AVANT L'OUBLI

La vie de 1940 à 1970 DU MÊME AUTEUR

QUESTIONS IN TERNA TIONALES L'Encyclopédie de l'Amérique latine, PUF, 1954. Le Chemin du panaméricanisme, PUF, 1955. Les Problèmes économiques de l'Orient méditerranéen, PUF, 1955. A travers l'Europe mutilée : devant et derrière le Rideau de Fer, Ed. , du Grand Siècle, 1950. L'Idée européenne et sa réalisation, Éd. du Crand Siècle, 1950. L'Europe face à son destin, PUF, 1952. La Terre et la faim des hommes, Fayard, 1960. Les milliards qui s'envolent, Fayard, 1963.

PROBLEMES ECONOMIQUES Le Corporatisme, Société d'Études et d'Informations économiques, 1935. La Progression et le financement des armements dans le monde, Revue des Sciences morales et politiques, septembre-octobre 1939. La Réforme administrative, PUF, 1958. Les Grands Travaux, Fayard, 1958. A la recherche des milliards perdus, PUF, 1980.

DEMOGRAPHIE ET ÉCOLOGIE L'Homme ou la nature ? Hachette 1970 ; J'ai lu, 1974 (édition revue et corrigée). Le monde est-il surpeuplé? Hachette 1968, J'ai lu, 1974 (édition revue et corrigée). Sauver l'humain, Flammarion, 1975. Le Monde en danger, Éd. du Moniteur, 1982. HISTOIRE Histoire politique de la IIIe République, PUF, 1956-1967. I. — L'Avant-Guerre (1906-1914). II. — La Grande Guerre (1914-1918). III. — L'Après-Guerre (1919-1924). IV. — Cartel des Gauches et Union nationale (1924-1929). V. — La République en danger : des Lignes au Front populaire (1930-1936). VI. — Vers la guerre : du Front populaire à la Conférence de Munich (1936-1938). VII. — La Course vers l'abime : la fin de la IIIe République (1938-1940). Avant l'oubli, Nathan, 1985. I. — La vie de 1900 à 1940.

L'Année politique, De 1944 à 1986, un volume par an, quarante et un volumes déjà parus, Société des Éditions du Grand Siècle, Presses Universitaires de et Édi- tions du Moniteur.

C 1987, by Éditions Fernand Nathan, . Édouard Bonnefous

AVANT L'OUBLI

LA VIE DE 1940 À 1970

NATHAN

PRÉFACE

PAR MAURICE DRUON

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

« Tout l'avait favorisé dans sa grande entreprise : tradition antique, éducation des premiers temps, liaisons honorables, fonctions dans l'État qui lui donnaient les moyens de pénétrer les choses inconnues au vulgaire ('). » Cela, qui a été écrit de Tacite, peut être appliqué, toutes choses com- parables, à Édouard Bonnefous et à l'ouvrage présent. Dans une civilisation aussi ancienne et riche que la nôtre, chacun qui prend une plume, quoi qu'il veuille ou qu'il fasse, s'inscrit forcément dans une lignée. Tout auteur de Mémoires descend ou de Rousseau ou de Chateaubriand, à moins que, comme de Gaulle, il ne procède directement de César. Tout essayiste, fût-il le plus obscur ou fût-il Valéry, a toujours de quelque manière Montaigne parmi ses ancêtres. Entre les divers genres historiques, c'est à celui qu'inaugurèrent les Annales fameuses que, par le dessein comme par l'exécution, se rat- tache Avant l'oubli. Édouard Bonnefous y a-t-il songé en envisageant son ouvrage ? Ou bien, étant qui il était et projetant ce qu'il projetait, a-t-il pris naturelle- ment le chemin que lui traçait une formation classique ? Les Annales et les Histoires de Tacite couvrent quatre-vingts ans du premier siècle de notre ère, de la fin du règne d'Auguste à la mort de Nerva. L'auteur y consignait ce qu'il avait pu recueillir de témoins directs, ou dont il avait été témoin lui-même. Avant l'oubli court sur les soixante-dix premières années de notre xxc siècle et s'appuie sur de semblables sources d'information. Tacite occupa maintes charges publiques et fut sénateur ; Bonnefous tout également. Tacite s'était donné deux règles que notre contempo-

(1) Charles Louis l'anckllucke (lHîi). rain semble bien avoir faites siennes : parler de tout et de tous sans colère et sans parti pris ; conter les événements, non seulement dans leur déroulement qui paraît souvent relever du hasard, mais encore en cherchant à distinguer leurs causes et leur enchaînement. De même, devant narrer tant de choses et signaler tant de gens, s'est-il obligé à la brièveté. Va-t-on penser que je veux accabler un ami estimé par un rapproche- ment excessivement laudatif ? Avoir la modestie d'imiter sans avoir la présomption d'égaler est par- fois le secret de belles réussites. Tout, effectivement, aura favorisé Édouard Bonnefous dans cette « grande entreprise ». Sa famille et sa jeunesse d'abord. Ce n'est pas rien d'avoir un père ministre, dans un temps où les milieux étaient moins cloisonnés, où le monde politique, le monde littéraire, le monde artistique, le monde scientifique, le monde des affaires formaient « le monde » tout court, moins dispersé parce que n'ayant pas autant à se déplacer. Ce n'est pas rien d'avoir reçu des leçons de latin, de grec, de français et de mathématiques d'Henri de Gaulle, le père du Général. Ce n'est pas rien d'avoir eu pour maître, aux Sciences politiques, André Sieg- fried, avant d'en devenir l'ami, ni d'avoir, jeune homme, maintes fois déjeuné à la même table que le maréchal Pétain, non plus que d'avoir fréquenté du côté de Guermantes. On dirait que Bonnefous fut mis, par la baguette de la fée des sociétés, au centre de tout. « A-t-il tout vu ? », se demande Jean-Baptiste Duroselle, qui préface le premier tome d'Avant l'oubli, comme j'ai l'agrément de le faire ici du second. Et de répondre : « Il a regardé dans toutes les directions. » Quant aux fonctions dans l'État qui permettent « de pénétrer les choses inconnues au vulgaire », il est peu de palmarès aussi divers et aussi abondant. Président de la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale à quarante ans ; six fois ministre, dans les gou- vernements Edgar Faure, René Mayer, Faure de nouveau, Bourgès- Maunoury, Félix Gaillard, Pflimlin ; membre de l'Académie des Sciences morales et politiques à cinquante ans ; président de la com- mission des Finances du Sénat pendant près de trois lustres ; membre non médecin — extrême rareté ! — de l'Académie de Médecine ; pré- sident de vingt conseils d'organismes ou associations d'intérêt public, Bonnefous aura été vraiment, tout au long de sa carrière civique, aux lieux et places où l'on peut le mieux distinguer comment se font et se défont les réputations, comment jouent et agissent les influences, com- ment naissent et s'apaisent les conflits, et comment naissent les drames que nul n'a voulus mais que personne n'a été capable d'éviter. Enfin, last but not least, Édouard Bonnefous est, depuis huit ans, et pour le plus grand bien de nos Académies, chancelier de l'Institut de France, c'est-à-dire un peu le régent du plus ancien et plus sûr palais de la culture française. Il sait administrer ; il sait rénover ; il sait convaincre et il sait décider. Son bureau est le carrefour naturel des lettres sous toutes leurs formes, des sciences sous tous leurs aspects, des arts sous toutes leurs expressions. Ajouterai-je encore qu'il est un ami aussi exquis que fidèle, et dont on voudrait être le Pline ? On ne s'étonnera pas qu'il soit fort recher- ché, ni qu'il consacre à « la société », aux salons, au théâtre, à la presse quelques sections de son ouvrage. Avant l'oubli restera-t-il ? Jean-Baptiste Duroselle, qui est expert, nous assure que l' Histoire politique de la IIIe République, que Bonne- fous écrivit avec son père il y a trente ans, « continue d'être citée par tous les auteurs sérieux ». On peut gager que les mille pages d'Avant l'oubli constitueront de même un livre de référence pour tous ceux qui voudront savoir comment les Français vécurent les trois premiers quarts de ce siècle, où le monde changea, par nos œuvres et sous nos yeux, plus qu'il n'avait changé depuis deux millénaires. Paul Valéry dit quelque part que la durée des œuvres est fonction de leur utilité. Les plus tapageuses ne sont pas forcément les plus perma- nentes. En voilà une qui sera utilisée longtemps et qui donc, plus que beaucoup, a de bonnes chances de durer.

Maurice Druon, de l'Académie française.

AVANT-PROPOS

En consacrant ce deuxième tome à la période 1940-1970, je veux pour- suivre ma précédente évocation de la période 1900-1940. Ces deux ouvrages ne prétendent pas constituer une histoire de notre siècle : ils souhaitent seulement apporter à ceux qui veulent connaître la vie sous tous ses aspects, durant le xxe siècle, un témoignage vécu et aussi objectif que possible. L'accueil flatteur réservé à mon tome premier m'a vivement encouragé à persévérer dans mon entreprise. N'ayant vécu qu'une partie des années évoquées précédemment, j'avais eu recours aux très nombreux souvenirs de ma famille, qui avait été mêlée aux faits marquants de cette longue période. En revanche, depuis 1940 et surtout depuis 1944, j'ai personnelle- ment participé aux événements et j'ai bien connu tous ceux qui jouèrent un rôle important. Il ne s'agit pas de Mémoires mais, ainsi que Jean-Baptiste Duroselle l'a souligné dans la préface du précédent ouvrage, d' « une succession d'impressions », d'observations, de remarques, permettant la descrip- tion continue d'une longue période. Malgré mon vif désir de renoncer au « je », forcément haïssable, comment éviter, en relatant les contacts, les conversations avec les principaux acteurs de la période considérée, de me placer souvent au centre du récit ? Pourquoi 1940 à 1970? Parce que la coupure de 1940 s'impose, hélas ! comme l'inévitable et tragique rupture de notre siècle. La France abattue perdait ses illusions de grande puissance née de la vic- toire de 1918. Avec la Seconde Guerre mondiale, tout devait changer en effet. La France ne pouvait plus prétendre au rôle qu'elle avait joué à la fin du XIXe siècle et au cours de la première moitié du xxe siècle. Les États-Unis et l'Union soviétique occupaient une position dominante et constituaient de véritables empires économiques et politiques. Celui de la France se défaisait ; sa situation exceptionnelle s'effaçait. La décolonisation accompagnait la mondialisation. Le choc de la défaite de 1940 et les destructions occasionnées par la guerre furent, certes, moins durs que la saignée de 1914-1918, mais il ne faudrait pas en sous-estimer l'impact. La transformation profonde de la société française, la modernisation retardée par la défaite de 1940 et les tragiques et longues années d'occupation ont eu des répercussions innombrables dans les domaines politique, social, technique et artistique de notre pays. Si j'ai volontairement choisi de m'arrêter à 1970, deux raisons peu- vent être invoquées : la densité des événements et la rupture provo- quée par le départ du général de Gaulle, fondateur de la Ve Répu- blique. À ceux qui pourraient me reprocher d'avoir donné une trop grande place à certains faits ou à certaines personnalités je pourrais répondre que seul le recul de l'Histoire permet de mieux mesurer la place des uns et des autres. Entre 1900 et 1940, le rôle de la « société » était encore capital. Après la dernière guerre, il devint très rapidement secondaire. La société, telle qu'elle a été décrite dans le premier volume, avec ses salons, le « monde » - celui des chasses, des bals et des réceptions somptueuses -, brillait de ses derniers feux. Ce n'était plus dans ces lieux que se faisaient ou se défaisaient les réputations mondaines ou artistiques et même politiques. Les médias avaient pris le relais, don- nant aux succès et aux échecs une nouvelle dimension, à la mesure des phénomènes de masse. En ayant été le témoin, il m'a paru souhaitable d'en rendre compte. Certes, l'époque décrite ici a connu des moments aussi frénétiques que ceux d'avant-guerre : l'explosion qui suivit la Libération, celle qui sai- sit la jeunesse au début des années soixante et déboucha sur Mai 1968 en sont l'illustration. Une multitude de courants dans une société en mutation aboutit à ce choc brutal qui effraie certains et réjouit les autres. Libération des mœurs, libération du travail qui se traduit par la place croissante accordée aux loisirs, libération des règles dans le domaine artistique... Dans le même temps, malgré et à cause de l'aug- mentation de la consommation, asservissement à un modèle de consommation inspiré par l'Amérique : la mode américaine est une référence pour le vêtement, l'équipement, le spectacle. N'est-il pas paradoxal que l'adoption d'un « modèle américain » se généralise mal- gré les réserves, pour ne pas dire l'hostilité, de la grande majorité des intellectuels ? Mais ces trois décennies ne sont-elles pas celles du para- doxe ? J'aurai réussi dans ma vaste entreprise si je contribue à rappeler à ceux qui ont vécu les années d'après-guerre les conditions dans les- quelles notre monde actuel a évolué. À apporter aux jeunes qui ont le goût du passé le plus récent les informations et les éclaircissements qui leur permettront de mieux comprendre notre époque, tel est mon souhait.

CHAPITRE PREMIER

LA GUERRE 1940-1945

La vie sous l'Occupation e La transformation de la vie Quelques jours après l'entrée des Allemands dans Paris - le 14 juin 1940 - et la proclamation immédiate du couvre-feu, la Préfecture de Police interdisait la circulation automobile pour les particuliers. Pre- mière atteinte sensible à la liberté essentielle de déplacement ; bien d'autres allaient suivre. L'empreinte de l'occupant s'imposait en quel- ques semaines : les édifices publics étaient investis et aux carrefours apparaissaient des inscriptions allemandes. Le drapeau tricolore était remplacé par la croix gammée et la tour Eiffel s'ornait d'un « V » gigantesque. Même si le Paris frivole des spectacles, disparu pendant quelques semaines, renaissait vite avec l'approche de l'hiver, le poids de l'occu- pation et la défaite se firent sentir, accompagné des premières restric- tions alimentaires. L'instauration des cartes de ravitaillement en sep- tembre entraîna le marché noir, caractéristique de toutes les sociétés de pénurie ; le climat matériel se dégradant, les attitudes se modifiè- rent : les premières dénonciations parvinrent à la police française et à la Kommandantur. Dans un premier temps, la « correction » - à Paris - de l'armée d'occupation avait été appréciée. Alfred Fabre-Luce(') écrivit à la surprise de ses amis que « certains Allemands étaient entrés en France en vainqueurs respectueux, presque timides, comme pou- vaient l'être jadis les Romains conquérant la Grèce ». Rapidement vin- rent la réquisition et les représailles. En 1941, la répression allait croître au rythme de la Résistance, dont

(1) Il devait par la %uite erre emprisonne rar r"ccuram la manifestation la plus spectaculaire fut l'assassinat, le 21 août 1941, de l'aspirant de marine Alfons Moser par Pierre Georges (le futur colonel Fabien). Par ailleurs, la population parisienne a vieilli, beaucoup d'adolescents étant partis en zone libre. Les points de référence n'étant plus là - n'oublions pas la disparition d'une grande partie de la presse -, l'échelle des valeurs traditionnelles est brouillée. Comment survivre alors que deux millions d'hommes sont absents, prisonniers ? Comment se nourrir? Telles étaient les préoccupations de chaque jour. Comme Sieyès, devenu consul après Brumaire, à qui l'on demandait ce qu'il avait fait pendant la Révolution, beaucoup de Français auraient répondu : « J'ai vécu. » e Les transports parisiens Le parc cycliste est estimé à huit millions en 1940 en France. Les vieux « clous » d'occasion se disputent en 1943 aux alentours de 2 500 francs ! Et les vols sont nombreux. En 1944, il y a deux millions de bicyclettes en circulation à Paris, dont 850000 neuves, pour trois millions d'habitants. Pour remplacer les moyens de transport traditionnels, les équipages les plus surprenants voient le jour. À défaut d'essence, les usagers prioritaires équipent les automobiles pour qu'elles puissent fonction- ner au gazogène. Les vélos-taxis ou les fiacres - qui pratiquent des tarifs élevés - tirés par d'étiques haridelles marquent le spectacle de la rue. Le bruit lourd des sabots des chevaux, le tintement des bicyclettes évoquent 1900. Le métro, qui continue à fonctionner, bat tous les records d'affluence avec plus d'un milliard de personnes transportées par an ! Entre 2 mil- lions et 3,5 millions par jour ! e Le découpage de la France en zones Les communications, en général, sont rendues très difficiles par le découpage de la France. Ceux qui n'ont pas vécu la guerre croient que le pays était divisé, jusqu'au 11 novembre 1942 (1), en zone occupée et en zone libre. En fait, au nord d'une ligne partant du pays basque, allant vers Tours puis vers Moulins et Nantua, il y a quatre régimes : l'ancienne Alsace-Lorraine est annexée, le Nord est rattaché au commandement allemand de Bruxelles et la zone qui les entoure est déclarée soit « interdite », soit « réservée ». L'occupation y est plus lourde, les bombardements plus fréquents. On y souffre de l'isolement.

(1) Date ou les troupes d'occupation allemandes ont aboli les deux zones en franchissant la ligne de démarcation. Dès novembre 1942, la région alpine - de Nantua jusqu'à Aix-en- Provence et Menton - et la Corse sont occupées par les Italiens. Pour franchir la ligne de démarcation (jusqu'à la disparition de la zone libre en 1942) entre zone libre et zone occupée, un Ausweis (1) est indispensable. À la demande de mon cher ami Georges Wormser, ancien chef de cabinet de Clemenceau et président du consistoire israélite, qui s'était installé à Châtelguyon, en zone libre, j'avais accepté, pour préserver les intérêts de la famille Wormser, de prendre la responsabilité de la Ban- que d'Escompte. Georges Wormser a écrit à ce propos : « Georges Bonnefous m'avait donné son fils, que je connaissais peu alors, mais qui fut pour moi et pour mes fils, tout au long des années d'oppres- sion puis de renouveau et jusqu'à ce jour, le meilleur des conseillers, l'ami le plus fidèle... Notre amitié est devenue une affection de carac- tère presque familial... Malgré une vie trépidante et de grands succès, Édouard est toujours resté le même, chaleureux, généreux, subtil... » « En prenant les locaux de la Banque d'Escompte à son nom, et en tenant tête au commissaire aux Affaires juives [...] Édouard Bonnefous fut de ces libéraux qui s'entendent traités d' " enjuivés " dans une cer- taine presse, mais qui n'en ont curee). » Je fus de ce fait obligé de me déplacer assez fréquemment entre les deux zones : c'était chaque fois une expédition. Je passais par Moulins pour aller à Lyon, centre de la Résistance - le trajet durait de dix à onze heures -, et le contrôle auquel les voyageurs étaient soumis était éprouvant ; on s'attendait toujours à un incident qui empêcherait le franchissement de la ligne. Chaque passage provoquait l'émotion. La police allemande entrait en force dans les couloirs en hurlant de façon gutturale et en réclamant les Aus- weis. Parmi les premiers otages fusillés par les Allemands dans l'été 1941, figuraient des hommes dont le seul crime avait été de franchir en fraude la ligne de démarcation. Correspondre épistolairement était aussi difficile : pendant quelques semaines, on était autorisé à envoyer des « cartes interzones », d'un format unique, sur lesquelles on ne pouvait rayer que des mentions. Puis elles devinrent « familiales » avec sept lignes au choix, et ensuite cartes postales ordinaires qui ne devaient comprendre que quelques lignes. Ces cartes, contrôlées, ne permettent que de dire l'essentiel... et encore.

e Le couvre-feu Autre contrainte : le couvre-feu. Fixé d'abord à 22 heures, repoussé à 23 heures le 7 juillet 1940, et à minuit en novembre. En cas d'incident

( 1 ) Laissez-passer <2) Chapitre V, reste a l'etat de manuscrit, de Georges Wormser : Souvenirs d'un réescompteur (1973). - souvent le plus minime -, il est avancé à la tombée du jour. Il per- turbe la vie quotidienne : il contraint la population à ne pas se trouver dans la rue après les heures indiquées, car elle risque d'être prise en otage en cas d'attentats. Le dernier métro est, quand il ne se passe rien d'anormal, à 23 heures. Il fallait voir les gens courir pour essayer d'atteindre le métro afin d'être chez eux à temps. D'autres en profi- taient pour rester chez des amis, ce qui facilitait des relations intimes qui ne se seraient certainement pas produites en d'autres circons- tances. La nuit, les réverbères diffusent une lumière étrange due à la peinture bleue dont on a enduit les lampes pour qu'elles soient moins voyantes. Chez soi, on calfeutre les ouvertures pour ne laisser passer aucun rai de lumière. Seuls peuvent circuler la nuit quelques profes- sionnels - artistes ou autres - qui sont munis d'un Ausweis. Pour les autres, l'heure fatidique passée, il ne reste qu'à demeurer jusqu'à cinq heures du matin dans l'établissement nocturne ou chez les amis chez qui l'on se trouve : ceux-ci transforment alors leur appartement en dortoir. Il va sans dire que de telles obligations favorisent parfois la promiscuité bien que, par ailleurs, elles rendent les vies « amou- reuses » extraconjugales plus difficiles. Les obstacles pratiques ont, pendant l'Occupation, ralenti les mariages et la fécondité. e Pénurie et marché noir Les cartes d'alimentation signalent la raréfaction des denrées. Les mercredis, jeudis et vendredis sont jours maigres. On entre dans le régime de la file d'attente. Dans ce contexte, le commerçant prend une importance considérable : l'épicier, le crémier deviennent des person- nages courtisés. Ceux qui s'enrichissent sont surnommés les BOF (Beurre, Œufs, Fromages). Les faillites commerciales dans ces métiers tombent presque à zéro. Des fortunes s'édifient : les épiceries, les entreprises de transport, les magasins de textile se multiplient. Jean Dutourd a admirablement décrit la situation d'alors dans son livre Au bon beurre. Les Français s'emploient à tourner les règlements et utilisent une part importante de leur temps et de leur énergie à se ravitailler. La hausse du coût de la vie et le blocage des salaires pèsent lourde- ment sur les citadins, dont on estime qu'ils consacrent plus de 70 % de leurs revenus à l'alimentation. Entre le 15 et le 30 juin 1941, on pro- cède au renouvellement général des cartes de ravitaillement, qui dis- tinguent quatre catégories d'âge chez les enfants (moins de 3 ans, de 3 à 6 ans, de 6 à 13 ans, de 13 à 21 ans, ce sont les J3) et trois sortes d'adultes : les ordinaires, les travailleurs de force et les travailleurs agricoles. La prolongation de la guerre est de plus en plus pénible pour les cita- dins. Le paysan devient roi : il envoie 300000 « colis familiaux » aux Parisiens en 1941, sur des gains qu'il ne cesse d'accumuler. Mais ce ne sont là que des palliatifs. Il prend sa revanche. Et ravitaille aussi l'occupant, qui paie bien. Les trafics les plus divers s'organisent. Les citadins en âge de le faire vont souvent à la campagne acheter du beurre, des œufs, du fromage, de la viande ; les déplacements se font à bicyclette, puisqu'il est inter- dit de se déplacer en automobile. Quand le Parisien revient de Bre- tagne ou de Normandie à l'octroi de la gare Montparnasse, le préposé ferme parfois les yeux. Les épouses attirent l'attention du soldat alle- mand qui est de garde. Ou bien on dissimule plus ou moins habile- ment les victuailles ramenées. Les trains de voyageurs portent des noms de légumes! « Train des haricots »... « des patates »... Le troc devient courant. Les files d'attente s'allongent devant les magasins : parfois elles com- mencent dans la nuit et on « loue » même la cave ou l'entrée de la porte cochère des immeubles qui jouxtent la crémerie ou l'épicerie. Le « contingentement des denrées » est tel que les cartes de ravitaille- ment ne répondent qu'au tiers des besoins des consommateurs. Nom- breux sont les citadins qui maigrissent rapidement de plusieurs kilos, la mortalité fait un bond et, à partir de 1942, seuls les départements agricoles voient les naissances l'emporter sur les décès. Les chevaux de course - l'affaire de Yorrick, un des cracks des écuries de Maisons-Laffitte, est célèbre - sont parfois les victimes de l'appétit des Parisiens, ou plus exactement du marché noir de la boucherie. On est même obligé de mettre en garde les citadins contre certaines tenta- tions : « Mangeurs de chats, attention ! Par ces temps de restriction, certaines personnes affamées ne craignent pas de capturer des chats pour en faire un bon civet. Ces personnes ne connaissent pas le danger qui les menace... » L'Etat lui-même est obligé de fermer les yeux sur le marché noir - par la loi du 15 mars 1942 - tant qu'il concerne la satisfaction directe de besoins personnels ou familiaux. Si l'État avait voulu agir vraiment, il se serait souvent heurté à des réseaux organisés par les occupants eux-mêmes. Le marché noir s'accompagne malheureusement souvent de vols : et les adolescents, les fameux J3, se laissent tenter. Cette perte d'assises morales, et sociales, n'est-elle pas dangereuse pour une nation qui risque d'être transformée en un agglomérat d'individus qui luttent isolément? Il faut préciser que la misère s'organise et qu'à partir de 1942 l'ingéniosité individuelle compense dans une certaine mesure l'affaiblissement des rations. e Le froid La pénurie concerne aussi les matières combustibles. Un froid très rude se fait sentir dès l'hiver de 1940. Charbon et bois sont introuva- bles. Sur la suggestion de Jacques Benoist-Méchin, membre du cabi- net Darlan à Vichy, Hitler avait accepté de rendre à la France en 1940 la dépouille mortelle du roi de Rome, duc de Reichstadt et héritier de Napoléon 1er. Il était mort à vingt et un ans à Schônbrunn et il avait été enterré aux Capucins, à Vienne : l'initiative fut accueillie par des sarcasmes : « Nous voulons du charbon et ils nous donnent des cen- dres », dirent les Parisiens. Il faut s'accoutumer à toutes sortes de pratiques : le grand écrivain Colette conseille de doubler les vêtements d'intérieur de feuilles de journaux. Dans la journée, la vie est moins pénible, car ateliers et bureaux sont souvent chauffés et l'activité permet de supporter les basses températures. Les stations de métro, parfois même les cours du Collège de France, sont des havres douillets. Mais c'est pour d'autres raisons que j'en suivais les enseignements : les cours que donnait à cette époque Paul Hazard sont parmi les plus remarquables que j'aie jamais entendus, avec ceux de Paul Valéry et d'André Siegfried. Les conversations poursuivies, après leurs cours, avec ces trois maîtres, qui étaient des amis, permettaient d'oublier un moment les dures réalités, les angoisses et les tristesses des heures tragiques de l'Occupation. L'hiver de 1941 fut encore plus terrible que celui de 1940, car au froid s'ajoutent les illusions perdues ('). Le corollaire de cette situation, c'est la naissance de produits de sub- stitution. Les apéritifs, les tissus, les chaussures, les piles électriques disparaissent tour à tour. Bien sûr, la contrebande d'alcools sévit, mais on remplace les produits déficients par d'autres : le café par des décoc- tions diverses, le tabac par des produits plus originaux - écorces de cacao ou autres. La saccharine remplace le sucre ; le rutabaga (le chou-navet) est bientôt honni, tout comme le topinambour. Le cuir disparu, les semelles des chaussures sont de bois. On ramasse les che- veux, dont on fait un fil avec lequel on confectionne des pantoufles ; la peau de lapin se substitue au cuir. L'ère du gaspillage est révolue : pas un mégot, pas un tube n'est jeté. La ménagère déploie des trésors d'imagination pour « faire bouillir la marmite » ; chacun cherche un petit lopin à cultiver : les Tuileries - et même le jardin du Luxembourg - se transforment en jardin potager. On élève des lapins dans sa cave ou sur son balcon. La seule consolation que l'on ait dans la capitale, c'est le retour du calme, l'absence désormais de circulation bruyante et un environne-

(1) J'ai le souvenir de réveils la nuit, tremblant de froid malgré couvertures et edredons, pour calmer une faim insatis- faite avec les rutabagas et navets, et rêvant boutiques pleines de jambons et de dindes impossibles à se procurer alors, ment fleuri auquel la population et les autorités accordent le plus grand soin. Parfois, au cœur de Paris, on croit se trouver à Versailles ou au Vatican tant la majesté des édifices est accrue par le silence. Mais cela ne fait pas oublier le défilé quotidien de la Wehrmacht qui remonte, derrière une fanfare, les Champs-Elysées pour arriver à midi à l'Étoile. Les passants détournent la tête à leur passage. Ma tante, une patriote intransigeante, refuse de quitter son domicile, pendant toute la guerre, pour ne pas voir l'envahisseur et même d'ouvrir les fenêtres qui donnent sur la rue Cortambert où elle habitait. e La réaction « zazoue » Cette vie de pénurie a des effets « pervers » sur la jeunesse, les J3, ren- dus célèbres par la comédie de Roger Ferdinand. Les excursions, le camping, les voyages à la mer, les bals, autant de distractions dont ils sont privés et qu'ils suppléent par les cours de danses ou par les excentricités les plus surprenantes. Privés aussi de jazz dont ils sont si friands, de la chaleur communica- tive des orchestres, ils se lancent dans la mode « zazoue » : vestons démesurés, pantalons courts et cintrés, cols de chemise tenus relevés par une agrafe et cheveux coiffés en toupet ; leur absence de confor- misme et leurs chahuts rappellent parfois le folklore estudiantin. Ils n'hésitent pas à contester l'ordre établi, ce qui leur vaut quelques horions de la part des groupements de jeunes collaborateurs. e La mode Malgré la disparition progressive de la laine, de la soie et du cuir, la Pari- sienne fait d'incontestables efforts pour défendre son élégance. Des tis- sus faits de fibranne, de fougères, de poils de lapin, de cheveux ou de crins d'acétate prennènt le relais, il est vrai. Mais la réputation d'élégance féminine dans la capitale se reporte sur d'efficaces artifices : des cha- peaux démesurés, une profusion de tulle et de voilettes, des jacquettes strictes aux épaules rembourrées et des jupes multicolores en corolles. Il faut distinguer deux modes, celle de la rue et celle des grands cou- turiers : ces derniers - Lucien Lelong, Jeanne Lanvin, Robert Piguet, Nina Ricci, Coco Chanel, Maggy Rouff, Marcel Rochas ou Madame Grès - continuent de concevoir des toilettes onéreuses que seuls les Allemands et les personnages en vue du Tout-Paris ou de la collabora- tion peuvent encore s'offrir. Mais eux aussi sont touchés par l'évolution de la mode : le cyclisme relance la jupe-culotte et des jupes adaptées à l'exercice vélocipédique. Les élégantes offrent un spectacle récon- fortant à ceux qui les voient pédaler à travers nos avenues et nos rues. Les guêtres et les bas tricotés sont conseillés pour lutter contre le froid. Pour les bourses plus modestes, les journaux abondent en recom- mandations pratiques pour rénover ou restaurer la garde-robe : on taille, on coupe, on transforme, on double. Puis les restrictions se font plus sévères. Les semelles de bois font leur apparition au printemps 1941. On reconvertit les tenues masculines remisées dans les placards. Le souci de maintenir sa féminité voisine avec la défense contre le froid. On s'emmitoufle. Le noir voisine avec les couleurs vives : bleu hussard et rouge feu chez Jeanne Lanvin, en 1941. Cependant, la pénurie se fait de plus en plus sentir, même si les Molyneux, Jacques Fath ou Schiaparelli pré- sentent toujours des modèles raffinés. Il devient de plus en plus diffi- cile de modifier ses vêtements anciens : le noir revient en force, puis les jupes raccourcissent. À la Libération, c'est miracle pourtant de voir les femmes si élégantes : elles compensent les difficultés de la vie quotidienne par des chaussures et des chapeaux extraordinaires ; ceux-ci sont de vrais jardins, « des œuvres étranges et d'équilibre impossible », comme les qualifie Colette. Pour les accessoires de la mode, on remplace les bas par un fond de teint : les femmes vont jusqu'à dessiner le filet d'une imaginaire cou- ture sur leurs jambes. Dans les parfums, Guerlain et Houbigant gar- dent leur fidèle clientèle. Lorsque la garde-robe masculine a été épuisée, il n'y a guère de res- source : se procurer une pièce d'étoffe au marché noir que l'on confie à un tailleur - il faut en avoir les moyens - ou obtenir un « costume national » - de mauvaise qualité - en échange de deux ensembles usa- gés. Et à cela s'ajoute la hantise de ne plus avoir de chaussures.

e Restaurants, salons et cabarets À l'issue d'un somptueux dîner à la Tour d'Argent, le capitaine Ernst Jünger note en juillet 1942 : « En de telles époques, manger bien et beaucoup donne un sentiment de puissance. » C'est vrai, mais ils sont rares ceux qui peuvent s'offrir un tel luxe. À l'inverse, la municipalité de Paris a dû créer à l'intention des salariés les plus modestes des restaurants communautaires dont 200000 per- sonnes bénéficient quotidiennement. Les restaurants, répartis en cinq ou six catégories dont les tarifs vont de 8 à 35 francs le repas, sont soumis à une réglementation impérative. Les tarifs au marché noir grimpent à grande vitesse : de plantureux déjeuners sont servis pour plus de 1 000 francs de l'époque. Sans aller jusqu'à de telles sommes, les petits bistrots et cantines continuent, à des prix très avantageux, à fournir leurs clients, grâce au système D. Contrairement au mot ironique du journaliste Jean Hérold-Paquis, « la route du beurre n'est pas coupée(') », du moins pour ceux qui ont quelques moyens.

(1) Allusion à un mot de Paul Reynaud en IQ1Q (cf. t. 1, p. Î08, et ci-dessous p. 1(6) Si le Paris gourmand d'avant-guerre est bouleversé, Maxim's a pu survivre. Les rares « soiristes » d'avant-guerre qui le fréquentent encore, malgré l'invasion des vestons qui ont remplacé le smoking, doivent supporter la présence des Allemands en uniforme et des colla- borateurs enrichis. Le maître d'hôtel Albert continue, non sans peine, à faire respecter les préséances. S'il ne peut empêcher Goering de s'installer aux places d'honneur avec son état-major, il ne se laisse pas fléchir par les officiers allemands inconnus de lui. Les Raimu, Guitry, Luchaire se retrouvent auprès d'un groupe très restreint de la haute société qui avait toujours eu des tendances germanophiles. La Tour d'Argent, sur la rive gauche, sert toujours son fameux canard au sang. Le Fouquet's accueille une clientèle cinématographique. Le Chapon fin, Ramponneau, Drouant, la Reine Pédauque et le Prunier de la rue Duphot font partie des bonnes étapes du Paris gourmand. Sacha Gui- try invite ses comédiens au Cabaret, avenue Victor-Emmanuel, ou chez Carrère. Les intellectuels, groupés autour de Picasso, préfèrent la terrasse du Flore ou le Catalan, rue des Grands-Augustins. Le grand rendez-vous des collaborateurs est le Cercle européen, dirigé par le créateur du Lido, Édouard Chaux : c'est là qu'officie Alphonse de Châteaubriant, qui ne craint pas, jusqu'à la dernière heure de l'Occupation, de vanter cyniquement l'alliance franco-allemande.

e La vie intellectuelle Sous l'Occupation, rares sont les écrivains qui se sont condamnés au silence. Face au dilemme : disparaître ou se mettre au travail, la plu- part choisissent la seconde solution. Même ceux qui semblent les plus hostiles à la collaboration se font publier : et il faut obtenir l'imprima- tur de l'occupant. En fait, la production littéraire correspond à un immense appétit de lecture du public ; libraires et bouquinistes se plai- gnent constamment d'être « dévalisés » par leurs clients : les stocks disparaissent. Paradoxalement, malgré une très sensible diminution des allocations de papier, le nombre de titres atteint en 1943 un som- met jamais égalé.

LA RÉPRESSION. Comme dans tous les secteurs de la vie, la répression est présente : la « liste Otto » interdit les titres imputables à des écri- vains germaniques opposés au nazisme, aux auteurs juifs morts ou vivants, aux auteurs anticommunistes - l'URSS est l'alliée de l'Alle- magne ! Puis cette « épuration » touche les ouvrages anglais et polo- nais. Certains écrivains ne sont que partiellement interdits : c'est le cas de François Mauriac, de Georges Duhamel. Tous les ouvrages de polémique antigermanistes sont prohibés, de même que tous ceux qui orientent le patriotisme français contre l'ennemi héréditaire d'outre- Rhin. Il y a aussi la « chasse aux juifs ». Tristan Bernard doit à une inter- vention de Sacha Guitry d'être libéré en octobre 1943. Max Jacob, arrêté au monastère de Saint-Benoît-sur-Loire, n'a pas cette chance : il meurt à Drancy en 1944. André Maurois, appelé « le juif Herzog » par les journalistes de la collaboration, s'étonne, des États-Unis où il s'est réfugié, de la haine qu'il suscite. Bergson, lui, la vit : la presse doriociste le qualifie de « penseur des écoles rabbiniques ». Par solidarité avec ses coreligionnaires persécutés, Bergson ne se convertit pas au catholicisme comme il en avait l'intention : « J'ai voulu rester parmi ceux qui sont des persécutés », écrit-il dans son tes- tament. Un prêtre vient cependant prier auprès de sa dépouille avant son inhumation, à Garches. Et Paul Valéry salue devant ses confrères académiciens, en janvier 1941, la disparition du « plus grand philo- sophe de notre temps ». Louis-Ferdinand Céline et , dans deux pamphlets retentissants - les Beaux Draps et les Décombres -, poussent le trait encore plus loin : leur fureur iconoclaste attaque toutes les institutions et leur talent ne doit pas faire oublier ce que de telles pensées et de tels discours ont signifié de souffrance. Marcel Proust n'échappe pas à un déluge d'épithètes atroces qui n'ont rien à voir avec la littérature. Les écrivains antisémites donnent libre cours à leur ire. Plus innocents sont les hommages rendus au chef de l'État français : l'ode de Paul Claudel le dispute en ridicule à Maurice Rostand. Les thuriféraires se précipitent. Sacha Guitry compose un ouvrage de luxe intitulé De 1429 à 1942, c'est-à-dire De Jeanne d'Arc à Philippe Pétain, dont une partie de la vente est réservée au Secours national.

UNE LITTÉRATURE REFUGE. Ce titre de Sacha Guitry est caractéristi- que de l'ambiance de l'époque et de cette illusion, largement partagée, 3elon laquelle le vainqueur de Verdun sauverait les Français. Il montre aussi que la nation, plongée dans l'abîme, aspire à retrouver dans le passé des raisons d'espérer : les grandes figures de l'histoire de France trouvent leurs biographes. Un des premiers réflexes de la librairie en 1940 a d'ailleurs été un retour à la « vertu ». Les œuvres de Péguy, et sur lui, sont revenues à la mode. Des municipalités zélées épurent les bibliothèques et un auteur dramatique qui écrit une comédie d'amour précise bien que, vu les circonstances, ses « héros ne couchent pas ensemble ». L'autre refuge est la poésie qui suscite un regain d'intérêt : les antho- logies se multiplient, les revues aussi. Poésie, de Pierre Seghers, les Cahiers du Sud, édités à Marseille... Chez les poètes confirmés, tels Paul Éluard ou André Salmon, l'hermétisme du surréalisme laisse la place à une volonté de communiquer et d'être entendu. Des talents nouveaux apparaissent avec Eugène Guillevic ou le petit cercle qui se constitue autour de René-Guy Cadou sur les bords du Loiret. Seghers a pu publier après la guerre une anthologie des poètes de la Résistance qui montre combien la poésie est une expression privilégiée des temps de répression. La littérature policière - avec Georges Simenon, en particulier - et la science-fiction répondent à un besoin d'évasion qui assure leur succès. Marcel Aymé s'impose avec le Passe-muraille, la Vouivre et Travelin- gue. L'exotisme, l'appel du large font aussi recette et les œuvres étran- gères sont d'autant plus appréciées qu'elles sont difficiles à acquérir. Dans le sens du retour à une terre « qui ne ment pas », les romans régionaux ne manquent pas ; La Varende connaît un réel succès avec ses évocations de la Normandie.

AU-DELÀ DE LA COLLABORATION ET DE LA RESIS TANCE. Faut-il se taire ? Certains ont souligné qu'il fallait bien vivre, d'autres qu'il fallait distraire les Français : c'est ainsi que le cadre des romans de Simenon, de nationalité belge, évite la France occupée et ses problèmes. De quels bords étaient ces intellectuels ? Lucien Rebatet citait en 1944 les noms d'hommes de lettres qu'il jugeait acquis à la collabora- tion : Drieu la Rochelle, Louis-Ferdinand Céline, Henry de Monther- lant, Alphonse de Châteaubriant, Abel Bonnard, Jacques Chardonne, , Henri Béraud, Jacques Benoist-Méchin figuraient sur cette liste. Et Marcel Aymé, Pierre Mac Orlan, Jean Giono, Jean Anouilh, Marcel Jouhandeau... ne publièrent-ils pas dans les journaux de la collaboration, mime s'ils ne faisaient pas de politique militante ? Où était la limite acceptable ? Comment classer Fabre-Luce, à qui son indépendance d'esprit redoutée vaut soixante-huit jours de prison durant l'été 1943 et qui, à la veille de la Libération, conteste que la croix de Lorraine puisse être l'emblème de toute la France ? Avec le recul, le débat passionné de la Libération, même s'il reste vif, est tempéré par le constat d'œuvres de grande qualité. Du Pèlerinage aux sources de Lanza del Vasto à l'Être et le Néant de Jean-Paul Sartre, les œuvres marquantes sont nombreuses : la Reine morte consacre Montherlant comme homme de théâtre ; le Soulier de satin de Claudel est enfin monté ; Sartre fait jouer les Mouches, Huis clos; et Albert Camus donne l'Etranger, le Malentendu, le Mythe de Sisyphe. On ne saurait oublier la littérature clandestine publiée à partir de la fin de 1942 par les Éditions de Minuit : Mauriac, Guéhenno, Aragon, Triolet, Éluard surtout, participent à ce mouvement de l'ombre. Mais c'est un roman de Vercors : le Silence de la mer, qui, en inversant l'image courante du mauvais Allemand et du bon Français, aura l'écho le plus grand. Paris conserve sa primauté de capitale intellectuelle, malgré l'Occu- pation, même si Nice - avec le cinéma - et Lyon - avec la presse - s'affirment comme des foyers culturels importants. e La chanson française La chanson française reflète l'époque. Le thème des prisonniers de guerre, des stalags, de l'attente interminable, est abondamment exploité : Léo Marjane en est la grande spécialiste. André Dassary interprète les Cloches du retour; Tino Rossi, Quand tu verras ton vil- lage, de Charles Trenet. On célèbre à l'envi une France où il fait bon vivre, une France agricole et artisanale, une France cocardière dont Ça sent si bon la France, de Maurice Chevalier, est l'illustration. Parfois, hommage est rendu au chef de l'État : André Dassary enregistre, entre autres, un tonitruant Maréchal, nous voilà ! qui est presque devenu un nouvel hymne national pour ceux qui font confiance à Philippe Pétain. La chanson d'amour continue à avoir des adeptes. Tino Rossi doit désormais compter avec deux autres chanteurs de charme : le vigou- reux Georges Guétary, gai et expansif, et le langoureux André Cla- veau, ténébreux et réservé : J'ai pleuré sur tes pas fait un triomphe. Les airs de films, la mode du swing pénètrent aussi le monde de la chanson qui reste dominé par les talents de Maurice Chevalier et de Charles Trenet, « le poète de la chanson », qui compose sa musique et a inspiré de nombreux imitateurs. Il triomphe avec des airs immortels : Douce France, Que reste-t-il de nos amours, le Soleil et la Lune, sans parler de la Mer, composée en 1939 mais qui ne s'imposera qu'en 1945. Du côté féminin, Léo Marjane et Édith Piaf se disputent la pre- mière place, après avoir distancé Damia. Le music-hall subit les vicissitudes du temps : l' « autarcie » limite la variété des spectacles, mais le Casino de Paris et les Folies-Bergère perpétuent la tradition de leurs revues à grand spectacle. En 1944, des débutants prometteurs se manifestent : Francis Blanche, Charles Aznavour, les futurs Compagnons de la Chanson, le jeune Danois Georges Ulmer, et Yves Montand, qui fait ses grands débuts avec Piaf. e Les chansonniers Du côté des chansonniers montmartrois qui, depuis de très longues années, avaient créé un genre suivi par un public fidèle, la tâche est devenue très difficile. Ils vont devoir changer de têtes de Turc. Chez Elle, les Deux Ânes, les Dix-Heures, les Variétés ouvrent de nouveau avant la fin de 1940. Puis, peu à peu, les anciennes équipes se reconsti- tuent. René Dorin, Paul Colline, Raymond Souplex et d'autres se retrouvent auprès de Martini, la star des cabarets montmartrois. Jean Rigaux a deux bêtes noires : Abel Bonnard, qu'il appelle obsti- nément Abel Connard, et les Italiens. La censure l'autorise à tenir ses propos, mais il a aussi une dent contre Marcel Déat. Il faut savoir ne pas aller trop loin : certains chansonniers sont interdits, incarcérés, tor- turés et trouveront même la mort dans des camps. Le Caveau de la République - surnommé « Caveau de la défunte » - reste tout aussi insolent qu'avant-guerre, notamment avec un ancien complice de Pierre Dac, Celmas, surnommé le « Fou parlant ». Le phénomène « chansonnier » prend d'ailleurs de l'extension en conqué- rant le quartier Latin et Montparnasse alors qu'une génération se pré- pare à la relève : Edmond Meunier, Robert Rocca, Francis Blanche sont de ceux-là. e Opéra et opérette Le théâtre lyrique renaît très vite. Le 24 août, le Palais-Garnier - désormais assidûment fréquenté par les mélomanes, les officiers et les troupes d'occupation - rouvre ses portes avec la Damnation de Faust. L'Opéra-Comique a repris Carmen le 22. Le théâtre des Bouffes-Pari- siens donne dès septembre Phi-Phi - dont la première avait eu lieu le 11 novembre 1918, au soir de la victoire ! Henri Varna, qui est à la tête du Casino de Paris, du Palace, de la Renaissance et du Mogador, déborde d'idées et d'activité. Maurice Yvain et Albert Willemetz sont toujours associés dans le domaine de l'opérette. Valses de Vienne et la Veuve joyeuse ont un succès jamais démenti. La Gaîté-Lyrique ne veut pas demeurer en reste et, aux Variétés, la veine marseillaise continue à s'affirmer. À l'Opéra de Paris, les œuvres « ger- maniques » sont naturellement en faveur : Roger Désormière et Henri Rabaud dirigent brillamment les œuvres de Mozart. Arthur Grüber et son Deutsche Opernhaus de Berlin présentent la Chauve-Souris de Johann Strauss et Herbert von Karajan dirige, le 22 mai 1941, Tristan et Yseult avec le concours de l'orchestre et des artistes de l'Opéra de Berlin : Max Lorentz est un remarquable Tristan auprès de Germaine Lubin - Yseult -, à qui son amour de la culture germanique vaudra par la suite des déboires. Germaine Lubin avait épousé le poète Paul Géraldy. À côté de Mozart, Beethoven, Wagner, Richard Strauss notamment, la musique française continue, grâce à Jacques Rouché, à tenir fré- quemment l'affiche. Gounod, Saint-Saëns, Lalo, Massenet, Fauré, Honegger, Vincent d'Indy, Gluck... sont joués régulièrement au cours des années d'occu- pation. e Au concert Louis Beydts disait à propos de l'attitude du public à l'égard de la musique : « Elle qui nous berçait hier, nous exalte aujourd'hui », tant il est vrai que les concerts font alors salle comble, permettant à beau- coup d'oublier un moment leurs tristesses ou leurs angoisses. Les Concerts Pasdeloup et la Société des Concerts du Conservatoire ont rapidement repris leurs activités. La radio et le disque diffusent une musique servie par des interprètes dont les noms font aujourd'hui rêver. L'expansion des Jeunesses musicales de France - créées par René Nicoly en 1942 et qui ont 150 000 adhérents parisiens en 1944 - est une preuve de ce regain d'intérêt. Le mouvement est encouragé par le grand critique Émile Vuillermoz, par Jacques Rouché, par Alfred Cor- tot... Mais ici encore, la politique s'insinue dans l'art. Judas Colonne ayant fondé les Concerts Colonne, dans le cadre de 1' « aryanisation » ceux-ci sont rebaptisés ! Les formations allemandes viennent souvent en France, car la musique paraît un domaine propice à la collabora- tion : Wilhelm Kempff, Willem Mengelberg - qui dirige un cycle de symphonies de Beethoven -, Herbert von Karajan, Eugen Jochum, Clemens Krauss, Hars Knappertsbusch y apportent leur concours. De leur côté, Charles Munch, Jacques Thibaud, Marguerite Long, Jean Doyen, Alfred Cortot, Marcel Dupré triomphent dans la musi- que française. Messiaen - après l'expérience douloureuse du Stalag - se voue à son inspiration mystique. Florent Schmitt, Jean Françaix, Arthur Honegger, Albert Roussel, Emmanuel Bondeville sont joués tandis que la jeune génération apparaît : le groupe Jeune France se confirme ; les noms de Dutilleux, Litaize, Jean Hubeau, Gallois- Montbrun... commencent à s'affirmer. La représentation du Requiem de Berlioz le 26 novembre 1943 à l'Opéra - une première avec les effectifs souhaités par le compositeur - laisse un souvenir impérissable aux spectateurs. Par ailleurs, on exhume avec soin les chefs-d'œuvre de la musique nationale. w Serge Lifar triomphe Le monde de la danse est incontestablement dominé pendant la guerre par Serge Lifar, qui est à la fois admiré par les Allemands - Goering est allé jusqu'à lui proposer le poste de directeur des Ballets de la Nou- velle Europe - et adulé par son public. Yvette Chauviré, Suzanne Lorcia, Solange Schwarz et Lycette Dar- sonval sont les étoiles du moment avec Lifar lui-même et Serge Peretti. Mais Lifar lance aussi Janine Charrat, Ludmilla Tcherina, Renée (future Zizi) Jeanmaire. Les Nouveaux Ballets russes tentent, sans grand succès, de relever une tradition disparue. Au contraire, 1942 voit une « offensive » espa- gnole : le souvenir de la Argentina plane sur la capitale, où brillent José Torres, la Teresina et autres Maricmma. La reprise de l'Amour sorcier de Manuel de Falla, au Palais-Garnier, est animée par le talent de la Teresina et de Roland Petit, dans des décors d'Yves Brayer. Aux lendemains de la Libération, Serge Lifar quittera l'Opéra de Paris, où il aura été l'homme-orchestre de ces années, pour animer les Nouveaux Ballets de Monte-Carlo.

e Le jazz Malgré le climat d'austérité que veut instaurer la « Révolution natio- nale » et en dépit de la réserve qu'impose l'anglophobie du moment, le jazz continue à entretenir la flamme de ses passionnés. Dès les lendemains de l'armistice, Johnny Hess lance son Je suis swing et J'ai sauté les barrières, hop là : la jeunesse lui fait un triomphe. Pour suivre les exigences du temps, on s'efforce de franciser ce jazz qui conquiert les scènes du music-hall, les intermèdes cinématogranhi- ques, les cabarets, les bistrots. Hugues Panassié, André Coeuroy conti- nuent d'écrire pertinemment sur le sujet. Quand les Américains entrent en guerre, on débaptise les appellations d'origine, mais la réa- lité musicale reste. Django Reinhardt et son quintette du Hot-Club sont les princes du jazz d'alors : il crée même un concours, parmi les lauréats duquel on peut noter, en décembre 1941, le nom d'Eddie Barclay! Les formations sont très nombreuses et relevons, à titre d'exemples, celles de Raymond Legrand et d'Aimé Barelli(').

e La vie théâtrale Après l'armistice, les théâtres sont rouverts très rapidement et les trois ou quatre qui ont fermé définitivement leurs portes sont remplacés. Bien sûr, avec quelques changements de propriétaires ou de gérants. Pendant ces années d'angoisse, d'inconfort, de faim, de froid, une soirée de théâtre était une façon d'oublier les réalités du moment, un moyen d'espérer. On cheminait, l'hiver, dans la nuit, avec une lampe de poche, pour arriver à un lieu éclairé, chauffé et où la comédie comme le drame permettaient un moment de se divertir. Aussi n'est-il pas étonnant qu'en 1943 les recettes aient triplé par rap- port à 1938, même si le couvre-feu obligeait les spectateurs à rentrer chez eux au plus vite pour éviter tout ennui avec la police à la fin du spectacle.

(1) Qui continue a Montc-Carlo une carn(:re d'un demi-siecle. LA COMÉDIE-FRANÇAISE. En septembre, on affiche rue de Richelieu le Cid, de Corneille, avec Jean-Louis Barrault (en Rodrigue), qui vient d'entrer dans l'illustre compagnie. Jacques Copeau a remplacé - pour peu de temps - Édouard Bourdet, suspect d'avoir été nommé adminis- trateur par Jean Zay, ministre de Léon Blum sous le Front populaire... Rapidement, Jean-Louis Vaudoyer lui succède jusqu'en 1944, date à laquelle il démissionnera ; puis Jean Sarment fera un passage éphé- mère avant qu'Édouard Bourdet ne revienne. Entre ces dates extrêmes, la Comédie-Française a été le reflet de la vie sous l'Occupation, avec l'éviction des auteurs et des comédiens non aryens, avec le poids de la PropagandaStaffel du lieutenant Bauman, avec l'horrible Alain Laubreaux, critique de , qui pour- suit de sa haine les « immondes enjuivés ». Ayant éreinté la Machine à écrire de Cocteau, il est rossé, un soir, par Jean Marais. Ce même Lau- breaux fait l'éloge des Pirates de Paris, qui met en scène l'escroc Sta- visky, pièce d'un certain Michel Daxiat donnée à l'Ambigu : Daxiat, c'est lui. On en fait des gorges chaudes, d'autant que la première a failli être annulée. Un sang nouveau circule dans la vénérable Comédie-Française avec Louis Seigner, Jean Desailly, et parmi les sommets de ces quatre sai- sons, il faut retenir tout d'abord la Reine morte. Cette pièce d'Henry de Montherlant avait été commandée et montée par Jean-Louis Vau- doyer, avec Jean Yonnel, Madeleine Renaud, Renée Faure, Julien Ber- theau et Maurice Escande, dans une mise en scène de Pierre Dux, le 9 décembre 1942. La Reine morte remporte un véritable triomphe, suscitant quelques manifestations humoristiques à l'issue des répliques : « En prison se trouve la fleur du royaume » ou « on tue et le ciel s'éclaircit », qui incommodent les censeurs. Cela rappelle un autre incident cocasse : une innocente pièce de Labiche intitulée 290 à l'ombre était devenue subversive parce qu'un de ses personnages se prénommait Adolphe : on le rebaptisa Albert ! Le second grand événement théâtral de l'Occupation, chronologique- ment, est la représentation du Soulier de satin, de Paul Claudel, œuvre écrite en 1929 et jamais jouée jusqu'alors. C'est Jean-Louis Barrault qui est chargé de convaincre l'auteur, généralement réticent, d'autori- ser quelques modifications. Honegger est prêt à composer la musique de scène. Le rideau se lève le 26 novembre 1943 à 13 h 15 pour retom- ber à 18 h 40, avec quatorze rappels : Marie Bell, Mary Marquet, Madeleine Renaud, Brunot, Clariond, Charon, Donneau, Barrault et Dux ont fait merveille. La performance de Raimu dans le Bourgeois gentilhomme, qu'il sert avec modestie et précision, est remarquable, inoubliable, même si ses collègues soulignent son caractère difficile. Mais le théâtre parisien ne se limite pas à ces coups d'éclat de notre première scène nationale. Malgré le décès de Pitoëff au début de la guerre, le départ de Jouvet pour l'Amérique du Sud, la nouvelle orien- tation de Baty vers les marionnettes, les auteurs, les metteurs en scène, les acteurs talentueux sont actifs.

UNE ÉCLOSION D'AUTEURS. Jean Anouilh remporte un immense suc- cès avec la reprise du Bal des voleurs à l'Atelier, puis le 30 novembre 1940 à la Michodière avec Léocadia, à la création de laquelle partici- pent Yvonne Printemps, Pierre Fresnay, Marguerite Duval et Victor Boucher : cette féerie, dans des décors d'André Barsacq, enchante pendant six mois les spectateurs. Anouilh donne ensuite le Rendez-vous de Senlis et Eurydice à l'Ate- lier. Alain Cuny est l'Orphée d'Eurydice. Avec Antigone, début 1944, toujours à l'Atelier, Anouilh semble prendre la relève de Giraudoux, mort le 31 janvier 1944, peu après avoir donné sa dernière pièce, Sodome et Gomorrhe, divertissement au style étincelant : Giraudoux passait le soir au théâtre Hébertot, suivi de son fidèle caniche. Il prépa- rait la Folle de Chaillot... pour octobre 1945. Certains croient voir Laval dans le Créon d'Anouilh et la Résistance dans Antigone, mais Anouilh n'y a pas mis ces intentions : les conflits de générations sont éternels. Cette pièce qui se déroule d'un trait suscite l'enthousiasme longuement retenu du public. Sacha Guitry est une des grandes figures de l'époque. Il est l'amphi- tryon du Paris occupé et l'impertinence reste son fort : rejouant sa pièce Pasteur, il donne à entendre quelques répliques patriotiques. Vive l'empereur!, avec Guitry et Marguerite Pierry, est une bonne comédie de l'auteur. Et N'écoutez pas mesdames est un bel exercice de virtuosité dont le succès se perpétuera. Jean Sarment est très apprécié : Charles Dullin(') monte au Théâtre de Paris son Mamouret. Jean Cocteau présente la Machine à écrire au théâtre Hébertot, qui rappelle l'histoire du Corbeau de Clouzot. Le public appréciera aussi Renaud et Armide donné au Français, malgré une critique défavorable. Face à Marcel Achard ou Édouard Bourdet, de nouveaux venus s'affirment : André Roussin commence son éblouissante carrière théâ- trale avec Am stram gram. Dans la veine mythologique et antique qui fait d'Euripide un auteur à la mode, Jean-Paul Sartre se lance dans le théâtre avec les Mouches, que Charles Dullin met en scène. Il est significatif que les deux der- nières grandes créations de la guerre soient Huis clos de Sartre, monté par Raymond Rouleau au Vieux Colombier, et le Malentendu d'Albert

(1) Cf. t. 1, p. 383. Camus. Deux philosophes investissent les planches pour communi- quer leur conception du monde. • Le cinéma Dans le cinéma, les départs s'étaient multipliés : Jean Renoir, René Clair, étaient partis aux États-Unis, constituant une colonie française où se retrouvèrent , Michèle Morgan, Jean-Pierre Aumont, Dalio... et Erich von Stroheim. Malgré ces départs nombreux, le cinéma français fit preuve d'une remarquable activité : d'août 1940 à mai 1944, nos studios produisirent 225 films et 400 courts métrages, dépassant même, certaines années, l'Allemagne. Le Comité d'Organisation de l'Industrie cinématographique (COIC), nouvellement créé pour réglementer et promouvoir l'industrie cinéma- tographique, prétend, dès octobre, « assainir » la profession ; produc- teurs, réalisateurs, acteurs sont frappés d'interdit : les juifs bien sûr, mais aussi les Anglo-Saxons, les exilés... Pour diffuser certains films, il faut parfois se livrer à des manipulations qui seraient risibles si elles n'étaient honteuses : on coupe certaines scènes que l'on fait tourner par des « aryens » ! La production française se développa malgré tout avec des moyens limités. Faute de capitaux propres, elle dut souvent recourir à des accords avec la firme allemande Continental Film.

LES GRANDES TENDANCES. Privé des célèbres comédies américaines d'avant-guerre, notre cinéma français fit appel aux talents de Danielle Darrieux, d'Edwige Feuillère, d', de Pierre Fresnay, de Fernand Gravey. Premier Rendez-vous, d'Henri Decoin, avec Danielle Darrieux, Louis Jourdan et les débutants Georges Marchai, Sophie Desmarets, Daniel Gélin, Jean Parédès, Jacques Dacqmine... est une réussite dans ce domaine. La deuxième orientation est celle du film policier : on adapte Pierre Véry, Georges Simenon, Stanislas-André Steeman, dont Pierre Fres- nay campe remarquablement le héros dans le Dernier des six, de Georges Lacombe. Henri-Georges Clouzot s'impose dans le genre avec un chef-d'œuvre de suspense humoristique : L'assassin habite au 21. Le merveilleux et le fantastique constituent l'autre refuge des met- teurs en scène. Avec l'Assassinat du Père Noël, Christian-Jaque offre au public un véritable univers de conte de fées que servent Harry Baur, Raymond Rouleau, Renée Faure, Robert Le Vigan, Jean Bro- chard et Fernand Ledoux ; la Nuit fantastique de Marcel L'Herbier s'inscrit dans ce courant, avec Micheline Presle et Fernand Gravey en amoureux. Marcel Carné, l'apôtre du réalisme et le génial réalisateur des grands films noirs d'avant-guerre, se reconvertit lui aussi ; à Noël 1942, public et critique sont unanimes pour louer : un chef-d'œuvre qui doit beaucoup à Prévert, à Kosma et à Arletty, Alain Cuny, Marie Déa, Fernand Ledoux, Gabriel Gabrio, Marcel Herrand, Jules Berry... Dans chaque plan qui est un tableau admirablement composé, Carné a voulu rendre hommage à son maître Feyder. La mode est aux fantômes et aux diables : dans ce rôle Robert Le Vigan est aussi inquiétant que Jules Berry. Le Baron fantôme, réalisé par Serge de Poligny, est avant tout l'œuvre de Cocteau, qui, associé à Jean Delannoy, fait sa véritable rentrée cinématographique en 1943 avec l'Éternel Retour. Ce film est une transposition moderne de la légende de Tristan et d'Yseult, incarnés par Jean Marais et Madeleine Sologne, qui font une composition saisissante, tout comme Yvonne de Bray, Jean Murat, Jean d'Yd, et le nain Piéral. Georges Wakhevitch s'est occupé des décors, Annenkov des costumes et Georges Auric a composé une admirable partition musicale.

DES RÉALISATIONS INÉGALES. Ce panorama ne doit pas faire oublier tout ce qu'il y eut de médiocre : un mélodrame invraisemblable, le Voile bleu - avec Gaby Morlay -, bat les records de fréquentation en 1942. Dans un autre genre, les films sottement cocardiers abondent. Les classiques font recette, mais les adaptations de Balzac, Alexandre Dumas, Théophile Gautier ne donnent pas forcément naissance à des chefs-d'œuvre. L'adaptation du Capitaine Fracasse par - avec l'utilisation du « pictographe » - obtient un piteux résultat. Edwige Feuillère affronte Monique Joyce en duel dans Mam'zelle Bonaparte, film réalisé par Maurice Tourneur. Giraudoux fait ses débuts de dialoguiste dans la Duchesse de Langeais, mis en scène par Jacques de Baroncelli pour Edwige Feuillère et Pierre Richard-Willm : l'intrigue ne parvient pas à émouvoir les spectateurs. La Vie de bohème, d'Henri Murger, inspire Marcel L'Herbier. Eugène Sue revient au premier plan avec ses Mystères de Paris. Christian-Jaque met Viviane Romance en scène dans Carmen. Réalisé par Jean Delan- noy, Pontcarral, colonel d'Empire, adapté par Bernard Zimmer du roman d'Albéric Cahuet, évoque aussi le XIXE siècle : dans ce film, cer- taines répliques de Pierre Blanchar rappellent à dessein la situation de l'Occupation, ce qui transforme chaque projection en manifestation « patriotique » ! Dans un genre mineur, Viviane Romance a aban- donné ses emplois stéréotypés de garce pour les rôles de femmes sacri- fiées : Georges Flamant est son partenaire attitré dans Vénus aveugle, d'Abel Gance, Feu Sacré, de Maurice Cloche, ou Une femme dans la nuit, d'Edmond Gréville. Mais la révélation de cette période, c'est Marcel Pagnol cinéaste. Le tournage de la Fille du puisatier, interrompu par la défaite, permet à l'auteur de Marius de revenir à l'actualité autour de thèmes qui lui sont chers : c'est une réussite triomphale, avec Raimu et Fernandel comme vedettes. Édith Piaf, Tino Rossi, Charles Trenet répondent à l'engouement d'un public qui avait été séduit par Henri Garat, Martha Eggerth ou Jan Kiepura. Les œuvres qu'ils interprètent sont de qualité inégale et sont souvent prétexte à populariser les succès musicaux du jour.

DU CINÉMA À LA POLITIQUE. Comme Pagnol, Jean Grémillon a sus- pendu la réalisation de Remorques, avec Gabin, Madeleine Renaud et Michèle Morgan, qui sort finalement en novembre 1941. Lumière d'été, sur des dialogues de Prévert - encore lui -, est un exemple d'expressionnisme fiévreux, avant la limpide simplicité du Ciel est à vous qui, malgré Madeleine Renaud et et sa description sensible de la vie domestique, n'obtient qu'un succès mitigé. La politisation du cinéma se traduit par des œuvres médiocres qui exaltent les vertus familiales ou paysannes. Philippe de Hérain, le beau-fils du maréchal Pétain, adapte Monsieur des Lourdines, d'après un roman d'Alphonse de Châteaubriant qui évoque le retour de l'enfant prodigue d'un petit hobereau dans sa maison ancestrale du Poitou. C'est un film que les critiques estiment solide. Un débutant, Jacques Becker, donne une version plus critique du monde rural : Goupi Mains-rouges, remarquablement interprété par l'équipe qui entoure Fernand Ledoux et Robert Le Vigan, montre en effet l'univers farouche de paysans âpres au gain. Tout un clan espère la mort de l'ancêtre centenaire - incarné par Maurice Schutz - et cherche où l'aïeul a caché sa fortune, qui est tout simplement le balan- cier en or massif de la pendule. Henri Decoin et Henri-Georges Clouzot s'imposent avec deux films dont les connotations politiques sont cause de scandales. En 1941, dans les Inconnus dans la maison, adaptation d'un roman de Simenon, Decoin met en scène un avocat ivrogne, auquel Raimu donne des proportions à la mesure de son talent, pour stigmatiser la bourgeoisie et dévoiler que le criminel est un israélite. Nouvelle bombe, en octobre 1943, avec Clouzot, qui réalise le Corbeau dont l'action se déroule dans l'entre-deux-guerres ; à Tulle, un anonymo- graphe sème la perturbation en dénonçant tous les scandales enfouis : Pierre Fresnay, Ginette Leclerc, Micheline Francey, Pierre Larquey sont saisissants de réalisme. Après la guerre, cette œuvre vénéneuse sera considérée comme ayant servi la propagande allemande. Cela n'a pourtant rien de comparable avec les films allemands de Veit Harlan, des productions parfois grandioses - et en couleur, comme la Ville dorée - dont leJuifSiiss, qui, sur un fond historique, est une apo- logie de l'antisémitisme. On notera aussi, parmi les films antibritan- niques, le Président Krnger, de Hans Steinhoff, qui connaît le succès en exaltant l'action des Boers d'Afrique du Sud contre les colons bri- tanniques.

DE NOUVEAUX VENUS. Une « nouvelle vague » de réalisateurs est apparue pendant la guerre. Clouzot s'affirme. Mais aussi Jacques Becker, Robert Bresson, Louis Daquin, André Cayatte, Claude Autant-Lara, Jean Delannoy. Jacques Becker présente un nouveau film en septembre 1942 : Der- nier Atout, dans lequel cet ancien assistant de Jean Renoir fait preuve de sa virtuosité dans un film à suspense. Cette réussite précède celle de Goupi Mains-rouges. Juin 1943 voit l'apparition d'une nouvelle étoile du cinéma français : Robert Bresson a eu bien du mal à imposer les Anges du péché, film à l'adaptation duquel le Révérend Père Bruckberger et Jean Giraudoux se sont associés. Finalement, le public est subjugué par le mélange de pureté, de passion et de simplicité qui se dégage de l'affrontement d'une criminelle - Jany Holt - et d'une sorte de sainte - Renée Faure. Louis Daquin, en mettant en scène un drame bourgeois de Simenon adapté par Marcel Aymé, révèle dans les Voyageurs de la Toussaint deux jeunes acteurs talentueux : Jean Desailly et Serge Reggiani, qui commencent une remarquable carrière. Claude Autant-Lara, qui n'est pas un inconnu pour les cinéphiles, atteint le grand public avec le Mariage de Chiffon, évocation de l'uni- vers désuet et charmant d'une petite sous-préfecture de la Belle Épo- que : le sens du détail juste et poétique, le talent d'Odette Joyeux, qui est l'une des plus grandes vedettes de l'époque, émeuvent les specta- teurs. Claude Autant-Lara, toujours secondé par l'adaptateur Jean Aurenche, réédite son succès avec Lettres d'amour, qui a aussi le mérite de consacrer la renommée de François Périer. Cette atmosphère intimiste et conventionnelle vole en éclats dans Douce : le metteur en scène dépasse alors les préjugés du temps pour montrer comment les membres d'une famille aristocratique, qui vit en vase clos, sont attirés par certains de leurs employés. Aux côtés de ces metteurs en scène débutants et talentueux, Jean Giraudoux fait des débuts de scénariste. Robert Desnos, Pierre Benoit, Marcel Aymé et Jean Anouilh participent - avec le Voyageur sans bagages - à l'aventure cinématographique, sans parler de Jean Cocteau, qui y revient. Chez les acteurs aussi, on assiste à une véritable éclosion. Si Odette Joyeux, Micheline Presle, Madeleine Robinson, Marie Déa, Made- leine Sologne, François Périer ou Bernard Blier confirment les espoirs placés en eux dans l'immédiat avant-guerre, les nouveaux venus sont légion. Jean Marais, Serge Reggiani, Alain Cuny, Jean Desailly, Gérard Philipe, Raymond Bussières, Paul Meurisse et Henri Vidal deviennent célèbres, de même que Simone Valère, Jacqueline Pagnol, Renée Faure, Martine Carol, Danièle Delorme, Maria Casarès, Suzy Delair... a Salons et réceptions Malgré les difficultés de l'heure, certaines réunions se tiennent encore ; mais, souvent, seuls ceux qui ont des rapports avec les Alle- mands y participent - le champagne a détrôné le whisky. Jean Luchaire est très entouré par les collaborateurs, comme le sinistre Henri Lafont, le gestapiste français de la rue Lauriston, qui offre - dit-on - les meil- leurs repas de la capitale, au cours desquels les collaborateurs côtoient des gangsters, des vedettes(')... Porfirio Rubirosa est une des « locomotives de la nuit » ; acteurs célèbres, couturiers - Marcel Rochas ou Coco Chanel -, hommes d'affaires et écrivains comme Cocteau animent d'autres groupes. Les rois du marché parallèle font fortune dans le commerce avec l'Allemagne, tels Joseph Joanovici, qui s'est enrichi grâce à la ferraille, ou Michel Szolkonikoff, qui est un des fournisseurs attitrés de l'occu- pant. On y est presque dans l'antichambre de l'ambassade d'Alle- magne. L'Institut allemand reçoit largement et s'emploie à chercher des contacts avec certains intellectuels français, sans que ceux qui sont invités puissent tous être suspectés d'adhérer au nouvel « ordre euro- péen ». Les salons sont entrouverts. Il y fait froid, car le chauffage est cher et difficile à entretenir. Le froid est un impôt progressif qui frappe plus durement les hôtels particuliers et les grands appartements. Chez la comtesse Greffulhe, où se retrouvent quelques amis fidèles, on se presse au centre de son salon chauffé par un minuscule radiateur. La princesse Murat continue à donner de petits dîners. Place des États- Unis, Marie-Laure de Noailles reçoit musiciens, peintres et choré- graphes ; Marie-Louise Bousquet, les écrivains. Mais c'est chez Flo- rence Gould, avenue de Malakoff, que se donnent encore des dîners de qualité où, malheureusement, collaborateurs et résistants voisinent parfois avec des officiers de la PropagandaStaffel : Jean Paulhan, Mar- cel Jouhandeau, Pierre Benoit, Paul Léautaud s'y retrouvent. Le jazz est roi chez Filipacchi, où, souvent, on doit se contenter de récitals phonographiques. Simone Berriau, la directrice du théâtre Antoine, reçoit acteurs, gens de lettres ou hommes d'affaires.

(1) Sur ce personnage et son acolyte Pierre Bonny, cf. Jacques Delarue : Trafics et crimes sous TOccupation. Fayard, 1968. Bonny et Lafont devaient être condamnes a mort et exccutés, le 27 décembre 1944, avec plusieurs complice, Certains se contentent de festivités plus intimes et c'est entre amis que l'on se retrouve chez Michel Leiris, avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. La guerre n'a pas entravé l'activité de deux grands animateurs de la vie parisienne : Cocteau se produit avec autant de talent et Sacha Gui- try invite les personnalités les plus éminentes de la noblesse, des arts et du spectacle. Les étrangers de marque viennent le voir comme on visite un monument et c'est le comte de Metternich qui lui dit à pro- pos des œuvres d'art qu'il a amassées dans son hôtel de l'avenue Éli- sée-Reclus : « Voltaire et Fragonard, l'ironie et la grâce... c'est-à-dire la France... car cela, c'est à elle seule. » Guitry reprendra la phrase en 1953 dans son film Si Versailles m'était conté. e La vie nocturne Les cabarets ne connurent qu'une fermeture temporaire : les troupes d'occupation furent très vite des clients enthousiastes de ces établisse- ments où le cognac et le champagne coulaient à flots. Ceux qui comme moi, et nous étions nombreux, ne voulaient avoir aucun contact avec les Allemands ne fréquentèrent aucune boîte de nuit, aucun lieu de plaisir durant les affreuses années d'occupation. Il y aurait à faire une géographie de ces lieux de plaisir, au-delà de la répartition entre les établissements qui ferment à minuit et ceux qui restent ouverts jusqu'à l'aube ('). L'Annuaire du spectacle en dénombre cent deux en 1942 ! Montmartre est largement en tête : c'est devenu le fief des Corses et de la française. Signalons Au grand jeu, dont le patron Lucien Fhurer sera abattu par un voyou, ce qui donnera lieu à cette mention humoristique dans la presse : « Fhurer, mort assassiné ! ». Le Tabarin, rue Victor-Massé, et ses revues déshabillées - comme celles du Paradis retrouvé - ont la faveur des officiers allemands. Monsei- gneur, avec sa musique tsigane, est plus calme. Les Champs-Élysées sont moins mal famés, bien qu'à l'Aiglon et dans les boîtes de la rue de Ponthieu on ne puisse éviter les uniformes de la Wehrmacht. La Boîte à cocktails bénéficie de la présence fré- quente de Maurice Chevalier. Dans le quartier, les décors de ces éta- blissements sont raffinés : les slogans publicitaires parlent de « conser- vatoire de l'ambiance française » ! Le Bœuf sur le toit (Z) a perdu son parfum de scandale.

Le Beaulieu, le Lido sont en vogue. Viviane Romance et Ginette Leclerc ont placé leurs intérêts dans quelques-uns des restaurants ou des cabarets de l'endroit. Le Perroquet est le fief de Jules Berry et de

(1) Shéhérazade, Tanagara, l'Aiglon, le Chantilly, Château-Bagatelle. le Doge. Elysèes-Club. Don Juan. le l'lorence. Monseigneur, le Lido, le Moulin de Pont-Aven et Au grand jeu. (2) Cf. t. 1, p. 366. Josselyne Gaël ; le Temps des guitares, celui de Tino Rossi et de Charles Trenet. Sur les grands boulevards règne Suzy Solidor, à la Vie parisienne. Au quartier Latin et à Montparnasse, les cabarets adoptent un style différent : la gauloiserie y est souvent de mise et les établissements parfois mal fréquentés. La vie « de plaisir » a repris assez rapidement pour que Paris main- tienne sa réputation. L'armée d'occupation se réserve quarante lupa- nars sur la centaine qui est autorisée ('). Les lieux les plus huppés : le Sphinx du boulevard Edgar-Quinet et le célèbre Chabanais décoré par Toulouse-Lautrec ou le One-two-two du 122 de la rue de Provence sont réservés aux officiers allemands. Environ 4 500 prostituées sont fichées ou « en carte » : elles sont soumises à un contrôle sanitaire strict. Quant aux autres, elles sont poursuivies. Mais on peut s'étonner que dans la France de l' « ordre moral », les propriétaires des « hôtels meublés de France et des colonies » aient obtenu en décembre 1940 un statut légal qui leur avait été refusé par la IIIe République.

• La vie artistique sous l'Occupation Le poids de l'occupation allemande s'est fait sentir en bien des domaines. Dans le domaine de l'art, il s'est accompagné d'un pillage systématique, par saisie des œuvres « abandonnées ou anciennement propriétés privées » ou par achat. Goering ne songe qu'à enrichir ses collections. Les trafics divers font florès et à l'hôtel Drouot la peinture fait prime ; les reliques du passé sont une source nouvelle de place - ment. L'occupant tente de gagner les artistes français à sa cause : en ce domaine, le sculpteur Arno Breker joue le même rôle qu'Otto Abetz. Un voyage est organisé en Allemagne, auquel participent Derain, Vla- minck, Despiau, Dunoyer de Segonzac : beaucoup en reviendront écœurés, mais auront la faiblesse de ne pas l'avouer. Les peintres qui ne sont pas « aryens » sont censurés : Marc Chagall, Moïse Kisling, comme Yves Tanguy et Fernand Léger, ont trouvé refuge aux États-Unis. Max Ernst, qui n'a pas cette chance, est envoyé dès 1940 dans un camp de concentration. Picasso, lui, paradoxale- ment, n'est pas inquiété, malgré ses positions politiques connues. Les artistes juifs sont, bien entendu, bannis des expositions dont le nombre, sinon la qualité, augmente. Outre quelques hommages ren- dus aux maîtres du XXe siècle - Bonnard, Vuillard, Rodin... - et les salons habituels, se développent les expositions d'ordre idéologique : « les Secrets maçonniques » sont présentés au grand public dès octo-

(1) Marthe Richard, l'ancienne espionne, les fera fermer après la Libération, ce qui provoquera dans les rues une prostitution « sauvage ». bre 1940 au Petit Palais. En juin 1941, on fait l'apologie de « la France européenne » au Grand Palais et, en septembre, le palais Berlitz pré- sente « le Juif et la France », seize jours après une rafle de 4 300 israé- lites dans le onzième arrondissement : c'est un véritable guide du par- fait antisémite qui montre les « méfaits » des juifs, pris comme boucs émissaires, et incite à les éliminer. e La radio Quand la Wehrmacht arrive à Paris, les stations privées ont arrêté d'émettre. La Radiodiffusion nationale s'est repliée à Bordeaux avant d'aboutir à Marseille et à Vichy : dès juillet, le secrétariat général de l'Information, de la Presse et de la Radio met en place de nouvelles structures et d'autres hommes. Les patrons de la radio se succèdent à un rythme accéléré. Le Radio-Journal devient le 4 août le Journal de la Radio, qui diffuse huit émissions quotidiennes de vingt minutes. À Paris, les Allemands ont pris possession du Poste parisien, qu'ils transforment en Radio-Paris, en s'inspirant de l'expérience de Radio- Stuttgart, qui avait été animée par Paul Ferdonnet. Dès 1942 arrive une vague de journalistes du PPF de Jacques Doriot. Jean Hérold-Paquis tient une chronique militaire quotidienne avant de devenir l'éditorialiste vedette de la station que la BBC stigmatise. Nous répétions sans cesse le célèbre slogan : « Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand. » Radio-Paris, d'ailleurs, n'épargne pas toujours le gouvernement de Vichy ; et Jean Azéma, par exemple, attaque violemment Laval sur les ondes, disant de lui qu'il est « l'homme qui n'a d'immaculé que sa cra- vate (') ». Sous le pseudonyme de docteur Friedrich, « un journaliste allemand » diffuse les consignes de rapprochement franco-germani- que, tout comme le Suisse . Certains artistes se lais- sent aller à interpréter des œuvres de propagande, tel Robert Le Vigan. D'autres se consacrent au divertissement : Luc Bérimont, Pierre Hiégel vont plus loin dans la création et obtiennent le concours des comédiens les plus réputés. André Claveau remporte un incontes- table succès auprès des femmes avec Cette heure est à vous. Parfois, des incidents cocasses se produisent : telle cette erreur de programma- tion qui fait passer une chanson d'Édith Piaf d'avant-guerre : « Hitler je l'ai dans le blair Et je ne peux pas le renifler. » La radio d'État, la Radiodiffusion nationale, ne contrôle pas l'infor- mation en dehors de la zone libre. Jusqu'en 1942, les émissions popu- laires de Jean Nohain Bonjour la France et Bonsoir la France ont un

(1) Il portait toujours une cravate blanche. grand succès. La Radiodiffusion nationale essaie de concurrencer Radio-Paris et y réussit parfois : Pierre Schaeffer mène des recherches d'avant-garde. À côté d'un feuilleton populaire et édifiant : l'Alphabet de la famille, de Louis Merlin, la radio nationale se permet quelques audaces avec une émission de Sylvaine Pécherel sur le jazz. Certains, tels Maurice Bourdet ou Georges Briquet, célèbre commentateur sportif, paieront chèrement leur soutien à la Résistance. En dehors d'Hérold-Paquis à Radio-Paris, c'est incontestablement Philippe Henriot qui est la vedette de la radiodiffusion en France et la cible de la France libre. Car à 21 heures 15, chaque soir, nombreux sont les Français qui sont à l'écoute de la BBC, dont les mots d'ordre suivis montrent l'impact. Ils ont pu entendre la polémique qui a opposé Pierre Dac à Philippe Henriot, celui-ci mettant en doute le patriotisme du premier. Rappelant son frère mort au front en octobre 1915, Pierre Dac prophétise : « Sur votre tombe, si toutefois vous en avez une, il y aura aussi une inscription. Elle sera ainsi libellée : " Phi- lippe Henriot, mort pour Hitler, fusillé par les Français. " Bonne nuit, monsieur Henriot. Et dormez bien... si vous le pouvez. » Le 28 juin 1944, Philippe Henriot était abattu par les résistants. En représailles, Jean Zay était assassiné en zone sud. Une télévision embryonnaire permet, grâce à un millier de postes, de recevoir à partir de l'automne 1943 les émissions parties de la tour Eif- fel. Howard Vernon, un Suisse qui deviendra le héros du Silence de la mer, de Jean-Pierre Melville, en est la vedette. La presse sous l'Occupation Avec la défaite, la presse française, comme la nation, devient captive. En apparence, peu de choses avaient changé ; de nombreux titres demeuraient dans un premier temps. En fait, sous cette apparente diversité, le pouvoir dirigeait complètement cette presse : il distribuait les moyens matériels pour réaliser les journaux et les revues ; il orien- tait et imposait l'information par la censure. La presse n'avait plus pour objectif d'informer ou d'exprimer l'opinion publique ; elle devait la conditionner. Sous la multiplicité des présentations d'avant-guerre régnait en fait une grande uniformité, même si la ligne de démarcation constituait un facteur essentiel des nouvelles conditions. Jusqu'à la suppression de la ligne de démarcation, le 11 novembre 1942, les structures de contrôle, l'ampleur et les objectifs de la censure furent cependant différents. Il faut donc distinguer deux presses : la presse soumise directement à l'occupant et la presse de la zone libre, une presse d'ailleurs qui ne cessait de se réduire puisque de nombreux titres se sabordèrent ou furent supprimés : 60 % en zone nord et 32 % en zone sud. Le but manifeste, éclatant, c'était avant tout d'encourager les Fran- çais à s'engager dans la voie de la collaboration. Les principes en étaient simples : la victoire de l'Allemagne étant inéluctable - disait-on -, la place de la France serait fonction de l'aide qu'elle apporterait à cette victoire. Pour convaincre, il fallait donc attaquer et vilipender les forces et les idéologies qui combattaient l'Allemagne nazie, et ce sous une multitude de visages destinés à asseoir la crédibilité de telles atta- ques ; il fallait aussi et surtout cacher les revers de l'armée allemande et ne jamais reconnaître le moindre succès des Anglo-Saxons. e Le contrôle de la presse Les quelque 350 journaux de zone nord dépendaient de deux orga- nismes. La -Abteilung, installée à partir de décembre 1940 à l'hôtel Majestic, était l'organe officiel de la propagande nazie en France. Ses services surveillaient ce qui était écrit et contrôlaient l'information, tant à la source que dans son utilisation. C'est le Presse- Gruppe qui indiquait le ton qu'il fallait donner à certains événements : ainsi recommandait-il de faire « preuve de tact et de réserve » dans la célébration de l'anniversaire de Hitler le 16 avril 1943 ! La censure directe s'exerça jusqu'au 10 janvier 1943 sur toutes les rubriques de la presse, y compris la rubrique des programmes radio- phoniques. À partir de cette date, un nouveau régime imposa une sorte d'autocensure au rédacteur en chef, qui devait empêcher « toute publication qui nuit au prestige du Reich allemand, qui est préjudicia- ble à l'ordre et au calme dans les territoires occupés ou qui met en danger la sécurité des troupes d'occupation ». La Propaganda- Abteilung avait un rival : l'ambassade allemande de la rue de Lille diri- gée par Otto Abetz (1), qui avait été expulsé de France en juillet 1939 à la suite des campagnes d'Henri de Kérillis. Chargé par Ribbentrop de guider et d'influencer l'information, Abetz entra naturellement en conflit avec l'Abteilung. Certains ont avancé qu'un milliard de francs avaient été mis à la disposition d'Otto Abetz pour qu'il accomplisse sa mission. Dans la zone sud, la presse était soumise au secrétariat général de l'Information, que Laval transforma en secrétariat d'État, qui était situé dans l'hôtel de la Paix, à Vichy : il assurait la censure, fournissait des notes d'orientation et des consignes qui très souvent émanaient de l'occupant. Les ingérences allemandes étaient permanentes. Mais, en 1943, un « contrat » fut conclu entre les directeurs de journaux de la zone sud et l'Information : ils acceptèrent pour la plupart de soutenir plus énergiquement le gouvernement en échange d'une latitude plus

(1) Il avait fondé notamment dans les années trente le Comité France-Allemagne, qui exaltait l'amitié entre les deux pays. grande de rédaction et de présentation. Les résultats furent déce- vants... pour Vichy. Francs-maçons, juifs furent éliminés des organes d'information, les agences de presse contrôlées, de même que les organes de transmission des nouvelles. Les problèmes d'outillage, de main-d'œuvre vinrent s'ajouter à la pénurie de papier. Et la qualité médiocre de la présenta- tion - en particulier en province - a nui à cette presse autant que les abus de la propagande. Elle devait aussi subir la concurrence de la radio : il y avait en 1943 dans les demeures françaises 5 248 000 postes : Radio nationale Vichy, qui émettait en zone libre, connut hélas un incontestable succès, dû en grande partie aux édito- riaux de Philippe Henriot. C'est sans doute au cours de ces années que débuta le mouvement irrésistible qui priva les journaux d'une partie de leur clientèle.

e La presse de collaboration La presse parisienne avait été considérablement amputée. Sur 239 quotidiens et grands périodiques en 1939, il en restait 43 en 1942. L'Aube, l'Epoque, l'Intransigeant, l'Ordre et le Populaire s'étaient « sabordés » en juin 1940. D'autres (39) s'étaient repliés en zone sud : ce fut le cas de la Croix, du Figaro, des Dehats, du Journal, du Petit Journal, du Temps, de l'Action française. Le Matin reparut dès le 17 juin avec l'approbation de Bunau-Varilla, qui se rallia de manière forcenée aux thèses nazies, perdant des colla- borateurs de talent comme Henry de Montherlant, Jean La Varende ou Maurice Rostand. Paris-Soir, dont on se rappelle l'énorme succès dû à Jean Prouvost et à son équipe, fut récupéré illégalement par un garçon de bureau chargé de la sauvegarde du matériel en cas de réquisition allemande puis insidieusement orienté sous la direction d'Eugène Gerber : mais il conserva son caractère de quotidien d'information et de distraction d'un large public. La France au travail, tout d'abord violemment antisémite, puis réorientée à gauche, l'Œuvre, de Marcel Déat, les Nouveaux Temps, de Jean Luchaire, que Jean Galtier-Boissière surnommait « louche Herr » à cause de sa vénalité, vinrent concurrencer les titres précé- dents avec des fortunes diverses. Pendant quelques mois, Aujourd'hui occupa une place particulière : aux côtés d'Henri Jeanson, on trouvait Marcel Aymé, Jean Anouilh et Galtier-Boissière ; après la démission imposée de Jeanson, ce quotidien anticonformiste de gauche s'orienta vers la collaboration. Grâce à ses signatures prestigieuses - Colette, Pierre Benoit, Abel Bonnard, Abel Hermant, Sacha Guitry... - et grâce à une relative modération de ton, le Petit Parisien, paraissant dès octobre 1940, connut pendant un temps un relatif succès. Tout devait changer quand il se mit à suivre la politique du PPF (de Jacques Doriot), déjà soutenue par le Cri du peuple. Dans les domaines spécialisés, on trouvait aux présentoirs des kios- ques parisiens : la Vie industrielle, l'Auto ou le Journal de la Bourse. Mais la période de dix-huit mois qui s'écoula jusqu'à l'occupation totale de la France vit de nombreuses autres parutions ou reparutions. Parmi les résurrections : l'Illustration, qui eut le privilège d'être diffu- sée dans les camps de prisonniers de guerre français, et Je suis partout, tiraillé entre les partisans d'une collaboration exclusivement politique - dont Robert Brasillach et Georges Blond - et les « ultras », favorables à une politique extrêmement active de soutien au Reich. Deux hebdomadaires furent lancés dès juillet 1940. La Gerbe, dirigée par Alphonse de Châteaubriant, réunissait une brillante équipe inspi- rée par un véritable messianisme collaborateur et germanophile. Au Pilori ne cachait pas sa volonté de combattre le « judéo-marxisme ». À gauche, Charles Spinasse fonda le Rouge et le Bleu qui disparut en 1942, tandis que l'Atelier qui se recommandait d'un socialisme à la Saint-Simon subsistait jusqu'à la fin de la guerre. Sur le plan « littéraire », la Révolution nationale, très engagée dans la nouvelle « révolution du xxe siècle », coexistait avec la Nouvelle Revue française, dont André Gide et Jean Paulhan se tinrent à l'écart. Mais Lucien Combelle, Marcel Aymé, Paul Morand, Jacques Chardonne, Bernard Fay, parmi d'autres, soutinrent l'effort de Drieu la Rochelle. Enfin se développa toute une littérature d'évasion, de magazines sen- timentaux ou de spectacle qui connurent un grand succès que n'entama pas le lancement français du Signal nazi. La Semaine tirait à plus de 250000 exemplaires, Notre cœur à plus de 450000 ! En zone occupée, le nombre de quotidiens provinciaux baissa sensi- blement - 38 cessèrent de paraître -, mais plus encore les hebdoma- daires avec 436 disparitions ! En Moselle, dans le Bas-Rhin et le Haut- Rhin, la presse française fut supprimée. Le paradoxe est que le tirage des journaux ait pourtant augmenté : ce furent les grands régionaux qui en bénéficièrent. Il fallait, en effet, se tenir au courant des événe- ments et de la chronique locale, si importante pour le ravitaillement. Comme à Paris, l'action de l'occupant ne fut pas négligeable. Il encou- ragea notamment la presse autonomiste, en Flandre et en Bretagne. e En zone sud Il restait 382 titres sur 490 à la veille de l'armistice. S'y ajoutaient 39 titres « repliés », dont 9 quotidiens ('), qui se fixèrent à Limoges, à

(1) Le Figaro, le Journal, le Journal des dibais, l'Awon française, le Jour • Éch,, de Paris, le Petit Journal, la Crotx, le Temps et le veritable Pans-Soir Clermont-Ferrand, mais surtout à Lyon qui allait devenir la « capitale de la Résistance ». Très vite, ces journaux, coupés de leur public habituel, connurent une chute de lecteurs et de graves problèmes financiers. Les subven- tions qui leur étaient allouées par Vichy étaient fonction de leur doci- lité ; quelques titres nouveaux en profitèrent. Mais la faiblesse de cette presse « repliée » contrastait avec la santé des organes régionaux et des grands départementaux confortés par les sabordages de leurs concurrents. À Limoges le Courrier du Centre, à Lyon le Nouvelliste, à Marseille le Petit Marseillais et Marseille-Matin, à Nice TEclaireur de Nice et le Petit Niçois, à Grenoble le Petit Dauphinois, à Montpellier le Petit Méridional et l'Eclair, à Toulouse la Dépêche dominaient leurs rivaux. Alors que les hebdomadaires de gauche disparaissaient rapidement, Gringoire, qui tirait à 300000 exemplaires, loin devant Candide (185000), faisait figure de publication officieuse. Un peu partout, des feuilles acquises à la « Révolution nationale » naquirent. La presse pour la jeunesse et la presse catholique oscillèrent entre la fidélité à la personne du maréchal Pétain - ce fut le cas de Demain, auquel collaborait notamment Gustave Thibon - et un esprit critique plus affirmé avec les publications de l'École des Cadres d'Uriage ou Temps présent. Parmi les magazines, Sept Jours, conçu par Jean Prou- vost sur le modèle de Match, atteignit un tirage de 700 000 exemplaires et fut un concurrent sérieux pour la presse de la collaboration. Quant aux revues, celles qui firent preuve d'indépendance furent supprimées ou connurent de graves difficultés : ce fut le cas d'Esprit et de la Revue des Deux Mondes repliée à Royat. La Revue universelle, qui se voulait royaliste et catholique, demeurait assez antiallemande, tout en soutenant les doctrines du chef de l'État. e Une résistance passive La presse de la zone sud menait une guerre d'escarmouche avec la censure et tentait de résister aux injonctions qui lui étaient adressées. En novembre 1942, avec l'occupation de la zone libre, nombre de titres qui demeuraient se sabordèrent : le Progrès de Lyon, le Figaro, le Temps, Paris-Soir (zone sud) et le Journal quelques mois plus tard. La Tribune de Saint-Étienne et la Dépêche de Toulouse menèrent, elles, une véritable guérilla contre la censure. Le directeur de ce dernier quotidien, Maurice Sarraut, frère d'Albert Sarraut, ancien président du Conseil, fut assassiné par la Milice en décembre 1943. Pourtant, dans l'ensemble, la presse de zone sud se rallia à la « Révo- lution nationale », sans doute pour conserver ses bastions traditionnels plus que par conviction idéologique. Elle forgea un « mythe Pétain » dont elle entretint ensuite le culte : elle participa à la mise en place des clichés et des mots d'ordre voulus par l'Allemagne. La condamnation de la franc-maçonnerie se joignit à celle du com- munisme et des juifs. La France libre et ses chefs étaient présentés comme l'émanation des « trusts » et de la « ploutocratie » ou même comme un suppôt de Moscou. L'Action française et le Petit Journal furent les deux « fers de lance » du régime. Ce caractère général de la presse explique que sa crédibilité ait été fortement entamée. Après juin 1940, les journaux suisses de langue française et de langue allemande connurent un succès exceptionnel et firent concurrence à la presse de la zone libre. En 1942, fa Gazette de Lausanne était vendue à 15000 exemplaires et le Journal de Genève diffusait jusqu'à 50000 numéros en France. Au printemps 1941, on parlait de 150 000 journaux suisses entrant par jour. J'ai le souvenir de cette bouffée d'oxygène que nous apportait la lecture des éditoriaux remar- quables d'objectivité et de précision rédigés par René Payot dans le Journal de Genève. Quand on arrivait de zone occupée, on se précipi- tait sur le Journal de Genève pour lire enfin des nouvelles qui n'étaient pas outrageusement orientées et souvent mensongères. Aussi, peu de temps après la suppression de la zone libre par les Alle- mands, la vente du Journal de Genève fut interdite en France. Pour disposer d'une information véritable, seules les radios pouvaient être écoutées : Radio-Suisse romande était, heureusement, bien enten- due en France. Les services de contrôle allemands, malgré leurs centrales de brouil- lage, durent se rendre à l'évidence : en dépit des interventions de Jean Hérold-Paquis ou de Philippe Henriot à Radio-Paris, l'opinion conti- nuait de capter les postes anglo-saxons et helvétiques. Ici encore, les commentaires de René Payot à Radio-Suisse romande étaient un encouragement. Comment se faire une idée de l'évolution des combats, des échecs militaires des Allemands ou des succès remportés par les Alliés ? Les Français ne pouvaient y parvenir que par l'écoute des radios ou la lec- ture de la presse clandestine.

e La presse clandestine En dépit de tous les dangers, celle-ci prit une ampleur considérable. On l'estimait à deux millions d'exemplaires en 1943-1944. Cette presse apportait la preuve d'une profonde mutation à terme des moyens d'information. Tout commença avec des actions individuelles, des tracts (d'Edmond Michelet), des Conseils à l'occupé rédigés par Jean Texcier, des papil- Ions gaullistes, des appels et des messages - du général Cochet, de Robert d'Harcourt... Puis vinrent des initiatives plus durables : Panta- gruel, Arc, l'Homme libre à Lille, Liberté à Marseille, l'Université libre, organe fondé par Jacques Solomon, le gendre du professeur Paul Lan- gevin, Libération, lancé par Christian Pineau et Robert Lacoste, Résis- tance, dû aux efforts d'intellectuels du musée de l'Homme, entre autres, constituèrent les premières tentatives souvent interrompues par des arrestations, des exécutions. La France continue était l'œuvre d'un petit groupe formé autour du directeur des services de l'Institut de France, Henri de Montfort, et de sa femme. Le Populaire revoyait le jour. Bientôt, cette presse ne fut plus seulement un instrument d'informa- tion : elle lia des groupes et donna naissance à de vastes mouvements : il en fut ainsi pour le mouvement Combat, d'Henri Frenay, et pour le Mouvement de Libération nationale : Georges Bidault, Claude Bour- det, Pascal Pia, Albert Camus... furent associés à cette entreprise. À Lille, la Voix du Nord joua un rôle capital. La Résistance allait rece- voir, avec la presse clandestine communiste, un élan supplémentaire à partir du moment où l'Allemagne nazie attaqua l'URSS. C'est ainsi que l'Humanité du 22 juin 1941 publia cette phrase révélatrice : « Chaque Français digne de ce nom doit désormais se considérer comme un allié de l'URSS. » Il faudrait mentionner encore bien des titres : Libération en zone sud, avec Emmanuel d'Astier de La Vigerie, Défense de la France, lancé par de jeunes intellectuels, les Cahiers du Témoignage chrétien, Franc- Tireur à Lyon, France d'abord, organe des FTP (Francs-Tireurs et Partisans), inspiré par le PCF, les Cahiers de l'OCM (Organisation civile et militaire). À partir de la mi-novembre 1942, la lutte clandestine envisagea de s'unifier : le Conseil national de la Résistance fut mis en place en mai 1943 sous la direction de Jean Moulin, souvent sur la base de ces publications clandestines. Parmi ces 1 106 titres, on peut évoquer les Cahiers politiques, qui émanaient du Comité général des Études et qui étaient dirigés par l'historien Marc Bloch. On essayait d'y réfléchir sur l'avenir de la France. Les intellectuels proches du communisme se retrouvaient au sein des Lettres françaises.

a Ses moyens Cette presse s'est constituée, en général, autour d'un homme qui a formé une équipe. Mais, à partir du moment où elle voulait concur- rencer la presse autorisée, elle devait en avoir le niveau et disposer de l'information indispensable. Jean Moulin chargea Georges Bidault de diriger le Bureau d'Information et de Presse (le BIP), qui devait assu- mer cette tâche, auquel vinrent s'ajouter ultérieurement le Bulletin intérieur des Mouvements unis de Résistance et l' Union française d'Information et de Diffusion. Sur le plan technique, nous avions maintenu avec une équipe de spé- cialistes économiques une information qui, sous le masque de l'objec- tivité, faisait connaître toutes les difficultés, les menaces, les insuffi- sances des puissances de l'Axe 0). Les difficultés matérielles étaient surmontées grâce au courage : au départ, courage individuel, courage des artisans imprimeurs, courage de ceux qui abritèrent des ateliers ou qui les firent fonctionner. Le papier et l'encre nécessaires étaient souvent obtenus illégalement : ainsi, des ouvriers d'une entreprise marseillaise détournaient au profit de Libération du papier destiné à Gringoire. Complicités ou combines permettaient de faire face aux besoins. La diffusion était assurée par divers canaux : par la poste, par distri- bution dans les boîtes individuelles, dans les lieux publics aussi, au prix de risques redoutables. En 1943, 450 000 exemplaires de la presse clandestine furent mis au pilon. Mais cette presse clandestine connut également des conflits, bien qu'elle fût unie dans son hostilité à l'égard de la collaboration, de la « relève » et du STO. La presse clandestine rendait coup pour coup à la propagande officielle et salua en juin 1944 l'exécution de Philippe Henriot. Elle véhicula aussi un esprit nouveau, humaniste et moral, avec une volonté de justice sociale définie par le programme d'action, publié le 15 mars 1944, du Conseil national de la Résistance. Ces idées se répandirent d'autant plus vite que les différents titres parlaient l'un de l'autre, qu'à Londres Maurice Schumann, dans sa célèbre émission « Les Français parlent aux Français », citait et com- mentait ces journaux. La répression - arrestations, déportations, exécutions - fut perma- nente, mais elle était moins redoutable que les « faux » clandestins. Parfois, ce furent des résistants qui retournèrent ce procédé : le 31 décembre 1943, 25000 exemplaires d'un faux Nouvelliste remplacè- rent à Lyon le vrai : il annonçait la victoire et le rétablissement de la République. Mais, au-delà de cette lutte contre l'occupant, une réflexion était engagée sur l'avenir de la presse après la guerre. Une Fédération natio- nale de la Presse clandestine fut constituée en novembre 1943 : en mars 1944, Albert Bayet en présidait le bureau permanent. C'est lui qui, en liaison avec le secrétariat général à l'Information et la commis- sion de l'Information créée par le CNR, devait assurer le passage d'une presse clandestine à une presse libre.

(1) Au sein de la Société d'Étude% et d'Informations economiques. De la France libre au Gouvernement provisoire de la République française La France libre était née le 18 juin 1940 quand le général de Gaulle, sous-secrétaire d'État à la Défense nationale, avait invité, de Londres, les Français qui voulaient continuer la lutte « à se mettre en accord avec lui ». Accepté par les Britanniques comme chef des Français libres, il avait annoncé le 27 octobre 1940, à Brazzaville, l'organisation du Conseil de Défense de l'Empire. Le 24 septembre 1941 avait été constitué à Londres, sous sa direction, le Comité national français, qui fut peu à peu reconnu par les Alliés ('). L'obstacle principal auquel il se heurta, sur le plan extérieur, fut l'attitude américaine : jusqu'au 8 novembre 1942, les États-Unis furent représentés à Vichy. Puis, à la suite du débarquement allié en Afrique du Nord, les Américains soutinrent, pendant un temps, le général Giraud à Alger. Le 26 décembre 1942, le général Giraud remplaçait l'amiral Darlan, assassiné le 24, à la tête du Conseil impérial français. De janvier à juin 1943, des négociations pénibles eurent lieu entre Londres et Alger, à l'issue desquelles, grâce à Jean Monnet et au géné- ral Catroux, les deux centres de la Résistance extérieure fusionnèrent, donnant naissance au CFLN (Comité français de Libération natio- nale) ; rapidement, le général Giraud, dont les événements avaient démontré le manque de sens politique, fut cantonné dans des fonc- tions purement militaires. Nombre de ses partisans s'étaient d'ailleurs vite ralliés au général de Gaulle. Le nouvel organisme, qui avait été reconnu par l'URSS avant les États-Unis et la Grande-Bretagne, représentait l'embryon du pouvoir exécutif. Le 3 novembre 1943, fut convoquée à Alger une Assemblée consultative provisoire, qui devait remplacer une opinion nationale muselée en métropole. Le 2 juin 1944 le CFLN fut transformé en Gouvernement provisoire de la République française, à ia requête de la CGT et du Conseil national de la Résistance. e Le Conseil national de la Résistance Organisme de direction et de liaison de la Résistance française, le CNR avait été officiellement reconnu par le général de Gaulle le 27 mai 1943 et il avait été chargé de « recueillir toutes les données et de susciter tous les travaux qui pourront éclairer la nation et guider ses dirigeants dans le choix de la route qui mènera vers son avenir ».

( 1 ) Ayant vécu toute la guerre en France sous l'occupation allemande et dans la résistance intérieure, je ne peux décrire la vie des Français en Angleterre, avec de Gaulle, OU ailleurs. De très nombreux ouvrages ayant été consacres à cette période et à ces événements, je me contente de faire ici cette très brève énumération. Fort de cette recommandation, le CNR avait adopté le 15 mars 1944 un programme d'action de la Résistance, qui prévoyait l'installation d'un gouvernement provisoire, le rétablissement de l'indépendance, la restauration de la démocratie, la promotion de grandes réformes éco- nomiques et sociales « impliquant l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie », et l'épura- tion. Le CNR fut d'abord présidé par Jean Moulin, ancien préfet d'Eure- et-Loire. Arrêté en juin, il fut remplacé par Georges Bidault. Le Conseil national de la Résistance avait la composition suivante : - Deux centrales syndicales : la Confédération générale du Travail et la Confédération française des Travailleurs chrétiens, représentées par Louis Saillant et Gaston Tessier ; - Les grands partis politiques qui n'ont pas adhéré en tant que tels au régime de Vichy : le parti communiste (Auguste Gillot), le parti socia- liste (Daniel Mayer), la démocratie chrétienne (André Colin), le parti radical et radical-socialiste (Paul Bastid), l'Alliance démocratique (Joseph Laniel) et la Fédération républicaine (Louis Marin) ; - Les mouvements de résistance, dominés par deux formations princi- pales : le Front national et le Mouvement de Libération nationale. Le Front national est le créateur des Francs-Tireurs et Partisans (FTP) français. Malgré la présence de François Mauriac, de Jacques Debû-Bridel... l'influence du parti communiste y est prépondérante avec Pierre Villon. Henri Wallon est à la tête d'un Front national uni- versitaire. Le Mouvement de Libération nationale s'est constitué par la fusion de mouvements très divers : Combat (Henri Frenay, Albert Camus...), Libération (Emmanuel d'Astier de La Vigerie), Franc-Tireur (Mau- rice Kriegel-Valrimont, Albert Bayet...), Résistance (Maurice Lacroix), France au combat, Lorraine, etc. À côté de ces deux grands mouvements, il en existait d'autres moins importants : l'Organisation civile et militaire (Maxime Blocq-Mas- cart), Libération-Nord, Ceux de la Résistance, Ceux de la Libération...

e Une nouvelle légitimité La politique étrangère française était dominée par les rapports avec les Anglo-Américains. Si les relations entre le général de Gaulle et Winston Churchill étaient parfois tendues et les rencontres orageuses, le dialogue franco- américain était nettement plus difficile. Franklin Roosevelt était hostile au chef de la France libre. Celui-ci considérait qu'il incarnait la souveraineté française et refusait de céder aux desiderata américains. Il rejetait tout ce qui pouvait être assimilé à un « gouvernement militaire allié en territoire occupé » (AMGOT en anglais) et c'est pour cela qu'il avait transformé le CFLN en Gouver- nement provisoire de la République française. La ténacité du général de Gaulle devait emporter la décision. L'autre inconnue concernait l'empire français : Roosevelt et une par- tie de la presse américaine, constatant que le Liban, la Syrie et l'Indo- chine éloignée se détachaient de la France, souhaitaient une remise en question de l'ensemble colonial français. Pour justifier une politique ambitieuse, eu égard à ses moyens, la France libre va tenter d'occuper une place sur l'échiquier militaire. En septembre 1943, le 1er corps d'armée est débarqué en Corse - à l'initiative du général Giraud -, qu'il libère début octobre. En novembre 1943, le corps expéditionnaire français, commandé par le général Juin, mène une remarquable action militaire lors de la cam- pagne d'Italie. Pour sa part, la 1re armée française, sous les ordres du général de Lat- tre de Tassigny, va passer d'Italie en France tandis que la 2e division blindée du général Leclerc est engagée dans la bataille de Normandie, après avoir débarquée le 1er août 1944 à Utah Beach. Les Forces françaises de l'Intérieur (FFI), qui regroupent les forma- tions militaires de métropole, sont évaluées à 250000 combattants en octobre 1943, et à 400000 une année plus tard. Bien qu'Eisenhower ait apprécié leur collaboration comme l'équivalent de 15 divisions, il est difficile de mesurer leur apport indirect avec les sabotages et les actions de harcèlement : mal armés, parfois subordonnés à des hiérar- chies multiples, ils combattent souvent héroïquement contre un adver- saire mieux équipé ; le maquis du plateau des Glières et celui du Ver- cors sont des exemples célèbres du courage des Forces françaises de l'Intérieur. Mais la légitimité nouvelle n'est pas seulement celle des armes. Le général de Gaulle va s'efforcer de réunir sur son nom le consensus populaire. Son gouvernement est sans base légale, mais il est fait d'un accord général qui relie son action à la volonté de mettre fin à une occupation honnie. e Les camps d'extermination Ceux qui, après l'échec allemand en Russie, avaient prévu le durcisse- ment des occupants ne s'étaient pas trompés. Ces derniers décidèrent de porter un grand coup aux juifs des pays occupés. Avec un acharne- ment odieux, les nazis les pourchassèrent. Ils trouvèrent des adeptes prêts à les suivre en France même. Fin mai 1942, les juifs sont astreints au port de l'étoile jaune : « une étoile à six pointes, ayant la dimension de la paume de la main et des contours noirs », qui doit être portée, à partir de l'âge de six ans, sur le côté gauche de la poi- trine. Certains ont justement parlé à propos de ces mesures de « crime et de faute politique ». La faute politique consistait à croire que l'on pourrait susciter en France un antisémitisme, une haine contre les juifs, semblables à ce qui s'était passé en Allemagne. De 300000 à 350000 personnes, dont la moitié d'étrangers environ, étaient touchées par ces mesures. Une partie avaient eu la sagesse de partir. C'est ce qui avait suscité cette réflexion tristement ironique à Tristan Bernard, le célèbre humoriste : « Les optimistes sont à Auschwitz et les pessi- mistes à New York. » Ceux qui n'avaient pas cru à l'horreur de l'exter- mination avaient été déportés. Les plus prudents étaient partis à temps. Il faut rappeler que, malheureusement, Vichy n'avait pas attendu 1942 pour prendre des mesures discriminatoires : un statut des juifs avait été promulgué, le 3 octobre 1940, qui les écartait de cer- tains métiers. Leurs entreprises étaient mises sous séquestre et leurs biens pillés. Tous ne pouvaient partager l'humour de Tristan Bernard, qui décla- rait lors de son arrestation : « Je vivais dans l'angoisse - celle d'être arrêté -, maintenant je vis dans l'espérance - celle d'être libéré. » Heu- reusement pour lui, des amis puissants intervinrent en sa faveur et le firent relâcher. Dès juin 1942, le sinistre général SS Oberg interdisait aux juifs toute vie sociale. Des juifs étrangers étaient entassés dans des camps sor- dides depuis 1940 : ils étaient 40000 en février 1941 et les rafles se succédaient. Les 16 et 17 juillet 1942, Louis Darquier (dit de Pellepoix) - qui suc- cédait à Xavier Vallat à la tête du Commissariat aux Questions juives - dirigeait l'opération «Vent printanier » : près de 13000 personnes arrêtées et entassées à Drancy et au Vélodrome d'Hiver (alors dans le XVe arrondissement). Oberg en attendait 22 000. Mais chez les Fran- çais, ces opérations inspirèrent vite de l'horreur et de la compassion. Pourtant, ils ne savaient pas que parmi les 75 000 juifs acheminés de Drancy vers l'Est - dont un tiers de Français - la plupart seraient exter- minés dans des conditions ignobles. Les camps d'extermination les « accueillaient » avec leurs horreurs : la faim, le froid, le travail harassant, l'avilissement malgré l'entraide passagère, la maladie, la haine, les kapos - petits chefs tyranniques qui disposaient de la vie des déportés. Il n'y eut pas que des juifs parmi eux ; on dénombrait aussi 63000 déportés non raciaux, dont quarante pour cent ne survécurent pas à cette épreuve. Sur les 20 millions de déportés européens, 11 millions de morts ont pu être dénombrés dans les camps de concentration. Parmi eux, les Français du silence, ceux de l'ombre, qui recherchaient celle-ci pour cacher soit leur existence menacée, soit leurs activités de résistance : 41000 n'y réussirent pas, souvent victimes de la délation, de trahisons. e Prisonniers et STO D'autres jouissaient d'un statut moins inhumain: 1850000 soldats avaient été faits prisonniers de guerre du 10 mai au 25 juin 1940. Il en restait encore 940000 en 1944! Ils étaient répartis dans des oflags - camps pour les officiers : il y en avait 11 - et les stalags, au nombre de 56. Plus d'un tiers travaillaient dans les fermes, la moitié dans l'indus- trie. Eux aussi souffrirent de la faim, surtout en 1940 et à la fin de la guerre, du froid, des poux, du typhus, de la tuberculose... La solitude et le déracinement étaient particulièrement durs à sup- porter, souvent générateurs de drames familiaux. Malgré ces condi- tions pénibles, seuls 250000 acceptèrent de devenir des travailleurs civils, avec versement d'une paie et une plus grande liberté. Et puis il y eut aussi ces 650000 Français du Service du Travail obli- gatoire('), entraînés contre leur gré en Allemagne et dont seule une petite minorité fut volontaire. D'après certains chiffres, il y eut 60000 morts, dont 15 000 fusillés, décapités ou pendus. D'après d'autres données, 35 000 moururent en Allemagne, dont une partie sous les bombardements des Alliés ! Ma génération qui vécut ces années gardera toujours le souvenir de ces scènes d'horreur dont la responsabilité sans excuse est celle du nazisme. Edgar Quinet écrivait déjà en 1834 : « Le cosmopolitisme de Goethe a fait place au nationalisme agressif des romantiques... La pensée alle- mande a perdu sa générosité, son humanité pour acquérir en échange le nationalisme. »

Avant et pendant la Libération a Atmosphère parisienne du printemps 1944 Les derniers mois qui précédèrent la libération de Paris d'août 1944 avaient transformé la vie sociale, qui était limitée aux relations de quartier ou de clan. Les rendez-vous deviennent de plus en plus aléa- toires : une alerte, une arrestation, l'insécurité de la rue - les femmes retirent leurs bijoux pour les confier à leurs maris. L'annonce des mal- heurs - accidents, sinistres, arrestations - tient lieu de vie de société. Mais, dans le même temps et par opposition, ceux qui veulent ne rien voir, tout oublier, refusent de se préoccuper même de l'avenir le plus immédiat, se livrent à une fantaisie débridée et même excessive : ils dansent, se costument, boivent sans mesure. Les familles sont souvent dissociées ; les enfants se sont égaillés : pri- sonniers, travailleurs emmenés en Allemagne, jeunes gens partis au maquis ou à la campagne.

(1) S 'I'O : loi instaurée par Laval le 17 levrier 1 Q4 3, Le 21 avril, Paris se trouve dans la nuit sous les bombardements, pour la première fois. Le lendemain, les habitants de Montmartre et des Batignolles couchent hors de chez eux et les fuyards s'entassent dans les trains qui traversent au ralenti des paysages dévastés, suivant un périple parfois étonnant. Après quelques jours de répit, les Parisiens s'habituent au spectacle des combats aériens sur la banlieue. Les sirènes sifflent plusieurs fois par jour, mais personne ne se met plus dans les abris. C'est en avril que le maréchal Pétain, dans cette atmosphère oppres- sante, rend visite aux Parisiens, dans des conditions équivoques qui expliquent l'accueil chaleureux d'une foule nombreuse et désorientée. e Les Alliés débarquent Le 6 juin 1944, le « jour le plus long » commençait : 10500 avions et 5 500 navires étaient engagés dans cette opération unique dans l'his- toire. Et sur les 135 000 Américains, Britanniques et Canadiens débar- qués, les pertes furent de 10000 tués, blessés 0',1 disparus au soir du jour J. La veille, la radio de Londres avait recommandé d'écouter en permanence la BBC, tout en continuant à diffuser abondamment des messages insolites : « Vénus a un joli nombril »... « Henri IV a pris le train pour Pampelune »... La plupart des Français étaient persuadés le 6 juin au matin que le débarquement avait eu lieu... dans le Nord. Les manœuvres psycholo- giques des Alliés avaient réussi au point de prendre même les Alle- mands au dépourvu. A Paris, on apprit seulement dans l'après-midi le véritable lieu du débarquement. Le soulagement que la population éprouvait était celui que l'on ressent après le premier coup de tonnerre d'un orage qui se prépare depuis longtemps. Cette opération alliée était attendue depuis l'été 1943 et, quand elle survint, beaucoup étaient sceptiques sur son éventualité. Pour ma part, j'avais toujours été convaincu que l'Allemagne ne pourrait gagner : la réélection de Roosevelt à la présidence des États- Unis, en octobre 1940, était déjà une assurance que les États-Unis s'engageraient aux côtés des démocraties occidentales, comme ils l'avaient fait en 1917. Dès la fin de juillet 1940, apprenant la livraison à la Grande-Bretagne de destroyers ou torpi'.leurs américains, j'avais dit à certains, sans les convaincre : « Si l'on ne dispose pas de la supé- riorité mondiale sur mer, on ne peut gagner la guerre. Seuls les États- Unis et l'Angleterre disposent de cette supériorité absolue. » Le débarquement allié face au dispositif fortifié de l'armée allemande sur nos côtes paraissait à beaucoup une opération d'une si extraordi- naire audace que nous la souhaitions ardemment en redoutant néan- moins un échec aux incalculables conséquences. Dès la confirmation de la nouvelle du 6 juin, les bruits les plus alar- mants commencèrent à courir : « La destruction de la capitale est cer- taine ; Hitler exigera avant l'évacuation de Paris par ses troupes que la ville soit anéantie. » Certains Parisiens finirent par prendre peur et cherchèrent à partir. Mais où aller et comment s'y prendre? Dans l'économie de pénurie où la France se trouvait, il en coûtait 6 000 francs pour aller de Paris à Nantes en tandem... si l'on ne péda- lait pas ; de 3000 à 4000 si l'on pédalait! Mais les routes mitraillées par la chasse anglaise étaient peu sûres. À Paris, le marché noir était florissant : en quelques jours, le prix du beurre était passé de 500 à 900 francs le kilo, la viande atteignait 450 francs, le sucre 200 francs. Les files d'attente s'allongeaient devant les épiceries et les boulange- ries. Les boucheries étaient fermées. Paris se transformait peu à peu en ville-étape allemande pour le front de Normandie. La vie y devenait de plus en plus difficile et l'espoir d'une victoire prochaine et de l'arrivée des troupes alliées restait le seul soutien des Parisiens qui regardaient, narquois et inquiets, les blindés allemands en transit. Dans le ciel, la suprématie anglo-saxonne indi- quait l'issue finale des combats. Mais combien de souffrances de- vrait-on encore endurer? L'électricité, le gaz n'étaient plus distribués que pendant des périodes très limitées. Les ascenseurs ne marchaient plus. Les courriers étaient incertains, lents. e Juillet 1944 L'air rieur et détendu des passants contrastait avec les visages inquiets et agités des occupants : dans leurs voitures réquisitionnées - les amé- ricaines les plus luxueuses - qui attendaient au pied des immeubles qu'ils habitaient, s'entassaient des malles, des valises, des objets hétéro- clites. Tout cela rappelait notre exode de 1940, à rebours. Les Améri- cains étaient-ils là ? L'imagination s'en donnait à cœur joie. Comme le disait alors Jean Cocteau : « En ce moment, rien n'est absurde car tout ce qui était excessif ou faux devient réalité une semaine après. » Le 21 juillet, je vis le premier billet de banque de la Libération, sans signature, imprimé en Amérique ; on venait d'apprendre l'attentat de la veille contre Hitler, qui dessilla les yeux d'un certain nombre de ger- manophiles. D'autres continuaient à se bercer d'illusions sur un retournement possible de la situation en faveur de l'Allemagne- Fin juillet, François de Wendel m'annonçait déjà un procès contre Weygand et Pétain ; il pensait que seul de Gaulle avait des chances pour le pouvoir car il était seul à être populaire, mais que sans l'appui du centre il perdrait vite ses possibilités d'action. François de Wendel avait lui-même refusé d'aider une combinaison Chautemps, très appuyé par des groupes d'affaires et l'Amérique. Pour les collaborateurs qui prévoyaient le pire, il fallait noyer l'erreur personnelle, et les répercussions qu'une telle faute pouvait comporter pour eux à l'avenir, dans un malheur général et apocalyptique. Malgré la désinformation, les Français devinaient plus qu'ils ne pou- vaient suivre avec précision la progression anglo-américaine en Nor- mandie et en Bretagne. La grande question du mois d'août fut de savoir quel serait le sort de Paris, dont on craignait la destruction. Par où se replieraient les Alle- mands et par où passeraient les Américains ? se demandait-on. Les rumeurs les plus diverses circulèrent pendant quelques jours ; en juin, des informations totalement inexactes, qui venaient généralement de Vichy et des germanophiles, voulurent faire croire à un renverse- ment d'alliance entre la Russie et l'Allemagne ; nouvelle tenace qui, malgré l'offensive de l'armée soviétique fin juin, était reprise en juillet : la France était atomisée et devenait champ de bataille, souffrait dans sa chair, d'autant que les Allemands revenus de Russie commettaient de nombreuses exactions.

e L'effondrement de Vichy Le gouvernement de Vichy s'effritait. Les atrocités allemandes se mul- tipliaient, avec l'appui de la Milice. Jean Zay et Georges Mandel, anciens ministres de la IIIe République, étaient assassinés lâchement. Les résistants tuaient le secrétaire d'État à l'Information et à la Propa- gande, Philippe Henriot. Le 10 juin, le comble de l'horreur était atteint ; des éléments de la division SS « » pénétrèrent dans le bourg limousin d'Ora- dour-sur-Glane : ils exécutèrent les hommes et brûlèrent les femmes et les enfants dans l'église - le bilan s'éleva à 642 victimes. Tandis qu'une partie du gouvernement était partisan d'une lutte contre les Alliés, le maréchal Pétain et Pierre Laval cherchaient une formule de continuité pour le régime. Pétain aurait souhaité transmet- tre ses pouvoirs au général de Gaulle, Laval à Edouard Herriot. Des contacts furent pris au mois d'août avec Herriot, que l'on avait ramené de force à Paris ; mais celui-ci refusa de prendre une décision sans l'accord du président du Sénat, Jules Jeanneney. Hitler, informé de la manœuvre, décida d'arrêter Herriot, qui fut conduit avec sa femme près de Potsdam, d'où il ne fut libéré que le 24 avril 1945 par les troupes soviétiques ; de là, il fut emmené à Moscou, où il fut accueilli par le général Catroux, ambassadeur de France. Herriot m'a souvent raconté sa libération par les troupes soviétiques. « À Moscou je fus accueilli, me disait-il en souriant, par le général Catroux, qui " connaissait " bien ma femme. » Le 20 août, ce qui restait du gouvernement de Pétain était emmené par les Allemands. Le 26, les FFI pénétraient dans Vichy. La fiction du gouvernement français se perpétua quelques mois encore à Sigma- ringen, dans un château sur le haut Danube. Pétain et Laval, prison- niers, eurent une attitude réservée, refusant de prendre des décisions et aussi de démissionner pour ne pas laisser le champ libre aux ultras de la collaboration. Né de la défaite de la France, le régime de Vichy mourait de la victoire interalliée. e La libération en Seine-et-Oise La résistance y avait commencé sous une forme modeste - des distri- butions de tracts antiallemands - dès août 1940. Puis des attentats, des sabotages, des souscriptions en faveur des résistants, des dépôts de gerbes sur les tombes des aviateurs alliés tombés au combat, l'aide apportée aux évadés et aux réfractaires du Service du Travail obliga- toire avaient montré les sentiments de la population. Bien que le maire de Versailles, Henry-Haye, ait été l'ambassadeur de Vichy auprès de Roosevelt aux États-Unis de 1940 à 1942, puis qu'il soit revenu en France, toujours fidèle au maréchal Pétain ('), bien que les maquis ne se soient développés que tardivement en raison de la pénurie d'armes, à la mi-juin 1944 plusieurs milliers de FFI se répartissaient entre huit organisations clandestines sous le commandement du lieutenant-colo- nel Louis Pastor, représentant le colonel Henri Roi-Tanguy, chef de la région Île-de-France. Sur le plan militaire, le département entra dans la zone des combats le 15 août, lorsque les premiers éléments américains y pénétrèrent. Dès lors, les FFI donnèrent toute leur mesure, soutenant les forces de Patton et la 2e division blindée du général Leclerc (Z). Dès le 15 août, les unités allemandes cantonnées au sud-ouest et au sud-est de Versailles avaient commencé à se replier, multipliant les destructions. Les agressions contre les biens et les personnes étaient courantes : les Allemands assassinaient sans raison. Le 24, le général Leclerc occupait déjà Saclay, Jouy, Palaiseau, Vélizy et Villacoublay. Vers 11 heures, les Allemands plaçaient des blindés et des obstacles antichars dans les grandes artères de Versailles. En soirée, la fusillade était intense et les dernières unités allemandes refluaient vers la capi- tale dans la nuit, tandis qu'une partie de la population était réfugiée dans les caves. Les premiers éléments de la 2e DB étaient à Versailles le 25 août à 10 heures. Partout les mêmes scènes se déroulaient : des exactions sont com- mises, des mairies sont occupées ; un milicien qui refuse de se laisser appréhender par les FFI est fusillé ; le maire de Draveil l'est aussi. Des

(1) Cf. ses Mémoires ; la Grande Eclipse franco-at?iéHcaine, Plon, 1971. (2) Instant d'histoire du temps présent, 72 AJ 193 et 194. heurts violents mettent aussi aux prises FFI et FTP. Des femmes qui ont eu des relations avec les troupes d'occupation sont tondues et on leur appose des croix gammées sur le front ou sur les joues. L'épura- tion commence, souvent anarchique, parfois excessive: 26000 per- sonnes vont être arrêtées. La libération totale du département ne sera acquise que le 31 août, avec le départ des Allemands de Persan-Beaumont. e Vers la libération de Paris Je notais dans mes carnets, tenus régulièrement à jour durant cette époque : « Nous étions à l'ancre en pleine mer avant d'aborder une contrée nouvelle dont nous soupçonnions la nature, faite de progrès, de mouvement et de découvertes. » En août, les visages étaient détendus, rieurs. Paris était en voie de libération. Les épisodes cocasses alternaient avec les actions héroïques. L'humanité donnait à la fois le meilleur et le pire d'elle-même. On commençait à discuter de la composition du prochain Parlement, du poids respectif des forces militaires et politiques en présence. Alors que depuis 1942 on parlait le plus souvent des succès de l'armée sovié- tique, l'immense réussite du débarquement anglo-américain renversait les valeurs et frappait profondément les esprits. Le 15 août, il n'y avait plus de gaz ni d'électricité - sauf de 22 h 30 à minuit -, ni de police - en grève -, ni de métro dans la capitale. Paris se transformait en une immense gare : partout des bagages, des voitures, des camions. Les Allemands offraient le spectacle du désor- dre et de l'indiscipline, revanche de 1940. Le 19, les premiers affrontements se produisirent sans que la popula- tion sache si Paris avait été déclaré « ville ouverte ». Alexandre Parodi, commissaire délégué du Gouvernement provisoire, avait placé les forces de la Résistance sous les ordres du colonel Roi-Tanguy. On apprenait le débarquement de Provence. Dans la nuit du lundi 14 au mardi 15, débarquaient les commandos d'Afrique entre Cavalaire et Le Lavandou. L'opération Dragon était déclenchée. 1 200 navires, dont 35 frappés à la croix de Lorraine, s'approchaient de Provence, soutenus par les avions venus de Corse, transformée en plate-forme aérienne. 30000 Français participaient à l'opération. e Paris libéré La situation, pendant ces journées, fut extrêmement confuse ; les FFI combattaient les restes de l'occupation allemande. Le 22 août, on commençait à vendre des journaux qui n'avaient pas paru durant l'Occupation. Jean-Paul Sartre, dans ses articles de Combat, écrivait : « Les accro- chages avaient lieu partout, mais de manière discontinue, avec des îlots de calme total, des baigneurs sur les berges de la Seine, des passants s'abritant patiemment en attendant qu'une fusillade se calme. » Le 23, l'appel à l'insurrection était lancé. Le lendemain, l'enthou- siasme, l'élan, la ferveur politique étaient unanimes... Des femmes, têtes rasées, le front marqué par une croix gammée, étaient suivies par la foule en liesse. Les cloches sonnaient à toute volée, les fenêtres s'ouvraient sur des drapeaux français et alliés, on pleurait de joie, on applaudissait les Forces françaises de l'Intérieur qui désarmaient les Allemands. On chantait la Marseillaise. On s'embras- sait dans les rues. Les heures vécues le 25 commençaient d'effacer les souffrances, les humiliations et les tristesses des dernières années. Les premières voi- tures blindées américaines surgissaient sous un soleil éclatant. Les troupes du général Leclerc étaient arrivées par Sèvres et par les portes de Saint-Cloud et d'Orléans, et les jeunes filles et les femmes se jetaient au cou des libérateurs. Je revois encore les premiers blindés américains au coin de la rue de la Pompe et de l'avenue Henri-Martin ! Si l'on avait su que ce cauchemar qui prenait fin allait durer quatre ans, aurait-on eu le courage de le supporter ? se demandaient certains. La fête était troublée par des coups de feu meurtriers d'Allemands en civil ou de miliciens. Et cela dura plusieurs jours. Le 25, la capitale était libérée après une semaine de combats. Il y avait eu 1 500 Français et 3 200 Allemands tués. Hitler voulait détruire la ville. Le commandant allemand de la place de Paris, le général Die- trich von Choltitz, influencé par le consul général de Suède Raoul Nordling('), ne se plia pas aux ordres déments de Ftihrer : le 25, à 15 heures, il signait avec Leclerc et Roi-Tanguy l'acte de reddition des troupes allemandes. Le général de Gaulle arrivait à 19 h 30 à l'Hôtel de Ville, où il était reçu par les membres du Conseil national de la Résistance et par ceux du Comité parisien de Libération. À Georges Bidault, qui lui deman- dait de proclamer la République, il répondait : « La République n'a jamais cessé d'exister. » Cette rencontre symbolique mettait fin à la séparation de la Résis- tance intérieure et du Gouvernement provisoire, après quatre années au cours desquelles la souveraineté de la France avait été contestée, quatre années où les Français s'étaient déchirés. De Gaulle se méfiait de la Résistance intérieure. Il se réclamait d'une conception autori- taire : la Résistance, elle, était en partie révolutionnaire. Philippe Bar- rès m'avait dit lors de nos retrouvailles en septembre 1944 : « Si vous saviez le mal que nous avons eu à faire dire " Vive la République " par

(1) Ce même Nordling avait évité la déportation des prisonniers français de Paris et de la banlieue. Cf. Robert Aron : Histoire de la libération de la France, juin 1944-mai 1945, Fayard, 1959. de Gaulle ! » Très vite il apparut que ces deux tendances ne pouvaient coïncider, car il y avait malentendu sur le sens du nouveau régime. e Les 25 et 26 août Mais, pour l'heure, les Parisiens étaient unanimes. Libérés par les troupes du général Leclerc, ils manifestaient leur enthousiasme. Georges Bidault, président du Conseil national de la Résistance, accueillait le général de Gaulle par ces paroles : « Aujourd'hui, la Résistance en uniforme et la Résistance sans uniforme se retrouvent autour de l'homme qui, le premier jour, a dit non. » Georges Marrane, communiste, au nom du Comité parisien de Libération, proclamait lui-même la fierté du peuple parisien de recevoir celui « qui a tenu haut et ferme dans la tempête notre drapeau tricolore ». Le lendemain, peu après 15 heures, le général de Gaulle, suivi des généraux Juin, Koenig et Leclerc et des personnalités civiles, passait en revue les troupes, place de l'Étoile, où étaient alignés les chars de la division Leclerc. Le chant de la Marseillaise, les honneurs rendus au Soldat inconnu précédaient une minute de silence, sous un magnifi- que soleil. Puis le chef de la France libre, entouré des membres du Conseil national de la Résistance, descendit lentement les Champs-Élysées, acclamé par les ovations frénétiques des Parisiens. Arrivé place de la Concorde, le général de Gaulle monta dans son auto, pour se rendre à Notre-Dame. Des coups de feu partis de cer- tains toits retentissaient un peu partout. S'agissait-il de miliciens tra- qués, de soldats allemands isolés ? En tout cas, il y eut des morts et des blessés. Et les tirs se renouvelèrent quand le cortège arriva près de Notre-Dame ; à 16 h 15, au milieu des détonations et de la chasse à l'homme, le Général, calmement, entonna le Magnificat, faisant preuve d'un grand sang-froid. Les fusillades se poursuivirent dans la soirée, et de 11 heures à minuit un raid aérien allemand fit 175 morts et 700 blessés. Au soir du 26, je notais que l'on se sentait comme un aveugle qui recouvrait la vue. La manifestation des Champs-Élysées avait eu un côté improvisé qui faisait dire à Paul Valéry que « c'était un mélange de 1848 et d'Hollywood ». Les dégâts occasionnés à Paris avaient été finalement limités : si la place Vendôme était intacte, la place de la Concorde sentait encore la bataille. Au Ritz, les drapeaux et les offi- ciers français et américains avaient remplacé les emblèmes à croix gammée et les uniformes de la Wehrmacht. Dans les jours qui suivirent, la joie profonde, la certitude de vivre des moments historiques se mêlaient parfois à un sentiment de malaise. On reconnaissait des jeunes femmes qui, pendant quatre années, avaient côtoyé les occupants et qui désormais arboraient des robes tri- colores (1). Dans certaines familles, on se vantait de façon cynique d'avoir eu un représentant de chaque côté. Certains furent ainsi libérés des prisons françaises par un frère, voire un fils, qui servait dans les armées alliées. Cette journée mémorable avait consacré des retrouvailles et une unité longtemps espérées. Mais l'organisation des pouvoirs publics était antérieure à cette date : elle résultait d'une ordonnance prise par le Comité français de Libération nationale le 21 avril 1944, après avis favorable de l'Assemblée consultative du 27 mars.

La mise en place des institutions Le renouveau de la vie politique métropolitaine fut conditionné par l'ordonnance du CFLN en date du 21 avril 1944 dont nous avons parlé. Il y était stipulé que « le peuple français déciderait souverainement de ses futures institutions » par le moyen d'une Assemblée consti- tuante élue au plus tard un an après la libération complète du terri- toire. Les anciens conseils municipaux et généraux, épurés des colla- borateurs, seraient rétablis tandis que seraient institués des comités départementaux de libération, composés de représentants de chaque organisation affiliée au CNR. Dans le cadre national, le gouvernement provisoire et l'Assemblée consultative d'Alger devaient se transporter en France ; l'Assemblée étant alors complétée par des délégués des organisations adhérentes au CNR. Pratiquement, en de nombreuses régions, l'ordonnance du 21 avril 1944 n'était pas connue à la Libération et les comités locaux de libéra- tion, au lieu de rétablir les conseils élus en 1935, nommèrent les muni- cipalités ou se considérèrent comme le noyau central de la municipa- lité provisoire. En même temps se constitua une « garde civique et républicaine » qui n'obéit au gouvernement central que par l'intermé- diaire des comités de libération. Les commissaires de la République nommés par le gouvernement provisoire, qui s'étaient substitués aux préfets régionaux de Vichy, avaient de grandes difficultés à faire respecter l'ordonnance du 21 avril et à imposer la volonté du gouvernement. C'est dans les derniers jours d'août et le début de septembre 1944 que les membres du gouvernement arrivèrent à Paris, rendant possible un premier conseil des ministres le 2 septembre au soir. Le 5, quel- ques personnalités de la Résistance métropolitaine entraient au gou-

(1) Â un petit thé au milieu d'août chez Anne de Biron, 93, rue de l'Université, tienne de Beaumont avait stupéfié les quelques amis présents en soulevant le revers de sa veste auquel était accrochée une petite croix de Lorraine. FATH (Jacques) : 20, 346, FLORIOT (Me René) : 68, G 357-359. 454. GABIN (Jean) : 30, 32, 437, FAUCIGNY-LUCINGE (Jean- FLYNN (Errol) : 434. 439, 443, 444, 447. Louis de) : 342. FOCCART (Jacques) : 161, GABLE (Clark) : 434. FAURE (Edgar) : 103, 306. GABOR (Zaza) : 350. 116-120, 127, 134, 140-144, FOKINE (Michel) : 423. GABRIO (Gabriel) : 31. 150, 152, 155, 156, 158, GAËL (Josselyne) : 35. 164, 168, 172, 173, 179, FONTAINE (André) : 325. GAGARINE (Youri) : 497. 180, 182, 222, 227, 253, FONTAINE (Just) : 402. GAILLARD (Félix) : Ill, 152, 273, 274, 290, 326, 327, FONTANET Qoseph) : 309, 504. 156, 158, 159, 160, 168, 476. 185, 191, 192, 198, 208, FAURE (Maurice) : 126, 148, FONTEYN (Margot) : 424, 221, 223, 304, 327, 387. 152, 159, 205, 263, 274. 448. GAINSBOURG (Serge) : 414. FAURE (Renée) : 28, 30. FORBES (lord Arthur) : 329. GALL (France) : 414. FAURE (Gabriel) : 422, 538. FOREST : 463. GALLOIS-MONTBRUN (Ray- FAUVET (Jacques) : 119, 126, mond) : 26. 267, 272, 460. FORGEOT Qean) : 213. FORGET (Eugène) : 394. GALTIER-BOISSIÈRE (Jean) : FAVALORO (R. G.) : 517. 40. FORLANI (Remo) : 432. FAVIER (Paul) : 451. GAMBIEZ (général Fernand) : FAVRE LE BRET (Robert) : FOSSEY (Brigitte) : 438. 239, 240. 379. FOUCAULT (Michel) : 334. GAMELIN (général Mau- FAWZIA (princesse) : 345, FOUCHET (Christian) : 180, rice) : 192. 353. 284, 290, 309. GANAY (marquise de) : 339. FAY (Bernard) : 41. FOUCHET (Max-Pol) : 464. GANCE (Abel) : 31, 379. FAYAT : 310. FOUQUE (Antoinette) : 369. GANEVAL (général) : 162. FELLINI (Federico) : 434, FOURASTIÉ (Jean) : 386, GARAT (Henri) : 32. 446, 450. 534. GARAUDY (Roger) : 149. FELS (comte de) : 478. FOURCADE (Jacques) : 123. GARCIA (Félix) : 89. FELS (comtesse de) : 338. FOURCAULT DE PAVANT : GARÇON (Me Maurice) : 529. FELTIN (cardinal) : 531. 60. GARDEL (Carlos) : 331. FÉRAUD (Louis) : 362. FOURESTIER (Louis) : 421. GARDES (colonel) : 242. FERDINAND (Roger) : 19, GARDNER (Ava) : 435. 343. FOURNIER (Marcel) : 384. FRANCIS (Ahmed) : 243. GARAT (Pierre) : 165, 291. FERDONNET (Paul) : 37, 454. GARFUNKEL (Art) : 409. FRANÇAIX Qean) : 26, 418. FERMI (Enrico) : 486, 487. GARLAND Oudy) : 435. FRANCEY (Micheline) : 32. FERNANDEL (Fernand Con- GARNIER (Tony) : 378. tandin, dit) : 32, 416, 437, FRANCO (général Francisco) : GARRIGUES (Albert) : 462. 443, 446. 551. GASCOUIN (général) : 339. FERRAT (Jean) : 413. FRANÇOIS (Claude) : 410. GASSER (Jules) : 86, 87. FERRÉ (Léo) : 331, 407, 409. FRANÇOIS-PONCET (André) : GAUGUIN (Paul) : 466. FEUILLÈRE (Edwige) : 30, 173, 186, 195, 197, 198, GAUDART D'ALLAINES (Fran- 31, 428, 437, 443, 444. 261, 315, 341, 528, 532, çois de) : 521. FEYDER (Jacques) : 31. 534. GAUL (Charly) : 400. FHURER (Lucien) : 35. FRÉDÉRIC-DUPONT GAULLE (Charles de) : 10, FlGL (Leopold) : 196, 55 1. (Édouard) : 118. 46, 52, 53, 56, 61, 62, 64, FILIPACCHI : 34. FRENAY (Henri) : 44, 47, 66, 65, 69, 70, 73, 78, 80-82, FILIPACCHI (Daniel) : 410, 83, 185. 87, 90, 92, 97, 101, 103, 460. FRESNAY (Pierre) : 29, 30, 32, 104, 110, 111, 113, 118, FILIPPI (Jean) : 207. 61, 430, 433, 444. 125, 141, 145, 155, 157, 159-169, 171, 172, 174, FINALY (famille) : 123, 124, FREY (Roger) : 221, 244, 265. 555. 176, 214, 217-227, 230-253, FREY (Sami) : 448. FINI (Leonor) : 346, 421, 465. 255-262, 266, 267, 269-282, FRIEDAN (Betty) : 369. 285-288, 292-300, 301-303, FLAMANT (Georges) : 31. FRIOL (Henri) : 94, 178, 189. 306, 309-328, 367, 398, FLEISCHER (Richard) : 436. FRANCE (Henri de) : 464. 443, 463, 503, 509, 531, FLEMING (Alexander) : 512. 543, 547, 556, 559. FUGAIN (Michel) : 414. FLERS (Robert de) : 343. GAULTIER (Paul) : 339, 534. FLOHIC (François) : 299. FULLER (Samuel) : 435. GAUSSEN (M. et Mme) : 345. FLOIRAT (Sylvain) : 460. FUNCK-BRENTANO (Chris- GAUTIER (Jean-Jacques) : 428, FLON (Suzanne) : 430. tian) : 452. 432, 451. FLOREY (Howard Walter) : FUNÈS (Louis de) : 416, 431, GAXOTTE (Pierre) : 532. 512. 439, 442, 447. GAY (Francisque) : 65, 77, 78, FLOREY (Robert) : 443. FORSTENBERG (Ira de) : 348. 451. GAZIER (Albert) : 162, 268. GODARD (Jean-Luc) : GUÉROULT (Martial) : 533, GEESINK (Anton) : 399. 440-442, 448. 535. GEISMAR (Alain) : 285. GODDET (Jacques) : 400. GUÉTARY (Georges) : 24, GÉLIN (Daniel) : 30, 444, GOEBBELS (Joseph) : 375. 419, 446. 449. GOERG (Édouard) : 466. GUGGENHEIM (Peggy) : 340. GEMINIANI (Raphaël) : 100. GOERING (Hermann) : 21, GUICHARD (Olivier) : 78, GENÉBRIER (Roger) : 210. 26, 36, 173, 375. 161, 165, 292, 543. GENET (Jean) : 432. GOITSCHEL (Christine et GUICHARDAN (Roger) : 462. GENEVOIX (Maurice) : 529, Marielle) : 402, 403. GUIGNEBERT (Jean) : 450. 532. GOLDMAN (Stéphane) : 331. GUILLAUMAT (Pierre) : 219, GENNES (Lucien de) : 522. GOMBAULT (Charles et 327. GEORGE V (roi d'Angle- Georges) : 451. GUILLAUME (géneral terre) : 346. GOMULKA (Wladyslaw) : Augustin) : 146, 180, 181. 211. GORGE VI (roi d'Angleterre) : GUILLAUME (baron) : 336. 354. GONTAUT-BIRON (comte de) : GUILLEVIC (Eugène) : 23. 341. GEORGES (Pierre, dit colonel GUIMARD (Hector) : 471. Fabien) : 14. GORR (Rita) : 421. GUIRINGAUD (Louis de) : GÉRALDY (Paul) : 25. GORSE (Georges) : 371. 198. GERBER (Eugène) : 40. GOSCINNY (René) : 462. GUITER (Jean) : 79. GERBIDON (Marcel) : 343. GOTLIB : 463. GUITRY (Lucien) : 427. GERLIER (cardinal) : 549. GOTTVALLÈS (Alain) : 399. GUI TRY (Sacha) : 21, 22, 29, GERMAIN (Paul) : 539. GOUIN (Félix) : 62, 78, 92. 35, 40, 61, 420, 425-428, GERSHWIN (George) : 415, GOULD (Florence) : 34, 338. 434, 443, 478, 561. 419. GOUYON (Mgr Paul) : 553. GUITTON (Henri) : 339. GERTHOFFEN : 262. GRANARD (lady) : 329. GUI1TON (Jean) : 339, 498, GHELDERODE (Michel de) : GRANDT (Mary) : 361. 529. , 432. GRANDVAL (Gilbert) : 182. GUTHRIE (Woody) : 409. GIACOBBI (François) : 152. GRANGIER (Gilles) : 443. GIACOBBI (Paul) : 105, 107, GRANT (Cary) : 434. H 111, 112. GRASSET (Bernard) : 62. HABSBOURG (Otto de) : 311. GIACOMETfI (Alberto) : 470. GRAVES (général Leslie Ri- HAEDRICH (Marcel) : 332. GIAP (général) : 176. chard) : 487. HAHN (Otto) : 486. GIDE (André) : 41, 332, 333, GRAVEY (Femand) : 30, 430. HAHN (Reynaldo) : 423, 538. 528. GRAVIER (Jean-François) : HAÏM (Victor) : 432. GIGNOUX (Claude-Joseph) : 478. HALBAN (Hans) : 486. 535. GRÉCO (Juliette) : 332, 408, HALEY (Bill) : 408, 409. GILLET (Guillaume) : 471, 414. HALIMI (Alphonse) : 397. 538. GREEN (Julien) : 432, 533. HALLSTEIN (Walter) : 307. GILLOT (Auguste) : 47. GREENE (Graham) : 425. HALLYDAY (Jean-Philippe GILSON (Étienne) : 528. GREFFULHE (comtesse) : 34. Smet, dit Johnny) : 409, GIONO (Jean) : 23, 443. GREGH (Fernand) : 529. 410. GIRARD DE CHARBON- GRÉGOIRE (Ménie) : 463. HAMBURGER (Jean) : 514, NIERES (Guy) : 197. GRELLO (Jacques) : 406. 515, 518, 523, 526. GIRARDOT (Annie) : 445, GREMII.LON (Jean) : 32. HAMIA (Chérif) : 397. 449. GRES (Madame) : 19. HANIN (Roger) : 449. GIRAUD (général Henri) : 46, 48. GREY (Denise) : 443. HARCOURT (Emmanuel d') : GREVILLE (Edmond) : 31. 300. GIRAUDOUX (Jean) : 29, 31, HARCOURT (Robert d') : 44, 33, 333, 340, 428. GROMAIRE (Marcel) : 466. GROMYKO (Andrei) : 316. 341. GIROUD (Françoise) : 440, 457. GROPIUS (Walter) : 471. HARDY (Françoise) : 410. HARDY (René) : 89. GISCARD D'ESTAING (Ed- GROUSSET (René) : 532. mond) : 153, 308, 534. GRUBER (Arthur) : 25. HARLAN (Veit) : 32. GISCARD D'ESTAING (Oli- GRUMBERG (Jean-Claude) : HARRINGTON (W. A.) : 514. vier) : 308. 432. HARRISON (George) : 408. GISCARD D'ESTAING (Valé- GRUNENWALD (Jean-Jac- HARVEY (sir Oliver) : 179. ry) : 158, 179, 243, 273, ques) : 419. HASSAN (Moulay, Has- 277, 278, 280, 282, 296, GUARESCHI (Giovanni) : 443. san II) : 1 8 1. 334, 541. GUEHENNO (Jean) : 23, 531. HAUSER (Gayelord) : 366. GIVENCHY (Hubert de) : 359. GUÉNA (Yves) : 288. HAWKS (Howard) : 435. GLENN (John) : 497. GUÉRIN (Pierre-Louis) : 409. HAYES (Bob) : 399. GODARD (colonel) : 242. GUERLAIN : 20, 362. HAYWORTH (Rita) : 353, 435.