Transtext(e)s Transcultures 跨文本跨文化 Journal of Global Cultural Studies

9 | 2014 Géopolitique de la connaissance et transferts culturels

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/transtexts/505 DOI : 10.4000/transtexts.505 ISSN : 2105-2549

Éditeur Gregory B. Lee

Référence électronique Transtext(e)s Transcultures 跨文本跨文化, 9 | 2014, « Géopolitique de la connaissance et transferts culturels » [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 27 mars 2020. URL : http:// journals.openedition.org/transtexts/505 ; DOI : https://doi.org/10.4000/transtexts.505

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SOMMAIRE

Editorial

Géopolitique de la connaissance et transferts culturels Florent VILLARD

Geopolitics of Knowledge and Cultural Displacements Florent VILLARD

L’Institut franco-chinois de Lyon (1921-1946), une école de la modernité : arts, littérature, science

Les collections de l’ancien IFCL, Quels services pour quels usagers ? Un état des lieux pour de nouvelles perspectives Valentina DE MONTE

Art and Chinese Modernity in Connection with Lyon, 1920s-1940s WANG Yiyan

La « Marche sur Lyon » ou le conte des deux forts Gregory LEE

La colonialité intellectuelle dans l’histoire de la Chine moderne : de la « Bourse scolaire de l’indemnité des Boxers » à l’Institut franco-chinois de Lyon LIANG Hongling

Su Xuelin et la première vague d’étudiantes à l’IFCL : Cartographie d’un désir d’ailleurs Jacqueline ESTRAN

Géopolitique du savoir et philosophie dans le contexte de l’Institut franco-Chinois de Lyon Marie-Julie MAITRE

Devenir moderne, rester Chinois : Pratiques discursives autour de l’Institut franco-chinois de Lyon (1921-1946) Florent VILLARD

Varia

The syndrome of “overcoming modernity”: Learning from Japan about ultra-nationalism Alain-Marc RIEU

Qu’est-ce que la philosophie interculturelle ? Entre comparatisme et critique transculturelle (Un dia-logue avec François Jullien) Fabian HEUBEL

Réponse à Fabian Heubel François JULLIEN

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Editorial

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Géopolitique de la connaissance et transferts culturels

Florent VILLARD

Actualité mémorielle et politique de l’Institut franco- chinois de Lyon (1921-1946)

1 L’écriture de l’histoire est toujours une intervention dans le présent. Nous publions ce volume thématique dans le contexte d’une irruption inédite, et spectaculaire, de l’Institut franco-chinois de Lyon (zhongfa daxue 中法大学) dans l’espace publique.

2 Négligé pendant plusieurs décennies après sa fermeture officielle en 1946, la riche et édifiante histoire de l’Institut avait refait surface, il y a une dizaine d’années, lorsque la ville de Lyon fit le choix de valoriser ce capital culturel en déshérence. Un lieu de mémoire fut crée dans les anciens locaux de l’Institut et une exposition dédiée à l’IFCL s’était tenue dans le pavillon Rhône-Alpes lors de l’Exposition universelle de Shanghai. Jusqu’en mars 2014, cet héritage franco-chinois jouait le rôle de produit d’appel pour attirer les touristes et les investisseurs chinois à Lyon. Dans le contexte de la redéfinition de l’identité de la ville envisagée désormais comme une marque dont il s’agit de vendre l’image, l’IFCL pouvait servir, à raison, de caution historique à un nouveau roman métropolitain visant à ancrer Lyon dans la mondialisation. 3 Mais les usages contemporains de l’IFCL ont subitement changé d’échelle lors de la visite d’Etat en France du Président Xi Jinping 习近平 en mars 2014. Dès lors, les aspects patrimoniaux et marchands circonscrits au cadre provincial de la capitale des Gaules furent supplantés par des enjeux de politique intérieure chinoise. La visite présidentielle à Lyon augurait d’un déplacement de perspective et d’une récupération de la mémoire du lieu. Les éléments de langage des médias chinois suggéraient une visite en forme de retour aux sources du Parti communiste en évoquant le passage à Lyon des dirigeants légendaires que sont Zhou Enlai 周恩来 et Deng Xiaoping 邓小平, au mépris de la réalité historique. Dans le même temps, la présence à Lyon de l’ancien

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ministre de la RPC Li Lisan 李立三 en 1921 pour exiger un fonctionnement plus démocratique de l’Institut fut occultée par la presse chinoise. 4 On assista à une actualisation mémorielle spectaculaire qui visait à inscrire l’expérience de l’IFCL dans une histoire officielle du régime de Pékin et de son Parti unique. A l’époque, nous avions alerté les acteurs lyonnais sur les enjeux politiques et symboliques d’une telle récupération, inquiets d’une mémoire mise en spectacle par un Etat déterminé à contrôler chez lui, et maintenant chez les autres, les discours publics et les récits historiographiques le concernant.1 5 Au-delà de ses aspects symboliques, ces usages politiques de la mémoire appellent à conserver une vigilance absolue concernant la préservation des traces matérielles de cette histoire. Déposées à la Bibliothèque municipale de Lyon, les archives de l’ancienne Association franco-chinoise de Lyon appartiennent à L’Université Jean Moulin-Lyon 3. Elles se composent des archives administratives de l’Institut franco-chinois - témoignage de la vie sociale, culturelle et universitaire de ses 473 étudiants - et des 25 000 ouvrages et près de 500 périodiques de sa bibliothèque. Cette dernière, constituée par et pour des étudiants chinois entre 1921 et 1946, représente une ressource documentaire unique pour les spécialistes de l’histoire culturelle de la Chine moderne. 6 Si les contributions de ce volume interviennent au sein d’une actualité mémorielle dense et confuse, les réflexions qui animent ces textes se situent à un autre niveau et dans une autre temporalité. 7 En 2015, la Chine est sur le point de devenir la première puissance mondiale. Elle prend la main. Mais c’est pour tourner la manivelle d’une boite à musique composée il y a plus de deux siècles en Europe.2 La Chine s’est appropriée progressivement, et dans la douleur, le langage et les pratiques d’une modernité eurocentrée : la techno-science, la maitrise prétendument « rationnelle » de la nature et des activités humaines, le capitalisme, les institutions de l’Etat-nation. 8 Ecole de la modernité, l’IFCL fut un laboratoire exemplaire de ce processus d’apprentissage, un lieu d’auto-colonisation cognitive et culturelle à l’usage des élites chinoises. Contre l’historicisme des acteurs de l’époque, il faut évidemment rappeler que cette expérience ne fut aucunement le résultat d’un stade historique nécessaire et inévitable du développement de la Chine. Elle s’inscrivait dans le cadre d’un projet politique et idéologique. La France souhaitait répandre sa science, sa culture et ses valeurs dans un pays déjà envisagé à l’époque comme un formidable marché économique potentiel. 9 Que les intellectuels chinois de la période du 4 mai, conquis par la science et le nationalisme, aient œuvré activement à ce projet de « modernisation » de la société chinoise ne fait cependant aucun doute.3 Anciens anarchistes et fervents républicains, les principaux acteurs chinois de l’IFCL, de Cai Yuanpei 蔡元培 à Li Shizeng 李石曾, avaient aussi adhéré à la dimension politique de la modernité lors de leurs séjours prolongés en Europe. Ils croyaient au projet d’autonomie politique qui s’était manifesté au moment de la Révolution française. Ils soutenaient la nécessité d’une auto- institution des sociétés modernes. Au côté de Mr Science (Sai xiansheng 赛先生), ils défendaient Mr Démocratie (De xiansheng 德先生). Cet héritage progressiste de la modernité se trouve aujourd’hui occulté par ceux qui, en Chine, réécrivent l’histoire du

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point de vue des vainqueurs, en l’occurrence de l’oligarchie bureaucratique au pouvoir à Pékin.

Une école de la modernité : Arts, littérature et science

10 A la suite d’un premier atelier qui s’est tenu à Lyon en janvier 2012 sur le thème « Migrations des savoirs, le cas de l’IFCL », nous avons lancé, en 2014 (puis en 2015), un projet recherche collaboratif intitulé « Lyon Sino-French Institute Archives: A Cultural and Academic Heritage of Global Modernity in the Age of Digital Humanities ». Dans le cadre de ce projet qui vise à interroger la vie sociale et culturelle des étudiants, leur imaginaire intellectuel et leurs catégories épistémologiques, nous souhaitons organiser, cataloguer et numériser les archives de cet Institut. En rendant accessible ces archives numériques, nous faciliterons la réalisation d’autres travaux académiques sur le sujet et nous permettrons une meilleure diffusion de ces documents historiques auprès d’un public plus vaste. Une histoire sociale et culturelle de l’IFCL et de ses ramifications en Chine sera réalisée afin d’évaluer l’impact de cette expérience technologique, scientifique et culturelle. 4 Le présent volume constitue une étape préliminaire dans cet effort collectif pour traiter scientifiquement ces archives et l’histoire dont elles témoignent.

11 Dans la contribution initiale de ce volume, Valentina De Monte, ancienne conservatrice du Fonds chinois de la Bibliothèque municipale de Lyon, offre un état des lieux de première main sur les collections de l’Institut. Soulignant la valeur unique de ces documents, elle rappelle l’histoire du Fonds et s’interroge sur la diversité de ses usages en relation avec la nature particulière de ces documents. A première vue, leur dimension très spécifique les destine à un public de spécialistes et de chercheurs. Mais la mission de service public d’une bibliothèque nationale implique aussi une nécessaire ouverture vers une audience plus large. Valentina De Monte précise que cette articulation entre les enjeux de la recherche et ceux de la diffusion culturelle devrait être prise en compte dans l’optique d’un projet de numérisation des archives et des imprimés. 12 En traitant l’épisode de « La Marche sur Lyon », Gregory Lee nous rappelle le contexte houleux qui présida à l’ouverture de l’Institut à l’automne 1921. Les intellectuels chinois imaginèrent l’IFCL comme une alternative à la formule « travail-études » qui avait été initiée dès 1909 par Li Shizeng. Ce mouvement dont l’objectif était de permettre à des étudiants chinois de financer leurs études en travaillant dans les usines françaises s’était considérablement développé à la fin de la première guerre mondiale avant d’être victime de la crise économique de 1921. Abandonnés à leur sort, les étudiants chinois en France vont faire face au chômage et au manque d’argent. L ’établissement de l’IFCL en septembre 1921 leur offrait l’espoir de pouvoir rester en France et de réaliser des études dans des conditions plus dignes. Mais l’IFCL n’avait pas été conçu pour eux. Il devait accueillir des étudiants solvables, préalablement sélectionnés en Chine et indifférents au militantisme politique, à la différence de leurs camarades du Mouvement travail-études. En s’appuyant sur des sources de première main, Gregory Lee relate les incidents connus sous le nom de la « Marche sur Lyon » (Lida yundong 里大运动) du point de vue de l’appareil administratif français. Il narre avec une précision chirurgicale l’enchainement des évènements qui ont provoqué la détention et l’expulsion hors de France d’une centaine d’étudiants chinois.

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13 Les contributions de Wang Yiyan et Jacqueline Estran nous confirment que l’expérience de l’IFCL s’envisage aussi du point de vue de l’histoire artistique et littéraire. Certains étudiants de l’Institut sont en effet devenus des écrivains et des artistes de renom. Wang Yiyan propose une contribution inédite sur le rôle de Lyon dans la constitution d’un art moderne chinois au XXe siècle. Elle démontre l’influence des écoles d’art françaises, et notamment l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Lyon (ENBAL), dans la formation des artistes chinois et la création d’un canon national moderne pour la Chine. Grâce à un travail méticuleux dans les archives de l’IFCL et de l’ENBAL, Wang Yiyan restitue le parcours et les hauts faits des plus talentueux de ces étudiants en art tels que Wang Jingyuan 王靜遠, Pan Yuliang 潘玉良, Chen Zhixiu 陳芝秀, Fang Yun 方 蘊, Chang Shuhong 常書鴻, Lü Sibai 吕斯百, Wang Linyi 王臨乙, etc. Autant d’artistes qui joueront un rôle de premier plan dans le domaine de l’éducation artistique et esthétique en Chine. Wang Yiyan nous rappelle ainsi que le projet de modernisation des intellectuels chinois de la période du 4 mai 1919, et notamment du co-fondateur de l’IFCL Cai Yuanpei, ne se limitait pas aux dimensions technoscientifiques et politiques mais qu’il visait aussi le champ de l’esthétique. 14 Jacqueline Estran aborde l’histoire culturelle de l’IFCL à partir de la question du genre, en soulignant un aspect remarquable de cette institution, signature de sa modernité : la présence de plusieurs dizaines d’étudiantes et, parmi celles-ci, un nombre non négligeable d’entre elles ayant réalisé un doctorat. L’article nous éclaire sur les origines géographiques et la sociologie de ces étudiantes. Il nous renseigne aussi, en détails, sur les réalisations scientifiques de Luo Zhenying 羅振英, Lin Baoquan 林寳權, Wu Xuxin 吳續新et Liang Daozhen 梁導貞, toutes doctorantes de l’IFCL. Dans la seconde partie de cette étude, l’auteur propose une analyse biographique inédite de Su Xuelin 蘇雪林, é tudiante de l’Institut qui deviendra par la suite une figure majeure de l’histoire de la littérature chinoise moderne. A travers les textes de Su Xuelin, et notamment son autobiographie, Jacqueline Estran nous révèle la complexité du parcours intellectuel de l’écrivaine et le rôle crucial joué par son séjour à Lyon dans ses choix de vie. 15 Les interventions de Marie-Julie Maitre et Liang Hongling abordent l’IFCL dans le temps long de la modernité autour de la géopolitique des savoirs, de la migration des idées et des questionnements historiographiques liés à l’eurocentrisme. Dans « Géopolitique du savoir et philosophie dans le contexte de l’Institut Franco-chinois de Lyon », Marie- Julie Maitre s’appuie sur les travaux d’Edward Said et de Walter Mignolo pour proposer une analyse audacieuse des thèses de philosophies des étudiants de l’IFCL dans le cadre d’une géopolitique coloniale de la connaissance. Elle interroge le statut de la philosophie chinoise dans le contexte d’une domination épistémologique de l’ « Occident », en prenant soin de ne pas réduire cette catégorie à sa définition culturelle. Liang Hongling prolonge cette réflexion en soulignant l’occultation du contexte colonial dans lequel s’instituent les politiques de « coopération » et « d’entraide » entre la Chine et l’Occident dans le domaine éducatif à la fin du XIXe siècle. A l’appui de sa démonstration, l’auteur s’intéresse aux usages politico-culturels de l’indemnité des boxers, et propose une étude comparée des programmes éducatifs américains et franç ais à l’attention des étudiants chinois. L’essai offre une mise en perspective internationale salutaire de l’expérience de l’IFCL.

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Varia : François Jullien, la critique transculturelle et les enjeux transnationaux de la thèse du « dépassement de la modernité »

16 De par l’ampleur de son œuvre, la singularité de son approche philosophique et ses talents de pédagogue, François Jullien est devenu incontournable dès lors que se trouve en jeu la question de l’histoire intellectuelle chinoise en rapport avec celle de l’Europe. Dans les sciences humaines, en France et au-delà, ses laudateurs se bousculent pour apprécier cette entreprise de relecture de la tradition philosophique occidentale à l’aune de la « pensée chinoise ». En réplique à l’opus sévère de Jean François Billeter (Contre François Jullien, Allia, 2006), l’auteur de Procès et création s’était défendu vigoureusement d’une lecture essentialiste de la Chine et des relations interculturelles, revendiquant une approche constructiviste de la différence qui serait étrangère à la vulgate culturaliste.

17 Dans un texte inédit en français, Fabian Heubel creuse la question de la différence culturelle et du comparatisme chez Jullien.5 Il propose une critique transculturelle efficace de l’approche jullieniste à partir d’un autre a priori historique, celui de la modernisation comme « problème partagé et commun ». Fabian Heubel nous rappelle que le choix méthodologique de Jullien n’est rendu possible qu’en faisant abstraction des réalités sociales et historiques modernes. En considérant une relative homogénéité de la haute culture lettrée dans la Chine impériale et en postulant une continuité philosophique et culturelle intrinsèque entre la Grèce ancienne et l’Europe des lumières – deux a priori historiques déjà contestables – l’hypothèse méthodologique de l’extériorité du « texte chinois » apparait effectivement crédible. Mais il faudrait alors renoncer à intégrer l’expérience moderne de la Chine dans notre lecture du monde présent, au mépris des phénomènes de circulation et d’hybridation propre à la condition postcoloniale de l’histoire moderne. Fabian Heubel conteste la pensée de « l’écart » proposée par Jullien. Prenant au sérieux la « philosophie sinogrammatique moderne et contemporaine » dans sa dimension hybride et transculturelle, il anticipe, et appelle de ses vœux, une sinisation de la philosophie européenne. 18 Dans « The syndrom of overcoming modernity : learning from Japan about ultra- nationalism », Alain-Marc Rieu propose une réflexion comparative stimulante sur les manifestations du nationalisme japonais au XXe siècle. Les tentatives intellectuelles de « dépassement de la modernité » réalisées dans le Japon en crise des années 1930s constituent le point de départ de l’essai d’Alain-Marc Rieu. Mais l’auteur ne s’en tient pas à une exégèse des actes de l’ « infâme colloque » de Tokyo en juillet 1942, il interroge la radicalité de cette critique de la modernité en s’affranchissant du contexte spécifiquement japonais pour envisager cette « méta-idéologie » du « dépassement de la modernité » en tant que « syndrome d’un moment singulier et dangereux dans les modernisations des sociétés humaines ». Rieu nous rappelle que les manifestations de ce désenchantement des sociétés vis-à-vis de la modernité, qui engage en profondeur le rapport des contemporains à un passé mythique et proposent une vision a-historique des communautés nationales, fut aussi à l’œuvre en Allemagne et en France. Mais l’expérience japonaise du fascisme, ses ressorts idéologiques, sociaux et psychologiques, doit aussi nous éclairer sur des phénomènes discursifs et politiques à l’œuvre dans certaines sociétés contemporaines, notamment non-occidentales (Russie, Chine), qui envisage l’Europe en tant que « contre-modèle ». Ces tendances

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idéologiques actuelles suggèrent une modernité alternative ambigüe, et dangereuse, préservant une certaine transcendance et réinventant une continuité mythique avec une tradition et des racines pré-modernes.

NOTES

1. Gregory Lee, Florent Villard, « A qui profite la visite du président chinois à Lyon », pages Idées, lemonde.fr, 25/03/2014. Page consultée le 26/03/2014, url : http:// www.lemonde.fr/idees/article/2014/03/25/dindon-laque-de-la-farce-lyon-accueille-le- president-chinois-cui-bono_4389386_3232.html 2. Gregory Lee, « Le cadeau empoisonné de Versailles ou la Chine à la manivelle de l’orgue de barbarie », Mouvements, 2012, 4, n°72 (page consultée le 10/03/2014 url : http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=MOUV_072_0079 ) 3. A la suite d’un Traité de Versailles infamant pour la Chine, les étudiants et les forces progressistes ont déclenché des manifestations de protestation le 4 mai 1919. Acteur de la Grande guerre du côté des anglais, des français et des américains - des dizaines de milliers de travailleurs ont été enrôlés dans le British Army’s Chinese Labour Corps pour creuser les tranchées - les Chinois espéraient récupérer les territoires et droits économiques de l’Allemagne en Chine, mais ceux-ci furent finalement cédés aux Japon. L’invocation de la « Science » et de la « Démocratie » dans les manifestations soulignaient la volonté des acteurs de se servir des méthodes et du savoir occidental afin de recouvrir la souveraineté de la Chine. 4. La présentation du projet ANR en cours est disponible à l’adresse suivante : http:// ifcl.bid (page consultée le 15/10/2015) 5. Sa contribution est suivie d’une courte réponse de François Jullien.

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Geopolitics of Knowledge and Cultural Displacements

Florent VILLARD Translation : Gregory LEE

The Lyon’s Institut Franco-chinois: the politicization of memory

1 The writing of history is always an intervention from and in the present. We publish this thematic issue in the context of a spectacular eruption of Lyon’s Institut Franco- chinois (中法大學 or Sino-French University) onto the public stage.

2 Neglected over several decades after its official closure in 1946, the fecund and instructive history of the Institute re-surfaced, a decade ago, when the City of Lyon decided to valorize this under-exploited cultural capital. A small memorial museum was established in the former premises of the Institute and an exhibition narrating the story of the Institute was displayed in the Rhône-Alpes regional pavilion during the World Expo, or rather ‘Expo 2010 Shanghai China’ as it was formally called. Until the month of March 2014, this Sino-French heritage served as a marketing attraction intended to draw Chinese tourists and investors to Lyon. Indeed, in the context of the redefinition of the city of Lyon, now envisaged as a brand whose image had to be sold, the Institute could reasonably be expected to serve as the historical underpinning of a new metropolitan story anchoring Lyon in the imaginary of globalization. 3 But this contemporary instrumentalization of the Institute shifted onto on a higher and vaster plane at the moment of the state visit of the President of the People’s Republic of China Mr. Xi Jinxing in March 2014. Thereafter, the hitherto local heritage and marketing potential of the Institute was supplanted by Chinese internal political considerations. The Presidential visit heralded a displacement of perspective and a recuperation of the memory of the site. The language employed by China’s media framed the visit as a return to the origins of the Chinese Communist Party and, ignoring historical reality, foregrounded the presence in Lyon of the legendary Chinese

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Communist leaders Zhou Enlai 周恩来 et Deng Xiaoping 邓小平. At the same time the history of more controversial CCP figures, such as the celebrated activist and former PRC minister Li Lisan 李立三 who is documented as being present in Lyon to demand a democratization of the Institute, was ignored by the Chinese press. What in fact took place was a ‘commemorative’ show aimed at writing the story of the Institute into the official history of Peking’s one-party state. 4 This contemporary political instrumentalization of the Institute also reminds us to be on our guard concerning the preservation of the material traces of this history constituted by the archives of the Institute. Held at the Lyon Municipal Library, the archives of the former Association franco-chinoise de Lyon (which provided the legal framework of the Institute) belong to the Jean Moulin University in Lyon. It consists of administratives records detailing the social, cultural and academic lives of the 473 students who passed through the Institute’s doors, plus 25,000 monographs and 500 periodicals originating from the former Institute’s library. This library, constituted by, and for Chinese students between 1921 and 1946 represents a unique documentary resource for specialists of the cultural history of modern China. 5 If these contributions to this issue of Transtext(e)Transcultures are appearing at a time of intense and dubious commemorative activity, the reflection contained in these articles relate to another level of concern, and to a different time. 6 In 2015, China is on the verge of becoming the world’s supreme power. It is gradually but surely becoming dominant. But it is being left in charge of turning the handle of barrel organ whose music was determined more than two centuries ago in Europe.1 China has progressively and painfully appropriated the language and the practices of a Eurocentric modernity: science-become-technology, the supposedly ‘rational’ domination of Nature and human activity, capitalism and its associated Nation-state institutions. 7 A school for modernity, the Institute was also an exemplary laboratory in this learning process, a site of self-colonization in terms of knowledge and culture for the use of China’s elite. It should be stated that contrary to the conviction of those involved in this project at the time, this experiment was in no sense the result of an historically necessary and inevitable stage of China’s development. It was rather one element in a political and ideological project. French authorities wished for French science, culture and values to be propagated in a country already seen as a potentially important market. Nevertheless, it is beyond doubt that the intellectuals of the Fourth of May Period, convinced by the ideologies of both nationalism and science, actively participated in this project aimed at ‘modernizing’ Chinese society.2 Former anarchists and fervent republicans, the prime Chinese proponents of the IFCL, including Cai Yuanpei 蔡元培 and Li Shizeng 李石曾, had also subscribed to the political dimension of modernity during the long periods of time they had spent in Europe. They were inspired by the project of political autonomy that emerged at the time of the French Revolution. They supported the need for modern societies to institute themselves, rather than be the mere product of colonialism. Alongside Mr Science (Sai xiansheng 赛 先生), they promoted Mr Democracy (De xiansheng 德先生). This progressive heritage of modernity is downplayed today in China by those responsible for (re)writing history from the point of view of the victors, that is the bureaucratic oligarchy that currently holds power.

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A School for modernity: arts, literature and science

8 Following an initial workshop entitled ‘Migrations des savoirs, le cas de l’IFCL’ [Knowledge migration: The case of the IFCL], which took place in Lyon in January 2012, in 2014 (and 2015) we launched a collaborative project entitled ‘Lyon Sino-French Institute Archives: A Cultural and Academic Heritage of Global Modernity in the Age of Digital Humanities’ which aimed to render the archive more easily accessible and useful through the process digitization.3 We plan to organize, classify and digitize the archives of the former Institut franco-chinois de Lyon (Lyon Sino-French Institute, hereafter IFCL) so as to pose questions relevant to our own research project on the students’ social and cultural life, intellectual imaginary and epistemologies, but also so as to create an accessible digital archive that will facilitate further projects aimed at disseminating a broader public acquaintance with this archive. The present special issue constitutes the first collective step of this research.

9 In the first contribution to this volume, Valentina De Monte, former ‘conservatrice,’ or keeper, of the Chinese collection of the Lyon Municipal Library, provides a survey of the scope and nature of the Institute’s collections. Underlining the unique value of these documents, she tells the history of the collection now housed in the municipal library and discusses the various uses and particularities of the documents. At first sight, their specificity would seem to interest only specialists and scholars. But the public service mission of a national library - the Lyon Municipal Library is one of the country most important libraries outside of Paris - also implies that the collection should be opened up to a wider reading public. Valentina De Monte suggests that this double vocation of research and accessibility to a wider public should be taken into account in any forthcoming digitization project. 10 In discussing the events that became known as the ‘Lyon March,’ Gregory Lee the fractious lead-up to the inauguration of the Institute in the autumn of 1921. The Chinese intellectual elite imagined the Institute as an alternative to the ‘work-study’ programme which had been initiated by Li Shizeng in 1909. The programme which aimed to enable Chinese students to finance their studies by working in French factories, expanded considerably at the end of World War One, only to fall victim to the 1921 economic crisis which led to the laying-off of many of the worker-students. Faced with unemployment and dwindling funds, the worker-students saw the opening of the Institute in September 1921 as a solution to their predicament and as a means of pursuing their studies in more comfortable and dignified conditions. But the Institute had not been conceived for them. It was meant to enroll suitably financed students who had been selected and trained in China, and whose commitment was to knowledge rather than political activism. Making use of archival government, police and other archival material, Gregory Lee tells the story of the incidents collectively known as the ‘Lyon March’ from the point of view the French authorities, but also, based on the students’ individual and collective appeals to be allowed to stay in France, recounts the students’ version of their demands and their outcome. He narrates with surgical precision the events which led first to the detention and ultimately to the expulsion from France of over a hundred students deemed unworthy of passing through the portals of the new Sino-French University, and yet who had dared to contest the enrollment policy of the Institute

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11 The contributions of Wang Yiyan and Jacqueline Estran demonstrate that the IFCL experiment was also of great importance in the evolution of China’s literary and artistic creativity with several Institute graduates becoming celebrated writers and artists. Wang Yiyan’s contribution recounts the as yet untold story of Lyon’s role in the making of Chinese twentieth-century art. She demonstrates the influence of French art schools, and in particular the National Fine Art School in Lyon (l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Lyon or ENBAL), in the training of Chinese artists and in the constituting of a body of Chinese national modern art. Wang Yiyan’s meticulous research in Lyon in both the archives of the Institute and of the School of Fine Art, results in the restitution of the achievements and creative production of the most talented of students such as Wang Jingyuan 王靜遠, Pan Yuliang 潘玉良, Chen Zhixiu 陳芝秀, Fang Yun 方蘊, Chang Shuhong 常書鴻, Lü Sibai 吕斯百, and Wang Linyi 王臨乙 ; artists who would play a major role in aesthetic and artistic education in China. Wang Yiyan thus reminds us that the modernisation project of the 4th May intellectuals, and notably of Institute founder Cai Yuanpei, was not limited to the project’s techno-scientific and political dimensions, but also included the aesthetic domain. 12 Jacqueline Estran approaches the history of the Institute from the perspective of gender, underlining a remarkable aspect of this institution and what was a marker of its modernity: the presence of several dozen women students of whom a significant number obtained a doctorate. Estran’s article sheds light on both the geographic and social origins of these students. She also informs us about the academic achievements of Luo Zhenying 羅振英, Lin Baoquan 林寳權, Wu Xuxin 吳續新 and Liang Daozhen 梁 導貞, all doctoral graduates of the Institute. In the second part of her article, Estran offers a unique analytical insight into the life of Su Xuelin 蘇雪林, graduate of the IFCL, who would go on to become major figure in the world of modern Chinese literary creation. Through Su’s texts, and via her autobiography, Jacqueline Estran exposes the complexity of the intellectual career of this writer and the crucial role her time in Lyon played in the evolution of her life. 13 The contributions of Marie-Julie Maitre and Liang Hongling address the IFCL in a larger context of the modernist moment and focus on the geopolitics of knowledge, the migration of ideas and historiographic interrogations of Eurocentrism. In her article on the geopolitics of knowledge and philosophy in the context of the Institute, Marie-Julie Maitre, through a theoretical prism that draws on the theses of Edward Said and Walter Mignolo, offers us an audacious analysis of the doctoral dissertations of the philosophy students at the Institute from the perspective of colonial geopolitics of knowledge. She questions the status of Chinese philosophy in the context of epistemological dominance of the West, while ensuring that this category is not reduced to a mere a cultural definition. Liang Hongling extends this reflection emphasizing the effacement of the colonial context in which policies of ‘cooperation’ and ‘mutual assistance’ were instituted in the educational domain at the end of the nineteenth century. To illustrate her point, she examines the politico-cultural uses to which the Boxer Indemnity were put, and compares the American and French educational programmes on offer to Chinese students at that time. The essay puts into an international perspective the IFCL experiment.

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Varia: François Jullien, transcultural critique and the transnational issue of « overcoming modernity »

14 By the sheer volume of his work, the singularity of his philosophical approach and also his pedagogical talent, Francois Jullien, has become an inevitable reference whenever the question of Chinese intellectual history is compared with Europe’s. In the humanities in France and elsewhere numerous are those who greatly appreciate his enterprise of re-reading the Western philosophical tradition through the prism of ‘Chinese thought’. In response to the strident monograph by Jean François Billeter (Contre François Jullien [Against François Jullien] (Allia 2006), the author of Procès et création [Process and creation] vigorously defended himself denying having given an essentialist reading of China and its intercultural relations, and appealing for a constructivist approach to difference beyond dominant culturalist thinking.

15 In an article hitherto unpublished in French, Fabian Heubel delves into the question of Jullien’s comparativism and his take on cultural difference.4 He proposes a transcultural critique of Jullien’s work from the standpoint of another historical a priori, that of modernizaton as a ‘shared, common problem’. Fabian Heubel reminds us that Jullien’s methodological approach only becomes possible if we elide modern social and historical realities. By assuming that a relative homogeneity existed in China’s imperial elite, high culture and in postulating an intrinsic cultural and philosophical continuity between ancient Greece and Enlightenment Europe, two already contestable historical a priori, the methodological hypothesis of externality of the ‘Chinese text’ seems effectively plausible. But in that case we should need to remove China’s modern experience of modernity from our reading of today’s world, ignoring the phenomena of circulation and hybridity inherent in the postcolonial condition of modern times. Heubel contests the concept of the cogitative ‘écart’ or gulf proposed by Jullien, and by taking seriously ‘modern and contemporary sinogrammatic philosophy’ in its hybrid and transcultural dimensions, he anticipates, and calls for, a sinification of European philosophy. 16 In his provocating paper entitled “The syndrom of overcoming modernity: learning from Japan about ultra-nationalism” , Alain-Marc Rieu deals with Japanese nationalism in the twentieth century in a comparative perspective. The intellectual attempts to ‘go beyond modernity’ that were made in 1930s Japan constitute Alain-Marc Rieu’s point of departure. But the author does more than merely analyse the proceedings of the 1942 ‘infamous conference’ in Tokyo, he questions the radicalness of this critique of modernity by eschewing the specificity of the Japanese context to envisage this ‘meta- ideology’ of the ‘surpassing of modernity’ as a ‘syndrome of a singular and dangerous moment in the modernizations of human societies.’ Rieu reminds us that forms of societal disenchantment with modernity, which anchored relations between the contemporary to the mythic past and prosed an ahistorical vision of national communities, also arose in Germany and France. And yet Japan’s experience of fascism, its ideological, social and psychological impulses, should also illuminate political and discursive phenomena currently surfacing in certain contemporary, especially ‘non’Western,’ societies such as Russia and China which conceive Europe as a ‘counter- example’. These current ideological tendencies suggest an ambiguous and dangerous alternative modernity which would preserve a certain transcendence and invent a mythic continuity continuing a tradition and possessing pre-modern ‘roots.’

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17 (traduit du français par Gregory Lee)

NOTES

1. Gregory Lee, « Le cadeau empoisonné de Versailles ou la Chine à la manivelle de l’orgue de barbarie », Mouvements, 2012, 4, n°72 (page consulted on 10/03/2014 url : http:// www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=MOUV_072_0079 ) and see Lee’s forthcoming iBook China’s Dreaming, 2015. 2. On 4th May 1919 students and other progressive forces, learning that China had been badly treated in the Versailles Peace Treaty, demonstrated at Tiananmen Square. China had participated in World War One along side the British, French and Americans, for instance in supplying tens of thousands of men to the British Army’s Chinese Labour Corps to dig war trenches, and yet the vanquished Germans’ possessions and economic rights in China were not returned to China but rather transferred to Japan. The demonstration’s twin slogan favouring ‘Democracy’ and ‘Science’, encapsulated the Fourth of May Movement’s aims which were to use Western knowledge and methods to (re)gain Chinese sovereignty over its own soil. 3. The presentation of this research project is available on the following webpage : www.http//:ifcl.bid (page consulted on 02/10/2015). 4. This contribution is followed by a short reply by François Jullien.

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L’Institut franco-chinois de Lyon (1921-1946), une école de la modernité : arts, littérature, science

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Les collections de l’ancien IFCL, Quels services pour quels usagers ? Un état des lieux pour de nouvelles perspectives

Valentina DE MONTE

1 La constitution d’un Fonds chinois au sein de la Bibliothèque municipale de Lyon est intimement liée au sort du patrimoine écrit de l’IFCL, à savoir sa collection d’imprimés constituant l’ancienne bibliothèque destinée aux 473 étudiants chinois qui vinrent faire leurs études en France entre 1921 et 1946 ainsi que sa collection d’archives.

2 Le déplacement de ces collections depuis 2 endroits différents de stockage (le Fort Saint-Irénée, siège de l’Institut, et l’Université Lyon 3), débuté en 1974 et réalisé par transferts successifs s’étalant sur plusieurs années, fut motivé par la nécessité de mettre à l’abri dans un endroit convenable un patrimoine déjà menacé dans son intégrité physique, voire intellectuelle1. 3 Depuis, les collections chinoises à la Bibliothèque municipale de Lyon n’ont cessé de s’accroître (par le biais de dons, dépôts, échanges et acquisitions onéreuses)2 en se développant dans une bibliothèque publique française au-delà de ce que l’on pouvait raisonnablement espérer et envisager au départ. Le Fonds chinois compte aujourd’hui quelque 60000 documents (monographies et périodiques), a un statut patrimonial et, par conséquent, est rattaché au Fonds ancien, un ou deux bibliothécaires (en fonction des aléas du recrutement des personnels spécialisés)3 en assurent aujourd’hui la gestion.

Nature de la collection déposée et son traitement

4 Ce qui est couramment désigné comme « Fonds de l’Institut franco-chinois de Lyon » au sein du Fonds chinois de la Bibliothèque municipale de Lyon recouvre deux gros ensembles documentaires :

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5 La Bibliothèque de l’IFCL, seul exemple identifié de bibliothèque constitué par et pour des étudiants chinois se trouvant temporairement en pays étranger, est elle-même structurée en une section en langues occidentales et une section en langue chinoise. 6 - La section en langues occidentales compte quelque 15000 volumes de livres et environ 150 titres de périodiques. Cette section n’a pas fait à ce jour l’objet d’un traitement spécifique, et pourtant, comme dans le cas de la section chinoise, elle pourrait fournir des éléments fort intéressants de réflexion quant aux instruments à la disposition des étudiants chinois au Fort St-Irénée (siège de l’Institut) pour leur formation scolaire et universitaire, ainsi qu’intellectuelle. 7 - La section chinoise compte quelque 10000 volumes reliés « à la chinoise » datant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ; environ 4000 volumes de livres « modernes » 4, imprimés entre 1900 et 1940 ; 425 titres de périodiques en chinois d’époque républicaine (1911-1949) ; 73 titres de périodiques en langues occidentales d’avant 1949, ayant trait aux études chinoises et publiés en Europe pour la plupart. 8 Les Archives de l’IFCL – s’étalant sur quelques 25 m. linéaires – comptent des documents manuscrits ou tapuscrits, en français ou en chinois majoritairement, parfois les deux langues ensemble, et portent sur la fondation, la gestion ainsi que la dissolution de l’Institut après quelques 30 ans d’existence. Leur structuration reflète de très près le mode de fonctionnement de l’établissement, qui bénéficia d’une double gestion, assurée par les représentants de l’Association universitaire franco-chinoise (pour la partie française) et par les dirigeants chinois, agissant sur en pied d’égalité en fonction des charges attribuées. Ce Fonds constitue un précieux témoignage sur l’histoire de l’établissement et son fonctionnement, le suivi de la scolarité des étudiants, les relations avec les établissements fréquentés par les jeunes Chinois. Il conserve trace des rapports avec les autorités françaises, des relations avec des institutions et personnalités diverses en Chine et en France, voire en Europe. On y trouve des photographies, des sceaux, des diplômes chinois, des tiroirs de fiches bibliographiques et d’autres petits objets. Au coffre, sont également conservés des imprimés rares et précieux : des numéros de revues (éditées tant par l’Institut que par des Chinois en France), des coupures de presse chinoise et française, ainsi que les thèses soutenues par les étudiants de l’Institut – du moins celles qui ont pu être identifiées, qui sont au nombre de 126 à ce jour et remises soit par les étudiants eux-mêmes à l’époque, soit signalés par leurs descendants à une époque très récente. En effet, l’Institut lui-même n’étant pas un établissement diplômant, tous les étudiants se formèrent dans les établissements d’enseignement français, et 1/3 d’entre eux ont achevé leur cursus d’études en soutenant une thèse devant un jury français.

Traitement des collections de l’Ancien IFCL

9 Pour ce qui est de la bibliothèque, la priorité a été donnée au traitement des ressources documentaires imprimées en langue chinoise vs la section en langues occidentales citée plus haut. Leur traitement matériel (tri, cotation et mise aux rayons) des monographies et de la riche collection des périodiques de l’époque républicaine est désormais bien achevé et nous arrivons à la phase finale du traitement intellectuel (catalogage) des imprimés conservés.

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10 Ainsi, un inventaire détaillé de la collection des périodiques est accessible en ligne sur le portail du Fonds chinois5, à côté d’un inventaire sommaire des 10000 volumes de livres reliés à la chinoise6. 11 Pour la section de livres « modernes », en plus du tout premier catalogue papier publié en 1995 par Jean-Louis Boully7, leur référencement en bi-écriture (chinois-caractères latins) est disponible, dès 1997/1998, à l’OPAC (Online Public Access Catalog) de la Bibliothèque municipale de Lyon8, à l’instar de tout autre document imprimé du Fonds chinois. 12 Si, à l’heure actuelle, et après un pré-traitement, le catalogage d’un lot d’ouvrages littéraires étrangers traduits en chinois au début du 20e siècle est en cours (286 titres, dont 73 catalogués à ce jour, soit 25%), deux derniers lots sont en attente de catalogage : l’un de manuels scolaires du début de l’époque républicaine, l’autre de livres en langue japonaise. 13 La gestion documentaire du fonds d’archives a pu être entamée après avoir réuni le fonds dans sa totalité, par une réorganisation physique aux rayons de tous les dossiers. À ma connaissance, les derniers transferts des dossiers d’archives à la Bibliothèque municipale de Lyon datent des années 1980. 14 L’absence d’un inventaire détaillé à l’entrée des collections à la Bibliothèque n’a pas facilité la tâche pour s’orienter aisément au sein de ce corpus. Néanmoins, dès 1987 une liste précise des 473 étudiants régulièrement inscrits à l’Institut, avec leur date de naissance, province d’origine, date d’entrée et de sortie de l’établissement lyonnais, filière d’études choisie lors de l’inscription, a fait l’objet d’une publication papier, précédée de la liste des thèses de doctorat soutenues devant un jury français9. Ces informations sont également disponibles en ligne sur le site de la Bibliothèque municipale de Lyon10. 15 Les dossiers individuels des étudiants ont été réorganisés aux rayons suivant cette liste reconstituée et leur conditionnement et foliotation se poursuit de manière régulière. 16 Dans le respect du principe de la « provenance » très cher à l’archivistique, l’étape suivante a porté sur un travail d’identification des dossiers relevant de la gestion française vs. ceux relevant de la gestion chinoise avec une attention particulière quant à l’identification – dans la mesure du possible – de leur producteurs. J’insiste ici sur la nécessité d’assurer une gestion de ces archives en réalisant un plan de classement global qui puisse refléter au plus près le mode de fonctionnement de l’Institut lui- même. 17 Après analyse étendue du fonds, l’engagement en 2009 d’une stagiaire, Mlle Émilie Néel, très patiente et très efficace, s’est avéré fort précieux pour la réalisation d’un inventaire sommaire, avec un bref descriptif des dossiers relevant de la « gestion française » de l’Institut, ainsi qu’à un plan de classement, qui a été réalisé sous Word, pour ce qui est de cette section française des archives. 18 La section relevant de la gestion chinoise est moins avancée, pour des raisons purement ‘techniques’, mais elle se poursuit de manière régulière. 19 Il est toutefois utile de signaler les entraves au traitement qui ont été identifiées et qui peuvent être ainsi brièvement résumées : 20 sur le plan matériel, en plus des manipulations nécessaires au conditionnement et à la mise en conservation des documents : datation délicate des pièces chinoises (non

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datées ou de date incertaine notamment pour ce qui est de l’année de production), identification incertaine des producteurs de certains dossiers, déchiffrage mal aisé de l’écriture cursive chinoise ; 21 sur le plan intellectuel global : nécessité de réfléchir davantage à la structuration d’un plan de classement propre à la nature de la « gestion chinoise », qui se démarque de la structuration donnée aux documents relevant de la « gestion française ». A une organisation que l’on pourrait qualifier de ‘thématique’ (par sujet) des dossiers propres de la gestion française – et pour laquelle un plan de classement a aisément pu être conçu – fait pendant une organisation que je qualifie de ‘personnalisée’, voire hybride des dossiers produits par les représentants chinois de l’Institut, où coexistent des dossiers organisés par sujet et des dossiers sans aucune structuration apparente (de producteurs, ou de date, ou de sujet). Une certaine logique a pu néanmoins être discernée, quoique faible et imparfaite, pour que la réalisation d’un plan de classement unique puisse enfin voir le jour rapidement11. 22 La « conclusion » – si l’on peut dire… – du travail de traitement matériel et intellectuel par le personnel du Fonds chinois trouvera son aboutissement naturel dans la mise en ligne de l’inventaire des archives de l’Institut sur le site de la Bibliothèque municipale de Lyon, à l’instar des fonds patrimoniaux (d’archives, manuscrits et éphémères) qui y sont conservées et déjà traitées, (en XML, avec la DTD « Description archivistique encodée » (ou, en anglais, Encoded Archives Description (EAD))12. Cette mise en ligne ne pourra que représenter une valeur ajoutée de taille aux services déjà offerts à nos usagers.

Quels services pour quels usagers ?

23 Quant à cet aspect, il est utile de souligner en préambule que les collections de l’IFCL sont conservées au sein d’une bibliothèque publique française. C’est précisément ce qui explique le double axe (souvent considéré, à tort, comme l’association de deux extrêmes quelque part inconciliables) des actions menées au bénéfice à la fois du grand public et d’un public d’experts et de scientifiques13. Ces actions concernent bien sûr non seulement les collections de l’IFCL, mais plus largement toutes les collections en langue chinoise conservées au sein de notre bibliothèque. Aussi, pour le personnel en charge du Fonds chinois un certain… éclectisme s’avère nécessaire pour parvenir à satisfaire les attentes d’un public généraliste, qui souvent ne connaît pas un mot de chinois, et pour lequel entre en jeu d’emblée la capacité à agir en quelque sorte en tant que « médiateur entre cultures », et les attentes des sinologues et spécialistes, qui, elles, dépassent largement le cadre d’un service de bibliothèque publique française. La politique très active de notre bibliothèque envers le patrimoine – une mission très importante parallèle et complémentaire à celle plus traditionnelle de prêt et de renseignement au grand public – a certainement été, et demeure, un atout majeur pour ces collections. Très bénéfique en ce sens, a été le rattachement en 1997 du Fonds chinois au Fonds ancien de la Bibliothèque municipale de Lyon (l’un des plus riches de France, quantitativement et qualitativement), qui a enfin enlevé toute incertitude quant à son statut – très fluctuant pendant de longues années14, et par conséquent ses missions.

24 Ces publics ont une origine locale (Lyon, France), mais aussi internationale. Que ce soit dans le cadre du renseignement à distance ou du suivi de près de nos lecteurs sur place,

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nous nous efforçons d’être à l’écoute des besoins exprimés avec pour objectif de leur fournir un service « sur mesure » en termes d’accueil, d’orientation et assistance. 25 Pour ce qui est plus spécifiquement des collections de l’IFCL, voici quelques éléments qui caractérisent nos usagers : ces collections sont consultées majoritairement par des étudiants (lycéens, mais très peu d’étudiants universitaires… !), par des chercheurs (à partir du niveau M1) et par des spécialistes. Pour la plupart, ils ne sont pas basés à Lyon et nombreux sont ceux qui viennent de l’étranger (8 nationalités différentes originaires de 3 continents). Ils s’adonnent à un travail intensif sur plusieurs jours d’affilée ; consultent à la fois le fonds d’archives et d’imprimés de l’ancien IFCL ; gardent le plus souvent un contact professionnel avec les bibliothécaires à distance et au fil des années. Aussi, à ces usagers, en 2011, ont été communiqués 646 documents imprimés ainsi que 220 unités (dossiers) d’archives (pour un total de 11298 feuillets). En plus des consultations individuelles en salle de lecture, les collections de l’Institut franco- chinois attirent également des délégations chinoises, composées de représentants officiels d’institutions culturelles et/ou de recherche, voire des professionnels des médias chinois (presse, télévision, radio), ou encore des descendants des fondateurs ou des anciens étudiants de l’Institut. Aussi, dans le cadre de ces visites très ciblées et à haute teneur scientifique, nécessitant de recherches pointues en magasin en fonction de besoins le plus souvent très précis, en 2011, ont été communiqués, lors de 7 visites au total, 257 documents imprimés et 2688 pièces d’archives du Fonds de l’IFCL. 26 Pour terminer avec les chiffres, signalons aussi qu’environ 2250 reproductions ont été demandées par les lecteurs à partir de 1252 documents des collections de l’ancien Institut franco-chinois. 27 Ces informations issues des données récoltées d’une manière systématique en 2011 confirment des points déjà bien identifiés – quoique d’une manière beaucoup plus empirique – jusque là. 28 Les nouvelles technologies appliquées à l’information et l’avènement d’Internet ont largement contribué à une meilleure gestion et à une plus large visibilité de nos collections. En plus du traitement informatisé des ressources documentaires, cité ci- dessus, la création d’un portail « Fonds chinois » sur le site de la Bibliothèque municipale de Lyon a permis la mise en place d’un autre moyen efficace pour accomplir nos missions d’information aux usagers et de valorisation des fonds conservés. Très sensibles à la dimension internationale de notre public, toutes les pages de notre portail « Fonds chinois » sont, dès 2004, publiées en ligne en version trilingue (français, anglais et italien). 29 Cette double dimension locale et internationale a, en parallèle, également investi les nombreuses actions de valorisation menées au fil des années. Au niveau local, je citerai les actions visant un public généraliste, telles que, par exemple, l’organisation de conférences ou des Heures de la Découverte. Cette dernière formule demeure un très bel exemple d’accès aux contenus des collections patrimoniales, difficilement accessibles par ailleurs au grand public, auquel nous présentons un choix de documents issus de nos fonds et portant sur un sujet spécifique. Ainsi, à partir d’octobre 2011, j’ai animé, entre autres, un cycle de 6 séances centré sur l’histoire des anciens étudiants de l’IFCL. Pour le prêt de documents imprimés du Fonds de l’IFCL, je prendrai pour exemple notre collaboration à l’exposition Roar China ! organisée au Museum voor Schone Kunsten de Gent (Belgique) du 17 octobre 2009 au 7 février 2012, à l’occasion d’Europalia. Un corpus de documents imprimés d’époque républicaine dûment

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sélectionnés côtoyaient ceux conservés au National Art Museum of China de Pékin, au Lu Xun Museum, toujours de Pékin, ainsi qu’au Lu Xun Memorial de Shanghai15. 30 En ce qui concerne les expositions organisées par la Bibliothèque municipale de Lyon sur l’histoire de l’IFCL, citons celle sur pièces originales avec textes en français et en chinois, ouverte à la Bibliothèque de Canton en juin 2004 dans le cadre des Années croisées France/Chine16. Les contenus scientifiques produits par le personnel en charge du Fonds chinois à l’époque (Monsieur Jean Louis Boully et moi-même), agrémentés d’une riche iconographie, ont par la suite été largement réemployés, en les ciblant davantage en fonction des besoins spécifiques, pour deux autres opérations d’envergure : la réalisation d’un espace d’exposition permanent dans deux locaux du Fort Saint-Irénée de Lyon, siège de l’ancien Institut, et d’une exposition temporaire hébergée dans le Pavillon de la région Rhône-Alpes à l’Exposition universelle de Shanghai à l’été 201017. 31 À l’instar des collections d’imprimés du fonds de l’IFCL, les archives sont non seulement accessibles aux lecteurs mais aussi valorisées dans le cadre de nos actions culturelles et cela bien que leur traitement ne soit pas achevé. Ce dernier reste en perspective l’un des objectifs prioritaires, compte tenu des ressources humaines et techniques disponibles au sein du Fonds chinois18. 32 Afin de prioriser le traitement et rationaliser la gestion du fonds, l’identification des besoins des chercheurs en termes de sources primaires demeure essentielle, contribuant en même temps à fournir aux usagers un service ‘sur mesure’ de qualité. A défaut de la disponibilité d’un inventaire détaillé du fonds d’archives, c’est l’excellente connaissance des contenus par le personnel du Fonds chinois qui a permis à ce jour de fournir aux lecteurs ce dont ils ont besoin pour leurs recherches. Mais l’équation archiviste = spécialiste est-elle pour autant nécessaire ? 33 À l’heure actuelle, une mutualisation des compétences entre les bibliothécaires en charge du fonds et les spécialistes et les chercheurs dans les domaines de l’histoire de la présence chinoise en France tout comme de l’histoire intellectuelle de l’époque républicaine en Chine, ne peut qu’être la bienvenue, car une telle synergie, et la disponibilité d’une littérature scientifique produite par des chercheurs et des scientifiques, ne pourraient que bénéficier grandement au traitement documentaire et à la valorisation de ce fonds. Les échanges eus avec les chercheurs au fil des années sont en ce sens incontestablement probants19. 34 Une question de taille demeure toujours d’actualité : est-il envisageable de mettre sur pied une équipe de chercheurs de différents pays (France, Chine continentale, Taiwan…) travaillant spécifiquement sur les fonds de l’IFCL et en parallèle sur les sources primaires et secondaires conservées à ce jour dans les pays respectifs ? En tant que professionnelle dans le domaine de la gestion documentaire, j’accueillerais très favorablement une telle initiative. 35 Elle aurait par ailleurs l’avantage de fournir une solide contribution aux réflexions à mener sur le plan scientifique pour tout projet de numérisation concernant le fonds de l’Institut (fonds d’archives et imprimés), car cet aspect impacte d’emblée le choix du corpus de documents à numériser, en fonction des objectifs arrêtés d’une part et, d’autre part, en vue de l’éventuelle complémentarité avec les autres fonds (déjà numérisés ou pas encore) qui sont conservés en France et en Extrême-Orient. Cette réflexion devrait constituer la toute première étape d’un projet de numérisation,

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d’autant plus qu’il n’est pas très réaliste – me semble-t-il – de considérer comme viable l’option de « tout » numériser d’emblée. 36 Dans le questionnement préalable et nécessaire du « pourquoi » et « pour qui » numériser, en plus de la problématique de taille que la nature de ces collections pose sur le plan juridique, il serait dommageable de ne pas prendre en considération la particularité de ce fonds : à la fois extrêmement spécialisé et, en même temps, conservé au sein d’une bibliothèque publique française. De ce fait, les pôles extrêmes des publics- cibles (grand public vs. spécialistes et scientifiques) sont parfaitement représentés, ce qui a pour conséquence que les objectifs tout comme les services et les fonctionnalités (et les contraintes qui en découlent…) du projet de numérisation varient sensiblement : 37 en ce qui concerne les objectifs, pour le grand public, on visera à une meilleure accessibilité des contenus par des activités de valorisation ayant une fonction pour ainsi dire pédagogique (pour ne pas utiliser le mot « vulgarisation »), tandis que les préoccupations, voire les exigences, des spécialistes et des scientifiques amèneront plutôt à la mise en place d’un réel outil de travail, qui soit au service - très vraisemblablement - d’un réseau fédérant des spécialistes et opérant au niveau international, avec un souci accru de traçabilité et de fiabilité des ressources en ligne ; 38 en ce qui concerne les services et les fonctionnalités, dans le cas du grand public, seront privilégiées plutôt des approches éducatives et ludiques aux contenus en ligne, avec des espaces destinés aux usagers de type récréatif et formatif ; pour le public-cible des chercheurs et spécialistes, l’offre devra porter prioritairement sur une numérisation et l’accessibilité aux fichiers de très haute qualité, une gestion pointue des métadonnées avec une indexation très fine des données, la conception et la mise à jour de ressources critiques, des services collaboratifs et des espaces de travail dédiés. 39 C’est précisément dans la capacité de faire coexister ces deux extrêmes, en répondant convenablement aux attentes si éloignées de ces deux typologies d’usagers, que réside à mon sens le défi passionnant du Fonds de l’ancien Institut franco-chinois et plus largement des collections chinoises conservées à la Bibliothèque municipale de Lyon.

NOTES

1. Pour plus de détails, voir ma communication présentée au 72e Congrès de l’IFLA (International Federation of Library Associations and Institutions) à Séoul en 2006 : « From the ‘Library of Chinese students in France’ to the ‘Chinese collections of the Lyon municipal library’ », à l’adresse suivante : http://archive.ifla.org/IV/ifla72/papers/085-Monte_trans-en.pdf (versions en français et espagnol également disponibles). Techniquement, il s’agit d’un dépôt à long terme, l’Université de Lyon 3-Jean Moulin en restant propriétaire. Ce dépôt a été formalisé bien des années plus tard, par une convention signée le 6 juillet 1987 (Contrat de dépôt. Ouvrages, périodiques et documents d’archives issus de la dévolution de l’ancienne Association franco-chinoise) entre les représentants de la Ville de Lyon et de l’Université Lyon 3-Jean Moulin. Les termes de ce dépôt ont été réactualisés par une deuxième convention signée entre les deux institutions en 2011.

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2. Le dernier don en date, composé de la bibliothèque ainsi que des archives de Mme Li Chensheng 李尘生 (Danielle Li), ancienne Maître de conférences du Département de chinois de l’Université Lyon 3-Jean Moulin, a rejoint nos collections en 2010, s’ajoutant aux Fonds Jacques Guillermaz (1911-1998), Michelle Loi (1926-2002) et Michel Soymié (1924-2002) ; parmi les dépôts, signalons les collections d’imprimés d’époque républicaine de l’Institut des Hautes Études Chinoises du Collège de France et la section chinoise de la Collection jésuite des Fontaines (12000 volumes environ), dont la bibliothèque personnelle d’André d’Hormon (1881-1965) ; des programmes d’échanges de documents sont en cours avec les Bibliothèques de Shanghai et Canton, en Chine continentale, ainsi qu’avec la Bibliothèque nationale de Taiwan. Un programme d’échanges avec la Bibliothèque de la Ville de Taibei vient en revanche enrichir les collections en langue chinoise du Département Jeunesse de notre bibliothèque. Pour plus de détails, v. le portail du Fonds chinois sur le site de la Bibliothèque municipale de Lyon à l’adresse suivante : http:// www.bm-lyon.fr/trouver/Fonds_chinois/Fonds_chinois.htm. 3. Le premier professionnel travaillant sur ce fonds a été embauché en 1985 seulement à hauteur de 5 h par semaine. Le premier emploi à temps plein date de 1993. 4. Le terme « moderne », par opposition au corpus de volumes à reliure traditionnelle chinoise (xianzhuang 線裝) est ici utilisé moins pour les contenus que pour se référer aux nouvelles techniques d’impression importées en Chine d’Occident au XIXe siècle, et qui ont radicalement changé la forme du livre imprimé (reliure, mise en page, papier, etc.). 5. À l’adresse suivante : http://www.bm-lyon.fr/trouver/Fonds_chinois/ressources/revues- chinoises.html pour les collections en chinois et http://www.bm-lyon.fr/trouver/Fonds_chinois/ ressources/Perio-IFCL-langues-occidentales.pdf pour celles en langues occidentales. 6. À l’adresse suivante : http://www.bm-lyon.fr/trouver/Fonds_chinois/ressources/Tableau- inventaire.pdf 7. Ouvrages en langue chinoise de l’Institut franco-chinois de Lyon, Lyon, Bibliothèque municipale de Lyon, 1995. 8. À l’adresse suivante : http://catalogue.bm-lyon.fr/ 9. Catalogue des thèses de doctorat des étudiants de l’Institut franco-chinois [suivi de la] Liste des noms des étudiants de l’Institut franco-chinois de Lyon, par Jean-Louis Boully et Danielle Li respectivement, Lyon, Association des Amis des bibliothèques de la Ville de Lyon, 1987. 10. La liste des étudiants est disponible en format PDF à cette adresse : http://www.bm-lyon.fr/ trouver/Fonds_chinois/ressources/IFCL-Liste-etudiants.pdf. Pour la liste des thèses, également en format PDF, cf. : http://www.bm-lyon.fr/trouver/Fonds_chinois/ressources/IFCL-Theses- etudiants.pdf 11. A l’heure à laquelle je reprends cette communication (donnée en janvier 2012) en vue de sa publication (printemps 2013), il est bien regrettable – tant au niveau de la gestion documentaire qu’à celui du service aux usagers – de ne pas avoir pu rentabiliser des années d’études et recherches sur cette section chinoise des archives, en réalisant avant mon départ du Fonds chinois de la Bibliothèque municipale de Lyon en juillet 2012, le plan de classement que j’avais pu concevoir. 12. Dès 2003, Pléade est l’outil opérationnel à la Bibliothèque municipale de Lyon pour le traitement de ces types de fonds. Pour un aperçu de ce qui est déjà disponible, v. http:// www.bm-lyon.fr/trouver/pleade/archives.htm 13. À noter que 30% des lecteurs du Fonds chinois réalisent des recherches à titre personnel, donc hors du cadre d’un objectif d’étude ou recherche scientifique (année 2011). 14. Je rappelle cela pour souligner en même temps les difficultés initiales à faire sortir de l’ombre les collections de l’IFCL– en les traitant, en les rendant accessibles aux usagers et en les valorisant : reçues à la Bibliothèque après qu’elles furent laissées à l’abandon pendant plus de 20 ans, les spécialistes s’y référaient avec le label de ghost collections.

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15. Voir le catalogue de l’exposition : Roar China ! Lu Xun, Masereel en de grafische avant-garde in China, 1919-1949 / Lu Xun, Masereel et l’avant-garde graphique en Chine, 1919-1949, par Gladys Fabre, Zhang Xidan et Bruno Fornari, Gent, Museum voor Schone Kunsten, 2009. 16. Disponible en version bilingue (français-chinois) sur notre portail à l’adresse : http:// www.bm-lyon.fr/lyonetlachine/ 17. Le projet d’exposition à Shanghai a été piloté par le Département de chinois de l’Université Lyon 3-Jean Moulin. 18. Aussi, l’objectif de traiter 18000 feuillets (soit 1/3 de plus que les consultations effectuées en 2011) a été inscrit parmi les objectifs de l’année 2012. 19. Le seul ouvrage scientifique qui fait encore référence à ce jour, ayant une approche factuelle et historique de l’Institut franco-chinois de Lyon, est le mémoire de maîtrise en 2 volumes de Philippe Yann, L’Institut franco-chinois de Lyon, un exemple réussi de collaboration en éducation ?, sous la direction de Mme Christine Cornet, Université Lumière-Lyon 2, juin 1998.

AUTEUR

VALENTINA DE MONTE

Valentina De Monte est l’ancienne conservatrice du Fonds chinois de la Bibliothèque municipale de Lyon.

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Art and Chinese Modernity in Connection with Lyon, 1920s-1940s

WANG Yiyan

Introduction

1 Modernisation of art was an integral part of China’s national modernisation project, which China undertook when faced with serious threat of European and Japanese imperialism from the latter half of the 19th century.1After the founding of the Republic of China in 1912, measures to expand “Western learning” sped up with many students going overseas to study and Western ideas being translated into Chinese. European concepts and practice of art were also rapidly introduced and learnt. By the third decade of the 20th century, the concept and practice of art in China had been completely transformed. In 1929 China’s first national art exhibition, organised by the Ministry of Education, was held with overwhelming success and included many genres originating in European traditions, such as oil painting, sculpture, photography and architectural models.2

2 The national art exhibition was conceived at the very founding of the Republic of China by its first minister of education, Cai Yuanpei 蔡元培 (1868-1940). He considered aesthetic education a priority in China’s drive towards modernisation and a viable and preferable substitute for religion.3 Among Chinese students studying overseas in the first decades of the 20th century, several hundred studied art. France was favoured as a destination for Chinese students, partly because France had a labour shortage and welcomed Chinese students for that reason. China was keen to send as many students as possible to study overseas. Initially many students went to Paris and they worked in various factories to support themselves while studying. Lyon was subsequently chosen as the location of a joint venture between China and France for the education of Chinese students. The mayor of Lyon was particularly friendly to the Chinese government of the day and to Chinese students. The Institut franco-chinois de Lyon (hereafter IFCL) was established in 1920 to accept, prepare and accommodate Chinese students before their formal enrolment in French universities.

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3 A number of the Chinese art students who later established their reputation in Paris first went to study in Lyon and were graduates of the École national des beaux-arts de Lyon (National Art School of Lyon). Chinese art historians have been highlighting the impact and influence of the École des beaux-arts de Paris on modern Chinese art history.4 The significance of the National Art School of Lyon in the process of China’s art modernisation, however, has been overlooked. This paper will explore the direct connection between Lyon and China in the first decades of the 20th century through selected cases of Chinese art students. It will demonstrate how the trajectories of those individuals exemplified China’s drive towards the modernisation of art, both in terms of institutional measures and individual efforts.

National Art School of Lyon (L’École nationale des beaux-arts de Lyon)

4 L'École nationale des beaux-arts de Lyon (National Art School of Lyon, henceforth ENBAL) was established in 1757 and was one of the best art schools in Europe by the 20th century.5 Arthur Efland, a scholar specialising in the history of art education, shows that the French art schools were highly admired by others, such as the English, and that ENBAL’s courses were most comprehensive and of excellent quality. 6 The Chinese evaluation also confirms this observation. According to a special report by Xiong Qingyun published in 1923 in the Chinese Educational Review (Jiaoyu zazhi), the official Chinese government monthly publication by the Ministry of Education at the time, ENBAL was the second best in France and Europe, with only l’Ecole des Beaux Arts de Paris having a higher reputation. At the time there were in total more than 700 art schools in France, some focusing on fine art, some on industrial art, some on architectural art including sculpture. L’Ecole des Beaux Arts de Paris offered three majors: 1. Painting; 2. Sculpture; 3. Architecture. Among the three, fine art and sculpture are the most celebrated. ENBAL offered four majors: 1. Painting; 2. Sculpture; 3. Architecture; 4. Decorative Art. The Decorative Art major was divided into two sub- majors: a. industrial design, including textile design, metal, timber and other sculptural decorative designs; b. applied art and design, such as advertising. Students majoring in Decorative Art were required to complete both sub-majors. Of the four majors at ENBAL, the best known were Architecture and Decorative Art, especially the textile design component (Lyon having been the primary location for France's textile industry). 7

5 Both schools offered free tuition, except that in Lyon, students majoring in decorative art had to pay a fee. To be eligible to take part in the entrance examination, candidates must have matriculated through the French high school system. The procedures were largely the same for both domestic and foreign students, namely, each year all candidates competed in the examinations taking place in April and May. For foreign students, an additional requirement was that they had to obtain permission from the French Ministry of Education, accompanied by a letter of introduction from their respective embassies. The subjects of examination were numerous and complicated, although candidates could ask for information beforehand. Each year there were large numbers of candidates and the numbers admitted by the two schools (Paris and Lyon) were extremely limited – about 20 formal students in each major, about 100 students in

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preparation, and 20 to 30 auditors. In short, it was very difficult to gain entry to ENBAL and for Chinese students, gaining admission was certainly a high achievement already.

L’Institut Franco-Chinois de Lyon (中法大學)

6 L’Institut franco-chinois de Lyon (IFCL) was an institution jointly set up by the Chinese and French governments in 1921 and it functioned, more or less, until the late 1940s. On the Chinese side, the intention was to have a university in France to provide more opportunities for Chinese students to study in Europe. Students were to be selected according to academic merit. The French, on the other hand, saw it as a good opportunity to establish connections with China and they were also happy to have Chinese students as a complementary workforce, since there was an extreme labour shortage after World War I. Lyon was chosen for a number of reasons but primarily for its openness in accepting other cultures and also for the familiarity with Lyon enjoyed by the Chinese founders of IFCL. Cai Yuanpei, again, was personally involved with the setting up of the institute and a number of the students who studied art were directly supported by him.8

7 The name of IFCL in French differs from that in Chinese. In Chinese, IFCL had university status, as shown in the name Zhongfa daxue (Chinese-French University). Indeed, students had to go through the same admission procedures as for the universities in China of the time and entrance was competitive. IFCL's primary function, however, as suggested by Xiong Qingyun, was to assist its students to settle into the new environment. But it did far more than simply preparing students for entry to universities. It provided students with accommodation, food and studying facilities, such as the library. It offered scholarships and other financial assistance to students on the basis of academic merit. It also functioned as legal guardian on behalf of the students. 8 IFCL had a good filing system and kept files on most of its students, although some files have far more information than others. IFCL also kept all the books and journals that its library used to hold, including many sent by students who had returned to China and whose writings appeared in the materials. All the IFCL materials are now professionally catalogued and in the safekeeping of the Lyon Municipal Library at La Part Dieu. Files on the following 17 art students are kept: 9 Women students:

10 蘇梅 Su Mei (also known as 蘇雪林)

11 潘玉良 Pan Yuliang

12 方蘊 Fang Yun (Lancy Fang)

13 王靜遠 Wang Jingyuan

14 范新群 Fan Xinqun (Silvia Fan)

15 李慰慈 Li Weici

16 陳芝秀 Chen Zhixiu (Mme Dsang)

17 劉淑芳 Liu Shufang (Mme Chen)

18 Men students:

19 邱代明 Qiu Daiming

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20 黃葉 Huang Ye

21 孫福熙 Sun Fuxi

22 常書鴻 Chang shuhong

23 王臨乙 Wang Linyi

24 吕斯百 Lü Sibai

25 陈士文 Chen Shiwen

26 滑田友 Hua Tianyou

27 周经鼎 Zhou Jingding

28 Of the 17 students of art, 8 were women and 9 were men, constituting about 3.4% of the total student cohort at IFCL. This paper recounts the experiences of some of the above students, based primarily on the information available in the files of IFCL and ENBAL.

The Chinese students at ENBAL

29 Until the 1950s, only two kinds of records about students were kept by ENBAL: the registration at entry (inscription) and the prizes and scholarship given to students from each class by the School (année scolaire et récompenses). The registration record was entirely hand-written during the decades corresponding to the presence of the Chinese students, and can be difficult to decipher at times. Student registration keeps information on: date of registration; family name (for married women also their maiden family name) and given name; gender of the students; date and place of birth; names of their parents (not always recorded); current address in Lyon; and other information and comments, such as whether they were also students at IFCL. The last column was called “observations” and “prizes” (observations – récompenses), which was left blank most of the time, but on occasion there were notes about prizes won by the students, when the student left the School, and if the student was from IFCL. The records were by no means complete or accurate and discrepancies do exist between records kept by IFCL and ENBAL.

30 However, records of prizes were kept meticulously by ENBAL. Each school year all prizes and scholarships given to students were recorded according to classes. The names of the professors who taught the classes were listed under each class. There was one booklet of prizes for each year, and in time they would be bound into cumulative volumes of records for four or more years. See below a page from the Prize records of ENBAL.

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31 My research finds approximately 58 students from China registered at ENBAL. The number is not accurate because I rely on the registration record, and especially on how the students spelt their names. If I believe someone was from China I will then consult the specific page to verify his or her birthplace. I may have missed some who had Europeanised the spelling of their names too much, but it is not possible for me to go through all the student records one by one, given the limited time at hand. It might also have happened that some students did not register with ENBAL but with other institutions, such as l’Ecole municipale de dessin (the School of Design), which was run by the municipality of Lyon and did not keep student records at the time. 32 Among the 58 art students, 42 were male and 16 were female. A few students were married with children but most of them were single. They came from many parts of China, although the majority were from the Jiangnan region, especially from cities such as Shanghai, , Suzhou and other parts of Jiangsu and . The second most common place of origin is Guangzhou, followed by . There were also students from Hunan, Sichuan, Anhui and Fujian. 33 Chinese students started winning prizes at the school almost as soon as they arrived. From 1921 to 1942, the last year in which the list had a Chinese winner, each year a number of prizes would go to students from China. From ENBAL’s prize records, I am able to identify 36 prize winners with Chinese names. Among them, 16 were women and 20 were men. Many of them also won multiple prizes each year for their study period at ENBAL. A few showed extraordinary talent and had outstanding achievements. Wang Jingyuan 王靜遠, Chang Shuhong 常書鴻, Lü Sibai 呂斯百, Chen Shiwen 陳士文, Fang Yun 方蘊, Liu Shufang 劉淑芳, Chen Zhixiu 陳芝秀 (wife of Chang Shuhong at the time), Wang Linyi 王臨乙, Hua Tianyou 滑田友all stood out as excellent students. Wang Jingyuan and Chang Shuhong were the two highest achievers at ENBAL, winning the School's top prizes. Wang Jingyuan was the top student in the Sculpture major for the 1926-1927 school year and was awarded a prize and a travel bursary.

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Chang Shuhong majored in painting and topped the entire School in 1932. The prize included a scholarship for further study in Paris. These were extraordinary accomplishments, considering how competitive and difficult it was to gain entry to the School to begin with. 34 Triumphant Trajectories of Chinese Women Students

35 One surprising finding at ENBAL is the proportion of Chinese women students and their success among the entire student cohort. About one third of the 58 students were women. The first student from China at ENBAL was a woman from Canton by the name of Pon in 1920. She majored in painting and was awarded a prize in 1923 and several other prizes in 1926. However, since Pon was not a student from IFCL, there was no detailed record of her. She was soon followed by Pan Yuliang and Wang Jingyuan in 1921, two of the most prominent women artists in time to come. 36 Wang Jingyuan (Wang Tchen-yuen 王靜遠) was the third Chinese woman student to arrive at ENBAL. Born in 1893 in Fujian Province, she studied at ENBAL from 1921 to 1926.9 She was a scholarship holder with IFCL and was a “first” in a number of ways. In 1921 she was the first woman, the first Chinese and foreign student to be awarded a prize for the class of “Facial Expressions” (Tête d’expression), although it was only an “encouragement” (Félicitations du Jury). That, however, was just the beginning. She successfully completed all the course requirements to qualify for her degree and graduated with top honours in 1926. In the prize books of ENBAL, she is listed as having taken the following classes and winning various orders of prizes:

School Year Class Prize

1921-1922 Facial Expressions Félicitations du Jury

1922-1923 Study of the figure Mention ex-aequo

Facial Expressions 2nd Bronze Medal

Sculpture 1st Mention

1923-1924 Sculpture

Facial Expressions 2nd Prize: Bronze Medal

Sketch of the Year 2nd Prize: Bronze Medal

Work of the year 1st Prize: Silver Medal

Decorative Art (all items considered) 1st Mention

1924-1925 Scholarship of the year Mention with the title of foreign student10

Life drawing competition 1st Prize

Head Expression 1st Prize

1925-1926 Sculpture 1st Prize

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Life drawing competition 1st Prize

1926-1927 Scholarship of the year

Sculpture Sculpture Prize of the Year

37 In the six years that Wang Jingyuan studied at ENBAL, she won numerous prizes each year and finally became the top student in 1927 – she was awarded the top prize for sculpture for the school year of 1926-7 and a travel bursary – the first time in the history of ENBAL that such a prize had gone to a woman and a foreigner.

38 Wang Jingyuan’s achievements were also acknowledged by the authorities at IFCL. Despite the financial constraints the Institute was experiencing, in 1927 before returning to China she asked the IFCL to fund her study trip to Italy and the board of IFCL agreed to it. When IFCL was booking her boat ticket to return to China, she asked that her sculpture works be sent back with her to Beijing and that the works be insured at the value of 20,000 francs. The final document relating to her return trip to China shows that all her works were insured for the ocean journey to Shanghai against maritime risk only at an extra cost of 300-900 francs.11

39 (one of the photos of Wang Jingyuan’s sculptures in her file)

40 There are photos of eight of Wang Jingyuan’s sculptural works in her files kept by IFCL. Three of the works are “facial expressions”, of a man and two women. The rest are nudes of men and woman in various postures. All of them are untitled and all the models are European. Clearly, these are the works that Wang created during her study at ENBAL and that earned her the prizes. All are works of academic realism and consistent in their style of fine, clear features.

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41 (Clip from South China Literature and Art)

42 Apparently, upon her return to China Wang Jingyuan was appointed Professor of Sculpture at the Department of Fine Arts at Peking University. South China Literature and Art 《華南文藝》reported an exhibition Wang Jingyuan held in September 1932 with the photo of a sculpture of a woman’s head by Wang. The caption says: “Mme Wang Jingyuan, Professor of Sculpture of the Department of Fine Art at Peking University, held a solo sculpture exhibition at the Forbidden City. It attracted large crowds. This ‘Portrait of a Young Lady’ shows the delicate skills of the artist, although it is by far not nearly as grandiose as her other works.” The report, interestingly, chose to use the head sculpture to demonstrate the artistic talent of this woman. Why not another, grander piece? One explanation could be that most of Wang Jingyuan’s sculpture works are nudes of men and women. Given the cultural atmosphere of China in the 1930s, it was still safer for a magazine not to publish a woman sculptor’s works of nudes, although at the same time it is understandable that in Beijing the show could attract a large audience in a very respectable venue. 43 Information about Wang Jingyuan’s life and work after the founding of the People's Republic of China (PRC) is scarce. Chinese websites offer various kinds of information her but some details are clearly wrong, such as her age. It is possible, however, to infer that she taught sculpture at various institutions and was a consultant for the Sculpture Production Workshop set up by the Ministry of Culture of PRC in the 1950s.12 44 Pan Yuliang (Pein Yu-lin) and Li Weici (Ly Wei-tse) were also excellent students at ENBAL. Pan Yuliang enrolled at ENBAL on 3rd November 1921 and left in May 1924 while she was also a student at IFCL with a scholarship provided by Anhui Provincial Government. In her three years at ENBAL, she gained a 4th mention and a prize for her achievement in the school year of 1923-1924. In Paris, however, she became relatively well-known and exhibited regularly with independent galleries. In recent years, she has

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increasingly attracted scholarly attention and is now widely regarded as a leading Chinese painter of her time. John Clark, in Modernities of Chinese Art, has high regard for Pan Yuliang’s emphasis on representing the individual, especially the Chinese woman. Clark sees her as a better artist than Xu Beihong, one of the most prominent and influential artists in China from the 1920s to 1950s. The Anhui Provincial Museum has now developed a full collection of Pan Yuliang’s works. In an exhibition organised by Musée Cernuschi in Paris in 2011, Pan Yuliang’s works were exhibited among the most prominent Chinese artists of the day.13 45 Li Weici’s enrolment date at ENBAL was 21 January 1930. She was also a student at IFCL, which kept some of the correspondence between ENBAL and IFCL about her. Apparently, she was rather sickly and ill health kept her from attending classes. She was reprimanded in writing by her professor about her frequent absence from class and had to submit a doctor’s certificate to explain. Li Weici, however, was gifted and managed to win recognition and some prizes in the end. Although unfortunately there are no records of her works available to date, there is evidence that she went back to Guangzhou and wrote articles for art journals introducing contemporary European artistic trends.14 She was active in Guangzhou and a member of the Young Artists Association (青年藝術社) based in Guangzhou. 46 Chen Zhixiu 陳芝秀 was another Chinese woman sculpture student at ENBAL, although she arrived after Wang Jingyuan had departed. In the student records, she registered as Mme Chang, as the wife of Chang Shuhong. They married in around 1925 before Chang Shuhong departed for France. In the IFCL files, she registered in her own name but much of the information about her is kept with the files of Chang Shuhong. Chen Zhixiu, however, was very much an independent soul. To begin with, she made the sea voyage of weeks to and from France on her own, and on the return journey she had the care of their young daughter. She was admitted to ENBAL as a preparatory student upon her arrival in 1929 but in the same year she won prizes and became a formal student. In a letter from the administrator of ENBAL to the president of IFCL, she was listed as number two among the four IFCL students given prizes on that occasion. Number one was Chang Shuhong and the other two were Li Weici and Lü Sibai. 47 In March 1931, Chen Zhixiu gave birth to Shana, her daughter with Chang Shuhong, and continued her studies soon afterwards. In her file, there is a postcard with the images of two sculptures by her. They are busts of her daughter Shana and fellow student, Lü Sibai; in other words, she used as her models people with whom she was familiar. Her own image has been perpetuated in the paintings of her husband, Chang Shuhong. One of the paintings with her as model and subject, “Portrait de Madame D.”, won high praise for enabling a “fusion between the West and the East”.15 Francesca Dal Lago mistakenly writes that Chen Zhixiu started studying sculpture only after her family settled in Paris.16 48 Again, it is not clear what she did professionally after she returned to China. Information on her is scarce, except that her divorce from Chang Shuhong was widely publicised in a documentary film on Chang Shuhong in recent years. Apparently, she reluctantly joined Chang Shuhong when he went to work at the Caves and eventually decided to leave the place and her husband. 49 Fang Yun (方蘊 Lancy Fang) studied at ENBAL from 1922 to 1927. She was one of the earliest of Chinese students to major in decorative art. Based on information about the prizes given to her, the courses she studied include: Decoration, Composition Applied

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on Fabric, and Decoration on Ceramics. The Decorative Art major was very demanding at ENBAL and students were required to study courses specific to their own major as well as other general courses of art education. Fang Yun is another outstanding achiever – she started winning prizes in the same year she enrolled and was to win numerous prizes every year throughout her study there. Once again, there is no information available about her after she returned to China. 50 Two other women students, Fan Xinqun (范新群) and Liu Shufang (劉淑芳), had similar trajectories. They were simply brilliant students with numerous prizes at ENBAL. In their student days gender issues did not seem to matter – they were able to enter the school and win recognition on merit with achievements no fewer than their male counterparts. However, after they had graduated and returned to China, they disappeared from public view. 51 Considering how few women students were in the entire student population at ENBAL in the 1920s, these Chinese women were extremely courageous in venturing into another language, culture and academic tradition thousands of miles from home. They were, in a sense, literally the products of the May Fourth Cultural Movement that started in the late 1910s in China, which laid the ideological and infrastructural foundation for young women to pursue a career in art. Given the social and historical context, the achievements of the Chinese women students at ENBAL were indeed extraordinary.

The High Achievers among Chinese Male Students at ENBAL

52 Judging from the list of prizes and scholarships, the numbers of Chinese male and female prize winners were similar. They seemed to have equal footing at ENBAL, although their years of study did not coincide. Most of the male high achievers arrived in 1928 or later, after the first cohort of female students had graduated. Despite their similar starting points, their career trajectories after their student days would turn out to be very different. Many of the male students would return to China to hold key positions at educational institutions, and they had more opportunities to utilise their artistic talent and skills. The most outstanding male students include Chang Shuhong, Lü Sibai, Wang Linyi and Chen Shiwen. Hua Tianyou was the recipient of a scholarship from IFCL but he studied primarily in Paris.

53 Before coming to ENBAL, Chang Shuhong had already graduated from Nanjing Institute of Technology with a diploma in textile design. Although he and Chen Zhixiu were married, he went to France on his own first. He lived and worked in Paris for a short while before going to Lyon to enrol in both IFCL and ENBAL. He was initially admitted to ENBAL as a preparatory student in 1929 to study painting and decorative art. He started winning prizes in the same year and for the four years he was at ENBAL, he was recipient of multiple prizes. It was his winning of the top prize, Le Prix de Paris, in 1932 that enabled him to continue his studies in Paris. 54 Chang Shuhong is the subject of a monograph published in 2011. As its subtitle “from Paris to Dunhuang” indicates, the book concentrates on Chang Shuhong’s days in Paris and the rest of his working life in Dunhuang, with only a brief mention of his days in Lyon. He is also one of the artists featured in Lefebvre's book on Chinese artists in Paris

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and again, his training at ENBAL is not discussed, as if his four years of study there had no implications for his subsequent creativity.17 Paris, of course, was significant for Chang Shuhong in at least two aspects. First, it gave him recognition in Paris, where his works topped Parisian art salons and his exhibitions were attended by dignitaries and diplomats. Second, he got to know the significance to art history of the Dunhuang Buddhist caves in China’s northwest, where he would spend most of his working years from the 1950s to the 1980s in documenting and preserving the precious frescos there. 55 In France, Chang Shuhong painted in the style of academic realism and his subjects were the usual categories for academic paintings: portraits, nudes, landscapes and still lifes. His technique was superb but his breakthrough really happened after he took Chinese women as his subjects. His “Song of Exile” (Le Chant de L’Exil, 1931) attracted attention immediately from critics. His painting, “Two Sisters at a Salon” (Deux soeurs au salon, 1936) won the gold medal for the year at Salon du Printemps in Paris. The two sisters are Chinese women dressed in cheongsam reading a book in the typically French-style salon setting.18 56 Lü Sibai and his close friend Wang Linyi both enrolled at ENBAL in 1929 and studied there until 1934. Both were mentored by Xu Beihong and it was Xu who encouraged them to study at ENBAL. Lü Sibai was a student of painting whereas Wang Linyi studied sculpture. Both men won numerous prizes in their chosen genres while at ENBAL. Their artworks can be found in the Chinese magazines in the 1930s and they were also prolific writers, actively introducing ideas from Europe into China. After returning to China in 1934, apart from being a productive artist, Lü Sibai was professor and head of art departments at various tertiary institutions until his death in 1973. From the early 1950s Wang Linyi became professor of sculpture at China’s Central Academy of Art in Beijing, where his career more or less took root. He was part of the team that created the “May Fourth Movement” relief on the People’s Hero Monument at Tiananmen Square. 57 Chen Shiwen went to study art in Paris initially and was struggling financially for a while. By chance he was introduced to Cai Yuanpei, who wrote a letter of recommendation for him to be accepted by IFCL and receive a government scholarship. A prolific painter and sculptor, he later became head of the art history department at Chinese University of Hong Kong. His publications include a number of monographs on Chinese and European art history and ideas, and numerous catalogues of his art works.

The Poet/Writer – Painters

58 A number of art students at Lyon were better known for their literary achievements, such as Sun Fuxi 孫福熙 (1898-1962), Su Mei 蘇梅 (aka Su Xuelin 蘇雪林) and Huang Ye 黃葉 (1895- ?) (spelt as Vhan Ye or Whan Ye in ENBAL records). These artist-writers were themselves embodiments of one particular aspect of Chinese traditional elite culture, namely, the intimate relationship between writing and painting, and between the poet/writer and the artist. Poetry and painting used to share the same media – brush, ink and paper. Paintings were often inspired by poetry and attempts were made to convey poetic imagery. Writings or calligraphy, in addition to the seals of the artists and owners of the painting, are an integral part of the visual image. This tradition meant that artists could be poets, and vice versa, at the same time.19 It is hence not surprising that these established writers came to Lyon’s art school for education in art.

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59 Sun Fuxi was a well-established literary figure in the Republican period. His brother, Sun Fuyuan 孫伏園 was editor for the influential literary supplement of The Morning Post (晨報副刊) in Peking from late 1910s to the mid 1920s. The Morning Post’s literary supplement was the place where the leading Chinese thinkers and literary figures, such as Hu Shi 胡適, Chen Xiying 陳西瀅, Zhou Zuoren 周作人 and Lu Xun 魯迅, published their opinion pages and literary works. The Suns were from Shaoxing in Zhejiang Province, which made them fellow countrymen of Cai Yuanpei, Lu Xun, Xu Shoushang 許壽裳 and others. Although as a cultural figure Sun Fuxi was never as influential as his brother or others in his circle of friends, he did write and publish a great deal, primarily in the genre of xiaopinwen, prose essays of relatively short length. 60 In 1921, at the age of 23, Sun Fuxi enrolled to study painting at ENBAL. He was there for four years. He cherished his experience at Lyon and recalled his life and study in Lyon in many of his subsequent writings. He also continued his friendship with fellow French students in Lyon and wrote about how they continued to correspond and exchange Christmas presents through the post. Prior to studying Western painting at Lyon, Sun was trained in traditional Chinese ink-brush painting and his sense of aesthetics retained traces of that training, which is evident in many of the photographs he published later in various magazines. Some of his oil landscapes were also printed in various magazines but it is hard to judge the quality of his works due to the poor quality of the reproduction.

61 Cover of Yifeng 藝風 (Art Styles) for vol. 3, no. 10. This issue features surrealism.

62 A most significant contribution by Sun Fuxi to modern Chinese art was his founding of an art magazine Yifeng 藝風 (Art Styles) and the founding of the organisation Zhonghua duli meishu xiehui 中華獨立美術協會 (Independent Fine Art Association of China). He was the editor of the magazine, through which he organised art exhibitions and launched debates on art styles. The magazine also made serious attempts to introduce

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established and emerging Chinese artists. The few copies held at Lyon Municipal Library at La Part Dieu show that a number of Chinese artists were featured, including Zhao Sou, Xu Beihong, Lü Sibai, and Sun Fuxi himself. The magazine also featured special art exhibitions organised by the Independent Fine Art Association of China, and trends and practices in contemporary European art were extensively discussed. Sun Fuxi contributed a great deal to the writing. A Chinese book collector by the name of Xie Qizhang has collected a few issues of Yifeng and, in his opinion, it was one of the best art magazines of the time in 1930s China.20 Sun Fuxi's training at Lyon provided him with the knowledge and skills to edit an art journal that promoted the modernisation of art in China. After the PRC was established, he became an editor for People’s Education Publishing House (Renmin jiaoyu chubanshe) and held the position until 1957. He died in 1962.21 The Chinese search engine Baidu lists a number of entries on Sun Fuxi, where some of his paintings in Chinese ink and brush can be found.22 From information available in the public domain in China, it seems likely that Sun Fuxi became a rightist in 1957 and that political persecution subsequently led to his early death in 1962 at the age of 54. 63 ENBAL records show Huang Ye enrolled in the school from 1925 to 1928. He studied decorative art, and in the school year of 1926-7 he was awarded first prize in mosaic design and a scholarship. My research to date has not uncovered any artworks by him but he served on the editorial board of Story World (Xiaoshuo shijie, English title as printed on the cover), a popular literary journal at the time. Clearly Huang was a prominent member for the journal, in which a photo of him and his wife was found. In each issue there were plates of paintings, sculptures or photography by Chinese or foreign artists. Huang and his involvement with writing and publishing on art are another example of how art education in Lyon contributed to the overall aim of modernisation of art in China. 64 Su Xuelin was registered as Su Mei in the records of IFCL. She is known to the Chinese public as a short story writer active in the 1920s and the 1930s after the May Fourth Cultural Movement. She has often been regarded by critics as one of the brilliant young women writers of the time, among other well-known names such as Bing Xin, Ling Shuhua and Ding Ling. Like these other women, her short stories are still in print today and much appreciated. Her iconoclastic criticism of Lu Xun, the foremost modern Chinese writer and intellectual, makes her controversial.23 65 Su Xuelin began studying in France during high school and matriculated in the French high school system. She entered IFCL when it was established in 1921 and was admitted as a student of painting at ENBAL in the same year. She had to abandon her studies two years later due to family matters, and it seems that she stopped painting completely after returning to China. A polemic with Lu Xun stopped her writing creatively and, as a result, she devoted her time to studying Chinese literary classics, such as works by Qu Yuan. She left for Taiwan in the 1940s and became professor of literature at National Cheng Kung University, where there is a research centre devoted to research on her. In 2014 a conference to honour her academic and artistic achievements was held at Cheng Kung University. 24 66 Interestingly, Su Xuelin’s experience in Lyon is hardly known to the general public or even by literary critics commenting on her work, except that at the Cheng Kung Conference in 2014, Zhang Xiaojun presented a paper on Su Xuelin’s study in Lyon. Just as the cases of her fellow women writers/artists at the time, such as Ding Ling and Ling

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Shuhua, Su Xuelin’s artistic engagement has remained in public oblivion. This group of women tended to come from families of the cultural elite and they belonged to what the Chinese would call cainü, the talented women, who were highly symbolic of the disappearing tradition of writing and painting among the cultural elite. 67 Nowadays, there are still writers who both write and paint are known for both, such as Gao Xingjian, Jia Pingawa and Mu Xin, but they are by far a minority among writer, poets and artists. Even fewer are the artists who write both prose and poetry. The effort spent on art by people like Sun Fuxi and Su Xuelin seems not be repeated in our present times.

Lyon’s Connection with China’s Quest for Modernity

68 The cases of Chinese art students in Lyon demonstrate the process in which changes in both the concept and the practice of art in China as influenced by the Europeans occurred. In particular, they provide detailed illustrations of how the ideal of modernising China’s art was put into practice with passion and perseverance by these individuals. These art students were at the grass-root level of China’s engagement with European artistic traditions and their experiences of studying and practising Western art were an integral part of the process in China’s adoption of Western concepts and practices for national modernisation.

69 Equally significant was the role of the city of Lyon and its fine arts school in the process. As a city, Lyon welcomed the Chinese students and provided them with all kinds of support, not least accommodation at the Fort of St. Irénée on the hills just outside Lyon’s main transport hub of Perrache. Memoirs by the students, such as those of Sun Fuxi, are filled with fond memories of Lyon, showing not only the professional training the students received but also the long-lasting cultural influence of the people and local life of Lyon. The professionalism of Lyon’s fine arts school is highly impressive. The Chinese students were taught in classes with local students and their achievements were equally valued and awarded. 70 Another tangible and enduring impact of Lyon’s connection with China is the professionalisation of China’s art education. After they returned to China, many of the Chinese students held important academic positions, such as Chen Shiwen, Lü Sibai, Jingyuan and Wang Linyi. Their posts entailed systematic institutionalisation of the European concepts and practices of art and laid the foundation for future development. Their teaching and practice back in China effectively translocated the French model of art education to China. To increase their influence and continue the momentum of art modernisation, they also formed professional associations and organised art exhibitions, such as those organized by Sun Fuxi and participated by his fellow students at ENBAL. Whether they were in teaching positions or not, they certainly carried out what Cai Yuanpei was promoting – the replacement of religion with aesthetic education. 71 Again the pivotal role of Cai Yuanpei should be reiterated. A leading intellectual at China’s historical juncture of drastic political and social changes, Cai Yuanpei was both the proponent of aesthetic education of the general population and the political leader capable of implementing policies and ideas. Having spent eight years in Germany and travelled extensively in Europe, he was very keen for China to adopt ideas from European cultures and, in particular, the concepts and practices of art in Europe. He

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conceived the national art exhibitions at the very beginning of the Republic of China when he was appointed its Minister of Education. He was instrumental in facilitating students going overseas to study art and in institutionalising the measures for China’s art education and also for the promotion of Chinese art overseas. Among many of Cai Yuanpei’s successful initiated were the establishment of IFCL, the Chinese art exhibition in Paris in 1933 and the opening of many fine art schools in China’s major cities. 72 Dissemination of knowledge about art in the public domain was also consciously pursued by a number of the students after their Lyon experiences. Apart from reminiscing about their study at Lyon’s art school, they also took it upon themselves as a duty to introduce Western art to the general public and fellow art professionals. They published art magazines and wrote articles, presenting significant world art historical figures and events as well as contemporary artistic trends and debates taking place outside of China. The large number and variety of publications received by IFCL from students show their enthusiasm and commitment. These publications cover a large range of topics on fine arts and they demonstrate not only the open-mindedness of those students towards styles and fashions in art but also the scope of their knowledge and aspirations for China’s art modernisation. 73 To sum up, both Lyon and Chinese art students at ENBAL are important sites of cultural intersection in modern Chinese art history. The significance of Paris in China’s art modernisation notwithstanding, it is important that Lyon’s historical relevance to China be recorded and restored. This essay touches only the tip of the mountain of rich materials in Lyon concerning the effort of China’s modernisation of art. Experiences of Chinese art students at ENBAL are extremely valuable as they demonstrate how the ideal for a modernised Chinese art was modelled largely on French art schools, and how the Chinese implemented their newly acquired knowledge and skills through institutional measures and individual efforts.

BIBLIOGRAPHY

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Yann, Philippe, “L’Institut franco-chinois: Un exemple réussi de collaboration en éducation?”, PhD thesis, Université Lumière II, 2011.

NOTES

1. Research for this paper was conducted when I was Research Fellow at Collegium de Lyon from November 2013 to February 2014. I am grateful for support from Le Collegium de Lyon and from the University Research Fund at Victoria University of Wellington. I thank the efficient and professional help I received from the staff members at Lyon Municipal Archives at Perrache and Lyon Municipal Library at La Part Dieu, especially the assistance of Mr Marc Gilbert and Mr Olivier Bialais in charge of the Chinese collection. 2. For further information on China’s first national art exhibition, see Yiyan Wang, “Modernism and Its Discontent in Shanghai: the Dubious Agency of the Semi-Colonized in 1929” in Twentieth- Century Colonialism and China: Localities, the Everyday and the World, Bryna Goodman and David S. G. Goodman, eds. 2012, pp. 167-179; Xiaobing Tang, Origins of the Chinese Avant-garde: The Modern Woodcut Movement. Berkeley: University of California Press, 2008. 3. See Lü Peng呂鵬, ed. Zhongguo yishu biannianshi 1900-2010 中國藝術編年史 1900-2010 [A history of Chinese art year by year from 1900 to 2010]. Beijing: Zhongguo qingnian chubanshe, 2012, pp. 164-166 4. See, for instance, Éric Lefebvre, ed. Artistes chinois à Paris. Paris: Musée Cernuschi, 2011. 5. For a history of ENBAL, see Gabriel Nelly, Histoires de l'École nationale des beaux-arts de Lyon. Lyon: Beaux Fixe, 2007. 6. Arthur Efland, A History of Art Education: Intellectual and Social Currents in Teaching the Visual Arts. New York: Teachers College Press, 1990, pp. 54-55. 7. Xiong Qingyun 熊卿雲, “Faguo jiaoyu gaikuang 法國教育概況” [A brief introduction to the French education system], Chinese Educational Review, v. 15, no. 4, April 1923, pp. 23-25.

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8. There have been a number of studies on IFCL. The PhD thesis entitled “L’Institut franco- chinois: Un exemple réussi de collaboration en éducation?” by Philippe Yann from Université Lumière II in 2011 is particularly informative about the origin, development, scale and undertakings of the Institute. My brief summary above is primarily based on this thesis. See also Florent Villard’s article, “Lieu d’énonciation, différence culturelle et conscience nationale: La Chine comme objet d’étude dans les thèses des étudiants de l’Institut franco-chinois de Lyon (1921-1946)” in Actes du Symposium International 2010: Langue, littérature et culture franco- chinoises du 21ème siècle. Taipei: Département de Français, Université Tamkang, Nov. 2010, pp. 29-51. I have also benefited from correspondence with Dr Hongling Liang, who assisted Lyon Municipality in organising an exhibition on IFCL in 2008. Moreover, information from and discussions with Professors Florent Villard and Gregory Lee of the University of Lyon III have also helped a great deal. In Xiong Qingyun’s report on the French education system, he makes a brief but rather disparaging comment on IFCL, stating that IFCL functioned like a preparation college (Xiong Qingyun, “A brief introduction to the French Education System”, p. 25). 9. On the internet, there are claims that she was 41 when she went to Lyon to study. In the ENBAL registration record, she was recorded as having been born in 1896. According to the IFCL registration form, her birth year was 1893. I take the IFCL record to be closer to the truth, since the administration there are likely to have had better communication with the Chinese students. 10. In Wang Jingyuan’s file there is a letter written by the Secretary of ENBAL addressed to the President of IFCL to inform him of Wang Jingyuan’s winning the scholarship competition. 11. See the file of Wang Jingyuan at Lyon Municipal Library, #138, documents 26-28. 12. I have not yet been able to conduct further research on Wang Jingyuan in China before completing this essay. 13. Éric Lefebvre’s edited volume, Artistes chinois à Paris (Paris: Musée Cernuschi, 2011) has information on the exhibition and on Pan Yuliang. Samples of her works are on pages 172-193. John Clark’s draft paper, “Trajectories of the National: Xu Beihong and Arthur Kampf in Inter- Asian Comparison” offers detailed analysis of Pan Yuliang’s works and her artistic achievements. John Clark’s book, Modernities of Chinese Art is also informative (Leiden: Brill, 2010). 14. See file no. 270 in the Chinese collection at Lyon Municipal Library. 15. Diana Landi, Chang Shuhong, peintre chinois, 1904-1994: De Paris à Dunhuang, Paris: Imprimerie Zimmermann, 2011, p. 24. 16. Francesca Dal Lago, “Malade fiévreuse: Chang Shuhong” in Éric Lefebvre, ed., Artistes chinois à Paris, pp. 84-5. 17. The two books are: Diana Landi, Chang Shuhong, peintre chinois, 1904-1994: De Paris à Dunhuang, Paris: Imprimerie Zimmermann, 2011 and Éric Lefebvre, Artistes chinois à Paris, Paris: Musée Cernuschi, 2011. 18. Diana Landi, Chang Shuhong, peintre chinois, 1904-1994: De Paris à Dunhuang, Paris: Imprimerie Zimmermann, 2011, p. 34. 19. See, for instance, Qian Zhongshu’s essay on the intimate connection between poetry and painting in China’s cultural traditions. Qian Zhongshu, “Chinese Poetry and Chinese Painting” in Qian Zhongshu, Patchwork: Seven Essays on Art and Literature. Duncan Campbell, Leiden: Brill, 2014, pp. 29-78. 20. See the website: http://epaper.jwb.com.cn/jwb/html/2014-03/29/content_1088874.htm accessed 15 December 2014. 21. According to unpublished research notes by Dr Liang Hongling, Sun Fuxi was editor for People’s Education House from 1951 to 1957. He died of ill health in 1962 at the age of 54. 22. See http://baike.baidu.com/view/213428.htm accessed 15 December 2014. 23. For Su Xuelin and Lu Xun, see Jon von Kowallis, “The Enigma of Su Xuelin and Lu Xun”, Literature & Philosophy, vol. 16, June 2010, pp. 493 – 527. 24. See http://suxuelin.liberal.ncku.edu.tw access on 8 Janurary 2015.

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ABSTRACTS

The twentieth century saw China undergo significant political, social and cultural transformations. Modernisation of art was an integral part of China’s national modernisation project. L’École nationale de beaux-arts de Lyon provided training to at least 58 students from China from 1920 to 1942. Lyon’s connection with modern Chinese art history, however, has not been sufficiently examined. As part of a larger project that examines the process of China’s art modernisation at the beginning of the twentieth century, this paper explores the significance of Lyon as a location of cultural intersection through selected cases of Chinese art students in Lyon. By documenting and analysing the process through which those individual students undertook the challenges of acquiring European concepts and practice of art, this paper demonstrates how the ideal for a modernised Chinese art was modelled largely on French art schools, and how the Chinese implemented their newly acquired knowledge and skills through institutional measures and individual efforts.

AUTHOR

WANG YIYAN

Yiyan Wang is Professor of Chinese and Chinese Programme Director in the School of Languages and Cultures at Victoria University of Wellington in New Zealand. She currently works on modern Chinese intellectual history and Chinese diaspora studies.

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La « Marche sur Lyon » ou le conte des deux forts

Gregory LEE

1 En 1921 à Lyon, l'Institut franco-chinois, partie constituante de l’Université de Lyon s'apprêtait à ouvrir ses portes à une jeune élite chinoise en train de se former dans les grandes universités chinoises. Pourtant, des étudiants chinois, et en particulier des é tudiants du programme travail-études, étaient déjà implantés partout en France. Au début des années 1920 La situation économique de ces étudiants -ouvriers qui finançai ent leurs cours du soir en travaillant pendant la journée, était devenue pré caire. Lorsqu'ils apprirent la nouvelle de l'ouverture de l'Institut, une « délégation » repré sentant ces deux mille étudiants chinois éparpillés un peu partout en France dans des collèges, des lycées et d'autres écoles se retrouva à Lyon pour demander leur inté gration au sein du nouvel institut. Au bout de quelques semaines, ces étudiants furent expulsés de France. Par la suite, cet événement serait appelé « la Marche sur Lyon ».

2 L'histoire de l'Institut franco-chinois (1921-1946) semble à première vue être une simple micro-histoire, un sous-chapitre de l'histoire d'une Chine qui cherchait à se fortifier et à s'équiper afin de faire face au monde industriel moderne. Mais presque un siècle après son inauguration, il est évident que les deux factions qui se trouvent face à face dans cette micro-histoire firent partie de manière plus ou moins inconsciente d'une même mouvance. L'objectif de cette modernisation (qui s'appelait simplement Occidentalisation, ou Xifanghua 西方化, pendant une grande partie du vingtième siècle) était, pour les mouvements progressistes, de renforcer la Chine, d'effacer l'humiliation de sa soumission aux puissances occidentales et japonaise et, plus tard, pour la gauche communiste, de se battre contre le capitalisme. Cependant, la clef pour la plupart des intellectuels et dirigeants chinois était la technologie; une minorité souhaitait également faire renaître la vie culturelle et intellectuelle chinoise en adoptant des modèles occidentaux. Dans les deux cas ce qui s'opérait était une colonisation de l'esprit, qui fut en grande partie une auto-colonisation dans un processus d''intériorisation d'une idéologie qui privilégiait d'abord la science, puis, la technologie. L'imaginaire collectif dominant de l'élite acceptait la nécessité de suivre la voie technologique et l'accepte toujours. Le Parti Communiste, même sous Mao Zedong

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毛澤東, ne rejetterait jamais cette démarche; même si, pendant un temps, la « bande des quatre » fut hostile à la technique et contre le productivisme et l’économisme, la faction qui représentait la tendance opposée (Zhou Enlai 周恩來, Liu Shaoqi 劉少奇 et Deng Xiaoping 鄧小平) ne cessa de promouvoir la logique de la croissance économique et de l’industrialisation. 3 Deng Xiaoping dont le nom est souvent associé avec l’histoire de l’Institut franco- chinois fut actif dans le mouvement des étudiant-ouvriers en France avant son ouverture, même s’il n’a pas pas participé à la célèbre marche sur Lyon. Il était déjà acquis à l’idée du développement de la Chine. La querelle de la « Marche sur Lyon » peut se comprendre comme celle d'une élite des forces progressistes officielles, dont la mission était d’acquérir des connaissances techniques pour faire avancer la Chine, face à des étudiants-ouvriers, que ces mêmes forces avaient encouragés et partageant eux aussi la vision d’une Chine modernisée.1 4 L'expulsion des Chinois de 1921 ne fut pas un simple cas de déportation d'étrangers indésirables. La situation était compliquée par des questions de classe sociale, de relations internationales, de politique, de militantisme du mouvement communiste émergent et sans doute aussi d'espionnage. Ces jeunes Chinois étaient d'abord les bén éficiaires, puis les victimes d'une politique de ce que de nos jours nous appelons le « soft power ». Une politique qui cherchait à établir, par le biais de son influence culturelle et pédagogique, un climat favorable à la France en Chine. 5 La mise-en-place de l'Institut franco-chinois convenait aux autorités françaises, mais également aux autorités chinoises. L'encadrement sur un seul lieu, dans un seul espace bien réglementé, d'une élite chinoise qui allait par la suite porter le drapeau d’une science française trempée d'idéologie française correspondait bien à la stratégie d'influence culturelle de la France. L’institut refusa d’accueillir les étudiants-ouvriers sans ressources, déjà éparpillés un peu partout en France et qui étaient devenus gênant pour le pouvoir chinois et pour la France. Mais avant d'examiner les débuts controversé s de l'Institut lors des évènements de 1922, revenons tout d'abord sur l'histoire du corps estudiantin chinois en France. 6 Parmi les premiers étudiants chinois à venir en France pour y suivre des études financé es par l’état furent Li Shizeng 李石曾 qui, par la suite, devait se distinguer par ses efforts en faveur des étudiants chinois et ses activités politiques, et Zhang Jingjiang 张 静江 qui finança les actions du premier. Ils arrivèrent en 1901. Li devint rapidement un intime de la famille du géographe anarchiste Élisée Reclus. En 1906, tous deux furent rejoints par Wu Zhihui 吴稚晖 qui jusqu’alors était établi à Londres et portait également le nom anglicisé de Wood. Li gagna Wu à la cause anarchiste. Plus tard, Li et Wu penseraient et militeraient en faveur de l'Institut franco-chinois, mais en 1906 leur cause était l’anarchisme, ce qui à l’époque n’était pas incompatible avec leur adhésion au Tongmenghui 同盟會,ou Alliance révolutionnaire,de Sun Yat-sen. Ils établirent à Paris l'organisme anarchiste la Société du nouveau monde Xin shijie she 新世界社. En 1907, ils lancèrent la revue Xin shiji 新世纪 (Nouvelle ère) sous-titrée en espéranto La Tempoj Novaj.2 En 1909, avec le soutien financier de Zhang Jingjiang, Li Shizeng ouvrit une usine de production de tofu qui employait une trentaine de ses compatriotes tous originaires du même district que Li dans le Hebei. Ces travailleurs seraient également le premier groupe de Chinois venus faire des études tout en travaillant pour assurer leur survie. Trouvant géniale cette façon de rendre possible les études en France à faible coût, Li Shizeng chercha à formaliser et à amplifier le mouvement à partir de l'é

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tablissement de la République en 1912. Il établit l'Association pour le travail-études en France, ou Liufa jianxue hui 留法俭学会, et en même temps ouvrit une école à Pékin pour préparer les étudiants désireux de partir en France. Au mois de juin 1912, une association et une école travail-études furent établies au Sichuan. A la fin de cette même année, les deux premières promotions de l’école de Pékin partirent pour la France et, en juin 1913, ce fut au tour de la troisième. Pourtant, le maréchal Yuan Shikai 袁世凯, arrivé au pouvoir en 1913, décida de fermer l’école de Pékin, et l’école du Sichuan, en proie au harcèlement, fut contrainte de cesser ses activités. 7 La Grande Guerre créa en France un besoin de main d’œuvre pour remplacer les ouvriers partis au front. Li Shizeng y voyant une occasion d'avancer le mouvement travail-études conclut un accord avec les autorités françaises; chaque usine employant des ouvriers chinois s'engageait à leur fournir des cours de français. 8 Au mois de mars 1916 une école pour étudiants chinois ouvrit ses portes à Paris. Elle était animée par Li Shizeng et Cai Yuanpei. Courant 1918, une nouvelle école offrant des cours de français avancé s'établit à Pékin pour préparer une nouvelle génération d’étudiants à poursuivre des études en France. C'est cette génération qui allait être concernée par la marche sur Lyon. 9 Le mouvement études-travail atteint son apogée entre mars 1919 et décembre 1920. Par la suite, la crise économique s'abattit sur la France et, en 1921, les étudiants chinois connurent une pénurie d'argent et se retrouvèrent au chômage. L'Association pour l’éducation sino-française, ou Huafa jiaoyu hui 華法教育会, n'avait plus les moyens de les subventionner. Arrivant en France pour gérer la crise, Cai Yuanpei, en tant que Pré sident de l'association, décida le 16 janvier 1921 que celle-ci ne pourrait plus prendre en charge les étudiants-ouvriers, ou « élèves ouvriers » selon l’appellation préférée des autorités françaises de l'époque. Le gouvernement chinois accepta de payer leurs billets de retour en Chine à ceux qui n'avaient pas les moyens de financer leur propre voyage. Mais cette compensation ne correspondait pas aux attentes des étudiants et, le 28 fé vrier 1921, le jour de la dernière subvention de l'association aux étudiants, plus de 400 d’entre eux se présentèrent à l'ambassade de Chine à Paris pour demander que le gouvernement de Pékin assure leur survie matérielle et soutienne leurs ambitions de poursuivre leurs études en France. 10 En mai 1921, un Comité sino-français fut établi afin d'aider les étudiants. Pendant un certain temps, les 800 étudiants ont reçu cinq francs par jours, l'équivalent de trois euros de nos jours. Mais au mois de septembre le comité cessa ses activités et l'assistance aux étudiants prit fin le 15 octobre. 11 La plupart des étudiants chinois venaient en France dans le cadre de ce qui devint au cours des années un programme d’études-travail qui leur fournissait une formation de base délivrée dans des collèges, des lycées et des écoles spécialisées pour les préparer à des métiers techniques. En même temps, ils travaillaient dans des ateliers et dans des usines. Dans le meilleur des cas, on formait de la main d’œuvre spécialisée. 12 L'idée de l'Institut franco-chinois (en chinois Zhongfa daxue 中法大学 qui signifie plutôt « université sino-française ») était un tout autre concept. Son but était de former une élite qui, avant même de venir en France, eût acquis une maîtrise de la langue fran çaise. Cette élite était destinée à l'enseignement supérieur en Chine où elle devait diffuser la science française. Formés initialement à Lyon, ces étudiants restèrent à l'Université de Lyon pour y préparer des diplômes nationaux, ou poursuivirent leurs é

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tudes dans d'autres établissements français. Beaucoup continuèrent en thèse de doctorat. Les étudiants-ouvriers qui vinrent en France avant l'établissement de l'Institut franco-chinois (l'IFC) n'eurent pas la possibilité de profiter de cette expé rience-là. Ils connurent le monde du travail. Ils furent aussi exposés à tout ce qui y était associé, y compris le syndicalisme et la radicalisation de la classe ouvrière française. Car nous sommes en 1922, la période d'après la Grande Guerre (1914-1918), des premières années de l'Union Soviétique et de la montée du Communisme en tant que mouvement politique mondial. Le Communisme gagnait du terrain en France non seulement chez les ouvriers et mais aussi auprès des apprentis chinois. 13 Pourtant, comme nous l'avons vu, les promoteurs du mouvement études-travail, Li Shizeng et Wu Zhihui, étaient plutôt des militants anarchistes. Ceci dit, ils étaient é galement issus d'une classe privilégiée, et leurs idées anarchistes ne les empêchèrent pas de promouvoir une école pour une nouvelle élite nationale d'universitaires et de fonctionnaires. 14 Au début du vingtième siècle, les idées des anarchistes en Chine constituaient une sorte de pensée radicale hégémonique, mais la victoire des communistes en Russie, soci été à dominance agraire tout comme la Chine, permit de diffuser la pensée marxiste. Plusieurs des jeunes militants parmi les étudiants-ouvriers en France furent acquis à la cause communiste. Deng Xiaoping, le futur dirigeant de la Chine Populaire, faisait lui-m ême partie de ceux qui militaient contre la politique discriminatoire que représentait la décision de privilégier l'ouverture d'une grande école pour l'élite chinoise à Lyon plutô t que de soutenir les étudiants plus modestes appartenant au mouvement études- travail. Avec quelques deux cents autres étudiants, Deng et Chen Yi 陈毅, le futur maire de Shanghai et Ministre des affaires étrangères, écrivirent le 20 mai 1921 à Cai Yuanpei pour demander que le projet d'une université chinoise à Lyon (car au départ il s'agissait bien de cela, une université de Chine et pour les Chinois) soit modifié pour en faire une école industrielle afin de résoudre le problème des étudiants-ouvriers sans ressource. La lettre resta sans réponse. 15 Deng Xiaoping ne participera pas à la « Marche sur Lyon », mais Chen Yi fut en première ligne, et, tout comme la plupart des manifestants, il fut expulsé de France. Chen Yi n’adhéra au Parti communiste chinois qu’en 1923, mais il est fort probable qu’il était déjà radicalisé au moment de la « Marche sur Lyon ». Plusieurs années après, alors qu’il était communiste, il tenta de revenir en France pour continuer ses études. Le futur communiste et proche de Mao Zedong, Cai Hesen 蔡和森, son épouse la militante féministe Xiang Jingyu 向警予, qui promouvait la libération des femmes en tant qu’objectif en soi, et Li Lisan 李立三 (1896-1967) participèrent également à la « Marche sur Lyon » ; Ils furent tous expulsés.3 Si les sinologues occidentaux mettent en avant leur participation, les récits officiels chinois mettent l'emphase uniquement sur Chen Yi, futur grand dirigeant du parti. 16 En traitant de la « Marche sur Lyon », il ne s'agit donc pas de la micro-histoire d'une manifestation d'étudiants mécontents suivie de leur expulsion du territoire en bonne et due forme, mais d'un épisode d'une ou de plusieurs grandes histoires du vingtième siè cle : l'histoire intellectuelle de la Chine, la lutte idéologique entre communistes, anarchistes et féministes, lesquels paradoxalement se rapprochaient de plus en plus du pouvoir nationaliste, et l'histoire des débuts des grands militants communistes. 17 Nous allons voir que l'expulsion des étudiants-ouvriers se fit avec la complicité, ou au moins l’indifférence, des autorités chinoises. Les étudiants-ouvriers constituaient un

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élément embarrassant qui troublait la fête de la nouvelle politique de formation d'une é lite chinoise moderne. Ces étudiants ne correspondaient pas au profil social désiré, et de surcroît ils constituaient des éléments politisés à contre-courant du positionnement de la direction du nouvel institut qui tenait à exclure de manière très stricte toute activité politique. Or, avec la prétendue « Marche sur Lyon », qui fut plut ôt une tentative d'occupation, les organisateurs démontrèrent qu'ils étaient pleinement engagés dans des activités politiques spectaculaires. 18 *

19 La volonté de créer un établissement élitiste est clairement exprimée dans une « Note sur l'institut franco-chinois » rédigée fin 1921 après les évènements du mois de septembre, où l'on peut lire : Pour la première promotion, il a été convenu que la sélection des étudiants aptes à entrer à l'Institut de Lyon ; École normale pour les Chinois, se ferait d'une part en Chine ; d'autre part en France ...4 20 C’est le cas aussi dans une minute rédigée par le préfet du Rhône à l'intention de la Sû reté générale le 28 août 1923 où est soulignée l'intention de former une élite à la franç aise issue de l’élite existante en Chine : L'Institut franco-chinois de Lyon est en quelque sorte une École normale supérieure [souligné dans le texte] où de jeunes Chinois et de jeunes Chinoises titulaires de certains diplômes universitaires chinois ou désignés après concours viennent compléter leurs études et s'imprégner de la culture française.... Il relève du ministère de l'Instruction publique et il est placé sous l'autorité de M. le recteur de l'Université de Lyon. 21 Il y avait alors deux voies de sélection : par concours (compétence en langues française, anglaise et chinoise, et en mathématiques) ; et via une sélection sur dossier d'étudiants diplômés d'une liste restreinte d'établissements « d'excellence » en Chine mais é galement au Japon où jusqu’alors un grand nombre de Chinois étaient allés chercher une éducation occidentale. Les établissements concernés étaient les suivants :

22 Université nationale de Pékin ;

23 École nationale de Médecine de Pékin ;

24 Écoles normales supérieures de Canton, Wuchang, etc.

25 École technique de Tangshan dépendant du Ministère des communications,

26 École Navale de Canton ;

27 École de Médecine Paul Doumer à Canton (française) ;

28 École française du Sacré cœur à Canton (Frères Maristes) ;

29 Ancienne école allemande de Shanghai (rouverte en 1921 comme École franco- chinoise) ; 30 Faculté d’agriculture de Komaba (Université impériale de Tokyo) ;

31 Université privée de Waseda (Tokyo) ;

32 Université agricole de Nankin (américaine)

33 St John's University, Shanghai (américaine)

34 Le 21 septembre 1921, une centaine d'étudiants-ouvriers qui avaient convergé sur Lyon arrivèrent à l'Institut franco-chinois devant le Fort Saint Irénée. Ne parvenant pas à pénétrer dans les dortoirs ils s’installèrent devant l’entrée. Les étudiants refusèrent de

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quitter les lieux ; la police les chassa de force et les « transporta» au Fort de Montluc, où ils furent effectivement emprisonnés. 35 Il existe plusieurs comptes-rendus officiels des évènements de septembre et octobre 1921. Celui du 28 août 1923, rédigé deux ans après les faits dans une note établie par le préfet du Rhône, constitue un récit officiel « normal » relevant de l’histoire immédiate et établi pendant et peu après l’évacuation et l'expulsion des étudiants-ouvriers qui se rendirent à Lyon : Le Préfet du Rhône à Monsieur le Ministre de l’Intérieur Sûreté Générale - Contrôle Général des Services de Police Administrative En réponse à vos dépêches des 27 juillet et 23 août, j’ai l’honneur de vous adresser les renseignements suivants sur l’Institut franco-chinois de Lyon et sur les tendances des dirigeants de cette institution…. L'ouverture de l'Institut franco-chinois en septembre 1921 donna lieu à de sérieux incidents. L'institut devait recevoir le 24 septembre, à leur arrivée de Chine [via Marseille], les étudiants et les étudiantes déclarés admissibles que conduisait M. WU TCHI WEI (M. WOOD) [Wu Zhihui 吴稚晖], Directeur de l'Institut. Les 1500 jeunes Chinois arrivés en France en 1920 un an plus tôt pour y être élèves ouvriers et que la crise du chômage, le renchérissement du coût de la vie, le manque de ressource de leur Comité de patronage, avaient mis dans la gêne, en furent fort irrités, Groupés en ''Association de post-scolaires chinois sans ressources,'' ces élèves ouvriers décidèrent un mouvement direct pour revendiquer l'Institut franco- chinois de Lyon. Sur un mot d'ordre, 106 d'entre eux quittèrent la Garenne ; Fontainebleau, Château Thierry, St Germain en Laye, le Creusot, Montargis, arrivèrent à Lyon le 21 septembre ; se présentèrent au Fort St Irénée siège de l'Institut et s'y installèrent avec la résolution d'y rester. Invités à rejoindre immédiatement leur résidence respective, ils s’y refusèrent obstinément en affirmant hautement leurs droits sur l'Institut. Le Secrétaire Général pour la Police dut recourir à la force pour leur faire vider les lieux et sur leur refus de reprendre le train ; les fit transporter, faute d'autres logements disponibles, dans les dépendances du fort de Montluc où le gîte et la nourriture leur furent assurés. 5 36 « Entre temps, le 24 septembre; étaient arrivés à Lyon les 125 élèves de l’Institut conduits par M. WU TCHI WEI ».6 Mais les autorit és françaises et chinoises - l’ambassade avait envoyé M. Li Tchun, Vice-consul de Chine à Paris pour tenter de raisonner les étudiants-ouvriers - craignaient une amplification du mouvement et il fut décidé de faire un exemple des manifestants: […L’]attitude des élèves ouvriers la nécessité d’empêcher, par un exemple, le groupement des postscolaires de diriger de nouveaux contingents vers l’Institut franco-chinois de Lyon, firent hâter le rapatriement des 106 Chinois recueillis au fort de Montluc. Dans la nuit du 13 octobre, ils furent conduits en gare des Brotteaux et le 14 le matin, ils étaient embarqués à Marseille sur le ‘Paul Lecat’.7 37 En suivant les communications de la préfecture du Rhône des mois de septembre et octobre 1921 nous pouvons établir une photographie du déroulement des évènements selon les autorités françaises. Les archives nous fournissent également plusieurs documents rédigés et émis par les étudiants-ouvriers.

38 Dans un rapport du 2ème Bureau de la 4ème Division de la préfecture du Rhône daté du 24 septembre 1921, rédigé par le Secrétaire général pour la Police et adressé au ministre de l’Intérieur ainsi qu’au ministre des Affaires Etrangères, la position des autorités chinoises à Paris est explicité : Aussitôt informé de l’arrivée à Lyon des ces jeunes Chinois, j’en ai avisé téléphoniquement la Direction de la Sûreté Générale et la Légation de Chine à Paris.

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Cette Légation m’a répondu qu’elle n’avait pas été prévenue ni n’était intervenue en aucune façon dans l’envoi de ces [106] étrangers à Lyon et n’a exprimé aucun désir à leur sujet. 39 Pourtant un télégramme fut envoyé par les étudiants-travailleurs ou « postscolaires » dans la matinée du 21 septembre pour avertir la légation et pour demander l’intervention des autorités chinoises : Monsieur Ministre légation de Chine 57 rue Babylone, Paris 7ème Nous sommes en danger prions venir immediatement et telegraphier à prefet du Rhone avant votre depart Cent vingt étudiants CHINOIS 40 Le même jour, la Fédération des Comités des étudiants postscolaires Chinois en France émit un « Appel aux citoyens français des étudiants (sans ressource) en France, pour demander la rentrée à l’Institut Franco-Chinois de Lyon ». L’appel expliquait leur situation et justifiait leurs revendications. Il stipulait que Li Yuying, secrétaire de la Société franco-chinoise d’éducation, était toujours à l’œuvre en Chine pour leur trouver une solution. De plus, les étudiants se disaient soutenus par Cai Yuanpei, président de la dite société, recteur de l’Université de Pékin et ancien ministre de l’Education. Ils citaient une déclaration du ministre de Chine à Paris du 16 septembre qui leur aurait dit : Vous pouvez très bien entrer à l’Institut, je m’entendrai avec les Français ; car les gouvernements français et chinois subventionnent chacun une somme considérable à cet institut, ils ont donc le droit à y faire part. 41 Puis, l’appel souligne les bénéfices potentiels pour la ville de Lyon s'ils étaient admis à l’Institut : Nous désirons bien faire de la propagande pour faciliter les relations intellectuelles et commerciales entre la ville de Lyon où nous allons faire nos études et notre pays. Il est à désirer que les étudiants Chinois qui sont en France et sans ressources y doivent être admis d’abord. 42 Selon le rapport du Secrétaire général pour la Police, le vice-consul arriva le 24 septembre à Lyon. Il s’efforça « d’obtenir…l’admission de ses nationaux à l’Institut Franco-Chinois de notre Ville [Lyon] » et il poursuivit ses pourparlers « tant avec le bureau d’Administration de l’Institut qu’avec M. le maire de Lyon [Edouard Herriot] ». Estimant que les cent-six étudiants n’obtiendraient probablement pas satisfaction, le Secrétaire général pour la Police se tourna vers le gouvernement français.

43 Le 25 septembre, les étudiants post-scolaires émirent un « Complément » à leur appel dans lequel ils refusent de se voir représentés comme les ennemis des étudiants entrés à l’Institut franco-chinois suite aux concours passés en Chine : Nous ne sommes pas deux fractions ennemies. Ceux qui arrivent et ceux qui sont chassés, et la place ne manque pas à l’Institut pour nous loger, si l’on s’en donne la peine, pas plus que les sources pour alimenter le budget. Nous sommes tous des étudiants et les papiers saisis par la police en sont la preuve formelle. 44 Il s’en suivi une série de communications de la part des étudiants détenus, écrites sur un ton aussi désespéré que pathétique. Dans le brouillon d’une lettre datée du 1er octobre, sans destinataire, ils déclarent leur intention de faire une grève de la faim : Mes chers Messieurs, Nous nous permettons de porter à votre connaissance que :

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A l’occasion de la Fête Nationale de la République de Chine; le 10 octobre, et dans la France qui réclama, la première du monde, la Liberté et le Droit de l’homme, les malheureux Etudiants Chinois postscolaires emprisonnés depuis le 22 septembre au fort Montluc de Lyon, simplement à cause de leurs revendications auprès de l’Institut Franco-Chinois de Lyon, éprouvent leur situation d’autant plus douloureuse que d’avoir obtenu peu de confiance de tous les côtés une journée de jeûne pour mieux impressionner leur inoubliable souvenir de cette fête. Les Cent vingt étudiants Chinois postscolaires au fort Montluc 45 Notons que les étudiants soulignent leur exclusion du Fort St-Irénée et leur incarcération en ajoutant aux « Cent vingt étudiants Chinois postscolaires » la mention « au fort Montluc » .

46 Le 3 octobre, la « Fédération des étudiants postscolaires en France » écrivit au préfet. Le document que nous avons pu consulter n’est que le brouillon d’une lettre, mais nous savons que le contenu en fut lu par la préfecture car il est tamponné par le cabinet du préfet le 4 octobre 1921.8 Les étudiants y rendent compte de la réunion qui se tint le 27 septembre entre les étudiants, Monsieur Wood, le directeur de l'Institut, et l'envoyé de l'ambassade, Monsieur Li Tchun. Pendant la réunion les étudiants auraient exposé leurs demandes comme suit : 1° L'institut prendrait autant de postscolaires que son bâtiment vacant le puisse recevoir, 2° Ceux qu'on ne peut pas recevoir ont droit d'être admis aux écoles désignées avec des conditions proportionnelles au point de vue financier, 3°Une commission de finance s'occupant des postscolaires sera constituée par l'Institut, le comité de patronage, les gouvernements Français et Chinois, la Fédération des postscolaires et les personnages voulant nous être sympathiques. 47 Puis la lettre mentionne un accord entre les étudiants et Monsieur Wood qui promit que « les conditions se réaliseraient entièrement quoi qu'un peu plus tard ». Selon les étudiants, Wood se serait déjà chargé « de faire parvenir de Chine une annuité de 12 mille dollars au minimum ». Wood aurait également demandé aux représentants des étudiants de l’accompagner à l’ambassade à Paris pour avoir un entretien avec l’ambassadeur « afin d’obtenir son consentement de participer [à] la réalisation de notre demande en faisant emprunt suffisant pour nous soutenir dans un délai tout [de] six mois ». Monsieur Li Tchen leur aurait dit que la police avait autorisé par téléphone la sortie de la délégation du Fort Montluc le lendemain matin, le 28 septembre, afin qu’ils pussent emporter à Monsieur Wood la réponse de leurs camarades à Montluc.

48 Mais le lendemain de la réunion avec le vice-consul et Monsieur Wood, la délégation se trouva bloquée à l’intérieur de Montluc par « une défense absolue de sortir » et leur communication « avec les extérieurs…presque toute coupée ». Les étudiants demandent dans leur lettre : « Pourquoi n’avons-nous point de liberté de circulation depuis le 28 [septembre] ». Les étudiants s’inquiétaient des rumeurs répandues par la presse locale : Quelques journaux, nous savons bien, ont publié que 400 à 500 postscolaires avaient été annoncés en route sur Lyon le 28 dernier, ce que cela n’est point arrivé jusqu’à présent est assez pour prouver n’a rien de vrai. Le Progrès a publié d’ailleurs qu’on va choisir entre nous les plus instruits et faire rapatrier les autres ineptes et indésirables…. […] avant que nous sommes venus à Lyon, Monsieur le Ministre de Chine [l’ambassadeur] a affirmé à nos représentants, malgré son offre de rapatriement d’autre fois, que pendant sa présence en France, il protesterait fermement qu’aucun postscolaire ne serait de retour en Chine. Nous le croyons pas changé d’avis.

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49 Le 6 octobre une deuxième lettre, datée du 5 octobre, de la part des « cent vingt étudiants chinois post-scolaires au fort Montluc, est reçue par la préfecture dans laquelle ils demandaient leur libération. Le même jour Aristide Briand, Président du Conseil de la République, dans sa capacité de ministre des Affaires étrangères, envoya un télégramme au Maire de Lyon, Edouard Herriot : Ne recevant pas de vous avis que Gouvernement Chinois vous facilite organisation maintient à Lyon élèves travailleurs Chinois je considère que accord intervenu entre nous sur rapatriement des cent dix élèves chinois que hospitalisés depuis quinze jours doit être exécuté je préviens messageries maritimes que les élèves seront embarqués le 13 [octobre] au soir et dirigés sur Marseille par vos soins avec la surveillance voulue dans le train indiquez-moi télégraphiquement mesures prises pour que je prévienne Préfet Marseille en vue assurer 1° réception des élèves à l’arrivée du train 2° conduite par ses soins à l’embarquement & 3° mesures d’ordre pour éviter toute manifestation ou difficulté Si propositions chinoises que mentionnait votre télégramme d’avant-hier se précisent, elles pourront bénéficier aux autres élèves ouvriers chinois - BRIAND 50 Il semble que « les propositions chinoises » auxquelles réfère Briand soient celles de Cai Yuanpei et de Li Yuying que nous retrouvons dans un télégramme envoyé à Herriot le 3 octobre dans lequel les deux hommes demandaient l’obtention de « St-Jean pour installer élèves travailleurs en y organisant cours atelier internat ». Cai et Li précisèrent qu’ils avaient « espoir obtenir gouvernement [chinois] subvention annuelle 100, 000 dollars [chinois] (= 600, 000 fr. ) ». Le 7 octobre le télégramme de Cai Yuanpei et Li Yuying est annoté : « Le Maire est de l’avis de s’en maintenir au rapatriement ».

51 En dépit des protestations des étudiants et des démarches entreprises en Chine, il fut alors décidé de procéder au rapatriement des étudiants. 52 À l’approche de la date d’embarquement certains étudiants essayèrent de s’échapper. Le 12 octobre trois étudiants essayèrent de faire le mur du Fort Montluc; « ils ont été appréhendés par le gardien » et figurent sur la liste des débarqués le 14 octobre. 53 D’autres se désolidarisèrent de leurs compatriotes et tentèrent de convaincre les autorités qu’ils avaient des moyens personnels suffisants pour poursuivre leurs études en France sans l’aide des autorités chinoises ou françaises. Le 13 octobre, la veille de l’embarquement pour Marseille, trente-quatre étudiants écrivirent au préfet en lui demandant de « bien vouloir de nous permettre rester en France pour longtemps ou quelques semaines; car nous pouvons vivre et étudier par les ressources de nos familles….aussi que nous demandons pas la rentrée à l’Institut Franco-Chinois de Lyon ». Ils furent débarqués le lendemain matin. 54 Encore plus désespérée et pathétique fut la lettre d’un certain Houang Tchao-Ping qui écrivit le 13 octobre au préfet pour annoncer qu’il avait reçu de l'argent de Chine qu’il avait mis sur un compte à la Société Générale de Montargis et qu’il était en mesure de payer la pension de son Collège. Il ajouta : « si vous ne me permettez pas ce que je vous demande magnifiquement, alors je quitterai tout suite de Lyon en Belgique ou autre état, mais ne je ne veux pas retourner en Chine ». Cette dernière phrase est soulignée trois fois. 55 Le 12 octobre 1921, le Secrétaire général pour la Police requit «Au nom du peuple français » le Chef d’Escadron, Commandant la compagnie du Rhône « de commander dix gendarmes à pied (dont un gradé) pour convoyer en chemin de fer, de la gare de Lyon-Brotteaux à Marseille 116 individus de nationalité chinoise dirigés sur cette dernière ville en vertu d’instructions de M. le Président du Conseil, ministre des

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Affaires étrangères »: Le « transfert des Chinois du Fort Montluc à la gare des Brotteaux » fut assuré par « 4 voitures automobiles des services de Police de l’agglomération lyonnaise » qui se rendirent dans la cour du Fort le jeudi 13 octobre à 19h30. Le 14 octobre le Préfet de Lyon informa le cabinet du ministre des Affaires étrangères par dépêche télégraphique que le « Convoi groupe élèves ouvriers chinois devant être rapatriés est parti Lyon hier minuit pour Marseille sans incident ». Parmi les expulsés, celui qui allait devenir le plus célèbre de ces étudiants de « la marche sur Lyon », était Chen Yi le futur dirigeant communiste que nous avons évoqué plus haut. 56 Plusieurs années plus tard, alors qu'il était déjà communiste, il tenta de revenir en France pour y continuer ses études. Dans les archives, il existe une communication de Monsieur Baudez, Consul de France à Chengdu, datée du 28 novembre 1923, qui relate que trois étudiants expulsés en 1921, dont Chen Yi, souhaitaient « retourner en France où ils désirent reprendre le cours de leurs études. La lettre fut transférée le 18 février 1924 de la direction de la Sûreté générale du ministère de l’Intérieur au préfet du Rhône « pour avis ». Nous ne savons pas quelle suite fut donnée à cette requête. Chen Yi ne revint pas en France. Mais, selon des sources chinoises officielles, il poursuivit ses études à l’Institut franco-chinois de Pékin où il entra en 1923, la même année où il adhéra au Parti communiste chinois.9 Par la suite, il devint l'un des principaux dirigeants du parti communiste et joua un rôle dans une marche beaucoup plus ardue que celle de Lyon, la mythique Longue Marche de 1934-1935. Proche de Zhou Enlai pendant la Révolution culturelle qui débuta en 1966, il fut critiqué mais jamais limogé. Il mourut en 1972 et, exceptionnellement, Mao Zedong se déplaça pour assister à ses funérailles. Aujourd’hui il figure au panthéon des héros de l’état communiste chinois et son passage à Lyon, que les autorités chinoises appellent 中国留学生的爱国运动, ou « mouvement patriotique des étudiants chinois en France », fait partie de cet imaginaire de « l’histoire » moderne chinoise qui lie les grands dirigeants communistes « libéraux » à la France. 57 Parmi les autres expulsés devenus membres du Parti communiste chinois, Xiang Jingyu - en conflit avec le Comintern en raison de ses positions féministes - fut fusillée par le Guomindang (KMT) en 1928. Son mari, Cai Hesen, correspondant de Mao, fut à son tour exécuté par les autorités nationalistes en 1931.10 Li Lisan eut un parcours plus sinueux à l’intérieur du parti communiste; Alors même qu’il était ministre du Travail sous le gouvernement communiste après 1949, il était en faveur de l'indépendance des syndicats. En décembre 1951, il fut limogé pour avoir commis « les erreurs de syndicalisme et d’économisme ». Li avait insisté pour que les syndicats, en tant qu’organismes de masse, aient des fonctions différentes de celles du parti.11

NOTES

1. Le projet de l’IFC fut porté par deux grands figures politiques de l’époque, l'un français, Édouard Herriot député du Rhône (1919-1940), Maire de Lyon (1905-1940) et plus tard premier ministre de France (1924-25) et l'autre chinois, Cai Yuanpei 蔡原配 ancien ministre de l’éducation de la République de Chine et président de l’Université de Pékin (1916-1926).

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Pour l'histoire du mouvement des étudiants-ouvriers chinois en France, je m'appuie sur des sources en plusieurs langues écrites de diverses perspectives idéologiques et temporelles dont Zhang Yunhou 张允侯, Yin Xuyi 殷叙彝, Li Junchen 李峻晨, Liu Fa qingong jianxue yundong (1)留法 勤工俭学运动 (1), Shanghai, Renmin chubanshe, 1980 ; Paul Bailey, « The Chinese work-study movement in France », The China Quarterly, n° 115, September 1988, p. 441-46;Xian Yujie 鲜于洁, Liu Fa qingong jianxue yundong shigao 留法勤工俭学运动史稿, Chengdu, Bashu shushe, 1994. En français, on peut consulter Nora Wang, Emigration et politique: Les étudiants-ouvriers chinois en France (1919-1925), Paris, Indes Savantes, 2002. 2. Pendant plusieurs décennies au début du vingtième siècle, l'histoire de l'Esperanto fut étroitement associée au mouvement anarchiste en Chine, voir Gotelind Müller-Saini et Gregor Benton, « Esperanto and Chinese Anarchism 1907–1920: The Translation from Diaspora to Homeland » in Language Problems & Language Planning, 30, 1, 2006, pp. 45-73. 3. Paul Bailey, « The Chinese work-study movement dans France », The China Quarterly, no. 115, September 1988, p. 459. 4. Pour les récits concernant la « Marche sur Lyon », je m'appuie principalement sur des dossiers de la Préfecture de Police conservés actuellement dans les locaux des Archives départementales du Rhône. 5. Minute N° 2910 expédiée par Mlle Moiroud le 28 août 1923. 6. Minute N° 2910. 7. Minute N° 2910. 8. La plupart des lettres des étudiants ont pour destinataire le préfet du Rhône, mais le fait que des brouillons de lettres se trouvent dans les archives de la préfecture démontre que les autorités avaient d'autres sources de renseignements et que la possibilité de l'existence de taupes à l'intérieur de l'organisation des étudiants ne peut être exclue. Nous savons aussi que des télégrammes envoyés par des étudiants furent interceptés en amont de leur envoi. Dans l'archive, nous trouvons la note suivante : « Le Chef de brigade de la salle des fils du Central- Barre a téléphoné à 12 heures 20 que des Chinois ont envoyé à leurs compatriotes, [d]es télégrammes …. Ces télégrammes ne seront expédiés que si la Préfectures le juge à propos. » 9. Voir le lien suivant : http://www.chinaspirit.net.cn/chenyi//spjj.htm (consulté le 10 septembre 2015) 10. Voir Andrea McElderry, « Woman Revolutionary: Xiang Jingyu » in The China Quarterly, no. 105, March 1986, pp 95-122. Pour les conseils de Cai Hesen à Mao Zedong voir Cai Hesen, « Lettre de Cai Hesen à Mao Zedong (13 août 1920) » in Extrême-Orient, Extrême-Occident, 1983, 2, 2, pp. 143-149 (à consulter en ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ oroc_0754-5010_1983_num_2_2_1049). Il écrit dans sa conclusion : « il y a deux points sur lesquels il faut insister et se montrer ferme : c'est la dictature du prolétariat et l'aspect internationaliste ; il ne faut pas être entaché de nationalisme. » 11. Voir Timothy Brook et B. Michael Frolic, Civil Society in China, Armons, N.Y.,1997, p. 127.

RÉSUMÉS

En traitant l’épisode de « La Marche sur Lyon », ce texte nous rappelle le contexte houleux qui présida à l’ouverture de l’Institut à l’automne 1921. Les intellectuels chinois imaginèrent l’IFCL comme une alternative à la formule « travail-études » qui avait été initiée dès 1909 par Li

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Shizeng. Ce mouvement dont l’objectif était de permettre à des étudiants chinois de financer leurs études en travaillant dans les usines françaises s’était considérablement développé à la fin de la première guerre mondiale avant d’être victime de la crise économique de 1921. Abandonnés à leur sort, les étudiants chinois en France vont faire face au chômage et au manque d’argent. L’établissement de l’IFCL en septembre 1921 leur offrait l’espoir de pouvoir rester en France et de réaliser des études dans des conditions plus dignes. Mais l’IFCL n’avait pas été conçu pour eux. Il devait accueillir des étudiants solvables, préalablement sélectionnés en Chine et indifférents au militantisme politique, à la différence de leurs camarades du Mouvement travail-études. En s’appuyant sur des sources de première main, cet essai relate les incidents connus sous le nom de la « Marche sur Lyon » (Lida yundong 里大运动) du point de vue de l’appareil administratif franç ais. Il narre l’enchaînement des évènements qui ont provoqué la détention et l’expulsion hors de France d’une centaine d’étudiants chinois.

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La colonialité intellectuelle dans l’histoire de la Chine moderne : de la « Bourse scolaire de l’indemnité des Boxers » à l’Institut franco-chinois de Lyon

LIANG Hongling

Introduction

1 L'Institut franco-chinois de Lyon (IFCL) représente un épisode important dans l’histoire intellectuelle moderne chinoise par ses efforts d'immersion d'un groupe de jeunes chinois dans la science, la technologie et la culture française. Les étudiants, une fois diplômés d’universités françaises, retournaient dans leur patrie et occupaient de hautes positions dans les sphères intellectuelles, politiques et économiques. Ils ont influencé durablement tous ces domaines.

2 Pourtant, l’expérience de l’IFCL n’est pas l’unique tentative chinoise de s’approprier le savoir scientifique occidental moderne par l’envoi de l’élite intellectuelle chinoise dans le but de construire une base solide de la Chine moderne. Les efforts du gouvernement Qing pour intégrer les connaissances et les technologies occidentales datent de la fin du 19e siècle avec la création d'institutions modernes, le développement des industries de base, les communications et le transport, et la modernisation de l'armée sous le mouvement d' « auto-renforcement » (ziqiang yundong 自強運動, 1861-1895) 3 Parmi ces projets d’appropriation du savoir occidental, l’autre projet similaire à l’IFCL, peut être plus connu, fut la « Bourse scolaire de l’Indemnités des Boxers », ou Gengzi peikuan jiangxuejin 庚子賠款獎學金, qui produisit en son temps une longue liste d’éminents intellectuels chinois formés aux Etats-Unis.1 Les financements de ces deux programmes éducatifs franco-chinois et sino-americain provenaient (complètement ou

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partiellement) de l'Indemnité des Boxers versée aux pays occidentaux par la cour des Qing. 4 Un autre point commun aux deux projets se trouve dans les discours contemporain promouvant ces initiatives en matière d’éducation, l’accent était en général mis sur la notion de « retard » de la Chine, ou luohou 落後, et sur l’idée d’une « coopération », ou hezuo 合作 avec les forces occidentales pour y remédier? La Chine est présentée comme incapables de faire face technologiquement et politiquement aux puissances occidentales et au Japon. Ainsi, la « coopération » et les « échanges », ou jiaoliu 交流, dans le domaine éducatif étaient vus comme impératifs et logiques. Par exemple, dans l’exposition de la Ville de Lyon sur l’Institut franco-chinois depuis 2009 la présentation commençait par ce paragraphe: « Dès la fin de la dynastie des Qing (1644-1911), de nombreux intellectuels chinois font le constat que la faiblesse de la Chine est le fait du grand retard de son système scolaire et de son caractère inadapté aux transformations qu’est en train de connaître le monde, et la Chine en particulier ».2 Ou encore sur les programmes sino-américains: « Les Etats-Unis et la Chine sont devenus les meilleurs exemples [d’échanges culturelles], car ils ont construit les liens les plus forts et les plus durables en matière d’éducation en dépit des distances et de différences de contextes culturels, politiques et économiques très marquées ».3 5 Notre article propose donc de mettre en contexte historique ces deux projets par une enquête sur les discussions et l’utilisation de la remise de l'Indemnité des Boxers. Notre article commence par un rappel de la mise en place du Protocole de paix des Boxers et de l’imposition de l’Indemnité du même nom. Ensuite, nous montrerons comment cette indemnité, en France et aux Etats-Unis, fut utilisée pour financer des programmes éducatifs. L’objectif est ici de « rappeler » et de restaurer des vérités historiques ensevelies ou négligées sur le contexte colonial qui a présidé à l’usage de ces fonds et aux projets dont ils ont permis l’émergence.

Le Protocole de Paix des Boxers et la question des indemnités : De la mission militaire à la mission civilisatrice

6 A la fin du XIXe siècle, la situation « semi-coloniale » de la Chine s’accentua avec le passage à une politique impérialiste des puissances capitalistes.4 La mise en place d’un réseau d’exploitation économique accompagna l’approfondissement d’une domination politique. De plus, l’expansion culturelle progressa avec l’augmentation du nombre des missionnaires protestants qui s’établissaient toujours plus loin à l’intérieur de la Chine. La résistance populaire visait de plus en plus fréquemment la présence étrangère, surtout les missions. Ces dernières pénétraient partout et étaient directement en contact avec la population qui souvent voyait en elles la cause de tous les maux dont elle était accablée. En 1898, les groupes de Boxers, principalement paysans du nord du pays, se multiplièrent dans la région du Zhili et du Henan, puis se développèrent au Shandong et aux confins de l’Anhui et du Jiangsu.5 Ce mouvement xénophobe, au départ soutenu par les Qing contre l'influence étrangère, s’étendit avec rapidité et violence. Il s'attaqua aux missions et aboutit, en juin 1900, à l'assassinat du ministre d'Allemagne Von Ketteler et au siège d’environ deux mois des légations étrangères de Pékin.

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7 Le siège coûta la vie à 76 combattants et 6 enfants étrangers ainsi qu’à une centaine de chrétiens chinois. Dans les provinces du nord-est, plus de 200 missionnaires et 32000 chrétiens chinois furent exterminés par les Boxers dans des conditions souvent atroces. Une intervention militaire des Puissances fut donc convenue. Au début d’août 1900, les contingents internationaux (Anglais, Français, Japonais, Russes, Américains, Allemands, Autrichiens et Italiens) furent concentrés à Tianjin et ils entrèrent dans Pékin le 14 août pour libérer les légations. Alors que l'impératrice Cixi et ses fidèles s’enfuyaient à Xi’an déguisés en paysans, Pékin et la Cité Interdite furent victimes d’un pillage systématique par les forces armées du corps expéditionnaire dont la violence dépassa de loin tous les excès commis par les Boxers.6 8 Pour apaiser les puissances étrangères et mettre fin à l’insurrection, Cixi imputa alors la responsabilité des attaques aux Boxers. Elle donna l'ordre aux troupes impériales de participer à la répression du mouvement. La cour des Qing accepta finalement les exigences étrangères et signa un traité avec les représentants de onze Puissances. Ce fameux traité « inégal » devint le Protocole de paix des Boxers, ou Xinchou tiaoyue 辛丑 條約, en Chinois. Il sanctionnait durement la défaite de la Chine dans tous les secteurs : sur le plan militaire, non seulement la Chine n’aurait plus le droit d’importer aucune arme pendant deux ans, mais le fort de Dagu à Tianjin devrait être démoli; sur le plan politique, le quartier des légations placé sous la garde permanente de troupes étrangères était désormais interdit aux chinois ; mais les dommages économiques furent les plus funestes: la Chine s'engageait à verser aux Puissances une indemnité de 450 millions de taëls, payable en or en 39 annuités, et garantie par les recettes des douanes et de la gabelle.7 Compte tenu des intérêts et des taux de conversion, le total s’élevait en réalité à plus de 980 millions de taëls et représentait quatre fois le budget annuel de la Chine. Les finances chinoises furent de nouveau mises à mal par cette indemnité extrêmement lourde qui enleva à la Chine la possibilité d’un réel développement économique.8 9 La crise des Boxers et son dénouement tragique pour la Chine contribuèrent encore à décrédibiliser la dynastie des Qing. L’humiliation infligée par les Puissances, la violence et les atrocités commises par leurs troupes, accentuèrent également l’ardeur des sentiments nationalistes et l’hostilité au pouvoir impérialiste, laissant à la population chinoise des souvenirs qui ne sont pas encore estompés aujourd’hui. Ces observations sont habituelles et classiques dans les livres d’histoire en chinois et également dans d’autres langues. Pourtant, l’impact de cette indemnité en matière d’éducation et d’instruction a été jusqu’à présent peu exploré. 10 De la dévastation économique au programme culturel : Le remboursement des États- Unis et l'établissement de la « Bourse scolaire d'Indemnité des Boxers » 11 Les États-Unis jouèrent un rôle secondaire mais néanmoins important dans la répression de la Révolte des Boxers, principalement grâce à la présence de ses navires et troupes aux Philippines. Dans les négociations sur le Protocole des Boxers en 1901, les Etats-Unis avaient initialement demandé une somme de dédommagement inférieure par rapport à celle offerte par le gouvernement des Qing.9 Quand les missionnaires apprirent que le gouvernement américain avait reçu plus de 24 millions de dollars, plus de deux fois la somme initiale demandée, ils l’exhortèrent à retourner l'excédent. En même temps Liang Cheng 梁誠 (1864-1917), le ministre plénipotentiaire de la Chine aux Etats Unis, multipliait les contacts à la recherche d'un usage spécifique de cette somme et finit par influencer un certain nombre de notables dans les milieux politiques

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américains. Cependant, le représentant américain à Pékin réussit à convaincre le président Roosevelt et son cabinet en 1907 que le gouvernement des Qing était incapable d'utiliser l'argent de manière responsable.10 Il fut donc nécessaire de trouver une alternative. 12 Ainsi, le débat sur l'utilisation des fonds commença bien avant que les Etats-Unis aient officiellement annoncé leur décision de les rendre. Plusieurs propositions furent suggérées, dont celle du professeur Jeremiah Jenks de l’Université Cornell qui eut l’idée d'utiliser l'excédent d'Indemnité pour la réforme du système monétaire chinois. L’établissement sur l’étalon-or de la monnaie chinoise aurait assuré l'expansion du futur commerce sino-américain et des possibilités d'investissement en sécurité dans les chemins de fer et dans l'équipement pour les usines dans toute la Chine.11 Pourtant cette conception d'un nouveau système monétaire pour la Chine ne reçut aucun soutien de la part des officiels chinois et américain. Une deuxième proposition consistait à mettre de côté une partie des fonds pour construire des consulats américains en Extrême-Orient, celle-ci reçu le soutien ardent du département d'État pendant quelques mois au cours de l’année 1906.12 Finalement, le gouvernement américain pencha en faveur d’initiatives dans le domaine éducatif. 13 Pourquoi ont-ils fait ce choix ? L’intérêt des Etats-Unis était évident et simple: un pays vaste comment la Chine était un marché séduisant pour un peuple qui cherche à investir ses capitaux. Le commerce des américains avec la Chine était alors en expansion avec comme principal produit d’exportation le pétrole et les cigarettes. Ainsi aucun moyen pour renforcer les sympathies entre les deux pays ne fut négligé. 14 La proposition du projet d'éducation prit comme modèle la Mission Chinoise d'Education aux États Unis (1872–1881), crée par Yung Wing 容閎 (1828-1912), le premier étudiant chinois à avoir obtenu un diplôme d’une université américaine.13 Etablie en 1872, cette mission, financée par le gouvernement chinois, avait pour objectif d'envoyer de jeunes garçons se former aux Etats-Unis pour qu’ils intègrent à leur retour les services gouvernementaux chinois. 15 La Chine a été considérée dans une position historique et intellectuelle subalterne et« retard » et les Américains dans leur ferveur à éduquer les Chinois agirent sur la conviction que le sauvetage de la Chine ne pouvait être rendu possible que par une conversion des Chinois aux valeurs morales, économiques et politiques occidentales. William B. Parsons, un ingénieur américain en Chine à l'époque, dit à ce propos: L'éducation va balayer les incrustations qui entravent le progrès, et comme chaque amélioration qui a lieu dans les rangs de la classe officielle, cette addition va accélérer la progression et la propagation de l'éducation. Ainsi, la chute de l'un ira de pair avec la montée de l’autre.14 16 Les américains firent valoir que le programme éducatif serait bénéfique pour la Chine dans le sens où des Chinois allaient apprendre la science et les technologies occidentales. Ils ne cachaient pas non plus les bénéfices que ce type de programme pourrait leur apporter. L’éducation allait promouvoir la stabilité politique et la croissance économique, ce qui ferait de la Chine un partenaire commercial plus solide et plus riche. De même, les futurs dirigeants chinois éduqués aux Etats-Unis allaient exercer une influence sans précédent dans le développement des échanges sino- américains : Ils vont étudier dans les institutions américaines, se faire des amis américains, et revenir ici pour favoriser l'Amérique dans ses relations avec la Chine. Tu parles d'une alliance chinoise! Le retour de cette indemnité a été le travail le plus rentable

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qu’Oncle Sam n’ait jamais fait ... Ils formeront une unité en notre faveur si forte qu'aucun autre gouvernement ou élément du commerce européen ne pourra rivaliser avec elle.15 17 De plus, certains Américains craignaient que l'exode des étudiants chinois au Japon en 1905-1906 n’entraîne le déclin de l'influence américaine en Chine.16 Comme Edmund James, président de l’Université d’Illinois aborda la question dans une note (Mémorandum concernant l'envoi d'une Commission de l'éducation en Chine) pour le président : La nation qui réussira à sensibiliser les jeunes Chinois de la génération actuelle sera la nation qui, pour un effort donné, va récolter les rendements les plus grands possibles au niveau de l’influence morale, intellectuelle et commerciale. Si les Etats- Unis avaient réussi 35 ans plus tôt ... à diriger le courant d'étudiants chinois vers notre pays, et s’ils avaient réussi à garder ce grand courant, nous aurions aujourd'hui un contrôle du développement de la Chine plus satisfaisant et plus subtil - par le biais de la domination intellectuelle et spirituelle de ses dirigeants.17 18 Pour ce président d’université, un projet qui permettrait aux Chinois d’étudier aux Etats-Unis était non seulement désirable mais essentiel. Il suggérait d’envoyer une commission d'éducation en Chine et d'inviter les Chinois à étudier dans des établissements aux États-Unis. En bref, le projet allait permettre de renforcer les liens entre les deux pays par la création d'un organisme influent de dirigeants chinois formés par le système éducatif américain.

19 Cependant, l’investissement en éducation n’était pas la préoccupation première du gouvernement chinois. Les responsables chinois suggéraient que les fonds soient consacrées à des sujets plus au cœur des préoccupations du gouvernement, comme l'exploitation minière et le développement des chemins de fer. Dans sa première négociation avec les Américains, Liang Cheng souligne que l'utilisation des fonds remis était un sujet de préoccupation nationale et sa stratégie initiale était d’établir un compromis acceptable pour les Américains sur leur proposition de programme d’éducation, mais sans garanties explicites de lier les fonds remis à un projet spécifique irrévocable. Pourtant, comprenant que les Américains avaient une nette préférence pour l'éducation, la Chine proposa donc une autre solution: investir les fonds dans des projets industriels et consacrer les profits aux projets d'éducation. Cependant, le fait est que la plupart des puissances étrangères craignaient que l’acquisition de ce fonds ne permette à la Chine de s’approprier l'exploitation minière et les projets ferroviaires, jusqu’alors sous leur contrôle. 20 Ainsi, dans une note du troisième secrétaire adjoint d'Etat Huntington Wilson commentait : « Le retour de l'indemnité doit être utilisé de sorte que la Chine fasse certaines choses que nous voulons. Sinon, je crains que sa gratitude ne sera pas profitable ». 21 La Chine n'avait pas d'autre choix que d'accepter l'arrangement. Dans l'échange de notes concernant la part américaine de l’indemnité des Boxers, le Conseil des affaires étrangères chinois indiquait que « compte tenu du désir exprimé récemment par le Président des États-Unis dans la promotion de la venue d'étudiants chinois aux Etats- Unis pour suivre des cours dans les écoles et les établissements d'enseignement supérieur du pays et convaincu par les bénéfices des précédents, le gouvernement impérial a l'honneur de déclarer qu’il est dans son intention d'envoyer dorénavant chaque année aux États-Unis un nombre considérable d'étudiants afin qu’ils y reçoivent leur formation. Le Conseil des Affaires étrangères s'entretiendra avec le ministre

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américain à Pékin concernant l'élaboration d’un plan pour la réalisation de ce projet. » Le président Roosevelt signa finalement le décret de remise de l’indemnité des Boxer en Décembre 1908. 22 Le Ministère des affaires étrangères chinois et Washington signèrent ensuite un accord qui stipulait que les Etats-Unis devaient restituer à la Chine leur part de l'indemnité au cours d'une période de 39 ans (11,6 millions dollars américain), tandis que la Chine, pour exprimer sa reconnaissance, se devait d’envoyer chaque année 100 étudiants dans les écoles et universités américaines, en leur demandant de rentrer à la fin de leurs études pour servir le pays. En 1911, une partie de l'argent fut utilisée pour établir une école préparatoire : Tsinghua College, également connu sous le nom American Indemnity College, ou Meiguo peikuan xuexiao 美國賠款學校), la future l’Université Tsinghua 清華大學.18 Le rôle de Tsinghua était alors de préparer les étudiants chinois souhaitant faire un deuxième cycle aux Etats-Unis. À l’issue de cette formation, ils pouvaient entrer en 3ème année dans une université américaine. 23 Le 11 août 1921, le Sénat américain votait, sur la proposition de M. Lodge, une résolution rendant définitivement à la Chine leur part de l'indemnité des Boxers, part affectée à « des œuvres de rapprochement sino-américain ». En 1924, la Fondation chinoise pour la promotion de l'éducation et de la culture, ou Zhongguo wenjiao cujin jijinhui 中國文教促進基金會, fut créée. Sa fonction était d’administrer le second remboursement de l’Indemnité des Boxers, et d'investir ce fonds dans la promotion de l'éducation et de la culture chinoise.19 Au départ, l'accent de la Fondation était mis sur le développement et la diffusion des connaissances scientifiques en Chine. Peu à peu, elle élargit également ses activités à la promotion des sciences humaines et sociales. 24 Environ 1300 jeunes Chinois purent étudier aux Etats-Unis grâce au programme des « Bourses scolaires de l’indemnité des Boxers » de 1909 à 1929. En 1929, une fois Tsinghua devenue une université à part entière, le programme de bourses n’était plus réservé à ses étudiants mais ouvert à tous les candidats. Un total de cinq groupes de chercheurs furent formés aux États-Unis avant l'invasion japonaise de la Chine en 1937. L’ambition de ces étudiants était de participer à la construction d'une nation moderne sous tous ses angles, parmi eux le philosophe Hu Shi 胡適, le lauréat du prix Nobel de physique Yang Zhenning 楊振寧, le mathématicien Hua Luogeng 華羅庚, le philosophe Feng Youlan 馮友蘭, l’éducateur Guo Bingwen 郭秉文 (connu comme « le père de l'université moderne chinoise »), l’architecte Liang Sicheng 梁思成 (connu comme « le père de l'architecture moderne en Chine »), le linguiste Zhao Yuanren 趙元任, comme l’astronome Zhang Yuzhe 張鈺哲 (connu comme « le père de l'astronomie chinoise moderne») et l’ingénieur Qian Xuesen 錢學森 (connu en Chine comme « le père des missiles spatiaux »).20 Cette liste non exhaustive est représentative d’une part de l’histoire intellectuelle de la Chine. Non seulement le nombre d'étudiants chinois qui poursuivirent leurs études aux USA augmenta considérablement --il dépassa le nombre d’étudiants allant au Japon--, mais de plus, les principes et les modèles pédagogiques américains s’implantèrent progressivement en Chine, et le système chinois moderne de l'enseignement se calqua sur les lignes américaines. Ces jeunes Chinois en absorbant les savoirs « modernes » et les savoirs institutionnels américains, dirigèrent la modernisation de la Chine.21 Comme un étudiant chinois l’avait prédit : Ils [les chinois éduqués aux États-Unis] formeront un grand pont traversant l'océan Pacifique que la civilisation américaine empruntera pour arriver en Chine. Ils seront un moyen merveilleux de transport idées américaines, les distribuant au vaste empire Chinois. Ils seront en mesure d'assurer une paix et un commerce en

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Extrême-Orient que les traités et les forces militaires ne peuvent pas assurer. En un mot, ces étudiants seront le moyen le plus naturel et le plus efficace par lequel la civilisation américaine, ou plutôt l’éducation universitaire américaine, pourra exercer son influence merveilleuse sur la Chine nouvelle.22

Les ambitions françaises - « Nous semons pour l’avenir »

25 En demandant le remboursement de l’Indemnité, Liang Cheng écrivit à John Hay, secrétaire d'État: « Si votre pays honorable prenait la tête [en retour l'excès d’indemnités], partout la voix de la justice se propagerait, et les pays se lèveraient et vous suivraient ».23 Tout comme Liang Cheng l'avait prédit, à la suite du geste des Etats- Unis, les autres puissances étrangères commencèrent à envisager sérieusement le remboursement de l'Indemnité des Boxers. En Chine, des pétitions furent également rédigées pour le payement de l’indemnité. L’Association de demande de remboursement de l’Indemnité des Boxers, ou Kenrang gengzi peikuan hui 懇讓庚子賠款 會, fut fondée à Shanghai en 1914 et se développa rapidement dans le reste de la Chine. En 1920, après le succès de la Révolution socialiste d'Octobre en Russie, le gouvernement soviétique renonça à tous ses privilèges, y compris à la partie impayée de l'Indemnité des Boxers.24 Puis, pendant la Première guerre mondiale, l'intervention de la Chine aux côtés des Alliés ne put être ignorée par ceux-ci. De ce fait, en 1930, le Royaume-Uni signa un accord avec la Chine pour le remboursement de l’indemnité des Boxers en l’affectant à l’éducation de jeunes Chinois.25 Le Japon s’acquitta également de sa part à partir de 1923.26 L’Institut belge des hautes études chinoises fut créé en 1929 à la suite d’une initiative chinoise: le gouvernement républicain de l’époque proposa d’affecter une partie de l’Indemnité à des projets éducatifs sino-belges.27

26 En même temps dans les yeux des intellectuels chinois, la France, héritière de la Révolution, représenta un idéal qui, possédant une valeur propre, devait se répandre dans le monde entier.28 Les intellectuels chinois, animés par une ambition modernisatrice, s'appuyèrent également sur une idéologie occidentaliste, croyant que « les français avaient créé la civilisation occidentale moderne et qu’ils avaient formulé trois doctrines caractéristiques : Les droits de l'homme, l’évolutionnisme et le socialisme ».29 Cette fascination pour la France s’exprima dans le « Mouvement Travail –Etudes », ou Qingong jianxue yundong 勤工儉學运动, initié par Li Shizeng 李石曾 (1881-1973), futur fondateur de l’Institut franco-chinois de Lyon.30 27 Pourtant, la France, dans le contexte de ses conquêtes coloniales, façonna une véritable culture impériale alimentée par l’élaboration des « sciences coloniales » et de ses traditions universitaires. L’occupation militaire et « la conquête morale » ont toujours été associées, et l’idéologie de la mission civilisatrice est l’empreinte de l’expansion de l’Empire français. La colonisation fonctionna comme une « école de la civilisation » qui permettait à la fois de propager la morale et la science.31 La France se présenta comme le pays « qui a proclamé les droits de l’homme, qui a contribué brillamment à l’avancement des sciences, qui a fait l’enseignement laïque, le pays qui, devant les nations, est le grand champion de la liberté, a, de par son passé, la mission de répandre partout où il le peut les idées qui ont fait sa propre grandeur ».32 Il s'agit donc de concilier la dimension culturelle et intellectuelle pour diffuser ses valeurs universelles et sortir les autres peuples des tyrannies de l’ignorance et du despotisme, en leur

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apportant la technologie, la médecine, l’éducation et une saine gouvernance. La France devient alors « la principale puissance messianique ayant une projection intellectuelle et spirituelle hors de ses frontières et à l’intérieur des autres empires et puissances ».33 28 L'idée d’utiliser l’indemnité des Boxers pour des entreprises éducatives fut envisagée à plusieurs reprises. En 1919, Wu Zhihui 吳稚暉 (1865-1953) a publié un article « Sur une université chinoise en étranger » en proposant d’établir une université à Paris.34 En même temps, Li Shizeng, le fondateur de mouvement travail-étude, mentionna la disponibilité éventuelle de l'indemnité et demanda son remboursement en 1919 pendant la Conférence de la paix à Versailles.35 Il suggéra l’utilisation du Fonds pour la construction d’une université chinoise en dehors du territoire chinois : le futur Institut franco-chinois. Cette idée de construire une université chinoise en France fut également accueillie favorablement par les autorités universitaires lyonnaises.36 Outre l'histoire des relations commerciales entre Lyon et la Chine, le choix de Lyon s'expliquait par le rôle de la Chambre de commerce de Lyon dans la colonisation française. Les Lyonnais portaient déjà un intérêt particulier à la Chine. Dans les années 1860 l'impérialisme était devenu vital pour l'existence des industries de la ville.37 La Chambre de commerce de Lyon, « la plus coloniale de France »38, encouragea la création de la Société d’économie politique, finança une grande mission d’exploration en Chine en 1893 et sollicita l’ouverture d’une section coloniale à l’Ecole supérieure de commerce de Lyon en 1899.39 Dans l’esprit français, l’expansion culturelle en Chine n’était qu’une étape. Les étudiants de retour de France devaient en effet s’intégrer au sein des groupes dirigeants de la Chine Nouvelle, tant au niveau éducatif qu’économique. Les affairistes lyonnais espéraient donc que de ces projets culturels naîtrait, à long terme, un rapprochement économique profitable. Comme illustré dans une petite phrase de Maurice Courant 古恆 (1865-1935), Professeur de chinois à l'Université de Lyon depuis 1913: « Nous semons pour l’avenir ».40 29 Mais les dirigeants chinois de l'Institut furent rapidement déçus par la lenteur des négociations du remboursement de l’indemnité. En effet, la France, suite aux dommages subit lors de la Première Guerre Mondiale, avait besoin de cet argent, et ce malgré le fait que les Français avaient compris que l'acquittement des Américains avait « pour contrepartie des avantages de propagande et correspond [aient] à une politique très efficace d'expansion du gouvernement américain en Extrême-Orient ».41 30 En Juin 1921, la France accepta de rendre une partie du solde de l’indemnité des Boxers, mais sans en définir la future utilisation, en considérant que « le vaste monde extrême- oriental, qui offre d'infinies possibilités de développement, est aujourd'hui eu pleine crise de croissance, que des positions s'y prennent, ou risquent de s'y perdre, pour de longues années, sinon pour toujours, et que la France commettrait une faute grave, aux conséquences incalculables, si elle se laissait moralement diminuer et matériellement évincer en Extrême-Orient ».42 31 Parallèlement en 1921, la Banque Industrielle de Chine (B.I.C., banque française) fut fermée après avoir déclaré la faillite, à la suite de quoi le gouvernement français proposa d’utiliser l'indemnité des Boxers pour « sauvegarder les intérêts matériels et moraux » de la France en Chine.43 Le gouvernement chinois s’opposa fortement à cette proposition car cette banque ne représentait que des intérêts partiels et minimes pour la Chine. Seuls des moyens purement français devaient la sauver. La Société franco- chinoise d’éducation (fahua jiaoyuhui, 法華教育會) - l'association visant aux échanges d’éducatives et culturels fondée à Paris en 1916 - envoya un télégramme le 21 décembre

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1921 à des membres du Parlement français: « 43.000 pétitionnaires étudiants, professeurs, demandent remise indemnité 1900 et attribution portion suffisante au développement œuvres éducation franco-chinoises ».44 32 Pourtant, le gouvernement français insista sur le sauvetage de la B.I.C. En 1922, les représentants de la Chine et de la France convinrent de rédiger un accord sur l’utilisation de l'indemnité des Boxers. Ils convinrent qu’une partie de la somme irait au sauvetage de la B.I.C et que le reste de l’indemnité serait utilisé pour des initiatives éducatives et de bienfaisance. Peu après, la France insista sur le fait que le paiement de l’indemnité devait être réglé en franc-or au lieu des francs-papiers convenus puisqu’entre temps ils avaient subi une grave dévaluation. La discussion fut interrompue jusqu’en avril 1925 date à laquelle une entente fut signée.45 Selon l'accord, un million de franc-or, environs 200.000 dollars, seraient alloués chaque année pour les projets éducatifs et culturels franco-chinois, dont faisait partie l’Institut franco-chinois. 46 La Commission mixte des œuvres franco-chinoises (zhongfa jiaoyujijin weiyuanhui 中法 教育基金委員會) fut créée pour gérer le Fonds. Cette tâche d’attribution fut laborieuse, chaque organisation franco-chinoise et chaque université chinoise possédant un département de français revendiquèrent une part de la somme susmentionnée. Par exemple, l’Université de Canton exigea que les bourses devaient être créées avec les fonds des l’indemnité des Boxers pour leurs élèves qui iraient à Lyon et proposa d’ouvrir à Canton « une section préparatoire pour l’Institut franco-chinois de Lyon qui aurait compris un musée et un jardin botanique en souvenir de la France ».47 33 Le programme d’allocation commença en 1926 et l’IFCL obtenu la somme de 15.000 dollars-or.48 En 1927, la part de l’IFCL s’élevait à 25.000 dollars-or. Ce chiffre correspondait à dix pour cent de la somme annuelle disponible pour l’Université Tsinghua remboursée par les Américains.49 34 Cette allocation issue de l’indemnité fut distribuée par la Banque Franco-chinoise pour le Commerce & l’Industrie — qui avait remplacé l’ancienne B.I.C en faillite. L’Institut créa un fonds de « recettes extraordinaires » pour améliorer la vie des étudiants: par exemple, pour réparer les bâtiments, acheter quelques meubles etc. Des fois l’allocation n’arrivait pas à temps, il fallait alors demander des subventions extraordinaires pour permettre à l’institut de fonctionner en attendant la reprise des versements de l’Indemnité.50 Ces retards dans les versements furent la cause principale du manque de fonds de l’Institut Franco-chinois. Il va de soi que la question du financement des étudiants payant eux-mêmes leurs frais d’études et de séjour, ne se posait pas. En revanche les étudiants boursiers de l'Institut ainsi que l'Institut lui-même pâtirent grandement de ce problème qui sera récurrent durant les 25 années d’existence de l’Institut. 35 A part l’allocation annuelle provenant du remboursement de l'indemnité du gouvernement français, le financement de l’Institut était en partie assuré par les gouvernements provinciaux chinois qui y projetaient leurs espoirs de développement local. Ils espéraient ainsi que leur soutien financier, sous forme de subsides, serait à terme récompensé par les étudiants de retour de France. Ainsi, par exemple, le gouvernement de la province du Henan accepta, dès 1917, de verser une vingtaine de bourses provinciales pour des étudiants expatriés, mais à condition que ceux-ci s’engagent à travailler à son service à leur retour. 36 L’objectif de l’Institut était clair : il ne s’agissait plus seulement d’acquérir certaines compétences spécifiques (comme dans le mouvement d’auto-renforcement des Qing qui

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donnait la faveur aux domaines navals et militaires), ni, comme entre 1900 et 1920 de favoriser une meilleure direction politique, mais bel et bien de créer une nouvelle élite intellectuelle qui serait la base de la réforme de la société chinoise. Sur les 473 étudiants qui furent officiellement inscrits à l’Institut franco-chinois, un quart poursuivirent leurs études jusqu’à la soutenance d’une thèse de doctorat. Ces Chinois, devenus docteurs d’universités françaises, sont ainsi rentrés en Chine munis du diplôme d’études le plus élevé qui pouvait être obtenu. Comme Hayhoe l’a résumé : les idées et les modèles français en matière d’éducation ont connu une grande diffusion, et ont contribué dans une certaine mesure à jeter les bases d’un système éducatif chinois moderne.51

Conclusion

37 Les remboursements de l’indemnité des Boxers par les puissances occidentales participèrent autant à l’expansion culturelle qu’à l’exploitation économique de la Chine. Ce financement prit toutefois une tournure ironique: les revendications exigées par les puissances étaient déjà pour la plupart exagérées et la somme de l'indemnité était excessive. Comble de l’ironie : non seulement les fonds que les gouvernements étrangers investirent pour l'éducation de l’élite chinoise provenaient des coffres vides chinois mais il fut refusé à la Chine le contrôle de ces fonds et de leur répartition.

38 La Chine se situait, sur le plan non seulement géopolitique mais aussi intellectuel, dans une position historique subalterne et ce « retard » appliqué à la Chine dans la sphère intellectuelle est une caractéristique de la colonialité intellectuelle qui a permis de faire passer les savoirs occidentaux pour universels. La création de la « Bourse scolaire de l'indemnité des Boxers » sino-américaine et la fondation de l’IFCL constituèrent un programme « fertile » qui forma une élite chinoise à travers la diffusion des sciences et des valeurs françaises et américaines. Ce projet d’enseigner aux Chinois comment se comporter dans un monde de rapports dominé par l’homme blanc, se définissait comme une œuvre « amicale » et « scientifique ». Il dissimulait son utilité économique et la diffusion des valeurs occidentales. Les pays occidentaux, tout en mettant en évidence leurs « contributions » à la modernisation de la Chine, éclipsèrent la nature impérialiste et colonialiste de leur action. De ce fait, les pratiques des pays occidentaux restèrent relativement peu problématiques étant donné qu’elles étaient vues comme une entreprise commune. 39 Pourtant la pierre angulaire de l'expansion coloniale n'est pas dans l'oppression ou dans l’invasion territoire, mais dans la dissémination de ses connaissances, de ses pratiques et de l'épistémologie des colonisateurs.52 Comme le note l’historien français Pierre Singaravélou : « l’histoire des sciences humaines a toutefois eu tendance à occulter la dimension coloniale dont a été longtemps épurée la biographie des ‘père fondateurs’ français ».53 40 Certes, contrairement à l'Inde, la Chine n'a jamais été colonisée entièrement par un seul pays et territoire chinois n'a jamais été fait dans une seule possession étrangère non pus. Ce trajet singulier et surtout la situation « semi-coloniale » de la Chine n’ajoute pas seulement quelques difficultés à comprendre la situation complexe de la Chine qui ne correspond pas au Post-colonialisme, il conduit aussi à la tendance de traiter ce « semi-colonial » pour « non-colonial ». Tani Barlow a analysé comment le colonialisme disparaît dans les œuvres de certains des plus grands savants des étudies

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chinoises comme Fairbank qui traite la Chine et l'Occident pour deux entités « intérieurement friables, extérieurement discrètes, délimitées, modelées et concrètes » aux lieux des organes et des sites intégrés d'un système mondial par les relations coloniales.54 De façon similaire, on tend à traiter ce sujet de la coopération éducative entre la Chine et l’Occident comme s’il existait dans une dimension de la réalité détachée du reste de l'histoire. C’est ainsi que les questions se posent rarement en prenant en considération le contexte colonial de l’époque. Le discours sur la « coopération » et la « transmission culturelle » perpétue une forme d’amnésie sur le passé colonial.55 41 En outre, les impacts de ses projets sont plus profonds et n’ont pas produit que quelques noms connus dans l’histoire (intellectuelle) de la Chine. Wang Hui argumente que les changements de souveraineté et la base juridique de l'État moderne ne peuvent pas être séparés de la production de nouvelles connaissances et de l’idéologie.56 Les intellectuels chinois, par leur éducation ont transformés des catégories telles que la culture, la morale, l'esthétique et les sentiments dans des domaines spécialisés des établissements d'enseignement et de recherche modernes. 42 Grâce à ce processus d'institutionnalisation, une nouvelle classification des connaissances ainsi qu’un nouveau système éducatif avaient été établis en se basant inévitablement sur l'universalisme européen. La vision traditionnelle du monde et son épistémologie ont continué à exister, mais seulement comme des éléments ou morceaux de la nouvelle éducation de savoir en perdant leur statut en tant que une vision du monde. 43 Pour conclure un regarde nouveau porté sur la nature coloniale des projets éducatifs soi-disant coopératifs est nécessaire et important : cela doit nous permettre non seulement d’explorer le passé dans la perspective d’une meilleure compréhension du présent mais aussi d’explorer en profondeur les « situations coloniales » ainsi que la « colonialité sans colonies » de notre réalité contemporaines.57

NOTES

1. Peter Buck, American Science and Modern China, 1876-1936, Cambridge, Cambridge University Press, 1980. 2. Exposition de l’Institut Franco-Chinois à Lyon, Lyon, Office de Tourisme de la Ville de Lyon, 2010. Ge Fuping, 葛夫平, « Faguo tuihuan gengkuan yongtu wenti de zaikaocha » 法國退還庚款用途問題的再考察 [Réexaminer l'utilisation de remboursement de l’indemnities des Boxers par le gouvernement français], in Zhongguo shehui kexueyuan jindaishi yanjiusuo qingnian xueshu luntan, Beijing, Sheke wenxian chubanshe, 2005. pp. 338-359. Ruth Hayhoe and Marianne Bastid (dir.), China's Education and the Industrialized World: Studies in Cultural Transfer, New York, ME Sharpe, 1987. 3. Li Hongshan, US-China Educational Exchange: State, Society, and Intercultural Relations, 1905-1950, New Brunswick, Rutgers University Press, 2007, p. 3. Voir aussi Guo Yugui, « The Roles of Returned Foreign Education Students in Chinese Higher Education », Journal of Studies in International Education, n°2, 1998, pp. 35-58.

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4. La Chine ne fut pas à proprement parler colonisée par une seule puissance occidentale comme le cas de l’Inde, pourtant elle a été fortement dominée, militairement, économiquement et politiquement, et une grande partie de son territoire fut grignoté par des puissances occidentales. 5. Le nom de « Boxers », ou yihequan 義和拳 fut donné par les Occidentaux à cause du symbole de la secte qui représentait un poing fermé. Pour un regard approfondi sur la révolte des Boxers de 1898-1900. Voir Paul A. Cohen, History in Three Keys: The Boxers as Event, Experience, and Myth, New York, Columbia University Press, 1997. 6. Des milliers d’hommes sont massacres dans une orgie sauvage et le palais impérial (Ancien palais d'été) est détruit et dépouillé de la plupart de ses trésors. Des expéditions « punitives » sont également lancées dans d’autres régions comme le Zhili et la Mandchourie. 7. Marianne Bastid, Marie-Claire Bergere, et Jean Chesneaux, De la guerre franco- chinoise à la fondation du parti communiste chinois 1885-1921, Paris, Hatier Université, 1972, pp.77-79. 8. Nous pouvons citer quelques traités qualifiés d’« inégaux » par les élites chinoises : le Traité de Nanjing, qui mit fin à la première Guerre de l'opium, cède l’île de Hong Kong aux Britanniques et contraint les Qing à ouvrir cinq ports au commerce avec l’Occident; le Traité de Tianjin, clôturant la seconde Guerre de l'opium avec la France, les États-Unis et le Royaume Uni, ouvre onze nouveaux ports au commerce, légalise l’importation d’opium et soumet la Chine à de lourdes indemnités ; le Traité de Shimonoseki avec le Japon en 1895 suite à la défaite de la Chine lors de la première Guerre sino-japonaise, la Chine reconnaît l’indépendance de la Corée et cède un certain nombre de territoires au Japon. Le poids de ces sanctions et leur caractère humiliant, venant après une longue suite de défaites, va contribuer à acc élérer la mutation de la Chine vers une société plus moderne. Voir Wang Dong, China’s Unequal Treaties: Narrating National History, Lanham, Lexington Books, 2005. 9. « The Remission of a Portion of the Chinese Indemnity », The American Journal of International Law American Journal of International Law, vol. 2, n°1, Jan.1908, pp. 160-170. 10. Stacey Bieler, 'Patriots' or 'Traitors' ?: A History of American-Educated Chinese Students, New York, ME Sharpe Inc, 2004. 11. Lai, Cheng-Chung, Joshua Jr-shiang Gau, and Tai-kuang Ho, « Professor Jeremiah Jenks of Cornell University and the 1903 Chinese monetary reform », Hitotsubashi Journal of Economics, vol. 50, n°1, 2006, pp. 35-46. 12. Richard H. Werking, « The Boxer Indemnity Remission and the Hunt Thesis », Diplomatic History, vol. 2, n°1, 1978, pp.103-106. 13. Yung Wing fut le premier étudiant chinois à avoir obtenu un diplôme à l'Université américaine de Yale. Il rentra en Chine après ses études et organisa en 1872 une mission d'éducation chinoise pour envoyer successivement 4 groupes de 120 jeunes élèves chinois aux Etats-Unis, dont plus de 20 à l'Université de Yale. Il publia une autobiographie en anglais qui racontait son expérience américaine. Voir Yung Wing, My Life in China and America, New York, Henry Holt Co., 1909. Aux États- Unis, bon nombre de ces élèves étaient déjà convertis au christianisme. Les élèves furent rappelés en Chine en 1881, suite au changement de régime dans ce pays, ce qui mit fin au programme. Voir aussi Liel Leibovitz, and Matthew Miller, Fortunate Sons: The 120 Chinese Boys who Came to America, Went to School, and Revolutionized an Ancient Civilization, New York, WW Norton, 2011. 14. « Education will sweep away the incrustations that hamper progress, and as each improvement in the ranks of the official class occurs, such addition will hasten the advance and spread of education. Thus the downfall of one will go hand in with the rise of the other » . Voir William B. Parsons, An American Engineer in China (New York, 1900), 311-312, cité par Michael H. Hunt, « The American Remission of the Boxer Indemnity: A Reappraisal », Journal of Asian Studies, vol. 31, n°3, May 1972, pp. 539-559. 15. « The Awakening of China », Daily Consular and Trade Reports, No. 3636 (Nov. 15, 1909), pp. 8-9, cité par Michael H. Hunt, « The American Remission of the Boxer

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Indemnity: A Reappraisal », Journal of Asian Studies, vol. 31, n° 3 (May, 1972), pp. 539-559. « They will be studying American institutions, making American friends, and coming back here to favor America for China in its foreign relations. Talk about a Chinese alliance! The return of the indemnité was the most profitable work Uncle Sam ever did… They will form a force in our favor so strong that no other government or trade element of Europe can compete with it ». 16. Danian Hu, China and Albert Einstein: The Reception of the Physicist and his Theory in China, 1917-1979, Boston, Harvard University Press, 2005, p. 45. 17. Arthur H. Smith, China and America To-day: A Study of Conditions and Relations, New York, Fleming H. Revell Co., 1907, pp. 213-215. « The nation which succeeds in educating the young Chinese of the present generation will be the nation which for a given expenditure of effort will reap the largest possible returns in moral, intellectual and commercial influence If the United States had succeeded thirty-five years ago, as it looked at one time as if it might, in turning the current of Chinese students to this country, and had succeeded in keeping that current large, we should to-day be controlling the development of China in that most satisfactory and subtle of all ways, through the intellectual and spiritual domination of its leaders ». 18. Voir le site de l’Université Tsinghua: http://www.tsinghua.edu.cn/publish/ then/5779/index.html 19. Sur le deuxième remboursement, voir George A. Finch, « Remission of the Chinese Indemnity », The American Journal of International Law, vol. 18, n° 3 (1924), pp. 544-548. 20. John Grier Hibben, « The Chinese Student in America », The North American Review, vol.195, n°674, 1912, pp. 56-65. 21. Charles K. Edmunds, « Modern education in china », The Journal of International Relations, vol. 10, n°1, 1919, pp. 62-86. 22. John Fryer, Admission of Chinese Students to American Colleges, Washington Government Printing office, 1909, p. 181. « They will be a huge bridge across the Pacific Ocean between America and China, over which American civilization travels. They will be a marvelous means of transportation that transports American ideas to and distributes them throughout the vast middle kingdom. They will be able to modify the public opinion of their country that more than half a century of ordinary contact with the Occident cannot modify. They will be able to insure a peace and trade in the Far East that treaties and military forces cannot insure. In one word, these students will be the most natural medium and most effective instruments through and with which American civilization, or rather American university education, can exert its wonderful influence on the new China ». 23. Stacey Bieler, 'Patriots' Or 'Traitors' ? A History of American-Educated Chinese Students, New York, ME Sharpe Inc, 2004. 24. Wang Tieya, Zhongwai jiuyuezhang huibian [La compilation des l'Ancien traités de la Chine avec les puissances], Vol. 3, Beijing, Sanlian chubanshe. 1986, p. 428. 25. Puis 265.000 livres ont été donnés à Hong Kong University. Wang Shuhuai 王樹 槐, Gengzi peikuan 庚子賠款 [L’Indemnités des Boxers], Taipei, zhongyanyuan jinshisuo, 1974, p. 426. 26. Wang Shuhuai, Gengzi peikuan, pp. 485-487. 27. D’une part, des bourses d’études furent offertes à de jeunes Chinois qui allèrent suivre des études supérieures en Belgique, d’autre part, l’indemnité permit la fondation de l’Institut dont la mission était « de promouvoir l’étude de la civilisation chinoise dans ses manifestations les plus diverses.» Le siège de l’Institut fut fixé à Bruxelles aux Musées royaux d’art et d’histoire, la constitution d’une bibliothèque fut le noyau du nouvel établissement scientifique. Voir « Gengkuan xingbanjiaoyu jingguo » [Le déroulement des projets éducatifs financés par les remboursements de l’indemnité des Boxers], in Di’erci Zhongguo jiaoyu nianjian [Deuxième annuaire de l’éducation chinoise], Beijing, Zhongguo da baike quanshu chubanshe, 1948. pp. 1567-1588.

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28. Voir Sato Shinichi, Jindai zhongguo de zhishifenzi yu wending [Intellectuels Chinois et Civilisation en Chine moderne], Trad. du japonais, Jiangsu renmin chubanshe, 2011. [Chapter 2]. 29. Chen Duxiu 陳獨秀, « Falanxiren yu jindai wenming » 法蘭西人與近代文明, Xinqingnian La Jeunesse, n°1, 15 sep 1915. 30. Dès 1875, le gouvernement Qing a envoyé ses premiers étudiants chinois en France pour qu’ils se forment à l’industrie minière, la construction navale et la ferronnerie, entre autres domaines. Wang Huanchen (dir.), Liuxue jiaoyu, Taipei, Guoli bianyiguan, 1980, p. 585. Les étudiants chinois venus en France dans les années 1920 ont suscité la curiosité et fait couler beaucoup d’encre en Chine et à l’extérieur, du fait que bon nombre d’entre eux ont figuré plus tard parmi les dirigeants du Parti communiste chinois : Zhou Enlai, Deng Xiaoping, le ministre des Affaires étrangères de la RPC (République populaire de Chine) Chen Yi, deux fils du premier secrétaire général du PCC, Chen Duxiu, des compagnons de route et compatriotes du Hunan de Mao Zedong, ainsi que des militantes féministes renommées. Voir Nora Wang, Emigration et politique: les étudiants-ouvriers chinois en France, 1919-1925, Paris, Les Indes savantes, 2002; Huang Liqu 黄利群, Liufa qingongjianxue jianshi 留法勤工儉學 [Une brève histoire du Mouvement Travail- Etudes en France], Beijing, Jiaoyu kexue chubanshe, 1982. Zhang Yunhou 张允侯, Yin Xuyi 殷叙彝, et Li Junchen李峻晨, Liufa qingongjianxue yundong 留法勤工儉學運 動 [Le Movement Travail Etude en France], Shanghai : Shanghai renmin chubanshe. 31. Georges Hardy, Une conquête morale: l'enseignement en AOF, Harmattan, 2005 [1917]. 32. Albert Bayet, Discours au Congrès de la Ligue des Droits de l'Homme, 1931, Paris, cité par Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France : de 1871 à 1962, Paris, Hachette, 2005, p. 183. 33. Albert Salon, L’Action culturelle de la France dans le monde, F. Nathan, 1983, p. 32. 34. Wu Jingheng 吳敬恆, « Haiwai zhongguodaxue moyi » 海外中國大學末議 [Sur une université chinoise en étranger], Wu Zhihui xiansheng quanji [Œuvres complètes de Wu Zhihui], vol. 2, Taipei, Zhongguo guomindang dangshi shiliao bianzuan weiyuanhui, 1969, pp. 125-135. 35. Chen Sanjing 陳三井, « Li’ang zhongfadaxue haiwaibu de jingguo, xingzhi, zhuangkuang » 里昂中法大學的經過,性質,狀況 [L’Institut Franco Chinois à Lyon: la procédure, sa nature, sa situation], in Chen Sanjing 陳三井 (dir.), Qingong jianxue yundong 勤工儉學運動 [Le Movement travail-études en France], Taipei, Zhongzheng shuju, 1981, p.346. 36. Sur l’histoire politique et économique de l’Institut en français, voir Philippe Yann, L'Institut franco-chinois de Lyon : un exemple réussi de collaboration en éducation, Mémoire de maitrise, Université Lumière Lyon 2, Juin 1998. 37. John F. Laffey, « Roots of French imperialism in the nineteenth century: the case of Lyon », French Historical Studies, 6.1 (1969): 78-92. 38. Maurice Zimmerman, « Lyon et la colonisation française », Questions diplomatique et coloniales, IX (June 15, 1900), 705-17; X (July 1, 1900), 1-21, p.708 39. Daniel Bouchez, « Un défricheur méconnu des études Extrême-orientales: Maurice Courant (1865-1935) », Journal Asiatique, Tome 271, n° 1-2 (1983), pp. 43-150. 40. Philippe Yann, L'Institut franco-chinois de Lyon : un exemple réussi de collaboration en éducation, Mémoire de maitrise, Université Lumière Lyon 2, Juin 1998. 41. Bureau, André. La crise bancaire en 1921-1923 (Banque industrielle de Chine, Banca di sconto, Landmandsbank, Andresens og Bergens kreditbank): Étude juridique et politique de l'intervention de l'État, Société anonyme de publications périodiques, 1923, p. 35. 42. Bureau, André. La crise bancaire en 1921-1923 (Banque industrielle de Chine, Banca di sconto, Landmandsbank, Andresens og Bergens kreditbank): Étude juridique et politique de l'intervention de l'État, Société anonyme de publications périodiques, 1923, p. 35. 43. La Banque Industrielle de Chine a été créée en 1913 en France avec pour objectif de financer l'expansion industrielle française en Chine et en Extrême-Orient. Cette société avait pour objet de faire toutes opérations de banque et de finances en tous

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pays et plus spécialement en Chine ou elle devait s'efforcer de mettre en œuvre des accords déjà intervenus entre elle et le Gouvernement de la République chinoise. Nobutaka Shinonaga, « La formation de la Banque Industrielle de Chine », Le Mouvement Social, n°155 (Apr. - Jun., 1991), pp. 39-65. 44. André Bureau, La crise bancaire en 1921-1923 (Banque industrielle de Chine, Banca di sconto, Landmandsbank, Andresens og Bergens kreditbank): Étude juridique et politique de l'intervention de l'État. Société anonyme de publications périodiques, 1923, p. 36. 45. Voir Ge Fuping, « Faguo tuihuan gengkuan yongtu wenti de zaikaocha ». 46. Ces instituts franco-chinois comprennent l’Institut Franco-chinois à Pékin, Institut Franco-chinois d'Industrie et de Commerce à Shanghai et l’Ecole médicale française à Tianjin. Archives l’Institut Franco-chinois de Lyon: Indemnité des boxer Numéro 248, Sous-dossier #1 Dossier contenant 21 pièces numérotées de 1 à 21 y compris la chemise d’origine #21 [1922-1925], No. 6. 47. Archives l’Institut Franco-chinois de Lyon: Indemnité des boxers Numéro 248, Sous-dossier #1 Dossier contenant 21 pièces numérotées de 1 à 21 y compris la chemise d’origine #21 [1922-1925], n°17-20. 48. Archives l’Institut Franco-chinois de Lyon: indemnité des boxers Numéro 248, Sous-dossier #2 Dossier contenant 45 pièces numérotées de 22 à 66 [janvier à avril- 1926], n°24. 49. Daniel Bouchez, « Un défricheur méconnu des études Extrême-orientales: Maurice Courant (1865-1935) », Journal Asiatique, Tome 271, n°1-2 (1983), pp. 43-150. 50. Archives l’Institut Franco-chinois de Lyon: Indemnité des boxers Numéro 242, Subventions extraordinaires. 51. Ruth Hayhoe, « Catholics and Socialists: The Paradox of French Educational Interaction with China », in Ruth Hayhoe & Marianna Bastid, (dir.), China’s Education and the Industrialized World: Studies in Cultural Transfer, New York, M. E. Sharpe, 1987, pp. 97-119. 52. Il existe un corpus de littérature scientifique important et en croissance rapide sur le sujet. Voir Philip G. Altbach, and Gail Paradise Kelly, Education and Colonialism, New York, Longman, 1978. Walter Mignolo, Local Histories/Global designs: Coloniality, Subaltern Knowledges, and Border Thinking, Princeton, Princeton University Press, 2012. Sanjay Seth, Subject Lessons: the Western Education of Colonial India, Durham, Duke University Press, 2007. 53. Pierre Singaravelou, Professer l'Empire: l'enseignement des « sciences coloniales » en France sous la IIIe République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 26. 54. Tani E.Barlow, « Colonialism's career in postwar China studies », Positions, vol 1, n°1, 1993, pp. 224-267. 55. Example des discours “cooperation” et “échange culturel”, voir Ge Fuping, « Faguo tuihuan gengkuan yongtu wenti de zaikaocha »; Ruth Hayhoe and Marianne Bastid (dir.), China's Education and the Industrialized World: Studies in Cultural Transfer. 56. Wang Hui, « Scientific Worldview, Culture Debates, and the Reclassification of Knowledge in Twentieth-century China », boundary 2, 2008, vol. 35, n°2, pp. 125--155. 57. Walter Mignolo, Hongling Liang, « Introduction: From Global Colonialism to Global Conloniality », Localities, vol. 2, 2012, pp. 331-336.

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RÉSUMÉS

Cet article étudie la mise en œuvre et l’indigénisation de la connaissance occidentale moderne en Chine en examinant deux programmes d'éducation des élites chinoises au début du XXe siècle : la Bourse scolaire de l’Indemnité des Boxers et l'Institut franco-chinois de Lyon. Cette étude situe dans une perspective historique ces deux projets et propose un regarde nouveau sur la nature « coloniale » de ces programmes éducatifs soi-disant « coopératifs ».

AUTEUR

LIANG HONGLING

LIANG Hongling est Lecturer au sein de la School of Modern Languages and Cultures de l’Université de Glasgow. Elle a soutenu une thèse de doctorat sur la représentation de la médecine chinoise en France à l'université Lyon 3 en 2010. Son travail de recherche porte sur la diffusion et les impacts des «savoirs français» dans la quête de la modernité chinoise. Elle travaille également, dans une logique comparatiste, sur un projet collaboratif questionnant les pratiques et les politiques de l’éducation coloniale en Inde et à Hong Kong.

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Su Xuelin et la première vague d’étudiantes à l’IFCL : Cartographie d’un désir d’ailleurs

Jacqueline ESTRAN

L’IFCL et ses premières étudiantes

1 Lorsque l’Institut Franco-chinois de Lyon ouvre ses portes à l’automne 1921, il accueille, parmi sa première vague d’étudiants, 15 étudiantes pour environ 120 hommes. Et si la première inscription sur les registres de l’IFCL est celle d’une femme, comme la toute dernière, il n’y aura plus de groupe féminin aussi important par la suite : seules 36 étudiantes sont admises entre 1926 et 1946 (année où a lieu la dernière inscription à l’IFCL) et uniquement par petits groupes de 2 à 4 personnes. L’institut a accueilli au total 51 femmes pour 422 hommes, soit un peu plus de 10 %.

2 Le mouvement travail-études qui précède immédiatement la création de l’IFCL accueille, lui, 46 femmes sur un total de 1600 individus1. Si ce mouvement suscite des doutes sur sa viabilité, en particulier pour les femmes, il a néanmoins préparé le terrain, depuis 1912, parmi les élites progressistes. Ses promoteurs, très actifs et engagés sur le plan politique, veulent œuvrer à la modernisation de la Chine et, influencés par les idéaux anarchistes, imaginent ce système mi-études mi-travail afin de permettre l’accès à un enseignement supérieur, même avec peu de moyens, tout en valorisant des activités manuelles, potentiellement rémunératrices. Mais ce mouvement est mal connu en Chine et c’est en y faisant référence que Su Xuelin, future étudiante de l’institut, parle de la France comme du pays dans lequel les étudiants chinois meurent de faim2. Par contraste, l’IFCL apparaît donc, lors du premier concours organisé pour recruter les étudiants, comme une alternative permettant des études à l’étranger à moindre frais et dans un cadre sécurisant, à une époque où les filles ont encore du mal à pouvoir accéder aux études supérieures, en Chine comme dans le reste du monde. Si les deux filières sont bien distinctes et que l’IFCL refuse, dans un premier temps, d’intégrer les étudiants-ouvriers chinois qui le demandent lors de son ouverture

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– on se souviendra de la « Marche sur Lyon » (Li da yundong 里達運動) organisée en septembre 1921 – d’anciens participants du mouvement travail-études seront néanmoins acceptés. Ce fut notamment le cas, pour la première promotion, de l’étudiante Wang Jingyuan3.

Date déclarée Région Nom Etudes en Chine Etudes en France de d’origine naissance4

Huang Shikun Médecine 1897 Guangdong Médecine (Hackett) 黃式坤 (3 ans)

Huang Lettres Collège pour filles de Mingmin 1901 Guangdong puis Droit Yanjing 黃明敏 (10 ans)

Huang Weihui Collège pour filles de Lettres 1902 Guangdong 黃偉惠 Yanjing (10 ans)

Su Xuelin Beaux-Arts 1900 Anhui Ecole normale sup. de Pékin 蘇雪林 (3ans ½)

Yang Runyu Lettres 1902 Hunan Ecole normale sup. de Pékin 楊潤餘 (8 ans)

Beaux-Arts Pan Yuliang Ecole des Beaux-Arts de 1894 Anhui (7 ans, Lyon, Paris, 潘玉良 Shanghai Rome)

Liu Wu Médecine 1901 Guangdong Médecine (Canton) 劉梧 (5 ans)

Fang Yun Beaux-Arts 1901 Jiangsu Ecole normale pour filles 方藴 (6 ans)

Fang Yu Lettres 1904 Jiangsu Ecole de commerce 方裕 (6 ans)

Lin Baoquan Lettres 1901 Guangdong Ecole normale sup. de Pékin 林寳權 (5 ans)

Luo Zhenying Lettres 1901 Guangdong Ecole normale sup. de Pékin 羅振英 (10 ans)

Wu Xuxin Ecole normale pour filles du Lettres 1902 Jiangsu 吳續新 Jiangsu (7 ans)

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Ma Yuanbing 1886 Jiangsu Commerce 馬袁冰

Liang Médecine Daozhen 1896 Guangdong St Hilda’s school (Canton) (11 ans) 梁導貞

Wang Ecole des Beaux-Arts de Beaux-Arts Jingyuan 1893 Fujian Bordeaux (7 ans) 王靜遠

3 Caractéristiques du groupe féminin

4 Pris dans son ensemble, la première vague féminine de l’IFCL se caractérise d’abord par ses origines géographiques : 6 étudiantes viennent du Guangdong, une province également très bien représentée au sein du groupe féminin du mouvement travail- études. Le Guangdong est, depuis plusieurs siècles, un lieu de passage des populations d’origine chinoise se destinant à émigrer, populations qui, souvent, se sédentarisent un temps plus ou moins long avant de partir. Cette province, largement ouverte aux échanges tant économiques que culturels, a fini par constituer un vivier de candidats à la migration. Dans le cas présent, plusieurs facteurs se sont conjugués pour favoriser le départ des étudiants cantonnais. D’abord, l’envoi d’étudiants en France a été encouragé au plus haut niveau – par Sun Yatsen. Ensuite, les étudiants cantonnais étaient boursiers de la province et l’Université de Canton s’est impliquée, de façon déterminante, en sélectionnant les étudiants et en contribuant au financement de l’IFCL5. Ainsi, dans la première promotion, 50% des étudiants étaient de Canton. La deuxième province la plus représentée parmi les filles est ici le Jiangsu6, une province particulièrement active dans la promotion de l’instruction avec la fondation dès 1905 d’une Société Générale d’Education du Jiangsu (Jiangsu jiaoyu zonghui 江蘇教育總會). Les promoteurs de cette société – issus des secteurs privés marchands et lettrés progressistes de Shanghai – veulent œuvrer à la modernisation de la Chine en faisant le lien entre le gouvernement et la société par le biais des collectivités territoriales. Encourageant un enseignement moderne, ils contribuent à développer un large réseau éducatif dans cette province et, au-delà des institutions, ce sont à la fois des connaissances nouvelles et l’envie d’apprendre qui sont promus et se répandent7. 5 Hormis l’origine géographique commune qu’elles peuvent avoir, les étudiantes constituent des sous-groupes : c’est souvent à 2, 3 ou 4, camarades ou fratries, qu’elles se sont présentées au concours et sont parties. Ainsi, la famille Huang compte deux filles et un garçon à l’IFCL. Les Fang sont sœurs. Su Xuelin a passé le concours avec trois de ses camarades de l’Ecole normale supérieure pour filles de Pékin : Yang Runyu, Lin Baoquan et Luo Zhenying. 6 Si la plupart ont déjà fait des études supérieures avant leur arrivée en France, elles ne maîtrisent que peu la langue française et l’apprendre sera leur première tâche. La direction de l’IFCL en est consciente et affecte l’essentiel des fonds pour les cours des deux premières années à l’apprentissage du français8. 7 Les étudiant-e-s doivent indiquer sur leur fiche d’inscription à l’IFCL le domaine d’études qu’ils envisagent et on constate que si les réorientations sont possibles, elles

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sont finalement peu nombreuses pour la première promotion féminine, qui comprend essentiellement des littéraires et des artistes : 7 étudiantes en Lettres et 4 aux Beaux- Arts, pour 3 étudiantes en médecine (dont l’une, malade, Huang Shikun, doit abandonner assez rapidement) et 1 étudiante en commerce. Une étudiante en Lettres – Huang Mingmin – se réorientera en Droit, à la suite de quoi elle fera une brillante carrière de greffière et professeure de Droit en Chine.

Les études

8 Les étudiantes des Beaux-Arts de Lyon se sont particulièrement illustrées et ont fait parler d’elles, même si la reconnaissance de leur travail par leurs professeurs et jurys à l’époque n’a pas forcément perduré dans le temps9. Certaines artistes ont une inspiration qui est identifiée comme asiatique (c’est le cas, par exemple, de Fang Yun dont les réalisations sont plusieurs fois récompensées10), mais d’autres reprennent les canons occidentaux et créent à partir de ceux-ci. L’IFCL prête une attention toute particulière aux étudiantes recevant des prix pour leurs travaux et recueille les articles les citant. D’une certaine façon, elles concourent à la renommée de celui-ci quand bien même son rôle finalement est faible puisque ces étudiantes restent peu sur place, partant à la découverte de l’art en Europe, ou à la recherche d’un maître ou d’un lieu stimulant pour la création (souvent à Paris). On peut noter que les étudiantes chinoises s’inscrivant aux Beaux-Arts à Lyon sont un peu moins nombreuses que les hommes (7 femmes pour 11 hommes) mais choisissent cette voie dans des proportions nettement plus importantes (15 % des femmes pour moins de 3% des hommes).

9 Sur l’ensemble du groupe, quatre étudiantes ont obtenu le titre de docteur, 1 en Médecine, 3 en Lettres (mention Histoire). Un peu moins d’un tiers des étudiantes du groupe a obtenu un doctorat, ce qui correspond à peu près au pourcentage comptabilisé chez les hommes (117 thèses pour 422 étudiants). 10 Luo Zhenying [Lo Tchen-ying] consacre sa thèse à l’œuvre de Sima Qian, le premier grand historien chinois, et à sa famille. Le sujet semble lui avoir été inspiré par Marcel Granet, alors enseignant à l’Institut des Langues Orientales à Paris, avec lequel Luo Zhenying est en contact, mais c’est finalement à Lyon, sous la direction de Maurice Courant que Luo rédige et soutient sa thèse, qui sera publiée sous le titre de : Les formes et les méthodes historiques en Chine. Une famille d’historiens et son œuvre (Geuthner, Paris, 1931)11. 11 Luo est restée dix ans en France (du 5 octobre 1921 au 19 juin 1931) et si l’IFCL représente un port d’attache, elle étudie aussi beaucoup ailleurs. Ainsi, dès 1922, elle suit des cours à l’école primaire supérieure de Thonon-les-Bains puis dans un lycée de jeunes filles de Dijon. Elle demande alors à bénéficier d’une allocation de l’IFCL afin de subvenir à ses besoins bien qu’elle n’y réside pas. L’IFCL refuse et lui laisse un mois pour revenir ou être considérée comme démissionnaire12. Luo revient et réitère dans la foulée, demandant cette fois de pouvoir étudier à Grenoble, ce qui lui est accordé (courrier du 23 oct. 1923). Malade, elle doit revenir sur Lyon l’année suivante et l’IFCL lui refuse l’autorisation de repartir. Elle insiste au motif que les cours qu’elle suit à Grenoble (en histoire et phonétique) ne sont pas dispensés à Lyon, et prend pour sujet de recherche la révolution en Dauphiné. Et c’est finalement à Grenoble qu’elle obtient le diplôme supérieur d’histoire et géographie (avec mention Assez Bien). Elle entreprend ensuite, à partir de l’automne 1925, de s’inscrire en doctorat. Il semble

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qu’elle ait voulu partir aux Etats-Unis (Université du Michigan), puis à Paris mais, finalement, s’inscrit en mars 1926 en doctorat à la faculté des Lettres de l’Université de Lyon (spécialité Histoire). Les déplacements sont encore nombreux jusqu’à sa soutenance en juillet 1931, elle séjourne notamment dans le sud de la France et en Allemagne (Berlin). Luo Zhenying fait partie des étudiantes qui, ne souhaitant pas rester à Lyon, demandent – avec insistance – à pouvoir bénéficier d’une aide de l’IFCL (correspondant, au minimum, aux frais de nourriture) pendant leurs déplacements. 12 Le parcours de Lin Baoquan [Lin Paotchin] est plus direct. Elle a une idée assez précise de ce qu’elle souhaite faire et c’est en moins de cinq ans qu’elle rédige et publie sa thèse. Intéressée par la pédagogie, la psychologie et la philosophie, elle séjourne à Beauvais (lycée Jeanne Hachette) avant de s’inscrire en thèse à la faculté des Lettres de l’Université de Paris. Son travail – d’histoire contemporaine – porte sur l’instruction féminine en Chine depuis la révolution de 1911. Ayant collecté toutes les données statistiques disponibles, elle présente une analyse de l’évolution du système éducatif chinois pour filles entre 1912 et 1925, au fur et à mesure de ses réformes, en distinguant les différents degrés – de l’école primaire à l’enseignement supérieur. Elle s’intéresse autant à l’évolution du contenu de l’enseignement qu’aux objectifs annoncés ou encore aux conséquences des réformes. Ce travail constitue un témoignage de premier plan, peu exploité à ce jour, sur l’enseignement pour filles en Chine à cette époque. 13 La troisième thèse est due à Wu Xuxin [Woo Tsou-sing] qui se penche, elle aussi, sur la place des femmes dans la société mais en remontant aux origines puisqu’elle se consacre à Ban Zhao 班昭 (45-116), lettrée, poétesse et historienne de la dynastie des Han, auteure du Nüjie 女诫 [Préceptes à l’usage des femmes] 13, un manuel de savoir- vivre rédigé à l’intention des femmes. Si la thèse de Wu Xuxin, qui présente une traduction du manuel de Ban Zhao (sans doute la première traduction en langue occidentale) et une analyse du contexte culturel, est intéressante pour son contenu scientifique, elle l’est aussi pour ce qu’elle nous apprend sur Wu Xuxin elle-même et son rapport à la tradition. Wu confronte, en effet, dans sa thèse, deux visions de la femme en Chine. C’est à Ban Zhao qu’elle lie la vision d’une femme traditionnelle, soumise à ses père, frère(s) et mari. L’idée de la famille que véhicule l’ouvrage de Ban Zhao conditionne toute l’existence des femmes et correspond à ce qu’elle-même a vécu et dont elle a senti le poids jusqu’à l’avènement de la République. Si Wu Xuxin reconnaît le talent de Ban Zhao, elle lui apparaît surtout comme la continuatrice des travaux de ses frère et père, ce qu’elle résume en ces mots : « elle n’a rien créé mais a très nettement et consciencieusement exécuté le plan conçu avant elle »14, reprenant le discours officiel (masculin) sur Ban Zhao et soulignant sa soumission au pouvoir en place. Et c’est ce rapport au pouvoir qui se révèle finalement central dans son travail : la deuxième personne qu’elle met en avant dans sa recherche, l’impératrice Deng, régnant à l’époque de Ban Zhao, est une femme de pouvoir qui s’entoure de personnalités de talent, parmi lesquelles se trouve notamment Ban Zhao. Wu Xuxin dit explicitement que, sans l’impératrice, Ban Zhao n’aurait pu être la lettrée de premier rang qu’elle a été, et démontre que si les femmes apparaissent comme indispensables dans l’organisation de la société traditionnelle, elles restent au second plan si elles n’ont accès à un pouvoir décisionnel au plus haut niveau. 14 Wu Xuxin apparaît, comparativement à Luo Zhenying et Lin Baoquan, comme une étudiante modèle, du point de vue des administrateurs français de l’IFCL. Elle étudie à Lyon, dans un lycée de jeunes filles avant de s’inscrire en thèse à l’Université de Lyon

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sous la direction de Maurice Courant (mars 1926) sans avoir de revendication particulière. Si elle soutient bien sa thèse et que celle-ci figure dans le catalogue d’une maison d’édition parisienne comme étant à paraître15, il n’en existe néanmoins pas d’exemplaire publié et il semble que Wu Xuxin ait quitté l’IFCL de façon soudaine, aucun document en rapport avec son départ ne se trouve, en effet, dans son dossier, contrairement à ce qui se passe en général (un échange épistolaire avec l’administration précisant la date du départ, ainsi que, parfois, ses conditions, ou faisant suite au départ). 15 D’autres étudiantes ont commencé des thèses en Lettres qu’elles n’ont pas terminées. Ainsi, Huang Weihui a commencé des recherches sur le Hong lou meng 紅樓夢 [Rêve dans le pavillon rouge] et le Jin Ping Mei 金瓶梅 tandis que Yang Runyu – qui sera rédactrice en chef de la revue Funü zazhi 婦女雜誌 [Femmes] après son retour en Chine – s’est intéressée à la forme poétique du Ci 詞 16. Fang Yu souhaite, pour sa part, travailler sur le poète Su Dongpo une fois de retour en Chine avec pour objectif de revenir en France pour la soutenance mais elle ne donne plus de nouvelles après son départ. 16 Liang Daozhen [Leung To-ching], la seule de cette promotion à avoir rédigé une thèse en sciences, semble avoir hésité quant à son sujet. En effet, elle commence des études de médecine puis souhaite faire une thèse en pédagogie avant, finalement, de faire des recherches en microbiologie, recherches qui sont publiées en 1932 sous le titre de Contribution à l’étude de la RADIX GINSENG, panacée du peuple chinois17. Si, finalement, c’est le domaine médical qui a été retenu, c’est vraisemblablement parce que Liang Daozhen vient d’une famille de médecins très active (parents et fratrie sont médecins ou travaillent dans ce secteur). Son travail se situe d’emblée dans une perspective transculturelle : il s’agit pour elle, à la fois d’en apprendre plus sur le ginseng à la lumière de sa formation française et, en même temps, de faire découvrir aux Français cette plante très employée dans la médecine traditionnelle en Chine. Son travail se base sur : des observations qu’elle avait faites avant de venir en France ; les informations et les plants de ginseng transmis par divers membres de sa famille ; ainsi que l’analyse qu’elle en fait ensuite en France. Si Liang Daozhen reconnaît au ginseng des vertus médicales, elle souligne aussi le pouvoir de l’autosuggestion dans la guérison du malade et, en conclusion, s’inquiète du coût de certaines variétés de ginseng (les plus efficaces sont aussi les plus rares), coût qui limite l’utilisation de cette plante aux familles en ayant les moyens, alors qu’elle pourrait être utile à tous. 17 Les étudiantes de l’IFCL se sont d’abord efforcées d’acquérir une bonne connaissance des civilisation et littérature françaises, obtenant des diplômes en littérature, histoire, pédagogie ou psychologie avant de s’investir dans des recherches qui interrogent leur propre culture. Si on peut parfois soupçonner que le sujet de thèse a été suggéré par un professeur – en l’occurrence Marcel Granet, alors enseignant aux Langues’O, ou Maurice Courant, administrateur de l’IFCL et enseignant à l’Université de Lyon – les thèses produites reflètent autant la recherche personnelle des auteures qu’elles ne transmettent un contenu académique.

Su Xuelin et l’IFCL

18 Personnalité la plus connue de l’Institut, Su Xuelin (1897-1999) se distingue à la fois comme l’écrivaine du groupe et l’un des principaux témoins de ce que fut la vie à

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l’Institut Franco-Chinois. Le roman autobiographique qu’elle publie en 1929, Ji xin 棘心 [Des épines dans le cœur]18, dépeint en effet le séjour en France d’une jeune étudiante chinoise, Xingqiu 醒秋, qui suit des cours à l’Institut Franco-Chinois de Lyon ainsi qu’une formation à l’Ecole des Beaux-Arts, exactement comme une certaine Su Xuelin, alors connue sous le nom de Sou Mei. Outre ce qu’elle évoque dans cet ouvrage, elle revient sur certains aspects de son séjour dans quelques textes de souvenir postérieurs19.

19 Su Xuelin vient d’une famille de fonctionnaires installés en province. Si celle-ci se révèle plutôt conservatrice dans son fonctionnement interpersonnel (notamment en ce qui concerne la soumission des femmes aux hommes), elle est en revanche ouverte sur le plan éducatif. Le grand-père, qui n’avait pu étudier autant qu’il l’aurait souhaité, achète tous les ouvrages conseillés par leurs précepteurs à ses petits-enfants, leur fait donner des cours d’anglais et s’implique même dans l’ouverture de trois écoles, mais tout cela, à destination des garçons de la famille. C’est dans ce contexte qu’un oncle, avide de lectures progressistes et occidentales, suggère de faire étudier aussi les filles de la famille. La grand-mère, bouddhiste qui aimerait pouvoir lire les sûtras mais ne le peut, donne son aval et les filles de la maison se voient attribuer deux petites salles pour l’étude. L’attitude de la famille est ambivalente, parfois encourageante, parfois limitante. Ainsi, si elles obtiennent a priori gain de cause, dans les faits, l’enseignement dispensé se résume à un apprentissage par cœur des classiques, sans aucune explication ni discussion possible et les cours d’anglais, qui ne sont dispensés qu’à la sœur aînée, consistent en une lecture de textes religieux ou de romans chevaleresques. Lorsque l’enseignement est, au bout de deux/trois ans, confié à un cousin, Su Xuelin se rebelle : plus érudite que son cousin, elle lui explique ses erreurs, ce qui lui vaudra de devoir s’excuser et l’interruption des cours20. Elle passe quelque temps à étudier seule, au gré des déplacements de ses parents, lisant en particulier de la poésie, parfois encouragée par son père, et réussit, finalement, à entrer dans une école. Elle intègre d’abord, pour un semestre, une école religieuse puis une école provinciale pour filles. Elle y étudie le chinois classique et met en pratique ses acquis en rédigeant des biographies des femmes de sa famille. Son style lui vaut d’être citée en exemple par l’un de ses professeurs au sein de l’école de garçons dans laquelle il enseigne également. Elle- même dit de cette période que le niveau étant faible, il lui était facile d’être la meilleure21. Elle entre ensuite à l’Ecole normale supérieure pour filles de Pékin et c’est à une maladie et la faiblesse physique qui en est résultée qu’elle doit d’avoir pu le faire sans trop de luttes22. 20 La formation de Su Xuelin est particulière, comme l’est celle de toutes les jeunes femmes qui souhaitent étudier au cours des années 1910, alors que cet apprentissage est réservé à une élite, que seules les écoles normales leur sont ouvertes et que la possibilité qu’elles ont d’étudier dépend entièrement de l’ouverture de leur famille à ce projet, mais elle peut servir d’exemple précisément en ce qu’elle cumule un certain nombre de paramètres que ces jeunes femmes ont en commun : une volonté individuelle d’étudier forte qui se développe au sein d’une famille traversée de contradictions internes avec, d’un côté, une aide et, de l’autre, des obstacles. C’est en naviguant entre ces paramètres que les jeunes femmes réussissent alors à se frayer un chemin vers leur idéal. 21 Du récit que Su Xuelin fait de ses années d’apprentissage, ressort un intérêt farouche pour l’étude et l’écriture – c’est finalement seule qu’elle lit et apprend le plus, profitant

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de la bibliothèque fort bien achalandée par son grand-père – et une attitude ambivalente entre docilité et révolte, acceptation et regard critique sur son environnement – que ce soit sur l’enseignement qui lui est dispensé, sur l’absence de motivation de ses sœurs ou sur les différences de traitement entre filles et garçons au sein de sa famille. Sur un plan intellectuel, la présence de l’étranger est déterminante, que ce soit sous la forme de l’anglais qu’elle entend pratiquer, de la promotion d’un enseignement moderne inspiré de l’Occident au sein de sa famille ou des adaptations de romans étrangers par Lin Shu qu’elle lit avidement et dont elle fait son maître23. 22 Les différents comptes rendus qu’elle fait du choix de la France montrent qu’il s’agit du fruit du hasard. Si partir à l’étranger fait partie de ses projets, c’est aux Etats-Unis qu’elle pense en priorité. D’abord, l’anglais est la langue qu’elle a commencé à apprendre même si elle considère son niveau d’anglais comme relativement faible et, ensuite, elle considère l’enseignement dispensé aux Etats-Unis comme de plus haut niveau et, surtout l’anglais comme plus utile : « Si je dois partir, je veux que ce soit en Amérique. La France est trop risquée, j’ai entendu dire que de nombreux étudiants- ouvriers y étaient morts de faim. De plus, le français n’est pas courant en Chine, l’étudier n’a aucune utilité. »24 Mais quand l’une de ses camarades lui propose de participer au premier concours ouvert par l’Institut Franco-Chinois de Lyon, elle y va. Reçue à son grand étonnement, elle a une semaine pour se décider à partir. Et son père non seulement donne son accord mais aussi un financement pour le voyage et la première année d’étude. Quitter sa mère se révèle plus difficile et elle lui écrit la veille de son départ, alors que celle-ci se trouve en province, pour le lui annoncer. Dans son autobiographie de 1996 (Zizhuan), Su Xuelin ajoute qu’avec ce départ, elle tentait aussi d’échapper à une polémique au centre de laquelle elle se trouvait alors pour avoir critiqué un jeune poète de l’Université de Pékin25. 23 L’IFCL, c’est d’abord, pour Su Xuelin, une personnalité hors norme : Wu Zhihui (1865-1953), l’un des fondateurs et premier directeur de l’Institut Franco-Chinois. L’attention qu’il porte aux étudiants lors du voyage qu’il fait avec eux, son activisme en faveur de l’enseignement la marquent profondément. Wu Zhihui cumule l’érudition du lettré traditionnel à une grande ouverture d’esprit et une capacité exceptionnelle à captiver son auditoire, tout en ayant l’apparence d’un homme ordinaire, disponible et facile d’abord. Non seulement, il ne se fait pas servir mais il partage les tâches quotidiennes des étudiants et leur apprend à être autonomes : « Il a dormi avec nous en 4ème classe, balayant la salle, rangeant les couchettes, fermant les valises, déplaçant les malles, tout au long du voyage. Tout ce qui est en général du ressort des domestiques, il le faisait lui-même et nous a appris à le faire26. » Il remet en cause de façon radicale sa représentation du lettré et Su Xuelin reviendra à plusieurs reprises sur la personnalité de Wu Zhihui, décryptant au fur et à mesure de sa propre évolution le message qu’il semble avoir voulu transmettre aux étudiants. Le rôle nouveau qu’il donne au lettré dans le monde moderne la renvoie à celui qu’elle-même voudrait se donner et l’aide à donner un sens à son propre parcours27. 24 L’IFCL, c’est ensuite un lieu et ce lieu lui plaît : le Fort Saint-Irénée se trouve sur les hauteurs de Lyon, proche de vestiges romains et jouxtant un bois dans lequel les étudiants font des promenades quotidiennes. Il allie la grandeur du passé à la beauté de la nature, ce à quoi Su Xuelin se montre particulièrement sensible28. Mais si le lieu lui plaît, Su Xuelin se pose rapidement des questions sur le sens de son séjour en France, où elle vit, mange et dort comme en Chine, constatant que, dans ce contexte, il est

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difficile d’avoir des rapports avec la population et de comprendre l’histoire et la culture françaises : 25 « A notre arrivée en France, ce pays civilisé et progressiste, nous nous sommes retrouvés toute la journée noyés dans un bain chinois. Ce que nous entendions, ce que nous parlions c’était le chinois ; ce que nous mangions, c’étaient des plats chinois ; nos chambres semblaient des chambres chinoises ; du lever au coucher, le moindre de nos gestes était chinois, comme si nous étions encore en Chine. Du fait de la faiblesse de notre niveau en français, nous n’avions accès ni à la culture ni à l’histoire françaises, et des gens et de leurs coutumes, nous savions encore moins29. » 26 Et si l’IFCL lui est apparu, vu de Chine, comme rassurant, une fois en France, elle le perçoit comme une enclave chinoise sur le sol français qui s’oppose, en tant que telle, à ses objectifs d’étude et de découverte. Malade, elle doit quitter Lyon un temps et son niveau de français, déjà faible avant, ne lui permet plus de suivre les cours de l’IFCL. Elle décide donc de quitter la communauté chinoise de l’Institut Franco-chinois pour se trouver une chambre en ville dans un pensionnat de jeunes filles. Là, elle s’immerge autant que possible dans le monde qui l’entoure. Parallèlement, elle voyage beaucoup dans les environs de Lyon et profite, par exemple, des vacances pour participer aux vendanges ou à la cueillette des cerises à la campagne30. 27 Le processus d’intégration semble, dans un premier temps, facile (premier quart du roman Ji xin), mais, rapidement, les fantômes de ses origines ou du passé rejoignent Su Xuelin, sous la forme d’une relation amoureuse impossible avec un étudiant chinois (elle est déjà fiancée en Chine), puis de divers événements familiaux (décès de son frère, amateur de littérature et d’art comme elle ; maladie grave de sa mère). 28 Parallèlement à ces difficultés, elle vit une crise identitaire profonde en faisant le choix de se convertir au catholicisme, ce qui remet en cause à la fois ses origines et ses convictions de jeune intellectuelle du 4 mai 1919. En effet, il ne s’agit pas seulement de se convertir à une religion non chinoise (dont il existe quelques représentants en Chine), c’est aussi un déchirement profond qu’elle vit entre ses convictions de jeune intellectuelle promouvant la culture nouvelle en Chine – la démocratie, un esprit rationnel et scientifique – et la croyance que représente le christianisme, consciente que, par le choix de sa démarche spirituelle, elle renie à la fois son héritage culturel traditionnel et la modernité issue de la rencontre Chine-Occident. Finalement, Su Xuelin, qui avait envisagé un séjour de dix ans en France, attribue au contexte (maladie de sa mère) son retour précoce en Chine au bout de trois ans et demi. Mais il faut vraisemblablement prendre en compte, dans cette décision, le fait qu’elle n’ait pas vraiment trouvé sa voie. En effet, si elle souhaite et a la possibilité d’étudier les Beaux- Arts, elle y renonce d’elle-même assez rapidement et, si elle écrit sur l’art, son intérêt ne se transformera jamais en pratique aboutie. L’IFCL représente, pour elle, la porte qui lui a permis d’accéder à un autre monde et a radicalement infléchi le cours de sa vie, en lui ouvrant la voie vers une autonomie tant intellectuelle que personnelle, une autonomie qu’elle conservera envers et contre tout. 29 Si ces premières étudiantes de l’IFCL ont, chacune, un parcours, des aspirations propres, elles se rejoignent dans une forme d’idéalisme, de courage - ou d’inconscience parfois - qui les pousse à aller au bout d’elles-mêmes, de leurs possibilités dans une quête qu’elles illustrent toutes de façon exemplaire. Et si leur quête s’inscrit dans un ailleurs, elle est, semble-t-il, avant tout intérieure, la mise à distance physique de la

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Chine se doublant d’un rapprochement intellectuel et personnel, qui transparaît notamment dans leurs travaux de recherche. 30 En effet, les thèses produites par les premières étudiantes de l’IFCL sont toutes en rapport avec leur pays d’origine, la Chine. Or, sur les 131 thèses réalisées par l’ensemble des étudiant-e-s de l’IFCL, 40 seulement portent sur l’aire culturelle chinoise, tous domaines et périodes confondus (Chine ancienne ou contemporaine, lettres, histoire, droit, économie, sciences, médecine). Les étudiantes se signalent donc par une attention plus grande à leurs origines, tendance que l’on retrouve chez les étudiantes n’ayant pas terminé leur thèse. Si les sujets peuvent avoir été suggérés par les enseignants (par intérêt personnel ou afin de faciliter la tâche aux étudiantes en les faisant travailler sur un domaine qu’elle maîtrise déjà en partie), les étudiantes ont, par ailleurs, fait preuve d’une grande autonomie sur un plan matériel et dans le choix de leurs études et il semble que la thèse soit plutôt l’occasion, pour elles, d’investiguer et investir un domaine de connaissances qui les impliquent personnellement. Qu’il ressorte d’une volonté de rester proche d’un connu auquel elles s’identifient ou de l’impossibilité de s’en détacher, cet attachement à leurs origines représente un élément constitutif incontournable de leur identité.

NOTES

1. A propos du mouvement travail-études (Qingong jianxue yundong 勤工儉學運動), voir Nora Wang, Emigration et politique : les étudiants-ouvriers chinois en France 1919-1925, Paris, Les Indes Savantes, 2002 et, pour le groupe féminin en particulier, Geneviève Barman et Nicole Dulioust « Un groupe oublié : les étudiantes-ouvrières chinoises en France », Etudes chinoises, vol. VI, n° 2, 1987, p. 9-46. Je remercie chaleureusement Valentina De Monte, ancienne responsable du Fonds chinois de la Bibliothèque Municipale de Lyon Part-Dieu, à laquelle cet article doit de très nombreuses informations et corrections. 2. V. 棘心 Ji xin [Des épines dans le coeur], 1929 ; rééd. 蘇雪林文集 Su Xuelin wenji, [Œuvres de Su Xuelin], vol. 1, Hefei, Anhui wenyi chubanshe, 1996, p. 36. 3. Les étudiants-e-s du mouvement travail-études qui furent acceptés à l’IFCL l’ont été grâce à un garant haut placé, en général un dirigeant chinois impliqué dans la fondation du dit mouvement. Ce n’est qu’en 1927 que l’IFCL organise le premier concours en vue d’intégrer les participants du mouvement travail-études qui résident encore en France. C’est alors que Fan Xinqun 範新群 et Zhang Ruoming 張若名, deux étudiantes qui se sont illustrées dans le domaine des lettres et des arts, entrent à l’IFCL. 4. Les dates de naissance données ici sont celles déclarées par les étudiantes sur leur fiche d’inscription à l’IFCL. On sait aujourd’hui que ces dates ne correspondent pas toujours à la réalité, par simple méconnaissance parfois, par volonté de paraître plus jeune ou plus âgée d’autres fois, un état civil strict n’étant pas encore en place à cette époque en Chine. 5. Selon Su Xuelin, les étudiants cantonnais auraient d’ailleurs été avantagés à l’IFCL, ce qui a entraîné un mouvement de rébellion chez les autres étudiants. V. Su Xuelin, 自傳 Zizhuan [Autobiographie], Jiangsu wenyi chubanshe, 1996, p. 51-52. 6. Pour le mouvement travail-études, après le Guangdong, c’est du Hunan et du Sichuan que viennent les étudiantes.

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7. V. Xiaohong Xiao-Planes, « L’activité réformatrice des élites locales chinoises au début du XXe siècle – L’exemple de la Société Générale d’Education du Jiangsu », Etudes chinoises, vol. XVII, n° 1-2, printemps-automne 1998, p. 191-231. 8. V. les comptes rendus du Conseil d’Administration de l’IFCL, tome 1, 1921-1924, p. 22-23, 54. Le temps d’enseignement consacré à la langue française est d’abord de 20 heures/semaine, puis il se répartit en 10 heures de langue française et 5 heures consacrées aux sciences, à l’histoire, à la civilisation et à la littérature françaises. Ces temps varient par la suite en fonction du budget et des personnes disponibles pour dispenser ces enseignements, perçus comme insuffisants néanmoins, puisque toutes les étudiantes passent par des écoles ou lycées de jeunes filles pour améliorer leur français. 9. V. Francesca Dal Lago, « Portées disparues. Comment écrire l’histoire des artistes chinoises en France au féminin ? », Artistes chinois à Paris, Paris, éd. Paris Musées, 2011, p. 36-44. 10. Connue sous le nom de Lancy Fang, Fang Yun reçoit des prix pour ses travaux de décoration sur tissu et sur céramique. Elle fait l’objet d’articles dans les revues Le temps et La soierie de Lyon au cours de l’été 1927. 11. Le dossier de Luo Zhenying comporte un certain nombre d’échanges qui font apparaître des rivalités entre Lyon et Paris quant à l’impression de la thèse (et, vraisemblablement aussi, la direction de la thèse). Ainsi, l’IFCL refuse d’aider au financement de l’impression de la thèse si elle n’est pas imprimée à Lyon et ne porte pas mention de l’Institut Franco-Chinois. Dans les faits, il finit tout de même par financer en partie la publication de la thèse de Luo Zhenying sur Paris, comme celle d’autres étudiant-e-s. Sur l’ensemble des thèses, 40 sont publiées sur Paris pour 78 sur Lyon (le reste l’étant dans diverses autres villes). 12. V. courrier du 17 oct. 1923 dans le dossier individuel de Luo Zhenying (Lo Tchen-ying) du Fonds chinois de l’IFCL à la Bibliothèque Municipale de Lyon Part-Dieu. 13. Pour une étude publiée sur le sujet, v. Nancy Lee Swann, Pan Chao : Foremost Woman Scholar of China, Center for Chinese Studies, Ann Arbor, The University of Ann Arbor, 1992. La thèse de Wu Xuxin fait partie de ses références et l’a largement inspirée. 14. WOO Tsou-sing [Wu Xuxin], La dame Tshao (Pan Tchao 1er-2ème s. p. c.), la société chinoise au temps des Han, tapuscrit non publié, Fonds chinois de la Bibliothèque Municipale de Lyon Part-dieu, cote CHTH131, p. 41. 15. Vraisemblablement la maison d’édition Geuthner ou Maisonneuve Larose. 16. Si aucune thèse n’est enregistrée au nom de Yang Runyu à l’IFCL, des sources chinoises mentionnent une thèse soutenue à l’université de Dijon, non attestée à ce jour. 17. Lyon, Bosc Frères & Riou, 1932. 18. Op. cit. 19. Dans le Zizhuan, son autobiographie, Su Xuelin renvoie à Ji xin, sur son expérience française, complétant seulement avec les articles suivants : 赴法留學 « Fu Fa liu xue » [Départ pour étudier en France], p. 45-52, 都隆養病及搬入裏昂城中 « Dulong yangbing ji banru Li’ang cheng zhong » [Convalescence à Thonon et déménagement dans le centre de Lyon], p. 53-57, et 吳稚暉先生與里 昂中法學院 « Wu Zhihui xiansheng yu Li’ang Zhong Fa xueyuan » [M. Wu Zhihui et l’Institut Franco-Chinois de Lyon], p. 261-270, Zizhuan. 20. Su Xuelin, 家塾讀書及自修 « Jiashu dushu ji zixiu » [Etudes en école privée à la maison et études seule], Zizhuan, p. 14-22. 21. Su Xuelin, 考入宜城第一女子師範 « Kaoru Yicheng diyi nüzi shifan » [Entrée à l’Ecole normale pour filles n°1 de Yicheng], Zizhuan, p. 23-33. 22. Su Xuelin, 自閨房踏入學校 « Zi guifang taru xuexiao » [De l’appartement des femmes à l’entrée à l’école], Ji xin, p. 22-35 et 升學北京高等女子師範 « Shengxue Beijing gaodeng nüzi xuexiao » [Entrée à l’Ecole normale supérieure pour filles de Pékin], Zizhuan, p. 34-44. 23. V. Wang Jing, « Su Xuelin’s Autobiographical chapters », When “I” Was Born – Women’s Autobiography in Modern China, Madison, The University of Wisconsin Press, 2008, p. 120-143.

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24. Ji xin, chap. 3, p. 36. 25. C’est peut-être aussi en raison de cette polémique que le père de Su Xuelin lui accorde de partir. Zizhuan, p. 45. 26. Zizhuan, p. 262. 27. Zizhuan, p. 261-270. Su Xuelin reste néanmoins critique, notant que malgré son ouverture d’esprit, Wu Zhihui s’oppose à une relation entre sa propre fille et un étudiant de l’IFCL. 28. Ji xin, chap. 4, p. 45-46. 29. Zizhuan, p. 47. 30. V. 收穫« Shouhuo » [Récoltes], in 綠天 Lütian [Ciel vert], Shanghai, Beixin shuju, 1928. Traduction en anglais : [Harvest], in Writing Women in Modern China, ed. by A. D. Dooling & K. M. Torgeson, New York, Columbia University Press, 1998, p. 201-207.

RÉSUMÉS

Alors que les universités chinoises leur ouvrent tout juste leurs portes, quinze étudiantes font le choix de venir étudier en France, à l’IFCL en 1921, au moment de sa création. L’analyse de la composition de ce groupe féminin (le plus important jamais accueilli par l’IFCL) fait ressortir l’importance de leur origine géographique : la région de Canton et la province du Jiangsu, deux provinces qui ont encouragé l’instruction en général et permis à ces jeunes femmes d’en bénéficier. Leurs travaux de recherche, leurs courriers ainsi que les écrits laissés par Su Xuelin témoignent d’une quête identitaire qui se situe géographiquement en France mais reste profondément ancrée dans leur culture d’origine, la Chine, objet de leur questionnement et référence incontournable tout au long de leur parcours.

AUTEUR

JACQUELINE ESTRAN

Maître de conférences à l’Université Jean Moulin-Lyon 3, Jacqueline Estran travaille sur les groupes littéraires, les questions d’identité et l’écriture féminine de la période républicaine. Elle a notamment publié Poésie et liberté en Chine – La revue Xinyue (1928-1933), Harrassowitz Vlg., 2010 et des articles sur les écrivaines de la période républicaine (Su Xuelin, Lin Huiyin, Chen Xuezhao, Bing Xin, Lu Yin, Ling Shuhua, Feng Yuanjun).

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Géopolitique du savoir et philosophie dans le contexte de l’Institut franco-Chinois de Lyon

Marie-Julie MAITRE

Introduction

1 Bien que beaucoup d'études aient été menées concernant les étudiants chinois partis étudier la philosophie à l'étranger, tel Hu Shi aux Etats-Unis au début du XXe siècle, encore trop peu se sont penchées sur les étudiants qui sont allés se former en philosophie en France et notamment à l’Institut Franco-chinois de Lyon (IFCL).1 De même, l'analyse de la place de cette institution dans la géopolitique du savoir moderne est trop peu explorée.2 Cet institut fut l’unique exemple d’une université franco- chinoise implantée hors des frontières de la Chine.

2 Durant plus de 25 ans, cette institution a accueilli 473 étudiants dont un quart a obtenu un doctorat de l’Université de Lyon. Lors de leur retour en Chine, ces étudiants prirent part à la direction du pays et formèrent la nouvelle intelligentsia de la Chine, une élite scientifique moderne, à un moment où la Chine interrogeait la valeur de ses connaissances. Beaucoup d’entre eux devinrent écrivains, artistes, chirurgiens, professeurs ou hommes politiques. 3 Huang Zengyue 黃曾樾 et Yuan Zhuoying 袁擢英 sont deux étudiants chinois qui sont venus étudier en France à l'Institut et qui y ont soutenu un doctorat en philosophie.3 Une fois leurs études terminées en France, ils sont retournés en Chine et devinrent tous deux enseignants dans des universités en philosophie et en littérature françaises et chinoises. 4 L'IFCL est à replacer dans le contexte de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Le savoir occidental et français représentait la modernité pour les intellectuels chinois qui remirent en cause leur propre savoir. On peut entendre la modernité avec l'historien

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Prasenjit Duara comme « un discours qui structure la perception du monde non seulement de manière cognitive à travers les catégories de rationalité et de science, mais aussi par le biais de valeurs telles que le progrès et la laïcité, qui sont souvent inextricablement entrelacées avec les premières catégories. »4 Concernant le concept de modernité, nous ne soutenons pas l'approche de la ligne évolutionniste ayant pour fin le modèle civilisationnel euro-américain ni l'équation « modernité = Occident ». La géopolitique de la connaissance renvoie à l'organisation du savoir qu'a institué l'Occident depuis l'âge des conquêtes au XVIe siècle et le début du colonialisme. Elle a établi une diffusion du savoir dans un sens unique, celui de l'Occident comme producteur de ce savoir. Ce dernier a le rôle de valider le savoir du reste du monde et diffuse le sien comme étant l'unique savoir scientifique valable. 5 Le terme d’Occident peut être compris comme une catégorie discursive dont l’usage est problématique et ambiguë tout autant que son pendant géographique imaginaire l’orient, et comporte le risque d’essentialisation. Le spécialiste des études asiatiques Naoki Sakai propose d'éviter cet écueil en le définissant non plus tel une catégorie géographique mais comme une « présence ambiguë et omniprésente d'une certaine domination mondiale dont le sujet peut difficilement être identifiable. »5 L’Occident peut renvoyer à une position épistémologique dominante et représenter un point de référence pour les cultures non-occidentales pour construire leur savoir. 6 Cette diffusion du savoir moderne/colonial dans une unique direction s'est manifestée à travers une migration d’idées, de littératures et de concepts depuis l'Europe vers la Chine. La « philosophie » fait partie de ces concepts et disciplines. Elle est généralement entendue comme une activité critique et rationnelle, rendue possible grâce à l'émergence du logos (ou « raison », « pensée », « discours » et « étude ») en Grèce au Ve siècle avant l’ère commune. La philosophie vise à découvrir la vérité par le questionnement, en utilisant la rationalité et la création de concepts. Cette pratique est devenue une discipline, s'est développée et institutionnalisée en Occident. Partant de cette définition, les philosophes européens du XIXe siècle ont décidé que la Chine n’avait jamais développé cette discipline.6 7 Anne Cheng a bien expliqué cette exclusion qui repose sur l'argument que la Chine avait arrêté de penser après l'Antiquité ou après le Moyen-âge, et que l'on ne peut pas parler de philosophie chinoise parmi les contemporains, relayant ainsi la pensée chinoise dans un musée.7 Elle explique la raison de ces idées préjudiciables pour la philosophie chinoise par le fait que le label philosophique moderne a été défini au XIXe siècle en Europe et fut validé par les intellectuels chinois au XXe siècle.8 C'est cette idée que cet article va aussi tenter d'éclairer à travers le contexte de l'IFCL en analysant comment les étudiants chinois ont étudié la philosophie en France. 8 L'idée exprimée par Anne Cheng et celle de la diffusion unilatérale de la connaissance intellectuelle sont illustrées avec l'introduction au début du XXe siècle du néologisme zhexue 哲學 provenant du terme japonais tetsugaku forgé par le japonais Nishi Amane (1829-1897). Les intellectuels chinois eurent diverses réactions concernant l’introduction de cette traduction du concept de philosophie occidentale, allant du déni jusqu’à la nécessité d’avoir une philosophie basée sur le modèle européen. Les expressions de « philosophie chinoise » ou de « philosophie occidentale » sont elles- mêmes à critiquer dans le sens où non seulement elles essentialisent les philosophies en question mais dénotent également une idée fausse d’unité des pensées, alors que ces dernières sont plurielles et diverses.

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9 Si la philosophie occidentale fut diffusée en Chine via une expansion moderne qui peut s’analyser comme une sorte de domination culturelle de l'Occident sur le reste du monde, on est en droit de se demander si cette géopolitique du savoir philosophique s'est manifestée dans le contexte de l'IFCL, et si oui comment ? De même, on peut se demander comment les étudiants chinois Huang Zengyue 黃曾樾 et Yuan Zhuoying 袁 擢英 ont abordé la philosophie européenne et comment ont-ils réagi à cet enseignement. 10 La littérature existante concernant l'IFCL et son enseignement a concerné son fonctionnement et sa place dans des stratégies d'éducation. Ruth E. S. Hayhoe, dans son article “A Comparative Approach to the Cultural Dynamics of Sino-Western Educational Co-operation” a mentionné l'IFCL dans son examen des systèmes d’éducation sino- occidentaux.9 La sinologue visait plus particulièrement à étudier la nature des valeurs académiques créées par les institutions en question en les insérant dans la problématique de la modernisation de la culture académique chinoise ainsi que la manière dont elles furent positives pour la modernisation.10 Elle a suggéré que les intellectuels chinois ont admiré le paradigme révolutionnaire et la qualité de la culture académique français qu’ils considéraient comme un héritage mondial.11 Hayhoe a décrit l’ethos de l’Institut et son objectif, son fonctionnement, son financement et renseigne plus particulièrement le type de connaissance privilégié qu’on y enseignait tout comme la fonction des étudiants à leur retour en Chine, principalement dans l’éducation supérieure.12 11 Le professeur d'histoire Yann Philippe dans son mémoire de maîtrise L'Institut franco- chinois un exemple réussi de collaboration en éducation ? a tenté de savoir s‘il y a un modèle éducatif spécifique à l’Institut qui aurait tenu compte du mouvement Travail-étude qui l’avait précédé. À travers l’analyse de l’organisation des études à l’Institut, des formations proposées, Yann Phillipe a cherché à savoir si ces formations étaient uniquement scientifiques ou bien également politiques.13 L’auteur a démontré notamment que l’Institut a été le fruit d’une relation privilégiée entre Lyon et la Chine, suivant une politique coloniale pour les Français et une modernisation pour les Chinois. Cette analyse aurait pu être replacée dans une perspective postcoloniale afin d'analyser la situation d'un nouveau point de vue, ce que le présent article va tenter de faire. 12 Florent Villard dans « Lieu d’énonciation, différence culturelle et conscience nationale: la Chine comme objet d’étude dans les thèses des étudiants de l’Institut franco-chinois de Lyon (1921-1946) » a observé simultanément le lieu, la langue et l’objet du discours tenu par les étudiants de l’Institut dans leur thèses et y a cherché les traces d’un discours chinois tout comme une possibilité de spatialiser le terrain où a lieu la production du savoir universalisé de l’épistémologie de la connaissance moderne.14 Le spécialiste des études chinoises et transculturelles s'est aussi demandé comment les étudiants ont pu être à la fois sujets connaissant et objets d’étude. Il a étudié les thèses de doctorat des étudiants de l’Institut à la lumière de la théorie de la modernité et de la colonialité de Walter Mignolo. Il a constaté la création d’une situation ambivalente d’énonciation des étudiants, à la fois sujets et objets, « dedans et dehors ».15 Florent Villard a en effet soutenu une « impossibilité d’une énonciation hors-sol » puisque les étudiants remplacent le « nous » scientifique neutre et objectif par un sujet collectif « extérieur à la communauté scientifique », idée soutenue par les « paratextes » de leurs travaux scientifiques.16

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13 Ces analyses sont fondamentales et leurs conclusions précieuses mais l'objectif de cet article est de chercher plus précisément à analyser la place de l'Institut Franco-chinois de Lyon dans la géopolitique du savoir philosophique. Il est question de savoir si on y trouve les traces d'une Chine exclue de la philosophie et de la production du savoir et placée comme objet d'étude. Il s'agit aussi de discuter de la place de la philosophie chinoise en France à travers le prisme de l'Institut dans le but d'étendre et combler un manque dans la littérature existante. 14 Cet article soutient que cette institution est un produit des effets de la géopolitique du savoir intellectuel où le traitement des philosophies occidentales et chinoises les délocalise pour uniquement les temporaliser. Ceci illustre le déplacement de la Chine en tant qu'objet de savoir, anthropos, étudié par les producteurs du savoir, humanitas. Ce mouvement institue l'exclusion de la Chine de la philosophie au moment de l’institutionnalisation de la sinologie. Les théories de l'Orientalisme et du postcolonialisme aident à proposer une réponse qui vise à compléter la littérature existante sur la géopolitique de la connaissance ainsi que sur les échanges intellectuels au début du XXe siècle. La nouvelle approche proposée dans cet article est d'analyser les données existantes de l'IFCL à la lumière des théories postcoloniales et de celles de l'Orientalisme. La méthodologie utilisée consiste à lire les thèses des étudiants sur la philosophie et leurs paratextes à la lumière des théories postcoloniales et de géopolitique du savoir intellectuel. 15 Il va s'agir en premier lieu de situer l'IFCL à l'intérieur de la géopolitique du savoir en interrogeant le contexte de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle qui éclaire sa raison comme stratégie de modernisation de la Chine et en l'analysant d'un point de vue des théories postcoloniales. Ensuite, il sera question d'identifier la position de la philosophie à l'intérieur de la géopolitique du savoir intellectuel, en questionnant le doute qu'ont éprouvé les intellectuels chinois en l'analysant d'un point de vue postcolonial. Enfin, il s'agira de considérer des points montrant la présence d'un lien entre la philosophie et d’une possible colonialité intellectuelle présentes dans l'IFCL en observant comment furent considérées les philosophies chinoises et européennes par les étudiants mais aussi les professeurs français.

Création de l'Institut Franco-Chinois de Lyon à la lumière de la géopolitique du savoir

16 Comment situer l'Institut Franco-Chinois de Lyon à l'intérieur de la géopolitique du savoir dans le contexte de la fin du XIXe et du début du XX e siècle ? On peut tout d'abord se demander pourquoi l'IFCL a été créé. Pourquoi est-ce que des étudiants chinois furent dépêchés en France pour se former ? Pourquoi, sachant que la Chine est détentrice d'un savoir intellectuel, des étudiants en philosophie furent envoyés en France pour en apprendre sa pensée ? On peut trouver une réponse dans le contexte de cette époque où, suite aux deux guerres de l’opium qui ont eu lieu entre 1839 et 1860, la Chine a dû céder des privilèges unilatéraux aux Empires occidentaux lors de différents traités inégaux (Nanjing en 1842 et Tianjin en 1858). Ces traités visaient à imposer à la Chine une « ouverture » qu'elle refusait et a permis aux puissances occidentales d’y exercer une mainmise économique, politique et militaire. Ainsi, la Chine a vu sa souveraineté diminuer dans les domaines de l'administration, de la politique, des finances et de la justice.

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17 Le sinologue Chow Tse-Tung a observé deux types de réactions des Chinois face à ces agressions et humiliations répétées. Le premier en réaction à l’impérialisme moderne a développé des sentiments patriotiques. Le second, influencé par l’impact de la civilisation occidentale sur la Chine, a suggéré des réformes variées pour la modernisation de la nation.17 Il semble que ces événements et la guerre sino-japonaise de 1894-95 aient été la première fois pour les intellectuels chinois d'éprouver un besoin de transformation complète de la civilisation traditionnelle chinoise.18 Mais en regardant les résultats de la restauration Meiji au Japon, les jeunes intellectuels chinois ont d'abord pensé qu’il fallait juste additionner à leur savoir l’apprentissage des techniques scientifiques. La Chine devait aussi modeler les lois et institutions politiques sur celles de l’Occident.19 En 1898, les intellectuels pensaient toujours que la philosophie, l’éthique, et les principes fondamentaux de la société traditionnelle chinoise ne devaient pas être changés. Ainsi Zhang Zhidong, 張之洞 (1837-1909) promouvait le principe du ti-yong 體用 les « études chinoises comme structure fondamentale et études occidentales pour usage pratique ».20 18 Mais après l'échec des réformes des 100 jours et la révolution de 1911, leur point de vue a radicalement changé et l'occidentalisme a primé chez les intellectuels chinois. En effet, le système du savoir et d'éducation chinois fut remis en cause par les intellectuels car il était fondé sur le système confucianiste incapable de répondre adéquatement aux problèmes du temps selon eux. Ainsi, beaucoup vinrent à penser que la Chine pourrait survivre uniquement si elle adoptait des mesures venant du savoir occidental, un terme qui rassemblait alors les sujets académiques étudiés en Europe, aux États-Unis et au Japon.21 Devant l’échec des tentatives de réforme en Chine et à défaut d’une modernisation de l’enseignement, on décida d’envoyer les étudiants chinois étudier à l’étranger, au Japon puis aux États-Unis et en Europe. 19 Le mouvement d’Éducation à l’étranger liuxue 留學 va concerner plusieurs milliers de jeunes Chinois à partir de la fin du XIXe siècle et jusqu’au début du XX e siècle. Les études à l’étranger avaient comme objectif premier la création d’une intelligentsia nécessaire pour que la Chine accède à la « modernité » désirée et détenue par l’Occident selon les intellectuels occidentalistes. On trouve ainsi chez les intellectuels chinois l'équation « Occident = modernité », que nous allons analyser plus loin. À la suite de l’ouverture des écoles pour apprendre les langues occidentales, on enseigne dès 1866 la technologie occidentale dans des arsenaux à Fuzhou, Shanghai, Suzhou et Nanjing. Des écoles ont lancé un programme de traduction des œuvres occidentales. Y. C. Wang spécifie que comme extension logique, les étudiants furent envoyés étudier à l’étranger pour obtenir les connaissances techniques à leurs sources et revinrent en Chine avec de nouvelles idées.22 20 Parmi les stratégies d'éducation et de modernisation, le mouvement Travail-Études qingong jianxue yundong 勤工儉學運動 suit celui du mouvement d’éducation à l’étranger à partir de la fin du XIXe siècle. Le principe de ce mouvement a été élaboré par Li Shizeng, 李石曾 (1881-1973) qui avait séjourné en France. 23 Il envisagea le projet de permettre à ses compatriotes de venir étudier en France tout en travaillant pour subvenir à leurs besoins.24 Il a créé avec Wu Zhihui, 吳 稚 暉 (1865-1953) l’Association pour les Études dans la frugalité en France (liufa jianxue hui 留法儉學會), avec l’appui de Cai Yuanpei, 蔡元培 (1868-1940), à l’époque ministre de l’Éducation, et de Wang Jingwei, 汪精卫 (1881-1944), membre de la “Ligue jurée” et proche de Sun Yat-sen, 孫逸 仙 (1866-1925).25 Une école préparatoire fut ouverte à Pékin, où les étudiants suivent

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une formation en français et en culture générale durant six mois avec pour objectif de poursuivre leurs études en France. Ce mouvement s’acheva avec la « Marche sur Lyon » de 1921. 21 L'Institut Franco-Chinois de Lyon fut créé en 1921 suite à ce mouvement et représentait une solution alternative plus stable et plus efficace.26 L’objectif annoncé de l'Institut était la formation d’une élite chinoise susceptible de bâtir une nouvelle Chine. Le phénomène sur lequel comptait la Chine était qu’ils transmettraient à leur tour les connaissances et les compétences acquises en France aux jeunes générations de Chinois. Ils pouvaient ainsi contribuer à la réalisation d’un système éducatif modernisé par leur savoir, ainsi qu’à la modernisation des secteurs du pays. 22 Il semblerait donc que l'IFCL fut une stratégie pour moderniser la Chine en envoyant des étudiants chinois acquérir des connaissances occidentales pour combler le doute concernant le savoir en Chine. Comme le souligne Florent Villard, cette exposition de l’histoire et des relations entre la Chine et l’Occident suit une interprétation téléologique de la « modernisation, européocentrée, évolutionniste et déterministe, où le destin de la Chine, « en retard » et « sous développée », serait de combler son écart sur une civilisation occidentale définie comme « avancée », « moderne » et « industrialisée ». »27 Cette notion de modernité fut appliquée à l’Occident et à l’Europe, en tant qu’élément constituant de l’histoire de l’impérialisme européen. Certains intellectuels chinois ont formé cette équation « Occident = modernité ». En effet, l’idéologie de la modernité a développé des notions pour temporaliser le développement humain et le classifier. 23 Ainsi, comme le pense Michael Hardt, le progrès caractériserait l’Europe, l’Occident, et le retard va qualifier les Non-Européens, les Autres et l’Orient. Il a analysé le schéma qui représente les figures des dominés en tant qu’anachroniques, pré-modernes ou primitifs ; et celles des dominants comme modernes. Cette interprétation de l’histoire tient le dominé pour « toujours condamné à l’anachronisme ou à la répétition ; seuls les dominants ont le privilège d’habiter le nouveau et l’actuel. »28 Ainsi, la notion de modernité est vue comme un désir du non-occidental ou non-européen et les sociétés non européennes sont représentées comme temporellement mixtes, situées entre tradition et modernité. 24 Du point de vue de l'IFCL, l'état d'esprit des Français peut être illustré par le discours du ministre de l’Instruction de l'époque, Paul Painlevé. Il a soutenu qu'il fallait « venir en aide à la Chine et non la coloniser. (…) Il importe de collaborer avec les Chinois et non pas d’essayer de les dominer, car le Chinois, veut, à juste titre, qu’on ait de la considération pour lui. »29 Le ministre représente ici la position de la France à l’époque des cultures coloniales qui s’étaient dotées de missions civilisatrices. Elles ont ainsi provoqué chez les cultures colonisées ou non-occidentales un doute selon Walter Mignolo : 25 The map of scholarly production between 1850 and 1945 traced by Wallerstein had scholarship located in Europe and the rest of the World was either the scene of interesting human achievements to study and understand, but frozen in time and antimodern, or the cultures where the civilizing mission had precisely the mission to civilize. The first was the province of civilizational studies (e.g. Orientalism), the second the province of anthropology. The dominant colonial cultures of scholarship were in France, England, and Germany.30

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26 L'IFCL pourrait donc être l'une des stratégies pour acquérir le savoir européen afin selon les intellectuels chinois de la fin XIXe et du début XXe siècle de moderniser leur pays pour faire face aux problèmes de leur temps. Ce doute sur leur propre savoir fut causé par les cultures dominantes dont ils ont observé les méfaits en Chine. Ce doute est à replacer dans une interprétation de l'histoire linéaire et évolutionniste avec comme finalité la modernisation de la Chine considérée « en retard », modernité représentée par l'Occident. Ce doute ne concernait pas uniquement les domaines techniques mais aussi intellectuels ce qui est curieux car l'histoire intellectuelle de la Chine n'est pas inexistante.

Philosophie, géopolitique du savoir et Institut Franco- Chinois de Lyon

27 Il est question dans ce second mouvement d'identifier la position de la philosophie dans la géopolitique du savoir intellectuel en questionnant le doute qu'ont éprouvés les intellectuels chinois et en l'analysant d'un point de vue postcolonial. Il s'agira aussi d'étudier l'introduction des néologismes et disciplines occidentales telles la philosophie en Chine.

28 Comme nous l'avons entrevu, certains intellectuels chinois ont remis en cause le système traditionnel et plus particulièrement le système scolaire de la Chine, accusé d’être à l’origine du retard du pays. Ils ont aussi développé une admiration pour le prestige intellectuel, technologique et scientifique de l’Occident. Les années 1903-1906 furent les témoins de l’abolition des examens impériaux et de l’instauration d’un système éducatif « moderne ». Finalement, les années qui suivirent la défaite contre le Japon en 1895 furent principalement caractérisées selon Y. C. Wang par « une adoration aveugle de l’Occident représentant la modernité et par un processus d'imitation sans discernement ».31 Ce doute fut inconsciemment entretenu par exemple en France dans le cadre de l'IFCL. Par exemple Jean Bourjade, directeur de thèse de l'étudiant Yuan Zhuoying déclare qu' « exception faite de l'admirable Lao Tseu, la Chine n'offre aucun penseur comparable à nos classiques incontestés : Platon, Aristote.. »32 Ce discours place directement l'étudiant venant de Chine dans une situation de doute de sa propre histoire intellectuelle. Il confirme aussi l'idée dont parlait Anne Cheng que la Chine a arrêté de penser après l'Antiquité ou après le Moyen-âge. 29 On peut tenter de lire ce doute des institutions et du savoir chinois comme engendré par les cultures d’érudition et de savoir (Cultures of Scholarship) à la lumière de l’analyse du théoricien littéraire Walter Mignolo.33 Selon lui, dès le début de l'expansion des cultures européennes dès le XVIe siècle, des institutions éducatives furent créées et elles engendrèrent un doute dans les cultures colonisées. Ainsi le savoir qui n'était pas construit via les langues indo-européennes, et même pourrait-on dire selon les structures du savoir occidental, furent mises en doute par les peuples en question. En parallèle du doute de leur propre savoir s'est développée une admiration pour les pays occidentaux (Europe et États-Unis notamment) qui peut s'analyser à partir de la représentation des intellectuels chinois de la France. 30 Yann Phillipe a analysé le rôle et l'image de la France chez les pensionnaires et cadres chinois de l'IFCL et a conclu que « la France est parvenue à s’imposer comme une sorte de modèle intellectuel ».34 Cette position intellectuelle particulière s’explique par des

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relations étroites entre les deux pays depuis la fin du XIXe siècle ainsi que par plusieurs institutions éducatives installées sur le sol chinois évoquées plus haut.35 Ces manifestations confirment l'occidentalisme des intellectuels chinois qui ont ainsi peu à peu érigé la France en une sorte de « modèle de civilisation ». Wang Chung-Hui, ministre des Affaires étrangères de la République de Chine, exprimait cette idée dans un discours : 31 La France est notre véritable éducatrice dans notre modernisation ; nous ne parlons pas seulement ici du machinisme mais bien au sens moral, social et politique. Elle influe et influera sur notre élite, sur nos jeunes générations intellectuelles et cette culture française servira de porte d’entrée à la pénétration économique française.36 32 On peut remarquer la présence de ce phénomène inversé de la Chine représentant la patrie idéale chez les philosophes français du XVIIe siècle, image miroir de la société française absolutiste comme l'a souligné Yann Phillipe. Ainsi la France devint chez les intellectuels chinois une « terre promise » pour la science, la démocratie et la liberté, valeurs centrales du mouvement de la « Nouvelle Culture ». »37 Ce phénomène où la Chine passe de modèle de civilisation et intellectuel pour l'Europe des Lumières à une nation admirative de la civilisation occidentale est à resituer dans un contexte de circulation des connaissances et sera analysé plus loin. Les Européens furent renseignés sur la Chine et la philosophie chinoise dès le XVIe siècle par le biais des Jésuites qui fournissaient toutes les informations sur la Chine. Mais qu'en est-il de l'introduction du concept de philosophie européenne en Chine ? 33 La philosophie européenne fut présente en Chine dès l’arrivée des Jésuites. En effet, selon le chercheur en littérature et culture comparée Inaga Shigemi, c’est le Jésuite Julio Aleni (1582-1649) qui aurait en premier fourni une transcription phonétique de « philosophia » feilusuofeiya 斐録所非亜 au XVII e siècle. 38 Mais l’introduction du néologisme a eu lieu lors de l’acceptation en Chine en 1890 du terme tetsugaku 哲學 inventé par le Japonais Nishi Amane 西周 (1829-1897) en 1860. Ce terme est une traduction du terme occidental de « philosophie » qu'il a utilisé dans son Hyakuichi shinron de 1874. 34 Nishi Amane fut envoyé par le gouvernement du Japon à l'Université de Leiden où il a étudié pendant trois ans. Il a traduit de nombreux ouvrages de droit, de philosophie et de science politique et a présenté une vision systématique de la pensée européenne au Japon.39 Il est l'une des figures les plus importantes pour la transmission de la littérature scientifique occidentale. Ainsi, aux yeux de cet intellectuel japonais, la philosophie était considérée comme une nouvelle méthode scientifique occidentale plus solide que le confucianisme chinois considéré comme stagnant. Cette discipline fut néanmoins critiquée par un camarade de Nishi en Hollande, Nishimura Shigeki 西村茂 樹 (1828-1902) pour son manque de dimension éthique. 35 D’après le philosophe Chen Lai cette introduction a été reprise en Chine, par un diplomate et réformiste chinois, Huang Zunxian 黃遵憲 (1848-1905), qui l’a cité dans son livre en 1890 A History of Japan (Riben guozhi 日本國志), où il a décrit les divers départements des universités au Japon, où une chaire de « Littérature et philosophie chinoises » fut créée en 1881 à l'Université de Tokyo.40À partir de 1902, les étudiants chinois au Japon multiplièrent les traductions des essais japonais qui continuèrent d’introduire le terme de philosophie aux intellectuels en Chine. De même, dans la revue Xinmin congbao 新民叢報 éditée par Liang Qichao 梁启超 (1873-1929) à Yokohama

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paraît, en 1902, un article d'un certain Nai An qui applique le terme sino-japonais à la tradition chinoise.41 36 Le néologisme zhexue 哲學 ne fut pas accepté d’emblée et définitivement par les intellectuels qui utilisèrent d’autres termes pour signifier la philosophie occidentale. Par exemple, le Dictionnaire de la philosophie, compilé par Fan Bingqing 樊炳清 (1877-1929) en 1926, et largement influencé par la terminologie japonaise, ne contient que des termes et expressions de la philosophie occidentale au sens strict.42 De même, selon Inaga Shigemi, Yan Fu 厳復 (1854-1921) dans sa traduction en chinois de l’ Évolution et éthique de Thomas Huxley de 1898 traduisait le mot « philosophie » par feiluosufei 斐洛甦非 et se référait à la terminologie japonaise zhexue pour sa traduction de John Stuart Mill De la liberté en 1903. 43 Mais c’est enfin avec le Principle of philosophy (zhexue yaoling 哲學要領, 1903) de Cai Yuanpei que s’est consolidée la terminologie du langage chinois. Finalement, le néologisme de philosophie dérivé du terme occidental fut utilisé la première fois pour la philosophie chinoise qui fut catégorisée comme un tout dans la publication Outline of History of Chinese Philosophy(zhongguo zhexue shi dagang 中國哲學史大 綱) de Hu Shi 胡適 (1891-1962), ancien élève de John Dewey, et docteur de l’Université de Columbia.44 37 Le mouvement du savoir philosophique et du concept européen de philosophie est à replacer dans un contexte de flux de connaissances qui correspond à une géopolitique du savoir. À cette époque, la Chine faisait face à l'introduction massive de néologismes venus du japonais, mais qui sont originellement des concepts européens. Selon le sinologue Joël Thoraval, des chercheurs chinois des années 1950 comme Wang Lida ont recensé des centaines de mots venus du japonais et introduits par des anciens étudiants japonais en Occident. Ils appelèrent cela une « nipponisation » (Ribenhua 日本話) du vocabulaire chinois au début du XXe siècle.45 38 Thoraval parle même de double traumatisme car « ces notions occidentales n'ont pu être adoptées qu'au travers d'une médiation japonaise qui, pour des raisons historiques, est souvent vécue sur le mode de la dénégation. »46 On peut également y voir une double influence, premièrement occidentale pour l’origine de la notion, puis japonaise pour le véhicule de la notion. La mise en place d’une influence intellectuelle est bien visible et semble aller bien au-delà de l’introduction d’un terme. Au-delà d'un concept, c’est en effet tout un système avec des normes académiques, un mode de réflexion qui s’impose peu à peu en Chine. Se met en place une « universalisation du paradigme occidental ».47 39 Ce mouvement des idées et des concepts ou disciplines pourrait tenter de s'analyser et de s'expliquer à l'aide des théories postcoloniales et notamment à l'aide du concept de « colonialité ». En effet, si la Chine n’a pas subi de colonisation complète de son territoire par un pays Européen ou Occidental, elle fait néanmoins face à une présence moins évidente, celle du savoir et de la connaissance, des concepts, du système éducatif et des disciplines occidentales. Le sociologue Anibal Quijano appelle cela la « colonialité intellectuelle ».48 La colonialité n’aurait pas besoin de la colonisation pour exister, c’est le cas en Chine et au Japon selon Walter Mignolo.49 Ramon Grosfoguel rapporte qu’il s’agit d’« un systemè tisse ́ de formes multiples et heté rogé nes,̀ de hierarchies/́ dispositifs sexuels, politiques, episté miques,́ economiques,́ spirituels, linguistiques et raciaux de domination et d’exploitation a ̀ l’echellé mondiale. » 50 De ce point de vue, la colonialité et la modernité sont les deux faces d'une même médaille. La colonialité est la « continuité de la domination et des formes d'exploitation qui suivent la disparition

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des administrations coloniales produites par les structures hégémoniques et cultures du système-monde capitaliste/patriarcal moderne/colonial. »51 40 Il semble que la colonialité constitue un ensemble de valeurs qui structure une idéologie née avec le monde moderne du XVIe siècle (avec la rencontre de l'Amérique par Christophe Colomb et d'autres explorateurs). Il s'agirait d'un principe et d'une stratégie de contrôle qui va au-delà de la simple exploitation économique. La colonialité institue l'eurocentrisme qui devient une source de discriminations religieuses, ethniques et en particulier épistémiques. 41 Ainsi la colonialité intellectuelle serait illustrée par cette exportation de concepts et disciplines occidentales en Asie via les étudiants qui furent envoyés pour apprendre le savoir occidental 42 On peut se demander comment l'introduction du concept de philosophie occidentale dans le cadre de la géopolitique du savoir intellectuel a été accueillie par les intellectuels chinois. Même si une occidentalisation de la culture chinoise fut souhaitée par les intellectuels cités ci-dessus, elle suscita un questionnement des intellectuels chinois sur eux-mêmes. Pour Joël Thoraval, du prestige du modèle européen se dégage une angoisse spécifique, qui « s'énonce sur le mode suivant: « avoir ou ne pas avoir » (de philosophie)? »52 43 Le sinologue a dressé une classification des réactions qu’ont eues les intellectuels chinois. La première position selon lui est de dire : « Oui, nous avons une philosophie chinoise, et c'est la même que celle des Occidentaux ». La seconde position résiderait dans l’affirmation « Oui, nous avons une philosophie, mais c'est une philosophie différente ». La troisième position est de soutenir que « Non, nous n'avons pas de philosophie, mais nous avons autre chose, qui est aussi bien ; sinon mieux. » Et enfin la quatrième et dernière soutient que « Non, nous n'avons pas de philosophie, et il nous faut à tout prix nous en doter d'une, sur le modèle occidental. »53 44 La première position est occidentaliste, et consiste à reconnaître « dans sa propre tradition des entreprises comparables à celles que l'on trouve dans l'univers occidental. »54 La seconde dénonce un caractère négateur qui fait disparaître la spécificité chinoise. Thoraval conseille de construire « un concept global et universel de philosophie et, au sein de ce vaste ensemble, de distinguer des orientations, des problématiques, des accents spécifiques : la philosophie occidentale serait ainsi d'inspiration fondamentalement épistémologique, tandis que la philosophie chinoise serait avant tout une métaphysique morale. »55 Mais est-ce que construire un concept global de philosophie ne maintiendrait pas finalement une universalisation de la philosophie, donc du paradigme occidental de la philosophie ? Ne faudrait-il pas au contraire garder les spécificités de chacun sans universaliser les pratiques de pensées en leur appliquant le terme de philosophie et en se gardant d’établir une supériorité entre les manières de penser ? La troisième position évoquée par Thoraval remet en cause le paradigme philosophique alors que la quatrième position est également occidentaliste, et prend acte d’un manque et vise à y remédier en étudiant la tradition européenne. 45 N’y a-t-il pas d’autres positions possibles à avoir face à l’introduction de ce concept occidental ? Ces positions sont toujours prisonnières du cadre de l’opposition Orient/ Occident. Une autre théorie de la réception de la philosophie occidentale par les intellectuels chinois est présentée par Michael Lackner et repose sur une idée de « face à face éternel » qu’il emprunte à Joseph Levenson. Il évoque la division entre les

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catégories de vue « intérieure » et « extérieure » (nei wai 内外). Elles opposent d’une manière générale la tradition chinoise à l'apport occidental.56 46 En effet, il semble qu’au début de l’introduction du savoir occidental au milieu du XIXe siècle, les intellectuels ont divisé deux types de savoir, le « savoir chinois », zhongxue 中 學 et le « savoir occidental », xixue 西學 ou nouveau savoir, xinxue 新學. 57 Michael Lackner rejoint finalement deux positions de Thoraval : la seconde et une partie de la troisième. Lackner souligne que cette expression « pensée chinoise » renvoie à l’idée qu’elle est à la fois indépendante de la tradition européenne et qu'elle s'en distingue de manière essentielle ; et elle postule implicitement que la philosophie chinoise est égale, voire supérieure à la pensée occidentale. »58 47 Les intellectuels chinois ont donc éprouvé un doute concernant leur savoir intellectuel, doute entretenu par exemple par un des directeurs de thèses des étudiants de l'Institut, et qui fut provoqué par la position dominante de la philosophie occidentale, qui fait partie dans la géopolitique du savoir des connaissances présentées comme la norme scientifique du savoir et de la modernité depuis l'expansion coloniale des nations européennes au XVIe siècle. La France ainsi a pris la position de la Chine qui était admirée au XVIIe siècle par les philosophes des Lumières et fut encensée par les intellectuels chinois qui considéraient son savoir comme en avance et désirable car moderne. 48 L'introduction des néologismes et disciplines occidentales telles la philosophie occidentale en Chine illustrerait, selon certains penseurs postcoloniaux, une colonialité intellectuelle et une mainmise de la philosophie occidentale qui s'est diffusée et imposée comme unique système d'enseignement et normes académiques de classification. La colonialité a provoqué des discriminations épistémologiques que l'on retrouve non seulement avec le doute éprouvé par les intellectuels chinois concernant leur savoir mais aussi par l'exclusion de la philosophie chinoise du label “philosophie” et nous allons voir comment l'Institut Franco-chinois de Lyon se situe quant à cette idée. 49 Colonialité intellectuelle et philosophie à l'Institut Franco-chinois de Lyon

50 Ce dernier mouvement va s'atteler à analyser de potentiels liens entre la philosophie et une colonialité intellectuelle à l'Institut Franco-chinois de Lyon en observant comment furent considérées les philosophies chinoises et européennes par les étudiants mais aussi les professeurs français. 51 On peut tout d'abord s'interroger sur le type de philosophie que les étudiants ont pris pour objet d'étude dans leurs thèses. Huang Zengyue 黃曾樾 a mené une étude des philosophies de Laozi, Kongzi, Mozi alors que Yuan Zhuoying 袁擢英 l'a fait sur la philosophie morale et politique de Mencius. Pourquoi les étudiants en philosophie ont- ils rédigé leurs thèses sur des philosophies chinoises alors que le but de leur séjour fut de se former au savoir européen et français ? Du point de vue de la direction pédagogique, il semble que Maurice Courant encourageait les premiers étudiants qui avaient des difficultés en français à étudier des sujets portant sur la culture chinoise. Mais ce n’était pas le cas de Huang Zengyue ni celui de Yuan Zhuoying qui avaient un parfait niveau de français. De plus, Yuan Zhuoying lors de son entrée à l'université de Beijing désirait étudier la philosophie occidentale qui y était absente, il avait alors fini par étudier la littérature occidentale. Il avait donc déjà une base de connaissances sur la culture occidentale lors de son entrée à l'Institut.59 Cette attitude de Maurice Courant

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est contradictoire avec la nécessité de fournir à la Chine des étudiants formés à la science occidentale selon ses besoins de modernisation. 52 À partir de 1927, les autorités chinoises ont recadré l’orientation du choix des études vers moins de thèses sur les matières chinoises, ces docteurs étant difficiles à placer à leur retour.60 On peut aussi comprendre le choix du sujet de thèse des étudiants à travers les déclarations d’Antoine Vicard. Il s’agit pour l'IFCL d’apporter la science occidentale en Chine, au plan des techniques et des idées, de contribuer au développement des études françaises. Mais il s’agit également « de contribuer à une meilleure connaissance de la civilisation chinoise en Occident. En effet, il persiste encore dans les schémas mentaux français l’image, datant du début du XIXe siècle, d’une Chine attardée et dominée par une mentalité de « perpétuelle assistée ».61 On retrouve cette idée de contribuer à une meilleure connaissance de la Chine et de sa culture chez Jean Bourjade, membre de jury de thèse de Huang Zengyue.62 53 Cette thèse de Huang Zengyue sur les trois grands philosophes chinois de l’époque classique Laozi, Konfuzi et Mozi: « nous a appris à l’un et à l’autre, beaucoup de choses que nous ignorions, moi parce que je ne sais pas le chinois, vous parce vous n’êtes pas spécialement philosophe, beaucoup de choses peu connues, quelques-unes peut-être totalement ignorées en Europe.63 54 Mais ce choix d'étude de la philosophie chinoise dans les thèses de ces deux étudiants n'est pas si contradictoire que cela si on le replace dans un contexte de la géopolitique du savoir. En effet, depuis 1814, date à laquelle la première chaire sur la Chine est créée au collège de France, l'étude de la Chine s'est transformée en une pratique professionnelle qui a mené à la naissance de la sinologie. L'institutionnalisation de ce nouveau savoir implique le déplacement de la Chine à une position d'objet d'étude qui n'est plus productrice de connaissance philosophique. La déclaration de Jean Bourjade ci-dessus laisserait entrevoir cette position de la Chine comme objet d’étude, autrement dit selon Walter Mignolo en tant que « partie du reste du monde qui fut le théâtre d'intéressantes réalisations humaines à étudier et à comprendre ».64 55 Il s'agit par l'étude de la Chine de parfaire le savoir philosophique occidental, qui peut être vu comme unique référence du savoir intellectuel. Ainsi, comme le soulignent Anne Cheng et Anne-Lise Dyck, la philosophie chinoise s'est trouvée exclue du champ de la philosophie et nous ajouterons qu'elle fut relayée à celui de la sagesse traditionnelle, non rationnelle.65 Anne Cheng a relevé un paradoxe quant au passage de la Chine comme philosophie universitaire à l'objet d'étude de cette nouvelle discipline qu'est la sinologie.66 Nous ne sommes pas sûrs que ce soit si paradoxal et il semblerait à nos yeux que ce passage soit plutôt quelque chose de logique si cet événement est resitué dans le contexte de la géopolitique de la connaissance. En effet, comme l'a remarqué Florent Villard, ce passage confirme la géopolitique de la connaissance dans laquelle s'exprime le découpage du savoir qui place les pays occidentaux comme producteurs de ce savoir et les pays du reste du monde comme objets de ce savoir. Nous partageons tout à fait cet avis et nous proposons de pousser l'analyse de cette donnée à la lumière de la théorie postcoloniale en montrant que ce positionnement ancrerait les rôles dans la structure du savoir moderne, positionnement qui serait exprimé à l'Institut Franco-Chinois de Lyon. 56 En effet, l'exclusion de la Chine comme sujet du savoir et son introduction comme objet de savoir peuvent être analysées selon une lecture postcoloniale à l'aide de la distinction conceptuelle entre antropos et humanitas. Cette distinction renvoie à la

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différence entre modernité et tradition.67 L' antropos est le barbare et l'autochtone tandis que l'humanitas est le moderne et le producteur du savoir. Comme le montre Naoki Sakai, 57 humanitas a servi à désigner les peuples impliqués dans la production du savoir aussi bien dans la première que dans la deuxième relation, tandis que l’on a progressivement réservé le mot anthropos aux peuples qui ne participent qu’à la première d’entre elles. C’est ainsi que l’humanité dans le sens d’humanitas en est venue à désigner l’humanité européenne, qu’il faut distinguer du reste de l’humanité, pour autant que l’on se fie à l’unité putative de l’Occident et que l’on insiste sur elle. Cela signifie que l’humanité, dans ce sens de l’humanitas, autorise précisément cette distinction de l’Occident de ce que Stuart Hall a désigné en une formule incisive comme « le Reste ».68 58 Walter Mignolo souligne que ces concepts permettent à travers ces classificateurs autoritaires d'organiser les catégories de pensées et la production du savoir ainsi que de s'affirmer en disqualifiant ceux qui sont considérés comme déficients du point de vue rationnel et ontologique. Cela est très visible dans le cas de la philosophie chinoise qui est non seulement qualifiée de déficiente ontologiquement (car sa langue est un faible organe de pensée et ne possède pas le verbe être) et rationnellement.69 Dans l’histoire intellectuelle européenne par exemple le Jésuite Louis Lecomte voyait dans la langue chinoise une langue complexe, impropre à la science.70 Leibniz soulignait à plusieurs reprises « l’impropriété de la langue chinoise à exprimer les choses abstraites, par manque de terme logique et de métaphysique », cette dernière pouvant être comprise comme la science de l’être en tant qu’être.71 Ainsi pour Walter Mignolo, le couple de concepts « modernité » et « humanitas » sont constituant de la civilisation occidentale et cachent une colonialité intellectuelle, cette idée étant à nuancer car simplificatrice et généralisante. Cet ensemble empêche le développement de systèmes de savoirs pluriversaux, dialogiques et démocratiques. Finalement, à l'anthropos comme le souligne Mignolo, on propose l'assimilation ou l'exclusion.72 59 Cette géopolitique de la connaissance intellectuelle serait aussi présente dans la préface d’Edmond Goblot, membre de jury et philosophe, qui soutient que la philosophie chinoise est non seulement autochtone mais aussi traditionaliste. Il déclare que « le traditionalisme est un caractère si profond de la race et de la civilisation chinoises qu'il l'emporte sur la loi de l'évolution des doctrines philosophiques qui ont pris naissance en Chine plus de cinq cent ans avant notre ère, l'une au moins semble n'avoir jamais cessé d'être enseignée dans toutes les écoles de l'immense empire et de former et de nourrir l'âme chinoise comme aujourd'hui encore. »73 60 Si on analyse ces déclarations d'après les théories postcoloniales, on retrouverait ici le discours qui selon l’historienne Sophie Bessis soutient que « la tradition est autochtone et la modernité occidentale. »74 Dans ce discours, c’est la maturité qui caractérise l’Europe. Elle « se dit « vieille » depuis qu’elle s’est persuadée de l’antériorité de sa civilisation et a annexé de « nouveaux » mondes. »75 Ainsi, l’âge adulte et la maturité caractérisent l’Europe alors que l’enfance et la jeunesse définissent l’Orient et la Non- Europe.76 Jean Bourjade dans la préface de la thèse de Yuan Zhuoying parle ainsi de la « jeune Chine ».77 Ceci est pourtant en contradiction avec l'idée de civilisation traditionaliste qui selon Edmond Goblot « a les regards tournés vers le passé. Confucius déjà, il y a vingt siècles, ne prétendait pas innover, mais recueillir des traditions plus anciennes encore. La Chine est donc caractérisée à la fois, jeune pour son « immaturité supposée par les producteurs de ce discours, et vieille, tournée vers le passé et

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retardataire. »78 Il l'oppose à la civilisation occidentale, qui « progresse par la science, regarde vers l'avenir. »79 Il ne pense pas que la France au début du XX e siècle soit encore civilisée mais que le seront seulement ses descendants. Ainsi, la France doit encore « progresser » vers la civilisation du progrès selon les caractéristiques de ce type de discours évolutionniste. La Chine est donc à la fois décrite comme vieille, traditionaliste et jeune, dans tous les cas, immature. 61 En plus de la dichotomie traditionalisme/modernité qui constitue la géopolitique de la connaissance, on trouve aussi dans les paratextes et les thèses de l'IFCL l'idée que l'Europe est le centre du savoir, c'est-à-dire une notion d' « eurocentrisme ».80 Edmond Goblot illustre cet eurocentrisme du savoir intellectuel qui a guidé Huang Zengyue dans ses recherches et études. Il déclare dans la préface que même si la civilisation chinoise est admirable parce qu'elle n'a pas perdu son savoir philosophique comme les Occidentaux ont perdu la philosophie grecque, néanmoins « de la philosophie grecque est issue toute la science humaine », et que « la Chine ait eu aussi sa philosophie autochtone ».81 Il reconnaît une philosophie propre à la Chine même si à ses yeux, toute la science humaine, ou la science universelle, dérive de la philosophie grecque et donc de l’Europe. Il souligne clairement que la science « invention du génie grec … manquait à la civilisation chinoise »82 et il rappelle l’objectif de son étudiant, être venu « chercher la science en Europe pour l’introduire dans son pays ».83 62 L'idée d'eurocentrisme dans la pensée pourrait être liée à celle d'universalité, idée défendue par Huang Zengyue qui a évoqué la présence des philosophes chinois dans le monde, et qui de ce fait les a placés au même niveau que les penseurs européens. Il a parlé de la Chine, « fière d’avoir vu naître quelques-uns des plus grands philosophes au monde. Ce sont eux qui ont infusé dans le sang des quatre cents millions d’hommes qui peuplent notre immense pays les sentiments de justice, d’altruisme, de pacifisme dont s’honore notre vieille civilisation. »84 Si l'amorce de sa préface est teintée d’un certain patriotisme, il en résulte néanmoins que cet étudiant pense les philosophes chinois sur la même échelle que les philosophes européens. Ce qui lie ces penseurs est la raison, commune à tous les hommes. En effet, Huang déclare que ce qui constitue le confucianisme, « c’est la raison, la raison pure, la raison humaine, la raison pratique, la raison cosmopolite, la raison sous une forme tellement modeste qu’on pourrait l’appeler bon sens ! »85 Cette raison est le fond de la doctrine de Confucius, elle est amour de la justice et sentiment du droit. 63 Ainsi pour Huang, ce qui constitue l'héritage des Chinois est la raison et la justice.86 Huang reprend l’idée de la déclaration de Descartes du Discours de la méthode (1637) qui fait du bon sens « la chose du monde la mieux partagée », ne la séparant pas de la raison. Ainsi, pour lui, ce qui vient de l'Europe lui sert non seulement une « garantie de sécurité et de confort » mais aussi et surtout « la confirmation de la vérité intellectuelle qui nous prouve que la raison est la chose humaine la mieux partagée ».87 Huang viserait-il une universalité de la raison qui autoriserait ce traitement égal des philosophes occidentaux et chinois ? Il concède une admiration pour l’Occident mais marque bien ce trait d’union entre les hommes : 64 Ainsi, non seulement la grandeur de la puissance mécanique nous fascine, la beauté des magnifiques découvertes nous enivre, mais nous admirons aussi la synthèse méthodique, la dialectique logique, l’esprit scientifique des penseurs occidentaux ; car nous retrouvons sous le himation d’Aristote, sous la toge de Cicéron, sous le pourpoint de Descartes la même raison que nous trouvons sous la robe de Confucius.88

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65 Pourtant ce même Descartes déclare que même si la raison est présente tout entière en chaque homme dans l’intelligence, c’est une chose de disposer d’une capacité, c’en est une autre que de l’exercer avec méthode. Et l’exercice méthodique est la raison elle- même, en tant qu’elle est la conduite ordonnée de la pensée. Ainsi, cet argument de la « pensée cosmopolite » s’expose au contre argument de la méthodologie. Cette méthodologie c’est la « synthèse méthodique, la dialectique logique, l’esprit scientifique des penseurs occidentaux » que Huang admire.89 De même, il a remarqué que la raison pouvait être employée à diverses finalités comme le soutient P.-L. Couchoud qu'il cite, à savoir que l'Europe a appliqué la raison à la connaissance alors que l'Asie l'avait appliquée aux relations entre les hommes et au perfectionnement de la justice et du bonheur.90 66 À son retour en Chine en 1925, Huang Zengyue continua de délivrer un message d'universalité de la pensée. Il a travaillé en tant qu’ingénieur au Bureau technique de Chemin de fer à Beijing. Il fut par la suite nommé à l'Université normale de Beijing comme professeur de littérature française et étudie la poésie chinoise. Il publie aussi des articles sur la philosophie dans un journal dont le nom n’est pas précisé : 67 J’apprends à mes compatriotes que les grands penseurs sont parents, et que rien ne sépare plus les hommes lorsqu’ils arrivent sur les cimes sereines de la pensée. Mais on n’aurait jamais cru que la parenté puisse aller si loin que je le démontre dans ma thèse. Les articles de journal que j’ai fait parfois depuis mon arrivée permettent à certaines classes de mes compatriotes de se rendre compte que nos plus grandes idées, celles auxquelles nous tenons le plus, ont été partagées par vos philosophes et appréciées par vos compatriotes.91 68 Huang suit en quelque sorte la première position qu’exposait Thoraval, les deux philosophies, occidentale et chinoise, ont des caractères et une entreprise qui se recoupent. Il a diffusé ce que représentait l’Institut comme le souligne Mei Duanmu, à savoir un siècle de rêves et d'amitié entre les intellectuels des deux pays que sont la France et la Chine.92 69 Une pensée humaniste et une universalité de la pensée se dessinent dans les idées de Huang Zengyue mais d'un point de vue postcolonial, l'universalisme peut être vu comme une autre forme de colonialité intellectuelle. La raison est souvent placée comme point de mesure de la pensée. Cet argument relève de la « différence coloniale » selon Walter Mignolo. En effet, afin de défendre leur position privilégiée en tant que détenteurs de la connaissance et de la « philosophie », certains philosophes européens ont créé la « différence coloniale », c'est-à-dire qu'ils mettent en évidence ce que la Chine n'a pas (la pensée rationnelle, la science, une écriture abstraite) afin de nier son statut philosophique.93 70 Elle est utilisée par des penseurs contemporains français. Alain Badiou par exemple affirme en parlant du travail du sinologue et philosophe François Jullien, que « quand on lisait, avant Jullien, ces textes classiques, sans la préparation et sans le travail conceptuel, on avait l’impression qu’il s’agissait – comment dire ? – de banalités. C’est d’ailleurs ce que Hegel disait à propos de la pensée chinoise. »94 Ainsi, même si la raison et le bon sens sont partagés, cela ne signifie pas aux yeux des intellectuels occidentaux que la méthodologie pour penser est également partagée. Ils oublient cependant qu’il n’y pas qu’une seule méthodologie pour penser, il y en a autant que d’espaces et de cultures.

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71 Les notions de raison et de modernité sont liées à celle de progrès et tissent le discours de la géopolitique de la connaissance. Huang soutient que le progrès implique la concurrence, et la concurrence implique la rivalité. Il reprend une idée que les Jésuites avaient utilisée pour expliquer le manque de progrès scientifique en Chine. En effet, les Jésuites au XVIe siècle ont décrit les Chinois comme faibles dans les sciences et ont tenté des explications de cette faiblesse. Le Jésuite Parrenin a énuméré deux raisons de ce manque de progrès dans les sciences. La première est que les Chinois « n’ont point de récompense à attendre »95 et qu'il « n’y a rien ni au-dehors, ni au-dedans qui pique et entretienne l’émulation ».96 Les Chinois selon lui ont cessé leurs recherches scientifiques, non seulement parce que rien ne les pousse à continuer, mais aussi parce qu'il n'y avait pas de concurrence dans leur recherche de l'intérieur ou sans la Chine.97 72 Reste à savoir si ces idées furent reprises par les professeurs français dont les cours et conseils furent suivis par Huang Zengyue. Ainsi, contrairement aux intellectuels occidentalistes qui en Chine accusaient le confucianisme d'être à l'origine du dit « retard » de leur pays, Huang cherche à démontrer que Confucius et sa doctrine ne sont pas à son origine.98 Huang pense comme Cai Yuanpei que ce ne sont pas la doctrine et les idées du Confucianisme qui sont à rejeter mais plutôt les institutions qui en ont émergées.99 73 Un dernier aspect de la géopolitique du savoir intellectuel que l’on pourrait trouver dans la thèse de Yuan Zhuoying est à lier avec le comparatisme en philosophie.100 Même si il a choisi de traiter un sujet de philosophie chinoise, Yuan Zhuoying y a mêlé des comparaisons avec les philosophes occidentaux. En effet, après avoir signalé dans son avant-propos l’espoir que sa thèse puisse être une introduction à la philosophie confucéenne ; il a dressé dans le chapitre VII les préceptes d’éducation de Mencius (372–289 AEC) tout en les rapprochant de ceux de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). 74 Yuan a cité ce dernier qui déclarait dans L'Emile (1762) que « tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses ».101 Yuan Zhuoying pense que cette idée fait écho à Mencius, « une voix chinoise antique qui déclarait déjà que notre nature et notre cœur venant du ciel sont primitivement bons. »102 Lors d’une analyse comparative, Yuan a dégagé un point commun chez les deux penseurs. Tous deux ont pensé une pédagogie négative qui avait pour mission de protéger l’enfant des mauvaises influences. L’élément principal de la philosophie de l’éducation de Rousseau était de laisser les tendances naturelles de l’enfant s’exprimer de manière libre, sans réprimer ni accélérer sa croissance. La pédagogie de Mencius résidait dans l’adaptation des enseignements du sage aux capacités des élèves ainsi que de laisser les facultés de l’enfant se développer spontanément.103 75 Yuan semble donc construire des ponts entre les deux philosophes séparés dans le temps et l’espace. Mais en termes de comparatisme, les philosophes occidentaux sont le point de référence qu’il utilise. En effet, lorsqu’il veut comparer l’enseignement de Mencius, après Rousseau, il prend Socrate comme point de comparaison : « sa manière d’enseigner est la manière de Socrate »104 et « comme Socrate, Mencius considère la conversation comme un art ».105 De même, Confucius avance que la science profonde est de connaître les hommes tout comme Socrate qui prônait le « connais-toi toi-même ».106 76 Faut-il y voir l’influence des professeurs qui avaient tendance à avoir une vision eurocentrée de la pensée ? Ce n’est pas certain. Par exemple, Jean Bourjade dans la préface de la thèse de Yuan Zhuoying exprime une grande ouverture d’esprit. Il reconnaît « qu’en dépit des modes d’exotisme soit extérieur et pittoresque, soit même

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intérieur et psychologique, qui ne provoquent jamais que des engouements passagers, la pensée et l’âme de la Chine n’ont généralement occupé que les régions marginales de notre champ d’attention. »107 Il remarque le manque d’attention pour la Chine et sa pensée, tout comme sa mise en marge de la philosophie. Parlant du pragmatisme de la philosophie chinoise il interroge : « oserons-nous dire que c’est là une infériorité pour la pensée chinoise ? ».108 Cette attitude est intéressante à une époque où on sait que c’est ce pragmatisme et le défaut de développement des sciences spéculatives qui depuis les Jésuites invalident la position de la philosophie chinoise en tant que philosophie comme acte d’abstraction.109 77 Ce problème du comparatisme peut encore se lire chez certains auteurs de nos jours. On y trouve les philosophies occidentale et chinoise comme étant diamétralement différentes, relevant d'autres mondes. On peut lire dans la préface de Jean Bourjade que « l'histoire des idées en Chine n'est pas l'histoire des systèmes métaphysiques ontologiques, mais c'est bien plutôt l'histoire de la sagesse et de l'apostolat moral. »110 Ainsi on voit se creuser une différence ontologique entre philosophie occidentale et philosophie chinoise, la première étant caractérisée par la métaphysique ontologique et la seconde par la sagesse. On peut retrouver cette différence dans une approche de la philosophie chinoise chez François Jullien qui érige la pensée chinoise en tant que fondamentalement autre que la pensée européenne, et qui aide cette dernière à combler ses failles. La pensée chinoise est ainsi vue telle une réalité figée, une pensée ancienne qu'il met à distance pour mieux penser la philosophie européenne. Cette méthode constitue à nos yeux l'expression d'un certain orientalisme intellectuel.111 Jean Bourjade l'a formulé bien avant lui : « En Chine, soit dit sans malice pour nous Européens, les philosophes ne sont que des sages, mais le sont, ou veulent l'être, pleinement. »112 Faut-il noter une impression de manque dans le « que » de la nature des philosophes chinois : ils ne sont que des sages, et les autres, seraient-ils plus que des sages ? 78 Jean Bourjade caractérise la philosophie chinoise de sagesse chinoise ou de pensée pratique qui lie la raison et la vie. Il s’agit pour lui d’un humanisme intuitif.113 Ainsi, Edmond Goblot met en garde Huang Zengyue dans la préface de sa thèse en soulignant qu'avant de venir chercher la science, pour la pratiquer en Chine par la suite, il faut néanmoins « maîtriser la théorie » et même aller plus loin que seulement la connaître mais aussi remonter à ses principes.114Ainsi, pour devenir savant, conseille Edmond Goblot, il faut acquérir l'esprit scientifique et se faire une âme de savant. 79

Conclusion

80 La question initiale de cet article était de savoir si la géopolitique du savoir philosophique s'était manifestée dans le contexte de l'institut Franco-Chinois de Lyon, et si oui comment. Nous pouvons conclure qu'à travers l'analyse des paratextes et des thèses de deux étudiants en philosophie de l'IFCL, il est apparu que cette institution serait un produit des effets de la géopolitique du savoir intellectuel où le traitement des philosophies occidentales et chinoises suit le découpage moderne du savoir. On y trouverait l'illustration du déplacement de la Chine en tant qu'objet de savoir (anthropos) étudiée par les producteurs du savoir (humanitas), ce qui a institué la Chine en dehors de la philosophie.

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81 L'IFCL s'est situé comme faisant partie des stratégies pour acquérir le savoir européen afin, selon les intellectuels chinois de la fin XIXe et du début XXe siècle, de moderniser leur pays pour faire face aux problèmes de leur temps. Ce doute sur leur propre savoir fut causé par les cultures dominantes dont ils ont observé les méfaits en Chine. Ce doute est à replacer dans un contexte postcolonial, dans le sens où il suit une interprétation linéaire et évolutionniste de l'histoire avec comme finalité la modernisation - représentée par l'Europe et les États-Unis - de la Chine considérée comme « en retard ». 82 Le doute éprouvé par les intellectuels chinois concernant leur savoir intellectuel est visible dans les propos d’un professeur de l'IFCL. Il fut provoqué par la position dominante de la philosophie occidentale qui fait partie, dans la géopolitique du savoir, des connaissances présentées comme la norme scientifique de la modernité. La France a ainsi pris la position de la Chine, qui était admirée au XVIIe siècle par les philosophes des Lumières, et fut encensée par les intellectuels chinois qui considéraient son savoir comme en avance et désirable car moderne. L'introduction des néologismes et disciplines occidentales telles la philosophie européenne en Chine illustre la colonialité intellectuelle et une mainmise de la philosophie occidentale qui s'est diffusée et imposée comme système d'enseignement et de normes académiques de classification. La colonialité intellectuelle a non seulement imposé un modèle eurocentrique en philosophie, mais elle a aussi provoqué des discriminations épistémologiques que l'on retrouve avec le doute éprouvé par les intellectuels chinois concernant leur savoir et l'exclusion de la philosophie chinoise du label “philosophie”. 83 Des liens entre la philosophie et cette colonialité intellectuelle au sein de l'IFCL furent également mis à jour. Les étudiants Huang et Yuan ont étudié la philosophie chinoise dans leurs thèses non pas parce que leur niveau de français était mauvais mais parce qu'étudier la Chine et sa pensée était approprié pour des natifs. De même, les penseurs étudiés sont des penseurs chinois “antiques” et on retrouve bien l'idée de muséification de la pensée chinoise identifiée par Anne Cheng et entretenue de nos jours par un courant d'étude de la pensée chinoise qu’on peut trouver dans les écrits de François Jullien. On lit dans les thèses, notamment celle de Yuan Zhuoying, un comparatisme utilisant comme point de référence et d'autorité les penseurs occidentaux, auxquels il essaie de rapprocher les doctrines des penseurs chinois afin de les éclairer ou de les valider. 84 Cette idée que la Chine se retrouve dans une position d'objet d'étude illustrerait une géopolitique coloniale de la connaissance. L'IFCL représente ce passage de la Chine réduite à un objet d'étude (anthropos) et non pas comme productrice de savoir (humanitas), statut réservé aux occidentaux détenteurs du savoir et du label "philosophie”. L'orientalisme et la colonialité se trouvent dans le cadre des paratextes et des thèses de Huang et Yuan, à travers un schéma tradition/modernité érigé pour les civilisations chinoises/européennes et des conceptions eurocentrées et orientalistes du savoir. On y lit une conception universaliste du savoir, mais ce qui est considéré comme universel est le savoir occidental, envisagé comme délocalisé et global. Egalement temporalisé, ce savoir occidental désigné comme moderne est érigé comme la fin ultime de la ligne chronologique du progrès. 85 Ainsi, on trouverait au sein de l'IFCL la différence coloniale dont parle Mignolo. Elle met en relief ce qu’il manque à la culture non-euro-américaine. Dans le cas de notre étude, elle caractériserait la philosophie chinoise comme déficiente ontologiquement et

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rationnellement. L’Occident organiserait le savoir en instituant des labels épistémologiques. Le rôle ambiguë de la raison fut aussi observé dans les thèses, raison admirée par les étudiants mais qui peut aussi devenir dangereuse et totalisante si elle est excluante et discriminatoire. 86 Nous espérons que cet article pourra offrir une nouvelle lecture de cette institution du point de vue de l'organisation du savoir global/moderne, et plus particulièrement du savoir philosophique. On y a trouvé l’expression d’une globalisation de la philosophie occidentale, qui, dans les faits, pourrait apparaitre comme une pensée parmi d’autres si elle était localisée. Elle ne serait donc pas la forme standard et référentielle des pensées de l'humanité mais l'une d'entre elles.

NOTES

1. Voir Chou Min-chih, Hu Shih and intellectual choice in modern China. Ann Arbor, University of Michigan Press, 1984, Jerome B. Grieder, Hu Shih and the Chinese renaissance: liberalism in the Chinese revolution, 1917-1937, Cambridge, Harvard University Press, 1970 et Hu Shih, The Chinese renaissance: the Haskell lectures, 1933, Chicago, University of Chicago Press, 1934. 2. Voir Florent Villard, « Lieu d’énonciation, différence culturelle et conscience nationale: la Chine comme objet d’étude dans les thèses des étudiants de l’Institut franco-chinois de Lyon (1921-1946) », Langues, littératures et cultures franco- chinoises du XXIe siècle, Taipei, Symposium International 2010, Presses de l’Université Tamkang, 2011. 3. Huang Zengyue黃曾樾 (1898-1966) est resté pendant un an à l’Institut Franco- chinois de Lyon de décembre 1924 à octobre 1925 mais était en France depuis février 1921. Ancien élève de l’école du génie maritime de Amoy, Hontcheou, diplômé de l’École centrale de Lyon, cet ingénieur a soutenu une thèse le 27 juin 1925 qui a pour titre l’Étude comparative sur les philosophies de Laozi, Kongzi, Mozi (Lyon, Rey, 1925). Yuan Zhuoying 袁擢英 (1896—1979) fut présent à l’Institut d’octobre 1921 à novembre 1929. Il a soutenu le 23 juin 1927 une thèse intitulée La philosophie morale et politique de Mencius sous la direction de Jean Bourjade (Paris, Geuthner, 1927). 4. “a discourse which structure the perception of the world not only cognitively through the categories of rationality and science, but also by means of such values as progress and secularism, which are often inseparably entwined with the former.”, Prasenjit Duara, “Knowledge and Power in the Discourse of Modernity: The Campaigns Against Popular Religion in Early Twentieth-Century China”, The Journal of Asian Studies, vol. 50, n° 1, February 1991, p. 67. 5. it is an ambiguous and ubiquitous presence of a certain global domination whose subject can hardly be identifiable », Naoki Sakai, Translation and Subjectivity : On Japan and Cultural Nationalism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997, p. 61. 6. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie (volume 2), Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 774 et Christian Godin, Dictionnaire de philosophie, Paris, Fayard, 2004, pp. 742 et 979. 7. “China stopped thinking after antiquity, or at best after the Middle Ages, and that there is no Chinese philosophy to speak of ever since, not to say among our contemporaries, which is tantamount to confining Chinese thought to the

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museum.”, Anne Cheng, « The Problem with “Chinese Philosophy” », Revue internationale de philosophie, n° 232, 2/2005, p. 176. 8. “the modern philosophical label was defined in the context of Enlightenment Europe, above all in the 19th century, and subsequently claimed by the Chinese intelligentsia at the turn of the 20th century.”, Ibid. 9. The China Quarterly, n° 104, December 1985, Cambridge University Press on behalf of the School of Oriental and African Studies, pp. 676-699. 10. Ibid., p. 676. 11. Ibid., pp. 688-89. 12. Ibid., p. 696. 13. Lyon, 1998, 2 vol. (Mémoire de maîtrise Université Lumière Lyon II, juin 1998). 14. Langues, littératures et cultures franco-chinoises du XXI e siècle, Taipei, Symposium International 2010, Presses de l’Université Tamkang, 2011. 15. Ibid., p. 50. 16. Ibid., p. 51. 17. Chow Tse-Tung, The May Fourth Movement: Intellectual Revolution in Modern China. Cambridge, MA: Harvard University Press, 1960, p. 19. 18. Avant la Chine n'avait jamais connue de défi par une quelconque influence étrangère mis à part le bouddhisme indien. Ibid., p. 13. 19. Ibid. 20. Ibid. 21. Timothy Weston, « The Founding of the Imperial University » in Rebecca E. Karl & Peter Zarrow (Dir.) Rethinking the 1898 Reform Period: Political and Cultural Change in Late Qing China, Cambridge, Harvard University Asia Center, 2002, p. 102. C'est avec le mouvement du 4 mai 1919 que les intellectuels chinois prirent parti de s’inspirer de l’Occident, non seulement dans la technologie, les lois et les institutions politiques mais aussi pour la philosophie, l’éthique, les sciences naturelles, les théories sociales et les institutions, voir Chow Tse-Tung, Ibid., p. 14. 22. Wang Y. C., Chinese Intellectuals and the West 1872-1949, The University of North Carolina Press, 1966, p. 42. Beaucoup d'étudiants revenus de l'étranger ne trouvèrent pas de travail, apparemment parce qu'ils ne voulaient pas se lancer dans les affaires ou commencer en bas de l'échelle. Ils trouvaient également une forte hostilité des fonctionnaires envers eux. John Dewey écrit à leur sujet: “They have been idealizing their native land at the same time that they have got Americanized without knowing it. They have been told that they are the future saviours of their country and then their country doesn't want them for anything at all.», John Dewey, Letters from China and Japan, Evelyn Dewey (Dir.), New York, 1921, p. 190 et p. 244 in Nancy F. Sizer, « John Dewey's Ideas In China 1919 To 1921 »,Comparative Education Review, vol. 10, n° 3, October 1966, p. 392. 23. Li Shizeng (Yuying) 李石曾 est une autre figure parmi les intellectuels chinois prônant une ouverture à l’égard de l’Occident. Il part en 1903 à Paris, et suit des cours à l’école pratique d’agriculture de Montargis et à l’université de la Sorbonne et à l’Institut Pasteur. Il a développé une morale politique universaliste, syncrétisme entre la tradition chinoise et la pensée libertaire occidentale. 24. L’avantage en France selon Shu Hsingcheng était qu’un an de travail payait deux ans d’études. Shu Hsingcheng Chintai chungkuo liuxieshi 近代中國留學史 Shanghai, 1927, p. 89. 25. Cai Yuanpei 蔡元培 (1867-1940), empreint d’une éducation traditionnelle basée sur la connaissance des classiques, devint jinshi 进士 (docteur) en 1890 après avoir passé les examens impériaux. Témoin des diverses défaites de la Chine face aux pays Occidentaux et au Japon à la fin du XIXe siècle, il traduit plusieurs ouvrages européens dans le but d’élucider les raisons de cette prédominance. Il mesure la faiblesse du système scolaire chinois. Il poursuit des études de philosophie, d’esthétique et de psychologie en Allemagne et écrit des manuels d’enseignement de la morale. Il devint ministre de l’Éducation en 1911.

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26. Le choix de Lyon s’explique quant à ses relations nouées tôt avec la Chine. Lyon fut considérée comme le point le plus occidental de la Route de la soie, la ville a imprimé les textes des missionnaires sur la Chine, au XVIIIe siècle les soyeux représentaient ce lien. En 1900 la langue chinoise y était déjà enseignée et en 1913 son Université créait une chaire de chinois. 27. Florent Villard, op. cit., p. 2. 28. Michael Hardt, « L’histoire eurocentrée, sur Dipesh Chakrabarty Provincializing Europe », Multitudes, n°6, 2001/3, p. 37. 29. « Les impressions de M Paul Painlevé retour de Chine », Le Petit Parisien, 29/10/1920. 30. Walter Mignolo, Global Histories, Local Design, Princeton University Press, 2000, p. 304. 31. “by blindly worship the West and a process of indiscriminate imitation”, Wang Y. C., op. cit., p. 21. 32. Jean Bourjade, Préface, in Yuan Chaucer (Zhuoying), La philosophie morale et politique de Mencius, op. cit., p. 9. 33. “Over the five hundred years of Western expansion and the creation of colleges and universities in colonized areas since the beginning of the sixteenth century, this belief became so strong as to make people doubt their own wisdom, when that wisdom was not articulated in Western educational institutions and languages.”, Walter Mignolo, op. cit., p. 304. 34. Yann Philippe, op. cit., p. 10. 35. Ibid., p. 11. 36. « Discours de Wang Chung-Hui », Annales Franco-Chinoises (AFC), N°7, pp. 5-14. 37. Yann Philippe, op. cit., p. 11. 38. Shigemi Inaga, “Philosophy, Ethics, and Aesthetics in the Far-Eastern Cultural Sphere : Receptions of the Western Ideas and Reactions to the Western Cultural Hegemony”, Questioning Oriental Aesthetics and Thinking Conflicting Visions of « Asia » Under the Colonial Empires, Inaga Shigemi (Dir.), Kyoto, International Research Center for Japanese Studies, 2011, p. 34. 39. Joël Thoraval, « De la philosophie en Chine à la "Chine" dans la philosophie », Perspectives chinoises, n°4, 1992, p. 41. 40. Chen Lai, “Studying Chinese Philosophy: Turn-of-the-century's Challenges?”, Michel Masson et Kao Chia Chi (Trad.), Revue Internationale de Philosophie, n°2, 2005, note p. 190. 41. Michael Lackner, « Les avatars de quelques termes philosophiques occidentaux dans la langue chinoise », Études chinoises, vol. XII, n° 2, automne 1993, p. 138. 42. Ibid., p. 138. 43. Fu Yan, 厳復 (1854-1921) a été un fervent défenseur de l’occidentalisation de la Chine. Il est selon Cai Yuanpei “le premier à introduire la philosophie occidentale au dernier demi-siècle.” (Cai Yuanpei, Wushinian lai zhongguo zhi zhexue五十年來 中國之哲學, 1985, p. 274.) 44. Shigemi Inaga, op. cit., p. 34. 45. Joël Thoraval, op. cit., note p. 54. 46. Ibid., p. 41. 47. Ibid., p. 49. 48. Anibal Quijano, "Coloniality of Power and Eurocentrism in Latin America", International Sociology, Vol. 15, n°2, June 2000, pp. 217-234. 49. Walter Mignolo, series of lectures « The Spirit Returns to the East » at the Hong Kong Advanced Institute for Cross-Disciplinary Studies of City University of Hong Kong, http://www6.cityu.edu.hk/hkaics/activities/201203spirit/e_info.html (consulté le 29/03/2012). 50. Anibal Quijano, ‘Raza’, ‘Etnia’ y ‘Nación’ en Mariátegui : Cuestiones Abiertas’ in Forgues, R. (ed.) José Carlos Mariátgui y Europa: El Otro Aspecto del Descubrimiento Peru: Empresa Editora Amauta S.A., 1993, p. 167-187 in Ramon Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global.

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Transmodernité, pensée frontalière et colonialité », Anouk Devillé et Anne Vereecken (Trad.),Multitudes, 26(3), p. 57. 51. Ibid., p. 61. 52. Joël Thoraval, op. cit., p. 41. 53. Ibid. 54. Ibid. 55. Ibid., p. 42. 56. Michael Lackner, op. cit., p. 136. 57. Florent Villard, op. cit., p. 2. 58. Michael Lackner, op. cit., pp. 136-137. 59. «袁振英投考北京大学的时候,最初的选择是要进入西洋哲学系,但当时的北 京大学只有中国哲学系,他只好进入了西洋文学系 ». [Yuan Zhenying a passé le concours pour entrer à l'Université de Pékin, son choix initial était d'entrer dans le département de philosophie occidentale, mais à l'époque l'Université de Pékin n'offrait qu'un département de philosophie chinoise, il a donc étudié la littérature occidentale], 袁振英——扑朔迷离的共产党员身份 (2013-05-02), 袁振英——扑朔迷 离的共产党员身份, 作者:家在桂林 http://blog.sina.com.cn/s/ blog_4cc1f6ea0101en8s.html (consulté le 13/01/2014). 60. Voir la lettre de Li Shizeng à Shen Pe-tsan (directeur de l’Institut) du 26 janvier 1932. 61. « L’amitié franco-chinoise », A. Vicard, in La vie lyonnaise, 3 années, n°67, 10/12/1921, p. 22. 62. La thèse Huang Zengyue est une étude comparative sur les philosophies de Laozi, Kongzi, Mozi. Il y présente tour à tour la vie, l’œuvre des philosophes, leurs ressemblances et différences ainsi que leurs influences. 63. Lettre 28 mai 1925 Jean Bourjade à Maurice Courant, son directeur de thèse, (165-57 c). 64. English version: “the rest of the World was either the scene of interesting human achievements to study and understand”, Walter Mignolo, op. cit., p. 304. 65. Voir Anne-Lise Dyck, « La Chine hors de la philosophie », in Anne Cheng (Dir.), « Y a-t-il une philosophie chinoise ? », Extrême Orient – Extrême Occident, n°27, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2005, pp. 13-47. Anne Cheng, Histoire intellectuelle de la Chine, Cours : Confucius revisité : textes anciens, nouveaux discours (suite),pp. 16-18. http://www.college-de-france.fr/media/anne- cheng/UPL66281_Cheng.pdf (consulté le 14/01/14). 66. Yang Jiaqing, “Anne Cheng : État des lieux de la Sinologie française contemporaine”, http://french.beijingreview.com.cn/magazine/2010-11/05/ content_315007_2.htm, (consulté le 05/02/2014). 67. Walter Mignolo, The Darker Side of Western Modernity: Global Futures, Decolonial Options, Duke University Press, 2011, p. 81. Voir aussi Osamu Nishitani & Naoki Sakai, Sekaishi no kaitai, (La Déconstruction de l’histoire mondiale), Tokyo, Ibunsha, 1999. 68. Naoki Sakai, La Théorie et l'Occident. Sur le problème de Humanitas et Anthropos, (Didier Renault Trad.), Transeuropéennes, 2 Août 2011, pp. 6-7. http:// www.transeuropeennes.eu/fr/articles/316/La_Theorie_et_l_Occident (consulté le 05/02/2014). 69. Joseph Needham souligne l’idée assez répandue que la langue chinoise comme langue « idéographique aurait été un puissant facteur de retard pour le développement d’une science moderne en Chine. » (Joseph Needham, La science chinoise et l’Occident, Trad. de l’anglais par Eugène Simon, Paris, Seuil, 1973, p. 38.) Cette idée trouve son origine chez les ethnologues comme Lucien Lévy-Bruhl qui au début du vingtième siècle, institue la langue primitive comme une langue simple. Il « a voulu prouver que les langues des peuples primitifs étaient dépourvues de mots abstraits ou génériques, d’où l’inaptitude de leurs locuteurs au raisonnement ou aux généralisations. » Marina Yaguello, Science et Avenir, 2000/12 -2001/1, n°125, p. 6.

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70. « Cette abondance de lettres est à mon sens la source de l’ignorance des Chinois, parce qu’ils emploient toute leur vie à cette étude, & qu’ils n’ont presque pas le temps de songer aux autres sciences, s’imaginant être assez savants quand ils savent lire. », Louis Lecomte, Lettre VII à l’archevêque duc de Rheims, Nouveaux Mémoires sur l’État Présent de la Chine, Tome 1, Paris, Anisson, 1697, p. 307 71. Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours sur la Théologie Naturelle des Chinois, Paris, L’Herne, 1987, p. 36. 72. Walter Mignolo, op. cit., p. 81. 73. Edmond Goblot in Huang Zengyue, op. cit., pp. VIII-IX. 74. Sophie Bessis, L’Occident et les autres : Histoire d’une suprématie, Paris, La Découverte, 2001, p. 315. 75. Ibid., p. 27. 76. Voir G. W. F.Hegel, La Raison dans l’Histoire : Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Plon, 2000, p. 247. 77. Jean Bourjade, Préface, in Yuan Zhuoying, op. cit., p. 7. 78. Edmond Goblot in Huang Zengyue, op. cit., p. X. 79. Ibid. 80. Sur la notion d’eurocentrisme, voir Jack Goody, The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 où il soutient que l’Europe a « volé » des notions de l’Orient afin de se construire. Yves Citton « Vers une Europe post- identitaire », Multitudes, n°14, 2003/4, pp. 61-71, Samir Amin, Modernité, religion et démocratie : Critique de l'eurocentrisme, critique des culturalismes, Lyon, Parangon-Vs, 2008, Immanuel Wallerstein, « Eurocentrism and its Avatars: The Dilemmas of Social Science », Keynote address at the ISA East Asian Regional Colloquium, « The Future of Sociology in East Asia », 22–23 November 1996, Seoul, Korea, co-sponsored by the Korean Sociological Association and International Sociological Association, http://www.iwallerstein.com/wp-content/uploads/docs/ NLREURAV.PDF (consulté le 04/02/2014) 81. Edmond Goblot, Préface, in Huang Zengyue, op. cit., p. VIII. 82. Ibid., p. IX. 83. Ibid., p. XIV. 84. Huang Zengyue, op. cit., p. XV. 85. Ibid., p. 254. 86. Ibid., p. 257. 87. Ibid., p. 268. 88. Ibid. 89. Ibid. 90. P.-L. Couchoud, Sages et poètes d'Asie, Paris, 1916, p. 272. 91. Huang Zengyue, op. cit., p. 254. Il a également défendu les idées de démocratie et d'éducation pour les femmes, comme Cai Yuanpei. Il meurt en 1966 sous la répression de la Révolution culturelle, sa formation à Lyon fait partie de ses dix chefs d'accusation édictés par les jeunes gardes rouges : 2 « 黄曾樾是外国帝国主义 培养的洋奴,他崇洋媚外,里通外国,为特务机关提供情报。 » [Huang Zengyue fut un serviteur des étrangers, formé par eux, il les vénérait, il s’est rendu chez eux et il a fourni des informations aux services secrets étrangers.] http://llz1938.blog. 163.com/blog/static/1138955142011102441837537/ (consulté le 10/01/2014) 92. “this was the location for the famous Lyons Sino-French Institute, which embodied a century of dreams and friendship between the two countries’ intellectuals.” Duanmu Mei, “The Lyons Sino-French Institute”, 中外文化交流:英 文版, China & The World Cultural Exchange, 中華人民共和國文化部, 中國對外交化 交流協會, 05/2012. 93. Voir Walter Mignolo, ‘Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale’, op. cit.. 94. Alain Badiou, « Jullien l’apostat », in Oser construire : Pour François Jullien, Paris, Seuil, 2007, p. 140.

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95. Lettre du Père Parrenin à M. Dortous de Mairan du 11 août 1730, in Charles Le Gobien, ed., Lettres édifiantes et curieuses, écrites des missions étrangères, Tome 12 (Lyon: J. Vernarel, 1819), 53. 96. Ibid., p. 55. 97. Ibid., p. 54. 98. Voir Huang Zengyue, op. cit., pp. 261-265. 99. Voir William J. Duiker, "Ts'ai Yuan-p'ei and the Confucian Heritage", Modern Asian Studies, Vol. 5, n° 3, 1971. 100. A la fin de ses études en France, Yuan Zhuoying est retourné à Guangdong à l'école Nationale Normale Supérieure du Guangdong en tant que professeur, pour enseigner aux sections de troisième et quatrième années la philosophie et l'éthique. http://blog.sina.com.cn/s/blog_4cc1f6ea0101en8s.html (consulté le 13/01/2014). 101. Yuan Zhuoying, op. cit., p. 125. 102. Ibid. 103. Ibid., pp. 129-130. 104. Ibid., p. 130. 105. Ibid., p. 131. 106. Ibid., p. 205. 107. Jean Bourjade in Yuan Zhuoying, op. cit., p. 7. 108. Ibid., p. 10. 109. Voir la Lettre du Père Parennin à Mr Dortous de Mairan, directeur de l’Académie des sciences du 11 août 1730, in Charles Le Gobien (Dir.)., Lettres édifiantes et curieuses, Tome 12, Lyon, J. Vernarel, 1819 p. 52.Voir Anne-Lise Dyck, op. cit., pp. 17-26. Cette idée est défendue au XIXe siècle notamment par Jean-Marie De Gérando, Histoire comparée des systèmes de philosophie, Paris, 1822, Tome 1, Chapitre III, p. 199, Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, 1964, p. 77. 110. Ibid., p. 9. 111. Voir François Jullien, Chemin faisant, connaître la Chine, relancer la philosophie, Paris, Seuil, 2007, François Jullien et Thierry Marchaisse, Penser d’un dehors (la Chine), Entretiens d’extrême Occident, Paris, Seuil, 2000 et François Jullien, Un sage est sans idée ou l’autre de la philosophie, Paris, Seuil, 1998. L'Orientalisme est exprimé par le fait que la pensée chinoise est relayée au musée par cette mise à distance, mystifiée et hermétique, réduite à un faire-valoir et utilisée pour revenir à un eurocentrisme puisqu'il s'agit de l'utiliser telle une “prothèse mentale” afin de mieux comprendre la pensée européenne et combler ses lacunes. 112. Jean Bourjade in Yuan Zhuoying, op. cit., p. 9. 113. Ibid., p. 10. 114. Edmond Goblot in Huang Zhengyue, op. cit., p. X.

RÉSUMÉS

Bien que beaucoup d'études aient été menées concernant les étudiants chinois partis étudier la philosophie à l'étranger au début du XXe siècle (tel Hu Shi aux Etats-Unis), encore trop peu de travaux se sont penchées sur les étudiants qui se sont formés en philosophie en France et notamment à l’Institut Franco-chinois de Lyon. Cet article, aidé des théories de l'orientalisme et du postcolonialisme, se demande si la géopolitique du savoir philosophique, en tant que domination intellectuelle de l'Occident sur le reste du monde, s'est manifestée dans le contexte

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de l'Institut Franco-chinois de Lyon, et si oui comment. À travers l'analyse des paratextes et des thèses de deux étudiants en philosophie de l'Institut Franco-chinois de Lyon, cette étude soutient que cette institution est un produit des effets de la géopolitique du savoir intellectuel où le traitement des philosophies occidentales et chinoises suit le découpage moderne/colonial du savoir. On y trouve l'illustration du déplacement de la Chine en tant qu'objet de savoir (anthropos) étudiée par les producteurs du savoir (humanitas), découplage instituant la Chine en dehors de la philosophie.

AUTEUR

MARIE-JULIE MAITRE

Marie-Julie Maître est professeure adjoint de littérature et de philosophie française au département de français de l'Université Tamkang (Taïwan) depuis Août 2012. Elle fut chercheuse au Département des Études Asiatiques et Internationales ainsi qu'au Hong Kong Advanced Institute for Cross-Disciplinary Studies à City University de Hong Kong entre 2010 et 2012. Son doctorat en philosophie, achevé en 2010, étudie la circulation des idées et théories, notamment la réception et la représentation de la philosophie chinoise en France du XVIe au XXIe siècle.

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Devenir moderne, rester Chinois : Pratiques discursives autour de l’Institut franco-chinois de Lyon (1921-1946)

Florent VILLARD

1 Lorsque, dans les années mille neuf cent vingt, les personnalités prestigieuses que sont devenus Zhang Xi 张玺, Li Heng 李珩, Luo Dagang 罗大刚, Dai Wangshu 戴望舒, Zhang Ruoming 张若名, Zheng Yanfen 郑彦棻, Pan Yuliang 潘玉良 ou Su Xuelin 苏雪林 ( futures astronomes, physiciens, politiciens, poètes, peintres) s’embarquaient depuis la Chine sur un navire des Messageries maritimes à destination de Marseille, ils effectuaient un déplacement géographique, social et culturel pour s’installer, pendant quelques années, dans les locaux de l’Institut franco-chinois au Fort St Irénée de Lyon. Entre 1921 et 1946, 473 étudiants chinois, dont 51 femmes, originaires de différentes provinces, deviendront pensionnaires de l’Institut. Environ 140 d’entre eux soutiendront une thèse de doctorat dans le cadre du système universitaire français, pour la plupart à l’Université de Lyon. Les disciplines étudiées par ces étudiants couvraient l’ensemble du champ académique de l’époque : Médecine, Sciences naturelles, Biologie, Pharmacie, Mathématiques, Lettres, Géographie, Histoire, Droit.

2 Les intellectuels chinois à l’initiative de cette entreprise projetaient sur cette expérience le mythe d’un métissage sino-français harmonieux et équilibré, susceptible d’engendrer une civilisation supérieure : « La création de cette université permettrait d’établir le lien entre les civilisations orientales et occidentales, de faire fusionner les sciences chinoises et étrangères, de créer une sorte de ‘nouvelle civilisation’, et d’inaugurer une ère nouvelle pour le genre humain. »1 Li Shizeng, co-fondateur de l’IFCL, évoquera même « la formation d’une race franco-chinoise ».2 3 Cet imaginaire syncrétique orientalisant était-il vraiment autre chose qu’un discours convenu pour sauver la face de la position chinoise dans cette collaboration ? Le mythe de la fusion ne tient pas compte du déséquilibre des forces en présence et de l’hégémonie culturelle et intellectuelle de la France, et de l’Europe, sur la Chine.3 Que

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cette perspective idéaliste des acteurs chinois fut soutenue par une conception universaliste et déterministe du progrès humain héritée des Lumières françaises confirme cette domination épistémologique de l’ « Occident » sur la Chine. 4 En contradiction apparente avec la vision neutre et a-politique du métissage, le discours des acteurs de l’époque assurait aussi que les étudiants, en se rendant en Europe, effectuaient un déplacement qualitatif dans le temps : du passé vers le futur, de la tradition vers la modernité. Cette représentation du monde et de l’histoire à partir de l’idée d’un temps linéaire universelle était devenue dominante en Europe au XIXe siècle.4 Tandis que les sociétés à l’origine de ce discours se situaient en haut de l’échelle (Europe, EU), le reste du monde devait s’efforcer de refaire péniblement son retard, avec l’aide des pays les plus avancés : En France, on parlait de « mission civilisatrice », terme indissociable de l’épopée coloniale. 5 Initialement centrés sur les thèses de doctorat des étudiants, nos travaux sur l’Institut franco-chinois de Lyon se sont progressivement ouverts à d’autres types de textes et de documents d’archives.5 La correspondance et les dossiers scolaires de certains étudiants, les Annales franco-chinoises éditées par l’Institut, les rapports du Conseil d’administration et une partie des archives administratives sont venus compléter les témoignages d’anciens étudiants, les articles de la presse locale et quelques précieuses photographies sur la vie quotidienne à l’Institut.6 La consultation de ces documents offrait une vision plus cohérente de cette expérience et permettait désormais d’envisager dans sa totalité cet espace géographique, social, intellectuel et culturel. 6 Dans le prolongement de nos travaux sur l’affirmation d’une subjectivité chinoise dans les paratextes des productions scientifiques des étudiants, cet essai se propose d’interpréter l’expérience de l’IFCL à travers la notion foucaldienne de dispositif. Foucault propose ce concept pour définir un ensemble de pratiques, de discours et d’institutions qui, dans une configuration historique donnée, participent de la fabrication de sujets sociaux déterminés.7 Cet assujettissement au pouvoir social n’empêche pas des formes d’appropriations par les sujets eux-mêmes - de subjectivation dira Foucault –du rôle auquel ils sont assignés : « Le sujet n’est pas ‘naturel’, il est modelé à chaque époque par le dispositif et les discours du moment, par les réactions de sa liberté et par ses éventuelles ‘esthétisations’ ».8 7 Si l’expérience particulière de l’IFCL n’épuise pas le processus, nous faisons l’hypothèse qu’elle cristallise néanmoins des pratiques discursives qui ont contribué à façonner un « sujet chinois moderne», expression que le présent essai devra tenter d’éclairer. Une définition simple et tautologique dirait que le « sujet chinois moderne» désigne des étudiants qui, à l’époque, s’identifient, et sont identifiés, simultanément en tant que « Chinois » et en tant que moderne. A première vue, l’hypothèse apparait bien peu audacieuse tant elle correspond aux objectifs de cette institution éducative. L’environnement scientifique et culturelle de cette école de préparation aux études supérieures en France avait pour finalité principale de former cette diaspora intellectuelle temporaire afin qu’elle joue ensuite son rôle historique dans le devenir moderne de la Chine. Le label d’école de la modernité est donc plus que légitime. Par contre, affirmer que l’Institut puisse avoir été un lieu où des individus se sont constitués en tant que « sujets chinois » constitue une proposition moins évidente. 8 Cette hypothèse, qui ne considère évidemment pas l’IFCL comme l’unique « cause » d’un sentiment d’appartenance chez les étudiants, est sous-tendue par une interprétation constructiviste et moderniste de la nation, communauté politique qui

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n’est pas antérieure aux discours nationalistes et aux dispositifs institutionnels qui l’ont accompagné.9 En Chine, l’imaginaire instituant qui permet l’émergence balbutiante d’une conscience nationale à l’aube du XXe siècle doit se comprendre dans le cadre d’une « mise en contexte mondiale » de la société chinoise.10 L’affirmation particulariste - soutenue par les critères de la race, de l’ethnie, de la langue ou de la culture - a été constitutive et simultanée avec la prise de conscience d’une certaine globalité, condition de la modernité.11 Les identités culturelles et nationales de la périphérie se sont construites dans un jeu de contraste avec l’« Occident » en tant que figure normative centrale de la modernité. 12 Elles étaient, par défaut, ce que n’était pas le moderne occidental. Cette concomitance entre l’intégration de la Chine dans une modernité capitaliste globale et le développement d’un imaginaire national se trouve parfaitement illustrée par l’expérience de l’IFLC, synecdoque utopique d’une Chine revêtue simultanément des habits (neufs) de la « sinité » et de la modernité. 9 Dans cet espace où les étudiants s’appliquent à devenir des hommes de lettres et de science modelés par les institutions, les méthodes, les valeurs et les épistémologies du champ académique français, dans ce lieu où les étudiants découvrent les sports et les loisirs « modernes » que sont le football, le tennis, le cinéma, le billards, etc., entre ces murs où les étudiants doivent apprendre à se comporter en hommes/femmes de la civilisation moderne occidentale, la Chine en tant que référent identitaire est, par contraste, omniprésente. 10 Les discours culturalistes exaltant les particularismes sont souvent plus vigoureux dans les communautés d’exilés que sont les diasporas qu’au sein même du pays natal. A Lyon, l’éloignement géographique, l’isolement et l’environnement radicalement autre ont pu contribuer à l’exacerbation d’un imaginaire national. De même, le contraste entre ces étudiants - le monde d’où ils venaient - et le contexte français, se trouvait validé par les représentations et discours de la presse locale française, mais aussi, dans un autre registre, par ceux des milieux politiques et universitaires qui, sans cesse, réaffirmaient le brevet de « sinité » de ces étudiants. Le rôle auquel dirigeants français et chinois avaient assignés ces étudiants - devenir l’élite technique et scientifique de la Chine afin de participer à sa modernisation - renforçait d’autant ces processus de subjectivation : « Chinois » par essence, les étudiants devenaient aussi « Chinois » par conviction : des patriotes. 11 Les archives accréditent l’idée d’un espace singulier où a pu se déployer un imaginaire et des pratiques participant à l’affirmation d’une culture nationale. Les initiateurs du projet ont toujours eu le souci de cultiver la sinité des étudiants à travers l’apprentissage du mandarin, la valorisation des arts de la Chine (expositions de peinture, concerts de musique) et la constitution d’une bibliothèque sinologique incluant un fonds conséquent de textes et d’œuvres de la Chine pré-moderne.13 Chaque année, en octobre, le rituel patriotique – tradition moderne inventée au début des années 1910s – de la fête nationale donnait lieu à des cérémonies importantes. La diversité des origines géographiques et des positions politiques était réelle parmi les étudiants. Mais les dirigeants de l’Institut avaient le souci de l’unité - masquée comme une neutralité - idéologique et politique des étudiants, et se méfiaient des tendances communistes et fédéralistes. Le discours métapolitique du salut de la patrie par la science, finalité ultime de l’Institut, s’imposait aux étudiants. De même, si les pratiques culturelles et linguistiques apparaissent initialement diverses, les témoignages révèlent des processus d’homogénéisation. La communauté de destin se prolongeait jusque dans

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la mort avec la réalisation, en 1928, d’un monument dédié aux étudiants décédés dans le cimetière de Loyasse de Lyon.14

Généalogie coloniale de l’IFCL

12 Dans un article où il narre l’histoire de l’Association universitaire franco-chinoise, créée en juillet 1921 et qui va servir de structure légale pour l’Institut (elle sera contrôlée par les français), l’orientaliste Maurice Courant, premier professeur de chinois de l’Université de Lyon, cheville ouvrière dans la création de l’Institut et secrétaire général de l’Association entre 1921 et 1934, nous livre une généalogie édifiante de l’IFCL : Le fil de soie qui figure sur les médailles de la Chambre de Commerce de Lyon, bien que ténu, relie solidement notre ville à la Chine. Dans la première mission officielle envoyée par le Gouvernement Français au Gouvernement Chinois, dans la Mission Lagrené, nous trouvons des lyonnais de voisinage ou d’adoption, Isidore Jedde, Natalis rondot que beaucoup d’entre nous ont connu : ce sont-là les pionniers d’il y a 80 ans. Bien plus tard, quand la France à pu de nouveau s’intéresser aux relations lointaines, Paul Brunat a marqué la voie vers les affaires de Chine ; et, peu après, Ulysse Pila, dont le souvenir est encore si vivant, a été l’un des animateurs de cette mission d’études commerciales, 1895-1897, qui a fourni tant de renseignements et a laissé tant de traces. 15 13 L’histoire culturelle, qui est une histoire des représentations, se penche sur le discours des acteurs pour penser le passé. La narration proposée par cette figure majeure de l’Institut nous permet d’inscrire ce récit dans le temps long de l’histoire des échanges diplomatiques et commerciaux franco-chinois.

14 Prolongement français du Traité de Nanjing qui clôturait la première Guerre de l’opium entre l’Empire des Qing et la Couronne britannique, le Traité de Whampoa de 1844 contraignait les Mandchous à concéder une série de droits commerciaux, militaires et juridiques aux Français dans plusieurs ports de l’Empire du milieu.16 Point de départ d’une longue période de relations asymétriques entre les deux pays, les avantages acquis à Whampoa furent les premiers d’une série de traités franco-chinois qui allaient offrir à la France le contrôle de l’Indochine en 1885 puis l’annexion de la Baie de Guangzhou (Fort Bayard) et des droits économiques et commerciaux étendus sur la Chine du Sud-est en 1898.17 15 Les dernières années du XIXe siècle témoignent d’un changement d’échelle dans la politique d’expansion des puissances industrielles modernes, essentiellement européennes, américaines et japonaises. Les processus d’assujettissement et de domination coloniale des territoires et des économies non occidentales gagnent en intensité et prennent un caractère systématique qui signe l’avènement de l’impérialisme. L’accumulation provoquée par le développement rapide d’un capitalisme industriel en crise de surproduction à partir de 1873 déplace les capitaux européens vers l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie. Dans le contexte d’une concurrence économique et militaire acharnée entre les puissances coloniales, ces capitaux financent les constructions de ports, de voies ferrées, l’exploitation des matières premières, le développement industriel, etc. 16 En Chine, à la circulation des marchandises et aux comptoirs commerciaux de l’époque libre-échangiste des guerres de l’opium succède, à partir du traité de Shimonoseki en 1895, un impérialisme intense et multiforme qui transforme le pays en un protectorat à

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la merci des puissances coloniales et de leurs capitaux. Ces dernières se partagent désormais le territoire des Qing en zones d’influences économiques et stratégiques, annexent des « territoires à bail » et établissent des bases militaires pour défendre leurs intérêts. 17 Les marchands lyonnais, au premier rang desquels les soyeux, joueront un rôle économique et diplomatique actif dans l’expérience coloniale française en Asie. Comme le souligne Maurice Courant, plusieurs lyonnais, dont un représentant de la Chambre de commerce, participent à la Mission Lagrené de 1844 qui prépare la signature du Traité de Whampoa. Parmi les objectifs de la mission, outre la nécessité pour la France de ne pas laisser l’Angleterre s’emparer seule du marché chinois, il y avait celui d’établir des relations commerciales avec la Chine afin de permettre aux soyeux français, et surtout lyonnais, à la fois d’écouler leurs produits finis et de s’approvisionner matière première.18 Au cours de la seconde moitié du XIX e siècle, tandis que la « maladie du ver à soie contraint les industriels lyonnais à importer leur matière première de Chine et du Japon », les soyeux lyonnais vont s’efforcer de renforcer leurs échanges commerciaux avec l’Asie. 19 La Condition des soies de Guangzhou avait été créée en 1860 avec le concours de la Chambre de commerce de Lyon. A la fin du XIXe siècle, la moitié des exportations de soie depuis Shanghai sont écoulées vers la région lyonnaise. Témoins de cet intérêt des industriels lyonnais pour l’Asie du sud-est et la Chine, trois missions commerciales lyonnaises de longue durée partiront en Asie au cours des dernières décennies du XIXe siècle. En 1896, le ministre d’Etat Li Hongzhang 李鸿章 réalisera une visite diplomatique à Lyon, accompagné de quelques étudiants chinois en ingénierie et agronomie.20 18 A la suite des recommandations de la dernière mission d’exploration commerciale (1895-1897), sur laquelle nous allons revenir, un enseignement de langue chinoise fut établi à Lyon en 1900. Le compte-rendu de la mission soulignait l’importance de la connaissance des « indigènes » dans la perspective d’une expansion économique française en Chine et en Asie.21 Le Gouverneur général de l’Indochine française, Paul Doumer, dans une lettre au président de la Chambre de commerce de Lyon, le 10 janvier 1899, insista sur la nécessité de créer un enseignement de langue chinoise et de langue annamite à Lyon et proposa de participer au financement de ce qu’il nommait un « enseignement colonial » destiné à servir les œuvres commerciales de la colonisation et à former des sujets pour l’Indochine française et les pays soyeux d’Extrême-Orient.22 L’Ecole coloniale de Lyon, qui deviendra l’Ecole de préparation coloniale en 1924, fut fondée en 1900 sur une initiative de la Chambre de commerce de Lyon, et notamment de l’industriel lyonnais Ulysse Pila (1837-1909).23 C’est dans le cadre de cette école que Maurice Courant deviendra le premier professeur de langue chinoise de Lyon dans le cadre de l’Ecole coloniale.24 Une chaire sera créée en 1913. Ces éléments factuels soulignent la relation intime entre l’enseignement du chinois à Lyon et l’Empire colonial français.

« L’aptitude au progrès du Chinois »

19 C’est à l’initiative d’Ulysse Pila que la Chambre de commerce de Lyon monte la « Mission lyonnaise d’exploration commerciale en Chine » en 1895. Si cette mission peut constituer un jalon dans la généalogie de l’Institut, ce sont surtout les connivences idéologiques avec le projet de l’IFCL qui méritent d’être soulignées. Les lignes qui

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suivent sont empruntées aux conclusions du compte-rendu détaillé de la mission. Si les deux tomes de ce rapport visaient à présenter les capacités de production et de consommation des Chinois, ils constituaient aussi un récit de voyage, une description ethnographique et un tableau économique précis de la Chine du sud.25 L’aptitude au progrès du Chinois. Le Chinois est un « homme économique » des plus intéressants. Il a évidemment, pour diverses causes (grande diversité de climat, d’où énergie de la race ; - civilisation spéciale, mais étonnamment complète et même compliquée dans son genre ; - absence totale de scrupule religieux ; - intelligence aiguisée et grande capacité de travail) infiniment plus de besoins que l’Arabe et le Nègre par exemple ; et il est susceptible d’en acquérir bien davantage (…) Le Chinois ne changera probablement pas certains détails de son organisation économique, appropriés au climat ; il conservera les ameublements de bois dur par exemple. Mais, au moins dans le Nord, et en hiver, je ne vois pas du tout pourquoi il n’apprendra pas à apprécier les draps de lit et les couvertures de laine, quand il pourra les acheter. Il mettra certainement, à la même échéance, des vitres à ses maisons. C’est actuellement un des premiers soins et une des fiertés du Chinois enrichi. Et ainsi de suite. On pourrait multiplier les exemples. Il suffit de parcourir la liste des vingt-deux articles divers, relevés à l’entrée de Chang-hai, et cités plus haut, depuis le champagne jusqu’aux boites à musique et des jumelles aux lance- parfums, pour être persuadé que le Chinois réserve bien des surprises au vieux monde. C’est de ce Chinois, enrichi par une exploitation rationnelle des ressources de son sol, sous la direction inévitable et avec les capitaux indispensables des vieux pays ; - et non pas du Chinois actuel qui vit avec fr. 0, 35 par jour, que l’industrie européenne a besoin. 26 20 Avec le privilège de notre position historique contemporaine, cette vision du futur de la Chine, et du « Chinois », est fascinante en ceci qu’elle apparait prémonitoire. La lecture de ce texte à partir du présent laisse entrevoir l’avènement d’une société ordonnée par le capitalisme de la consommation tel qu’il se développera au Etats-Unis a partir de la fin de la première guerre mondiale pour s’étendre ensuite au reste du monde au cours du XXe siècle.

21 Cet extrait est remarquablement explicite dans son dévoilement d’une géographie humaine et d’un regard historique profondément imprégnés d’une épistémologie coloniale eurocentrée. Il révèle l’articulation décisive entre deux discours massifs et récurrents qui ont fortement contribué à instituer le « sujet chinois moderne » : la racialisation de l’identité et l’historicisme. 22 Dans le contexte européen des années 1920, cette catégorie instituée du « Chinois » s’est trouvée réifiée par l’idéologie du racialisme scientifique, dominante en France et en Europe à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.27 Les auteurs s’inspirent d’un biologisme qui se propose non seulement de classifier les individus - au moyen de typologies physiologiques et psychologiques - mais aussi de les hiérarchiser : le « Chinois » ayant « infiniment plus de besoins que l’Arabe et le Nègre ». La substantialisation du « Chinois » est ici révélée par l’article défini et l’emploi du verbe être au présent : « le Chinois est… ». 23 A cette lecture différentialiste du monde qui pose l’identité raciale comme un fait de nature, se superpose le métarécit historiciste, où l’idée qu’il existerait des lois, des tendances générales qui détermineraient le développement des sociétés humaines : « une succession d’étapes déterminées par des évènements censés s’être toujours d’abord produits uniquement en Europe de l’Ouest ».28 Lieu de production du discours

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historiciste, l’Europe (l’Occident) se situait à la pointe de l’histoire et convertissait les différences culturelles avec les « Autres » en écart historique.29 24 En soulignant « l’aptitude au progrès du Chinois », les rapporteurs de la mission lyonnaise « confirment » que le « Chinois » appartient à un certain type d’homme, une « race », capable de progrès, adaptable dans le monde moderne. Le déterminisme se signe ici par l’usage du futur pour évoquer un devenir moderne inévitable du « Chinois ». Il va s’approprier les nouvelles technologies (« l’énergie électrique »), les infrastructures modernes (« routes, ponts, travaux d’hydraulique agricole »), adopter une logique économique capitaliste (« une exploitation rationnelle des richesses de son sol »). Mais la définition de la modernité ne se limite pas ici à des conditions économiques. La métamorphose du « Chinois » sera aussi culturelle : elle vise ses habitudes, ses comportements, son mode de vie. Dans la logique libérale des auteurs du rapport, ce futur moderne verra l’avènement d’un homo-oeconomicus « Chinois » mû par ses intérêts et en quête de nouveaux besoins. 25 L’énumération de ces « choses modernes »30 que sont le « Champagne, (les) boites à musiques, (les) jumelles, (le) lance-parfum » illustre la thèse de Marx qui soulignait que la grandeur du capitalisme se trouvait dans sa capacité à remplacer des « besoins naturels » par des « besoins produits historiquement ».31 Au-delà de la description de nouveaux objets et de nouvelles pratiques, le texte évoque une inflexion du « Chinois » en tant que sujet susceptible de faire évoluer ses désirs : « je ne vois pas du tout pourquoi il n’apprendra pas à apprécier les draps de lit et les couvertures de laine » ; « C’est actuellement un des premiers soins et une des fiertés du Chinois enrichi » que de « mettre des vitres à ses fenêtres ». 26 Le devenir moderne du « Chinois » ne saurait évidemment être compris comme le fruit d’une évolution naturelle et universelle, sauf à reprendre à notre compte le discours historiciste. Depuis deux siècles, la Chine s’est appropriée progressivement, et dans la douleur, le langage et les pratiques d’une modernité eurocentrée : la techno-science, la maitrise prétendument « rationnelle » de la nature et des activités humaines, le capitalisme, les institutions de l’Etat-nation. Cette mutation de la Chine peut être élucidée, au moins partiellement, en considérant la domination épistémologique, technologique, économique et politique globale des sociétés euro-américaines sur la société chinoise. Elle est identifiée par les auteurs du rapport comme un projet conscient de transformation visant les conditions économiques de la Chine et, plus profondément, les comportements et les pratiques d’un « sujet chinois ». 27 L’articulation de ce discours (sur l’Autre) avec son lieu d’énonciation est cruciale pour comprendre la dimension coloniale de la modernité. Le devenir moderne du « Chinois » constitue une nécessité pour « nous » : « l’industrie européenne », les « vieux pays ». La relation (coloniale) de pouvoir est ainsi révélée par le rôle assigné à l’Europe dans le processus de transformation du « Chinois » : « C’est de ce Chinois, enrichi par une exploitation rationnelle des ressources de son sol, sous la direction inévitable et avec les capitaux indispensables des vieux pays ; - et non pas du Chinois actuel qui vit avec fr.0, 35 par jour, que l’industrie européenne a besoin. » 28 Ces propos révèlent l’articulation intime entre le projet d’une transformation sociale, culturelle et intellectuelle du « Chinois » et les intérêts économiques de l’industrie européenne. Ce sont la « direction inévitable » et les « capitaux indispensables » qui permettront de faire du « Chinois actuel » un « Chinois enrichi ». Si la philosophie du

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projet moderne est mue par une rationalité économique – les « besoins de l’industrie » -, elle implique aussi des transformations culturelles profondes. 29 Ce texte apparait représentatif de mutations décisives du discours colonial français au cours de la Troisième république. Si l’entreprise coloniale de la France en Asie du sud- est avait été initiée par le Second Empire de Napoléon, c’est la Troisième république qui permettra l’affirmation d’un « impérialisme colonial français » cohérent et systématique : « instrument décisif de progrès matériel et de développement moral [pour les colonisés] », le projet colonial devait aussi permettre un accroissement de la prospérité de la France.32 Le colonialisme français est passé d’une logique d’exploitation des territoires et d’assujettissement brutal des colonisés à des dispositifs d’accompagnement du développement de l’économie des sociétés sous sa domination.33 30 Cette nouvelle logique était certainement justifiée par l’universalisme républicain, élément moteur du projet colonial : la « mission civilisatrice » et la nécessité d’une « solidarité humaine ». Cependant, l’idée que la France pourrait bénéficier du développement économique de ces contrées a constitué une évolution notable de sa politique coloniale. Les thèses du diplomate et administrateur d’empire Jules Harmand ont constitué une illustration de cette nouvelle logique. Dans Domination et colonisation (1910), il a théorisé une politique coloniale basée sur l’association, l’entraide mutuelle et le développement.34 Sa « politique d’association » suggérait des rapports plus équilibrés, bien qu’asymétriques, entre le « conquérant » et le « conquis ».35 La défense des intérêts économiques et politiques du «conquérant » ne devait pas exonérer celui-ci d’une responsabilité morale sur le « conquis ». Le colonisateur devait « prendre en charge (les) âmes, (les) besoins intellectuels et (les) sentiments ataviques » du colonisé. 36 Ces formes d’assujettissement qui ne réduisent pas le colonisé à un pur objet, et qui n’excluent pas une logique de transformation de ce dernier, nous éclairent non seulement sur le discours qui accompagne la mission lyonnaise d’exploration commerciale mais aussi sur le dispositif de l’Institut franco-chinois de Lyon.37

Façonner des « hommes nouveaux »

31 Cette articulation coloniale à visée humaniste entre la poursuite des intérêts économiques et politiques français et le souci paternaliste d’aider l’ « Autre » se retrouve dans les discours autour de l’IFCL. 38 Il faut souligner que ce sont les milieux de la bourgeoisie libérale française, non catholique, radical-socialiste, héritière du rationalisme et du scientisme des lumières, portant hauts les idéaux des Droits de l’homme, qui apparaissent comme les plus actifs pour soutenir les expériences éducatives chinoises en France. Ils considèrent la question de l’instruction comme cruciale dans ce qu’ils envisagent comme un processus historique d’émancipation des individus et des peuples.39

32 Au retour d’une mission en Chine décisive pour la création de l’Institut, le président de la Ligue des droits de l’homme Paul Painlevé (ancien ministre de l’Instruction publique et Président du conseil) tenait un discours de collaboration et d’entraide à l’égard de la Chine et des Chinois : « Nul pays plus que la Chine n’est digne de retenir l’attention de l’Europe, mais il ne faut pas que le monde occidental considère la Chine comme un pays à exploiter, s’il en était ainsi cela finirait mal. Ce qu’il faut c’est venir en aide à la Chine et non la coloniser. » Il insistait sur la nécessité de « collaborer avec les Chinois, et non

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d’essayer de les dominer, car le Chinois veut, à juste titre, qu’on ait de la considération pour lui. »40 33 Cette « aide » qui allait se manifester par la formation des cerveaux chinois n’était concevable que dans la perspective d’une supériorité culturelle de l’Europe. Empruntant une rhétorique encore plus explicite, Georges Dubarbier, qui deviendra secrétaire général de l’IFCL à partir de 1935, disait « espérer que le jour n’est plus trop lointain où la Chine dégagé par elle-même de son archaïsme et en définitive éduquée par l’étranger, aura parmi les grandes puissances mondiales le rang qu’elle prétend légitimement tenir et auquel lui donne droit son passé historique ».41 Le caractère légitime de la domination française (occidentale) est explicite à travers cette nécessité pour la Chine d’être « éduquée par l’étranger », et l’IFCL devient un élément de ce dispositif qui vise à orienter la société chinoise dans le sens d’une histoire imaginée par les élites politiques et intellectuelles européennes. 34 En rappelant les objectifs qui ont présidé à la création de l’IFCL, Maurice Courant affirmait : « L’Institut franco-chinois du Fort St Irénée est destiné à former une élite d’universitaires et de techniciens capables de diriger le développement de la Chine dans le sens qu’exigent les circonstances actuelles, aussi bien sur le terrain industriel, commercial, artistique que sur le terrain scientifique et pédagogique. »42 35 Courant insistait sur la nécessité pour cette nouvelle élite de conduire la Chine « dans le sens qu’exigent les circonstances actuelles ». L’IFCL était conçu comme un dispositif qui visait à orienter le devenir de la Chine dans la direction souhaitée par les acteurs français et occidentaux. Il notait que ces « amitiés » allaient permettre « l’expansion des idées » et la « diffusion des produits français ».43 La formation de ces étudiants ne relevait pas d’un humanisme désintéressé, mais elle devait offrir à la France, à terme, un retour sur investissement : « Aujourd’hui, on nous demande la lumière : soyons sûrs que le nouveau foyer allumé sur les bords du pacifique ne tardera pas à nous renvoyer lumière et chaleur. »44 Futurs ambassadeurs de la France en Chine, ces étudiants allaient retourner en Chine « porter la bonne nouvelle, j’entends nos idées morales et nos méthodes scientifiques ».45 36 L’IFCL avait pour fonction d’accélérer un processus de modernisation de la société chinoise à travers la formation de sujets modernes : les étudiants venaient « compléter leur culture traditionnelle et chercher en Occident l’armature technique de la vie moderne ».46 Ils rejoignaient une école de la modernité qui se confondait avec la science, les valeurs et le savoir-faire français. Il s’agissait « de donner à une élite intellectuelle chinoise une culture universitaire française ».47 Les promoteurs du projet insistaient sur l’inculcation d’« idées morales » et l’assimilation de « valeurs républicaines ». En 1928, le bulletin de l’Institut présentait le « Fort St Irénée » comme « la citadelle pacifique où se forment les hommes nouveaux de la Chine, le promontoire lumineux d’où ils partent en porte-flambeaux, conquérir leur vieux pays à l’humanité paisible et pensante ».48 37 Ce souci d’œuvrer à une transformation en profondeur de la subjectivité des étudiants est explicite : « Ces jeunes gens sont à l’âge où se gravent les impressions profondes, où se nouent les amitiés durables. Les services que nous leur auront rendu, le profit tiré de leur séjour parmi nous, entreront à jamais dans leur pensées, feront partie de leur être même ». Une démarche qui fait directement écho aux idées de Jules Harmand sur la politique coloniale française lorsqu’il invoquait la responsabilité morale du

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« conquérant » prenant en charge « les âmes, les besoins intellectuels et les sentimentaux ataviques » des colonisés. 38 Malgré les divergences de vues et les tensions récurrentes entre partie chinoises et françaises, les initiateurs chinois de ce projet, de Cai Yuanpei 蔡元培 à Li Shizeng 李石 曾 en passant par Wu Zhihui 吳 稚暉ne contestent pas ce rôle assigné à l’Institut de formation d’une élite scientifique moderne. L’humanisme colonial français scientiste et universaliste s’avère parfaitement compatible avec l’imaginaire culturel et les épistémologies des intellectuels chinois à l’initiative dans ce projet. Lecteurs d’Elisée Reclus, de Kropotkine et d’Auguste Comte, Li Shizeng, Wu Zhihui ou Chu Minyi 褚民谊 sont, à leur arrivée en France, des anarchistes cosmopolites, épris de science et de progrès, amoureux de la France de la Révolution française et de son idéal républicain.49 La formation intellectuelle et scientifique des étudiants chinois en France doit permettre à la Chine de devenir une civilisation moderne et avancée.50 C’est l’objectif commun - malgré les divergences en termes d’organisation, de recrutement des étudiants et de finalité du projet - assigné à toutes les expériences éducatives chinoises en France au cours des premières décennies du vingtième siècle : de la fameuse coopérative libertaire « Caséo-sojaïne »51 de Li Shizeng à l’IFCL en passant par les initiatives malheureuses de la Société franco-chinoise d’éducation qui accueillera près de 1550 étudiants chinois entre 1919 et 1921. 52 Avec l’Institut franco-chinois de Lyon, les idéaux anarchistes et cosmopolites des premières initiatives éducatives tendent à s’effacer devant une instrumentalisation plus évidente de la science au service de la construction nationale.

Devenir moderne, rester Chinois

39 Le devenir moderne de ces étudiants ne saurait se comprendre uniquement à travers les discours d’intention des acteurs et des concepteurs du projet. Il s’incarne aussi dans les pratiques du quotidien de ces étudiants : « Les étudiants chinois vivent au fort St Irénée avec un sens du confortable directement inspiré des collèges d’Oxford ou d’Harvard. Electricité, eau courante, salles de bains, tennis, basket-ball, cuisine européenne, concourent à leur créer la somme des plaisirs nécessaires aux diversions de l’étude. »53 A travers la comparaison avec ces prestigieuses universités et l’énumération de ces signes d’un confort nouveau et contemporain, ce témoignage de L’Est Républicain dévoile une modernité de la vie quotidienne de ces étudiants que les archives de l’Institut, notamment photographiques, viennent effectivement confirmer : billards, cinéma, tenues vestimentaires, pratiques artistiques, sport, etc.

40 Bien sûr, en qualifiant cette vie, ces pratiques et ces objets de « moderne » nous utilisons une catégorie épistémologique dont nous souhaitons par ailleurs dévoiler les usages idéologiques. La critique postcoloniale a révélé que l’usage discursif de l’adjectif « moderne », en tant que propriété exclusive de l’Europe, fut un élément constituant, et légitimant, de l’impérialisme européen. Cependant, la reconnaissance, et la réification, de différences culturelles évidentes entre des contextes sociaux-historiques distincts n’est pas une figure suffisante pour qualifier une historiographie eurocentrée. Sa signature apparait lorsque l’interprétation de ces différences s’effectue à partir d’une conception linéaire, universelle et hiérarchisée du temps et de l’histoire dans laquelle le moderne se confond systématiquement avec l’occidental.

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41 Notre propos ne vise pas à nier que les pratiques, les objets et les imaginaires auxquels se confrontent les étudiants en arrivant en France peuvent être qualifiés de nouveaux, d’inédits, de différents eu égard à l’univers socioculturel dans lequel certains d’entre eux ont grandi.54 Les pratiques discursives autour de l’IFCL s’inscrivent dans cette épistémologie binaire du discours orientaliste où la France (l’Occident/l’Europe) se confond avec une modernité scientifique, intellectuelle, technique, mais aussi morale et politique tandis que la Chine est certes une ancienne civilisation, parfois envisagée comme prestigieuse, mais qui nécessite maintenant d’être transformée, éduquée et modernisée. 42 Dans ce paradigme, l’identité de l’ « Autre » - qu’il soit qualifié d’« Oriental » ou de « Chinois » n’a ici peu d’importance - se définit toujours dans un miroir inversé : local, traditionnel et non-moderne. Dès lors, au discours historiciste se trouve toujours associé, manifeste ou latent, le discours identitaire, en tant que réassurance de la différence culturelle. Si les étudiants se situent dans un cadre moderne/occidental qui doit participer à la transformation de leur être, leur identité primordiale ne s’évanouit pas pour autant : « Des chambres, à deux lits, proprettes et décorées avec le soin minutieux qui caractérise l’Oriental, abritent par affinités, deux étudiants de la même classe. » La mention du sujet est discrète mais signifiante : c’est un « Oriental » et, à ce titre, il est pourvu de caractéristiques spécifiques à son identité, en l’occurrence ici la minutie. Comme celle du « Chinois », la catégorie de l’ « Oriental » est une signification imaginaire sociale instituée dans la France de la première moitié du vingtième siècle.55 43 Dans cette fabrique des subjectivités modernes qu’est l’IFCL, les étudiants sont interpellés en tant que « Chinois », signifiant qui renvoie à une ethnicité solidifiée par le racialisme scientifique, la notion de nationalité et un culturalisme orientalisant. La culture moderne, qui doit « pénétrer leur être même », n’annule pas le noyau essentiel de l’identité de ces étudiants. L’« armature technique de la vie moderne » offerte par l’Occident s’impose à une identité persistante. Le discours est ainsi circonscrit dans ce cadre binaire et asymétrique : devenir moderne, rester « Chinois », c’est le leitmotiv dominant du dispositif qui contribue à l’émergence de ces « sujets chinois modernes », parfaitement illustré dans ce commentaire journalistique sur l’exposition de peinture des étudiants en 1930: Les artistes ont salué le renouveau et leurs œuvres sont modernes avec un je ne sais quoi qui sent malgré tout le respect atavique des traditions passées. Il y a une joie à constater là, comme dans les autres domaines de l’esprit le triomphe de la culture française. Il y a tristesse à voir s’évanouir en fumées vaporeuses les fantômes de la vieille Chine, les mandarins solennels, les idoles bouddhiques, les guerriers aux armures contournées, les pagodes aux angles relevés comme des sourires.56 44 C’est le récit de la métamorphose culturelle de ces étudiants. Le dispositif fonctionne. Tandis que la « culture française » « triomphe » et que la « vieille Chine » s’efface, les formes du « moderne » s’imposent inexorablement devant celles, anciennes, de la Chine. Les usages normatifs et historicistes de ce binôme « moderne/traditionnel » s’inscrivent dans le « déni de contemporanéité » auquel furent assignées les sociétés non-occidentales pendant le temps long de l’expansion coloniale européenne.57

45 Pourtant, un noyau identitaire, « Oriental » ou « Chinois », résiste, un « je ne sais quoi » de « respect atavique des traditions passées », un enracinement héréditaire de ces gens-là dans une identité essentialisée. Ce « je ne sais quoi » constitue ce que Rey Chow nomme le « supplément ethnique » qui colle, inévitablement, à la peau de ces individus.

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58 Alors même que le dispositif voudrait transformer « leur être même », ils n’échappent pas à leur condition chinoise, prisonniers de leur sinité.

La valeur ajoutée de l’ethnicité

46 Cette articulation entre le grand récit de la modernité eurocentrée et une assignation à résidence identitaire se trouve confirmée par la manière dont ces étudiants s’inscrivent dans le discours scientifique et les institutions du champ académique français, autre dimension centrale du dispositif. Dans une étude précédente, nous avions traité du thème de la subjectivité et du lieu d’énonciation dans les thèses de doctorat des étudiants de l’institut. Il s’agissait d’éclairer le rapport que ces étudiants entretenaient avec le terrain de leur recherche, la « Chine », qu’ils se représentaient aussi comme étant leur communauté d’appartenance. L’analyse des paratextes démontrait que ces écrits se trouvaient affectés par l’affirmation d’une subjectivité nationale, ethnique et culturelle. Nous avions lu dans ces textes un « discours chinois », latent ou manifeste, qui interrogeait les principes d’objectivité et de neutralité assignés à la littérature scientifique. Absente, voilée ou à la marge dans certaines thèses, cette « sinité » se voyait revendiquée et valorisée dans d’autres, tantôt comme une condition culturelle, celle d’une relation privilégiée, intime, celle du « natif », avec l’objet d’étude, tantôt comme une position politique, manifestation affirmée d’un sentiment patriotique ou nationaliste.

47 En établissant des liens entre les productions intellectuelles et les localisations géohistoriques, les pratiques théoriques postcoloniales ont ébranlé l’épistémologie moderne occidentale, qui « embaum(ait) son propre lieu d’énonciation et projet(ait) une idée de la connaissance comme schémas universaux à partir d’une histoire locale particulière et masquée ». 59 Historiquement, ce privilège épistémique, ou l’exclusivité de l’objectivité scientifique rendue possible par une confiscation de la position universelle, a développé une asymétrie structurelle dans la distribution du travail scientifique entre le monde euro-américain en tant que lieu de production de connaissances et le reste du monde, réduit à la condition d’objet d’étude. 48 Lorsque les premiers étudiants de l’Institut franco-chinois de Lyon obtinrent leur diplôme de doctorat à la fin des années mille neuf cent vingt, la Chine se situait au sein du « reste du monde » dans cette géopolitique coloniale de la connaissance. Imaginée comme non moderne et « en retard », la société et la culture chinoise, ainsi que son ancienne haute culture mandarinale, constituaient des éléments d’une civilisation « intéressante à comprendre et à étudier » en tant qu’objet d’étude, mais incapable d’être un espace de production de connaissance. Le lieu - cadre théorique, institutionnel, langue, géographie - d’où s’énonçait une pensée académique et scientifique moderne ne pouvait être situé que dans les sociétés euro-américaines. 49 Dans ce contexte, le cas de l’IFCL nous confronte non seulement à un déplacement géographique et culturel mais aussi épistémologique des étudiants. Les pensionnaires thésards de l’Institut se sont retrouvés dans la position de producteurs de connaissances assujettis aux normes disciplinaires de la science moderne/occidentale dans l’espace imaginé comme rationnel et autonome de la culture académique française. Devenir moderne, c’était aussi acquérir le droit de parler à partir d’une position envisagée à l’époque comme universelle et transcendante.

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50 Sur les 136 thèses recensées à ce jour, 41 d’entre elles portent sur un thème en relation avec la Chine. Les sujets traités couvrent toutes les disciplines, et nombreuses sont les thèses qui font référence à la situation contemporaine chinoise. Ce ratio significatif témoigne du choix chez une partie non négligeable des étudiants et/ou de leurs directeurs de recherche de prendre la Chine comme objet d’étude. La dichotomie récurrente entre « Chinois-sujet de la connaissance » et « Chine-objet de la connaissance » semble confirmée par l’importance du critère de l’ethnicité dans le travail de production scientifique. Pire, l’ethnicité apparait souvent en tant que valeur ajoutée à la connaissance. 51 Le biais est explicite chez Maurice Courant dans sa présentation d’une collection d’ouvrages dédiée aux meilleurs travaux des étudiants de l’Institut. Tandis qu’il loue la capacité des étudiants à s’approprier les « méthodes scientifiques occidentales », Courant insiste sur leurs qualités intrinsèques de natifs susceptibles d’offrir au lecteur français une meilleure connaissance de la « civilisation chinoise » : « Faire connaître en France la civilisation chinoise par les travaux mêmes des Chinois, n’est-ce pas une voie naturelle vers ce but ? (…) Nos jeunes amis chinois nous aideront, avec leurs qualités natives; nous le souhaitons. » 60 52 Le savoir du natif est aussi souligné par Edmond Goblot dans sa préface à la thèse de philosophie de l’étudiant Hoang Tsen-yue 黃曾樾. Après avoir noté qu’il y a « peu de chances pour qu’en procédant par conjectures, un européen du 20e siècle de l’ère chrétienne rejoigne la pensée d’un philosophe extrême-oriental du 5e ou 6e siècle avant l’ère chrétienne », le philosophe français interpelle son étudiant en ces termes : « Mais vous devez être en mesure, vous Chinois, de rechercher si l’étude détaillée des textes, aidée au besoin par la philologie, confirme, condamne ou rectifie cette hypothèse ».61 En quête d’une interprétation « chinoise » des textes classiques, Goblot établit une position de continuité entre un « philosophe extrême-oriental du 5e ou 6e siècle avant l’ère chrétienne » et un étudiant chinois du XXe siècle. Cette continuité est rendue possible par l’idée d’une ethnicité chinoise transhistorique. Ce discours met en lumière un rapport non problématisé entre une hypothétique identité chinoise essentialisée et des textes écrits dans une langue considérée de manière a-historique comme chinoise. 62 53 L’opposition entre le savoir intime du natif et à la position d’extériorité du sinologue est partagée par les étudiants eux-mêmes. C’est en invoquant l’écart culturel, linguistique, spirituel, entre les spécialistes français du poète des Tang et le poète lui- même que Hsu Sung-nien 徐颂年, dans sa thèse de doctorat, tente d’expliquer la méconnaissance de la « vraie personnalité » de Li Bai en France. Notant que « certains écrivains auraient évité des erreurs à son sujet s’ils avaient mieux pénétré la langue chinoise littéraire et la vie chinoise intime », Hsu ajoute que la « simple compréhension ne suffit pas » : Il faut sentir. Comment, par exemple, sentir un poème écrit dans notre langue sans avoir vécu de longues années dans l’intimité de chez nous ? (sic.) Les images peintes vous sont-elles familières ? Ressentez-vous l’émotion, souvent subtile, émanant d’un poème ? Ceux qui possèdent imparfaitement le chinois littéraire, ceux qui, ayant peut-être vécu à l’écart des Chinois, défigureront, malgré qu’ils en aient, l’œuvre du poète (sic.).63 54 Dans la littérature universitaire, le « nous » renvoie à la communauté scientifique, à l’idée d’une coproduction de connaissances, c’est un « nous » professionnel qui masque le « je » dans un souci d’objectivité et permet à l’auteur de parler à partir d’une

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hypothétique position collective. Dans l’extrait ci-dessus, l’usage des pronoms « notre » et « nous » positionnent le chercheur à l’intérieur d’une communauté non plus disciplinaire et académique mais ethnique, culturelle et linguistique. Hsu Sung-nien rejette la position d’extériorité propre à la culture académique moderne pour faire corps avec son objet d’étude, le poète Li Bai. Dans une opposition classique entre sensibilité orientale et rationalité occidentale, Hsu Sung-nien revendique un savoir intime, intuitif, une perception sensible appartenant au registre de l’émotion, inaccessible aux « sinologues, essayistes, romanciers et journalistes », bref aux érudits non chinois, « ceux ayant vécu à l’écart des Chinois ». Le savoir du « natif chinois » ne correspond pas à la connaissance rationnelle et scientifique, réservée à la « culture académique », qu’il s’approprie en France.

55 Cette distinction opérée par l’auteur entre « nous et les autres » n’est possible qu’à la condition d’essentialiser une identité culturelle et linguistique chinoise en postulant une relation de continuité entre le monde lettré de la dynastie des Tang et l’espace linguistico-culturel contemporain de Hsu Sung-nien. Son raisonnement ne tient que dans la mesure où l’étudiant postule l’existence d’une communauté culturelle, linguistique et raciale a-historique, essentialisée à laquelle appartiennent Li Bai et Hsu Sung-nien : « la Chine ». Cette ethnicité fictive transhistorique est un élément crucial du dispositif qui contribue à la fabrication du sujet chinois moderne. 56 L’imaginaire essentialiste se joue des anachronismes en occultant le caractère moderne de l’identité nationale et en projetant dans les profondeurs historiques le discours contemporain de l’homogénéité culturelle et raciale de la communauté nationale. Cette sinité revendiquée par Hsu Sung-nien est le produit d’un contexte historique dépassant l’Institut Franco-chinois de Lyon - de discours, d’une normativité et d’institutions politiques et culturelles participant depuis la fin du XIXe siècle à la construction de l’Etat-nation chinoise moderne - qui contribue à fabriquer ces étudiants en tant que sujet national chinois.

Le sujet patriote

57 La logique primordialiste de cette ethnicité fictive donne le crédit nécessaire à la diffusion de l’idéologie nationaliste moderne. Guidé par la mission éminemment politique de formation d’une élite scientifique au service de la nation chinoise, le projet de l’Institut franco-chinois de Lyon était, par essence, patriotique. Et si la conscience politique et la ferveur patriotique des étudiants de l’Institut s’avèrent plus discrètes que celles de leurs compatriotes parisiens très militants du Mouvement Etudes-Travail, le patriotisme n’en reste pas moins une réalité attestée par plusieurs travaux historiques.64 En symétrie avec le discours de l’institution qui annonce que sa vocation est de fabriquer des cadres scientifiques modernes au service de la Chine de demain, l’ambition intellectuelle qui guide les étudiants s’avère souvent intimement liée au destin national.

58 Dans leurs travaux de recherche, ils n’expriment pas seulement une différence culturelle, ils affirment aussi une conscience nationale centrée sur les enjeux géopolitiques contemporains : de la communauté ethnique à la communauté politique, l’objet d’étude se confond toujours avec l’étudiant sujet national. Le souci de la patrie et de son salut s’avère crucial dans le choix et le discours de justification des sujets de thèses. Un nombre non négligeable de leurs travaux portent sur des problématiques

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sociales, juridiques, économiques et politiques de la Chine de l’époque : la réforme du système éducatif, le fonctionnement de l’administration locale, la constitution chinoise, les relations internationales de la Chine, le conflit sino-japonais, etc. 59 L’engagement patriotique se trouve explicitement mentionné dans de nombreuses thèses, dévoilant une tension entre le discours de l’objectivité scientifique et le souci d’affirmer une position, une appartenance au corps national, à son destin et à sa cause. Dans une thèse sur les conséquences des traités inégaux, thème politiquement sensible à l’époque, Henri T.T Tchai (Zhai Junqian 翟俊千) souligne la nécessité, mais aussi la difficulté, d’une approche objective de son sujet : Qu’on nous permette d’ajouter que, dès le début de notre travail, tous nos efforts ont tendu à un but exclusivement objectif, d’après une documentation aussi impartiale que possible. Mais nous tenons à ce que l’on sache aussi que, dans l’accomplissement de cette tâche, il a fallu, à maintes reprises, faire taire en nous la voix du patriotisme qui bien souvent protestait avec indignation contre la tutelle imposée à notre malheureux pays par des traités où la justice n’avait aucune part.65 60 La position de Tchai confine à la schizophrénie et la voix de son double, patriote convaincu, se trouve étouffée par les contraintes de l’écriture académique : « faire taire en nous la voix du patriotisme ». D’autres étudiants affirment au contraire sans complexe leur engagement, tel Li Tsi Gziou (Li Ji’ou 李濟歐), dont la thèse de médecine militaire sur « la défense passive des populations civiles contre la guerre aéro-chimique en Chine » porte sur un sujet éminemment d’actualité dans la Chine de 1933, après les bombardements japonais de Shanghai : Il importe donc de prévoir une grande guerre entre les deux grands peuples jaunes d’ici quelques années, guerre à prédominance aérochimique ainsi que nous essaieront de le démontrer par ailleurs. Le vieil Occident étant le berceau de la culture moderne qui a si bien réussi à nos voisins sans scrupules, à l’aube du réveil de la Chine ainsi que de sa reconstruction, nous avons élaboré ce modeste travail concernant les mesures de défense à prendre contre ce péril aérochimique en nous inspirant des grands maitres européens.66 61 C’est une thèse appliquée que rédige ici Li Tsi Gziou, insistant sur la nécessité de se servir de la culture moderne du « vieil Occident » pour vaincre l’ennemi japonais. Aucun détachement, aucune mise à distance de l’auteur, mais, au contraire, une volonté assumée et affirmée de mettre la science et la recherche au service de la situation politique et militaire de la Chine. Dans son étude sur la Constitution de 1923, James Woo (Wu Kaisheng 伍凱聲) précise que sa dissertation ne peut pas être purement spéculative et doctrinale « pour un Chinois », et que sa « portée pratique » est évidente. 67 Il se définit comme un « étudiant chinois des Universités d’Europe » et, par ce geste, pointe lui aussi le caractère particulier de sa situation, insistant sur sa qualité de sujet national chinois au sein de la culture académique européenne. Cette position ambivalente d’« étudiants chinois des Universités d’Europe » vient déstabiliser la fausse neutralité de la culture académique, son illusoire universalité et son artificielle indépendance par rapport au lieu de la production disciplinaire, donnant à voir ce que cache le discours dominant de désintéressement et de pur savoir.68

62 Nous voyons ici comment la situation géoculturelle et historique de ces étudiants, comment leur conscience nationale, dont la construction est assurément récente à l’époque, créent une situation d’énonciation ambivalente lorsqu’ils prennent pour sujet d’étude la Chine : ils sont à la fois dedans et dehors, observant et observés, sujets et objets de la connaissance, dégagés et engagés.69

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63 Là où les chercheurs américains ou européens travaillant sur la Chine ou « l’Orient » n’envisageaient pas la situation historique particulière de leur lieu d’énonciation, persuadés d’être dans l’espace neutre et universel du savoir, en situation d’extériorité avec leur objet d’étude, l’étudiant chinois de l’Institut, malgré son souci de neutralité scientifique, se trouve directement confronté à cette ambivalence. 64 Dans les paratextes de leurs thèses, les étudiants de l’IFCL établissent directement une relation épistémique entre leur localisation géo-historique et leur objet d’étude. Ils révèlent ainsi l’impossibilité d’une énonciation hors-sol, qui ferait abstraction de leur condition historique. Au « nous » conventionnel et professionnel qui voudrait signifier une neutralité de la culture académique et une étanchéité entre le sujet et l’objet de la connaissance, les étudiants substituent un sujet d’énonciation collectif extérieur à la communauté scientifique inscrit dans un contexte social, historique, culturelle et géopolitique.

Hétérotopie : discours, pratiques et imaginaire national

65 Dans son célèbre opus sur le nationalisme, Benedict Anderson insiste sur la représentation moderne d’un « temps vide et homogène » pour comprendre les communautés imaginées que sont les nations.70 Le développement d’un capitalisme de l’imprimerie en langues vernaculaires a rendu possible l’idée d’une temporalité synchrone entre des êtres dispersés sur un territoire étendu. Les archives de l’Institut dévoilent cette temporalité simultanée qui relie cette diaspora étudiante avec le territoire chinois. A travers le suivi de l’actualité chinoise ou les rituels civiques (fête nationale), l’Institut vit au rythme de la communauté nationale : nous sommes en France et, pendant ce temps-là, en Chine, il se passe des choses qui nous concernent et qui nous touchent.71

66 Pour Anderson, cette relation qui s’établit entre les membres de la communauté nationale est « imaginée » car « même les membres de la plus petite des nations ne connaitront jamais la plupart de leurs concitoyens », à la différence d’une communauté familiale ou villageoise. Au contraire, la petite communauté étudiante de l’IFCL n’est pas imaginée, ou imaginaire, elle est concrète, réelle, à taille humaine, limitée aux murs du Fort St Irénée. Dans cet espace-temps compressé, il se reproduit à l’échelle moléculaire des pratiques, des rituels institutionnels et des discours qui viennent renforcer la conscience d’appartenance à une même communauté, et accompagnent des processus de subjectivation. Certains témoignages d’étudiants sur leur vie quotidienne à l’Institut illustrent l’efficacité d’un dispositif de nationalisation des pratiques et des discours. 67 Si une conscience nationale se manifeste bruyamment dans les grandes métropoles de la côte est à l’occasion des manifestations du 4 mai 1919, au moment de la création de l’IFCL, la Chine n’a pas encore inventé sa culture nationale, c’est-à-dire une culture moderne applicable de façon homogène à l’espace et à la population d’un Etat-nation.72 Fragiles réalités institutionnelles, la « république » et la « nation » sont, à l’époque, des néologismes récents désormais bien introduits dans le langage, mais la Chine n’existe pas encore en tant qu’Etat-nation moderne constitué, il lui manque notamment l’attribut, toujours très relatif et politique mais néanmoins essentiel à l’imaginaire de la

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nation, qu’est l’homogénéité. Politiciens et intellectuels peuvent soutenir que la nation chinoise est une substance naturelle grâce à la catégorie abstraite et fallacieuse de la « race », mais, sur le plan des pratiques culturelles et linguistiques, la diversité est encore manifeste. 68 Avant de rejoindre le Fort St Irénée, si les étudiants ont en commun leur participation au processus de sélection et de formation dans les écoles préparatoires en Chine, les origines géographiques, les langues et les pratiques culturelles des étudiants nous révèlent la forte hétérogénéité initiale de cette minorité d’élus. L’étudiant Cui Zaiyang 催載陽confirme cette réalité en livrant ses souvenirs : « nous venions de régions différentes, parlions des langues différentes, avions des habitudes quotidiennes différentes ».73 Ceux de Zheng Yanfen, étudiant à l’Institut entre 1926 et 1932, permettent de mieux comprendre les effets de ce dispositif sur les pratiques des étudiants. Dans un texte écrit à l’occasion du 110e anniversaire de la naissance de Wu Zhihui (co-fondateur de l’IFCL), ce mathématicien, qui deviendra ministre de la Justice à Taiwan, raconte son voyage vers la France et ses premières heures au Fort St Irénée. Originaire de la région de Canton, les lignes suivantes évoquent ses difficultés de communications en Chine et à l’Institut : Cela peut paraitre surprenant, mais la langue nationale, je l’ai apprise en France auprès d’autres étudiants de l’Institut. Je me souviens qu’avant de partir en France, alors que je me trouvais à Shanghai pour faire mes papiers, lorsque je souhaitais faire des achats, je prenais le bus pour la Rue du Sichuan où se trouvait une boutique dont le vendeur comprenait le cantonais, c’était le seul moyen pour moi de communiquer sans contraintes […] Après notre arrivée à Lyon, les étudiants de l’Institut, notamment ceux de l’antenne internationale de l’Université Sun-yat sen, ont organisé une cérémonie d’accueil pour notre arrivée. Je devais prononcer quelques mots de remerciements. Très intimidé, j’ai pris mon courage à deux mains pour dire quelques mots en langue nationale, mais, après quelques phrases, je n’ai pas eu d’autres solutions que de m’exprimer en cantonais et de laisser un camarade effectuer la traduction. Cet événement m’avait fait comprendre quelque chose d’important : il me serait impossible de remplir mes missions sans savoir parler la langue nationale; Dès lors, je fus déterminé à l’apprendre.74 69 Ce texte nous rappelle que la différence entre langue maternelle et langue nationale était (est ?) une réalité dans la Chine de la première moitié du vingtième siècle. La « langue nationale », ou guoyu 國語, est un idiome officiel institué par l’Etat qui, à l’époque, vient à peine d’être imposé dans les manuels scolaires d’un système éducatif universel encore balbutiant.75 En soulignant la nécessité d’une traduction entre les étudiants, Zheng Yanfen fait l’expérience d’une discontinuité linguistique interne à la communauté nationale, reflet d’une hétérogénéité culturelle réelle. Cet épisode difficile face à ses camarades aurait été le révélateur d’une prise de conscience. Il ne serait pas en mesure de jouer son rôle de sujet chinois moderne sans la maîtrise de l’idiome commun : « il me serait impossible de remplir mes missions sans savoir parler la langue nationale ». C’est aussi la diversité linguistique et le processus d’apprentissage de la langue nationale qui sont soulignés dans les souvenirs de Danielle Li, fille de Li Shuhua 李書華, étudiant de l’Institut entre 1923 et 1926 : Nombre de pensionnaires venaient du Hunan. Mon père, qui ne parlait que le dialecte de sa région, le hakka, a appris à leur contact le chinois officiel, le mandarin. A son époque, les écoles ne l’enseignaient pas encore systématiquement. Toute sa vie, il a gardé l’accent hunanais, alors qu’il n’a jamais vécu dans cette province.76

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70 Laboratoire où les pratiques de la vie quotidienne tendent à s’uniformiser, l’Institut est aussi un espace où les étudiants identifient ces pratiques communes en tant que relevant de la culture nationale. Li Shuhua et Zheng Yanfen deviennent des « sujets chinois » à Lyon non seulement en tant que leurs manières d’être se conforment objectivement à celles des autres (ils parlent la même langue), mais aussi, et surtout, parce qu’ils s’approprient un « discours de la culture nationale » qui leur permet de nommer la « réalité » de ce qu’ils vivent au sein de l’Institut.77 Leur discours subsume des phénomènes, des pratiques, des individus ou des objets à l’intérieur d’une même catégorie : « la culture nationale ». L’enjeu n’étant pas ici l’origine réelle ou supposée d’une pratique culturelle mais la représentation que l’on s’en fait, et le discours dans laquelle celle-ci se trouve enchâssée.

71 L’isolement de cet espace « chinois » au cœur d’une société radicalement autre contribue sans doute à renforcer une vision organique et particulariste de leurs pratiques, provoquant un effacement réel et discursif des différences internes à cette microsociété. Précédent l’évocation de son désarroi face à ses difficultés de communications avec les autres étudiants, les toutes premières lignes du témoignage de Zheng Yanfen recouvrent les différences et les singularités entre les étudiants : « A l’IFCL, il n’y a que des étudiants chinois, on est tous ensemble, tout le monde parle la langue chinoise, tout le monde mange chinois, tout le monde a une vie quotidienne à la chinoise ».78 Le discours qui nationalise les pratiques est confirmé par les impressions de Su Xuelin : A notre arrivée en France, ce pays civilisé et progressiste, nous nous sommes retrouvés toute la journée noyés dans un bain chinois. Ce que nous entendions, ce que nous parlions c’était le chinois ; ce que nous mangions, c’étaient des plats chinois ; nos chambres semblaient des chambres chinoises ; du lever au coucher, le moindre de nos gestes était chinois, comme si nous étions encore en Chine...79 72 Que peut signifier ici le substantif « chinois », ou zhongguo 中國, lorsqu’il s’applique à des pratiques linguistiques ou culinaires, à un agencement de l’espace ou à des habitudes du quotidien ? Une enquête sur la nature profonde de ces réalités afin d’identifier l’authenticité de leur sinité n’aurait aucun sens, sauf à accréditer l’existence d’une essence culturelle chinoise hors-sol, indépendante de tout discours et de tout contexte, dont seraient habités ces étudiants. Il faut plutôt faire l’hypothèse d’une homogénéisation de certaines pratiques dans la vie quotidienne d’une part, et, simultanément, de la présence d’un imaginaire de la culture nationale qui permet aux étudiants de se représenter ces pratiques comme « chinoises ». L’expression zhongshihua 中式化 (style chinois-changer) de Su Xuelin nous révèle la représentation d’un processus dynamique de transformation des habitudes, comme si les étudiants devenaient Chinois à Lyon.

73 Dans une conférence de 1967, Michel Foucault avait proposé le terme d’hétérotopie, ou littéralement un « espace autre », pour évoquer des lieux dans la société qui obéissent à des règles et à un fonctionnement unique.80 L’hôpital psychiatrique, la maison de retraite, l’école, les églises, les parcs de loisirs, une foire ou un salon sont des hétérotopies. Il ajoutait que ces lieux autres « fonctionne(nt) à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel ». A l’origine, une notion d’anatomie, l’hétérotopie définit une pathologie caractérisée par « la présence d’un organe ou de tissus à un endroit où ils ne devraient pas normalement se trouver ». Cette analogie médicale nous semble pertinente pour penser la position

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géographique, sociale, culturelle très singulière de cette institution. L’IFCL serait une hétérotopie où se reproduisait, à une échelle moléculaire, le dispositif de fabrication d’un sujet chinois moderne.

NOTES

1. Chen Sanjing Chen San-jing « Une tentative réussie de collaboration franco-chinoise en matière d’éducation : l’Institut franco-chinois de Lyon » in Jean-Louis Boully, Ouvrages en langue chinoise de l'Institut franco-chinois de Lyon 1921-1946, Lyon, Bibliothèque municipale de Lyon, 1995, p. XXV. 2. Cité dans Philippe Yann, « L'Institut franco-chinois de Lyon : un exemple réussi de collaboration en éducation ? » (Mémoire de maîtrise sous la direction de Christine Cornet), Lyon, Université Lumière Lyon 2- Faculté GHHAT, 1998, p. 23. 3. Dans son histoire diplomatique de l’IFCL, Philippe Yann avait relevé un hiatus entre les ambitions françaises et chinoises sur la finalité de l’IFCL : « Alors que les premiers imaginent déjà les Chinois se mettant à l’école de la civilisation française, ces derniers [les Chinois] rêvent plutôt d’une transformation réciproque des civilisations occidentales et orientales », op. cit., p. 26. 4. Walter Mignolo, Local Histories/Global Designs: Coloniality, Subaltern Knowledges, and Border Thinking, Princeton University Press, Princeton, 2000, pp. 283-285. 5. Florent Villard, « Lieu d’énonciation, différence culturelle et conscience nationale : La Chine comme objet d’étude dans les theses des étudiants de l’Institut franco-chinois de Lyon (1921-1946) », in Langues, littératures et cultures franco-chinoises du XXIe siècle, Taipei, Symposium International 2010, Presses de l’Université Tamkang, 2011. 6. Nous remercions les conservateurs du fonds chinois de la Bibliothèque municipale de Lyon, Valentina De Monte et Marc Gilbert, sans qui une exploitation scientifique de ces archives serait impossible. 7. Michel Foucault définit un dispositif comme un « ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit », dans « Le jeu de Michel Foucault » (1977), Dits et écrits, III, Paris, Editions Gallimard, 1994, p. 299. 8. Paul Veyne, Foucault, sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008, p. 172. 9. Benedict Anderson, (trad. P.E. Dauzat), L’Imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, la Découverte, 2002, pp. 18-21. 10. L’expression est empruntée à Yves Chevrier dans «Antitradition et démocratie dans la Chine du premier XXe siècle : La culture moderne et la crise de l’Etat-nation» in Mireille Delmas-Marty, Pierre-Etienne Will, La Chine et la démocratie, Paris, Fayard, 2007, p. 375. 11. Rebecca Karl, Staging the World: Chinese Nationalism at the Turn of the Ttwentieth Century, Durham, Duke University Press, 2000, pp. 3-26. 12. Nous empruntons cette hypothèse aux travaux de Naoki Sakai sur le nationalisme Japon. Il propose une définition de l’« Occident » qui permet de dépasser une interprétation essentialiste et de prendre en compte les conséquences culturelles de l’expansion de la modernité. Au-delà d’une lecture purement économique, culturelle ou géopolitique, cette catégorie désignerait ainsi

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une position épistémologique dominante. Lieu du pouvoir et partie intégrante d’un discours de légitimation de ce pouvoir, l’ « Occident » se situe toujours en surplomb, dans la position de l’universel, où du moderne, susceptible de transcender tous les particularismes. Sakai note que l’ « Occident » agit en tant que référent des peuples « non-occidentaux » pour construire leur identité culturelle et nationale. Cette approche souligne l’interdépendance profonde, ce que Sakai nomme le « schéma de co-figuration », entre les affirmations particularistes des périphéries et la figure normative centrale de la modernité appelée « Occident ». Voir Naoki Sakai, Translation and Subjectivity : On « Japan » and Cultural Nationalism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997, p. 61 et « Nationality and the Politics of the ‘Mother Tongue’», Naoki Sakai, Brett de Bary, Iyotani Toshio (eds.), Deconstructing Nationality, Cornell East Asia Series, 2005, pp. 1-38. 13. Sur cette bibliothèque, voir Valentina De Monte, « Les collections de l’ancien IFCL, Quels services pour quels usagers ? Un état des lieux pour de nouvelles perspectives », Transtext(e)s- Transcultures : Journal of Global Cultural Studies, Volume 9, 2014. 14. Annales franco-chinoises, n°6, 1928, p. 46. 15. Maurice Courant, « L’Association Universitaire franco-chinoise : origine, buts et résultats », Annales franco-chinoises, n°1, 1927, p. 1. 16. Muriel Détrie, France-Chine : quand deux mondes se rencontrent, Paris, Gallimard/ Découvertes, 2004, p. 35. 17. Immanuel C. Y. Hsu, « Late Ch’ing foreign relations, 1866-1905 » in John K. Fairbank and Kwang-Ching Liu, The Cambridge History of China, Volume 11, Late Ch’ing, 1800-1911, Part 2, pp. 70-142. 18. Marie-Anne Privat-Savigny, Pascale Le Cacheux, Hélène Chivaley, Les prémices de la mondialisation : Lyon rencontre la Chine au 19e siècle, Lyon, EMCC, 2009, p. 6 ; Claudine Salmon, « La mission de Théodose de Lagrené et les enquêtes sur les textiles d’insulinde », Archipel, 2008, volume 75, numéro 1, pp. 167-197. 19. Daniel Bouchez, « Un défricheur méconnu des études extrêmes-orientales : Maurice Courant (1865-1935) », Journal Asiatique, Tome CCLXXI, numéro 1-2, 1983, p. 79. 20. Nora Wang, Emigration et Politique : Les Etudiants-ouvriers chinois en France (1919-1925), Paris, Les Indes Savantes, 2002, p. 77. 21. Chambre de commerce de Lyon, La mission lyonnaise d’exploration commerciale en Chine 1895-1897, deux tomes, Lyon, A. Rey & Cie, 1898. 22. Daniel Bouchez, op. cit., p. 79. Jean-François Klein note que le soutien de Paul Doumer à la création d’un enseignement de langue chinoise s’explique par les « visées expansionnistes » de ce dernier sur le Yunnan, « La création de l’école coloniale de Lyon : au cœur des polémiques du Parti colonial », Outre-mers, tome 93, n°352-353, p. 167. 23. Ibid, pp. 147-170. Lyonnais d’adoption, homme d’affaire et diplomate, farouche défenseur de la cause coloniale en Indochine, Ulysse Pila possède plusieurs qualités capables de nous faire comprendre l’esprit qui présida à la politique d’expansion coloniale française en Asie à la fin du XIXe siècle, et notamment l’articulation entre des intérêts économiques et le projet idéologique de la colonisation. Voir la biographie de Jean-François Klein, Un lyonnais en Extrême-Orient : Ulysse Pila, Vice-roi de l’Indochine, Lyon, LUGD, 1994. 24. Ibid, p. 167. 25. Voir Muriel Détrie, France-Chine : quand deux mondes se rencontrent, Paris, Gallimard/ Découvertes, 2004, p. 54. 26. Chambre de commerce de Lyon, op. cit., pp. 450-451.

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27. Voir le chapitre « Races » dans Tzvetan Todorov, Nous et les Autres : La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989, pp. 131-235. 28. Jack Goody, Le vol de l’histoire : comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Editions Gallimard, 2010, p. 168. 29. “Historicism thus posited historical time as a measure of the cultural distance (at least in institutional development) that was assumed to exist between the West and the non-West”, Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe : Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 8. 30. Frank Dikötter, Things Modern: Material Culture and Everyday Life in China, Hurst & Company, London, 2006. 31. Kostas Papaioannou, Marx et les marxistes, Paris, Flammarion, 1972, p. 118. L’Opium, à partir du début du XIXe siècle, fut un bel exemple en Chine de ces « besoins produits historiquement », en l’occurrence à l’époque par la British East India Company, voir Gregory Lee, « L’opium et le Chinois dans le discours colonialistes », Nouvelles du Sud, n°33, 2003, 35-47. 32. Raoul Girardet, Le nationalisme français : Anthologie 1871-1914, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 85. 33. Gary Wilder, The French Imperial Nation-State: Negritude and Colonial Humanism between the Two World Wars, Chicago, University of Chicago Press, 2005. 34. Jules Harmand, Domination et colonisation, Paris, Flammarion, 1910. 35. Ibid, p. 159. 36. Ibid, p. 158. Harmand notait que la politique d’association n’est efficace que lorsqu’elle s’adresse à « une population homogène et cohérente, une civilisation originale assez avancée, ayant une certaine conscience de sa personnalité et possédant un héritage historique », p. 159. C’est une définition qui correspond assez précisément aux représentations orientalistes de la Chine à l’époque, en tant que civilisation anciennement prestigieuse mais désormais déclinante. 37. L’approche particulière des acteurs lyonnais dans le projet colonial français permet aussi de mieux comprendre l’esprit de ces phrases conclusives de la mission. Très impliqués dans les projets coloniaux en Asie en raison de l’économie de la soie, les milieux d’affaires et à la bourgeoisie lyonnaise se distinguent de Paris par une conception plus libérale de la colonisation. Ils insistent sur la dimension économique en considérant que la colonisation doit aller de pair avec un développement des régions annexées, dans l’intérêt bien compris des indigènes et des français : matières premières, main-d’œuvre mais aussi débouchés futurs pour les produits lyonnais. Voir à ce sujet Klein, op. cit., p. 150. 38. Ce que confirme Philippe Yann dans la seule étude complète à ce jour sur l’histoire de l’IFCL : « Le maintien de relations relativement régulières avec la Chine depuis le milieu du XIXe siècle a amené le développement à Lyon d’un intérêt développé pour les affaires chinoises. Toutefois, du fait de la politique d’expansion outre-mer menée par le gouvernement français durant cette même période et du caractère essentiellement commercial de ces relations, cette ‘tradition chinoise’ [lyonnaise] s’inscrit elle aussi nettement dans une logique coloniale », op. cit., p. 20. 39. Wang, op. cit., p. 104. 40. « Les impressions de M. Paul Painlevé, retour de Chine », Le Petit Parisien, 29/10/1920, cité dans Yann, p. 13. 41. Georges Dubarbier, « La diplomatie de la Chine nouvelle », Annales franco-chinoises, n°10, 1929, p. 18. 42. Courant, op. cit., p. 2.

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43. Maurice Courant, « L’institut franco-chinois : suite et fin », Bulletin des soies et des soieries, 12/03/1921, cité dans Yann, p. 24. 44. Ibid, p. 23. 45. Ibid, p. 23. 46. Ibid, p. 23. 47. Maurice Courant, Compte-rendu du Conseil d’administration du 21/11/1921 (Tome 1, p. 15, fonds chinois, Bibliothèque municipale de Lyon). 48. Annales franco-chinoises, n°7, 1928, p. 25. 49. Sur Li Shizeng, voir Marianne Bastid, « Li Shizeng yu zhongfa wenhua guanxi » 李石曾與中法文 化關係 [Li Shizeng et les relations culturelles sino-françaises], Jindai Zhongguo, 126, pp. 169-176. 50. Ces objectifs sont notamment précisés dans les Statuts de la société pour les études frugales en France (1912), ou Liufa jianxue hui jianzhang 留法儉學會簡章, voir dans Shijie she 世界社, Lü’ou jiaoyu yundong 旅歐教育運動 [Le Mouvement pour l’éducation en Europe], Tours, Lü’ou zazhishe, 1916, pp. 50-51. 51. Usine de produits alimentaires à base de soja qui offrait un travail et des cours du soir à de jeunes étudiants et ouvriers chinois. 52. Sur l’histoire de l’émigration étudiante en France au cours des années 1910s, voir Nora Wang, op. cit., passim. 53. « Lyon, carrefour des races, les Chinois de St Irénée », L’Est Républicain, 1er octobre 1930. 54. Une remarque qui n’est que partiellement valide pour les étudiants originaires des métropoles de la côte est chinoise, en particulier Shanghai. Le cinéma, la presse populaire, la mode, l’électricité, le macadam ou le confort intérieur moderne, sont autant de phénomènes communs à la société shanghaienne des années 1920. 55. Voir sur ce sujet Florent Villard, « L’Orientalisme, la Chine et les Etudes chinoises : Usages critiques et dévoiements nationalistes de la pensée d’Edward Said » in Laurent Dartigues, Makram Abbès (eds.), Orientalismes /Occidentalismes : A propos de l’œuvre d’Edward Said, Paris, Hermann, 2016. 56. « Lyon, carrefour des races, les Chinois de St Irénée », L’Est Républicain, 1er octobre 1930. 57. Johannes Fabian, Time and the Other : How Anthropology Makes Its Object, New York, Columbia University Press, 1983. 58. Rey Chow, « Introduction : On Chineseness as a Theoretical Problem » in Rey Chow (ed.), Modern Chinese Literary and Cultural Studies in the Age of Theory, Duke University Press, 2000, pp. 1-26. 59. Nous renvoyons ici aux écrits théoriques de Walter Mignolo sur le sujet : Local Histories/Global Designs: Coloniality, Subaltern Knowledges, and Border Thinking, Princeton University Press, Princeton, 2000, p. 123. L’essai de Marie-Julie Maître dans le présent numéro étudie en profondeur cette problématique de la géopolitique de la connaissance dans le contexte de l’IFCL : « Géopolitique du savoir et philosophie dans le contexte de l’Institut franco-chinois de Lyon », Transtext(e)s-Transcultures : Journal of Global Cultural Studies, Volume 9, 2014. 60. Maurice Courant dans les Annales franco-chinoises, n°3, trimestre 3, 1927. L’article présente la nouvelle collection Bibliotheca franco-sinica lugdunensis éditée par la Librairie Orientaliste Paul Geuthner à Paris. 61. Hoang Tsen-Yue, Étude comparative sur les philosophies de Lao Tseu, Khong Tseu, Mo Tseu, Lyon/ Paris, Rey/Leroux, 1925. 62. Dans ses travaux sur la sinité, Rey Chow décrit parfaitement ce problème d’une ethnicité fictive transhistorique construite par la sinologie et un certain regard occidental sur la Chine, voir Modern Chinese Literary and Cultural Studies in the Age of Theory, Duke University Press, 2000, pp.10-13.

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63. Hsu Sung-nien, Li Thai-po : Son temps, sa vie et son œuvre, Bosc frères et M. & L. Riou, Lyon, 1935, p. 3, 4. 64. Nora Wang, Emigration et politique : Les étudiants-ouvriers chinois en France 1919-1925, Paris, Les Indes Savantes, 2002 ; Li Chang Li, « Minguo shiqi liuxuesheng aiguo ganqing de shenghuo jichu » 民國時期留學生愛國感情的生活基礎, Xuzhou Shifan Daxue Xuebao, volume 31, n°3, 2005 ; Marylin A. Levine, The Found Generation: Chinese Communists in Europe During the Twenties, University of Wasington Press, 1993. 65. Henri T.T. Tchai, Essai historique et analytique de la situation internationale de la Chine, Bosc frères et M. & L. Riou, 1929, p. 12. 66. Li Tsi Gziou, La défense passive des populations contre la guerre Aéro-chimique en Chine, Bosc frères et M. & L. Riou, Lyon,1933, p. 12. 67. James Woo, Le problème constitutionnel chinois, Bosc frères et M. & L. Riou, Lyon, 1925, p. 1. 68. « Ce qui souvent en effet se fait passer comme de la science (ou est crédité de scientifique) doit son immense renommée à sa fixité et à son extraterritorialité culturelle (la neutralité). », François Laplantine, Je, nous et les autres : Etre humain au-delà des appartenances, Le Pommier-Fayard, Paris, 1999, p. 68. 69. Rey Chow avait saisit cette ambivalence dans ses travaux théoriques sur le « spectateur ethnicisé », voir Paul Bowman, The Rey Chow Reader, New-York, Columbia University Press, 2010, p. 121. 70. Il emprunte cette formule à Walter Benjamin, voir Anderson, op. cit., p. 35 71. La correspondance des étudiants, les CR du Conseil d’administration ainsi que les Annales franco-chinoises témoignent de ce souci de l’actualité sociale et politique chinoise : Il y est fait mention des manifestations anti-impérialistes dans les usines de Shanghai en 1925, de l’expédition vers le nord en 1926-1927, des terribles inondations de 1931, de l’invasion japonaise en 1937, etc. 72. La haute culture lettrée, sophistiquée et homogène, sur laquelle reposait la légitimité des institutions politiques de la Chine dynastique, masquait l’hétérogénéité des populations assujettis à l’ordre impérial. Jean François Billeter évoque ces deux sphères qui structurent la société chinoise pré-moderne dans Chine trois fois muette, Paris, Allia, 2000, p. 114. 73. « 各同學來自國內各省,大家語言不同,習慣不同。 。 。», Cui Zaiyang, « Li ang lingyi » 里昂零 憶 [Souvenirs éparses de Lyon] in Chen Sanjing 陳三井, Qingong jianxue yundong : Zhongguo xiandai shi shiliao xuanji : 勤工儉學運動: 中國現代史史料選輯 [Le Mouvement travail diligent-études frugales : Choix de documents historiques sur l’histoire moderne chinoise], Taibei, Zhengzhong Shuju Yinxing, 1981, p. 448. 74. « 說來可笑,我的國語,是到了法國以後跟里昂中法大學的同學學習。記得我出 國以前,到上海去辦護照,因為不懂講國語,想買點東西,坐車說到四川路懂廣東 話的店鋪去,才能交談無阻[。 。 。 ] 當我們到了法國里昂,原在里昂中法大學和中 山大學海外部的同學開會歡迎我們,我卻被推舉出來致謝詞。我不好意思推擋,初 時只好鼓起勇氣,想勉強用國語代表新到的同學來講話,但是講了幾句,就講不同 了,只好仍舊講廣東話,另請一位同學翻譯為國語。這一一件事給我很大的啟示: 它說明沒有講國語的能力便不能達成任務,因此卻激發了我學習國語的決心。», Zheng Yanfen, « Huiyi jiudu zhongfa daxue, yonghuai Wu xiaozhang Zhi lao » 回憶就讀中法: 大學,永懷吳校長稚老 [Souvenirs de mes études à l’Institut franco-chinois, en l’honneur du directeur Wu/professeur Zhi] in Chen, op. cit., pp. 417-418. 75. Tang Tao, History of Modern Chinese Literature, Beijing, Foreign Languages Press, 1993, pp. 8-9. 76. Danielle Li, L’Eurasienne : Une femme entre Chine et France (récit d’une vie, témoignage recueilli par C. Lefebvre), Saint-Etienne, Starter, 2008, p. 12.

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77. Dans « Nationality and the Politics of the ‘Mother Tongue’», Naoki Sakai souligne le rôle des pratiques discursives dans le processus de sélection de « réalités » identifiées comme appartenant à la culture nationale, op. cit., p. 13. 78. « 住在中法大學校中的都是中國學生,大家在一起,說中國話,吃中國飯,過中國方式的 生活。», Chen, op. cit., pp. 417-418. 79. « 我們抵達法蘭西這個文明先進之邦,終日混在中國人海裡,說的聽的是中國話,吃的是 中國飯菜,住的又像是中國房子,起居習慣無一不中式化,就像仍在國內一般 。。。 », Su Xuelin, Zizhuan自傳[Autobiographie], Jiangsu wenyi chubanshe, 1996, pp. 51-52 ; cité et traduit par Jacqueline Estran dans « Su Xuelin et la première vague d’étudiantes à l’IFCL : Cartographie d’un désir d’ailleurs », Transtext(e)s-Transcultures : Journal of Global Cultural Studies, Volume 9, 2014. 80. « des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessinés dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. », Michel Foucault, Dits et écrits IV : 1980-1988, Paris, Editions Gallimard, 1994, texte n°360. Une première publication de cette conférence de mars 1967 est parue sous le titre « Des espaces autres » dans Architectures, Mouvements, Continuité, n°5, octobre 1984, pp.46-49.

RÉSUMÉS

L’environnement scientifique et culturelle de cette école de préparation aux études supérieures en France avait pour finalité principale de former cette diaspora intellectuelle temporaire afin qu’elle joue ensuite son rôle historique dans le devenir moderne de la Chine. Le label d’école de la modernité est donc plus que légitime. Par contre, affirmer que l’Institut puisse avoir été un lieu où des individus se sont constitués en tant que « sujets chinois » constitue une proposition moins évidente. Si l’expérience particulière de l’IFCL n’épuise pas le processus, nous faisons l’hypothèse qu’elle cristallise néanmoins des pratiques discursives qui ont contribué à façonner un « sujet chinois moderne», expression que le présent essai devra tenter d’éclairer.

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Varia

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The syndrome of “overcoming modernity”: Learning from Japan about ultra-nationalism

Alain-Marc RIEU

“Japanese modernity is disorder itself” Moroi Saburo1

Ultra-nationalism: a complex cultural and social construction

1 The objective is to add a wider perspective to a critical and well-studied moment of Japanese modernity, known by the slogan of “overcoming modernity” (kindai no chokoku). This slogan was formulated in the early 1940s. It signalled a deep and pervasive cultural, political and societal syndrome, which shaped and intensified Japanese ultra-nationalism, which brought legitimacy to a totalitarian regime and justified a total war, which could not be won. It is a typical case of self-fulfilling prophecy: the Japanese had to unify under their Emperor in order to remain a free nation and Japan was in the end defeated and colonized. Paradoxically this defeat is supposed to have freed the Japanese people from this historical period, and its metaphysics and politics2.

2 This slogan points to a specific historical moment: extreme political and economic constraints had given birth to an overwhelming cultural issue: to overcome modernity, this modern world, which has invaded and overwhelmed the Japanese nation since its opening in the last seven years, since the second half of the 19th century. The problem was not to restore a vanishing traditional society. But where is this new overcoming leading Japan? Is this cultural movement a criticism of Meiji modernizers, of their conception of modernity? The moment, the syndrome and its slogan are not unique to Japan. On the contrary, they are found in every modern society and they seem to constitute a step in its own evolution. This syndrome expresses the collective memory of a society at a given moment. It conditions the relationship of this society to its past,

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the understanding of the present and the capacity of individuals and groups to be actors responding to their present situation. But this collective memory is both a subjective experience and inter-subjective bond reinforcing a community under extreme stress. In Japan, “overcoming modernity” expressed a deep disenchantment with modernization’s effects and sequels, deep individual anxiety, collective confusion and even despair. Expressionism was the name given in Germany to a similar ambiguous experience, which took shape in the early 1910s, was reinforced in the 1920s and was absorbed in the 1930s by the Nazi party, Nazi ideology and its policies3. Japanese intellectuals learned in Germany how to articulate in literature and poetry, philosophy and cinema, the experience, which in their own context was transforming their collective memory. In the 1930s and early 1940s, a French type of fascism was also a version of the “overcoming modernity” syndrome and, like in Japan, this virus did not vanish4. 3 It is short sighted to reject the project of “overcoming modernity” in the past: indeed, it remains as a project faced today in different parts of the world. The slogan expresses a psychosocial experience reflecting a specific historical conjuncture. It seems to emerge when the cycle of modernization in a society is reaching its end; when its projection in the future and its promises are contradicted by daily life; when people open their eyes and minds to the reality of modernization; when they realize what a modernized society really is, what it brought about and, having lost all hope, what they must live with heretofore. Furthermore, “overcoming modernity” expresses how individuals and groups experience a systemic crisis. It reveals how a systemic crisis is concretely transforming their collective life and individual subjectivities as well as how they try to react and respond to such a crisis. It is precisely the moment when societies become fragile, unstable and their evolution unpredictable. 4 In this way, “overcoming modernity” represents also a typical syndrome of contemporary societies, not only in Europe, in contemporary France and Japan but elsewhere, too, in China and Russia. The experience of “overcoming modernity” was historically the source of extreme right-wing ideologies. But extreme cases dissimulate the pervasiveness of a complex psychosocial process. In these periods, opposite ideologies converge into a meta-ideology, which permeates individuals and groups in society beyond contradictory or opposite beliefs and ideologies. That is, “overcoming modernity” goes beyond the modern opposition between Left and Right. It is manifest as a sort of metaphysic, or mythology, all at once cultural, social, political and economic5. This meta-ideology is considered to explain everything. It is not falsified by events and is constantly adapted to respond to challenges or oppositions, to criticism from knowledge established by human and social sciences. It articulates from inside personal and collective memory6. It functions as modern society’s mythology.The French psychoanalyst Jacques Lacan called this modern mythology the “Imaginary” in order to explain what people in situation of stress consider “real”, their reality, the common world as given, lived and explained to them. 5 Finally the syndrome of “overcoming modernity” combines memory with history. Memory refers to an individual and collective subjectivity: it is made of narratives, discourses, private and shared experiences in the back of everybody’s mind, reactivated and reinterpreted in the course of daily life. Because it is both private and collective, memory is never homogeneous or unified but always fluid, ambiguous and multiple. Memory is inter-subjective showing patterns source of various philosophical

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elaborations developing a phenomenology of an experience common to individuals and groups during a certain period of time. One of these elaborations is the construction of narratives expressing a common history making sense and organizing collective memories into a common memory. We all are immersed in a collective memory with its narratives and anecdotes making our common history. This is what we have in common, how we communicate: it constitutes the “social networks”, which are the fabric of our everyday life and trans-individual identity. 6 But in the evolution of societies, history took also another sense and dimension. If the first sense, history means an immersive subjectivity, this new sense supposes a discontinuity and even creates a distance from collective memory and subjectivity. This new cognitive attitude emerges in the course of the so-called “modernization” process as result of disruptive events or catastrophes. This new attitude does not annihilate collective subjectivity, memory and history. But it brings in a different perspective; it operates a growing “distantiation”, it opens a different relation to society, like the beginning or possibility of a new epoch. This different conception of history brings into the open and criticizes the presuppositions of existing historical narratives, illusions of collective subjectivities and related ideologies, including their political consequences. The transformation of collective memory into this new history is a social and political construction typical of modern societies, i.e. societies characterized by the formation of human and social sciences. These disciplines constantly introduce within these societies a critical distance, which are transforming them, making them change and progress. This evolution makes possible a completely different conception and practice of philosophy. Shifting from collective memory to history as human science remains a constant tension and unfinished struggle.

Japan’s modernization and its discontents

7 In Japan, this “overcoming modernity” process started in the 1930s and it receded by the late 1940s when the “second modernization” opened by the reconstruction of the wartime devastation was superseding this experience. But this experience remained a repressed memory, one that was reactivated in the late 1980s when Japan’s economy, society and culture glided into another systemic crisis, which lasts until today. The experience has been extremely well studied by Japanese researchers7 and by specialists of Japan8, who have been studying in the early 1990s the similarities between post- modernism and the idea of overcoming modernity. Their work provides us with a deep understanding of this key moment in Japanese history and by extension of similar social, political and cultural movements identified in European history as fascism. Even if Japan’s ultra-nationalism of the late 1930s and 1940s was an extreme form of fascism, greatly influenced by German philosophy, these studies of Japan have built up our knowledge of this historical moment as far richer than the notions of nationalism, fascism and Nazism. Indeed, the work as a whole helps to identify and explain similar historical moments in different societies, in the past, present and even the future.9 In each modernising society, a collective experience of “overcoming modernity” seems to take shape as an overwhelming social, cultural and political issue. Harry Harootunian10 explained that in the case of Japan it is both a collective experience of being overcome by modernity and the urge to overcome modernity as a response to this collective anxiety.

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8 It is the subjective experience of an estranged society shared by a whole community, of past or recent evolutions, which have disrupted or distorted an established order or continuous path. This experience is a sense of loss felt intimately by individual subjects, with intense anxiety about the present and future of their community. In these moments, society has lost the imagined ground, the frame of its history, and the grand narratives at the core of its identity. Individual subjectivities feel they lost what binds them into a community within a social system. For memory is always private as well as collective: it touches the relationship of an individual to itself, its sense of identity, as well as its relationship with the others built in her or his identity.11 The imagined collective memory holding a community together is fractured and this fracture needs to be repressed. Having lost the frame and the map holding the puzzle together, its fragments gravitate in search of other attractors. 9 This psychosocial instability is expressed in the Japanese experience of tenkō (turn around, reversal, swift shift). A recurrent feature in Japanese history, tenkō is often understood as a negative cultural feature (deceit, lack of trust, etc.) or as personal weakness, reduced to a change of mind, when it is in fact the result of strong pressure on individuals, groups and society, in essence, the outcome of a power struggle. It was clearly defined by Takeuchi Yoshimi in1959: “Conversion may resemble tenkō on the outside, but its direction is the reverse. If tenkō is a movement toward the outside, conversion is a movement toward the inside. Conversion takes place by preserving the self, whereas tenkō occurs by abandoning the self” 12. When societies are losing their established subjective frames and become unstable, when individuals feel they are losing their self, tenkō is activated. 10 But this sense of personal loss and collective anxiety were not a spontaneous experience. They were constructed by groups specialized in expressing, shaping and communicating the collective experience. These individuals took as their social duty and cultural responsibility to express and explain to the people what people were supposed to feel as well as what they should do about it. These groups are commonly called intellectuals not in the French sense but in the sense of intelli, a Japanese abbreviation from the Russian intelligentsia13. This Japanese intelligentsia associated individuals from different social origins and interests who had in common a specialization in modern knowledge, the knowledge required for the formation and management of a modern nation. But these intelli did not share the same conception of a modern Japan. Because of their diverse social origin, most of them never achieved the positions they expected in the Meiji State apparatus14. 11 They were the discontents of modern Japan 15, highly frustrated over not being recognized for their competence and resentful of this modern society, which did not offer them the responsibility and position they thought their due. They felt rejected by the Meiji state and marginalised in the new economy and social ordering. Yet, these discontents never identified themselves with the people, or with the various entrepreneurs, opportunists and new rich of modern Japan. At the same time, they never formed a unified group; they were and remained in between the classes, torn between their social origin, their acquired knowledge, their expectations and the reality of Meiji Japan, waiting for an opportunity and a role to play16. Their discontentment made them highly receptive to tenkō. They were and remained strongly divided between those who accepted positions in the modern State apparatus, in its new academic institutions and its economy, and those who refused to participate or

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were marginalized because of their conception of culture, their criticism of the political and economic regime or because of their social origin. But both groups shared the common ideal of national sovereignty embodied in the tennō (emperor). For all these reasons, they did not constitute an effective opposition to those in power. But they did not trust them. Without political power, they accumulated resentment and frustration, leading to despair and revenge, expecting their time to come. So the tenkō did not concern the goals and ideals of modernization: securing Japan’s sovereignty understood as Japan’s uniqueness. Modernization was not conceived as an end in itself but as a project for reaching a spiritual goal or transcendental ideal. Tenkō operated at a lower level, the level of the means to be selected in the pursuit of a larger goal. 12 The two main groups of discontents were divided between those who on the one hand wished to modernize Japan’s state, economy, society, culture, including art and religion, and those on the other hand who, without opposing modernization, wished to reinterpret and preserve what made in their view Japan unique, its conception of human bonds, of culture and spirituality. A large proportion of both groups found refuge in art, literature and poetry, history, philosophy or science. The first group was fascinated by foreign philosophy, new literature, world history and modern science. The other group intended to protect or save Japanese conceptions of literature, poetry, philosophy and spirituality by reinterpreting them, by expressing them with different means. Modern science seemed to them a conception of knowledge based on a relationship between humanity and nature foreign to Japanese experience. But foreign technology was reduced to no more than means and machines, instruments and tools, which could be imported as long as they did not thwart the Japanese spirit and become an end in itself.17 Some of these intellectuals were cultural celebrities. However socially divided, these two groups had for common interest the hope and even the will to modernize Japan in order to save its distinctive culture. The ambiguous hope to modernize and save at the same time - the will to dedicate their life to achieve this goal- were common to all of them. 13 These different groups, their different experiences and common beliefs collided at the end of the 1930s. The slogan overcoming modernity is the syndrome of this aggregation, which wrapped the whole of Japanese society in a powerful ideology. This was the explicit theme of the “infamous colloquium”, which took place in Tokyo on 23-24 July 1942, just eight months after Pearl Harbour, the US declaration of war and the full immersion of Japan into the second world war, which ended with Japan’s catastrophic self-destruction, Hiroshima, unconditional surrender and military occupation. Even if what happened was not anticipated, the state of mind of the Japanese people in July 1942 when they thought about their individual and collective situation, can be imagined. Similar debates were many at the time, most of them closer to official propaganda18. The slogan overcoming modernity expresses therefore a precise historical moment in the long-term evolution called “modernization”. 14 Our motive for putting this moment in perspective is to examine if it belongs specifically to Japan’s modern evolution or if it indicates a specific moment within the modernization process of all or most societies, a social and cultural response to modernization processes transforming in depth economies, societies, belief systems and cultures. The syndrome “overcoming modernity” is the memory of a moment, which erupted within Japan’s modernization process. It is also a response to this experience in order to repress this memory or overcome this disruption. What is this

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experience? It is not a repetition of forgotten souvenirs, a nostalgia for a previous state, but rather a repetition of successive disruptions, which transformed Japan from the mid-nineteenth century: the intrusive foreigners, the civil wars, the restoration of the Emperor, the invention of a Nation-state and its institutions; the economy and the working conditions of society, new mentalities, cultures and cities; the propaganda of the Meiji state, the wars with Korea, China and Russia; the cultural, economic and social loosening as well as the increased political control of late Taishō era; the long-term economic depression of the late 1910s and the failure of government to find solutions; the Great Kanto earthquake of 1923, the growing social disorder and political violence from the early 1930s onwards; the state of war since the mid-1930s and the increasing political and economic control of society. Individual and collective experience was the violent repetition of disruptions. This memory was a source of intense anxiety. There was nothing to remember, just disruption, disorder and anxiety. 15 The formation of this syndrome raises another problem: has this moment happened only once, in Japan’s evolution? When and under which circumstances can this syndrome occur again? Because of the dramatic context of its occurrence in Japan, it is important to evaluate if its repetition in the modernization of other societies is proof of a similar context or if it can lead to similar consequences. In this case, as in many others, Japan should be considered, according to Kamisatō Tetsuhiro’s expression, “the canary of modernity”19. If it is the case, then “overcoming modernity” is indeed a syndrome of a singular and dangerous moment in the modernization of all societies. This should be of concern. The only way to answer such a question is to study the colloquium itself in order to understand how the syndrome is constituted, to identify and articulate together its main themes as expressed in this colloquium, then to excavate the memory of this colloquium, the repetition of this experience and its successive interpretations. From this perspective, studying the “infamous colloquium” means far more than academic work. The task belongs to the event itself: for it participates in its own repetition or, hopefully, its non-repetition.

Converging ideologies

16 This sociological convergence does not explain the cultural dynamics of “overcoming modernity”, nor how this collective disenchantment and deep-felt anxiety were formulated into a set of arguments formulating a powerful collective experience and its ideological holding power. Less than a year after Japan’s full immersion in World War II, already at war with its neighbours in East Asia since the 1931 Manchurian incident, a group of intellectuals decided to meet in Tokyo in order to discuss the role of Japan in world history, i.e. the meaning of this total war for Japan as a nation and for the Japanese people, the responsibility of intellectuals toward the war, the nation and the people of Japan. The colloquium was carefully organized, well researched and its findings amply communicated. With few exceptions, the participants prepared their papers in advance and circulated them among themselves. The colloquium consisted of two days of discussion based on a list of subjects selected from the papers20. The organizers were members of a respected magazine, the Bungakkai (Literary World) 21. They had planned in advance to publish the papers and the debates in their magazine. The theme “overcoming modernity” was therefore systemically explored and debated from different perspectives.

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17 This explains why the colloquium remains today such a disturbing and important event, as well as why the contents of the colloquium can be interpreted as a syndrome of the psychosocial state of a society. While the participants did not invent the slogan, “overcoming modernization,” they did explore its different aspects and constructed the syndrome. Understanding the cultural roots of these intellectuals and their understanding of “overcoming modernization,” assumes importance due to their role in expressing the tacit thought of the Japanese people, their fears of and anxieties about the war, in which all, one way or another, were involved. Indeed, this is the reason why these intellectuals had in the first place decided to participate in a colloquium on this topic; that is, they saw themselves as a substitute for the people and ascribed to themselves a major cultural and political responsibility: to construct an explanation making sense of the war for the people of Japan. 18 The syndrome of “overcoming modernity” was a collective construction based on the convergence of two interpretive matrices and discursive attractors shaping collective experience, establishing their holding power on Japanese social, cultural and political history in state of tenkō. These interpretive frames have a long history, a deep cultural and political weight. They still inhabit present-day discussions. They do not constitute a rigid ideology but an open debate revolving around key ideas about Japan’s present situation, its causes and the consequences to avoid at any cost. This explains why these ideas cut across usual distinctions and political oppositions. Even if rooted in popular culture and the media, it is inappropriate to view these interpretive frames as implicit, non conscious, because they were explicitly formulated, conceptualized and debated by two institutionalized schools of thought, the Kyoto school and the Japanese romantic school. Based on Japanese studies, my goal is to define these two interpretive matrices, as manifest in the early 1940s and as still active today. 19 Three members of the famous Kyoto school, Nishitani Keiji, Suzuki Shigetaka and Shimomura Torataro expressed the first interpretive frame. They had in common their role as university professors and a shared ambition of creating the first genuinely Japanese school of modern philosophy. Two were specialists in German romantic philosophy. They identified philosophy with the formulation and interpretation of the core values of a nation, the template of its culture, institutions and historical evolution. These core values were considered the “spirit” of the nation, its distinctive trans- historical and transcendental identity. These Japanese philosophers intended to express in this German philosophical matrix the distinctive values and cultural heritage of the Japanese nation. These they found in Zen Buddhism as they considered Christianity the distinctive source of all Western societies. This is what China’s leadership is doing with New Confucianism. 20 Zen Buddhism is quite different from its usual Western conception. Buddhism arrived in Japan in the twelfth century but was thoroughly reinvented in the late nineteenth century. In a seminal article22, Robert Sharf explained how the Buddhist communities tried to reinvent themselves after having been censured and persecuted by Meiji reformers as “a corrupt, decadent, antisocial, parasitic, and superstitious creed, inimical to Japan's need for scientific and technological advancement”23. Some of the Buddhist leaders who had been trained in universities sought to restore their religion and reform it thoroughly in line with the new modern standards found in German philosophy, in the tradition of Schleiermacher, Nietzsche, Dilthey and later Heidegger. In this way, “New Buddhism” was intended to be a rediscovery and a return to true

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Buddhism, purified of old superstitions and thoroughly compatible with modern science and technology. To prove compatible with modern Japan, in response also to Shintoism transformed into official state religion, these leaders integrated the values and goals of the Meiji government, in particular the conception of the kokutai24 ideology establishing the transcendental (trans-historical) homogeneity and spirituality of Japanese nation under its emperor.25 This modern Buddhism strongly contributed to the Meiji government’s effort to establish Japan as a world power: Buddhism was becoming a world religion spreading Japan’s spiritual values.26 It quickly played a major role in the diffusion and legitimation of Japanese nationalism in its most extreme forms by integrating a key element from the Confucian tradition, namely, “one’s master cannot be criticized”27. New Buddhism thus added a totalitarian component absent in Meiji authoritarianism. This religion was reconstructed according to a political model and agenda: it became part of the State apparatus and later of the war strategy. Certainly, other Buddhist movements were reformed or founded in Japan’s modern and contemporary history, but none played such a radical role as Zen Buddhism.28 21 In summary, Buddhist reformers did to their religion what Meiji reformers did to the Japanese State, economy and society, that is, replicated the project and its ideology. But the second generation of the reborn Zen Buddhists from the Kyoto School were fully trained and highly competent university professors. Their goal was to create a distinctive national philosophy expressing and teaching Japan’s spiritual values. Traditional Zen Buddhism was not a philosophy: it was based on spiritual exercises in search of enlightenment withdrawn from society and considered a direct understanding of the Buddha. In modern Japan, spiritual practice had become a reflexive philosophical discourse to access being, i.e. a purely Japanese experience of being (Japanese), the “spirit” of all things Japanese, purified from foreign influence. This conception of philosophy went beyond the distinction between philosophy, in the Socratic and modern sense29, and wisdom or religion30. Heidegger was considered to be the most influential living German philosopher because he explained the need for our industrial societies to return to a primary experience purified from historical interpretations. At the same time, his work pointed the way to rediscover this ancient quest and achieve this experience. Zen Buddhism was considered an alternative, properly Japanese, to access the experience of truth and being and also an alternative to Christianity: the experience of Zen Buddhist “nothingness” was supposed to be more radical, authentic and spiritual than the Christian God with its complicated structure (revelation, trinity, etc.) and theology31. 22 This interpretation of Buddhism at the same time functioned as a criticism of all foreign metaphysics, which distracted the Japanese people and culture from a true Japanese experience of being. But first of all such interpretation was a political experience and theory. A philosophical matrix always contains within it a full memory of problems to be raised and solutions to be found. Concerning this conception of a spiritual truth, German romantic philosophy underscored how the transcendental experience of being was always expressed not only within a religion or a society but also within an historical community and political entity. This experience of being is the spirit of a nation, a civilization, a religion or humanity itself. The Zen experience of being was the experience of the spirit of the Japanese nation embodied in the tennô, the emperor. Nishida Kitaro not only explained this philosophy but also turned it into an extreme nationalist ideology32. One of his disciples, Tanabe Hajime (1885-1962), explained after the war that this experience of being found its final meaning in a

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conception of a personal and collective ethics, an attitude toward humanity, nature and the world. 23 In 1944, in one of his last writings, “Kokutai” (On the national polity), Nishida Kitaro himself underwent a remarkable tenkō: announcing a probable defeat in the war, he explained that a philosophical mistake had been made. After having condemned racist (German) nationalism, he then condemned ethnic (Japanese) nationalism. The error was the project to liberate Asia by military force and because of this mistake, Japan had become an imperialist nation like the others. In essence, Japan had committed two fatal errors: on one hand, it betrayed its imagined spiritual mission and on the other it misunderstood the true sense of world history. To secure its survival, it imitated the behaviour as its enemies instead of cultivating its historical identity. This was supposed to explain why Japan found itself in a battle it could not win. 24 Yet, this does not mean Nishida was renouncing ultra-nationalism. On the contrary, ultra-nationalism was not radical enough, not spiritual enough: war should be overcome to achieve peace as truly spiritual. Worse even, war and defeat were considered a purifying experience to free Japan from all militaristic and imperialist temptations, which proved a betrayal of Japan’s true spirit and historical meaning. So post-war Japan was officially anti-militarist, humanistic and pacifist. These are not left-wing ideas, but were rather viewed as representing a common ideal beyond the Left-Right divide. Japan’s pacifism is a version of its trans-historical uniqueness33. In other words, pacifism is the pursuit of war by spiritual means. 25 The second interpretive frame and conceptual attractor was the Japanese romantic school. Its two participants at the colloquium, Kamei Katsuichiro and Hayashi Fusao, were not “philosophers” belonging to academic institutions but rather, like the organizers, writers, poets, journalists, essayists and literary critics in the modern media. They can be considered progressive, the Left. They shared a different relationship to Japan’s cultural memory, social positioning and political agenda. They were influential intellectuals who had belonged to the Movement for a proletarian literature. “Proletarian literature” had less to do with a Marxist conception of the proletariat than with modern literature and the description of the people in their daily life in essays, short stories and novels. This conception of modern literature was imported from Europe and Russia: in essence, it meant Baudelaire, Dickens, Zola and Dostoevsky, the streets and underworld of London, Paris or Saint Petersburg. This literature was modern because it offered new narrative models making a place for the daily and inner life of ordinary people, their search for explanations and values in order to make sense of their lives in a society which had transformed the way people worked and behaved toward each other, the relations within the family, between men, women and children, their feelings, ideals and desires, including their political regime. Literature was connecting individual and collective memories. In a sense, the people had invaded literature, all classes together and the real people as a new nation, shouldering the problems of misery, oppression and frustration. This invasion had a strong political meaning. Modern literature and Marxism had given shape to this new collective experience, the first one was expressing distress without hope and the second one was explaining this distress and providing hope: the unity of a people overcoming and transcending a modern and foreign model of society. 26 Around 1910, after the Kotoku Sushui incident, Marxism was considered a dangerous foreign doctrine and was soon forbidden.34 The intellectuals concerned by The movement

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for a proletarian literature slowly converted to the romantic school and its German conception of a cultural and historical community. These intellectuals had in common with the followers of the Kyoto school a certainty: what turns a community into a nation is deeper than institutions, no matter traditional or modern. Their tenkō was ambiguous: it meant both a rejection of Western imperialism and the emancipation of the Japanese people, both a search for a principle to resist foreign oppression and for a principle to unite the people. Emancipation ideals and nationalism remain until today in a state of profound confusion. Political consciousness and literary interests were merging in the new media of the time and this ambiguous relationship was shaping their public. 27 A participant in the colloquium, Moroi Saburo, a musician and musicologist trained in Germany, formulated the meaning of romanticism at this moment of Japanese culture. It was a literary conversion, a redemption and solution to all modern problems: “For romanticism, the highest art expresses the moment when the whole is known by the individual, whereupon individuality bursts into flames and sets up sparks”35.Flames and sparks are the signs of the spirit, with dreadful overtones. This romantic conversion was a type of tenkō. Romanticism is the overcoming of individual subjectivity and access to the whole, to the community as a whole. The nation was sacred and in the case of Japan this sacred principle of unity was, as old as Japan, the tennō. But the core and principle of this community was the living emperor, the embodied spirit of a Japanese identity adverse to capitalism. Communism and nationalism, anti-capitalism and anti- modernization were mixed up in a sort of emancipatory nationalism. 28 The organizers included also individuals typical of modernized Japan: a catholic theologian, disciple of Jacques Maritain; a scientist specialized in contemporary physics; a film critic and the music composer, Moroi Saburo36. They were highly specialized individuals associated in a project beyond their real field of expertise. Even if each of them had enjoyed real experience and a deep understanding of European history, their contribution to this colloquium and its broad subject induced them to reproduce the same concepts (“essence”, “spirit”, “identity”, “unity”) as the two conceptual matrices.

“Overcoming modernity”: meta-ideology as metaphysics

29 What is “infamous” about this colloquium is the convergence of these two discursive frames. This convergence was performed and reinforced by respected intellectuals giving themselves for goal to reinterpret the past and to construct a collective memory within individual subjectivities. This convergence was achieved by a dramatic tenkō into the common matrix of Japanese ultra-nationalism. Of course, this convergence did not invent Japan’s ultra-nationalism: its doctrine and conditions were already in place. The proceedings of the colloquium were not so widely read that they intensified ultra- nationalistic hold on the population. Probably, many Japanese, perhaps most of them, never accepted the most extreme aspects of this form of fascism.

30 The point is rather that “overcoming modernity” gave a slogan and content to a syndrome. It exhibited a process aggregating individual subjectivities and collective attitudes, anchoring them firmly in a discourse as well as a vision of the Japanese

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nation and the role of each Japanese in the present situation. Certainly, people were more than ready to assimilate these ideas and thought processes, which heretofore had not yet been formulated in such a synthetic, explicit and well-argued manner. The reputation and quality of the participants in the colloquium reinforced the absorption of these ideas and their retention by the masses. An analysis of this colloquium can therefore be viewed as an analysis of Japanese individual and collective subjectivities at this historical conjuncture. 31 By repeated tenkō, the search for spiritual truth and the search for political and economic emancipation merged into a new discourse: collective emancipation was found in the cult of the emperor by means of total war in order to protect the Japanese people from the evils of modern society and foreign imperialism, with the goal of saving Japan’s unique trans-historical identity. What is infamous in this colloquium is that this ideological, even philosophical, convergence operated in such a way as to eliminate any alternative discourses. 32 Many Japanese intellectuals never accepted this discursive domination. Their voices were silenced and their conceptual references marginalized and repressed. Being dispossessed of an alternative narrative and memory, they were reduced to reproducing this self-same tenkō or withdrawing from intellectual life 37, that is, they had to keep silent and obey. They had no voice, because they did not possess a conceptual frame to voice alternative ideas. Infamous was the power of this fake metaphysics and oppressive meta-ideology. To question it was akin to a taboo because it would mean questioning the role of the emperor, Japan’s cultural identity as well as the power structure hidden behind this ideology. People were unable to oppose extreme politics, which was denying any sense of humanity in the name of a transcendental mission. To be deprived of a discourse to express one’s opposition is one of the worst kinds of totalitarianism. To voice opposition in this situation would be holding the discourse of the enemy, being dismissed and even annihilated. It was thus a silent subjective repression, a conceptual cage and a tunnel toward total disaster. This unreal situation explains why, immediately after the war, Japanese people seemed to foreign observers to wake up from a nightmare and just restart their lives in their devastated cities38. They were invaded by their enemy and felt liberated at the same time. 33 The problem is: what were these intellectuals really doing during this 1942 “overcoming modernity” colloquium? To start with, they collected the broken pieces of Japan’s modern history and reconnected them in a new collective memory in accordance with their pseudo-unity and the role these intellectuals thought they were entitled to play against the backdrop of frustration during Japan’s initial modernization. More precisely, they were managing memory in order to better control the people. Reading the proceedings makes one thing perfectly clear: no real debate took place. They had different but not opposing opinions. These opinions were strengthening and justifying each other’s stance. 34 The colloquium was a collective construction of a diagnosis of Japan’s historical situation, the tentative construction of an intellectual consensus on the meaning of the war, of a national pact in order to build trust and support for the government’s war policy. These intellectuals positioned themselves as the prime movers of the nation’s unity, their converging opinions serving to fuse together the spirit of Japan and the will of the Japanese people. Tenkō was their method but their goal was to stop endless tenkō

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by enunciating a truth. They were fabricating a fake memory with the goal of excluding any real debate and any real knowledge of Japan’s modernization and present situation. The colloquium was in fact no more than a discussion driven by a political agenda based on reciprocal interests. Their interpretation of Japan’s situation could in no way act as a substitute for the effective experience and memory of the Japanese people, for the ideals, achievements and failures of Meiji, for the economic and social crisis of the 1920s, for the repressions, exploitations and the wars, including this last one Japan could not win. 35 These intellectuals were working together to fabricate metaphysics by assembling a set of “language games”, pieces of memory and arguments, cohered into a scenario, a montage of past events and an interpretation of the present. Their efforts were in negotiating the construction of a metaphysical scenario, which had as its goal repression in a Freudian sense: that is, to conceal from the Japanese people the effective reasons for their present situation. This meta-ideology covers up its construction: it was an obstacle to knowledge, a fake memory and a false history of Japan’s modernization. The metaphysics of “overcoming modernity” deserves all our attention because it points at a specific moment in the evolution of a society. This moment of deep crisis, touching all aspects of society, is simultaneously a moment when the reasons for the crisis are suppressed, the investigation hindered and a metaphysical substitute invented. A history of Japan’s evolution is made impossible, reduced to a narrative acting as common memory. What is perverse in the case of Japan is that this metaphysics planted this false collective memory inside individual subjectivities. No society seems to be immune to this situation.39 The construction of this metaphysics needs to be studied in order to understand the historical and contemporary power of this interpretive frame, a source of many different ideologies and philosophies. Its apparent depth needs to be examined in order to prove its banality: it is an endless story, a myth and its endless variations.40 Some extended variations might sound deep and full of sense. This explains why “overcoming modernity” is still everywhere in our discourses and daily experience. What is “infamous” in this metaphysics-as-collective memory is that it pretends to be a philosophy when the meaning and role of philosophy are, on the contrary, to criticize such metaphysical or ideological constructions because they produce ignorance instead of knowledge. 36 Exposing the mode of construction and role of this fallacy is necessary. Reading the proceedings reveals how these intellectuals were not discussing directly Japan itself and its history. The discussions were constantly mediated by European long-term and contemporary history. Japan was debated in the mirror of an interpretation of Europe’s modern evolution. What the audience and the readers were supposed to see was not the mirror held up to them but an image of Japan in the mirror of European modernity, of an interpretation of modernity in Europe. The colloquium built up Europe as a substitute for Japan. The cover-up sent a tacit message to the readers: “Consider what is happening in Europe, understand how Europe ended up in its present situation and you will understand the direction Japan is heading if you do not undertake everything possible to overcome foreign modernity by supporting the Japanese government”. It is nothing more than propaganda under the guise of metaphysics. 37 Debating about Europe enabled the participants to avoid and repress any real debate about Japan’s situation. The false mirror of Europe had the goal of injecting into the

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minds of the people one simple idea: if the people fail to support the government’s war policy, they will repeat Europe’s evolution and descend into spiritual, cultural and social self-destruction. Europe is built up as a false mirror of Japan’s modern past, present and future, as a model to fear and reject in order to tacitly edify and justify a pure Japanese model. This discursive dispositive dissimulates the real situation of Japan and the effective condition of the Japanese people. This is commonly done today when the “West” or “modernity” are criticized by China, Russia or is rejected around the world on ethnic or religious grounds. The dispositive is always the same: Europe was constructed as a distorted vision of a true Japan but the construction of this distortion was covering up the truth of Japan. This perverse dispositive shows both the status of these intellectuals and the role they intended to play at this historical context. The same dispositive offered them after the defeat the possibility of an easy tenkô. They just had to reverse the mirror: Europe could become again the model to reproduce and former Japan the model to reject. It was just a question of memory management.

“Overcoming modernity”: the script

38 Despite their historical roots in 1940’s Japan, exposing the basic script produced through these texts and discussions is necessary and even urgent. As explained before, this metaphysics is a composite narrative made of fragments of memories, histories and experiences, philosophies and ideologies, beliefs from Japan and Europe. The script, i.e. the argumentative structure of many different narratives needs to be analysed with some precision. First, the narrative of “overcoming modernization” acts as a collective memory inside individual subjectivities. It formulates what people are supposed to feel and understand about their nation and their personal responsibility toward the nation. Secondly, it provides fake explanations of the causes and potential consequences of their situation. It pretends to be a cure for their anxiety but the goal is on the contrary to intensify anxiety. Thirdly, people are supposed to assimilate this metaphysics as their own memory and as the common experience of the people of Japan. This memory is simply the subjective internalization of a metaphysical discourse, the production of a trans-individual unconscious acting as a collective belief. In other words, to formulate the script of this discourse opens the possibility to analyse the structure of this experience and memory.

39 The core of the script is a thesis about modernity, source of endless variations in academic research and mass media everywhere in this world. Just look around and you will find many different variations. According to this script, the origin of modernity is a catastrophe: a divide within society and between societies41. This divide is supposed to have erupted for the first time in world history in Western Europe: it is considered as the essence or origin of modern Europe and the West, a historical scandal and the source of all modern (contemporary) problems.42 The consequence of this eruption is a divide between two types of civilization, which have nothing in common. A first type of civilization is centred around religion, around a transcendental faith or metaphysical principle establishing and guaranteeing (by force if necessary) unity, harmony and coherence between the different components of society: harmony between humanity and nature, between humans, between cultures and nations. A second type of civilization is modern, European, Western or Westernized. In contrast to the first one, it has lost its transcendental principle of unity, harmony and coherence. It is supposed

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to drift without god and religion: nothing exists anymore beyond humans and humanity to block and control, regulate and tame conflicts. Men and women are responsible and in charge of everything: because of their limited knowledge, they repeatedly fail. Morality has disappeared and humans are caught in endless conflicts and wars due to selfishness, jealousy and competition. There are no limits to human will and no sacred norms to follow and respect: everything is temporary and relative, discussed and negotiated, debated and contested. A society, which has lost its God, is supposed to fall into the modern spirit of capitalism and democracy. 40 Thousands of intellectuals and philosophers around the world have repeated and still explore this script. This modern divide revolves around the “Copernican revolution” and the invention of “modern science”.43The very existence of this modern divide is a cultural and religious taboo: how was it even possible? The divide is both a fact and impossible at the same time. So there must be a hidden continuity between a Middle Age and a Modern age, between a world closed around a transcendent being and a world centred around Man, open and in constant transformation, in which individuals and groups debate and organize their world according to their own principles, interests and values. More profoundly, if such a modern world is possible and even successful, it must be because the former transcendental world made it possible and even led to its formation and growth.44 There must be an “invisible hand”, not just a “spontaneous emerging order”. The transcendental ground is just ignored and denied but will prevail in the end. For the intellectuals debating in 1942 about “Overcoming modernity”, Japan’s culture was supposed to be the living proof of its trans-historical existence. 41 If in Europe, the modern divide concerns the conception of the Christian God and the role of religion, in the case of Japan, it concerned the meaning and role of the emperor, a conception of society as a community organized by a divine principle effectively present within this world, amongst its subjects. It concerned also the restoration of the emperor as condition, source and spiritual guide of the modernization of the nation. The tennō was living proof that modernity is not a divide: another modernity is possible, which does not separate a modern society from its sacred and ancient roots. More generally, the historical disorders, crises and wars of Europe and the West are supposed to bring proof that modernity puts humanity at risk and leads to its self- destruction. Of course the taboo facing these intellectuals, these modernizers, is that Japan was at war at the time of the colloquium. It was urgent in 1942 to justify and find an explanation for the war in which the Japanese nation, its emperor and its people were engulfed. Modernizers took it as their personal responsibility to explain that Japanese modernity was not the “big divide” but on the contrary a restoration, a return to Japan’s origin in order to ground continuity between the sacred and the modern world. These intellectuals were operating in this colloquium their own tenkō by explaining the need to “overcome modernity”, to deny the modern divide, to suppress the dividing seeds of modernization. They also intended, explicitly or not, to overcome the divide between the modernizers in power, who were governing society and managing the war and the literary modernizers, who were debating in the name of the Japanese people in order to infamously operate a further tenkō and bring proof of their ideological support to the war. “Overcoming” is not Hegelian Aufhebung but Freudian suppression. 42 Beyond the articles and discussions at the colloquium, the message is clear: Japan was forced to go to war in order to prevent the modern divide from further damaging the

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Japanese nation, to sew up the nation around its emperor, to fight and resist the enemy, i.e. all those modernized and profane nations, which have for their only principle the modern divide, i.e. the absence of principle. The tacit strategy shared by all participants was to suppress Japan’s real history and memory of the Japanese people: the final failure of the Edo period, the conditions of the Meiji restoration, the construction of a modern state and economy, the debate about the Rights of the people, the economic exploitation of the masses (especially women), the construction of a modern army and conflicts with neighbouring countries, the political repression, the financial and economic crisis of the 1920s, the attempted military coups, the war in China and now the Pacific war. The goal of the “overcoming modernity” metaphysics was to neutralize history and suspend historical knowledge, the right of individuals to access their common history. This suppression was substituting European modern history for Japan’s modernization and was reducing Europe to its multiple revolutions, crises and wars, including the self-destruction of European modern ideals in World War I. This suppression and substitution were operated through the mutual construction of a metaphysical explanation: the end of the medieval supposedly sacred world and the emergence of a secular world based on jealousy, greed, competition, an unbound will to control nature and humanity. Individual rights, civil freedom and democracy, economic growth, scientific knowledge, including the transition from religion to faith, the very content of secular European civilization were suppressed exactly as Japanese historical memory was suppressed. The Japanese were trapped in a metaphysical cage and total war.

Conclusion: From inter-subjective memory to history as human science

43 When did it stop? Or, did it stop at all? These are challenging questions not only for understanding present-day Japan but also for understanding all these societies caught in variations of the syndrome of overcoming modernity. Is it possible to free Japan, Russia or China, even France and the USA, among many others, from the suspicion of recurring hard or soft ultra-nationalism? In the case of Japan, the period oscillating between repeated modernizations and the desire to overcome modernity is now closed. Japan is post-modern: “after the modern” is also beyond “overcoming modernity”. That is, a Japanese version of modernity is firmly in place. This does not prevent Japan, like any other nation, from having fits of patriotism, chauvinism, populism and nationalism. The trauma of the war is so deep and devastating that part of it is both acknowledged and denied at the same time, taboo.45 We are all aware of the right-wing black sound trucks in front of train stations and their rhetoric. But the ideological construction at the source of ultra-nationalism, as analysed above, has vanished. The individual and collective memory of the contemporary Japanese is precisely the disappearance of this ideology. Even visits by Prime ministers to the Yazukuni shrine look like staged events for TV cameras, an embarrassing political folklore, more than the revival of ultra-nationalism. History as human science cannot be overcome anymore by individual and collective phantasms. On the contrary, human and social sciences act in Japan like in Europe as the twin supports of memory. Japanese society is facing today other problems.

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44 But the fight was intense and never ends. In 1949, a famous participant in the 1942 colloquium, Nishitani Keiji, gave a course on nihilism at Kyoto University. The translators46 of the resulting book found the perfect title to condense its contents, The self-overcoming of nihilism.47 The goal of the course was to restart and rewrite the 1942 Tokyo colloquium on “overcoming modernity”. Nishitani did not intend to correct or justify what he wrote in 1942 but to express in 1949 the meaning of his thought. The defeat, the destructions and the dead, the invasion and occupation by the enemy are explained like Nishida Kitaro had foreseen in 1944: they correct deep philosophical mistakes. The cause is European thought and the importation of the virus of modernity all through Japan’s modernization. The virus is nihilism. The question in 1949 is: should the Japanese renounce “overcoming modernity”? Has it become impossible? But if it is impossible, what is the meaning of this despairing nihilism? Nishitani’s answer was to accept and deepen nihilism, not to deny or reject it. The experience of nihilism is considered the only way to rediscover and restore the spirit, the trans-historical essence of Japan, to further purify this spirit and deepen the unique Japanese experience of being. He intended to prove the superiority of the Japanese spirit by a distinction between nihilism and nihility. Nihilism is the effect on European civilization of the despairing experience of God being dead and a life without meaning. Nihility is the experience that God never existed: the idea of God dissimulates the reality of life. So what was, concretely, Nishitani’s answer? Simple: that the Japanese should not fear Americanization and Westernization in general as it is meaningless to oppose nihilism. The solution is thus to accept it and even want it in order to push it to its limit. Americanism is a type of civilization, which is a non-civilization, the death and negation of any spirit, the triumph of entertainment, greed and violence. But there will be a moment when nihilism will become an end in itself and prove a dead-end. This moment is supposed to be the experience of what nihility means. Endless consumption and entertainment, the two principles of Americanism, lead to nihility. Seeing shopping in Japan and the rest of East Asia, the road to nihility seems a long one without end. Clearly, Nishitani did not learn much from the war. 45 During the second half of the 1950s and the 1960s, the Humanities and social sciences took a final hold on collective memory. Another generation of intellectuals who set out to write the history of modern Japan sought to concentrate first on the 1930s and 1940s. Takeuchi Yoshimi wrote a major article on the “Overcoming modernity” colloquium48, Tsurumi Shunsuke edited from 1959 to 1962 a three volumes series Recantation: a collaborative research project (revised edition in 1978 49) focusing on the tenkō process, from the invasion of Manchuria until the American occupation. Maruyama Masao undertook archaeology of democracy in Japan.50 What is remarkable is the explicit goal of replacing pre-war and war memories by historical and sociological research, to replace ignorance by knowledge, to publish the results of a thorough inquiry with the goal of establishing an inquiry as the basis of public debate. Yoshimoto Takaaki51 is another author, who constantly studied ultra-nationalist ideology and the reasons why Japanese culture and institutions gave rise and fell pray to this ideology. 46 A growing distance was established between the Japan of the first half of the twentieth century and the Japanese economy and society rebuilt since 1945. When in the early 1980s, the Japanese economy was the most productive and innovative in the world, the pride of the Japanese, the nihon jinron movement, appeared as a sort of secularized and

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popular nationalism, a sort of excessive patriotism, which was never a real danger for democracy. The period when Japan was “the best” and “unique” was short-lived: in 1985, the first endaka (rise of the yen) started the deconstruction of the Japanese economy and it opened the gate of the systemic crisis, which started in the early 1990s and has since deeply transformed Japan. 47 In this context, the volume Postmodernism and Japan (1989) edited by Harry Harootunian and Masao Miyoshi played an important role in establishing a connection between the project to “overcome modernity” and the post-modern movement. The 1942 colloquium was indeed studied in the book but the connection between the two was proved misleading. The book taught the world what post-modernism meant in Japan, touching all the problems raised by modernity in Japan and also elsewhere. Japanese studies were not any more confined to the study of Japan but were considered as a major field of study in human and social sciences (at least for this author). If asked to give a date when the spell of the “overcoming modernity” ideology vanished, I would venture 1996 and a colloquium The modern after the postmodern organized by Henri Meschonnic and Hasumi Shiguehiko at Tokyo University (2002). The idea that after postmodernism, a new conception of the modern and a new modernity were starting or could be imagined, proved that the memory of the 1942 colloquium and the phantasm of “overcoming modernity” belonged in Japan to the past. The challenge is enormous. 48 But the “overcoming modernity” phantasm is alive and well in many parts of the world. Hopefully the case of Japan can help identify this syndrome and teach how to cure this dangerous social disease. Memory is endlessly contested and contestable because it has no ground, just inter-subjective agreements, which are expressing the power of a group or a nation on others. The case of Japan makes clear what history as a human science means in the evolution of societies toward modernity. Endless research, debates and controversies are its strength: they produce new knowledge. As a discipline, history is an essential part of public debate and democracy: it criticizes and regulates collective memory and its impact on individual subjectivities and behaviours. Interferences between history and memory area constant tension.To contest the freedom of historians or to reduce the role of history and human sciences in public debates is to increase the risk of repeating endless memory conflicts and even regressing to immemorial wars. Finally this study intends to bring proof that in order to play their critical role in a democratic society, human sciences need to integrate a trans-cultural and trans-disciplinary perspective.

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NOTES

1. Cited in Richard Calichman, Overcoming modernity. Cultural identity in wartime Japan, New York, Columbia University Press, 2008, p. 171. 2. Thank you to Glenn Hook for having reread a former version. 3. For the psychosocial context of emergence of the Nazi ideology and related policies, see (for instance) Otto Friedrich 1972: chapters XIII to XVII, and Wilhelm Reich 1933. 4. Zeev Sternhell, Ni droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Paris, Gallimard, 2012. 5. The formation of a meta-ideology is rare but not uncommon. Another case of meta-ideology is the neoliberal paradigm, which emerged in the second half of the 1970s and remains dominant today. 6. Maurice Halbwachs, On collective memory (1952), Chicago, The University of Chicago Press, 1992; Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988.

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7. Richard Calichman (ed. and translation), What is modernity? Writings of Tsurumi Yoshimi, New York, Columbia University Press, chapter 5, 2005; Tetsuro Kato, « Le marxisme et l'héritage du mouvement socialiste japonais sur la question de la modernisation », Tokyo, Ebisu, n° 44, Fall 2010, pp. 111-136; Shunsuke Tsurumi, An intellectual history of wartime Japan, 1931-1945 (1982), London, Routledge, 2013; For an overview see Lawrence Olson, Ambivalent moderns. Portraits of Japanese cultural identity, Savage, Rowman and Littlefield, 1992. 8. Kevin Doak, Dreams of difference: the Japanese Romantic School and the crisis of modernity, Berkeley, University of California Press, 1994. A history of nationalism in modern Japan, Leiden, Brill, 2007; Harry Harootunian, Overcome by modernity. History, culture and community in interwar Japan, Princeton, Princeton University Press, 2000; Richard Calichman (ed. and translation), What is modernity?, op.cit. et Overcoming modernity. Cultural identity in wartime Japan, New York, Columbia University Press, 2008; Harry Harootunian and Masao Miyoshi, Postmodernism and Japan, Durham, Duke University Press, 1989. 9. For instance, in China, the present cultural debate about the opposition between “true” Chinese culture and western influences is typically a case of the syndrome of “overcoming modernity”. This cultural debate expresses and dissimulates at the same time a major political struggle with major consequences. 10. Harry Harootunian, Overcome by modernity. History, culture and community in interwar Japan, Princeton, Princeton University Press, 2000. 11. This problem defies the demarcations within the humanities and social sciences between private and public, between psychology, sociology, economics and politics. At their best, Japanese studies constantly step beyond these demarcations. 12. Cited in Calichman (2004) p 75. 13. J-P. Sartre, « Plaidoyer pour les intellectuels » (1965), Situations, VIII, Paris, Gallimard, 1972, pp. 375-455 ; Masao Maruyama, « Les intellectuels dans le Japon moderne » (1982) in Yves-Marie Allioux (dir.), Introduction & translation by J. Joly, vol. 2, 1996, pp. 275-332; P Bourdieu, Les régles de l'art, Paris, Seuil, 1992. Translation, Rules of Art: Genesis and Structure of the Literary Field, Stanford, Stanford University Press, 1996; Alain-Marc Rieu, « La fin en France du pacte "intellectuel/société" », in Jean-Michel Guieu (dir.), Intolérance et indignation : l’affaire Dreyfus aujourd’hui, Paris, Fischbacher , 1999. Savoir et pouvoir dans la modernisation du Japon, Paris, P.U.F., chapter 2, 2001. 14. Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche) », La Pensée, n°151, 1970. reprinted in Positions (1964-1975), Paris, Les Éditions sociales, 1976, pp. 67-125. 15. Michael Wert uses the expression “Meiji restoration losers” (Wert 2013). 16. I am deeply influenced here by Japanese literature, mainly by Natsume Soseki, in particular by Nowaki (1908, in French Rafales d’automne, 2015) but also And then (1909) and his essay “Japanese modern civilisation” (Natsume 1911). See Rieu (2001: 165-190, 2013: 4.4). In Nowaki, the main character, Shirai Dôya, expresses the most explicit and violent criticism against the new leading class of entrepreneurs and against those who succumb to their values. Reading this novel is to wonder what Shirai Dôya would have thought in 1942. 17. Encapsulated in the slogan wakon yōsai (Japanese spirit/foreign techniques) and other oppositions, these oppositions constitute the long-term “symbolic structure of Japan’s modernisation”, (Rieu 2001: 63-71 2013: 65-72). 18. Richard Calichman, Overcoming modernity. Cultural identity in wartime Japan, New York, Columbia University Press, XI-XII, 2008. 19. Tatsuhiro Kamisato & Toshihito Kayano, Botsuraku suru bunmei (The Collapse of Civilizations), Tokyo, Shueisha, 2012. 20. Richard Calichman, Overcoming modernity. Cultural identity in wartime Japan, New York, Columbia University Press, XII, 2008.

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21. Kamei, Kawakani, Kobayashi, Nakamura, Miyoshi, Hayashi. 22. Robert Sharf, « The Zen of Japanese nationalism », History of Religions, Chicago, University of Chicago Press, vol. 33, n°1, 1993, pp.1-43 (available on line from thezensite). 23. My comments draw also on Shields (2011), mainly chapter 1: “Buddhism, criticism and post- war Japan”. 24. Kitaro Nishida, « On the national polity » (1944), in David Dilworth and Valdo Viglielmo, 1998. 25. The kokutai is a pre-modern conception of Japan’s sovereignty elaborated during the Edo period. According to this mystical ground of the Japanese nation, all subjects are unified as one body in a global biophysical and spiritual entity incarnated by the emperor. Various intellectuals associated to the Kyoto school further elaborated the kokutai ideology in the late 1930s. 26. The main objective of Robert Sharf’s article is to explain how this propaganda created the conception of Zen still prevalent today around the world. 27. Brian Daizen Victoria, « Zen Masters on the Battlefield. Part I », The Asia-Pacific Journal: Japan Focus, vol. 11, issue 24, n° 3, June 2014. « Zen Masters on the Battlefield. Part II », vol. 11, issue 27, n° 4, July 2014. These two articles explain how the influence of Zen Buddhism spread in Europe and the USA. 28. It is still part of Japanese contemporary political life. For instance, the New Komeito founded in 1998, is playing a key role in establishing political majorities. After having been associated with The Democratic Party of Japan, it has shared power since the December 2012 election as the junior partner in the coalition with the Liberal Democratic Party. This party is an historical outgrowth of a powerful and highly controversial Buddhist sectfounded in 1930, the Soka Gakkai. It is a case of a religious movement, which has become a (normal) political party. 29. Nietzsche had a strong influence on this group, mainly through Heidegger’s interpretation of his work. 30. This is the reason why it is considered post-modern by some Japanese intellectuals or philosophers. Ethics is supposed to overcome the modern divide between philosophy and religion. It is also frequent in the West, mainly in neo-conservative movements. 31. Hajime Tanabe, « Christianity, Marxism and Japanese Buddhism in anticipation of a second religious reformation » (1947), in David Dilworth and Valdo Viglielmo, 1998, pp. 115-158; James Heisig, Philosophers of Nothingness: An Essay on the Kyoto School, Honolulu, Nanzan Library of Asian Religion and Culture, University of Hawaii Press, 2002. 32. Kitaro Nishida, « On the national polity » (1944), in David Dilworth and Valdo Viglielmo, 1998; Pierre Lavelle, « The political thought of Nishida Kitaro », Tokyo, Monumenta Nipponica, Summer 1994, pp. 139-163. 33. Guy Almog, « The myth of the ‘pacifist’ Japanese constitution », The Asia-Pacific Journal: Japan Focus, vol. 12, issue 36, n°2, September 8, 2014. 34. The “Kotoku Sushui incident” is an aborted anarchist attempt against the Emperor Meiji, which gave the police the opportunity to arrest various anarchists and socialists and hang some of them without real trial. It sent a strong message throughout Japanese society: the time of repression had started. Kotoku Sushui was a writer and journalist, pacifist and internationalist, socialist and anarchist. 35. Richard Calichman, Overcoming modernity. Cultural identity in wartime Japan, New York, Columbia University Press, 2008, p. 165. 36. Ibid., pp. 164-176. His contribution, “From our standpoint. Reflexions on overcoming modernity”, is of particular interest for its clarity, his real knowledge of European cultural history and his views on the state of Japan. 37. Carl Cassegard, « From withdrawal to resistance. The rhetoric of exit in Yoshimoto Takaakiand Karatani Kojin », The Asia-Pacific Journal: Japan Focus, March 4th, 2008. 38. John Dower, Embracing defeat. Japan in the wake of world war II, New York, Norton, 1999, pp. 97-110.

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39. The case of France in the 1930s is both similar and simultaneous: French fascism intended to overcome the opposition between left and right by invoking the “spirit” of the French nation, its unique history and culture. This spirit is a call for morality and ethics against the “modern world” (Sternhell 2012: 7-89, 295-317, 382-407). Beyond historical fascism, this syndrome is still pervasive and influential in France. Advanced industrial societies find themselves in a similar situation since 2007. The fact that the circumstances, the causes and consequences are obviously different, dissimulate the similarities. Investigations are not suppressed but are not heard and taken into account. 40. One of these variations is found in Heidegger post-war essay “The question concerning technology” (1953). 41. Richard Calichman, Overcoming modernity. Cultural identity in wartime Japan, New York, Columbia University Press, 2008. These arguments are mainly developed during the colloquium by Kamei Katsuichiro (1907-1966), Nishitani Keiji (1900-1990), Yoshimitsu Yoshihiko (1904-1945). The year of their death shows that some of them were influential until recently. 42. This scenario is particularly virulent these days in radical Islam but also in religious fundamentalisms and many regressive popular philosophies. 43. The historical meaning of the Copernican revolution was debated in remarkable contributions by Shimomura Toratarô (1902-1995), a historian of modern science, and Tsumura Hideo (1907-1985), a film critic. 44. The continuity between the ancient world, the Middle Age and the modern age is still a debate in the French contemporary philosophy concerned by Christianity and other religious presuppositions. 45. Japanese politics and medias remain infested by debates on history manuals, chapters on comfort women, war crimes, medical experiments on populations, mass murders, which no Japanese can deny but which deeply question Japan’s historical identity. Facing their war crimes and to overcome this tragic moment of their history, the Germans could refer to Humanism, the Enlightenment and Romanticism. Because the Japanese cannot find anymore in their history a similar solution, they found article 9 of the 1947 Constitution and the ideals of post-war democracy. Japan is still at work with itself. 46. Graham Parkes & Setsuko Aihara (ed. and translation), Nishitani Keiji, The self-overcoming of nihilism (1949), Albani, State University of New York Press, 1990. 47. For a detailed analysis, see Rieu 2001, 2013: chapter 5. 48. “Overcoming modernity” in Calichman (2004), chapter 5. My comments are derived from the colloquium itself. 49. See L. Olson, Ambivalent moderns. Portraits of Japanese cultural identity, Savage, Rowman and Littlefield, 1992, pp. 133-135. 50. In the sense of Michel Foucault: an analysis of the historical conditions of democratic culture and institutions. 51. Takaaki Yoshimoto, « Les fondements intellectuels de l’autonomie » (Jiritsu no shisôteki kyoten) (1964), translation Elisabeth Suetsugu, in Yves-Marie Allioux, vol. 2, 1996, pp. 186-224.

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ABSTRACTS

The objective is to analyse the cultural, social and political conditions of a decisive period of Japan’s modernity known by the slogan of “overcoming modernity” (kindai no chokoku). This slogan is the title of a colloquium, which took place in Tokyo in July 1942, eight months after Pearl Harbour, and associated influential and respected intellectuals. This colloquium and slogan signalled a deep and pervasive cultural, political and societal syndrome, conducive in the case of Japan to fascism and ultra-nationalism. But this syndrome is not an experience unique to Japan. It is observed in every modern society, as a step in its past but also present evolution. This syndrome signals therefore an ambiguous and highly dangerous period. It expresses the collective experience of a society at a given moment. This experience conditions its relation to the past, its understanding of the present and also the capacity of individuals and groups to respond to their present situation. This collective experience is expressed in metaphysics and inter-subjective bond reinforcing a community under intense pressure. In Japan, “overcoming modernity” expressed a deep disenchantment with modernization’s effects and sequels, along with deep individual anxiety and collective confusion. The case of Japan provides us with unique knowledge of a major societal syndrome. The goal is to construct a theory capable of identifying today similar periods of deep political and cultural instability in nations like China, France, Russia and others, with the goal to analyse these cases and evaluate the resulting risks and potential responses. Keywords Japan, collective memory, history, identity, fascism, ultra-nationalism, religion, politics, intellectuals, philosophy

AUTHOR

ALAIN-MARC RIEU

Alain-Marc Rieu is professor emeritus, Department of philosophy, University of Lyon-Jean Moulin (France). Specialized in contemporary philosophy and Science studies, he is Senior Research Fellow at the Institute of Trans-cultural and Trans-textual Studies (Trans-science project), University Jean Moulin, and associate fellow at the Institute of East-Asian Study, ENS Lyon. He studies from a comparative perspective the mutation since the 1970s of the role, conception and organization of knowledge activities in advanced industrial societies. In the early 1990s, his specialization led him to develop research and teaching in European Studies. His publications, seminars and courses in universities in Europe, East Asia and the USA led him in the last ten years to develop research and teaching in Global studies. His work concentrates on contemporary Japan, California and Western [email protected] / http://am-rieu.name

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Qu’est-ce que la philosophie interculturelle ? Entre comparatisme et critique transculturelle (Un dia-logue avec François Jullien)

Fabian HEUBEL

(...) nous ne sommes qu’au début du chemin. François Jullien, L’écart et l’entre 1 Mes réflexions sur le concept de philosophie interculturelle se fondent sur une distinction entre trois types de philosophies: régionale, interculturelle et mondiale. Dans ce contexte, je comprends la philosophie interculturelle comme une sphère intermédiaire, bidirectionnelle. Elle se situe premièrement entre la philosophie régionale et la philosophie mondiale, et, deuxièmement, elle est constituée par la tension dynamique entre comparatisme et critique transculturelle. Le point de départ des réflexions suivantes est le livre L’Ecart et l'entre, Leçons inaugurale de la Chaire sur l'altérité de François Jullien (Paris, Éditions Galilée, 2012).1 Je développe une critique immanente de ce livre qui rend compte des réflexions diverses de François Jullien sur la «problématique interculturelle».

La modernisation hybride

2 Il apparaît que du point de vue du discours philosophique de la modernité, les antiquités grecque et chinoise « nous » sont en principe l’une et l’autre également équidistantes, et que l'altérité de la Chine classique autant que l'intimité de «notre» relation (européenne) avec la Grèce classique sont construites. En ce sens, la connexion interne entre la Grèce antique et l’Europe moderne est à regarder comme une invention idéologique et non pas comme un fait historique. Si le rapport entre la Grèce et l’Europe est aussi caractérisé par une «absence de liens historiques»2–au sens de

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l’absence de liens historiques qui ne soient pas construits ou fictifs –je ne vois aucune raison de privilégier, de prime abord, la Grèce antique et de l’ériger comme fondement de « notre » civilisation (européenne) en proposant une généalogie philosophique dans laquelle les Grecs seraient présentés comme « nos » ancêtres.

3 L’intérêt comparatiste pour les différences culturelles et les efforts liés àla reconstruction de l’histoire de la philosophie chinoise par des catégories de la philosophie occidentale ont été produites par le dynamisme de la modernisation en Chine. La philosophie en langue chinoise (sinogrammatique) moderne et contemporaine ne commence pas par la question sinologique qui vise à savoir comment l’indifférence linguistique et historique entre la Chine et l’Europe peut être surmontée. Son point de départ est une violente confrontation interculturelle, qui a résolu le problème de l’entrée de la situation de vis-à-vis des pensées chinoise et européenne d’une façon brutale. 4 Je ne considère pas que la Chine puisse être philosophiquement féconde pour l’Europe en raison de sa situation d’extériorité sur le plan linguistique et historique. De même, il ne s’agit pas d’envisager un mode de communication basé sur l’écart et la tension entre deux traditions de pensée différentes, l’une chinoise, l’autre européenne. Je propose un point de départ différent: la modernisation comme a priori historique (concept proposé par Michel Foucault dans Les Mots et les Choses), comme problème partagé et commun. Par conséquent, j’accorde une attention particulière à la philosophie sinogrammatique du XIXe et XXe siècle, y compris les textes écrits en langues étrangères et traduits en chinois. En accumulant un potentiel transculturel à travers la réception et la transformation des ressources occidentales, la philosophie sinogrammatique mérite la considération dans le champ de la philosophie contemporaine. Elle pourrait contribuer à développer la dimension transculturelle déficiente de la philosophie en Europe. 5 François Jullien introduit consciemment la pensée chinoise dans l’horizon de la pensée contemporaine en Europe. Cette tendance s’accompagne de la transformation des motifs de la pensée chinoise qui acquièrent la qualité de concepts philosophiques. L’allusivité, la transformation, la fadeur, l’efficacité, la disponibilité etc. ont été développés en tant que champs de force conceptuels, dont il espère qu'ils pourront être reçus comme des propositions novatrices dans la pensée contemporaine en Europe. 6 Mon propos autour de la sinisation de la philosophie européenne s’avère tout à fait compatible avec cette approche dans la mesure où il s’agit de faire entrer dans la pensée contemporaine des concepts philosophiques développés à partir de la rencontre avec des ressources chinoises. Mais en travaillant sur le concept de la « culture de soi » (Selbstkultivierung) pendant plusieurs années, je me suis aperçu que le modèle de « l’altérité interculturelle » élaboré par François Jullien rencontrait certaines limites. En effet, j’envisage pour ma part une transformation interculturelle de certains aspects de la pensée européenne (en particulier la théorie critique de l’Ecole de Francfort) grâce à une ouverture critique sur certaines tendances de la philosophie sinogrammatique contemporaine. La « pensée chinoise (antique) » n’est pas centrale dans cette réflexion. Le potentiel fécond d’une telle rencontre surgit donc précisément à partir de la modernisation hybride de la philosophie en Chine, et non pas dans le cadre d’un écart historique entre la Chine et l’Europe.

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La philosophie sinogrammatique contemporaine

7 L’histoire des relations entre la Chine et l’Europe montre que l’indifférence philosophique envers la Chine, que l’on peut observer aujourd’hui en Europe, ne fut en aucun cas une constante historique. Quelques philosophes européens des XVIIe et XVIIIe siècles n’ont, par exemple, pas considéré l’écart linguistique et culturel entre les deux mondes comme un obstacle à la communication philosophique. Il en résulte une remise en question de l’indifférence dont parle François Jullien. Une indifférence qui pourrait alors se comprendre davantage comme le produit du processus de développement de l’identité européenne au XIXe siècle , qui s’est reflété à « l’intérieur », dans la concurrence nationaliste, et à « l’extérieur », dans l’expansion impérialiste. La pacification de la compétition nationale en Europe après la Seconde Guerre mondiale, et le développement de l’Union européenne vers une « constellation post-nationale » (Jürgen Habermas), ne s’est pas accompagnée d’une réflexion approfondie permettant de dépasser la justification philosophique de l’expansion impérialiste –idéalisée dans le comparatisme entre les grandes civilisations proposé par Hegel. Cet impensé me semble crucial pour expliquer non seulement la crise structurelle de l’Europe comme idée culturelle au début du XXIe siècle, mais aussi l’impuissance philosophique qui l’accompagne. Je ne vois donc pas encore, à l’intérieur de la théorie critique, l’émergence d’un discours interculturel qui pourrait remplacer le cadre comparatiste d’Hegel et compléter l’analyse d’Habermas qui essaye de situer la crise de la démocratie et l’avancée de la logique de la régulation néolibérale en Europe dans le cadre dynamique de la modernisation globale.

8 Dans quelle mesure les écrits de François Jullien peuvent-ils aider à faire avancer la réflexion sur cette question spécifique ? Je crains malheureusement que ses travaux constituent une partie du problème qui nous importe en bloquant les nouvelles perspectives nécessaires pour penser philosophiquement les enjeux structurels de l’Europe d’aujourd’hui. 9 Je considère que le potentiel transculturel et créatif de la philosophie sinogrammatique contemporaine ne peut se déployer qu’avec la transformation en profondeur du traumatisme de la modernisation en Chine. Cela me semble un point d’entrée très important pour la communication interculturelle entre la philosophie contemporaine en Chine et en Europe qui prend son essor avec la réflexion sur les pathologies des processus de la modernisation. Cela suppose, toutefois, que les pathologies culturelles et intellectuelles causées par l’expansion occidentale dans l’Asie orientale soient connues en Europe. 10 Je comprends le dégoût profond de François Jullien envers l’exotisme sinologique, mais je trouve néanmoins son idiosyncrasie un peu trop hâtive lorsqu’il exclut toute fécondation entre la Chine et l’Europe (« se féconder l’une par l’autre ») (60). Jullien est à la recherche d’un « dia-logue » des ressources pour dépasser le comparatisme figé entre pensées chinoise et européenne, et il exprime le souhait d’une circulation fluide entre elles. Cependant, il exclut la possibilité que l’européanisation de la pensée chinoise puisse s’accompagner d’une sinisation (hànhuà 漢化) de la philosophie européenne: « Ni je ne me convertis à la pensée chinoise et ne me sinise, en quoi je déçois, je le vois, bien des orientalistes. » (60) 11 C’est d’abord du point de vue philosophique qu’il me déçoit, et ensuite seulement, du point de vue sinologique. A mon sens, François Jullien refuse ici de faire sérieusement

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l’effort de se défaire (sich entäußern, dit Hegel) et de se transformer, de « s’écarter de soi, pour devenir ‘soi’» (79). Ainsi, il empêche la circulation interculturelle qu’il avait justement exigée, et limite la fécondité philosophique de son travail. Un auto-blocage paradoxal, qui contraint le potentiel de fécondité pour la critique transculturelle, me semble traverser l’œuvre de François Jullien. Le philosophe érige la « fécondité » comme principe qui doit guider le travail interculturel, mais il exclut toute la prodigalité qui pourrait advenir de la rencontre entre la Chine et l’Europe. François Jullien se réclame par conséquent de la fécondité d’un dia-logue à distance entre la Chine et l’Europe, mais, en même temps, il rejette la possibilité des deux pensées de « se féconder l’une par l’autre » comme exotisme (60). A mes yeux, la sinisation de la philosophie européenne ne signifie rien de plus que la faculté d’ouverture de la philosophie contemporaine en Europe, et sa transformation par certaines ressources de la « Chine ». Par « Chine », j’entends ici en particulier la Chine moderne et non uniquement la culture classique. Une telle approche est clairement à distinguer des notions naïves de la « synthèse des cultures » ou de la « grande symbiose culturelle », qui en fait ne serait que le revers d’un ethnocentrisme monoculturel et monolingue.

Comment travailler l’écart ?

12

13 Avec la distinction entre différence et écart, François Jullien se montre capable de désigner clairement les limites du « comparatisme de la différence ». En effet, sa critique est dirigée contre la fixation sur les différences improductives et promeut un travail avec des écarts, qui mettent à distance des moments culturels pour leur permettre d’entrer dans une tension productive et de stimuler la pensée. Jullien propose alors un rejet très convaincant d’une compréhension comparative des différences, qui porte toujours en elle le danger de la stérilisation par une essentialisation qui empêche la fécondité philosophique. Il réfute donc la lecture essentialiste de son interprétation de la « pensée chinoise » (et de la « philosophie européenne » comme terme correspondant) qui a souvent constitué le point de départ pour la critique de son travail. Remarquons cependant que cette critique n’était pas uniquement le fruit d’un défaut de compréhension de ses détracteurs. Elle se comprenait aussi dans la tendance inhérente de sa pensée à figer les écarts en différences stériles. Malgré sa critique du comparatisme, Jullien ne parvient pas à maintenir la fluidité des rapports en vis-à-vis entre les écarts. Il reste donc, à contrecœur, largement attaché aux clichés culturels d’un comparatisme de la différence. Il me semble que le problème fondamental de son travail est qu’il trahit sa propre exigence. Pour autant, il crée cependant les conditions d’un dépassement, et d’une nouvelle façon de penser la fécondité entre la Chine et l’Europe. 14 La fécondité qui vise à faire travailler l’écart vient de la tension productive entre différentes ressources culturelles qui rend fécond le travail sur l’écart. Le concept d’écart a certainement concouru à rendre possible une pensée féconde de la dimension comparative de la philosophie interculturelle. Cependant, je pense que la distinction entre les notions de différence et d’écart reste insuffisante pour conceptualiser la fécondité qui prend essor dans le métissage (hùnzá 混雜) des ressources culturelles. Cette dimension du métissage me semble pourtant être une caractéristique indispensable de la démarche transculturelle de la philosophie interculturelle. Jullien

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est parvenu à penser la fécondité de la tension produite par la distance, mais il a négligé celle du métissage qui peut permettre une transformation créatrice des ressources. 15 La façon dont Jullien conçoit la relation « écart/entre » n’est pas très appropriée pour développer le potentiel interculturel de la philosophie sinogrammatique contemporaine. Il met l’accent sur la fécondité du travail philosophique à partir des écarts, qui ouvrent des espaces de pensée entre des ressources culturelles séparées, mais il se détourne du métissage, et encore plus de la fusion possible de ces ressources. Le philosophe considère que les ressources devraient pouvoir entrer dans un rapport fécond sans « se féconder l’une par l’autre », c’est à dire sans mélange ou hybridation, et sans abandonner leurs distances respectives. Dans le cas contraire, la philosophie interculturelle serait alors menacée du danger de devenir un « grand bazar d’exotisme » (60). L’arrière-goût absurde de l’aversion contre la fécondité de la fécondation mutuelle, de sa quête de fécondité sans fécondation ne rappelle peut-être pas sans hasard l’idée de l’amour platonique, dans laquelle bien que spirituellement proche on reste physiquement à distance. Jullien désapprouve souvent explicitement les tendances ethnocentriques en Chine et en Europe, pourtant, dans ses écrits, il y a quand même une tendance implicite vers un ressentiment eurocentriste qui reste impensé et qui échappe à l’autoréflexion critique. La réduction des processus de sinisation à du simple exotisme relève d’une arrogance sinophobe avec des relents racistes. 16 Pourquoi donc exclure qu’il se trouve dans le Classique du changement une possible métaphysique ? Pourquoi devrait-on seulement comprendre par métaphysique quelque chose d’exprimé par des philosophes grecs et européens qui pensent dans la tradition de la rupture entre expérience et idée ? Pourquoi serait-il impossible de déconstruire et de reconstruire l’histoire de la « métaphysique / xíngérshàngxué 形而上學 » à partir de la constellation entre la métaphysique (européenne) et xíngérshàngxué, néologisme formé dans le processus de la traduction en chinois du concept européen de métaphysique ? Pourquoi devrait-il être philosophiquement stérile de travailler sur la correspondance entre la critique de la métaphysique traditionnelle et l’intention de la sauver par la critique (constitutive de la philosophie européenne moderne depuis Kant) d’une part, et l’interaction entre la métaphysique européenne et la métaphysique en termes de xíngérshàngxué d’autre part ? Les philosophes chinois du XX e siècle n’ont-ils pas largement réussi, d’un côté, la critique de la métaphysique traditionnelle européenne, et de l’autre, la préservation d’une conception positive de la métaphysique alimentée par des sources chinoises ? L’opposition entre une philosophie métaphysique (Europe) et une pensée de l'immanence non-métaphysique (Chine) ne revient-elle pas finalement à réitérer un mode de différence comparative dont Jullien a déjà démontré de façon convaincante l’infécondité? 17 Dans la correspondance entre la métaphysique énergétique (qìhuàxíngshàngxué 氣化形 上學) de Wáng Fūzhī–avec l’histoire de son développement dans la philosophie du XXe siècle –et la métaphysique micrologique ou la métaphysique dépendante de l’experience (erfahrungsabhängige Metaphysik) de Theodor W. Adorno3–qui trouve son origine dans l’échec radical de la culture manifesté par l’événement d’Auschwitz –je vois un potentiel transculturel qui me semble contenir la possibilité d’une transformation créatrice, qui peut changer le cours de la philosophie tant en Chine qu’en Europe. Affranchir la constellation interculturelle entre métaphysique du souffle- énergie et métaphysique micrologique dans une articulation philosophiquement

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différenciée apparaît toutefois extrêmement difficile aujourd’hui, presque impensable. Malheureusement, les conditions de possibilité intellectuelles et institutionnelles d’une telle communication interculturelle sont très peu développées, notamment en Europe. 18 Ce qui émerge ici comme une possibilité de la pensée est une philosophie interculturelle constituée par l’a priori historique du rapport à des expériences partagées et communes de la modernisation. Les expériences traumatisantes de la violence, de la guerre et de la destruction catastrophique sont le vrai « impensé» de la philosophie contemporaine: ils sont (presque) impensables, parce qu’ils touchent à des vérités insupportables, partout refoulées et tabouisées. 19 Pour faire avancer la réflexion critique sur les voies à la modernisation, je pense qu’il est nécessaire d’encourager la sinisation de la philosophie européenne, au-delà de l'européanisation (occidentalisation) de la philosophie chinoise déjà en cours du moins depuis le XIXe siècle. Il pourra s’agir, tout d’abord, de promouvoir systématiquement la possibilité de reconstruire certains aspects de la philosophie européenne avec l’aide de catégories de la philosophie en langue chinoise classique et contemporaine. Mes efforts dans ce sens se concentrent sur la question de savoir comment une philosophie contemporaine de la culture de soi et de la transformation énergétique est possible. Dans ce contexte, je reconnais l’importance vitale des écrits de F. Jullien: ils ont créé des perspectives théoriques et des conditions conceptuelles pour un rapport productif entre la philosophie en Europe et la philosophie sinogrammatique d’aujourd’hui en employant largement le vocabulaire contemporain de la philosophie française dans l’interprétation de la « pensée chinoise ». Il a, intentionnellement ou non, fortement amélioré les conditions de possibilité pour la sinisation de la philosophie européenne. C’est-à-dire pour que la philosophie contemporaine en Europe s’ouvre à la philosophie sinogrammatique contemporaine et se transforme en s’appropriant cette dernière. Une telle sinisation ne signifie en aucun cas de nécessairement tomber dans l’exotisme, l’utopisme ou l’uniformisation. Au contraire, je pressens ce qu’un tel processus d’apprentissage peut libérer de contenu universaliste autrefois occulté par la situation d’auto-blocage de la philosophie européenne qui trouve sa correspondance dans l’auto- blocage de la pensée de François Jullien. Je critique donc l’idée de faire travailler l’écart dans la mesure oùelle fait partie de cet auto-blocage et qu’elle est un obstacle aux efforts pour développer une philosophie interculturelle qui est capable de surmonter les répercussions d’un comparatisme dépassé.

L’ « entre » produit de fission et de fusion

20 J’ai moi-même beaucoup appris en lisant les livres de Jullien, en particulier Procès ou Création et Figures de l’immanence. Pourtant, depuis que j’ai commencé à entrer en communication fréquente et profonde avec la philosophie contemporaine en langue chinoise, j’ai pris conscience des limites de son approche. Le travail en profondeur avec le chinois comme langue de la philosophie contemporaine a aiguisé ma conscience des difficultés graves, mais aussi des possibilités sans pareilles, auxquelles nous confronte ce type de philosophie hybride. C’est ce qui a peu à peu nourri ma conviction, peut-être (encore) difficilement compréhensible pour des philosophes européens, que la philosophie de langue chinoise moderne et contemporaine a accumulé un potentiel historique pour lequel il n’existe pas (encore) d’équivalent dans la philosophie contemporaine en Europe.

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21 L’ontologie de Martin Heidegger, dans laquelle le terme « entre » (zwischen) était élaboré en concept philosophique, montre dans quelle mesure la philosophie européenne du XXe siècle a dissous l’écart entre la philosophie (européenne) de l’être et la pensée de l’ « entre » (chinoise). Nous pouvons peut-être expliquer l’importance exceptionnelle de Heidegger pour le développement de la philosophie contemporaine en Asie de l’Est par ce thème de la tension entre l’être et l’entre: le facteur décisif étant que les deux termes ne sont pas tenus à distance, mais que l’ « entre » même se développe en concept ontologique (« ontologie » certainement plus proche, au sens foucaldien de « l’ontologie critique de nous-mêmes », que l’ontologie classique). Les discussions autour du rapport être-entre montrent que les philosophies contemporaines en Europe et en Asie de l’Est commencent à entrer dans une dynamique féconde. A l’inverse, face à cette possibilité de la pensée, François Jullien essaie de garder sa distance. Sans doute, cette dynamique hybride de la philosophie contemporaine en langue chinoise « dérange » (35) la pensée. Au contraire, le « rangement » des concepts proposés par Jullien élimine systématiquement les conditions de possibilité que ce type de dérangement peut faire apparaître. Son utilisation de l’entre en tant que concept philosophique montre à quel point sa propre pensée est influencée par la tendance à l’hybridation entre philosophie européenne et pensée chinoise et dans quelle mesure – horribile dictu – sa pensée est déjà « sinisée ». Le titre L’écart et l’entre n’est-il pas déjà l’expression d’une hybridation de la philosophie (européenne) de l’être et de la pensée (chinoise) de l’entre qui reste impensée dans l’œuvre de Jullien ? 22 La seule possibilité de penser l’ontologie de l’entre dans la philosophie contemporaine en Europe d’une part, et la métaphysique du souffle-énergie dans la philosophie sinogrammatique d’autre part, n’est-elle pas le témoignage de la stérilité de la différence entre philosophie (grecque) et pensée (chinoise) ? Chez Jullien, l’entre ne peut pas se détacher d’un travail d’écart pour être considéré dans un rapport de tension entre la différence (ou l’identité) et la fusion. Pour penser cela il est nécessaire de développer un concept modifié de l’entre. 23 L’entre tendu qui se forme au cours du mélange des ressources culturelles, est déjà un état mixte, hybride-divers (hùnzá 混雜): les moments sont réunis (hùn 混), mais aussi divers (zá 雜). C’est un état de ni-ni (ni multiplicité pure, ni unité pure) ou de multiplicité et d’unité à la fois. Un état instable de communication (gōutōng 溝通) entre la différenciation des moments en diversité (záduō 雜多) et la formation d’une nouvelle unité vivante (hùnróng 混融, hùntōng 混通). L’état de l’entre signifie ainsi un maximum d’ouverture et de disponibilité, un état en suspens entre la différenciation et l’intégration, entre la transformation vers la division (fēnhuà 分化) et la transformation vers l’unification (tǒnghuà 統化).

L’impensée de la pensée de François Jullien

24 L’idéal philosophique de François Jullien serait-il de se situer entre la Chine et l’Europe comme Socrate entre les sophistes et les moralistes, dans le non-lieu et le nulle part ? Cherche-t-il une position sans position, « déroutant[e] parce qu’impossible à localiser » ? (62) Est-il un voyageur de l’entre-deux qui garde une disponibilité maximale de non- fixation et de possibilité de la transformation ? J’aurais souhaité que Jullien approfondisse la réalisation de cet idéal. Je suis dérouté par sa position contradictoire entre l’éloge de l’ouverture culturelle et la crainte de l’oubli de la localité qu’il envisage

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comme uniformisation, standardisation et stérilisation de ressources culturelles qui seraient nécessairement locales.4 La contradiction entre l’appel à la « culture- transformation » et la fixation dans des formations culturelles rigides rend une telle transformation impossible. Je fais l’hypothèse que cette contradiction demeure un impensé non seulement dans l’œuvre de François Jullien, mais aussi plus largement dans la pensée européenne contemporaine, qui se considère comme culturellement ouverte sans comprendre la futilité et le danger de cette représentation illusoire. A mon sens, faire face à la crise européenne au début de XXIe siècle signifie toujours la nécessité de dévoiler cet impensé. Mon intérêt prononcé pour l’œuvre de François Jullien ne découle pas de la conviction d’être en mesure de trouver dans ses écrits un moyen de sortir de ce problème, mais, au contraire, de l’intuition que ses positions révèlent cet impensé avec une plus grande sophistication. Penser l’impensé de Jullien peut donc aider à penser l’impensé de la pensée en Europe aujourd'hui. Chez Jullien, cet impensé se révèle à travers son incapacité à penser, ou simplement percevoir, la tension entre les deux objectifs qu’il vise : il dit qu’il ne veut pas « isoler les cultures l’une de l’autre et les clore en des mondes », mais sa façon de parler de « la pensée chinoise » et « la pensée grecque » renforce cet isolement et limite la possibilité d’un dialogue 5; Jullien rêve de circuler librement entre les pensées de la Chine et de l’Europe « sans essentialiser ces cultures et ces pensées », mais, en même temps, il est hostile au fait que ces pensées puissent « se féconder l’une par l’autre » (60) et veut maintenir la distance « entre » elles. Je ne vois pas, dans l’œuvre de François Jullien, la possibilité de penser ce problème d’une façon convaincante.

25 L’importance des écrits de Jullien est hautement reconnue dans mon propos, mais je suppose en même temps qu’une dimension majeure de son travail - penser l’impensé de l’Europe à travers le détour par la Chine - doit être considérée comme un échec : alors même que son travail couvre l’impensé de la pensée contemporaine en Europe, ille jette dans l’impensable. Toutefois, si le Socrate de Platon peut être lu comme le philosophe de l’entre et le maître de la disponibilité, le moment n’est-il pas venu de dépasser cette position figée « entre » philosophie grecque et pensée chinoise ? 26 L’idée de Jullien selon laquelle « l’écart produit l’entre » doit donc être reformulée de la façon suivante: l’entre produit la fission et la fusion ou la dissociation et l’association. L’état mixte de l’entre est la dialectique du mouvement entre fission et fusion – cette interprétation de l’entre est conçue à partir de la dialectique de dissociation et d’association (jùsàn 聚散) et de la philosophie de la transformation souffle-énergie (qì 氣). Entre les pôles de la philosophie régionale et mondiale, la philosophie interculturelle fonctionne donc à l’intersection du travail comparatif qui repose sur des distinctions (entre des cultures et des langues qui entretiennent des écarts plus ou moins grands) et un travail transculturel qui tient tout particulièrement compte des processus dynamiques d’entrelacements et de métissage. De l’attention théorique à la complexité de ces entrelacements et métissages découle la nécessité de la critique transculturelle.

La critique transculturelle

27 Je vais donc distinguer deux voies d’accès à la philosophie interculturelle: une voie comparative et une voie transculturelle (je ne veux pas dire que le travail de François Jullien appartient à l’approche comparative seulement, mais qu’il y a néanmoins une

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forte tendance dans cette direction). Il me semble que le rapport de ces deux voies d’entrée à la philosophie interculturelle soit caractérisé par une certaine asymétrie dans la mesure où il est beaucoup plus facile d’assimiler les recherches comparatives à une perspective transculturelle que l’inverse. Pour la critique transculturelle, travailler les écarts est un complément nécessaire et important, mais le développement de la dimension transculturelle prouve que le comparatisme de l’écart tout autant que le comparatisme de la différence, tendent à entraver la fécondité hybride et la créativité dynamique du champ de la philosophie interculturelle.

28 Le concept d’altérité proposé par François Jullien suppose, me semble-t-il, que « nous, Européens » continuions à contrôler la modernisation chinoise à distance. Mais depuis l’expansion brutale des puissances impérialistes (y compris le Japon) au XIXe et XXe siècle, la Chine a été forcée de briser la distance confortable avec l’Europe et a dû entrer dans le dynamisme catastrophique d’une série de révolutions et transformations sans précédent qui s’accompagnèrent d’une assimilation ardue et vaste du savoir occidental (y compris les systèmes philosophiques). Pourtant, de nos jours, le problème de la modernisation en Chine se fait sentir dans la sphère très conservatrice de la philosophie contemporaine en Europe. Dans l’optique d’une telle réaction conservatrice seulement, l’extériorité de la Chine vis-à-vis de l’Europe, supposée par François Jullien, devrait être maintenue. Pourtant, la voie à la modernisation de la Chine a, au fond, déjà engendré la disparition de cette possibilité. Peut-on aller plus loin en supposant que non seulement la modernisation européenne a toujours été interne à la modernisation chinoise, mais aussi que la modernisation chinoise a toujours été un élément intrinsèque de la modernisation en Europe ? Peut-on soutenir que si la modernisation chinoise a été profondément hybride, ce fut aussi le cas de la modernisation en Europe ? N’est-ce pas ici une « transformation silencieuse »développée en Chine depuis si longtemps, et qui se manifeste dans l’intérêt de la philosophie (post-revolutionaire) de la transformation et de la culture de soi (visant à un autre paradigme de la subjectivité) ? François Jullien s’inquiète d’une « transformation silencieuse à l’œuvre » qui pourrait défaire le plan d’idéalité de l’Europe, et contre laquelle l’Europe doit se protéger pour être capable de défendre ses idéaux (« notre idéalisme ») et de sortir de sa crise. 6 Mais, à mon avis, cette réponse est illusoire parcequ’elle est basée sur une méconnaissance fondamentale de la Chine moderne. La réflexion philosophique sur la voie de la modernisation chinoise ne peut pas être comprise dans le cadre du contraste entre pensée chinoise et pensée européenne tel que le propose François Jullien. Ceci en raison du fait que, depuis le XIXe siècle, la pensée en Chine est entrée dans une dynamique transculturelle dans laquelle s’entrelace transformation et révolution, transition continue et événement radical. Le vrai défi philosophique est de penser cette modernisation hybride. 29 L’idée de la critique transculturelle (ou de la trans-critique) est également dirigée contre l’illusion de la « grande synthèse des cultures» et du mariage mythifié entre l’Est et l’Ouest (80). Cette illusion est justement l’envers affirmatif de la caricature du grand choc des civilisations. Dès le départ, la critique transculturelle situe l’échange dynamique entre les formations culturelles régionales à partir de modernisations déchiquetées où les hybridations culturelles sont toujours accompagnées par des expériences de violence et de domination traumatisantes. 30 Dans sa Dialectique négative Adorno parle du « choc de l’ouvert » (Schock des Offenen) qui rend possible « la pensée non-approvisionnée » (den ungedeckten Gedanken) et «

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l’aliénation non-dénigrée » (ungeschmälerte Entäußerung) vers quelque chose de radicalement hétérogène dans le réel. À ce stade, l’entre produit « l’autre » (77), mais pas dans le sens d’une altérité abstraite qui serait menacée par l’exotisme et la stérilisation. Dans les conditions historiques des entrelacements dynamiques des différentes voies à la modernisation régionale, le travail critique peut participer à la possibilité de penser autrement la vie moderne. Elle peut ouvrir une façon de penser et de vivre autrement dans le champ dynamique et paradoxal de l’entre.

Postface

31 En Septembre 2012, François Jullien a présenté une traduction chinoise de L’écart et l’entre lors d’un colloque à Taiwan. A cette occasion, nous avions convenu de discuter de ce texte dans un atelier qui serait organisé à l'Academia Sinica l’année suivante. Une première version chinoise de mon analyse critique de ce texte a été présenté à Pékin à l’occasion du colloque « Ideas and Methods: Possibilities of a Chinese-Western Dialogue in a Globalized Age (International Summit Dialogue and Forum) » le 16 et 17 décembre avec la participation de François Jullien. Du 14 au 21 septembre 2013 j’étais invité au colloque « Les possibles de la pensée. L’Itinéraire philosophique de François Jullien » à Cerisy. Dans l’optique de cette intervention, j’ai préparé une version française courte à partir de la version allemande du texte déjà considérablement augmenté. Cette présentation orale a suscité des débats intenses et passionnés avec François Jullien, Léon Vandermeersch et d’autres participants du colloque. Les 7 et 8 Novembre 2013 j’ai organisé le colloque « Betweenness and Propensity: A Workshop on François Jullien’s Interpretation of "Chinese Thought" » à l'Institut de la littérature et philosophie chinoise à l’Academia Sinica de Taipei (centré sur trois livre de François Jullien : L’écart et l’entre, La propension des choses et Traité de l’efficacité). Pendant ce colloque, j’ai présenté une version chinoise encore retravaillée et élargie du texte et François Jullien avait préparé une réponse à la version française présenté à Cerisy (« Réponse à l'intervention de Fabian Heubel au Colloque de Cerisy, septembre 2013 »).

32 Le texte, qui est publié ici, est une version légèrement révisée de ma présentation orale de Cerisy. La version française fut gentiment corrigée avant le colloque de Cerisy par Victor Vuilleumier ; pour la publication présente, Florent Villard s’est donné la peine de faire une nouvelle révision. Je tiens à les remercier tous les deux pour leurs efforts. Cette version française ne permet pas d’exprimer toute la complexité de ma critique de François Jullien, mais elle contient l’esquisse des hypothèses centrales de ma réponse à « L'écart et l'entre », conçue comme un « contre-manifeste ». Au départ, j’ai hésité à publier la version française présentée à Cerisy, parce que le caractère intentionnellement acéré et provocateur de ma conférence peut facilement conduire à des malentendus. Cependant, à la suite de la publication en chinois de la réponse de François Jullien à ma conférence de Cerisy dans la collection de la conférence de Pékin7 il me semble opportun de rendre accessible le texte de mon intervention et de permettre la poursuite de la discussion. Ni ma conférence, ni la réponse de François Jullien, ne sont inclus dans les actes du colloque de Cerisy.8 La longue version chinoise de mon texte est maintenant parue à la fois en chinois simplifié, dans les actes du colloque de Pékin sous le titre «Modernisation hybride, tournant transculturel et la reconstruction critique de la pensée sinogrammatique (Un dia-logue avec François Jullien) », et en chinois traditionnel dans le premier volume du numéro spécial de

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« Newsletter of the Institute of Chinese Literature and Philosophy » dédié au colloque de l’Academia Sinica.9

NOTES

1. Sauf mention contraire, les numéros de pages renvoient à cet ouvrage de François Jullien. 2. François Jullien, La valeur allusive, Des catégories originales de l’interprétation poétique dans la tradition chinoise (Contribution à une réflexion sur l’altérité interculturelle), Paris, PUF, 2003, p. 8. 3. Cf. Fabian Heubel, “Kritik als Übung. Über negative Dialektik als Weg ästhetischer Kultivierung“(La critique comme exercice. De la dialectique negative comme voie d’une esthétique de la culture de soi), Allgemeine Zeitschrift für Philosophie, 40.1, pp. 63-82. 4. Voir François Jullien, Le Pont des singes: De la diversité à venir, Paris, Galilée, 2010, p. 57. 5. François Jullien, Les transformations silencieuses, Paris, Grasset, 2009, p. 38. 6. François Jullien, L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe, Paris, Seuil, 2009, p. 288. 7. Zhu Li'an 朱利安 (François Jullien), « Huifu He Fabi 2013 nian 9 yue zai Faguo Seliji xueshu yantaohui shang dijiao de baogao » 回覆何乏筆2013 年 9月在法國瑟立吉學術研討會上遞交的報 告 (Réponse à l’intervention de Fabian Heubel au colloque de Cerisy en septembre2013) in Fang Weigui 方維規 (dir.), Sixiang yu fangfa: quanqiuhua shidai zhongxi duihua de keneng思想與方 法:全球化時代中西對話的可能 (Théories et méthodes: La possibilité d'un dialogue sino- occidentale à l'époque de la mondialisation), Beijing, Beijing daxue chubanshe, 2014, 279-282. 8. Françoise Gaillard et Philippe Ratte (dir.), Des possibles de la pensée, l’itinéraire philosophique de François Jullien, (textes édités par Nathalie Schnur), Paris, Hermann, 2015. 9. He Fabi 何乏筆 (Fabian Heubel), « Hunza xiandaihua: kuawenhua zhuanxiang yu hanyu sixiang de pipanxing zhougou (yu Zhi Li’an ‘dui-hua’) » 混雜現代化、跨文化轉向與漢語思想的批判性 重構(與朱利安「對-話」) (Modernisation hybride, tournant transculturel et la reconstruction critique de la pensée sinogrammatique (Un dia-logue avec François Jullien) in Fang Weigui 方維規 (dir.), op. cit. , 86-135 ; Texte publié en chinois traditionnel dans Zhongguo wenzhe yanjiu tongxun, vol. 24, n°4, décembre 2014, 79-136. La version en chinois traditionnel et d’autres textes du colloque de l’Academia Sinica sont accessibles en ligne: http:// www.litphil.sinica.edu.tw/home/publish/newsletter/024-04.html.

RÉSUMÉS

Mes réflexions sur le concept de philosophie interculturelle se fondent sur une distinction entre trois types de philosophies: régionale, interculturelle et mondiale. Dans ce contexte, je comprends la philosophie interculturelle comme une sphère intermédiaire, bidirectionnelle. Elle se situe premièrement entre la philosophie régionale et la philosophie mondiale, et, deuxièmement, elle est constituée par la tension dynamique entre comparatisme et critique

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transculturelle. Le point de départ des réflexions suivantes est le livre L’Ecart et l'entre, Leçons inaugurale de la Chaire sur l'altérité de François Jullien (Paris, Éditions Galilée, 2012). Je développe une critique immanente de ce livre qui rend compte des réflexions diverses de François Jullien sur la «problématique interculturelle».

AUTEUR

FABIAN HEUBEL

Fabian Heubel studied sinology, philosophy and botany at Goethe-University, Frankfurt/Main, Germany. His master thesis in sinology focused on the transcultural and contemporary significance of classical Confucian conceptions of self-cultivation. His dissertation in philosophy at TU Darmstadt turned to the late Michel Foucault and the idea of a critical theory of self- cultivation. Since 2001 Heubel is working at the Institute of Chinese Literature and Philosophy, Academia Sinica (Taipei), since 2013 as a Research Fellow. Since 2014 he is also associated member of the Institute for Social Research at Goethe-University. His research interests are in critical theory, interpretations of Chinese philosophy in Western sinology, contemporary Chinese philosophy and philosophy of art.

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Réponse à Fabian Heubel

François JULLIEN

1 Il n’y a pas dia-logue entre Monsieur Fabian Heubel et moi-même.

2 Dans nos quelques rencontres, Fabian Heubel a, chaque fois, attaqué d’emblée mon travail sans commencer de m’écouter. Ce qui le conduit à une présentation caricaturale, étonnamment réductrice, de mes concepts, notamment d’écart et d’entre ; ainsi que de ma stratégie philosophique, qui n’est pas du « comparatisme ». A-t-il commencé vraiment de me lire ? Il est notamment dommage que Fabian Heubel n’ait pas ouvert celui de mes livres qui traite directement des questions qui le concernent ici : De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard, 2008, pourtant largement accessible puisque traduit, entre autres langues, en allemand (Merve) et en anglais (Polity) et à paraître en chinois cette année (Presses de l’Université de Pékin). 3 Je me demande si l’ « auto-blocage » qu’il décèle dans ma pensée ne serait pas la projection du sien. 4 Sur tous les points néanmoins intéressants abordés dans le texte de Fabian Heubel (métissage, modernité de la culture chinoise, transculturalité et mondialisation, etc.) et pour ouvrir effectivement le débat, je souhaiterais que le lecteur se reporte à la mise au point que j’ai faite dans la postface de mon dernier essai : De l’être au vivre, lexique euro- chinois de la pensée, Gallimard, 2015, et dont le titre est lui-même significatif à cet écart : « De l’écart au commun ». 5 Ensuite, à chacun de bâtir sa propre réflexion.

6 François Jullien

7 Le 03/09/2015

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