MIHAI DE BRANCOVAN

LA VIE MUSICALE

Bayreuth. — Salzbourg. — Vérone.

Aussi opposés qu'il est possible de l'être, les Ring de Patrice Chéreau et de Peter Hall ont néanmoins en commun d'avoir tous deux commencé leur carrière dans un climat de franche hostilité, qui ne mit cependant guère longtemps à s'adou• cir. Je me rappelle encore la pluie, que dis-je ! le déluge de huées, de sifflets, de cris de toutes sortes qui accueillit en 1976, pour le centenaire de , la vision d'inspiration marxiste du metteur en scène français, ses images provocantes, ses inven• tions irrévérencieuses, voire iconoclastes : barrage sur le Rhin, filles du Rhin en prostituées de la rue Saint-Denis, un marteau- pilon pour , l'Oiseau enfermé dans une cage, Gunther et Siegfried en smoking, et j'en passe... La tempête ne devait pourtant pas durer. Mieux, l'un des scandales les plus retentis• sants qu'ait connus la Colline verte se transforma peu à peu en un véritable triomphe pour Boulez et Chéreau, lesquels eurent droit, quatre ans plus tard, en 1980, après leur dernier Götter• dämmerung, à une ovation d'une heure et demie, ce qui, même à Bayreuth, où les applaudissements durent facilement trente à quarante minutes, est exceptionnel. Le tort de beaucoup fut d'aller trop loin et, cédant aux excès d'un amour exclusif, de faire de ce qui fut d'abord perçu comme une hérésie et n'était, en fait, que l'une des innombra• bles interprétations possibles d'un chef-d'œuvre inépuisable, le seul, l'unique Ring concevable. De sorte que, lorsqu'en 1983 — année d'un autre centenaire : celui de la mort de Wagner —, Georg Solti et Peter Hall tentèrent un retour au mythe, à la nature, à la tradition, ils furent couverts de sarcasmes par une bonne partie de la critique, celle-là même qui ne jurait plus LA VIE MUSICALE 215 que par Chéreau. Réactionnaire, conventionnelle, sans imagina• tion, nulle, voilà quelques-unes des épithètes les plus souvent rencontrées dans les comptes rendus. Moins violent (les huées étaient plutôt rares : rien à voir avec 1976 !), l'accueil du public manquait cependant de chaleur : si Georg Solti fut ovationné, les applaudissements ne duraient néanmoins guère plus de vingt minutes. Tout autre était l'atmosphère cet été. Tâcher d'être le plus fidèle possible aux indications de mise en scène et de décors de Wagner n'est désormais plus considéré comme une aberra• tion. Les spectateurs ont retrouvé leur enthousiasme légendaire et donnent à nouveau l'impression d'être fermement décidés à passer une bonne partie de la nuit à applaudir les artistes. Quel• ques rares huées se firent, certes, entendre, mais elles étaient destinées (ce qui est toujours déplaisant) à tel chanteur, et non pas à la production. Il est vrai que, retenu à Glyndebourne, Peter Hall ne s'est jamais montré à la fin des représentations. Il était cependant bien là pendant les répétitions, et en a profité pour approfondir son travail et revoir les quelques détails qui n'étaient pas encore, la première année, parfaitement au point. De son côté, William Dudley a modifié plusieurs de ses décors : le Walhalla est maintenant une pyramide aussi simple que massive, les rochers du deuxième acte de Die Walkùre sont bien plus hauts et escarpés, le dragon bien plus convaincant — pour ceux, du moins, qui, abandonnant l'espace d'une soirée leur rationalisme, sont prêts à se laisser convaincre par un animal de cette espèce. Mais c'est à ce prix, et à ce prix-là seulement que l'on peut vraiment goûter cette mise en scène, que Peter Hall a conçue — il l'a dit explicitement — un peu comme s'il avait eu à monter, pour un public d'enfants, un conte de fées. Cela suppose, évidemment, de la part des spectateurs, une certaine dose de naïveté. N'en faut-il cependant pas déjà pour croire à cette histoire de dieux, de géants, de nains, de vierges guerrières et, accessoirement, d'humains ? Ou, plus généralement, pour s'intéresser à l'opéra, ce genre parfaitement irrationnel et invrai• semblable ? Retrouver un peu de la naïveté de l'enfance ne doit donc pas être, pour un amateur d'art lyrique, une tâche d'une difficulté insurmontable. Personnellement, j'aime beaucoup cette production : je l'ai déjà dit l'année dernière, et n'ai aucune honte à le répéter. En fait, je crois bien que, des cinq différents Ring que j'ai vus jusqu'ici, c'est celui-ci que je préfère : j'y trouve une cohérence, une poésie, une beauté plastique, une fidélité à Wagner qui 216 LA VIE MUSICALE

n'étaient jamais simultanément présentes dans les autres. Le premier tableau de Das Rheingold est, de loin, le mieux réalisé que j'aie vu : les filles du Rhin nagent, toutes nues, dans une piscine que surplombe un gigantesque miroir, et ce sont unique• ment leurs images dans ce miroir que l'on voit ; comme celles-ci se déplacent aussi bien verticalement qu'horizontalement, et que la scène baigne dans une lumière verdâtre, l'illusion est totale : on jurerait que les eaux du Rhin ont envahi le plateau jusqu'aux cintres. Bien d'autres images sont dignes d'être citées : Brünn• hilde gisant, entourée de flammes, sur une plate-forme planant de plus en plus haut, la mystérieuse forêt du deuxième acte de Siegfried, Erda prise dans les puissantes racines du frêne du monde comme dans une cage, la charmante scène de Siegfried et des filles du Rhin (on dirait un tableau représentant le juge• ment de Paris ou les trois Grâces), le convoi funèbre de Sieg• fried, ou encore le cataclysme final de Götterdämmerung. Les éclairages, constamment superbes, jouent un rôle d'une impor• tance capitale. Malheureusement, Georg Solti n'était plus, comme l'année dernière, au pupitre. Un communiqué rendu public au mois de mai par la direction du festival précisait, en effet, que le grand chef se voyait obligé de renoncer à diriger le Ring à Bayreuth, ne pouvant remplir dans de bonnes conditions ses nombreux engagements sans prendre en été un long repos. Dommage. Sans doute le succès remporté par cette production, dont il est le principal inspirateur, lui serait-il allé droit au cœur, et aurait-il effacé quelques mauvais souvenirs de l'an passé. Ne nous lamentons cependant pas trop car, Dieu merci ! Wolfgang Wag• ner lui trouva un excellent remplaçant en la personne de Peter Schneider, lequel aurait normalement dû diriger cet été Der flie• gende Holländer, tâche qui échut, du coup, à Woldemar Nelsson, l'ancien chef de Lohengrin. Je n'avais entendu qu'une seule fois Peter Schneider jusqu'à présent: c'était en 1981, toujours à Bayreuth, où il faisait ses débuts en dirigeant, magnifiquement d'ailleurs, Der fügende Holländer. Première impression que le Ring de cette année a amplement confirmée. Voilà, en effet, un chef qui a le sens de la continuité, du temps — qualités indis• pensables pour une œuvre de cette étendue —, dont les tempi sont toujours d'une justesse parfaite, qui ne maltraite jamais les chanteurs, mais ne réduit pas pour autant, loin de là ! son orchestre à un rôle subalterne, qui sait, sans recourir à des effets faciles, maintenir constamment en éveil l'attention des auditeurs. Bref, ce Viennois de quarante-cinq ans, actuellement General- LA VIE MUSICALE 217 musikdîrektor de l'Opéra de Brème et, bientôt, de celui de Mann• heim, est un merveilleux chef, un Kapellmeister dans la plus pure tradition allemande. S'il est encore relativement peu connu en dehors des pays germaniques, il est évident que sa renommée internationale est destinée à croître très rapidement. Pas de modifications importantes dans la distribution par rapport à l'année dernière. Malgré des ennuis de santé, Hilde• gard Behrens était à nouveau une Brünnhilde vaillante et émou• vante, douée d'une très belle présence scénique. On remarquait cependant de curieuses vibrations sur certaines notes, et des changements de registre qui, trop perceptibles, nuisaient à la continuité de certaines phrases. Manfred Jung n'est sans doute pas le Siegfried le plus inspiré, le plus séduisant que l'on puisse imaginer : le fait est qu'il n'y en a aujourd'hui pas d'autre. C'est, par ailleurs, un bon chanteur, solide, ayant la résistance qu'il faut pour arriver sans trop de peine au bout de deux soirées épuisantes. Ce n'est que dans le premier acte de Siegfried que sa voix avait quelque mal à passer. Bien meilleur que l'an dernier, Siegmund Nimsgern est désormais un grand Wotan, digne de prendre la succession de Theo Adam : le timbre est superbe, la diction claire, le legato parfait, et, physiquement, il a l'autorité qu'exige le personnage du roi des dieux. J'ai beau• coup aimé l'Alberich impressionnant, assoiffé de puissance, de Hermann Becht, le Mime à la fois amusant et pitoyable de Peter Haage, le Fasolt de Manfred Schenk, le Siegmund héroï• que de Siegfried Jerusalem (qui s'est, heureusement, bien rat• trapé après une fausse entrée sur Siegmund heiss ich), la Sieglinde belle et passionnée de Jeannine Altmeyer, le Hunding de Matthias Hölle, l'émouvante Waltraute de Brigitte Fassbaender, le for• midable Hagen d'Aage Haugland, lequel chantait également, cette année, le rôle de Fafner. Erda au grave rond, sonore, mais à l'aigu trop court, Anne Gjevang était meilleure dans Siegfried que dans Das Rheingold. Les filles du Rhin (Agnes Habereder, Jane Turner et Birgitta Svendén) sont plus jolies à regarder qu'agréables à écouter, l'une des trois étant affligée d'un chevro• tement assez agaçant. Les Walkyries, elles non plus, ne forment pas précisément un ensemble éblouissant. Je n'ai encore rien dit des nouveaux venus. Deux n'en sont d'ailleurs pas vraiment, puisqu'ils reprennent des rôles qu'ils avaient déjà tenus dans la production de Chéreau : Hanna Schwarz, superbe en Fricka, et , Gunther un peu usé vocalement, mais d'une intelligence, d'une présence toujours aussi frappantes. Norbert Orth est un Loge supérieur à celui 218 LA VIE MUSICALE

de Manfred Jung, mais sa voix de ténor mozartien (il est un excellent Pedrillo) manque un peu de volume. Citons encore Johann-Werner Prein, un Donner à la voix sombre et puissante, Timothy Jenkins, un Froh au timbre agréable, et Sophia Larson, une excellente Gutrune. Hildegard Heichele, habituellement une bonne soprano, était un Oiseau strident et chevrotant : il faut croire qu'elle n'est pas faite pour ce rôle, ou qu'elle était dans un mauvais jour.

J'ai également revu, cet été, Die Meistersinger von Niirn- berg dans la mise en scène et les décors tout à fait classiques de Wolfgang Wagner. Malheureusement, Hermann Prey, malade, avait dû céder la place à Hans Gunter Nôcker, qui donne de Beckmesser une interprétation plus traditionnelle mais, drama• tiquement, moins crédible, car ce personnage vieux, raide, iras• cible, hargneux, en un mot, grotesque, ne peut constituer, pour Walther, un danger sérieux ; alors qu'il en allait tout autrement du Beckmesser jeune, souriant et sympathique de Prey, lequel avait, de plus, l'avantage considérable d'être bien mieux chanté. Ce changement excepté, les principaux interprètes étaient les mêmes qu'il y a un an, et c'est avec infiniment de plaisir que je les ai retrouvés, qu'il s'agisse de l'infatigable et chaleureux Hans Sachs de Bernd Weikl, du Walther de Siegfried Jérusalem, encore un peu fragile, mais constamment musical, du David aussi souple vocalement que physiquement de Graham Clark, ou de la jeune et radieuse Eva de Mari Anne Hàggander. Horst Stein — qui n'a pas manqué un seul festival depuis 1969, ce qui doit être un record ! — dirigeait avec son autorité et sa compétence coutumières. Magnifiques chœurs, préparés, comme toujours, à la perfection par Norbert Balatsch.

Ne quittons pas Bayreuth avant de signaler aux personnes délicates qu'effraient les fauteuils de bois du Festspielhaus que — nouvelle d'une importance capitale, historique ! — ceux des douze ou quinze premiers rangs d'orchestre sont désormais capi• tonnés (un minimum, puisque cela ne concerne pas le dossier, et qu'il n'y a pas de bras). Comme j'étais placé au vingtième rang, je ne puis faire de comparaisons. Plusieurs amis m'assu• rent cependant que l'on était bien plus confortablement assis du temps que les sièges étaient entièrement de bois, et je doute que ce soit uniquement par passéisme ! LA VIE MUSICALE 219

Si vous avez jamais l'intention d'aller à la fois à Bayreuth et à Salzbourg, ne faites pas comme moi : commencez par Salz- bourg, et laissez Bayreuth pour la bonne bouche. Pourquoi cela ? Pour de multiples raisons. A Bayreuth, le public est attentif, chaleureux, enthousiaste (j'ai déjà dit que les applaudissements duraient rarement moins d'une, demi-heure) et connaît bien son Wagner : on va à Bayreuth pour la musique, pas pour s'y mon• trer ; à Salzbourg, il est froid, snob et prétentieux, applaudit — pour la forme — cinq à dix minutes, puis s'en va. A Bayreuth les prix varient entre 90 et 600 francs la place, ce qui est encore raisonnable, à Salzbourg entre 220 et 1 050, ce qui ne l'est plus du tout. A Bayreuth les gens sont aimables, vous accueillent avec hospitalité, vous répondent avec gentillesse quand vous leur posez une question ; à Salzbourg la politesse se fait rare, parcourir d'un bout à l'autre la Getreidegasse est devenu, vu les troupeaux divers et variés qui s'y engouffrent, un exploit digne des jeux Olympiques, tout comme garer sa voiture sans devoir, une heure plus tard, aller la chercher à la fourrière, ou retrouver après le spectacle — malgré l'obscurité, la pluie, un dédale de sens interdits et des poteaux indicateurs placés n'importe comment — la route d'Anif. Mais je n'ai pas encore dit le meilleur : dans le pays de la Sachertorte, de la Schlagsahne, des Salzburger Nockerl, un Me Donald's à deux pas de la maison où est né Mozart, c'est de la provocation ! Falstaff avait bien raison : Tutto déclina ! Tutto sauf — il ne manquerait plus que cela ! — la musi• que, qui reste — encore — d'un excellent niveau. Excellent, mais pas exceptionnel. Là aussi il y a une différence essentielle entre Salzbourg et Bayreuth. Nulle part au monde on ne peut entendre les ouvrages de Wagner comme à Bayreuth : cela n'a rien à voir avec les interprètes, qui ne sont pas meilleurs là-bas qu'ailleurs, mais avec le lieu, son acoustique, l'atmosphère qui y règne ; alors qu'il est parfaitement possible de voir, autre part qu'à Salzbourg, des représentations de niveau comparable des opéras de Mozart, Strauss et Verdi, pour ne citer que les trois compositeurs dont les noms figurent pratiquement chaque année à l'affiche du festival. Comme par hasard, les trois opéras que j'ai vus cet été sont d'ailleurs Idomeneo, Der Rosenkavalier et Macbeth.

Commençons par Macbeth, puisqu'il est d'usage d'accorder la priorité aux nouvelles productions sur les reprises. Une belle soirée, tant musicalement que visuellement, malgré d'indéniables 220 LA VIE MUSICALE

faiblesses. Riccardo Chailly, le jeune chef italien dont l'ascen• sion est aussi fulgurante que le fut, il y a une dizaine d'années, celle de Riccardo Muti, dirige avec flamme, précision et sensi• bilité. Egal à lui-même, Piero Cappuccilli est un Macbeth au timbre somptueux, à l'aigu facile. J'ai nettement moins aimé, par contre, la Lady Macbeth de Ghena Dimitrova. Non seule• ment sa voix n'est pas particulièrement belle — ce qui n'est, en l'occurrence, pas vraiment un tort, Verdi ayant clairement dit qu'il souhaitait pour ce rôle une voix laide —, mais, ce qui est bien plus grave, elle bouge dangereusement, et est beau• coup trop lourde pour les ornements et les vocalises du Brindisi, qui étaient très grossièrement exécutés ; quant au ré bémol sur lequel s'achève la célèbre Scène de somnambulisme, elle n'a même pas essayé de le faire : sans doute a-t-elle d'ailleurs eu raison ! Si au moins elle avait la présence scénique d'une Maria Callas ! Mais ce n'est, hélas ! pas le cas : loin de fasciner, son personnage ne convainc même pas. En très grande voix, Nicolaï Ghiaurov était un Banco plein de noblesse. Luis Lima (Macduff) et Taro Ichihara (Malcolm) complétaient correctement la distri• bution.

Piero Faggioni (mise en scène) et Ezio Frigerio (décors) n'ont pas voulu faire du réalisme : ils ont plutôt cherché à créer une atmosphère nocturne, mystérieuse, oppressante, en accord avec la vie intérieure des personnages de ce drame sanglant. Aussi ne faut-il pas s'étonner si les décors n'ont rien à voir avec l'Ecosse : ils se composent, en effet, essentiellement d'énormes rochers (une allusion au Monchsberg, dans lequel a été creusé le Grosses Festspielhaus ?) et de cyprès, un arbre que l'on n'asso• cie guère, a priori, aux brumes calédoniennes. Ce choix assez inattendu a une origine précise : la Toteninsel d'Arnold Bôcklin, tableau dont Chéreau et Peduzzi s'étaient déjà inspirés pour leur rocher des Walkyries à Bayreuth. Les apparitions sont très réus• sies : celles de Banco — assis sur le trône (on voit en fait son image dans un écran incorporé au dossier), puis traversant lente• ment, suivi d'une trace de vapeur, la scène sans doute la plus large du monde — comme celles des huit rois, qui surgissent, entourés de brouillard, dans une lumière surnaturelle. Mais pourquoi n'avoir pas poussé la fidélité au texte jusqu'à placer un miroir dans les mains du dernier ? La fin n'emporte pas non plus totalement la conviction : d'abord au centre d'une grande salle, le trône monumental, d'un dessin fort lourd, de Macbeth se trouve brusquement entouré d'une forêt de cyprès à côté de laquelle celle de Birnam passe pratiquement inaperçue. Après LA VIE MUSICALE 221

un combat des plus succincts, Macbeth, mortellement blessé, chante le monologue Mal per me (emprunté à la première version de l'opéra), puis roule dans une trappe symbolisant, sans doute, l'enfer : chute spectaculaire, certes, mais assez gratuite. Très beaux costumes d'Ezio Frigerio et de Franca Squar- ciapino.

Les ennuis de santé de n'ont, Dieu merci ! en rien diminué sa vitalité, sa puissance de travail, son rythme d'activité. On souffre de le voir traverser d'un pas hési• tant et saccadé la fosse d'orchestre, monter difficilement sur son estrade ; mais on n'y songe même plus dès qu'il est installé au pupitre, toujours aussi droit, les gestes toujours aussi ronds, larges et inspirés, les mains toujours aussi expressives : tout est rentré dans l'ordre, tout semble être de nouveau comme avant. Ce Rosenkavalier date de l'année dernière, du moins pour ce qui est de la mise en scène, que Karajan, fidèle à son habi• tude, a réglée lui-même (à peine sorti de l'hôpital !) : une mise en scène fouillée, vivante, pleine de détails savoureux (Ochs examinant d'abord, d'un œil admiratif, le palais de Faninal, et seulement après, accessoirement, sa fiancée !), en parfait accord avec l'esprit de l'œuvre. Les somptueux décors rococo de Teo Otto ainsi que les magnifiques costumes d'Erni Kniepert remon• tent, eux, à 1960 (le metteur en scène d'alors étant un fidèle ami de Strauss, Rudolf Hartmann) : ils n'ont toutefois pas pris une ride, et l'on comprend sans peine qu'après l'épisodique Rosenkavalier dû à Christoph von Dohnanyi et Gunther Ren- nert (1978 et 1979), Karajan ait souhaité les réutiliser. Musicalement nous étions aussi à la fête, même si Anna Tomowa-Sintow ne peut évidemment rivaliser avec le souvenir d'Elisabeth Shwarzkopf : on admire la beauté de sa voix, la pureté de son style, mais l'on n'est pas vraiment ému par cette Maréchale un peu placide, un peu absente. Les deux autres femmes étaient, en revanche, l'incarnation même de leurs per• sonnages : Agnes Baltsa, un Octavian svelte, fougueux, passionné, au timbre de velours, et Janet Perry, une Sophie timide, au physique de jeune fille, à la voix d'une limpidité de cristal. Drôle, doté d'un grave caverneux à souhait (la fin du deuxième acte ne lui pose pas le moindre problème), imitant à merveille l'accent des faubourgs de Vienne, Kurt Moll reste sans aucun doute le meilleur Baron Ochs d'aujourd'hui. Citons encore Vin- son Cole, un admirable ténor italien, Gottfried Hornik (Faninal), Heinz Zednik (Valzacchi) et Helga Mùller Molinari (Annina), 222 LA VIE MUSICALE

tous excellents. On était ému de retrouver sur scène, dans le rôle (très bref) de Marianne Leitmetzerin, Wilma Lipp, qui n'a cependant pratiquement plus de voix. Dirigeant, comme toujours, par cœur, Herbert von Karajan contrôle chaque détail, main• tient constamment un équilibre idéal entre la fosse et la scène, veille à ce que les voix ne soient jamais couvertes. Les Wiener Philharmoniker sont célèbres pour leur sonorité, qui était, une fois de plus, superbe ; il reste que l'apothéose orchestrale accom• pagnant la présentation de la rose a été gâchée par le couac intempestif d'un cor : c'est bien la preuve que même les pha• langes les plus réputées du monde ne sont jamais à l'abri d'un accident !

Mon troisième et dernier spectacle à Salzbourg a été la reprise de Yldomeneo que Jean-Pierre Ponnelle a monté, l'année dernière, à la Felsenreitschule. Dieu sait si j'aime, habituelle• ment, ce que fait Ponnelle ! Cette production-ci ne m'a cepen• dant pas enthousiasmé. Non pas à cause du décor, que je trouve très beau, sobre et évocateur : par terre, des coquillages aban• donnés par la mer ; quelques colonnes doriques, certaines encore debout, d'autres couchées ; enfin, au fond, collée contre les loges creusées à même la montagne, une gigantesque tête de Neptune, par la bouche béante de laquelle entrent et sortent les person• nages. Ponnelle, qui connaît cette scène mieux que personne pour y travailler régulièrement depuis de nombreuses années, réussit toujours à en tirer le parti maximal, à l'adapter aussi bien que possible à l'œuvre jouée. Le cadre était donc parfait. Mes réser• ves concernent les costumes, étrangement empruntés au xvm" siè• cle, et la direction d'acteurs, souvent artificielle ou excessive : c'est entendu, Elettra est furieuse lorsqu'elle chante D'Oreste, d'Aiace ; mais faut-il pour autant nous la montrer en proie à une violente attaque d'épilepsie, se tordant dans les pires convul• sions, s'agitant comme un pantin désarticulé ? Ma déception vient sans doute aussi de la direction molle de James Levine, assez difficilement supportable après avoir entendu le prodigieux enregistrement d'Harnoncourt. D'une part, la vie, la tension, le sens du théâtre ; de l'autre, l'ennui, la rou• tine : le jour et la nuit. Côté vocal, la soirée nous réservait, par contre, de beaux moments, grâce à Werner Hollweg, un Ido- meneo expressif, à la technique et à la diction exemplaires, à Trudeliese Schmidt, un Idamante impétueux, à la touchante Ilia d'Yvonne Kenny et à l'extraordinaire Elettra d'Elizabeth Connell, certainement la meilleure que j'aie entendue jusqu'ici. Sans LA VIE MUSICALE 223 oublier les chœurs, qui ont fort à faire dans cet opéra : excel• lemment préparés par Walter Hagen-Groll, ils étaient somptueux. * Dernière étape de ce voyage musical : Vérone, où j'ai vu une dont je garderai le souvenir moins pour des raisons purement musicales que pour la chaleur, l'enthousiasme, la joie populaire qui régnent dans ces magnifiques arènes où, deux mois durant, les mélomanes viennent par milliers — il est des soirs où ils sont plus de vingt mille — étancher leur soif d'art lyrique. Ici, le public ne se contente pas de manifester son appro• bation par des applaudissements ou, selon le sexe et le nombre des artistes auxquels ils sont adressés, des brava, bravo, ou bravi. Non : ses jugements connaissent toute une gamme de nuances, sont plus élaborés, nécessitent parfois des phrases entières pour s'exprimer. Sei grande, Ferrarmi ! a-t-on, par exemple, distinc• tement entendu crier à la fin de l'air de Micaela. Et rien n'est plus vrai : jeune, toute menue, un joli petit visage au nez retroussé, Alida Ferrarini est indiscutablement — les Parisiens ont pu s'en apercevoir au printemps dernier grâce au merveilleux Matrimonio segreto présenté à l'Opéra-Comique — déjà une grande cantatrice. Les meilleurs moments de cette soirée, c'est elle qui nous les a donnés. La Noire américaine Gail Gilmore a indéniablement du tempérament, une présence physique et. vocalement, une bonne matière première. Mais son style comme sa technique sont déplorables : sa voix a des trous gigantesques, son aigu est inexistant, ce qui ne l'empêche cependant pas de s'obstiner à rajouter, dans l'aigu précisément, des notes que Bizet n'a jamais écrites. Scéniquement, elle incarne une Carmen provo• cante, non dépourvue de sex-appeal, mais vulgaire. Une bête de théâtre : assurément ; une vraie artiste : certainement pas. Rien de spécial à dire sur le Don José de Nunzio Todisco et l'Esca- millo de Garbis Boyagian, sinon qu'ils étaient tous deux corrects, mais assez ternes, et pourvus d'accents gênants même en l'absence de tout dialogue (c'est la version avec récitatifs qui avait été retenue). Rond, énergique et souriant, Nello Santi n'a pas réussi à empêcher de fréquents décalages entre l'orchestre, d'une part, les chœurs et certains solistes (Frasquita, Mercedes), de l'autre. Il faut dire que l'acoustique des arènes est pour le moins diffi• cile : si les voix passent de façon à peu près satisfaisante, l'orches• tre, lui, est d'une discrétion telle qu'on le croirait volontiers distant de plus d'un kilomètre ! 224 LA VIE MUSICALE

Dans des décors (Paolo Bregni) d'une sobriété peu habi• tuelle dans ce lieu où l'on aime bien construire des villes entiè• res (un peu trop de plastique, toutefois, pour les montagnes du troisième acte !), le cinéaste Mauro Bolognini a réglé une mise en scène solide, claire, pour laquelle il semble s'être plus d'une fois inspiré du film de Francesco Rosi : ainsi Carmen chante-t-elle la Séguedille couchée sur le dos, une jambe entièrement dénu• dée, et Escamillo fait-il son entrée dans une superbe calèche. Mais je n'ai rien dit encore de l'un des plus beaux souve• nirs que j'emporte de Vérone : ce sont ces innombrables bougies qui brûlent à la main des spectateurs, sur tous les gradins, du haut en bas des arènes, du début du spectacle jusqu'à leur mort naturelle. Elles font écho aux étoiles du ciel italien (lesquelles ne daignaient, hélas ! que trop rarement se montrer cet été). Une coutume merveilleusement poétique.

MIHAI DE BRANCOVAN

P.-S. En prévision de la Périchole qui tiendra, du 17 septembre au 7 janvier, l'affiche du Théâtre des Champs-Elysées, Y Avant-Scène Opéra consacre son soixante-sixième numéro à la célèbre opérette d'Offen- bach. Au sommaire, le commentaire littéraire et musical de David Rissin, le Second Empire, entre le rire et l'hypocrisie, par Pierre Enckell, Filiation de la Périchole et Portrait d'Hortense Schneider, par Robert Pourvoyeur, Mon arrière-grand-père, par Jacques comte Offenbach, ainsi que Offenbach, un animal de théâtre, par Alain Decaux. Sans oublier la discographie, la bibliographie et les nombreuses illustrations. M. B.