La Vie Musicale
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MIHAI DE BRANCOVAN LA VIE MUSICALE Bayreuth. — Salzbourg. — Vérone. Aussi opposés qu'il est possible de l'être, les Ring de Patrice Chéreau et de Peter Hall ont néanmoins en commun d'avoir tous deux commencé leur carrière dans un climat de franche hostilité, qui ne mit cependant guère longtemps à s'adou• cir. Je me rappelle encore la pluie, que dis-je ! le déluge de huées, de sifflets, de cris de toutes sortes qui accueillit en 1976, pour le centenaire de Bayreuth, la vision d'inspiration marxiste du metteur en scène français, ses images provocantes, ses inven• tions irrévérencieuses, voire iconoclastes : barrage sur le Rhin, filles du Rhin en prostituées de la rue Saint-Denis, un marteau- pilon pour Siegfried, l'Oiseau enfermé dans une cage, Gunther et Siegfried en smoking, et j'en passe... La tempête ne devait pourtant pas durer. Mieux, l'un des scandales les plus retentis• sants qu'ait connus la Colline verte se transforma peu à peu en un véritable triomphe pour Boulez et Chéreau, lesquels eurent droit, quatre ans plus tard, en 1980, après leur dernier Götter• dämmerung, à une ovation d'une heure et demie, ce qui, même à Bayreuth, où les applaudissements durent facilement trente à quarante minutes, est exceptionnel. Le tort de beaucoup fut d'aller trop loin et, cédant aux excès d'un amour exclusif, de faire de ce qui fut d'abord perçu comme une hérésie et n'était, en fait, que l'une des innombra• bles interprétations possibles d'un chef-d'œuvre inépuisable, le seul, l'unique Ring concevable. De sorte que, lorsqu'en 1983 — année d'un autre centenaire : celui de la mort de Wagner —, Georg Solti et Peter Hall tentèrent un retour au mythe, à la nature, à la tradition, ils furent couverts de sarcasmes par une bonne partie de la critique, celle-là même qui ne jurait plus LA VIE MUSICALE 215 que par Chéreau. Réactionnaire, conventionnelle, sans imagina• tion, nulle, voilà quelques-unes des épithètes les plus souvent rencontrées dans les comptes rendus. Moins violent (les huées étaient plutôt rares : rien à voir avec 1976 !), l'accueil du public manquait cependant de chaleur : si Georg Solti fut ovationné, les applaudissements ne duraient néanmoins guère plus de vingt minutes. Tout autre était l'atmosphère cet été. Tâcher d'être le plus fidèle possible aux indications de mise en scène et de décors de Wagner n'est désormais plus considéré comme une aberra• tion. Les spectateurs ont retrouvé leur enthousiasme légendaire et donnent à nouveau l'impression d'être fermement décidés à passer une bonne partie de la nuit à applaudir les artistes. Quel• ques rares huées se firent, certes, entendre, mais elles étaient destinées (ce qui est toujours déplaisant) à tel chanteur, et non pas à la production. Il est vrai que, retenu à Glyndebourne, Peter Hall ne s'est jamais montré à la fin des représentations. Il était cependant bien là pendant les répétitions, et en a profité pour approfondir son travail et revoir les quelques détails qui n'étaient pas encore, la première année, parfaitement au point. De son côté, William Dudley a modifié plusieurs de ses décors : le Walhalla est maintenant une pyramide aussi simple que massive, les rochers du deuxième acte de Die Walkùre sont bien plus hauts et escarpés, le dragon bien plus convaincant — pour ceux, du moins, qui, abandonnant l'espace d'une soirée leur rationalisme, sont prêts à se laisser convaincre par un animal de cette espèce. Mais c'est à ce prix, et à ce prix-là seulement que l'on peut vraiment goûter cette mise en scène, que Peter Hall a conçue — il l'a dit explicitement — un peu comme s'il avait eu à monter, pour un public d'enfants, un conte de fées. Cela suppose, évidemment, de la part des spectateurs, une certaine dose de naïveté. N'en faut-il cependant pas déjà pour croire à cette histoire de dieux, de géants, de nains, de vierges guerrières et, accessoirement, d'humains ? Ou, plus généralement, pour s'intéresser à l'opéra, ce genre parfaitement irrationnel et invrai• semblable ? Retrouver un peu de la naïveté de l'enfance ne doit donc pas être, pour un amateur d'art lyrique, une tâche d'une difficulté insurmontable. Personnellement, j'aime beaucoup cette production : je l'ai déjà dit l'année dernière, et n'ai aucune honte à le répéter. En fait, je crois bien que, des cinq différents Ring que j'ai vus jusqu'ici, c'est celui-ci que je préfère : j'y trouve une cohérence, une poésie, une beauté plastique, une fidélité à Wagner qui 216 LA VIE MUSICALE n'étaient jamais simultanément présentes dans les autres. Le premier tableau de Das Rheingold est, de loin, le mieux réalisé que j'aie vu : les filles du Rhin nagent, toutes nues, dans une piscine que surplombe un gigantesque miroir, et ce sont unique• ment leurs images dans ce miroir que l'on voit ; comme celles-ci se déplacent aussi bien verticalement qu'horizontalement, et que la scène baigne dans une lumière verdâtre, l'illusion est totale : on jurerait que les eaux du Rhin ont envahi le plateau jusqu'aux cintres. Bien d'autres images sont dignes d'être citées : Brünn• hilde gisant, entourée de flammes, sur une plate-forme planant de plus en plus haut, la mystérieuse forêt du deuxième acte de Siegfried, Erda prise dans les puissantes racines du frêne du monde comme dans une cage, la charmante scène de Siegfried et des filles du Rhin (on dirait un tableau représentant le juge• ment de Paris ou les trois Grâces), le convoi funèbre de Sieg• fried, ou encore le cataclysme final de Götterdämmerung. Les éclairages, constamment superbes, jouent un rôle d'une impor• tance capitale. Malheureusement, Georg Solti n'était plus, comme l'année dernière, au pupitre. Un communiqué rendu public au mois de mai par la direction du festival précisait, en effet, que le grand chef se voyait obligé de renoncer à diriger le Ring à Bayreuth, ne pouvant remplir dans de bonnes conditions ses nombreux engagements sans prendre en été un long repos. Dommage. Sans doute le succès remporté par cette production, dont il est le principal inspirateur, lui serait-il allé droit au cœur, et aurait-il effacé quelques mauvais souvenirs de l'an passé. Ne nous lamentons cependant pas trop car, Dieu merci ! Wolfgang Wag• ner lui trouva un excellent remplaçant en la personne de Peter Schneider, lequel aurait normalement dû diriger cet été Der flie• gende Holländer, tâche qui échut, du coup, à Woldemar Nelsson, l'ancien chef de Lohengrin. Je n'avais entendu qu'une seule fois Peter Schneider jusqu'à présent: c'était en 1981, toujours à Bayreuth, où il faisait ses débuts en dirigeant, magnifiquement d'ailleurs, Der fügende Holländer. Première impression que le Ring de cette année a amplement confirmée. Voilà, en effet, un chef qui a le sens de la continuité, du temps — qualités indis• pensables pour une œuvre de cette étendue —, dont les tempi sont toujours d'une justesse parfaite, qui ne maltraite jamais les chanteurs, mais ne réduit pas pour autant, loin de là ! son orchestre à un rôle subalterne, qui sait, sans recourir à des effets faciles, maintenir constamment en éveil l'attention des auditeurs. Bref, ce Viennois de quarante-cinq ans, actuellement General- LA VIE MUSICALE 217 musikdîrektor de l'Opéra de Brème et, bientôt, de celui de Mann• heim, est un merveilleux chef, un Kapellmeister dans la plus pure tradition allemande. S'il est encore relativement peu connu en dehors des pays germaniques, il est évident que sa renommée internationale est destinée à croître très rapidement. Pas de modifications importantes dans la distribution par rapport à l'année dernière. Malgré des ennuis de santé, Hilde• gard Behrens était à nouveau une Brünnhilde vaillante et émou• vante, douée d'une très belle présence scénique. On remarquait cependant de curieuses vibrations sur certaines notes, et des changements de registre qui, trop perceptibles, nuisaient à la continuité de certaines phrases. Manfred Jung n'est sans doute pas le Siegfried le plus inspiré, le plus séduisant que l'on puisse imaginer : le fait est qu'il n'y en a aujourd'hui pas d'autre. C'est, par ailleurs, un bon chanteur, solide, ayant la résistance qu'il faut pour arriver sans trop de peine au bout de deux soirées épuisantes. Ce n'est que dans le premier acte de Siegfried que sa voix avait quelque mal à passer. Bien meilleur que l'an dernier, Siegmund Nimsgern est désormais un grand Wotan, digne de prendre la succession de Theo Adam : le timbre est superbe, la diction claire, le legato parfait, et, physiquement, il a l'autorité qu'exige le personnage du roi des dieux. J'ai beau• coup aimé l'Alberich impressionnant, assoiffé de puissance, de Hermann Becht, le Mime à la fois amusant et pitoyable de Peter Haage, le Fasolt de Manfred Schenk, le Siegmund héroï• que de Siegfried Jerusalem (qui s'est, heureusement, bien rat• trapé après une fausse entrée sur Siegmund heiss ich), la Sieglinde belle et passionnée de Jeannine Altmeyer, le Hunding de Matthias Hölle, l'émouvante Waltraute de Brigitte Fassbaender, le for• midable Hagen d'Aage Haugland, lequel chantait également, cette année, le rôle de Fafner. Erda au grave rond, sonore, mais à l'aigu trop court, Anne Gjevang était meilleure dans Siegfried que dans Das Rheingold. Les filles du Rhin (Agnes Habereder, Jane Turner et Birgitta Svendén) sont plus jolies à regarder qu'agréables à écouter, l'une des trois étant affligée d'un chevro• tement assez agaçant.