâce à leur institutionnalisation académique, cet événement est devenu un paradigme qui, tout compte fait, fige le débat sur la mondialisation de l'art depuis bientôt deux décennies. Ultime opportunité de revisiter son histoire, deux ouvrages récents s'y attèlent avec des partis pris différents : Making art Global (Part 2)... publié par les éditions Afterall Books sous la direction de Lucy Steeds et Magiciens de la terre..., publié par les éditions Xavier Barral et du Centre Pompidou.

2 À l'occasion de la commémoration des vingt-cinq ans de l'exposition, le Centre Pompidou a organisé une série de manifestations au printemps 2014 : une exposition documentaire, une université d'été, un colloque et une publication de luxe. Ce

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prestigieux ouvrage montre de belles reproductions d'œuvres dans le contexte scénographique de l'époque. Les images sont accompagnées de biographies d'artistes dont quelques témoignages émouvants laissent entrevoir une nostalgie de pionniers, conscients d'avoir pris part à un défi historique. Sous trois formes complémentaires, les textes se polarisent sur la géopolitique de l'art comme principale grille de lecture. 3 D'abord, Magiciens de la terre a bénéficié d'un contexte historique fécond qu'Alain Seban (président du Centre Pompidou) évoque en quelques épisodes dans l'avant-propos (p. 5) : « répression sanglante des étudiants sur la place Tiananmen à Pékin, chute du mur de Berlin, fatwa réclamant l'exécution de Salman Rushdie, retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan. Ces événements préfiguraient une nouvelle carte géopolitique, dont la scène artistique portait déjà les signes »53. C'est en ce sens que Mark Francis souligne le caractère révolutionnaire de l'exposition. L'ouverture aux autres cultures guide la comparaison qu'Annie Cohen-Solal, initiatrice de cette commémoration, établit entre l'exposition et l'immense foire de l'Armory Show (New York, 1913), dont la célébration du centenaire précéda de quelques mois celle des vingt- cinq ans de l'exposition parisienne. Selon elle, les deux événements ont joué le rôle de passeurs interculturels entre des mondes distants au sein de la cartographie de l'art. Annie Cohen-Solal rappelle par ailleurs l'importance que la carte occupe dans l'imaginaire de Jean-Hubert Martin, particulièrement celle réalisée par Stuart McArthur (1979) et reproduite en première page de l'ouvrage. Cette carte — planisphère inversé du monde — place l'Afrique et l'Australie dans l'hémisphère nord. Ensuite, les changements intervenus dans la géographie de l'art font l'objet d'une étude de cas à travers le prisme de la Chine des années 1980. C'est ainsi qu'Hou Hanru revient sur l'effervescence de l'avant-garde artistique chinoise entre 1985 et 1989. Il relate le contexte dans lequel, pour les besoins de l'exposition, Jean-Hubert Martin a rencontré des artistes (novembre 1987) dans un Pékin très fermé. 4 Enfin, la technique de l'entretien apparaît comme un moyen qui traduit la complexité des méthodes envisagées, au début, par les organisateurs de cet événement historique. En revenant sur les défis méthodologiques liés à la préparation de l'événement, Aline Luque et André Magnin évoquent l'itinéraire les ayant conduits à prendre part à l'aventure tout en insistant sur l'argumentaire du décentrement géographique. À travers la figure du commissaire d'exposition, symbolisée ici par Jean-Hubert Martin, la conversation entre ce dernier et Raymonde Moulin est l'occasion de dresser un état des mondes de l'art. En conséquence, dans sa postface, Jean-Hubert Martin lui-même revient sur ses intentions de l'époque (défiance vis-à-vis du Grand art moderne) et permet de mieux lire l'introduction du catalogue de 1989, le seul texte d'époque republié dans le livre. La prise de parole des principaux acteurs a l'avantage de placer l'objet Magiciens de la terre à travers un faisceau d'expériences qui se recoupent et enrichissent notre connaissance de l'exposition. 5 Pour autant, les textes resserrent la compréhension de l'événement autour d'une interprétation positiviste largement dominée par le regard des commissaires. La portée de cette connaissance empirique accorde peu de place à une lecture contrastée de l'histoire. Car l'identité commune de ces champs d'observation repose sur la partie extérieure de la question de l'ouverture des frontières. La forte insistance sur ce thème neutralise l'approche critique de l'exposition et résume celle-ci à un slogan d'une mondialisation dont la structure n'est pas discutée. La dimension critique est repoussée, d'une part, vers la vertigineuse bibliographie que l'ouvrage enchâsse dans

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un lien Internet54 et, d'autre part, vers la brève allusion faite au livre Making art global (Part 2), publié quelques mois plus tôt. 6 Outre la riche documentation photographique et les explications accompagnant l'installation de chaque œuvre, Making art global (Part 2) est composé de quatre types de textes. Il s'agit tout d'abord d'articles parus dans plusieurs revues durant les années 1980-1990 : Third Text 55 et Artforum 56. La vision qu'ils donnent est éclairée par des documents d'archives : un statement inédit de 1986 signé de Jean-Hubert Martin et la communication de Gayatri Chakravorty Spivak délivrée à l'occasion du colloque organisé au Centre Pompidou (3-4 juin 1989). À ces documents historiques, s'ajoute la reproduction de l'entretien entre Benjamin Buchloh et Jean-Hubert Martin, publié en 1989 dans les Cahiers du musée national d'art moderne, accompagné d'une interview inédite d'Alfredo Jaar de 2012 et de témoignages plus récents comme celui de Frédéric Bruly Bouabré57 en 2008 ou de Barbara Kruger58 en 2012. Enfin, ces points de vue diversifiés sont introduits par trois textes dont les analyses bénéficient d'un recul historique. Ils sont signés de Pablo Lafuente, Jean-Marc Poinsot et Lucy Steeds. Cette dernière décrit minutieusement les différentes lignes de force ayant façonné l'exposition. Sur la base d'une riche enquête, elle en détaille toutes les étapes, de son concept à sa postérité historique en passant par la structure scénographique. L'intervention de Gayatri Spivak révèle l'exposition dans ses implications théoriques avec le discours postcolonial et les notions d'identité, de métissage et d'altérité. Quant à Thomas McEvilley — qui avait auparavant défendu le projet —, il soupçonne l'exposition de garder des résidus du regard dominant. La diversité des appréciations critiques montre combien Magiciens de la terre est une exposition complexe que Jean-Marc Poinsot situe dans le contexte de la crise de l'autorité ethnographique et place en tête d'une généalogie qui conduit à la Triennale de Paris -Intenses proximités (Palais de Tokyo, 2012). 7 Un des thèmes de l'ouvrage concerne la question du jugement esthétique au regard de la dimension spirituelle de l'œuvre, en tant que celle-ci est un pur produit de l'esprit. Il est particulièrement évoqué par le texte de Jean-Hubert Martin (voir son statement de 1986), dans lequel l'histoire de l'art comme construction intellectuelle est confrontée à une vision de l'histoire à travers la pratique curatoriale. En invoquant le postulat hégélien de la mort de l'art devant l'affaiblissement de la croyance religieuse, Jean- Hubert Martin souhaitait replacer le potentiel spirituel de l'œuvre au cœur du débat esthétique. Cette ressource spirituelle est le socle de ce qu'il nomme la magie de l'art car elle sous-tend l'aura de l'œuvre. Cela expliquerait la flambée des prix observée sur le marché des années 1980. Il s'agit là d'un argumentaire noble et séduisant. Mais résiste-t-il à un examen logique ? Selon R. Araeen, l'argumentaire de J.-H. Martin présentait plusieurs incohérences. D'abord, la magie du travail artistique est assujettie à une lecture partielle tout en bénéficiant d'un sens universel. Le fondateur de Third Text posait cette question — d'une étrange actualité — à savoir : pourquoi cette magie ne fonctionne-t-elle pas pour les artistes non occidentaux sur le marché de l'art ? Ensuite, au commissaire français qui prétendait ne faire confiance qu'à ses yeux dans l'appréciation esthétique, R. Araeen répondait que l'œil n'est pas un critère de jugement suffisant, un discours est nécessaire devant des objets chargés d'une teneur idéologique. Cependant, au cours de son entretien fructueux avec l'historien de l'art Benjamin Buchloh, J.-H. Martin insistait sur l'utilisation de l'anthropologie comme méthode critique pour justifier ses choix personnels en s'appuyant sur sa propre histoire et sur sa propre sensibilité. Mais tout semble indiquer — ainsi que le présagent

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les questions incisives de B. Buchloh — que le souhait d'inscrire l'exposition dans une décentralisation culturelle n'a pas suffi à vaincre l'illusion de l'égalité. 8 Le décalage entre le vœu sain du projet et sa démarche méthodologique transparaît dans les rapports établis entre modernisme et sécularisation discutés notamment par R. Araeen. La contradiction qui en résulte est une conséquence collatérale de la dimension spirituelle de l'œuvre d'art. De quoi s'agit-il ? Le fait de constater des pastiches de la culture occidentale (sécularisée) chez d'autres artistes — touchés par les effets globaux du système de l'art — a conduit à les exclure de la sélection. La conséquence est un intérêt excessif porté au folklore extra-occidental, dont la présence devait illustrer le principe de la différence. Ce choix s'appuie, en outre, sur une vision binaire qui introduit un modernisme à deux vitesses. Une telle démarche ouvre sur une seconde contradiction qui est un faux dilemme consistant à opposer tradition et sécularisation. Malgré une ambition bienvenue d'agiter le concept universel de la création, la faiblesse de Magiciens de la terre se traduit d'une part par l'ambiguïté de la notion de différence, qu'elle tente d'éluder à travers la similarité visuelle, et, de l'autre, par son incapacité théorique à justifier l'assemblage de toutes les œuvres appartenant à des régimes socio-culturels différents. En effet, quel dialogue peut-on construire — se demandait Jean Fisher — entre l'art occidental des galeries et les objets folkloriques destinés à un marché touristique européen ? 9 Cette question soulève les enjeux de la décontextualisation dont R. Araeen précise qu'il s'agit davantage d'un changement de paradigme sémantique que de contexte culturel ; ce dernier étant de toute façon inévitable. Sur ce point, Pablo Lafuente interroge l'exposition à travers le prisme du contexte en lien avec la figure de l'artiste. Afin d'échapper au modernisme et à ses déterminations socioculturelles, le terme artiste est abandonné au profit de magicien comme individu ayant des relations spécifiques avec le groupe et pourvu de la capacité de s'extraire des contraintes de son milieu. Pour vérifier cette hypothèse et dans le but de dégager un modèle spécifique à l'exposition Magiciens de la terre, il établit une comparaison entre celle-ci et When Attitudes Become Form (1969). Le but de cette exposition était de réunir plusieurs artistes pour mettre en valeur les différentes facettes de la créativité, là où Magiciens de la terre s'appesantissait sur l'égalitarisme entre les artistes invités. Sur la même teneur, l'exposition de 1989 est comparée à Seven Stories about Modern Art in Africa (1995), The Short Century : Independence and Liberation Movements in Africa, 1945-1994 (2001-2002), The Other Story (1989) et Primitivism in 20th Century Art (1984-1985). 10 Les deux publications explorent les modalités du changement de l'art depuis les années 1990, les relations entre l'artiste et sa pratique, les biens culturels et les institutions. Les lectures divergentes qu'elles exposent nous livrent deux enseignements. Le premier présente Magiciens de la terre comme un grain de sable coincé dans l'œil du modèle curatorial transculturel. Le mérite de l'exposition est en effet inséparable de ce qui l'accable, car elle désactive le complexe impérial tout en gardant sa mémoire. Cette contradiction est étrangement présente dans la métaphore ambiguë et récurrente de la carte qui allie rencontre, découverte, voyage et conquête. Elle se dégage également des témoignages contrastés de Frédéric Bruly Bouabré, Alfredo Jaar et Barbara Kruger. Le second enseignement montre la complexité d'une exposition prise entre la valeur de l'archive, le temps de l'histoire et le jugement du présent. Deux modes d'analyse s'affrontent ici. Si l'édition du Centre Pompidou — à force de détails techniques — tire un bilan du passé à travers le prisme d'une décennie de critiques, l'ouvrage édité par

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Afterall Books place l'exposition dans son contexte historique à la lumière d'une histoire sociale de l'art. Il ressort de leur interaction une certaine complémentarité qui, en définitive, éclaire les circonstances et l'élaboration de Magiciens de la terre et montre la somme des paradoxes de son histoire.

NOTES

53. Ce rappel est une occasion pour le président du Centre Pompidou de placer la politique de son institution, relative à la globalisation de l'art, dans le sillage de l'exposition de 1989. Il s'agit du programme « Recherche et Mondialisation », de l'exposition Paris-Delhi-Bombay (2011) et du nouvel accrochage des collections de Modernités plurielles (2013). 54. . 55. R. ARAEEN, « Our Bauhaus Others' Mudhouse », Third Text, 6 (3), 1989, pp. 3-14.

56. Voir J. F ISHER, « Fictional Histories : “Magiciens de la terre” — The Invisible Labyrinth », Artforum International, 28, September 1989, pp. 158-162 ; T. M CEVILLEY, « Marginalia : Thomas McEvilley on The Global Issue », Artforum International, 28, September 1990, pp. 19-21. 57. Voir l' interview de Frédéric Bruly Bouabré par Lucy Steeds, le 26 avril 2008 (pp. 274-275). 58. Voir l'interview de Barbara Kruger par Lucy Steeds, en mars 2008 (pp. 286-287).

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Toussaint, Évelyne, Africa Remix. Une exposition en questions Bruxelles, La lettre volée, 2013, 200 p., ill.

El Hadji Malick Ndiaye

TOUSSAINT, Évelyne. — Africa Remix. Une exposition en questions. Bruxelles, La lettre volée, 2013, 200 p., ill.

1 L'exposition Africa Remix (2004-2007) interrogeait les mutations esthétiques, intellectuelles et politiques ayant redéfini les arts contemporains africains depuis les années 1990. Il va sans dire que le défi d'un tel projet fut à la mesure de l'ambiguïté soulevée par l'événement. Les quatre chapitres du livre d'Évelyne Toussaint reviennent sur les péripéties de cette histoire. Ils en exposent la complexité et en détaillent les différentes étapes, allant de sa conceptualisation à sa réception critique. L'introduction contextualise le projet dont la paternité ne semble guère faire l'unanimité entre le commissaire principal Simon Njami et Jean-Hubert Martin qui affirme en avoir eu l'idée. Le projet est porté dès le départ par trois institutions : le Museum Kunstpalast (Düsseldorf), le Mori Art Museum (Tokyo) et la Hayward Gallery (Londres). À ces trois lieux s'ajoutent le Centre Pompidou (Paris), suivi plus tard par le Moderna Museet (Stockholm) et la Johannesburg Art Gallery (Johannesburg).

2 Partant des œuvres exposées, le premier chapitre discute de quelques thèmes récurrents chez les artistes. Dans la section « Histoire et identité », l'esprit de la mondialisation transparaît dans des notions relatives à l'hybridité et à la dualité. Les représentations qui en découlent s'appuient sur des mots-clés : brouillage, court- circuit, décalage, surimpression, post-exotique ou patchwork. La section « Corps et esprit » place la biographie des artistes à la croisée de plusieurs imaginaires qui évoquent aussi bien l'exil, l'hybridité, que le sang et la spiritualité. L'interprétation des œuvres met en scène une cartographie éclatée dans la section « Ville et Terre ». Cette nouvelle configuration se reflète dans la créativité plastique, la mode et le design. La lecture du discours scénographique agence les arguments du commissaire principal

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S. Njami, les références à la littérature spécialisée et une présentation méthodique des artistes. 3 La réception d'Africa Remix fait l'objet du deuxième chapitre et expose une diversité géographique des appréciations. Ces débats sont narrés à travers l'analyse d'une revue de la presse (généraliste et spécialisée) et il en résulte que celle-ci s'est faite le relais des malentendus, des critiques hâtives et de surinterprétations de l'exposition. À Düsseldorf et à Londres, les jugements sont parfois convenus, mais soutenus néanmoins par quelques critiques de fond. Ces lectures sont comparées à la réception en France où Africa Remix s'accompagne d'événements culturels au Centre Pompidou comme Fictions d'Afrique de Philippe-Alain Michaud ou de l'exposition Fantômes créoles d'Issac Julien. Certaines publications portent une critique scientifique sur la sélection (Bénédicte Ramade, L'Œil)59, sur la pertinence géographique (Cédric Vincent, Art Press) 60 ou sur le travail des artistes (Philippe Dagen, Le Monde 61 ; Olivier Cena, Télérama 62 ; Jean-Philippe Domecq, Marianne 63). Cependant, malgré des observations justifiées à propos des limites de l'exposition, un petit nombre d'articles n'a pas réussi à dépasser la polémique, car leur matériau théorique était en retard par rapport aux enjeux critiques de l'époque. La petite querelle engendrée à cette occasion reprenait le débat sur les arts contemporains africains là où l'avait laissé Magiciens de la terre (Centre Pompidou- Grande Halle de la Villette, 1989). Et par conséquent, elle trahissait moins les failles de l'exposition que l'incapacité d'une partie de la critique française à changer de paradigme. 4 À la suite des débats suscités par l'exposition, le troisième chapitre — le plus important par son volume — expose le point de vue des organisateurs. La méthode adoptée par l'auteure consiste à croiser les arguments des commissaires avec leur biographie intellectuelle. C'est ainsi que Simon Njami (fils d'un réfugié politique, cofondateur de Revue noire, écrivain ayant publié sur James Baldwin et Léopold Sédar Senghor) livre ses affinités intellectuelles avec Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Lacan et Claude Lévi-Strauss, lesquelles nourrissent sa pratique curatoriale. Jean-Hubert Martin, quant à lui, connaît un parcours intellectuel marqué par les écrits d'Umberto Eco, Marc Augé et André Malraux entre autres. Les idées de ces auteurs s'accompagnent de la fascination qu'il éprouve pour des artistes comme Marcel Duchamp, Man Ray, Francis Picabia ou le mouvement Dada. Ces références hétéroclites influencent ses expositions et l'amènent vers une réflexion sur l'œuvre d'art et sur le sens de l'interculturel. L'ouverture sur les cultures non occidentales ne pouvait pas manquer de faire le détour sur les rapports entre les arts africains et le concept de primitivisme. La trajectoire de ce concept est évoquée à travers quelques artistes et auteurs comme Maurice de Vlaminck, Carl Einstein, Paul Guillaume, Robert Goldwater, Sally Price, Maurice Godelier et Jean Laude. 5 En résonnance avec le colloque d'Africa Remix 64, le dernier chapitre porte sur les postcolonial studies. L'auteure fait une mise au point étymologique relative au préfixe « post » dont la signification n'est pas temporelle mais transcende plutôt le phénomène colonial. C'est ainsi que l'histoire des études postcoloniales est abordée à travers notamment Homi Bhabha, Valentin-Yves Mudimbé ou Edward Said. La notion d'hybridité culturelle marque le parcours de ces auteurs en même temps qu'une déconstruction des idées euro-centriques parcourt leurs œuvres. Quant au portrait d'Okwui Enwezor — dont la pratique curatoriale est étroitement liée aux postcolonial studies — il est décrypté à la lumière de ses principales expositions, la seconde Biennale

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de Johannesburg (1997), Short Century (2001-2002) et Documenta 11 (2002). Mais cette partie théorique se focalise plus particulièrement sur Stuart Hall dont la force des arguments met en relation les arts contemporains, la culture et les études postcoloniales. Les idées soutenues par ces différents auteurs s'ancrent d'une part dans la French theory et, d'autre part, dans les figures des mouvements de libération et d'indépendance comme Frantz Fanon ou Léopold Sédar Senghor. En montrant les imbrications entre visual studies et cultural studies, ce chapitre entend éclairer les bouleversements survenus dans les domaines de la recherche, des méthodes et des savoirs. 6 En revenant sur le colloque d'Africa Remix, le livre restitue les controverses théoriques qui caractérisent les études postcoloniales. Ces dernières font l'objet de désaveux de la part d'une partie du monde académique, tiraillée entre le désir de conserver une distance avec ces études et celui de les rejeter d'un bloc. Tantôt jugées de façon caricaturale (Jean-Loup Amselle)65, elles sont parfois perçues comme un mode de pensée déterminé par son ambiguïté théorique et politique (Ella Shohat)66, par ses rapports peu rigoureux avec l'histoire (Anne McClintock)67, par ses prétentions universalistes (Arif Dirlik)68, ou par son manque de scientificité (Jean-François Bayart)69. Toutefois, pour montrer la relativité de ces critiques, Évelyne Toussaint les oppose aux arguments moins radicaux — entre autres — des chercheurs François Cusset, Catherine Coquery-Vidrovitch, Jackie Assayag ou Marie-Claude Smouts. L'auteure termine en qualifiant Africa remix d'exposition postcoloniale dont l'esprit se rapproche de ce qu'Achille Mbembé appelle « l'afropolitanisme », qui se définit comme une manière d'être « africain » ouverte à la différence et conçue au-delà de la race. 7 L'enquête menée dans cet ouvrage se base sur une riche documentation. Quelques photographies en couleur reviennent sur les circonstances du montage et du vernissage de l'exposition à la Johannesburg Art Gallery. La portée symbolique de cette dernière escale de la circulation d'Africa remix est relayée par le plaidoyer du commissaire d'exposition sud-africain Clive Kellner. Celui-ci insiste sur le signal que l'exposition peut jouer en faveur de la création d'institutions d'art contemporain en Afrique, sur le lien social qu'elle peut susciter en Afrique du Sud — un pays qui accueille plusieurs immigrés de la sous-région — et sur la diversité des artistes invités. 8 Les sources proviennent en majorité de documents accessibles en ligne, d'archives sonores relatives au colloque d'Africa Remix, de ressources multimédias concernant Magiciens de la terre, d' interviews récentes réalisées avec les commissaires, ou d'entretiens avec des témoins de l'histoire. Ceux-ci apportent un regard décalé qui autorise un retour sur des événements historiques comme Magiciens de la terre, ainsi que le démontre l'interview de Daniel Buren (réalisée en 2010). Guidé par une extrême lucidité, l'artiste pointe les dissonances de l'exposition qu'il considérait « comme extrêmement néfaste et mauvaise ». En conséquence, ce témoignage précieux sort Magiciens de la terre du clivage manichéen, du pour et du contre, dont elle est frappée, puisqu'il montre qu'un regard critique était pourtant en œuvre au sein de l'exposition. 9 À partir d'Africa Remix, le livre d'Évelyne Toussaint croise une histoire des expositions avec une trajectoire des concepts et une biographie intellectuelle des acteurs. Cependant, on peut lui reprocher une méthode trop didactique qui rend son analyse — à certains égards — quasi littérale. Car l'étude ne va pas toujours en profondeur aussi bien dans l'interprétation des œuvres que dans le traitement des discours. Le caractère

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sobre de la restitution n'exhume pas la complexité de l'histoire sur le fond de laquelle l'exposition Africa remix est décryptée.

NOTES

59. B. RAMADE, « Portrait possible de l'art contemporain africain », L'Œil, 570, 2005,p. 18.

60. C. VINCENT, « Africa Remix Down Tempo », Art Press, 312, 2005, pp. 30-31.

61. P. DAGEN, « Africa Remix : des singularités et des formes universelles », Le Monde, 26 mai 2005, p. 26. 62. O. CENA, « Lumières noires », Télérama, 15 juin 2005, p. 68.

63. J.-P. DOMECQ, « Le contemporain africain », Marianne, 23 juillet 2005, p. 82. 64. Africa Remix. Le colloque, Centre Pompidou, Paris, 15-16 juin 2005, organisé en partenariat entre le Centre Pompidou et le musée du quai Branly. 65. J.-L. AMSELLE, L'Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock (« Un ordre d'idées »), 2008, p. 264. 66. E. SHOHAT, « Notes on the “Post-Colonial” », Social Text, 31-32, 1992, pp. 99-113.

67. A. MCCLINTOCK, « The Angel of Progress : Pitfalls of the Term “Post-Colonialism” », Social Text, 31-32, 1992, pp. 84-98. 68. A. DIRLIK, The Postcolonial Aura : Third World Criticism in the Age of Global Capitalism, Boulder, Westview Press, 1997. 69. J.-F. B AYART, Les Études postcoloniales, un carnaval académique, Paris, Karthala (« Disputatio »), 2010.

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