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UNIVERSITE DE X - NANTERRE

DEPARTEMENT D'HISTOIRE

Laurent THERNISIEN

ERRANCES ET TOURMENTS D'UN INTELLECTUEL DE L'ENTRE-DEUX-GUERRES : PIERRE DRIEU LA ROCHELLE ET LE FASCISME

Mémoire préparé sous la direction de M. le professeur Philippe Levillain et de M. Eric Duhamel

2 1997

3 Introduction

Au même titre qu’en physique quantique l’expérimentateur influence le résultat de l’expérience, le chercheur en histoire altère le passé qu’il reconstitue, à travers le prisme de son esprit et, s’agissant d’histoire politique, de ses propres sensibilités en la matière. Aussi, lorsqu’on aborde la délicate question du fascisme est-il préférable, en gage de probité intellectuelle, de se situer par rapport à son sujet. Le choix d’étudier Pierre Drieu la Rochelle repose sur une double expérience. D’abord celle du lecteur d’aujourd’hui qui découvre, au hasard des rayonnages d’une librairie, quelques ouvrages de fiction d’un auteur inconnu et de talent, nommé Drieu la Rochelle1 ; ensuite celle du citoyen qui, ayant satisfait sa curiosité et découvert le parcours politique extrémiste de l’auteur, s’étonne et s’interroge. Comment un écrivain, au style original indéniable, a-t-il pu être à la fois artiste et fasciste ? Un lecteur peut-il apprécier l’œuvre de l’artiste et rejeter les idées politiques qui y transparaissent, lorsqu’elles heurtent les siennes ? Telles sont les deux questions dont procède notre étude. Mais pourquoi réécrire sur Drieu la Rochelle alors même que les articles, essais et études variés abondent, en comme à l’étranger ? En premier lieu, les circonstances actuelles, bien qu’adventices, influent sur le choix d’un tel sujet. En effet, nul n’ignore la progression récente et problématique pour la société française d’une extrême-droite qui s’inspire d’éléments puisés dans le fascisme (dans son acception la plus large), avec un parti phare – le Front National – qui n’est pas sans rappeler le Parti Populaire Français de l’entre-deux-guerres auquel Drieu la Rochelle adhéra. En conséquence il n’est pas inutile d’éclairer les jours de jadis pour mieux saisir notre époque, et notamment, pour ce qui concerne Drieu la Rochelle, il paraît important de reconstituer son parcours pour lever l’ambiguïté qui l’entoure et comprendre la fascination qu’il peut exercer. Car il possède la singularité d’être récupéré par la droite en tant qu’intellectuel, et en même temps “ sauvé ” sous réserve par la gauche en tant qu’artiste. Mais peut-on oublier l’homme de la collaboration au profit du seul écrivain ? Et finalement peut-on séparer l’homme et l’œuvre ? S’il est possible de lire certains romans (Le Feu Follet, par exemple) comme des ouvrages uniques séparés de l’auteur, en revanche l’étude de sa pensée rend irrémédiablement solidaires l’homme et l’ensemble de l’œuvre, selon une trame chronologique qui devrait enregistrer les permanences et les ruptures. En tout cas, c’est un fait, malgré ses prises de position expressément fascistes et son rôle pendant la seconde guerre – dont son suicide semble l’avoir absous – Drieu la Rochelle plaît, et ses romans et nouvelles sont réédités pour la plupart. Nous verrons que la mort volontaire de Drieu la Rochelle, au même titre que la folie de Nietzsche ou le départ de Rimbaud pour l’Abyssinie, s’inscrit comme une énigme que nous tenterons de déchiffrer. En second lieu, le foisonnement des divers travaux, passé au crible d’une critique comparatiste, laisse apparaître des lacunes. Pourquoi reprendre l’étude d’un sujet déjà bien labouré, sinon pour remédier aux carences des prédécesseurs ? Dressons succinctement un tableau non exhaustif de ces différents ouvrages2. En 1958 fut publié Pierre Drieu la Rochelle, livre de Pol Vandromme qui fit date dans la mesure où il constituait le premier ouvrage sur l’auteur. – Laissons de côté les essais littéraires de Bernard Franck, paru la même année, et de , paru en 1952 et dont nous reparlerons. Il faut rappeler que le nom de Drieu la Rochelle figurait en bonne place sur la liste noire des écrivains, établie par le Conseil National des Écrivains pendant l’épuration, et que la décennie qui suivit la libération plongea dans l’ombre l’œuvre de ces écrivains “ maudits ”. Ce n’est donc qu’en 1958, treize ans après la mort de Drieu la Rochelle, que parut l’essai biographique de Pol Vandromme ; il prolongeait logiquement la parution de la revue La Parisienne d’octobre 1955, consacrée à Drieu la Rochelle pour le dixième anniversaire de sa mort. Ignorant des sources aussi importantes que le Journal ou la Correspondance, il est aujourd’hui dépassé. Mais il initia une série de travaux sur l’homme et son œuvre. En 1959, Paul Sérant se livra à une analyse sur Le romantisme fasciste en comparant les œuvres de Drieu la Rochelle, Céline, Brasillach et quelques autres. Hélas, cette première étude sur Drieu la Rochelle et le fascisme demeure insuffisamment critique. L’auteur se borne souvent à une présentation des différences ou des points communs entre ces écrivains ; pour lui, la pensée de Drieu la Rochelle est unitaire et figée, mais il ne la restitue qu’à partir d’une fraction de l’œuvre essentiellement réduite aux articles politiques de Chroniques politiques et du Français d’Europe, c’est-à-dire pour la période 1934-1944. Quelques années plus tard, en 1972, Tarmo Kunnas s’interrogea à son tour sur les rapports de Drieu la Rochelle au fascisme. Son livre Drieu la Rochelle, Céline, Brasillach et la tentation fasciste n’approche Drieu la Rochelle qu’à travers les textes politiques et ne s’occupe nullement du contexte historique ou des événements de sa vie qui orientent sa pensée. Là encore, à cause de la comparaison entre les écrivains, le résultat demeure superficiel. L’ouvrage de Jean-Louis Saint-Ygnan, Drieu la Rochelle ou l’obsession de la décadence, dont le titre est un résumé significatif par son absence de nuances, a largement repris, douze ans après celui de Tarmo Kunnas, les idées de ce dernier. Entre temps, en 1963, , ancien combattant de la guerre d’Algérie, avait écrit un livre dans lequel la réhabilitation de Drieu la Rochelle virait à la tentative d’appropriation par la droite. Voir le titre suggestif : Drieu parmi nous. Le livre de 1977 de Jean-Marie Pérusat, intitulé Drieu la Rochelle ou le Goût du Malentendu, a le mérite d’apporter un regard très critique sur l’œuvre et la pensée de Drieu la Rochelle. On peut déplorer toutefois que les

1 Le journal d’un homme trompé, première prise de contact avec l’œuvre, est publié dans la collection Folio-Gallimard sans notice biographique. 2 Nous n’avons pu, dans le temps imparti pour une maîtrise, consulter l’ensemble des travaux réalisés sur Drieu la Rochelle. Nous n’avons retenu que les ouvrages en français, et parmi eux les plus importants ou ceux que la présente étude concurrence ou complète. Se reporter à la bibliographie pour les références précises.

4 aspects biographiques et psychologiques soient totalement délaissés. La thèse s’en ressent puisqu’elle transforme Drieu la Rochelle en un personnage machiavélique qui, dès vingt ans, manipula ses lecteurs pour entretenir le malentendu et se composer un destin. Ce qui fait peu de cas des hésitations et des évolutions de l’homme. L’année 1978 a vu la publication de deux ouvrages concernant Drieu la Rochelle. D’abord l’intéressant essai comparatif de Julien Hervier, Deux individus contre l’histoire : Drieu la Rochelle, Ernst Jünger, qui éclaire d’un jour neuf la personnalité de l’écrivain français. Ensuite la lourde biographie de Dominique Desanti, intitulée Drieu la Rochelle ou le séducteur mystifié (devenu en 1992 : Drieu la Rochelle : du dandy au nazi, raccourci plutôt caricatural), tâche qui n’a pas été exécuté avec un sérieux sans failles. Sa bibliographie reprend ainsi à l’identique celle donnée par Frédéric Grover, y compris toutes les erreurs (certains articles cités n’existent pas, ou quelques dates sont erronées). L’étude proprement dite est davantage une analyse de l’homme que de ses œuvres ou de ses idées ; elle s’appuie principalement sur des témoignages oraux, dont la fiabilité n’est jamais garantie dès que les protagonistes sont interrogés plusieurs années, voire plusieurs dizaines d’années après les événements, et à plus forte raison quand les versions sont contradictoires. En outre, la biographie de Dominique Desanti pèche par défaut de preuves : souvent sans aucune références, son travail donne parfois l’impression d’être romancé jusqu’à la fiction. On l’aura compris, cette première véritable biographie, à cheval entre la confirmation et l’infirmation du personnage, est une vision bien personnelle de Drieu la Rochelle. Beaucoup plus solide est la biographie sobrement intitulée Drieu la Rochelle, parue un an après celle de Dominique Desanti et que l’on doit à Pierre Andreu et Frédéric Grover. Le premier, admirateur et ami de Drieu la Rochelle dès avant la seconde guerre (il milita à ses côtés au Parti Populaire Français), avait donné en 1952 un essai où il défendait sa mémoire et son œuvre ; le second, universitaire américain, avait également publié un ouvrage sur Drieu la Rochelle en 1963 (triptyque ainsi composé : vie, œuvre, témoignages). Leur travail commun donna un ouvrage de référence par son ampleur et par le sérieux de sa présentation. Toutefois, malgré les explications proposées sur les choix de Drieu la Rochelle, il s’agit d’une biographie d’homologation1 et non d’une analyse critique. En effet, même s’ils procèdent par recoupements, et même si on pourrait arguer que le fond des textes de Drieu la Rochelle est presque à chaque fois autobiographique, voire à peine romancé, les deux auteurs accordent un crédit entier à la sincérité de ces textes. Mais leur démarche imprécautionneuse est aussi fautive que l’excès inverse dans lequel est tombé Jean-Marie Pérusat, pour lequel Drieu la Rochelle n’est jamais sincère. En 1980 furent édités deux ouvrages secondaires, où le manque d’esprit critique se fait cruellement sentir : Drieu la Rochelle et la déchéance du héros, de Jean-Marie Hanotelle ; Drieu la Rochelle et le mirage de la politique, de Marcel Reboussin. L’un comme l’autre reprennent à leur compte et sans précaution les termes même de Drieu la Rochelle (le premier jusque dans sa conclusion...). Marcel Reboussin fournit par ailleurs l’exemple d’une erreur grossière, qui consiste à employer une citation extraite d’un livre de l’auteur et le concernant, pour l’appliquer sans réserve à celui qu’il était vingt ans plus tôt ! Une thèse d’histoire fut publiée en 1984, sous le titre Itinéraire d’un intellectuel vers le fascisme : Drieu la Rochelle, de Marie Balvet. Le moins que l’on puisse dire est que l’auteur n’a pas fait preuve d’une grande originalité ni d’un recul suffisant dans le choix de son titre, quand on sait qu’en 1934, au moment où Drieu la Rochelle se proclame fasciste, il publie Socialisme fasciste, livre dans lequel un chapitre s’intitule précisément « Itinéraire » et où Drieu la Rochelle tente de convaincre ses lecteurs de la logique des ses actions, de leur unité dans le temps sous la bannière fasciste, et ce depuis ses premiers écrits. Marie Balvet reprend l’idée de Drieu la Rochelle et la développe ; pour elle il est indubitablement fasciste, dès sa jeunesse, et elle rassemble toutes les citations qui étayent sa thèse... en ignorant purement et simplement les citations qui l’infirment. Sa thèse, au demeurant claire et argumentée, donne une image tronquée de Drieu la Rochelle. Elle force l’unité du personnage en passant sous silence ses contradictions. Cette remarque vaut d’ailleurs pour la plupart des travaux : l’œuvre de Drieu la Rochelle n’est pas un sac de citations dans lequel on peut piocher à sa guise pour reconstituer, par un puzzle commode, la pensée de l’auteur. Un excellent et monumental travail, Drieu la Rochelle ou la passion tragique de l’unité, essai sur son théâtre joué et inédit, que l’on doit à Jean Lansard, fut édité au cours de l’année 1991. Thèse de littérature à l’origine, cet essai de référence en trois volumes – dont un volume de bibliographie quasi exhaustive au moment de sa parution – se distingue par la rigueur de sa démonstration. Jean Lansard propose une analyse pertinente de la personnalité de Drieu la Rochelle, en restituant son schéma de pensée ainsi que ses hésitations, sur l’arrière-plan des événements. Mais, thèse de littérature oblige, il n’était pas question pour lui d’étudier la pensée politique de l’auteur et encore moins son fascisme supposé. Enfin, en mettant à part les ouvrages collectifs (Cahiers de l’Herne : Pierre Drieu la Rochelle, 1982, sous la direction de Marc Hanrez ; Drieu la Rochelle, écrivain et intellectuel, actes du colloque organisé en 1995, sous la direction de Marc Dambre) qui apportent des éclairages ponctuels parfois précieux, le dernier ouvrage en date concernant Drieu la Rochelle est celui de Solange Leibovici, paru en 1994 : Le sang et l’encre : Pierre Drieu la Rochelle. Une psychobiographie. Comme le titre le suggère, l’approche est psychanalytique, ce qui constitue une originalité marquante. Ce travail ambitieux, efficacement appuyé sur une vision historique du contexte de la vie de Drieu la Rochelle, privilégie l’explication psychanalytique, sans doute de manière trop exclusive. Et si elle offre des enrichissements certains, cette étude présente le défaut d’être plus interprétative qu’explicative. Contrairement à ses prédécesseurs, Solange Leibovici a bénéficié de la publication en 1993 de la Correspondance avec André et Colette Jeramec, jusque là restée secrète. Cette source importante remet en cause la présentation de la jeunesse de Drieu la Rochelle, faite dans la principale biographie, celle de Pierre Andreu et Frédéric Grover. De la même façon, la sortie en 1992 du Journal 1939-1945 a rendu caduc

1 Pour une réflexion sur les biographies se référer au chapitre de Philippe Levillain, « Les protagonistes : de la biographie », du livre suivant : Pour une histoire politique, sous la direction de René Rémond, Seuil, 1988.

5 nombre d’études (c’est le cas de celle de Marie Balvet), à l’exception de celle d’Andreu et Grover et de celle de Jean Lansard, qui avaient eu un accès privilégié à ce Journal. De ces divers travaux il ressort trois thèses principales rendant compte du rapport de Drieu la Rochelle au fascisme. Pour Andreu et Grover, il s’agirait d’une « conversion » au fascisme en 1934. – Par le choix de ce mot les deux biographes sont pris au piège de l’utilisation par Drieu la Rochelle du vocabulaire religieux. Autre thèse, celle de Marie Balvet ou de Jean-Marie Pérusat : pour eux, Drieu la Rochelle est prédisposé au fascisme dès sa jeunesse, et persiste sa vie durant ; c’est un « itinéraire » logique et inévitable. Enfin, plus nuancée que les précédents, Solange Leibovici parle d’« éléments fascistes » dans la jeunesse de Drieu la Rochelle, que le climat politico-social des années trente a cristallisés en un « fascisme authentique ». Un des buts de notre étude sera de vérifier la validité de ces thèses. Pour ce faire, il est impératif de préciser la démarche méthodologique que nous envisageons. Notre propos n’est pas d’écrire une biographie complète de Drieu la Rochelle, mais une biographie politique qui répondît aux questions posées en préambule. Il faut essayer de s’approcher le plus près possible de l’homme pour restituer sa pensée, car que serait l’histoire des idées si elle ne montrait pas leurs interactions avec les événements, sinon une fraction réduite et abstraite du passé que l’historien entend reconstruire ? Par conséquent, pour montrer la réalité de l’engagement fasciste de Drieu la Rochelle, selon une perspective historique1, nous suivrons deux axes : restituer et critiquer. Laissant de côté les événements insignifiants ou les anecdotes accessoires, nous restituerons le canevas de la vie de Drieu la Rochelle en même temps que nous suivrons pas à pas l’évolution de sa pensée, qu’il sous-tend. Pour y parvenir, nous nous appuierons sur les données biographiques fournies par les études antérieures et nous analyserons avec un œil critique l’ensemble de la production écrite de Drieu la Rochelle. Celle-ci est constituée de sources nombreuses ; bien que de formes différentes elles sont toutes littéraires. Il s’agit de sa correspondance, de ses fragments de carnets ou de journal, de son journal 1939-1945, de ses articles dans la presse – repris ou non en volumes –, de ses essais, de ses fictions (romans, nouvelles), et enfin de ses poésies et pièces de théâtre. Par ailleurs, pour disposer d’un éclairage indirect sur l’œuvre et la personnalité de Drieu la Rochelle, nous aurons recours à un choix d’articles et d’ouvrages (Mémoires, correspondances, œuvres littéraires, etc.) de ses contemporains. Il est entendu que nous mettrons en rapport l’évolution propre à Drieu la Rochelle et celle de son époque. Quelle est la fiabilité des différentes sources ? La valeur testimoniale des documents personnels – non destinés à la publication, comme les fragments de carnet ou de journal et la correspondance – est supérieure à celle des œuvres de fiction. Le Journal 1939-1945, dont on peut penser à juste titre qu’il n’est pas un véritable journal intime mais une œuvre à part entière que Drieu la Rochelle destinait à être lue, sera pour cette raison traitée avec une méticuleuse circonspection. Les œuvres de fiction, dans lesquelles l’auteur choisit fréquemment un porte-parole pour exprimer ses idées (ou plusieurs lorsqu’elles sont contradictoires), seront analysées par rapport à la vie de Drieu la Rochelle. Nous verrons ainsi que certains textes visent à la libération d’une expérience vécue par sa narration, tandis que d’autres sont la projection de désirs frustrés, quand les deux mécanismes ne se rencontrent pas simultanément à l’intérieur d’un même texte. Nous confronterons chronologiquement les sources entre elles pour rendre leur utilisation optimale. Seules l’enfance et l’adolescence, par manque de sources, seront tributaires des uniques souvenirs romancés de Drieu la Rochelle. Avant d’entrer dans le vif du sujet, interrogeons-nous sur sa définition. Drieu la Rochelle, qui n’a jamais exercé de véritable métier, est un littérateur. Légitimement on peut le qualifier d’“ intellectuel ”, c’est-à-dire quelqu’un qui réfléchit sur des aspects de la vie des hommes (société, philosophie, art, psychologie, etc.) et qui propose des explications et éventuellement des projets. A-t-il été un penseur du fascisme – comme on le présente souvent – ou n’a-t-il été qu’un artiste qui s’adonnait au journalisme, à l’histoire et à la politique ? Pour répondre à cette question nous confronterons les idées de Drieu la Rochelle sur le fascisme à la définition opératoire que nous avançons ici2. Le fascisme, dans son sens premier et restreint, qualifie le régime italien de 1922 à 1945. Cette définition simple et rigoureuse est secondaire pour notre propos. Que faut-il entendre par “ fascisme ” dès que l’on étend le concept à la doctrine qu’il désigne ? Et existe-t-il un fascisme ou des fascismes ? Reprenons. Nous disons doctrine et non théorie, car le fascisme n’est pas un système d’idées cohérent, logique, dogmatique. Il ne peut se définir, en tant que doctrine, que reconstitué (sorte d’idéal-type) à partir des points communs rencontrés dans les régimes, les groupements, les œuvres habituellement tenus pour fascistes. En réalité, le fascisme italien et le national-socialisme allemand sont des variantes locales et temporelles appliquées de cette doctrine ; ce sont en quelque sorte des fascismes “ indigènes ”. Doctrine et non idéologie, car le fascisme italien est défini précisément par une idéologie (assez floue, et seulement à partir de la fin des années vingt, entre les lois fascistissimes de 1926 et la définition donnée par l’encyclopédie italienne de 1932), tandis que le nazisme repose sur une conception du monde (weltanschaung) irrationnelle fondée sur l’ethnicité allemande (conception völkish, qu’on peut approximativement traduire par “ raciste et populaire ”) et le mythe de l’Aryen. La doctrine fasciste peut donc se résumer par les caractéristiques suivantes : nationalisme expansif, antiparlementarisme, antirationalisme, primat de l’action sur la pensée, antilibéralisme autant qu’anticommunisme, société hiérarchisée et autoritaire (avec un culte du chef), prépondérance de l’État avec usage du corporatisme, acceptation et utilisation de la violence (y compris sous la forme d’une guerre), effacement de l’individu devant la masse (qui est encadrée par un parti unique), unification du peuple par-delà les clivages sociaux, volonté de création d’un homme nouveau (par le recours aux mythes et à l’inconscient), importance accordée à la jeunesse, racisme biologique, souci de justice social affiché. Toutes ces conditions sont nécessaires pour pouvoir parler de fascisme, car aucune n’est

1 Pour remédier à l’unité artificielle souvent présentée par ses analystes nous n’oublierons pas, dans le cheminement politique de Drieu la Rochelle, les hésitations, les retournements, les incohérences, bref, l’histoire en train de s’accomplir. Il ne faut pas tomber non plus dans le travers rétrospectif, et lire un moment historique à la lumière des événements postérieurs. 2 Dans aucune des études sur Drieu la Rochelle il n’a été pris soin de définir le concept de fascisme.

6 suffisante. Mais le fascisme ne se définit pas seulement en tant que doctrine. Il est aussi une pratique qui, selon Pierre Milza1, se met en place en quatre étapes : _ lors de la première étape, un fascisme “ révolutionnaire ” et minoritaire apparaît dans un contexte de crise ; _ la deuxième phase voit la tentative de prise de pouvoir par les éléments fascistes ; ils sont obligés de s’allier avec les élites traditionnelles et doivent donc rassurer en calmant leurs éléments les plus virulents ; _ le fascisme au pouvoir constitue le palier suivant ; il passe par des compromis et donc des contradictions, et installe le totalitarisme2 pour réaliser sa doctrine ; _ le stade ultime assure le triomphe du totalitarisme. En Allemagne plus profondément qu’en Italie le fascisme fut réalisé jusqu’à cette dernière étape. La question qui se pose pour la France est de savoir quelle étape a été atteinte et dans quelle mesure, sans entrer dans la querelle touchant aux origines du fascisme. S’il est mensonger d’écrire que la société française de l’entre-deux-guerres ne connut pas le fascisme, force est de constater qu’il n’y fut pas mis en chantier mais fut le souhait d’une minorité. La propagation du fascisme est le fait de multiples groupes ou mouvements sans ampleur ou d’individus isolés (dont Drieu la Rochelle est souvent présenté comme le parangon ; nous verrons ce qu’il en est). Seul le Parti Populaire Français, avec ses 295 000 adhérents en janvier 1938, représente une tentative fournie et la plus aboutie (avant Vichy) pour implanter le fascisme sur le sol français. Les conditions économiques (la France est relativement moins touchée que l’Italie ou l’Allemagne par la crise), la spécificité démographique, la structure sociale et politique, l’appartenance des Français au camp des vainqueurs de la grande guerre, l’ancrage de la tradition démocratique et libérale, enfin l’ancienneté de l’unité de la nation expliquent sans doute l’absence d’essor d’un fascisme en France, qui aurait pris s’il s’était développé une forme particulière, typiquement française (plus proche de l’idéologie à l’italienne ou de la conception du monde à l’allemande ? Le cas Drieu la Rochelle nous renseignera). Reste le régime de Vichy. Du fait de l’effacement des élites politiques traditionnelles de la IIIe République, ce régime a subi la pression des collaborateurs, qu’ils fussent parisiens ou responsables vichyssois, c’est-à-dire de ceux qui occupèrent grâce à la « divine surprise » de la guerre les premiers rangs. Souvent revanchards, ces admirateurs du fascisme ou du nazisme, cette « nébuleuse fasciste » dont parle Philippe Burrin, ont poussé à la roue pour que Vichy accomplît le fascisme français. Mais là encore, l’aspect minoritaire des partisans du fascisme face au rejet croissant de l’opinion, le jeu des luttes de pouvoir et la pression allemande, outre les pesanteurs françaises (poids de l’Église et des conservateurs), n’ont pas permis la réalisation du fascisme. Malgré plusieurs tentatives, un parti unique d’envergure – armature essentielle du totalitarisme – n’est pas parvenu à s’étendre. Et même s’il y a effectivement dérive policière du régime de Vichy à partir de 1943, il semble bien que la France n’a vécu qu’une amorce incomplète de régime fasciste, dans le contexte exceptionnel de la guerre. Vichy fut une sorte de greffon fasciste qui n’a que grossièrement suivi les trois premières phases de l’installation du fascisme sans prendre sur l’ensemble de la société française. Le but de notre étude sera de mesurer l’évolution des idées de Drieu la Rochelle communes avec celles de notre définition de la doctrine fasciste, donc de mesurer son “ imprégnation fasciste ” (pour reprendre l’expression de Raoul Girardet), puis d’avancer les causes qui expliquent son choix pour ces idées. En définitive, il s’agira d’établir la réalité de son engagement (ses responsabilités, son influence en tant qu’intellectuel) et de vérifier s’il existe une période pendant laquelle il peut être qualifié de fasciste. Pour ce faire le plan chronologique semble le plus judicieux. Dans un premier livre : Quête d’une jeunesse, nous montrerons le parcours de Drieu la Rochelle depuis son enfance (naissance le 3 janvier 1893) jusqu’à ce qu’il se déclarât fasciste en 1934. Ce livre comprendra trois parties : de l’enfance à la guerre (1893-1919), l’effervescence des années folles (1919-1927), de l’indépendance à l’engagement (1927-1934). Le second livre, Triomphe de la mort, examinera le cheminement de Drieu la Rochelle3 jusqu’à son terme tragique : le suicide du 15 mars 1945. Il comprendra également trois parties : l’affirmation politique (1934-1939), le sursaut de la collaboration (1939-1943), la fin d’un rêve et la fin d’une vie (1943-1945).

1 Cf. l’introduction du Dictionnaire des fascismes et du nazisme, de Pierre Milza et Serge Berstein, Éditions Complexes, 1992. 2 « Le totalitarisme est une forme de dictature moderne adaptée au siècle des masses et utilisant pour agir toutes les techniques fournies par les moyens de communication contemporains : enseignement, presse, radio, propagande... » (Pierre Milza et Serge Berstein, op. cit., p. 12). On pourrait rajouter qu’il emploie tous les moyens de contrôle et de coercition, et qu’il s’applique à tous les domaines de la société et de la vie humaine, depuis la façon de vivre jusqu’à la façon de penser. 3 Dans le corps de notre étude nous utiliserons le nom raccourci Drieu en lieu et place du nom entier Drieu la Rochelle.

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Livre premier

Quête d’une jeunesse

Encore une fois, ce qui importe avant tout “ sur la terre comme au ciel ”, à ce qu’il semble, c’est d’obéir longuement, et dans un seul sens : à la longue il en sort et il en est toujours sorti quelque chose pour quoi il vaut la peine de vivre, vertu, art, musique, danse, raison, spiritualité, n’importe quoi de transfigurant, de raffiné, de fou, de divin.

Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal

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Première partie :

de l’enfance à la guerre (1893-1919).

9 Chapitre 1. Retour aux sources.

L’enfance de Drieu est la source de certains des thèmes qui joueront un rôle capital tout au long de sa vie. Dans Récit secret, écrit entre ses deux tentatives de suicide de 1944 et son suicide du 15 mars 1945, Drieu se penche encore sur son enfance1. Mais dans ce texte il n’en retient que les éléments qui peuvent s’inscrire dans le destin de suicidé qu’il veut nous proposer : sa nature « mélancolique, sauvage »2, portée à la « rêverie nostalgique »3 ; le spectacle du vieillissement de ses grands-parents, pour illustrer sa peur de la décrépitude de l’âge ; la solitude, qui est « le chemin du suicide, du moins c’est le chemin de la mort »4 ; sa prise de conscience de l’idée de suicide et sa première tentation avec un couteau pointé douloureusement contre son cœur – expériences bien précoces d’avant la huitième année ! Lorsqu’il publie son premier texte de prose, État civil, en 1921, Drieu nous décrit déjà son enfance, mi-surpris, mi-déçu de commencer par raconter si tôt ses mémoires : « Saurai-je un jour raconter autre chose que mon histoire ? »5. Pourtant, à la différence de Récit secret, État civil ne retient pas que les thèmes liés au suicide (le suicide n’y est même pas mentionné...), mais paraît être un essai d’éclaircissement de ce que Drieu doit à son enfance et à son adolescence dans la formation de sa personnalité. En nous appuyant sur ce texte, ainsi que sur tous ceux qui évoquent les mêmes périodes, nous allons extraire les caractéristiques significatives qui forment le contexte à partir duquel la pensée de Drieu a pris son envol. Drieu, au cours de son enfance, fait l’apprentissage de la peur : celle d’être délaissé par sa mère, ou bien celle qu’il éprouve avec les femmes du peuple auxquelles on le confie en l’absence de celle-là. Il faut noter que cette peur à double visage s’est retrouvée ensuite dans ses rapports aux femmes : la peur d’être délaissé par les bourgeoises – celles qu’on épouse ; la peur de la souillure avec les prostituées. Cette peur qui a marqué ses rapports amoureux, Drieu la trouve déjà dans l’amour qu’il porte à ses parents. Il précise – illustrant l’habituel complexe œdipien – que, de sa mère, il aimait « sa jeunesse, son sexe, son parfum, les grâces de sa tendresse » et « ses baisers plutôt que sa bonté »6. Tandis qu’il voyait rarement son père, qu’il le craignait « avec de lâches tendresses d’esclave qui secrètement chérit son maître »7. En 1943, il rajoute : « J’ai eu une horreur amoureuse pour mon père, un mépris attendri »8. On voit ainsi se dessiner deux traits essentiels, que nous retrouverons : d’une part la prépondérance de la sensualité dans le rapport aux femmes ; d’autre part l’ambiguïté face au principe d’autorité qu’incarne le père, mélange d’attirance et de répulsion trahissant l’insatisfaction et le déséquilibre. Le mariage disharmonieux de ses parents a pesé lourdement sur l’existence de Drieu. Dans Rêveuse Bourgeoisie, publié en 1937, il nous livre l’histoire de sa famille, fidèlement transposée9, avec le besoin manifeste de s’en libérer définitivement. Cette catharsis littéraire, il l’avait amorcée dès État civil, avec certes moins de succès : « Voici la fatale illusion littéraire à laquelle j’échoue : je trace ces pages pour fixer hors de moi tout ce dont je veux me séparer »10. Par un procédé qui n’est pas unique dans son œuvre, Drieu s’est peint dans Rêveuse Bourgeoisie sous les traits de deux personnages, ici frère et sœur (Yves et Geneviève), qui illustrent singulièrement une dualité intime chez l’auteur (même si celui-ci s’est inspiré de son grand amour, Beloukia, pour composer le personnage de Geneviève). Sous les noms d’Agnès et de Camille, il nous dépeint ses parents, en insistant sur les éléments de leur personnalité que l’hérédité transmet à leurs enfants. A travers Agnès et Camille nous découvrons ainsi, par l’intermédiaire transparent d’Yves et de Geneviève, un résumé de Drieu. Agnès est une petite-bourgeoise qui ne travaille pas, qui est rêveuse et paresseuse. Mais surtout elle fait preuve de faiblesse, car elle souffre de la désaffection de Camille – qui lui préfère son ancienne maîtresse qu’il a conservée malgré son mariage –, sans pouvoir rompre avec lui. Elle lui est trop attachée par la sensualité et par la crainte du divorce qui fait déchoir aux yeux de la société du début du siècle. Drieu ne s’étend pas trop sur cette faiblesse d’Agnès car, comme nous le verrons, au moment où il compose Rêveuse Bourgeoisie (il a alors plus de 41 ans) l’opinion qu’il se fait des femmes est arrêtée : la faiblesse est leur lot commun. Par contre, il nous présente Camille comme un être faible, qui usurpe par conséquent les qualités de virilité dont doit faire preuve un homme. Mais Camille est aussi un distrait et un rêveur. En outre, il est sensuel et plutôt paresseux. Parce que Yves est le fils de Camille il possède à peu près, à son grand regret, les mêmes traits que son père, ainsi que l’explique Yves lui-même11. Il est donc lui aussi faible et paresseux, mais c’est principalement un rêveur. Quant à Geneviève, qui dans la seconde partie du roman devient la narratrice, Drieu lui fait dire : « Le décrivant [Yves], je me décris »12, indiquant par-là clairement le mécanisme de

1 « Non pour la raison qu’on y trouve toutes les causes, mais pour celle-ci que l’être est tout entier dans son germe et qu’on trouve des correspondances entre tous les âges de la vie » (Récit secret, p. 477). 2 Ibid. 3 Ibid., p. 481. 4 Ibid. 5 État civil, p. 9. 6 Ibid., p. 31 pour les deux citations. 7 État civil, p. 32. 8 Confession, texte inédit non consulté ; tous les extraits cités proviennent de : Pierre Andreu, Frédéric Grover, Drieu la Rochelle, Hachette, 1979 ; ici p. 26. 9 Pour les correspondances entre la vie et l’œuvre ou les informations biographiques complémentaires, cf. Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit. 10 État civil, pp. 136-137. 11 « Je suis un lâche comme toi, je suis ton fils. J’ai toujours eu horreur de toi, toujours peur de toi. Je m’étais juré de ne pas te ressembler. Il me semblait que je te haïssais trop pour te ressembler. Mais c’est impossible, je suis vaincu ; déjà je te ressemble » (Rêveuse Bourgeoisie, p. 288). 12 Ibid., p. 260.

10 transposition entre le frère et la sœur1. Celle-ci est également faible, mais elle hérite plutôt de sa mère, selon la logique héréditaire de Drieu. Dans État civil, parlant de lui-même sous le masque léger d’un personnage nommé Cogle, Drieu précise l’origine de sa propension à la rêverie, là où Rêveuse Bourgeoisie n’y fait qu’allusion : « L’état de rêve le plus entier, le plus béat, fut celui où m’enfonça pour des années la lecture » qui « dévora peu à peu ma vie »2. Déjà, avant qu’il ne sût lire, Drieu avait rêvé de Napoléon, à partir d’albums illustrés – le « démon de la lecture » ne faisant que stimuler sa « ferveur enfantine », sa « passion » pour le grand homme3. Napoléon est pour Drieu enfant un modèle qui, davantage que son propre père, incarne la force – la force positive, non destructrice4. Si Rêveuse Bourgeoisie nous dépeint les grands-parents de Drieu, ce roman ne développe que ce qui est concentré dans État civil : ses grands-parents maternels ont eu une influence notable sur Drieu (il a très peu vu les autres), par l’éducation qu’il a reçue d’eux. D’un côté, il y a le grand-père, extraordinairement peureux, qui protège l’enfant au point de l’inhiber. À l’opposé, la grand-mère, qui compte sur son petit-fils (unique jusqu’à la naissance de Jean, dix ans après celle de Pierre) « pour la dédommager de ses déceptions, de ses manques à vivre », ne lui parle « que de vigueur et d’audace »5. Elle le prévient de la nécessité d’épanouir son corps, sans lui laisser pourtant l’opportunité de le fortifier.6 Bref, comme les parents, les grands-parents maintiennent Drieu dans un univers cotonneux où les paroles de la grand-mère stimulent l’imagination mais pas le corps. C’est par ailleurs sa grand-mère qui lui offre ses premiers livres (des épopées napoléoniennes). Ils prolongent son goût pour l’héroïsme, même si la découverte de la Bibliothèque rose le nuance de sa touche tendre ou sentimentale. Vient ensuite le Journal des Voyages, auquel on l’abonne pour plusieurs années. À chaque fois, Drieu reprend et prolonge dans ses jeux les aventures qu’il a lues, même s’il y fait « preuve de peu d’invention »7, se décrivant comme il décrit Camille, c’est-à-dire en quelque sorte en rêveur velléitaire. En outre, ses jeux d’intérieur, qui selon lui ont favorisé l’inertie de ses muscles, sont solitaires. En 1921, il reproche à ses parents de l’avoir « confiné dans la solitude », sans lui avoir donné de compagnon de jeu – frère ou camarade –, et il note : « me nourrissant de rêves, je me contentais de moi-même »8. En 1943, le constat reste valable, même si l’amertume envers ses parents s’est dissipée9. Lorsqu’en octobre 1901 Drieu entre à Sainte-Marie de Montceau, collège où il fréquente des fils de riches bourgeois, il retrouve la peur, sociale cette fois, avec la découverte des autres. Toutefois, il s’acclimate progressivement à ce nouvel environnement. Et, après un an ou deux, au moment de la récréation de midi, c’est lui qui s’impose comme chef10. Mais s’il s’impose c’est par la ruse, jamais par la vigueur physique, car il est « maladroit et faible »11. Aussi, dès que les autres enfants s’en rendent compte, dès qu’il est contesté il perd sa position de chef. Il lâche alors « le prestige du héros » pour goûter aux « joies de la sainteté »12, en devenant le premier de la classe, ce qui lui permet d’exercer un rôle de mentor auprès des plus faibles. Cependant, bien que fasciné au départ par ce nouveau rôle, il s’en lasse et abandonne sa place de premier dès qu’on la lui dispute. (Au passage, notons ici qu’État civil mentionne une des premières alternatives cruciales pour Drieu : l’héroïsme ou la sainteté). Quand un rival se lève, plus costaud mais moins intelligent que lui, Drieu l’affronte aux poings, aussi bravement qu’inefficacement, et il est vaincu, non sans jouir « avec une fureur aveugle d’être dans une action et d’être sûr d’aller jusqu’au bout »13. Ne manifeste-t-il pas, pour nous qui connaissons son engagement ultérieur, une troublante prédisposition au fanatisme ? D’autant que, quelques pages plus loin, il évoque un « fanatisme désespéré »14 – même s’il a écrit ces phrases en 1921, c’est-à-dire après l’expérience de la guerre... Avant d’aborder l’adolescence de Drieu, arrêtons-nous sur une expérience singulière qui émerge de son enfance. C’est l’épisode « Bigarette », du nom de la poule qu’on lui offre et qu’il fait mourir à force de soins excessifs15. Par ce

1 Citons le passage suivant qui éclaire le parallélisme des personnages : « Je [c’est Yves qui parle] suis paresseux, Geneviève, maintenant je peux bien me l’avouer. Je suis comme papa, car au fond c’est un paresseux. Toi, non... — Oh ! moi, je lis des romans du matin au soir. Il me regarda avec une rage soudaine. — Nous sommes pareils, tous, tous...» (Ibid., p. 284). 2 État civil, p. 49. 3 Ibid., p. 37 pour les trois citations. 4« Il était si bon, si fort. Quelle douceur de se confier à sa toute-puissance. Voici le seul Dieu que j’ai connu, le seul Dieu que j’ai vu de mes yeux : aussi je l’ai chéri. Je rêvais langoureusement à ses gestes de brutale tendresse » (ibid.). Et Drieu rajoute, lapidaire : « J’ai connu Napoléon avant la France, avant Dieu, avant moi » (ibid.). 5 Ibid., p. 46 pour les deux citations. 6 « Dans le cours d’une promenade un instant après qu’elle m’avait répété quelque sentence belliqueuse, elle poussait des cris en voyant que je m’exposais à un risque infime, elle me rappelait auprès d’elle pour que nous reprenions le rêve de mon avenir en toute tranquillité » (État civil, p. 46). 7 Ibid., p. 60. 8 Ibid., pour les deux citations. 9 « J’étais fils unique, je n’avais ni frère ni sœur, pour me battre, me mordre, me contredire, me menacer, me contester. Quant à neuf ans j’entrai au collège, j’étais déjà une petite chiffe délicate. Je n’avais, je crois bien, jamais joué avec un autre enfant » (Confession, op. cit., p. 29). 10 « Je faisais désigner un autre chef avec qui je partageais les camps. Par des plaisanteries, des cajoleries ou des insultes, je les obligeais à accepter nos choix, mon choix » (ibid., p. 82). 11 Ibid., p. 83. 12 Ibid., p. 88 pour les deux citations. 13 État civil, p. 92. 14 « Je suis né trop vieux, dans un monde qui, je veux le croire avec un fanatisme désespéré, sera demain à nouveau très jeune. Mes parents, vieux Français d’une vieille France qu’héroïquement nous pourrions oublier » (ibid., p. 138). 15 Il raconte l’anecdote dans État civil (pp. 52-54), ainsi que dans ses Notes pour un roman sur la sexualité (inédit de 1943, non consulté ; tous les extraits cités sont issus de : Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit.). Dans ces Notes, il écrit : « Il s’occupe

11 premier « crime » Drieu découvre la culpabilité et la différence entre le bien et le mal, l’existence du « mal en lui »1. Et il suffit d’un second « crime » – pourtant bien anodin –, quand Drieu s’échappe du collège afin d’éviter le premier jour de sa mise en étude après les cours, pour qu’il se sente « perdu à jamais », « marqué par la fatalité du crime »2. L’idée de fatalité apparaît. Elle est devenue omniprésente chez Drieu.

d’elle, la soigne, joue avec elle. Elle est sa chose. Il s’occupe trop d’elle, il la manie, la fait sauter en l’air, l’affole, l’abrutit. Il croit ou prétend qu’elle est sale, il lui gratte l’écorce des pattes comme si c’était de la crasse ; puis il l’arrache. La poulette meurt. Il prend peur et la cache au fond de sa niche. (...) on le fait comparaître. Le père jette le cadavre sur la table du salon. Effroyable choc » (op. cit., pp. 23-24). 1 État civil, p. 54 pour les deux citations. 2 Ibid., p. 79 pour les deux citations.

12 Chapitre 2. L’adolescence achevée dans l’échec.

L’enfance de Drieu, plutôt banale hormis la mésentente parentale, s’efface devant une adolescence plus agitée, mais là encore loin d’être exceptionnelle. Drieu la juge « désolée »1, mais dès État civil on peut remarquer qu’il a tendance à se dénigrer, à peindre les choses plus noires qu’elles ne sont. Sans doute cela dénote-t-il une forme de masochisme2. Avant l’adolescence proprement dite, la puberté saisit Drieu et le perturbe3. « J’ai vécu de douze à quinze ans, graveleux, braillard, ricaneur et révolté »4, écrit-il. Mais à partir de quinze ans, à cause de l’influence d’un homme et de la découverte d’un pays, il se ressaisit. Pendant l’été 1908, Drieu séjourne en Angleterre. A Oxford, il éprouve un choc en découvrant la supériorité des Anglais sur son peuple : ce ne sont pas des “ perfides ” – selon le poncif rancunier alors répandu en France –, mais des vainqueurs. Ils incarnent l’unité du corps et de l’esprit, l’unité des hommes et des femmes par « une fraternité courtoise »5. Drieu vient de trouver son idéal. Aussitôt, il veut être des leurs, il croit leur ressembler : « J’étais grand, blond. Les yeux bleus, la peau blanche. J’étais de la race nordique, maîtresse du monde »6. Vers la même époque Drieu commence à être marqué par un ami de la famille, de quinze ans son aîné. Il s’agit de Gaston Gros, présent sous les traits de Gustave Ganche dans Rêveuse Bourgeoisie, ou sous la simple initiale « A. » d’État civil. Pour sortir du « rêve inerte »7 dans lequel l’a plongé sa vie familiale passée dans les jupes de sa mère, Drieu écoute les préceptes de Gaston qui lui vante les mérites de la volonté sur le corps. Il s’essaye donc aux haltères et à la course ; il escalade les toits pour lutter contre le vertige ; il se force à se lever aux aurores, ou bien à dormir « avec une couverture, en janvier, la fenêtre grande ouverte »8, pour s’endurcir. Mais ses tentatives d’autodiscipline échouent progressivement, faute de volonté soutenue : c’est l’aspect velléitaire de son caractère qui ressort. En revanche, Drieu réussit son ressaisissement intellectuel et redevient très bon élève au cours des deux dernières années de collège, de 1908 à 1910. C’est l’époque où il découvre littérature et philosophie, et où il se met à remplir des carnets 9. Sans s’arrêter aux auteurs classiques, on peut distinguer deux types de lectures influentes. Il y a d’une part les livres aux héros exaltants : Ainsi parlait Zarathoustra, Les frères Karamazov, Le livre de la jungle, les romans d’aventures de Jack London ou ceux de D’Annunzio10. Et d’autre part les livres qui l’incitent à s’épancher dans « un petit cahier où noter la moindre inflexion de [son] être »11, à l’imitation de Constant, de Rousseau, de Sénancour, des Goncourt, probablement de Barrès, et surtout d’Amiel ; assurément, ces lectures ont conditionné son penchant pour la littérature de confession. Remarquons par ailleurs que Drieu connaissait entre autres Darwin, Spencer et Le Bon, qu’il cite dans ses carnets et dont on sait qu’ils ont orienté l’édification de la “ pensée ” de Mussolini et de celle de Hitler dans le sens du darwinisme social. Par une phrase de ces mêmes carnets12, nous voyons Drieu manifester déjà deux caractéristiques et deux goûts inquiétants : il associe bourgeoisie et faiblesse, et il sépare les idées de leur réalité en poursuivant de la sorte la dichotomie qui le menace entre rêve et réalité – voilà pour les caractéristiques ; il désire la force qui lui fait défaut et charge la guerre d’une valeur positive – voilà pour les goûts. En 1910, Drieu obtient de justesse son baccalauréat. Avant son entrée en octobre à l’École des Sciences politiques (en même temps il s’inscrit pour le droit et l’anglais en Sorbonne), Drieu passe des vacances dans l’Orne. C’est pour lui l’occasion de découvrir la forêt normande – dans Gilles il en a fait le modèle de sa France mythique, celle des cathédrales. La puissance et la hauteur des grands arbres encouragent le rêve de son origine normande, le mythe de la « race nordique ». Au bout de quelques mois le nouvel étudiant vit ses premières aventures sexuelles, avec des prostituées, dont la fréquentation répétée lui vaut une blennorragie. En 1943, il révèle que par cette « expérience de la souillure » il « a pris le sens du péché »13. On voit comment, depuis le “ meurtre ” de Bigarette, il reste imprégné par l’idée de culpabilité, à laquelle il associe la notion de l’impur. L’enseignement qu’il a reçu des prêtres, pendant les neuf années de collège, n’est

1 État civil, p. 30. 2 Il écrit, p. 119 : « je me suis attardé dans la désaffection de moi-même » ; et, p. 111, mêlant le sadisme au masochisme : « je trouvais un plaisir virulent à gâcher ses bontés [celles de sa mère] et le bonheur du jour » ; enfin, p. 86, il note : « Mes amis et mes ennemis ont toujours trouvé quelqu’un en moi prêt à me trahir. » 3 « Dès le moment où la femme entra dans ma vie et occupa mon imagination, tout fut bouleversé. Je m’écartais des bons élèves (...). J’étais attiré par les plus mauvais, par ceux qui s’abandonnaient au plus bas d’eux-mêmes, à tous leurs penchants » (ibid., p. 101). 4 Ibid., p. 102. Et de poursuivre la description, p. 108 : « Jeune parisien nonchalant, à la musculature languissante, sans cesse agacé par le prurit sensuel, déambulant dans la plus erratique songerie sentimentale. Sans goût. Curieux de tous les prestiges. » 5 Ibid., p. 134. 6 Ibid., p. 129. 7 Ibid., p. 112. 8 État civil, p. 122. 9 Ces carnets de jeunesse sont inédits. Ils enregistrent les réflexions de Drieu sur la philosophie, la littérature, l’histoire, sur ses camarades et bien évidemment sur lui-même, et à partir de 1912 sur ses expériences sexuelles. Tous les extraits cités au cours de notre analyse proviennent de l’ouvrage de Pierre Andreu et Frédéric Grover. 10 Tous ces livres sont évoqués dans État civil, p. 108. 11 Sur les écrivains, p. 27. Drieu y cite les auteurs qui suivent, à l’exception de Barrès 12 Il note, parlant de lui-même : « Par une loi psychologique de réaction bien facile à constater à chaque pas, lui faible, adorait la Force en idées. Mais s’il se trouvait pendant un certain temps, en contact continuel et brutal avec cette force, alors son âme de faible, produit de longues générations bourgeoises ayant ignoré la guerre, se réveillerait » (op. cit., p. 43). 13 Notes pour un roman sur la sexualité, op. cit., p. 55.

13 sans doute pas étranger à cette notion de culpabilité. Il faut noter sur ce point que les textes de Drieu utilisent fréquemment le vocabulaire religieux, et notamment – au moins jusqu’à la fin des années trente – chrétien. L’étudiant tient toujours ses carnets, sur lesquels il note ses premières remarques concernant la décadence qui frappe, et « la civilisation européenne [qui] commence à décliner »1, et lui-même : « La vie est affaiblie en moi, je suis la proie de cette intelligence mortelle dont parle Schopenhauer »2. Il indique alors, pour la première fois, la possibilité du recours au suicide pour y échapper. Si pour Drieu l’ tout entier est décadent, la France est déjà différente car davantage touchée que les autres nations. La faiblesse supposée de la France en se surimposant à la sienne propre l’explique et déclenche en même temps un mécanisme d’identification, sur lequel Drieu a raffiné ensuite3. Ce mécanisme conditionne sa vision des autres nations, forcément supérieures à la sienne – Drieu a toujours idéalisé ce qu’il ne connaissait pas ou qu’imparfaitement. Et comme il avait voulu échapper vers quinze ans à la faiblesse de son corps, il imagina fuir la faiblesse française (il le confirme dans son Journal, à la date du 27 décembre 19424). Lors d’une conférence qu’il donne à l’École devant d’autres étudiants, il fustige « la légende de la France victime de l’histoire »5 ; il veut qu’elle reconnaisse sa faiblesse, mais il ne pense pas encore à lui proposer de la combattre. Pour Drieu, les formes décadentes doivent mourir. Sa vision de la décadence l’entraîne vers un nihilisme qui répond à ses pulsions mortifères, suicidaires6. Et c’est l’histoire, dont il a fait ensuite un usage si abondant et parfois si discutable, qu’il appelle dès lors à sa rescousse pour étayer son point de vue7. Les carnets de Drieu renseignent sur ses auteurs de prédilection. Pendant toute son adolescence il a lu les romans de Paul Adam (l’un d’eux a pour titre La Force...), dans lesquels il retrouve les « héros » et la « frénésie »8 de ses lectures enfantines. Drieu lui rendit hommage par un article paru dans la Nouvelle Revue Française (NRF) d’avril 1920, où il dit : « C’était un héros de plein air qui s’est forcé d’être un saint dans son cabinet »9. On voit que ce qui le séduisait chez Paul Adam c’est l’unité du héros et du saint, unité qui double celle de l’action avec la pensée. Cependant, mieux que Paul Adam, ce sont Nietzsche et Barrès qui occupent le premier rang parmi les auteurs. Le 1er mars 1944 encore, il y revient : « J’ai relu tout d’un coup du Barrès après des années. Aucun livre que je n’ai lu autant qu’un Homme libre, si ce n’est telle chose de Nietzsche »10. Pourtant l’influence des deux auteurs diffère. En 1923, Drieu confie, dans une lettre à Henri Massis : « Chaque année je relis quelques livres de Barrès et plus je vais, plus j’admire l’écrivain et moins le penseur me satisfait »11. Ce qui importe c’est le style de Barrès davantage que ses idées, même si celles-ci, à force d’être lues, finissent par être en partie assimilées12. En ce qui concerne la part que Drieu doit à Nietzsche – qui réclamerait une étude séparée –, nous verrons, au fil de l’œuvre, que des parallélismes attestent du puissant effet formateur de la pensée nietzschéenne, souvent mal interprétée ou déformée, sur celle de Drieu. De surcroît, le style du philosophe allemand, malgré l’intermédiaire de la traduction (Drieu n’a jamais appris l’allemand), n’a pas été sans répercussions sur celui de l’écrivain français. Ce sont les années d’adolescence qui marquent le début de cette intrusion active de Nietzsche dans la pensée et la vie de Drieu. Dès quatorze ans, il avait découvert Ainsi parlait Zarathoustra, sans le comprendre, tandis que « quelques mots fulgurèrent à jamais dans [son] esprit »13. Hormis les œuvres de Nietzsche et de Barrès qu’il arpente assidûment, Drieu approche les textes des penseurs de la contre-révolution – Maistre, Bonald, Maurras et Bainville14 – au cours de ses années d’étudiant. Paradoxalement, à l’École des Sciences politiques, il s’est inscrit au groupe des étudiants

1 Op. cit., p. 56. 2 Ibid., p. 57. 3 « J’avais reçu une faible image de ma patrie. L’âme, l’esprit étaient atteints. Je souffrais d’un malaise que je sentais partout. J’étais malade, et c’était le mal de tout un peuple » (État civil, p. 124). 4 « À vingt ans, je rêvais de me faire anglais ou américain ou allemand, mais en tout cas de ne pas rester français. » (Journal, p. 320). 5 Il évoque cette conférence dans l’article de Révolution Nationale du 15 juillet 1944. 6 « Oh lamentables soirées qui suivirent les matches internationaux de rugby, entre 1910 et 1914. D’avoir vu mes frères renversés par l’ordre irrésistible des Anglo-Saxons me retirait le goût d’ouvrir mes livres. Je restais devant le papier blanc, boudant à ma jeunesse, me vouant rageusement à la stérilité, jurant de ne plus troubler par aucun effort inutile la mort de la France que je souhaitais alors d’une solennité sourde » (État civil, p. 127). 7« Je connaissais toutes les défaites de la France (...). De siècle en siècle les Anglais nous avaient surclassés » (ibid, p. 215). « En un siècle nous perdions l’avantage du nombre, des armes, de l’esprit. Nous retombions dans les périls de la Gaule du Bas- Empire (...). Tout me disait notre petitesse, notre médiocrité entre les grandeurs nouvelles : Empire britannique, Empire allemand, Empire russe, les États-Unis » (ibid., p. 126). 8 Sur les écrivains, p. 89 pour les deux citations. 9 Ibid., p. 90. 10 Journal, p. 368. 11 Sur les écrivains, p. 215. 12 Michel Winock, dans Edouard Drumont et Cie, antisémitisme et fascisme en France, paru au Seuil en 1982, croit « déceler une influence centrale sur Drieu, celle de Barrès : tous les thèmes principaux de celui-ci, ou peu s’en faut, sont ici [dans Gilles] transcrits sous des couleurs à peine différentes. Le sentiment aigu de la décadence française, l’explication raciste qui en est donnée, la nostalgie des valeurs ancestrales, les aspirations aristocratiques, le culte de l’instinct, l’anti-intellectualisme... La filiation est claire » (p. 177). Si filiation on doit trouver, c’est plutôt du côté de Nietzsche qu’il faut la chercher : « Relu Ecce Homo, Par-delà le Bien et le Mal : c’est mon homme », écrit Drieu à la date du 12 juillet 1943 ( Journal, p. 347). D’autre part, la nostalgie des valeurs ancestrales, le culte de l’instinct, l’anti-intellectualisme et le sentiment de la décadence ne sont pas propres à Barrès, et l’explication raciste n’arrive chez Drieu qu’après 1934. Quant aux aspirations aristocratiques, elles s’apparentent sûrement à celles de Nietzsche, au mythe du surhomme. 13 Journal, p. 196. 14 Drieu les cite dans un article de La Revue Hebdomadaire du 4 novembre 1922, accompagnés des écrivains « réactionnaires » suivants : Bourget, Balzac, Barbey d’Aurevilly et Villiers de l’Isle-Adam. Il classe également au rang des réactionnaires.

14 républicains, prolongeant logiquement l’attitude politique adoptée à Sainte-Marie1. En tout cas, l’étudiant paraît perplexe et indécis quant à ses choix politiques : faut-il être pro-révolutionnaire ou pro-réactionnaire ? Il ne tranche pas. Les lectures ne sont pas seules à agir sur Drieu. Il subit aussi l’ascendant de deux camarades – deux dandys au style différent : Raoul Dumas et Raymond Lefebvre. Le premier (mort de méningite en 1913), étudiant en droit, composait des poèmes d’inspiration parnassienne. Drieu, à son exemple, s’essaye à la poésie, puis aux contes, sur des sujets antiques. En dépit de leur piètre qualité ces pièces enracinent Drieu dans son rapport à l’écriture. D’après ce que nous révèle un texte sur ses débuts littéraires2, les thèmes majeurs de ces pièces sont ceux, liés, de la force, de la violence, et du risque. Nous aurons l’occasion de mesurer la réapparition de cette idée de force dans toute l’œuvre. Raymond Lefebvre, le second camarade à avoir exercé une influence sur Drieu, encore plus intense3 que celle de Dumas, était son condisciple aux Sciences politiques. Il lui fait « lire un peu de Jammes et de Claudel »4, même s’il s’intéresse davantage au roman qu’à la poésie, et à la politique qu’à la littérature ; « ses lectures, ses conversations, ses loisirs même, tout était gouverné par l’urgence de former une unité de caractère, de doctrine »5. À la suite de Lefebvre – “ anglomane ” –, Drieu se fait dandy. Pour lui, Lefebvre, après Gaston Gros, représente un modèle, mais un modèle supérieur car plus proche, à la fois par sa jeunesse et par une aspiration commune à l’unité. Principalement, Lefebvre manifeste une aisance, un « penchant à la domination » qui séduisent Drieu, lui qui, « à la veille de le rencontrer », était « timide », « lâche et convoiteux »6. Il est intéressant de constater que, dès cette époque, Drieu n’envisage la politique que sous l’aspect d’un combat où le chef prime sur l’idéologie et où la lutte prends le pas sur le résultat, sur l’application victorieuse d’une idéologie7. Si avec Lefebvre Drieu partage des opinions de gauche autant qu’un « nationalisme irréfléchi »8, lors d’une manifestation pour la réhabilitation de l’anarchiste espagnol Guardia Ferrer, en 1911-1912, leurs divergences éclatent : « Tout d’un coup, Lefebvre fut contre la police et moi contre ces bandes obscures »9. A cette occasion, Drieu retrouve la peur sous une nouvelle forme : c’est la peur des coups, qui paralyse toute action en la confinant à une « vue de l’esprit » 10. Avec la discussion puis le vote de la loi dite de trois ans du 7 août 1913, les divergences s’accentuent entre les deux amis : « Drieu applaudit comme son père, en petit-bourgeois français »11, la nouvelle loi, tandis que Lefebvre soutient Jaurès. Face à un Drieu qui ne s’engage pas, Lefebvre devient un pacifiste – il fut infirmier pendant la guerre –, un socialiste convaincu. Il le resta jusqu’à sa disparition en mer, en décembre 1920, lors de son retour du deuxième congrès de l’Internationale communiste, tenu à Moscou. L’ami intime de Drieu à cette époque, André Jeramec, autre condisciple des Sciences politiques, a orienté à son insu la vie de Drieu, plutôt à cause de sa famille que de ses propres particularités. En effet, avec les Jeramec, riche famille de Juifs convertis, liés au monde politique (particulièrement à Alexandre Millerand), Drieu découvre le monde de l’argent, lui dont la famille connaît des soucis financiers (une plainte pour dettes fut déposée contre le père de Drieu...). Mais surtout, il rencontre celle qui est devenue sa première femme en 1917 : Colette, la sœur d’André. Pour la première fois, Drieu entre en contact étroit avec des Juifs. Il ne semble alors pas accorder une importance particulière à ce fait. Toutefois, Pierre Andreu rapporte12 ces deux notes prises par Drieu dans le dernier carnet qu’il ait tenu avant la guerre : « Deux êtres que je passerai ma vie à découvrir = la femme et le Juif » ; « Une gloire du peuple juif : l’œuvre de Rembrandt. » Le rapprochement de la femme et du Juif, comme types généraux, incite à penser que Drieu ressent simplement une différence ; néanmoins, il ne prononce pas de jugement de valeur. N’oublions pas que la France a vu, à partir de la décennie 1880-1890, la naissance de l’antisémitisme moderne, encouragé par certaine littérature (à l’exemple de La France juive de Drumont), prolongé par des journaux (comme La Libre Parole, du même Drumont) jusqu’à l’immédiat avant-guerre, et dont la virulence se déchaîna avec l’affaire Dreyfus13. Dans ce contexte, les notes de Drieu paraissent bien neutres pour qu’on puisse dès ce moment le qualifier d’antisémite. On peut supposer que Drieu, accueilli par les parents d’André dans leur maison de campagne, à l’été 1912, éprouve une certaine jalousie envieuse pour l’argent des Jeramec et les facilités qu’il procure, puisqu’il en est privé. Est-ce le sentiment d’infériorité qu’il tirait de son

1 À Sainte-Marie, il était « le chef des républicains et des bonapartistes contre les royalistes » (cité, sans indication de source, dans : Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 36). Dans un entretien du 2 janvier 1926 avec Frédéric Lefèvre, paru dans Les Nouvelles littéraires, Drieu précise : « ma tendance vers la gauche était surtout faite de réaction contre mon milieu. » 2 Inédit de 1943, repris dans Sur les écrivains, pp. 18-41. 3 Après la disparition précoce de Raymond Lefebvre, Drieu lui consacra un texte en 1921 : L’Équipe perd un homme (repris dans Mesure de la France). Dans une nouvelle de 1935 intitulée L’agent double (reprise dans Histoires déplaisantes), il le décrivit sous les traits d’un chef : le personnage de Lehalleur. En 1939 encore, dans Gilles, il reparut avec un personnage déformé sévèrement : Debrye. Enfin, le 9 août 1944, il notait : « J’ai toujours eu confiance dans Malraux. Avec R. Lefebvre, c’est la plus forte nature d’homme que j’ai rencontrée » (Journal, p. 419). 4 Sur les écrivains, p. 29. 5 Mesure de la France, p. 147. 6 Ibid., p. 140 pour toutes ces citations. 7 Ainsi qu’en témoigne cet extrait : « Je souhaitais que Lefebvre donnât forme humaine à cette pensée de gauche. En même temps, je croyais sentir que quelqu’un vers la droite se lèverait qui opposerait idée à idée, corps à corps » (Ibid., p. 158). 8 Ibid., p. 149. À ce propos, il faut préciser que, vers 1911-1912, le courant nationaliste a connu une poussée, limitée aux milieux littéraires (avec notamment Péguy, dont on verra l’influence sur Drieu), militaires, et – ce qui nous importe ici – étudiants. Cf. Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, Victoire et frustrations, 1914-1929, Seuil, 1990, pp. 18-19. 9 Les Nouvelles littéraires, loc. cit. 10 En 1943, il se souvient : « Je savais qu’il n’y avait pas en moi la rudesse capable d’affronter n’importe quelle rudesse. Je me trouvais dans la rue à la merci du premier venu. Je perçus très lucidement que dans les bagarres et les querelles du Quartier latin où je me jetais, ce n’était que pour une vue de l’esprit. Je profitais du désordre et du hasard pour ne pas rencontrer les coups qui m’auraient réduit à rien, à ce que j’étais réellement dans cet ordre de choses » (Confession, op. cit., p. 60). 11 Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 69. 12 Op. cit., p. 67. 13 Cf. Michel Winock, op. cit.

15 impécuniosité qui suscita d’abord le reproche, puis l’antisémitisme ? Nous y reviendrons. Quoi qu’il en soit, Pierre et André, amis depuis 1911, le demeurent jusqu’à la mort de ce dernier au début de la guerre. La correspondance qu’ils échangent en témoigne. Elle éclaire en outre l’évolution de Drieu, de l’été 1911 à l’été 1913. Bien qu’il obtienne les meilleures notes aux examens oraux de 1911 et 1912, Drieu mentionne souvent dans ses lettres sa paresse. En réalité, il lit énormément, mais sans respecter la méthode enseignée ni mettre de l’ordre dans ses lectures. Il évoque aussi sa solitude, soit qu’il la recherche pour échapper aux tensions entre ses parents, soit qu’il veuille fuir l’oppression qu’elle exerce. Le thème de la force excite toujours sa réflexion, et, point notable, il est associé à la décadence pour former un couple antagoniste : celui qui ne désire pas la force, ou qui ne fait que la désirer, rejoint les formes décadentes. Après la guerre, Drieu insista, non sans excès, sur la fatalité dont il se disait marqué depuis l’adolescence, fatalité qui se serait abattu sur lui à partir du moment où, malgré quelques tentatives sans lendemains (cf. supra p. 19), il n’a pas su redresser sa faiblesse physique1. En somme, Drieu culpabilise de n’avoir pas suivi le modèle anglais, dans lequel il a puisé son aspiration idéaliste à une unité parfaite. Celle-ci se manifeste non seulement par la dualité harmonieuse de l’âme et du corps, mais aussi par celle de la pensée (méditation plus rêve) et de l’action – l’âme faisant mouvoir le corps et l’action englobant la pensée. Le Drieu des années d’étudiant connaît un conflit entre son état de rêveur et ses envies d’action2. Il voudrait agir, mais ne sait pas encore sous quelle forme. Notons bien que pour lui, qui craint la violence physique, « parler et écrire » forment pour l’heure la part principale de toute action. Drieu croit encore possible l’unité de l’action et de la pensée. Il n’est pas encore question entre les deux d’alternative, comme ce fut le cas quasiment toute sa vie, sorte de nœud gordien de ses rapports avec la politique. Personne ne sait quand ni comment Drieu rencontra Colette Jeramec. Si l’on se réfère à Rêveuse Bourgeoisie (où le personnage d’Emma y est une Colette magnifiée) ou à Récit secret, il semble que Drieu et Colette s’aiment déjà quand arrive l’examen final de l’École en 1913. Ils s’aiment d’ailleurs en cachette, car les parents Jeramec, ayant appris les démêlés juridico-financiers de son père, refusent désormais de recevoir Drieu. Quand il se présente à l’examen, dans ces conditions déstabilisantes, son entourage croit malgré tout qu’il sortira dans les premiers, peut-être le premier. Mais il a trop lu et des lectures hors programme, il a perdu l’habitude d’organiser sa pensée selon les canons de la dissertation. Il échoue donc aux Sciences politiques. Échec total, puisqu’il rate également l’examen de la faculté de droit et qu’il a abandonné sa licence d’anglais en cours de chemin. C’est la fin des rêves d’avenir diplomatique : il ne sera jamais « consul obscur, dans de lointaines contrées », ni « grand commis des Affaires étrangères »3. Impossible à présent d’épouser Colette. Son avenir entièrement compromis, Drieu ne voit qu’un seul recours : le suicide. Connaît-il déjà cette maxime de Nietzsche : « La pensée du suicide est une puissante consolation : elle nous aide à passer maintes mauvaises nuits »4 ? En tout cas, Drieu ne fait qu’envisager son suicide, et surmonte son échec. Cependant, celui-ci apporte de l’eau à son moulin : Drieu se croit le jouet de la fatalité. Ne reproduit-il pas en effet, comme il l’indique dans Rêveuse Bourgeoisie, l’échec de son père ? Ce qu’il dit en 1937, sous le couvert de la fiction, est confirmé par la correspondance qu’il entretient avec Colette5. À cette dernière, il fait une confidence sur la fatalité qui accable ses parents6, qui est loin d’être innocente car elle intervient à un moment où Drieu se rend compte que l’amour qu’il éprouve pour Colette ne peut se concrétiser sur le plan réel. Quelques caresses et baisers échangés ont tôt fait de révéler à Drieu, jeune homme dévergondé, son absence de désir pour la jeune fille pure qu’est Colette. Il voudrait que leur amour demeurât dorénavant sur un plan sentimental mais amical, intellectuel, que favorise la correspondance. Dans son Journal, à la date du 24 mars 1944, Drieu confessa n’avoir aimé Colette que « trois mois en 1913 »7. On peut sans doute situer cette période entre le printemps et l’hiver 1913. En effet, pendant l’été, Drieu vient passer des vacances chez les Jeramec. – Drieu n’est donc plus “ proscrit ” : la situation de son père s’est arrangée ; l’échec aux Sciences politiques a dû être pardonné. En septembre, il écrit à Colette : « Il me faut tout le livre de la vie, feuille à feuille, jour à jour pour vous faire seulement entrevoir comme je vous aime »8. Mais dès l’automne il mêle à ses déclarations d’autres réflexions, il prend quelques distances : Colette n’est plus l’unique objet de ses pensées. Dès lors, aimé de Colette, Drieu a peur de reproduire le « drame intime » de ses parents : épouser une femme pour son argent, sans l’aimer réellement9. Mais, au cours de cet automne 1913, Drieu est incorporé. Il revêt un uniforme qu’il va porter six années durant : l’expérience de la guerre fait passer ses amours au deuxième plan.

1 « Dès ma seizième année, tout était décidé. Et je l’ai su. C’est alors que j’ai lâché prise. Je ne me le pardonne pas » ; « je suis mort à seize ans sans avoir connu cette libération. Je me suis complu à languir dans cette prison vieille et délabrée de la pensée sans corps » (État civil, pp. 137-138). 2 « Il n’est de vrai dans la vie que l’action. Foin de rêveries et de lectures. Ne faisons que parler et écrire. Il faudrait aussi méditer, ce qui est transposer l’action dans le domaine le plus reculé de l’Intellectuel, mais, quant à moi, je suis trop souvent faible et mes efforts vers la pensée méthodique sombrent dans une songerie indéterminée, délicieuse, mais à la longue néfaste. L’amour, ce peut être de l’action, et de l’action de la plus grande valeur. Le mythe de don Juan personnifie en effet le double idéal de l’homme : le rêve et l’action » (Correspondance, p. 88). 3 Sur les écrivains, p. 18 pour la première citation ; Les Nouvelles littéraires, loc. cit., pour la seconde. 4 Par-delà bien et mal, Gallimard, 1971, p. 93. En 1933, dans La comédie de Charleroi (p. 60), Drieu relève : « l’illusion cajoleuse du suicide. Avec le venin de cette idée, l’âme sait se fabriquer un baume. L’idée du suicide chez celui qui ne se suicide pas est un baume amer ; après cette détente, il repart de plus belle. » 5 Lettre de décembre 1913 : « Cette horrible idée est entrée dans mon cerveau exalté de petit enfant que la fatalité qui accablait mes parents se poursuivrait inévitablement sur moi, que j’étais marqué par le malheur » (Correspondance, p. 137). 6 « Je te confie enfin mon secret que personne au monde [c’est Drieu qui souligne] ne connaît. Il y a une sorte de drame intime dans ma famille. Mon père a épousé ma mère sans l’aimer et il l’a fait souffrir dès le premier jour de leur vie commune atrocement » (ibid., p. 126). 7 Journal, p. 376. 8 Correspondance, p. 105. 9 D’autre part, ne faut-il pas voir dans la relation de Drieu avec Colette l’influence du roman Adolphe de Benjamin Constant (que Drieu a lu), dans lequel Adolphe souffre et fait souffrir Ellénore sans rompre, alors qu’il ne l’aime plus suffisamment ?

16 Chapitre 3. Six ans sous les drapeaux.

Avant la révélation de la guerre et l’expérience de la mort, Drieu connaît les jours monotones de la caserne. Il avait d’abord demandé à partir dans un régiment de cuirassiers, pour le prestige d’être « corseté et coiffé de fer, porter crinière et montrer de longues cuisses rouges »1, mais grâce à l’intervention d’Alexandre Millerand il est incorporé à Paris, avec André Jeramec, au 5e régiment d’infanterie, dans la caserne de la Pépinière. Ce nouveau milieu n’est certes pas agréable ; Drieu a l’impression d’être prisonnier depuis l’enfance : de la « caserne d’enfants »2 jusqu’à la « caserne haïe » (titre d’un des poèmes du recueil Interrogation) des soldats. En 1916, il écrit : « Nous avons agonisé et haï là- dedans. / Nous avons douté et désespéré. / Nous avons gâché notre belle jeunesse »3. Pendant les derniers mois de paix, le soldat Drieu devient caporal. Il n’est pas suffisamment volontaire ni ambitieux pour préparer l’école des élèves officiers. Il côtoie le peuple, qu’il découvre pour l’occasion, mais ne le fréquente pas. Il se préoccupe surtout des bourgeois qui, comme lui, sont toujours trop faibles4. Les lettres à Colette permettent de saisir la position religieuse de Drieu avant la guerre. Il penche alors pour le panthéisme, qu’il recommande même à Colette. En fait, sous l’influence de Gaston Gros, anticlérical, Drieu n’allait plus à la messe depuis l’adolescence. Il avait abandonné tout rapport à Dieu ou au catholicisme dans lequel il avait été élevé par sa mère puis au collège. Néanmoins, Drieu n’exclue pas la religion ou le mysticisme de ses réflexions, même si, en novembre 1913, il avoue qu’il n’a pas « un tempérament spiritualiste »5, ce qu’il confirme en 1921 par ces termes : « Je n’ai jamais pu penser à Dieu, je ne l’ai jamais approché »6. D’autre part, il est certain que l’enseignement catholique qu’il a reçu a été mis à mal par la concurrence de la pensée nietzschéenne. N’a-t-il pas tenté d’esquisser une synthèse entre sa croyance panthéiste, son éducation chrétienne et les idées du philosophe allemand ? Il prétend confusément que sa morale7 est celle de Nietzsche, mais qu’il l’a tirée du christianisme avant de découvrir la philosophie nietzschéenne, alors que précisément celle-ci se veut une morale opposée au christianisme (c’est l’« inversion des valeurs chrétiennes » de L’Antéchrist ou la « transmutation de toutes les valeurs » de La volonté de puissance). Autant qu’on puisse en juger par sa correspondance, la position de Drieu vis-à-vis des questions de religion ou de morale paraît encore bien imprécise à la veille de la guerre. La vie militaire pèse sur Drieu. Les exercices ne l’intéressent pas et, préférant lire, il fait tout pour les éviter, en habile tire-au-flanc. Seules les marches, qui le plongent dans le rêve, le satisfont. Aussi, au printemps 1914, pour fuir la routine des gardes et des revues, demande-t-il à partir au Maroc dans un régiment de tirailleurs, attiré par l’action et par un exotisme dans lequel la lecture du Journal des Voyages (cf. supra p. 17) doit avoir sa part. Son colonel l’en dissuade, toutefois Drieu garda en lui le phantasme de ce départ8 jusqu’à ce qu’il s’en libérât avec Rêveuse Bourgeoisie, où Yves s’engage effectivement dans un régiment africain après son échec à l’examen. Drieu a souvent eu recours à ce mécanisme de transposition romanesque des ses désirs, parallèlement à l’emploi de l’écriture cathartique du souvenir. À la même époque, après une jaunisse, Drieu passe une permission de convalescence à Munich, où il regarde défiler des troupes au pas de l’oie. C’est l’occasion d’admirer, après celles des Anglais, la force et la discipline des Allemands. Bientôt Drieu défile à son tour, mais ce n’est plus pour une parade : le 6 août 1914, cinq jours après la mobilisation générale, son régiment quitte Paris pour rejoindre le théâtre des hostilités. Avec la guerre va-t-il enfin connaître l’action à laquelle il aspire ? Mais avant d’atteindre le front, il subit l’épreuve des marches forcées. Si physiquement il la supporte assez bien, il n’en est psychologiquement pas de même : il tente même de se suicider avec son fusil. Il donna trois versions quelque peu différentes de cet épisode : dans Mesure de la France (pp. 24-25) et dans La comédie de Charleroi (p. 66) c’est un soldat qui survient et l’en empêche ; dans Récit secret (p. 485) c’est seulement la peur qui lui fait abandonner l’idée. Dans les deux derniers livres il donne les raisons de sa tentative : ce sont l’ennui, davantage que la fatigue, et le sentiment écrasant d’être perdu au milieu d’une foule de soldats anonymes. Le 23 août 1914, deux ou trois jours après sa tentative de suicide, Drieu vit son baptême du feu dans la plaine de Charleroi. En ce tout début de guerre, on se bat encore à l’ancienne, pour la dernière fois : sans tranchées ni artillerie, c’est la charge à la baïonnette de l’infanterie, brisée par les mitrailleuses allemandes. Drieu charge lui aussi, puis est blessé pendant qu’il se replie après l’inutilité meurtrière de la charge9. Celle-ci est un événement capital dans la vie de Drieu. Au fil des ans, il va en réécrire le souvenir. L’écart entre ce qu’il confie dans ses lettres de 1914-1915 – qu’on peut légitimement tenir pour des témoignages véridiques – et les œuvres successives, où les souvenirs se mêlent à la

1 « Paris part pour la guerre », Les Annales politiques et littéraires, 3 août 1934 (Textes retrouvés, p. 63). 2 État civil, p. 109. 3 Interrogation, p. 60. 4 « Mais je suis faible, nous sommes faibles. Nous tous, jeunes bourgeois, qui renâclons au labeur militaire, qui nous ingénions à nous dérober à ses charges, nous sommes lâches, physiquement et moralement » (Correspondance, p. 146). 5 Ibid., p. 122. 6 État civil, p. 93. On sait par ailleurs qu’il ne croit pas « que le néant existe » (carnet de 1911, cité dans : Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 57). 7 En 1913, Drieu se prononce ainsi : « Quand j’ai à juger un acte ou une pensée, je me demande spontanément : qu’est-ce qui est le plus énergique, là je dirai qu’est le bien » (Correspondance, p. 132). 8 Il le mentionne dans La comédie de Charleroi, p. 36 et p. 43. 9 « Du 21 au 23 août, la 5e armée française du général de Lanrezac et le corps expéditionnaire britannique étaient accablés lors de la bataille dite de la Sambre ou de Charleroi. C’est à l’ensemble de ces batailles que l’on a ensuite donné le nom de bataille des frontières : elle se terminait de façon désastreuse pour les troupes françaises » (Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, op. cit., pp. 33-34). En effet, pour la seule journée du 23 août le régiment de Drieu enregistre 30 tués, 332 blessés et 132 disparus, dont beaucoup de morts (chiffres cités par Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 98).

17 fiction, nous permettra d’analyser l’évolution de sa pensée. Le premier souvenir qu’il confie au papier nous le trouvons dans une lettre de septembre 1914 à son ami Raymond Lefebvre. À chaud, Drieu évoque la charge : elle lui a révélé qu’il peut être courageux et héroïque, et que toutes les expériences qu’il a vécues dans le passé ne sont rien par rapport à celle- ci ; il considère que là seulement, pendant cinq minutes, il a été un homme. Et il explique : « À ce moment-là, en pleine mitraille, j’ai hurlé. (...) : “ Vraiment la guerre, c’est ce qu’il y a de plus humain [c’est Drieu qui souligne] avec l’amour. ” »1. À un autre ami des Sciences politiques, Jean Boyer, Drieu explique ce qui a suivi la charge, dans une lettre du 29 septembre 19142 – précieuse car elle nous révèle la conclusion que Drieu tire de son expérience face à la mort. Il en déduit qu’il n’y a en lui « aucune vie intérieure, au sens mystique, aucune ressource d’émotion et de prière », ce qui le confirme dans son « agnosticisme »3. La seule certitude que lui apporte sa blessure après l’épreuve du feu c’est que « la mort est une abolition radicale de la conscience »4. Drieu, légèrement blessé à la nuque par un éclat d’obus, est hospitalisé à Deauville, dans un hôtel transformé en hôpital. C’est dans ce lieu qu’il commence à rédiger quelques pages lyriques inspirées de sa toute neuve expérience. Par un heureux concours de circonstances, Drieu est reçu par René Boylesve, académicien, qui, lisant ces pages, lui conseille de persévérer dans la voie de la poésie. Le 20 octobre, nouvellement promu sergent, il quitte le dépôt de son régiment à Falaise, pour rejoindre les tranchées de Champagne. Les pages lyriques de Deauville ayant été égarées, Drieu profite de son temps libre pour renouer avec l’écriture, cette fois sous une forme plus classique. Il s’efforce « vainement de venir à bout d’un sonnet intitulé : “ Fusée dans la nuit ” »5. Après la charge en rase campagne voici la charge à partir des tranchées. Comme à Charleroi, c’est une nouvelle bouffée d’héroïsme, contrastée à cause de quelques faiblesses ou lâchetés intérieures, et c’est une nouvelle blessure. Touché au bras sans gravité, Drieu est évacué à Toulouse. Ses deux expériences au front l’ont convaincu du fossé qui existe entre la guerre telle qu’il en avait rêvé, et la guerre telle qu’il l’a vécue. « La guerre actuelle ressemble trop à la paix pour que je me réveille » écrit-il à Colette, le 24 novembre 19146. À cause de la prolongation de la guerre7 et de l’incapacité française à vaincre, son sentiment de la décadence renaît8 et s’étend depuis la décadence de l’armée française jusqu’à celle de l’humanité entière, en passant par celle de la France et de l’Europe. Son besoin d’unité toujours vif, ce désir d’être un homme complet, forment un idéalisme dont l’écho se prolonge dans la façon, empreinte de fanatisme, dont Drieu envisage alors la vie : « On doit tellement aimer la Vie qu’on doit préférer la mort au geste mesquin qui consiste à se refuser à vivre pleinement, c’est-à-dire à risquer à chaque instant la Mort »9. Drieu ne quitte l’hôpital que pour retourner aussitôt dans un autre, pour y soigner une deuxième blennorragie, contractée également dans un bordel. Cette maladie honteuse et la confirmation de la mort d’André Jeramec pèsent sur son moral, et en ce début d’année 1915 Drieu est partagé entre les déceptions de la vie quotidienne aux armées et le souvenir sublimé de Charleroi10. L’idéalisation du souvenir de la charge est déjà amorcée, avec la part d’appoint prise après coup par les lectures qui exaltaient la Force ; le souvenir de celles-ci a rejoint le souvenir de l’expérience vécue pour concentrer dans sa mémoire le moment privilégié de Charleroi : par le rappel à l’histoire humaine, universelle, Drieu a inscrit ce moment comme étant celui de son accession au rang d’homme, c’est-à-dire de guerrier. En 1933, il va plus loin, puisqu’il illustre cette espèce de rite de passage par le symbole du sang versé : « J’étais un homme, mon sang avait coulé »11. Parallèlement, on voit qu’au début de 1915 Drieu méprise « l’ignoble somnolence de la paix » que la guerre a rompue. Ici se dessine une évolution qui explique en partie pourquoi il repart au front au printemps 1915 : alors qu’en novembre 1914 il soutenait « la vieille thèse que la Guerre est un fléau éternel »12, en avril 1915 il croit « que la guerre est une bonne chose en soi, et même que la guerre actuelle est excellente, était essentiellement désirable »13. Avant de regagner Falaise et le dépôt de son régiment, Drieu vient en permission à Paris. Il y revoit Colette pour la première fois depuis son départ pour la guerre, et il évite de trop s’approcher d’elle ou de l’embrasser, tout en fréquentant derechef les prostituées. À Falaise, il entreprend de devenir interprète auprès de l’armée anglaise, car il veut bien aller au front où l’on risque sa vie, mais il ne tient pas à être un fantassin promis à l’abattoir. Il passe en conséquence un examen et, malgré sa réussite et l’appui qu’il a demandé à Colette d’obtenir (Alexandre Millerand, l’ami

1 Correspondance, p. 211. 2 « À Charleroi, quand j’ai reçu un éclat à la tête, j’ai cru mourir. Voilà ce que j’ai enregistré : 1) Quelle chance, me voilà enfin sorti de cet enfer, tant pis pour la France. 2) Enfin, je vais savoir ce que c’est que cette fameuse mort. 3) Tiens, je ne meurs pas. C’est regrettable. Ici je serais mort sans angoisse » (lettre publiée dans Le Magazine littéraire de décembre 1978). 3 Ibid., pour les deux citations. 4 Ibid. 5 Sur les écrivains, p. 35. 6 Correspondance, p. 197. 7 « La fin de l’année 1914, ce fut la fin de la guerre de mouvement, ce fut aussi la fin des illusions. Les Français (...) avaient cru à une guerre courte. Ils en mesuraient encore très mal la durée, mais ils savaient qu’elle serait beaucoup plus longue que prévu et très différente de ce qu’ils avaient pu penser » (Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, op. cit., p. 39). 8 « L’énergie diminue partout. Je souffre de constater cela, car au fond de moi il y a une aspiration invincible à une morale d’orgueil et de grandeur où toutes les facultés sont également cultivées » (Correspondance, p. 212). 9 Ibid., p. 213. 10 « À Charleroi, j’ai entendu la voix d’hommes de France crier : en avant, à la baïonnette ! [c’est Drieu qui souligne] Je brûlais d’un amour fou, j’adorai ce lieutenant (...), ce caporal syphilitique qui ouvrait des yeux d’enfant mal réveillé (de l’ignoble somnolence de la paix) à cet enivrant appel de la gloire. Et les clairons, il y avait les clairons (...). Toute ma culture a fleuri dans cet instant. J’embrassai sur cette plaine labourée d’obus toute la vieille histoire humaine : les élans inextinguibles, sanglotants des races vers l’éternelle idole de la Force, de la Grandeur – et puis les plaintes enfantines » (lettre à Jean Boyer, citée dans : Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 97). 11 La comédie de Charleroi, p. 93. 12 Lettre à Raymond Lefebvre du 16 novembre 1914 (Correspondance, p. 214). 13 Lettre à Colette du 15 avril 1915 (ibid., p. 275).

18 des Jeramec, est ministre de la guerre), il doit rester dans l’infanterie, étant toujours classé “ service actif ”. Il rumine sa déception en coulant au dépôt des jours d’une monotonie tranquille. Il loge en ville, dans une maison louée en commun avec d’autres bourgeois et dans laquelle s’organisent des soirées de jeux, de chants, de discussions et d’ivresses. En manque d’action, et peut-être pour satisfaire la résurgence du goût d’avant-guerre pour l’exotisme (cf. supra p. 29), il se porte volontaire pour aller se battre aux Dardanelles. Cette décision s’explique aussi, comme nous l’avons dit, par la nostalgie croissante qu’il éprouve pour l’expérience de Charleroi, expérience qu’il croit pouvoir renouveler dans une Turquie de rêve, telle qu’il l’a décrite dans la nouvelle de 1933 intitulée Le voyage des Dardanelles1. Au mois de mai, avant son embarquement pour l’Orient, Drieu fait une halte à Marseille. Il ne semble alors plus croire qu’il reviendra du front. C’est du moins ce qu’avance Le voyage des Dardanelles. Toutefois, faut-il prendre au pied de la lettre ce récit teinté de nihilisme – pourtant directement inspiré de son expérience –, quand on sait que Drieu y noircit la réalité ? En effet, dans ce récit il affirme avoir totalement coupé les ponts avec l’arrière, en donnant une fausse adresse et en cessant d’écrire, alors que sa correspondance atteste précisément le contraire. En tout cas, il se moque des conséquences de ses actes, comme en témoigne cette lettre à Colette du 22 mai 1915 : « J’ai joui [à Marseille] d’être un libre aventurier qui ne craint ni la mort ni la vie, et qui transforme en chair et sang son rêve littéraire »2. Il se livre à une « infâme noce »3, plongeant plus avant dans la débauche : il se soûle et court les mauvais lieux où il contracte la syphilis, se sentant dorénavant maudit et voué aux femmes de petite vertu, à jamais éloigné des jeunes filles propres. Lorsqu’il arrive aux Dardanelles, les illusions nées au dépôt, déjà sérieusement entamées par le séjour marseillais, se dissipent définitivement devant une réalité éprouvante4. Deux mois s’écoulent, sur l’île de Lemnos ou sur la presqu’île de Gallipoli, pendant lesquels il est agent de liaison au port de Moudros, interprète d’anglais, avocat commis d’office au conseil de guerre, mais aussi soldat des tranchées, avant qu’il ne soit rapatrié à Toulon, en proie à une épuisante dysenterie5. À l’hôpital, il est soigné par une infirmière qui lui donne à lire les Cinq grandes Odes de Claudel. Face à cette jeune fille pure, il se sent humilié par l’état de son corps, marqué par la gale et amoindri par la maladie, mais portant surtout les traces de sa luxure. Dans cet état, Drieu va retrouver une autre jeune fille pure, Colette, qu’il n’aime pourtant plus, mais qu’il n’a pas clairement détrompée, poursuivant une relation qu’il voudrait amicale... et désireux de ne pas perdre les hautes relations des Jeramec. Alors qu’en automne 1913 il se plaignait de la longue et angoissante solitude qu’il avait supportée depuis l’enfance et que Colette venait chasser, à partir d’août 1915 il prétexte cette solitude pour repousser l’amour de Colette6. La fatalité dont Drieu est convaincu d’être frappé, encouragée par la syphilis qui le frappe, l’enracine dans son nihilisme7 et lui offre un repoussoir commode à opposer aux demandes de mariage de Colette. Grâce à l’intervention des Jeramec, Drieu est transféré dans un hôpital parisien, où Colette vient le voir malgré l’avis contraire et suppliant qu’il émet. Pour se libérer de ses obsédants souvenirs du front, Drieu convalescent se remet à l’écriture. Sous l’influence de Claudel, il compose un Triptyque de la mort, qui forme le noyau de son premier livre – recueil de poèmes publié en 1917 : Interrogation. Dans ce premier poème de guerre le thème de la mort est positif et inversé. C’est la mort, acceptée et recherchée, et non la vie qui est génératrice : « O mort je suis sorti de toi », écrit-il8. Parlant de ses camarades tombés sur les champs de bataille, Drieu note : « Vous n’êtes plus de ce monde », pour ajouter aussitôt : « Je ne suis plus de ce monde »9. Lui qui se sent et se veut décalé, unit la vie et la mort de manière équivoque. Dans ce Triptyque nous retrouvons, associés au thème prédominant de la mort, deux autres thèmes majeurs déjà rencontrés: la fatalité et la solitude. Pendant les quelques mois passés à l’hôpital, Drieu mesure l’impact disproportionné de la guerre entre ce qu’il a vécu et le monde normal – celui de l’arrière et des civils – devenu celui des femmes. À cause du déséquilibre entre les expériences face à la guerre, la distance établie par la luxure entre Drieu et les jeunes filles s’étend désormais à toutes les femmes – les prostituées mises à part, car simples objets de plaisir. Soit les femmes sont différentes parce qu’elles n’ont pas connu la guerre, et Drieu les fuit puisqu’elles ne peuvent le comprendre ; soit elles représentent la pureté, et Drieu imagine que ce sont elles qui vont le fuir, et alors il les craint. Ainsi, il avoue à Colette qu’il a justement peur d’elle, qu’il voudrait la fuir, et, dans une lettre du 5 janvier, il lui oppose un jugement péremptoire sur lui-même pour mieux lui échapper : « Je suis fait pour la solitude »10. Hormis son rapport perturbé avec les femmes, c’est avec un moral regonflé que Drieu rejoint un nouveau régiment d’infanterie le 6 janvier 1916. Avant de regagner le front, Drieu séjourne dans les Vosges, où stationne au repos

1 « C’était un pays où l’on tuait les autres êtres sans être tués (sic) et où l’on finissait la guerre (...). Les Turcs nous paraissaient des adversaires pittoresques, distrayants – et pénétrables » (La comédie de Charleroi, p. 137). 2 Correspondance, p. 294. 3 Sur les écrivains, p. 37. 4 Il se décrit ainsi : « Il était sale, avili, accablé par un tourment médiocre. Il cherchait dans la masturbation et l’alcool des moments d’oubli. Complètement anarchiste et athée, il voyait dans les jouissances un moyen de destruction qui précédait de peu la blessure, l’agonie et la mort » (Notes pour un roman sur la sexualité, op. cit., p. 109). 5 « Les conditions de vie des soldats entassés à l’extrémité de la presqu’île furent extrêmement pénibles : la chaleur, le manque d’eau, la prolifération étonnante des mouches et des rats, la dysenterie..., outre la violence des combats, provoquèrent des pertes énormes (180 000 morts dont 30 000 Français) » (Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, op. cit., pp. 45-46). 6 Le 4 août, il lui écrit : « Vous ne vous habituerez jamais à ma nature amère, brutale et solitaire. Solitaire, voilà ma destinée, combien de fois vous l’ai-je dit ! » (Correspondance, p. 320). 7 Lettre du 5 août 1915 : il évoque sa « vraie destinée qui est de n’être rien et de ne pas chercher à être quelque chose » (ibid., p. 321). 8 Interrogation, p. 18. Même page, il continue : « Il n’est que la mort. / Signe obscur. / Je l’accepterai et me gouvernerai selon sa fatalité. / Je lui ferai le don de chacune de mes minutes. / Je vivrai dans son attente. » 9 Ibid., p.16 pour les deux citations. 10 Correspondance, p. 359. Pour se justifier, il lui livre une maxime générale qui témoigne de son insatisfaction d’idéaliste : « Une femme ne peut donner que son cœur et pas son cerveau. Un ami viril : c’est le contraire. Les deux sont insuffisants. Et c’est pour cela que tout homme reste muré dans sa solitude » (ibid., p. 360).

19 le régiment de choc dans lequel il a été affecté. La part de repos que Drieu a prise à l’hôpital doit maintenant faire place à l’action, selon le modèle de « vie double et alternée »1 que la guerre et les blessures imposent et dont Barrès lui avait donné le goût avant le conflit. Sous le coup de la lecture de Tête d’or – œuvre de Claudel qui lui communique autant que Nietzsche l’exaltation de ce qui est surhumain – il rêve de retourner se battre. Mais le rêve de Drieu va de nouveau se briser sur la réalité. Le 21 février les Allemands déclenchent leur attaque sur Verdun2. Il rejoint la redoute de Thiaumont, poste avancé de la défense française, où il reste trois jours, soldat terré et impuissant sous la pluie d’obus de la préparation d’artillerie ennemie. Après l’exaltation de Charleroi, pôle de l’héroïsme et de l’acceptation, l’enfer de Verdun constitue l’autre pôle de la mythologie guerrière de Drieu, celui de la peur et de la lâcheté, celui du refus. Toutes les peurs que Drieu a ressenties jusque là ne sont rien en comparaison de celle qui le saisit au moment où il sent arriver un énorme obus qui va s’abattre devant la redoute et le blesser grièvement. Dans une nouvelle de 1933, Le lieutenant de tirailleurs (récit saisissant de cette expérience), il explique le caractère inhumain de la guerre des machines, où des ennemis qui ne se voient plus se jettent « des orages et des tremblements de terre à la tête »3, et où il est impossible aux soldats d’agir avec bravoure. Le bras gauche gravement touché et un tympan crevé, il est évacué et soigné à l’hôpital de Montbrison, puis opéré dans un hôpital parisien. Le 2 mars, il confesse à Colette : « Je suis infiniment dégoûté et je renonce à trouver jamais dans cette guerre les amples et longues sensations que j’en espérais. Si je peux je m’embusquerai »4. Embusqué, Drieu l’est à partir du 19 décembre 1916, quand la commission de réforme le classe “ service auxiliaire ”. Le bref mais effroyable passage dans le cataclysme de Verdun semble éloigner définitivement les tentations belliqueuses. L’ambiguïté du rapport à la mort, éclose dans le Triptyque, est alors levée. Le 5 mai 1916, il note ainsi : « Je voudrais bien ne pas mourir à la guerre »5. Entre le mois de mars et la fin de l’année 1916, Drieu profite de sa longue convalescence pour composer d’autres poèmes. Il apparaît dans le numéro d’août-septembre-octobre 1916 de la revue littéraire d’avant-garde Sic, avec son premier texte publié, le poème « Usine = Usine ». Sous le couvert de la comparaison entre l’usine des ouvriers et l’usine des soldats, il y dénonce « la volonté des maîtres » sur les « Hommes ». Ce poème révèle déjà l’insatisfaction de Drieu vis-à-vis de la guerre autant que de la paix, et son désir de remettre en cause la hiérarchie établie. Grâce aux amies et aux relations de Colette, Drieu se fait connaître à la NRF. C’est ainsi que Gaston Gallimard publie à compte d’auteur Interrogation, en août 1917. Quels sont les thèmes principaux de ce recueil de poèmes qui marque l’apparition de son auteur dans le monde des lettres ? On peut les distinguer en trois groupes : d’une part celui des thèmes antérieurs à la guerre et qui s’y prolonge ; d’autre part celui qui rassemble des thèmes qui naissent avec les expériences de soldat ; enfin, le groupe des thèmes liés à l’avenir, à l’après-guerre. Certains thèmes sont parfois traités de façon opposée, car, avant de chercher à se faire éditer, ce qui a poussé Drieu à écrire c’est le besoin de mettre à jour, pour essayer de les comprendre et de les surmonter, les contradictions que les expériences si différentes de Charleroi et de Verdun ont engendrées. Il livre d’ailleurs lui-même la clé pour lire ses poèmes : « Il est en moi plusieurs vérités contradictoires »6. Dans le premier groupe s’inscrit en filigrane le désir d’unité cher à Drieu : « Et le rêve et l’action », telle est l’ouverture d’Interrogation. Ne soyons pas étonnés de revoir sous la jeune plume de l’auteur le thème de la force ; « désirée » et « exaltée » elle devient une sorte de divinité : c’est « la Force, mère des choses »7. En tant que divinité elle est autant bénéfique que maléfique. Elle est tantôt l’énergie insufflée à l’homme, tantôt « la force de dispersement et d’anéantissement, la force de mort »8. La « Force » n’est pas la seule divinité invoquée, d’autres dieux l’entourent « qu’on appelle maintenant Capitaux – or et intelligence. – / Et derrière eux l’Inaccessible »9. Une contradiction se profile entre la sécheresse de l’agnosticisme de Drieu (cf. supra p. 30) et l’inévitable goût pour le divin qui court dans son œuvre. Ici, dans un poème intitulé Thème métaphysique de la guerre, il expose la nécessité pour l’homme de se « révéler un Dieu pour s’expliquer le monde »10. Par des figures de style11 Drieu veut convaincre ses lecteurs que l’aspect religieux ne lui est pas étranger. Mais, suivant la leçon de Nietzsche, il avance que le Dieu que se donne l’homme est mortel, que ce qu’il appelle ainsi n’est que la « connaissance absolue », un nom sous lequel l’homme « ramasse tout le mystère »12, bref un concept davantage qu’une réalité. À côté de la force et du divin, se range dans ce premier groupe le thème de la décadence. L’opinion de Drieu a évolué du tout au tout sur ce point, puisqu’il en vient à fustiger celui qu’il était avant le conflit13. La décadence, dorénavant associée dans son esprit au monde de l’avant-guerre, n’a plus lieu d’être en raison de l’intrusion régénératrice de la guerre. Mais attention, que la paix ramène la décadence et Drieu lui préférera la mort comme il le laisse clairement

1 Lettre à Jean Boyer du 28 novembre 1915, citée dans : Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 114. 2 La bataille de Verdun « devait rester le symbole de la guerre de 1914 par l’acharnement des combats qui y eurent lieu et par l’horreur des conditions de vie et les souffrances qu’y ont subies les combattants des deux camps. » « Y compris les blessés, les deux armées avaient laissé 777 000 hommes sur le champ de bataille... » (Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, op. cit., p. 49). 3 La comédie de Charleroi, p. 202. 4 Correspondance, p. 370. 5 Ibid., p. 376. 6 Interrogation, p. 89. 7 Ibid., p. 51 pour les deux premières citations et p. 63 pour la dernière. 8 Ibid., p. 96. 9 Ibid., p. 34. 10 Ibid., p. 95. 11 Exemple : « Ô vie je saisis que tu es une mystique » (ibid.). 12 Ibid., p. 96 pour la première citation et p. 95 pour la seconde. 13 « Ceux qui parlaient de décadence, sur eux confusion et malédiction » (ibid., p. 70).

20 entendre1. Avant d’aborder le deuxième groupe de thèmes, notons que Drieu parle très peu de la femme dans Interrogation. Quand il la mentionne, son idéalisme ressort et l’insatisfaction de sa relation avec Colette lui fait dire : « une certaine amante ne viendra jamais »2. Ce deuxième groupe concerne les thèmes qui naissent avec les expériences du front. Celles-ci entraînent une démarcation qui partage l’humanité entre les combattants et les non-combattants : il s’agit d’un premier thème. Pour Drieu, il est évident que le monde de l’arrière, qu’il évoque si peu et dont les femmes font justement partie, ne connaît pas la vie et ne détient aucune vérité. C’est l’apanage des seuls combattants – et des combattants des deux camps. En effet, dans Interrogation figure un poème dédié à ses adversaires3. Intitulé À vous Allemands, c’est l’un des deux poèmes qui firent censurer l’ouvrage à sa parution – ce qui n’empêcha pas que les cent cinquante exemplaires fussent distribués sous le manteau. L’amour porté par Drieu aux Allemands est secondaire par rapport à celui qu’il partage avec les soldats français4. Ce qu’il note comme étant de l’amour a d’ailleurs été éprouvé par la majorité des combattants sous le nom de fraternité. Le second thème qui apparaît avec la guerre est celui du chef. Vu le développement qu’il a eu dans le reste de l’œuvre, nul doute qu’il constitue une pièce maîtresse de la pensée de Drieu. En quête d’une autorité respectée et aimée pour remplacer celle défaillante de son père, haïe et crainte, il a cru que la guerre allait révéler une telle autorité dans la personne d’un chef, sinon faire de lui-même un chef. Déjà, il avait subi la fascination pour Raymond Lefebvre, mais ce dernier, étant pacifique, ne pouvait qu’incarner un chef politique. Au moment où il rédige Interrogation, Drieu a tenu le rôle de chef – spontané – lors des deux charges. Mais il n’est pas officier, ce qui l’éloigne de ce rôle qu’il croit encore être le sien : pour lui la hiérarchie héritée de la paix bafoue la hiérarchie “ naturelle ”, et il n’aura de cesse que celle-là ne fût renversée. Les vrais chefs sont ceux que le combat a élevés parmi les guerriers ; la violence qui habite leur cerveau les caractérise. Finalement, avec cette notion de chef, l’élitisme de Drieu, fondé sur la hiérarchie naturelle, recoupe l’aristocratisme nietzschéen. De même, Drieu illustre, à sa façon d’idéaliste, l’éternel retour par ce qu’il appelle « le principe des choses »5. Le dernier thème de ce groupe est celui de la guerre elle-même. S’il n’est pas pour nous surprendre que Drieu évoquât la guerre comme moyen d’éprouver sa force, en revanche il est plus surprenant qu’il la considérât, au même titre que le sport, comme moyen de restaurer le corps et de rétablir un équilibre entre celui-ci et la pensée, c’est-à-dire encore une fois entre rêve (ou pensée) et action. Le paradoxe n’est qu’apparent entre la vertu de la charge – qui permet l’épanouissement de guerriers puissants – et la destruction carnassière de Verdun – où les corps sont mutilés stérilement et passivement. En réalité, et le titre même du recueil nous l’indique6, Drieu s’interroge sans avis définitif sur la signification des événements traversés. Toutefois, mettant en balance le pire et le meilleur de son expérience, il penche pour l’apport positif de la guerre : elle révèle l’homme et, par les destructions et les bouleversements qu’elle entraîne, elle est « progrès (...), nettoiement et remise à neuf » du vieux cadre de la société d’avant-guerre7. Le paradoxe s’explique par conséquent : s’il veut sauver Charleroi et la régénération apportée par la guerre, il faut que Drieu accepte toutes les conséquences de cette « fatalité moderne »8, y compris Verdun. D’ailleurs, la peur qu’il a connue là-bas lui offre la connaissance de ce qu’il vaut et de « ce qu’est la valeur »9, et la souffrance qu’il y a endurée – contre laquelle il a crié son refus – lui paraît nécessaire : « je n’ai pas confiance dans l’homme, il ne vaut rien sans sa souffrance »10. Les thèmes du dernier groupe traduisent l’appréhension et l’espoir confondus avec lesquels Drieu envisage le futur. D’abord il s’agit de la sauvegarde de l’esprit de guerre, et Drieu met en garde : si le monde à venir ne respecte pas cet esprit dont les combattants sont dépositaires, ceux-là seront « sévères »11. Par cette revendication Drieu ne se distingue pas de la masse de ceux qu’on appela ensuite les anciens combattants. S’il ne définit pas cet “ esprit ”, on peut cependant déceler sous ce terme les vertus suivantes : fraternité, solidarité, dévouement et héroïsme. D’autre part, Drieu souhaite que l’après-guerre conservât la hiérarchie “ naturelle ”. Néanmoins, comme il ne peut plus y avoir alors de distinction entre combattants et non-combattants, Drieu introduit la distinction entre élite et peuple. Lui, bourgeois devant qui les portes du milieu artistique et intellectuel de la capitale s’ouvrent, appartient bien sûr à l’élite que la paix va connaître. En s’interrogeant sur le rôle des foules, il conclut qu’elles ne peuvent se hausser intellectuellement et qu’il est

1 « La guerre fait éclater comme une virginité la grandeur d’un jeune peuple, ou elle pousse à outrance le raidissement d’un peuple qui culmine : / (...) La guerre tue les peuples moribonds. / Qu’une race meure dans un charnier de chairs encore vives (sic !) plutôt qu’au lit sénile. / (...) Tel est le sort que je choisirais pour la France si de la combler la fortune était lasse » (Interrogation, p. 67-68). 2 Ibid., p. 97. 3 Il y prétend : « Je vous ai combattu, Allemands, mais je n’ai pas voulu vous nier. / Comment pouvais-je mieux vous aimer ? Car ce que j’aime en vous c’est ce qui n’est pas en moi » (ibid., p. 65). 4 « Pour moi il n’est qu’amour dans cette guerre. Où voyez-vous la haine dans cette guerre ? / J’ai connu des camarades. Nous nous chérissions, ignorant l’ennemi » (ibid., p. 100). 5 Qu’on en juge par cet aveu : « Le monde est fait pour le rêve des chefs. Ils le configurent dans sa matière humide de sang. Le principe des choses c’est qu’un rêve soit, contre un autre rêve, alors jaillissent les musiques et toujours ronfle le tambour de guerre » (Interrogation, p. 47). 6 Drieu avait d’abord choisi pour titre : Cris. 7 Ibid., p. 62. Juste avant il écrit : « Caserne tu es la Mort mais nous rapportons de la tranchée franche ouverte au ciel une vie qui te menace » (ibid., p. 59). 8 Ibid., p. 62. 9 Ibid., p. 10. 10 Ibid., p. 82. On peut rapprocher les deux dernières citations de l’extrait suivant, tiré de Nietzsche (Par-delà bien et mal, op. cit., p. 196-197) : « L’orgueil et le dégoût intellectuels de tout homme qui a souffert profondément – on peut presque classer les hommes d’après la profondeur que peut atteindre leur souffrance –, sa certitude (...) d’en savoir davantage par sa souffrance ». 11Interrogation, p. 61.

21 par conséquent préférable que le peuple et l’élite demeurent à leur place respective1. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il ne manifeste pas là un humanisme excessif ! Enfin, dernier thème abordé : la paix. Les sentiments de Drieu sur ce point sont contrastés. D’un côté il ressent la peur de la paix, au cas où celle-ci serait faite par ceux qui ont déclenché la guerre et ne la font pas. Le risque d’une telle paix est qu’elle puisse prolonger l’ennui né d’une guerre moderne et démocratique – qui est plutôt celle des foules promises au sacrifice que celle des chefs héroïques ; ici, Drieu affirme clairement un sentiment antidémocratique. Assurément, il ne veut pas non plus que la paix prochaine ressemble à l’ancienne dont « l’idéal fut [sa] honte »2. D’un autre côté, il souhaite la « fatale victoire de la Paix », mais cette paix à laquelle il aspire sera « bouleversée de fond en comble par l’énergique méditation de cette guerre »3. Que veut Drieu exactement ? Dans un grand élan d’optimisme il prévoit une ère nouvelle qui se dressera sur les ruines de l’ancienne, car le « Génie est dévastateur, homicide puis fécond et dorloteur »4. En fait, avec ce thème du renouvellement, au besoin par la violence de la guerre, émerge le mythe de la fécondité totale et exclusive de la jeunesse, qui constitue la clé de voûte de la pensée politique de Drieu : la jeunesse a tous les droits car elle apporte la nouveauté et « hors du neuf point de salut »5. En joignant ce mythe au concept de l’éternel retour6 il crée l’application politique – encore sur le plan de l’idéal – de sa pensée : la juvénocratie. L’acceptation par Drieu de la violence et de la destruction, qu’il regarde comme manifestations inévitables de la jeunesse d’un peuple, a ceci d’inquiétant qu’elle fait la part belle à un renoncement néo-romantique, derrière lequel se dissimule le nihilisme foncier de Drieu. Ce nihilisme ne transpire que discrètement d’Interrogation : ainsi, au détour d’un passage, Drieu propose un choix entre « le néant et le chaos »7, c’est-à-dire entre la décadence probable de la paix et la destruction causée par la guerre. Renoncement “ néo-romantique ”, disons-nous, à cause du réemploi par Drieu de l’image des barbares8, dont l’irruption menace mais anime la civilisation et que des écrivains romantiques rongés d’ennui appelaient de leur vœux. Par Barrès interposé (qu’on se souvienne de son roman précisément intitulé Sous l’œil des barbares) Drieu replonge aux sources de ce romantisme. Ce renoncement néo-romantique est uniquement inquiétant pour qui connaît l’évolution de Drieu. Il ne faut pas tomber dans le piège d’une interprétation des textes à rebours, comme le font certains critiques qui exhument d’Interrogation les idées fascistes de Drieu9. Le fait qu’il affirma lui- même en 1934 que « sous son premier veston, portant les idées passionnées d’Interrogation (...) [il était] tout à fait fasciste sans le savoir »10 n’est pas une preuve de la réalité, mais au contraire une réécriture mensongère visant à assurer au Drieu de 1934 – tout juste autoproclamé fasciste – une logique à sa démarche. On ne peut pas dire que Drieu soit fasciste en 1917, alors que ni le mot ni la réalité qu’il recouvre n’existent. Tout au plus pouvons-nous poser que certains thèmes développés alors ont fourni des éléments à partir desquels s’est établi, beaucoup plus tard, une forme de fascisme. D’autant que, comme nous l’avons vu, les idées présentées sous forme de poèmes dans Interrogation sont loin d’être toutes posées clairement et avec certitude. Il est à noter d’ailleurs que malgré les possibilités de dérive fasciste que contient ce livre, il fut bien accueilli dans le microcosme parisien, où l’on ne pouvait deviner par avance ce qu’il y avait là de dangereux... Le 4 février 1917, Drieu est affecté à Paris, à la 20e section des secrétaires d’état-major. Cela lui laisse le temps de peaufiner Interrogation, qui sort en août. À la même époque, Drieu cède aux instances de Colette et l’épouse. Elle lui donne alors 500 000 francs, somme très importante pour l’époque, qui le met à l’abri du besoin. Ainsi Drieu, qui craignait d’imiter son père, suit la même pente fatale : il se marie avec une femme qu’il n’aime pas et qui lui procure de l’argent. Du reste, il le vit plutôt mal et quand, en 1938, il évoque le souvenir de ce mariage il considère encore qu’il a commis là un « crime »11. Il pourrait paraître surprenant que le 6 novembre 1917, alors que tant de soldats tentent d’échapper aux combats12, Drieu, riche, aimé – même s’il n’aime pas –, et auréolé d’une gloire naissante, se présente devant la

1 « S’ils étaient tous heureux quelle tristesse descendrait sur nous. » « Si toute chose est enfin à sa place, il n’est plus besoin de translation, le mouvement s’arrête, le drame finit. / Je ne vois pas la paix / Que sera le monde sans le mal ? / (...) / Il ne s’agit pas du salut des hommes mais de garder le trésor de l’esprit » (Interrogation, p. 80). 2 Ibid. 3 Ibid., p. 73 pour la première citation et p. 62 pour la seconde. 4 Ibid., p. 56. Voici comment il présente les choses : « Ne regrettons pas, par l’amour de notre vie, par l’amour du Présent (...), les vieilles pierres que broient nos inénarrables canons » (ibid.). Et plus loin : « Nous casserons les ministères et les casernes. / Nous poserons des usines ici et là nous ouvrirons des stades. / Fi de leur Révolution : nous avons restauré la guerre, ce jeu cruel des adolescents. / (...) / Nous sommes tentés par tous les grands rêves et nous faisons de grandes actions. / Et nous saurons faire une Paix comme nous avons mené la Guerre. / Nous brandirons nos grues d’acier. / Avec du ciment nous dresserons le monument de notre Force » (ibid., p. 74). 5 Ibid., p. 83. 6 « L’humanité ne perdure qu’en se reniant sans cesse, en tuant d’âge en âge sa vieillesse » (ibid.). 7 Interrogation, p. 38. 8 Drieu évoque le « délicat équilibre entre barbarie et civilisation » (ibid., p. 68). 9 C’est le cas de Jean-Marie Pérusat, pour qui Drieu se montre « dès ses premiers écrits, fort enclin à un certain fascisme » (Jean-Marie Pérusat, Drieu la Rochelle ou le Goût du Malentendu, Frankfurt am Main-Bern-Las Vegas, Peter Lang, 1977, p. 15). – On notera, au passage, la précision du propos. 10 Socialisme fasciste, p. 220. 11 Gilles, p. 191. Dans son Journal (p. 302), quand il aura sombré dans un antisémitisme total, on peut lire que l’événement est toujours mal digéré : « Je hais les Juifs. J’ai toujours su que je les haïssais. Quand j’ai épousé Colette Jeramec je savais ce que je faisais et quelle saloperie je commettais. Je n’ai jamais pu la baiser à cause de cela. » Le « crime », passé au filtre de l’impureté qu’entraîne alors pour lui tout rapport avec les Juifs, est devenu une « saloperie ». 12 Après l’offensive lancée par le général Nivelle en avril 1917, qui se solda par un échec payé de lourdes pertes, l’armée française avait connu jusqu’au début de 1918 de nombreuses mutineries. Cf. Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, op. cit., pp. 105-109.

22 commission de réforme pour être reversé, à sa demande, dans le service armé. Il n’en est rien si l’on se réfère au texte qui ponctue Interrogation : Je reviens à vous, hommes1. Drieu ne peut pas « regretter la guerre » qui lui offre « une fraîche tentation » : « la séduction persiste, après l’épreuve, aussi forte nourriture de notre souvenir que de notre attente »2. À l’exception de ces poèmes et de quelques lettres3, Drieu n’indique nulle part les raisons de son choix. Outre le besoin d’action et l’envie d’échapper à l’ennui de son poste, on peut penser que, plus que jamais, Drieu souhaite fuir Colette, avec laquelle il n’est pas à l’aise et encore moins heureux. Le 6 décembre Drieu n’est pas affecté selon ses désirs dans l’infanterie ou dans l’aviation, mais dans un régiment d’artillerie du fort de Vincennes. Il y reste jusqu’au mois de mars 1918 et, s’il faut en croire Galtier-Boissière (ils se sont rencontrés là-bas), il mène une vie de noceur nocturne, désintéressé « totalement de la vie militaire »4. En effet, Drieu vient de rencontrer Marcelle Jeanniot, mariée à l’acteur Charles Dullin, avec laquelle il vit sa première grande passion. Plus question pour lui de rejoindre le front, et en mars, pistonné une nouvelle fois grâce à sa femme, il regagne la 20e section des secrétaires, aux Invalides. On ne saurait assez insister sur les hésitations de Drieu pendant la guerre ni sur le perpétuel mouvement de balancier de ses actions, voire de ses pensées : « moi j’ai envie d’être tant de choses contradictoires »5 écrit-il d’ailleurs. Tandis qu’il se déclarait « impropre à la passion, forme de l’action » dans une lettre à Colette de l’hiver 1916-19176, il vécut pourtant ensuite une passion, intense autant que brève, avec Marcelle ; brève car Drieu – qui dans la même lettre croit qu’il ne peut aborder l’action que par l’intermédiaire de la pensée – rejoignit le 3 juillet 1918 une zone de combats, ce qui mit assez vite un terme à sa liaison. Drieu est à présent interprète, avec le grade d’adjudant, attaché à une division américaine qui stationne dans les Vosges jusqu’en octobre. Il continue d’écrire des poèmes – la plupart sont recueillis en 1920 dans Fond de cantine et certains en 1927 dans La suite dans les idées – qui reprennent certains thèmes d’Interrogation ou décrivent les nouvelles expériences de Drieu, et notamment ce que lui inspire la découverte des Américains. Dans l’un d’eux, « La prière d’Hargeville » (daté d’octobre 1918), il confirme le caractère artificiel de son emploi des termes religieux, en s’adressant une prière à lui même : « Ô moi, ô mon Dieu, je veux être un dieu pour moi-même »7. Jusqu’à l’armistice du 11 novembre, Drieu est de retour près de Verdun ; mais cette fois ce sont les Américains qui se battent. Les sentiments de Drieu sont de nouveau mitigés. À un moment, il est « tout près de la bataille », heureux d’être « à cheval toute la journée »8 ; à un autre moment, il éprouve la monotonie de vivre comme les autres soldats « muselés, masqués, casqués, anonymes parmi les sifflements sans éclat des obus toxiques »9 ; maintenant, il fait « des courses épatantes en side-car à toute allure sous les obus, la nuit », « affolé et enthousiasmé » il pense avoir trouvé la guerre qui lui convient : « dangereuse mais confortable et vue de tous côtés à la fois »10. Mais la guerre s’achève peu de temps après. Et jusqu’au 24 mars 1919, date de sa démobilisation, Drieu ne connaît plus que la routine du cantonnement avec sa division américaine. Dorénavant, il ne risque plus d’être tué, et il lui faut envisager l’après-guerre : avec ou sans Colette ? À la fin de l’année 1918, les lettres qu’il lui adresse évoquent déjà sérieusement la possibilité du divorce... et une fois encore il invoque – comme prétextes ? – sa solitude à laquelle il croit « profondément, fanatiquement »11, ainsi que la fatalité qui les sépare. À la veille de son retour dans le monde des civils, celui des femmes, comment voit-il ces dernières ? Il confesse à Colette qu’il a un « préjugé de mépris intellectuel »12 pour les femmes, mais il ne doute pas qu’elles ont une âme. Point notoire, le mythe – inspiré de celui de Pygmalion – se constitue, selon lequel la femme est une œuvre que l’homme façonne13.

Quand Drieu quitte définitivement l’uniforme au printemps 1919, il a vingt-six ans, dont près de six passés sous les drapeaux. Au regard de ce qu’il a vécu avant, les quatre années de la guerre forment la part écrasante de ses souvenirs. Trois fois blessé, son corps porte les stigmates du conflit. Auteur d’un premier livre presque exclusivement consacré à la guerre, son esprit accuse également les traces de ces quatre années. Sa pensée, qu’on ne peut qualifier de fasciste, s’appuie sur des thèmes nés avec la guerre ou modifiés avec elle. Quels sont les mots-clés qui résument ces thèmes ? Il y a, pêle-mêle, la décadence à laquelle on peut opposer la force et la jeunesse, l’héroïsme des guerriers menés par de vrais chefs, la solitude rompue par la camaraderie ou par les femmes, la paresse et le rêve qui luttent contre l’action, la fatalité omniprésente, l’exaltation et l’ennui qui se succèdent, la mort et le risque qui pimentent la vie, la destruction des

1 « Je m’achemine à nouveau vers cette tuerie laissant derrière moi ma sûreté et ma paisible jouissance, / pour vous aimer, pour compatir avec vous, pour que vous m’aimiez, guerriers amers voués au sacrifice obligatoire » (Interrogation, p. 100). 2 Ibid., p. 86 pour les trois citations. Le 3 novembre 1917, toujours idéaliste, il écrit à André Suarès : « j’attendais de la guerre qu’elle remplît les hommes d’amour et de dévouement et de puissance. » « Je crois profondément à la nécessité spirituelle de cette guerre » (Sur les écrivains, pp. 87-88). 3 À Jean Boyer par exemple, auquel il écrit : « La situation d’auxiliaire, de sergent à la 20e section est intenable. Je repars soit pour l’infanterie, soit pour l’aviation comme mitrailleur » (cité dans : Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 127). 4 Jean Galtier-Boissière, Mémoires d’un Parisien, Quai Voltaire, 1994, p. 393. 5 Correspondance, p. 462. 6 Correspondance, p. 412. 7 La suite dans les idées, p. 23. Plus loin, on lit : « Guerre, espèce de solitude, (...) je ne saurais plus vivre hors de toi. Tu m’as pénétré d’un amour étrange. Je suis un pauvre enfant fasciné et perdu. / Me réveillerai-je de ce rêve mystique ?... » (ibid., p. 25). 8 Correspondance, p. 483 pour les deux citations. 9 Ibid., p. 485. 10 Ibid., p. 487 pour les trois citations. 11 Ibid., p. 497. 12 Ibid., p. 431. 13 Le 11 juillet 1918, il écrit à Colette qu’elle « sera tout de même un peu [son] œuvre » (ibid., p. 446). Dans Interrogation (p. 95), il posait déjà : « L’Homme tire de soi ensuite la femme, il lui prête une âme. Il crée encore cette nécessité en face de soi. » À rapprocher de Nietzsche : « l’homme se fait une image de la femme, et la femme se forme selon cette image » (Le gai savoir, Gallimard, 1982, p. 100).

23 vieilleries qui régénère le monde, la réalité qui brutalise l’idéalisme, le suicide qui est la voie logique du nihilisme, l’alternance du courage et de la peur, et enfin, derrière tout cela, le besoin d’unir les contraires et de concilier les expériences contradictoires pour être un homme complet. Mais les idées de Drieu sont encore provisoires, parfois incertaines. Contrairement à ce qu’avance Zeev Sternhell1 – pour qui Drieu est une figure intellectuelle emblématique du fascisme – la guerre est l’événement majeur dans la vie de Drieu2. Nous verrons qu’il en parle à travers toute son œuvre, et que la guerre forme le terreau où sont apparues, en germe, certaines idées qui formeront, après la période de croissance hasardeuse des années vingt, l’efflorescence du fascisme selon Drieu.

1 « Partout en Europe, la Grande Guerre suscite les conditions psychologiques, politiques et sociales qui favorisent l’éclosion du fascisme, mais on ne peut soutenir qu’elle ait produit le fascisme, en France moins qu’ailleurs. Au niveau des mentalités, des idéologies et des réflexes collectifs, la guerre ne provoque en France aucune césure » (Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire, 1885-1914, les origines françaises du fascisme, Seuil, 1978, p. 402). 2 Le puissant impact de la guerre n’est pas exclusif à Drieu la Rochelle : « Parce que cette guerre a été pour tous, au front ou à l’arrière, traumatisme profond, la volonté majeure des Français est de la rejeter au plus profond du passé » (Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, op. cit., p. 177). Même si, pour lui, la littérature permet de se libérer de ce traumatisme en le rappelant. De toute façon comment oublier la guerre dès lors qu’elle se présente « dans chaque lieu de vie, dans les ruines en voie de déblaiement, dans les monuments au mort en voie d’érection ? Quelle joie de vivre quand, à chaque heure du jour, on croise les mutilés ou les veuves pour qui le bonheur s’est arrêté un jour sur un champ de bataille ou les orphelins dont l’avenir est hypothéqué ? Peut-on vivre une vie normale lorsque les défilés d’anciens combattants rappellent, chaque jour à l’Arc de Triomphe sur la tombe du soldat inconnu, les morts de la Grande Guerre, quand chaque cérémonie exige le passage au monument au mort, quand la littérature et le cinéma évoquent encore et encore l’insupportable cauchemar ? » (ibid., pp. 177- 178).

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Deuxième partie :

l’effervescence des années folles (1919-1927).

25 Chapitre 4. L’entrée dans le monde des lettres.

Pour Drieu, bourgeois sans souci d’argent, les “ années folles ” s’ouvrent dans l’atmosphère de fête, de liberté insouciante et d’oubli qui fit baptiser ainsi les années d’après-guerre à Paris. Il y habite à présent un appartement avec Colette. Mais si leur toit est commun, leur vie ne l’est pas vraiment. Les choses sont claires entre eux : Drieu est à peine son mari et n’est pas son amant. Cette situation se prolonge tant bien que mal jusqu’à leur divorce, en hiver 1920-1921. D’ailleurs, quand ils ne donnent pas des soirées pour le Tout-Paris, Drieu profite à outrance des plaisirs offerts par les nuits parisiennes, parfois dans l’ivresse et la débauche. Avec ses amis, , Paul Chadourne, Philippe Clément et surtout (qu’il a rencontré deux ans plus tôt grâce à Colette), il fréquente les cabarets (comme Le Bœuf sur le toit, haut lieu de l’intelligentsia, réunie autour de Jean Cocteau), les bals mondains costumés, les boîtes de nuit, et bien sûr les habituelles maisons closes. Il participe également, au côté de son ami Jean Bernier (rencontré pendant la guerre), aux dîners de l’équipe du Crapouillot – journal de Galtier-Boissière, auquel il donne plusieurs poèmes. Car, lorsqu’il ne sort pas, Drieu compose encore des poèmes. Outre Le Crapouillot, ce sont La Grande Revue, la NRF, les Écrits nouveaux (de son ami Maurice Martin du Gard) et la jeune revue Littérature (animée par Breton, Aragon et Soupault) qui publient certains d’entre eux. Dès 1919, Drieu se consacre aussi à la critique littéraire et donne des comptes-rendus d’ouvrages récents (dans les mêmes revues – la Grande Revue et les Écrits nouveaux en moins, L’Europe Nouvelle en plus). Il a tenu ce rôle toute sa vie, avec une grande finesse de jugement qui lui fit repérer les talents littéraires que la postérité a conservés (Aragon, Céline, Bernanos, Montherlant et Malraux par exemple). Cette abondante activité, festive ou littéraire, est insuffisante pour Drieu1, qui éprouve quelques difficultés à s’accoutumer à la paix. Peu à peu il se « détache », comme il l’écrit lui-même fin juillet 19192, de tout ce qu’il a été pendant la guerre. Pourtant il précise l’année suivante que depuis qu’il a quitté la guerre, « qui était somme toute [sa] raison d’être, cette ébauche d’amour »3, il n’est pas satisfait de ses actes, ni intellectuels ni amoureux. Lui qui prophétisait en 1915 : « le royaume de l’action sera » à ceux qui « pourront manier la plume et la parole après le fusil »4, ne trouve pas dans l’écriture – qui est une solitude5 – une action véritable qui lie les hommes entre eux comme au front. Au demeurant, cette frustration influence fortement les affinités politiques de Drieu. Ainsi, même s’il ne partage pas complètement leur doctrine, il est attiré par l’Action Française, car c’est une poignée d’hommes regroupée autour de Maurras, sorte de “ chef ” spirituel. De la même manière, il participe aux premiers pas de la révolte dadaïste, à travers la revue Littérature, en croyant que le groupe des futurs surréalistes peut offrir une amitié entre des hommes qui agissent autour d’une idée commune. C’est entre ces deux mouvements que Drieu va balancer jusqu’en 1925, car il n’a pas suffisamment de charisme pour associer des hommes autour de lui, dans le parti de la Jeune Bourgeoisie qu’il rêve de fonder6. Avec l’équipe de l’Action Française Drieu partage un patriotisme qui reste bien en deçà du « nationalisme intégral » de celle-là7. S’il rejoint Maurras dans sa critique de la démocratie, il reste attaché, comme Péguy (modèle du héros sacrifié jeune), au principe républicain. En novembre 1922, il répond à une enquête sur la jeune littérature, parue dans La Revue Hebdomadaire, où transparaît, sous un amalgame équivoque, sa volonté d’unité : « je reste une manière de républicain qui croit que le capitalisme donnera naissance à une aristocratie pas mal communiste. » Pourtant, en tant que bourgeois jouisseur, il refuse le communisme que défend son ami Raymond Lefebvre8, bien que ce dernier incarne un chef éventuel à la tête d’un autre groupe d’hommes déterminés. Mais si Drieu refuse la forme communiste de la révolution, il ne rejette pas la révolution en soi. Pour lui, la révolution est possible, sous la forme d’une « guerre civile »9. On l’aura compris, entre réaction et révolution, la position politique de Drieu est toujours confuse au cours des années d’immédiat après-guerre. Nulle part il ne mentionne l’Union sacrée du temps de guerre ou le gouvernement du Bloc

1 « Je suis mortellement triste d’être paresseux, lâche, inerte, alors que je devrais écrire tant de poèmes, de romans, d’articles et faire des discours qui transformeraient la France » (Correspondance, p. 518). 2 Ibid., p. 522. 3 Ibid., p. 536. Et aussi : « Car il y l’amour. Cet amour qui n’est / qu’entre les hommes, pour l’idée dont / ils crèvent » (Fond de cantine, p. 41). 4 Lettre à Jean Boyer du 24 avril 1915, publiée dans Le Magazine littéraire de décembre 1978. 5 « Je me cantonne dans ma furieuse solitude : pas un homme, pas une femme possible. Je m’acharne à Aragon parce qu’il est intelligent mais il exerce son intelligence avec une brutalité pédante (...). Quant à moi je suis un paresseux » (Correspondance, p. 540). 6 Lettre à Colette, du 2 mai 1919 : « Je suis plein de projets politiques. Je vais fonder le parti de la Jeune-Bourgeoisie avec une revue La Jeune Tête » (ibid., p. 517). 7 Dans un article de la NRF d’avril 1920, Drieu fait l’éloge de Paul Adam, qu’il associe à Péguy, Maurras et Barrès, comme eux amoureux des « choses sacrées de la nation » (Sur les écrivains, p. 90). Mais il est probable que la critique par Nietzsche du nationalisme ait érigé un obstacle à l’adhésion complète de Drieu aux thèses maurrassiennes. 8 Galtier-Boissière rapporte qu’en 1920, lors d’un dîner, Drieu se serait exclamé, en réponse à la vision communiste défendue par Paul Vaillant-Couturier : « je refuse de travailler de mes mains ! Je veux écrire des chefs-d’œuvre à mon heure et à mon idée ! Je suis un aristocrate de la pensée et je rejette votre régime » (Galtier-Boissière, Journal 1940-1950, Quai Voltaire, 1992, p. 378). En 1919 et 1920, en effet, les Français s’inquiètent devant les mouvements sociaux qui agitent le pays et qui semblent annoncer une révolution inspirée de la révolution russe. 9 « La pensée individuelle, qui aura joui au siècle dernier, surtout vers la fin, d’une exceptionnelle liberté, devra dorénavant se plier à la loi des groupes qui mèneront âprement la guerre civile » (L’Europe Nouvelle, 13 décembre 1919). Et il rajoute, toujours en quête de complétude : « Il y a à faire dans l’ordre de l’art comme dans celui de la politique, des rapprochements qui s’imposent entre les doctrines extrêmes, les seules vivantes, les seules fécondes. »

26 national qui apparaît après les élections de novembre 1919. On peut penser que les partis d’avant-guerre sont pour lui de vieux partis inféconds qui risquent – comme il s’en inquiétait au temps d’Interrogation – de confisquer la paix à leur profit, c’est-à-dire au détriment de la jeunesse. Ils risquent donc d’encourager la décadence. En mars 1920 est publié le recueil de poèmes Fond de cantine, où se fait jour la contradiction entre l’optimisme avec lequel Drieu accueille le progrès moderne1, et la crainte méfiante que lui inspirent des « machines lâchées [qui] broient tout » et qui « trahissent l’homme »2. Dans ce recueil se lit également l’idée que la France n’a pas su gagner seule la guerre, qu’elle a eu recours aux alliés à cause de la faiblesse de sa natalité. La première mention de cette idée de perte de la vitalité des naissances remonte à Interrogation (p. 97) : « Nous ne faisons plus d’enfants, nous ne ferons plus de cadavres. » Elle semble obséder Drieu, car nous la retrouvons dans plusieurs textes successifs et parce qu’elle constitue l’idée centrale de son premier essai, paru en 1922, Mesure de la France. Nous la retrouvons ainsi dans la Ballade du démobilisé3, puis, associée à l’idée de décadence, Drieu la présente avec une noirceur excessive dans un texte daté de mai 1920 : « Nous sommes ici, les pieds dans nos cadavres, parmi nos femmes stériles »4. Et il s’en veut de participer à ce mouvement général : « Je suis triste, écrit-il à Colette. J’ai peur que la France meure. C’est épouvantable que je ne puisse pas faire d’enfants »5. Pour lutter contre la décadence, Drieu en appelle aux solutions radicales : la violence et la destruction, jaillissant d’une révolution portée par la jeunesse et par ses chefs, auxquels Drieu prétend appartenir. « Du nouveau ! Jetons des bombes ! Que les atomes volent, ils retomberont toujours sur leurs pieds » s’écrie-t-il6. S’interrogeant sur le ralliement au drapeau rouge ou au drapeau blanc, il n’est finalement pas loin d’agiter le drapeau noir de l’anarchisme7. En tout cas, quelques mois après avoir songé à créer le parti de la Jeune Bourgeoisie, il rejette maintenant la bourgeoisie et expose son “ credo ” révolutionnaire : « Nous croyons que le peuple est primitif. Et que toute la vieillesse, toute l’usure est du côté des riches. Le jour où le peuple sera libéré, ce sera le retour du printemps »8. Cette volonté de renouveau par la révolution et la destruction, Drieu la place sous l’égide de « l’Absolu » – qu’il recherche –, avec une résurgence de fanatisme, ou plutôt de jusqu’au-boutisme, qui dissimule à peine le spectre du nihilisme qui hante toujours un Drieu insatisfait9. Incidemment, l’influence d’Ainsi parlait Zarathoustra se fait sentir ici, y compris dans la forme proche de l’exhortation employée par Drieu. On pourrait multiplier les exemples pour révéler une filiation. Que l’on compare, pour s’en convaincre, cet extrait de Drieu : « Ne meurt que ce qui veut mourir », à cet extrait de Nietzsche : « tout ce qui a mûri – tout cela veut mourir »10. Drieu rejette la réalité héritée du passé, même la beauté laissée par les ancêtres, en échange d’un futur riche de potentialités car indéfini. Dès cette époque, Drieu est un apôtre du changement à tout prix, mais aucun projet concret ne vient étayer ses désirs. Nonobstant, les idées qu’il exprime le sont dans un cadre littéraire. Il n’est pas question de doctrine politique : Drieu est plus proche du révolté romantique, inspiré par le surhomme nietzschéen, que du théoricien. En 1922, il se penche sur l’ardeur qu’il manifestait deux ans plus tôt vers l’exaltation du moderne et de la violence, et il indique que si, dans le domaine de la littérature, il a « pris plusieurs fois la violence pour la force » c’est qu’il avait « peur de laisser échapper quoi que ce fût qui pût [le] fortifier »11. Si Drieu prône la violence comme manifestation de la force, il ne met pas la main à la pâte. Pour lui, la pensée est une action qui se suffit à elle- même. Quelles étranges définitions apporte Drieu dans l’article intitulé « Vocabulaire politique » qu’il donne à Littérature de mars 1921 ! En effet, sous les termes de liberté, de groupe, d’autorité, et de but politique apparaissent des éléments constitutifs de l’ossature du régime nazi d’après 1933 : l’effacement de l’individu devant le groupe hiérarchisé où il n’y a « plus d’individus que les chefs » ; la restriction de la liberté ; l’autorité qui réclame l’obéissance de tous (pour Drieu « réactionnaires, bolcheviques, démocrates, socialistes, tout le monde est autoritaire »). Prenons garde toutefois de noter que Drieu prévoit la mise en place de ces éléments, sans la souhaiter. Malgré tout, il est clair dans son esprit que la politique ne consiste pas à faire le bonheur du peuple, mais à réussir quelque chose qui le dépasse : « une société, une

1 C’est une « joyeuse irruption » : outre « le Fer », il y a « la Vapeur, l’Électricité et toutes les forces-sœurs de qui nous sommes dans l’attente » (Fond de cantine, p. 52). « En ces temps bénis, la terre jette la floraison inextricable des machines qui se nourrissent du cerveau » (ibid., p. 53). 2 Ibid., p. 59 pour les deux citations. 3 « Ah ! dans la mêlée redoutable / si j’avais eu quatre frangins » (Le Crapouillot, 15 août 1919). 4 Ce texte a pour titre Le retour du soldat et est repris dans Mesure de la France (p. 33 pour la citation). On y lit aussi : « Déchéance. / La France a gardé la tête haute, souveraine, mais son corps exsangue ne l’aurait pas soutenue si la force de vingt nations n’avait accru ses membres énervés » (ibid., p. 26). 5 Correspondance, p. 518. 6 NRF, avril 1920 (article repris avec quelques variantes dans La suite dans les idées, pp. 119-122, et suivi d’un autre texte sans doute contemporain : Les chefs, pp. 123-128). 7 « Plus rien : plus de maîtres dans le ciel, ni sur la terre. » « Plus d’armée, plus de guerre ». « Il n’y a qu’à tuer. Il n’y a pas à être tués. On les tuera et puis ce sera fini. Ça sera tout droit, tout plat. On sera chez soi » (La suite dans les idées, p. 121). Quelques mois plus tard, il confirme : « sans dieux ni maîtres, ceux-là étant morts, ceux-ci n’étant pas encore nés » (Mesure de la France, p. 138). 8 La suite dans les idées, pp. 123-124. Il s’agit bien de croyance, non de réflexion, car il ajoute : « il faut que nous croyions à la jeunesse du peuple ». Et dans Mesure de la France (p. 138) : « nous n’avons que notre jeunesse. À quoi d’autre pouvons-nous croire ? » 9 Le passage suivant éclaire la présence de ce nihilisme, ici camouflé sous un espoir de renouveau : « Tant pis si la flamme ne s’arrête pas, tant pis si elle flambe tout. C’est à nous de crier la rage de la cité stérile. Nions cette beauté qui n’est pas la nôtre. (...) nous souhaitons de déchirer nos entrailles pour que dans le sang jaillisse une nouvelle source » (ibid., p. 126). On peut rapprocher ces lignes de cet extrait de Nietzsche : « À ta propre flamme nécessairement tu voudras brûler ; comment te voudrais-tu faire neuf si tout d’abord tu ne t’es fait cendre ? » (Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, 1971, p. 86). 10 Ibid., p. 387, pour la citation de Nietzsche ; La suite dans les idées, p. 125, pour celle de Drieu. 11 La Revue Hebdomadaire, 4 novembre 1922.

27 civilisation, un grand siècle ». Ce qui importe à Drieu, épris d’absolu, n’est pas le pragmatisme à appliquer pour réaliser un idéal, mais la grandeur que ce dernier peut atteindre. Dans le même numéro de Littérature le lecteur pouvait consulter une liste de noms célèbres que les collaborateurs de la revue avaient individuellement notés de +20 à -25, le zéro exprimant l’indifférence absolue. On ne sera pas surpris du 20 que Drieu accorde à Nietzsche. Mais il attribue la même note à d’autres philosophes (Bergson, Hegel, Kant, Schopenhauer et Pascal – Drieu a beaucoup lu ce dernier pendant la guerre), à des écrivains (Dostoïevski, Eschyle, Goethe, Corneille, Dante, Racine, Tolstoï, Shakespeare) ainsi qu’à la Bible, aux Mille et une Nuit, à Bach et à Chaplin. Dans l’ordre politique, qu’on ne s’étonne pas davantage du 20 accordé à Napoléon1, à Robespierre et à... Lénine. A l’opposé, Paul Deschanel, l’ancien président de la République (auquel a succédé Alexandre Millerand en septembre 1920) récolte la plus mauvaise note : - 25. Drieu préfère sans conteste les chefs autoritaires... Deschanel partage sa note avec Jésus-Christ (Drieu est cohérent : il a mis 20 à Nietzsche – l’« Antéchrist »), Matisse, La Rochefoucauld et Tristan Tzara. Car parmi les noms évalués figurent également ceux de l’équipe de la revue. Drieu accorde ainsi 8 à Aragon et 12 à Breton, tandis que le premier met 18 et le second 14 à Drieu. D’autre part, si Clemenceau est gratifié d’un 18 – sans doute pour son autoritarisme –, Maurras ne récolte que 10 ; le maître à penser de la droite nationaliste devant être jugé insuffisamment “ actif ”. Cependant, en juin 1921, quand Maurice Martin du Gard demande à Drieu ce qu’il aime, spontanément il lui répond : « la guerre, les Dadas, l’Action Française. Et les femmes, oui, assez »2. Le fameux procès où Barrès fut accusé de « crime contre la sûreté de l’esprit », intenté par les dadaïstes en mai 1921, auquel Drieu prit part en tant que témoin, marque la fin de son intérêt pour le mouvement Dada. Dans le numéro d’août de Littérature, qui publie le compte-rendu de l’audience, le nom de Drieu apparaît pour la dernière fois. À la même époque, Drieu songe à accompagner Paul Claudel à l’ambassade de France à Tokyo, en tant que conseiller culturel. Son ex-femme entreprend les démarches en ce sens auprès de Millerand. Mais ce n’est que velléité de Drieu pour prêter vie à ses rêves diplomatiques avortés avec l’échec aux Sciences politiques : quand Claudel rejoint son poste en septembre 1921, il reste à Paris. À la fin de l’année 1921, Drieu signe son entrée dans les lettres avec son premier vrai livre : État civil. Dans un de ses carnets d’avant-guerre, où Drieu notait ses projets littéraires, il est déjà question d’écrire la « Confession d’un jeune Parisien »3, sorte d’avant-projet d’État civil (qui laisse Drieu apparemment frustré, car en 1927, au dos de la couverture du Jeune Européen, un essai qui ne sortit jamais est annoncé en préparation sous le titre : Confession d’un Français). Ce premier livre en prose, comme la plupart des oeuvres de Drieu, est un jalon pour mesurer l’évolution de sa pensée. Il confirme son amour pour la France mais nuance, par un flou artistique, sa position patriotique : pour lui, le « patriotisme existe comme l’amour en dehors des patries »4 et se réduit à une opposition entre des groupes d’hommes solidaires. En dernière analyse, c’est l’action d’un de ces groupes qui l’emporte sur l’idée qu’il défend. Et ce qui valide une action digne de ce nom c’est le risque de la mort encouru. Ces idées nées au creuset de la guerre sont toujours d’actualité en 19215. Pourtant Drieu n’envisage plus la guerre de la même manière. À présent il voit dans le sport la véritable guerre qui est « le jeu éternel »6. Mais la contradiction pointe à nouveau, car s’il appelle la mort violente – qui est « le fondement de la civilisation, du contrat social, de n’importe quel pacte »7 – pour sanctionner une action quelconque, il refuse la « mort cosmopolite, fabriquée dans toutes les usines du monde » 8, celle causée par les obus – fruits des machines. Drieu dit stop à la « folie des races qui (...) font appel sournoisement à la haine des hommes latente dans le cosmos »9. Arrêtons-nous un instant sur l’utilisation du mot “ race ” par Drieu. L’extrait qui précède nous montre l’auteur repoussant la mort cosmopolite. Mais que pense-t-il du cosmopolitisme ? des races ? et des Juifs en particulier ? Drieu croit à l’existence des races : il distingue une race française et une race allemande. Surtout, il croit « que la race est éternelle : ce moment de croyance fonde la métaphysique »10. Il s’agit effectivement, faut-il le souligner, de « croyance », car Drieu aurait été bien en peine de définir le concept de « race ». Ne parlait-il pas en 1919 du « dosage infini des races »11 qui infirme sa croyance ? Par ailleurs, preuve de l’imprécision de cette dernière, il affirme dans État civil que « les enfants ne sont pas de la même époque, de la même race, du même continent que les hommes », et continue, un peu plus loin, avec « la race inconnue (...) des jeunes humains »12. Lui qui se voulait précisément de la « race nordique » après qu’il eut séjourné en Angleterre, n’est plus en 1921 qu’un « Français du nord de la Loire »13.

1 Les hommes qui avaient combattu sous Napoléon « avaient connu un grand, un total amour. Ils avaient aimé, d’une passion folle et délicieuse, un homme, un dieu » (État civil, p. 35). 2 Maurice Martin du Gard, Les Mémorables, vol. I, Flammarion, 1957, p. 123. Et à la question « Pourquoi écrivez-vous ? », Drieu répond : « Pour mieux voir, pour mieux me voir aussi. Pour sortir de ma solitude, mais je n’en sors pas. » 3 Cité dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 55. 4 État civil, p. 19. 5 Dans Interrogation, Drieu écrit : « Nous sommes tous ensemble contre les autres » (p. 24) ; et dans État civil : « quand on est avec certains hommes, on est contre d’autres » (p. 20). Dans Interrogation : « la mort que l’homme doit attoucher chaque jour pour être digne de la vie » (p. 72) ; dans État civil : « Il n’y a de certitude entre des hommes que si au bout de l’action qu’ils concertent ils sont sûrs de savoir mourir pour ce qu’ils ont mis en commun : gloire, lucre, amour, désespoir » (pp. 20-21). 6 « À la première partie de rugby, après l’armistice, j’ai constaté que je voyais la guerre pour la première fois. Si auparavant j’avais joué plus de trois mois au ballon, j’aurais moins aimé la tuerie anonyme, bureaucratique et sédentaire. Le courage et la mort dans l’abstraction, le néant des champs de bataille modernes, convenaient trop bien à mon impuissance musculaire, à mon inintelligence nerveuse » (ibid., p. 119). 7 Ibid., p. 20. 8 État civil, p. 120. 9 Ibid. 10 Ibid. 11 L’Europe Nouvelle, 13 décembre 1919. 12 État civil, p. 59. 13 Ibid., p. 129.

28 Drieu ne condamne ni le cosmopolitisme ni les Juifs1. – Cependant il est « Français du nord de la Loire » et « quand on est avec certains hommes, on est contre d’autres ». CQFD –. Apprenant la mort d’André Jeramec il écrivait à Colette, le 24 janvier 1915 : « en mourant André a eu cette joie et cet orgueil de sentir qu’il était un témoignage vivant – d’outre-tombe, de la France éternelle »2. Cinq ans plus tard, dans Le retour du soldat, Drieu s’en souvient : « jeune Juif, comme tu donnes bien ton sang à notre patrie »3. Répétons que Drieu perçoit alors une différence entre les races, et a fortiori entre les Juifs et les Français4, mais qu’il ne verse pas dans l’antisémitisme ou la xénophobie. Remarquons en outre qu’après la guerre, Barrès, « revenu de ses excès antisémites d’antan, rend hommage au patriotisme des combattants juifs » et que les années vingt connaissent une « quasi-abscence d’expression publique de l’antisémitisme (sauf à l’Action Française qui témoigne d’un antisémitisme machinal) »5. Toujours au rang des croyances, après la « race », voyons comment Drieu évoque la divinité. Il avoue qu’il a « perdu le secret de Dieu » pendant l’adolescence et que, de toute manière, l’homme « n’a plus besoin de Dieu parce que la source divine est aussi bien dans l’homme »6. Cependant, il conclue à un autre endroit qu’il n’a « jamais douté de Dieu, de la vie »7. Cette contradiction n’est vraie qu’en apparence. L’utilisation littéraire du concept de Dieu mise de côté, cette contradiction marque le début d’une orientation de Drieu vers la religion chrétienne, dans le but à peine dissimulé de se rapprocher de l’Action Française. Mais qu’on ne s’y trompe pas : Drieu ne se convertit pas. Il affuble seulement sa pensée d’ornements chrétiens. Dans État civil, Drieu narre par le menu la dernière confession qu’il fit, adolescent, en mettant en relief la force qui émanait du prêtre. Ce dernier, auquel Drieu accorde la qualité de saint, lui inspira du bonheur car c’était un « détenteur authentique de la puissance », un « maître » à qui Drieu pouvait s’en « remettre en entier corps et âme »8. Avec la recherche d’une paternité de substitution, c’est le retour du thème habituel de la force, accessoirement accompagné de l’idée de sainteté qui tiraille Drieu. Dans Fond de cantine il associait les héros et les saints. Ici il précise que ce qui l’attirait plus jeune dans la sainteté c’était justement « le côté héroïque et glorieux »9 qu’elle possédait, alors que devenu adulte il accorde davantage d’attention à l’union de ce côté héroïque avec le côté extatique. Le sempiternel besoin d’unité émerge d’ailleurs à plusieurs reprises dans État civil. Revenant avec regret sur son enfance incomplète, il considère que la seule véritable vie qu’il faudrait enseigner aux enfants est celle où la pensée et l’action sont réunies, où l’âme et le corps sont équilibrés. L’unité, Drieu l’aborde aussi sous un angle idéaliste qui la rend impossible : « celui-là seul a vécu qui a su conjuguer les puissances de l’amour et de l’autorité » écrit-il10. Mais comment concilier ces deux forces antithétiques ? À l’idéalisme trop poussé de Drieu répond son inadaptation à la réalité qu’il juge décevante et qui entretient le foyer de son nihilisme. L’idéalisme fait écho au romantisme déjà évoqué. Dans État civil, Drieu reconnaît qu’il a subi l’influence du romantisme « incorrigible et téméraire de d’Annunzio »11, qu’il a emprunté « l’écritoire des romantiques professionnels du génie et de l’exil depuis Byron jusqu’à Rimbaud »12, qu’il a vécu l’inévitable romantisme de la dix-huitième année, mais que ce temps est révolu : dorénavant il lutte pour écarter toute forme de romantisme. Pour clore l’examen de ce livre, disons un mot d’un thème à peine esquissé jusque là, celui de l’éternité, qu’on découvre diffus dans toute l’œuvre. La fréquence d’utilisation de ce mot et de ses dérivés révèle qu’il s’agit d’une forme d’obsession qu’on peut rattacher à la peur de la mort ; pour Drieu, rappelons-le, la mort est « l’abolition radicale de toute conscience » (cf. supra p. 30). En 1915, il écrivait : « Je sens l’éternité passer, courant animateur, dans cet instant »13. Trois ans plus tard, il confirme qu’il aspire à cette éternité qui existe dans l’instant et qui permet la plénitude de l’immobilisme : « demain semblable à hier »14. L’éternité ainsi comprise s’oppose à la décadence. La conclusion de 1921, c’est que « le temps n’existe pas qui se succède »15 pour Drieu : chaque moment vécu s’inscrit dans l’éternité. Cette idée favorise le mouvement créateur et le renouvellement au détriment du résultat matériel : l’œuvre. Une telle conception, exaspérée, présente le risque d’une acceptation de toute violence destructrice au cas où celle-ci est vectrice d’énergie. Il est indéniable qu’elle traduit l’insatisfaction de Drieu et sa difficulté d’accepter la réalité et la place qu’il y occupe. Le rejet de la société à cause de la difficulté d’affirmer son identité, et la foi en l’énergie de la jeunesse sont des traits caractéristiques du comportement de l’adolescent. À vingt-huit ans, Drieu n’a pas tout à fait quitté le stade de

1 Les Juifs « n’ont pas envie d’être seuls, ils ne peuvent quitter ces hommes avec qui ils ont combattu, ces femmes qu’ils ont aimées, ces villes où ils ont joui de leur or à la façon du pays » (ibid., p. 19). Drieu écrit, assez humaniste alors, que l’on se nourrit de ce qui est différent de soi sinon l’on en meurt. 2 Correspondance, p. 221. 3 Mesure de la France, p. 33. 4 Maurice Martin du Gard raconte qu’en juin 1922 Drieu tenait le « registre de ses amitiés et de ses inimitiés, de ses amours » sur des feuilles qu’il lui adressait périodiquement, en séparant les « chrétiens » des « juifs » (Maurice Martin du Gard, op. cit., p. 231). 5 Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, op. cit., p. 389 pour les deux citations. 6 État civil, p. 139. 7 Ibid., p. 138. 8 Ibid., p. 141, pour les trois citations. 9 Ibid., p. 93. 10 Ibid., p. 90. 11 État civil, p. 108. 12 Ibid., p. 123. 13 Interrogation, p. 19. 14 La suite dans les idées, p. 23. 15 État civil, p. 12.

29 l’adolescence1. Le fait qu’il n’a pas besoin de travailler pour vivre et qu’il n’assume aucune responsabilité (foyer, enfant, travail donc) n’est certes pas étranger à cet état. Les années d’immédiat après-guerre, de 1919 à 1922, marquent l’entrée de Drieu dans les lettres en tant qu’artiste. De 1922 à 1925, cette entrée se parachève avec la publication de son premier essai. C’est pendant cette période qu’il est séduit par le chant des sirènes : entre l’Action Française et les surréalistes son cœur balance sans choisir.

1 Dans son article du 4 novembre 1922 à La Revue Hebdomadaire, Drieu expose l’idée suivante : « La jeunesse ne peut pas contrôler ces engouements qu’elle a en commun avec la masse des gens qui restent toute leur vie, faute de culture, au stade de l’adolescence. » Drieu ne manque certes pas de culture, mais, ceci mis à part, cette proposition lui correspond assez justement.

30 Chapitre 5. Les sirènes : Action Française et surréalisme.

L’année 1922 s’ouvre pour Drieu par la clémence méditerranéenne. Il passe en effet les premiers mois en Algérie, et rencontre là-bas Emma Besnard, sa deuxième passion amoureuse, surnommée l’« Algérienne ». Ensemble ils se rendent dans le Tyrol italien, pendant une quinzaine de jours en mai. Drieu en profite pour rédiger un long texte qui forme le cœur de son premier essai et lui donne le titre : Mesure de la France. Pendant la seconde guerre, Drieu regarda, en égrenant ses souvenirs, ce court séjour comme l’unique moment de bonheur de sa vie1. Mais Emma étant malade, ils doivent regagner Paris. L’année suivante elle meurt d’un cancer, loin de Drieu qui, détaché d’elle, l’a laissé repartir pour l’Algérie. Il est permis de penser qu’après avoir ressenti une nouvelle fois la fatalité s’abattre sur lui pour briser ses rêves, il abandonna la malade à son sort, vu qu’il entrait alors dans le plein épanouissement de l’âge d’homme. Mesure de la France débute par une épigraphe d’Eschyle2 (respecté et souvent cité par Nietzsche) qui résume le souhait du livre. Derrière la façade d’une démonstration logique s’entremêlent un constat d’époque pessimiste et l’appel optimiste à un ressaisissement. Le constat s’articule autour de l’idée de décadence. Elle frappe la France en premier lieu dans son sang : en 1814, le pays comptait 20 millions d’habitants et était le peuple le plus nombreux ; en 1914, la France enregistre 28 millions d’habitants, mais se place derrière l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie en terme de population. La dénatalité, voilà le « crime »3 de la France. Son peuple n’a pas su obéir à la loi qui traduit pour Drieu « le juste équilibre entre la valeur de la chair et la valeur de l’esprit »4. Et Drieu fustige en lui, par l’entremise de la France, la stérilité de sa propre vie qui s’oppose tellement à ce qu’il croit. Mais les autres nations n’ont pas de quoi se réjouir, car prises séparément elles apparaissent bien fragiles en regard des deux masses qui se lèvent, l’une à l’ouest, l’autre à l’est : les 120 millions d’Américains et les 150 millions de Russes. Drieu, cas exceptionnel pour son époque, appuie sa réflexion sur des estimations chiffrées. La décadence n’atteint pas la France que dans sa fécondité, elle la touche également sur le plan spirituel ; et au-delà, il s’agit de la décadence de toute la civilisation européenne. Perte de l’énergie créatrice et du discernement psychologique, érosion du « sens viril de l’amitié »5, uniformisation de la société par la disparition des classes et des partis politiques6, amenuisement des « anciennes incarnations du principe d’autorité » : « religion, famille, aristocratie »7, ainsi que les « maux spirituels »8 que sont l’onanisme, l’alcoolisme (ou la drogue) et l’homosexualité, telles sont les facettes de la décadence selon Drieu. Face aux nations européennes civilisées, il ne peut s’empêcher de peindre la Russie et les États-Unis sous les traits de deux barbaries, la première anarchique et agricole, les seconds en pleine phase d’essor du machinisme. Le tableau reste hélas fort superficiel. De toute manière, ces deux barbaries s’égalisent finalement dans l’encerclement de l’Europe décadente sous son « excès de civilisation »9. Les « capitaines d’industrie » et les « dictateurs communistes » se valent : « Tous se promènent satisfaits dans cet enfer incroyable, cette illusion énorme, cet univers de camelote qui est le monde moderne où bientôt plus une lueur spirituelle ne pénétrera »10. Et Drieu clôt son triste constat par une mise en garde, qui rappelle celle d’Interrogation, contre la machine dont tous les hommes sont esclaves : « seule la machine se dresse, seules ces (sic) mâchoires sont solides qui dévorent tout le reste »11. Mais Drieu voit contradictoirement la machine. Car ce « Moloch », auquel on sacrifie les soldats pendant la guerre et qui produit depuis des objets « mort-nés » en série, est pourtant « un chef-d’œuvre vivant »12. Cette fois-ci il parvient à résoudre sa vision contradictoire en clamant l’utilisation négative qui est faite d’un outil positif en soi, car il ne peut renier la machine sans renoncer à toute la chaîne du progrès. Drieu, en effet, n’est pas conservateur. Quels remèdes propose-t-il après le constat d’échec qu’il dresse ? Notons tout d’abord que la date de rédaction de Mesure de la France correspond à la période qu’il passe au Tyrol avec l’« Algérienne ». Le texte s’en ressent : d’une part Drieu découvre le mal interne de sa maîtresse et parle de « la mort qui est entrée »13 en ses contemporains ; d’autre part il vient cependant de couler des jours heureux et son optimisme transparaît dans le livre. On constate que son humeur influe fortement sur ses écrits, alors même qu’il s’agit d’un essai, donc d’une réflexion. Toujours chez lui passion et réflexion sont liées, peut-être par ce besoin d’unir les opposés, le cœur et la raison. Lorsqu’il est heureux, Drieu oppose au désespoir qui couve en lui face à sa vision de la décadence – qui est une forme d’inadaptation à la réalité du monde – le contrepoint de l’espoir. Dans ce livre, il appelle à une véritable « Renaissance » sans commune mesure avec de

1 Au moment de la mort de Raymond Lefebvre, juste avant ce séjour, il dressait un constat négatif de sa vie : « Déjà je suis chauve. J’ai mal aimé, mal écrit. Trop pressé, j’ai perdu mon temps » (Mesure de la France, p. 138). 2 Extraits (chœur des Danaïdes) : « que la fleur de la jeunesse demeure sur sa tige » ; « que de nouvelles naissances (...) viennent sans cesse donner des chefs à ce pays. » 3 Ibid., p. 41. 4 Ibid., p. 40. 5 Mesure de la France, p. 54. 6 Drieu rejette les conservateurs, les libéraux, les radicaux, les socialistes et met en doute l’existence de communistes en Occident. « Il n’y a plus que des catégories économiques, sans distinctions spirituelles, sans différences de mœurs. Les basses classes sont formées par les mêmes éléments physiques, moraux, intellectuels, que les hautes classes » écrit-il finement (ibid., p. 94). 7 Ibid., p. 93 pour les deux citations. 8 Ibid., p. 114. 9 Ibid., p. 91. 10 Ibid., p. 96 pour les trois citations. 11 Ibid., p. 97. 12 Ibid., p. 53 pour la première citation et p. 113 pour les deux suivantes. 13 Ibid., p. 91.

31 quelconques « révolutions, restaurations, de superficiels mouvements politiques et sociaux »1. Cette « Renaissance » doit d’abord être spirituelle. Drieu entend substituer quelque chose de neuf aux anciens Dieux – qui « ne sont plus que des idées »2 –, sans définir la forme nouvelle qu’il attend. « Il est temps de fonder une nouvelle Église, de revenir à la philosophie, à l’exercice de la connaissance, au culte de la sagesse » propose celui qui se présente désormais comme « un homme de lettres, un homme d’études »3. La reprise de la machine, selon une ligne humaine, ne peut se faire sur le plan moral que « par les intellectuels peut-être groupés en secte comme les grandes philosophies de l’antiquité »4 précise-t-il. On voit resurgir le besoin de fraternité dans l’action (ici intellectuelle) de Drieu, qui double son élitisme. Il écarte en outre les partis traditionnels car leur temps est dépassé, et évoque alors très succinctement les événements d’Italie (en rentrant du Tyrol, il est passé par Venise) : « l’exemple du mérite d’être médité »5 ; il voit apparemment dans le un groupe d’hommes peu nombreux et déterminés. Après s’être éloigné des dadaïstes – l’année même ou une large fraction de ceux-ci abandonne Dada pour le surréalisme –, la profession de foi de Drieu ressemble à un appel du pied en direction du « groupe » de l’Action Française. En 1928, il reconnaît volontiers que Mesure de la France a été écrit « au maximum de l’influence de Maurras »6 sur lui. Si l’aspect spirituel de la Renaissance espérée par Drieu est plutôt flou, dans l’ordre politique, en revanche, il esquisse une proposition fondée sur l ’européanisme7. Drieu, qui décrète que « l’ère des grands empires (...) est ouverte », lance une objurgation aux nations européennes pour qu’elles s’allient entre elles, car « le rôle des patries n’est pas terminé »8 mais seulement dans le cadre de la « fédération »9. La France et l’Angleterre, en particulier, qui possèdent chacune un empire colonial, doivent abandonner une part de leur souveraineté, en contrepartie d’un pouvoir commun qui seul les préserverait du chaos que Drieu imagine s’étendre en Russie ; qui serait aussi la garantie d’ordre permettant à Drieu de poursuivre son existence de plaisirs. Critiquant d’ailleurs le matérialisme marxiste, suivant la logique qui le fait condamner la perte de spiritualité, il tranche, entre les deux grandes puissances émergeantes et les deux systèmes qu’elles portent, en faveur des États-Unis car le capitalisme représente le seul « groupement de forces, cohésives, efficaces »10 – toujours la recherche d’une force, d’où qu’elle vienne... Hormis l’essai éponyme de l’ouvrage, que nous venons d’étudier, Mesure de la France rassemble trois textes : Le retour du soldat, déjà largement évoqué ; À propos d’une saison de football ; L’équipe perd un homme, hommage à Raymond Lefebvre, mentionné plus haut. Ces textes n’échappent pas au souvenir de la guerre. Drieu revient sur l’expérience de Charleroi : « c’est là que s’est nouée ma vie »11, pense-t-il. Toutefois, la réécriture du souvenir est en marche. Rappelons-nous qu’il écrivait à Jean Boyer, au lendemain de la charge, qu’il n’y avait en lui « aucune vie intérieure, au sens mystique » ; la charge avait été une exaltation exceptionnelle qui tranchait avec tout ce qu’il avait connu dans le passé. Ici, alors qu’il cherche à se rapprocher de l’Action Française – qui associe jusqu’en 1926 droite catholique et nationaliste –, l’exaltation pendant la charge (celle de Charleroi comme celle de Champagne) est devenue « extase »12. La prétention de Drieu à l’expérience mystique se lit à partir d’État civil, où il raconte qu’il a connu une telle expérience quand il avait dix ans (!), en priant sur les instances de sa mère pour le salut de son jeune frère malade13. Mais sa description de l’expérience ne cadre pas avec celles – que Drieu connaît pourtant – faites par les saints ou les hagiographes du bonheur mystique, fait d’élévation puis de rechute vers la réalité. Quoi qu’il en soit, la guerre occupe toujours une place de premier ordre dans la réflexion de Drieu. En s’interrogeant sur sa nécessité, il réexpose l’écart entre la guerre qu’il imaginait14 et la réalité, en affinant toutefois son propos : la guerre moderne, depuis l’utilisation de la poudre, n’est qu’une « simple machine à détruire les corps les plus robustes »15. Et il réclame le sport pour le substituer à la guerre devenue impossible. Non pas le sport « mal compris, contaminé par l’argent, réduit à des simulacres de cirque entre professionnels pour nourrir le cauchemar de foules inertes », qui avec le militarisme sont pour Drieu une perversion de « l’instinct de lutte, du goût antique et sain pour la destruction et le sacrifice »16. – Remarquons encore le romantisme de la destruction qui sous-tend sa pensée –. Non pas le sport s’il n’est qu’un jeu. Mais le sport tel que l’idéalisme de Drieu le dessine, qui participe du mouvement d’ensemble

1 Mesure de la France, p. 115 pour les deux citations. 2 Ibid., p. 104. 3 Ibid., p. 97 pour la première citation et p. 68 pour la seconde. Il faut noter que l’esprit de Drieu “ mord ” davantage aux mythes (le surhomme, la race, etc.) qu’il ne s’occupe de philosophie pratique, de sagesse quotidienne. Qu’on se souvienne qu’il met -20 à La Rochefoucauld et qu’il ne cite jamais aucun moraliste du XVIIIe siècle, alors que l’enseignement de Nietzsche reprend largement le leur. 4 Ibid., p. 113. 5 Ibid., p. 111. 6 Genève ou Moscou, p. 26. 7 Cette idée existe aussi chez Nietzsche, qui voyait dans le destin de Napoléon la possibilité de réaliser l’unité européenne (cf. Ecce Homo, Gallimard, 1974, p. 183). 8 Mesure de la France, pp. 58-59 pour la première citation et p. 75 pour la seconde. 9 « Peut-être par la pratique de la fédération, nous parviendrons à évoquer l’âme défunte de la patrie européenne, et à retrouver la filiation de l’Europe chrétienne du XIIIe siècle, de la société aristocratique et intellectuelle du XVIIIe siècle (...). L’Europe se fédérera ou elle se dévorera, ou elle sera dévorée » (Mesure de la France, p. 76). 10 Ibid., p. 106. 11 Ibid., p. 27. 12 Ibid., p. 151. De la même façon, il écrit à Jean Boyer que la mort est une abolition radicale de la conscience, alors que dans Mesure de la France (p. 99) il note qu’il a connu le voisinage de l’au-delà dans les tranchées. 13 « Pendant un quart d’heure, je me soutins à l’extrême pointe de moi-même, selon la parole. Et quand je redescendis, ce ne fut pas une déception. » (État civil, p. 96). 14 « Je crus à Marathon. Des jeunes hommes, nus sous le fer, s’élançaient » (Mesure de la France, p. 23). 15 Ibid., p. 128. 16 Ibid., p. 114 pour les deux citations.

32 qu’il appelle de ses vœux1, à savoir dans l’heureuse unité : « le sport est l’établissement de la Paix et de la Justice, car il déclare et fortifie de justes rapports entre le Corps et l’Esprit »2. Qu’il soit bien entendu que tout sursaut contre la décadence (de la guerre et du sport comme du reste), ne doit venir que de la jeunesse. Et Drieu, lucidement, constate qu’il s’agit là d’un « mythe », mais il ne peut s’empêcher d’y croire3. Juste avant la publication de Mesure de la France, Drieu a fait le point sur l’apport –contrasté – de la pensée de droite4, clarification qui s’inscrit dans sa stratégie de rapprochement avec l’Action Française. Au demeurant celle-ci se montre prudente quant aux idées exposées dans Mesure de la France. Si Drieu intéresse Maurras et l’Action Française, ils s’en méfient, et leur journal n’avait retenu qu’une phrase quelconque de l’essai de Drieu pour en faire une manchette. De nombreux articles de presse rendirent compte de la sortie de cet essai qui déroutait la critique par le mélange des genres. Ce qui est certain, c’est que ce livre achève de faire de son auteur un membre à part entière du monde des lettres : après la démonstration de ses talents d’artiste, poète (Interrogation, Fond de cantine) et prosateur (État civil), il s’impose ici comme un intellectuel. En outre, pour être un homme de lettres complet, Drieu a composé une pièce de théâtre : elle a disparu dans son état initial ; peut-être a-t-elle été reprise sous une autre forme ensuite ? Par une lettre à Gaston Gallimard on apprend que Drieu la juge pleine de défauts et que le sujet en est le sempiternel débat entre l’action et le rêve. Avec Mesure de la France il suspendait provisoirement ce débat par une unité factice de la pensée et de l’action5. Dans la NRF de janvier 1923, il poursuivait, catégorique, sur sa lancée : « Il n’y a d’opposition entre le rêve et l’action que pour les médiocres qui ne se résignent pas. » Dans le numéro d’août il revient encore sur cette opposition6, visiblement obsédé par ce thème problématique. De début 1923 à fin 1925, Drieu collabore régulièrement et activement à la NRF. Il poursuit ses critiques littéraires, donne quelques textes et tient de novembre 1923 à mars 1924 la chronique des spectacles. S’il arrête à cette date c’est que les lieux où les hommes s’assemblent pour voir ces spectacles le désolent, autant que les prestations elles- mêmes. Les articles donnés à la NRF sont souvent prétextes à exposer ses idées. En particulier transparaît la quête infructueuse de l’unité. Ainsi Drieu rend hommage à Péguy, car ce jeune sacrifié des premières heures de la guerre (qu’aurait également pu être Drieu) assure le lien entre « la France révolutionnaire du XVIIIe et du XIXe et la France réactionnaire du XIXe et du XXe », entre les « antiquités chrétienne et païenne »7. Au passage, Drieu amorce la transformation du XIIe siècle européen en âge d’or. En avril 1925, l’idée de l’unité revient, plus personnelle : Drieu s’interroge sur les contradictions à surmonter8. En cela on peut noter qu’il n’a pas compris la leçon de Nietzsche, ou qu’il ne sait pas appliquer cet enseignement qui recommande, non pas l’annihilation des contradictions dans une chimérique ou euthanasiante unité, mais la jouissance de l’alternance entre elles. Parmi les thèmes récurrents dans ses articles, Drieu fait la part belle à la décadence qu’il dénonce fréquemment. Quand il ne s’agit pas de la décadence du goût, il est question de celle des techniques et des métiers – « de la laiterie à la littérature »9, précise-t-il. Ces décadences particulières ne sont que des facettes d’une décadence générale. Elle forme pour Drieu, prolifique en alternatives, l’une des « deux branches de fer » qui menacent le monde, l’autre étant la tyrannie, comme il l’écrit dans un article paru dans Philosophie du 15 mars 1924. Dans cette revue de jeunes philosophes de gauche (dont Georges Politzer) il dresse un état des lieux qui évolue légèrement depuis Mesure de la France. En préambule, Drieu indique : « nous sommes tous chargés de contradictions ». La plus importante présentée ici est donc celle entre décadence et tyrannie, qui remplace l’alternative entre néant et chaos du temps d’Interrogation. Doutant de l’européanisme10, il souhaite rompre le fatal « enchaînement : école, caserne, patrie, guerre », mais cet apprenti révolutionnaire dénonce, comme il le fera tant de fois, sans proposer quelque solution que ce soit. Il se borne au constat suivant : la guerre civile remplace progressivement la guerre entre nations qui, « à deux ou trois moments de civilisation, ne fut qu’un noble jeu entre jeunes gens » (toujours l’idéalisme d’une guerre parfaite) et n’est plus que « le suicide hagard et hurlant de l’Espèce ». Mais la guerre civile risque de son côté d’aboutir à une « anarchie où peut s’anéantir le fragile appareil de notre civilisation ». En somme, Drieu se réclame du pacifisme pour condamner toute guerre moderne11. Comme Nietzsche – dont il reprend le vocabulaire : il parle de « la ronde des volontés de puissance » – Drieu se veut prophète, plus qu’idéologue, et il prévoit : « le XXe siècle ne sera pas un siècle de liberté », reprenant à son

1 « Tout ce à quoi il faut songer, c’est à une réintégration intellectuelle, morale, corporelle » (ibid.). 2 Ibid., p. 133. 3 Ibid., p. 99. « nous n’avons que notre jeunesse. À quoi d’autre pouvons-nous croire ? Mais comme nous y croyons ! » (ibid., p. 138). 4 La Revue Hebdomadaire, 4 novembre 1922. On y lit ceci : « Je recevais des livres une forte doctrine conservatrice ou restauratrice, mais dans les mœurs et pour tout ce qui des mœurs passe dans les livres, les exemples les plus ravageurs de frénésie individuelle, de déchaînement passionnel. Cette contradiction qui était dans nos maîtres, dans Barrès, c’est la figure même de la France d’aujourd’hui. » Drieu s’identifie à la France... 5 « Ce stade de la pensée, le seul décisif, le premier qui compte : l’action, le mouvement physique, la confession par le corps » (Mesure de la France, p. 157). 6 « Ces types extrêmes du rêveur pur et de l’homme qui agit d’une façon si décisive que chacun de ses actes cause la mort de quelqu’un » (NRF, loc. cit.). 7 NRF, octobre 1923. 8 « Quelle part accordée (sic) au pain quotidien, au ménage, à la fantaisie d’avoir des amis et des amours ? Comment établir une économie entre la lecture et l’écriture, la mémoire et la prolifération, la nonchalance et l’influence, l’action et la création, la critique et les risques, les périls, l’œil ouvert et l’œil fermé ? » (NRF, loc. cit.). 9 NRF, mars 1924. 10 « Que nous le voulions ou non, nous sommes passionnément, éperdument, Français, Russes ou Américains. Il n’y a pas moyen d’être international. Les Juifs même ne le sont pas » (Philosophie, loc. cit.). 11 « La guerre des classes, c’est la même frénésie que le nationalisme (...). La dictature à coup de mitrailleuses des communistes et des fascistes, c’est toujours la puissante subversion qui, en août 1914, a jeté les patries les unes contre les autres » (Philosophie, loc. cit.).

33 compte ce que lui avait dit Raymond Lefebvre : « La liberté est bien morte, ce n’est pas notre génération qui se chargera de la ressusciter »1. Drieu, qui a passé une semaine en Italie en compagnie de Maurice Martin du Gard en décembre 1922, quelques semaines après la marche sur Rome des fascistes, a médité l’exemple du faisceau italien comme il appelait à le faire dans Mesure de la France : « le fascisme, finalement, ne travaille que pour le capitalisme. Il en serait de même pour l’Action Française. Et on se demande si, insensiblement, un Lénine ne se transforme pas en un Mussolini. » N’oublions pas que Drieu, pour qui l’événement plus important que l’avènement du fascisme en Italie est l’unification de la Russie communiste, optait dans Mesure de la France en faveur du capitalisme et cherchait à se rapprocher de l’Action Française. Il suit donc, à ses propres yeux, une démarche parallèle à celle des fascistes. En 1923, toujours ami d’Aragon et fréquentant les surréalistes, Drieu peaufine sa tentative de séduction envers l’Action Française. Au début de l’année il accompagne Montherlant à l’enterrement de Marius Plateau, un des dirigeants de l’Action Française assassiné par l’anarchiste Germaine Berton. Dans le même temps les surréalistes, eux, célèbrent le courage de cette femme, et Drieu écrit dans La Revue Européenne de mars 23 un texte dédié à André Breton. Comment vit-il cette contradiction ? Nous ne le savons pas. Tout indique qu’il cloisonne aisément les rapports humains et les affinités idéologiques. Le 23 août, il remercie par courrier Henri Massis de lui avoir adressé son livre Jugements : « Une approbation venant de votre côté me semble souvent nécessaire »2. Le 7 octobre, nouvelle lettre, pour répondre cette fois à un article de La Revue Universelle qui soulignait que Drieu restait indifférent à la préoccupation religieuse de Claudel. Drieu, piqué au vif et dégoûté « d’être comme tant d’autres qui en prennent et en laissent »3, s’efforce de démontrer que la religion ne lui est pas étrangère. Il écrit, usant d’une formule suffisamment imprécise – car que vaut la pratique sans la foi ? – : « je me rapproche pas à pas, je ne dis pas de la foi, mais d’une pratique plus constante »4. Abrité derrière l’ambiguïté du vocabulaire, il peut continuer à éviter de prendre une position définitive, ce que lui reprochent les hommes de la droite nationaliste et catholique et qui explique sans doute l’article de La Revue Universelle. Maurras lui-même donne un article dans La Politique du 20 novembre 1923, où il tance Drieu pour le forcer, peut-on suggérer, de choisir son camp5. Le lendemain, Drieu réplique par une lettre aux propos de Maurras6. Le contenu de la lettre aborde essentiellement la guerre. À ce sujet, Drieu explique : « mes propos sur la guerre, qui sont nombreux et qui forment (...) une méditation continue à travers quatre petits ouvrages ». Ce qui accrédite la thèse selon laquelle la guerre est l’événement majeur de la vie de Drieu, le moment qui conditionne sa pensée. Drieu remet son ouvrage sur le métier : il a effectivement cru, fidèle à ses lectures « romantiques » (il cite Nietzsche et D’Annunzio), que la guerre était un jeu et un sport ; pendant le conflit il a oscillé « fébrilement entre la sagesse et la folie » ; depuis l’armistice il revient sans cesse sur l’idée que la guerre moderne est « défigurée, comme les autres fonctions humaines, par la crise » de la civilisation ; et à présent il refuse la guerre horrible au profit du sport, qui a récupéré les vertus de la guerre « véritable »7. Drieu témoigne dans sa lettre d’un grand respect pour Maurras – « cher maître » lui sert-il – et reconnaît ce qu’il lui doit : « C’est votre pensée prudente qui a détruit en moi, vers 1915 ou 1916, ma conception germanique, romantique, de la guerre joyeuse ». Mais un élément crucial, que Drieu n’aborde pas dans sa lettre, l’empêche de se placer dans l’obédience définitive et partisane de Maurras. C’est la question du nationalisme. Drieu, qui se réaffirme « Français du nord de la Loire, de Normandie principalement, et un peu de Bretagne et d’Île de France », présente sa pensée dans un article qu’il donne à La Revue de l’Amérique latine de novembre 1923 : il souhaite la coopération européenne – donc entre l’Allemagne et la France, ce qui l’éloigne de Maurras –, qu’il oppose à l’« impérialisme russe » ; mais il faut être prompt, car ensuite « la réconciliation ne dépendra plus que de l’Allemagne » prophétise-t-il. Il attend l’arrivée de nouveaux chefs pour remplacer « l’équipe périmée des Poincaré, des Barthou, des Millerand » et, dangereuse tendance, il prévoit et accepte la disparition de la liberté d’avant-guerre, comme elle subsiste encore en France et en Angleterre, au profit d’un « perpétuel état de siège » qui poussent les sociétés modernes menacées « par toutes sortes de licences et d’excès intimes » à recourir à la violence radicale de la mitrailleuse. À la fin de l’année 1923, Drieu rend visite à Georges Clemenceau. L’entrevue rapportée par Drieu n’est publiée qu’en 1929, peu après la mort du « Tigre ». Aussi doit-on l’exploiter avec précaution, car nous ne savons pas si Drieu ne l’a pas retouchée dans l’intervalle. Quoi qu’il en soit, en interrogeant le vieil homme, Drieu met l’accent sur ce qu’il partage avec lui : Drieu le rejoint sur sa critique du parlementarisme et sur son constat d’une décadence en marche, dans un pays où il n’y a plus de chef, c’est-à-dire d’autorité instruite. Si Drieu respecte profondément Clemenceau – pour lui c’est un des pères fondateurs de la République, qui les dépasse tous – il considère cependant que le « Tigre », comme les autres gouvernants, a ployé sous le joug des autres pays : la France de son époque a subi la « vassalité »8 allemande ou anglaise. Désormais, ce serait plutôt celle de la Russie ou des États-Unis. Drieu critique cette dépendance qui s’effectue des deux côtés dans le triomphe du matérialisme. Il prévoit, en conclusion de son article, que « quelques uns, en France, en Italie, et ailleurs » s’opposeront à ce triomphe sans partage « d’un monde de capitalistes et de communistes qui croient

1 NRF, octobre 1923. 2 Textes retrouvés, p. 21. Il y précise : « j’ai toujours souhaité qu’il n’y ait au moins jamais de malentendu entre les principaux de la Revue Universelle et de l’A.F. et moi. » 3 Ibid., p. 23. 4 Ibid. Comme dans État civil, il se dit de « formation essentiellement catholique » ; il n’a « jamais nié, ni douté gravement » (ibid., pour les deux citations). 5 « N’avons-nous pas vu un jeune Français de grand talent, M. Drieu la Rochelle, dans son curieux livre Mesure de la France, subir l’ascendant de ce préjugé britannique ? Le bon sens national aura certainement fait comprendre à notre compatriote que la guerre, l’agression, l’invasion ne sont pas des jeux, ni même des “ sports ”, ce sont des catastrophes, ce sont d’abominables fléaux » (Ibid., p.15). 6 Reprise dans Textes retrouvés, pp. 17-20. 7 En notant qu’il a « cherché dans le sport un rythme apollinien et non dionysiaque » (ibid., p. 20), Drieu témoigne de l’imprégnation profonde de la pensée nietzschéenne qui rejaillit jusque sur son vocabulaire. 8 Textes retrouvés, p. 38.

34 que l’homme est sur terre pour découper la matière en petits morceaux »1. Même si, en substance, Drieu réclame une nouvelle spiritualité, il ne précise pas sous quelle forme elle doit se manifester. Enfin, il souhaite à la République, non pas des banquiers ou des ingénieurs pour remplacer les avocats, les journalistes et les orateurs professionnels de la génération de Clemenceau, mais des hommes complets : « des hommes d’action qui aiment l’action vraiment, (...) [qui] y feront entrer tout l’humain »2. C’est la porte ouverte aux aventuriers de la politique et aux opportunistes. Après avoir cessé, ainsi que nous l’avons vu, la tenue de la chronique des spectacles de la NRF au printemps 1924, Drieu est en vacances pendant tout l’été à Guéthary, où il a loué une villa pour accueillir ses amis. Il travaille à un roman qui sortit un an plus tard : L’homme couvert de femmes. Drieu ne chôme pas. Il vient à peine d’achever son premier recueil de nouvelles, Plainte contre inconnu, qui sort en septembre 1924. Comme à l’accoutumée chez Drieu, nous voyons resurgir les mêmes thèmes. La première nouvelle, intitulée Nous fûmes surpris, revient sur l’expérience de la guerre, ce rêve déçu de sa jeunesse. Drieu retient une leçon : il faut accepter de mourir pour un chef, un « maître », c’est « le plus noble orgueil »3. Il décrit ses hésitations lors du retour à la vie civile, quand pour le 1er mai 1919 il ne savait se décider entre « la révolution et la réaction », au moment où le peuple « s’enfonce dans la mort »4. Dans une autre nouvelle, Le pique-nique, ce thème omniprésent de la décadence réapparaît5, et Drieu en profite pour faire son autocritique, dans la peau d’un personnage nommé Liessies, et avertit : « faute de pouvoir nuancer il ira au fanatisme »6. Le principal reproche que Drieu s’adresse c’est d’être toujours seul, de ne pas s’être marié avec une femme qu’il aimerait. S’il en est ainsi c’est à cause de son idéalisme sans cesse déçu par la réalité des rapports homme-femme7. Tout au long de son œuvre, Drieu a eu recours au mécanisme qu’il inaugure ici pour élucider précisément ses rapports avec les femmes. Sous le couvert de la fiction il trace un double mouvement : la rétrospection libère du souvenir – qui offre cependant le matériau fictionnel ; l’introspection analyse l’évolution de relations. Il n’est pas pour nous surprendre de retrouver dans une autre nouvelle, ayant pour titre Anonyme, les éléments de la personnalité de Drieu déjà révélés, au premier rang desquels arrivent l’inclination pour la paresse, le goût pour la rêverie, et la jalousie inévitable qui traduit à la fois l’incomplétude du bonheur amoureux de Drieu et son penchant au sadomasochisme. Déjà, avec Marcelle Dullin comme avec l’« Algérienne », il avait usé de l’arme de la jalousie pour “ torturer ” ses maîtresses en les questionnant sur leur passé, et se plonger ainsi lui-même dans les souffrances. Dans Anonyme (mais aussi dans Le pique-nique) il renoue avec la jalousie pour une américaine, baptisée ici Sue, qui fut sa maîtresse pendant quelques mois en 1923 et qu’il songea à épouser. Il pousse sa jalousie jusqu’à son comble, puisqu’il s’inquiète même des aventures à venir, hypothétiques, de la femme qu’il aime. Plainte contre inconnu voit, en outre, le retour de deux mythes typiques de la pensée de l’auteur : celui de la femme que l’homme façonne8; celui de la jeunesse9. En novembre 1924, à l’instigation de Drieu, sort le pamphlet contre Anatole France (qui vient de mourir) : Un cadavre ?, auquel participent les surréalistes. L’entreprise a beau être commune, le message délivré est différent. Tandis que les surréalistes s’en prennent violemment à France, Drieu médite – encore – sur la décadence française et sur le rôle littéraire qu’a joué l’écrivain décédé. Drieu essaye d’être juste, en rendant hommage à la langue de France, tout en critiquant la vieillesse méprisante de l’écrivain pour ses confrères choyés par Drieu et ses amis. Le même mois, Drieu écrit une lettre élogieuse au sujet d’Aragon à Jacques Doucet, pour que celui-ci ne s’offusque pas du pamphlet et qu’il continuât à subventionner celui-là. Un mois plus tard Breton envoie à Drieu le Manifeste du Surréalisme dédicacé. Drieu n’est pas en reste, puisqu’il a dédié une des nouvelles de Plainte contre inconnu à Paul Éluard. On le voit, peu avant la rupture qui intervient en 1925, Drieu et les surréalistes entretiennent des relations proches. Au cours de l’hiver 1924-1925, Drieu vit un intense bonheur avec Constance Wash, une Américaine rencontrée pendant l’été. Mais ce bonheur ne va pas durer. L’année 1925 est l’année des ruptures. Drieu va perdre cette femme qu’il aime passionnément, l’amitié intense d’Aragon et la possibilité de rejoindre l’Action Française.

1 Ibid., pp. 38-39. 2 La Revue Hebdomadaire, 6 décembre 1929 (la fin de l’article n’est pas repris dans Textes retrouvés). 3 Plainte contre inconnu, p. 29. 4 Ibid., p. 23 pour la première citation et p. 40 pour la seconde. 5 « Enclin à la mélancolie, il sentait partout la mort » (ibid., p. 149). 6 Ibid. 7 « Pourquoi toujours sacrifiait-il celle qui était là, en chair et en os, à celle qui devait venir et qui était creuse comme un songe ? » (ibid., pp. 159-160). 8 « Stan (c’est-à-dire Drieu) ne croit pas au fond qu’une femme soit son égale, mais il agit comme s’il le croyait » (Plainte contre inconnu, p. 180). Plus loin : « les hommes profitent hardiment de la plasticité des femmes » (ibid., p. 201). 9 « Quand on aime le passé, c’est qu’on aime la jeunesse. Ce qui fut autrefois, ce fut la jeunesse » (ibid., p. 107).

35 Chapitre 6. Ruptures.

Les ruptures commencent par le départ définitif de Constance Wash pour l’Amérique, en avril 1925. Mal mariée à un attaché militaire de l’ambassade des États-Unis, mère d’une fillette, elle promet de divorcer, entreprend des démarches dans ce sens auprès de son mari, puis renonce. Drieu souhaitait l’épouser et, juste avant qu’elle ne le quittât, quand il sut qu’elle ne divorcerait pas, le désespoir le gagna au point qu’il eut envie de se supprimer – sa « plus violente envie »1 entre les deux premières tentations et la tentative d’août 1944. « La véritable erreur des surréalistes », texte de Drieu publié dans la NRF d’août 1925, marque la fin de l’amitié avec Aragon et la rupture avec le groupe des surréalistes. Drieu leur reproche de délaisser la recherche de l’absolu que, selon une dialectique qui confirme son absence de foi, il nomme Dieu ou « royaume de Dieu »2. Drieu revendique son idéalisme élitiste afin de lutter contre le « désespoir qui est dans [son] sang »3, au milieu d’une civilisation décadente. D’accord avec les surréalistes qui, dans une lettre ouverte à Paul Claudel à laquelle Drieu répond ici, jugent que « l’idée de Beauté s’est rassise », il dénonce cependant l’erreur qui pour les poètes consiste à s’intéresser activement à la politique au lieu de chanter « l’amour et Dieu »4. Depuis quelques mois, en effet, les surréalistes, comme Éluard dans La Révolution surréaliste ou Aragon dans la revue communiste Clarté, condamnent la répression contre les Rifains insurgés. D’autre part, en juillet, lors d’un banquet organisé à La Closerie des Lilas pour rendre hommage au poète Saint-Pol Roux, les surréalistes déclenchent une bagarre qui a dû rappeler à Drieu les tapages des dadas, ce « culte du tumulte »5 qu’il dénonça ensuite. En réponse à la dérive politique et aux chahuts des surréalistes, Drieu prend également position et se déclare « républicain national, impressionné d’Action Française comme dit l’autre, avec des regards en coulisse vers les souples et élégantes possibilités d’un conservatisme moderniste, comme celui de M. Caillaux »6. L’étonnement est légitime à considérer cette prise de position, quand on sait que l’Action Française représente l’extrême droite, que Joseph Caillaux est alors ministre des finances du Cartel des gauches (membre du Parti radical) et qu’être « républicain national » signifie être au centre. Avec en mémoire la présence du besoin d’unité propre à Drieu, cette position improbable qui embrasse l’ensemble de l’échiquier politique (à l’exception des communistes, et pour cause) s’explique naturellement. Le « conservatisme moderniste » n’est-il pas non plus une façon de marier les contraires, suivant la formule de l’homme complet ? Si les idées qu’expose Drieu dans sa lettre aux surréalistes laissent deviner un nihilisme sous-jacent – conséquence du désespoir réactivé à cause de l’échec avec Constance –, elles sont raisonnables et présentées avec mesure. À l’inverse, la lettre publiée (par la volonté de Drieu) dans la NRF de septembre 1925, par laquelle Aragon répond à Drieu, est d’une sévérité disproportionnée7 qui consomme la rupture. Nombre d’explications ont été proposées pour éclairer celle-ci (rivalité amoureuse, homosexualité, jalousie, querelle d’idée, etc.), mais ce n’est pas le lieu de les présenter8. Le 5 août 1925, dans l’Action Française, Orion (vraisemblablement le pseudonyme de Maurras) sautait sur l’occasion, après la publication de la lettre de Drieu, pour lui proposer de devenir des leurs. Aragon, dans sa lettre, ne se privait pas de l’en moquer ; « Eh bien ! mon garçon, va chez eux » écrivait-il. Drieu ne pouvait reprocher à Aragon et aux surréalistes de prendre parti pour la cause communiste et de son côté rejoindre Maurras. Aussi, le 27 août, l’Action Française publiait la réponse négative de Drieu à Orion : « Je ne puis travailler que seul. Vous ne m’empêcherez, ni les uns, ni les autres, ni par des menaces ni par des évocations sournoises de la délicieuse et impossible amitié, de vous aimer tous ensemble à ma façon... » Lui qui ne pensait la politique que sous l’aspect d’une lutte entre des groupes d’hommes solidaires et unis, renoue avec la solitude. Isolement d’autant plus pénible pour Drieu que l’Action Française et les surréalistes représentent à ses yeux les seuls viviers de spiritualité. Lors de sa visite à Clemenceau, il avait demandé au vieil homme son conseil sur ces deux seules forces authentiques, qui lui avait répondu que c’était la même chose. Drieu, à présent démuni, ne voit-il pas la nécessité de chercher une autre orientation politique ? Au mois d’octobre sort en librairie L’homme couvert de femmes. Après État civil et les nouvelles de Plainte contre inconnu, Drieu poursuit son entreprise de discernement de sa personnalité, en la montrant cette fois dans ses rapports avec les autres. Autour du personnage central baptisé « Gille » – porte-parole de l’auteur – il met en scène des personnages masculins et féminins qui se goûtent et se séparent, s’essayent et s’observent. Que ressort-il de ces marivaudages et de ces aventures galantes ? L’insatisfaction foncière de Drieu. Ainsi, Gille est « fasciné par les êtres dans le premier moment, mais tout de suite après la réalité le délivre, le dégoûte »9. Pourquoi en est-il de la sorte ? À cause de son idéalisme effréné que bafoue la réalité10, sa recherche toujours déçue de l’absolu1 le rend malheureux, le désespère, et

1 Récit secret, p. 485. 2 Sur les écrivains, p. 49. 3 Ibid., p. 45. 4 Ibid., p. 49 pour la première citation et p. 48 pour la seconde. 5 « Deuxième lettre aux surréalistes », ibid., p. 51. 6 Ibid., p. 48. 7 Aragon le qualifie de « fou » et conclue ainsi : « Tu n’es qu’un homme comme les autres, et pitoyable, et peu fait pour montrer leur chemin aux hommes, un homme perdu, et que je perds. Tu t’en vas, tu t’effaces. Il n’y a plus personne au lointain, et, tu l’as bien voulu, ombre, va-t’en, adieu » (NRF, loc. cit.). 8 Nous renvoyons sur ce point à la biographie de Pierre Andreu et Frédéric Grover, op. cit., pp. 180-190. 9 L’homme couvert de femmes, pp. 22-23. 10 Voici comment il voit les rapports humains en général : « chacun, abandonné à tous, maudissait tout le monde de lui arracher le cœur de chacun » (ibid., p. 59) ; et ses rapports avec les femmes en particulier : « Quand j’en ai une entre les mains, je pense à toutes les autres. Et je ne verrai celle-ci que je tiens plus tard, ou j’en ai rêvé déjà » (ibid., p. 91).

36 et finit par le dégoûter de lui-même : « Je suis crevé (...), il ne faut plus compter sur moi pour faire plaisir aux dames. Je me dégoûte, je ne veux plus entendre parler de moi »2. L’impuissance, même lorsqu’elle n’est que défaillance passagère, témoigne de la peur de la déchéance du corps, de l’impuissance définitive de la vieillesse ; elle renforce son dégoût et son nihilisme qu’il dissimule derrière un dédain de façade. Ici, Drieu illustre par la vanité et la misère des rapports sexuels l’idée maîtresse développée dans Mesure de la France, celle de l’homme décadent : « Il se détache des arbres et des étoiles, ne naissent plus de lui ni dieux ni enfants. La prière n’a plus de sève, c’est une formule desséchée qu’il marmotte stérilement »3. Le plaisir n’est plus considéré comme un moyen mais est poursuivi comme une finalité. Aussi l’enfant ne naît plus pour prouver « la réalité de l’amour »4. L’insatisfaction de Drieu éclate aussi dans ses rapports amoureux à travers le prisme des souvenirs. Il raconte son parcours amoureux : les turpitudes de son adolescence, son dépucelage, l’omniprésent usage du corps des prostituées, ses maîtresses. Il revient sur son amour pour Marcelle Dullin (Jacqueline dans L’homme couvert de femmes), avec l’arrière-plan de la guerre. À l’époque il n’était que ce cri : « je vis, avant de mourir »5. Cette première passion dans ce cadre singulier révèle à Drieu l’intensité de l’amour par l’association de la volupté avec la proximité de la mort. Elle impressionne sans doute sa mémoire à un point tel que, la paix retrouvée et le risque de mourir éloigné, toutes les aventures faciles déçoivent Drieu. Mais ce n’est pas la seule cause de son insatisfaction amoureuse, qui provient surtout des femmes. Là encore l’idéalisme exerce son emprise et aboutit à une frustration : Drieu ne rencontre pas la femme de ses rêves – celle qu’on épouse et qui donne un enfant6. Se tourner vers les filles de joie lui offre la chance de dénicher son type de femme : « une femme robuste »7, mais avec elles il sépare l’âme du corps, il ne profite que du corps. Et puis il ne peut épouser, lui bourgeois, une catin. À l’opposé, fréquenter des bourgeoises lui semble artificiel et ne lui offre que des corps amollis par le luxe et l’inactivité. Finalement, il a « horreur des bourgeoises, des femmes du monde », parmi lesquelles on trouve « les plus habiles prostituées », et il ne peut aimer les véritables prostituées qui « ne songent qu’à gagner les vertus bourgeoises »8. Il en est réduit aux aventures qui émaillent le roman et aux songeries : « J’ai beaucoup plus pensé aux femmes qu’à Dieu et à ses hommes » confie-t-il ; « Je ne fais rien d’autre. Autrefois, quand j’étais enfant, je les espérais. (...) Maintenant, j’en rêve encore »9. Cet homme qui, par dépit, se dit « couvert de femmes », se lamente en réalité de ne pas connaître les femmes. Pourtant il les désire follement et voudrait tant les aimer10. Mais pour ce faire, il faudrait qu’au moins une réalise l’union des deux songeries qui inspirent Drieu : la jeune femme de la vie domestique, avec qui on échange des sentiments ; les formes suggestives qui orientent le désir. L’insatisfaction de Drieu prend encore une autre forme, celle causée par l’unité imparfaite. Drieu s’interroge d’abord sur la possibilité de réaliser l’unité de l’âme dans la succession du temps – il s’effraie qu’une femme puisse être une et plusieurs à la fois, et qu’on puisse aimer plusieurs êtres, à chaque fois exclusivement, dans une seule vie. Puis il réaffirme sa volonté d’atteindre à l’unité du rêve et de l’action11. Enfin, il place la femme, en tant que mythe, au centre de l’unité suprême, celle de l’âme et du corps12. Mais Drieu, conscient de sa jeunesse, n’envisage cette hypothétique unité, qui double l’hypothétique union avec la femme qu’on épouse, que dans un avenir lointain. Pour l’heure, son héros Gille, âgé de vingt-sept ans (alors que Drieu en a trente-deux), a encore des « raideurs d’adolescent »13 ; il oscille entre ce qu’il est et ce qu’il veut être. Les caractéristiques habituelles de la personnalité de l’auteur sont présentes ici : solitaire,

1 « Je ne fais rien, mais qu’on me laisse suspendre à cette seule parole de vie, à ce hameçon déchirant : “ Que ne mérite de vivre que l’absolu. ” Peut-être un absolu se forme en moi, laissez-moi à mon attente » (ibid., p. 129). 2 Ibid., p. 88. Et page suivante, illustrant le lâche masochisme de Gille : « C’est un garçon qui est comme toi et moi, la vie le dégoûte bien, seulement, au lieu d’en vouloir aux autres, comme nous, il aime mieux, par paresse et scrupule, s’en prendre à lui- même. » 3 Ibid., p. 158. 4 Ibid., p. 165. 5 Ibid., p. 131. 6 « Gille n’avait jamais trouvé suffisantes la plupart des femmes qu’il avait rencontrées et au plus fort de l’agrément qu’elles lui donnaient il n’oubliait jamais de se dire qu’il en existait d’invisibles qu’il n’avait pas » (L’homme couvert de femmes, p. 43). 7 Ibid., p. 118. 8 Ibid., p. 172 pour la première citation, p. 120 pour la seconde et p. 92 pour la dernière. 9 Ibid., p. 59 pour les deux citations. 10 Dans sa thèse sur Drieu, Itinéraire d’un intellectuel vers le fascisme, Marie Balvet résume à sa façon la vision de la femme qu’elle prête à Drieu : « la femme ne sert qu’au plaisir de l’homme » (p. 127) ; elle « n’a rien d’humain ; tout est permis avec elle » (p. 128) ; elle est « symbole de la décadence » (ibid.), un « être inférieur » (p. 129). Mais Balvet ne s’appuie que sur certaines œuvres, celles qui étayent sa thèse. Si Drieu écrit effectivement « il se disait que c’était une chienne » à propos d’Agnès dans Rêveuse Bourgeoisie (p. 15) et si Balvet affirme : « Drieu utilise fréquemment ce terme de “ femelle ” » (p. 128) sans donner d’occurrences (on en trouve une dans Blèche, p. 184), il ne faudrait pas oublier d’autres passages qui nuance sévèrement la vision de la femme selon Drieu – d’autant que cette vision n’est pas constante... Voici, par exemple, ce qu’il écrit dans L’homme couvert de femmes (pp. 108-109) : « Les femmes renversées nues sur les lits sont des îles infiniment perdues dans la mer de leurs songes, peuplées d’un silence mobile de flore (...). Ce sont des îles, pleines d’animaux doux et furtifs. Pourquoi, par une mythologie inquiète, en avons-nous fait des âmes, des déesses, compagnes improbables de nous, les pauvres dieux ? » Ou bien, toujours dans le même livre (p. 146) : « cette majesté qui, je crois, est le bien propre des femmes et qui nous fait sentir, avec un respect si émouvant, qu’elles détiennent notre vie, notre sens de la terre, et que sans elles, nos âmes hagardes, d’une pureté trop glaciale, s’exileraient trop tôt. » 11 « Je ne renonce pas à rêver ma vie, mais je prétends aussi vivre mes rêves » (L’homme couvert de femmes, p. 141). Le rêve est omniprésent dans ce roman. On pourrait multiplier les exemples. Bornons-nous à celui-ci : « J’ai toujours rêvé, je rêve encore » (ibid., p. 101). 12 « La femme est cette charnière, cette pièce essentielle dans l’économie de l’homme, elle est le nœud profond entre la terre et le ciel » (ibid., p. 164). 13 Ibid., p. 153.

37 paresseux, faible et rêveur. Elles entretiennent cet écart entre réalité et idéal par l’impossible refus que Drieu leur oppose. L’acceptation de soi est pour lui une question cruciale. L’homme couvert de femmes est marqué par les tâtonnements politiques de Drieu, alors même qu’il paraît après la rupture publique avec les surréalistes et l’Action Française. De fait, Drieu maintient la dédicace à Louis Aragon, et on a vu la part faite au rêve dans le roman. D’autre part, la position religieuse de Drieu – gage de son rapprochement avec l’Action Française –, se cristallise autour de la croyance au Dieu des catholiques1. Le compte-rendu du livre de Fritz von Unruh, Nouvel empire, que Drieu donne à la NRF de novembre 1925 marque la fin de sa collaboration régulière avec la revue. Dans ce numéro il réprouve la guerre moderne, « cette abominable maladie », mais son “ pacifisme ” ne lui fait pas condamner pour autant toute guerre. En tant que créateur il se considère lui-même comme un guerrier, qui pour le moment penche pour la paix2. Le 6 janvier 1926, Les Nouvelles Littéraires publient en long entretien de Drieu avec Frédéric Lefèvre, où la question religieuse, entre autres, est abordée. Drieu revient à une conception moins orthodoxe. Pour lui, maintenant, « Dieu veut dire ce réalisme, cet optimisme sorti du pessimisme... » Sans s’affirmer clairement catholique ni témoigner de la réalité d’une pratique de la même obédience, Drieu entretien l’ambiguïté sur sa position par son discours : il ne prie pas mais dit s’approcher de quelque chose de ressemblant. Sa conception du monde est en parenté avec celle des catholiques, mais ce qui importe évidemment pour lui c’est de chercher l’absolu, c’est « d’atteindre le divin »3. À ce moment de sa vie, Drieu est réticent à renoncer à certains domaines du champ humain. Lui qui a « une âme si divisée » a « l’obsession de l’homme complet ». Il veut l’action sans abandonner la contemplation, et la mystique sans rejeter la raison. Pour y parvenir il s’abrite derrière une figure stylistique équivoque, en subordonnant l’un des opposés à l’autre (ainsi : « l’action la plus forte réside dans les mains du contemplateur »). Mais dans certains cas c’est impossible, et s’il peut duper sur la religion, il ne peut qu’avouer avoir renoncé aux sports et aux affaires. Il lui reste en tout cas la politique, qui l’intéresse au plus haut point, notamment les relations internationales, même s’il se refuse à entrer dans l’arène : « je ne ferai de politique qu’à la dernière extrémité. Et encore!... » Drieu se présente en substance comme un artiste et un intellectuel. À telle enseigne qu’il se situe politiquement entre deux écrivains : entre Aragon (« qui est l’homme que j’admire le plus, bien qu’il m’ait écrit des ordures » écrit Drieu), membre du parti communiste, et Montherlant, qui se désintéresse de son temps. Pour Drieu, le but de la politique est de lutter contre la décadence en restaurant « toutes les facultés de l’homme ». À Barrès, dont il reconnaît la part d’héritage – sur le plan littéraire tout au moins –, il reproche son goût d’« histrion décadent » pour les ruines4. Pour combattre la décadence5, Drieu propose une position politique intenable qui transcende tous les camps par la fusion de leurs idées. Il se sent ainsi « communiste et réactionnaire, libéral et autoritaire »6. Pour justifier son point de vue il récapitule les forces en présence. Il y a d’abord le Parti radical, « vieille chose haïssable entre toutes, pourrie comme la Comédie-Française ou l’Académie Française ». Sur fond de crise du Cartel des gauches7 (dont le Parti radical est la cheville ouvrière), Drieu a beau jeu de critiquer le pouvoir en place. Mais la comparaison entre le Parti radical et la Comédie-Française ou l’Académie indique nettement qu’il s’agit d’une révolte contre l’ordre établi, davantage d’une charge de jeune frustré que d’une réflexion sérieuse sur les dysfonctionnements du régime. Mis à part le Parti radical, Drieu ne voit pas de “ gauche ” – qu’il définit comme le « dédoublement de la bourgeoisie se critiquant elle-même, s’opposant à elle-même » – et ne mentionne pas la SFIO. Quant au communisme, il ne peut s’implanter en Europe « qu’en s’appuyant sur une violence venue de l’Orient » ; les communistes russes représentent aux yeux de Drieu ce que les barbares étaient face aux chrétiens européens. Et le fascisme ? Drieu ne le voit pas sous un jour favorable. Pour lui, les classes moyennes se raccrochent à un « misérable et sournois fascisme de fonctionnaires ». La seule force possible qui subsiste finalement c’est le capitalisme, vers lequel Drieu se tourne. Banni, si l’on peut dire, des deux extrêmes féconds qu’il voyait dans les communistes et l’Action Française, Drieu se rabat sur le centre de l’échiquier politique en se déclarant « homme de droite ». Mais il ne s’embarrasse pas d’une définition plus précise. Comme il l’écrit lui-même à propos du capitalisme : « il ne faut pas se lier par une définition » ; aussi le présente-t-il singulièrement comme une « certaine façon de prendre la vie, une aventure morale, une gageure métaphysique ». Le capitalisme est porté par la bourgeoisie mais il n’est pas son « règne » ; il est le seul recours (« Si on tue le capitalisme, on tue l’Europe »), mais il faut le réformer, et il faut « rattraper et dépasser la machine, ou songer à mourir ». Drieu, toujours hanté par l’idée de la mort, n’envisage jamais la politique que sous l’aspect extrême : réussir ou périr. S’interrogeant sur la démocratie, il est catégorique : démocratie et liberté sont mortes. Et pour que le parlement survive, il faut qu’il soit soumis à l’autorité d’un homme qu’il se choisit, d’un président précise- t-il. Il n’est pas question de promouvoir un régime dictatorial, mais le pas peut être vite franchi, d’autant que Drieu est pessimiste quant aux chances de survie du régime parlementaire. Et à plus forte raison quand il ne voit pour les démocrates et les libéraux que l’usage de la violence et de la tyrannie à opposer à la violence et à la tyrannie de leurs

1 « Il n’y a d’éternel en moi que mon amour de Dieu » (ibid., p. 142). 2 « Ceux qui créent sont des guerriers. Les guerriers, selon le temps et le lieu, déclarent tantôt la paix, tantôt la guerre. Aujourd’hui les hommes de tête en Europe ne peuvent que déclarer la paix, du moins aux autres Européens » (NRF, loc. cit.). 3 Dans Le gai savoir, op. cit., pp. 96-97, Nietzsche, s’écriant « Nous autres artistes ! », qualifie les artistes de « chercheurs de Dieu ». 4 « Charme immonde des ruines, amour de vieillards » lit-on, un an plus tard, dans Le jeune Européen (p. 187). En cela Drieu n’est guère romantique. 5 Dans la NRF de novembre 1925, Drieu notait, pessimiste : « Dans une Europe où toutes les institutions, toutes les sectes ont la syphilis et communiquent leur pourriture à toute main qui s’approche pour la rafistoler ». 6 On peut rapprocher cette position du passage suivant de Mussolini en 1924 : « Nous autres fascistes nous avons le courage de repousser toutes les autres théories politiques traditionnelles ; nous sommes aristocrates et démocrates, révolutionnaires et réactionnaires, prolétariens et antiprolétariens, pacifistes et antipacifistes. Il suffit d’avoir un seul point fixe : la nation » (cité dans Jean Touchard, Histoire des idées politiques, tome 2, PUF, 1959, p. 803). 7 L’expérience Herriot ayant échoué en avril 1925, commence l’agonie du cartel qui s’achève en juillet 1926.

38 adversaires (sous-entendu : communistes). Drieu refuse que ses explications le fassent prendre pour un romantique prônant la violence1. Il s’en défend en arguant de sa qualité de « civilisé circonspect qui craint la violence ». Pourtant, l’usage métaphorique du thème des barbares ne laisse pas de surprendre par son origine romantique (cf. supra p. 40). Dans une enquête de La Revue Hebdomadaire du 16 janvier 1926, sur « La Jeunesse devant la politique », apparaît une courte réflexion de Drieu qui confirme sa position politique. Reprise en annexe de Genève ou Moscou, cette réflexion n’était pas, selon lui, destinée à être publiée. Sous le titre « La Jeune droite », Drieu propose la création d’un parti de droite qui répondît à ses aspirations. Moins pessimiste que pendant son entretien aux Nouvelles Littéraires – et avec des différences sensibles sur le fond –, il caractérise ainsi la Jeune droite : contre la dictature, contre la guerre, hors l’Église, bourgeoise mais rassembleuse du peuple – ce qui est davantage de gauche que de droite. La Jeune droite est républicaine et pacifiste : « la prochaine guerre, pour nous, c’est la ruine de l’Europe » écrit Drieu. Si la Jeune droite est républicaine, Drieu ne la présente pourtant pas comme démocratique. Il refuse qu’on s’en remette à un homme providentiel, mais il a foi dans les vertus de la hiérarchisation naturelle de la société2. Européen convaincu, il confirme ce qu’il avait confié à Frédéric Lefèvre : il faut créer les États-Unis d’Europe3. Dans sa réflexion sur la Jeune droite Drieu ne mentionne pas de programme économique ou social, ni ne revient sur le capitalisme présenté comme ultime recours dans Les Nouvelles Littéraires. Depuis que les portes de l’Action Française et du surréalisme se sont fermées, Drieu reste fidèle à son besoin d’agir dans un groupe4 et adhère donc logiquement au cours de l’année 1926 au Redressement français, mouvement favorable à la réforme de l’État, fondé par le grand patron . Il n’y reste que peu de temps et se résout finalement à la solitude politique. Nous ne savons pas les bornes précises de la période d’adhésion au Redressement français, mais tout laisse à penser qu’il n’y est plus au début de 19275. Dès juillet 1926, dans un article de La Revue Hebdomadaire paru le 3 sous le titre « La fin du parti radical et de l’esprit petit-bourgeois », Drieu ne voit plus en France de place « que pour deux organismes politiques : un grand parti bourgeois et un grand parti ouvrier ». Peut-être pense-t-il alors que le Redressement français est le noyau du premier ? Il rejette en tout cas les vieux partis (« Assez de “ modérés ”, de radicaux, de socialistes ») et insiste sur la vitalité exclusive des travailleurs et de la jeunesse. Il prévoit confusément une société nouvelle où les deux partis attendus ne se forment que pour mêler, « où tout le monde comme cela se montre déjà dans les mœurs, sera un peu capitaliste et un peu salarié, un peu communiste et un peu fasciste. » Pour répondre à ses vœux d’unité jamais satisfaits et à son isolement politique, Drieu envisage pour la première fois, à mots à peine couverts, l’idée d’un parti unique. Où en est Drieu avec les femmes ? Depuis septembre 19256 il songe à se marier. Il hésite entre deux jeunes filles juives. Avec l’une d’elles, Liliane R., l’affaire est près d’aboutir, mais au début de 1926 Drieu rejoint à Nice Cora Caetani, femme de la haute société italienne rencontrée à Paris à l’automne 1925. Leur liaison s’achève au printemps 1926, et dans un carnet il écrit, le 12 avril : « J’ai 33 ans. Je suis toujours seul comme à 23, comme à 13, comme à 43. Mais 43 c’est la fin »7. En été, Drieu passe des vacances chez , dans les Pyrénées ; il y rencontre une autre jeune fille qu’il songe à épouser, mais il se rétracte dès que les choses se précisent. Bien qu’il connaisse des aventures variées – encore à l’automne 1926 il vit une relation adultérine avec une comtesse française –, Drieu est malheureux en amour. Cela pèse sur son humeur et on le ressent à la lecture du texte qui ouvre La suite dans les idées, livre paru dans les premiers jours de l’année 1927, mais composé au cours de la période précédente. Dans ce texte, Drieu établit le bilan négatif de sa vie au moment du cap des trente ans. Il juge qu’il a manqué sa vie car il n’est pas ce qu’enfant il avait rêvé d’être, « un soldat ou un prêtre »8. Drieu expose son échec par la formule : « je ne suis pas un homme »9, ce qu’il faut comprendre par : « je ne suis pas un homme complet ». Et Drieu de passer en revue les points où il pèche : il n’est pas un homme parce qu’il est faible et paresseux, parce qu’il n’est pas un amant, ni un saint, ni un poète, ni surtout un chef. Voici ce qu’il écrit : « J’ai eu peur à la guerre, j’ai eu peur dans la paix. Je n’ai pas su attendre une femme, je n’ai pas osé mourir »10. En fin de compte, il se présente comme un pauvre scribe, qui ne fait qu’écrire « des plaintes et des regrets »11. Hormis ce texte d’ouverture, La suite dans les idées recueille un ensemble de textes parfois déjà publiés dans la presse, dont les plus anciens remontent à 1918. La plupart ont déjà été présentés. Le reliquat comprend des poèmes et des contes d’inspiration dadaïste ou surréaliste, ainsi que des fragments de réflexion autour des thèmes habituels. Comme dans L’homme couvert de femmes, Drieu confesse indirectement l’idéalisme qui préside à ses passions amoureuses et son exigence d’absolu12, ainsi que sa représentation de la femme : « nœud entre le ciel et la terre, organe de multiplication ! »1

1 « Je ne suis pas un romantique. Je ne souhaite pas en dernière analyse les solutions de violence à cause de la beauté de la violence. Je sais ce qu’il y a de paresse dans l’idée de violence chez les raffinés » (Les Nouvelles Littéraires, loc. cit.). Notons que Drieu se range assurément parmi les raffinés, et qu’il est lui-même paresseux... 2 « Que tous servent ! Ceux qui sont les meilleurs serviteurs, chefs, se feront connaître au cours de leur service » (La Revue Hebdomadaire, loc. cit.). 3 « Les Français doivent être les Juifs des États-Unis d’Europe » (ibid.). Drieu voit toujours les Juifs comme un peuple à part, mais cette phrase montre clairement qu’il ne les rejette pas. 4 « Temps sombres, où le groupe domine, opprime l’individu et l’État » confie-t-il aux Nouvelles Littéraires, loc. cit. Rappelons- nous : « N’entrons-nous pas dans un Moyen Âge où l’individu n’est plus rien, le groupe tout ? » (Mesure de la France, p. 139). 5 En 1934, il rapporte : « Je vis MM. Valois et Romier s’évertuer vainement sous l’œil terne de quelques grands capitalistes : je n’y revins plus » (Socialisme fasciste, p. 226). 6 Lettre aux Clément citée par Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 193. 7 Cité dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 197. 8 La suite dans les idées, p. 9. On retrouve l’alternative héroïsme/sainteté présent dans l’œuvre depuis les débuts. 9 Ibid., p. 10. 10 Ibid., p. 12. 11 Ibid. 12 À propos d’une femme il écrit : « Je ne veux pas me rappeler qu’elle m’a beaucoup donné, puisqu’elle ne m’a pas tout donné » (ibid., p. 144). Un peu avant, dans un texte daté de mai-juin 1925, il notait qu’il n’y avait aucune femme « qui ait voulu mourir, (...) qui soit morte » de lui (ibid., p. 86).

39 ! »1 Immanquablement, il revient sur la décadence : « L’homme est à sec » ; « Il y a eu la laideur, mais maintenant il y a le néant »2. Il affirme que les hommes sont entourés de vieilles beautés, et il conclue par une formule à l’emporte-pièce illustrant à merveille son nihilisme destructeur : « Rien plutôt que tout cela. Alors, foutons tout par terre ! »3 Quand s’achève l’année 1926, Drieu se retrouve seul, sans femme ni compagnons politiques après ses diverses ruptures. Il est à présent reconnu comme un homme de lettres complet. Le « poète au départ »4 est devenu un artiste et un clerc. Pour y parvenir il a suivi, successivement ou simultanément, les deux voies distinguées par Jean-François Sirinelli : il peut s’affirmer « en s’opposant à ses aînés » aux côtés des surréalistes ; ou bien il « se plie à des rites et suit un itinéraire balisé »5 sous l’aile de Maurras. Mais n’ayant su opter franchement pour l’une des deux possibilités, il occupe une position imprécise et incertaine. En fonction des lieux où il s’exprime, de son humeur et des événements, il expose des idées parfois contradictoires. Il ressort cependant que la décadence est le thème majeur qui l’obsède. Toujours guidé par son inextinguible besoin d’unité, il a maintenant digéré l’expérience de la guerre et va poursuivre sa quête d’une synthèse politique, entre capitalisme et communisme, en passant par le socialisme, qui le conduira, à travers les vicissitudes de son existence, de l’indépendance à l’engagement fasciste.

1 La suite dans les idées, p. 169. 2 Ibid., p. 100 pour la première citation et p. 99 pour la seconde. 3 Ibid., p. 112. 4 Marc Hanrez, d ans Drieu la Rochelle, écrivain et intellectuel, actes du colloque organisé par le centre de recherche « Etudes sur Nimier » sous la direction de Marc Dambre, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1995, p. 119. 5 Jean-François Sirinelli, dans Jacques Deguy, L’intellectuel et ses miroirs romanesques, Presses Universitaires de Lille, Lille, 1993, p. 17 pour les deux citations.

40

Troisième partie :

de l’indépendance à l’engagement (1927-1934).

41 Chapitre 7. Le Robinson européen.

Drieu concrétise son indépendance politique par la publication d’un pamphlet en commun avec Emmanuel Berl. Du 1er février au 8 juillet 1927, ils publient sept « cahiers politiques et littéraires », essentiellement politiques. Le nom qu’ils donnent à ce pamphlet, Les derniers jours, résume l’urgence qui les pousse à écrire, urgence devant la décadence croissante et la révolution qu’ils sentent se préparer. La presque totalité des articles de Drieu étant reprise dans Genève ou Moscou, nous ne présentons ici que les autres. Le 15 février, dans le deuxième cahier, Drieu revient en détail sur la rupture avec les surréalistes ; c’est la « Deuxième lettre aux Surréalistes », bientôt suivie d’une « Troisième lettre aux Surréalistes sur l’amitié et la solitude » dans le dernier cahier. La question centrale de ces textes est celle de l’engagement des intellectuels. « L’homme de pensée » – selon la formule même de Drieu – ou l’artiste doit-il s’engager aux côtés de l’homme d’action ? Drieu reproche aux surréalistes de rejoindre le parti communiste, ce qui pour lui signifie qu’ils abdiquent leur liberté d’artiste, leur autonomie de pensée. Revenu de son adhésion fugace au Redressement français, Drieu explique que s’il s’était proclamé homme de droite c’était en réaction à sa rupture avec les surréalistes en passe de devenir communistes. À présent il revendique une position détachée des contingences partisanes. À l’instar de Julien Benda, qui publie cette année-là La trahison des clercs où il condamne la tutelle du temporel sur le spirituel, Drieu considère que le « littérateur »1 qu’il est doit éclairer les hommes qui agissent et non agir à leurs côtés. Il résout la contradiction qui le tiraille, depuis la fin de la guerre, entre l’action et la pensée (ou le rêve) – c’est le cœur de sa démonstration – en posant que « penser c’est, dès la première seconde, agir » et que « L’art est une action »2. Il revendique d’ailleurs une responsabilité supérieure de l’homme de pensée sur l’homme d’action (une responsabilité « plus cruelle »3 selon ses propres termes) car « toute pensée laisse une trace indélébile »4, en justifiant de la sorte sa condamnation de la profession de foi des surréalistes et son propre repli, son « éloignement »5. Déjà, dans Les Nouvelles Littéraires du 23 février 1924, il notait : « toute pensée mène quelqu’un aux supplices. » L’homme de pensée selon Drieu, qui n’est donc pas sans faire songer au « clerc » de Benda par ce refus d’être partisan, est soit un « anachorète », solitaire comme Drieu, soit un « cénobite »6, comme l’est chaque surréaliste au sein du mouvement. Drieu tranche aussi une autre contradiction, celle entre la sainteté et l’héroïsme, en parant l’homme de pensée de la première qualité et l’homme d’action de la seconde. L’usage du vocabulaire religieux ne doit pas surprendre de la part de Drieu. Il avoue lui-même, sans dire pourquoi, que « c’est un procédé qui [lui] est devenu familier d’employer le vocabulaire légendaire de la religion »7. Et il précise que “ Dieu ” signifie pour lui « profondeur du monde »8, ce qui n’explicite en rien sa pensée. Ailleurs il écrit qu’il « cherche l’univers même », qu’il voit « l’indicible » et qu’il conçoit « la vie comme une prière, et l’art, la façon d’articuler cette prière »9. Bref, Drieu s’abrite derrière l’usage métaphorique qu’il fait des mots. Pour clore avec l’aspect religieux, notons qu’il rejette le catholicisme d’une « Église qui a perdu son génie »10. Drieu reconnaît pour la première fois qu’il est idéaliste, implicitement, en distinguant deux sphères : celle de la réalité qui est le domaine de l’homme d’action, et celle de l’idéalité qui est le domaine de l’homme de pensée (intellectuel ou artiste) ; la première étant asservie à la seconde, ce qu’il résume par la formule : « la vie est l’ombre de l’Esprit »11. De plus, Drieu rappelle son exigence d’idéaliste absolu : « Je voulais que vous me donniez tout et je voulais vous donner tout »12. Il pense que les surréalistes avaient su retrouver « le sens de l’idéalisme moderne », mais que l’art surréaliste, « exquis (...) est bien le terme suprême de la décadence » et qu’il doit être dépassé par la « destruction »13. Par l’intermédiaire de cette idée fixe de la décadence Drieu bascule de l’art vers la politique. Parce que le monde de la propriété est mort, que les « génies nationaux ne fonctionnent plus », Drieu refuse toute participation active à la vie politique, toute violence et tout sacrifice : « Je ne me ferai plus tuer nulle part, ni pour Mussolini ni pour Lénine »14. Drieu, désormais isolé par la force des choses, théorise finalement la solitude qui l’oppose aux partis, aux mouvements et même aux groupes. Pourtant c’était par besoin de retrouver la fraternité d’hommes œuvrant pour un but commun qu’il avait connue à la guerre – il y revient ici encore – qu’il était allé vers les surréalistes et l’Action Française, « sans être gêné par la contradiction violente des opinions »15. Il prétend suivre maintenant une trajectoire « parallèle » à celle des surréalistes sans pouvoir se « rapprocher d’eux » et se dit « en opposition décidée sur tous les points avec

1 Sur les écrivains, p. 65. 2 Ibid., p. 53 pour la première citation et p. 56 pour la seconde. 3 Ibid., p. 74. 4 Ibid., p. 53. On peut repenser à la fameuse formule d’Ernst Jünger, lui aussi nourri de Nietzsche et acteur de la Grande guerre : « Toute destruction ne supprime des images que leurs ombres » (Journaux de guerre, Julliard, 1990, p. 59). 5 Sur les écrivains, p. 66. 6 Sur les écrivains, p. 66 pour les deux citations. 7 Ibid., p. 57. 8 Ibid., p. 69. 9 Ibid., p. 64 pour la première citation et p. 57 pour les deux suivantes. 10 Ibid., p. 81. 11 Ibid., p. 82. 12 Ibid., p. 62. 13 Ibid., p. 67 pour la première citation et p. 80 pour les deux suivantes. 14 Ibid., p. 82 pour la première citation et p. 83 pour la seconde. Drieu étend très loin la notion de propriété : « propriété d’un génie ou d’un climat par une race ou une nation ; propriété d’un champ ou d’une valeur quelconque par un particulier ; propriété d’une personnalité par une personne ; propriété d’une création par un Dieu, propriété d’une femme par un homme, etc. » (ibid., p. 82). 15 Sur les écrivains, p. 59.

42 l’Action française »1. Drieu conclue en clamant haut et fort son point de vue d’homme de lettres qui s’est toujours « dérobé à tout engagement décisif » : « Je me fous du capitalisme comme du communisme »2. Nous verrons qu’il se dédiera bientôt. Dans ces deux lettres, où il est beaucoup question de solitude et d’amitié3, parmi ses réflexions, Drieu brosse un portrait de lui-même plutôt défavorable4. Peut-être est-ce un complexe d’infériorité vis-à-vis des surréalistes qui le fait se dénigrer ainsi ? Il donne en tout cas la règle qui le guide : méfiant avec lui-même, et analysant le mécanisme des autres sur un plan intellectuel et non moral, sans les juger. Il se promet de s’amender et termine par un résumé encore sombre de ce qu’il devient : « J’agis, je décris la vie, j’aide la vie à s’exprimer. Joie atroce, solitude amère. Art et prière. Sans amis, ami de tout »5. Après la mise au point des deux lettres aux surréalistes, Drieu règle ses comptes avec l’Action Française, et c’est la « Consolation à Maurras » parue dans le cahier du 20 mars 1927, peu de temps après la déclaration des évêques français du 8 mars condamnant l’Action Française et la mise à l’index de sept livres de Maurras (le 29 décembre 1926). Ici Drieu montre une concordance encore plus forte avec le clerc défini par Benda, puisqu’il ne peut « renier décidément l’idéal de la liberté et de la raison ». Cette position de défense des valeurs universelles est radicalement opposée à celle qu’il soutenait en janvier 1926 dans l’entretien accordé aux Nouvelles Littéraires (cf. supra p. 71), où il certifiait la mort de la liberté. Il nuance son constat de la décadence : les bourgeoisies anglaises et françaises sont seulement « au-dessous de tout » et leur régime démocratique est un « modèle avarié mais supérieur ». Drieu confie son opinion sur le fascisme italien, qu’il présente comme le « fils spirituel de Maurras », en décrivant le retard du pays : « race primitive sur un sol pauvre, qui rêve de prolonger d’un siècle le cycle des hégémonies, race sans culture politique qui n’a pas le sens de la liberté ». Drieu critique l’irresponsabilité politique et le nationalisme des Italiens, qui vont à l’encontre de son souhait d’établir les États-Unis d’Europe. Catégoriquement, il condamne l’exemple fasciste : « Aristocratie anglaise et bourgeoisie française commettraient la suprême folie en cherchant à imiter le mussolinisme ». Pour être séparé des surréalistes, Drieu n’en est pas pour autant devenu rancunier, comme l’atteste l’article de défense du Paysan de Paris d’Aragon, intitulé « Une grève » et paru dans le premier cahier des derniers jours sous la double signature de Drieu et Berl. De même, Le jeune Européen, qui sort en mai 1927, est dédié à Breton. Ce livre contient en exergue une citation du Bhagavad-Gita, qui est le premier signe de l’intérêt de Drieu pour la mystique orientale. Toujours en quête de spiritualité, il est logique, sinon inévitable qu’il se soit tourné vers l’orientalisme après s’être dépouillé des oripeaux empruntés au christianisme. Drieu travaille depuis 1925 au Jeune Européen. C’est donc un livre charnière entre la période des tentations d’adhésion et celle de l’indépendance solitaire qui s’ouvre en 1927. On voit dans Le jeune Européen la nécessité pour Drieu de faire peau neuve et le besoin de l’annoncer. Pour cela il y clarifie son être et son parcours, ainsi qu’il l’avait amorcé dans le texte d’ouverture de La suite dans les idées. Comme dans ce dernier il considère qu’il n’est pas un homme complet : « Pour être un homme, il faudrait que je fusse à la fois un athlète, un ami, un amant, un artiste »6. En se décrivant tel, il semble se libérer efficacement de ce constat d’échec, car dans l’ultime cahier des derniers jours, un mois après la parution du livre, il écrit : « je suis UN HOMME, à la fin je découvre que je suis un homme »7. Cette volonté d’être un homme complet procède de son idéalisme sans bornes8, sempiternellement déçu, tout lui paraissant inachevé. Pour lui, le « seul idéal complet c’est de mélanger le saint et le héros, l’homme et le dieu »9. C’est aussi par l’union de l’action et du rêve que l’homme acquiert sa liberté. Jusqu’alors Drieu balançait entre ses contradictions, principalement entre l’écriture (le rêve, la pensée, la sainteté) et la vie (l’action, l’héroïsme). Il s’est résolu à trancher et il indique : « J’ai renoncé à l’action, mais mon rêve marche sur deux pieds »10. On le voit, Drieu déploie sa rhétorique coutumière pour justifier ce choix d’être un littérateur. Il essaye d’en faire accroire au lecteur en le payant de mots, comme dans le raisonnement syllogistique suivant : lorsqu’il écrit, Drieu participe de l’esprit, donc de la vie « spirituelle » qui pour lui est la « vie réelle », et peut tranquillement conclure ainsi sa démonstration: « écrivant, je vis »11. Mais quelquefois il joue trop avec la polysémie des mots comme le ferait le poète, sauf qu’il ne s’agit pas ici de poésie mais d’une confession, qui pour romancée qu’elle soit ne s’en doit pas moins d’être convaincante. Insidieusement des contradictions se font jour et atténue la force du discours, du moins sa créance : la vie c’est tantôt « l’effusion de sang : meurtres et coïts » ; tantôt c’est la vie spirituelle comme on l’a vu ; maintenant il écrit : « la paresse (...) ainsi j’appelle la liberté, ainsi j’appelle la vie » ; aussitôt après, « “ Vie ” (...) c’est le dieu qui a remplacé Dieu »12. Drieu a souvent recours à cette rhétorique du délayage et de l’unification artificieuse des contraires. Nous la retrouvons par exemple quand il évoque la solitude, qui est d’une part « une action qui [l’]empoigne et [l ’]anéantit

1 Ibid., p. 60 pour toutes les citations. 2 Ibid., p. 61 pour la première citation et p. 84 pour la seconde. 3 Drieu, blessé à cause des ruptures, « mal avec tout le monde » (ibid., p. 84), ne peut plus que « rêver de l’amitié » (ibid., p. 60). Quant à la solitude, qu’il fréquente depuis son enfance, il la voit comme une fatalité qui pèse sur lui ; elle « est plus l’effet d’une loi que de sa volonté » (ibid., p. 65). 4 « amant fuyard, ami rebelle » (ibid., p. 66), « plongé dans l’égotisme d’une jeunesse qui prolonge un peu tard certains effets » (ibid., p. 64), il est celui qui essaye « de plaire par des voies détournées, (...) par l’humiliation et l’agenouillement. Drieu la putain, quoi ! » (Ibid.., p. 62). 5 Ibid., p. 84. 6 Le jeune Européen, p. 87. 7 Sur les écrivains, p. 65. 8 « je ne veux renoncer à rien » (Le jeune Européen, p. 90) ; « J’aurais été de ceux qui toujours réclament l’absolu » (ibid., p. 182). 9 Ibid., p. 57. 10 Ibid., p. 94. 11 Le jeune Européen, p. 80 pour les deux premières citations et p. 56 pour la dernière. 12 Ibid., p. 27 pour la première citation et p. 96 pour les deux suivantes. Drieu s’explique : « Je m’efforce de former un vocable qui dise la réalité du monde, la force intime du sang. J’en appelle à la magie » (ibid., p. 96).

43 comme un rêve », et d’autre part sa « terrible arrière-pensée »1. Plus que jamais, il insiste sur cette inévitable solitude, qui forme avec la paresse un couple répétitif, non seulement dans ce roman mais encore dans l’ensemble de sa production écrite. Sur ce plan il existe une nette continuité depuis la guerre, que Drieu résume à sa façon, lapidaire et donc simplificatrice : « Pas d’argent, pas d’amis, pas de femmes, pas d’enfants, pas de dieu, pas de métier »2. Sans dieu, Drieu est réduit à placer ailleurs sa croyance. Il la met d’abord dans les hommes, qui « sont des dieux », mais leur mortalité lui fait préférer « l’Homme », sorte d’archétype pour l’espèce entière : « Meurent les hommes, vivent l’Homme »3. Seulement, la décadence frappe l’Homme même, « l’Espèce s’achemine vers le cimetière des Espèces », aussi Drieu lâche l’Homme : « je rebondis encore : meure l’Homme, vive le monde ! »4 Et voici sa dernière station : notre planète va bientôt ressembler à une lune déserte, seul « l’Esprit demeure »5, éternel. Drieu ne donne évidemment ni définition ni description de ce qu’est « l’Esprit ». Quand il tente de préciser son propos il tombe dans un ésotérisme littéraire, comme dans le cas suivant : « L’essence de la vitalité humaine n’est pas dans les races, qui ne sont que des moments et des fragments ; elle se dérobe dans un fond plus obscur, assez profond pour contenir à la fois les sources de la vie et de la mort »6. Le jeune Européen est composé de deux parties. Le titre de la première, « Le Sang et l’Encre »7, résume joliment le conflit entre la vie et l’écriture qui obnubile Drieu. Il s’y raconte en entremêlant étroitement fiction et réalité. Ainsi il mentionne nommément L’homme couvert de femmes, qu’il étrille au passage (par masochisme ?). Quant à la fiction, elle repose sur les choix repoussés par Drieu dans la réalité. Il raconte donc son départ pour les États-Unis et le meurtre d’un quidam – un civil, en tant de paix –, deux phantasmes qui ont dû le tenter quelques années plus tôt et dont l’écriture le libère. Le point de départ du roman est une fois encore la guerre, théâtre où Drieu rejoue la scène de l’extase mystique8 – complètement appropriée par sa mémoire. Il ne craint pas la simplification manichéenne lorsqu’il affirme que les hommes « ne sont nés que pour la guerre, comme les femmes ne sont faites que pour faire des enfants »9. Même s’il dit aimer les « femmes à la folie », il n’a alors pas une haute opinion d’elles (rappelons-nous qu’il vit seul), et le sous-entend quand il écrit que son « époque est femme, abîme de jouissance anxieuse et énervée »10. Drieu termine cette première partie en justifiant son absence d’engagement pas sa paresse, qu’il encense. Il réaffirme cependant, comme dans État civil, que la mort est le révélateur de tout acte : « Tuer ou se faire tuer, c’est la même chose, c’est manifester également qu’on croit à l’identité humaine. C’est le cri certain »11. Mais pour lui, qui pâlit « devant le sang » en dépit du sien versé pendant la guerre, ce « cri certain tourne à n’être plus qu’une fanfaronnade malsaine digne d’un sectaire de ruisseau, fasciste ou communiste »12. Aussi se replie-t-il sur lui-même, après qu’il a renoncé à la guerre, au sport, à la révolution, à l’ascèse et à l’amour : « Je suis seul et avec tous. Je ne prie pas je chante. J’ai tout convoité, je possède tout »13. Et même s’il se dit désespéré, il ne s’en prend jamais à la vie14, seulement à son époque rongée par la décadence. La décadence est présente dans tout le livre, mais c’est dans la seconde partie qu’elle apparaît le plus, car Drieu y regarde son époque à travers le prisme des divertissements qu’offre « le music-hall » – titre même de cette partie. Il s’inspire de l’expérience qu’il a acquise en tenant la chronique des spectacles dans la NRF15. Drieu affirme : « Je crois à la décadence de l’Europe, de l’Asie, de l’Amérique, de la planète »16. Cette croyance en une décadence ultime n’est qu’un prétexte derrière lequel se cache son nihilisme latent. Drieu le dévoile lui-même au détour d’une phrase : « L’idée de décadence est aussi vaine que celle de progrès »17. Drieu ne précise pas le détail de cette décadence ultime, mais s’attache à quelques points. Nous retrouvons le constat des derniers jours : la propriété est en train de mourir. L’individu également, qui s’efface devant la masse (Drieu est sensible au passage à la société de consommation à grande échelle) : « Partout la croissance du nombre rend tout abstrait, défait toutes les relations fondées sur la mesure de nos sens : le soldat ne voit plus son général, le citoyen ne connaît pas le ministre »18. Les valeurs même de la civilisation – que Drieu se garde de présenter – disparaissent. La ville en général, et surtout Paris, devient le lieu de toutes les décadences, « le

1 Ibid., p. 95 pour la première citation et p. 16 pour la seconde. 2 Ibid., p. 95. 3 Ibid., p. 74 pour la première citation et p. 196 pour les deux suivantes. Comme au temps d’Interrogation, Drieu emploie la majuscule quand il veut personnifier un concept. 4 Ibid., p. 198 pour la première citation et p. 199 pour la seconde. 5 Ibid., p. 200. 6 Ibid., pp. 194-195. 7 Cf. Nietzsche : « De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce qu’on écrit avec son sang » (Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 54). 8 Ici il s’agit d’un « élan mystique », d’un « transport inouï » qui le jeta « jusqu’à Dieu » (Le jeune Européen, p. 16). 9 Ibid., p. 15. 10 Ibid., p. 62 (et p. 70) pour la première citation et p. 127 pour la seconde. 11 Ibid., p. 91. 12 Ibid., pour les deux citations. 13 Ibid., p. 94. 14 « Je suis un adhérent infatigable de la vie » (ibid., p. 29). Déjà, dans Mesure de la France (p. 32), il révélait : « Je suis fanatiquement de ceux qui veulent que la vie continue. » Une trace de fanatisme se retrouve d’ailleurs dans Le jeune Européen (p. 81) : « la notion qui a le plus de pouvoir sur mon foie : “ tout ou rien ”. » 15 Dans la NRF de novembre 1923, il écrivait : « le music-hall est un des laminoirs qui, dans nos villes, écrasent le mieux les âmes. » 16 Le jeune Européen, p. 191. 17 Ibid., p. 195. Voici la définition que fournit Nietzsche du nihiliste et que nous reprenons à notre compte : « Un nihiliste est un homme qui juge que le monde, tel qu’il est, ne devrait pas exister, et que le monde, tel qu’il devrait être, n’existe pas. Par conséquent, le fait d’exister (agir, souffrir, vouloir, sentir) n’a pas de sens : l’attitude de “ l’en vain ” est l’attitude du nihiliste » (La volonté de puissance, Le Livre de Poche, 1991, p. 317). 18 Le jeune Européen, pp. 108-109. Cf., pour mémoire, « les beaucoup-trop-nombreux » dont parle Nietzsche.

44 point de la pire pourriture, de la pire sénilité »1. Une gradation s’achève ici, commencée dès le début des années vingt. En effet, dans un texte de cette époque (« La permission »), la ville, qui est alors celle de la paix et donc celle des femmes, est « pleine d’incurables jouissances » et inflige la « souillure »2 à l’homme. Dans « Le sergent de ville », paru dans La Revue Européenne de mars 1923, Paris est un « vieux port plein de filles, de gitons et de prosateurs ». Deux ans plus tard, la progression est nette : « La grosse ville (...) dégénère de plus en plus »3. Maintenant, en 1927, Paris « c’est la fin de tout, c’est la fin du monde »4. Hormis la décadence de la ville, de ses théâtres et de son music-hall, il y a la décadence de la machine qui est en même temps la cause de la décadence générale. Là encore, la rhétorique de Drieu est apparente : « La machine est vivante comme la mort » car « elle ne peut engendrer que des cadavres »5. Drieu simplifie à outrance pour les besoins de sa démonstration : la machine devient un mythe qui représente la complexité de l’économie moderne dans ses aspects industriels. Il reprend presque à l’identique l’appel, purement formel, qu’il lançait dans la « Consolation à Maurras » : « Il faut vaincre par la machine, en surmontant la machine, ou périr écraser sous elle »6. Sa proposition repose sur le dilemme suivant : « un réformisme rafistoleur, équivoque, souffreteux, ou un anarchisme incendiaire qui seul puisse relancer le feu des âmes »7. Ne parvenant pas lui-même à résoudre ce dilemme il choisit deux porte-parole : Moi et l’Autre, qui engagent un dialogue où chacun expose et défend un des termes de l’alternative : le réformisme sage ou l’anarchisme destructeur. La large part faite aux propos de « Moi », défenseur de la seconde option, indique de quel côté penche Drieu. Pour lutter contre la décadence, cette destruction lente, Drieu, à travers « Moi », veut « une destruction immédiate, totale, qui ramène l’histoire à ses débuts », même s’il se rend compte que c’est absurde : « Les débuts de l’histoire ! Mythologie d’enfant » rétorque « l’Autre »8. « Moi » est pourtant lucide : « Des flots de sang ne changeraient rien. J’espère dans le bain de sang comme un vieillard acculé à la mort »9. Et il expose son credo, si important pour comprendre la suite de son évolution : ce qui compte par-dessus tout c’est la « passion » ; peu importe les « Destructions matérielles dans un monde qui n’est plus que matériel » et peu importe qu’elles « n’ouvrent la voie qu’à des accomplissements ignominieux, plus médiocres, que toute cette médiocrité qui [l’]accable »10. Finalement, Drieu préfère la destruction, sans y participer ni directement ni activement, car pour lui elle est une manifestation de la vie éternelle. Face au monde qui se dérobe à lui, il essaye de trouver sa place dans la réalité en optant pour le repli, où son goût pour le prophétisme le rattrape. Il offre ainsi deux visions différentes : « l’Autre », élitiste, espère dans une échappatoire mystique11 peu plausible ; « Moi », pessimiste, ne voit que faiblesse à venir12, décadence mortelle inévitable. Au printemps 1927, à peu près au moment où sort Le jeune Européen, Drieu rencontre celle qui va devenir sa seconde épouse le 22 septembre : Olesia Sienkiewicz. Les lettres qu’il lui écrit au cours de l’été 1927 témoignent de son amour et de son bonheur du moment. Contrairement à son premier mariage, sa nouvelle femme, bien que fille de banquier, n’est pas riche. Le jeune ménage vit modestement, bien qu’il s’installe dans un deux-pièces de l’île Saint-Louis à partir de novembre, après un voyage de noces sur la côte basque. Mais Drieu, qui s’est sans doute marié pour conjurer ses tentatives et ses échecs passés, n’est pas satisfait : « Je n’aime pas ma vie, j’aime la vie » écrit-il dans son journal le 21 novembre13. Dès l’hiver 1927-1928, Drieu fuit quelques jours le domicile conjugal pour l’hôtel, puis il envoie Olesia à la montagne : « quel goût pour la fuite » note-t-il à propos de lui-même le 28 décembre14. Son journal, ainsi que les articles qu’il donne pendant l’année 1928, abordent fréquemment le thème de la solitude. Sur ce point, son mariage n’a rien changé, car Drieu connaît « la vraie solitude sur le sein de la femme et de l’ami », et pour lui, de toute façon, « Tout ce qui est au monde est solitude »15. Pour se libérer de cette obsession de la solitude, Drieu a eu l’idée d’écrire un roman ou une nouvelle qui est restée à l’état d’ébauche. Sous le titre « Robinson », une chemise rassemblait des textes sur ce projet classés par Drieu et datés 1927-1928 pour la plupart, dont les « Cahiers de l’Herne » ont publiés de larges extraits. La plus ancienne trace du mythe de Robinson remonte à Fond de cantine16. D’autres mentions parsèment ensuite l’œuvre17. Dans le projet « Robinson », où il se présente comme un Robinson volontaire, Drieu donne la raison, sublimée, celle qu’il aurait voulu qu’on retînt, pour laquelle il s’est isolé : il a « fui les humains pour les aimer », car sa

1 Ibid., p. 32. 2 La suite dans les idées, p. 28 pour la première citation et p. 27 pour la seconde. 3 L’homme couvert de femmes, p. 99. 4 Le jeune Européen, p. 31. 5 Ibid., p. 145 pour la première citation et p. 143 pour la seconde. 6 Les derniers jours, 20 mars 1927. 7 Le jeune Européen, p. 156. 8 Ibid., p. 152 pour les deux citations. 9 Ibid., p. 159. 10 Ibid., p. 155 pour la première citation et p. 159 pour la seconde. 11 « les meilleurs, d’un coup de reins, enfin heureux, s’élanceront plus loin que ces étoiles trop proches, trop connues » (ibid., p. 162). 12 « Fascismes étriqués, communismes bafouilleurs, surréalismes hystériques et vous mystiques éperdues qui vous élèverez demain sur une Amérique épouvantée soudain de sa platitude, vous êtes de faibles signes avant-coureurs d’une faiblesse terrible » (ibid., p. 161). 13 « Cahiers de l’Herne » sous la direction de Marc Hanrez, Pierre Drieu la Rochelle, l’Herne, 1982, p. 30. Ils reproduisent le journal que Drieu a tenu entre la fin de l’année 1927 et le milieu de l’année 1928. 14 Ibid., p. 31. Le 31 décembre, il précise son insatisfaction : « La pauvreté, la vie de famille m’abrutissent depuis trois jours, mais autrefois l’argent, les beuveries, les putains » (ibid., p. 33). 15 Ibid., p. 31 pour la première citation et p. 34 pour la seconde. 16 Cf. p. 75. 17 Dans État civil, p. 56 ; dans la NRF de février 1924 ; dans L’homme couvert de femmes, p. 108 ; dans la « deuxième lettre aux Surréalistes » (Sur les écrivains, p. 53) ; dans la NRF de mai 1928.

45 paresse le rend « impropre à l’amour »1 vécu. En se repliant il peut aimer les hommes et les femmes de loin, donc sans risque d’être déçu par la réalité. Idéaliste, il « n’aime que l’amour »2, pas son objet. Il s’interroge par ailleurs sur l’opportunité que lui offre son isolement d’accomplir son unité – toujours inachevée –, à moins que celui-ci ne le fasse retomber dans la rêverie. En avril 1928, Drieu part en Grèce pour quelques semaines, sans son épouse. Il est désabusé : « Je n’ai guère su faire entrer une femme dans ma vie, ni entrer dans la vie d’une femme »3. Dans ces conditions, l’angoisse de la décadence le reprend et avec elle le souhait que la destruction l’abrège4. Il juge sévèrement les femmes : « Les déesses, c’est comme les femmes. On les prend et elles crèvent d’orgueil. On les admire, elles vous trompent »5. À peine un extrait de « Robinson » vient-il nuancer ce jugement6, que le portrait d’elles qui se dégage de Blèche rectifie dans le sens de la sévérité : elles sont sans curiosité, comédiennes, vaniteuses et passionnées ; elles ont parfois plus de fatuité que les hommes ; elles sont avides de l’homme (il est question de l’« éternel calcul lubrique » de « la Femme »7) ; enfin, si elles ne sont faites que pour l’amour, cela signifie qu’elles ne sont faites que pour donner la vie. Même si ce jugement émane du narrateur – Blaquans –, qui n’est pas Drieu, beaucoup de lui passe dans ce personnage. Blèche parut d’abord fractionné sous le titre Boucles dans La Revue de France, d’août à octobre 1928, avant d’être publié en volume à la fin de l’année. Ce roman met en scène un écrivain conservateur qui tient une chronique quotidienne dans un journal imaginaire, au titre significatif : Catholique. Drieu projette dans ce Blaquans ce qu’il aurait pu être s’il avait choisi le camp de l’Action Française. Mais, comme Drieu, ce personnage qui écrit pour la droite catholique a une position peu orthodoxe. Sans que cela soit nécessaire à l’économie du récit, l’auteur fait retour sur l’expérience de la guerre et place dans la bouche de Blaquans la haine de Dieu vécue dans les tranchées, ce qui renforce l’identification Drieu/Blaquans. En outre, ce chroniqueur catholique manifeste un discret nihilisme que révèle l’usage du « À quoi bon »8. Enfin, à propos de la prière, Blaquans dit qu’il est « loin de ce mystère »9. Pour lui, « le premier pas de la prière [qui] est de se représenter l’âme d’un de ses semblables », ce qui fait écho au projet « Robinson » : « Penser à quelqu’un c’est prier pour quelqu’un »10. « Robinson » nous renseigne d’ailleurs sur la « religion incertaine »11 de Drieu. Il n’a « jamais eu le sentiment de Dieu », même s’il employait « autrefois ce mot à tout bout de champ »12. Ce qui confirme le témoignage sur Charleroi (cf. supra p. 30) et notre propre éclairage. Pour le reste, la confusion persiste. Drieu explique que le panthéisme est une position instable, transitoire entre deux états opposés : foi et athéisme, et conclue : « La seule réalité c’est l’athéisme »13. Sans le dire expressément, il se présente comme un athée en quête de divin, c’est-à-dire d’absolu. Il est « un contemplateur laïque » qui « contemple non Dieu mais l’humanité »14. Dans Blèche se vérifie la présence des thèmes habituels : tout comme Drieu, Blaquans est paresseux, faible et solitaire – il porte en lui l’idée de la solitude depuis l’enfance ; idéaliste, il est à la recherche de son unité. D’autre part, un thème particulier est présent. Il s’agit de l’idéalisation de la mort. Par la tentative de suicide de Blèche – l’héroïne –, Blaquans a connu la perfection que la mort, ou son approche, communique selon lui aux traits. La mort, est-il dit, nous fait « sentir que nous ne vivons pas, que nous n’aimons pas »15. Drieu a franchi ici un stade important dans son rapport avec l’idée de mort. En effet, cet idéaliste intransigeant qui s’est isolé, qui se voit souvent sans femmes ni amis, est revenu de son rapprochement artificiel avec la pensée chrétienne et sa mystique16. Conséquemment à son insatisfaction nihiliste devant une réalité sans cesse imparfaite, il envisage désormais la mort comme le lieu « de la perfection et de la paix » absolues : « la vie ne peut rien faire de définitif pour l’amour, seule la mort assure le passage dans l’éternel » 17. Dans Blèche, il y a inversion de la valeur positive entre la vie et la mort. Qu’on se souvienne du Triptyque de la mort de 1915, où Drieu se disait, tels ses camarades tombés au front, hors du monde vivant, et où il se disait « sorti » de la mort (cf. supra p. 34). Déjà le même phénomène était à l’œuvre, avec une insatisfaction devant la vie identique à la base. Ici, Blaquans décrit ainsi le retour à la vie de Blèche : « circulant de nouveau parmi les vivants, elle [est] plus morte que dans son tombeau »18. Cette inversion de la mort n’est pas que l’opinion de Blaquans. Elle sort du cadre de la fiction avec son apparition dans d’autres tribunes19.

1 « Cahiers de l’Herne », p. 37 pour les deux citations. 2 Ibid., p. 37. 3 Article écrit à Athènes, en mai, et publié par La Revue Européenne d’octobre 1928. 4 « Ma race va mourir bientôt, la race des hommes s’en ira. » « Il est des jours où je souhaite la disparition des humains, un long oubli et la reprise bénévole de la végétation » (ibid.). 5 La Revue Européenne, loc. cit. 6 « La femme, figure centrale de la Nature, est la source même de toutes les suggestions » (« Cahiers de l’Herne », p. 45). 7 Blèche, p. 184. 8 Ibid., p. 115. « Je sais la vanité des œuvres et l’usure de celles même qui sont tramées sur les plus sûrs fils d’éternité » (ibid.). 9 Ibid., p. 201. 10 Ibid. pour la première citation ; « Cahiers de l’Herne », p. 44 pour la seconde. 11 Blèche, p. 202. 12 « Cahiers de l’Herne », p. 48 pour les deux citations. 13 Ibid., p. 47. 14 Ibid., p. 48. 15 Blèche, p. 203. 16 Dans La Revue Européenne, loc. cit., il écrit : « je n’ai plus de dieux que les arbres, plus d’amis que les chiens. » 17 Blèche, p. 192 pour la première citation et p. 186 pour la seconde. 18 Ibid., p. 230. 19 « il n’y a rien de plus vivant que la mort » (La Revue Européenne, loc. cit.). Dans le numéro de décembre de la même revue on lit ceci : « j’ai toujours été mort, je ne suis jamais sorti de la mort », toujours à cause de son idéalisme bafoué : « j’ai tout quitté, tout m’a quitté ». Et dans « Robinson » : « Je n’ai jamais senti que j’existais – comme individu – qu’aux moments où je me perdais = en chargeant à la guerre, au moment de me tuer ou de mourir de tristesse pour une femme qui me quittait » (« Cahiers de l’Herne », p. 48).

46 Drieu, qui s’« éloigne de l’action politique » comme il le confie à l’Action Française du 6 décembre 1927, jour de parution de Genève ou Moscou, éclaire la lecture de ce nouvel essai politique : « dans Le jeune Européen j’ai confessé mon for intérieur (...), ici je vais confesser mes opinions »1. S’il s’éloigne de l’action politique c’est – il maintient – parce qu’il est « un homme de cabinet et non un homme d’action »2. Mais contrairement au clerc, défenseur des valeurs universelles, défini par Benda, Drieu se propose de faire « la liaison (...) entre la Cité et l’Esprit » et prévient qu’il abandonnerait sa « neutralité bienveillante » à l’égard du capitalisme, qu’il se ferait socialiste et peut-être communiste, si celui-ci faillait à sa tâche, si les capitalistes ne devenaient pas de vrais « chefs »3. Pour l’occasion, avec ce dernier terme, Drieu retrouve la thématique guerrière. La tâche qu’il assigne au capitalisme consiste à bâtir les États-Unis d’Europe, but politique essentiel pour Drieu. Cette nouvelle Europe doit s’unifier sur le principe de la fédération. Il ne saurait être question d’hégémonie quelconque, ni a fortiori de guerre entre Européens, ce qui fait condamner par Drieu les velléités de Mussolini. Pour lui, Mussolini, « nietzschéen primaire », a tort de croire que la guerre peut lutter contre la décadence, car « le génie moderne a atteint et corrompu la guerre, comme toutes les valeurs de la civilisation »4. La guerre moderne, depuis l’intrusion de la machine, est une caricature meurtrière de la guerre d’autrefois, c’est-à-dire de la guerre mythifiée. Par conséquent, le nationalisme, père de la guerre, est clairement désavoué. Le nationalisme est l’obstacle majeur à l’établissement des États-Unis d’Europe. Aussi, bien que la dictature fasciste fonde « ensemble les méthodes capitalistes et les méthodes socialistes, syndicalistes », qu’elle s’appuie, comme les communistes, sur un « parti moderne » unique qui englobe « la totalité de la vie d’un groupe humain qu’il encadre », bref, on l’aura compris, bien que le fascisme soit porteur d’unité politique, Drieu ne lui accorde aucune confiance car c’est un « mouvement [qui] s’est privé de tout caractère humain et transmissible » et qui a renforcé « la fatale alliance entre le capitalisme et le nationalisme »5. Pour Drieu, le capitalisme des démocraties doit refuser tout nationalisme, car celui-ci est « pourri » et repose sur l’idée de patrie, elle-même dépassée : « la Patrie est touchée par la mort »6. Il exhorte ses lecteurs à abandonner des patries qui s’opposent, au profit des États-Unis d’Europe unifiés. Pour les convaincre, il explique qu’une patrie c’est un lieu doublé d’un génie particulier. À la fin des années vingt, ce qui meurt c’est le lieu, le génie spirituel étant immortel. En effet, Drieu constate que « la rapidité des communications matérielles et spirituelles aboutit à l’universalisme »7 et ne permet donc plus l’isolement identitaire des patries. Reprenant l’exemple de la France, il indique qu’il y a alors trois millions d’étrangers parmi les trente-sept millions de la population de souche. Dans ces conditions, que représente la patrie ?... En réalité, les historiens modernes chiffrent à 2 409 000 en 1926 et à 2 715 000 en 1931 le nombre d’étrangers8. Il faut dire que les années vingt connaissent une forte croissance du nombre d’étrangers, l’immigration ayant servi à corriger le déclin démographique français dû à la guerre et dont Mesure de la France faisait état. Si Drieu s’alarme, il ne s’indigne pas de la présence des étrangers car il sait bien que « la France est un pays d’immigration, on pourrait presque dire d’invasion »9. Il en profite pour démythifier le concept de “ race ”, dont il s’est pourtant régulièrement servi10. Pour lui, « il se peut qu’il y ait des races, (...) des inflexions éternelles » mais la race, « qui correspond peut-être à une espèce de tempérament spirituel », reste soumise à l’influence du lieu11. Et à présent, tandis que l’universalisation se répand, il est impossible de « croire que les Juifs resteront les Juifs, ou les Irlandais les Irlandais »12. Comme dans Le jeune Européen, Drieu insiste sur la décadence : « Je crois à la décadence de l’occident, à la décadence de la planète, toutes les races ayant fourni leur effort »13. – On remarque que Drieu emploie majoritairement « je crois », de préférence à « je pense ». – Mais ici, s’agissant d’un essai, il ne peut recourir au dédoublement entre Moi et l’Autre pour exposer ses sentiments contradictoires face à la décadence. C’est pourquoi des contradictions émaillent le raisonnement et laissent une impression de confusion. Ainsi, d’un côté il dénonce la faiblesse de ceux qui défendent les vieilles valeurs et se refuse à les rejoindre, alors que d’un autre côté il ravale son appel à la destruction régénératrice14 pour adopter une position plus raisonnable de défense des libertés politiques (« droit à la justice, droit de réunion et de parole, droit de vote »15). Celles-ci sont menacées par les dictatures : communiste en Russie, fasciste en Italie, et

1 Genève ou Moscou, p. 18. 2 Ibid. 3 Genève ou Moscou, p. 208 pour la première citation et p. 219 pour les deux suivantes. 4 Ibid., p. 95 pour la première citation et p. 96 pour la seconde. 5 Ibid., p. 27 pour la première citation et p. 182 pour les quatre suivantes. 6 Ibid., p. 118 pour la première citation et p. 47 pour la seconde. 7 Ibid., p. 40. 8 Données fournies dans Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, op. cit., p. 163. 9 Genève ou Moscou, p. 37. Il l’écrivait déjà dans la NRF de septembre 1923 : la France « est un pays éternellement battu par les invasions et les immigrations. » 10 Encore dans Le jeune Européen, le héros parlait de la « grande race blanche » (p. 19) qu’il a toujours cherchée. Cette « grande race blanche dont on parle » (L’homme couvert de femmes, p. 68), Drieu en parlait dès sa rencontre avec les Américains sur le front, dans Fond de cantine. Mais cette race blanche, indéfinie, n’existe que par opposition aux « races jaune et noire » (L’Européen, 12 juin 1929). 11 Les derniers jours, 15 mai 1927, pour les deux citations. Il précise : « voici comment je comprends cette rencontre de l’âme des lieux et de l’âme des corps. Chaque homme porte en lui toutes les possibilités humaines, chaque groupe toutes les possibilités dévolus à tous les groupes. Il n’y a rien d’ethnique, c’est-à-dire de définitif, mais toutes les rencontres sont possibles » (ibid.). 12 Ibid. « La race Juive va sombrer avec les autres races » (Genève ou Moscou, p. 55). 13 Ibid. Sa voix n’est pas la seule à parler de décadence. On peut citer l’exemple célèbre d’Oswald Spengler (que Drieu cite lui- même dans un article donné à Comœdia du 5 septembre 1928), qui veut préserver la culture des attaques de la civilisation moderne comme il l’expose dans Le déclin de l’Occident. 14 Il ne peut se « résoudre à la destruction (...) de cela qui partout ne vit plus qu’un peu », même s’il sait et sent « que ce serait la façon la plus noble et la plus claire de servir la vie – en détruisant sa forme usée, pour faire place à une nouvelle forme – au moment d’agir [il se] sen[t] paralysé » (Genève ou Moscou, p. 206). 15 Ibid., p. 194.

47 « supercapitaliste aux États-Unis » – « toutes des dictatures de la production »1. Et Drieu ne voit que le capitalisme, fédéré à Genève autour de la Société des Nations, « nouvelle organisation [qui devrait être] non pas seulement politique mais sociale », pour défendre la liberté, la paix et la « relative douceur des mœurs »2 des démocraties. Mais là aussi des contradictions existent. Dans une phrase non reprise dans Genève ou Moscou de l’article de juin 1928 de La Revue Européenne, Drieu relève : « communisme et capitalisme se mêlent et s’interpénètrent par-delà les formules dans une obscure nécessité. » Alors que dans son livre, « le communisme n’est que l’ombre de la civilisation capitaliste »3. “ Capitalisme ” et “ communisme ” sont des étiquettes derrière lesquelles Drieu met un peu ce qui l’arrange. De la même manière, en début d’ouvrage, Drieu ne distingue pas fondamentalement le socialisme et le communisme, alors qu’à la fin il les distingue de nouveau. Entre capitalisme et communisme – entre Genève et Moscou –, Drieu se « raccroche » au premier (on a vu qu’il repoussait l’option fasciste) car il ne peut croire « à une originalité et à une vivacité, en réserve derrière »4 le second. Pour justifier son point de vue, il se livre à une dialectique curieuse : il sous-entend que c’est le communisme qui est réactionnaire5, alors que la « force révolutionnaire »6 est encore dans le capitalisme ; il rejette ce qu’il tient pour des défauts dangereux sur la bourgeoisie, distincte du capitalisme idéalisé7. Pourtant, cette bourgeoisie décriée, Drieu s’en réclame dans sa préface quand il récapitule son parcours, de l’extrême-droite nationaliste (Action Française) au centre gauche en passant par le centre droit (projet de la Jeune droite), et indique sa position actuelle au point de contact entre bourgeoisie de gauche et socialisme. Pour finir, notons qu’au passage, et d’une manière transparente, Drieu règle son compte à Charles Maurras8, après avoir abondamment critiqué le communisme défendu par les surréalistes. À l’aube de l’année 1929 et du tournant qu’elle représente au niveau mondial, Drieu a achevé la mise à plat de ce qu’il est par Le jeune Européen et de ses opinions par Genève ou Moscou. Il s’est également libéré du phantasme de l’écrivain de la droite nationale et catholique qu’il aurait pu devenir. Avec Une femme à sa fenêtre, il va se libérer du pôle opposé, celui du communisme, et ainsi restreindre sa position à la défense et à la promotion de l’Europe. Ainsi libéré, et n’étant plus astreint à l’isolement politique auquel l’avaient réduit ses deux ruptures, il peut lorgner du côté de la frange réformatrice du Parti radical.

1 Ibid., p. 195 pour les deux citations. 2 Genève ou Moscou, p. 219 pour les deux citations. 3 Ibid., p. 110. Et dans un article des derniers jours du 1er février 1927 en partie repris dans Genève ou Moscou, on lit que capitalisme et communisme sont « les deux formes jumelées, momentanément contradictoires, d’un esprit nouveau qui détruit la civilisation » ! 4 Genève ou Moscou, p. 29 pour les deux citations. 5 « Ou bien le communisme nie la démocratie et alors il est réactionnaire, ou bien il ne la nie pas, et alors il n’est rien du tout » (ibid., p. 201). 6 Ibid., p. 118. Dans Les derniers jours, loc. cit., il s’avance plus loin en identifiant le capitalisme à « une force neuve, révolutionnaire, destructrice de cette civilisation morte ». 7 « L’idée de patrie et l’idée de propriété, idées bourgeoises et non capitalistes » (Genève ou Moscou, p. 118). 8 Drieu refuse « ce rêve d’extrême-droite, qui hante quelques cervelles ici et là et qui nous remettrait, par une restauration érudite et gâteuse, par une opération perverse, dans un Moyen-Âge empaillé dans une fausse jeunesse évoquée par de perfides procédés de magie historique » (ibid., p. 207).

48 Chapitre 8. L’ami des « Jeunes Turcs ».

L’année 1929 marque l’échec du second mariage de Drieu et sa liaison avec la femme de lettres argentine Victoria Ocampo. Sur le plan politique, Drieu confirme sa position pro-européenne et se rapproche de son ami Bertrand de Jouvenel, membre du groupe des “ Jeunes Radicaux ” – qu’on appellera ensuite les “ Jeunes Turcs ” – favorables à la réforme de l’État (ils préconisent le renforcement des pouvoirs du président du Conseil, ce qui les met en opposition avec la majorité du Parti radical attachée au parlementarisme) et à l’organisation fédérale des états européens. Ils s’expriment dans un hebdomadaire baptisé La Voix, dans lequel ils publient leur programme en mars 1929, et où interviennent depuis 1928 des socialistes et des syndicalistes intéressés par cette réforme (c’est le cas de Marcel Déat). D’août à novembre 1929, Drieu donne 5 articles politiques à La Voix (dont Bertrand de Jouvenel est le rédacteur en chef) et assiste même au congrès radical d’octobre à Reims. Le Parti radical n’est plus cette « vieille chose haïssable entre toutes, pourrie » qu’il dénonçait le 6 janvier 1926 dans Les Nouvelles Littéraires, mais « un groupement d’hommes solide et cohérent » quoiqu’il ait « encore l’esprit d’un malade »1. Drieu, résolument de gauche2, est d’accord avec Jouvenel pour réformer le Parti en unifiant les radicaux et les socialistes dans un socialisme « assoiffé de modernisme et de relativisme »3 et dégagé du marxisme. Car Drieu poursuit une évolution qui commençait à poindre discrètement à la fin de Genève ou Moscou : derrière l’« étiquette de socialisme », il voyait « la possibilité et même la nécessité d’un grand parti mondial de défense démocratique et d’achèvement social »4. Pour lui, les mots comme “ capitalisme ” ou “ socialisme ” ne sont pas des concepts mais des fourre-tout, et il en choisit généralement un dans lequel placer son espoir. Au mois de juin, il envisage deux hypothèses pour l’avenir de l’Europe : soit une lutte entre le capitalisme triomphant en Europe et le capitalisme américain déjà établi ; soit une lutte entre ce capitalisme américain et le socialisme vainqueur en Europe. Dans le premier cas il oppose à l’impérialisme américain « la Société des Nations européennes, sud-américaines et asiatiques ». Dans le second il oppose « l’alliance des républiques socialistes, non seulement contre la Nord-Amérique, mais aussi contre la Russie »5. Deux mois plus tard, il considère que le capitalisme et le socialisme sont deux forces arriérées en Europe et il souhaite que ces deux forces « se réforment mutuellement pour pouvoir s’unir d’une façon plus profonde que dans la collaboration parlementaire d’aujourd’hui »6. Enfin, après le congrès radical (et le krach boursier d’octobre à Wall Street...), il dénonce les deux ennemis que le Parti doit combattre : « le capitaliste et le marxiste »7, et il ajoute que le rapprochement entre radicaux et socialistes doit s’effectuer à l’écart du gouvernement de concentration des modérés de centre droit. En réponse à un article de Benjamin Crémieux qui comparait À l’Ouest rien de nouveau de Remarque, Le Songe de Montherlant et Interrogation, la NRF de novembre publie une lettre de Drieu à Crémieux, dans laquelle il écrit : « Interrogation est un écrit quelque peu suspect que je devrai corriger par un autre. » En effet, à cette époque Drieu condamne fermement le nationalisme fauteur de guerre et tente donc de minimiser sa propre expérience de la guerre et l’exaltation qu’il en fit dans Interrogation. Le 6 novembre 1929, Jacques Rigaut, compagnon de route des surréalistes et ami de Drieu se suicide. Le 5 janvier 1930, Drieu écrit : « Je t’ai tué Rigaut j’aurais pu te prendre contre mon sein pour te réchauffer »8. Comme au temps de « Bigarette », Drieu culpabilise. Il s’en veut de ne pas avoir aidé son ami. Aussi, pour contrebalancer la cruelle description de Rigaut faite en 1924 dans Plainte contre inconnu (c’est la nouvelle intitulée « La valise vide »), Drieu compose alors un court texte, « Adieu à Gonzague », en manière d’hommage. Derrière son optimisme politique du moment, sa foi dans les États-Unis d’Europe pacifiques, la position intime de Drieu face à la mort resurgit : « Il n’y a qu’une chose dans la vie, c’est la passion et elle ne peut s’exprimer que par le meurtre – des autres et de soi-même »9. En décembre 1929 sort un nouveau roman de Drieu : Une femme à sa fenêtre. Drieu s’y libère de la tentation communiste en mettant en scène le personnage de Boutros. Mais le communisme que défend ce personnage n’est pas le communisme tel qu’il existe – dont Drieu n’a qu’une vague idée10 – mais tel que Drieu l’imagine, ou plutôt tel qu’il l’aurait voulu vivre. Drieu projette dans Boutros la partie de lui-même qui aspire à l’action virile. Avant d’être un aventurier communiste, Boutros était un bourgeois (comme Drieu) et c’est pour briser le bourgeois en lui et aussi par nihilisme avoué11 qu’il est devenu communiste. Il se « moque de la doctrine et de toutes ses prétentions de détail », car le communisme, reconnaît-il, c’est avant tout « un mouvement, c’est quelque chose qui défie la mort, qui risque la mort,

1 La Voix, 10 novembre 1929 (Textes retrouvés, p. 45 pour la deuxième citation et p. 46 pour la dernière). 2 « Il ne faudrait pas que les partis de gauche, en Europe, se laissent voler par leurs adversaires la flamme de la paix qu’ils ont au poing. Depuis 150 ans, tous les rêves et tous les projets de pacification, de conciliation, de fraternisation européenne sont sortis des cœurs et des esprits de gauche » (La Voix, 27 octobre 1929). 3 La Voix, 24 novembre 1929 (Textes retrouvés, p. 49). 4 Genève ou Moscou, p. 193. 5 L’Européen, 12 juin 1929, pour les deux citations. 6 La Voix, 4 août 1929. 7 La Voix, 10 novembre 1929 (Textes retrouvés, p. 46). 8 Cité dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 223. 9 Placé à la suite de : Le feu follet, p. 176. La mort est la chose « la plus précieuse qu’ait un homme », et « mourir c’est l’arme la plus forte qu’ait un homme » (ibid., pour les deux citations). 10 D’ailleurs il fait dire à l’un de ses personnages : « Le communisme n’a pas grande importance ; c’est un mot (...). Un homme fort vaut toujours mieux finalement que les mots » (Une femme à sa fenêtre, p. 223). 11 « Il s’était jeté dans le communisme comme dans une légion étrangère (...) par goût de se renoncer, de se nier » (Une femme à sa fenêtre, p. 232).

49 tout ce que j’aime au monde », avec « la jeunesse et la joie »1. Drieu reprend l’apologie de la force2 agissante, peu importe sous quel mobile et dans quel camp. Boutros va vers les communistes car pour lui c’est là que sont les hommes, c’est là qu’est la vie. Trois autres personnages importants gravitent autour de Boutros : d’abord une femme, Margot, héroïne de la rencontre amoureuse avec Boutros, qui forme le nœud de l’intrigue ; ensuite son mari, Rico ; enfin l’ami et le soupirant de Margot, Malfosse. Drieu éclate sa psychologie entre les trois premiers personnages, ce qui rend bien terne celui de Malfosse – tous les autres étant tout à fait secondaires et peu présents. En effet, outre Boutros, qui représente l’idéal de Drieu homme d’action et plein de force, Margot incarne le côté féminin de Drieu, c’est-à-dire le pôle faible de sa personnalité, en quête d’une autorité à qui se dévouer et à respecter3 (c’est la recherche d’un père de substitution). Quant à Rico, auquel Drieu prête une part de ce qu’il est réellement dans la vie, il est l’image de ce que Drieu serait devenu s’il avait mené une vie “ normale ” en cas de succès aux Sciences politiques. Diplomate et ancien combattant, Rico est, comme l’auteur, un homme à femmes, un jouisseur, mais un être faible. À l’instar du Drieu adolescent, il n’a pas pu se discipliner pour se fortifier, et, par un brin de masochisme, il veut s’en punir par la souffrance d’une position stérile de séducteur. Rico n’est pas sans une certaine parenté avec le Gille de L’homme couvert de femmes. On retrouve d’autre part une idée déjà exposée dans ce roman : pour Boutros, comme pour Gille (comme plus tard pour Alain, dans Le feu follet), la femme c’est l’argent4. Drieu n’hésite pas à portraiturer la femme, c’est-à-dire les femmes, de la même façon que dans Blèche, sans crainte d’user de poncifs : « Elles sont tout instinct » affirme ainsi Boutros ; « elles cherchent la force » et « n’aiment pas la pauvreté »5, continue-t-il. Les femmes ne comprennent rien à la politique et ne s’intéressent de surcroît qu’à l’homme. Drieu a une formule pour cela : « Les hommes aiment les dieux ; les femmes aiment les hommes »6. Même si la femme, « si nous savions l’interroger, nous mettrait encore en communication avec les replis divins de l’univers »7, elle est pour l’homme – pour Boutros autant que pour Rico – source d’ennui. Sans doute, l’ennui qu’éprouve parfois Drieu dans sa vie et qui transpire dans ses fictions tient au fait que la réalité, une fois encore, n’est pas à la hauteur de l’absolu. En 1930, Drieu vit toujours avec Olesia, mais d’une façon distendue, souvent seul à l’hôtel. Il revoit Victoria Ocampo et passe quelque temps avec elle à Berlin, au printemps. Cette année est une période de travail littéraire pour Drieu, car dans le premier semestre de 1931 trois nouveaux livres sont publiés. Le numéro de novembre 1930 de la NRF contient un article de Drieu sur Contrepoint d’Aldous Huxley. Huxley et Drieu sont amis depuis la fin de la guerre et se voient régulièrement. Drieu note dans son article la parenté qui les unit : intellectuels tous deux, ils dénoncent l’intellectualisme excessif d’une époque de décadence et insistent sur « la nécessité de refaire l’homme en revenant aux sources » ; écrivains tous deux, ils sont aussi des hommes divisés qui utilisent la même méthode romanesque, consistant pour l’auteur à « présenter chaque opinion qui le tente et le repousse dans sa vivante autonomie »8, à travers différents personnages. Le 8 du même mois paraît un article dans Les Nouvelles Littéraires où Drieu dénonce l’arbitraire policier et évoque sans complaisance les zélateurs du fascisme et de la dictature : « Faiblesse des hitlériens, des fascistes, faiblesse qui s’exaspère et qui griffe. La pensée est faible, le poing se contracte. » En décembre, la NRF publie un nouvel article sur un autre ami de Drieu depuis 1928, André Malraux. Pour Drieu il est « l’homme nouveau » (titre de l’article) parce que ses livres racontent ce qu’il y a d’éternel en l’homme à travers sa manifestation contemporaine, et surtout parce qu’en lui se conjuguent, dans un équilibre rarissime réservé aux plus grands, l’homme de pensée et l’homme d’action. Malraux réalise ce que Drieu n’a pas su faire, lui qui rappelait sa position de littérateur exclusif dans la revue Monde du 15 mars 1930 : « L’écrivain, comme tel, ne peut pas entrer dans l’action immédiate, car c’est comme écrivain que son influence profonde s’exercera. » Le 21 février 1931 d’ailleurs, dans La Revue Hebdomadaire, il confirme que l’écrivain doit se tenir hors de l’action et notamment de l’action politique9. Mais Drieu accepte difficilement cette partition entre l’homme d’action et l’homme de pensée. Aussi, pour résoudre la contradiction apparente entre son besoin d’unité (le « véritable clerc, c’est-à-dire homme de pensée et homme d’action »10) et sa volonté de non-participation à l’action politique, revient-il en 1932 à l’idée des « lettres aux surréalistes » : penser, c’est agir. L’écriture engage l’écrivain autant sinon plus que l’homme d’action, car ce sont les écrits du premier qui font agir le second. Celui qui écrivait en 1920 : « j’aime mieux mon sang que mon encre » 11, et qui voulait « Le Sang et l’Encre » (sous-titre du jeune Européen) en 1927, écrit à présent : « Il y a du sang sur les mains de tout grand écrivain. L’encre avec laquelle il écrit est mêlée de son propre sang, et ensuite cette encre en coulant par le monde se mêle au sang qu’elle fait répandre »12. Il est important de noter que cette thématique du sang, rattachée bien sûr

1 Ibid., p. 245 pour les deux premières citations et p. 246 pour la dernière. 2 Il retrouve également son goût pour le romantisme, en évoquant la beauté suprême de « l’élan de la jeunesse coupé net » (ibid., p. 144), et avec le retour du thème des « Barbares » (ibid., p. 161). 3 Avec Boutros, Margot s’en remet « à la grande puissance d’un héros » (ibid., p. 179). 4 « Les femmes n’est-ce pas l’argent, inévitablement ? » (L’homme couvert de femmes, p. 171). « La femme, pour moi, c’est l’argent » (Une femme à sa fenêtre, p. 186). « La femme, pour moi, ç’a toujours été l’argent » (Le feu follet, p. 89). 5 Une femme à sa fenêtre, p. 171 pour la première citation, p. 170 pour la seconde et p. 127 pour la dernière. 6 Ibid., p. 126. Ce qui fait songer à la formule de Nietzsche : « L’heur masculin a nom “ je veux ” ; l’heur féminin a nom “ il veut ” » (Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 88). 7 Une femme à sa fenêtre, p. 210. 8 Sur les écrivains, p. 105 pour la première citation et p. 102 pour la seconde. 9 « Il y a une autre trahison que celle que Benda a dénoncée, celle des clercs qui non seulement se sont abandonnés dans leurs écrits à un éloge inconsidéré de l’action mais qui ont voulu la pratiquer eux-mêmes. » Ce qui ressemble fort à une autocritique. 10 Les Nouvelles Littéraires, 19 septembre 1931. 11 Fond de cantine, p. 41. 12 Les Nouvelles Littéraires, 20 février 1932.

50 à l’expérience de la guerre, réapparaît alors, première occurrence depuis Le jeune Européen. Le contexte international fournit un début d’explication à ce retour. En effet, au début de 1932, le projet d’États-Unis d’Europe lancé par Aristide Briand le 5 septembre 1929 s’est complètement enlisé. La SDN semble ne pas pouvoir remplir sa garantie d’arbitrage en cas de conflit, et la France décide d’assurer la défense de son territoire par la mise en place de la ligne Maginot à partir de 19301. Cette doctrine de défense traduit la crainte d’un conflit par la volonté d’y parer, face au réarmement secret, mais connu, de l’Allemagne. Dans ces conditions, il paraît probable que Drieu mette en sourdine son projet européen et que la question nationaliste se ranime, amenant avec elle le vocabulaire guerrier. En témoigne une lettre de Drieu à Benda, parue dans Les Nouvelles Littéraires du 7 novembre 1931, dans laquelle il écrit : « notre œuvre à tous est imprégnée d’un nationalisme extrêmement délicat, nuancé, dérobé, conscient, mais s’ouvrant à toutes les facilités de l’inconscient »2, alors qu’il condamne fermement le nationalisme depuis Genève ou Moscou, en passant par L’Europe contre les patries. Drieu fait même partie des signataires du « Manifeste contre les excès du nationalisme, pour l’Europe et pour l’entente franco-allemande » publié par Notre temps, le 18 janvier 1931. L’Europe contre les patries est publié en juin 1931. Cet essai est dédié à Gaston Bergery, autre “ Jeune Turc ” et ami de Drieu3. Dans une lettre à du 22 octobre, Drieu – qui se plaint du silence qui a accueilli Genève ou Moscou, Le feu follet et L’Europe contre les patries dans la NRF – qualifie son essai de « catéchisme tiré de Genève ou Moscou »4. Il y reprend en effet la condamnation des patries et du nationalisme. Il adresse un « discours aux Allemands » où il dénonce le mythe historique de la germanité (et la conception ethnico-raciale allemande)5 et leur reproche de vouloir l’hégémonie en Europe, alors que pour lui elle est impossible à obtenir ou à conserver. En ce qui concerne la France, Drieu note qu’elle se meurt. Pour qu’elle revive il souhaite qu’elle achève de mourir sous sa forme actuelle, ce qui reste vague et libre d’interprétation. La France fait partie, avec l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie, des vieilles patries internationalistes, de la « Vieille Europe » à laquelle Drieu oppose la « Jeune Europe » des nouvelles patries nationalistes de l’est, nées après la Grande guerre (états baltes par exemple). Pour lui, l’Europe totale, démocratique et fédérale, doit réunir ces deux Europe renonçant à leurs dangereux défauts respectifs : hégémonisme et nationalisme. Drieu, alors optimiste, incite la Vieille Europe à ne pas « céder à un sentiment qui est fort en elle, sentiment de décadence, de désespoir, de négation, désir de retour au tourbillon et au chaos »6, comme s’il faisait sa propre critique.

L’Europe contre les patries s’achève par un dialogue entre deux Européens, Moi et l’Autre, qui reprend le principe de la double personnification d’une contradiction, déjà initié dans Le jeune Européen et repris dans un article des Nouvelles Littéraires du 5 décembre 19317. Peut-être Drieu s’est-il inspiré de Nietzsche – qu’il cite d’ailleurs dans son essai –, qui avait placé en épilogue d’Humain, trop humain un dialogue entre le « Voyageur » et son « Ombre ». Ici, Moi est un pacifiste convaincu : « Je ne répondrai à aucune mobilisation, ni à celle des patries ni à celle des partis. Je me ferai fusiller par n’importe quel gendarme », tandis que l’Autre lui rétorque qu’il aimait la guerre et qu’il répondra encore à l’appel aux armes, qu’il se battra avec lui ou contre lui, « pour Staline ou pour Mussolini, ou pour un troisième »8. Revoici l’opposition entre le clerc dans sa tour d’ivoire et l’homme qui se bat, entre la pensée et l’action, sur fond de guerre à nouveau possible. Juste avant la parution de L’Europe contre les patries, il y avait eu celle du roman Le feu follet, en avril. Entre temps, le 19 mai, la Comédie des Champs-Élysées avait joué la première pièce de théâtre de Drieu, sur les rapports entre l’amour et l’argent : L’Eau fraîche. Oublié le regard décapant de 1927 sur les théâtres, « ces foyers pestilentiels »9. La pièce resta à l’affiche jusqu’aux vacances, ne remportant qu’un succès d’estime. Pour la compréhension de cette pièce (ainsi que des suivantes) et l’explication des personnages, nous renvoyons à la puissante étude de Jean Lansard : Drieu la Rochelle ou la passion tragique de l’unité, essai sur son théâtre joué et inédit. Contrairement à la légende forgée par Jean-Paul Sartre après la seconde guerre, Drieu ne se droguait pas, comme Alain, le héros du feu follet. Si Drieu prête une part de sa psychologie – la plus noire, celle qui a déjà connu le désespoir et l’envie de se supprimer – à Alain, et si des points communs existent entre l’auteur et le personnage (ils sont tous deux paresseux, aimé des femmes mais malheureux, rêveurs et idéalistes insatisfaits de la vie réelle), Alain n’est pas le double de Drieu. Le premier se libère de ses angoisses et de son mal de vivre par la drogue, le second par l’écriture. Alain est

1 Cf. Dominique Borne, Henri Dubief, La crise des années 30, 1928-1938, Seuil, 1989, pp. 46-49. 2 Il continue ainsi : « On ne peut même pas dire, si l’on veut être exact, que ce soit du nationalisme, c’est plutôt une préférence, qui aime mieux se faire sentir que s’affirmer, pour un état de civilisation dont on sait qu’il est partout mourant, mais qui montre en France la vie la plus dure. » 3 Le 28 janvier 1928, dans L’Europe Nouvelle, Drieu traçait un portrait flatteur de ce séduisant et brillant député radical de Mantes, de ce « chef » possible. Il le peignait ainsi : « Un homme qui connaît les machines et le sport, d’abord : indispensable aujourd’hui à un chef pour se mettre à l’allure d’un peuple qui, tout entier – bourgeois, ouvriers, paysans – est devenu mécanicien et sportif. » 4 Lettre publiée dans Le Magazine littéraire de décembre 1978. 5 Il ne s’adresse pas aux nazis, mais à des bourgeois et à des chefs ouvriers plus intelligents que les autres. « À peu près à la même date, il dit à son frère Jean qu’il ne pense pas que les Allemands soient assez bêtes pour confier leur destin aux nazis » (Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 235). Ici, il conteste : « vous n’êtes pas des Germains, assez de ces blagues. Pas plus que nous ne sommes Gaulois ou Latins, ou que les Italiens ne sont Romains » (L’Europe contre les patries, p. 11). « Celtes, Germains, ce sont des mots pour désigner des groupes presque semblables où depuis déjà des millénaires, les races primitives sont mélangées. Les races, ça n’existe pas déjà en ce temps-là, à plus forte raison aujourd’hui » (ibid., p. 61). 6 Ibid., pp. 105-106. 7 On y lit un dialogue, entre « l’écrivain » et « l’ami », où Drieu reconnaît implicitement qu’il a manqué à la gageure d’État civil, c’est-à-dire qu’il n’a pas réussi à bannir le romantisme de sa nature : « Depuis un siècle, à Paris, les romanciers sont des romantiques c’est-à-dire des mécontents, des cœurs nourris de la noire mélancolie des grandes villes. » 8 L’Europe contre les patries, p. 149 pour les deux citations. 9 Le jeune Européen, p. 118.

51 directement inspiré de Jacques Rigaut. L’Adieu à Gonzague n’a pas suffi à exorciser le souvenir de son suicide, du “ crime ” de Drieu, ce qui explique qu’il compose Le feu follet1, dans lequel précisément le héros se suicide. En outre, Drieu se projette dans un autre personnage, Dubourg, qui ressemble physiquement à l’auteur2 et qui a connu après la guerre la même vie oisive et dorée que lui. Par ailleurs, l’un comme l’autre partagent la même aspiration à l’unité3. La différence essentielle est que Drieu en fait un père de famille et un philosophe des religions, sans doute tel qu’il se verrait bien. Dubourg ne s’intéresse à la passion des hommes qu’indirectement, à travers « les êtres qui sortent de leurs passions et qui sont aussi forts qu’elles, les idées, les dieux ». C’est en substance ce que Drieu expliquait au temps de Genève ou Moscou4. D’une façon ou d’une autre, Drieu est toujours présent dans ses fictions. Le feu follet montre qu’il accorde une valeur positive au suicide : « c’est un acte, l’acte de ceux qui n’ont pu en accomplir d’autres »5. Cette méditation sur le suicide ne laisse pas de place pour d’autres réflexions. À peine Drieu voit-il dans « les tyrannies montantes du communisme et du fascisme » la fin de la volonté individuelle, « mythe d’un autre âge »6, devant la puissance des masses. Après avoir plus ou moins vécu à l’hôtel, Drieu s’installe en février 1932 dans un appartement de l’île Saint- Louis. Il l’abandonne en mai, au moment de son départ pour l’Argentine, à Jacques Lacan, avec lequel Olesia se console de la demande de divorce de Drieu. Celui-ci a noué depuis l’été précèdent une relation épisodique avec une amie de sa femme, Nicole Bordeaux, qui subit un avortement juste avant le départ de Drieu pour l’Amérique australe. Au cours de la période qui s’ouvre par ce voyage, Drieu va passer de la position de clerc, indépendant de l’action et antifasciste, à celle de l’intellectuel engagé dans la promotion du fascisme.

1 Dans une lettre à Marcel Arland du 9 janvier 1932, Drieu précise qu’il a rédigé Le feu follet « tout d’une traite, pour [se] débarrasser d’un poids, en passant par le chemin où l’homme était passé avec son poids, qui était aussi le [sien] » (Sur les écrivains, p. 157). 2 Dubourg était « fort long et fort maigre, son crâne chauve surplombait un visage d’enfant, brouillé par la quarantaine proche » (Le feu follet, p. 75). Drieu a alors 38 ans (voir sa photo en annexe). 3 « Dubourg était pour cet effort difficile et modeste qui est l’humain, et qui cherche non pas la balance entre ces entités, le corporel et le spirituel, le rêve et l’action, mais le point de fusion où s’anéantissent ces vaines dissociations qui deviennent si aisément perverses » (Ibid., p. 92). 4 Le feu follet, p. 83 pour la citation. Il parlait de la passion des hommes qui « vivent pour produire : autrefois des actes guerriers ou des prières, hier des œuvres d’art, aujourd’hui ils rêvent d’une espèce de chef-d’œuvre mécanique qui est aussi en son genre une œuvre d’art, une prière et un acte héroïque » (Genève ou Moscou, p. 175). 5 Le feu follet, p. 159. 6 Ibid., p. 48 pour les deux citations.

52 Chapitre 9. De l’antifascisme au fascisme.

C’est Victoria Ocampo qui a invité Drieu à venir donner des conférences en Argentine. Il y reste cinq mois, entre mai et octobre 1932, et donne un nombre inconnu de conférences (entre cinq et huit). Leur contenu est également inconnu. Tout au plus savons-nous le titre prévu par Drieu pour les quatre conférences initialement prévues : « L’Europe va-t-elle mourir ? »1 Ses conférences semblent avoir eu beaucoup de succès, comme Drieu l’écrit à Colette Clément et à Olesia. Dans une lettre du 2 août, il affirme que la jeunesse est partagée entre le fascisme et le communisme, et que lui défend « la démocratie et le socialisme – et une philosophie critique entre le marxisme et le thomisme »2. Sa position philosophique est bien étrange, entre matérialisme et spiritualisme chrétien : est-ce encore une fois le besoin de marier les contraires, d’en réaliser une synthèse quand aucun des deux n’est satisfaisant ? Drieu le suggère lui-même dans un article du 28 janvier 1933 aux Nouvelles Littéraires, où il écrit que la littérature « ne cesse jamais d’embrasser les contradictions et réalise continuellement dans les parties suprêmes de chaque œuvre la synthèse de ces contradictions. » Avant de regagner l’Europe – et de retrouver Nicole Bordeaux – Drieu a noué des liens amoureux avec Angelica, la sœur de Victoria, et des liens amicaux avec Jorge Luis Borges. À son retour, Drieu part en Allemagne pour y donner également des conférences, dont nous ne savons rien. Au mois d’avril 1933, Gallimard publie Drôle de voyage, roman que Drieu avait entrepris avant son départ pour l’Argentine et qu’il n’a achevé qu’après son retour. Drôle de voyage forme une sorte de suite à L’homme couvert de femmes, avec un héros au nom identique : Gille3. On retrouve dans la fiction la projection du désir avorté de Drieu pour la diplomatie ou le rôle de conseiller politique officieux, car il fait de Gille un secrétaire au Quai d’Orsay ; le successeur de Gille en 1939, Gilles Gambier (héros de Gilles), occupera la même fonction. Gille a trente-cinq ans, ce qui place l’époque du roman vers 1927-1928, si l’on considère que le héros a le même âge que l’auteur. Drieu mentionne, à mots à peine couverts, un épisode crucial de sa vie – ses ruptures avec Constance Wash et Aragon en 1925 : l’amour et l’amitié se sont également brisés pour Gille en 1925. Entre 1926 et 1929, Drieu a vécu une période d’intense amitié avec Emmanuel Berl, qui prête ses traits au personnage de Gabriel Cahen. L’intrigue repose sur les souvenirs de vacances de Drieu chez Berl en été 1926. La jeune fille qu’il rencontra alors s’appelle ici Béatrix. Le musicien Georges Auric, présent pendant ces mêmes vacances, inspire le personnage d’Yves Cahen. Enfin, la liaison de Drieu avec la comtesse française de l’automne 1926 est romancée dans la troisième partie du livre : « la Renaude ». Mais si l’action se situe entre 1926 et 1928, les thèmes abordés révèlent l’esprit de Drieu au tournant des années 1932-1933. Avant de les présenter, on peut noter que Gille possède tous les ingrédients habituels de la personnalité de Drieu. Par ailleurs, les héros porte-parole de l’auteur qui apparaissent dans le Journal d’un homme trompé (recueil de nouvelles essentiellement axées sur les rapports hommes- femmes et composées entre 1928 et 1933, publié en 1934) présentent ces mêmes ingrédients. Ces ingrédients sont d’abord la faiblesse et la paresse. Pour Drieu, cette dernière explique en partie ses échecs amoureux : « L’amour est un travail comme toute chose, je n’aime pas le travail »4, écrit-il. Il avance aussi une autre explication : la peur de la solitude lui donne envie de se marier ; mais l’ennui que provoque une femme – qui n’est jamais la femme idéale5 –, et peut-être à cause du complexe d’infériorité qu’il avoue, le pousse à fuir et le rejette vers sa solitude, pauvre « Robinson au milieu de ses femmes »6. Si ce rêveur à jamais perdu dans ses rêves est malheureux en amour, c’est à cause de l’idéalisme qui le guide, comme Villiers de l’Isle-Adam (qu’il cite à maintes reprises dans ses critiques littéraires), vers une Ève future, parfaite. Idéaliste qui reconnaît lui-même depuis sa jeunesse « des exigences absurdes d’absolu »7, il répond parfois à son insatisfaction par du nihilisme. Ainsi, après s’être déprécié, Gille conclue par la formule usuelle du nihiliste : « à quoi bon vivre »8. Après l’idéalisme habituel, on retrouve la position imprécise de Drieu en matière de religion : « un seul dieu, la Vie »9, ainsi que son permanent besoin d’unité, en homme qui souffre de ses contradictions : « l’unité c’est le principe de ma santé et de ma joie »10. Dans la préface à L’homme qui était mort déjà évoquée, Drieu apporte des précisions sur le modèle unitaire auquel il aspire. Il oppose le « traditionnel dualisme européen » entre l’esprit et la matière, qu’il soit classique, donc : catholique (l’esprit engendrant la matière), ou inversé, donc : marxiste (la matière engendrant l’esprit), à

1 Lettre à Victoria, citée dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 242. 2 Lettre à Olesia, citée ibid., p. 224. Un peu plus tôt, le 10 juin, il écrit à Colette, sa première femme : « Ici le mouvement fasciste gagne. Peut-être verrai-je une révolution ? » (Correspondance, p. 561). 3 Dans la préface à L’homme qui était mort de D. H. Lawrence (auteur du célèbre roman L’amant de Lady Chatterlay), que Drieu a déjà écrite à cette date, il explique qu’un héros est un peu le frère de son auteur, comme « un parent qui témoignerait si sûrement pour lui de l’essentiel » (Sur les écrivains, p. 109). 4 Journal d’un homme trompé, p. 38. « l’amour n’est rien sans le travail » (Drôle de voyage, p. 144). 5 « Je ne puis me contenter d’une femme, mais il me faut sans cesse retravailler à cette statue toujours inachevée, la Femme, que je compose des traits arrachés à droite et à gauche, à cette femme-ci et à cette femme-là » (ibid., p. 191). C’est le retour du mythe de « Pygmalion » (ibid., p. 154) : « L’amour n’est que l’art de l’homme qui façonne la femme » (ibid., pp. 46-47). 6 Ibid., p. 189. 7 Ibid., p. 217. 8 Ibid., p. 128. 9 Ibid., p. 79. Dans La comédie de Charleroi, recueil de nouvelles paru en 1934 mais achevé dès août 1933, une contradiction sur ce point apparaît. Drieu écrit premièrement que « Dieu, les dieux et les hommes n’ont d’yeux que pour le vainqueur » (La comédie de Charleroi, p. 97), et ensuite : « l’Homme qui est au milieu du monde – sans qu’il y ait de dieux pour le regarder » (ibid., p. 151). Ceci illustre une utilisation des mots et des concepts plus esthétique que sémantique. 10 Drôle de voyage, p. 313.

53 la conception mythique de l’homme complet, c’est-à-dire à la fois « homme naturel » et « homme social »1, homme qui réussit la symbiose entre le corps et l’esprit. Drieu applaudit à la critique par Lawrence de l’homme moderne qui s’étiole dans les villes, qui a « perdu le sens de la nature, et donc par contrecoup le sens de la société »2. Il est évidemment ici question de la décadence qui atteint l’homme : « Il ne sait plus vivre »3. Mais dans Drôle de voyage, le constat est plus accentué : « on ne peut rien démolir, tout est pourri. Mais tout reste debout »4. Accessoirement, Drieu (plutôt désargenté, Colette et Victoria lui donnent de l’argent) s’exclue alors, via Gille, de la bourgeoisie, décadente comme le reste. Tout au long de l’année 1933, Drieu revient sur cette décadence de la civilisation, en listant les domaines les plus touchés : « L’art, le sexe, donnent des signes de décadence », auxquels il adjoint la religion (« Notre christianisme est devenu une religion de décadence »)5. Drieu soutient face à la décadence une autre option que la violence qu’il proposa parfois (dans La suite dans les idées par exemple). Renouant avec l’esprit d’État civil et par-dessus une longue parenthèse entre 1922 et 1932 où il appelait à une « Renaissance » (Mesure de la France) essentiellement spirituelle ou à une reprise de l’homme sur la machine, il prône à présent, à l’exemple de Lawrence, le « resserrement entre le spirituel et le corporel, le réemboîtement de l’un dans l’autre », qu’il double d’un retour à une forme de religiosité appuyée sur « le sens du solennel du moment, la sanctification du réel, la pénétration du social par le naturel »6. Un an plus tard, en visite en Allemagne, les parades nazies, avec leur décorum et leurs chants, avec leur mise en scène somptuaire, combleront les aspirations de Drieu. Mais pour le moment, il imagine que ce sont les régimes fasciste en Italie et communiste en Russie qui, débarrassés de leur tare respective – productivisme en Russie et militarisme en Italie –, pourraient représenter les formes les plus prometteuses d’un avènement de l’homme complet, « par la ressaisie de l’homme comme animal et comme primitif »7. Drôle de voyage est symptomatique de ce changement. Bien que Gille se considère encore comme un démocrate, qu’il rejette les formes mourantes des patries (France, Angleterre, Allemagne et Italie) et l’obstacle à l’union de l’Europe que constituent les douanes, il considère qu’une Europe nouvelle n’existera qu’imposée par d’autres, communistes ou fascistes8. Si Gille n’est pas bourgeois, son “ socialisme ” ne le pousse qu’à dénoncer la « servitude » du peuple confiné dans les villes et surtout « l’indignité des gros »9 – en fait leur incapacité à être de vrais chefs. En tout cas, il ne pense pas pouvoir devenir un communiste, un « bolchevik » comme en Russie, et, conservant son sens critique, il prophétise involontairement : « Tout au plus sommes-nous capables d’être fascistes, c’est-à-dire de mettre un peu de démagogie dans notre conservatisme »10. Dans une nouvelle achevée avant juin 1933, Drieu écrit : « Je salue le travail manuel obligatoire, mais point trop n’en faut. Mon socialisme est un tantinet aristocratique »11. Hormis son élitisme, cet extrait illustre, par le pronom personnel employé, l’utilisation personnelle et non-conceptuelle des mots par l’auteur. À suivre l’évolution de sa pensée, à travers ses articles et ses œuvres, jusqu’à l’aube de son engagement fasciste, on mesure un glissement sémantique. Pour abriter son besoin d’unité et de vie féconde, Drieu sélectionne suivant la période un mot12 porteur d’espoir – il ne défend jamais une réalité mais, idéaliste insatisfait, un avenir – : il est ainsi passé de la promotion du capitalisme à celle du socialisme, et bientôt à celle du fascisme. Drôle de voyage contient, sur un autre point important, une prophétie inquiétante qui révèle un changement en cours : « Je deviendrai antisémite »13, pense Gille. Pourtant, comme l’auteur, celui-ci fréquente des Juifs et reconnaît même qu’il a du goût pour eux. Il s’interroge, sans trancher, sur l’existence des races, ces « mythes »14. De la même façon, on peut rapporter l’extrait souvent cité de La comédie de Charleroi : « Qu’est-ce qu’un Juif ? Nul ne le sait. Enfin on en parle »15. Les Juifs, « avec leurs idéologies, ces discours qui épuisent la vie », enseignent cependant « que les hommes sont ensemble sur la même planète et doivent tirer parti les uns des autres. Il faut s’arranger avec ses voisins, et il n’est rien d’autre »16. Cette contradiction trahit le conflit naissant en Drieu : les Juifs, qui sont ses amis, incarnent

1 Sur les écrivains, p. 117 pour la première citation et p. 113 pour les deux suivantes. 2 Ibid., p. 117. Dans le Journal d’un homme trompé (p. 111) Drieu parle de « l’ignominie cérébrale des villes », et dans Drôle de voyage (p. 153) il annonce qu’il « déteste la basse servitude où les grandes villes mettent le peuple ». Dans un article donné à La Nación en 1933, il évoque « l’atomisme spirituel qui règne dans les grandes villes » (Sur les écrivains, p. 253). 3 Sur les écrivains, p. 117. 4 Drôle de voyage, p. 69. 5 Ibid., p. 157 pour la première citation et La Revue du siècle, juillet-août 1933 pour la seconde. 6Sur les écrivains, p. 117 pour les deux citations. 7 Sur les écrivains, p. 116. Drieu continue ainsi : « Ce qui est admirable à Rome ou à Moscou, c’est la grande danse rythmée de tout le peuple qui s’y reconstitue à tâtons ». 8 « L’Europe sera unifiée par la force et le travail et toute la vie des gens sévèrement reprise en main » (Drôle de voyage, p. 157). 9 Ibid., p. 153 pour les deux citations. 10 Ibid., p. 309 pour les deux citations. 11 La comédie de Charleroi, p. 240-241. 12 Comme Boutros (héros d’Une femme à sa fenêtre), « Le déserteur » (héros d’une nouvelle du même nom, parue en mai 1933) se « moque des mots » : « Les esprits d’aujourd’hui n’ont de cesse qu’ils ne vous aient pris dans le piège d’un mot. Mai moi je suis un homme et je sais seulement ce que je veux. Si c’est contradictoire, peu importe : la contradiction se résout dans l’unité du fait » (ibid., p. 223). 13 Drôle de voyage, p. 27. 14 Ibid., p. 282. Drieu nous apprend aussi : « il n’y a qu’une race de femmes aux quatre coins du monde » (ibid., p. 217). Mais, dans « Le déserteur », on lit : « Certes, il y a une différence des races – hommes du Nord, hommes du Sud, de l’Orient, de l’Occident – il y a surtout une différence des climats » (La comédie de Charleroi, p. 218). 15 La comédie de Charleroi, p. 76. Drieu pose cette question au sujet d’un Juif nommé Joseph Jacob (qui n’est autre qu’André Jeramec), et continue ainsi : « C’était effrayant ce que Jacob était français, il voulait se faire tuer pour la France. Ils s’en sont donné du mal pour les Patries dans cette guerre-là, les Juifs » (ibid., pp. 76-77). 16 Drôle de voyage, p. 27 pour la première citation et p. 28 pour la seconde. Plus loin, Gille voudrait dire à Gabriel, son ami juif : « Pourquoi es-tu encore Juif, si peu que ce soit, tout en prétendant ne l’être plus ? Est-ce que je prétends que je suis Gaulois ou Franc ? C’est bien assez que nous soyons toi comme moi Français d’une façon si fatalement impeccable » (ibid., p. 171).

54 l’intellectualisme raffiné et la tradition humaniste auxquels il va bientôt opposer le besoin de renouveau par la force juvénile et l’accomplissement de l’homme complet. À s’interroger sur le retour de la préoccupation raciale et sur l’antisémitisme annoncé, une réponse essentielle se lit immédiatement. Du fait de sa grande sensibilité et du déséquilibre affectif de sa vie, Drieu est plus que d’autres un indicateur des variations du climat de la société. Ainsi, alors même que les flux migratoires massifs des années vingt sont éteints, la xénophobie gagne la France du début des années trente, en coïncidence avec les répercussions de la crise économique mondiale1. Cette xénophobie, accompagnée d’un antisémitisme de plus en plus virulent, aura tendance à se radicaliser tout au long de la décennie 1930-1940. Elle agira dans le même sens sur Drieu. En avril 1933, quand sort Drôle de voyage, Drieu n’est encore ni fasciste ni antisémite. Le 15 du même mois, dans un entretien accordé à Toute l’édition, il maintient son rôle d’écrivain liant la littérature et la politique, sans participer directement à l’action politique2. Toutefois, le 28 janvier, dans Les Nouvelles Littéraires, il notait : « un véritable intellectuel est toujours un partisan », et dans une nouvelle parue à l’automne 1933, il prétend : « Il est une espèce d’intellectuel homme d’action, qui court le monde. Je me sens comme un Gobineau ou un Juif (!). Le soldat et le prêtre court le monde »3. Drieu ne défend plus la position du clerc, mais, dans les deux revues, il en loue encore les valeurs : usage de la raison et de l’esprit critique, recours à la philosophie contre un fatalisme et un historicisme pernicieux. Le 22 novembre 1933, dans Marianne, l’hebdomadaire de son ami Berl, il confirme son point de vue en indiquant lucidement qu’il oppose la raison à l’irrationalisme des nazis. En effet, depuis l’accession d’Hitler au poste de chancelier le 30 janvier 1933, le cours de l’histoire s’accélère. En réaction à cette prise de pouvoir par les nazis, Drieu répond par deux initiatives. Dans un premier temps, il participe au cours de l’hiver au meeting organisé par le comité Amsterdam-Pleyel – constitué d’écrivains communistes, Romain Rolland et Henri Barbusse en tête –, pour la défense de la paix et la lutte antifasciste. Dans un second temps, il adhère au Front commun contre le fascisme créé par Bergery, avec qui s’unirent, entre autres et pour quelque temps seulement, Georges Monnet (député SFIO), (dirigeant communiste), Benoît Frachon (représentant de la CGTU), et Bernard Lecache (président de la Ligue internationale contre l’antisémitisme). Le 3 juin 1934, dans La Lutte des Jeunes de Bertrand de Jouvenel, Drieu indiqua qu’il avait adhéré au Front commun car il pensait que ce mouvement pouvait rassembler les forces socialistes réformistes dans la direction qu’il souhaitait, celle de la restauration de l’homme complet. L’hebdomadaire du 19 mai 1933 publie la nouvelle « Le déserteur », reprise en 1934 dans La comédie de Charleroi. Drieu y met en scène le personnage qu’il aurait pu devenir s’il avait suivi son désir de désertion au cours de la guerre. S’ensuit un curieux dialogue entre ce personnage et le narrateur, chacun incarnant une des tendances opposées entre lesquelles balance l’auteur. Le narrateur croit à l’universalité inévitable du “ socialisme ”, tandis que le déserteur le rejette et en profite pour condamner Hitler : « Il n’y a rien de plus bas, comme produit de la démocratie, qu’un dictateur »4. Il rejette également socialisme et nationalisme, « les deux choses les plus laides au monde », et toutes les « mystiques à bon marché »5, qu’elles viennent d’Allemagne ou d’Italie. Dans la version de 1934 figure d’ailleurs une variante révélatrice de l’évolution vers le fascisme. Dans la phrase suivante : « En quoi cet idéal de moniteur de gymnastique qu’est l’Italie de Mussolini ressemble-t-il à ce qu’un homme peut souhaiter dans la vie ? »6, Drieu a remplacé le membre souligné par cette formulation atténuée : « une patrie du dernier modèle ». De son côté, le narrateur parle de la « fureur nationaliste d’aujourd’hui, ce délire grotesque »7 mais accepte la fatalité de la division de l’Europe en patries, et par conséquent la guerre qui les met aux prises avec leurs rivales. En 1929, Drieu souhaitait, on l’a vu, corriger Interrogation par un écrit moins suspect. Finalement, en parallèle avec l’évolution internationale qui réactualise la guerre après l’échec de la SDN et l’inclination nationaliste des fascistes, Drieu retourne à ses premières amours. Ses écrits de l’année en témoignent, il croit inévitable la survenue d’une nouvelle guerre. Ici, dans « Le déserteur », le narrateur affirme que « La civilisation c’est la guerre », et dans une autre nouvelle Drieu fait dire à un personnage porte-parole : « Je ne suis pas un pacifiste »8. Cette abdication du pacifisme en lui rompt avec la période précédente sans pour autant le transformer en belliciste à tous crins. Nourri de son expérience de soldat des tranchées, Drieu revient à ses idées nées au lendemain de l’armistice, en séparant la guerre moderne devenue inhumaine de l’instinct de guerre9, besoin éternel de l’homme au même titre que l’amour. Et il propose de substituer le sport à la guerre10. « L’instinct de la guerre » est le titre d’un article donné aux Nouvelles Littéraires du 25 novembre 1933, dans lequel Drieu distingue le bon grain de l’ivraie dans la « moisson fasciste », le sport et la guerre : « Le fascisme, et cela restera un de ses titres de gloire, a intégré le sport dans la vie sociale, dans la vie de la cité. » Drieu

1 Cf. Dominique Borne, Henri Dubief, op. cit., p. 209-214. 2 Quand on lui demande si le culte de la violence tel qu’il se répand dans le monde, notamment dans l’Italie fasciste, lui paraît susceptible d’être introduit en France, Drieu répond : « Non, pas plus en France qu’en Angleterre, pour cette raison, que dans ces deux pays, les traditions parlementaires, si elles appellent des réformes, sont encore très vives et, partant, ne sauraient être supprimées par un décret de la force. » 3 La comédie de Charleroi, p. 164. 4 La comédie de Charleroi, p. 221. 5 Ibid., pour la première citation et p. 219 pour la seconde. 6 Ibid., p. 220. Ailleurs, il écrit : « Je te comprends, Trotsky (sic)– et toi, Mussolini – mais je ne vous approuve pas » (ibid., p. 85). 7 Ibid., p. 221. 8 La comédie de Charleroi, p. 222 pour la première citation et p. 195 pour la seconde. 9 « La guerre n’est plus la guerre. Vous le verrez un jour, fascistes de tous pays quand vous serez planqués contre terre, plats, avec la chiasse dans votre pantalon » (ibid., p. 81). 10 « Les boucheries chimiques que sont nos guerres n’ont aucun rapport avec le besoin de combat gracieux et chantant qui est éternellement dans l’homme et qui ne peut plus que se transposer dans une discipline du sport largement conçue », défend-il dans la préface à Lawrence (Sur les écrivains, p. 116).

55 espère encore que son pays s’inspirera de ce côté positif du fascisme, de ce retour du sport comme pierre angulaire d’une nouvelle civilisation1, en repoussant le nationalisme guerrier. La réactivation du thème de la guerre s’accompagne de celle du thème du chef. Dans l’article du 15 avril à Toute l’édition, Drieu entend bien « que certains désirent et qu’il faut, sans doute, souhaiter un réveil des valeurs de commandement et de discipline dans le plan politique ». « La comédie de Charleroi », nouvelle qui donne son titre au recueil, raconte son expérience de la charge, qui a révélé Drieu en tant que “ chef ”, en même temps qu’elle lui a communiqué une expérience prétendument extatique2. – Parallèlement, remarquons qu’en 1933, contrairement à ce qu’il écrivit alors à Jean Boyer, Drieu ne croit plus que la mort mène au néant. « Un chef, c’est un homme à son plein »3, affirme Drieu, c’est aussi celui qui rassemble les hommes et qui les unifie dans un but commun. L’unité est d’ailleurs présente, comme toujours, dans cette nouvelle. À Charleroi, Drieu a eu la révélation de la dualité de son caractère (lâche et brave par exemple) et, à l’inverse, de « l’unité de la vie »4. Ce qui fournit certainement l’origine de son besoin de réaliser l’unité en lui, pour être au diapason avec l’unité de la vie. La sincérité et la lucidité encore aiguë de Drieu, avant son basculement dans l’orbe intellectuelle fasciste, confèrent aux nouvelles de La comédie de Charleroi un puissant impact et en font un témoignage remarquable sur la Grande guerre. Cependant, au même titre que Drôle de voyage, La comédie de Charleroi porte les germes du développement à venir. Drieu écrit ainsi qu’il n’est ni de droite, ni de gauche, mais « contre les vieux »5. D’autre part, La comédie de Charleroi est un univers masculin, plutôt viril et bestial, où la femme est quasi absente, et où les rares femmes sont toutes des figures négatives. En 1933, Drieu n’a pas une haute opinion des femmes. Elles sont « presque toujours des actrices, des caricatures attendrissantes de leurs hommes » ; elles n’ont « aucun courage », « n’ont pas de personnalité » ; enfin elles « n’aiment rien. Elles n’aiment pas du tout l’amour. (...) ne sont rien, ne font rien »6. Sans doute est-ce le désordre affectif de ses jours qui le rend si cruel avec les femmes ? Au mois d’avril 1933, Drieu a revu Angelica à Paris, tout en poursuivant sa relation avec Nicole Bordeaux. Avec cette dernière il part aux Baléares en juillet. C’est là qu’il compose sa nouvelle pièce : Le chef. Il écrit à Victoria : « C’est contre le fascisme mais faisant la part très large à cette passion »7. Part vraiment large en effet, car la pièce a été jouée en novembre 1934, après la proclamation fasciste de Drieu. Nous la présenterons dans la partie suivante.

En 1933, Drieu n’est pas encore fasciste mais va le devenir pleinement au cours de la période suivante et le prétendre dès 1934. Son adhésion s’effectue progressivement, mais c’est bien à partir de 1932-1933 que Drieu entre en résonance avec certaines idées fascistes. Par rapport aux critères définis dans notre introduction, voyons les points de divergence et de convergence de Drieu avec le fascisme en 1933. Drieu ne partage avec les fascistes ni le nationalisme expansif, ni l’antiparlementarisme, ni l’antirationalisme. Il s’intéresse aux apports communs aux deux expériences fasciste et communiste, et penche pour la première : il n’est donc pas encore anticommuniste. En revanche, il paraît plutôt antilibéral. N’écrit-il pas, lui qui parlait de la mort de la propriété, que « le communisme est l’ennemi ouvert, le national-socialisme l’ennemi secret de la propriété »8 ? D’autre part, on peut noter que Drieu n’éprouve pas le besoin d’une plus grande justice sociale, du moins ne l’évoque-t-il pas. Il n’accorde pas le primat à l’action sur la pensée mais désire un rééquilibrage entre les deux. Celui-ci passe par le sport que Drieu substitue à la guerre, sans refuser toutefois l’instinct de guerre. Il accepte par défaut la violence. Drieu s’accorde complètement avec les fascistes sur l’effacement de l’individu devant la masse, unifiée par l’intermédiaire du pari unique. Il approuve également la hiérarchisation de la société, soumise au principe d’autorité, et s’il ne voue pas de culte au chef suprême, il ressent la nécessité d’avoir des chefs, donc un chef suprême. Si Drieu aspire à la création d’un homme nouveau – l’homme complet pour lui –, celle-ci ne s’appuie pas sur un racisme biologique. Cependant, nous avons constaté le réveil de la préoccupation raciale. Enfin, chez Drieu comme dans la doctrine fasciste, il y a valorisation de la jeunesse. Quelles raisons peuvent expliquer le rapprochement de Drieu avec le fascisme ? On peut avancer deux types de raisons : les raisons contextuelles, liées à l’époque, et les raisons intimes, liées à la personnalité de Drieu. La situation internationale au début des années trente réactualise dans les esprits le thème de la guerre. Cette raison contextuelle fait affleurer à la mémoire de Drieu les impressions et les idées de la période 1914-1922 : exaltation de la jeunesse, de la force, de l’héroïsme, des vertus guerrières, des valeurs de commandement. Elle réintroduit aussi la nécessité vécue alors de rénover la société et de restaurer l’homme, avec le prétexte de la décadence (masque de son insatisfaction d’idéaliste qui vire en nihilisme). Autre raison, à la fois contextuelle et intime : la montée des totalitarismes et la séduction qu’ils exercent sur un homme fondamentalement en quête d’unité. De l’homme total, recherché mais qu’il échoue à réaliser lui- même, à l’homme totalitaire imposé par la société, le pas est vite franchi pour supprimer les contradictions. Si Drieu se tourne vers le fascisme c’est aussi parce qu’il est déçu des expériences politiques successives qu’il a connues : le totalitarisme représente la seule nouveauté de ce tiers de siècle. Raison contextuelle supplémentaire, Drieu est soumis,

1 « Si le sport est pensé, s’il est conçu comme une discipline réfléchie, on l’introduira dans une synthèse plus large et plus complexe, où il sera le point de jonction entre les forces trop dissociées dans les derniers siècles, du spirituel et du corporel, de l’individuel et du social, de l’esthétique et du moral » (Les Nouvelles Littéraires, loc. cit.). 2 « Je m’étais levé, levé entre les morts, entre les larves. J’ai su ce que veulent dire grâce et miracle. (...) C’était donc moi, ce fort, ce libre, ce héros » (La comédie de Charleroi, p. 67). 3 Ibid., pp. 67-68. 4 La comédie de Charleroi, p. 69. Il continue ainsi : « Même geste pour manger et pour aimer, pour agir et pour penser, pour vivre et pour mourir. La vie, c’est un seul jet. C’est un seul jet. Je voulais vivre et mourir en même temps. » 5 Ibid., p. 104. 6 Ibid., p. 90 pour la première citation ; Journal d’un homme trompé, p. 89 pour la seconde et p. 90 pour la suivante ; Drôle de voyage, p. 76 pour la dernière. 7 Cité dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 250. 8 La Revue du siècle, juillet-août 1933.

56 comme ses concitoyens, à la propagande1 des régimes fascistes – qui, rappelons-le, sont en plein essor – ou communiste ; pour lui, comme le disait le slogan d’une nouvelle de 1929-1930 : « On vit ou l’on meurt mieux Ailleurs [c’est Drieu qui souligne] »2. La dernière raison, purement personnelle, qui rend compte du rapprochement avec le fascisme tient à l’âge même de Drieu. En effet, il a eu quarante ans en janvier 1933, ce qui signifie la fin de la jeunesse. Aussi, celui qui écrivait en 1931 : « que je ne sois jamais un vieillard », celui qui s’est promis « de rester fidèle à la jeunesse »3 comme il l’écrira en 1944, va s’identifier avec le renouveau fasciste attendu, seul moyen de rester jeune.

1 L’exemple le plus célèbre de réaction à la propagande et à la méconnaissance des réalités d’un autre pays est celui de Gide, qui rompt avec le Parti communiste après son voyage en Russie. 2 Nouvelle intitulée « Défense de sortir », reprise dans le Journal d’un homme trompé (p. 239 pour la citation). Le besoin “ d’ailleurs ” pour remplacer une réalité décevante est aussi ce qui a motivé « Le déserteur » dans La comédie de Charleroi. 3 L’Europe contre les patries, p. 27 pour la première citation ; Récit secret, p. 475 pour la seconde.

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Livre second

Triomphe de la mort

Mieux vaut la mort qu’une vie d’amertume, – et un repos éternel qu’une maladie persistante.

Livre de l’Ecclésiastique, XXX, 17

58

Quatrième partie :

l’affirmation politique (1934-1939).

59 Chapitre 10. L’adhésion au fascisme.

L’année 1934 marque une césure symbolique dans la vie de Drieu. C’est cette année-là qu’il revendique l’étiquette fasciste et qu’il se conforme irrégulièrement, parfois avec des retours en arrière mais inéluctablement, aux éléments de la doctrine fasciste. Dès le 13 décembre 1933, dans le magazine Vu, Drieu envisage la création d’un « tiers-parti » qui s’opposerait au communisme russe et au nazisme, en se situant à mi-chemin du fascisme italien et de la démocratie, mais d’une démocratie retapée « à la mode fasciste ». Toutefois, le discours reste encore vague. Lors d’une conversation avec Édouard Benès – alors ministre des affaires étrangères de Tchécoslovaquie –, publiée dans Vu du 3 janvier 1934, Drieu convient que les Français ne forment pas une race pure, ce qui l’éloigne provisoirement des théories raciales telles qu’elles trouvent leur expression politique en Allemagne. D’autre part, en ces premiers jours de 1934, Les Nouvelles Littéraires publient un article de Drieu qui résume sa position présente : il critique le machinisme et le nationalisme, et souhaite « combiner l’individualisme et le socialisme dans une synthèse mobile »1. Point important, il n’est pas antirationaliste et ne rejette pas les institutions de la République, car même « usées » elles sont le dernier rempart « contre un despotisme anonyme ». Au même moment, dans une réponse à l’enquête parue dans le premier numéro de L’Homme Nouveau, organe des néo-socialistes, Drieu affirme « Il n’y a point d’“ homme nouveau ”, il y a de par le monde un homme décadent qui se restaure comme il peut »2. Cette nuance pessimiste l’éloigne sans doute de la ligne du journal, car il n’y réapparaît qu’au début de l’année suivante, quand l’adhésion au fascisme est quasi complète. L’opinion de Drieu subit une première inflexion suite au séjour d’une semaine qu’il passe à Berlin, sur l’invitation du « Comité d’Entente des Jeunesses pour le rapprochement franco-allemand » dont il est membre. Drieu y fait la connaissance d’ et rencontre de jeunes nazis : membres de l’Association des Étudiants nationaux- socialistes, des Jeunesses hitlériennes, des SA (les sections d’assaut aux chemises brunes) et de leur branche particulière, la SS (aux chemises noires). Drieu retient surtout de ces rencontres la discipline et la tenue, la force apparente et l’entrain de ces jeunes Allemands. « L’Allemagne hitlérienne chante à pleine gorge et s’enivre de son beau chant, et elle se vante de son ventre plat » écrit-il dans la NRF de février 1934. Drieu doit être satisfait de ce que le régime allemand (et sa propagande...) lui fait découvrir, même s’il a encore quelques réticences, car il retrouve ici ce qu’il réclamait au temps du Jeune Européen3. Quant à l’aspect politique du régime, Drieu note, dans une formulation imprécise, que, par l’intermédiaire du nationalisme, les deux « mythes » que sont le socialisme et le capitalisme « se sont perdus dans une mêlée inextricable où on ne peut plus les reconnaître »4. Un peu plus tard, dans un texte publié par la NRF de mars 1934 mais sûrement antérieur au 6 février, Drieu développe son appréciation de la situation allemande avec une « Mesure de l’Allemagne » (titre de l’article, qui est repris dans Socialisme fasciste). Cette fois, Drieu distingue clairement fascisme et capitalisme. Le premier est un « socialisme réformiste » qui n’est pas marxiste, et le second est devenu « une force tassée, inerte, conservatrice »5. Il reconnaît aux fascismes allemand et italien une « force morale » et une « volonté de combat » qui les mènent « vers une conception spirituelle, esthétique de la société »6, ce qui ne peut manquer de le combler. Pourtant, même s’il indique que les Allemands peuvent faire de leur pays une unité harmonieuse où « Chacun ne vit plus que pour jouir de l’ensemble »7, son pessimisme sourd une nouvelle fois. Il croit que le socialisme, malgré l’élan que représente sa dernière forme – le fascisme –, est autant touché par la décadence que le capitalisme. En conclusion de son article, Drieu réintroduit son goût pour les parallèles historiques, car, après avoir proposé aux Français pour toute solution de se « raidir », il écrit : « Nous sommes au temps de César et d’Auguste »8. L’opinion de Drieu subit une seconde inflexion, celle-ci décisive, au moment du 6 février 1934. Sur fond de crise économique, de crise internationale, et d’instabilité parlementaire9, « l’affaire Stavisky » – telle que la postérité l’a enregistrée – déclenche une violente campagne d’agitation contre le régime, aux avant-postes de laquelle se trouvent les ligues d’extrême-droite – dont l’Action Française. À l’origine scandale financier mineur, l’affaire Stavisky catalyse les mécontentements. C’est d’abord la dénonciation des députés radicaux directement impliqués, puis du gouvernement de Chautemps – lui-même radical, qui est remplacé par Daladier, le chef des Jeunes Radicaux. Les conseillers municipaux de Paris, par soutien avec le préfet de police Chiappe, limogé par le nouveau président du conseil pour cause de partialité, appellent à manifester le 6 février. Les mouvements d’anciens combattants, de droite comme de gauche, appellent également à manifester. La manifestation a bien lieu mais dégénère en émeute. Pendant toute la soirée, des affrontements, qui font une quinzaine de morts et près de 2 000 blessés, opposent les insurgés aux forces de l’ordre sur et autour de la place de la Concorde. Drieu s’aventure de ce côté-là, en curieux. Dans la NRF du mois suivant, il écrit : « À un moment (...) on chantait pêle-mêle la Marseillaise et l’Internationale. J’aurais voulu que ce moment durât toujours. »

1 Les Nouvelles Littéraires, 6 janvier 1934 (repris dans Textes retrouvés, pp. 53-59). 2 L’Homme Nouveau, 1er janvier 1934 (repris dans Textes retrouvés, pp. 146-148). 3 « Les hommes sont faits pour danser, chanter, se battre de la main à la main » (Le jeune Européen, p. 25). 4 Vu, 24 janvier 1934, pour les deux citations. 5 Socialisme fasciste, p. 209 pour la première citation et p. 208 pour la seconde. 6 Ibid., p. 202 pour les deux premières citations et p. 211 pour la dernière. 7 Ibid., p. 211. 8 Ibid., p. 215 pour les deux citations. 9 Cf. Dominique Borne, Henri Dubief, op. cit., pp. 104-113. La France compte 340 000 chômeurs en 1934, alors qu’elle n’en avait pas en 1929. L’arrivée d’Hitler au pouvoir a mis un terme définitif à la politique de paix européenne soutenue par Briand ; de plus, l’Allemagne interrompt le paiement des réparations. Du 13 décembre 1932 au 6 février 1934, cinq gouvernements se sont succédé (cf. Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième République, Seuil, 1984, pp. 325-344).

60 Drieu a vu alors la jeunesse, sans distinction de camp politique, impliquée dans une véritable action validée par le sang versé, et il écrit : « Cette jeunesse voulait se battre et se battait, elle ne savait ni comment, ni pour qui, ni pourquoi. Demain, elle le saura... »1Au matin du 7 février, la tentative d’insurrection a échoué. Malgré cet échec, Drieu estime que les bouleversements politiques qui ont épargné la France jusque là sont à l’ordre du jour2. S’il faut en croire l’anecdote racontée dans Gilles, Drieu se tourne alors vers Bergery (Clérences dans le roman) pour le pousser à agir. Mais celui-ci, député, se rend à la Chambre sans appeler ni participer à un renversement du régime. Pour Drieu, c’est la fin des espoirs qu’il avait placé dans Bergery. Ces événements du 6 février ont deux conséquences immédiates. Dans un premier temps, ils voient, avec Doumergue, le retour de la droite au pouvoir, ce qui entraîne une manifestation communiste subissant le même sort que celle du 6. Dans un second temps, de nombreuses manifestations de protestation pacifiques contre la tentative de renversement de la République furent organisées par la gauche le 12 février, à Paris et surtout en province, ainsi qu’un mouvement de grève générale. À plus long terme, ces événements ont généré une prise de conscience et un rassemblement des forces de gauche contre le fascisme, qui aboutirent au Front populaire. Pour Drieu, le 6 et le 9 sont la preuve qu’il n’est pas isolé et qu’il existe des Français prêts à l’action – fût-elle violente – et capables de renverser la démocratie parlementaire, donc d’instaurer le fascisme. La nouvelle orientation de Drieu se lit dès le 25 février dans le premier numéro de La Lutte des Jeunes que vient de fonder son ami Bertrand de Jouvenel et dans lequel celui-ci publie sa lettre de démission du Parti radical. Elle se précise durant le mois de mars, à travers les diverses tribunes où Drieu s’exprime. Dans La Grande Revue de ce mois, il affirme le caractère inévitable du fascisme mais demeure pro-européen, c’est-à-dire qu’il critique le nationalisme. Il considère que le fascisme est un « réformisme » qui n’est qu’une étape dans la destruction du capitalisme, et qu’il est une « civilisation de transition » vers le socialisme (non-marxiste). Drieu espère finalement que l’Europe s’unifiera dans une « Genève des fascistes ». Pour que ce soit possible, il faut que la France se mette au diapason du fascisme. Et Drieu appelle, dans un article du 4 mars à La Lutte des Jeunes, à la création d’un parti « national et socialiste », qui fusionnera plusieurs des forces existantes dans une « force nouvelle »3, ni de droite ni de gauche mais piochant de part et d’autre, en vue de remplacer un Parti radical en bout de course. Drieu ne fait là que proposer ce qu’il avait déjà exposé dans Genève ou Moscou, à savoir un parti unique, qui unifie4. Par ailleurs, Drieu accepte la contradiction entre sa position pro- européenne et son appel à la fusion du national et du social dans un « tiers parti » qui doit « imposer »5 cette fusion grâce à la jeunesse. Ainsi, dans un texte daté de mars 1934 (mais sans doute postérieur de plusieurs semaines), il écrit : « Je voulais donc la jeunesse guerrière et non guerrière ! Mais telle est la vie (...) elle s’offre à nous sous la forme ambiguë d’une contradiction »6. Ce que désire Drieu, c’est une jeunesse pacifique et européenne, et en même temps sportive et guerrière. Mais, selon la dichotomie maintenant établie, il distingue la guerre moderne de la guerre éternelle. Aussi veut- il que les fascismes ne tombent pas dans l’ornière de la guerre moderne inhumaine et destructrice de l’espèce entière, mais qu’ils soutiennent « la restauration physique de l’homme – si nécessaire pour lutter contre les méfaits des grandes villes »7, par le sport. Creusons un peu la position de Drieu sur ce point. Il développe depuis 1933 une identification entre la guerre et la révolution8. Pour lui, en mars 1934, « la jeunesse ne peut se refuser à la révolution »9. De plus, « L’État ne peut vivre et se renouveler que par l’insurrection, la révolution, la guerre intérieure »10. – On mesure ici l’impact du 6 février. Et si Drieu insiste sur l’obligation de rejeter la guerre moderne entre nations, il réclame pour la jeunesse française, en parallèle au sport, « la guerre civile, intérieure, la Révolution », au mépris des conséquences sanglantes : « Massacres, hôpitaux et prisons »11. Mais l’opinion de Drieu n’est pas d’un seul bloc. Il pense en effet que la paix définitive est inévitable et que les fascistes italiens et allemands, qui ont fait leur révolution contrairement aux fascistes français, vont peut-être enfin transposer dans le sport la guerre militaire, comme Drieu estime que les Anglais, les Suisses et les Scandinaves ont introduit dans le sport les vertus viriles. Outre l’acceptation de la violence, Drieu n’oublie pas son besoin d’unité et promeut, à côté du guerrier, le clerc « avec toutes ses variantes : savant, artiste »12. Le besoin d’unité est aussi évoqué, dans un article des Nouvelles Littéraires du 10 mars, sous l’aspect de l’unité de la pensée et de l’action, qui ne doivent pas être « séparées entre des intellectuels d’opposition et des praticiens de gouvernement »1.

1 La Lutte des Jeunes, 4 mars 1934 (repris dans Textes retrouvés, pp. 117-127). 2 Dans Les Nouvelles Littéraires du 6 janvier 1934, il écrivait : « la France n’est pas encore engagée à fond dans la grande tourmente qui décrit un cercle de plus en plus étroit autour d’elle et de l’Angleterre. Moscou, Rome, Madrid, Berlin, New York : à qui le tour ? À nous, puisqu’il n’y a plus que nous pour qu’il soit complet » (Textes retrouvés, p. 59). 3 Textes retrouvés, p. 122 pour les deux citations. 4 Il pensait alors : « Fasciste ou communiste, le parti moderne tient à la fois de la franc-maçonnerie et de l’Église, de l’esprit de corps dans l’armée, de l’équipe de sport, de laboratoire ou de séminaire » (Genève ou Moscou, p. 181). Dans un texte daté de juin 1934, il écrit : « un nouveau parti moyen remplacera le parti radical et confondra Église et Franc-Maçonnerie, capitalisme et syndicalisme, droite et gauche, hypocrisie pacifiste et sournoiserie impérialiste » (Socialisme fasciste, p. 60). 5 La Lutte des Jeunes, 11 mars 1934 (repris dans Chronique politique, pp. 13-15). Drieu n’hésite pas à écrire que ce tiers parti, « combatif », devra « taper à droite comme à gauche ». Depuis le 6 février, il accepte la violence. 6 Socialisme fasciste, p. 154. 7 Ibid., p. 179. 8 Dans « La comédie de Charleroi », on lit : « À quoi sert de vivre, si on ne se sert pas de sa vie pour la choquer contre la mort, comme un briquet ? Guerre – ou révolution, c’est-à-dire guerre encore – il n’y a pas à sortir de là » (La comédie de Charleroi, p. 79). En mars 1934, Drieu note : « guerre et révolution ont quelque chose en commun qui est l’esprit guerrier (...). On commence et l’on cesse en même temps d’être révolutionnaire et guerrier » (Socialisme fasciste, p. 136). 9 Ibid., p. 135. 10 Ibid., p. 144. 11 Ibid., p. 145 pour la première citation et pp. 145-146 pour la seconde. 12 Ibid., p. 152.

61 gouvernement »1. Pour ce faire, Drieu attend un chef, en précisant, sans s’émouvoir, que « la dictature sort du fascisme »2. Dans La Lutte des Jeunes du 25 mars, Drieu aborde enfin, exceptionnellement, l’application pratique du socialisme. Il consiste, dans le cadre du fascisme, à lutter contre les « congrégations économiques » et les « congrégations de fonctionnaires »3, ce qui revient à instaurer le corporatisme. Toutefois, Drieu n’est pas un technicien du politique mais davantage un écrivain s’occupant de politique et d’histoire, et de plus en plus un propagandiste. C’est pourquoi, dès avril, il se replace sur un plan théorique et littéraire, plus familier. Dans Marianne, par exemple, le 4 avril 1934, Drieu profite de son sens de la formule pour définir le fascisme : « Qu’est-ce que le radicalisme ? Un fascisme usé. Un fascisme ? Un radicalisme rajeuni. » Et le 15 avril, dans La Lutte des Jeunes, après qu’il a fait l’éloge d’une entente complémentaire entre sa génération et la jeunesse, Drieu résume son programme : « Il n’y a qu’à aller de l’avant. Il est temps »4. Le piège, quand on verse dans la prose polémiste, est de simplifier le message. En se remémorant l’utilisation fréquente des mythes par Drieu pour réduire la complexité du monde à des images (comme celle de la « machine »), on comprend mieux pourquoi, lui qui défendait les valeurs du clerc quelques années plus tôt, dénonce à présent les profiteurs du régime comme il le fait : « D’une part ceux qui raflent les gros traitements dans les conseils d’administration, d’autre part ceux qui raflent les bureaux de tabac et les postes de facteurs. Vous me direz que l’ordre des bénéfices n’est pas le même. Mais de part et d’autre, les moyens et les résultats sont les mêmes »5. Il conclue son article du 22 avril à La Lutte des Jeunes en invoquant la violence nécessaire pour lutter contre la corruption du régime. Dans la NRF – revue sérieuse et critique en comparaison de La Lutte des Jeunes – du mois de mai, Drieu est plus sensé, plus posé. Il s’analyse et reconnaît que le fascisme le « séduit » (il emploie également le verbe “ plaire ”, ce qui témoigne d’une conception politique subordonnée à l’esthétisme) par le courage physique et viril qu’il déploie. D’un autre côté, le fascisme heurte une partie de ce qu’il est, notamment sur le plan intellectuel. Cependant, Drieu maintient son adhésion au fascisme, et quand il s’interroge sur l’avenir il feint d’hésiter face au dilemme suivant : soit une « révolution antiparlementaire » qui conduira à la guerre, soit la paix par la conservation du régime des scandales. Drieu reçoit le prix de la Renaissance le 3 mai 1934 pour ses nouvelles de La comédie de Charleroi. Le jour même, dans Comœdia, il revendique une position politique en retrait sur celle des semaines précédentes : « je suis toujours socialiste, mais de l’espèce néo... et d’une sorte de fascisme comme il n’y en a pas en France. Au point de vue national, je reste Européen. » C’est reculer pour mieux sauter : un mois plus tard, Drieu n’hésite plus à se proclamer fasciste. Entre-temps, le retrait s’est précisé, y compris dans La Lutte des Jeunes. Ainsi, dans le numéro du 20 mai, Drieu donne des conseils au colonel de La Rocque, le président de la ligue des Croix de feu – la plus nombreuse des années trente –, sur la manière de s’imposer comme chef politique : il lui faut être autoritaire mais modeste et responsable, et adopter une doctrine « nationaliste, républicaine et plus qu’un brin socialiste », mais un socialisme « proudhonien et non marxiste »6, appuyé sur le corporatisme. Drieu en profite pour réclamer « un régime économique et social où tout homme ait sa dignité physique et morale, matérielle et spirituelle »7, où la santé physique et morale soit défendue. Dans son ouvrage sur le colonel de La Roque, Jacques Nobécourt a déjà souligné que le modèle de chef proposé par Drieu à La Rocque ressemble presque trait pour trait à ce dernier. Est-ce par absence d’affinités ? par méconnaissance réciproque ? ou par opposition entre « leurs modes de vivre et de penser », comme l’écrit Jacques Nobécourt8 ? Mais Drieu ne soutient pas davantage La Rocque. Le 27 mai, toujours dans La Lutte des Jeunes, Drieu recule le plus loin par rapport à son adhésion au fascisme puisqu’il donne sa faveur, non plus à une révolution antiparlementaire, mais à une réforme sage des institutions, en se penchant même – chose qu’il n’avait jamais fait jusque là – sur le mode de scrutin ! Il se prononce donc pour le scrutin uninominal à un tour, pour la diminution du nombre des députés et pour le droit de dissolution de la Chambre par le président du Conseil. Drieu revient sur le système des corporations et considère qu’une forme d’étatisme est inévitable. Il épuise ensuite toutes les possibilités représentées par les différents partis ou mouvements politiques, pour conclure sur le rêve de voir se rejoindre les idées des néos et les hommes des Croix de feu. Le 23 mai 1934, Drieu est allé à l’enterrement de son père. Aussitôt, il entreprend la rédaction de ce qui deviendra Rêveuse Bourgeoisie. Il continue d’écrire dans la presse et donne ses deux derniers articles à La Lutte des Jeunes, le 3 et le 10 juin. Le 3, pour la première fois, Drieu accepte l’appellation fasciste, même s’il reporte son adhésion au fascisme à une date antérieure : « Moi-même depuis des mois, je dis que je suis fasciste »9. Être fasciste signifie pour lui être de gauche mais rompre avec les deux Internationales, la IIe (socialiste) et la IIIe (communiste), et faire du socialisme sans faire de marxisme. Dans cet article, il recense les chefs possibles : La Rocque, non cité, brille par son absence ; Déat, gratifié d’une « peur sentimentale », est écarté ; Doriot, « ayant été réellement marxiste comme Mussolini » est une hypothèse à retenir ; enfin, Drieu doute de son ami, Gaston Bergery, et « n’augure rien de bon du Front commun »10. Dans l’article suivant, le 10 juin, Drieu explique que s’il s’est proclamé fasciste c’est précisément pour rompre avec le Front commun, pour marquer une « rupture » entre hier et aujourd’hui, et aussi par rejet de « la

1 Dans Socialisme fasciste, où l’article est repris, Drieu rajoute : « entre Maurras et Blum d’une part, on ne sait quel Doumergue de l’autre » (ibid., p. 131). 2 Ibid., p. 129. 3 Textes retrouvés, p. 130 pour les deux citations. 4 Chronique politique, p. 17. 5 La Lutte des Jeunes, 22 avril 1934 (repris dans Chronique politique, pp. 17-18). 6 Textes retrouvés, p. 135 pour les deux citations. 7 Ibid., p. 135. 8 Cf. Jacques Nobécourt, Le Colonel de La Rocque, Fayard, 1996, p. 341. 9 Textes retrouvés, p. 139. 10 Ibid., p. 140 pour les trois citations.

62 défense parlementaire plus ou moins honteuse »1 de la gauche. Cependant, il passe outre à ses critiques et appelle à l’union de La Rocque, Doriot, Déat et Bergery (dans cet ordre). On pourrait croire qu’à force de s’occuper de politique, Drieu ne s’intéresse pas à d’autres domaines. Un article paru dans Vu le 16 juin apporte la preuve du contraire, puisqu’il est consacré aux femmes. On y apprend que Drieu est « horriblement anti-féministe, et un peu misogyne. » Il confirme, indirectement, son attachement au mythe de Pygmalion2 : « il faut beaucoup de temps à un homme pour former une femme ». Le même jour, Drieu donne son premier article au Figaro, dans lequel il stigmatise l’aspect relâché des Français, voûtés et ventripotents, adeptes de la pêche à la ligne, qu’il oppose à la renaissance du corps entreprise par les régimes italien, allemand et russe – quand bien même il n’a jamais mis les pieds en Russie communiste, ne connaît de l’Allemagne nazie que Berlin et ne s’est pas rendu en Italie depuis 1926. Difficile de dire si Drieu est victime de la propagande ou manipulateur. Drieu passe les mois de juin et juillet 1934 à Belle-Île, en compagnie de Nicole Bordeaux. Pendant ces vacances elle lui annonce qu’elle est enceinte. Mais Drieu, qui a obtenu le divorce avec Olesia en été 1933, veut rester libre et lui demande d’avorter. Hélas, l’avortement se déroule mal et interdit désormais à Nicole d’enfanter. Selon une anecdote due à Pierre Andreu3, cet événement aurait pesé sur l’état d’esprit de Drieu et lui aurait communiqué un sentiment de culpabilité devant ce nouveau crime. En attendant, à son retour de Belle-Île, Drieu revoit Angelica. Mais leur passion est devenue une amitié, et il revient à Nicole. À plus de quarante ans, Drieu n’a toujours pas trouvé son équilibre affectif. Qui plus est, en refusant la paternité, il se met en porte-à-faux avec les préceptes qui sont les siens depuis Mesure de la France. Dans Socialisme fasciste, Drieu date trois textes de la période des vacances bretonnes. Esquissons une synthèse de ceux-ci. Le premier (« La dictature dans l’histoire ») nous montre un Drieu se plaçant sur un plan purement historique, loin du quotidien, du réel4. Il critique la dictature, non à cause des souffrances qu’elle engendre mais parce que c’est une forme transitoire. D’ailleurs, Drieu précise qu’il ne faut pas inférer de sa critique qu’il est antifasciste, et on aurait tort en effet, comme le suggère la lecture du deuxième texte (« L’idée de prolétariat »). Il y est dit que Hitler et Staline sont des « gangsters », mais des gangsters porteurs d’espoir, qui « apportent l’ordre économique, du moins à l’état embryonnaire dans le cadre trop étroit des patries. Grâce à cet ordre élémentaire, l’homme pourra peut-être se libérer de la machine, de la grande ville et renaître »5. Drieu rebrousse chemin par rapport à sa position réformiste dans La Lutte des Jeunes de juin : effectivement, à quoi servirait de réformer le Parlement qui « est une institution tuée par la Presse et la Radio »6 ? Dans ce même deuxième texte, Drieu rejette l’analyse historique de Marx, en particulier la “ lutte des classes ” et la “ dictature du prolétariat ” que Drieu tient pour des mythes. Il n’en demeure pas moins favorable à la révolution, une révolution bourgeoise et non prolétarienne. Curieusement, dans le troisième texte (« Écrit dans la rue »), daté de juillet (alors que les deux autres sont datés de juin), Drieu écrit de façon contradictoire que la Russie, l’Allemagne et l’Italie connaissent une « réaction », « la grande réaction qu’a connue déjà la Rome impériale »7. Drieu s’en satisfait grandement, car ces pays offrent « une pure théocratie où le spirituel et le temporel enfin se confondent »8 – toujours l’unité... Dans ce texte véhément, Drieu adopte une position radicale. Il renonce à la liberté, « épuisée », à laquelle il oppose le désir d’un « ordre reposant »9. Il méprise l’égalité et s’enquiert, à travers le fascisme, d’une nouvelle aristocratie. Pour finir, il accepte lucidement les méthodes de gangster10 de Mussolini, Hitler et Staline, car ils renouvellent la vie par « ces grandes fêtes, cette perpétuelle danse sacrée de tout un peuple devant l’autel d’une idée muette et ambiguë, devant une face divinisée »11. Inattentif aux contradictions, il écrit que la faiblesse des bourgeois12 explique leur socialisme, et, plus avant dans le texte, que les bourgeois sont les seuls chefs – donc les seuls forts. En tant qu’intellectuel, qui se reconnaît comme membre de l’élite, et en toute conscience, il affirme : « Le corps des hommes est ignoble, en France du moins »13, et veut réagir contre cela en défendant l’homme contre la grande ville, assimilée au capitalisme. Lui qui a renoncé à la paternité, comme il le confie ici, prétend être un moine. Pour substituer à la croyance des gens en eux-mêmes, il réclame la croyance en un dieu sur terre, sans peur d’adopter une position hérétique qui s’apparente à de l’athéisme : « Les dieux

1 Chronique politique, p. 23 pour les deux citations. Même page, Drieu écrit : « il est capital d’expliquer aux Français de gauche que le fascisme, à Rome ou Berlin, a fait plus pour le bien-être physique et moral du peuple, en quelques années, que notre démocratie de programmes, de bluff et d’inertie, depuis cinquante ans. » 2 Un autre exemple de permanence des mythes se trouve dans une lettre à Colette du 16 juillet 1934 où Drieu se voit toujours en « Robinson » (Correspondance, p. 564). 3 Il rapporte les propos que lui aurait tenu Drieu un soir de l’hiver 1934-1935 : « Quand je rentre chez moi, seul, me disait-il, sans femme, sans enfants, la femme que j’aime ne peut plus en avoir, je me dégoûte. Je vois la mort partout » (Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 295). 4 Julien Hervier a déjà mis l’accent sur cette habitude de Drieu de se placer « toujours dans l’intemporel » (Deux individus contre l’histoire : Drieu la Rochelle, Ernst Jünger, Klincksieck, 1978, p. 57). 5 Socialisme fasciste, p. 59 pour la première citation et p. 62 pour la seconde. 6 Ibid., p. 59. 7 Ibid., p. 102. 8 Ibid. 9 Ibid., pour la première citation et p. 105 pour la seconde. Il avoue aussi : « Ce qui me gêne : cette pauvreté physique et morale, cette absence de liens entre le physique et le moral. Je voudrais bien qu’il y eût des esclaves, si cela faisait plus de bien que de mal. Mais dans les esclaves de la grande ville meurt la race » (ibid., pp. 110-111). 10 À savoir : « Des élections brusquées selon la méthode napoléonienne. Une camarilla éternelle. Le machiavélisme le plus vulgaire » (ibid., p. 112). Illustrant son inconscience et sa méconnaissance de la réalité de la pauvreté et de la dictature, Drieu écrit : « Contemplatif, je jouirais fort bien d’une belle machine étatique comme pauvre je jouis du capitalisme » (ibid., p. 110). 11 Ibid., pp. 112-113. 12 « Je suis un petit bourgeois et [que] je ne crois qu’aux petits bourgeois » (ibid., p. 108). 13 Ibid., p. 111.

63 naissent sur la terre, puis montent au ciel »1. Enfin, il ponctue ce texte – qui transmet au lecteur moderne un sentiment de malaise – par une nouvelle définition du fascisme : « Nous nous battrons contre tout le monde. C’est cela, le fascisme »2. Étonnamment, dans ce texte de juillet 1934, Drieu se révèle plutôt philosémite, comme le prouvent ces lignes : « ces Juifs, mon cœur se serre à la pensée de ces pauvres âmes au carrefour. Les êtres les plus abandonnés que j’aie rencontrés étaient des Juifs »3. Le basculement dans l’antisémitisme et la xénophobie n’est pas encore venu. Il se fera facilement grâce au flou qui entoure chez Drieu le concept de race. Ainsi, alors qu’il évoquait la « race européenne » en mars 1934, il parle en août de « la race bretonne, une de ces races qui composent la curieuse unité antiraciste de la France »4. Ce mois d’août 1934 marque la fin des tergiversations et les derniers pas de Drieu vers une adhésion complète à la doctrine fasciste. Il n’hésite pas à renier ce qu’il écrivait dans L’Europe contre les patries ; lui qui ne voulait plus partir pour la prochaine guerre, l’accepte à présent : « Je veux mourir en famille »5, proclame-t-il. Dans la NRF de ce mois, il accepte non seulement la violence mais il l’excuse : « la politique, c’est du sang. » Se référant à l’histoire, selon une vision affiliée à la pensée nietzschéenne de l’éternel retour, et au nom du réalisme politique, il minimise l’assassinat de Rhöm et des responsables de la SA, commandité par Hitler, lors de la Nuit des longs couteaux (30 juin 1934). Les Nouvelles Littéraires publient en deux fois, le 29 septembre et le 6 octobre, « L’Itinéraire d’un Intellectuel ». Ce texte clôt Socialisme fasciste, volume d’articles de juin 1933 à août 1934, paru en novembre 1934. Drieu tente d’y convaincre les lecteurs de l’unité de sa démarche fasciste depuis Interrogation. Nous avons vu l’aspect chaotique du cheminement politique de Drieu, passant sans problème d’une position extrême à l’autre, davantage orienté par les circonstances et les affinités que par les idéologies ou les programmes. Ici, il résume : « Ma fidélité va en dernier ressort à une méthode plutôt qu’à une opinion »6. Pour justifier qu’il est fasciste depuis 1917, Drieu avance l’« immobilité » de son « moi », malgré « l’essaim de [ses] légères excursions à droite et à gauche »7. En réalité, ce qu’il appelle “ immobilité ” de son moi n’est autre que son besoin inassouvi d’unité, qui, comme on l’a vu, est le moteur principal de ses engagements, sinon de ses actes. Encore dans cet « Itinéraire », ce besoin transparaît à plusieurs reprises : par exemple quand il se présente comme un révolutionnaire et un conservateur à la fois, ou bien lorsqu’il affirme qu’« il y aura une Genève des fascismes socialisants, plus efficace dans la fusion que la Genève des démocraties capitalistes »8. Il n’est pas possible de soutenir, avec Marie Balvet ou Jean-Marie Pérusat, que le cheminement de Drieu est un itinéraire fasciste depuis la Grande guerre, logique et inévitable. Seul le contexte général des années trente explique la réactivation de thèmes liés à la guerre, qui vont permettre le passage de l’anti-fascisme au fascisme. Faut-il pour autant, comme Pierre Andreu et Frédéric Grover, parler de “ conversion ” ? Il ne s’agit pas pour Drieu d’embrasser une position politique nouvelle, car certains thèmes fascistes préexistaient en lui avant sa proclamation de 1934. En outre, ce serait tomber dans le piège de l’utilisation esthétique et non-théorique des mots par Drieu, et ce serait manquer de recul critique que de dire qu’il s’agit d’un acte de foi. Il ne s’agit pas d’une croyance dans le fascisme (et dans ce cas il faudrait considérer qu’en 1943 Drieu devient un fasciste “ laps ”), car il n’existe pas de dogme auquel on pourrait se référer. Drieu place son espoir dans le fascisme, certes, mais comme il l’avait placé dans le capitalisme, c’est-à-dire dans une entité abstraite qui n’existe que dans son imagination pour répondre à ses aspirations. D’ailleurs, pour lui, en 1933-1934, fascisme, nazisme et communisme sont souvent proches, voire identifiés. Il paraît préférable de qualifier le comportement politique de Drieu d’“ adhésion ” au fascisme, c’est-à-dire de convergence avec la doctrine telle que nous l’avons définie. Fin août 1934, cette convergence est quasi complète : nationalisme9, antiparlementarisme, primat de l’action sur la pensée, antilibéralisme, société hiérarchisée (aristocratique) et autoritaire, culte du chef et de la discipline, corporatisme et souci de justice sociale affiché, valorisation de la jeunesse, acceptation de la violence (sous la forme d’une révolution ou d’une guerre civile), unification du peuple par un parti unique, volonté de renouveau de l’homme (par le sport), tous ces points sont déjà acquis. Restent le racisme biologique et l’anticommunisme, qui vont apparaître pendant la période suivante, pour confirmer cette convergence et déboucher sur l’adhésion au Parti Populaire Français.

1 Socialisme fasciste, p. 111. 2 Ibid., p. 114. 3 Ibid., p. 112. 4 Ibid., p. 143 pour la première citation ; Le Figaro, 3 août 1934 pour la seconde. 5 Socialisme fasciste, p. 161. 6 Ibid., p. 228. On lit, p. 242 : « Mes velléités d’adhésion ont coïncidé souvent avec mes moments de dépression. (...) Mais le secret de mes impulsions vers l’action tient aussi et pour beaucoup dans mes amitiés. » 7 Ibid., pp. 234-235 pour les trois citations. 8 Socialisme fasciste, p. 234. 9 « Le nationalisme est l’axe de l’activité fasciste. Un axe, ce n’est pas un but » (ibid., p. 233).

64 Chapitre 11. Confirmation fasciste.

En septembre et octobre 1934, Drieu est en reportage pour Emmanuel Berl. Il traverse successivement la Hongrie, l’Italie et la Tchécoslovaquie, et compose six articles, publiés dans Marianne du 28 novembre au 23 janvier 1935. Le parti de l’Unité hongrois, que Drieu présente comme un modèle débarrassé des brutalités des dictatures communistes ou fascistes que craignent tant les « vieilles formes »1 (capitalistes, libéraux, socialistes, catholiques, protestants, Juifs), renforce son espoir de voir émerger un parti unique français. Mais Drieu se penche plus volontiers sur la géopolitique internationale que sur la politique intérieure hongroise (ou tchécoslovaque), avec une certaine clairvoyance à vrai dire. Ainsi, pratiquement quatre ans avant qu’il ne s’accomplît (le 13 mars 1938), Drieu prévoit l’Anschluss. Il met en garde les peuples danubiens et les engage à bâtir « une fédération égalitaire et totalitaire » qui fasse fi de leurs rivalités et de leurs querelles de voisinage, pour ne pas périr « partagés entre l’Allemagne, l’Italie et... la Russie »2. Lorsqu’il se penche sur l’Italie, Drieu préfère aussi analyser ses relations internationales ou sa constitution historique que les réalisations concrètes du régime. Pour ce qui ressort à la politique intérieure, Drieu dédouane Mussolini (comme il l’avait fait pour Hitler) de ses crimes : « Mussolini a peu tué, vraiment. Beaucoup moins qu’aucun des grands serviteurs de la France. Il n’a pas tué au dehors et il a peu tué au dedans. Et pourtant, il a fait une révolution »3. Économiquement, Drieu évoque évidemment le corporatisme, mais demeure vague et ne s’étonne pas que les fascistes n’aient pas opéré depuis leur arrivée au pouvoir (en 1922 !) les modifications économiques – dans le sens socialiste – prévues. De « L’Italie sociale » (titre de son article du 2 janvier 1935), il retient les assurances (effectives ou en projet), comme celle contre la tuberculose. Mais cela ne va pas plus loin. Ce qui le séduit réellement, c’est l’encadrement complet par le parti fasciste, de la petite enfance à la vieillesse. Et là, l’enfance solitaire de Drieu joue son rôle dans son appréciation, car comme il l’écrit : « L’enfant va à l’école, mais à la sortie de l’école il est entouré et aidé. C’est là où dans mon cœur triomphe un pareil régime »4. La question qui reste en suspens, à la fin de son court périple, est celle de la manipulation dont Drieu a dû être la victime en Italie : qu’a-t-il vu ? et qu’a-t-il été autorisé à voir ? Il semble en tout cas repartir convaincu des mérites du fascisme appliqué5. Le 15 novembre est jouée, pour cinq représentations seulement et au grand désespoir de son auteur, la pièce de Drieu intitulée Le chef, composée en 1933 mais retouchée entre le voyage de janvier 1934 à Berlin et la première. Sans rentrer dans le détail de la pièce, on peut noter que Drieu s’y diffracte entre trois personnages principaux : Michel, l’intellectuel ; Jean, le chef ; Alexandre, le jeune. Une fois encore, Drieu fixe ses contradictions – ici par exemple entre Michel et Jean, entre l’homme de pensée et l’homme d’action – dans une œuvre pour s’en libérer, ou pour voir plus clair en lui. Quel est, en substance, le message de ces trois personnages ? Alexandre, que Michel qualifie d’« animal », résume ainsi sa position : « On se bat, on vit, ça me suffit »6. Michel – de qui Alexandre écrit qu’il est le seul « qui n’accepte pas de vieillir »7 –, en tant qu’intellectuel, défend la raison, mais pour lui la raison c’est sa jeunesse ! Il défend également la liberté, mais d’une curieuse forme, ainsi définie : « la puissance que donne à un homme d’être lié à d’autres hommes, en dehors de l’argent »8 ! Enfin, Michel demeure attaché à une lutte née pendant ses années d’étudiant, la lutte pour « l’homme entier »9. Jean, quant à lui, incarne le chef fasciste, dont nous retrouverons dans les articles de Drieu à L’Émancipation Nationale le discours simpliste, mais volontariste. Jean est, cela va de soi, antirationaliste, révolutionnaire (« La révolution, c’est la guerre »), apôtre de la violence et de l’autorité et partisan de l’action ; il confesse n’avoir « plus de dieux », « plus d’idées », et ne pas croire « à Jésus-Christ ni à Karl Marx »10. En revanche, il n’est pas nationaliste, mais patriote européen. Le programme politique de cet activiste est d’une franche simplicité : « Nous ne savons pas ce qu’il faut faire. Mais nous allons essayer n’importe quoi. Nous reprendrons notre vieux cri des tranchées... »11 Une lettre à Victoria Ocampo de décembre 1934 nous montre un Drieu plutôt déprimé, qui se ressent certainement de son aventure avec Nicole (cf. supra p. 118). Il la prévient : « Si je ne deviens pas socialiste, communiste, je vais crever »12. Pourrait-il devenir communiste ? Il confie à Victoria que les seuls qui ont un discours clair et réaliste sont précisément les communistes, mais qu’il ne peut se faire communiste car pour cela « il faut être matérialiste, et pas moyen d’y arriver. Affirmer la matière, c’est une façon d’affirmer l’être. Or c’est le point de ma maladie, je ne puis affirmer ni l’être ni ma personne »13. Peu après, en retombant amoureux, Drieu retrouve un moral joyeux. En effet, le 31

1 Marianne, 28 novembre 1934. 2 Ibid., 12 décembre 1934 pour les deux citations. 3 Ibid., 26 décembre 1934. Accessoirement, Drieu rajoute : « L’unité d’un peuple ne peut se faire que dans le désir unanime de la création, dans l’enfantement d’une nouvelle forme sociale. » 4 Ibid., 2 janvier 1935. 5 C’est ce que laisse à penser la phrase suivante, teintée de regret : « ma jeunesse qui à Paris n’a pas été employée, mais qui ici, à Rome, s’est magnifiquement épanouie. Car c’est ma jeunesse même qui ici a combattu et triomphé » (Marianne, 2 janvier 1935). 6 Le chef, p. 200 pour les deux citations. 7 Ibid., p. 255. 8 Ibid., p. 246. 9 Ibid., p. 244. 10 Ibid., p. 208 pour la première citation et p. 209 pour les trois suivantes. 11 Ibid., p. 206. 12 Sur les écrivains, p. 128. 13 Sur les écrivains, p. 128.

65 janvier 1935, il fait la connaissance de Christiane Renault, l’épouse du patron des célèbres usines, qui devient sa maîtresse au printemps. Liaison clandestine, mais capitale pour Drieu, qui dura presque dix ans. Nous désignerons désormais Christiane Renault sous le nom d’invention que lui a donné Drieu et qui sert de titre au roman narrant leur passion : Beloukia. Au cours de l’année 1935, Drieu, en quête d’un chef1, abandonne définitivement l’option Bergery et l’option La Rocque. C’est dans Révolution ? (supplément du journal La République, du radical Émile Roche – tendance autoritaire), le 17 août 1935, qu’il écarte les Croix de feu et Front commun. Dès février, dans la NRF, sous couvert d’un dialogue entre « l’homme mûr » (Bergery) et « le jeune homme » (Drieu), il reprochait à son ami de ne pas s’affirmer fasciste. Lui se sait fasciste depuis le 6 février et lui expose – pour tenter de le convaincre ? – la signification du fascisme : nationalisme et socialisme indissociables ; absence de programme mais volonté de réaliser « tous les jours quelque chose », avec des méthodes autoritaires et violentes ; arrestation des chefs politiques et économiques actuels, jugés irresponsables, et remplacement par des chefs responsables en économie et en politique à la fois ; constitution d’un nouveau parti hiérarchisé, « ni inféodé à Moscou, ni dans l’ornière parlementaire », en lieu et place du vieux Parti radical. On remarque que Drieu accepte dorénavant le nationalisme, qu’il concilie paradoxalement avec son penchant pro- européen en annonçant une future « Genève des fascismes ». Pour le forcer à réagir, Drieu avertit Bergery, en évoquant, pour la première fois, l’image du camp de concentration : « Vous mourrez exilé, ou dans un camp de concentration comme les parlementaires de Russie, d’Italie, d’Allemagne. » Drieu ne connaît pas encore la réalité de ces camps (qui ne sont pas encore des camps d’extermination), mais n’hésite pas à se servir de l’image. Ainsi, dans Le Figaro du 15 mai 1935, il écrit : « dans les villes où nous sommes confinés, dans ces monstrueux camps de concentration. » À propos des villes, on peut noter que Drieu salue, dans Le Figaro du 11 septembre 1935, l’apparition du camping, « la plus grande révolution des temps modernes », comme remède à « la grande décadence de l’homme dans les villes modernes. » La décadence n’obsède plus Drieu autant que pendant les années vingt, et c’est vraiment la grande ville qui résume maintenant pour lui la notion de décadence. Pourtant, il suffit qu’il y ait une crise politique pour qu’aussitôt Drieu ressente la décadence des institutions. C’est le cas dans Le Figaro du 17 mai 1935, où Drieu avance : « La Comédie-Française s’étiole comme toutes les institutions spirituelles de notre pays parce que dépendant de l’État elle n’en reçoit aucune vie. L’État, en France, ne donne aucune impulsion morale, aucune direction spirituelle. » Et pour cause, depuis le 8 novembre 1934, Pierre-Étienne Flandin, de l’Alliance démocratique (centre droit), est président du conseil en remplacement de Doumergue, démissionnaire ; il gouverne sans projet et les tentatives de réforme de l’État sont alors interrompues. Devant les critiques qu’a suscitées son article, Drieu répond dans Le Figaro du 23 mai qu’il ne souhaite pas que l’État « réglemente » mais qu’il « inspire » la culture. Il se déclare seulement sage partisan de la réforme de l’État2. Mais dans L’Homme Nouveau du 1er mars il était beaucoup plus engagé : « je demande la constitution d’un parti socialiste antiparlementaire, national, mettant au premier plan des valeurs viriles, simples »3. Au passage, Drieu se gaussait ironiquement de Flandin, qualifié de « dictateur parlementaire »4. Au mois d’avril 1935, Drieu rédige, d’un seul jet, la nouvelle intitulée « L’agent double ». Elle marque l’intrusion dans l’œuvre du thème de la trahison5. Transposée dans une Russie dostoïevskienne, c’est l’histoire des débuts de l’engagement politique de Drieu, du lendemain de la première guerre à l’année des ruptures, 1925. Le héros s’engage d’abord avec les communistes (c’est-à-dire les surréalistes), puis il découvre une « certaine organisation de tzaristes extrêmes » (l’Action Française) groupée autour d’un pope (Maurras) : c’est le début d’une « alternance »6 entre les deux mouvements opposés, qui aboutit à la trahison des deux camps. Mais l’auteur explique que l’agent double, en servant et en trahissant tour à tour les deux camps, ne fait que servir la Russie (la France) et il use d’une formule révélant une identification déjà rencontrée : « La Russie, c’est moi »7. Drieu essaye de trouver, par la fiction, une logique plus convaincante et plus profonde à sa démarche politique chaotique que la simple “ immobilité ” de son moi avancée dans Socialisme fasciste. Et c’est, pour justifier ce que nous notions à la fin du chapitre précédent, l’unité nécessaire, ardemment désirée, qui reparaît : « La Russie, c’est le Tzar et le communisme [c’est Drieu qui souligne] »8, assure-t-il. Plus loin, il continue dans le même sens : « J’ai toujours cru à tout. Dieu et le démon, je les confonds dans mon cœur »9. L’idéaliste ne veut renoncer à rien... La chute de la nouvelle révèle le changement qui s’accomplit en Drieu. L’agent double trahit un chef communiste (on apprend d’ailleurs qu’il existe une « race »10 de chef !) nommé Lehalleur (Raymond Lefebvre) qui périt en mer (comme Lefebvre) de cette trahison. Pourquoi Drieu se charge-t-il, à travers l’agent

1 Le modèle du chef n’est plus, comme au temps d’État civil, Napoléon, ce « chef corse » (L’Europe Nouvelle, 1er juin 1935), ce « monstre » : « On peut aimer la grandeur sans aimer les monstres. Et on peut écarter les monstres sans tomber dans l’ignoble mesquinerie radicale » (L’Europe Nouvelle, 19 janvier 1935). 2 « Voulons-nous défendre, prévenir la catastrophe, ne pas nous contenter de mendier des alliances chez les communistes et les fascistes, réformer notre État, parler au peuple abandonné des faubourgs, prendre en main notre jeunesse ? » (Le Figaro, 23 mai 1935). 3 Textes retrouvés, pp. 150-151. 4 Ibid., p. 149. Drieu emploie souvent le mot « dictature », dans des acceptions différentes (par exemple, dans un article à L’Europe Nouvelle du 23 février 1935, il parle de la « dictature du cinéma » américain). Accoutumé à développer sa pensée sur un plan abstrait, et ayant toujours vécu bourgeoisement, sans souffrir des tortures réservées aux opposants d’une dictature, il ne mesure pas la réalité quotidienne d’un tel régime. 5 Cependant État civil préfigurait déjà, allusivement, ce thème : « Mes amis et mes ennemis ont toujours trouvé quelqu’un en moi prêt à me trahir » (p. 86). 6 Histoires déplaisantes, p. 113 pour la première citation et p. 115 pour la seconde. 7 Ibid., p. 118. 8 Histoires déplaisantes, p. 118. 9 Ibid., p. 120. On retrouve aussi l’unité du rêve et de l’action : « j’ai bien aimé ce que j’ai rêvé par toute mon action » (ibid., p. 122). 10 Ibid., p. 119.

66 double, de la responsabilité de la mort de son ami ? À ce moment de sa vie, où Drieu voit s’essouffler sa jeunesse, il sait qu’il ne sera jamais un chef. Pour s’affirmer, il lui reste la possibilité de jouer le rôle de l’intellectuel conseiller du chef, ce qu’il va s’appliquer à être près de Doriot, ce qu’il aurait pu être pour Lefebvre s’il avait survécu, tout en sachant que son besoin d’unité le fera trahir inévitablement, tôt ou tard. Aussi, l’agent double, en déclenchant la mort de Lehalleur, remplit ce rôle de traître, en même temps qu’il endosse une responsabilité réelle qui valide son existence par le sang qu’il fait couler. L’Histoire vient à point nommé pour illustrer ce geste : Drieu compare Lehalleur à Jésus et l’agent double à Judas, le second étant nécessaire au premier, à l’économie de l’Histoire. Nous verrons que vers la fin de sa vie le thème de Judas a abondamment nourri sa réflexion (et l’ébauche d’une pièce de théâtre). La trahison se paie, le sang répond au sang, et l’agent double est abattu par des communistes. « Tuez-moi, je suis votre plus grand ennemi » leur dit-il, « Je suis éternel »1. Pourquoi cette énigmatique dernière phrase ? Drieu, qui ne croit ni à Dieu ni à l’au-delà, projette sa frustration d’idéaliste déçu par la réalité dans le plan de “ l’éternel ”. “ L’éternel ”, cet ailleurs immatériel et improbable où s’inscrit chaque geste et chaque pensée de valeur, console l’homme en quête d’absolu du néant qui l’attend à sa mort. Qu’importe qu’il meure puisque le meilleur de lui-même est consigné sur le registre de “ l’éternel ”2. Entre juin et septembre 1935, Drieu passe la plus grande partie de son temps dans le Var, à proximité de la résidence d’été de Beloukia. Il met à profit cette période pour achever Rêveuse Bourgeoisie. Le 5 septembre il part pour l’Allemagne. Ce qu’il avait vu aux actualités cinématographiques et dont il rendit compte en début d’année dans L’Homme Nouveau, il va le voir grandeur nature : ces « civilisations spectaculaires », que représentent pour lui le fascisme, « l’hitlérisme » et le « stalinisme »3, ont rénové l’homme par le sport, les chants et les danses. « L’homme avait perdu le sens du solennel, du sacré. (...) Il le retrouve dans cette nouvelle civilisation sportive et mystique, qui a remis l’émotion religieuse dans le quotidien, qui a recréé la communion dans le peuple »4, rapportait-il alors. Drieu s’arrête d’abord à Berlin, visite furtivement le Brandebourg, puis se rend au congrès nazi de Nuremberg où il a été officiellement invité par Abetz. Drieu est subjugué par les cérémonies nazies – inauguration du congrès, défilés5, parade nocturne, bénédiction des drapeaux – qui sont réglées comme de gigantesques spectacles, démesurés mais... efficaces. Pour les contemporains de Drieu ce sont les premiers rassemblements de masse organisés et positifs (il ne s’agit pas de manifestations de protestation), avec une esthétisation de la vie politique, et on comprend qu’ils aient pu être frappés, et pour certains fascinés, par ces spectacles6. Drieu a l’impression d’assister à « une tragédie antique », pleine de chœurs, de musiques et de danses, ce qui lui fait s’extasier : « C’était écrasant de beauté »7. Avant de regagner Berlin le 20 septembre, il visite le camp, sinistrement célèbre, de Dachau. Qu’a-t-il pu voir de ce qui n’est encore qu’un camp d’internement, où au moins 30 000 déportés furent exterminés par la suite ? Il raconte : « La visite au camp a été étonnante. Je crois qu’ils ne m’ont pas caché grand-chose. La note dominante, c’est l’admirable confort et la franche sévérité, et aussi la résistance persistante et déterminée de certains éléments »8. Le 20 septembre Drieu arrive en Russie, où il reste six jours, avant de passer par Varsovie pour rejoindre Paris le 1er octobre. Il visite Moscou et les environs, où on lui montre des réalisations sociales du régime, comme un hôpital pour prostituées et un camp de prisonniers : « Des assassins, des voleurs qui vivent en communauté, sans surveillance »9. La ville est un chantier en construction mais il ne la dénonce pas. Les gens lui paraissent heureux, bien nourris et propres, même s’ils sont mal vêtus. Il a une vision quasi idyllique de la vie moscovite, qui lui fait écrire à sa maîtresse qu’ils vivraient sûrement davantage heureux ici qu’en France10. Systématiquement, Drieu a toujours décrié son propre pays et ses concitoyens quand il les comparait aux autres. À son retour, Drieu signe le manifeste « pour la défense de l’Occident », publié dans Le Temps du 4 octobre, qui a pour objet de rassembler les intellectuels hostiles à des sanctions contre l’Italie, au moment où Mussolini vient de déclencher l’invasion de l’Éthiopie (il l’a annoncé le 3 octobre). Lors des entretiens tenus au siège de l’Union pour la vérité, les 19 et 26 octobre, qui avaient pour sujet « La guerre d’Éthiopie devant la conscience française », Drieu explique les raisons de sa signature : il veut « donner un avertissement à l’Angleterre » et montrer que de nombreux Français sont « désireux de ne pas voir s’étendre le conflit »11. Mais il tient à se démarquer des hommes de droite co-signataires du manifeste, en réaffirmant dans Révolution ? du 19 octobre 1935 ce qu’il y répète depuis son premier article du 17 août 1935 : il faut que les Français instaurent un fascisme français avec un « parti de l’unité », qu’ils fassent une « révolution nationale » appuyée sur un « nationalisme modeste et franc » et un « socialisme modeste et irrémissible »12. Le texte du manifeste du 4 octobre, rédigé par Henri Massis, disait en substance que la France et l’Angleterre, puissances coloniales,

1 Ibid., p. 121 pour la première citation et p. 122 pour la seconde. Comme il écrira, avant son suicide, dans son Exorde : « Oui, je suis un traître. Oui, j’ai été d’intelligence avec l’ennemi. J’ai apporté l’intelligence française à l’ennemi. (...) Je réclame la mort » (Journal, p. 504). 2 Rappelons-nous qu’en 1927 il écrivait : « toute pensée laisse une trace indélébile » (Sur les écrivains, p. 53). 3 L’Homme Nouveau, 1er janvier 1935, pour les trois citations. 4 Ibid. On y lisait aussi : « Ce que ces foules [rassemblées à Rome, Berlin et Moscou] cherchent à travers ce mouvement de la chair, ce n’est pas le plaisir qui disperse, c’est la joie qui rassemble. La joie, ce mouvement sévère et puissant qui emporte dans un seul coup la chair et l’esprit, qui reconstitue d’un seul coup l’unité humaine. » 5 « Le défilé des troupes d’élites tout en noir était superbe. Je n’ai rien eu de pareil comme émotion artistique depuis les Ballets russes » (cité dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 339, qui s’appuie sur la correspondance entre Drieu et Beloukia). 6 Voir en annexe la photo du congrès nazi de Nuremberg en 1938. 7 Ibid., pour les deux citations. 8 Ibid., p. 340. 9 Cité dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 340. Drieu ne parle plus des camps de concentration où soi-disant Staline enfermait les marxistes, comme il le disait dans L’Europe Nouvelle du 24 août 1935. 10 « Il y a ici, indéniablement, une atmosphère de jeunesse et de fraîcheur qui embaume et, (...) au milieu de tous ces ingénieurs et ouvriers, beaux et rieurs qui serraient dans leur bras avec naïveté leurs amies, je songeais qu’ici il n’y aurait pas d’idées noires » (cité dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 343). 11 Union pour la vérité, décembre 1935-janvier 1936. 12 Révolution ? du 19 octobre pour la première citation, du 7 septembre pour la deuxième et du 17 août pour les deux dernières.

67 ne pouvaient reprocher à l’Italie de s’étendre colonialement, et qu’on ne pouvait comparer l’Italie civilisée et les sauvages africains. Ce sentiment de supériorité raciale ne dérangeait pas Drieu, lui qui notait, dans Révolution ? du 19 octobre : « il y a [en France] une masse d’étrangers, à divers titre indésirables. » En cette fin d’année, Drieu est gagné par une xénophobie encore vague1. Les trois derniers articles de Drieu dans Révolution ? sont publiés en novembre 1935. Drieu ne s’y intéresse qu’aux deux forces en présence susceptibles de réaliser le socialisme : fascisme et communisme. Le mois précédent il avait commencé d’expliquer, pour permettre de choisir, en quoi ils différaient. Explication partiale, où le communisme était présenté comme « un état social très particulier » en Russie et comme l’antifascisme « de libéraux et d’autoritaires » mêlés en France, tandis que le fascisme « ce sont des économies nationales contractées, qui dans leur contraction broient le capitalisme mieux que toute autre chose »2. À présent, il met face-à-face un fascisme « spiritualiste » et un communisme matérialiste, en indiquant que le premier procède du second3. Il somme les communistes et les chefs en rupture de ban avec leurs anciens partis (Bergery, Déat, Doriot) de choisir le bon camp. L’hypothèse Doriot – que les communistes ont exclu de leur parti en juin 1934 – se précise ici dans l’esprit de Drieu. Les élections législatives du printemps 1936, en portant au pouvoir un gouvernement de Front populaire, vont précipiter les événements : adhésion de Drieu au Parti Populaire Français (PPF) lors de sa fondation, en juin 1936, par Doriot. Auparavant, l’écriture a accaparé Drieu. Il a écrit le roman Beloukia, entre septembre 1935 et janvier 1936, et la pièce de théâtre (demeurée inédite) Nous sommes plusieurs, à la suite du roman et jusqu’au printemps. Dans le décor d’une Bagdad imaginaire, Beloukia raconte une histoire d’amour adultère entre Hassib et Beloukia, c’est-à-dire entre Drieu et Christiane Renault ; le mari de Beloukia, Louis Renault, devenant Mansour. Dans la description psychologique d’Hassib, l’auteur reprend l’antienne habituelle : rêveur, « voluptueux jusqu’à la paresse », idéaliste (mené « par la soif de l’absolu ») avec un fond de nihilisme4, faible – par rapport à Mansour. Nouveauté cependant, l’homme de quarante ans passés voit quel débauché il a été. L’héroïne, elle, est parée de toutes les qualités, de toutes les grâces. Ce roman n’est qu’un témoignage d’amour de Drieu pour Christiane Renault, qui représente le type de femme, vivante et au physique généreux, qu’il a toujours cherché. Dans ce roman Drieu évoque aussi brièvement “ l’amour ” qu’il a connu au combat, quand il chargeait (ici à cheval) aux côtés de ses compagnons. Désirée depuis l’après-guerre, la communion fraternelle d’hommes agissants est une des raisons qui poussent Drieu à rejoindre le PPF. Le thème de la trahison, récemment introduit dans l’œuvre, se manifeste ici à travers l’intrigue politique qui sert de toile de fond à la passion d’Hassib et de Beloukia. En effet, Hassib aime la femme de Mansour, le servant du Khalife et du système en place (c’est-à-dire le capitalisme), tandis que lui-même agit – seulement « comme exhortateur »5 – pour le rival du Khalife, qui veut instaurer un nouveau régime (c’est-à-dire le fascisme). Drieu, « divisé »6 comme son héros, estime ne pas pouvoir échapper, d’un côté comme de l’autre, à la trahison : il aime une bourgeoise, alors qu’il lutte pour un socialisme antibourgeois. Dans la réalité il s’accommoda de cette position en porte-à-faux, même si, comme nous le verrons, la révélation publique de l’aventure entre Drieu et Christiane Renault provoqua des tensions au sein de l’exécutif du PPF. Le roman, lui, se clôt sur la victoire de Mansour et la disparition d’Hassib (peut-être son suicide ?), ce qui est une façon d’éluder ce problème de la trahison. De juin 1936 à janvier 1939, bornes de son adhésion au PPF, Drieu s’engage enfin, mais son activité se limite à quelques prestations d’orateur et à la position de propagandiste dans l’organe officiel du parti, L’Émancipation Nationale.

1 Dès le 24 août, dans un autre article de Révolution ?, il se prononçait ainsi : « L’existence des métèques et de la canaille rend impossible, parce qu’affreuse et trop longtemps chaotique, une révolution d’initiative communiste. Et elle appelle le développement d’un fascisme. » 2 Révolution ?, 19 octobre 1935. Parallèlement, il écrit dans L’Europe Nouvelle du 5 novembre que fascisme et communisme ne sont que des « prétextes », que « Hitler et Staline (...) sont pareils ». 3 Révolution ?, 2 novembre 1935. Dans le numéro du 30 novembre il définit ainsi le « fascisme » : « Un homme qui a passé par le marxisme ou qui s’y est frotté sérieusement. » Cependant, dans Les Nouvelles Littéraires du même jour, le fascisme devient un essai de « fusion » entre des valeurs anciennes et nouvelles ! 4 Beloukia, p. 78 pour la première citation et p. 83 pour la seconde. Pour ce qui est du nihilisme, Hassib se livre, même dans les jours de bonheur plein, à « l’ivresse de tout perdre » (ibid., p. 155). Dès 1925, Drieu écrivait aux Clément : « j’aime me perdre » (cité dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 194). 5 Beloukia, p. 82. 6 Ibid., p. 98.

68 Chapitre 12. Plume de propagande.

Les élections législatives des 26 avril et 3 mai 1936 ont porté au pouvoir un gouvernement de Front populaire le 4 juin. Ce n’est pas la première fois que la gauche gagne des élections législatives depuis la fin de la guerre (ce fut le cas en 1924 et en 1932), en revanche c’est bien la première fois qu’un membre de la SFIO devient président du Conseil. Léon Blum s’appuie pour gouverner sur une majorité parlementaire regroupant les radicaux, les socialistes mais aussi les communistes. Même si ces derniers refusèrent de participer directement au gouvernement, ils votèrent presque toujours pour lui. Cette unité des gauches dans le Front populaire, qui s’est mise en place à partir de l’été 1934, Jacques Doriot la réclamait déjà au lendemain du 6 février, ce qui précipita son exclusion du Parti communiste, alors encore opposé à toute alliance. Si le Front populaire se fait malgré lui, Doriot ne se démoralise pas et fonde le PPF le 28 juin 1936, dans son fief de Saint-Denis, dont il est maire. Drieu, présent dès ce premier rendez-vous, place de grands espoirs dans cet événement1. Il débute aussi sa collaboration au tout nouvel hebdomadaire du parti : L’Émancipation Nationale, dans lequel il produisit plus d’une centaine d’articles. Ces articles nous permettrons de suivre l’évolution de Drieu sur la période. Deux voyages encadrent l’adhésion de Drieu au PPF. Au début juin, il est en reportage pour Marianne en Allemagne, où il visite une école de formation des chefs. Dans ce lieu où sont présents « les traits essentiels de la grande vie grecque et de la grande vie du moyen âge : Acropole et Abbaye », la pensée « s’élance dans un seul jet avec la sœur jumelle »2 : la passion. Drieu voit se concrétiser un rêve de sa jeunesse, celui d’une éducation alliant le développement du corps et de l’esprit. Il n’évite pas la comparaison entre ce qu’il voit et le souvenir de son séjour d’adolescence à Oxford : l’Angleterre est dépassée par les pays révolutionnaires, Russie, Italie, Allemagne. Et Drieu s’apitoie sur la France, pays toujours en retard sur ce qui se passe partout ailleurs. Au début juillet, Drieu fait un voyage en Italie, dont nous ignorons tout. Il s’attarde quelque temps sur la Côte d’Azur, passe à Marseille le 26, où il assiste à une réunion du PPF, et s’embarque pour l’Afrique du Nord. La guerre civile espagnole a débuté depuis le milieu du mois, entre le gouvernement républicain et les généraux Franco, Sanjurjo, Mola Vidal et Queipo de Llano. Drieu visite le quartier général des rebelles franquistes, au Maroc espagnol, puis gagne l’Espagne. À Séville, il rencontre de Llano et obtient l’autorisation de se rendre sur le front de Méridia comme correspondant de guerre. Il est de retour dans le Midi à la fin du mois d’août. Drieu livre au Figaro les impressions sur son passage au front. C’est pour un besoin personnel qu’il s’y est rendu, pour mesurer sa réaction face à la guerre revenue. Il tire la conclusion qu’il n’y a qu’au front qu’il a « trouvé la certitude » : « Ici seulement, un homme se connaît à fond, il sait ce qu’il croit, ce qu’il veut, ce qu’il peut. Et cette certitude il la lit dans le regard d’un compagnon »3. Une fois encore, le combat, avec les risques et la fraternité, l’intéresse davantage que les idéologies qui s’affrontent, même si dans L’Émancipation Nationale du 19 septembre il analyse la constitution de la coalition rebelle, avec sa Phalange « unitaire » « comme tous les partis fascistes ». La lecture des articles de L’Émancipation Nationale pose problème. Quand il s’engage au PPF Drieu est bien fasciste, car les deux éléments qui manquaient à la fin de l’année 1934 sont présents : si Drieu n’est pas ouvertement raciste, certains articles (cf. Révolution ?) ont révélé une xénophobie sourde ; quant à l’anticommunisme, le serment du PPF contient : « Je jure de consacrer toutes mes forces à la lutte contre le communisme »4. Mais demeure-t-il fasciste sur toute la période ? La difficulté, pour le vérifier, est que les articles donnés à L’Émancipation Nationale sont des textes de propagande qui dissimulent la pensée de Drieu et suivent l’évolution de la ligne du parti. Pour se convaincre de la réalité de cette propagande on peut citer deux exemples. Dans L’Émancipation Nationale du 24 septembre 1937, Drieu écrit : « Vous me dites : “ Bon, alors, du moment que vous ne faites pas un parti communiste, vous faites un parti fasciste (...) ”. Je réponds : “ Nous faisons un parti français. (...) un parti révolutionnaire à la française ” »5. Tandis que nous lisons, dans une lettre à Victoria Ocampo du 7 octobre : « Du moment que je ne suis pas communiste, que je suis anticommuniste, je suis fasciste. (...) Politiquement, je crois qu’on ne peut être que fasciste ou communiste. (...) j’appartiens à un groupe qui n’est pas vraiment fasciste – du moins pour le moment »6. Le second exemple témoigne du culot du propagandiste, qui ne se refuse pas à dénoncer ce que font les autres et ce qu’il a lui-même fait, tout en se justifiant de ne l’avoir pas fait. Ainsi, dans son article du 11 juillet 1936, Drieu moque les intellectuels qui font des voyages brefs dans des pays étrangers et en reviennent avec la certitude de les avoir compris. Il note même, alors que nous savons qu’il a été profondément séduit par les cérémonies nazies, qu’il s’est rendu dans ces pays « pour lutter contre [ses] possibilités d’engouement »7 ! Il est plusieurs thèmes récurrents tout au long de cette période où Drieu prétend faire du « journalisme politique »8 et non de la propagande. L’homme qui écrivait à Jean Paulhan en 1925 : « on ne peut rester pur et libre et

1 Maurice Martin du Gard rapporte dans ses mémoires cet optimisme de Drieu en juin 1936 : « Drieu m’assure que Doriot empêchera la guerre, détruira la démocratie et le capitalisme », qu’il est « l’homme providentiel qui sauvera la France du Front populaire et qui, seul, tiendra Hitler en respect » (Les Mémorables, vol. III, Flammarion, 1978, p. 208). 2 Marianne, 24 juin 1936 pour les deux citations. 3 Le Figaro, 11 septembre 1936. Il rajoute : « Je n’ai jamais pu tirer d’une femme un regard pareil. » 4 Avec Doriot, p. 13. 5 Chronique politique, pp. 70-71. 6 Lettre citée dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., pp. 389-390. 7 Avec Doriot, p. 28. 8 , 12 juin 1937 (Sur les écrivains, p. 144). Dans cet article, Drieu confie qu’il accepte l’écart entre son opinion et sa mise en pratique au PPF.

69 faire de la politique, si hautement qu’on la transpose »1, accepte maintenant les compromissions et met sa plume – qui s’essaie au style populaire – au service d’un journal recourant parfois à la bassesse. L’anticommunisme, premier de ces thèmes, est souvent primaire. Le communisme est l’ennemi facile. Pendant les six premiers mois d’existence du PPF l’anticommunisme est très présent dans les articles de Drieu. Du début 1937 à avril 1938, il devient épisodique. À cette date, le gouvernement Daladier (formé le 10 avril 1938) infléchit vers la droite la politique française. Le danger communiste s’éloigne désormais pour la bourgeoisie. Jusqu’en décembre 1938, Drieu remplace donc progressivement son anticommunisme par de l’antimarxisme, ou dénonce l’impérialisme russe qui s’abrite derrière le mot communisme. Dans l’un de ses derniers articles à L’Émancipation Nationale, le 18 novembre 1938, Drieu parle du « vieux fruit pourri de la démocratie française, rempli de ces vers qui font si bon ménage ensemble, somme toute : le capitalisme et le marxisme. » Cet anticapitalisme de la fin de l’engagement rejoint celui des premiers jours au PPF, où Drieu notait « qu’au-dessus du peuple, il faut des chefs et non des riches »2. Entre temps, Drieu est passé par une position beaucoup plus conciliante pour le capitalisme : « Il faut que la France choisisse entre un capitalisme contrôlé, formule prudente et souple, et un socialisme étatiste et bolchevisant », expose-t-il le 1er octobre 1937. Cette évolution répond à celle du PPF et aux changements de public ciblé par L’Émancipation Nationale qui en découlent. On peut distinguer quatre phases dans l’évolution du PPF jusqu’au départ de Drieu. La première phase, celle de l’essor et de l’optimisme, s’interrompt au moment où Léon Blum annonce la « Pause » dans les réformes, le 13 février 1937. Cette phase correspond à une ouverture du parti aux déclassés de gauche et de droite, aux communistes déçus par l’inféodation à Moscou et aux déçus des ligues, en vue de constituer un parti unique. Suit une phase de stagnation, entre la « Pause » et la démission de Blum en juin, où le PPF cherche à séduire la moyenne bourgeoisie. Drieu est fidèle à cette nouvelle ligne : le 13 mars, son article a pour titre « Si la bourgeoisie veut encore être quelque chose ». D'autres articles du même acabit suivent. Dans celui du 20 mars commence le glissement qui éloigne Drieu de l’anticapitalisme ; en effet, il ne s’oppose plus alors qu’au « grand capitalisme »3. Le 27 mars 1937, Doriot concrétise sa nouvelle position en lançant le Front de la liberté, qui doit être à la droite ce que le Front populaire est à la gauche. Hélas pour lui, Doriot se heurte en juin au refus de La Rocque d’y participer. Ce qui n’empêche pas Drieu de soutenir l’initiative de son chef en juillet et août 1937. L’orientation politique de ses articles s’en ressent. Le 6 août, il défend ainsi une position nataliste et prône le retour à la cellule familiale, dénonce les étrangers et s’oppose à la guerre civile qu’il dit entretenue en Espagne par les brigades internationales4. À partir de juin 1937, le PPF a entamé une phase de déclin irrémédiable. Un événement marque ce tournant : Doriot est révoqué par le gouvernement de son poste de maire de Saint-Denis, pour raisons administratives, le 25 mai. Marqué par ce renvoi, par sa défaite en juin face au candidat communiste, et alors qu’il a abandonné son mandat de député, Doriot entre alors dans ce que son biographe appelle une « période d’aventures politiques »5 et de luttes de pouvoir. Pendant cette troisième phase, le PPF maintient son positionnement à droite. Drieu propose, dans L’Émancipation Nationale du 1er octobre 1937, des modifications constitutionnelles6 raisonnables qui feraient douter que Drieu ait jamais été fasciste. Curieusement, il accepte alors le « régime électif et démocratique », ne souhaite « en France, face à face, que deux grands partis » et veut impulser de la force et de la discipline dans la démocratie en restaurant « à la fois la liberté et l’autorité »7. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit ici de propagande séductrice, pour tenter de convaincre les indécis de la droite modérée. Cet article est d’ailleurs l’unique de ce genre dans l’ensemble des articles à L’Émancipation Nationale, et Drieu revient à l’antiparlementarisme dès mars 1938 en évoquant la « décadence parlementaire »8. Ce même mois, La Rocque rejette de nouveau la proposition de Doriot d’adhérer au Front de la liberté. La radicalisation à droite qui s’ensuit pour Doriot ouvre la dernière phase du PPF au moment de la signature des accords de Munich (29-30 septembre 1938), qui accordent au Reich allemand le territoire des Sudètes et préservent (provisoirement) la paix. Doriot s’affirme pro-munichois, ce qui conduit certains membres éminents du parti (Bertrand de Jouvenel et Victor Arrighi, par exemple), en désaccord avec cette position, à démissionner. Drieu, gagné par le pessimisme9 au cours de cette dernière phase de son engagement, relâche alors la bride à son anticapitalisme. Il s’oppose lui aussi à la nouvelle position de Doriot et défend le point de vue original suivant : on ne peut « barrer et détourner l’expansion des pays fascistes »10 qu’en devenant fasciste à son tour. Ce désaccord, doublé de la découverte que Doriot était stipendié par Mussolini, entraîne le départ de Drieu au début du mois de janvier 1939. Dans la lettre de démission que Drieu adresse à Doriot le 6 janvier, il lui reproche d’avoir trahi la raison d’être du PPF en ne le transformant pas en véritable parti fasciste, et surtout il lui en veut de ne pas avoir été à la hauteur en tant que chef : « Chacun de nous était incomplet et faible, mais il se livrait à vous pour que vous le complétiez par les autres »11. Innocemment, Drieu livre ici la

1 Textes retrouvés, p. 83. 2 Avec Doriot, p. 19. 3 Avec Doriot, p. 173. 4 Drieu signe d’ailleurs le « Manifeste aux intellectuels espagnols » pour la civilisation et contre la barbarie communiste, publié le 10 décembre 1937 dans Le bi-mensuel franco-espagnol. Occident. 5 Dieter Wolf, Doriot. Du communisme à la collaboration, Fayard, 1969, p. 424. Nous nous appuyons sur cet ouvrage en ce qui concerne l’évolution du PPF. 6 « Il faut que la nation élise à deux moments distincts : les représentants chargés de contrôler l’exécutif et le Président de la République qui choisit le président du conseil et ses ministres » (Chronique politique, p. 72). Drieu veut également supprimer le second tour des élections législatives. 7 Ibid., p. 73 pour la première citation, p. 74 pour la seconde et p. 75 pour la dernière. 8 L’Émancipation Nationale, 26 mars 1937. Cet article marque le retour du thème de la décadence – le mot n’apparaît pas dans les articles antérieurs –, signe d’un malaise naissant chez Drieu. 9 Le 8 décembre 1938, il écrit à Jean Paulhan : « Vous croyez encore aux ressources spirituelles et temporelles de la présente société, pas moi » (Textes retrouvés, p. 89). 10 Chronique politique, p. 193. 11 Cité dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 371.

70 raison cachée qui justifie son départ, au-delà des mobiles apparents : Doriot et le PPF ont échoué à satisfaire son besoin d’unité. Le thème du chef est le troisième des thèmes récurrents. Au départ, Doriot a toutes les qualités requises pour tenir ce rôle. Physiquement, c’est un costaud : « grand, gros et fort (...) il sait regarder (...) il est au milieu d’une substance abondante et forte. Il a de la santé »1 nous dit Drieu. Politiquement, il le qualifie de « centriste violent » qui essaye de réaliser « une synthèse »2 des meilleurs éléments de droite et de gauche, ce qui le rapproche, sinon l’identifie, à Drieu. Au fil des mois, celui-ci continue de réclamer la présence d’un chef, sans toutefois nommer Doriot. Le 29 mai 1937, Drieu recommande d’ailleurs aux chefs de s’affronter pour déterminer lequel est l’« homme complet »3 dont la France a besoin. « Il faut à la France un grand parti avec un chef » est le dernier appel clair à la nécessité d’un chef, le 10 juin 1938. Pourquoi Drieu a-t-il ce besoin, qu’il prête à son pays ? C’est, nous l’avons déjà expliqué, la recherche d’un père de substitution qui motive ce besoin. Sans étonnement on voit transparaître cette explication dans le vocabulaire de Drieu. En achevant Rêveuse Bourgeoisie (qui sort en février 1937), Drieu s’est libéré du poids de son vrai père. Aussi, dès le livre terminé, Drieu emploie pour la première fois, le 26 décembre 1936, une formulation révélatrice : « Nos chefs officiels, qu’ils soient des patrons ou des politiciens, ne sont pas des pères pour nous »4. Par la suite il réutilise à plusieurs reprises le mot père, soit en association avec le mot chef, soit comme besoin du peuple, de la jeunesse. Ainsi, le 25 mai 1937, il écrit dans La liberté (journal anticommuniste et antimarxiste dirigé par Doriot) : « Un chef, c’est d’abord un père. » Le thème de la restauration de l’homme apparaît assez peu, mais est présent jusqu’au milieu de l’année 1938. Par restauration de l’homme, il faut entendre lutte contre la « vie des grandes villes »5 par le sport et la régénération du corps, le retour à la nature et les vacances. Alors que le Front populaire innove par la création d’un sous-secrétariat aux Sports et aux Loisirs qui, sous l’impulsion de Léo Lagrange, développe la pratique sportive, Drieu ne mentionne jamais ces initiatives qui abondent dans son sens, quand d’un autre côté il reconnaît l’apport positif du gouvernement Blum en matière sociale6. Au demeurant, pour Drieu, la France reste toujours en retard sur les autres nations, et particulièrement sur l’Italie et l’Allemagne qui « ont mis sur pied un nouveau type d’homme – qui a rattrapé et dépassé le type anglo- saxon »7. La création de stades et des congés payés par le Front populaire est de peu de poids par rapport à cet idéal de l’homme nouveau fasciste... Pour Frédéric Grover, « Drieu va être le principal théoricien d’un fascisme idéal et donner au parti sa respectabilité doctrinale »8 pendant sa période de collaboration régulière à L’Émancipation Nationale. Effectivement, souvent attaqué sur son absence de programme, le PPF réagit par l’intermédiaire de Drieu, qui s’attache – dernier thème récurrent – à définir dans L’Émancipation Nationale l’originalité de ce programme. Déjà, il faut préciser que depuis les débuts du parti jusqu’à sa démission, Drieu défend un fascisme qui se veut typiquement français. À maintes reprises, il explore la question des sources du fascisme pour chercher dans l’histoire et la culture idéologique françaises des origines évitant ou minimisant l’apport étranger. Son opinion sur la question a varié selon les périodes et ne la rend pas fiable9. Lui-même indique de surcroît, vers la fin de son engagement : « Peu importe qui a inventé le fascisme », car pour lui « tout ce qui se remue et agit dans le monde prend la forme du fascisme »10. Les définitions que Drieu offre aux lecteurs de L’Émancipation Nationale sont aussi vagues, aussi simplificatrices que cette dernière phrase. Il écrit par exemple que le fascisme est le « nom que prend en notre siècle l’éternelle nécessité humaine »11. À une seule reprise il se fait plus précis, mais c’est pour applaudir aux aspects extérieurs – spectaculaires – du fascisme et à sa vertu de « restauration du corps », de « défense de l’homme contre la grande ville et contre la machine »12, ce qui dénote une vision irréaliste ou du moins idéalisée des régimes fascistes. Même s’il revient souvent élogieusement sur le fascisme, Drieu n’associe qu’une unique fois PPF et fascisme. Le 23 janvier 1937, donc, avant que ne se dessinât l’orientation de l’après « Pause » vers la bourgeoisie, il note : « nous sommes des fascistes et des réactionnaires au PPF »13. Mais la contradiction n’étouffe pas Drieu qui notait le 7 novembre 1936 : « Il s’agit de faire une révolution », ou le 27 août 1937 que le PPF est

1 Avec Doriot, p. 20. 2 Doriot ou la vie d’un ouvrier français, p. 17 pour les deux citations (citées dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 361). On y lit aussi que la position de Doriot était un « mouvement [qui] cherchait son axe en plein milieu des factions et des fractions », ce qui, comme l’a observé Frédéric Grover, est une description davantage valable pour Drieu que pour Doriot. 3 Avec Doriot, p. 210. 4 Avec Doriot, p. 111. 5 Ibid., p. 41. 6 Le 30 janvier 1937, il écrit : « Congés payés, semaine de 40 heures, salaires humains, contrats collectifs. Très bien » (ibid., p. 136). Ce sont les « deux ou trois lois “ pas mal ” » de « l’expérience Blum » dont il parlait dans le numéro du 7 novembre 1936 (ibid., p. 77). 7 Chronique politique, p. 136. 8 Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 365. 9 En 1928, dans Genève ou Moscou, il écrit que Maurras a engendré le fascisme, alors que dans La Lutte des Jeunes du 2 mars 1934 il note que le « (...) n’est nullement un fascisme » (Textes retrouvés, p. 124). 10 Chronique politique, p. 192 pour les deux citations. La question des origines du fascisme dépasse le cadre de notre étude, mais qu’il nous soit permis d’émettre des réserves sur la thèse de Zeev Sternhell, pour qui le fascisme naît en France avec ce qu’il appelle la « droite révolutionnaire » (cf. Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire : les origines françaises du fascisme, 1885- 1914, Seuil, 1978). Sans rejeter en bloc cette thèse, on peut cependant noter que les origines du fascisme semblent se situer dans la confluence de l’apport révolutionnaire français (de 1789), de la pensée nietzschéenne librement interprétée, du socialisme et du syndicalisme révolutionnaire, ainsi que du darwinisme social. 11 Chronique politique, p. 191. 12 Ibid., p. 50 pour les deux citations. 13 Avec Doriot, p. 132.

71 « profondément, désespérément révolutionnaire »1. Le 5 août 1938, Drieu fournit une définition du mot révolution qui trahit son besoin d’unité : « Nous voulons une révolution, c’est-à-dire un énorme événement qui englobe dans le même triomphe l’intérêt politique et l’intérêt spirituel, un événement où se rejoignent la pensée et l’action, le programme et la doctrine »2. Ce n’est d’ailleurs pas le seul moment où ce besoin apparaît. Ainsi, le principal reproche que Drieu adresse à Léon Blum – hormis le fait qu’il ne soit pas un « père pour les jeunes Français » (L’Émancipation Nationale, 26 janvier 1937) – c’est précisément le défaut d’unité de sa majorité de Front populaire, à laquelle il reproche également son absence de force, de créativité. Si l’on veut tenir, avec Grover, Drieu pour le doctrinaire du PPF, force est de constater la pauvreté de cette doctrine et l’apparente carence de programme du parti, que Drieu va tenter de camoufler sous une abondance de formules générales et de mots positifs. La première ébauche de programme date du 31 octobre 1936. On y lit : « nous voulons changer, et changer profondément, tout le système politique, social, économique de ce pays »3, ce qui reste au niveau de la déclaration d’intention. Le 7 novembre, le PPF s’assigne la tâche de « sauver la France », mais Drieu n’avance, pour tout moyen d’y parvenir, qu’un « gouvernement solide et durable »4. La semaine suivante, après le premier congrès du parti, Drieu est heureux d’annoncer l’existence d’un programme ; il repose exclusivement sur le nationalisme et l’organisation d’un État fort dominé par un chef humain et non tyrannique. Mais ce programme bien vague, que Drieu reconnaît lui-même « nu et simple » mais « tranchant entre capitalisme et socialisme », est de toute manière moins important que l’« état d’esprit »5 du PPF. Le 2 janvier 1937, Drieu plaide pour ce qui constitue la véritable constante du programme qu’il défend : le corporatisme. Mais il semble bien pour lui, éloigné des réalités économiques, que ce n’est qu’un mot, comme incite à le penser l’extrait suivant : « Nous devons créer une république syndicaliste, coopérative, corporatiste – appelez-la comme vous voudrez »6. Pour obvier aux critiques sur l’absence de programme, Drieu adopte deux stratégies complémentaires. Dans un premier temps, comme on l’a vu, il met en avant l’esprit sur le programme. Poursuivant sur sa lancée, il subordonne le programme à d’autres éléments, à la jeunesse ou à la force (le 5 juin 1937), ou bien même au Front de la liberté (le 3 juillet 1937). Dans un second temps, il entame une litanie d’épithètes pour remplacer l’évocation du programme : le PPF est un « parti d’hommes », le « parti de la vie » ou « Le parti vivant », puis « Le Parti de la bonne humeur » et le « Parti de la Santé », le « parti de l’esprit vivant », enfin un « parti de combat »7. À partir du début de l’année 1938, quand le déclin du PPF est manifeste, Drieu cesse de qualifier son propre parti pour exposer les qualités d’un parti virtuel. À cet égard, le titre de l’article du 11 mars est significatif, car Drieu marque : « Les vertus d’un grand parti » et non « les vertus de notre parti ». Sa position se rétracte désormais sur le besoin d’un parti « hiérarchisé », « neuf »8 et soumis à l’autorité d’un chef, en fait un véritable parti fasciste pour dépasser l’échec patent du PPF. Depuis l’été 1937, Drieu est définitivement muet sur le programme du parti. Au milieu de l’année 1938 il ne fait que deux tentatives, mais pour préciser cette fois « La pensée du PPF » (titre de l’article du 10 juin) et « Le fonds philosophique de notre doctrine » (titre des trois premiers articles du mois d’août). En fait de “ pensée ”, Drieu rejette tout « nouveau travail doctrinaire » et réclame des « méthodes d’action » qui réaliseront la « fusion »9 des trois doctrines : socialisme, syndicalisme, nationalisme. Et il affirme ensuite la présence « des idées et des méthodes porteuses de décision »10 au sein du PPF, sans bien sûr les définir. Si l’on voulait résumer d’un trait moqueur, on écrirait que la “ pensée ” du PPF c’est d’avoir des idées... donc une pensée. Quant au “ fonds philosophique ” de la doctrine, Drieu certifie : « nous avons l’esprit de combat, c’est que nous avons l’esprit de doctrine »11... Après cette analyse des thèmes récurrents du discours de Drieu dans L’Émancipation Nationale, reprenons le fil chronologique où nous l’avions suspendu. Après son retour d’Espagne en août 1936, Drieu consacre les quatre mois qui suivent a son travail de chroniqueur du PPF et à sa passion pour Beloukia, avec laquelle il fait deux séjours à Londres et passe quelques jours à Vienne et dans le Tyrol en fin d’année12. L’artiste en Drieu ne peut se contenter d’écrire des articles dans la presse, aussi commence-t-il la rédaction de son grand roman autobiographique, Gilles, le 25 janvier 1937. Pour y travailler, Drieu prend quelques vacances, en juin à Deauville, en août à Cambridge et en décembre à Cannes. À son retour d’Angleterre, il apprend que son amour pour Beloukia n’est plus secret, à cause de l’interception d’un télégramme par Louis Renault. La révélation publique de cette liaison provoquera quelques remous au PPF pendant l’hiver suivant, les dirigeants du parti se demandant si Drieu y a encore sa place, au moment où lui-même parle de sa « déception politique »13. Pour quelle raison reste-t-il dans un parti qui l’a déçu ? Parce que sa tribune dans

1 Ibid., p. 77 pour la première citation ; Chronique politique, p. 58 pour la seconde. 2 Ibid., p. 160. 3 Avec Doriot, p. 72. 4 Ibid., p. 76 pour la première citation et p. 77 pour la seconde. 5 Ibid., p. 83 pour les trois citations. Dans la préface au livre Avec Doriot (recueil de la plupart des articles de Drieu à L’Émancipation Nationale, depuis la fondation du PPF jusqu’au 29 mai 1937), Drieu écrit, dans le même ordre d’idée, que « ce qui compte c’est l’esprit du parti qui tient en main le programme » (p. 7) et qui est « un esprit de vie et d’action, de rapidité » (p. 8). Ceci permet à Drieu de faire l’impasse sur la présentation dudit programme. 6 Ibid., p. 168. 7 Dans l’ordre des citations : article du 20 mars 1937 (ibid., p. 173), article du 22 mai 1937 (ibid., p. 207), titre de l’article du 3 juillet 1937, titre de l’article du 10 juillet 1937, titre de l’article du 13 août 1937, titre de l’article du 10 septembre 1937, article du 24 septembre 1937 (Chronique politique, p. 68). 8 Ibid., p. 104 pour la première citation ; Combat, mars 1938 pour la seconde. 9 L’Émancipation Nationale, 10 juin 1938. 10 Ibid. 11 Chronique politique, p. 160. 12 Il lui écrit alors : « Comment ai-je pu pendant des années, préférer la diversité à l’unité » (cité dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 379). Son besoin d’unité, toujours présent, affleure ici, mais c’est une constante de sa personnalité sans doute reléguée dans son subconscient. 13 Lettre du 8 septembre 1937, citée ibid., p. 389.

72 L’Émancipation Nationale lui permet de toucher « toutes les semaines des centaines de milliers de personnes qui ne [le] liraient jamais si [il] n’étai[t] pas au Parti »1. L’article du 11 février 1938 est le premier de L’Émancipation Nationale où Drieu mentionne les Juifs. Il y critique Léon Blum, non pas à cause de l’insuffisance de son action, mais parce qu’il est juif2. Progressivement, Drieu vire à un antisémitisme qui deviendra virulent dans son Journal. Le 29 juillet 1938, il écrit dans L’Émancipation Nationale qu’il y a une « fatalité biologique, anthropologique qui en gros différencie les Juifs des Européens »3. Il encourage le sionisme, par nationalisme, et propose que les Juifs de chaque pays se prononcent entre ceux qui acceptent et ceux qui refusent l’assimilation. Les seconds « doivent évidemment être mis dans le ghetto auquel ils aspirent » ; les premiers doivent premièrement faire « un stage de deux générations dans le pays avant de leur permettre certaines professions et l’exercice des droits politiques »4 et deuxièmement être expulsés en cas de sympathie marxiste (c’est-à-dire communiste). Et Drieu conclue son article par cette phrase : « nous ne pouvons admettre que (...) tant de Juifs tiennent les leviers de commande de l’administration et de la politique »5. Deux ans plus tard, le régime de Vichy se chargera de l’ignoble besogne d’élimination... Drieu n’est pas le seul à être gagné par l’antisémitisme6, mais le sien a une cause précise : il naît de sa rupture avec Berl au cours de l’année 1937, suite au compte-rendu que celui-ci fit de Rêveuse Bourgeoisie, que Drieu prit en très mauvaise part, sur un malentendu (à moins qu’il ne se soit agi là d’un prétexte).

En avril 1938, Drieu est à Venise, pour travailler à Gilles, plongé dans son « étrange fatalité de solitude »7 ; le premier jet du roman est achevé le 20 août, au moment où il fait une cure à Vichy, après une quinzaine de jours passée à Annecy. Le 24 juin 1938, Drieu innove dans la longue théorie de ses articles à L’Émancipation Nationale en écrivant ses « Réflexions sur le catholicisme » (titre de l’article). Ayant déjà, depuis le 16 janvier 1937, réintroduit des considérations historiques – notamment sur un Moyen Âge mythifié – Drieu développe ici l’idée que le christianisme des temps anciens était « mâle, compréhensif, mais affirmatif, portant bravement les contradictions du monde et les résolvant par la complexe organisation de l’esprit et de la vie qu’il offrait aux hommes »8. Nous ne pensons pas qu’il faille mettre sur le compte de l’orientation à droite du PPF (déjà amorcée) ce soudain intérêt pour les questions de religion. D’ailleurs, les préoccupations religieuses de Drieu ne vont que s’accroître pendant les années suivantes. Il faut plutôt voir ici le premier moment d’un tournant important dans sa vie. Nous avons montré qu’il est déçu par le PPF depuis septembre 1937, et que sa démission intervient parce qu’il n’a pas réussi à y trouver son unité. Le recours aux parallèles historiques et la mythification de certaines époques – qu’il dénonçait lui-même9 – sont le résultat des recherches dans le passé d’un Drieu en quête d’un nouveau modèle où placer ses aspirations et son besoin d’unité. Se rendant compte que le fascisme ne se fera pas en France – son pessimisme en témoigne – Drieu exhume un christianisme médiéval idéal, qui joint « les valeurs du héros et du saint, du croisé et du martyr »10. Mais le passé ne pouvant inspirer pratiquement sa vie, Drieu se retourne vers le vecteur du christianisme : l’Église. Lui qui la jugeait jadis décadente, pense maintenant (le 12 août 1938) qu’elle est une « masse de science et de sagesse, (...) le trésor le plus complet et le plus sûr de l’Europe » et qu’elle ne peut « être divisée entre les États ni exploitée par eux »11. L’Église est la seule institution européenne et nationale à la fois, repère séduisant pour un Drieu européen de cœur et nationaliste par choix politique. Elle est hiérarchisée de surcroît, obéit à un chef, et associe les considérations spirituelles et temporelles. Drieu aurait-il trouvé son idéal ? Se reconnaissant lui-même débauché, on imagine mal Drieu endossant une soutane. En outre, pour ce qui est de la restauration du corps par le sport, la hiérarchie catholique n’est certes pas un modèle du genre. Non, manifestement, Drieu ne peut placer ses espoirs dans l’Église. Quelle solution adopter ? Nous verrons qu’il plaça son attente dans le mysticisme. D’autre part, Drieu cherche dès 1938 un nouveau chef en remplacement de Doriot, défaillant. Alors que lui-même se tourne vers la religion, sinon le mysticisme, Drieu fait (le 19 août) de Staline, Mussolini et Hitler, des « mystiques »12 ! Voilà, semble-t-il, les seuls chefs valables. Il faudra la guerre pour que Drieu accepte Hitler comme chef idéal en s’identifiant même à lui, comme il l’initie déjà ici. Même s’il est déçu par le PPF, et malgré la propagande dont il use dans L’Émancipation Nationale et qui brouille le déchiffrement de ses opinions, il apparaît que Drieu, au moment où il se désengage de la politique en janvier 1939, est toujours fasciste. Chacun des critères de la doctrine a eu, à un moment ou à une autre, droit de cité dans ses articles de 1936 à 1938. Nous essaierons de mesurer si Drieu reste fasciste pendant ses dernières années.

1 Témoignage recueilli par Pierre Andreu (ibid., p. 366). 2 « Ce que je reproche avant tout aux juifs (sic), c’est d’être des bourgeois qui embourgeoisent tout ce qu’ils touchent. Ce sont eux qui ont embourgeoisé le socialisme » ; « Les juifs (re-sic) ne sont pas du tout des révolutionnaires, à peine des agitateurs, ce sont surtout des agités » (Chronique politique, p. 105). 3 Ibid., p. 156. 4 Ibid., p. 158 pour la première citation et pp. 158-159 pour la seconde. 5 Ibid., p. 159. 6 « L’antisémitisme pendant toute la période du Front populaire s’exprimait avec une violence accrue » (Dominique Borne, Henri Dubief, op. cit., p. 180). 7 Cité dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 394. 8 Chronique politique, p. 141. Déjà, dans La Revue du siècle de juillet-août 1933, il évoquait les « beaux christs virils » des façades des cathédrales. 9 Cf. supra, p. 87, première note de bas de page. Dans Mesure de la France (p. 103), il écrivait : « je ne me laisserai pas entraîner au jeu pervers des analogies historiques »... 10 Chronique politique, p. 142. 11 Ibid., p. 165 pour les deux citations. 12 Ibid., p. 167.

73

Cinquième partie :

le sursaut de la collaboration (1939-1942).

74 Chapitre 13. L’étiage avant le sursaut.

Sa démission du PPF délivre Drieu de l’obligation d’écriture hebdomadaire dans L’Émancipation Nationale. Elle lui procure ainsi le temps nécessaire pour parachever Gilles. C’est chose faite après deux séjours, en avril à Biarritz et en mai-juin à Vichy, mais le roman n’est imprimé que le 5 décembre 1939. Entre temps l’histoire connaît une nouvelle accélération de son cours, avec la signature du pacte germano-soviétique le 23 août puis le début de la seconde guerre mondiale qu’entraîne l’agression de la Pologne par l’Allemagne le 1er septembre. En vertu de leur alliance avec la Pologne, l’Angleterre et la France déclarent la guerre à l’Allemagne le 3 septembre. Drieu est appelé par erreur dans un dépôt de réserve. Son goût n’est pas de replonger dans les servitudes de la caserne et de la troupe, même si quelques velléités d’action le saisissent. Il se verrait bien à un poste d’agent de liaison auprès de l’armée anglaise et effectue des démarches en ce sens. Parallèlement, il entreprend de se faire réformer, ce qu’il obtient le 28 septembre. Suivant sans doute le modèle donné par Gide, dont le journal littéraire est sorti juste avant la guerre, Drieu tient son Journal depuis le 9 septembre. On y découvre au quotidien la valse-hésitation de Drieu devant le conflit : désireux d’y participer et d’y échapper à la fois. D’autre part, il a tenté sans succès d’obtenir auprès de Jean Giraudoux, le commissaire à l’Information, une mission de type diplomatique en Espagne, en arguant de ses relations dans le milieu franquiste, de son engagement passé au PPF et de sa position de « fasciste français »1. Et Drieu s’interroge sur ce qu’il va faire : écrire des livres ? des articles ? ou s’engager « dans quelque chose »2 ? Les événements trancheront pour lui, se dit-il. En attendant qu’ils le fassent, Drieu se replie sur l’écriture : quelques articles dans la presse, une pièce de théâtre, un essai et son Journal. Ce Journal, que Drieu a tenu jusqu’à sa mort malgré quelques interruptions, joue un rôle important dans ses dernières années. Quel est son contenu ? Drieu, qui n’a pas l’habitude de cet exercice quotidien, revient fréquemment sur quatre sujets principaux pendant la première période continue, de septembre 1939 à juillet 1940. D’abord il se raconte et égrène ses souvenirs, notamment ses amours. Ensuite, comme dans tout journal intime, il relate les faits du jour : rencontres, réflexions, etc. Il s’intéresse par ailleurs aux événements de la guerre et à leurs prolongements possibles. Enfin, le Journal charrie un mélange de ressentiments, de phobies et de frustrations. Il faut noter que Drieu voulait une publication intégrale de celui-ci, et on aurait tort d’interpréter le recul de l’antisémitisme affiché dans les œuvres et les articles des premières années de guerre comme un recul de son antisémitisme. Les délires antisémites du Journal attestent du contraire. Ils ne ressortent pas à la seule sphère privée, car Drieu n’a pas hésité à afficher son antisémitisme naissant dans L’Émancipation Nationale ou dans Gilles. Ce recul de l’antisémitisme public n’est que la conséquence du déversement exhaustif de toute hargne dans le Journal. Cette fonction d’exutoire permet en outre à Drieu de réaliser des romans plus purs et plus autonomes, car moins personnels, moins soumis au besoin de se confesser et de se décharger de ses obsessions. Pourquoi Drieu est-il devenu antisémite ? Son adhésion au fascisme et la séduction du nazisme cristallisent sa croyance dans le racisme biologique, grâce au flou qui a toujours entouré chez lui le concept de race, et sur fond de xénophobie et d’antisémitisme croissant avec la crise des années trente. De plus, pour un esprit qui résume la complexité du monde par des mythes, le Juif fournit un bouc-émissaire commode. La rupture avec Berl n’est que le déclencheur de cet antisémitisme qui est du domaine de la croyance et de l’irrationnel. Insistons sur un point primordial dans l’évolution finale de Drieu : l’effacement de l’intellectuel. Il est en partie la cause de sa déception au PPF et de son échec personnel à agir en tant qu’intellectuel. Le 18 juin 1938, il notait déjà dans L’Émancipation Nationale : « L’heure des intellectuels dans la politique est passée : l’heure des hommes d’État est revenue. » Le 20 juillet 1939, dans le Courrier de Paris et de la Province, il persiste : « Il ne peut plus y avoir d’intellectuels quand il n’y a plus d’hommes d’action. » D’autre part, sous prétexte d’unité du corps et de l’âme, Drieu critique depuis 1938 le rationalisme hérité des Lumières3. Si l’un des attributs de l’intellectuel est l’esprit critique, alors on peut dire qu’en perdant celui-ci au profit de l’antirationalisme et de la recherche d’une mystique, Drieu étouffe en lui l’intellectuel. Le fascisme nie l’intellectuel au profit de la masse, et la pensée au profit de l’action. Drieu s’en rend parfaitement compte car, dans un texte de l’hiver 1939-1940, il pose que les régimes totalitaires anéantissent « toute autonomie des institutions spirituelles (églises, universités, académies, etc.) » et ajoute : « Ainsi on arrive à la destruction de toute élite particulière »4. Dans Gilles, au lendemain du 6 février, Gilles (c’est-à-dire Drieu) propose à Clérences (c’est-à-dire Bergery) d’agir : « Pas de manifeste, pas de programme, pas de nouveau parti. Seulement des sections de combat »5, en résumant de la sorte la mise en pratique du fascisme. Pour continuer à être fasciste, Drieu doit accepter que l’intellectuel s’efface en lui. Il est aussi possible qu’il se soit laissé prendre au jeu de la propagande, qu’il ait fini par croire à ce qu’il écrivait et par confondre son rôle de propagandiste avec celui d’intellectuel, et au final par confondre son échec de propagandiste avec son échec d’intellectuel. Sur ce point, le dénouement de Gilles est révélateur, puisque, sous le faux nom de Walter, Gilles achève son parcours d’homme de pensée comme un homme d’action, le fusil à la main, aux côtés des franquistes, avec la mort presque certaine au bout du compte : c’est une façon de tuer l’intellectuel en lui.

1 Journal, p. 79. 2 Ibid., p. 85. 3 « Nous participons à la critique, au renversement et au remplacement du vieux rationalisme Dix-huitième. Ce vieux rationalisme s’est peu à peu écarté de la considération double et équilibrée qui fonde seul tout humanisme sain : l’homme est fait d’un corps et d’une âme » (L’Émancipation Nationale, 5 août 1938 ; Chronique politique, p. 161). 4 « Écrits 1939-1940 » (repris dans l’édition de Mesure de la France de 1964 ; p. 191 pour les deux citations). 5 Gilles, p. 599. Page suivante, il continue : « je marcherai avec n’importe quel type qui foutra ce régime par terre, avec n’importe qui, à n’importe quelle condition. »

75 L’essor des considérations religieuses participe du même processus d’effacement de l’intellectuel. Déçu par l’inexistence d’un fascisme français, Drieu cherche un substitut où placer ses espoirs et son idéal, dans une croyance au divin d’une grande imprécision. En effet, ainsi que l’a pertinemment relevé Maurice Martin du Gard, Drieu est un « mystique sans Dieu »1, un mystique sans foi qui, par besoin d’absolu, cherche une croyance dans un au-delà indéfini et adaptable au gré des circonstances. Nous avions vu que l’éternité représentait pour Drieu une sphère parfaite où s’inscrivent les pensées et les actes. Dans Gilles, cette idée est confirmée2. Après avoir relancé en lui la croyance dans le racisme, l’intellectuel auto-destitué n’a pas à faire effort pour relancer la croyance au divin. Et Drieu, qui avoue que les « secrets de la religion et de la philosophie, comme ceux de la poésie, lui rest[ent] à peu près interdits », revendique cependant la « force » de la prière, une prière bien vague qui consiste à écrire : « Je compose une oraison, chaque fois que je rédige un article »3, croit-il. Quand Drieu se penche dans son Journal sur son œuvre, il ne retient que La comédie de Charleroi et Interrogation. Dans ce dernier livre, il écrivait : « l’homme s’occupe sur sa terre avec la religion, l’amour et la gloire. (Silence sur l’art qui est un regard sur tous ces agissements) »4. En 1939, la gloire n’est pas au rendez-vous, pas plus que l’amour. Gilles n’est pas un chef-d’œuvre qui le consacrerait en tant qu’écrivain. Pourquoi ? Parce qu’il se juge « Trop intellectuel, pas assez artiste »5 pour faire un grand écrivain. Le désengagement du PPF lui a ôté tout rôle politique reconnu, toute “ gloire ” publique. Quant à l’amour, Drieu se sent vieillir et sa sensualité n’est plus à la hauteur des exigences de Beloukia. Ses lettres à sa maîtresse6 et son Journal nous le montre amer et inquiet, s’ennuyant : « je sens que ma vie est perdue. La littérature française est finie, de même que toute littérature en général dans le monde, tout art, toute création. (...) D’autre part, ma vie individuelle est finie. Finis les femmes, les plaisirs sensuels »7, assure-t-il le 23 novembre 1939. De surcroît, son opinion sur les femmes, telle qu’elle transparaît dans Gilles ou le Journal, s’est durcie8. Le mythe de Pygmalion continue d’être accepté : « La femme est ce que l’homme la fait »9, mais Drieu désespère de ne pas y être parvenu – source supplémentaire d’insatisfaction à l’heure où sa passion pour Beloukia prend le chemin de l’amitié. Après la gloire et l’amour évanouis, reste la religion. Mais pour Drieu, sa « méditation » sur la religion, sans se développer pendant la vieillesse qu’il aborde désormais, risque de s’achever brutalement par « une mort “ prématurée ” »10 – il ne précise pas s’il songe au suicide ou à une mort violente causée par la guerre. En tout cas, le 15 septembre 1939, il écrit dans son Journal un testament religieux et politique. Il s’y prétend antisémite, maurrassien, contre le radicalisme et la franc-maçonnerie, et de religion catholique. Nous avons vu que Drieu se rapprochait depuis 1938 du catholicisme. Ce rapprochement culmine dans Gilles, où, pour vaincre l’opposition entre son adhésion au fascisme (donc au nationalisme qui mène à la guerre) et son désir d’unification européenne, Drieu associe le « principe universel »11 du fascisme – qu’il distingue du nationalisme – et la force spirituelle et temporelle européenne de l’Église. Et Drieu, bien naïvement, fait dire à son double fictionnel : « Nous retournerons le Fascisme contre l’Allemagne et l’Italie »12 pour que l’Europe s’accomplît, en acceptant dès 1939 la possibilité de l’hégémonie de l’Allemagne, mais d’une Allemagne respectueuse des patries. Le catholicisme n’est défendu qu’en tant que dépositaire d’une forme de spiritualité européenne pouvant faire liant. À aucun moment Drieu ne se convertit ou ne fait une profession de foi chrétienne – sauf à considérer son testament du 15 septembre, où il prétend : « Je meurs dans la religion catholique »13, ce qui reste vague. Mais ni dans son Journal ni dans ses oeuvres littéraires il n’affiche une croyance au Christ ou au monothéisme chrétien, mais croit au divin – Dieu – et à ses intercesseurs – les dieux. Le 3 février 1940, dans la revue Aux Ecoutes, Drieu fournit la raison principale de l’écriture de Gilles : « J’ai cédé à un très puissant besoin de confession. Non pas à un ridicule besoin de confession littéraire, mais à une nécessité presque chrétienne. » Que le mot « chrétienne » ne trompe personne. Comme il l’écrit dans le « Journal d’un délicat » : « La littérature n’est qu’une forme édulcorée de la confession, du témoignage qui sont fonctions éternelles de l’homme, fonctions préalables à l’oraison »14. En substance, c’est le même message : Drieu veut que l’écriture soit une prière, et le proclame pour que cela acquière une certaine réalité. Cependant, se confesser c’est aussi une façon de se délivrer de ses fautes et de ses péchés. Et dans la même nouvelle, Drieu livre la clé d’interprétation des prétendus “ crimes ” dont il s’est accusé (Bigarette, avortement de Nicole, ...) : « Le sentiment de la culpabilité, c’est tout simplement le sentiment de la faiblesse »15.

1 Les Mémorables, vol. III, op. cit., p. 126. 2 La relation amoureuse de Gilles et Pauline « pouvait finir parce que c’était déjà passé dans l’éternel » (Gilles, p. 532). 3 Ibid., p. 512 pour les deux premières citations et p. 521 pour la dernière. 4 Interrogation, p. 94. 5 Journal, p. 103. 6 Cf. Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit. 7 Journal, p. 117. Dans le « Journal d’un délicat » (longue nouvelle commencée en 1934 mais achevée en 1940), il écrit : « Je crois vraiment que la littérature est morte » (Histoires déplaisantes, p. 84), et dans Gilles le héros est « mort aux femmes » (Gilles, p. 608). 8 Dans Gilles, la femme est présentée comme étant calculatrice, trompeuse, pleine de préjugés, et on apprend que « les femmes mariées sont des chiennes » (p. 584). Dans le Journal, on lit que les femmes « imitent l’homme » (p. 74), que « La femme trahit toujours l’homme » (p. 78). Enfin, dans le « Journal d’un délicat », il est écrit : « L’esprit d’une femme, cette faiblesse, cette mollesse d’argile » (Histoires déplaisantes, p. 76). 9 Gilles, p. 388. 10 Journal, p. 117 pour les deux citations. 11 Gilles, p. 673. 12 Ibid., p. 675. 13 Journal, p. 84. 14 Histoires déplaisantes, p. 78. 15 Ibid., p. 31.

76 Gilles récapitule schématiquement la vie de Drieu depuis la première guerre mondiale jusqu’à la guerre d’Espagne, seul l’épilogue espagnol relevant de la pure fiction. En effet, on retrouve les principaux protagonistes de la vie de l’auteur : Colette s’appelle ici Myriam, Aragon devient Cyrille Galant, Constance Wash est Dora, Berl est Preuss, etc. Quant à Drieu, il est présent sous le nom de Gilles et aussi sous les traits de Carentan, tuteur de Gilles, image de ce que Drieu se voit devenir. Mais ce livre de confession remplit-il son office ? Gilles restitue de manière beaucoup trop sombre l’époque et les personnages pour qu’il y parvienne véritablement. En fait, ce roman dépeint la décadence de la France telle que Drieu veut la voir1, à travers la décadence des êtres et des actes, et sa propre décadence. En ce sens, le Journal n’est que le prolongement de Gilles : « Le portrait d’un dégénéré et d’un décadent, pensant la décadence et la dégénérescence »2. En revanche, la faiblesse – qui pousse donc à se confesser – obéit au rôle de confession du roman par sa présence, en tant que partie intégrante de la personnalité de Drieu. Si, comme l’écrivait Jean Guéhenno à la même époque, « Vieillir c’est toujours durcir dans le principal de soi-même »3, Gilles est le témoin du vieillissement de Drieu. En effet, dans ce roman ouvertement autobiographique, tous les éléments de la personnalité de l’auteur que nous avons isolé pour chaque œuvre rejoignent et entourent ici la faiblesse : inclination à la rêverie et à la paresse, idéalisme souvent désespéré, solitude – que Drieu juge fatale –, et nihilisme. On les retrouve bien sûr également dans le Journal, le « Journal d’un délicat » et l’inédit de l’hiver 1939-1940 intitulé « Confession ». Disons un mot du nihilisme et de la solitude. Le premier est capital pour comprendre l’évolution de Drieu vers le suicide. Si nous employons le terme d’“ étiage ” pour qualifier la période janvier 1939-juillet 1940, c’est parce que Drieu semble se rapprocher, par l’intermédiaire d’une vague quête du “ divin ”, de la mort, poussé en cela par son nihilisme. Celui-ci se révèle au détour d’une phrase, le 17 octobre 1939 : « Je sais que mon œuvre mourra avec moi, qu’elle meurt avant moi. Alors ? À quoi bon ? Pourquoi continuer ? »4 Un peu plus tard, le 3 décembre, il veut « Brûler tout autour de [lui], allonger les espaces mystiques »5. Ce repli sur soi tient davantage du refus de vivre que de la recherche mystique. D’ailleurs, lui qui veut à toute force qu’écrire soit un acte mystique, une “ prière ”, affirme : « L’écriture est si vaine »6. Dans le « Journal d’un délicat » Drieu nous suggère lui-même la réalité de ses actes pendant la « drôle de guerre » : « Si je glisse vers la solitude, vers le détachement des choses et des êtres, et sinon vers le ravissement mystique, du moins vers la contemplation intellectuelle, n’est-ce point parce que ce sont autant de prétextes pour fuir la vie et pour courtiser la mort ? »7 Le 27 janvier 1945, quelques semaines avant de mettre fin à ses jours, il écrivit : « I think the time of literature is gone », comme le 23 novembre 1939 il déclarait la fin de « toute littérature en général dans le monde »8. Ce parallèle accrédite l’idée que Drieu se serait peut-être suicidé dès 1940, si la défaite et la collaboration ne l’avaient remis en selle. Pourquoi Drieu juge-t-il fatale sa solitude, et ce depuis la guerre de 1914-1918 (cf. supra p. 33) ? Il a fait un usage plus qu’abondant du mot “ fatalité ” et de ses dérivés dans toute son œuvre. C’est sans conteste, avec celui d’“ éternité ” (et ses dérivés), le mot qui revient le plus fréquemment. Cet usage n’a rien d’innocent. Drieu met sur le compte de la “ fatalité ” – concept simplifié, autre mythe – les défaillances, les erreurs et les échecs de son existence. C’est le cas pour la solitude, dont il n’a pas réussi à sortir, et qu’il ressent comme un faix arbitrairement jeté sur ses épaules par cette obscure puissance qu’est la “ fatalité ”. Croyant à la fatalité, il est facile d’y substituer Dieu quand on veut s’aventurer en terrain mystique... D’un autre côté, l’idée de fatalité est parfois liée au nihilisme car elle fournit à Drieu une excuse pour s’y livrer. En effet, à quoi bon lutter contre ce qui est, contre ce qui arrive, puisque c’est le destin qui l’impose. Rappelons en outre que Drieu, qui a quasiment fui toute responsabilité (surtout la paternité), peut aisément s’en absoudre grâce à la fatalité. Le Journal, comme Gilles, mais plus précisément, évoque le « délire de persécution »9 que l’auteur reconnaît et explique par son « complexe d’infériorité »10, mais qui trouverait plutôt sa source dans son idéalisme déçu – Drieu devant estimer que les exigences d’autrui à son égard sont aussi élevées que ses exigences personnelles. Ce que certains critiques ont voulu prendre, après Jean-Paul Sartre, pour de la haine de soi, n’est plutôt chez Drieu que désir de plaire et qu’aspiration noble à de hautes qualités physiques et morales, l’un et l’autre inassouvis, ayant viré à l’auto-dénigrement. À notre sens, c’est ainsi qu’il faut interpréter des phrases comme celles-ci : « j’ai aspiré à être fort et courageux. Je n’ai été ni l’un ni l’autre » (alors qu’il y a eu la charge de Charleroi...) ; « Je ne me suis jamais accepté, (...) toujours je me serais accusé »11. Drieu, nourri de lectures exaltantes, n’a pas supporté le décalage entre réalité et idéalité, qui fait qu’on ne peut être courageux et fort, parfait pourrait-on rajouter, en permanence. La peur, dont on sait à quel point elle a marqué l’enfance et la vie de Drieu (peur des coups en particulier, qui n’empêche pas la sacralisation de la violence), si elle n’est pas abordée dans Gilles, l’est au contraire dans le « Journal d’un délicat ». C’est la peur, « La peur de vivre, la peur de se manifester, de remuer, d’être », qui justifie son refus de procréer. Et c’est la peur de s’« attacher », de s’« enchaîner »12 qui justifie son célibat. Par un certain masochisme – déjà aperçu ça et là dans l’œuvre, et qui est à rapprocher de l’auto-dénigrement – Drieu recherche la solitude pour se livrer à

1 Gilles « sentait en lui voluptueusement sa foi dans la décadence » (Gilles, p. 552). Encore une fois, il est question de croyance... 2 Journal, p. 91. 3 Journal des années noires, Gallimard Folio, 1947, p. 302. 4 Journal, p. 103. 5 Ibid., p. 121. 6 Ibid., p. 85. 7 Histoires déplaisantes, p. 28. 8 Journal, p. 446 pour la première citation et p. 117 pour la seconde. 9 Journal, p. 97. Dans ce Journal, Drieu donne l’impression que tout le monde lui en veut (il n’est pas en reste d’ailleurs...). Il semble que ce « délire de persécution », peu apparent dans l’œuvre, soit déjà présent à l’origine. Ainsi, dès août 1918, il écrivait à Colette : « j’ai déjà des ennemis (Fargue, Cocteau, etc.) » (Correspondance, p. 457), ce qui était évidemment exagéré. 10 « Confession » (« Cahiers de l’Herne », p. 92). 11 Ibid. 12 Histoires déplaisantes, p. 45 pour la première citation et p. 66 pour les deux suivantes.

77 sa peur : encore un prétexte pour fuir la vie et pour courtiser la mort ? Mais la peur, tel Janus, arbore un double visage : peur de vivre – face présentée par Drieu –, et peur de la mort – face enfouie. Oui, la fuite devant la vie, devant tout engagement définitif, ne reflète-t-elle pas la peur de la mort ? Quel meilleur moyen d’y échapper que d’en appeler à la mort même, comme un exorcisme, que d’en faire la base de sa philosophie ? Ainsi, renouant avec l’idée d’État civil de la mort violente fondement de tout pacte, Drieu expose dans Gilles « les premiers articles de sa foi : l’homme n’existe que dans le combat, l’homme ne vit que s’il risque la mort »1. Son raisonnement est peut-être le suivant : si j’accepte la mort, si je la loue, elle m’effraiera moins... La fréquence du mot éternité trahit cette peur de la mort, et c’est pour s’opposer à la disparition irrémédiable (et aussi pour résister à l’à quoi bon nihiliste) que Drieu développe sa croyance dans la sphère de l’“ éternité ”2. Il n’est pas jusqu’au sentiment de la décadence qui n’illustre l’angoisse de mourir, car est-il autre chose que la réaction à l’écoulement du temps assortie de la frustration d’un présent décevant soit par rapport à un idéal, soit par rapport au passé magnifié par le souvenir. Hormis les traits constants de sa personnalité, Gilles recèle le besoin d’unité de Drieu – qui, faut-il ajouter, procède de son idéalisme – soit dans l’union désirée de l’âme et du corps, soit dans celle de l’action et de la pensée3. Dans le « Journal d’un délicat », également, l’unité est désirée : « Ce que je veux, c’est une religion qui s’équilibre entre le corps et l’âme, entre le monde et Dieu »4. Puis Drieu évoque son « besoin d’être en même temps de l’autre monde et de ce monde-ci, de la contemplation et de l’action, d’être hors de la création et dans la création »5. Mais il confie aux Nouvelles Littéraires du 16 décembre 1939 que « Seul un jeune homme peut incarner en même temps l’action et le rêve, l’amour et l’ambition, la spiritualité et la sensualité ». Drieu, vieillissant, est contraint de choisir et ne peut donc plus réaliser l’unité de son vivant, ce qui le pousse à l’envisager dans l’au-delà. Comme il l’écrit dans Gilles, un « intellectuel ne sera jamais un chef »6, et l’intellectuel qui s’efface renonce à être un chef, un guerrier, pour tenter d’être un saint7. Et c’est Hitler qui incarne désormais le parangon du héros, du chef de guerre, supérieur à Napoléon et Alexandre. Cependant, si Drieu se résigne au seul pôle de la sainteté, inconsciemment, par identification progressive avec Hitler, il s’accroche à la synthèse en esprit avec le pôle guerrier. Pendant l’hiver, il écrit : « Il y a en moi un Hitler avorton »8. Au printemps 1940, trois jours après le déclenchement de l’offensive allemande du 10 mai à l’ouest, il va jusqu’à avancer : « Je sens les mouvements de Hitler comme si j’étais lui-même, je suis au centre de son impulsion. Mon œuvre dans sa partie mâle et positive est son incitation et son illustration »9. Dès la fin de 1939, dans un article à La Nación, Drieu faisait des deux génies avec lesquels il se sent une intime parenté, Van Gogh et Nietzsche, les précurseurs d’Hitler ! À propos de Nietzsche, il est intéressant de noter que sa réactualisation dans l’œuvre de Drieu, après une période d’absence à la fin des années vingt – au moment du pacifisme européen –, correspond aux prémices du basculement fasciste à partir de 1931. En 1933 et 1934, il se sert d’ailleurs de Nietzsche pour combattre Marx. En 1939-1940, Nietzsche est très présent dans les textes de Drieu10. Pour rester fidèle à sa jeunesse révolue11, Drieu juge opportun de publier Interrogation, Fond de cantine, La suite dans les idées et Le jeune Européen, revus et corrigés, dans le livre Écrits de jeunesse (composition achevée en avril 1940). L’influence de Nietzsche s’y fait sentir par l’insistance de Drieu à se définir comme prophète, ainsi qu’il l’affirme dans sa préface : « je suis d’abord un écrivain prophétique »12. Pour accentuer son prophétisme, Drieu procède à de multiples retouches, principalement dans Interrogation. Il y supprime même deux poèmes : « Je reviens à vous, hommes » et « Thème métaphysique de la guerre », le premier parce que le retour au front n’est plus d’actualité, le second à cause des développements qu’il contient sur Dieu (assimilé, entre autres définitions confuses, à « la connaissance absolue »13), incompatibles avec l’orientation mystique de l’auteur. Entre l’achèvement de Gilles et celui d’Écrits de jeunesse, Drieu, qui s’ennuie ferme pendant la « drôle de guerre » comme il le répète à loisir dans son Journal, compose une pièce de théâtre sur la Révolution française : Charlotte Corday. L’auteur se devine essentiellement sous trois personnages : Marat, qualifié de « saint »14 par Danton, c’est Drieu à l’orée de la vieillesse ; Saint-Just incarne l’idée de la jeunesse agissante que Drieu conserve en lui ; Charlotte Corday, en même temps qu’elle symbolise la patrie – unifiée, pure et éternelle –, représente l’idéalisme de Drieu. Après avoir appris dans « L’agent double » qu’il existait une “ race ” de chefs, on découvre ici la « race des révolutionnaires »15, dont autant Saint-Just que Charlotte font partie. Ces trois personnages exposent les idées de l’auteur. Là où Saint-Just s’écrie : « Il faut les moyens de la tyrannie pour abattre les tyrans »16, il faut entendre ce que Drieu

1 Gilles, p. 125. 2 Cf. supra : « L’agent double ». Dans un article pour La Nación d’avril ou mai 1940, il note : « il me semble que rien n’est perdu des prières de l’homme et que ma si intense méditation répétée tant de fois le long du quai Voltaire et du quai Conti, s’inscrit sur un registre invisible et indestructible » (Textes retrouvés, pp. 175-176). 3 Cf. Gilles, p. 560 pour la première et p. 680 pour la seconde. 4 Histoires déplaisantes, p. 51. Plus loin, Drieu parle de l’« unité de Dieu » qui l’attire (p. 62). 5 Ibid., p. 30. 6 Gilles, p. 549. 7 « Il faut remplacer l’héroïsme par la sainteté. Ma paresse m’aura tenu lieu de sainteté » (Journal, p. 92). 8 « Confession » (« Cahiers de l’Herne », p. 96). 9 Journal, p. 196. 10 Drieu donne par exemple un article intitulé « Encore et toujours Nietzsche » à Je suis partout du 3 mars 1939. Dans Gilles, Nietzsche est cité textuellement (p. 524) ; il est aussi fait mention de la volonté de puissance (p. 525) – pareillement dans le « Journal d’un délicat » (Histoires déplaisantes, p. 28). 11 Il se veut « vieillard qui n’a pas oublié sa jeunesse ou qui en fait une utopie à demi crue » (Journal, p. 122). 12 Écrits de jeunesse, p. 8. Dans Notes pour comprendre le siècle, essai sur lequel il travaille à la même époque, Drieu écrit que Nietzsche est « le prophète du XXe siècle » (p. 143). 13 Interrogation, p. 96. 14 Charlotte Corday, p. 61. 15 Charlotte Corday, p. 144. 16 Ibid., p. 138.

78 exposait au lendemain de Munich : luttons contre le fascisme par le fascisme. Lorsque Marat réclame un chef pour la France ou qu’il affirme « Si nous ne nettoyons pas la France, nous n’y pourrons rien changer »1, on croit entendre directement Drieu. De même quand Charlotte dit : « J’ai voulu cette Révolution, je la voudrai toujours. Même si elle devient abominable et ignoble »2, on retrouve Drieu thuriféraire de la guerre (guerre et révolution c’est pareil, comme il l’écrivait encore dans Le Figaro du 9 octobre 1939) et l’acceptant comme une fatalité porteuse de renouvellement, au mépris des destructions et des souffrances. Le goût affiché pour l’histoire et l’abus des parallèles historiques sont monnaie courante dans le Journal. Drieu se sent apte à disserter sur l’histoire parce qu’il a lu des livres d’histoire. Mais les thèses qu’il soutient n’étant pas contredites lors de controverses avec des historiens ou d’autres intellectuels, il peut s’enhardir démesurément. Ainsi, il n’hésite pas à écrire : « Il y a somme toute, la même philosophie, la même conception de la vie du monde, chez les Jacobins que chez les Bolcheviks, les fascistes, les nazis »3. Le jour de son quarante-septième anniversaire, le 3 janvier 1940, Drieu note dans son Journal qu’il est furieux de la publication de textes d’Aragon dans la NRF et s’indigne, de façon paranoïaque, de la haine de Paulhan (directeur de la revue) pour lui et de son parti pris en faveur d’Aragon. Il y avait déjà quelques années que Drieu nourrissait une rancœur contre la NRF, suspecte à ses yeux de le dénigrer4. Après un échange de lettres entre Drieu et Paulhan, en avril et mai 1940, et malgré l’intercession amicale de Gaston Gallimard, Drieu décide ne plus avoir de rapports avec la revue. Il avance plusieurs raisons pour se justifier, mais Paulhan n’est pas dupe. Il sait que c’est l’inimitié de Drieu pour Aragon qui motive sa décision. Au moment où, le 10 mai, l’armée allemande déclenche son offensive à l’ouest, Drieu accepte – et c’est le retour de ce thème romantique – la « Barbarie » que va engendrer le nazisme guerrier, une de ces « replongées dans la bestialité » faisant jaillir « de nouvelles forces »5 – et accessoirement trompant l’ennui du scribe bourgeois. L’impressionnante rapidité de l’avance allemande surprend Drieu. Au bout de quelques jours, il pense que « le sort du monde est décidé » : Hitler est vainqueur, ce n’est qu’une question de temps, et Drieu envisage une victoire qui durera peut-être mille ans, avec un nouveau découpage des pays. Ce fait est capital pour comprendre son engagement collaborationniste. En attendant, Drieu récapitule les centres d’intérêt qui lui restent : étude des religions, préparation de son âme à la mort, et curiosité pour les bouleversements historiques en cours. Mais les événements ne laissent pas longtemps à Drieu la sérénité requise pour ces occupations. Craignant d’être arrêté par la police pour ses opinions fascistes, Drieu quitte précipitamment Paris le 10 juin, quatre jours avant l’entrée des troupes hitlériennes dans la capitale. Il se réfugie en Dordogne et s’installe dans un hôtel de La Roque-Gageac, dont le maire est son ami Guillaume de Tarde. Les 19 et 26 juin, Drieu expose dans son Journal les mesures à prendre à la faveur du changement prévisible d’après la défaite. Son vocabulaire à cette occasion est suffisamment éloquent pour qu’il ne soit pas nécessaire d’énumérer ces mesures. En effet, il s’agit de « supprimer », d’« épurer », de « détruire », de « renvoyer »6, etc. On peut citer, à titre d’exemple : « Frapper les dominicains, les jésuites » ; « Ravager les rangs des instituteurs » ; « Poursuivre les demi-Juifs »7. Drieu propose une loi sur les étrangers (et un « Statut pour les métèques »8) dont certains articles seront institués dans les mois qui suivent par le régime de Vichy9. Hormis toutes les suppressions qu’il désire (presse libre, syndicats existants, petites communes et cantons, prix Goncourt, Agrégation, Tour Eiffel, etc.), Drieu souhaite à l’inverse « Fonder une revue, presque seul »10. Il n’est pas encore question de reprendre la NRF, mais Drieu y songe déjà. La défaite lui permettra peut-être de satisfaire sa rancune11. Ces revendications extrêmes et parfois délirantes de Drieu nous éclairent sur la prégnance du fascisme en lui. Même si, par la force des choses, le nationalisme est oblitéré, les autres éléments de la doctrine fasciste sont confirmés : antiparlementarisme (« Suppression de la Chambre et du Sénat ») ; antilibéralisme et anticommunisme ; mise en place d’un État hiérarchisé et autoritaire, appuyé sur des corporations et des « Ordres » de médecins, d’avocats, etc. (sur ce dernier point Vichy répondra à ses aspirations) ; violence revendiquée (le vocabulaire est explicite...) ; effacement de l’individu devant la masse (« La France se perd par les mille ruisselets de l’individualisme ») ; suppression des anciens partis politiques puis création d’un parti unique ; racisme biologique (« Constitution d’une colonie juive à Madagascar ») découlant de la valorisation de « l’homme nouveau » ; primat accordé à la jeunesse (Vichy y sera attentif) ; souci de justice social affiché (« Le socialisme allemand, assoupli par des restes de capitalisme, est mieux armé que la plouto-démocratie de Roosevelt pour organiser une vaste autarcie sans millions de chômeurs »12).

1 Ibid., p. 60. 2 Ibid., p. 76. Elle continue ainsi, dans une phrase où transpire l’idéalisme : « S’il y avait des gens forts, on arrêterait cette abomination et il ne resterait que la grandeur ». 3 « Écrits 1939-1940 » (Mesure de la France, p. 185). 4 En 1938, il se plaignait, dans une lettre à Paulhan : « Pourquoi dans sa publicité la NRF se vante-t-elle de tout le monde sauf de moi ? Depuis des années cela fait une insistance comique » (Textes retrouvés, p. 88). 5 Journal, p. 193. 6 Ibid., pp. 246-247 pour toutes ces citations. 7 Ibid., p. 246 pour la première et la dernière citation, p. 247 pour la deuxième. 8 Ibid., p. 240 : « tout droit politique, civique, de propriété, droit d’écrire et de parler en public sauf autorisation à tout métèque ». 9 Loi du 30 juillet 1940 « francisant » l’administration ; Statut des Juifs des 3 octobre 1940 et 2 juin 1941. Dans Le Fait du 30 novembre 1940, Drieu relève : « Les lois succèdent aux lois ; il y en a de bonnes et qui resteront » (Chronique politique , p. 281). 10 Journal, p. 246. 11 Il écrit : « Quant à la NRF, elle va ramper à mes pieds. Cet amas de Juifs, de pédérastes, de surréalistes timides, de pions francs-maçons, va se convulser misérablement. Gallimard, privé de son Hirsch et de quelques autres, Paulhan privé de son Benda, vont filer le long des murs, la queue entre les jambes » (Journal, p. 246). 12 Dans l’ordre des citations : ibid., p. 240, p. 241, pp. 251-252, p. 240 ; Notes pour comprendre le siècle, p. 166 ; Journal, p. 248.

79 Pendant le mois qu’il passe à La Roque-Gageac, Drieu évolue d’une position à son contraire, comme le révèle son Journal. En dépit de la tristesse certaine que lui cause la défaite de la France, il demeure indéfectiblement attaché à son idée européenne, en l’occurrence la Genève des fascismes qu’il espère. Ainsi, le 27 juin, cinq jours après la signature de l’armistice, il croit indispensable de participer à la constitution d’« une force d’appui fasciste » à l’Allemagne victorieuse. Mais dès le 1er juillet, il regrette d’avoir voulu servir d’intermédiaire entre la France et l’Allemagne, et six jours plus tard il note qu’il ne fera plus de politique. Pourtant, le 19 juillet, Drieu est à Vichy, siège du nouvel État français (né le 11 juillet), où il sollicite et obtient un ordre de mission du chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères en vue de rencontrer Abetz à Paris. Drieu franchit la ligne de démarcation à Moulins, le 23 juillet. Son retour entame une période de collaborationnisme.

80 Chapitre 14. Activité et activisme.

Pendant les quatre mois qui suivent son retour à Paris, Drieu est très actif sur trois principaux fronts : entremise pour la création d’un parti unique ; activisme dans la presse collaborationniste de Paris ; préparation de la reparution de la NRF. Dans son Fragment de Mémoires (dicté en 1943), Drieu raconte le rôle “ politique ” qu’il a joué entre le gouvernement de Vichy, certains éléments parisiens et l’ambassade allemande, pour aider à la mise sur pied d’un parti unique, en exagérant toutefois l’impact de ses démarches. Fort de ses liens d’amitié avec lui, Drieu obtient un rendez- vous d’Abetz, le nouvel ambassadeur, le 10 août 1940. Ne sachant pas que les instructions d’Abetz sont de maintenir les Français désunis1, Drieu réclame l’appui des Allemands – forcé au besoin – pour la création d’un parti unique, armature d’un fascisme français indispensable au redressement du pays et à sa collaboration avec l’Allemagne. Dans ce but, il propose Doriot comme chef du futur parti, flanqué de Bergery comme « chef d’état-major »2, mais il ne se préoccupe nullement des modalités de mise en place. Drieu ignore également que le projet de parti unique proposé à Vichy dès le mois précédent par Déat et Bergery est repoussé au même moment. En dépit de quelques tentatives mineures dont nous reparlerons, l’idée de parti unique, qui ne fut jamais aussi près d’aboutir qu’en juillet 1940, resta cantonnée pendant toute la période de la collaboration dans une sphère spéculative. Il semble que dès cette première rencontre, encouragé par Abetz qui lui promet son assistance pour aplanir les difficultés administratives et de la censure, Drieu ait souhaité relancer la NRF sous son nom. Le 15 août, il est invité par Abetz à un dîner avec des hauts responsables militaires allemands. Il rend compte de ses contacts à Paul Baudoin, ministre des Affaires étrangères, à Vichy. Puis une nouvelle entrevue entre Drieu et Abetz débouche sur une rencontre entre ce dernier et Doriot, et sur une autre avec Bergery. Mais l’ambassadeur rejette ces deux hypothèses, préférant soutenir Déat, qui servira de contrepoids parisien à Vichy avec le Rassemblement National Populaire (RNP) qu’il fonde en février 1941. Drieu publie son premier article dans la presse collaborationniste le 19 septembre 1940, au journal d’Alphonse de Châteaubriant. Le ton est tout de suite donné : pour Drieu, à présent, l’Allemagne c’est l’Europe, et il faut entreprendre une révolution pour que la France entre « dans l’Europe de demain en relevant la tête »3. Dans le second article qu’il écrit pour La Gerbe, le 10 octobre, Drieu fait un quasi-éloge de la collaboration franco-allemande, qu’il tient pour une « garantie de vie »4. Il endosse de facto la responsabilité principale qui sera la sienne pendant la guerre : celle de la collaboration intellectuelle. Dans un texte daté de septembre 1940, il accepte l’hégémonie allemande car seul Hitler lui paraît capable de réaliser, après celle de l’Allemagne, l’unité de la France autour de la « race nordique »5, puis celle de l’Europe, dans un siècle qu’il croit voué à la domination d’empires et non plus de nations. Son raisonnement s’appuie sur le sophisme suivant : Hitler est vainqueur ; par son triomphe le national-socialisme se justifie ; donc il faut faire en France une révolution nationale-socialiste qui se ponctuera par une « révolution socialiste-européenne »6. Pour ce faire, il appelle bien sûr à construire un parti unique. Drieu s’interroge bientôt sur la volonté réelle du régime de Vichy pour réaliser ce parti, mais il lui accorde le bénéfice du doute et reste optimiste jusqu’en décembre. Après un nouveau voyage à Vichy en novembre 1940, Drieu suggère à Abetz de s’intéresser à ceux qu’on appelés le « groupe de la banque Worms ». Autour de Gabriel Le Roy Ladurie – directeur des services bancaires de Worms – se rencontrent, formellement : Jacques Benoist-Méchin – que Drieu connaît en tant qu’ancien rédacteur en chef de L’Europe Nouvelle –, Jacques Barnaud – associé-gérant de la maison Worms –, Jacques Guérard – président d’une compagnie d’assurances –, , et Victor Arrighi – trois compagnons de Drieu au PPF ayant rompu à peu près en même temps que lui. Drieu ne côtoie le groupe que de loin en loin, mais, après le renvoi de par Philippe Pétain le 13 décembre 1940, il revient à la charge auprès d’Abetz avec son idée de parti unique, pour lui soumettre l’équipe dirigeante suivante : Doriot plus le groupe de la banque Worms. Si Doriot et l’idée de parti unique sont repoussés par Abetz, en revanche, nous verrons qu’il n’ignore pas le groupe. Parallèlement à ses démarches “ politiques ” et à sa participation à la presse collaborationniste, Drieu parvient, malgré des difficultés qui lui donnent parfois envie de renoncer, à sortir le premier numéro de la NRF d’occupation, sous sa direction, en décembre 1940. Le sommaire, avec les signatures de Marcel Jouhandeau, Marcel Aymé, Jacques Audiberti, Jean Giono, André Gide, Jacques Chardonne, Alfred Fabre-Luce, Alain, etc., n’a rien a envié à la NRF d’avant l’occupation. Pour ce premier numéro, la plupart des écrivains ont accepté, sinon encouragé le patronage de Drieu. Si Paulhan n’apparaît pas dans ce premier numéro, c’est par solidarité avec les écrivains juifs écartés de la revue (Benda, Crémieux, etc.) et par opposition à la collaboration. Toutefois il assiste Drieu pour sa prise de fonction (il refuse la codirection que lui offre Drieu), et son rôle dans l’ombre sera croissant au fil des numéros, à proportion de la désaffection de Drieu pour son nouveau poste. Ce premier numéro, s’il satisfait le nouveau directeur, suscite – notamment à cause du texte pro-allemand de Chardonne – des réactions de repli définitif de la part de certains grands noms (Gide et Mauriac, par exemple) qui ôtent à la revue une légitimité certaine. Réécrivant régulièrement dans la presse, Drieu renoue avec la propagande. À partir de novembre 1940, il y recourt pour justifier la collaboration, selon deux lignes principales : nécessité de cette collaboration ; expiation des erreurs qui ont entraîné la défaite. Pour l’aspect nécessaire de la collaboration, Drieu avance des explications d’une

1 Cf. l’étude de Robert O. Paxton : « Le parti unique et P. Drieu la Rochelle » (introduction à Fragment de Mémoires, p. 23). 2 Ibid., p. 42. 3 La Gerbe, loc. cit. 4 Chronique politique, p. 258. 5 Ibid., p. 237. 6 Ibid., p. 249.

81 franche simplicité. Dans Le Fait du 28 décembre 1940, par exemple, il déclare en substance qu’il faut bien que quelqu’un se charge de collaborer pour que la vie continue, sans légitimer pour autant la collaboration intellectuelle qui dépasse la simple exigence vitale. Par ailleurs, dans le même article – parfait exemple de propagande –, il dénonce le « battage des speakers juifs de Londres »1. Gêné aux entournures de son nationalisme, Drieu essaye maintes et maintes fois de justifier l’occupation allemande – qu’il nomme « hégémonie » – par des raisons spécieuses ou des parallèles historiques audacieux. Dans la NRF d’août 1941, il interpelle sans vergogne ses lecteurs : « À tous les envahisseurs que vous avez acceptés depuis des années, vous devriez préférer l’Allemand, c’est un franc envahisseur. Au moins, lui, on sait qu’il est là »2 ! Il affirme ensuite qu’on ne pourrait plus remplacer l’occupation allemande, avantageuse car porteuse des chances d’un renouveau fasciste, que par une occupation anglaise ou russe, c’est-à-dire extra-européenne et accompagnée de décadence dans un cas et de barbarie dans l’autre. Comme il l’indiquait dans La Gerbe du 22 mai 1941, la France a tout à gagner de l’hégémonie victorieuse de l’Allemagne, comme Athènes, après sa défaite à Chéronée, a profité du triomphe d’Alexandre sous l’hégémonie de la Macédoine... La seconde ligne sur laquelle Drieu s’appuie pour justifier la collaboration est celle de l’indispensable expiation : la France est coupable de ses échecs ; il faut qu’elle les paye. Comme il leur reprochait de n’avoir pas fait davantage d’enfants dans Mesure de la France, Drieu reproche aux Français leurs mœurs relâchées, leur indiscipline, leur mépris de la réalité des tranchées et leur lâcheté après l’armistice, etc., toutes choses qui ont entraîné la défaite. Il partage ce sentiment avec d’autres, dont le fameux slogan vichyssois restitue l’esprit : « Il faut remettre ». Dans la NRF d’août 1941, par exemple, Drieu critique sévèrement le comportement français de l’entre-deux-guerres3. Mais derrière un « vous » anonyme auquel il s’adresse on perçoit nettement l’autocritique. Par ses propres échecs, Drieu se sent coupable de la défaite française, et en fustigeant la France, à laquelle l’occupation allemande offre selon lui la possibilité d’une rédemption par la collaboration et la “ révolution nationale ”, il se donne lui-même les étrivières. Au début de l’année 1941, Drieu voit le couronnement de ses efforts d’intermédiaire – dont il reconnaît qu’ils n’étaient pas isolés –, quand Abetz réunit lors d’un dîner à l’ambassade le « groupe de la banque Worms ». Quelques semaines plus tard, en février, deux de ses membres entrent au gouvernement de l’amiral Darlan : Pucheu devient secrétaire d’État à la Production, puis à l’Intérieur en juillet, et ministre en août ; Marion accède au poste de secrétaire général adjoint à la vice-présidence du Conseil, chargé de l’Information et de la Propagande en août. Mais Drieu, qui aurait aimé tenir un rôle de conseiller occulte, ne profite pas de la promotion de ses amis, trop accaparés par leur propre situation pour l’appeler auprès d’eux. Le Fragment de Mémoires ne contient aucune indication sur les tentatives infructueuses menées au printemps et à l’été 1941 par Marion et Pucheu, pour transformer la Légion française des combattants en parti unique. Drieu est désireux de l’établissement d’un tel parti, mais il doit sans doute se préoccuper le moins du monde des détails pratiques (au PPF il ignorait d’ailleurs tout de la “ cuisine ” interne), tout au plus est-il attentif au choix du chef. Il reste muet sur la question du parti unique entre décembre 1940 et juillet 1941, où il l’évoque pour la dernière fois, dans La Gerbe du 7 juillet, en désespérant de sa naissance. Dans les articles que Drieu donne dans la presse entre décembre 1940 et septembre 1941, deux thèmes reviennent avec insistance. Le premier était apparu dès 1937, dans des articles de L’Émancipation Nationale (cf. supra p. 140). Il s’agit de l’établissement du Moyen Âge au rang de mythe, qui se poursuit. Sans jamais définir la période exacte que recoupe dans son esprit ce Moyen Âge – tout au plus mentionne-t-il chevaliers, chansons de geste, croisades et cathédrales, ce qui limite l’époque du XIe au XVe siècle – Drieu le transforme en époque historique modèle d’unité, autant unité du corps et de l’esprit, qu’unité européenne dans la chrétienté. On sent aisément tout le bénéfice que Drieu escompte de la comparaison entre cette époque et la sienne, dans l’optique de la justification de la collaboration. L’autre thème, qui revient souvent lié au précédent, est celui de la question de la mesure ou de la démesure française. En 1937, Drieu ne tranchait pas et penchait pour l’harmonie de deux France : la France apollinienne, celle « des coteaux modérés », et la France dionysiaque, celle « des forêts, des marais, des montagnes, de l’océan »4. En 1941, Drieu se fait le chantre de la démesure, génératrice d’énergie et de renouvellement. Il confère au Moyen Âge et aux siècles qui suivent, jusqu’au XVIIIe siècle des rationalistes honnis, cette démesure source de force5. Le Moyen Âge devient ainsi l’idéal qui rassemble à la fois les qualités d’ordre de l’unité et les qualités de régénération offertes par la démesure et par la jeunesse. En novembre 1941 sort l’essai intitulé Notes pour comprendre le siècle, composé pour l’essentiel entre l’hiver 1939-1940 et juillet 1940, et dont les idées principales apparaissent dans les articles que Drieu donne ici ou là de décembre 1940 à septembre 1941. Parmi ces idées, celle du Moyen Âge mythique, encensé pour les qualités exposées ci-

1 Chronique politique, p. 298. Voir en annexe l’affiche de propagande reprenant un message similaire, ainsi que celle montrant les atteintes destructrices à la civilisation chrétienne (après l’invasion de l’U.R.S.S. par l’Allemagne, le 22 juin 1941, Drieu écrit, dans La Gerbe du 10 juillet : « combien reste-t-il d’églises en Russie ? ») et celle évoquant le complot juif pour le partage du monde (dans Révolution Nationale du 18 décembre 1943, on peut lire sous la plume de Drieu que les Juifs « veulent le monde partagé entre deux empires, l’un où ils jouent le tableau communiste, l’autre où ils jouent le tableau capitaliste, les deux tableaux pour eux ne faisant qu’un ». 2 Le Français d’Europe, p. 55. 3 « Peut-être que ce que vous regrettez ce n’est pas la liberté de la patrie, mais une certaine licence (...) votre paresse, votre indifférence, votre vacuité, votre impunité. Ah ! comme vous étiez à l’abri, à l’abri de tout. Des parents, peut-être, mais pas de juges, pas de chefs, pas d’enfants. Pas de vrais amis ni de vrais ennemis. Des maîtresses, dont les caresses ne valaient guère mieux que celles des pédérastes. Plus de nature ni d’humanité. Vous viviez dans un no man’s land entre la nature et Dieu, dans un angle mort à l’abri de tous les tirs de la loi et du destin » (Le Français d’Europe, p. 57). 4 Je suis partout, 3 septembre 1937 (repris dans Sur les écrivains, p. 278 pour les deux citations). La distinction d’influence nietzschéenne entre la France apollinienne et la France dionysiaque est de Drieu lui-même. 5 Titre d’un article du 25 février 1941 donné au Nouveau Journal de Bruxelles : « La France, pays de la démesure ». On y lit : « le moyen âge tout entier est une époque démesurée (...). Mais le XVIIe de Louis XIV dans sa teneur générale est aussi démesuré » (repris dans Chronique politique, p. 303).

82 dessus, tient une place de choix. D’autres idées nous sont depuis longtemps familières, à commencer par l’idée de décadence, que Drieu fait débuter avec la Renaissance. La logique de son essai vise à démontrer la filiation, par-delà les siècles de décadence, de l’homme du XXe siècle avec celui du Moyen Âge1, et en dernier ressort la nécessité même du totalitarisme qui « offre les chances d’une double restauration corporelle et spirituelle »2, donc d’un retour à un âge d’or de l’unité. Persévérant dans sa démarche de mutilation de l’esprit critique, il égratigne bien sûr au passage le rationalisme du siècle des Lumières3. Par-dessus le romantisme (pour Drieu il s’étend du milieu du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle), qu’il rejette dédaigneusement pour ses penchants à la mélancolie et au désespoir auxquels il s’est tant livré mais qu’il voulait déjà bannir dès État civil, il place dans le « romantisme vrai ou symbolisme »4 du second XIXe siècle et du début du XXe siècle les prémices intellectuelles du totalitarisme. Drieu confond l’antirationalisme et le recours aux mythes du fascisme ou du nazisme avec le mysticisme dont il pare les symbolistes. Il met au rang de symbolistes les écrivains de son panthéon personnel, même s’ils sont aussi différents que Flaubert, Baudelaire et Claudel. Il attribue à ces symbolistes le réveil du corps par le sport et il veut que ces esprits qu’il admire soient également des hommes complets. Sans crainte du ridicule, il fait passer Claudel – « gaillard solide » – et Léon Bloy – « trapu » – de la défense de « l’athlétisme spirituel » à celle de « l’affirmation physique »5. Il accorde par ailleurs une place privilégiée à Nietzsche : il est « le saint qui annonce le héros »6, à savoir Hitler. Même si depuis l’invasion de l’Union Soviétique Drieu craint qu’Hitler ne commette les fautes fatales de Napoléon. En conclusion de Notes pour comprendre le siècle, Drieu fait l’apologie du fascisme, dans sa forme italienne et surtout allemande, qu’il propose en exemple à la France. Il s’étend sur les mérites de l’homme fasciste, cet « homme nouveau » qui possède « les propriétés de l’athlète et du moine, du soldat et du militant », cet « homme totalitaire » qui trouve sa “ liberté ” dans l’appartenance à une nouvelle communauté, dans ce qui est « uni et lié »7, et non plus dans l’individualisme. Depuis sa participation régulière à L’Émancipation Nationale, Drieu use d’un style de propagandiste, où les mots n’ont qu’un rapport lointain avec la réalité, tout en étant proposés comme le reflet exact de celle-ci, à l’image de cet exemple : « On arrive par la double révolution nationale et socialiste du peuple allemand à une double restitution, celle de l’Europe aryenne et chrétienne, et celle de l’Europe des mouvements socialistes » 8. Au moment de la rédaction de son essai, Drieu paraît être dupe de ce qu’il écrit, admiratif d’un nazisme vierge de tout revers. Mais après plus d’un an d’occupation allemande et l’échec de l’implantation d’un fascisme français, commence pour lui le temps de la désillusion et du désengagement.

1 « Nous revenons à un totalitarisme comme au Moyen Âge » (Notes pour comprendre le siècle, p. 170). 2 Ibid., p. 161. 3 Drieu estime qu’il y a « plus de moralité ou de raison chez un homme qui donne un coup de pied dans une vieille pendule que chez celui qui s’obstine à la réparer alors qu’il est sûr qu’elle mentira toujours à la lune et au soleil » (ibid., p. 150). 4 Notes pour comprendre le siècle, p. 110. 5 Ibid., pp. 139-140 pour toutes les citations. 6 Ibid., p. 144. 7 Ibid., p. 166 pour les deux premières citations et p. 169 pour les deux dernières. 8 Ibid., p. 165.

83 Chapitre 15. Désengagement.

La reprise de son Journal par Drieu le 18 septembre 1941, après plus d’un an de silence, coïncide avec son désintérêt qui s’installe pour la NRF. « Quel ennui d’être directeur de revue »1, note-t-il trois jours plus tard. S’ennuyant, Drieu revient à l’écriture quotidienne qui remplit les heures. Pourtant, la collaboration lui fournit des occasions de s’occuper ou de se distraire. Ainsi, selon ses propres dires2, le régime de Vichy lui aurait proposé à cette époque un poste officiel de censeur de la littérature, qu’il aurait refusé. Par ailleurs, il se rend fin octobre en Allemagne, à Weimar, sur invitation allemande et en compagnie d’autres écrivains (Jouhandeau, Chardonne, Brasillach, l’académicien et ministre de l’Éducation , Ramon Fernandez – ancien du PPF – et André Fraigneau), pour le Congrès des écrivains européens, puis à Berlin. En janvier 1942, il assiste en zone libre à une représentation de Charlotte Corday. Malgré l’insistance des applaudissements d’une salle à moitié vide où figurent cependant Darlan et Pucheu, Drieu est déçu par les acteurs et sent que sa pièce est un échec. Elle ne sera effectivement jouée que 15 fois. Personnalité parisienne en vue, Drieu est à ce titre sollicité. Son nom figure ainsi parmi les signataires du « Manifeste des intellectuels français contre les crimes britanniques », publié dans Le Petit Parisien du 9 mars 1942 et condamnant le bombardement des usines Renault de Billancourt par l’aviation anglaise dans la nuit du 3 au 4 mars. Le fait que Beloukia se blessa grièvement en portant secours aux victimes de ce bombardement n’est peut-être pas étranger à cette signature, même si par ailleurs Drieu fait toujours preuve de propagande dans ses articles – ce qu’il reconnaît lui- même franchement3. D’autre part, le nom de Drieu apparaît au comité d’honneur de la Légion tricolore4 et parmi la liste des membres comité directeur du groupe Collaboration5, sans que sa participation à chacun ait été autre chose que formelle – en partie sans doute à cause de sa paresse. Pendant les quatre premiers mois de l’année 1942, Drieu est « en pleine bagarre chez Gallimard » pour tenter de se débarrasser du « fardeau »6 de la NRF. Après des tractations infructueuses avec les sommités du monde des lettres (en particulier avec Valéry, Gide, et Claudel) en vue de constituer, à sa demande, un comité de direction, et malgré des menaces de démission pure et simple, Drieu reste directeur de la revue. Mais c’est Paulhan qui en assure de fait le fonctionnement, ce qui laisse à Drieu le temps de rédiger, d’avril à octobre 1942, un nouveau roman : L’homme à cheval. L’opposition idéologique et le malentendu entre les deux hommes7 n’empêchèrent pas Drieu d’intervenir auprès des autorités d’occupation pour obtenir la libération de Paulhan, arrêté en mai 1941 pour soutien à la résistance. De la même façon, au printemps 1943, Drieu antisémite sollicitera des responsables allemands qu’il déteste ou méprise (comme Rudolf Schleier, qui remplace Abetz alors en disgrâce) pour obtenir la libération de Colette Jeramec et de ses deux enfants, internés à Drancy8. Parce qu’il se libère d’obstacles à la création romanesque – de ses obsessions trop crues dans son Journal et de ses considérations politiques trop propagandistes dans ses articles – et sans doute parce qu’il atteint une plus grande maturité artistique, Drieu réussit avec ce roman une de ses plus belles œuvres. La clé de cette réussite tient pour une large part à l’autonomie du personnage central, ce cavalier, cet homme à cheval baptisé Jaime Torrijos, par rapport à ses modèles. Jaime est inspiré des deux hommes en qui Drieu plaça successivement son espoir d’avoir un chef : Bergery et Doriot. Dans Gilles, le héros espérait voir en Clérences (Bergery) « un homme debout qui vécût selon une loi d’orgueil plus extérieure » ; ici, le cavalier se dresse parmi les « assis » avec un orgueil qui est « le vif sentiment de [sa] pureté animale »9. Rappelons-nous Drieu décrivant Doriot : il est « au milieu d’une substance abondante et forte », « il sue beaucoup » ; comme Jaime, « homme fort », exhale une « odeur fauve »10. Plus révélateur encore, dans L’homme à cheval, l’auteur fait dire au personnage de Felipe : « Mon amour pour Jaime était fait d’action. L’aimer, ç’avait été le faire » ; quelques semaines après la fin du roman, il écrit dans son Journal, à propos de Doriot : « Je n’ai pas su le faire et il n’a pas su me faire »11. Si Drieu place aussi dans Jaime sa propre aspiration déçue à être un chef1, il est principalement

1 Journal, p. 272. Et le 18 février 1942 encore : « La revue m’ennuie » (ibid., p. 287). 2 Cf. ibid., p. 272. 3 « En un siècle de propagande, il vaut mieux qu’elle soit faite ouvertement et complètement, qu’à demi et par des chemins détournés ou incertains. Et il en est ainsi en tout, les totalitaires ne font que pousser vivement dans chaque ligne la logique de notre temps » (Le Français d’Europe, p. 105). 4 Elle est instituée le 18 juillet 1942 par une loi du gouvernement de Vichy, dont le chef est Laval depuis le 18 avril. Annexe de l’armée d’armistice, elle remplace la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme (LVF), qui était née au lendemain de l’invasion de l’Union soviétique d’une initiative des partis collaborationnistes de zone nord (PPF, RNP, etc.) que l’on retrouve dans cette Légion tricolore (cf. Jean-Paul Cointet, La Légion française des combattants, Albin Michel, 1995). 5 Présidé par Alphonse de Châteaubriant, il prolonge le Comité France-Allemagne créé à l’automne 1935 (cf. Philippe Burrin, La France à l’heure allemande, 1940-1944, Seuil, 1995, pp. 411-412). 6 Journal, p. 289 pour la première citation et p. 292 pour la seconde. 7 Drieu pense que Paulhan l’« estime à demi et [le] déteste entièrement » (ibid., p. 315), ce qui entraîne de sa part une réaction identique qui nourrit le malentendu entre eux. 8 Le 8 février 1944, Drieu s’explique sur ce comportement paradoxal : « Les amis juifs que je gardais sont mis en prison ou sont en fuite. Je m’occupe d’eux et leur rends quelque service. Je ne vois aucune contradiction à cela. Ou plutôt – la contradiction des sentiments individuels et des idées générales ets le principe même de toute humanité. On est humain dans la mesure où l’on fait entorse à ses dogmes » (ibid., p. 365). 9 Gilles, p. 535 pour la première citation ; L’homme à cheval, p. 92 pour les deux suivantes. 10 Avec Doriot, p. 20 pour les deux premières citations ; L’homme à cheval, p. 60 pour la troisième et p. 13 pour la dernière. 11 L’homme à cheval, p. 106 pour la première citation ; Journal, p. 321 pour la seconde.

84 présent dans le roman sous les traits de Felipe, guitariste et théologien (comme Drieu est écrivain et féru d’histoire des religions), rêveur et contemplatif, mais familier du chef et influent à l’occasion (tel que Drieu se serait volontiers vu). Par ce roman, Drieu scelle la fin de son conflit intime entre l’homme d’action et l’homme de pensée. Felipe et Jaime forment, rassemblés, l’homme complet que Drieu a toujours voulu être, sans y parvenir2. La fin de l’intrigue est à cet égard significative : le cavalier destitué, maintenant à pied, s’éloigne et disparaît à jamais de la vie de Felipe. Le besoin d’être un homme d’action semble quitter définitivement Drieu, et seul l’écrivain demeure. Au même moment, il se rend compte que sa responsabilité dans les événements politiques français est nulle car il n’a pas fait couler le sang d’autrui, seul gage d’authenticité d’une action à ses yeux. Felipe dit ainsi avoir « gardé égoïstement un caractère d’amateur dans tous ces déchaînements »3 voulus par lui, sans avoir de sang sur les mains. Le thème du sang est très présent dans le livre. Il sert de support biologique à l’idée de race. L’intrigue se déroule dans la Bolivie imaginaire du XIXe siècle, où la race indienne, qui se distingue donc par son sang différent, subit la domination des “ grands ”, successeurs des envahisseurs espagnols. Ce décalage dans le temps et l’espace masque à peine la transfiguration que l’auteur fait subir à son époque : les Indiens représentent le peuple français, sous le joug de l’occupant allemand4. D’ailleurs, Drieu prête à Jaime les mêmes rêves qu’à Hitler : réaliser un empire de la taille d’un continent. Le dictateur et le personnage de fiction sont tous deux comparés, l’un dans le Journal, l’autre dans le roman, à Napoléon5. Celui-ci redevient un modèle pour Drieu, comme au temps de son enfance, et le romantisme réapparaît également : « Chaque héros nourrit dix grands artistes ; Goethe et Hugo se sont trempés dans le sang versé par Napoléon »6. Comme son modèle français, Jaime échoue dans sa tentative d’unification d’un continent, au moment où Hitler subit un revers dans sa campagne de Russie, avant les dernières offensives victorieuses de l’été 1942. En effet, Drieu envisage pour la première fois, dans un article à La Gerbe du 7 mai, la possible victoire russe7. Ce qui lui permet de conclure le roman sur une note d’espoir, puisqu’il est dit que « le temps des empires viendra »8 : si ce n’est l’Allemagne, c’est l’Union soviétique qui accomplira l’unification du continent et le « mariage des grands et du peuple »9 souhaité par Felipe, c’est-à-dire le mariage de tous les Européens ; si ce n’est le fascisme, c’est le communisme qui fusionnera aristocratie et démocratie dans un socialisme hiérarchisé et totalitaire. Deux personnages mettent en lumière, par leur opposition à Felipe, le “ socialisme ” de ce dernier : Belmez, le franc-maçon rationaliste, représente le bourgeois pusillanime de la IIIe République ; le père Florida, inspiré de Paulhan, fait figure de libéral. Même si Felipe triomphe de ses deux ennemis, ses rêves politiques sont balayés. Et Drieu introduit ici un thème dont la présence était jusqu’alors restée très discrète dans son œuvre et limitée principalement à l’expérience de la guerre : le sacrifice10. Sur les conseils de Felipe, qui prétend que « Les dieux comme les poètes ont besoin pour vivre du sang des sacrifices »11, Jaime paye son échec par le sacrifice de son cheval, attribut de sa puissance. On retrouve ici l’expiation nécessaire (cf. supra p. 158), qui est l’un des aspects de ce sacrifice. Le mythe de la régénération par le sang, qui contrebalance celui de la décadence, en forme un autre aspect12. Pendant les premiers mois de l’année 1942, la décadence obsède en effet toujours Drieu, comme en témoignent plusieurs articles et son Journal. Il est déçu par la politique menée aussi bien à Vichy que par les Allemands, et prend conscience de « l’impossibilité de faire un fascisme français »13. En conséquence, il fuit le présent et entame, dans la NRF d’avril, une période de retour nostalgique sur son passé, par des lamentations concernant la disparition de la force dans la

1 Déjà, en 1927, il écrivait : « je me rappelle ce désir d’être un homme, c’est-à-dire debout, fort, celui qui frappe, et qui commande, ou qui monte sur le bûcher. Mais cependant, depuis toujours, je suis assis, le corps relâché, rêvant, imaginant, laissant pourrir, par une inclination très précoce de ma destinée, le germe de toute réalisation par le poing » (La suite dans les idées, p. 10). 2 « Qui es-tu ? », demande Jaime. « La moitié de toi-même », répond Felipe (L’homme à cheval, p. 208). Dans une lettre à son frère du 10 août 1944, Drieu revient sur ce point : « J’ai toujours regretté que l’homme ne soit jamais complet, et que l’artiste ne puisse être homme d’action. Par moments, j’ai eu un regret douloureux de n’être que la moitié d’un homme » (Journal, p. 505 ; la lettre y est donnée en annexe). 3 Ibid., p. 210. 4 « La race indienne renaîtra du coup terrible qu’elle a reçu, elle s’adaptera, elle assimilera la vie de ses anciens vainqueurs. Elle sortira de sa paresse, qui est celle d’un malade, d’un convalescent » (ibid., p. 200). 5 « La Bolivie se sera à jamais Jaime, comme la France c’est Napoléon » (ibid., p. 207). Dans la NRF de mars 1941, Drieu qualifiait Napoléon d’« homme de la révolution à cheval » (Le Français d’Europe, p. 34). Le 9 mars 1940, on lit dans son Journal (pp. 155-156) : « Hitler sera le faiseur de l’Europe après Napoléon. » 6 Journal, p. 232. 7 « L’État russe se pose, étant tête d’Internationale, comme candidat à la domination de la planète entière par les moyens d’une doctrine ultra-totalitaire, absolue, qui, réalisée, serait la parfaite théocratie, une théocratie sans dieu mais avec un pape- empereur » (Chronique politique, p. 357). 8 L’homme à cheval, p. 245. Un article à La Gerbe du 9 juillet 1942 fait écho à ce thème : « je dis et je répète que notre siècle n’est plus un siècle de nations, mais d’empires. Un empire au XXe siècle, c’est un continent. (...) c’est un tout territorialement cohésif, c’est une unité organique fondée sur les profondes harmonies spirituelles du racisme et du socialisme » (Chronique politique, p. 364). 9 L’homme à cheval, p. 116. 10 Il est notamment mentionné dès octobre 1918, dans « La prière d’Hargeville » (La suite dans les idées, p. 22 et p. 25). Il apparaît dans La comédie de Charleroi (p. 89), Beloukia (p. 97), Gilles (p. 103 et p. 239) et Socialisme fasciste (p. 203), où l’on peut lire : « Il y a d’abord comme fondement de force moral dans tout fascisme une disposition au sacrifice ». 11 L’homme à cheval, p. 233. 12 « Il faut que le rite s’accomplisse de nouveau. Il faut que dans le temple des ancêtres, le héros qui roule le sang des conquérants incas et le sang des conquérants espagnols (...) enchaîne sa religion à l’ancienne religion. Le neuf naît de l’ancien, de l’ancien qui fut si jeune » (ibid., p. 235). En 1927, Drieu affirmait : « Il n’y a que le sang pour laver les hommes » (La suite dans les idées, p. 46). 13 Journal, p. 282.

85 France du XXe siècle. Sa nostalgie s’ouvre de surcroît, comme nous l’avons vu à propos du Moyen Âge, sur le passé plus large de l’histoire : « Le passé n’est que jeunesse, et c’est le présent qui est vieillesse s’il ne reçoit plus le flux du temps de la jeunesse »1. Drieu a beau se morigéner, il ne peut s’empêcher de croire à la décadence2. Dans la préface de juillet 1942 qui accompagne la réédition de Gilles, il défend la noirceur de son roman en arguant de la noirceur de l’époque, corollaire de la décadence. Le Journal enregistre également des jérémiades sur le déclin de la France : « La France est finie »3 peut-on lire par exemple dès le 12 décembre 1941. Si L’homme à cheval ne traite du thème de la décadence qu’indirectement, au travers du sacrifice, en revanche il aborde clairement un autre thème prépondérant – sinon inévitable – dans toute l’œuvre : la quête de l’absolu4. Drieu confirme au passage l’explication de son besoin d’un “ ailleurs ” qu’il imagine et dont il fait un refuge de son idéalisme outragé par la réalité de sa vie : « je m’étais abandonné à cette merveilleuse et féconde fascination pour ce que je ne connaissais pas, ne comprenais pas, mais sur quoi je façonnais les images de mes désirs les plus secrets »5, fait-il dire à Felipe. Autre thème habituel chez Drieu, son opinion sur la femme qui apparaît ici « menteuse et traîtresse », et irrémédiablement marquée par la « faiblesse »6. Fidèle à sa logique, Drieu continue de voir les femmes sous la double espèce de la putain (Conchita) et de la jeune fille (Isabelle Bustamente). Toutefois, la jeune fille, faisant partie de la bourgeoisie, est appelée à devenir une femme du monde (Camilla Bustamente), c’est-à-dire en quelque sorte une putain7... De toute manière, alors que Drieu sent la fin de ses amours venue, on apprend que l’amitié des hommes qui combattent est un amour supérieur à celui entre l’homme et la femme. Pour travailler plus librement à L’homme à cheval, Drieu interrompt son Journal du 20 mai au 28 octobre 1942. Quand il le reprend, le roman achevé, il est à la veille d’une crise personnelle concomitante du tournant de la guerre. Les signes avant-coureurs de cette crise se révèlent à partir du 22 avril : « Je ne crois plus à la collaboration »8, note-t-il ce jour-là. Drieu, qui n’a jamais « été aussi haï, nié, craint, apprécié »9 qu’alors, est las des désagréments dus à sa position de personnalité en vue : jugements négatifs – qui se durcissent dans certaines revues (Les Lettres Françaises par exemple, qui prennent dans la clandestinité la relève de l’esprit NRF d’avant-guerre) – et menaces de mort s’accumulent. Sans compter la déception causée par l’échec de Charlotte Corday. Toujours en avril, dans la NRF, Drieu renoue avec l’envie de se présenter comme un prophète. Il cite abondamment l’Ancien Testament et allusivement se compare à Isaïe10. C’est le retour des considérations et des études religieuses. Le 16 mai, Drieu prétend d’ailleurs que « la politique intérieure ne [l’]intéresse plus »11. Il annonce cependant son retour au PPF, le jour de reprise de son Journal. Il effectue ce retour le 7 novembre, au congrès du parti, 4 jours après la défaite de Rommel à El-Alamein, qui marque le début du reflux des Allemands et de l’assombrissement certain de l’avenir des collaborateurs. Le lendemain, 8 novembre, la « crise »12 éclate. Alors qu’il vient d’apprendre par la radio anglaise le débarquement des Anglo-Américains en Algérie et au Maroc, Drieu proclame dans son Journal – dans un style qui trahit son évident manque de sang-froid : « je suis foutu. L’Allemagne est foutue » ; « Les Allemands sont des cons, moi aussi » ; « Hitler est un con comme Napoléon »13. En réaction à cette crise Drieu envisage fréquemment la mort dans son Journal, dans les jours et les mois qui suivent, le plus souvent sous la forme du suicide. La réaction immédiate c’est l’autocritique : « Je me suis trop vanté d’être prophète et bon prophète »14, note-t-il le 9 novembre, après la prise d’Alger par les alliés – ce qui indique à quel point Drieu était convaincu de la définitive victoire allemande quand il prit la direction de la NRF15. Drieu possède une forte capacité à s’auto-illusionner, qu’illustre l’exemple suivant. Le Journal du 18 septembre 1941 portait ces lignes : « Personne ne me fera croire que Robespierre ou Napoléon, Lénine ou Hitler ne sont pas de grands penseurs au même titre que Goethe ou Shakespeare, Pascal ou Hegel. Il n’y a pas la pensée et l’action. Il y a l’action qui est pensée et la pensée qui est action »16. Par ce dialogue avec lui-même on mesure bien son aveuglement volontaire, et comment la sincérité peut servir un office de propagandiste. Une phrase anodine du Journal nous renseigne

1 Je suis partout, 17 avril 1942 (repris dans Chronique politique, p. 347). 2 « L’homme qui aime la force est un passionné, un fanatique. (...) Il est voué à croire à la décadence » (NRF, avril 1942 ; repris dans Sur les écrivains, p. 163). Dans le numéro de février, il notait : « Moi qui ne crois pas à la loi du progrès, je ne devrais pas croire à la loi de la décadence. Mais c’est plus fort que moi » (Le Français d’Europe, p. 114). 3 Journal, p. 279. 4 Il est question de la « recherche incessante et inépuisable de l’absolu terrestre » (L’homme à cheval, p. 229). 5 Ibid., p. 86. 6 Ibid., p. 184 pour la première citation et p. 196 pour la seconde. Dans la première version du roman, l’auteur avouait : « Il faut dire que je n’aime pas profondément les femmes, que la faiblesse de leur intelligence me gâte malencontreusement la source de leurs passions » (cité par Thomas Hines, Le rêve et l’action, une étude sur L’homme à cheval de Drieu la Rochelle, Publications Company, Columbia, 1978, p. 159). 7 Conchita s’écrie : « les dames sont plus putains que nous » (ibid., p. 176). Dans L’homme couvert de femmes, on lisait déjà (p. 120) : « les plus habiles prostituées sont parmi les femmes du monde. » 8 Journal, p. 294. 9 Ibid., p. 269. 10 « En lisant les chants de menace et de désespoir du prophète Isaïe, je saisis plus droitement le sens de ma conduite pendant des années. Je suis de ceux qui voient » (Sur les écrivains, p.163). Le 3 janvier 1942 on peut déjà lire : « Il faut renoncer à être dans l’événement immédiat, mais accepter son sort de prophète. (...) En lisant les prophètes, je découvre qu’ils étaient “ collaborateurs ”, ils savaient que tout était perdu d’une certaine forme » (Journal, p. 284). 11 Ibid., p. 297. 12 C’est Drieu lui-même qui emploie le mot, le 10 novembre (ibid., p. 306). 13 Ibid., pp. 301-302 pour la première citation, p. 302 pour la deuxième et p. 303 pour la dernière. 14 Ibid., p. 304. 15 Le 28 juin 1944, il confirme : « J’ai cru jusqu’à la fin de 1942 à la possibilité d’un développement allemand » (ibid., p. 390). 16 Journal, p. 270. C’est la dernière mention du couple action/pensée, où il est encore question d’unité, avant l’acceptation de son état d’artiste dans L’homme à cheval, de son état d’homme incomplet, d’écrivain pur.

86 également sur l’auto-illusionnement de Drieu en matière de religion : « En ce moment l’occultisme ne m’excite plus du tout. Encore du déjà-vu »1. Dans L’homme à cheval, il évoquait un « goût machinal des secrets »2 : l’occultisme et les religions à mystère recueillent sa faveur car eux seuls peuvent à la fois tromper son ennui, nourrir son besoin de spiritualité et offrir un absolu céleste en remplacement des absolus terrestres épuisés. Même s’il considère qu’il appartient désormais à la « catégorie des vaincus » et s’il sait que la « propagande fait souvent du mal à ceux qui la font »3, Drieu continue néanmoins ses travaux de propagandiste dans la presse collaborationniste. Il défend toujours l’Allemagne, pour sa capacité à réaliser l’unité européenne, et le nazisme : « en dépit de son immense retard à faire depuis deux ans la révolution socialiste en Europe, l’hitlérisme m’a paru et me paraît le dernier rempart de quelque liberté en Europe. (...) Hitler, pour moi, c’est la fatalité du socialisme accompli avec le moindre mal »4. Mais dans l’intimité du Journal, il a déjà choisi son nouveau modèle de chef : Staline5. Drieu se tourne toujours du côté du plus fort : les Allemands, que la défaite menace, l’ont déçu ; les Français n’en parlons pas, il revient abondamment sur la décadence de son pays ; les Anglais suivent le même chemin, quant aux Américains ils sont pour lui « en pleine révolution »6 ! – donc incapables de relever le défi européen ; les Russes seuls lui semblent donc en mesure de triompher et de réaliser une unité continentale7. La propagande prend parfois des formes surprenantes. Dans Les Cahiers français, créés en 1942 pour soutenir la Révolution Nationale définie par Vichy, on peut lire, sous la plume d’un des rédacteurs : « Beaucoup plus que le fascisme de Drieu la Rochelle (...), c’est celui de Plutarque, de Corneille ou de Stendhal qui nous intéresse »8! Drieu donna un article à ces Cahiers en février 1943, dans lequel il défendait “ l’humanisme ”, mais un « humanisme entier [qui] comprend le divin comme l’humain (...) [qui] implique le religieux, le social et le politique »9. Le besoin d’unité ne lâche pas Drieu et ce thème revient régulièrement dans ses articles, de novembre 1941 à mars 1943 (et même au-delà jusque dans ses derniers, en août 1944). La pression des événements incite Drieu à tirer dans la NRF de janvier 1943 le « Bilan » – c’est le titre de l’article – des trois dernières années, plutôt sombre aussi bien sur le plan de la revue, avec une qualité tout au plus “ honnête ”, que sur celui de la politique menée à Vichy, avec le regret de l’absence de parti unique. Drieu prétend toutefois qu’il a eu « raison de risquer quelque chose »10. Dans le numéro précédent – au titre significatif de : « La fin des haricots » – il s’attachait déjà à montrer que lui, homme de pensée, avait su prendre des risques et assumer des responsabilités. Mis à part les relations qu’il a nouées dans les milieux politiques de l’époque et leur influence minime, la responsabilité de Drieu ne se résume pourtant qu’à celle d’écrivain politique engagé – y compris son rôle de directeur de revue – comme il l’avoue dans le secret de son Journal : « Je suis seulement une sorte de chroniqueur »11. Son rayonnement par l’intermédiaire de la presse fut maximal avant la guerre, au temps de L’Émancipation Nationale, avec lequel il pouvait espérer toucher environ 200 000 lecteurs. Ses œuvres n’ont, quant à elles, touché qu’un public moyen de quelques milliers de lecteurs 12.

La crise de novembre digérée, Drieu réaffirme jusqu’au tournant de mars 1943 sa croyance au fascisme, tant dans ses articles que dans son Journal. Même si, de 1939 à cette date, il défend un fascisme qu’il ne définit que fragmentairement, par allusions rares et brèves13, on peut affirmer que Drieu demeure fasciste pendant toute cette période. Nous verrons s’il le reste jusqu’au bout. Cette croyance au fascisme, qu’il n’infirme donc jamais jusqu’en mars 1943, est justifiée par une autre croyance : « Croyant à la décadence, je ne pouvais croire à autre chose qu’au fascisme qui est preuve de la décadence parce que résistance consciente à la décadence »14. Drieu explique qu’il est rentré au PPF « sans espoir, sans amour », « pour marquer [sa] foi fasciste à la face des Allemands »15, bien qu’il sache que la défaite

1 Ibid., p. 317 (17 décembre 1942). Un peu plus tard, le 12 juillet 1943, on lit : « L’occultisme m’a amusé pendant deux ans, mais j’en vois le bout » (ibid., p. 346). 2 L’homme à cheval, p. 234. Il s’y interrogeait ainsi : « Y avait-il eu dans l’ancienne religion inca de vrais secrets, de vrais mystères comme dans les autres religions anciennes ? Et ces secrets s’étaient-il gardés ? » 3 Journal, p. 309 pour la première citation et p. 326 pour la seconde. 4 NRF, janvier 1943 (repris dans Le Français d’Europe, p. 213). 5 « Je mourrai avec une joie sauvage à l’idée que Staline sera le maître du monde. Enfin un maître » (Journal, p. 320). Le maître, enfin trouvé, c’est le père de substitution en même temps que l’incarnation de la nation ou de l’empire. L’homme à cheval ne disait pas autre chose : « Jaime, c’est la Bolivie » (p. 207). 6 Chronique politique, p. 375. Drieu n’hésite pas à parler de la démocratie américaine « dictatoriale » et, à l’inverse, de la dictature allemande « démocratique » (Le Français d’Europe, p. 238). 7 « La Russie ne revigorera pas l’Europe, elle l’achèvera (...). Mais la Russie par-dessus [c’est Drieu qui souligne] l’Europe sera quelque chose comme Rome par-dessus le monde » (Journal, p. 328). 8 Les Cahiers français, N°6, p. 28. 9 Ibid., N°3, p. 6. 10 Le Français d’Europe, p. 208. 11 Journal, p. 309. 12 Dans son ouvrage intitulé Refus et Violences. Politique et littérature à l’extrême-droite des années trente aux retombées de la Libération (Gallimard, 1996, p. 111), Jeannine Verdès-Leroux fournit, d’après les archives Gallimard, les tirages suivants : Le jeune Européen, 2 750 exemplaires ; Genève ou Moscou, 3 300 ; L’Europe contre les patries, 2 000 ; Socialisme fasciste, 4 400 ; Avec Doriot, 5 600 ; Écrits de jeunesse, 3 300 ; Notes pour comprendre le siècle, 5 500 ; Chronique politique, 8 875. Cette liste ne contient que les livres dits “ politiques ” et s’arrête en mars 1943, date de sortie de Chronique politique, qui reprend des articles publiés entre 1934 et 1943. 13 Par exemple, dans la NRF de novembre 1942, il défend « la violence » (Le Français d’Europe, p. 196), une des caractéristiques retenues dans notre définition du fascisme. 14 Journal, p. 313. Et dans la NRF de janvier 1943 : « je suis fasciste parce que j’ai mesuré les progrès de la décadence en Europe. J’ai vu dans le fascisme le seul moyen de contenir et de réduire cette décadence » (Le Français d’Europe, p. 211). 15 Journal, p. 315 pour les deux citations.

87 allemande est probable, sinon certaine, et que cette rentrée le compromet sûrement. En dépit de ce geste qui tient de la bravade, Drieu poursuit son désengagement : au mois de mars il annonce l’arrêt définitif de la NRF, qui intervient en juin. Paradoxalement, au moment où il cesse d’exercer une responsabilité officielle et où il prend conscience de l’échec des Allemands, donc de son propre échec et de l’erreur qui consiste à les soutenir, Drieu décide de continuer à figurer parmi les collaborateurs patentés, en écrivant dans la presse parisienne des articles de plus en plus désespérés. Pourquoi persévère-t-il ainsi ? À la date du 25 novembre 1942, le Journal nous apporte un élément de réponse essentiel : « Je parle de mort, de suicide ; je voudrais que la situation reste telle que j’aie le droit de ne voir d’autre issue honorable que le suicide »1. On peut suggérer que le choix de demeurer fidèle à une collaboration intellectuelle avec l’occupant de plus en plus dangereuse, quand rien n’y oblige et que d’autres l’abandonnent, répond au besoin de Drieu de se placer dans une position qui puisse inévitablement l’acculer au suicide. Miné par la vieillesse qui frappe son corps et sentant s’éloigner le désir, en proie à l’ennui et souffrant d’un manque total de perspectives2, Drieu voit dans le suicide le recours idéal. Selon cette logique, il endosse en toute conscience le rôle du traître, tel qu’il ressortait dans « L’agent double » (cf. supra p. 122) : il sera traître envers les Français et leurs libérateurs, mais traître également envers les Allemands et la collaboration dans lesquels il ne croit plus. Ce rôle le poussera à tenter de se suicider au moment où les Allemands, dont il a choisi de partager les vicissitudes du sort, devront quitter Paris.

1 Ibid., p. 313. 2 « Tout désir est mort. Même le désir d’au-delà la mort » (ibid., p. 346). « Je m’ennuie comme je ne m’étais jamais ennuyé. (...) quand je pense qu’il y a des gens qui croient que je m’amuse encore à la politique, à la “ collaboration ” ! Fasse le ciel qu’au moins celle-ci me fasse crever » (ibid.).

88

Sixième partie :

la fin d’un rêve et la fin d’une vie (1943-1945).

89 Chapitre 16. Confirmation du traître.

Le mois de mars 1943 représente un tournant décisif dans les dernières années de la vie de Drieu. Pour la première fois depuis son adhésion au fascisme en 1934 il confie, dans l’intimité de son Journal, que le fascisme est « définitivement condamné en France » et surtout qu’il n’y « croi[t] plus »1. Nous verrons toutefois, grâce au Journal et aux articles qu’il donne à l’hebdomadaire « politique et littéraire » de son ami Lucien Combelle, Révolution Nationale, de mai 1943 à août 1944, que Drieu adhère toujours aux critères de la définition du fascisme retenus. Seul le nom sous lequel il place son espoir politique, sa “ croyance ”, change au fil du temps. En ce mois de mars 1943, Drieu éprouve de la lassitude pour sa passion finissante avec Beloukia. Il a beau noter dans son Journal qu’il n’a « plus de femmes, plus d’amis »2, il entame malgré tout une ultime relation amoureuse avec K. Sienkiewicz, la soeur de sa seconde femme. Mars 1943 c’est aussi le moment où sortent Chronique politique et L’homme à cheval, et où Drieu se met à l’écriture d’un nouveau roman : Les chiens de paille. Pour sa rédaction, il consacre trois semaines entre mai et juin, dans le midi. Le roman est définitivement terminé en août 1943, et revu en mai 1944 en même temps que Le Français d’Europe, dernier recueil d’articles. Les chiens de paille, imprimé en juillet, et Le Français d’Europe, imprimé en août, sont saisis et détruits à la libération de Paris. En parallèle aux Chiens de paille, Drieu compose une nouvelle intitulée « L’intermède romain ». Achevée en avril 1944, elle est incluse dans le recueil posthume d’Histoires déplaisantes. Que nous apprennent ces deux œuvres ? Selon l’usage désormais rôdé, établissons d’abord le relevé des constantes. Comme le Journal, Les chiens de paille et « L’intermède romain » témoignent encore de la solitude, volontaire ou recherchée, et du besoin de rêve et de paresse de l’auteur. Dans la nouvelle, le « principe de la force » est également toujours goûté, mais dans l’idéalité comme il est précisé dans le Journal3. L’idéalisme transpire d’ailleurs des écrits de cette période, mais principalement de manière négative, au hasard des insatisfactions et des déceptions de Drieu. Celui-ci ne revendique clairement que « l’idéalisme absolu »4 védique. S’il reste fidèle à son rêve fasciste brisé, à son « rêve de redressement viril et ascétique »5, Drieu transfert dorénavant son besoin d’absolu inassouvi du domaine politique à celui de la religion. Thème majeur de l’œuvre entière, participant de l’idéalisme, celui de l’unité est davantage présent, pour cette période, dans les articles et le Journal que dans les fictions. Et comme conséquence du déplacement de sa quête absolu sur un plan immatériel, c’est la religion qui devient pour Drieu le lieu et le vecteur essentiels de l’unité : « être un, voilà tout le fait religieux de l’homme »6, observe-t-il le 9 août 1944. Secondairement toutefois, Drieu revient à plusieurs reprises dans Révolution Nationale sur l’unité politique, réclamant par-dessus l’unité défaillante des Français celle des Européens. Tandis que le sacrifice répondait dans L’homme à cheval au besoin symbolique de suppression d’une partie de lui-même inexploitable, il est porteur d’unité dans Les chiens de paille. – Le roman et la nouvelle attestent toutefois de l’acceptation par Drieu de son caractère d’homme incomplet, d’homme de pensée –. En effet, le sacrifice, qui est « le centre de la Bible et le centre des Védas » et « l’essence du destin humain », outre qu’il est toujours doublement porteur d’expiation et de régénération, offre ici une « connaissance totale de la mort »7 en fusionnant dans un seul acte les deux aspects qu’elle peut prendre : tuer et être tué. Dans ce roman, la présence de la mort, concentrée et obsédante, est très frappante8. On peut noter que les idées funèbres et les pensées liées au suicide se répandent dans le Journal dès la crise de novembre 1942 et se multiplient à partir de mars 1943. À titre d’exemple, on peut citer cet extrait du 30 juin 1943 : « J’attends ? Quoi ? La mort »9. Plus précis et issu d’une lettre de Drieu à une amie le 21 mars de l’année suivante, cet autre extrait nous informe : « je suis mûr pour la mort et j’aspire à la mort. Il est même affreux de dire que le mouvement mystique qui me soulevait ces dernières années retombe »10. Il est évident qu’une déception causée par son dernier espoir terrestre, placé dans une curieuse synthèse mystique, ôte tout moteur à son existence et le plonge dans le nihilisme. La formule fétiche du nihiliste, « À quoi bon », figure d’ailleurs dans cette lettre. Elle n’est en outre absente, ni du roman ni

1 Journal, p. 339 pour la première citation et p. 336 pour la seconde. 2 Ibid., p. 346. 3 Histoires déplaisantes, p. 215 pour la citation. Juin 1944 : « J’ai aimé la force comme une idée, mais sa manifestation m’embêtait. Aucune envie d’approcher les Allemands, Russes, Américains : de loin seulement je goûtais leur force brute, de près elle me faisait bâiller » (Journal, p. 393). 4 Journal, p. 386. 5 Ibid., p. 350. Presque un an plus tard, le 12 juillet 1944, le Journal enregistre : « Mon erreur a été de prêter à l’hitlérisme et à l’Allemagne des vertus qu’ils n’ont pas, ou qu’ils n’ont plus. Ils n’ont pas pu transformer leur nationalisme en européanisme, ni leur socialisme... en socialisme. Éternelle histoire de l’intellectuel qui assène son rêve impossible sur la tête des pauvres types qui sont dans le bain politique » (ibid., p. 403). 6 Ibid., p. 419. 7 Les chiens de paille, p. 221 pour les trois citations. 8 Le personnage central, Constant Trubert, rêve ainsi « de connaître sa propre mort » (ibid., p. 172) et pense : « il faut que je meure » (ibid., p. 220), etc. 9 Journal, p. 346. Le 19 avril 1944, Drieu note : « Je ne peux pas dire que je vais me suicider, ni même que je vais mourir : tout est déjà consommé dans mon âme » (ibid., p. 380). Comme le narrateur des Chiens de paille nous indique, à propos de Constant : « Il savait qu’il allait mourir et déjà il était si mort » (p. 35). 10 Lettre à Claudine Loste, citée dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., pp. 532-533.

90 des articles, et le 9 août 1944, deux jours avant sa tentative de suicide, le Journal porte l’interrogation suivante, ô combien révélatrice : « Mais pourquoi encore écrire ? Le temps de l’écriture est fini »1. Parmi les autres thèmes récurrents du roman et de la nouvelle, l’opinion de Drieu sur les femmes et sur la religion occupe une place de choix, même si c’est la décadence qui tient la première. « Éternel Robinson »2 célibataire, Drieu se demande si les femmes ont une âme. Dans le Journal, à la date du 8 juin 1944, il avance qu’il n’a jamais cru qu’elles en avaient une et même, influencé par ses lectures sur le mysticisme et l’occultisme d’Europe autant que d’Asie, il soutient que « la femme n’existe pas » et « qu’il n’y a qu’une seule âme universelle », et que pour cette raison « L’homme est seul comme Dieu, (...) parce qu’il est Dieu »3. Pourtant, deux jours plus tard, il estime que K. Sienkiewicz est une femme qui lui plaît « parfaitement, par sa sincérité, sa simplicité, le son latent et secret de son âme et de son corps »4. Drieu délaisse le mythe de Pygmalion, car il est maintenant trop tard pour qu’il puisse “ façonner ” une femme, mais revendique derechef l’infériorité de la femme sur l’homme. Roxanne, en partie inspirée de Beloukia et seule personnage féminin des Chiens de paille, est « inapte comme toutes les femmes à l’intellectualité »5. Elle se donne à presque tous les protagonistes de l’histoire, naturellement, car pour le narrateur les femmes sont souvent un peu « putains ». Cette idée prolonge la partition entre les jeunes filles et les putains, artificielle car transitoire, que nous avons révélée dans L’homme à cheval (cf. supra p. 166). Drieu livre dans « L’intermède romain »6 l’explication de son recours aux prostituées, donc de son célibat. La question de l’âme des prostituées ne se pose pas, vu la brièveté des rapports, mais dès qu’il s’agit d’une femme “ propre ” Drieu se demande si elle possède une âme et cela perturbe ses relations amoureuses. Si l’aimée déçoit l’amoureux idéaliste, c’est qu’elle n’a pas d’âme ; s’il est manifeste qu’elle en en a une, il ne sait alors pas comment s’y prendre. Dans les deux cas il fuit vers la consolante solitude... ponctuée de corps anonymes. La contradiction entre l’âme particulière qu’il apprécie chez sa maîtresse et les carences d’âme qu’il prête aux femmes trahit les difficultés de Drieu pour accorder les différentes croyances qu’il a accueillies dans son esprit après ses études philosophiques et religieuses. Comme il avait tenté de convaincre ses lecteurs de sa découverte de l’extase mystique à Charleroi, il essaye de les convaincre – et de se convaincre – de la réalité de son détachement mystique et de sa croyance dans ce qu’il baptise « l’Indicible », qui n’est que le nouveau vocable sous lequel il abrite son besoin de spiritualité et sa quête d’absolu, désormais située dans un imprécis « au-delà de la vie », « au-delà du monde », ou « arrière-monde »7. Imprécision, ou plus exactement confusion, telle est la conclusion qui ressort immédiatement de l’analyse des croyances de Drieu. Ainsi, en février 1943, se proclamait-il « védantiste » ; de là découlait l’affirmation suivante, appuyée sur la lecture du Bhagavad-Gita : « il n’y a ni Dieu ni monde. Il y a le moi et le soi »8. En juin 1944, changement de registre : Drieu explique que « le Grand Être qui est au-delà de l’Être et du néant » a été en lui pendant certaines « heures splendides de solitude, de silence, de paresse et de détachement », et que « Dieu n’est pas dans le monde, n’est pas le monde, mais le monde est en Dieu sans que cela touche Dieu. Et Dieu n’est pas. Il y a l’indicible au- delà du non-être »9. Le moins que l’on puisse dire est que sa position manque de clarté et de solidité. Drieu se rattache finalement, bien qu’il s’en défende10, à un panthéisme qui réalise potentiellement l’unité : “ tout est dans tout ” signifie que l’être et le néant ne forment qu’un. Il est difficile, voire impossible de combiner Nietzsche et le Bhagavad-Gita dans une synthèse viable, comme le souhaite pourtant Drieu à la date du 19 avril 1944 : « Je meurs dans la foi de la Bhagavad-Gita et du Zarathoustra : c’est là qu’est ma vérité, mon credo »11. Son Journal révèle l’influence prépondérante de Nietzsche sur lui : « Relu Ecce Homo, Par-delà le Bien et le Mal : c’est mon homme »12, remarque-t-il. Cette influence se mesure également dans Les chiens de paille par l’utilisation de concepts typiquement nietzschéens, tel que celui de « volonté de puissance »13. Le philosophe allemand est même nommément désigné à maintes reprises dans ce roman. Pourtant, la lecture de Nietzsche par Drieu aboutit à une interprétation paradoxale de sa pensée. L’auteur d’Ecce Homo expose l’incompréhension avec laquelle a été reçue son œuvre – incompréhension où a plongé Drieu –, en insistant sur certains contresens. Pour

1 Journal, p. 419. « À quoi bon » apparaît p. 42 des Chiens de paille et dans Textes retrouvés, p. 200 (dernier article écrit pour Révolution Nationale en août 1944, mais non publié). 2 Journal, p. 381. 3 Ibid., p. 385 pour les trois citations. « Pauvres chères ombres. Je n’ai jamais cru qu’elles existaient » dit-il, peu de temps après, en parlant des femmes (ibid., p. 396). Un personnage des Chiens de paille, nommé Bardy, assure : « Je ne crois pas que les femmes aient une âme, je crois qu’elles n’en ont pas plus que la plupart des hommes, et encore moins. Je crois cela à la manière des occultistes (...). Pour moi, les femmes ont deux ou trois de nos âmes inférieures, une ou deux de plus que les animaux, mais elles ne sont pour ainsi jamais dotées de nos âmes supérieures, en tout cas pas de l’âme suprême qui est éternelle » (p. 125). 4 Journal, p. 387. 5 Les chiens de paille, p. 105. 6 On y lit : « la beauté ne me paraissait facilement maniable que chez les putains. Chez elles, la beauté ne me faisait pas peur (...). Aussitôt que la beauté m’apparaissait chez une personne dont l’éducation pouvait me faire admettre la supposition qu’elle eût une âme, je me troublais. Pouvant espérer qu’elle eût une âme, je craignais qu’elle n’en eût pas ; je la soupçonnais de ne pas en avoir alors qu’elle devait en avoir une » (p. 166). 7 Les chiens de paille, p. 127 pour la première et la dernière citation, p. 18 pour la deuxième et p. 30 pour la troisième. 8 Journal, p. 330 pour les deux citations. 9 Ibid., p. 396 pour les deux citations. 10 « Toujours panthéiste, et pourtant me rendant compte de la sottise du raisonnement du panthéiste, car si tout est dans tout, rien n’est dans rien. (...) Le panthéisme est la doctrine des ignorants, des poètes » (ibid.). Ce panthéisme transparaît également dans Les chiens de paille. 11 Ibid., p. 380. Il confesse sa « foi dans l’indicible, par-delà le Bien et le Mal, par-delà l’Être et le Néant. La persuasion qu’action et contemplation sont une seule et même chose dans la éternelle, dans le Grand Midi » (ibid.). 12 Ibid., p. 347. Il n’hésite pas à claironner : « j’ai plus lu Nietzsche que quiconque au monde » (Révolution Nationale, 25 mars 1944). 13 Les chiens de paille, p. 149.

91 Nietzsche, le « “ surhomme ” a presque partout été compris, en toute candeur, dans le sens de ces valeurs mêmes dont le personnage de Zarathoustra incarne l’antithèse : je veux dire comme type “ idéaliste ” d’une classe supérieure d’hommes, mi-“ saint ”, mi-“ génie ” »1. Et il ajoute : « on y a même reconnu le “ culte du héros ” que j’ai pourtant si cruellement récusé »2. Nous connaissons en effet la prégnance du besoin de Drieu de réaliser la fusion du héros et du saint. Précisément, dans Les chiens de paille, nous apprenons que Constant a échoué dans sa tentative d’être « à la fois un saint et un héros, ainsi que nous y invite le Bhagavad-Gita »3, échec patent pour Drieu depuis L’homme à cheval. D’autre part, Drieu accepte la traduction « Par-delà le Bien et le Mal » pour « Jenseits von Gut und Bose » au lieu de « Par-delà Bien et Mal », plus conforme à la pensée du philosophe allemand. Il ne s’agit pas seulement là d’une querelle de traducteurs. Nietzsche défend l’idée que l’opposition entre “ bien ” et “ mal ” est définie arbitrairement et donc révisable. Par conséquent, il propose de dépasser philosophiquement cette opposition en se situant par-delà bien et mal. Plus tard, cela aboutit à l’« inversion des valeurs chrétiennes » (L’Antéchrist) ou la « transmutation de toutes les valeurs » (La volonté de puissance), c’est-à-dire, schématiquement, à la transformation du bien en mal et réciproquement. Drieu estime quant à lui que “ bien ” et “ mal ”, chacun séparément, n’existent pas4 ; selon lui Nietzsche a proposé de rejeter ces valeurs, en se situant par-delà le bien et par-delà le mal, la loi du plus fort s’en trouvant légitimée et avec elle le recours à la violence. Ce qui témoigne d’une interprétation quelque peu orientée. Au demeurant, Drieu se rend compte de ces risques d’interprétations abusives de la pensée nietzschéenne et de la contradiction entre celle-ci et la mystique. Comme il l’indique dans le roman5, il sait que Nietzsche n’aurait pas reconnu dans les sectateurs du totalitarisme ses disciples. Cependant, Drieu suggère que Staline, après Hitler devenu modèle obsolète, est le digne suiveur de Zarathoustra6... Si les articles de Révolution Nationale restent muets sur les questions de religion, en revanche le Journal n’est pas avare de déclarations qui nous permettent de suivre l’évolution de Drieu jusqu’à sa tentative de suicide. Cette évolution quasi linéaire éclaire en partie ce geste. Le 26 juillet 1943, Drieu se déclare déçu mais émerveillé de son “ initiation ” d’autodidacte à l’occultisme. Au début de l’année suivante, il affirme encore sa foi dans la « Tradition Ésotérique », mais reconnaît que son « initiation ne va pas très loin »7. À partir de mars 1944, il ne s’« intéresse plus guère à [ses] études religieuses » et il avoue même, en juin : « La rêverie m’a tenu lieu de mystique, et il se peut qu’il y entra (sic) pas mal de mystique »8. Implicitement est dévoilée l’inefficacité de sa démarche. Le vouloir-vivre qui s’exprimait dans les travaux d’érudition ou d’approfondissement religieux perd son point d’appui dans l’immatériel, après qu’il eut écarté au profit de celui-ci la dépouille terrestre du fascisme – fiasco politique. À propos de Rimbaud, le Journal évoque une alternative nous montrant que l’enlisement de la démarche religieuse de Drieu le contraint au suicide : « Rimbaud a entrevu le drame au bout duquel on arrive à l’initiation ou au suicide »9. Drieu interrompt son Journal du 4 octobre 1943 au 12 janvier 1944. Pendant cette période, vers novembre, il passe une quinzaine de jours en Suisse. Il a alors l’occasion de s’y installer provisoirement, à l’abri des menaces qui planent sur les collaborateurs. Il choisit pourtant de rentrer en France et de confirmer ainsi sa position engagée. Le débarquement advenu et la libération de Paris imminente, Drieu, désormais inévitablement compromis aux yeux des libérateurs10, se sent enfin mis demeure de se suicider. À force d’appeler des orages sur sa tête, il a fini par être entendu... Les préoccupations religieuses conditionnent le choix du vocabulaire. Ainsi, Drieu préfère-t-il déchéance à décadence. Mais l’idée reste la même et se répand abondamment pendant la période, dans le Journal, les œuvres de fiction et les articles. Si Drieu entonne l’habituel refrain sur la France décadente, il voit au-delà de ses frontières et l’échec de l’Allemagne le renseigne sur la décadence européenne. Il franchit toutefois un pas supplémentaire puisqu’il considère que la décadence devient « déchéance universelle, étendue à toute la terre », et même qu’il en va ainsi depuis que le monde est monde : « La vie est une perpétuelle décadence depuis le début »11. Penser de la sorte favorise le suicide : si la vie est décadente, il faut s’opposer à elle pendant l’existence – mais avec l’échec du fascisme l’espoir terrestre de Drieu est trop amenuisé –, ou bien mourir – on échappe alors définitivement à la décadence. L’évocation de la décadence ne va pas sans celle de l’image d’Épinal de la barbarie, témoin du romantisme de Drieu : « De marais en marais, à travers la forêt, la plaine humide, de la Vistule à l’Elbe, de l’Elbe à la Somme, les barbares arrivaient de nouveau »12. « Vive la barbarie, c’est l’aspect le plus insupportable donc le meilleur de la

1 Ecce Homo, Gallimard, 1974, p. 132. 2 Ibid. 3 Les chiens de paille, p. 129. 4 « Constant savait qu’il n’y a ni bien ni mal et qu’il ne peut y avoir d’hommes mauvais opposés à des hommes bons » (ibid., p. 133). 5 Le narrateur répond ainsi à la question « que voulait vraiment Nietzsche ? » : « Ce n’était certainement pas cette manifestation corporelle et politique, naïvement cynique qu’on lui a prêtée et selon laquelle fascistes et communistes pouvaient se croire ses disciples » (ibid., p. 152). Dans le Journal il est encore plus clair : « Nietzsche aurait vomi le nazisme » (Journal, p. 417). 6 Constant, soi-disant nietzschéen, et le personnage de Liassov – dont nous reparlerons – placent au rang de « maîtres » Van Gogh et Dostoïevski aux côtés de Nietzsche, et concluent ainsi un dialogue à propos de ces trois maîtres : « Nos trois bonshommes aboutissent à Hitler. – Ils meurent en lui. – Peut-être revivent-ils dans Staline ? » (Les chiens de paille, p. 54). 7 Journal, p. 362. 8 Ibid., p. 372 pour la première citation et p. 398 pour la seconde. 9 Ibid., pp. 412-413. 10 Le 5 juillet 1944 encore, Drieu signe la « déclaration commune sur la situation politique » écrite en réaction à l’exécution de Philippe Henriot, secrétaire d’État à l’Information et à la Propagande, par la Résistance. 11 Histoires déplaisantes, p. 191 pour la première citation ; Les chiens de paille, p. 238 pour la seconde. 12 Ibid., p. 110.

92 décadence »1, nous dit le Journal du 18 mars 1944, ce qui témoigne d’un certain masochisme, avoué en outre ici ou là2, qui répond peut-être au besoin de se punir de ses insuffisances. La décadence traduit surtout la fin des illusions concernant le fascisme : « Le fascisme démontre par sa faiblesse la faiblesse de l’Europe, la décadence de l’Europe »3. L’analyse des articles qu’il publie dans Révolution Nationale nous permet de saisir l’évolution finale de Drieu vis-à-vis du fascisme. S’il choisit de s’épancher dans un journal collaborationniste (relativement sobre en comparaison d’autres titres, tels Je suis partout ou Au pilori), c’est, nous l’avons vu, parce qu’il peaufine une image publique de collaborateur nécessaire pour rendre son suicide inévitable. Mais Drieu nous prévient que c’est aussi par « amour-propre »4 et parce qu’il ne veut pas – après tout sensible à l’opinion d’autrui et donc pas si détaché qu’il veut le laisser croire – montrer qu’il a peur, bien qu’il l’avoue dans son Journal dès le 20 mars 1943. Dans les premiers articles donnés à Révolution Nationale, Drieu verse principalement dans un anti- britannisme primaire, reste de propagandiste. Mais au fil des mois deux mouvements liés se dessinent. Premièrement, l’amertume causée par l’échec du fascisme et des Allemands s’affiche ouvertement. Ce qui entraîne même la censure de certains articles par l’occupant. Peut-être Drieu s’imagina-t-il que celui-ci pourrait le fusiller et lui éviter ainsi procès et prison ou suicide ? Drieu propose, dès le 10 juillet 1943, de « laisser tomber le mot fascisme et de mettre l’accent avec de plus en plus d’exigence sur le mot socialisme »5. Drieu reproche surtout au fascisme de s’être montré incapable d’engendrer une « Internationale »6, c’est-à-dire d’unifier. Pour lui, comme il le présente dans un article du 8 juillet 1944, le fascisme « a échoué comme moyen d’organisation de l’Europe parce que c’était un système de juste milieu (...) une tentative pour trouver une cotte mal taillée entre le capitalisme et le communisme »7. Il ajoute que « le fascisme a échoué parce qu’il n’a pas pu devenir franchement un socialisme »8. Dans son Journal du 27 juillet 1943, Drieu reconnaît plus précisément que « le fascisme n’a été finalement que défense bourgeoise »9 et non l’élan révolutionnaire qu’il attendait. Il poursuit ainsi, révélant le second mouvement qui apparaît pendant cette période : « Maintenant (et il en est ainsi depuis un an) tous mes vœux vont au communisme »10. Comme il s’était leurré sur le fascisme et le nazisme, Drieu s’abuse cette fois sur le communisme. Il n’hésite pas à le défendre, de manière à peine voilée, et au prix de glissements sémantiques11 il transmet du nazisme au communisme les caractéristiques qui l’avaient séduit : « Je pourrais me donner ainsi au communisme, d’autant plus que tout ce que je goûtais dans le fascisme y est maintenant intégré »12. Son prétendu sens prophétique, qu’il ne sait réfréner13, lui fait prévoir le « triomphe du communisme »14 en Europe, imposé de force par la Russie. Il tient pour établi que « monarchie, aristocratie, religion, sont à Moscou », promue « Rome finale »15 – même s’il expliquait un peu plus tôt que les Russes sont des barbares... Son goût pour la force le pousse à se ranger en toutes circonstances du côté des vainqueurs et il s’interroge donc : peut-il faire volte-face et passer avec armes et bagages au communisme ? Il y renonce en invoquant deux raisons principales : d’une part, quoi qu’il en ait, il appartient au milieu de la bourgeoisie où il profite depuis toujours d’un relatif confort, et d’autre part il appréhende une opinion qui risquerait de le qualifier de girouette16. Il met de surcroît en avant sa « répugnance pour les communistes français », derrière laquelle il faut sans doute voir l’inimitié pour Aragon... En fin de compte, Drieu ne se prétend plus fasciste mais partisan du « socialisme européen »17 – il l’affirme avec force dans ses articles au cours des cinq derniers mois précédant l’arrêt de Révolution Nationale. En parallèle, il apporte

1 Journal, p. 373. 2 « Je recherche les inconvénients. Je n’oublie jamais le temps de ma jeunesse où j’étais un combattant offert aux blessures et à la mort. J’en garde la salubre nostalgie » (Révolution Nationale, 15 juillet 1944). Aveu direct : « Masochiste, me roulant dans le délire de la culpabilité, de la contrition – ou de la persécution » (Journal, p. 393) ; « Pas de sens du péché, bien que masochiste, uniquement le sens de la faiblesse par rapport à la force » (ibid., p. 394). 3 Ibid., p. 349. 4 Ibid., p. 359 (12 janvier 1944) et également ibid., p. 411 (29 juillet 1944). 5 Le Français d’Europe, p. 316. 6 Ibid., p. 358. 7 Textes retrouvés, p. 213. La même idée émerge dans le roman : « Les Allemands n’étaient pas assez jeunes pour se jeter dans le communisme et y faire peau neuve. Au fond, l’hitlérisme, en dépit de son côté héroïque, n’a été pour eux que le juste milieu entre le capitalisme et le communisme, entre le nationalisme et l’internationalisme » (Les chiens de paille, p. 109). 8 Textes retrouvés, p. 214. 9 Journal, p. 350. 10 Ibid. Le 19 avril 1944, il avance, toute honte bue : « je crois au communisme, je me rends compte sur le tard de l’insuffisance du fascisme. D’ailleurs, je ne considérais le fascisme que comme une étape vers le communisme » (ibid., p. 380). 11 Il invente ainsi le « national-communisme » russe (Le Français d’Europe, p. 306) ou écrit que la Russie est « une horrible puissance totalitaire fasciste et réactionnaire » » (Révolution Nationale, 10 juin 1944) en pensant toutefois : « je souhaite le triomphe de l’homme totalitaire » (Journal, p. 386). 12 Ibid. p. 412. La substance de cette idée est par ailleurs recueillie dans le roman, où Bardy déclare : « mon idéal d’autorité et d’aristocratie est au fond enfoui dans ce communisme que j’ai tant combattu » (Les chiens de paille, p. 110). 13 Il le revendique même, malgré l’avertissement constitué par ses prédictions précédentes erronées : « Tout écrivain est prophète – du moins tout écrivain qui est fortement mordu par le présent » (Révolution Nationale, 25 mars 1944). « Je suis donc prophète par force » (Révolution Nationale, 15 juillet 1944). 14 Journal, p. 343. 15 Ibid., p. 417 pour la première citation et p. 419 pour la seconde. 16 « Rien ne me sépare plus du communisme, rien ne m’en a jamais séparé que ma crispation atavique de petit-bourgeois » (Journal, p. 390). « On a trop dit que j’avais changé, non sans quelque raison. C’est vrai qu’il y a eu au fond de moi une hésitation inhérente jusqu’à 1934, qui n’a que trop reparu depuis 1942-1943 ! Alors, tenons-nous-en là » (ibid., p. 391). « Je ne crois pas que je puisse me rallier décemment au communisme. J’ai été trop anticommuniste de fait, sinon de fond » (ibid., p. 389). 17 « Cahiers de l’Herne », p. 124. En avril 1944, dans la préface des Chiens de paille, il se définit comme « Un écrivain, qui est un socialiste européen » (Les chiens de paille, p. 11).

93 donc son soutien moral plus ou moins discret au communisme dont il ne peut rejoindre les rangs, tout en maintenant son admiration pour Hitler, qui a dressé devant lui son « idéal politique », sans réussir la même opération pour l’« idéal social »1. Les thèmes abordés dans Révolution Nationale ou le Journal ne laissent toutefois aucun doute : Drieu demeure fasciste de fait car il confirme son attachement à tous les points de la doctrine retenus. Passons-les successivement en revue. L’esprit de fédération européen propre à Drieu recouvre un internationalisme défensif mais conquérant (qu’on se souvienne qu’il n’envisageait l’Afrique qu’en tant que territoire à asservir), qui n’est qu’une forme de nationalisme étiré à des dimensions plus vastes, plus conformes au XXe siècle – “ siècle des empires ” pour lui. Il se reconnaît « raciste plus que nationaliste (sauf par à-coups) »2. Quant à l’antisémitisme, si Drieu ne se sait « Pas de haine, mais une répugnance (...) devant les Juifs », il considère qu’il a été pour lui « une passion et une réflexion dans le bas plan politique »3. On peut donc considérer que Drieu est sensible au nationalisme et au racisme biologique. Il prône en outre la violence et l’« héroïsme guerrier »4, ainsi que l’antiparlementarisme, indirectement, par le rejet de la démocratie5. Drieu défend désormais un communisme dont son appartenance à la bourgeoisie en éloigne l’application et qui n’est que son nouvel espoir politique, aussi loin de la réalité que l’ont été les réalités fascistes et nazies par rapport à ses aspirations à leur égard. Il ne parle ainsi jamais de l’abolition de la propriété privée, pourtant fondamentale dans le communisme. Sans oublier qu’il reconnaît avoir été jusque là anticommuniste, on peut affirmer que Drieu le reste, tout en défendant un communisme qui n’en est pas un et qu’il baptise « communisme aristocratique »6 ! Ce que Drieu retient du communisme russe c’est l’aspect totalitaire forgeant un homme nouveau7, le culte du chef – qui se double chez lui d’un culte de la force8 –, la hiérarchisation de la société et son organisation privilégiant le groupe sur l’individu par-delà les clivages sociaux9, toutes qualités portées par un peuple victorieux car plus jeune10. Le libéralisme est pour sa part proscrit sans détours par le refus de la bourgeoisie et l’affirmation même du socialisme11. Mais ce socialisme n’est que vœu pieux de justice sociale, car Drieu ne se préoccupe pas de la mise en pratique de l’idéologie qu’il dit défendre et écarte les considérations économiques en réclamant, à une seule occasion, une « économie dirigée »12. Il est davantage sensible au décorum13, à la spiritualité feinte ou réelle de la nouvelle “ Rome ” qu’est Moscou14, qu’à la vie réelle et aux impératifs économiques. Enfin, Drieu manifeste un antirationalisme par son caractère mythomane15. De tous les éléments de la doctrine fasciste, seul le primat de l’action sur la pensée n’émerge pas clairement. Mais Drieu a fait son deuil de l’homme d’action en lui et son Journal le présente volontiers comme détaché de l’action politique immédiate, au profit de son approfondissement religieux. C’est dans la fiction que resurgit ce primat de l’action, lorsque Constant Trubert décide de faire périr le jeune Cormont, alors même qu’il sent la vanité de tout acte. La volonté de Constant de sacrifier Cormont et de se sacrifier nourrit la thématique du traître. Elle est abondamment présente à la fois dans Les chiens de paille et dans une ébauche de pièce de théâtre intitulée Judas, que Drieu entreprend à la suite du roman mais qu’il suspend en mars 1944. Contrairement à L’homme à cheval, Drieu ne réussit pas dans Les chiens de paille à animer des personnages doués de suffisamment d’autonomie. Il met plutôt en scène des types que des personnages : il y a Salis, l’ouvrier communiste ; Susini, le maquignon du marché noir, désintéressé de la politique ; Préault, le bourgeois gaulliste, qui appuie son nationalisme sur les Anglais contre les Allemands. Drieu, lui, se diffracte à travers trois personnages16 : Constant, détaché et physiquement atteint par les années, misogyne, c’est la figure privée de Drieu, adonné aux spéculations religieuses ; Bardy, également misogyne, collaborateur qui appuie son nationalisme sur les Allemands contre les Anglais, c’est la figure publique de Drieu, engagé et curieux de l’évolution politique ; Liassov, le peintre, est l’idéal terrestre de Drieu, l’artiste pur qu’il aurait en fait

1 Journal, p. 416 (7 août 1944). Drieu note : « Hitler me plaît jusqu’au bout, en dépit de toutes ses erreurs, de toutes ses ignorances, de toutes ses bourdes » (ibid.). 2 Ibid., p. 395. 3 Ibid., p. 396 pour la première citation et p. 355 pour la seconde. 4 Ibid., p. 416. Le 21 juillet 1944, il regrette « de n’avoir pas clamé plus fort [son] amour de la violence » (ibid., p. 406). 5 « Les hommes comme moi n’ont rien à faire. Leurs sentiments antidémocratiques, antisémites, antimaçons (...) les éloignent des Anglo-Saxons et du gaullisme », écrit Drieu (ibid., p. 308). Ils n’ont plus que « leur rêve de pur socialisme aristocratique et guerrier » (ibid.). Un peu plus tard, on peut lire : « nous qui ne sommes ni bourgeois, ni conservateurs, ni réactionnaires, ni démocrates chrétiens ou maçons » (Le Français d’Europe, p. 396). 6 Les chiens de paille, p. 99. 7 « Je souhaite le triomphe de l’homme totalitaire sur le monde. Le temps de l’homme divisé est passé, le temps de l’homme réuni revient » (Journal, p. 386). 8 « Staline, c’est donc mieux qu’Hitler le triomphe de l’homme sur l’homme, du plus fort de l’homme contre le plus faible » (ibid., p. 387). 9 « Poussées du sang commun dans un groupe, hiérarchie vivante, échange noble entre les faibles et les forts » (ibid., p. 412). « Je déteste en réalité toutes les classes » (ibid., p. 329). 10 Drieu parle « de la jeunesse de leur civilisation qui fait d’eux des guerriers autant que des zélateurs pleins de foi mystique » (Textes retrouvés, p. 218) ! 11 « Un vrai fasciste est un socialiste et un socialiste n’est vrai que si (...) il mérite l’appellation de fasciste, parce que c’est un homme de combat et d’autorité, autant que de colère et de rupture à l’égard du capitalisme » (Le Français d’Europe, p. 379). 12 Journal, p. 412. 13 Dans son idéal politique, Drieu inclut : « fierté physique, recherche de l’allure, du prestige » (ibid., p. 416). 14 Cf. supra p. 165, note de bas de page n°2, où Drieu mentionne « la théocratie sans dieu mais avec un pape-empereur » de la Russie, et supra p. 179, où il est dit que la religion n’est plus qu’à Moscou. 15 Constant s’écrie : « Le sang, si, j’y crois, parce que c’est un mythe. J’aime les mythes » (Les chiens de paille, p. 114). Pour se justifier, Drieu appelle Aristote à sa rescousse en lui prêtant cette sentence : « Aimer les mythes, c’est en quelque manière se montrer philosophe » (ibid., p. 54). 16 Dans sa préface, il explique : « Un personnage n’est jamais l’auteur ; un personnage n’est jamais qu’une partie de l’auteur » (Les chiens de paille, p. 11).

94 préféré être. Enfin, il y a Cormont, le « dernier Français »1, qui incarne la jeunesse et le nationalisme pur. Constant se propose donc de supprimer Cormont, parce qu’il est le dernier représentant d’un peuple fini, voué à l’échec : autant hâter sa fin – ce qui est au reste très nietzschéen (cf. supra p. 48, la citation d’Ainsi parlait Zarathoustra). Pour que Constant accomplisse ce geste, Drieu procède à une double identification : il identifie la France vaincue de 1940-1943, pays décadent et dépassé, au peuple juif du temps du Christ2 et dans le même moment il identifie Cormont à Jésus3 ; puis il s’identifie, à travers Constant, à Judas4. En empruntant la formule à Cioran, on peut dire que Drieu veut être vu, dans le personnage de Constant, tel un « Judas avec l’âme de Bouddha »5. Développant cette identification avec Judas, Drieu justifie sa position de traître, et même d’agent double dans la lignée du héros de la nouvelle de 19356, car il trahit à la fois les Allemands – en soutenant les communistes – et les Français, son peuple, alliés aux communistes contre les forces de l’Axe – en ne reniant ni la collaboration ni son admiration pour Hitler. Drieu reprend par ailleurs à « L’agent double » l’idée que Judas est nécessaire à Jésus, donc au progrès de l’Histoire7, et qu’il s’inscrit, au même titre que Jésus, dans l’éternité par sa trahison, ce qui est une assurance, sinon contre la mort, du moins contre l’oubli. Les chiens de paille, écrit rapidement dans un contexte politique menaçant pour l’auteur, lui apporte la libération cathartique : en supprimant un personnage fictif qui lui ressemble et qui cherche à se suicider, Drieu n’éprouve plus la tentation du passage à l’acte. D’autant que ce roman est intensément chargé du dégoût de l’auteur8. Mais à partir du printemps 1944 les événements accentuent leur pression. Drieu abandonne tout travail littéraire de compensation et bientôt sa participation à Révolution Nationale. Saturé d’études religieuses, de plus en plus amer, il mène une vie guettée par le désœuvrement, et son détachement le confirme dans son aptitude à la mort. La tentation du suicide revient alors au premier plan et Drieu s’y livre, peu de jours avant l’entrée des libérateurs dans la capitale, mais la tentative avorte. Entre cette tentative de suicide d’août 1944 et son suicide du 15 mars 1945, Drieu atteint avec son ultime œuvre, Mémoires de Dirk Raspe, la plénitude de son art. Malgré ces derniers feux prometteurs, il choisit pourtant de se donner la mort.

1 Ibid., p. 237. 2 Constant parle « des Français qu’il sentait devenir ce que les Juifs étaient devenus. Les Juifs, avant d’être des Juifs, avaient été les Hébreux » (ibid., p. 150). À un autre endroit, il dit : « Le Juif est le type parfait du décadent. Nous sommes tous en train en Europe de devenir des décadents » (ibid., p. 115). Le Journal porte, en écho : « Les Juifs, c’est nous-mêmes rendus grimaçants par la vie des grandes villes » (Journal, p. 348). 3 Constant s’adresse ainsi à Cormont : « Il faut que tous ces Français vendus à tous les étrangers possibles et imaginables, zigouillent le dernier Français, le dernier Français français, le dernier Français de la France seule, de la France petite, de la France patriote, de la France seulette. Jésus était le dernier Hébreu, plus décadent que tous les Hébreux décadents, plus juif que tous les Hébreux devenus Juifs. (...) Eh bien toi, il faut que tu meures comme Jésus. Il faut que les Français sacrifient le dernier Français » (Les chiens de paille, p. 237). 4 À tel point que dans un passage relatif au rôle de Judas (entre la page 134 et la page 137), le sujet des verbes glisse de la troisième à la première personne du singulier. 5 E. M. Cioran, Précis de décomposition, Gallimard, 1949 ; repris en collection Tel Gallimard, 1994, p. 85. Le narrateur des Chiens de paille évoque « la fureur de vivre parfaitement vaine et, se sachant vaine, délicieusement libre entre le désespoir et la joie qui était au visage de Bouddha » (Les chiens de paille, p. 53). 6 « L’agent double » affirmait : « Tuez-moi, je suis votre plus grand ennemi », ce à quoi répondait avec mépris le communiste qui l’abattait ensuite : « Tu es un chien » (Histoires déplaisantes, pp. 121-122). Dans son Journal du 27 juillet 1943, Drieu écrit, avec le même mépris appliqué à lui-même : « Qu’on nous crache à la figure avant de nous égorger : nous le méritons bien » (Journal, p. 351). 7 Judas, « connaissant la thèse, se chargeait bravement de l’antithèse, désireux d’engendrer la synthèse » (Les chiens de paille, pp. 117-118). 8 Le roman répond à l’« envie de cracher directement (...) sur les hommes » (Journal, p. 347). Toutes les descriptions des personnages sont négatives, sauf celles de “ la ” femme, et le jeune Cormont lui-même est « défiguré » (Les chiens de paille, p. 119).

95 Chapitre 17. Derniers feux.

Le 11 août 1944 au soir, après une dernière promenade aux Tuileries, une dernière demi-bouteille de champagne bue dans la solitude de son appartement, une dernière lecture religieuse, Drieu absorbe un poison mortel. Mais sa gouvernante survient le lendemain, à l’aube, suffisamment tôt pour qu’il puisse être secouru. Olesia, sa seconde femme, l’emmène à l’hôpital : il est tiré d’affaire. Pourtant, quelques jours plus tard, il tente une nouvelle fois de mettre fin à ses jours, en s’ouvrant les veines. Il n’a pas plus de réussite que la première fois, car sa faiblesse le fait s’accrocher à un lit dont il déclenche par inadvertance la sonnerie qui avertit l’infirmière. Après sa sortie de l’hôpital, Drieu commence une vie clandestine, caché par ses amis qui entreprennent des démarches auprès des Allemands, puis après leur départ auprès des nouvelles autorités, pour lui procurer les papiers nécessaires à son départ vers la Suisse. Mais à chaque fois Drieu refuse. Il quitte d’abord Paris pour Orgeval, où il loge chez Noël Murphy, une Américaine, dont il avait obtenu en 1942 la libération du camp pour étrangers où elle était internée par les Allemands. Il s’installe ensuite à Chartrette, à partir du 20 novembre, dans la maison de campagne de sa première femme. Pour finir, il retourne à Paris au début du mois de mars 1945, dans un logement appartenant également à Colette. Drieu reprend son Journal du 11 octobre 1944 au 13 mars 1945. Il rapporte rapidement les circonstances de son suicide manqué et les pensées qu’il eut juste avant l’acte. Il est déçu par la « sécheresse » mystique et « l’absence totale d’ouverture sur l’au-delà » de ces derniers instants, et confirme qu’il est « incapable de vie mystique profonde »1. Dans Récit secret, qu’il a écrit pendant sa convalescence en même temps que le texte intitulé Exorde, l’aveu est plus direct : « je suis fort peu doué pour la mystique et je ne suis pas encore sûr que tout ce qu’on met sous ce mot n’est pas terriblement sujet à caution »2. Drieu est alors perplexe sur son avenir3. Cela ne dure pas longtemps car le suicide le hante de nouveau et dès le début de l’année 1945 il l’envisage directement : « The temptation comes back, very strong », écrit- il, influencé par ses nombreuses lectures anglaises d’alors4. Il ne passera à l’acte que trois mois plus tard. Entre sa convalescence et son suicide, Drieu écrit beaucoup. Hormis Récit secret et Exorde, il compose une « Note sur la doctrine religieuse de Baudelaire ». Surtout il s’attelle à un nouveau roman, qu’il laisse inachevé : Mémoires de Dirk Raspe. Entre le 15 octobre 1944 et janvier 1945, Drieu rédige les quatre premières parties de ce roman, telles qu’on peut les lire aujourd’hui, sur les sept originalement prévues. Avec Exorde Drieu anticipe sur son éventuel procès en présentant lui-même sa défense. Il tente de justifier la collaboration et les actes qu’il a commis dans son cadre. Il soutient la même position que dans ses articles : seule l’Allemagne pouvait maintenir l’unité de l’Europe, il fallait donc collaborer avec elle. Jusqu’à la fin Drieu reste fidèle à cette idée d’union européenne, hégémonique plutôt que fédérée, idée née de son besoin d’unité transféré sur le terrain politique5. L’unité lui tient tellement à cœur que dans la dernière lettre envoyée à son frère avant sa tentative de suicide, aussi bien que dans son Journal, il regrette encore de n’avoir pas été un homme complet6, malgré la libération que semblait lui avoir apportée L’homme à cheval. Drieu en vient même à nier les différences entre les individualités au profit de sa croyance maintenue dans « l’indicible »7, gage d’unité. Drieu se rend compte, à l’occasion de la rédaction d’Exorde, qu’il n’aura assumé que des responsabilités intellectuelles pendant la collaboration. Mais pour lui elles en valent bien d’autres : comme tout collaborateur, il est un traître8, et il voudrait être jugé comme tel. Mais la conclusion de sa « péroraison » dément la possibilité de le prendre au sérieux comme il le souhaiterait tant. En pleine irréalité, aussi par forfanterie, il évoque son rôle comme un jeu : « nous avons joué, j’ai perdu »9, et réclame, pour prix de sa défaite, son exécution qu’il suppose inéluctable en cas de jugement. Par son suicide il décide de payer lui-même ce prix. Depuis le 29 juillet 1944 Drieu avait l’idée d’écrire un roman qui « s’emboîterait dans Les chiens de paille » et dont « le canevas principal serait la vie de Van Gogh »10. En effet, le personnage de Dirk Raspe prolonge dans une certaine mesure celui de Liassov. Dirk est l’aboutissement de l’insatisfaction de l’auteur et de son désir d’être autre que

1 Journal, p. 421 pour les trois citations. 2 Récit secret, p. 496. 3 Lettre à Jean Paulhan (postérieure à septembre 1944) : « Où en suis-je ? Où suis-je ? Je ne sais pas ou ne suis pas pressé de le savoir » (Textes retrouvés, p. 94). Phrase finale de Récit secret : « Aujourd’hui, où en suis-je ? » (Récit secret, p. 497). 4 Journal, p. 439. Pour Solange Leibovici « l’emploi fréquent de l’anglais dans les dernières pages du Journal semble indiquer une certaine distance et un détachement envers lui-même » (Solange Leibovici, Le sang et l’encre : Pierre Drieu la Rochelle. Une psychobiographie, Rodopi, Amsterdam-Atlanta, 1994, p. 325). 5 « J’ai toujours voulu rapprocher et mêler les soucis contradictoires : nation et Europe, socialisme et aristocratie, liberté de pensée et autorité, mysticisme et anticléricalisme » (Journal, p. 428, 3 novembre 1944). 6 Lettre à Jean Drieu du 10 août 1944 : « J’ai toujours regretté que l’homme ne soit jamais complet, et que l’artiste ne puisse être homme d’action » (Journal, p. 505). Journal, le 3 février 1945 : « Je voulais être un homme complet » (ibid., p. 447). 7 Ibid., p. 422. « Je ne crois pas aux génies, aux originaux ; ce que j’admire en eux, c’est une substance pareille chez tous » (ibid., p. 442). 8 « Oui, je suis un traître. Oui, j’ai été d’intelligence avec l’ennemi. J’ai apporté l’intelligence française à l’ennemi » (ibid., p. 504 ; Exorde est donné en annexe du Journal). Avec la « Note sur la doctrine religieuse de Baudelaire » Drieu franchit une ultime étape dans la thématique du traître, en faisant de Judas non plus un personnage indispensable au Christ, mais « le véritable Christ » (Sur les écrivains, p. 308). Ce qui est une façon de justifier son rôle politique de traître. 9 Ibid. 10 Journal, p. 412.

96 celui qu’il a été1, c’est-à-dire ici également un peintre. Le canevas du roman reprend les traits habituels de Drieu (sa solitude entre autres), mais discrètement, mais dilués dans un personnage situé à mi-chemin de Drieu et de Van Gogh, qui pour cette raison et parce qu’il concentre l’essentiel de Drieu nous parle mieux de Drieu que lorsque l’auteur nous parle directement de lui-même ou à travers des personnages transparents. Drieu, qui a défaut d’être un héros s’était fait le héraut de la décadence, ne la chante plus ici. D’autre part, regagné par le sens critique sans doute pour avoir cessé la propagande des articles, il est plus prudent dans ses affirmations, plus nuancé2. Ce roman ne sert pas de tribune pour des idées politiques comme Les chiens de paille, mais se rapproche de L’homme à cheval en ce sens que Drieu puise dans son existence des éléments qu’il transfigure en les mêlant au parcours réel ou supposé de Van Gogh. Dans la première partie, Dirk – qui est le narrateur –, âgé de dix-huit ans, vit avec la famille d’un pasteur anglais, Richard Heywood. Drieu puise directement là dans le souvenir de ses séjours d’adolescent en Angleterre. Dirk prend conscience du dilemme crucial de son existence : quelle voie doit-il suivre entre celles que lui présentent les deux aînés de sa famille d’accueil ? Doit-il suivre Robert, le pasteur, et venir en aide aux pauvres ou bien suivre l’exemple de Cyril, qui s’essaye à l’art ? Ce dilemme répond à l’hésitation de Drieu entre l’action et la pensée, entre la politique et la littérature. On peut discerner l’essence de Raoul Dumas (cf. supra p. 23) dans le personnage de Cyril, qui se révèle amateur d’art sensible mais artiste raté, et l’essence de Raymond Lefebvre dans celui de Robert, qui vit au milieu des pauvres d’une banlieue misérable pour les aider. Dirk se met d’abord à dessiner, inspiré par Cyril et les poètes qu’ils ont en commun. Mais ses premiers essais sont tout à fait faibles et gauches, comme l’étaient les premiers poèmes de Drieu. Dans la deuxième partie, Dirk travaille à Londres dans la galerie d’un marchand d’art, Mr. Mack, qui lui révèle qu’il appartient aux rares privilégiés qui savent différencier la bonne de la mauvaise peinture. C’est le temps de l’éveil à la sensualité et de l’apprentissage du regard. Dans la vie de Drieu ce temps correspond à l’entrée dans le monde des lettres, et Mr. Mack n’est pas sans évoquer une certaine ressemble avec Gaston Gallimard – dénicheur de talent mais avant tout éditeur. La troisième partie s’ouvre sur la plaine désolée de Hoeuvre, où Dirk est devenu pasteur protestant, bien qu’il soigne plus le corps des gens qu’il ne réconforte leurs âmes. Il marche désormais sur les pas de Robert et a cessé de dessiner. On déchiffre ici la période de l’engagement de Drieu au PPF. Comme l’auteur, Dirk est d’ailleurs piètre orateur et ne réussit pas à convaincre ses ouailles lors de ses sermons. Pourtant, Dirk sent bientôt qu’il n’est venu là que pour connaître les hommes, et qu’il se préoccupe finalement davantage d’éclairer leur spiritualité que de secourir leur détresse matérielle3. Drieu rencontre Joos, un chef syndicaliste, « énorme gaillard »4 – on songe tout de suite à Jaime, et à travers lui à Doriot – qui défend un socialisme réel et proche des aspirations immédiates des hommes, un socialisme matérialiste ressemblant fortement au communisme. Drieu reconnaît implicitement que Dirk est un rêveur face à l’homme d’action pur qu’est Joos5. Dirk considère qu’il œuvre dans la même direction que Joos, même s’ils ne travaillent pas ensemble. Le rapprochement avec Drieu en 1944 est rapide : il agit dans la même direction que les communistes, sur un plan spirituel, et les approuve, mais ne peut les rejoindre. L’idéalisme, transmis par l’auteur à son héros, explique aussi la divergence entre Dirk et Joos. Si Dirk agit « dans la ligne religieuse et non dans la ligne politique » c’est parce qu’il pense que « le corps sera toujours un obstacle à l’âme »6. Il s’agit d’ailleurs d’un idéalisme malmené, déçu, et pour tout dire négatif, qui entraîne une recherche de l’absolu hors de la réalité – dans la peinture pour Dirk, mais dans l’au-delà pour Drieu. Cet idéalisme négatif rapproche Dirk – et donc Drieu – du nihiliste qui, rappelons-le, « juge que le monde, tel qu’il est, ne devrait pas exister, et que le monde, tel qu’il devrait être, n’existe pas »7. Cet idéalisme témoigne de la compréhension partielle ou erronée de Nietzsche par Drieu, qui souhaite ici marier l’enseignement du philosophe – soi-disant “ Antéchrist ” – avec le message du Christ8. Dans la troisième partie, l’œil attentif peut déceler dans la description de la mine la transposition de l’expérience guerrière de 1914-1918, comme le vocabulaire et les comparaisons directes nous y invitent9. En écoutant Dirk se demander : « Pourquoi voulais-je descendre dans la mine ? »10, on croirait entendre Drieu s’interrogeant : « pourquoi

1 À plusieurs reprises au cours de la seconde guerre Drieu s’interroge sur ce qu’il ferait s’il avait à recommencer sa vie. Le 12 avril 1940 il écrit qu’il se confinerait, le cas échéant, « dans la philosophie et l’histoire des religions » (ibid., p. 172). Dans la préface de Gilles de juillet 1942, il déclare qu’il se ferait « officier d’Afrique pendant quelques années puis historien » (p. 13), même si en novembre de la même année il prétend qu’il ne ferait « pas autre chose » (Journal, p. 306) que ce qu’il a fait. Constant se ferait quant à lui « américain ou russe » (Les chiens de paille, p. 121) mais sûrement pas français. Enfin, en juin 1944, Drieu affiche ses regrets : « J’aurais aimé être poète, peintre, musicien. Mais écrivain du genre que je suis, non » (Journal, p. 396). Sa tentative de suicide ne change rien, il a toujours « l’éternel besoin nostalgique et superficiel d’être ailleurs » (ibid., pp. 422-423). 2 Il utilise par exemple la forme interrogative à propos de l’âge d’or qu’était pour lui le « Moyen Age » (Mémoires de Dirk Raspe, p. 220). 3 « Je voulais aider les humains à vivre et en même temps éveiller en eux quelque chose qui était plus que la vie » (Mémoires de Dirk Raspe, p. 117). 4 Ibid., p. 133. 5 « Certes, Joos, vous réalisez quelque chose » convient Dirk. Et il note aussitôt, in petto : « Je m’égarai dans la rêverie » (ibid., p. 154). 6 Ibid., p. 147 pour les deux citations. Dirk confie d’autre part : « aucun de nous ne peut donner assez à l’autre, aucun de nous ne peut se contenter de l’autre » (ibid., p. 150). 7 Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance, op. cit., p. 317. 8 On découvre ainsi que : « le Christ fait son Église avec un saint Pierre, plein de vantardise, de lâcheté, de doute, de jalousie, autant qu’avec un saint Jean. Humain, trop humain. Le Christ a ses élus non parce qu’ils sont bons, mais parce qu’ils sont ses élus – par-delà le bien et le mal » (Mémoires de Dirk Raspe, p. 202). 9 Dirk se compare à « un aumônier dans une tranchée » (ibid., p. 126), ou à « un jeune soldat qui va à la guerre » (ibid., p. 127) ; il nous dit qu’une « mine est un champ de bataille » (ibid., p. 164), etc. 10 Ibid., p. 132.

97 voulais-je revenir au front ? » Suivant un registre identique, nous suggérons d’interpréter la description de l’orage sous lequel Dirk divague (pp. 166-168) comme la synthèse sublimée de plusieurs expériences de la guerre : la volonté de se perdre du Voyage des Dardanelles et les autres velléités de sacrifice ; la naissance à l’écriture. Comme dans Interrogation, le ton du passage emprunte d’ailleurs au lyrisme contrairement au reste du roman. Dirk reconnaît à la fin de la troisième partie qu’il s’est fourvoyé en foulant les traces de Robert et s’accepte enfin tel qu’il est dans la partie suivante : un artiste pur. Il peut même devenir un grand peintre et se perfectionne dans ce sens avec l’aide de Tulp – peintre reconnu qui n’est toutefois pas un grand peintre –, avec lequel il doit pourtant nécessairement se brouiller dès qu’il le dépasse. Le roman s’achève, avec cette partie, sur le refus d’une bourgeoise prénommée Catherine de devenir la femme de Dirk. Derrière ce refus se lit celui que K. Sienkiewicz oppose à Drieu au moment où il rédige Mémoires de Dirk Raspe. Comme dans Les chiens de paille et L’homme à cheval, les rapports du protagoniste central aux personnages féminins sont ici négatifs et marquent la fin du temps des femmes pour Drieu. Il y a une continuité sur ce point entre les trois romans. En premier lieu sur le plan du physique, puisque, comme Felipe et Constant1, Dirk est laid. On pourrait multiplier les exemples de pages où revient cette laideur. Cette insistance aboutit même à une curieuse déclaration qui dévoile une autre facette de l’idéalisme négatif mentionné ci-dessus : « j’ai choisi d’être laid et de le rester [c’est Drieu qui souligne] »2. Dirk “ choisit ” d’être laid pour échapper à toute femme réelle, toujours en-deça de son idéal – peut-être aussi à cause de la peur que les femmes lui font ressentir ? – En effet, Dirk avance l’explication révélatrice : « Je n’ai jamais voulu avoir de femme, pour garder la Femme dans mon cœur »3. En second lieu sur le plan de l’opinion générale relative aux femmes, car elles sont de nouveau vues comme des êtres inférieurs, soumises à l’homme socialement, intellectuellement et psychologiquement : « il n’y a rien dans la femme que ce qu’y met l’homme »4. Les femmes avec lesquelles Dirk pourraient avoir un commerce amoureux n’existent, selon la typologie usuelle de Drieu, qu’en tant que jeune fille (Evelyn Porlock), bourgeoise (Mrs. Porlock, Catherine) ou prostituée (Sybil I et II, la fille Tristesse). Mais les bourgeoises ont la même mentalité que les prostituées, celles-ci veulent ressembler aux premières, et les jeunes filles sont appelées à devenir inévitablement des bourgeoises... Dans Récit secret, Drieu relève que sans les femmes, « les hommes, qui sont des anges pris au piège, seraient depuis longtemps montés au ciel »5. Dans son esprit n’a-t-il pas voulu croire qu’en se libérant des femmes, au moins dans ses trois derniers romans, il favorisait son enrichissement mystique ? C’est précisément sur le refus de Catherine, donc sur la fin de son intrusion dans la vie de Dirk, que s’interrompt le roman... Il est à noter que Drieu prête à Dirk Raspe ses propres considérations philosophiques et religieuses, et sa croyance dans l’indicible6, telle qu’il l’a formulait dans la dernière lettre à son frère7. Le passage à la nouvelle année représente la dernière inflexion dans la vie de Drieu. En janvier 1945, il a arrêté Mémoires de Dirk Raspe et « commence à [s]’ennuyer »8. Il se dit lassé de tout et juge que le temps de la littérature est terminé9. Pour passer le temps il couvre son Journal de considérations géopolitiques, réapparues depuis le début novembre, ou corrige certains textes (Récit secret, les « notes... » sur Baudelaire). Drieu se penche encore quelquefois sur la situation purement politique et notamment sur le fascisme, mais le cœur n’y est plus10. Puisqu’il ne se sent pas prêt au plan mystique pour se tuer11, ne pourrait-il pas réintégrer la vie des hommes qui agissent ? « Avez-vous demandé à Pj s’il n’y avait rien pour moi de son côté, ou chez Mlr, (le père de mon filleul)? [Pj et Mlr désignent respectivement Armand Petitjean et Malraux] » s’enquiert-il dans une lettre à une amie12. Drieu aurait demandé à Petitjean de se renseigner sur les possibilités de rejoindre l’armée française, et Malraux aurait effectivement été interrogé en 1944, alors qu’il dirigeait

1 Felipe est « laid d’une laideur abjecte, voué aux putains du plus bas étage » (L’homme à cheval, p. 72) ; la femme qu’on épouse, la bourgeoise, est pour lui « à jamais interdite » (ibid., p. 211). En outre, pour Jaime aussi c’est la fin du temps des femmes, car à la fin du roman « il n’y avait plus de femmes dans sa vie » (ibid., p. 228). Constant, « délabré » (Les chiens de paille, p. 15), avec son « râtelier » et « ses jambes variqueuses » (ibid., p. 13 pour les deux citations), n’a « plus guère de femmes » (ibid., p. 78) et sent « le désir à jamais mort en lui » (ibid., p. 203). 2 Mémoires de Dirk Raspe, p. 204. 3 Ibid. 4 Ibid., p. 205. On apprend également que « La femme n’est pas intellectuelle » (ibid., p. 240). 5 Récit secret, p. 492. 6 Dans le roman Drieu emploie indifféremment, avec ou sans majuscule : « indicible » (Mémoires de Dirk Raspe, p. 718), « ineffable » (ibid., pp. 139, 168, 201 et 225), « indéterminé » (ibid., pp. 139 et 168), « indiscernable » ou « inconcevable » (ibid., p. 178). 7 « Je ne crois ni à l’âme ni à Dieu, je crois à l’éternité d’un principe suprême et parfait dont ce monde n’est que la vaine apparence » lui écrivait-il (Journal, pp. 506-507). Et il poursuivait : « j’aspire à l’essence et au-delà de l’essence à l’indicible » (ibid., p. 507). 8 Lettre à K. Sienkiewicz du 31 décembre 1944, citée dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 555. 9 « I am sick of that new novel, sick of that house, sick of France above all, sick of Europe, sick of the earth » (Journal, p. 439). « The time of literature is gone » (ibid., p. 446). 10 « La résistance c’est le fascisme qui n’ose pas dire son nom et qui n’osera jamais le dire et qui n’osera jamais développer son germe. Donc, la résistance est mort-née, elle sera écrasée entre la démocratie résurgente et le communisme » (Journal, p. 428). 11 « I am not enough mystic, to get out really of life » (ibid., p. 438). 12 Lettre à Suzanne Tézenas de janvier 1945, citée dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 557. Petitjean, ami de Drieu, a servi de modèle au jeune Cormont des Chiens de paille. Ils avaient fait connaissance en 1939, à l’occasion de l’envoi par Drieu d’une lettre répondant à la demande par Petitjean d’un article pour le Courrier de Paris et de la Province qu’il venait de fonder.

98 la brigade Alsace-Lorraine, pour savoir s’il y acceptait son ami sous couvert d’anonymat. Si Malraux assure qu’il donna une réponse positive1, Drieu demeura cependant caché et inactif. En février 1945, Drieu découvre avec stupeur2 le sort réservé à Brasillach après son procès sommaire. Malgré les interventions en sa faveur de Mauriac, de Valéry, et d’Aragon, le général de Gaulle refuse la grâce : Brasillach est fusillé le 6 février. Le 13 mars, Drieu indique qu’il est trop « inquiet, trop dérangé et dégoûté »3 pour continuer Mémoires de Dirk Raspe. De toute façon, note-t-il, « À quoi bon faire de la littérature, même comme celle-ci puisque j’attends les Huns »4. Quelques lignes plus loin il se demande toutefois s’il ne va pas se remettre aux dernières parties du roman. L’incertitude prend fin deux jours plus tard. Le 15 mars 1945, Drieu apprend par les journaux qu’un mandat d’amener a été délivré contre lui. Le soir même il prend du somnifère et ouvre le gaz. Le lendemain matin, sa gouvernante le découvre mais, si elle parvient à prévenir Colette, il est trop tard. Drieu s’en est allé ad patres. Il nous reste à dégager, pour notre dernier chapitre, un faisceau d’éléments pouvant expliquer ce suicide.

1 C’est ce qu’il répond à Frédéric Grover dans Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps, Gallimard, 1978, p. 16. 2 Frédéric Grover décrit Drieu « horriblement frappé » d’après le témoignage de K. Sienkiewicz (cf. Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 559). 3 Journal, p. 458. 4 Ibid.

99 Chapitre 18. « Le suicide est le capital »1.

Nous ne partageons pas le point de vue de Julien Hervier, qui par une sorte d’agnosticisme appliqué au suicide en confond les causes sous l’énigme. Nous proposons ici une restitution des motivations et des causes possibles de ce suicide, pour tenter d’en éclairer au maximum la portée, sans préjuger d’en avoir compris toute la signification. En ayant lui-même réfléchi sur l’intérêt de se donner la mort et les raisons qu’il avait de le faire, Drieu nous aide à recenser nos hypothèses selon deux axes. Le premier axe met en lumière la fascination qu’exerce le suicide sur Drieu et les “ vertus ” dont il le pare. Le second axe isole, sans les hiérarchiser, d’une part les raisons qu’a Drieu de fuir la vie, d’autre part les raisons qu’il a de chercher la mort. Parmi les réactions qui s’offre à l’artiste parvenu au bout de sa quête – exil, folie, accomplissement, embourgeoisement, radotage, etc. – le suicide revêt, pour Drieu, un caractère particulièrement séduisant et prestigieux. Il aurait « aimé à faire partie de cette confrérie des suicidés », car « c’est une noble confrérie »2, regrette-t-il après sa tentative d’août 1944. C’est au lendemain de cet échec qu’il compose Récit secret, dans lequel il rapporte l’intérêt procuré depuis l’enfance par la possibilité de se supprimer ainsi que les plus importantes envies d’en finir qui lui sont venues. Ces envies et ces tentatives, réelles ou réalisées dans ses fictions, lui servent d’exutoire face à des situations critiques liées au désespoir, entre autres : échec aux Sciences politiques, sentiment de son inutilité à l’armée, départ de Constance Wash, impossibilité de vivre une passion autre qu’adultère avec Beloukia. Drieu reconnaît la multiplication du recours à l’idée de suicide au cours des années de la seconde guerre, tentations répétées qui l’enracinent dans le sentiment de sa fatalité. Pour étayer ce sentiment, Drieu s’appuie sur une prédiction qu’un ami américain lui fit vers 1912, qui lui annonçait deux mariages et son décès dans sa cinquantième année, alors riche, célèbre et heureux mais rongé par une maladie : « ce destin me plaît et j’en fais mon affaire [c’est Drieu qui souligne]. J’assimile cette prédiction idiote et j’en fais la fatalité »3. Ce Récit secret nous présente quatre des vertus que Drieu accorde au suicide. Celui-ci permet d’abord de satisfaire la curiosité à l’égard de la mort4, de « connaître sa mort »5 comme en rêve Constant, en allant au-devant d’elle. Il satisfait ensuite à un besoin triple : éviter la vieillesse – pour échapper aux décrépitudes physiques et intellectuelles6 ; partir à l’apogée de son existence – au moment où l’on a atteint une maturité suffisante et accumulé les principales expériences qu’on peut espérer connaître7 ; mourir jeune – privilège romantique habituel des génies8. Pour ce dernier point se vérifie l’influence sur Drieu de ses devanciers en littérature, en particulier Rimbaud9. Depuis que Paul Adam – pour lequel il avait une forte admiration – le compara à Rimbaud, Drieu tient le poète en haute estime. En 1920, alors qu’il venait juste de le découvrir grâce, donc, à Paul Adam, Drieu appréciait déjà la volonté et le destin de Rimbaud : « Maître de sa destinée, il la casse au moment voulu »10, écrivait-il. Nul doute que le mimétisme ait joué chez Drieu : s’il veut être un écrivain, il vaut mieux qu’il ait un destin d’écrivain, et de préférence un destin maudit pour une place d’écrivain maudit11. L’idée de fatalité vient d’ailleurs toujours à point nommé pour le conforter...

1 Derniers mots retrouvés sur le bureau de Montherlant, après son suicide, et adressés à Jünger. 2 Journal, p. 442. 3 Ibid., p. 293. Plus tard, Drieu écrit : « Je me suis mis en tête depuis des années que je dois mourir cette année [1943] et les événements se prêtent, si l’on ose dire, à l’accomplissement de cette prophétie. Quand l’événement dépend du prophète... » (ibid., p. 318). Il revient encore fois dans son Journal sur cette prédiction (cf. ibid., p. 313), et la mentionne également dans Récit secret : « J’avais retenu à tout hasard cette prophétie. Quand je commençai à réfléchir sur cette question du meilleur temps pour mourir, je me la rappelai et j’y trouvai un point d’appui imaginatif à mon raisonnement » (Récit secret, pp. 476-477). 4 « Le suicide garde aux yeux de certains un cachet de rareté qui à lui seul ferait son prix. Quelques-uns se détruisent pour d’autres raisons que fadement sentimentales ou trivialement sociales ; ils se détruisent pour la raison et non pour des raisons. Ils montrent là une curiosité et une concupiscence d’un ordre supérieur, un amour louable du discret et de l’exceptionnel » (Récit secret, p. 491). « Pour moi qui ne suis guère mystique le suicide sera au moins une prière vécue. Ma “ curiosité ” quand je crus être tué à Charleroi : “ Enfin, je vais savoir. ” Se sacrer soi-même » (Journal, p. 336). 5 Les chiens de paille, p. 172. 6 « Je haïssais et craignais la vieillesse » (Récit secret, p. 475). « J’ai toujours pensé que de mourir à cinquante ans était le bon moment, avant de commencer à être diminué par la maladie et la vieillesse » (lettre à Malraux du 12 août 1944, citée dans Frédéric Grover, Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps, op. cit., p. 37). « J’ai cinquante ans, les infirmités apparaissent, sans compter les lésions graves du foie, peut-être des reins – et du cœur » (Journal, p. 354). 7 Pour Constant, « il ne fallait pas dépasser le meilleur moment [pour se suicider], ce devait être celui de la pleine maturité juste avant le commencement de la vieillesse ou de la maladie chronique » (Les chiens de paille, p. 173). « Sur le plan philosophique, la mort m’enchante, et je suis mûr pour elle. Je ne serais pas digne du nom d’homme, si à cinquante ans je n’étais pas prêt à la recevoir » (Journal, p. 411). « Je veux surtout mourir, parce que je suis admirablement mûr pour la mort. Quelle chance de ne pas devenir un vieillard, tout en ayant un peu goûté à la sagesse déjà » (ibid., p. 381). 8 « Il faut savoir mourir jeune » (Les chiens de paille, p. 26). « Quand rien de particulier ne me menaçait j’ai conçu de mourir jeune, d’aller au-devant de la mort » (Récit secret, p. 497). « Bienheureux ceux qui sont morts jeunes : Rimbaud, Baudelaire, Ducasse, Nerval y compris » (Journal, p. 422). Dans « l’idéal politique » de Drieu rentre le « besoin romantique de s’épuiser, de se détruire dans un élan non calculé, non mesuré, excessif, fatal » (ibid., p. 416 pour les deux citations). 9 Constant a « vécu, roulé par le monde, agit (...) à l’instar de son autre maître en mobilité [après Nietzsche], Rimbaud » (Les chiens de paille, p. 128). Drieu cite souvent Rimbaud dans son Journal, et on trouve même deux vers du poète dans Mémoires de Dirk Raspe. 10 L’Europe Nouvelle, 31 janvier 1920. Constant veut « être le maître de [sa] mort » (Les chiens de paille, p. 217). 11 « Je regrette comme si j’allais le perdre mon sentiment d’être un isolé, un dédaigné, un perdu. Ce ne sont pas vingt années d’insuccès qui ont fait cela, j’étais ainsi au collège à douze ans » (Journal, p. 144).

100 Ce mimétisme se ressent notamment dans l’influence de Dostoïevski sur lui, par l’intermédiaire du personnage de Kirilov. Dans Récit secret l’auteur reconnaît implicitement une parenté entre la curiosité du personnage des Possédés pour le suicide et la sienne1. Mais la confrontation entre certains passages où intervient Kirilov et des propos du Journal nous indique une influence directe qui dépasse la simple parenté2. En se comparant à Benjamin Constant, Drieu note dans son Journal : « Grand plaisir de vanité, grande consolation pour les littérateurs que de se comparer aux aînés, à ceux qui son sûrs [c’est Drieu qui souligne] de leur place ! »3 Il révèle ainsi indirectement une autre vertu du suicide, celle d’accroître l’aura d’un artiste passé à la postérité. C’est dans ce sens qu’il faut sans doute interpréter la citation de Montherlant qui sert de titre au présent chapitre : le suicide est le capital que la postérité fait fructifier, il favorise l’accès au temple de la gloire littéraire dont on sait, depuis d’Alembert, qu’il n’est « habité que par des morts qui n’y étaient pas de leur vivant, et par quelques vivants que l’on met à la porte, pour la plupart dès qu’ils sont morts ». En se prétendant “ initié ” et en ponctuant son existence par un acte qui nimbe de mystère son auteur, Drieu, qui s’inquiétait tant de la réception de son œuvre4, a exploité un mécanisme qui l’a distingué de ses contemporains en écriture et l’a bien servi. Son œuvre romanesque, qu’il a pris soin de préserver avant sa mort5, suscite toujours l’intérêt à l’heure actuelle. « Le suicide, c’est un acte, l’acte de ceux qui n’ont pu en accomplir d’autres »6. Telle est la dernière vertu du suicide. Drieu se défend par cet acte de n’être qu’homme de pensée. Il devient un peu homme d’action, presque l’homme complet qu’il a rêvé d’être : « Si un homme, au-delà de dix-huit ans, parvient à se tuer, c’est qu’il est doué d’un certain sens de l’action »7. Le suicide est un acte positif qui rompt avec l’ennui et l’inanité de la vie, et qui procure à qui l’exécute un sentiment de force8 et d’existence9, tout en étant à l’opposé un aveu d’impuissance à vivre et, dans le cas de Drieu, d’impuissance mystique10. D’autre part, si le suicide est un acte positif parce qu’il contribue à faire prendre son auteur davantage au sérieux – un suicide réussi écarte les moqueries des vivants11 –, il y entre souvent une part négative – ainsi qu’en convient Drieu12 – où se mélangent vengeance et rancœur. Tous les éléments qui font du suicide un acte séduisant, pour Drieu comme pour d’autres, n’expliquent pas qu’il se soit tué. L’accomplissement dépend de circonstances extérieures et de raisons intimes. Laissons de côté les tentatives et les simples envies antérieures à 1939 : elles diffèrent des suivantes car elles procèdent essentiellement du désespoir et leurs circonstances sont déjà connues. En août 1944, comme en mars 1945, l’impulsion est déclenchée par une crise qui accentue la pression pesant sur Drieu. Il s’agit dans le premier cas de l’imminence de la libération de Paris, et dans le second de la délivrance d’un mandat d’amener contre lui. Alors que certaines conditions excitant au suicide, qu’on retrouve dans les deux expériences suivantes, étaient présentes au début de la guerre, Drieu ne s’est pas supprimé alors car les circonstances extérieures n’exerçaient aucune pression immédiate. Bien au contraire, l’hiver de la drôle de guerre engendra une inaction lénifiante. C’est ainsi qu’il faut comprendre le terme d’étiage retenu pour qualifier cette période. Drieu détaché, au cœur de « la merveilleuse paix de l’hiver 1939-1940 »13, connut au moment de la débâcle une pression qui eût pu le pousser à se suicider, mais il choisit une autre forme de fuite : il quitta Paris. Peut-être le coup de fouet que constitua ce départ peu glorieux et les conditions de la défaite entraînèrent-ils par réaction le sursaut de la collaboration ? Parmi la première catégorie de raisons expliquant le suicide de Drieu – celles qui lui font juger négativement la vie au point qu’il veut y renoncer – prend place la peur de subir les conséquences de son engagement collaborationniste. La conséquence principale et la plus menaçante pour lui est le risque d’aller en prison, puis d’être jugé et éventuellement

1 Cf. Récit secret, p. 482. À la date du 9 août 1944, on lit : « Suprême liberté : se donner la mort, et non la recevoir : Kyrov [lire Kirilov] avait aperçu cela » (Journal, p. 418). 2 Par exemple : « L’acte le plus libre [le suicide] pour moi qui ne crois pas à la liberté. Mais maintenant je suis libre puisque déjà je suis Dieu » (ibid., p. 392) et « entre deux peurs, celle d’être tué et celle de mourir, j’ai vaincu celle de mourir » (Récit secret, p. 497), qu’on peut comparer à : « Celui qui veut parvenir à la liberté suprême, celui-là doit avoir le courage de se tuer » (Fédor Dostoïevski, Les possédés, Gallimard, 1955, tome I, p. 181) et « Celui qui vaincra la souffrance et la terreur, celui-là sera lui-même Dieu » (ibid.). 3 Journal, p. 366. 4 Il n’est que de regarder son inquiétude, perceptible dans le Journal, lors de la parution de Gilles. 5 Dans son Journal, il écrit : « The time of literature is gone » (ibid., p. 446) et il arrête Mémoires de Dirk Raspe. Cependant, il laisse le jour de son suicide le mot suivant : « Colette, vous savez ce que vous avez à faire et à ne pas faire. Mettez mes papiers à l’abri » (cité dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 572) et il a déjà mis certains de ses « papiers à l’abri » en les confiant à Suzanne Tézenas (cf. Journal, p. 207). 6 Le feu follet, p. 159. « Il faudrait au moins que je ne rate pas la mort, moi qui aurais raté la vie », envisageait-il dès 1927 (Le jeune Européen, p. 182). « Ce qui me séduit le plus, c’est un acte qui s’accomplit dans la solitude » (Récit secret, p. 491). 7 Le feu follet, p. 159. 8 « Comment devant le poison, devant le fer, je me sentais plein de force, de volonté » (Journal, p. 426). Kirilov prétend, de son côté : « la manifestation suprême de ma volonté, c’est le suicide » (Fédor Dostoïevski, Les possédés, op. cit., tome II, p. 368). À propos d’un personnage de Gilles, Drieu écrit par ailleurs : « Sa réaction fut celle des êtres faibles, mais obsédés par l’idée de la force : il songea au suicide » (Gilles, p. 404). 9 « Je n’ai jamais senti que j’existais – comme individu – qu’aux moments où je me perdais = en chargeant à la guerre, au moment de me tuer ou de mourir de tristesse pour une femme qui me quittait » (« Robinson », dans « Cahiers de l’Herne », p. 48). 10 « Je croyais clairement qu’un geste brusque et théâtral c’était tout ce que je pouvais faire vers l’au-delà » (Journal, p. 424). 11 Dans Récit secret, Drieu cite Musset : « Les indifférents trouvent trop souvent du ridicule à des actes semblables, lorsqu’on y survit » (Récit secret, p. 490). En effet, deux jours seulement après sa tentative ratée d’août 1944, le mot suivant courait déjà sur Drieu : « Pourvu qu’il en réchappe, il en fera une jolie nouvelle » (rapporté par Galtier-Boissière, dans Mémoires d’un Parisien, op. cit., p. 835). 12 Cf. Le feu follet, p. 160, Gilles, p. 391 et Récit secret, p. 491. 13 Récit secret, p. 495.

101 condamné à mort comme Brasillach1. La crainte d’être embastillé et celle des humiliations des vainqueurs pour le vaincu (« injures, pattes des policiers ou de leurs miliciens »2) proviennent de la peur de la violence physique, qui remonte à la jeunesse de Drieu. Celui-ci pourrait se cacher, mais il ne s’y résout pas en 1944 – pour la même raison qui le fit rentrer de Suisse en 1943 et qui le retint ensuite à Paris au lendemain de sa tentative – et en 1945 il est probable qu’il n’ait pas voulu rester terré encore longtemps à Paris, soit confiné dans un appartement, soit à la merci d’une rencontre malheureuse en cas de sortie. Si Drieu refuse la dissimulation ou l’exil, c’est que son « orgueil » l’en empêche : « Je ne veux pas me renier », proclame-t-il dans la lettre qu’il adresse à Beloukia juste avant sa tentative d’août3. Malgré ses craintes, Drieu met son point d’honneur à défendre sa position de collaborateur, de vaincu, pour éviter qu’on ne doute une fois encore du sérieux de son engagement, et, comme nous l’avons vu ci-dessus, pour qu’on le prenne au sérieux par son suicide4. La peur de la prison ne saurait rendre compte à elle seule de la fuite devant la vie. Une raison plus fondamentale nous semble résider dans la disparition des motivations terrestres, dans les domaines politique, sensuel et artistique. Il est certain que l’éventualité d’assister aux développements de la paix n’enchante guère Drieu5, d’autant qu’il serait immanquablement écarté de toute vie publique par l’épuration, dans le cas où il échapperait à la prison. Au cours de ses dernières semaines il envisage le début de la troisième guerre mondiale, entre les Russes et les Américains : « Ma seule raison de survivre ce serait de lutter pour les Russes contre les Américains »6, dit-il, mais il ne peut se rallier au parti russe. La participation à la vie politique désormais impossible, il ne subsiste que deux intérêts moteurs : les femmes et la littérature. Drieu le répète dans son Journal depuis 19397, et les rapports aux femmes décrits négativement dans ses trois derniers romans le confirment : il est mort aux femmes, se disant gagné par l’impuissance et l’usure de l’âge. Selon la formule de Julien Hervier : « Thanatos supplante Eros »8. Qui plus est, sa dernière compagne refuse le mariage. Ce n’est donc pas de ce côté que Drieu éprouvera le désir de vivre. Reste la seule littérature. Mémoires de Dirk Raspe, incontestablement réussi sur le plan esthétique, aurait dû conforter Drieu dans son rôle d’écrivain de talent. Il choisit pourtant de suspendre la rédaction du roman, plus de deux mois avant son suicide, comme si l’écriture ne suffisait plus à le motiver, malgré l’aisance avec laquelle il travaille. La biographie d’Andreu et Grover avance une hypothèse originale pour comprendre ce suicide littéraire anticipant sur l’autre suicide. Pour eux, « Drieu est mort aussi d’avoir été trop grand pour lui », de n’avoir pu assumer ni « la révélation de son génie d’écrivain »9 ni la responsabilité de cette tâche. Pour séduisante qu’elle soit, cette hypothèse de la découverte tardive par Drieu de son génie paraît susceptible d’être dépréciée par une autre hypothèse : Drieu a mis un terme à Mémoires de Dirk Raspe parce que, inconsciemment, il s’est rendu compte qu’il avait introduit et transfiguré dans le roman toutes les expériences capitales de sa vie et toutes les idées essentielles de sa réflexion, toutes celles qui ont nourri son œuvre jusqu’à ce dernier roman. Le caractère répétitif de certains thèmes qui aurait pu apparaître au cours de notre étude obéit à la récurrence même de ces thèmes dans la vie et l’œuvre de Drieu, et confirme l’épuisement de la source littéraire créatrice au moment de Mémoires de Dirk Raspe10. Maître de ses moyens techniques et maintenant sûr de son talent, Drieu saisit sans doute qu’il ne pourra faire mieux que ce roman sur le plan de l’écriture et que les romans précédents n’étaient que des ébauches de celui-ci, le seul qu’il devait faire, celui qui résume, en les sublimant, sa vie et les déchirures de son être qui l’ont poussé à écrire depuis l’expérience traumatisante de la guerre. Le moment où le récit s’arrête, par rapport au plan initial, est révélateur. Dans une lettre à K. Sienkiewicz de septembre 1944, Drieu présente un plan du livre en cinq parties, la troisième correspondant à la rencontre avec Catherine (en fait la quatrième partie de celles rédigées), c’est-à-dire au moment de l’interruption. Drieu prévoyait de traiter, dans la cinquième partie, la découverte par son héros de la peinture, à Paris. Cette découverte est déjà amorcée dans la dernière partie composée. Enfin, voici ce que devait contenir la dernière partie : Dirk Raspe « se demande à quoi sert la peinture. À quoi il sert ? Il se coupe l’oreille. Il est fou – on l’enferme. Il se tue, mais il a découvert le soi »11. Drieu s’est donc arrêté au point où il avait à se demander à quoi sert la littérature et à quoi il sert lui-même. Questions auxquelles il avait de moins en moins de réponses à apporter. Lui-même ne semble plus pouvoir “ servir ” à grand-chose et, par l’intermédiaire du roman, il pressent qu’il ne sera pas le génie qu’il avait rêvé d’être, capable d’un monument littéraire de l’ampleur des Frères Karamazov. Dans l’Adieu à Gonzague, Drieu se prononçait ainsi sur la nécessité de vivre de l’écrivain : « ceux qui ne se tuent pas c’est ceux qui ont du talent, qui croient à leur talent »12. En 1945, Drieu est convaincu de son talent mais n’y croit plus, car « le talent n’excuse pas

1 « La seule chose qui me fasse vraiment peur, c’est la prison » (Journal, p. 398). « J’ai toujours pensé que la prison était une punition bien plus terrible que la mort » (ibid., p. 443). Drieu évoque aussi la « peur de l’ennui éprouvé pendant un procès » (Récit secret, p. 495) et écrit : « Je ne veux pas être tué par des lâches » (lettre à Malraux du 12 août 1944, citée dans Frédéric Grover, op. cit., p. 35). 2 Journal, p. 418. 3 Lettre citée dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 543 pour les deux citations. 4 « There is too a point of honour : “ When you have started such a thing, you must finish it ” » (Journal, p. 439). 5 « Je n’ai pas envie de voir le nouveau degré d’abaissement de tout en France après la guerre » (ibid., p. 365). 6 Ibid., p. 411. 7 Le jour où il l’entame, il assène déjà : « le temps du cœur est fini pour l’Europe comme pour moi. Mon corps est si vieux qu’il ne peut plus nourrir mon cœur » (ibid., p. 73). 8 « Cahiers de l’Herne », p. 144. 9 Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 570 pour les deux citations. 10 Drieu n’est pas le seul écrivain à s’être retrouvé à court de substance : c’est peut-être la raison pour laquelle Rimbaud s’est exilé en pays exotique, dans le commerce... En refusant l’éventualité d’être emprisonné, Drieu rejette d’ailleurs une expérience qui aurait pu lui fournir matière à une nouvelle œuvre. 11 Lettre citée dans Pierre Andreu, Frédéric Grover, op. cit., p. 553. 12 Le feu follet, p. 183.

102 l’absence de génie »1. Le mobile principal qui présida à l’élaboration de Mémoires de Dirk Raspe est assurément le besoin de réaliser en fiction le suicide qu’il a manqué en 1944, d’où le choix de Van Gogh comme pilotis du héros, autre suicidé et artiste – mais génial pour la postérité... En laissant son roman inachevé, Drieu a-t-il cru que la postérité verrait en lui un génie foudroyé par les événements avant d’avoir pu donner sa pleine mesure ? Quoi qu’il en soit, le mécanisme de libération n’agit pas, la fiction ne délivre pas du poids de la réalité, et l’échappatoire c’est le suicide2. Dans sa « Note sur la doctrine religieuse de Baudelaire » Drieu nous apprend que les derniers vers d’un poète pleinement conscient de ce qu’il écrit nous sont un testament. À la lumière de cette idée, on peut regarder quels sont les derniers mots qui closent Mémoires de Dirk Raspe. La dernière phrase est révélatrice d’un état d’esprit propice au suicide : « à quoi bon raconter une rencontre nouvelle avec le néant »3. Le nihilisme qui transpire ici trouve son écho dans le Journal : « À quoi bon faire de la littérature »4, enregistre celui-ci le 13 mars 1945. D’ailleurs, il est singulier de retrouver la même interrogation sur l’intérêt de la littérature se conclure par un constat de vanité en 1940, 1944 et 1945, soit à chaque fois que la tentation du suicide s’imposa fortement5. Pour Drieu le nihilisme est la conséquence naturelle de sa volonté de se suicider6, alors qu’il est plutôt la condition qui permet ou entretient cette volonté. Lorsque le monde apparaît vain et qu’on se sent soi-même vain, le suicide se présente comme une solution commode, peut-être la seule, face à ce nihilisme7. Nous savons que l’idéalisme déçu entre pour une large part dans le nihilisme. N’ayant plus d’idéal dans la vie ni aucune motivation terrestre, Drieu reporte sur l’au-delà son désir d’absolu8. Son suicide s’explique ainsi par une seconde catégorie de raisons, celles qui lui font juger la mort positivement au point qu’il la désire plus que la vie. « Ô mort je ne t’oublie pas. Ô vie plus vraie que la vie. Ô chose indicible qui est au-delà de la vie plus vraie que la vie »9, note Drieu le 21 octobre 1944. Il semble vouloir s’enivrer d’un usage constant du mot « indicible » et de ses dérivés, comme s’ils avaient la vertu de l’ambroisie : rendre immortel10. L’éternité dans la mort apporte la consolation et la possibilité de connaître le divin, cet « indicible », quand on n’a pas pu l’approcher par une démarche mystique11. Drieu n’est pas sûr que la mort confirmera sa croyance, aussi maintient-il l’idée de la sphère de l’éternité (cf. supra p. 54 et p. 146), où s’inscrivent les moments forts : « Ce qui me fait croire que l’éternité passe dans l’instant... »12 La mort est finalement un refuge, le lieu où enfin Drieu peut atteindre son absolu : l’unité, la complétude. « Rentrer dans Dieu, voilà »13, explique Dirk à Joos, explique en fait Drieu l’écrivain tourné vers la mort à Drieu l’homme qui a vécu. Quelques années plus tôt, la mort était déjà bénéfique et prometteuse : « Mais Yacoub et Mansour et Hassib et Beloukia se retrouvent au paradis dans le sein de Dieu où enfin tout est possible »14. Mais il ne s’agissait encore que d’une fiction...

1 Journal, p. 381. 2 Julien Hervier l’avait déjà vu, qui remarque dans son introduction au Journal de Drieu que ce dernier « ne parvient pas à la catharsis littéraire, le suicide de Dirk Raspe ne vient pas se substituer au sien » (ibid., p. 67). 3 Mémoires de Dirk Raspe, p. 243. 4 Journal, p. 458. 5 Le 31 décembre 1945, on lit dans le Journal : « the time of literature and art is closed » (ibid., p. 438), comme le 9 août 1944 on lisait : « Mais pourquoi encore écrire ? Le temps de l’écriture est fini » (ibid., p. 419), et le 23 novembre 1939 : « La littérature française est finie, de même que toute littérature en général dans le monde » (ibid., p. 117). 6 « Ce sentiment de l’à-quoi-bon m’avait peu à peu envahi dans ces derniers mois comme la conséquence naturelle de ma résolution » (Récit secret, p. 491). 7 « Le nihilisme n’est pas seulement une méditation au sujet de cet “ en vain ! ”, ce n’est pas seulement l’habitude de croire que tout mérite de périr : on y met soi-même la main, on détruit... (...) L’anéantissement par le jugement seconde l’anéantissement par la main » (Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance, op. cit., p. 57). 8 Cette idée était déjà formulée dans Beloukia : « Il fallait décidément renoncer à l’absolu dans la vie et le chercher dans la mort » (Beloukia, p. 214). 9 Journal, p. 426. Dès mars 1943, Drieu prenait parti pour la mort : « la mort m’attire et me séduit, à l’infini » (ibid., p. 339). 10 C’est « parce que je croyais à l’immortalité que je me précipitais si vivement vers la mort », reconnaît-il dans Récit secret (p. 488). Le parallèle entre l’étiage de 1940 et la tentative d’août 1944 se confirme d’autre part : « Déjà, ce dernier mois de mai en 1940. (...) Plus de moi, mais déjà le soi germait » (Journal, p. 421). 11 Dans son étude sur Baudelaire, Drieu comprend « que l’idée de la mort se lie dans l’esprit de l’homme, du fait de Satan, à l’idée d’espérance, c’est-à-dire d’immortalité, d’éternité, de divinité » (Sur les écrivains, p. 299). Il continue plus loin : « On peut très bien se suicider non pas pour trouver le néant, mais soit pour changer de place dans l’inévitable vie continue, peut-être éternelle, soit pour gagner du terrain vers la délivrance des indiens (sic), de certains initiés » (ibid., p. 303). 12 Récit secret, p. 493. On perçoit là l’influence de Dostoïevski. Kirilov ne croit pas à la vie future éternelle, mais à la vie éternelle ici-bas : « Il est des instants, vous arrivez à des instants où le temps s’arrête soudain et le présent devient éternité » » (Fédor Dostoïevski, Les possédés, op. cit., tome I, p. 344). 13 Mémoires de Dirk Raspe, p. 149. 14 Beloukia, p. 209.

103 Conclusion

Drieu la Rochelle, une expérience à méditer...

S’il fallait que la morale intervienne dans le regard porté sur Drieu, nous dirions que sa vie est contre-exemplaire. Quel gâchis ! a-t-on envie de s’écrier après coup. Voilà un homme sensible et cultivé, un écrivain, que ses contemporains s’accordent à reconnaître d’un commerce agréable, devenu le chantre du fascisme, de ce système politique qui broie toute délicatesse, qui brise la liberté et qui lamine l’humain dans l’homme. Comportement bien insolite, et exemple qu’on voudrait ne pas voir suivre. Ainsi qu’il l’espérait, son suicide a bien propulsé Drieu au rang d’écrivain maudit, et après avoir séduit la génération des « hussards » il trouve toujours un public friand de ses œuvres. Oui, Drieu a été un artiste, indéniablement, dont le style et les interrogations peuvent retenir l’attention, voire susciter l’engouement, mais il a été un écrivain engagé. Du tournant des années 1932-1935 jusqu’à sa mort, il a adhéré au fascisme ou l’a défendu. Le lecteur actuel ne peut désormais ignorer que le fascisme déboucha sur un génocide effroyable. Par conséquent, il doit garder conscience qu’un artiste comme Drieu, qui n’avait rien d’un monstre, d’un fou ou d’un assassin sanguinaire, a cautionné un tel système politique. Et peut-être se méfier de certaines affirmations apparemment anodines de l’auteur... À l’écart des considérations morales, que ressort-il de notre étude sur Drieu pouvant éclairer la connaissance de son lecteur d’aujourd’hui ? Récapitulons les errances et les tourments de Drieu. De sa naissance à la première guerre mondiale, Drieu vit une prime jeunesse qui voit émerger, dans un environnement familial déséquilibré, une personnalité fragile. Avant de vivre sa vie, Drieu a commencé par la rêver. Aussi ses premières expériences l’ont-elles déçu puisqu’elles se situaient sur un plan inférieur à son imagination. Sa vie durant il voudra rattraper ses rêves dans la réalité : c’est, avec l’influence des lectures exaltantes (qui entraînent par ailleurs l’éclosion d’un néo-romantisme refoulé), l’origine de son idéalisme. L’expérience traumatisante de la guerre, bien qu’ardemment souhaitée à cause de cet idéalisme, précipite l’adolescent dans le monde adulte avec brusquerie. Au gré de circonstances exceptionnelles, il découvre qu’il peut être un homme et son contraire, un brave et un lâche. Il est à un âge où l’identité de sa personnalité n’est pas affermie, aussi doit-il réagir à la découverte de sa dualité intime aiguë. Comme il est idéaliste, il ne veut rien perdre et croit possible de concilier le héros et le déserteur potentiel dans le même être. C’est le début de sa quête de l’unité, qui recouvre donc une recherche de son identité. Libéré de la vie militaire, qui a duré pour lui six ans, Drieu se met aussi en quête de sa jeunesse, occultée par la guerre. Il entre dans le monde des lettres en pleine agitation des années folles. Il jouit d’une vie facile, profite des femmes et des joies de l’amitié, sans être contraint d’assumer des responsabilités qui aurait mûri l’adolescent en lui. Obligé de choisir malgré lui entre surréalisme et Action Française, il refuse de renoncer à l’unité, même des contraires, et se retrouve isolé à partir de l’année 1925. Sans métier, mais reconnu comme écrivain, il dilapide en dilettante l’argent que sa première femme lui a donné. Il contracte un deuxième mariage, qui échoue comme le premier : Drieu n’est jamais parvenu à équilibrer sa vie sentimentale. Il acquiert son indépendance politique en rôdant autour du centre, tantôt à droite, tantôt à gauche. Mais son isolement contraint le tarabuste et le pousse à s’engager aux côtés d’autres hommes. Drieu fuit et désire à la fois la solitude. La cause provient du décalage entre deux expériences de sa vie qu’il veut combiner : son enfance, où il a connu la solitude heureuse et égotiste, mais confinée ; son apprentissage de la vie sociale, pendant sa scolarité et son passage sous les drapeaux, où il a vécu la camaraderie, mêlée de bonheurs et de froissements, mais qui rassemble. Drieu délaisse donc progressivement le capitalisme, sans organisation d’hommes pour le défendre, afin de soutenir le socialisme réformiste du groupe des Jeunes Radicaux. La recherche de l’unité continue d’être au centre de sa vie, sous la forme interne du conflit entre l’action et la pensée (qui double celui entre le héros et le saint, celui entre le corps et l’âme), et sous la forme externe de la défense de l’Europe fédérale. Quand sa jeunesse touche à sa fin, juste avant le cap des quarante ans, Drieu, sans doute retenu par sa paresse, n’exerce toujours aucune responsabilité sociale ou familiale qui aurait affermi sa personnalité. Il a lui-même le sentiment de n’avoir rien accompli qui l’aurait renseigné sur lui-même. Progressivement, de 1932 à 1935, Drieu bascule dans le fascisme, en quête d’une seconde jeunesse. Mais au bout du compte ce sera le Triomphe de la mort. En effet, comme le héros du roman de D’Annunzio qui porte ce titre poursuit l’amour parfait en expérimentant toutes les solutions qui peuvent l’entretenir, et ne trouve son accomplissement que dans le suicide, Drieu va poursuivre l’unité qui lui fait défaut à travers le fascisme et la mystique, et ne l’atteindre que dans un hypothétique au-delà. Inconsciemment, Drieu opte pour le fascisme parce qu’il croit que le totalitarisme qu’il promeut réalisera l’unité au forceps par la création d’un homme nouveau : l’identité qu’il lui est impossible d’édifier seul sera imposée uniquement par le totalitarisme qui uniformise toutes les identités. S’il vient au fascisme – plutôt qu’au communisme, alors que les deux pratiques engendrent un totalitarisme – c’est aussi pour d’autres raisons. Raison circonstancielle tout d’abord, liée au climat de l’époque : Drieu est très sensible à ce climat et la limaille de ses opinions s’oriente toujours dans le sens du flux de l’époque à chaque nouvelle inflexion. Ainsi accueille-t-il en lui le nationalisme et l’antisémitisme au moment de leur réveil dans le pays. Raison de convergence d’autre part : le fond commun de l’imaginaire guerrier favorise l’adhésion par l’accent mis sur la hiérarchisation, le culte du chef (qui répond chez Drieu au besoin d’un père de substitution), et l’exaltation de la violence qui doit régénérer une société forcément en décadence aux yeux d’un homme qui ne s’y insère pas harmonieusement. Raison relationnelle ensuite : il ne peut rejoindre le camp de son frère ennemi, Aragon, seul autre camp novateur du siècle. Raison esthétique enfin : les efforts de séduction des régimes fascistes sont plus efficaces que ceux du régime communiste, ce que les séjours de Drieu à l’étranger lui font confirmer. En outre, la valorisation de la jeunesse comble ses attentes. Drieu, soumis à une propagande qui le fascine, devient lui-même

104 propagandiste au sein du PPF – tentative majeure d’introduire en France le fascisme – à travers son organe officiel, L’Émancipation Nationale. Mais la logique nationale-socialiste allemande débouchant sur les accords de Munich et sur la guerre, et le PPF se révélant incapable de s’implanter efficacement, Drieu déplace sa quête de l’unité du domaine politique au domaine mystique. Autant déçu dans l’un que l’autre il songe à la mort. Au bord du suicide, il est surpris par la défaite française : la collaboration instaurera-t-elle un totalitarisme européen ? Drieu le croit et s’engage dans ce sens. Quand, à partir de 1943, ce choix s’avère funeste, Drieu persiste à soutenir le fascisme et se laisse acculer au suicide. Dans son for intérieur il se convainc qu’il est finalement communiste car le communisme est victorieux, mais il demeure effectivement fasciste et ne goûte le communisme que par ce qui le rattache au totalitarisme. Il ne se tue qu’en mars 1945, après deux tentatives, et après avoir senti qu’il n’était pas un écrivain génial mais seulement talentueux. N’ayant pas su assimiler la leçon de Nietzsche, son principal inspirateur, il ne dépassa pas le nihilisme qui pousse à se supprimer. Le suicide met un terme aux tourments de Drieu et ponctue la trajectoire de cet idéaliste en lui faisant chercher son absolu outre-monde, dans un éden incertain que ce panthéiste baptise Indicible, où l’unité parfaite avec le grand Tout apportera la paix éternelle. La vie de Drieu est édifiante pour l’historien par ce qu’elle lui révèle du phénomène fasciste et de sa portée en France. En effet, certains intellectuels ont pris une part importante dans la propagation du fascisme. Cette part est paradoxale, dans la mesure où le totalitarisme nie l’intellectuel, et témoigne d’un puissant attrait sur l’imagination d’hommes pourtant nourris au lait de l’humanisme. Drieu, figure de proue de ces intellectuels, n’a pas été un théoricien du fascisme, malgré ses prétentions et quoi qu’on en ait dit, mais son porte-voix habile, à l’audience relativement faible. Il a pu tenir ce rôle parce que se sont mélangés en lui l’intellectuel et le partisan, l’intelligence la plus fine et l’aveuglement le plus bas. Que Drieu ait été à la fois dupe et lucide montre suffisamment la faculté séductrice du fascisme : gangstérisme politique au départ, le fascisme a su tirer profit des techniques de manipulation adaptée à l’ère des masses. Son message entretient le flou sur ses visées réelles et stimule, par des promesses prodigieuses mais irréalisables, un espoir démesuré chez ceux qui subissent durement une crise économique ou qui, à l’instar de Drieu, ne trouvent pas leur place dans la société. Le fascisme, qui ne s’embarrasse pas de considérations morales et use sans retenue de la violence, a cependant toujours le même objectif final : instaurer une dictature totalitaire, bien éloignée des aspirations qu’il a pu fallacieusement encourager... Dans le contexte économique et politique actuel, notre étude apporte des précisions sur le personnage et les idées de Drieu, non pour éviter qu’il puisse faire souche – car l’idéalisme peut emprunter des chemins tortueux – mais pour montrer le risque d’un tel parcours. Parce que ceux qui avaient crié, au lendemain de la première guerre mondiale : « plus jamais ça », ont connu les horreurs de la seconde, nous espérons que notre étude aura montré le risque de tenir le fascisme pour l’ultime recours, pour la panacée politique. Le régime de Vichy montre que le fascisme pouvait se développer en France, que des individus de tous les horizons, et pas seulement des intellectuels, étaient prêts à fournir le personnel d’encadrement du totalitarisme. Par la grâce de la pression des événements et de l’encouragement de l’occupant allemand le régime de Vichy put implanter les rudiments d’un état fasciste, dont le même occupant contrôla et limita la croissance. Une étude reste à entreprendre, qui examinerait dans son ensemble le phénomène fasciste en France, avec les causes et les limites de son apparition. Notre étude de cas peut servir de modeste point de départ à une telle étude, car elle permet de comprendre pourquoi et comment un homme peut servir le fascisme. Par ailleurs, le rapport de Drieu au fascisme pose la question du rôle et de la place de l’intellectuel dans la société. Une étude d’histoire contemporaine qui éclairerait cette question serait sans doute la bienvenue. L’engagement si fort des intellectuels pendant l’entre-deux-guerres a abouti à décrédibiliser la fonction du clerc, en montrant au peuple qu’il n’était pas infaillible et pouvait même combattre pour des causes ignobles. À une époque de désacralisation qui ne les épargne pas plus que d’autres, les intellectuels n’ont pas fini de payer les conséquences des actes de leurs devanciers. Le mot d’Auguste Comte se vérifie : « Les morts gouvernent les vivants ».

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