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« Les hommes apprennent à connaître les hommes » Chateaubriand Chaque semaine : le blog hebdo, le radar littéraire, les archives, les entretiens et les vidéos sont sur mars 2014 www.revuedesdeuxmonde.fr mars 2014 Président : Marc Ladreit de Lacharrière Membre de l’Institut

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Courrier de Bien cher Édouard Michel Crépu Grand entretien Drieu la Rochelle Dans les pays du Levant, la nuit tombe Bechara Boutros Raï sur les chrétiens d’Orient et Isabelle Dillmann inédit Drieu la Rochelle inédit Présentation Jean-François Louette et Gil Tchernia Note d’expérience personnelle sur le baptême du feu Pierre Drieu la Rochelle Esquisse d’un récit de fi ction Fusée « Ma conception métaphysique de la guerre » Sur le spirituel et l’économique dans la guerre MARS 2014 Clemenceau après la guerre Lettres à Jean et André Boyer Journal (extrait) André Boyer Lettre à Pierre Drieu la Rochelle Études, reportages, réfl exions La république selon la monarchie (3/3) : Jean-Yves Pranchère Le diplomate les conditions d’une république légitime Entretien – Diplomates et réseaux sociaux Carl Bildt et Thomas Gomart qui tweete Pour une citoyenneté numérique David Lacombled Gervita, Bisounours et 35 heures Marin de Viry Carl Bildt Comment relancer l’Organisation mondiale du commerce ? Annick Steta Raison garder – François, Valérie, Julie et les autres... Gérald Bronner Critiques Les chrétiens Notes de lecture d’Orient dans

3 l’impasse N° de commission paritaire : Scannez pour accéder aux blogs 0212K81194 – ISSN 0750-9278 Patriarche Boutros Raï hebdo, aux archives, à l’actualité L 17841 - 3754 - F: 15,00 - RD de la Revue des Deux Mondes ou

pour vous abonner en ligne... DOM 15 | MAROC 173 DAM « Les hommes apprennent à connaître les hommes » Chateaubriand Sommaire | mars 2014

Éditorial 5 | Des hommes dans la guerre

Courrier de Paris 7 | Bien cher Édouard › Michel Crépu

Grand entretien 13 | Dans les pays du Levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’Orient › Bechara Boutros Raï et Isabelle Dillmann

Drieu la Rochelle inédit 37 | Présentation › Jean-François Louette et Gil Tchernia 42 | Note d’expérience personnelle sur le baptême du feu 43 | Esquisse d’un récit de fiction 45 | Fusée 46 | « Ma conception métaphysique de la guerre » 49 | Sur le spirituel et l’économique dans la guerre 51 | Clemenceau après la guerre 53 | Lettres à Jean et André Boyer › Pierre Drieu la Rochelle 89 | Journal (extrait) › André Boyer 91 | Lettre à Jean Paulhan › Pierre Drieu la Rochelle

2 mars 2014 Études, reportages, réflexions 95 | La république selon la monarchie (3/3) : les conditions d’une république légitime › Jean-Yves Pranchère 109 | Entretien – Diplomates et réseaux sociaux › Carl Bildt et Thomas Gomart 119 | Pour une citoyenneté numérique › David Lacombled 125 | Gervita, Bisounours et 35 heures › Marin de Viry 135 | Comment relancer l’organisation mondiale du commerce ? › Annick Steta 140 | Raison garder – François, Valérie, Julie et les autres... › Gérald Bronner

Critiques 147 | Cinéma – Le style cinématographique de Cocteau › Frédéric Verger 154 | Musique – Delibes, Bartók, Tchaïkovski › Mihaï de Brancovan 157 | Disques – Suzuki, Bach à la japonaise › Jean-Luc Macia

Notes de lecture 163 | Anna de Noailles | Jane Austen | Albert Thibaudet | Daniel Banda et José Moure | Lafcadio Hearn | Jean-Louis Beffa | Sergeï Lebedev | Emmanuel-Juste Duits et Didier Barbier | Bruce Machart | Michel Zink | Jean-Michel Leniaud | Angelina Lanza Damiani

mars 2014 3 Erratum Une coquille s’est glissée dans le « Grand entretien » avec Philippe Labro du numéro de février 2014 (p. 20) : c’est Alice Kaplan (et non Leslie Kaplan) qui se souvient de Jackie Kennedy à Paris. Éditorial Des hommes dans la guerre

ien ne rapproche une personnalité légendaire de la littérature au XXe siècle telle que Pierre Drieu la Rochelle du patriarche Bechara­ Boutros Raï, « pape » des chrétiens d’Orient, interrogé­ ici par Isabelle Dillmann. Rien, sinon que ces deux Rhommes sont plongés l’un et l’autre dans le tourbillon de l’his- toire : les deux guerres mondiales pour Drieu, l’écroulement de la présence chrétienne au Moyen-Orient pour Boutros Raï. Dans les deux cas, une même expérience de ce que l’on pour- rait appeler un tremblement de terre civilisationnel. L’année 2014, on le sait, est largement dominée par la commémo- ration de la Grande Guerre. Mais l’histoire contemporaine qui se déroule sous nos yeux, de Kiev à Bangui, de Damas à Beyrouth, n’a que faire des commémorations et des anni- versaires. Ce qui a lieu, pour reprendre au temps présent le titre d’un ­article célèbre de Maurice Merleau-Ponty (1) nous oblige à vivre dans l’incertain et le tremblement : les plus « sis- mographes » sont ceux qui sont plongés dans le chaos de la guerre ; ce ne sont pas les spectateurs – fussent-ils « engagés ». Pierre Drieu la Rochelle, dont on publie ici, outre une lettre à Jean Paulhan, une vingt-cinq lettres, la plupart inédites, à son ami Jean Boyer, ancien camarade d’étude sur les bancs de , a été, pour sa gloire posthume et son malheur, un

mars 2014 5 sismographe de son temps. On s’approche ici d’un homme sai- si dans la tourmente des événements et s’efforçant de lui don- ner un sens. On sait que Drieu n’est pas parvenu à trouver cette paix que procurent les grandes méditations philosophiques et mystiques. Son destin d’écrivain, jusqu’à son suicide final, est emblématique d’une époque perdue, aspirant à trouver auprès des totalitarismes rouge et brun (Drieu a goûté aux deux à sa manière) une révélation de secours. En ce sens, ces lettres ont une valeur « archéologique » extrêmement précieuse. La Revue des Deux Mondes tient à remercier Jean-François Louette et Gil Tchernia pour leur présentation de ces documents rescapés de l’oubli, pièces à conviction invisibles à l’œil nu et pourtant décisives pour la compréhension des guerres du XXe siècle. Pour le patriarche Bechara Boutros Raï, on retrouve ici notre XXIe siècle en pleine ébullition : rien de moins, sous nos yeux, que l’avenir en jeu de l’héritage chrétien au Moyen- Orient. Le célèbre Thomas Edward Lawrence dit « d’Arabie » s’interrogeait déjà, en 1911 sur l’avenir d’une telle mémoire et avant lui Lamartine, dont on gagne à relire son Voyage en Orient (2). Lawrence n’imaginait pas, en 1911 ce qui a lieu en 2013, l’irrésistible montée en puissance de l’islam radical. Irrésistible, vraiment ? En un sens, c’est toute la question et l’on n’attend pas d’un chrétien qu’il doute de son espérance. Celle qui parle dans la bouche du patriarche d’Antioche n’emprunte pas aux calculs de la Realpolitik ni non plus aux grands sentiments du droit-de-l’hommisme : par là, elle n’en est que plus forte à l’oreille. Le Liban, la Syrie ont été des jardins de la coexistence spirituelle entre grandes religions. Comment se résoudre à leur mort définitive ? Bonne lecture, La rédaction

1. Maurice Merleau-Ponty, « La guerre a eu lieu », in Sens et non sens, Gallimard, 1996. 2. Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, édition de Sophie Basch, Galli- mard, coll. « Folio », 2011.

6 mars 2014 Courrier de Paris le 3 février 2014

Bien cher Édouard, hier, un ami m’a demandé si vous étiez Balladur. Je n’ai rien ­répondu, je trouvais en mon for intérieur que c’était une bonne idée. Un homme qui a introduit le narguilé en politique ne peut qu’avoir ma sympathie. Il n’a pas été remplacé. L’autre fait du jogging, c’est grotesque. Je vous écris de la rue de Lille, où ma fenêtre donne sur un jardin vieux d’au moins cinquante ans. Les soirs de printemps, on y entend un oiseau solitaire. Mettons qu’il ressemble à cet oiseau du Cachemire dont Chateaubriand dit dans ses Mémoires­ qu’il est « la consolation du voyageur ». Suis-je moi-même un voyageur ? J’ai l’impression, oui, et même de plus en plus. Au fur et à mesure que s’écroule par pans entiers le monde qui a été le mien, je me trouve l’allure d’un « déplacé ». Un déplacé sur place, en quelque sorte. Je suis comme les moines de Venise qui regardent passer l’illustre auteur, sur la route de Jérusalem. Un des plus beaux travellings de l’Itinéraire. Ce soir, je suis d’humeur saudade. J’ai le droit, non ? Lentement, irrésistiblement, je me fais à l’idée que nous entrons dans une société « post-littéraire ». Ce qui me semblait évident ne l’est plus, voilà, c’est aussi simple que cela. Je suppose que c’est toujours ainsi, quand on

mars 2014 7 courrier de paris

change de monde. Cela n’arrive pas si souvent. Je n’ai rien ressenti de tel à la chute du Mur, par exemple. C’est curieux. Mais à la réflexion, cela se comprend : on ne changeait pas de monde, on agrandissait le même aux dimensions de l’ancien glacis. Pourquoi eût-on trouvé du changement là où il n’y avait que de la disparition ? Vous, cher Édouard, depuis Singapour, où vous menez vos petites « consulta- tions », vous devez trouver cette saudade surréaliste. Au fait, est-ce que vous avez encore une vie intérieure ? Cela seul m’intéresse. Je me fous de savoir si la reprise est là. Ce que je veux savoir, c’est si vous avez bien observé la marche de l’insecte égaré sur votre iPhone. Alors je saurai à quoi m’en tenir sur votre compte. Quant à la reprise… Je viens de recevoir au courrier un ouvrage savant sur les ­Olmèques (1) : les types qui étaient là avant les Mayas. Les Olmèques,­ mon cher Édouard, c’est tout simplement la genèse du Mexique. ­Excusez du peu. Mme Caterina Magni est l’auteur de ce livre publié aux Éditions Errance. Je vais le lire et j’irai probablement le recommander au prochain « Masque et la plume ». Je l’eusse même commencé si je n’étais pas pris, depuis trois jours, par les Lettres de T.E. Lawrence. ­Volume publié chez Gallimard en 1948, traduit par Étiemble. Traduc- tion remarquable, je dois le dire. Vous n’êtes pas sans savoir que l’in- carnation de Lawrence au cinéma, Peter O’Toole, est mort il y a deux mois. Tout le monde connaît O’Toole, personne ne connaît Lawrence, c’est dommage. Les Arabes le surnommaient « Prince Dynamite », il faisait des allers-retours à toute allure Damas-Le Caire sur sa moto Triumph. On le voit aussi descendre l’Euphrate en canoë. N’est-ce pas exciting ? Il paraît que cela agaçait les officiers britanniques du cru. Mon volume en question démarre en 1910 quand Lawrence, photo- graphe et cycliste, voyage en , amateur forcené de cathédrales et de chateaux forts. Puis, très vite, c’est l’Arabie. L’Égypte, la Syrie, l’archéologie, les fouilles, dans les environs d’Alep. Tombeaux hit- tites, sceaux, poteries, vases, squelettes bien conservés. Il a vu à Alep, dans le quartier chrétien, une cour merveilleuse vieille de deux cents ans. Je donnerais cher pour savoir si elle existe encore. Les jours de grande chaleur, on buvait des sorbets à la rose, on grignotait du raisin. ­Lawrence avait un compagnon de travail, un certain Leonard­ ­Woolley.

8 mars 2014 courrier de paris

Ce Wolley a écrit sur ce qu’il voyait alors, un livre que je vais me pro- curer dès demain matin : Dead Towns and Living Men. Pas mal pour aujourd’hui, je trouve. Je l’ai dit à Jean-Pierre Perrin, qui revient des souterrains de l’épouvante, version Bachar. Ce que Perrin raconte dans son livre (2), ni Lawrence ni Woolley eussent pu l’imaginer. Et encore moins Lamartine, un bon siècle avant Lawrence, à dos de mulet dans ce paradis des odeurs qu’étaient alors les jardins de Damas. Comment est-ce possible ? Je sais, Édouard, je sais. Il faut me pardonner ces menues naïvetés. Tout l’hiver, à Paris, n’a été qu’une longue affaire d’antisémitisme. Dieudonné, le ­dénommé Soral, un nouveau dans l’arène, spécialement mal élevé, et puis, et puis surtout, ces « milliers » de spectateurs applaudissant joyeusement à la chambre à gaz. On dirait de jeunes élèves justes sortis d’une quel- conque école de commerce. Et d’ailleurs ils en sont. Je sais parfaite- ment l’inutilité de ce que je suis en train de vous écrire, cher Édouard. Mais qu’y faire ? Cela me rappelle toujours la réplique cinglante de Klaus Mann à Stefan Zweig, lequel Zweig (3) voyait dans les pre- miers succès électoraux du parti nazi le signe d’une jeunesse bous- culant ­l’establishment. Mann était beaucoup plus jeune que l’auteur du Monde d’hier, cela ne l’empêcha de lui remonter les bretelles sur les bons sentiments qu’il convient de prêter à la jeunesse frondeuse. Cela fait au moins cent fois que je raconte cette histoire. Désolé, mon vieux. Mais nous y revoilà donc, avec un scénario inédit de circons- tance. On dit que l’histoire ne repasse pas les plats, elle ne fait que ça au contraire. Seul le cuistot change. Pour ce qu’il y a dans l’assiette, c’est nihil novi. Je vous tiens au courant, pour les Olmèques.

À vous, votre ami de Paris, Michel Crépu

1. Caterina Magni, les Olmèques : la genèse de l’écriture en Méso-Amérique, ­Errance, 2014. 2. Jean-Pierre Perrin, La mort est ma servante. Lettre à un ami assassiné. Syrie 2005-2013, Fayard, 2013. 2. Au sujet duquel la revue Approches publie son très beau numéro de décembre 2013.

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Grand entretien

13 | Dans les pays du Levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’Orient › Bechara Boutros Raï et Isabelle Dillmann

grand entretien

dans les pays du Levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’Orient › Entretien avec le patriarche Bechara Boutros Raï réalisé par Isabelle Dillmann

Vers l’Orient compliqué, il n’est plus possible de s’envoler avec des idées simples. Pour le comprendre, il suffit de se rendre au Liban, que des vagues d’attentats plus meurtriers les uns que les autres déstabilisent chaque jour un peu plus. De cette souffrance sans cesse ravivée par les conflits régionaux et les guerres intra-musulmanes, dont le Liban par sa géographie et sa destinée est à nouveau l’otage, les 39 % de chrétiens qui peuplent le pays du Cèdre éprouvent ce déchirement comme une passion, au sens chrétien du terme, en union avec les chrétiens d’Orient qui, dans un monde arabe explosif, vivent dans la peur de ne pouvoir rester sur leurs terres millénaires. C’est à une vingtaine de kilomètres de Beyrouth, à Bkerké, dans son palais patriarcal sécurisé par l’armée, que j’ai rencontré Bechara Boutros Raï, 77e patriarche d’Antioche et de tout l’Orient. Élevé au collège des cardinaux par le pape Benoît XVI en octobre 2012, ce fils de montagnard, moine boursier formé par les jésuites, qui parle sept langues, dont un français parfait, a été élu patriarche en mars 2011 à l’âge de 71 ans.

mars 2014 13 grand entretien

Il est le chef très écouté de la plus importante communauté religieuse d’une Église catholique orientale fort ancienne qui regroupe des millions de fidèles maronites, araméens, syriaques dans le monde et dont le territoire s’étend de l’ex-Empire ottoman jusqu’en Inde sur les côtes du Malabar et de la région de Malecar. Au Moyen-Orient, ce « pape oriental » est le seul chef religieux crédible qui, tout en incarnant l’inquiétude des chrétiens, cherche par tous les moyens à faire avancer le processus de paix. Sa légitimité de patriarche maronite lui donne une primauté sur les autres patriarches des Églises d’Orient, ceux qui marchent à Rome devant les cardinaux les jours de conclave. Les propos lucides et parfois douloureux de ce haut dignitaire religieux expriment le désarroi des chrétiens d’Orient. Isabelle Dillmann

Revue des Deux Mondes – Sommes-nous en train ­d’assister à l’anéantissement des chrétiens d’Orient et à la disparition d’une minorité existante ? «Bechara Boutros Raï Quand on parle des chrétiens d’Orient, il ne faut pas l’entendre comme une identité à part. Sur le plan théolo- gique, ils représentent avant tout l’Église universelle comme tous les chrétiens dans le monde. C’est ce que saint Paul appelle le corps du Christ dont nous, chrétiens d’Orient, sommes en partie les membres. Le statut de minorité ne s’applique pas au cas des chrétiens du Moyen- Orient. Notre présence est plus que millénaire dans cette région du monde, berceau historique de la chrétienté. Soit six cents ans avant l’islam. Ce n’est qu’aux VIIe et VIIIe siècles que la plupart des chrétiens d’Orient sont passés sous domination musulmane.­ Nous sommes des citoyens d’origine sur une terre qui est pleinement la nôtre. Nous ­fêtions la Pentecôte avant l’arrivée de l’islam. Nous sommes arabes mais pas musulmans. Nous ne voulons pas parler en termes de mino- rités mais en termes de droit et de citoyenneté.

14 mars 2014 mars 2014 dans les pays du levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’orient

Revue des Deux Mondes – Dans une conférence tenue à Amman sur les défis encourus par les Arabes chrétiens, le prince de Jordanie Ghazi ben Mohammed a rappelé que les chrétiens d’Abyssinie ont été les premiers à accueillir les musulmans en prenant leur défense quand ils étaient en situation de faiblesse...

Bechara Boutros Raï Les Arabes chrétiens ont toujours soutenu et appuyé les Arabes musulmans dans le combat contre les agressions étrangères. Au cours de leur longue histoire dans cette région, les Arabes musulmans n’ont jamais contraint quiconque à adopter l’islam contre sa Le cardinal Bechara Boutros Raï est le 77e patriarche d’Antioche et volonté. La contrainte contredit la parole de tout l’Orient. Élevé au collège des de Dieu dans le Coran. Aujourd’hui les cardinaux par le pape Benoît XVI le chrétiens souffrent parce qu’ils sont chré- 24 octobre 2012, il est également président de la Conférence tiens. Dans cette conférence internatio- épiscopale et président du Conseil nale et interreligieuse où étaient présents des patriarches du Moyen-Orient.

plusieurs patriarches des Églises orien- Isabelle Dillmann est spécialiste tales, le prince a courageusement affirmé, des grands entretiens, essayiste et en parlant du sort des chrétiens : « Nous, biographe. Elle a publié Les politiques ont-ils une âme ? (Albin Michel, 2010). musulmans, n’acceptons pas le sort réservé › [email protected] aux chrétiens en référence à notre loi sa- crée, ni moralement comme Arabes membres d’un même peuple, ni au niveau de nos sentiments comme voisins et amis qui nous sont chers et pas non plus en tant qu’êtres humains. »

Revue des Deux Mondes – C’est donc une question qui relève autant de la politique que de la diplomatie et des affaires religieuses ?

Bechara Boutros Raï Dans tout le Moyen-Orient, les chrétiens ont coexisté depuis plus de mille quatre cents ans avec les musulmans. Nous avons véhiculé notre culture, nos valeurs chrétiennes, notre conception de la liberté, notre approche des droits de l’homme, d’ou- verture à l’autre et notre conception de la démocratie dans ces socié- tés. Nous avons contribué à écrire une histoire indépendamment des

mars 2014 mars 2014 15 grand entretien

régimes en place. Notre présence est importante pour que ces valeurs de modernité puissent perdurer. Les Arabes ont besoin des chrétiens. Nous n’avons pas besoin d’avoir le statut de protégé. Nous avons ­besoin que la stabilité et la liberté règnent dans des États de droit car la présence des chrétiens diminue quand la liberté se rétrécit. Le monde arabe est théocratique. L’islam n’a pas franchi le pas de la séparation de la religion et de l’État comme en . Ni l’islam ni le judaïsme ne l’ont fait. La théocratie est un système politique où il n’est pas admis de donner une opinion politique différente de l’auto- rité. Nous le savons, nous chrétiens arabes. En Irak, du temps de Saddam Hussein, qu’on surnommait « le grand tyran » et que le monde entier voulait renverser, les chrétiens vivaient en paix. Ils ne soutenaient pas pour autant le régime mais ils ne se mêlaient­ pas de politique et se soumettaient à la loi du pays en respectant les limites fixées. En arabe, un dicton assez éloquent dit : « Étendez vos pieds selon la longueur du tapis. » Sur un tapis d’un mètre si j’ai droit à cinquante centimètres, je n’étends pas mes jambes au-delà. En retour, Saddam Hussein estimait les chrétiens et les aidait à conserver leurs églises et leur liberté de culte. C’est la même chose en Arabie saou- dite ou en Égypte, où aujourd’hui la majorité des chrétiens, sans pour autant souhaiter une éventuelle reprise en main du pouvoir par l’armée, se ­rallie à un État fort et juste considéré par eux comme un moindre mal. Ou comme en Syrie, où les chrétiens, otages des deux principales forces politiques du pays, se tournent pour leur survie en majorité vers le pouvoir en place, perçu comme un rempart contre les islamistes.

Revue des Deux Mondes – Vous dites que démocratie et théocratie sont aussi contradictoires que la neige et le feu ?

Bechara Boutros Raï On souhaiterait que ces régimes islamiques deviennent démocratiques et que leurs représentants dans le monde arabe ne soient pas systématiquement réélus avec 99 % des suffrages. Qu’ils permettent aux chrétiens irakiens, égyptiens et syriens de ne pas être privés de représentation politique et de participer pleinement

16 mars 2014 mars 2014 dans les pays du levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’orient

au pouvoir en place. Mais, que ce soit avec des partis uniques, des régimes tyranniques, des dictatures nationalistes ou des pouvoirs héré- ditaires, les chrétiens ont appris à cohabiter et à s’adapter. Au cours des treize siècles passés, nous avons formé une seule communauté indi- vise. Nous savons comment maintenir en vie nos traditions et notre religion au sein de ces sociétés arabes dont nous sommes.

Revue des Deux Mondes – Depuis l’invasion américaine en 2003, l’exode des chrétiens d’Irak a été édifiant. Leur nombre est passé d’un million et demi à cent cinquante mille...

Bechara Boutros Raï Les Américains n’ont pas manifesté en Irak beaucoup de sensibilité à l’égard des chrétiens d’Orient. En paroles oui, mais dans les actes permettez-moi d’en douter. Les chrétiens n’entrent pas en ligne de compte dans leur politique. En effet, plus d’un million de chrétiens n’ont pas résisté à cette guerre sanglante – au nom d’une démocratie promise – qui a conduit à la désintégration d’un pays. Sous les bombes, les chrétiens irakiens ont été contraints à l’exil dans le silence absolu de la communauté internationale. Leur nombre actuel en Irak, selon les différentes estimations, serait autour de cent cinquante à deux cent mille. L’exemple de l’Irak est significatif, comme celui de la Libye, où il ne reste pratiquement plus de chrétiens. Il semble que seule la France et le Saint-Siège se préoccupent sincère- ment de cette question en Occident.

Revue des Deux Mondes – Les révolutions arabes sont-elles devenues le tombeau des chrétiens d’Orient, qui partout sont pris pour cibles ?

Bechara Boutros Raï La guerre n’est pas spécialement dirigée contre les chrétiens, même s’ils sont affaiblis, humiliés et menacés de disparition, mais contre tous les citoyens victimes de ce chaos. Les extrémistes islamistes, les intégristes, les takfiristes, les djihadistes ­attaquent les chrétiens sans savoir pourquoi. En Syrie, ils disent « les alaouites au tombeau, les chrétiens à Beyrouth » parce qu’ils pensent

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que nous sommes pour le régime syrien alors que nous sommes pour la loi. Relisez « la lettre sur les chrétiens » de Pline le Jeune à l’empe- reur Trajan. Tout est dit. Dans le chaos, tout le monde paye. La guerre n’a pas de religion. La faim n’a pas de religion. La violence n’a pas de religion. Les chrétiens sont attaqués, les lieux de culte vandalisés ou réquisitionnés, les statues de la Vierge brisées, les croix des églises arrachées, mais je ne sépare jamais les chrétiens des autres victimes de la société syrienne, libanaise, irakienne ou égyptienne. Deux millions et demi de Syriens ont fui leur pays et pourtant ils ne sont pas en majorité chrétiens.

Revue des Deux Mondes – En septembre 2012, le pape Benoît XVI avait mis en garde les chrétiens d’Orient « de ne pas goûter au miel de l’émigration, malgré les difficultés ». Pourquoi ?

Bechara Boutros Raï Certains disent qu’ils n’ont qu’à partir, à quitter leurs pays d’origine. Mais au nom de quoi dix à treize mil- lions de chrétiens – 37 % des Libanais, 10 % des Égyptiens, 6 % des Jordaniens, 10 % des Syriens, soit près de deux millions de chrétiens syriens toutes communautés confondues, 2 % des Irakiens, 2 % des Israéliens, 1,4 % des Palestiniens – émigreraient puisqu’ils sont des Arabes et non pas des intrus, ni des colons ou des étrangers ? Quand les chrétiens émigrent vers les sociétés occidentales, le drame c’est qu’ils ne reviennent plus. Nous assistons à leur exode alors que nous tenons plus que tout à leur présence et à la défense de cet héritage chrétien au Moyen-Orient. On peut émigrer et vivre partout. Trouver du pain pour se nourrir. Mais si un héritage meurt, il ne se renouvelle plus. C’est le sens de l’avertissement du pape. La communauté internationale a-t-elle intérêt à laisser disparaître une culture plurimillénaire ? Est-ce à cela que veut aboutir le jeu cruel des nations­ ? Il s’agit là du sort des plus anciennes et des plus diverses communautés du monde. L’Europe préfère nier une évidence histo- rique tout en transformant en vérité officielle son propre refus d’ins- crire le mot « chrétien » dans sa Constitution.

18 mars 2014 mars 2014 dans les pays du levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’orient

Revue des Deux Mondes – Pensez-vous que l’autodestruction reli- gieuse de l’Occident soit une des causes de son affaiblissement ­moral et culturel, à l’instar de la crise de la civilisation européenne à laquelle on assiste actuellement ?

Bechara Boutros Raï Le pape Jean-Paul II est mort sans avoir eu la consolation que les racines chrétiennes de l’Europe soient mentionnées dans la Constitution de l’Union européenne. La culture de l’Occident est pourtant une culture chrétienne, accueillante, et non pas une culture barbare dont il faudrait avoir honte. Si en Occident on ne donne aucune valeur à la religion, si le mot « chrétien » fait peur, comment des respon- sables politiques européens qui n’ont plus de contact avec Dieu peuvent- ils se soucier sincèrement du sort des chrétiens d’Orient malgré la culture immémoriale dont ceux-ci sont porteurs dans les pays du Levant ? Le pape a constaté dans son récent discours à l’ONU que cette organisation voulue pour la paix était « en train de perdre sa raison d’être ». Nous, chrétiens d’Orient, appartenons à la nation arabe, dont nous sommes une composante à part entière. Nous sommes natifs de ces pays. Notre Église universelle est incarnée dans le monde arabe. Notre pré- sence chrétienne a contribué à construire une histoire commune ­depuis des siècles. Ne nous arrachez pas à notre terreau. ­Soutenez-nous par des actions diplomatiques et politiques et non par des frappes militaires, auxquelles le pape François s’est fermement opposé en interpellant les chefs d’État du G20 réunis à Saint-Pétersbourg. Cet appel au monde du 7 septembre 2013 relayé par une veillée de prière mondiale pour les chrétiens d’Orient a détourné la marche de l’histoire. Tout le monde le reconnaît. C’est dire combien la valeur de la prière est notre arme.

Revue des Deux Mondes – La prière serait donc une arme ?

Bechara Boutros Raï C’est l’arme qui désarme l’autre. Le pape Fran- çois a dit : « Dans notre prière constante et sincère, nous arriverons petit à petit à désarmer les armes réelles. » C’est un discours qu’il nous a tenu récemment, sur la force apaisante de la prière constante et sincère. Et il

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a ajouté : « Notre voix unie, humble et imperceptible, pourra­ un jour, je l’espère, être écoutée par les grands de ce monde. » Ceux-là même qui ne semblent pas comprendre qu’à cause de certaines influences étran- gères qui jouent avec le feu, des millions de musulmans ­modérés et de chrétiens quittent les pays où ils ont étudié, aimé, travaillé et vécu parce qu’ils ne peuvent plus vivre sous la contrainte d’une idéologie radicale, extrémiste et terrorisante que personne bientôt ne pourra plus freiner… C’est pourquoi nous avons besoin de stabilité. On ne peut pas parler de projet de survie quand la guerre détruit tout. « Primum vivere de in de philosophari. » Il faut d’abord vivre et ensuite philosopher. Le défi, c’est de rester, de trouver les moyens de vivre solidairement pour maintenir en place une population modérée qui souvent n’a le choix qu’entre l’exil ou le basculement dans le fondamentalisme. C’est cela qui menace la paix dans le monde.

Revue des Deux Mondes – Quel pays, quels gouvernements mettez- vous en cause précisément ?

Bechara Boutros Raï J’ai dit – et je suis responsable de mes pro- pos – que certains pays d’Occident et d’Orient, dont des puissances arabes et des pays régionaux que je ne m’autoriserai pas à nommer, soutiennent par les armes, l’argent et les appuis politiques des groupes rebelles et des islamistes venus du monde entier. Certains pays payent ces mercenaires étrangers, qu’ils soient du Maghreb, d’Azer- baïdjan ou d’Afghanistan. On trouve des combattants tchétchènes, libyens, yéménites ou des Européens radicalisés pour détruire, semer la terreur et tuer. Peut-on encore parler de guerre civile en Syrie avec tant d’ingérences internationales ? Un ambassadeur d’un État « pro-opposition » a reconnu devant moi que « malheureusement » certains États occidentaux, dont le sien, sou- tiennent et financent ces groupes fondamentalistes en Syrie. C’est une ingérence extérieure qui fomente à tout prix la guerre en prenant le pré- texte d’établir la démocratie ! Si des réformes sont indispensables en Syrie­ comme dans d’autres pays du monde arabe, elles ne peuvent se faire ni

20 mars 2014 mars 2014 dans les pays du levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’orient

de l’extérieur ni par la terreur. Nous ne sommes pas dupes. Il ne s’agit pas dans ce cas de volonté démocratique ni de soutien à des réformes sociales et politiques dont le monde arabe aurait grand besoin mais bien d’intérêts financiers et économiques avec un commerce d’armes juteux et des visées géopolitiques sur la région. La Syrie est devenue le théâtre d’un conflit armé auquel prennent part des États étrangers pour leur propre intérêt. Nous n’avons pas besoin de cela. Je le dis clairement.

Revue des Deux Mondes – Quels sont les moyens concrets dont l’Église maronite dispose au Liban pour aider les chrétiens à rester, puisqu’ils sont les premières victimes de ce conflit ?

Bechara Boutros Raï Nous agissons sur un plan moral, social et politique en rappelant aux chrétiens qu’ils sont les héritiers d’une mission d’évangile et de paix. Mais surtout nous les aidons à garder leurs terres pour qu’ils restent chez eux et ne les vendent pas. Une identité démographique et géographique peut se modifier par la vente de terrains appartenant à des chrétiens. Nous les aidons à exploiter leurs terres et à faire aboutir leurs projets de développement. Pour un chrétien libanais, la terre est à la fois son identité et son avenir en plus d’être son fidèle héritage. Et surtout nous refusons les visas que l’on nous propose. Nous n’en voulons pas.

Revue des Deux Mondes – Le Liban peut-il perdre sa raison d’être si l’importance des chrétiens diminue ?

Bechara Boutros Raï Le Liban est le seul pays de la région où les chrétiens ont encore un poids politique et une liberté d’action même si les accords de Taëf ont réduit leurs pouvoirs par une diminution des prérogatives du président maronite de la République. C’est aussi le seul pays du Moyen-Orient qui ne reconnaît pas seulement la liberté du culte mais aussi la liberté de croyance et de conscience, qui fait la valeur du Liban. C’est inscrit dans la Constitution. Il y a aujourd’hui même des musulmans qui se convertissent au christianisme.

mars 2014 mars 2014 21 grand entretien

Le Liban, premier pays démocratique du monde arabe dans le vrai sens du terme avec toutes ses libertés et ses valeurs de modernité, est en train d’être sacrifié en devenant l’otage des confrontations et des déséquilibres régionaux. Certains États se conduisent avec le Liban comme s’il n’était pas un État souverain, comme s’ils avaient sur lui un droit de tutelle.

Revue des Deux Mondes – En décembre 2013, le Haut Commis- sariat des Nations unies pour les réfugiés a recensé 870 000 réfu- giés ­syriens, soit un habitant du pays sur cinq, dont beaucoup sont installés dans le nord du Liban dans des campements de la plaine de la Bekaa. ­Comment le Liban pourra-t-il continuer à accueillir les 55 000 réfugiés qui arrivent chaque mois ?

Bechara Boutros Raï Il n’y a plus d’endroits épargnés par les com- bats en Syrie. Depuis 2011, les réfugiés arrivent en un flux permanent, continu et ininterrompu, au rythme de 55 000 réfugiés en moyenne par mois dans des campements très précaires, parfois à 1 000 mètres d’altitude, dans des tentes inadaptées à l’hiver où s’abritent les familles avec vieillards, nourrissons et malades. Ils fuient la violence et les meurtres de civils par les extrémistes fondamentalistes. Pour ces der- niers, la personne humaine n’a pas de valeur. Le monde réalise-t-il ce que cela représente de tout perdre pour ces réfugiés ou est-ce une information de fin de journal à la télévision dans l’insensibilité géné- rale d’un monde qui a perdu tout lien avec ses sources spirituelles ?

Revue des Deux Mondes – Des milliers de chrétiens syriens de la ­région de Kalamoun, à 90 kilomètres de Damas, ont demandé la ­nationalité russe...

Bechara Boutros Raï Je n’ai pas de chiffre exact mais je vous l’ai dit, ce ne sont pas seulement les chrétiens de Syrie mais aussi ceux du Liban qui sont en quête d’exode. Certains se sont réfugiés en Suède, au Canada et aux États-Unis, quand ils en ont les moyens. Au Liban une infime partie des réfugiés syriens sont chrétiens.

22 mars 2014 mars 2014 dans les pays du levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’orient

Il faut nous aider à faire la paix en Syrie. Que font les pays arabes de la sous-région ? Nous sommes une population libanaise de 4,8 mil- lions d’habitants. Allons-nous revivre les années noires des camps ­palestiniens avec sur notre sol un demi-million de Palestiniens équipés en armes lourdes et légères ? Nous savons que ce sont des personnes blessées dans leur dignité, nous les comprenons, mais ils représentent une grande menace pour la société libanaise. Ils ont été à l’origine de cette guerre qui nous a amenés au tombeau sur les plans politique et social. Quand on est blessé, on attaque aussi celui qui vous accueille, même s’il vous fait partager sa maison. Ces réfugiés syriens, parfois instrumentalisés, vont-ils être par leur nombre un nouveau ferment de déstabilisation ? Vous touchez du doigt les valeurs de ce Liban qui ne ferme jamais ses portes. Un Liban aux frontières ouvertes qui ne peut supporter seul le coût économique de cet énorme flux humain. Avec lesouvriers ­ agricoles et ceux du bâtiment, il y a aujourd’hui au Liban un million et demi de Syriens en majorité sunnites. Comment pensez-vous que notre fragile équilibre politique et confessionnel des trois tiers – chrétiens, chiites et sunnites – puisse se maintenir ? Vous comprenez quelle menace sécuritaire, politique, confession- nelle et quel fardeau économique et social nous vivons depuis le début du conflit syrien. Nous tenons sur un miracle au Liban, mais pour combien de temps ?

Revue des Deux Mondes – Craignez-vous que la guerre civile ­revienne au Liban dans les bagages de la déstabilisation syrienne ?

Bechara Boutros Raï Aujourd’hui, nous sommes en train de nous noyer. Pour la première fois de notre histoire, nous sommes livrés à notre sort. Les attentats à la bombe et aux voitures piégées se mul- tiplient ces derniers mois dans la capitale libanaise, exacerbant les divisions entre chiites et sunnites, qui s’affrontent sur la question de la guerre civile en Syrie. On vit dans un état de guerre même s’il reste localisé. Ce qui se passe au Liban ne peut plus être dissocié de

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ce qui se passe en Syrie. Nous sommes comme des vases communi- cants. Le Liban­ sert plus que jamais de pendant à la Syrie. Le pays du Cèdre, que l’on surnommait « la Suisse du Moyen-Orient » quand les chrétiens étaient influents, est devenu une scène de confrontation dépourvue du filet protecteur d’une vision commune de l’avenir chez les Libanais. Personne ne souhaite la partition du Liban. Il faudrait que le Liban devienne un sanctuaire de paix et de neutralité dans cette région. La France a été du côté du Liban depuis le général de Gaulle, qui y voyait en 1964 « un modèle d’équilibre et de mesure pour la paix ». Quand la France soutient les chrétiens, c’est pour soutenir le Liban. Mais nous, chrétiens, quand nous pensons au Liban, nous ne pen- sons pas uniquement aux chrétiens, nous pensons au pays tout entier. Plus que jamais, ma confession, c’est le Liban. Mais certains de nos chers frères musulmans, quand ils luttent, pensent « islam ». C’est leur culture. Notre différence se situe dans la culture universelle de l’Église.

Revue des Deux Mondes – En tant que chef spirituel de la plus impor- tante communauté religieuse catholique d’Orient, vous êtes l’un des chefs religieux les plus écoutés, les plus influents…

Bechara Boutros Raï C’est l’héritage du patriarche maronite. Nous n’avons pu ériger ni royaume ni État mais l’organisation de notre Église remonte à 686 avec l’élection du premier patriarche ­maronite, saint Jean Maron. C’est l’histoire qui a fait du patriarcat une instance nationale et nous maintenons cette tradition avec responsabilité et in- dépendance. Notre Église a traversé les siècles sans subir aucune divi- sion en restant fidèle à son enracinement oriental et son alliance avec le Vatican qui remonte aux croisés et à Saint Louis. Quand, récem- ment, j’ai fait le tour des dix-sept communautés religieuses du Liban, j’ai été presque mieux accueilli par les musulmans sunnites, chiites et druzes que par les chrétiens. Les alaouites, eux, viennent jusqu’à nous puisqu’il n’est plus possible d’aller dans leur région de Tripoli, où règne la loi de la jungle, du meurtre et de la destruction. J’ai été

24 mars 2014 mars 2014 dans les pays du levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’orient

reçu comme un pasteur symbole d’un espoir de stabilité pour toutes ces communautés qui sinon se sentiraient abandonnées, délaissées. Il s’agit de faire entendre une autre voix que celle des intégristes. Le patriarche maronite représente la porte de la paix. Il est à la fois le patriarche des musulmans et des chrétiens.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi dit-on que votre Église maronite est celle des « cinq non » ?

Bechara Boutros Raï Aux Mésopotamiens nous avons dit que nous étions araméens comme eux mais que nous n’étions plus païens. Aux juifs, que nous partageons avec eux l’Ancien Testament mais que nous croyons que Jésus est le fils de Dieu. Aux Byzantins, que notre langue était le syriaque et non le grec. Aux Latins, que nous étions comme eux mais pas de rite latin et aux Arabes que nous sommes comme eux arabes ou arabophones mais pas musulmans.

Revue des Deux Mondes – Avez-vous également une primauté sur les autres patriarches ?

Bechara Boutros Raï Le patriarche maronite est reconnu comme primat du Liban sur le plan ecclésial. Dernièrement, en pleine réu- nion du sommet islamo-chrétien, le métropolite orthodoxe de Bey- routh, Élias Aoudé, et le primat de l’Église syriaque orthodoxe, Ignace Zakka Ier Eiwas, ont affirmé que l’Église au Liban est centrée autour du patriarcat maronite, qui est leur guide. Quant aux responsables religieux musulmans, Bkerké est le seul lieu où ils acceptent de nous rencontrer.

Revue des Deux Mondes – En plus d’être un chef spirituel, vous êtes également président de la Conférence épiscopale et président du Conseil des patriarches du Moyen-Orient. Vos propos ont-ils une por- tée politique ?

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Bechara Boutros Raï En Orient, le patriarche a une place impor- tante dans la société. Le communiqué mensuel du Conseil des évêques maronites est attendu par tous et diffusé à toutes les communautés dans le monde. Nous traitons des questions nationales sans toutefois parler des personnes ni des partis ou des choix politiques. Nous res- tons sur le plan des principes. Cela aide chacun à reconnaître que nous sommes au-dessus des clivages mais unis avec tous sans jamais com- promettre les données et les constantes politiques nationales. La spiritualité maronite prône la liberté entre le croyant et Dieu. C’est une des valeurs que vous défendez en France, où l’amitié avec l’Église maronite remonte au Moyen Âge. Saviez-vous qu’un pa- triarche élu ne peut visiter d’autres pays, excepté Rome, avant d’être venu en visite officielle en France ?

Revue des Deux Mondes – Quel est l’apport aujourd’hui de l’Église d’Antioche, l’une des plus anciennes de la chrétienté puisqu’elle r­emonte à l’apôtre Pierre ?

Bechara Boutros Raï Les maronites ont comme siège Antioche comme les melkites et les syriaques. L’église d’Antioche a été à l’origine une église prospère et influente. Quand en 1584 le pape Grégoire XIII a fondé le premier collège maronite à Rome, la communauté maronite s’est ouverte à l’Europe et au monde en général. Elle a pu jouer un rôle d’intermédiaire entre l’Orient et l’Occident en véhiculant la culture occidentale en Orient, et la culture orientale en Occident. Beaucoup d’étudiants maronites ont occupé les grandes chaires des universités de France, de Madrid et de Rome. Il était courant d’entendre en Europe l’expression « savant comme un maronite ». Aujourd’hui avec toutes les Églises réunies d’Antioche, nous tra- vaillons pour découvrir ce que nous pouvons apporter à la société actuelle. Nous voulons témoigner de notre culture millénaire d’ouver- ture, de dialogue et d’initiative dans le monde arabe. Dans une société démocratique, l’Église peut jouer un grand rôle. Dans une situation théocratique où la source de la législation en tous domaines est le Co-

26 mars 2014 mars 2014 dans les pays du levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’orient

ran, elle est limitée. Dans une société tyrannique plus encore. Ici, au Liban, nous bénéficions d’un régime démocratique. La liberté d’agir, de penser et d’écrire est réelle. Depuis 2006, la fête de l’Annonciation est devenue une fête ­nationale grâce à l’ex-Premier ministre libanais Rafic Hariri, qui en a ­accepté le principe. Cela n’existe nulle part ailleurs dans le monde arabe. Nous descendons pourtant tous de la lignée d’Abraham. ­Maryam, à qui une sourate est consacrée, est même la seule femme dont le nom soit cité dans le Coran.

Revue des Deux Mondes – Qu’en est-il des syriaques, qui ont ­conservé des croyances chrétiennes immémoriales ? Parlent-ils toujours la langue du Christ ? Ont-ils réellement été les premiers à traduire Aris- tote, Ptolémée, Plotin ?

Bechara Boutros Raï Oui, ils ont joué un rôle important dans l’histoire. Les textes fondateurs qu’ils ont traduits se sont retrouvés ensuite dans les mains des traducteurs arabes avant que les cher- cheurs européens ne s’en emparent au XIIIe siècle. C’est au Liban sous l’Empire ottoman, en 1595 au couvent de Qazhaya,­ que naquit la première imprimerie du monde arabe, et elle a sauvé la langue syriaque-araméenne. Les religieux et arabes chrétiens cherchaient à échapper à la soldatesque des sultans en se réfugiant dans les mon- tagnes de la « vallée sainte », la Qadisha. Actuellement leurs descendants vivent en Syrie, en Iran, en Irak et dans le sud de la Turquie mais aussi en Europe et aux États-Unis. Leur dialecte araméen est une langue sémitique devenue une langue écrite au début de l’ère chrétienne. Si les syriaques en ont conservé­ l’usage ainsi que dans leur liturgie, les maronites – sauf pour le ­clergé – l’ont progressivement abandonnée pour adopter l’arabe, langue de Mahomet.

Revue des Deux Mondes – Que vous a apporté votre formation chez les jésuites de Jamhour à Beyrouth ?

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Bechara Boutros Raï C’est un collège de haut niveau culturel et moral où j’ai fait mes études complémentaires et secondaires. Les ­jésuites constituent une force dans l’Église, pas uniquement sur le plan de leur doctrine mais également sur le plan de l’esprit pédagogique qui prévaut. Ils nous ont beaucoup aidés dans l’apprentissage et l’acqui- sition d’une pensée rationnelle, claire et structurée. Les pères jésuites incarnent leurs valeurs. Ils sont curieux de toutes les cultures aux fron- tières de l’Église catholique. À mon époque, les élèves musulmans assistaient au cours de ­catéchèse sans que personne ne les y oblige. Ils se rendaient nombreux à la messe sauf ceux qui n’y tenaient pas. Je me souviens d’un ancien camarade sunnite, Hassan Rifat, qui a obtenu tout au long de sa sco- larité les premiers prix de catéchisme. Beaucoup des grandes familles de Beyrouth ont étudié chez les jésuites et en sont fiers. Parmi les chré- tiens, on peut citer Amine Gemayel, l’ex-président de la République, son frère Bachir Gemayel, ou l’ambassadeur Bassam Tourba…

Revue des Deux Mondes – Qu’en a-t-il été de votre découverte de la spiritualité ignacienne avec la centralité de Jésus ?

Bechara Boutros Raï Si vous posiez cette question aux élèves ­musulmans qui étaient avec moi au collège, ils vous diraient que la centralité de Jésus était partout présente. Nous avons beaucoup appris en faisant la catéchèse mais surtout à travers l’exemple que donnaient les pères jésuites. J’étais un jeune moine paysan montagnard de 15 ans issu d’un milieu familial modeste quand les jésuites m’ont préempté comme boursier. J’arrivais du séminaire de l’ordre maronite, où j’étais entré à 12 ans pour suivre une formation théologique et religieuse, avec, comme le veut notre tradition de moine marianiste – qui voit dans la nature le souffle divin –, le rude apprentissage quotidien du labour et des autres travaux des champs. En récréation, avec mon ami Hareth Boustany, qui est devenu le grand historien libanais spécialiste de la Phénicie, nous discutions de la foi, des saints païens de l’Ancien Testament tel le roi vertueux

28 mars 2014 mars 2014 dans les pays du levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’orient

de la ville de Salem, l’ancienne Jérusalem. Et aussi des œuvres des grands écrivains catholiques, Mort où est ta victoire ? de Daniel Rops, Humanisme­ intégral de Jacques Maritain, l’Homme cet inconnu d’Alexis ­Carrel. Et Lourdes d’Émile Zola, ce grand roman de la douleur et de l’espérance dont l’auteur a fait le symbole de la lutte entre l’esprit de croyance et l’esprit de raison. J’ai rattrapé mon retard grâce à tous ces échanges passionnants sous un figuier centenaire.

Revue des Deux Mondes – Avez-vous des informations concernant le père jésuite italien Paolo Dall’oglio, refondateur du monastère catho- lique syriaque de Mar Musa, enlevé en Syrie en juillet 2013 ?

Bechara Boutros Raï Avant qu’il ne soit expulsé de Syrie en juin 2012, le provincial jésuite était venu me demander d’intervenir auprès des autorités syriennes pour plaider sa cause. « Dites-lui qu’il cesse de se mêler de politique », fut la réponse que j’obtins. C’est quand il est revenu clandestinement un an plus tard à Rakka, ville aux mains d’islamistes affiliés à al-Qaida, sans l’autorisation de son provin- cial ni de son évêque, qu’il a été kidnappé, le 29 juillet 2013. C’était malheureusement très risqué et dangereux pour lui.

Revue des Deux Mondes – Cet acte libre et courageux ne s’inscrit-il pas dans le droit-fil de la « radicalité » propre aux jésuites ?

Bechara Boutros Raï Comme religieux, il avait un devoir d’obéis- sance à respecter envers sa hiérarchie et ses supérieurs. C’était très ­imprudent de revenir en Syrie sans l’autorisation des autorités locales et sans papiers officiels. Nous réclamons toujours sa libération avec celle de deux autres prêtres – un Arménien catholique et un orthodoxe – ainsi que celle de deux évêques, Youhanna Ibrahim et Boulos Yazigi. Nous espérons qu’ils sont encore en vie. Mais nous n’avons pas de nouvelles d’eux, ce qui nous préoccupe beaucoup, d’autant qu’il n’y a eu aucune revendication. Le Qatar a promis de nous transmettre toute informa- tion qu’il pourrait obtenir. Mais pour l’instant nous ne savons rien.

mars 2014 mars 2014 29 grand entretien

Revue des Deux Mondes – Que sont devenues les douze religieuses grecques orthodoxes de Maaloula, où les rebelles n’ont pas ­respecté l’immunité d’un monastère dans une ville historiquement chrétienne ?

Bechara Boutros Raï Le pape François a lancé un appel pour les douze sœurs et « pour toutes les personnes enlevées en raison du conflit » en rappelant que de par le monde deux cents millions de fidèles du Christ ne peuvent vivre leur foi librement. On dit que les religieuses seraient à Yabroud, ville rebelle syrienne à une vingtaine de kilomètres au nord de Maaloula. Les rebelles, dont les djihadistes du Front el-Nosra qui occupent le couvent de Mar Taqla, réclament la libération d’un millier de détenus politiques en échange de leur liberté ! Elles sont donc utilisées comme otages et boucliers hu- mains. C’est ainsi qu’on cherche à faire fuir les chrétiens, par le biais de rapts, de pillages, de villages rasés et par la destruction d’églises ou l’occupation de monastères. En Égypte, depuis six mois, plus de soixante églises coptes ont été saccagées, brûlées ou bombardées. Sans parler des écoles détruites comme tout ce qui porte le signe d’une appartenance aux chrétiens. La liberté de conscience n’existe pas chez les fondamentalistes islamistes. Qu’ils soient musulmans, chrétiens ou juifs, le pire ennemi des extrémistes est l’usage qu’ils font de la religion.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi vous êtes-vous rendu à Damas dernièrement ?

Bechara Boutros Raï J’y suis allé pour assister à l’intronisation du patriarche orthodoxe et pour dire que nous, chrétiens, sommes une seule voix. C’était un geste fort, symbolique qui a été perçu comme tel par les chrétiens comme par les musulmans. Si vous venez chez nous à Beyrouth, cela veut dire que vous vous préoccupez de nous et nous le ressentons. En Orient nous vivons par et avec nos sentiments, qu’il est important pour nous de manifester.

30 mars 2014 mars 2014 dans les pays du levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’orient

Revue des Deux Mondes – Au début du conflit syrien, en sep- tembre 2011, vous aviez opté pour une position médiane puisque les maronites sont divisés en deux camps – pro- et anti-syrien. Vous appe- liez à des réformes par le dialogue en souhaitant « donner du temps au président syrien »...

Bechara Boutros Raï Ce qui me préoccupe, ce n’est pas la divi- sion des chrétiens, c’est la division des musulmans des deux branches antagonistes de l’islam, les sunnites et les chiites, et ses répercussions régionales et internationales. La grande question est : « Comment les réconcilier et couper court à cette montée fondamentaliste ? » Les maronites, eux, se partagent en deux camps : pro-Assad ou anti-Assad. D’un côté on trouve les ­sunnito-chrétiens qui souhaitent un change- ment de régime en Syrie, et de l’autre les chiito-chrétiens qui consi- dèrent que l’axe Téhéran-Damas-Hezbollah apporte plus de garanties de survie aux chrétiens d’Orient qu’une alliance avec l’Occident. Mais sur toutes les affaires nationales, les chrétiens sont d’accord entre eux.

Revue des Deux Mondes – Avez-vous été mal compris ou soutenez- vous le régime de Bachar al-Assad ?

Bechara Boutros Raï Non, bien sûr, je ne soutiens pas le régime de Bachar al-Assad. Ce n’est pas dans la fonction d’un patriarche de sou- tenir tel ou tel régime, contrairement à ce qu’imaginent ceux que cela arrange. Je suis contre la guerre, contre la violence, contre la ­tyrannie et la dictature. Mais je refuse de passer du mauvais au pire. Un chef d’État occidental m’a répondu à cela : « Il ne faut pas sacrifier la démo- cratie au nom de la stabilité. » Je voudrais profiter de cet entretien pour tenter d’éclairer l’Occi- dent sur ce qu’il ne comprend pas de l’Orient. Vous m’avez posé cette question comme s’il s’agissait d’une évidence. Or l’Occident n’arrive pas à comprendre ni à admettre que les chrétiens respectent depuis toujours les autorités locales en place. C’est paradoxalement jusqu’à ce jour le meilleur garant de leur survie.

mars 2014 mars 2014 31 grand entretien

Revue des Deux Mondes – La laïcité sera-t-elle un jour concevable au Moyen-Orient ?

Bechara Boutros Raï La laïcité n’est pas acceptée par les musul- mans et pas même au Liban. Elle est presque synonyme d’athéisme dans le lexique de l’islam. Si vous dites à un musulman le mot « laï- cité », il le refuse. C’est presque une « hérésie » pour eux. En arabe nous disons « Dawla Madania » – par opposition à « État religieux » –, ce qui se traduit littéralement par « État dit civil » et se rapproche le plus du modèle laïc. Nous séparons religion et État sans toutefois dénigrer la religion. Au Liban, le Parlement ne légifèrera jamais sur des questions qui touchent à la religion comme l’avortement ou le mariage civil. En référence à l’article IX de notre Constitution unique dans le monde il est précisé que : « Le Liban rendant hommage à Dieu respecte toutes les religions, garantit leur statut personnel. » Le statut personnel englobe toutes les questions de religion. Donc la question du mariage civil est laissée aux autorités confessionnelles. La laïcité, c’est la séparation totale entre religion et État, et ici c’est impossible. Si vous dites à un Libanais qu’il est athée, vous lui faites une grande insulte. Même s’il l’est, il vous répondra qu’il est « plus croyant que votre habit noir ».

Revue des Deux Mondes – En quoi le Hezbollah peut-il se définir comme le Parti de Dieu ?

Bechara Boutros Raï Je respecte le Hezbollah mais cela me gêne. Pourquoi politiser Dieu ? Pourquoi dire que Dieu fait partie d’un parti ou qu’un parti relève de Dieu ? Les dignitaires se font appeler « les signes de Dieu ». Ayatollah signifie « le signe suprême de Dieu ». Or tout ce qui est radical est contre la religion, qui, à ce point politisée, ne relève plus de Dieu.

Revue des Deux Mondes – Mon ami l’historien Samir Kassir, assas- siné en juin 2005, parlait d’un double sentiment de persécution

32 mars 2014 mars 2014 dans les pays du levant, la nuit tombe sur les chrétiens d’orient

et de haine de soi qu’ont les Arabes. Il pensait aussi que la démo- cratie dans le monde arabe passerait par un « printemps arabe » à Damas. Que pensez-vous des révolutions arabes ?

Bechara Boutros Raï Nous avons salué les manifestations popu- laires du « printemps arabe » en Tunisie, en Égypte, en Syrie. Mais que s’est-il passé tout d’un coup ? Comme par un tour de passe-passe « magique », ou plutôt tragique, ces manifestations populaires ont dis- paru. Les mouvements fondamentalistes ont pris la relève et la guerre civile est apparue. Telle est la situation en Égypte et aujourd’hui en Syrie, sans parler de la Libye ! Ces jeunes, quelle que soit leur religion, aspirent à la paix et veulent des réformes justes et attendues. Ils ont eu le courage de des- cendre dans la rue et ne souhaitent pas se livrer consentants aux mains rétrogrades des fondamentalistes. Bravo à la pression de la société civile égyptienne qui dit non à l’instauration d’une société islamique ! Le « printemps arabe », c’est bien autre chose que ce détournement grossier d’une démocratie piégée qui a tenté de revenir sur des acquis comme en Tunisie. Nous assistons au même phénomène en Syrie. Que les médias de masse véhiculent des mensonges ne signifie pas que l’on puisse cacher la vérité. C’est une révolution de l’homme et de l’estime qu’il doit avoir pour lui-même qu’il faut souhaiter. Et je m’adresse à ceux de l’ombre, ceux qui suscitent la terreur collective et soutiennent les groupes extrémistes pour déstabiliser un peu plus le monde arabe sur une telle échelle en dénaturant les espoirs des peuples.

Revue des Deux Mondes – Croyez-vous, comme Walid Jumblatt, le lea- der druze, que le monde arabe se meurt et qu’il va sombrer ?

Bechara Boutros Raï Non, ce n’est pas la fin du monde arabe ni la mort d’un peuple. C’est une très forte crise historique de la même portée que la fin de l’Empire ottoman et le découpage de la région qui s’en est suivi il y a plus d’un siècle. Il nous faut une réflexion unifiée de

mars 2014 mars 2014 33 grand entretien

l’intérieur. Je ne suis pas utopiste mais le dernier mot ne peut jamais être le désespoir. C’est une très grave crise qui ressemble à celle d’un organisme vivant qui tomberait gravement malade. Tant qu’il n’est pas mort, il peut recouvrer la santé. Nous, chrétiens et musulmans, sommes tombés malades. Nous devons nous reprendre. Souvenez-vous, dans son exhortation aux nations, le pape François a demandé au monde entier de « renoncer à la haine fratricide, au mensonge, à la prolifération et au commerce illégal des armes ». Il soulevait la question d’une économie mafieuse. Je demande régulièrement, sans jamais recevoir de réponse, aux ­ambassadeurs des pays qui soutiennent les groupes extrémistes de réviser leur politique. Quid du marché des armes ? À quelles fins tant d’argent dépensé, tant d’appuis logistiques pour soutenir ces milices ? Tant de villes systématiquement détruites, tant de souffrances, tant de réfugiés dans le monde... Qui a intérêt à vouloir revenir au rêve du grand califat interna- tional ? Retrouverons-nous ces mêmes « sponsors de guerre » qui présen- teront plus tard la facture de la reconstruction ? Toujours pas de réponse. Je ne sais plus qui a dit avec une triste ironie que Dieu a créé le monde, mais que l’économie le gère.

Revue des Deux Mondes – Merci, monseigneur. Une dernière ques- tion : pourquoi avoir choisi comme devise « amour et communion » ?

Bechara Boutros Raï J’ai choisi cette devise comme l’expression la plus représentative de la société libanaise. On ne peut pas vivre ensemble dans la haine de soi et de l’autre, ni dans la rancœur ou la rancune. Au Liban, nous avons besoin de nous sentir unis à Dieu pour créer une entente sur d’autres plans horizontaux. Si cette unité avec Dieu, qui est une verticale, est présente, alors il y a union avec tout le genre humain. On ne peut pas toujours rire et sourire car souvent on est ébranlé par tant de larmes et de traces de poudre dans l’encens de nos églises… Mais dans le cœur, c’est toujours « communion et amour ». Merci à vous d’être venue à Bkerké, si près de Notre-Dame du Liban. C’est l’heure des vêpres, nous vous emmenons dans la prière.

34 mars 2014 drieu la rochelle inédit

37 | Présentation › Jean-François Louette et Gil Tchernia

42 | note d’expérience personnelle sur le baptême du feu 43 | esquisse d’un récit de fiction 45 | Fusée 46 | « Ma conception métaphysique de la guerre » 49 | Sur le spirituel et l’économique dans la guerre 51 | clemenceau après la guerre 53 | lettres à Jean et andré Boyer › Pierre Drieu la Rochelle

89 | Journal (extrait) › André Boyer

91 | lettre à Jean Paulhan › Pierre Drieu la Rochelle

drieu la rochelle inédit

Présentation

› Jean-François Louette et Gil Tchernia

unité de l’ensemble que nous proposons au lecteur est évidente : il a pour noyau la guerre de 1914-1918 – et la guerre est elle-même le noyau de l’œuvre de Pierre Drieu la Rochelle. Il le savait bien, lui qui écri- vait, au sujet ­d’Interrogation, ce recueil de poèmes L’avec lequel il fit son entrée dans les lettres : « J’y parlais de la guerre et uniquement de la guerre. Et, après tout, peut-être, n’ai-je jamais eu qu’à parler de cela et tout le reste n’a été qu’allusion détournée ou remplissage superflu. (1) » Chacun des textes ici donnés à lire fait écho à des œuvres publiées par Drieu. Ceux que nous avons baptisé « Note d’expérience », et « ­Esquisse d’un récit de fiction » apparaissent tous deux comme des avant-textes de la nouvelle « La comédie de Charleroi », et plus précisément de ses sec- tions II et IV. C’est le raidissement, le redressement contre la peur qui se révèle décisif – et de même pour le protagoniste de la nouvelle de 1934 : lors de sa découverte du feu, en août 1914, il oscille d’abord entre le patriotisme et la pleutrerie, puis la bravoure monte en lui (section­ II).

mars 2014 37 drieu la rochelle inédit

Il se propose comme agent de liaison – tout comme cet autre person- nage de fiction qu’est Jacques Dugaye-Dumaize. L’un comme l’autre connaissent une sorte de métamorphose épique, que Drieu pour sa part a éprouvée à Charleroi, et que jamais il n’oubliera : « C’était donc moi, ce fort, ce libre, ce héros. […] / Qu’est-ce qui soudain jaillissait ? Un chef. (2) » Nul hasard si Dugaye-Dumaize porte un nom double comme l’est celui de Drieu la Rochelle. Mais il faudra quelque vingt ans à Drieu pour transformer sa note et son esquisse en l’un des chefs-d’œuvre de la littérature suscitée par la Grande Guerre – entre autres parce que l’héroïsme, en 1934, n’est plus présenté que comme provisoire, trop peu partagé, et trop souvent contrecarré par l’incurie des chefs militaires officiels. Composé en alexandrins, le sonnet inti- Ancien élève de l’École normale tulé « Fusée » s’oppose aux poèmes en vers supérieure, Jean-François Louette libres, plus rugueux, plus criés, d’ est professeur de littérature française Interroga- du XXe siècle à la Sorbonne. Il a tion (1917) et de Fond de cantine (1920), dirigé l’édition des Romans, récits, dont Drieu a lui-même dit tout ce qu’ils nouvelles de Drieu la Rochelle pour devaient aux vers des Cinq grandes odes de la « Bibliothèque de la Pléiade » (­Gallimard, 2012). Paul Claudel. Bien qu’il ne soit pas tout › [email protected] à fait « régulier », ce sonnet témoigne de Deuxième fils de Colette Jéramec, la « situation paradoxale » dans laquelle Gil Tchernia a été chef de service aux Hopitaux de Paris et professeur – rien plus tard, en décembre 1942 – Drieu de médecine à Paris-XI. De Drieu se souviendra s’être trouvé au début de la la Rochelle, il a édité la Correspon- première guerre (3) : « tâcher de rendre dance avec André et Colette Jéramec (Gallimard, 1993) avec la collaboration des impressions d’un tour très neuf dans de Julien Hervier. Interné à Drancy en de vieux moules, car, faute d’astuce, je 1943, à l’âge de 5 ans (et libéré grâce continuais bravement dans les tranchées à l’intervention de Drieu), il a raconté de Champagne mes tentatives toujours cette expérience dans un livre pour enfants, Je ne suis pas contagieux aussi pénibles pour achever des sonnets » (L’École des loisirs, 2007). – en s’inspirant plus ou moins de Here- › [email protected] dia. ­Pénibles dans la mesure où Drieu, qui plaçait la poésie au-dessus de tout, ne trouve en lui, hélas, « aucun sens inné » du rythme, de l’harmonie, de la musique. Un peu plus loin, il précise : « Dans les tranchées d’un secteur champenois devenu récemment assez calme, je m’étais remis à mon imbécile travail et je m’efforçais vainement de

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venir à bout d’un sonnet intitulé “Fusée dans la nuit”. […] je n’écrivis que ce sonnet-là et encore resta-t-il à l’état informe. » Le poème date- rait donc d’octobre 1914, puisque Drieu combattit en Champagne du 20 au 29 octobre 1914, jour où il reçut sa deuxième blessure (4). L’écrivain l’a-t-il retouché par la suite, pour lui ôter son caractère pré- tendument « informe » ? Impossible de le savoir. En tout cas, ses pre- miers sonnets, note Drieu, « je ne les avais montrés à personne » (5), et l’on ne sait pas qu’il ait jamais, non plus, songé à publier « Fusée ». Le lecteur pourra désormais voir d’où le poète Drieu revient ; juger par lui-même des sévères jugements portés par le Drieu de presque 50 ans sur le poète de 21 ans ; et éventuellement placer « Fusée » dans la série des poèmes de la Grande Guerre écrits en français (Apollinaire, Cendrars…). Dans les trois textes de réflexion (inachevés) que nous publions, Drieu se montre aussi bien observateur attentif des circonstances les plus immédiates – les difficiles négociations du traité de Versailles, où Clemenceau lui semble jouer le rôle d’un homme franc et brutal comme il les aime – que dans la posture du penseur de haut vol qui s’interroge sur l’influence que la guerre peut exercer sur la vie spi- rituelle et économique d’un pays, ou même qui tente un « examen ­métaphysique du problème de la guerre ». C’est là, pour penser le drame de la planète, un de ces « sursauts prophétiques » dont Drieu – c’est son expression – était coutumier (6) : on en retrouvera, plus ou moins bien venus, dans le Journal qu’il tint pendant la Seconde Guerre mondiale. Cet examen métaphysique s’articule, lui aussi, avec « La comédie de Charleroi » : lorsque Drieu écrit qu’il se fait une « concep- tion naturiste du monde », qu’il « intègre l’humanité dans la nature », on se demande si c’est là une proposition d’allure spinoziste (l’homme n’est pas un empire dans un empire, dit en substance l’Éthique) ou qui s’inscrit dans la tradition du cynisme antique ; mais l’on voit bien la parenté avec ces formules de « La comédie de Charleroi » selon lesquelles la bravoure consiste à porter « loin et haut la nature », dans une guerre qui est elle-même définie comme une « explosion de la nature » (7). L’on peut également rapprocher cet « examen métaphy- sique », difficile à dater avec précision, de différents essais de Drieu (et

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l’on sait bien que l’étymologie du mot « essai » conduit à la fois vers exagium et « examen »). Par exemple, de Mesure de la France, qu’en 1922 Daniel Halévy accueillit dans sa collection « Les cahiers verts », chez Grasset. D’un côté, Drieu imagine ici « les Russes vainqueurs de l’Europe » – de l’autre, dans Mesure de la France, il tient que Lénine « peut encore déchaîner une guerre inexpiable qui emporte les assises de la civilisation de l’Occident » (8). Crainte qui se retrouve dans Genève ou Moscou (1927), à côté du désir que triomphent les forces de la paix organisée (par la Société des Nations), comme le titre suffit à l’indiquer. Mais que font les désirs face aux nécessités – et la guerre, incontestablement, constitue pour Drieu l’une d’entre elles ? Dans un texte écrit en hommage à Raymond Lefebvre, qu’il avait comme Jean Boyer connu à l’École des sciences politiques, à qui il avait aussi adressé des lettres durant la guerre, et qui venait de mourir, texte intitulé « L’équipe perd un homme », Drieu, non sans amer- tume, note ceci (nous sommes en 1921) : « Je n’ai jamais eu d’amis. Est-ce que ceux avec qui j’échangeais des habitudes de bavardage se seraient fait tuer pour moi ? Aurais-je péri pour eux ? Peut-être dans un coup de tête, point par un lent transport du cœur, une adhésion entière de l’esprit. (9) » Les lettres de Drieu à Jean Boyer – cette « fort belle correspondance de guerre », dont a parlé Julien Hervier (10), qui se prolonge ici jusqu’en juillet 1940 – forment à coup sûr un précieux document, qui permet, comme les lettres à Colette Jéramec, de suivre la carrière militaire de l’épistolier, et de partager quelque peu son expérience de la guerre ; elles fournissent aussi des points de repère, discontinus, sur sa vie d’une guerre à l’autre ; mais surtout, par la fidélité qu’elles manifestent, leur liberté de ton, leur chaleur, elles donnent à comprendre que Drieu tenait Boyer pour son ami, et qu’il se savait le sien. Tous deux avaient fait la guerre, la guerre les avait faits ensemble. Certes ils n’avaient jamais combattu côte à côte ; certes encore, le conflit mondial avait laissé à Drieu un sentiment de solitude quasi irrémédiable ; et ce sentiment, dans un Journal empli de haine et du désir de rompre avec toutes et tous, pour rester seul face à la mort, débouchera sur un désaveu qui semble excessif, et qu’on lit avec tristesse (11). On préfère croire que la guerre partagée à distance

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avait en fait uni Drieu et Boyer pour toujours. Cette correspondance laisse comprendre la qualité d’amitié dont Drieu était capable ; mieux, elle fait entendre le ton de son amitié. En ce sens, elle est à lire en contrepoint de la longue, cruelle et pathétique « Troisième lettre aux surréalistes sur l’amitié et la solitude », publiée en juillet 1927 dans le dernier numéro des Derniers jours (12). Elle en forme le complément intime, et peut-être aussi un discret pendant positif. Souhaitons que le lecteur trouve comme nous du plaisir à ces frag- ments de narration et de poésie, d’observation et de réflexion – et d’amitié.

Sous forme de manuscrits ou de dactylogrammes, ces textes sont détenus par Mme ­Brigitte Drieu la Rochelle (veuve de Jean, le frère cadet de Drieu), chez qui nous avons pu les consul- ter, ou par Gil Tchernia, à qui les a légués sa mère, Colette Jéramec, la première épouse de Drieu. Nous remercions Mme Brigitte Drieu la Rochelle et M. Dominique Boyer pour les autorisations qu’ils ont bien voulu nous accorder, ainsi que Mme Luce Boyer pour son aide, et M. Hugues Pradier pour ses conseils avisés.

1. Pierre Drieu la Rochelle, « Débuts littéraires », in Sur les écrivains, Gallimard, 1982, p. 40. 2. Pierre Drieu la Rochelle, « La comédie de Charleroi », in Romans, récits, nouvelles, édi- tion dirigée par Jean-François Louette, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012, p. 384. 3. Voir de nouveau « Débuts littéraires », dont proviennent les citations qui suivent (p. 33, 28, 35). 4. Voir Jean Bastier, Pierre Drieu la Rochelle soldat de la Grande Guerre 1914-1918, Albatros, 1989. 5. Pierre Drieu la Rochelle, « Débuts littéraires », in Sur les écrivains, op. cit., p. 28. 6. « Projet inédit de préface aux Écrits de jeunesse », in Sur les écrivains, op. cit., p. 152. 7. Pierre Drieu la Rochelle, « La comédie de Charleroi », op. cit., p. 367 et 369. 8. Pierre Drieu la Rochelle, Mesure de la France, Grasset, 1922, p. 97-98. 9. Idem, p. 142. 10. Pierre Drieu la Rochelle, Journal, 1939-1945, Gallimard, 1992, p. 204, note 1. 11. Drieu écrit le 9 août 1944 : « J. Boyer était un affreux bourgeois, égoïste, entièrement défini par sa classe : j’ai eu tort de le fréquenter si longtemps » (Journal, op. cit., p. 418). 12. Et reprise dans Sur les écrivains, op. cit.

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note d’expérience personnelle sur le baptême du feu

› Pierre Drieu la Rochelle

ux premières balles aucune émotion. Je ne me ren- dais pas compte. Cependant j’étais contraint. Je connaissais bien cet état physique – se trouver dans une certaine situation qui commande tel sentiment blâmable. Se sentir absolument à l’abri de la souil- lureA de ce sentiment dans son for intérieur – Et cependant physique- ment, extérieurement tous les symptômes de ce sentiment – par l’effet de cette seule pensée : « Je pourrais éprouver ce sentiment. » Excès d’imagination. Inaccoutumance mondaine. Donc légère restriction de la gorge, de l’estomac, raideur de la bouche (depuis le matin, du reste, depuis que je pense immédiatement à la Bataille. À l’abri dans tranchées – J’étais soutenu par l’idée qu’on avancerait au moins au début de la bataille. – Du reste, je ne me rendais pas compte que c’était une grande bataille. Je croyais que quelques régiments seulement étaient engagés. Aussi je ne m’inquiétais guère de l’issue de cette action de détail –

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Esquisse d’un récit de Fiction

› Pierre Drieu la Rochelle

acques Dugaye-Dumaize fut surpris par la guerre dans le bureau d’État-Major où il comptait abriter ses habitudes stu- dieuses et délicates pendant trois ans de service. À travers les actes précipités de la mobilisation, des pensées brû- lantes et fumeuses jaillissaient en lui pour s’éteindre aussitôt. JIl suivit le quartier général d’une armée. Il était secoué par des élans confus qui sombraient dans l’état indéterminé de curiosité dévorante et d’attente exaltée qui l’absorbait tout entier. Il emboîtait le pas à dix armées et supposait légèrement qu’un secré- taire d’État-Major aurait autant d’occasions qu’un fantassin de se battre. Pourtant il pensait – il avait toujours admis de sacrifier à la Patrie dans le geste bref d’un combat son corps, son esprit et les promesses de sa vie. Mais il s’était dérobé à la préparation austère des marches de l’Est. La promiscuité du rang lui avait répugné. Et soudain, en mar- chant parmi les soldats, il se sentit gauche, inadapté, presque inutile : surtout en voyant sauter en selle si allègrement cet artilleur de son âge. Et il commença de se demander comment il pourrait faire ce don direct de soi-même qui avait toujours paru nécessaire à son orgueil de vivre fortement. Un regard neuf jeté sur les scribes qui l’entouraient l’orienta. Il avait toujours haï en eux cette sénilité qui était en lui et

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par quoi se marquent dans les jeunes hommes la paresse et 1’inexper- tise [lect. conj.] corporelles. Il en maudissait le joug adorable des livres qui l’avait plié à la vie sédentaire. Derrière cette mollesse des muscles il avait toujours pressenti péniblement une impuissance de caractère qu’il n’avait jamais osé démasquer. La lumière d’août fixa tous les visages dans un aveu inévitable. Aussitôt Dugaye-Dumaize ne put supporter davan- tage un voisinage avilissant. Il résolut de se jeter dans la foule armée. C’était déjà la fin d’août et le reflux des lignes françaises. Il se trouva sur une route près d’un général qui n’avait plus d’estafette. Il souffrait follement de son inaction et de ne pas se jeter contre les événements pour les repousser avec sa tête, ses poings. Le général chercha ses yeux et lui confia une mission suprême auprès d’un groupe d’artillerie qui était quelque part au bout de son doigt tendu. Il bondit, courut, interrogea vainement, s’affola à droite et à gauche, fut injurié, bousculé par les chefs et par les hommes. Il s’af- faissa essoufflé près de la ligne de feu. Cette ligne se brisa. Des zouaves s’enfuirent vers lui, le dos rond et l’œil égaré. Il oublia ses vains efforts et son corps déjà rendu. Une volonté furieuse d’arrêter ces hommes le remplit. Il les haït et se sentit respon- sable. Toute la vie de la Patrie se gonfla en lui. Avec des invectives et des supplications, il se jeta sur eux. Derrière une haie, après un entre- croisement d’apostrophes haletantes, il rangea les plus dociles. Il prit un fusil, tira avec eux et les subjugua vite par l’exemple de son corps dressé parmi les balles. La fusillade se prolongea, devint monotone. Et il se prit à réfléchir comme dans sa chambre close. Il eut un sou- rire puissant. Il se possédait enfin. L’action le démontrait à lui-même. Jacques Dugaye-Dumaize était un brave et il était un chef ; doréna- vant il marcherait libre sur la voie droite que lustrent les balles, ou les injures des hommes.

Plus tard, certes, il connut le désir angoissé de ne pas mourir. Mais il persévéra.

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fusée

› Pierre Drieu la Rochelle

Jaillissement astral, la Fusée fleurit l’ombre Éclatant ornement sur le tragique sombre De la fresque où se tord le nocturne combat : Foudres, appels d’assaut, cris d’hommes qu’on abat !

Florale inscription sur nos pages épiques ! Je vois le merveilleux de tes courbes rythmiques Dès que les soirs obscurs sont brusquement percés Des bas éclairs fouilleurs des postes avancés.

La cruelle beauté de ta claire menace Est sur l’effort rampant qui chaque soir s’harasse ! Je t’aime artistement pour l’éclat théâtral

Qui éblouit soudain nos ruées ténébreuses Lancées vers l’Idéal des Races Douloureuses – De ton charme mortel, je jouis, immoral.

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« Ma conception métaphysique de la guerre »

› Pierre Drieu la Rochelle

°) Je veux établir ici ma conception métaphysique de la guerre. Je veux définir la place de la guerre dans un sys- tème du Monde. 2°) Ma morale, c’est-à-dire l’ensemble des principes aux- quels je veux conformer mes actes, découle de ma méta- 1physique. En d’autres termes, dans ce monde dont ma pensée trace la description systématique, je me situe et je détermine les rapports de mon moi avec tout le non-moi, tout le reste du monde. En particulier, je veux ici souligner quelle est mon attitude vis-à-vis de la guerre, une des apparences de ce monde, une des manifestations du non-moi. J’aborde les problèmes moraux qui ont trait à la guerre et consécu- tivement à la mort.

1°) Examen métaphysique du problème de la guerre Le monde m’apparaît comme un conflit de forces. La Guerre est le ressort du monde. Je ne m’étonne donc pas de constater le retour périodique du phénomène de la guerre dans l’évolution humaine.

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Je me fais une conception naturiste du Monde. Voici ce que j’entends précisément par ce mot. La Nature pour moi est un terme qui désigne le monde entier. Je n’oppose pas, selon un antique et tout-puissant préjugé humain la Nature à l’Humanité. J’intègre l’Humanité dans la Nature. L’humanité n’est en rien pour moi une exception dans l’Univers. La pensée qui semble la différencier, je la vois latente dans tout l’Uni- vers. D’autre part, je ne m’exagère pas la portée de la conscience dans la pensée humaine. Tous les phénomènes humains me paraissent donc analogues aux autres phénomènes de la Nature, la Guerre perd à mes yeux tout ­caractère exceptionnel. Je pense que l’homme ne crée rien, qu’il subit tout : la terreur, le courage, la douleur, l’enthousiasme qui se combattent dans son être à la guerre, comme l’inspiration artistique, ou l’élancement mystique, ou l’élaboration des arts, des industries, des négoces. La science et la métaphysique me montrent donc la guerre comme une nécessité. Mais la Guerre est un mouvement, un heurt de mouvements contraires (mais aussi un effort vers l’harmonie – les éléments qui s’opposent tendent chacun à détruire l’autre, pour établir l’harmonie de leur individualité souveraine. Ce résultat définitif n’est jamais acquis, ce qui serait la réalisa- tion de l’absolu, impossibilité Éternelle. Du reste, de cette éternelle pous- sée des éléments contradictoires, il se dégage une symphonie qui berce dans un enchantement sublime la pensée panthéiste). Tout mouvement s’accélère puis se ralentit. Les différentes parties de l’Humanité, en vieillissant, peuvent fournir un mouvement de plus en plus ralenti. Métaphysiquement, on peut dire que sur certains points de l’Univers, il y a des dépressions pacifiques. Cela signifie que la Mort passe par là (semant les germes d’une nouvelle vie). La guerre pourrait devenir de plus en plus infréquente sur la Terre, de même que dans le Corps humain s’affaiblissant, vers la Mort, les hos- tilités deviennent de moins en moins actives entre les divers phagocytes dont les conflits supportent l’équilibre ou le déséquilibre corporel. Je conçois donc la Paix Perpétuelle comme fonction de la Sénilité Humaine.

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La Mort est une harmonie, c’est-à-dire une Paix momentanée, qui résulte de la victoire d’éléments destructeurs dans un organisme. La Paix pourra couvrir les derniers jours de l’Humanité de son voile enchanteur et mortel, grâce à la Victoire sans revanche des der- niers Vainqueurs. Les Russes vainqueurs de l’Europe s’endormiront dans leur victoire, sans qu’aucun adversaire se lève parmi les nations léthargiques pour exploiter leur décadence. Voici donc faite une justification métaphysique du Pacifisme. Je dis que le Pacifisme peut exister puisqu’il tend à une réalisation que les Lois du Monde sanctionnent. Mais d’après mon principe essentiel, que j’ai développé au début, que tout ce qui existe rentre dans la Nature, en d’autres termes que tout ce qui est est – principe qui détruit la notion d’artificiel – le Pacifisme n’a pas besoin de cette justification. Le Paci- fisme est sa justification à lui-même. Le Pacifisme est un fait comme la guerre à laquelle il s’oppose– les deux faits peuvent se combattre, l’un peut vaincre l’autre. La force d’inertie peut vaincre la force d’hostilité.

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SUR Le spirituel et l’économique dans la guerre

› Pierre Drieu la Rochelle

n a beaucoup parlé depuis août 1914 du facteur spirituel dans les actions humaines – On l’a fait en des termes vagues, tendancieux, dans un stérile esprit de parti. Les « spiritualistes » ont cherché dans les événe- Oments présents la justification de leur foi. Ils nous ont montré l’âme libre des peuples se dérobant à de suggestives conditions matérielles pour se donner à des inspirations idéales qui n’auraient aucun rapport avec le monde des causes économiques. Ceux qui ne trouvent aucune utilité à ces distinctions de spirituel et de matériel mais qui se contentent d’observer la vie dans ses mani- festations diverses, il apparaît que des forces s’accumulent qui sont dans un rapport mystérieux avec les idées et les mouvements des idées. Ces forces accumulées sont souvent considérables et leurs déplace- ments coïncident avec des événements importants. Faisons une application de ces hypothèses. L’idée de réveil, de rajeunissement qui s’est gonflée et a éclaté en France aux premiers jours de la guerre était un fort explosif qui a pu projeter ses effets sur des terrains éloignés. Sur le terrain économique, par exemple.

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C’est ainsi qu’on est amené à supposer que la guerre, contrairement à ce qu’affirme M. Normann Angel (1), peut modifier et améliorer la vie économique d’un pays. En voici une démonstration pratique : la France fait la guerre. Cette activité nouvelle et particulière la met dans un état d’énergie contagieuse qui, en gagnant de proche en proche, en vient à bou- leverser et rénover ses méthodes industrielles et commerciales. Dans vingt ans, on pourra chiffrer les acquisitions économiques values à la France par la guerre, les seules qui comptent, les acquisitions d’esprit, de méthode.

1. En fait Norman Angell, écrivain et homme politique anglais, dont l’essai la Grande Illusion (1910) est ainsi résumé par un personnage des Hommes de bonne volonté : « Ça démontre par a + b que toute guerre désormais est une duperie, qu’une guerre moderne ruinerait tout le monde, y compris le vainqueur. » (Jules Romains, Montée des périls, Flammarion, 1935, chapitre xxxii.)

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Clemenceau après la guerre

› Pierre Drieu la Rochelle

omprenez-vous, Clemenceau a horreur de la force, il a été toute sa vie dans la politique intérieure de la France le champion de la liberté contre quelque violence. Et de même, il a horreur, à l’extérieur, de la force Callemande, de la force américaine (que de froides insultes il a dû rece- voir d’un Pershing comme moi de mon colonel (1)) mais il met au service de cette horreur, une violence terrible et des qualités follement belliqueuses. Mais Jaurès, Lénine, Liebknecht faisant appel à la force du proléta- riat, que peuvent-ils faire eux aussi sinon dresser une force contre une autre force ? Ce qui me plaît, encore une fois, dans Clemenceau, c’est sa fran- chise. C’est là que se révèle en lui l’artiste, l’homme qui adore et pro- clame la vie telle qu’elle est c’est-à-dire telle qu’il la voit. Comme le cynisme de ces propos sur la candeur de Wilson et l’éter- nité des guerres contraste avec l’hypocrisie des deux Anglo-saxons : L. George qui dit à Wilson : « Nous sommes d’accord », mais qui pour- tant veut sauver la flotte et la suprématie de la flotte anglaise – Wilson, qui sabre les grévistes, construit des bateaux à force, épouse une belle

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bijoutière, se fait préparer par sans fil son terrain de golf, couche dans le lit du prince Murat et, simplement parce que son pays est trop grand, n’a pas fini de se conquérir lui-même et ne peut encore songer à conqué- rir des voisins dont il est heureusement dépourvu, met la main sur son cœur : « Européens, adoptez la vertu américaine “the best in the world”. »

[Lacune] forte et curieuse des choses, l’exprime d’une façon qui est très talentueuse, mais par trop inégale. Ses articles, ses discours sont un mélange pénible d’éclairs et d’obscurités. Il arrive que les éclairs sont étonnamment brillants. Mais ils ne font que plus fâcheusement ressortir certaines défaillances dans le noir – Donc difficulté grande à interpréter ces phrases brèves, rageuses, provocantes, frénétiques du discours de Clemenceau. Clemenceau a vécu pendant 50 ans l’abaissement de la France dû à la force de l’Allemagne. Il ne peut croire qu’à la force. Et par ailleurs, il est beaucoup trop sceptique, il a beaucoup trop peur, en vieux Parisien, de l’hypocrisie des mots pour s’empêcher de dire violemment au nez de Wilson ce qui lui paraît être la réalité des choses c’est-à-dire l’inévitable triomphe de la force. Remarquez que Clemenceau n’a jamais varié, il est de la génération de Zola, il n’a jamais cru à autre chose qu’à [la] vérité cynique des instincts combattue par la révolte de la sensibilité civilisée. Pour lui, la France est un pays civilisé, plein de sensibilité, exposé à la brutale et permanente menace des pays non civilisés qui l’entourent. Il adore son pays qui pour lui est la seule patrie sur terre de la volup- té sans frein, de la libre-pensée. Il veut le défendre par n’importe quel moyen. Par la ruse, ce qu’il a fait pendant des années (rapprochement avec l’Angleterre), par la force aujourd’hui, puisque, par suite d’étonnants hasards, la Force se retrouve momentanément du côté de la France (2).

1. En juin 1918, l’adjudant Drieu la Rochelle avait rejoint une brigade d’infanterie américaine comme interprète. 2. On rapprochera ce texte, qui semble dater de l’immédiat après-guerre, de « Sur une visite à Clemenceau », la Revue hebdomadaire, 7 décembre 1929, repris dans le Cahier de l’Herne consacré à Drieu, 1982, p. 52-54. Il s’agit de commentaires à une interview de Clemenceau par Drieu, qui eut lieu en décembre 1923, et qui a été republiée dans Pierre Drieu la Rochelle, Textes retrouvés, Éditions du Rocher, 1992, p. 28-35.

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lettres à jean et andré boyer

› Pierre Drieu la Rochelle

Jean Boyer, né le 18 juillet 1893, la même année que Pierre Drieu la Rochelle, fut le condisciple au lycée Carnot de Gaston Bergery et d’, avec lequel il resta intimement lié (« Au premier rang de mes amis, de ceux qui ont vécu, il y a Jean Boyer », notera celui-ci dans ses entretiens avec Patrick Modiano). Son amitié avec Drieu la Rochelle date de leurs années communes d’études à l’École libre des sciences politiques, dont Jean Boyer sortit diplômé en 1912 en même temps qu’il obtenait sa licence de droit. C’est chez Jean Boyer que Drieu la Rochelle fit la connaissance d’Emmanuel Berl, ainsi que d’André Boyer, le cousin de Jean. Pour ces jeunes gens, réunis par les mêmes curiosités intellectuelles, le même goût pour les discussions littéraires et politiques, la guerre devait être le premier contact brutal avec la réalité la plus dure, et l’occasion de confronter leurs expériences et leurs réactions. Enrôlé avec la classe 1913, Jean Boyer participe aux combats en première ligne et obtient une citation en 1915. Il suit le peloton des élèves officiers et est affecté à l’état-major du quartier général à Thann. Sous-lieutenant au 238e régiment d’artillerie,

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il prend part aux combats de Bois-Verrière et de Saint-Mihiel, et est décoré de la croix de guerre et de la médaille de Verdun. Nommé en 1919 au ministère des Finances, chef adjoint de section à la Direction du mouvement général des fonds, secrétaire de la commission d’étude du régime monétaire du Maroc, il se rend en mission à Londres et aux États-Unis en 1920. Attaché financier à l’ambassade de France aux États-Unis en mai 1922, son rôle devait être d’assurer la liaison entre les services financiers des deux pays durant la période où la question des réparations des dettes de guerre était au centre des problèmes diplomatiques. Durant ce séjour de plusieurs années à New York, il se rend en mission spéciale en 1923 à Tokyo, où il rencontre Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon, avec lequel il restera en relation, ainsi qu’avec Alexis Léger. Jean Boyer quitta l’administration pour la banque, en entrant au Comptoir national d’escompte de Paris, dont son père était président. Il devait y occuper jusqu’à la fin de sa carrière les fonctions de directeur financier, puis de directeur général adjoint, en même temps qu’il participait à la direction de la French American Banking Corporation, à New York. Mobilisé à nouveau en 1939 comme Drieu la Rochelle, Jean Boyer devait se retrouver comme lieutenant d’artillerie dans la 4e division cuirassée. Il prit part avec le colonel de Gaulle à la contre-attaque de Montcornet où les blindés français réalisèrent une percée dans le front des troupes allemandes, et il fut décoré de la croix de guerre en 1940. Sans partager ses options politiques, il resta toujours fidèle à son amitié pour Drieu la Rochelle, et s’occupa de ses obsèques en 1945 avec Colette Jéramec. Jean Boyer est mort à Paris le 2 mai 1968. Jean Alouf

Les lettres du 24 avril 1915 et du 29 septembre 1915 (datée par erreur de 1914) ont été ­publiées dans le Magazine littéraire en décembre 1978 (p. 35-36). La lettre du 3 novembre 1920 a été publiée par Marc Dambre dans les actes du colloque qu’il a dirigé, Drieu la ­Rochelle écrivain et intellectuel, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1995, p. 263-264. Ces lettres, qui se présentent sous forme de manuscrits et/ou dactylogrammes – ou une partie d’entre elles – ont été rassemblées dans un mémoire de DEA réalisé par M. Jean-­ François Furic, et soutenu en 1992 à l’université de Brest, mémoire que nous n’avons hélas pas pu consulter.

54 mars 2014 mars 2014 lettres à jean et andré boyer

À Jean Boyer Sergent Drieu hospitalisé au grand Lycée de garçons salle 10 Toulouse, Haute-Garonne

toulouse, le 12 novembre 1914

Mon cher Boyer,

Je jette cette lettre au vent peut-être tombera-t-elle dans vos mains. Je suppose que votre situation de cet hiver, vous l’avez abandonnée. Pour moi, je profite d’un intermède pour tâcher de reprendre contact avec vous. J’ai été blessé une première fois en Belgique. Je le suis pour la deuxième fois depuis le 29 octobre. J’ai été ­envoyé dans le Midi. Ma blessure n’est pas grave. Une balle dans le bras gauche qui n’a atteint ni os ni muscles. J’ai peu vu la guerre ayant été blessé chaque fois à mon premier combat. J’ai reçu un éclat d’obus à la tête à Charleroi le 23 août et je n’ai réintégré le régiment que le 20 octobre. Je serai heureux d’avoir des nouvelles de votre cousin (1), de votre frère, en plus des vôtres que je souhaite détaillées. J’ai entendu dire par le secrétaire d’Abel Hermant, Champly, ren- contré à mon dépôt à Falaise que Max Hermant était porté disparu (2). Jéramec, disparu depuis Charleroi, vient d’être signalé vaguement en Allemagne. Connaissez-vous le sort de R. Lefebvre ? L’embarras de mon bras gauche me fait hâter cette lettre et aussi la crainte que ces lignes ne soient emportées par le vent.

Toujours fidèlement à vous P. Drieu la Rochelle.

mars 2014 mars 2014 55 drieu la rochelle inédit

À Jean Boyer

[Lettre non datée, écrite de Toulouse, probablement fin 1914]

Mon cher ami,

Je suis lent à vous répondre et cependant Dieu sait que j’ai le temps ! Mais c’est aussi cette contrainte dont vous me parliez. Je vous aime pour votre persévérant désir d’agir plus directement dans cette lutte qui tire et tourmente au fond de nous des sentiments si puissants lorsqu’ils sortent de leur imposante obscurité. Comme moi, vous avez dû remarquer que la guerre est un extraordinaire sti- mulant d’amour. Ce que nous aimions, nous l’aimons tous beaucoup plus depuis le début ardent d’août. Il n’y a que la privation pour nous donner la valeur vraie de la possession. Cependant le doute se glisse. Sur la joue humide de ma mère j’em- brassai toute la tiédeur amollissante de nos foyers parisiens. En m’at- tardant, mordu par le regret naissant, dans l’étreinte de ma maîtresse, ne craignais-je pas l’embrassement mortel de l’ennemi prochain ? Avouons que cette ambiguïté est souveraine comme la Vie qui nous l’impose, par-dessus le Bien et le Mal. J’avoue sans honte, avec une pointe de forfanterie, que j’ai la nostalgie de bien des raffinements, de bien des charmantes futilités. Je mêle les êtres et les choses dans mes mélancoliques ressouvenances. Ma mie m’est chère, et aussi la mie ductile et blanche du pain bien mou. Nous sommes des civi­ lisés, n’essayons pas de l’oublier. La guerre n’aurait presque plus que des attraits pour moi si je la faisais, officier anglais. Ne manions-nous pas le mécanisme simple et subtil d’un 75 ? Il nous faut donc aussi des vêtements d’étoffe bourrue et de coupe précise – une cuisine de délicatesse concentrée. Pour nous la retraite monacale de la tranchée française ne peut être qu’une démarche momentanée, une curiosité psychologique par quoi l’on s’éprouve.

56 mars 2014 mars 2014 lettres à jean et andré boyer

Il faut goûter de tout. Et ce n’est pas très difficile. Je me plaignais moins de l’ordinaire que mes rustiques compagnons. Mais ceci est une révolte intellectuelle : c’est une faiblesse que de se consoler en louant l’efficacité morale de pareil dépouillement. En tout cas, il y a un tourment sous lequel je ne veux plus m’incliner, c’est celui du compagnonnage avec toute cette canaille tremblante, terrée et qui répugne si ignoblement à la gloire. Comment pousserons-nous ces hordes apeurées, incroyantes et douillettes à l’assaut de toute la ligne allemande ? Je doute depuis le début : j’ai cru Charleroi irréparable. Il y a des moments où en lisant les journaux, je crois à des réveils, çà et là, de la race. Mais je n’ai vu, de mes yeux, que la lâcheté la plus impuissante. Et du reste : réveil de la race ? Après tout, elle n’a peut-être pas changé. La tourbe des armées a toujours été une masse oscillant entre la terreur et la volonté des chefs. Il n’y a que les chefs qui comptent. Une section est une troupe d’enfants éplorés que fustige l’anxieuse fierté d’un chef. J’ai vu un territorial grisonnant se traîner vers moi dans un sillon et bredouiller avec des larmes : « Sergent (3), j’ai peur, protégez-moi. » Je lui ai fait pousser la charge, et de sa baïonnette il a effrayé des enne- mis. J’ai imploré, au nom de la France, de leurs femmes, de leurs lits chauds, un peloton ; puis je l’ai expulsé de la tranchée vers l’avant à coups de crosse. Et j’ai eu de misérables défaillances intérieures : je me suis pleuré, je me suis souhaité sans orgueil, sans instinct fort de cette vieille Histoire, sans remords. J’ai connu deux ou trois instants formidables, inoubliables. À Charleroi, j’ai entendu la voix d’hommes de France crier : en avant, à la baïonnette ! je brûlais d’un amour fou, j’adorais ce lieutenant, j’aurais voulu baiser sur les lèvres à la russe, à la St. François ce caporal syphilitique qui ouvrait des yeux d’enfants mal réveillé (de l’ignoble somnolence de la paix) à cet enivrant appel de la gloire. Et les clairons, il y avait les clairons ! La trompe de guerre sonnait dans mon sang du fond des âges. Toute ma culture a fleuri dans cet instant. J’embrassai sur cette plaine labourée d’obus toute la vieille histoire humaine : les élans inextinguibles, sanglotants des races vers l’éternelle idole de la Force, de la Grandeur – et puis les plaintes

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enfantines – qui nous font souffrir comme une mère doit souffrir de l’enfantement – qui se lèvent des hécatombes, après. J’étais tremblant et tendre comme à mon premier baiser d’amour. Mais je vous souhaite de n’y pas aller : l’après est si désolant. Monsieur Mallet est l’homme le plus charmant (4). Il est venu me visiter avec la charité la plus zélée et la plus délicate. J’en suis, à lui et à vous, très reconnaissant. Comme j’aime votre cousin, Berl (5), les autres et vous mon cher ami. À quand les précieuses causeries ?

Drieu.

À Jean Boyer Hôpital Larrey Salle 50

toulouse, le mercredi 6 janvier 1915

Mon cher Boyer,

Je suppose que votre esprit se fortifie de plus en plus à contem- pler le spectacle grandiose sur quoi vous avez de larges échappées. J’ai toujours cru (avec ferveur, même) que la vie moderne renfermait de puissantes sources de poésie. La guerre de nos jours est comme l’industrie, les moyens de transport, les jeux, elle présente de beaux tableaux d’ensemble, empreints d’une force brute et barbare. Mais le détail pèche. Nous ignorons le « fini » auquel on parvient au sommet d’une civilisation. C’est que nous sommes au déclin d’une civilisation et peut-être au point d’essor d’une nouvelle. Paul Adam (6) comprenait cela en France et d’Annunzio l’a entrevu dans Forse che si (7). Donc vous ne manquez pas d’excitants intellec- tuels. Pour moi, je ne suis pas content de la façon dont la guerre s’est

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présentée à moi jusqu’ici. J’ai passé le plus clair de mon temps dans les hôpitaux, sevré de conversations un peu relevées et de renseignements exacts sur les événements. La lecture des journaux est impossible. Du reste je trouve que la censure est une excellente institution momenta- née et je répudie les plaisanteries faciles à son égard. Je savoure notre retour à la tradition ésotérique de gouvernement. Mais je voudrais bien être dans un petit coin du temple où s’entendent les aveux, où se font les délibérations, plutôt que de rester sur le parvis au milieu des propos innocents de la foule suggestionnée. Je serai bientôt guéri. Je pense revoir les tranchées vers le commen- cement de février. J’irai, cette fois-ci, sans enthousiasme. Je l’avoue sans honte, y étant allé deux fois avec allégresse. Il me semble mainte- nant que je suis dupe de quelqu’un ou de quelque chose. C’est de voir sans doute la frivolité et la lâcheté toulousaine. Le 17e Corps en a fait du propre, en août ! et le 15e ! De plus, après plus d’un an de vie militaire, je suis dégoûté de tant d’incommodités matérielles qui me mettent dans un si désagréable malaise intellectuel. Je conçois ainsi ma vie : quelques mois d’action, puis des mois d’inaction pendant lesquels je ferai fructifier mes expé- riences. Mais ma navette de la tranchée à l’hôpital (où on ne peut s’isoler) m’exaspère. Et même j’imagine l’action dans des conditions plus confortables que dans le rang de sergent d’infanterie. Je rêvais de pouvoir me glisser successivement avec une belle sou- plesse de l’intelligence dans la peau d’un ascète puis dans celle d’un soudard. J’ai l’échine plus roide que je ne croyais, raidie par les longues stations livresques. Barrès, à vingt ans, était de cet avis que pour bien penser il faut un lit chaud à l’écart des propos épais. Et cependant il s’offre à nous des trésors d’observations, comme ce Barrès n’en a pas découverts au plus fort de l’Appel au soldat. Somme toute, ç’eût été un piètre soldat, l’« Ennemi des Lois ». Boulanger triomphant lui serait vite devenu antipathique.

M. Mallet vient toujours me visiter avec son inaltérable charité. Il m’a raconté son déjeuner avec vous. Il paraît que vous êtes enthou- siasmé par votre fonction. Belle pâture à votre curiosité. J’ai changé

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d’hôpital, par punition. Je faisais trop fréquemment le mur ! Je me suis abandonné à quelques désordres (8). Donnez-moi des nouvelles de vos amis. Vous devez savoir que mon cher petit camarade Jéramec a été tué à Charleroi le 23 août avec deux autres de mes bons amis. Ses parents sont écrasés. Je l’ai vu se battre avec la plus charmante bravoure. On croyait qu’il était prisonnier en Allemagne (9). Je vous serre fortement les mains.

Drieu

À Jean Boyer 28e Compagnie, 5e Dépôt, Falaise (Calvados)

Falaise, le 30 mars 1915,

Mon cher Boyer,

Vous serez étonné d’apprendre que je suis encore loin du front. La raison en est que j’ai demandé d’être interprète d’anglais. J’ai passé l’exa- men et je suis reçu. Mais on ne veut pas me nommer parce que je suis de l’active. Si cet obstacle n’est pas aplani, je repartirai d’ici peu aux tranchées de Champagne où mon régiment attend depuis septembre. Je ne me rappelle plus exactement quand je vous ai écrit. C’était à Paris, je crois, en février. Depuis, j’ai obtenu de passer chez moi quelques jours en mars, mais à propos d’un pénible événement, la

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mort de mon grand-père. Je n’ai pas eu le temps de me présenter chez vous comme j’en avais l’intention pour avoir des nouvelles fraîches de vous et de ceux que je connais autour de vous. Comme nous tous, vous devez être dans un état assez peu intéressant de détente intellec- tuelle et involontaire. Ce n’est plus le rude labeur de l’hiver et ce n’est pas encore l’effort violent et heurté du printemps. Du reste, cet effort sera-t-il aussi violent que le vulgaire l’imagine ? Je ne crois pas. Je ne crois pas que nous nous lançions dans une offensive risquée. J’attends la lumière de l’Orient, et des opérations maritimes et diplomatiques, plutôt que des combats terrestres. Au reste, que sais-je ? En temps ordinaires, on peut lire entre les lignes des journaux et recueillir des renseignements oraux. Mais aujourd’hui on ne peut retirer de la lecture la plus prudente des feuilles qu’une impression très générale, et où quérir des confidences à Falaise ? J’ai ici quelques camarades agréables. Nous nous réunissons chaque soir dans une petite maison que nous avons louée, ornée, pourvue d’un piano. Notre groupement est naturellement très disparate : des « poilus » de passage, des « embusqués », des « métèques », des « intel- lectuels », des « sportsmen ». Un Turc, un Anglais, un camelot du Roi, un normalien, un chartiste, un Giton, un chauffeur de Belleville qui jette la note Gavroche, quelques juifs polonais, voire allemands. La nuit : roulette d’un côté, discussions sur le Bergsonisme et la guerre de l’autre.

Mais parlez-moi, vous aussi, de votre vie. Bien amicale poignée de main Pierre Drieu la Rochelle

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Falaise. 28e Cie.

24 avril 1915

Je suis très heureux d’avoir de vos nouvelles et d’aussi bonnes. Franchement, je vous envie : je pressens si vivement la perpétuelle émotion qui laboure votre intelligence et votre volonté. Au retour, vous nous partagerez la moisson. Oui, Barrès a ravagé ces provinces. Mais le voile de dénuement qui a menacé de recouvrir pour nous définitivement ces lieux est le signe de sa puissance. Royalement, il a pressuré et épuisé. Il a accaparé tout le mysticisme de cette terre où est la pierre de touche de notre grandeur. Entre elle et nos cœurs il avait mis le réseau obsédant de ses phrases. Mais depuis août, nous avons vécu ; la lettre est morte pour nous, remplacée par l’acte divin. Tout l’actif de la pensée de Barrès est passé dans nos faits de soldats et le reste est resté enclos dans les livres où nous ne les chercherons plus. Vénérons Barrès jeune et dans la première splendeur de sa pensée conquise et accomplie. Il convenait aussi que le 2 août nous tour- nions nos faces vers lui alors que la Fatalité a fait retentir cet appel au Soldat qu’il avait évoqué vainement mais avec un si bel orgueil d’espérance vingt ans auparavant. Il convenait encore, après la Marne et l’Yser, d’admirer le couronnement magnifique apporté à l’œuvre de cet homme, pour qui les événements sont venus témoigner, dans une succession qui se prête si étonnamment à la légende miraculeuse. Fermons les yeux sur le journaliste d’aujourd’hui. Il fait à l’Écho de Paris sa besogne de tranchées, et c’est bien, sans plus. Mais quelle vie magnifique cet homme aura connue ! C’est un Chateaubriand for- tuné. D’abord anarchiste, dans ses débuts angoissés à Paris, comme le René des Essais dans son agonie de Londres. Mais affirmant déjà cet orgueil qu’il n’avait besoin que d’agrandir pour en faire son natio- nalisme. Puis restaurant le génie du patriotisme et du catholicisme. N’évitant pas l’écueil de l’Académie, mais du moins celui du minis-

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tère. Et je crois que la République d’après la Grande Guerre vaudra plus que la monarchie d’après 1830. Et le parallèle à grandes lignes on pourrait le pousser par plus d’un trait secondaire : par exemple, comparer la Vie de Rancé et la Colline inspirée ! En face de Chateaubriand il accumule avec insolence trop de chances. Il est si bien servi par les événements comme par exemple de ne pas rencontrer de maître de l’action qui réduise en poussière humiliée la moindre velléité de domination réelle comme il advint de René avec Napoléon. (Je suis curieux d’évaluer Delcassé, un de ceux que la guerre ­accomplit aussi – sans compter les ratés de tous les ordres qui meurent au champ d’honneur et qui peuvent faire une belle fin après n’avoir eu qu’un commencement et pas de suite. J’en connais ainsi dont il faut souhaiter la mort, peut-être.) Barrès restera la preuve patente d’un des sursauts de la nation fran- çaise, avec deux hommes moins connus : Paul Adam, et Péladan (!)

Je vais partir prochainement mais non pas en qualité d’interprète. J’ai été reçu à l’examen mais on n’obtiendra pas ma nomination parce que je suis de l’active. Il y a de récentes circulaires qui l’interdisent formellement. D’autre part, j’ai négligé, pensant être interprète, de me faire mettre aux pelotons des Élèves Officiers de Réserve. J’ai lâché la proie pour l’ombre. Mais je vais aller trouver de nouvelles proies et le soleil dans la tranchée où je serai dans une quinzaine. Quand vous me récrirez, donnez-moi des nouvelles de votre cousin et de votre ami Berl.

La vie du Dépôt est démoralisante. On n’y travaille pas et on y trouve la catégorie la plus inférieure des embusqués, de pauvres êtres falots qui s’accrochent désespérément à un hôpital auxiliaire ou à un bureau de comptabilité. Mais Falaise a de charmantes églises, des environs agréables, quelques familles dont l’accueil n’est pas à dédai- gner (10). Enfin j’ai fait connaissance ici avec un garçon de valeur et quelques comparses suffisants.

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Mes félicitations sincères et parfaitement envieuses pour votre ­citation. J’ambitionne avec une pleine naïveté galons, décorations, citations.

Et dire que nous ne nous reverrons pas avant plusieurs mois. Mais, ne croyez-vous pas, quelles belles luttes s’ouvriront pour nous, après la guerre ? Heureux ceux qui pourront manier la plume et la parole après le fusil : le royaume de l’action sera à eux.

Bien à vous

Drieu

À Jean Boyer

Paris, le 23 août 1915

Je viens d’être transféré à Paris, à l’ambulance de l’École Polytech- nique. J’aurais voulu y être déjà au moment de votre passage à Paris. Je resterai à Polytechnique au moins un mois car je suis encore loin d’être remis de ma dysenterie. Il me faut un long et sévère régime. Je vous ai écrit de Lemnos une longue lettre que vous ne semblez pas avoir reçue et où je vous faisais part de tout ce que j’avais vu. Je reviens­ des Dardanelles très pessimiste comme de mes deux pré- cédents retours du front. Les deux premières fois, je n’avais vu que quelques soldats et quelques officiers subalternes, et j’avais trouvé le moral des uns et des autres très faible. Cette fois-ci, j’ai rempli des fonctions assez variées : successivement agent de liaison du service des Étapes, du port de Mondros, interprète pour l’anglais, avocat au conseil de guerre, tantôt à Lemnos, tantôt à Seddul-Bahr. Cela m’a permis de voir des officiers supérieurs qui ne m’ont pas fait meilleure impression que leurs inférieurs.

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Oui, je reviens très pessimiste. J’en étais à croire parfois, là-bas, que les Français ne souffraient pas seulement d’un mal de la volonté, mais que leur intelligence même était atteinte. Non seulement ils ne pou- vaient mener à bonne fin une résolution, mais ils ne pouvaient même plus concevoir nettement le dessein qu’il faut ensuite exécuter. Je ne vous donne cela que comme une pure impression. Je manque trop de points de comparaison pour juger. Après tout je n’ai rencontré que des colonels et des brigadiers dont la médiocrité est suffisante à remplir leur rôle. Du G.Q.G. [grand quartier général] vous avez dû admirer les sommités dont la puissance d’esprit et de caractère doit nous rassurer peut-être dans une mesure plus large que je ne l’accorde.

En dehors de ces généralités sur quoi vous êtes mieux documenté que moi, je suis encore plus anxieux au sujet de l’affaire spéciale des Dardanelles. Nous n’avons pas eu un homme qui conçut, projetât et exécutât l’expédition dans son unité. L’armée (la métropolitaine et la coloniale) la marine et la diplomatie ont élaboré fragmentairement cette œuvre qui, ayant pris tardivement une vague figure, n’a répondu ni aux conditions militaires, ni aux conditions géographiques, ni aux conditions balkaniques. La marine, après avoir perdu trois mois, a cru pouvoir attaquer sans l’appui d’une armée. Maintenant une armée insuffisante en nombre et en grosse artillerie attaque avec ses seuls moyens, complètement abandonnée par la flotte que les sous-marins allemands bloquent dans la baie de Mondros. De plus, cette armée est formée d’éléments très disparates et très médiocres : en dehors de la brigade métropolitaine (175e et 176e R. I.) les zouaves (algériens, juifs algériens, martini- quais), les marsouins (récupérés, jeunes classes, inscrits mis à terre, anciens coloniaux amollis par le farniente des garnisons tropicales), les Sénégalais (recrues levées depuis le commencement de la guerre, raco- lées par la violence, sans choix, hâtivement dressées dans les camps de la côte niçoise où leur démoralisation s’est accentuée parmi les curio- sités trop admiratives des badauds, les bonnes fortunes prodiguées par les Blanches, les ivrogneries). Ils sont incurablement lâches sous le feu de l’artillerie et même dans les autres formes de combat. On ne

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les envoie plus à l’assaut. Tous ces gens font une cohue que pourrait ordonner une discipline de fer… Mais les officiers viennent de droite et de gauche ; les coloniaux avec leurs pratiques et leurs préjugés, leurs lenteurs ; les métropolitains avec les illusions de l’ignorance et une hâte écervelée. Cette masse informe s’est jetée sous un soleil ardent, contre les retranchements naturels et artificiels les plus puissants. Une division, sans artillerie, s’est jetée follement à l’assaut, puis une autre. Elles sont tombées sous les grenades, les shrapnels, la mitraille. Les masses turques sont arrivées sans arrêt, par le boyau naturel des ravins pro- fonds. Nous faillîmes être rejetés à la mer. Maintenant la lutte est fixée, là comme ici. Nous ne prendrons jamais Achi-Baba. Les Anglais font là-bas un « camping » aux fins mystérieuses. Il faudrait cinq cent mille hommes (il n’y en a pas deux cent mille), l’artillerie qui a écrasé Liège et Kowno, et une flotte libre. Quant à la politique étrangère, je ne me sens pas au courant.

Cordiale poignée de main.

Drieu la Rochelle

À Jean Boyer [Paris], le 29 septembre [1915]

Mon cher Boyer,

Je suis très long à me remettre d’aplomb. Je viens de faire une para- typhoïde qui a été bénigne mais qui m’a fatigué et amaigri. Je suis tout désorienté physiquement. Spirituellement, je trouve dans cette guerre, comme tout le monde, je crois, des causes d’affermissement et d’éclaircissement.

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D’abord j’ai constaté, dans une épreuve qui me semble défini- tive puisque c’était celle de la mort imminente qu’il n’y avait en moi ­aucune vie intérieure, au sens mystique, aucune ressource d’émotion et de prière. En dehors des moments où j’avais peur et où alors je n’avais que peur, où toute pensée était abolie en moi par la domination stupé- fiante de la crainte physique, de l’agonie nerveuse, je n’ai connu que le calme, l’indifférence, aucune attente de bonheur, ou d’une modi- fication quelconque de ma sensibilité, la certitude horriblement dog- matique et nullement troublée que la mort est une abolition radicale de la conscience. Oui, j’ai constaté un tel état d’âme sous la voûte croulante des obus. Et j’ai été étonné, car auparavant, je n’étais pas sûr du tout de mon agnosticisme et le prix infini de la guerre pour moi était cette épreuve de la mort imminente. À Charleroi, quand j’ai reçu un éclat à la tête, j’ai cru mourir. Voici ce que j’ai enregistré : « 1°) quelle chance ! me voilà enfin sorti de cet enfer, tant pis pour la France ; 2°) Enfin je vais savoir ce que c’est cette fameuse mort ! 3°) Tiens ! je ne meurs pas. C’est regrettable. Ici, je serais mort sans angoisse. »

Je voudrais approfondir avec vous la signification de ces expériences qui m’ont laissé insatisfait et humilié. je vous serre les mains

Drieu la Rochelle

mars 2014 mars 2014 67 drieu la rochelle inédit

À Jean Boyer Ambulance polytechnique Paris

Paris, le 28 novembre 1915.

Avez-vous reçu une lettre où je vous apprenais vers la fin de sep- tembre que j’étais à Paris ? J’y suis encore. Je suis affligé d’une dysen- terie tenace. Enfin m’en voici débarrassé et je pense entamer bientôt une assez longue convalescence. Ensuite, je rejoindrai rapidement mon régiment en Serbie. Êtes-vous toujours à Thann ? Et où en êtes- vous de votre résistance intellectuelle à la monotonie sournoise des événements ? Pour moi, je me suis assez vigoureusement ressaisi dans ma calme chambre d’hôpital parmi les livres et les paperasses. Cette guerre nous impose la vie double et alternée dont Barrès nous avait donné le goût. Après l’action la plus absorbante, des heures de répit, de retraite, ­regorgeantes des richesses conquises. Mais je prête ma chance étourdiment à d’autres moins bien parta- gés en faisant cet éloge de la guerre. Quinze mois de campagne pour le cerveau le mieux constitué, c’est trop. J’ai revu un ami, bien doué, mis à cette longue épreuve. J’étais curieux de mesurer la courbe de son affaissement. Mais il s’est dérobé à mon inquisition. Est-il le gardien jaloux de nouvelles richesses ou ai-je vu la pudeur d’un homme qui cache les extrémités où l’a jeté la ruine ? Je serai heureux d’échanger de plus fréquentes lettres. Car de grands et beaux mouvements se préparent dans la pensée et l’action au lende- main de la guerre et il importe que les jeunes hommes se connaissent.

Fidèle sympathie

drieu la Rochelle

68 mars 2014 mars 2014 lettres à jean et andré boyer

À Jean Boyer Ambulance américaine Salle 77 13 juin 1916

Mon cher Boyer

Je vous ai écrit deux ou trois fois dans le courant de cette année. Mais qu’êtes-vous devenu ? Êtes-vous toujours en Alsace ? J’ai reçu ma troisième blessure à Verdun en février. Je suis en ce moment à l’Ambulance américaine, boulevard Inker- mann à Neuilly. Je viens d’être opéré au bras. J’y suis encore pour quelque temps. Si par hasard vous passez à Paris… Je commence à sortir, du reste, et pourrai aller vous trouver. Je serai très heureux de reprendre contact avec vous.

Mon fidèle souvenir

Pierre Drieu la Rochelle

À Jean Boyer Paris [non datée, probablement juillet 1917]

Mon cher Boyer

Je crois que nous pourrions arriver à nous revoir. Je suis dans l’auxi- liaire à cause de ma blessure de Verdun. On m’emploie à Paris au ministère de l’Armement. (J’emploie les courts moments que me laisse mon poste ennuyeux à préparer un livre que va publier la Nouvelle revue française.)

mars 2014 mars 2014 69 drieu la rochelle inédit

Quand vous viendrez en permission faites-moi signe. Je suis très curieux de vous retrouver. Qu’êtes-vous devenu ? Il y a là un attrayant mystère. Qu’est-ce que cette guerre a fait de vous ? Comment la supportez-vous ? À quel point vous ont fixé vos réactions entre l’Action française, et le Journal du peuple (11) ? Pour moi la guerre m’a profondément labouré. Mais mon terrain est encore en travail. Ma première récolte sera un peu maigre. J’espère de futures pousses plus vigoureuses. J’intitulerai « Cris » ce recueil de chants en prose, car aucune musique ne les enveloppe (12). Ce sont de violentes réactions d’une intelligence (plutôt que d’un cœur) à cette guerre qui l’interroge de toutes parts. J’ose parler de chants parce que le rythme de la pensée est très rapide et rebondit d’images en images. C’est pour l’œil plus que pour l’oreille. Pourtant Léon-Paul Fargue qui a lu publiquement quelques-unes de ces exalta- tions me dit que cela rend à l’audition (13). Je vous envoie un ou deux exemples. J’ai besoin de votre avis. Du reste je n’attends guère de la publication car c’est un peu précipité et je ne me suis suffisamment fait connaître par des tentatives indirectes (revues…). Mais l’épreuve, avec plus de risques, est plus attrayante.

j’espère bientôt vous serrer la main.

Drieu la Rochelle

À Jean Boyer Paris 3 novembre [1920],

Mon cher Boyer, je suis vraiment un piètre ami. Voilà un mois que je remets chaque jour de répondre à la lettre pleine de mérite que vous m’avez envoyée. Je dis pleine de mérite car vous êtes fichtrement occupé et prendre sur le moment qu’on vit pour faire part à un autre du moment qu’on vient de vivre me paraît de plus en plus un acte de charité étonnant.

70 mars 2014 mars 2014 lettres à jean et andré boyer

Savez-vous que j’attends avec anxiété de vous revoir ? D’abord parce que j’aime votre jovialité où par moments m’étreint une sorte d’allègre désespoir – ensuite parce que vous jugez les êtres avec ce que nous appel- lerons l’indépendance : c’est-à-dire que vous êtes franchement et uni- quement dépendant des préjugés que vous avez choisis – enfin parce que j’aime à me sentir apprécié par vous avec une verte indulgence. Mais aussi je voudrais faire mienne votre expérience des États-Unis. Pour des raisons financières (qui ne tiennent pas) je remets de faire ce voyage qui pourtant aujourd’hui est le pont aux ânes d’un développe- ment intellectuel, humain – comme l’Italie autrefois. Ont-ils une civilisation oui ou non ? en auront-ils une ? ce qui revient au même. C’est-à-dire trouveront-ils, au-delà de leur vie quo- tidienne, un moyen de transposition ? Est-ce qu’ils vaincront la machine ou seront-ils vaincus par elle ? Le système Taylor est-il un moyen de salut ou l’aveu même de la toute- puissance de l’Enfer ? Ne feront-ils qu’une civilisation assyrienne, énorme mais écrasante, ou iront-ils jusqu’à la fleur ? Il est vrai que vous êtes assez mal placé et que New York n’est pas la ville la plus américaine. Les métropoles finissent par être des pays à part, extra-terrestres, des fragments d’autres planètes. Épousez-vous une Américaine ? Souffrez-vous de l’absence de la patrie, et de son charmant visage si énergique dans le fond ? Pour moi j’approche enfin du moment où « Histoire de mon corps » va devenir un être vivant (14). Si j’ai le courage de la fouiller encore longtemps, ce ne sera pas mal, cela mordra à notre vie – J’ai de plus en plus l’esprit de génération comme l’esprit de corps. Tenons-nous. Je pense tellement à vous, et à tous ceux qui auront été jeunes avec moi, en écrivant. Et puis après, j’ai deux autres projets de romans, tentants. Et un projet de pièce ! Colette est toujours mal portante. Elle vous aime beaucoup. L’autre jour nous avons fait la revue de nos amis. « C’est celui dont l’intelli- gence est la mieux réussie, la mieux elle-même », a-t-elle dit.

mars 2014 mars 2014 71 drieu la rochelle inédit

Bergery se marie avec une bien belle jeune fille que je connais et qui est assez folle de lui : Germaine Malançon. Schwob a quitté une magnifique situation aux moulins Bauman pour être commissaire de la marine et aller à Saïgon ! Vu une fois les André Boyer. Ils ne sont pas de ce monde. Revu Lisette U. encore fatiguée (15). Aragon va publier Anicet (16), fait l’amour avec enthousiasme et récrit « les Aventures de Télémaque ». Breton est sur le point d’épouser une jeune juive plutôt riche. Soupault fait des affaires de pétrole. Tzara sait enfin le français. Mais Dada est mort. Rivière l’a enterré croyant le baptiser (17). Et voilà à quoi sert un bloc national : on y taille un fauteuil qui n’aura rien de dictatorial – oh non ! Il n’y a pas de vie politique en France. Ce que je me serais rasé à la Chambre.

À bientôt Amitié !

Drieu la Rochelle

Hôtel Continental Alger-Mustapha 28 janvier [19]22

Mon cher Boyer

Je puis me présenter devant vous la tête haute car depuis 15 jours je suis économe laborieux et chaste. Seul devant la nature j’écris une tragédie qui est bien ennuyeuse. J’ai aussi dressé le plan d’un roman qui me rapportera beaucoup d’argent. Roman d’aventures et d’intrigues où l’amour, l’ambition

72 mars 2014 mars 2014 lettres à jean et andré boyer

et la mystique déchirent le héros, l’héroïne et bousculent un tas de personnages. À peine ai-je connu l’amour deux soirs avec une jeune juive du fau- bourg Bab el Oued que je rencontrai à 1’Alhambras’ Dancing. Mais c’est fini et je lui ai offert les chocolats de l’adieu. Aimez bien votre petite Paulette. Rendez-la heureuse. Ne soyez pas un égoïste solitaire. Je souhaiterais même que vous créiez ! un foyer. Enfin ! Pour moi j’ai renoncé à l’amour, à l’argent et me suis voué au noir et au blanc. Dans ma 30e année j’ai enfin renoncé à être capitaine d’in- dustrie, amant pendant dix ans d’une jeune et jolie femme, homme d’État. Je finirai journaliste et jardinier. Adieu mon cher ami, soyez heureux. Je souhaite que vous ayez plusieurs enfants et le ministère des finances ce qui ne sera pas une sinécure. La France est un pays foutu et je regrette de n’avoir pas émigré à dix-huit ans au pays des Brutes. Aujourd’hui je serais député irlandais au Parlement de l’Iowa et ma femme serait belle et mal habillée. J’aurais quatre centimètres de plus comme tour de poitrine et je croirais que Dieu est une ligne droite. Illusions perdues. Enfin Bergery me donnera un bureau de tabac en Silésie et je serai parrain des enfants de Germaine Boyer. À la vôtre.

Adieu mon vieil ami.

Drieu

mars 2014 mars 2014 73 drieu la rochelle inédit

À Jean Boyer

Paris 16 juillet [1922]

Mon cher Boyer

Je suis rentré à Paris aux environs du jour où vous partiez. J’ai été ramené à Paris par une maladie d’Emma B (18) (une autre chose que le danger de tuberculose qui nous inquiétait en avril – un ennui de femme). Elle est couchée depuis deux mois bientôt et je la soigne tant bien que mal, plutôt mal que bien à cause de mon égoïsme qui m’incite à sortir, à courir maint imbécile et à la laisser souvent seule : je vis avec elle. Je pense que sa maladie vers la fin d’août aura évolué vers un mieux décisif ou qu’elle sera opérée et débarrassée. En tout cas en septembre je serai soulagé de ma responsabilité de garde-malade. Et comme cette servitude sentimentale me pèse – autant que ma vacuité et mon errance de l’autre hiver ! – je fuirai peut-être vers le continent où vous prospérez sans doute ces temps-ci, accumulant les observations, les bonnes journées de travail où l’on approfondit les hommes. 1°) Pensez-vous pas que le change ne signifie rien si on se résigne à vivre simplement et qu’en emportant une quarantaine de mille francs je pourrai vivre décemment à New York d’abord et encore plus facile- ment ensuite ailleurs ? 2°) ou si je ne pars pas et reste à Paris pourriez-vous me prêter pour quelques temps vers octobre l’appartement du Boulevard de Cour- celles en attendant que je trouve un logement car j’ai bazardé l’avenue Malakoff ? J’ai travaillé. Je publie chez Grasset (Cahiers verts) en octobre un opuscule politique, Mesure de la France, qui hélas fera rire sans doute un témoin international comme vous.

74 mars 2014 mars 2014 lettres à jean et andré boyer

Et le quart d’un roman. Ma pièce est entre les mains de Copeau. J’ai absolument besoin du grand voyage pour aérer mes petites idées françaises et de gendelettres. Voyez-vous le groupe Waldo Frank (19) à New York ? Ne sont-ils pas intéressants ? Emma B. est une fille excellente, meilleure que moi bien sûr et je suis en train de la gâcher. Ne parlez point de ma velléité voyageuse pour les mille causes que vous connaissez. Je n’ai point l’envie de vous parler des milieux Verdurin et autres, ni des médiocres intérêts de la République. Vivez votre vie qui est belle c’est la grâce que je vous souhaite

Affectueusement Drieu 51, rue Demours.

À Jean Boyer Paris le 13 janvier 1923

Mon cher Boyer

Je pense pourtant à vous bien souvent, vous me manquez. Votre sympathie teintée d’ironie, votre prudence qui n’est pas étriquée voilà des choses dont la distance me prive, tout de même. Mais d’autre part je suis content de l’immense accroissement que doit être pour vous cette année d’Amérique. Vous nous reviendrez plein de science et de sagesse et un peu plus ambitieux, j’espère, ou plus que vous ne vouliez me l’avouer.

mars 2014 mars 2014 75 drieu la rochelle inédit

Pourquoi ne ramèneriez-vous pas une femme ? En tout cas rame- nez-vous un de ces jours, mon vœu prouve mon amitié et mon désin- téressement, car je suis encore dans votre appartement et je n’en trouve pas d’autre. À ce propos, je vais aller voir votre père et lui annoncer que je paye le prochain terme. Je lui ai laissé payer celui d’octobre, nous nous arrangerons tous les deux. Oui, Boyer, vous me manquez. Vous avez le sens de mes ridicules. J’ai travaillé. Je vous envoie un bouquin qui sans doute là-bas de votre observatoire vous paraîtra ébouriffant et téméraire. Enfin je me suis soulagé et j’espère que dorénavant je mêlerai moins la politique à la littérature. J’aimerais que vous m’écriviez en deux mots ce que vous pensez du morceau du milieu : « Mesure de la France » et quel effet cela vous fait là-bas. J’ai avancé un gros roman, publié deux ou trois longs poèmes, écrit une nouvelle dont le héros est (20), vous rappelez-vous ce personnage, au corps opaque et l’âme transparente. Mais je n’ai pas publié ni fait jouer la pièce que j’avais écrite en Algérie. Quant à la vie privée, j’ai été complètement collé pendant des mois avec cette Algérienne que je vous ai montrée. Comme je commençais à en avoir assez, elle est tombée malade, la pauvre fille a connu tous les malheurs : fibrome, ensuite cancer.A lors je n’ai pas pu la lâcher et j’ai essayé de la charité, de la pitié et d’un tas de sentiments que j’igno- rais. J’ai fait un gros effort, mais j’ai eu des faiblesses. Je l’ai trompée, forcément, mais je lui donne encore beaucoup de mes soins. Et le plus drôle c’est que voilà un an que je fais le michet et royalement. Je com- mence à être au bout de mon rouleau. Entre-temps j’ai un peu pelotaillé dans les environs de Th. Pottier, une ou deux amies à elle, cet été, près de Toulon – une Russe – une Rouennaise et quelques autres volailles. Mais je me range, je sors beaucoup moins, je suis tout de suite vanné. Je fais de longs séjours hors de Paris et je travaille. Vous ai-je raconté quelle tournure extravagante avait prise le ­ménage Bergery. Combien de fois Colette et moi avons-nous pensé à vous, en regrettant de vous voir privé de tant de satisfactions. Car tout ce que vous prophétisiez est arrivé. La première fois qu’il l’a quittée,

76 mars 2014 mars 2014 lettres à jean et andré boyer

pour aller à Berlin, c’était fait deux heures après, et sous mes yeux dans des circonstances… voyez Garçonne (21). Tout cela de sa faute à lui qui l’a corrompue et qui maintenant ne regrette même pas ses salope- ries et sa salauderie. Martin du Gard a fondé un journal les Nouvelles littéraires, hebdo- madaire, qui est une belle saleté ! Encore un que vous aviez bien jugé (22). est charmant, insupportable, pur, indigné, logique, exaspérant et plein de talent, comme devant. Il écrit de bien jolis contes. Il y a une nouvelle étoile, non pas ce Lacretelle (Silbermann) qui est du sous-France et du sous-Gide dans tous les sens, mais Henry de Montherlant (le Songe). Je ne vous parlerai ni de Cocteau, ni de Radiguet… Les Dadas sont devenus spirites. Que pensez-vous de la France ? Quand rentrez-vous ? Je pars dans le midi, travailler. J’ai trente ans. Barrès m’adore et veut me mettre du Bloc national.

Au revoir mon vieux

Pierre Drieu la Rochelle

À Jean Boyer.

St-Briac (juillet 1925)

Mon cher Boyer

Je vous renvoie les deux essais de votre ami Berl. Je les trouve remar- quables de précision et d’élégance. On n’y discerne pas encore à mon avis une pensée originale mais déjà une maîtrise agréable de celle des autres.

mars 2014 mars 2014 77 drieu la rochelle inédit

Il me semble plutôt destiné à battre les lisières de la philoso- phie et de la littérature, à y faire lever des compagnies d’idées et sa charge de plomb un peu restreinte et légère n’atteindra que peu de pièces mais les touchera bien. Pourra-t-il s’enfoncer dans la forêt où sa démarche aurait moins d’aisance mais où on rencontre le gros gibier ? Comment arrangez-vous vos vacances ? Venez-vous de mon côté ? Vous savez que ma chaumière vous est ouverte et que votre lit y est fait. Je vais aux Olympiades vers le 25. Ne venez-vous pas avec moi ? J’y vais comme reporter sportif de la NRF. Je ferai une conférence sur la jeune littérature française à Londres en octobre. J’ai vécu très solitaire, j’ai bien travaillé. Mon roman avance. Je joue au golf et au tennis, un peu distraitement hélas. J’ai une bonne gueule cuite que je tourne vers vous avec le sourire de l’hospitalité. Drieu.

Le ton de ces essais de Berl en dernière analyse est vraiment un peu scolaire. Mais quelle justesse de touche, dans le détail. Veut-il les publier ?

Samedi [mai ou juin 1928]

Mon cher Boyer,

J’apprends seulement aujourd’hui que vous avez eu un douloureux accident. On me dit que vous avez beaucoup souffert et que vous êtes encore fort incommodé. Ma vieille amitié en est blessée. Je vais vous téléphoner pour tâcher de vous voir. Mais je vous écris tout de suite mon sentiment qui est aussi celui d’Olesia (23).

78 mars 2014 mars 2014 lettres à jean et andré boyer

J’ai passé trois semaines en Grèce et je viens de rentrer. J’aimerais vous conter mes impressions. J’habite pour le moment à l’hôtel Voltaire, endroit charmant. Comme je ne peux vous serrer la main, je vous serre dans mes bras.

Drieu

Beaucoup travaillé. Avons « reçu » M. Mme Berl II bergery ! […]

Dimanche

Mon cher Boyer,

Je vous remercie. Ne disons pas que les femmes compliquent la vie, mais que, Dieu merci, elles la remplissent. À bientôt Drieu

À André Boyer Paris, le 25 septembre 1930

Cher Boyer,

J’ai été touché de votre pensée, j’ai gardé un vif souvenir de vos appétits d’esprit. La vie oblige à bien des voisinages inutiles, et bous- cule d’autre part des conversations bien commencées… Non, je ne voudrais pas venir en Argentine, du moins avant longtemps. Je travaille lentement : j’ai écrit trois romans qui ne sont que des amorces, j’en ai un long que je vais reprendre aussi- tôt que j’aurai couru en décembre ma chance au théâtre (24). Un

mars 2014 mars 2014 79 drieu la rochelle inédit

long et large roman­ : les rapports de l’Europe et de l’Amérique… du Nord, noués autour d’un amour. Plusieurs personnages, une bonne durée. Et puis il faudrait visiter d’abord Russie et USA. Voilà de nouveau l’inquiétude politique. La démocratie va-­ t-elle oui ou non garder sa position allemande ? Sinon quelle vague de fond va rouler de Moscou à Rome, avec combien d’allers et retours ? Où en êtes-vous ? J’ai de la peine à me rallier à un de ces mots d’ordre autoritaires : Moscou, Rome. Je voudrais garder la position que j’ai atteinte dans ces derniers temps, dans un plan plus subtil et plus essentiel que le plan politique. Par ailleurs, je garde le goût du combat, du dévouement pour le jour des coups de fusil. À ce moment-là une impartialité me paraît insupportable, même si par ailleurs, je me sens engagé, sur d’autres plans, dans une opinion profonde. Parlez-moi de cette « révolution » argentine. Connaissez-vous une femme que j’ai rencontrée ici : Victoria Ocampo ? Quelle position a-t-elle donc à Buenos Aires ? Elle a de la générosité, de l’orgueil ; elle est lourde (25). Par ses soins, la Nación publie des articles de moi, de temps à autre. (Supplément du dimanche.) Ils sont mauvais d’ailleurs. Ce n’est pas ma voie. Mais je crie misère. Je ne vois guère Jean, très absorbé dans je ne sais quelle aventure, tant mieux, d’ailleurs. Berl ? Il manque par trop de doctrine.

je vous serre la main

Drieu la Rochelle

80 mars 2014 mars 2014 lettres à jean et andré boyer

[30 mars 1936] Mon cher Boyer,

Je viens seulement d’apprendre ce qui est arrivé. Je voudrais vous voir, je ne puis rien vous écrire si ce n’est que je suis votre ami. Je souhaite que vous ayez envie de me voir en ce moment. Je vais vous téléphoner. Je me rappelle votre longue inquiétude il y a quelques mois et le contentement affectueux que j’avais ressenti à aller la voir quand elle commençait à aller mieux. Et votre père, mon dieu. À bientôt, Drieu

30 septembre [19]39, 8 avenue de Breteuil, VIIe

Mon vieux,

Par une injustice démocratique moi qui ne suis pas officier je ne suis pas mobilisé, alors que vous l’êtes, et comment ! J’ai été mobilisé en septembre, mais depuis ce moment je suis passé dans la dernière tranche de la R.A.T. et je n’ai plus été appelé. Le serai-je bientôt ? Je ne crois pas. D’autant plus que je suis auxiliaire par blessure. Que vais-je faire ? Je m’acharne à trouver un poste un peu intel- ligent avant de me lancer. J’ai cherché du côté de l’armée anglaise ; mais c’est encombré d’hommes du monde. J’ai proposé des choses à Giraudoux. Mais Gi. n’a pas « les pleins pouvoirs », il a peu d’argent, il n’a pas encore surmonté sa tâche, il est gêné par ses chefs de service vieux birbes [lect. conj.] retraités du Quai, il est mal entouré. Et a pris de Panetta pour la propag. intérieure. Enfin, il faudra bien qu’on me trouve qq. chose. Ou bien me tour- nerai-je vers le journalisme politique. [Lacune]

mars 2014 mars 2014 81 drieu la rochelle inédit

Je pense à ce que vous me dites de votre père. C’est affreux. Écrivez-moi pour me dire si je peux aller le voir. Je le ferais avec le plus affectueux élan. Écrivez-moi vite à ce sujet. À tout hasard, je passerai chez lui et demanderai à concierges et domestiques leur avis. Non, meilleure idée je vais téléphoner à André Boyer qui doit être là. Maurras a eu souverainement raison, mais hélas pourquoi n’a-t-il pas eu de prises sur ce peuple ? Ou fallait-il affronter de nouvelles épreuves et démonstrations par le fait. Hélas, il est bien tard. Paris est médiocre, c’est le moins qu’on peut en dire, bien qu’il soit dans un meilleur ton qu’en 14. Ce n’est pas beau l’arrière. Je parle des hautes sphères de l’arrière. Je suppose que maintenant les événements vont se précipiter. Mon cher vieux, vous redirai-je ce que vous savez : notre vieille amitié. Elle m’a toujours été précieuse et l’est de plus en plus. La guerre ne peut pas y ajouter. La parfaite perpétuation de cette amitié doit beaucoup à votre sagesse et à votre tact. [Lacune]

Mon cher vieux, 13 octobre 39

J’apprends seulement la nouvelle. On m’avait dit que je ne pourrai le voir, qu’il était trop mal. Et il a dû mourir peu de temps après que j’avais téléphoné ! Je l’ai appris par la conversation. Avez-vous pu venir en permission ? Tout cela est dur. Je pense que vous étiez de grands amis, qu’il avait une intelligente bonté, que vous lui avez donné beaucoup. Vous alliez avec plaisir le voir souvent. Je suis d’autant plus sensible à ce compagnon que je n’ai guère eu de père. Il était trop perdu dans son sensuel égoïsme, et moi dans le mien. Mais il n’y avait pas que cela.

82 mars 2014 mars 2014 lettres à jean et andré boyer

Ça ne doit pas être drôle pour vous. Tant de pensées, de souve- nirs contrariés par des besognes assez basses. Et la mélancolie de tout autour de vous. Autour de nous. Tout cela est si étrange. Cette guerre est comme une bête inconnue qui rôde longtemps autour de ses victimes. Sautera-t-elle ? Où ? Com- ment ? Ici, les gens perdent un peu pied dans le mou. On mâchonne des potins et des tuyaux crevés. Ce qui est terrible, c’est que les gens de l’arrière gardent le sentiment que la France et l’Angleterre sont encore spectatrices et non tout à fait actrices. Pourtant ce n’est peut-être pas vrai. Ou à chaque cela peut changer. J’écris. Je vois des gens. J’essaie d’avoir de l’influence sur certaines choses (?). J’écris beaucoup, avec une hâte de testateur, de bonhomme qui va jeter sa bouteille à la mer. Je vous serre les mains et même je vous embrasse.

Drieu

Lieutenant Jean Boyer 10 novembre 1939

8 avenue de Breteuil,

Mon vieux,

Je suppose que cela vous amusera de lire tout de suite ce petit essai, fait il y a dix ans sur votre beau Diderot (26). Mais renvoyez-moi les épreuves, aussitôt lues, car le livre va enfin paraître. Voulez-vous que nous dînions un de ces soirs ? J’arrive d’Italie. Affectueusement, Drieu

mars 2014 mars 2014 83 drieu la rochelle inédit

Mon cher Boyer,

Bien content de recevoir votre lettre. Mais oui, nous sommes d’accord. Les quelques études de l’art militaire que j’ai faites avant et après l’autre guerre me font juger sévèrement notre manœuvre de Norvège. Nous ­aurions dû jeter toutes nos avant-gardes au sud de Trondheim et non les disperser autour de la place. On ne peut assiéger par un cordon de troupes une place qui abrite un corps d’armée de campagne quand par ailleurs on est menacé de l’arrivée d’une armée de secours. C’est élémentaire. De plus, on ne s’occupe pas des places, on s’occupe de l’armée ­ennemie. Celle-ci battue ou refoulée, les places tombent d’elles- mêmes. Nous parlions de cela l’autre jour avec le vieux Bidou et quelques autres. Je crains que les Allemands ne battent aisément nos deux corps maintenant séparés de Namsos et d’Andalsnes. En tout cas, nos corps seront réduits à la défensive. L’affaire des Dardanelles recom- mence. Vous avouerez qu’ici le pessimisme n’est pas de ma faute. En dernier ressort, stratégiquement, la seule réplique saine à ­l’attaque par l’aile en Norvège, c’était de foncer sur le centre c’est- à-dire en Belgique ; mais nous ne sommes pas suffisamment armés pour cela. Enfin, nous en avons vu d’autres entre 1914 et 1918. Je vous serre la main bien amicalement.

Drieu 1er mai 1940.

J’ai définitivement quitté laNRF .

84 mars 2014 mars 2014 lettres à jean et andré boyer

Mon cher Boyer,

Je pense à vous à toute heure et je ne vous écris pas, car les mots sont impossibles. Vous étiez réserve générale, vous devez être engagé à fond. Vous comprendrez que je ne pense à rien à vous dire, seulement que je pense à vous avec toute ma mémoire et tout le besoin que j’ai de garder votre présence.

Drieu

18 mai [1940]

Mon cher Boyer

Avez-vous reçu mes 2 lettres précédentes envoyées depuis le début de la bagarre ? Je vais téléphoner à votre père. Impossible certes de parler de tout cela. Je vous vois par moments, oui, je sais que vous êtes toujours ­debout. Je n’ai eu de nouvelles d’aucun autre soldat, sauf d’un blessé. Je regrette de n’avoir pas l’adresse de la petite. Mon cher vieux, je vous embrasserai un jour.

Drieu 24 mai 1940

mars 2014 mars 2014 85 drieu la rochelle inédit

Lundi 22 [juillet 1940] midi

Mon cher vieux,

Grande joie ce matin en apprenant boulevard Carnot que vous êtes en vie avec vos quatre abatis. J’ai quitté Paris le 10 juin, menacé par Mandel et sa clique, paraît- il ! J’ai passé ces dernières semaines à la Roque-Gagnac, près des Guil- laume de Tarde. Je suis de passage à Vichy, je pars pour Paris demain matin avec un ordre de mission. Irez-vous à Paris ? Allez à Paris, allons tous à Paris. Je ne vous dis rien de ce qui étreint votre cœur Votre Drieu Aujourd’hui Hôtel Carlton Ch. 209

1. André Boyer, à qui est adressée la lettre du 25 septembre 1930 (voir plus loin). 2. Neveu de l’écrivain Abel Hermant, Max Hermant (1892-1943), reçu à l’École polytechnique et à l’École normale supérieure, opta d’abord pour les lettres (agrégation en 1913). Il survé- cut à la guerre, qui lui valut la Légion d’honneur. Voir Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Flammarion, 2011. 3. Caporal depuis le 25 avril 1914, Drieu a été promu sergent le 16 octobre. L’épisode évoqué ici se situe donc pendant la brève période (quinze jours) qui lui fit connaître la guerre de tranchées, en Champagne. 4. Ami de la famille Boyer et notable toulousain. 5. Emmanuel Berl, que Drieu avait entrevu chez les Boyer dès avant la guerre, et avec lequel il se liera d’amitié au début des années vingt. En 1927, ils entreprendront en collaboration la publication d’une revue politico-littéraire, les Derniers Jours, dont sept cahiers paraîtront, irrégulièrement, de février à juillet 1927. Elle est transposée sous le titre l’Apocalypse dans Gilles (1939). 6. Paul Adam (1862-1920), successivement naturaliste, symboliste, antidreyfusard, secré- taire de Barrès, fut un romancier très prolifique et à succès. L’honneur, le sacrifice, l’énergie figurent parmi ses thèmes de prédilection. Il est notamment l’auteur desLettres de Malaisie

86 mars 2014 mars 2014 lettres à jean et andré boyer

(1898), roman qui peint une utopie politique, ou le programme du proche avenir ; et d’essais comme les Impérialismes et la morale des peuples (1908), ou le Malaise du monde latin (1910). 7. Forse che si, forse che no (1910) passe pour le chef-d’œuvre romanesque de Gabriele d’Annunzio. 8. C’est à l’hôpital Larrey que l’on soignait les maladies vénériennes. 9. André Jéramec était devenu, depuis la dernière année à l’École des sciences politiques (1912-1913), le meilleur ami de Drieu. Celui-ci, introduit dans la famille, s’éprit de Colette Jéramec, sœur de son ami. Elle deviendra sa femme en août 1917. Le père d’André Jéramec, inconsolable depuis la mort de son fils, finira par se suicider en 1916. Ce mariage et ce sui- cide, transposés, se retrouvent dans la première partie de Gilles. Selon Colette Jéramec elle- même, Mme Pragen, dans la nouvelle « La comédie de Charleroi » qui ouvre le recueil du même titre, est un portrait très fidèle de meM Jéramec mère. 10. Drieu est reçu en particulier au château qui appartient à la famille du peintre Roger de la Fresnaye. Dans la nouvelle « Le voyage des Dardanelles » (publiée dans le recueilla Comédie de Charleroi, Gallimard, 1996), celui-ci deviendra Germain de Guivre, « le dernier peintre d’Europe ». 11. Drieu semble faire allusion au Journal du peuple, fondé par le pacifiste Henri Fabre en 1916, et situé à la lisière du socialisme et du communisme. 12. En fait ce recueil paraîtra sous le titre d’Interrogation en août 1917. 13. C’est à Léon-Paul Fargue que Colette Jéramec avait communiqué le manuscrit de ces poèmes, et c’est lui qui les recommandera à Gaston Gallimard. 14. « Histoire de mon corps » a été longtemps le titre du premier récit autobiographique de Drieu qui devint, sur l’intervention de Gaston Gallimard, État civil (publié en 1921). 15. Ces deux lignes ne figurent pas dans le dactylogramme dont nous disposons. Nous les donnons d’après l’édition de cette lettre par Marc Dambre (Drieu la Rochelle écrivain et intel- lectuel, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1995, p. 264), que nous remercions de son amabilité. 16. Alors très lié avec le groupe surréaliste, Drieu est bien placé pour donner des nouvelles de ses amis. Il a été un des premiers lecteurs d’Anicet ou le Panorama, roman, dont il rendra compte dans la Nouvelle revue française de juillet 1921 : « Aragon finit, Aragon liquide. Et cela encore est conforme à la destination du mouvement Dada, entreprise littéraire de liqui- dation des firmes littéraires du XIXe siècle ». 17. Drieu pense sans doute à l’article de Jacques Rivière intitulé « Reconnaissance à Dada », NRF, 1er août 1920. 18. Emma Besnard, rencontrée à Alger au début de l’année 1922. Elle sera le modèle ou le « pilotis » de « l’Algérienne » dans Drôle de voyage (1933) et de Pauline dans Gilles (1939), ainsi que de Rosita dans « Journal d’un homme trompé » (nouvelle qui donne son titre à un recueil de 1934). 19. « Waldo Frank fait partie des Young American Critics, ce groupe d’intellectuels rassem- blés au sein de la revue The Seven Arts entre 1916 et 1917 et qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, entreprit d’explorer dans le passé de leur pays pour y trouver les bases d’une culture propre aux États-Unis » (Anne Ollivier-Meillos, « Waldo Frank et Europe : un Américain et l’Europe », Revue française d’études américaines, n° 87, 2001/1, p. 17). 20. Il s’agit de « La valise vide », NRF, août 1923, reprise en tête du recueil Plainte contre inconnu, Gallimard, 1924. 21. Le roman de Victor Margueritte, la Garçonne, venait de faire scandale à sa parution en 1922.

mars 2014 mars 2014 87 drieu la rochelle inédit

22. Il s’agit de Maurice Martin du Gard, cousin de Roger. 23. La seconde épouse de Drieu, depuis 1927 – et jusqu’en 1933. 24. En fait c’est le 19 mai 1931 que Louis Jouvet créera l’Eau fraîche à la Comédie des Champs- Élysées. La pièce connaîtra 49 représentations, mais n’obtiendra qu’un succès d’estime. 25. Voir Pierre Drieu la Rochelle et Victoria Ocampo, Lettres d’un amour défunt. Correspon- dance 1929-1944, édition établie par Julien Hervier, Bartillat-Editorial Sur, 2009. 26. Il s’agit de la contribution de Drieu au Tableau de la littérature française qui paraît chez Gallimard en 1939, avec une préface d’André Gide.

88 mars 2014 mars 2014 drieu la rochelle inédit

journal (extrait)

› André Boyer

Les deux pages du journal d’André Boyer que nous publions ici se présentent sous forme de dactylogramme. Elle ont été écrites l’une alors qu’il vient d’apprendre le suicide de Drieu, l’autre après son enterrement.

Dimanche 18 mars 1945

appris hier par le journal le suicide de Drieu la rochelle, dont on avait annoncé quelques jours auparavant que le juge d’instruction avait décerné un mandat d’arrêt contre lui. asphyxie par gaz d’éclai- rage dans un appartement de la rue St-Ferdinand. je revois le grand garçon dégingandé qui venait à l’Hermitage (1) avant 14. il était déjà soumis à la démangeaison d’écrire – longues discussions sur des sujets cosmiques – le péril noir. – Pendant la guerre, où il fut blessé de nombreuses fois ; à peine arrivait-il aux tran- chées qu’il était évacué pour blessure. il me présenta sa jeune femme, juive, née jéramec, dans le pourtour de Gaveau, au cours d’une de mes permissions. après la guerre, j’ai réveillonné chez lui Square alboni, la nuit de noël 1919. Bergery, qui était alors Secrétaire Général de la

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Commission des Réparations, dansait le tango, pieds nus. Je soupais auprès d’une juive intelligente et rousse, qui faisait sa médecine, dont j’ai oublié le nom (Girod de l’Ain la connaît). Sympathie – Dîner Square Alboni avec Jean et Aragon. Ce dernier, paradoxal, brillant, frondeur, anti-littéraire. Le beau temps du dadaïsme. Promenades amicales avec Drieu, à travers Paris. Il me montra une lettre qu’il avait reçue de Claudel. Celui-ci, complimentait son lyrisme et émettait le vœu qu’il se dégagerait de la boue où il s’enli- sait – la valise vide – l’homme couvert de femmes (2) – son divorce. Je déjeunais avec lui Quai d’Orsay, chez son ex-femme. Son mariage avec Mlle Sienkewichs (3) – le mien – À la suite du dîner qu’il accepta rue Cassini, nous étions tous les trois, il dit à Jean que j’étais perdu pour l’amitié, classé parmi les êtres heureux. De fait, à partir de ce moment-là, je ne le vis que rarement. À mon retour d’Argentine, il me demanda des lettres d’introduction, allant lui-même y faire des conférences. Il vint déjeuner à Boulogne et ce fut tout. Il m’a toujours montré de l’amitié. Nous convenions qu’il fallait nous voir plus souvent. Mais son indolence, ma discrétion peut-être excessive se sont conjuguées pour s’y opposer.

21 mars 1945 Hier à 15 h., au cimetière de Neuilly, enterrement de Drieu. Ses trois femmes – la première accompagnée de son mari, bel officier de Marine à 3 galons, résistant notoire qui aurait aidé Drieu à se cacher. Elle a paru à peine me reconnaître. Le ménage Clément – elle ex-­ Suzanne Grunebaum, qui a écrit des romans, en uniforme de lieu- tenant – bien vieillie. Quelques représentants de la NRF et Jean. Les fleurs jetées dans la tombe – pauvre garçon. Quelle a pu être l’effica- cité de ma prière en passant devant le caveau ? Rentré avec Jean en voiture.

1. Propriété des parents de Jean Boyer près de Pontoise. 2. C’est le titre du premier roman de Drieu (Gallimard, 1925). 3. Drieu épousa à Paris le 22 septembre 1927 Alexandra Sienkiewicz, dite Olesia.

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lettre à jean Paulhan

› Pierre Drieu la Rochelle

Pierre Drieu la Rochelle et Jean Paulhan ont entretenu une correspon­ dance à partir de 1925 (1), date à laquelle ce dernier est devenu rédacteur en chef de la Nouvelle revue française. Leurs relations y apparaissent fort ambivalentes jusqu’en 1940 : les lettres de Drieu témoignent d’une constante inquiétude à l’égard du silence, voire du relatif mépris avec lequel la revue traite ses ouvrages, et du souci permanent de voir publiés ses textes d’idées dans la revue. « Chose curieuse qui doit avoir son pendant chez vous, ces réflexions n’ont jamais atteint mon goût pour vous », écrit néanmoins Drieu, en mai 1933. Cela se traduit par un ton d’amicale familiarité, sinon de connivence dans ces lettres d’une allure très libre, prolongeant ainsi les conversations régulières des « déjeuners de la NRF ». Les allusions y sont donc nombreuses. Les années 1934­1935 marquent une inflexion décisive dans le parcours politique de Drieu vers le fascisme, on le sait, et les lettres de ces années sont progressivement envahies par ces préoccupations idéologiques, à côté des questions d’ordre éditorial. Dans cette lettre non datée, très probablement rédigée dans les premiers mois de 1935, Drieu mentionne allusivement Jean Boyer (« mon ami B. du Comptoir d’Escompte), à propos de son article « L’homme mûr et le jeune homme » (Nouvelle revue française, n° 257, 1er février 1935, p. 190­210), qui met en scène le dialogue impossible d’un jeune fasciste et

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d’un député proche de la gauche, en lequel on reconnaît aisément Gaston Bergery. Le jeune fasciste y crie sa haine des capitalistes, des grandes banques, et la corruption de ces mêmes capitalistes obsédés par leur terreur du communisme, ce qui ne pouvait que heurter Jean Boyer. Hélène Baty-Delalande

[Février 1935]

Mon cher Paulhan, Comme c’est agréable et joli, le tirage à part de cet article (si désa- gréable pour mon ami B. du Comptoir d’Escompte, si désagréable pour mon ami B. (2) du front commun anti-fasciste). En avez-vous donc distribué quelques-uns à droite et à gauche ? J’essaie en vain de vous avoir au téléphone pour m’éclairer sur ce point et vous remercier. Vous êtes-vous ennuyé, dimanche ? Nul mieux qu’une femme n’accuse le côté conservateur et cassant d’une pensée. Il conviendrait, à propos, de fêter le centenaire des premiers écrits de Marx ; cela sera en 1941 (la thèse sur Démocrite et Épicure). Ne devriez-vous pas renouvelé [sic] votre expérience des ­documents (3) et faire résumer leurs velléités par les principales des innombrables chapelles et sectes sociales qui pullulent autour de nous ? Bonjour

Drieu

1. La correspondance entre Pierre Drieu la Rochelle et Jean Paulhan, 1925 à 1944, présentée et annotée par Hélène Baty-Delalande, sera publiée aux Éditions Claire Paulhan en 2014. 2. Il s’agit de Gaston Bergery (1892-1974), qui a quitté le Parti radical et fondé le Front com- mun contre le fascisme, contre la guerre et pour la justice sociale deux ans auparavant. 3. Drieu fait ici référence au fameux « Cahier de revendications » publié dans la Nouvelle revue française du 1er décembre 1932 pour « définir une cause commune de la jeunesse fran- çaise, une communauté d’attitude essentielle », et constitué de onze témoignages d’hori- zons idéologiques divers (Denis de Rougemont, Paul Nizan, , Emmanuel Mounier, etc.) qui appellent à la révolution nécessaire.

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95 | La république selon 140 | Raison garder – François, la monarchie (3/3) : Valérie, Julie et les autres... les conditions d’une › Gérald Bronner république légitime › Jean-Yves Pranchère

109 | Entretien – Diplomates et réseaux sociaux › Carl Bildt et Thomas Gomart

119 | Pour une citoyenneté numérique › David Lacombled

125 | Gervita, Bisounours et 35 heures › Marin de Viry

135 | Comment relancer l’Organisation mondiale du commerce ? › Annick Steta

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La république ­selon la ­monarchie (3/3) : les conditions d’une république légitime

› Jean-Yves Pranchère

n trouve chez Bonald trois sens de la notion de république. Le sens dominant, imposé par l’évé- nement révolutionnaire (ou par ce qu’il nomme « la France république »), identifie la république à l’État et à la société démocratiques. Mais, confor- Omément à la tradition bodinienne, la république est aussi l’État en tant qu’il a en charge le bien public : Bonald est prêt à dire, en détournant les termes de Rousseau, que la monarchie est république puisqu’elle a pour objet de faire régner la loi qui exprime la volon- té générale de la société. Ce deuxième sens de la république – son sens « monarchique » – se lie à un troisième, distinct et proche : celui d’un « esprit républicain » fait de fierté et d’indépendance. Cet esprit de fierté républicaine, qui n’est pas sans affinité avec celui d’une ­noblesse consciente de ses devoirs publics, semble à Bonald une ­composante nécessaire de la monarchie bien constituée. « J’aime assez », écrit-il, « dans un homme, ce mélange de sentiments d’indé- pendance républicaine et de principes d’obéissance et de fidélité :

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c’est là, si l’on y prend garde, ce qui consti- Jean-Yves Pranchère est membre tuait l’esprit français, et ce qui fait l’homme du Centre de théorie politique (1) de l’Université libre de Bruxelles. fort dans une société forte. » Il est l’auteur de l’Autorité contre Bonald n’a jamais varié dans sa condam- les Lumières : la philosophie de nation de la république. Le manuscrit sur la (Droz, 2004) révolution de 1830, resté alors inédit, qu’il et de nombreux travaux sur la pensée contre-révolutionnaire, dont rédige après son retrait de la vie politique l’introduction et les notes d’un inédit (motivé par son refus de la monarchie de de , Réflexions sur Louis-Philippe), s’achève sur la déclaration l’accord des dogmes de la religion avec la raison (Cerf, 2012). Dernière suivante : « Je ne cesserai de le répéter : la parution : Ce qui rêve en nous le jour France république serait la fin de l’Europe (Derrière la salle de bains, 2013). monarchique, et l’Europe république serait­ › [email protected] la fin de la civilisation, de la religion, de la politique, la fin de la ­société, la fin de tout. (2) » Si absolue fût-elle, cette fin de non-­recevoir oppo- sée au républicanisme n’excluait pourtant pas, dans ses motifs, toute possibilité d’une « communication » paradoxale avec lui – commu- nication dont on pourrait apercevoir un indice empirique dans les alliances occasionnelles qui se formèrent au début des années 1830, parmi les opposants à la monarchie de Juillet, entre certains carlistes et certains républicains (3). Le point commun du légitimisme et du ­républicanisme n’était pas seulement dans le refus des régimes hybrides et dans la réduction du choix politique à une alternative simple entre légitimité royale et république ; il était dans l’idéal d’un État supérieur à la société, porteur éclairé de la souveraineté nationale, de la volonté générale et de l’intérêt public. Le témoignage le plus remarquable de cette affinité paradoxale est sans doute donné par la pensée et la carrière politiques de ­Chateaubriand, qui donna un parfait exemple de ce « mélange de sentiments d’indépendance républicaine et de principes d’obéis- sance et de fidélité » qu’évoquait Bonald (4). On sait comment ­Chateaubriand, en dépit d’une certaine admiration pour Napoléon et des tentations qu’il avait pu avoir de le soutenir avant l’assassinat du duc d’Enghien en 1804, s’est identifié à la cause de la monarchie, au point de jouer dans les premières années de la Restauration – sous Louis XVIII, avant que la politique autoritaire de Charles X ne le

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conduisît à exprimer son désaccord avec le roi régnant – un rôle poli- tique qui ne saurait être sous-estimé : s’il n’occupa que peu de temps des fonctions politiques (en particulier comme ministre des Affaires étrangères de 1823 à 1824), il eut comme publiciste une influence considérable. Ses brochures à succès de 1814 (De Buonaparte et des Bourbons et les Réflexions­ politiques) favorisèrent l’acceptation du retour de Louis XVIII par l’opinion publique ; son ouvrage De la monarchie selon la Charte (1816) fut le manifeste d’une interprétation de la monarchie restaurée dans le sens d’un régime représentatif, où « le roi règne mais ne gouverne pas » (5) ; son activité jusqu’en 1820 au sein du journal le Conservateur, qu’il avait fondé en 1818 avec Bonald et Lamennais, associait l’idéologie du royalisme ultra le plus intransigeant avec une défense résolue de la liberté de la presse. Après 1830 et la chute de Charles X, il affirma jusqu’au bout sa fidélité au roi déchu, rendant visite à la famille royale en exil et entretenant avec elle des relations épistolaires. Le monarchisme de Chateaubriand s’est toujours lié à un consti- tutionnalisme. C’est par là qu’il se sentit assez longtemps en affi- nité avec la pensée de Bonald, dont il vanta les premiers livres (6). Certes, il interprétait en un sens non autoritaire l’identité affirmée par Bonald entre « monarchie » et « constitution » : une monarchie constituée a toujours été pour Chateaubriand une monarchie qui garantit les « libertés publiques », expression qui ne cesse de reve- nir sous sa plume. Mais Chateaubriand n’en était pas moins fondé à trouver chez Bonald,­ qui définissait la monarchie par l’existence de « lois fondamentales » qui manquent aux autres régimes, une confirmation théorique du verdict porté en 1797 par l’Essai sur les révolutions, selon lequel les bases sociales et morales d’un régime ­républicain faisaient défaut en France, verdict confirmé à ses yeux par l’installation du despotisme de Napoléon. Le ralliement à l’Em- pire de nombre d’anciens jacobins, qui ne faisaient ainsi que « dés- honorer leurs crimes », suffisait à discréditer le projet républicain : il montrait que les révolutionnaires étaient eux-mêmes dépourvus de la vertu à laquelle ils avaient voulu élever leur pays au moyen de la Terreur (7). La Révolution n’avait fait qu’entraîner une redou-

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table instabilité constitutionnelle : au lieu de réaliser les droits de l’homme, elle avait déchaîné la violence des foules et surajouté à l’ar- bitraire de la volonté populaire (c’est-à-dire des minorités politique- ment actives qui prétendaient être le peuple) le despotisme inquisi- torial des comités révolutionnaires ; la « tyrannie » de Robespierre avait enfanté l’oligarchie directoriale, puis le pouvoir absolu d’un militaire proclamé « empereur ». Face à l’expérience historique de cette série de coups de force qui donnait l’image d’un pouvoir sans règles, Chateaubriand pouvait penser que seule la monarchie était ­capable de donner une consistance aux idéaux « constitutionnels » dont il admirait les succès en Angleterre et même aux États-Unis. Chateaubriand a souvent été soupçonné d’être un faux ami de la monarchie, qui aurait caché ses goûts républicains derrière sa fidé- lité ostentatoire à la dynastie des Bourbons. Maurras a donné à ce soupçon une forme outrancière : Chateaubriand n’aurait aimé la ­monarchie que parce qu’il la pensait morte, afin de se donner le plaisir de la regretter dans des pages « pathétiquement éplorées » où s’épan- chaient son ­orgueil et son sadisme (8). De son vivant, Chateaubriand avait pourtant répondu à ce genre d’accusation en montrant la cohé- rence de l’engagement qui avait été le sien tout au long de son exis- tence. En 1831, il résumait rétrospectivement celui-ci dans l’idée qu’il « n’y a point de pouvoir légitime sans liberté », ou que la liberté est « l’indispensable appui de la légitimité », et il expliquait le sens de son action politique en écrivant qu’il avait été « l’homme de la Restau- ration possible, de la Restauration avec toutes les sortes de libertés » – une ­Restauration qui devait ne pas avoir lieu en raison du refus de Charles X d’accepter les règles de la monarchie constitutionnelle et du régime représentatif (9). Il avait formulé cette même idée dans une des nombreuses notes qu’il avait ajoutées en 1826 à la réédition de son Essai sur les révolutions :

« Je ne suis point républicain, je ne le serai jamais ; j’ai toujours préféré par raison, et je préférerai toujours la liberté dans le mode de la monarchie représentative : je pense que cette liberté est tout aussi entière dans ce

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mode que dans la forme républicaine ; mais je crois que les monarchies ne sont pas à l’abri des républiques si elles repoussent la liberté. (10) »

La « monarchie représentative », telle que la pense Chateaubriand, ne relève assurément pas de la « souveraineté du peuple », principe que Chateaubriand juge dangereux pour la liberté (11). Elle combine « légitimité » et « libertés publiques » en associant le principe dynas- tique, la prérogative royale (en vertu de laquelle seul le ­ministère est responsable, tandis que le roi, qui détient le pouvoir de sanctionner la loi, est non seulement inviolable et sacré, mais réputé infaillible), le parlementarisme (sous forme de bicaméralisme) et la liberté de la presse. S’équilibrent ainsi le droit naturel, c’est-à-dire le « droit ­imprescriptible » des hommes à la liberté, et le droit historique, puisque Chateaubriand ne cesse de souligner que le droit politique est toujours historique, la forme d’un régime étant toujours relative à l’héritage du passé et aux circonstances du présent. La liberté est « de droit naturel », mais la souveraineté « n’est ni de droit divin ni de droit populaire : la souveraineté est l’ordre établi par la force, c’est-à-dire par le pouvoir admis dans l’État », ce pourquoi l’historien ne doit pas « se passionner pour la forme monarchique ou pour la forme républi- caine », mais juger les systèmes politiques selon les mœurs des siècles où ils sont apparus (12). La supériorité de la monarchie représentative est qu’elle satisfait ­simultanément l’exigence d’ordre, ou d’unité et de continuité (incarnée par le principe monarchique), l’exigence de liberté (liée à l’aristocratie) et l’exigence d’égalité – qui constitue le contenu authentique de la démo- cratie, pourvu que l’égalité soit comprise non comme « l’égalité absolue » qui fut le but de la révolution française, mais comme « l’égalité consti- tutionnelle ou l’égalité devant la loi, principe nécessaire et ­excellent sans lequel il n’existe pas de liberté » (13). Le danger de la démocratie est que, ayant l’égalité pour but, elle tend à lui sacrifier la liberté, qui n’est pour elle qu’un « moyen », et court ainsi le risque de verser dans le despotisme qui favorise le « nivellement des rangs ». « L’aristocratie est donc la source la plus sûre de la liberté » et la monarchie constitutionnelle doit intégrer

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des « principes républicains » sous la double forme de la démocratie et de l’aristocratie, c’est-à-dire d’une Chambre des députés et d’une Chambre des pairs. Ces deux corps constitués ont ensemble « pour esprit et pour but la vertu, c’est-à-dire la liberté, sans laquelle il n’y a point de vertu politique ». Mais la noblesse a la particularité d’assumer simultanément la vertu et l’honneur, où Montesquieu avait vu les principes respectifs de la république et de la monarchie. En tant qu’« auxiliaire du principe monarchique », la noblesse a pour principe l’honneur ; mais en tant qu’elle agit « pour elle-même », elle a pour principe la vertu et « elle est mue par la liberté ; elle est républicaine, aristocratique » (14). Quant au monarque, dont le droit se fonde sur l’histoire, il est le « grand sceau héréditaire » de l’unité de la nation, unité qu’on pourrait définir comme sa volonté générale à travers le temps ; « l’ancienne légitimité », écrit Chateaubriand après la chute de Charles X, « n’était autre chose que la volonté­ nationale personnifiée et maintenue dans une famille » (15).

Le sens de l’honneur de la démocratie

La légitimité « est la meilleure sanction des droits de la nation », parce qu’elle leur donne la force du sacré en les enracinant dans la profondeur de l’histoire (16). Mais la légitimité, qui est par défini- tion l’œuvre du temps, ne se décrète pas et ne peut pas être produite par l’artifice ou la volonté. Or, l’échec de la Restauration prouve que « la légitimité est une religion dont la foi est morte » (17). Après 1830, Chateaubriand ne cesse de répéter un même diagnostic, avec des modulations­ diverses selon que la tonalité dominante est celle de l’espoir­ (à long terme) ou celle du pessimisme (à court ou moyen terme) : la royauté et l’aristocratie ne « vivent » plus (18) ; « l’Eu- rope court à la démocratie » et celle-ci induit d’abord le triomphe des médiocrités, le nivellement culturel, la disparition du sens moral, la réduction des individus à des intérêts mesquins – créant le risque d’une société où l’on ne vivrait plus que pour l’argent et le divertisse- ment, et où « on barboterait dans une fange indivise à l’état de reptile pacifique » (19).

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Pourtant, le risque de cette « décomposition sociale » doit être couru, car il est la condition d’un « avenir puissant, libre dans toute la plénitude de l’égalité évangélique ». La rapidité du processus, ses effets socialement et culturellement dévastateurs doivent certes rem- plir de mélancolie celui qui songe que le maintien de la « tutelle pater- nelle » de la monarchie aurait permis d’achever « l’éducation libre des peuples » en évitant les « voies fangeuses ou coupées d’abîmes » : « la légitimité eût pu encore conduire le monde pendant plus d’un siècle à une transformation insensiblement accomplie, sans secousse et sans catastrophe » (20). Mais la mélancolie doit céder devant la pensée que la montée irrésistible de la démocratie n’est que le développement du christianisme, qui après sa période religieuse et sa période morale entre « dans sa troisième période, la période politique, liberté, égalité, fraternité ». La démocratie appartient en ce sens à un plan providentiel qu’il faut accepter :

« C’est impiété de lutter contre l’ange de Dieu, de croire que nous arrêterons la Providence. Aperçue de cette hau- teur, la révolution française n’est plus qu’un point de la révolution générale ; toutes les impatiences cessent, tous les axiomes de l’ancienne politique deviennent inappli- cables. (21) »

S’il en est ainsi, comme le reconnaissait Chateaubriand dès 1826, « ce n’est voir ni d’assez haut ni d’assez loin que de réduire la révolution française au seul fait du sacrifice d’un roi légitime et de l’établissement d’une usurpation » (22). Il n’est plus possible de maintenir la thèse selon laquelle la République serait à jamais disqualifiée par le régicide. En 1819, Chateaubriand pouvait encore nier « que le progrès des Lumières nous ait rendus plus capables des institutions républicaines », au motif que « les Lumières, en mettant la liberté dans notre tête, ne l’ont point fait entrer dans notre cœur où la corruption du siècle a établi la servi- tude » (23). Mais ce diagnostic est infirmé par l’exemple des États-Unis où Chateaubriand, dès 1825, invite à observer le succès d’une « répu- blique représentative » appuyée sur des « classes éclairées » et, partant, les

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possibilités du futur de l­’Europe (24). Dans la préface et les notes qu’il ajoute en 1826 à son Essai sur les révolutions de 1797, Chateaubriand rétracte le jugement sévère que son livre avait hâtivement porté sur la société américaine, « compagnie de marchands avides, sans chaleur et sans sensibilité ». Les États-Unis prouvent au contraire la vitalité de l’esprit républicain ; ils obligent même à ­reconnaître que les institutions républicaines ne sont pas incompatibles avec les mœurs d’un vieux pays monarchique comme la France (25). L’erreur de l’Essai sur les révolutions, estime Chateaubriand en 1826, était d’identifier la république au seul « système de la liberté républicaine des anciens », c’est-à-dire « de la liberté fille des mœurs », en négligeant que « la découverte de la république représentative a changé toute la question » : les États-Unis ont donné l’exemple d’une république d’un genre inconnu aux anciens, fondée sur une « autre espèce de liberté, produite par les lumières et la civilisation perfection- née » (26). Il y a une « liberté républicaine » qui n’est pas, comme celle des anciens, « fille des mœurs », mais « fille des Lumières ». En effet :

« Les Lumières, quand elles sont descendues, comme aujourd’hui, dans toutes les classes sociales, composent une sorte de raison publique qui rend impossible l’éta- blissement du despotisme, et qui produit pour la liberté le même effet que l’innocence des mœurs. Seulement, dans cet âge avancé du monde la liberté est plus aimable sous la forme monarchique que sous la forme répu- blicaine, parce que le pouvoir exécutif placé dans une ­famille souveraine exclut les ambitions individuelles, toujours plus vives dans l’absence des mœurs. (27) »

Une « raison publique » liée à « l’infiltration des lumières dans tous les esprits » (28) et soutenue par la liberté de la délibération dans l’espace public : ce sont déjà les formules du néo-républicanisme que défend aujourd’hui un Habermas. Il est remarquable que le monar- chisme de Chateaubriand, alors même qu’il se présente comme un légitimisme libéral, débouche sur une définition de la liberté des

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­Modernes qui semble plus proche des futurs républicains français ­représentés par Jules Ferry que de la philosophie libérale de Constant ; la liberté républicaine ne peut pas résulter de la réflexion des inté- rêts individuels sur eux-mêmes, elle doit résulter de la diffusion des Lumières. Car Chateaubriand refuse avec la plus grande fermeté toute fondation de l’association politique sur la logique de l’intérêt – ce pourquoi il accorde la plus grande importance à un article qu’il avait publié en 1818 pour affirmer la préséance de la « morale des devoirs » sur celle des intérêts et qu’il reprend dans les Mémoires d’outre-tombe. Le cœur de l’article était dans l’affirmation de la nécessité d’unethos civique comme soutien de tout régime constitutionnel. Un régime politique ne doit sa durée qu’aux droits et aux devoirs qui lui donnent sa légitimité ; l’intérêt, au contraire, nourrit l’hostilité des citoyens aux lois. Au faux réalisme politique qui croit que seul l’intérêt fournit une base positive à l’obéissance et établit la société « dans une réalité », de sorte que « fonder la société sur un devoir » serait l’élever « sur une fiction », Chateaubriand objectait : « c’est précisément le devoir qui est un fait et l’intérêt une fiction »(29). Cette position explique le choix que fera Chateaubriand, en 1830, de ne pas se rallier à la monarchie orléaniste, qu’il dénoncera comme un régime sans honneur, ayant perdu le sens de la fidélité et du devoir, privé des vertus de la légitimité aussi bien que de celles de la république. Son opuscule de 1831 De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille expliquera que, si la ­monarchie légitime ne peut plus être conservée, alors la république doit être préférée à une « monarchie bâtarde octroyée de je ne sais qui ». Car cette « monarchie bâtarde », où triomphe un faux libéralisme des intérêts, est sans noblesse,­ tandis que « le gouvernement républicain a des avantages incontestables : il est bon marché ; il est fort noble ; il assigne aux intelligences leur rang naturel » (30). Légitimisme et républicanisme constituent ainsi­ les deux pôles d’une politique fondée sur la « morale des devoirs », qui exclut ce que Chateaubriand nomme avec mépris « l’amphibie du juste milieu » et les « eunuques de la quasi-légitimité­ », représentés par Thiers qui soutenait ses éloges de la révolution française et ses déclamations sur les libertés par la fusillade de la rue Transnonain (31).

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Le « juste milieu » orléaniste est l’incarnation de ce que le légiti- misme et le républicanisme s’accordent pour refuser : le primat des intérêts sur les devoirs. Il exprime le pire aspect de la démocratie, son aspect non républicain, qui est la disparition des vertus civiques au profit des médiocrités. À cette absence d’idéal, Chateaubriand a opposé la nécessité de choisir entre la légitimité royale et ce que nous pourrions être tentés de nommer la légitimité républicaine, en nous souvenant que Chateaubriand enseigne que « rien n’existe sans légitimité » (32) et qu’il faut donc que la république, puisqu’elle peut exister, soit capable d’une légitimité propre. Cette légitimité tient à ce qu’il y a « une loi morale qui règle la société, une légitimité générale qui domine la légi- timité particulière ». Cette « grande légitimité », précise Chateaubriand en une proposition qui unit Bonald et Rousseau, est « la jouissance des droits naturels de l’homme, réglés par les devoirs ; car c’est le devoir qui crée le droit » (33). « C’est pour cela que notre œuvre se rattache à la vôtre », écrivait en 1834 le jeune républicain Armand Carrel à Chateaubriand, qui était devenu son ami : « Quand donc réussirons- nous à mettre en présence les idées à la place des partis, et les inté- rêts légitimes et avouables à la place des déguisements, de l’égoïsme et de la cupidité ? (34) » Carrel voyait le sens de l’activité politique de ­Chateaubriand dans la revendication de « la liberté de discussion pour le bien commun » : c’était pour Carrel le sens même de la république. Chateaubriand n’était pas pour autant républicain. La démocratie portait, à côté de l’espoir d’une réalisation complète de la promesse évangélique, la menace d’un écrasement de l’individu par une « société-­ ruche » ; et tandis que le cas de la France montrait les « liaisons secrètes » de la passion de l’égalité avec le despotisme, l’exemple de la république américaine faisait entrevoir le risque inverse d’une liberté débouchant sur une « énorme inégalité des fortunes » et sur « l’égoïsme froid et dur » d’une « aristocratie chrysogène », ou d’une oligarchie capitaliste toute-puissante (35). Même s’il attribuait l’échec de la Restauration à l’aveuglement de Charles X et à son refus de convertir la royauté « en une sorte de présidence royale », Chateaubriand était avant tout sensible à ce que la France avait perdu en mettant à bas « l’ouvrage de mille années » ; il s’effrayait de ce qu’il faudrait « des siècles pour que

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la nouvelle volonté nationale française se recompose une nouvelle légi- timité » (36). Le spectacle de Louis-­Philippe roi l’obligeait à conclure à l’avenir républicain de la France, mais sur le mode désenchanté de l’acceptation d’une punition inévitable :

« D’une énormité en apparence consentie du Ciel, il faut tirer une conséquence plus haute : il faut en déduire la preuve chrétienne de l’abolition même de la royauté. C’est cette abolition, non un châtiment individuel, qui deviendrait l’expiation de la mort de Louis XVI ; nul ne serait admis, après ce juste, à ceindre le diadème, témoin Napoléon le Grand et Charles X le Pieux. Pour achever de rendre la couronne odieuse, il aurait été permis au fils du régicide de se coucher un moment en faux roi dans le lit sanglant du martyr. (37) »

Une république qui serait l’expiation du régicide, une république justifiée par défaut – comme elle le sera lorsque Thiers, après 1871, la définira comme « le régime qui nous divise le moins » – risque de n’être que le masque de la perte de la grandeur. Chateaubriand recon- naissait pourtant au républicanisme une grandeur propre : l’idée de république avait pour contenu le désir d’un esprit public, ou d’un civisme, qui serait à la démocratie ce que le sens de l’honneur était à la monarchie. Cette idée du républicanisme, compris comme le sens de l’honneur de la démocratie, était incarnée aux yeux de Chateaubriand par Armand Carrel, dont un chapitre des Mémoires d’outre-tombe éter- nise le souvenir. Mais il n’est pas indifférent qu’Armand Carrel soit mort prématurément, tué dans un duel avec un magnat de la presse qui représentait les intérêts de la fortune et le détournement de la démocratie par l’esprit mercantile. L’image du républicanisme idéal que fixent lesMémoires est une image mélancolique :

« Armand Carrel était triste ; il commençait à craindre que les Français ne fussent pas capables d’un sentiment raisonnable de liberté. (38) »

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Cette tristesse n’est pas propre au légitimisme de Chateaubriand. Accompagnée de la crainte que la « chose publique » ne se dissolve dans la démocratie mercantile, elle n’a jamais cessé de hanter la tradi- tion républicaine française. Lorsque Péguy, désireux de faire du répu- blicanisme le plein détenteur de la légitimité, déclarait que la Répu- blique est « notre royaume de France », il le faisait dans le cadre d’une polémique contre ce qu’il pensait être la trahison de la République par les partis républicains. Il n’en va pas autrement lorsque Régis Debray offre à notre admiration le souvenir de celui qui, héritier du légiti- misme de Chateaubriand et du républicanisme de Péguy, sauva l’hon- neur de la République en juin 1940 (39).

1. Louis de Bonald, Pensées sur divers sujets (1817), in Œuvres complètes, tome I, L’Harmat- tan, 2011, p. 1280. 2. Louis de Bonald, Réflexions sur la révolution de juillet 1830, édition par Jean Bastier, Duc- Albatros, 1988, p. 105. 3. On trouvera quelques illustrations de ces alliances dans Jean Charbonnel, les Légitimistes de Chateaubriand à de Gaulle, La Table ronde, 2006, p. 198 et sq. 4. Chateaubriand disait être « républicain par nature, monarchiste par raison, et bourbon- niste par honneur » (De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille, in Grands écrits politiques, tome II, édition de Jean-Paul Clément, Imprimerie nationale, 1993, p. 620 ; Mémoires de ma vie, in Mémoires d’outre-tombe, tome I, édition par Jean-Claude Berchet, Livre de Poche-Classiques Garnier, 2004, p. 45). Sur le rapport de ­Chateaubriand au républicanisme, voir Hervé Robert, « Chateaubriand et la gauche républi- caine sous la monarchie de Juillet », Bulletin de la Société Chateaubriand, n° 53, 2010, p. 97- 119, et mon article « Chateaubriand et l’idée de république », idem, p. 148-162. 5. Dans les Mémoires d’outre-tombe (livre XXV, chapitre ii), Chateaubriand fait valoir que la maxime (attachée au nom de Thiers) « le roi règne et ne gouverne pas » ne fait que résumer l’enseignement des chapitres iv à vii de son traité De la monarchie selon la Charte (in Grands Écrits politiques, tome II, op. cit., p. 326-331). 6. Une note du Génie du christianisme (partie I, livre I, chapitre x) avait loué « le livre de M. de Bonald sur le divorce » et Chateaubriand publia en 1802 dans le Mercure de France un compte- rendu élogieux de la Législation primitive. De son côté, Bonald vanta le Génie du christianisme dans un article du Publiciste du 4 mai 1802, puis dans une longue note de sa Législation pri- mitive (livre I, chapitre vii). L’amitié des deux hommes se dégrada pendant la Restauration, en raison de leur divergence d’opinion sur la Charte (dans une lettre à Maistre de janvier 1821, Bonald dénonce en Chateaubriand « le grand champion du système constitutionnel »). Leur dé- saccord n’éclata publiquement qu’en 1827, à propos de la liberté de la presse. Je me permets de renvoyer à mon article « Comment composer l’ordre et la liberté. Chateaubriand, Bonald et la question de la censure », Bulletin de la Société Chateaubriand, n° 55, 2012, p. 133-154. 7. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome II, op. cit., livre XIII, chapitre v, p. 620. Sur la Terreur, voir la préface des Études historiques (1831), in Œuvres

106 mars 2014 mars 2014 la république selon la monarchie (3/3) : les conditions d’une république...

complètes, Ladvocat, 1831, tome III, p. 74-88 : « Je ne me sens aucun enthousiasme pour une hache. J’ai vu porter des têtes au bout d’une pique, et j’affirme que c’était fort laid. J’ai rencontré quelques-unes de ces vastes capacités qui faisaient promener ces têtes ; je déclare qu’il n’y avait rien de moins vaste : le monde les menait, et elles croyaient mener le monde. [...] Ce n’est point l’année 1793 et ses énormités qui ont produit la liberté ; ce temps d’anarchie n’a enfanté que le despotisme militaire. » 8. Voir , Trois idées politiques (1898) in Romantisme et révolution, Nouvelle librairie nationale, 1922, p. 246-248. 9. François-René de Chateaubriand, De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille (octobre 1831) et De la Restauration et de la monarchie élec- tive (mars 1831), in Grands écrits politiques, tome II, op. cit., p. 620, 578. La loyauté de ­Chateaubriand envers les Bourbons s’attestera dans ses voyages de 1833 auprès de Charles X à Prague. 10. François-René de Chateaubriand, Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes, considérées dans leur rapport avec la révolution française (1797), livre II, chapitre lvi, édition par Aurelio Principato in Œuvres complètes, Champion, 2009, p. 1179. 11. Voir cette note de 1826 dans l’Essai sur les révolutions, tome II, livre III, op. cit., p. 809 : « Le principe de la souveraineté du peuple n’est d’ailleurs d’aucun intérêt pour la liberté : il y aurait même un danger réel à faire sortir la liberté du droit politique, car le droit politique est toujours contestable, susceptible d’interprétations et de modifications. La liberté a une origine plus assurée, elle sort du droit de nature : l’homme est né libre. Ce n’est point par sa réunion avec les autres hommes qu’il acquiert sa liberté ; il la perd plus souvent qu’il ne la trouve dans les agrégations politiques ; mais l’homme apporte dans la société son droit imprescriptible à la liberté. » 12. François-René de Chateaubriand, Études historiques, étude première, exposition, in Œuvres complètes, tome III, Ladvocat, 1831, p. 131. 13. François-René de Chateaubriand, article d’août 1819 dans le Conservateur, in Jean-Paul Clément, Chateaubriand politique. Textes choisis, Hachette, 1987, p. 383. 14. François-René de Chateaubriand, Réflexions politiques, XIII et XV, op. cit., p. 190, 195- 197 ; Préface des ouvrages politiques, Œuvres complètes, tome XXIII, Ladvocat, 1826, p. x-xi. 15. François-René de Chateaubriand, De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille, op. cit., p. 655-658. 16. Idem, p. 674. 17. Idem. 18. François-René de Chateaubriand, Congrès de Vérone (1838), in Jean-Paul Clément, ­Chateaubriand politique, op. cit, p. 422. 19. François-René de Chateaubriand, Avenir du monde (1834) in Mémoires d’outre-tombe, tome II, op. cit, p. 1503 ; Mémoires d’outre-tombe, tome II, op. cit., livre XLII, chapitres xi à xv, p. 1003-1017. 20. François-René de Chateaubriand, Essai sur la littérature anglaise, Gosselin et Furne, tome II, 1836, p. 394-397. 21. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome II, op. cit., livre XLII, cha- pitre xvi et Avenir du monde, in Mémoires d’outre-tombe, tome II, op. cit, p. 1021-1022, 1505. 22. François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions, tome I, op. cit, note de 1826, op. cit., p. 773. 23. François-René de Chateaubriand, article d’août 1819 dans le Conservateur, op. cit., p. 387.

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24. Chateaubriand publie dans le Journal des Débats du 24 octobre 1825 un article sur La Fayette (in Œuvres complètes, tome XXVI, Ladvocat, 1828, p. 474 et sq. et Jean-Paul ­Clément, Chateaubriand politique, op. cit. p. 393 et sq.) – article qui sera alors critiqué comme trop ­républicain, en particulier par le neveu de Chateaubriand, Tocqueville. L’intérêt de Tocque- ville pour les États-Unis sera stimulé par la publication en 1827 du Voyage en Amérique, où Chateaubriand invitait à étudier aux États-Unis le futur de la démocratie. Voir Marc Fu- maroli, Chateaubriand. Poésie et Terreur (2003), Gallimard, coll. « Tel », 2006, p. 696-737 (« Chateaubriand et Tocqueville »), et le « Dossier documentaire » in François-René de Cha- teaubriand, Voyage en Amérique, édition par Henri Rossi, in Œuvres complètes, tomes VI-VII, Honoré Champion, 2008, p. 566 et sq. 25. François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions, tome I, chapitre xxxiii et pré- face de 1826, op. cit., p. 510-511 et 220. 26. Idem, p. 220, 391. 27. Idem, p. 689. 28. Idem, p. 761. 29. François-René de Chateaubriand, « De la morale des intérêts et de celle des devoirs » (5 décembre 1818), in Grands écrits politiques, tome II, op. cit., p. 529 s. et Mémoires d’outre- tombe, l. XXV, tome II ch. 10, op. cit., p. 31 s. 30. François-René de Chateaubriand, De la nouvelle proposition…, op. cit., p. 620. 31. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome II, op. cit., livre XXXIV, chapitre xiii, p. 532-534. « Quoi ! », s’exclame Chateaubriand, « l’Europe bouleversée, les trônes croulant les uns sur les autres, les générations précipitées à la fosse le glaive dans le sein, le monde en travail pendant un demi-siècle, tout cela pour enfanter la quasi-légitimité ! On concevrait une grande république émergeant de ce cataclysme social ; du moins serait- elle habile à hériter des conquêtes de la Révolution, à savoir la liberté politique, la liberté et la publicité de la pensée, le nivellement des rangs, l’admission à tous les emplois, l’égalité de tous devant la loi, l’élection et la souveraineté populaire. Mais comment supposer qu’un troupeau de sordides médiocrités sauvées du naufrage puissent employer ces principes ? » 32. François-René de Chateaubriand, De la nouvelle proposition..., op. cit., p. p. 655. 33. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome II, op. cit., livre XXXIII, chapitre ix, p. 461. 34. Idem, livre XLII, chapitre iv, p. 963 35. François-René de Chateaubriand, Avenir du monde, op. cit, p. 1506-1508 ; Mémoires d’outre-tombe, tome I, op. cit., livre VIII, chapitre vi et livre XXIV, chapitre vi, p. 424-426. 36. François-René de Chateaubriand, De la nouvelle proposition…, op. cit., p. 621 et 655. 37. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome II, op. cit., livre XLII, chapitre i, p. 949. 38. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome II, op. cit., livre XLII, chapitre iv, op. cit, p. 961. 39. Charles Péguy, l’Argent (1913), Gallimard, 1958, p. 180. Régis Debray, À demain de Gaulle, Gallimard, coll. « Folio », 1996.

108 mars 2014 mars 2014 études, reportages, réflexions

Diplomates et réseaux sociaux › Entretien avec Carl Bildt réalisé par Thomas Gomart

Né en 1949, Carl Bildt a une très riche expérience internationale. Ancien Premier ministre suédois (1991-1994), il est ministre des Affaires étrangères de son pays depuis 2006. Il a également été envoyé spécial de l’Union européenne en Bosnie-Herzégovine (1995-1997), puis envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU dans les Balkans (1999-2001). Très actif dans le débat international, Carl Bildt dispose aujourd’hui d’une forte visibilité numérique. Son compte twitter@carlbildt comptait plus de 250 000 followers en janvier 2014. Il a très vite su imposer son style de tweet pour décrire son activité en faisant part de ses rencontres, en envoyant des messages de félicitations ou, au contraire, en exprimant son inquiétude sur tel ou tel dossier. À cette visibilité personnelle s’est ajouté un effort délibéré de la part du ministère suédois des Affaires étrangères pour créer et développer son exposition numérique. Héritière d’une longue tradition, la diplomatie suédoise semble aujourd’hui en avance sur celle de ses partenaires européens dans l’utilisation des réseaux sociaux. Cela suscite d’inévitables questions sur l’évolution du métier de diplomate à l’ère numérique.

Thomas Gomart

mars 2014 mars 2014 109 études, reportages, réflexions

Revue des Deux Mondes – Pourquoi et quand avez-vous décidé de tweeter ? Carl Bildt J’ai toujours été intéressé par les nouvelles «technologies. Dans les années quatre-vingt-dix, j’avais lancé une lettre électronique hebdomadaire avec une liste de destinataires. Cela a été une chose importante. Ensuite, j’ai ouvert un blog en suédois, que je continue à tenir. Lorsque Twitter est apparu, j’ai d’abord été sceptique car, comme beaucoup, je me demandais ce que l’on pouvait bien dire en si peu de caractères. J’ai rapidement compris que l’on pouvait dire beaucoup de choses en 140 caractères et que surtout l’on pouvait établir des liens. Pour moi, la valeur de Twitter, c’est non seulement la possibi- lité de s’exprimer et de communiquer, mais surtout d’écouter les autres. C’est aujourd’hui le meilleur moyen pour prendre le pouls du monde à tout moment. Par exemple, j’ai pu suivre les événements et les dévelop- pements en Égypte ou en Ukraine quasiment en temps réel.

Revue des Deux Mondes – Javad Zarif, ministre iranien des Affaires étrangères, compte plus de 100 000 followers. Il ne suit que quatre personnes : Hassan Rohani, Seyed Ali Khamenei, Seyed Abbas Araghchi et vous. Est-ce que Twitter vous a permis d’établir des liens plus directs, ou de nature différente, avec certains de vos homolo- gues ?

Carl Bildt Pas vraiment. Cependant, j’ai constaté au cours de mes voyages que beaucoup de diplomates ou de personnes travaillant pour des ministères me suivaient. C’est très positif car la Suède est un petit pays, qui veut être écouté, être remarqué et être présent à l’extérieur. La Suède veut parvenir à faire valoir ses vues en dehors de sa tradition- nelle zone d’influence. Désormais, tout notre réseau d’ambassades est présent sur Twitter et sur Facebook.

Revue des Deux Mondes – Avez-vous ressenti chez certains de vos diplomates des formes de réticence à investir ces réseaux sociaux ?

110 mars 2014 mars 2014 diplomates et réseaux sociaux

Carl Bildt Non, même s’il y a un indéniable phénomène de gé- nération. Je ne parlerais pas de réticence, mais d’interrogations sur le contenu à délivrer et la manière d’écrire. La principale difficulté est liée aux activités déjà très prenantes d’un poste diplomatique, notamment à l’égard de l’extérieur avec des expositions ou des ren- contres à organiser. Faut-il aussi les exploiter sur les réseaux sociaux ? Après un certain temps, nos diplomates ont commencé à trouver naturel de les utiliser. Leurs hésitations concernaient aussi la ligne à suivre à l’égard de pays sensibles comme Cuba ou la Corée du Nord… Notre ambassade à Pyongyang a créé un compte Twitter pour le symbole beaucoup plus que pour interagir avec la popula- tion… À la différence du compte créé par notre représentation aux Nations unies, il n’y a pas de followers…

Revue des Deux Mondes – Comparée à d’autres diplomaties euro- péennes, la Suède est en avance en matière de diplomatie numé- rique. En ce sens, pensez-vous qu’elle dispose désormais d’une sorte d’avantage compétitif par rapport à ses partenaires ?

Carl Bildt C’est sans conteste un avantage compétitif. Cela ren- force l’image d’innovation que nous voulons associer à la Suède, un pays à la pointe des différentes formes de développement. Par ailleurs, cela nous permet de cibler les segments jeunes, créatifs et éduqués des sociétés. Cela nous permet de toucher les secteurs les plus dyna- miques, ce qui correspond à l’image de la Suède que nous souhaitons projeter.

Revue des Deux Mondes – Pourriez-vous donner une définition de la diplomatie numérique ? S’agit-il, à vos yeux, d’un avatar de la « ­diplomatie publique » ou bien alors un phénomène d’empowerment ­permettant à des segments de sociétés civiles d’accéder au rang de sujet, et plus seulement d’objet, de politique étrangère ? Où se ­situe le point d’équilibre entre ces deux tendances ?

mars 2014 mars 2014 111 études, reportages, réflexions

Carl Bildt La diplomatie numérique recouvre ces deux tendances, même si je ne suis pas sûr qu’il soit possible de trouver un point d’équi- libre. Bien entendu, cela s’apparente à une extension de la « diploma- tie publique ». Dans le même temps, cela nous permet d’entendre et d’écouter des voix jusqu’alors inaudibles. Ces voix peuvent être très pertinentes et trouver un écho, une sorte d’influence. Cela dit, je n’ai pas de définition toute faite de la diplomatie numérique. Je considère que la « diplomatie diplomatique », définie comme la conduite de négociations, continuera à être le cœur de métier des chancelleries : vous ne pouvez pas conduire des négociations par l’intermédiaire des réseaux sociaux. L’art de la négociation est très particulier. Cependant, toute négociation s’inscrit dans un contexte mêlant relations poli- tiques, relations économiques, opinions publiques, couverture média- tique… Tous ces éléments peuvent être transformés par les réseaux sociaux. En ce sens, ces derniers sont en train de façonner l’environne- ment dans lequel s’exerce une diplomatie.

Revue des Deux Mondes – Qu’en est-il de la démocratisation ? On évoque souvent les liens étroits entre les gouvernements et les grands groupes numériques au détriment sans doute des aspira- tions démocratiques de larges franges de sociétés civiles, désireuses d’intervenir directement dans l’espace public. Il se pourrait que cette démocratisation soit menacée. D’une part, les régimes autoritaires disposent de fortes capacités de censure et de contrôle d’Internet. De l’autre, les liens entre les gouvernements et les grands groupes numériques menacent le fragile équilibre entre libertés publiques et libertés individuelles comme l’affaire Snowden l’a révélé...

Carl Bildt Je vois une forme de bataille entre réseaux et hiérarchies établies partout à travers le monde. Toutes sortes de réseaux défient ouvertement les pouvoirs installés. Cela peut aussi bien détruire des pouvoirs en place que les consolider s’ils sont reconnus comme légi- times et s’ils savent répondre et s’adapter. Cela entraîne inévitable- ment de profonde transformation pour le politique, y compris dans

112 mars 2014 mars 2014 diplomates et réseaux sociaux

des régimes autoritaires. Prenez l’exemple de la Chine : les réactions de la société à des accidents ou à des scandales contraignent le système politique à plus d’ouverture et l’obligent à agir. En ce qui concerne les grands groupes numériques aux États-Unis, il faut rappeler qu’ils ont été contraints par la loi de participer aux programmes de surveillance. Je ne pense pas que cela soit tellement différent en France ou en Suède. Si vous avez une loi qui oblige les entreprises à livrer des informations nécessaires à la sécurité nationale, elles doivent le faire, même si cela leur déplaît.

Revue des Deux Mondes – Quel jugement portez-vous sur les efforts faits en matière de diplomatique numérique par les États-Unis et la Russie ?

Carl Bildt La Russie s’y prend plutôt bien. Le MID (ministère des Affaires étrangères russe) est très actif sur Twitter. Mais ce sont évi- demment les États-Unis qui investissent le plus massivement dans ce ­domaine. Ils sont très en avance sur le plan conceptuel ; ils sont les seuls à avoir testé des idées comme celles des ambassades virtuelles. Je ne sais pas s’ils l’ont fait pour l’Iran, mais ils ont lancé plusieurs comptes en farsi pour toucher la population iranienne. Ils ont la capacité de tenir de multiples comptes dans de multiples langues étrangères sur ce modèle.

Revue des Deux Mondes – Arrêtons-nous un instant sur l’Iran. Dans ce pays, Twitter est interdit, alors même que les dignitaires du régime se montrent très actifs sur ce réseau et l’utilisent régulièrement pour com- muniquer avec l’extérieur. Comment expliquer cette contradiction ?

Carl Bildt Il serait intéressant de répondre à cette question dans deux ans ou même dans deux mois, tant les évolutions sont difficile- ment prévisibles. C’est vrai que Twitter est interdit mais, comme vous le savez, il y a diverses manières de contourner cette interdiction. Au sein du gouvernement, les personnes intelligentes ont parfaitement conscience de l’inefficacité de cette interdiction.

mars 2014 mars 2014 113 études, reportages, réflexions

Revue des Deux Mondes – L’Union européenne cherche à élaborer une diplomatie commune. Pensez-vous qu’elle pourrait faire de la diplo- matie numérique un sujet de convergence entre ses États membres et ainsi améliorer sa visibilité globale ?

Carl Bildt Il est certain que pour l’Union européenne, il s’agit d’une véritable opportunité à saisir. Nous le savons tous, le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) est encore jeune et peu développé. Il ne dispose pas d’un réseau de postes diplomatiques solidement enraciné. Par conséquent, ce service doit trouver des moyens de compenser sa faiblesse institutionnelle en occupant des espaces inhabituels pour les diplomaties nationales, et créer de nouvelles pratiques.

Revue des Deux Mondes – En matière de diplomatie numérique, il est difficile de ne pas évoquer WikiLeaks, dont le mot d’ordre pour justifier son action est « keep governments open ». S’agit-il à vos yeux d’un solide programme politique ou d’un simple slogan sans substance ?

Carl Bildt C’est juste un slogan. Si vous écoutez M. Assange, vous vous rendez compte qu’il a un curieux point de vue politique, qui ­enfreint la loi. Avec le recul, on ne peut que constater le faible impact de Wiki- Leaks sur les pratiques diplomatiques. WikiLeaks a révélé des ­détails, mais a-t-il révélé quelque chose d’essentiel, susceptible de ­modifier notre compréhension des relations diplomatiques ? Pas vraiment.

Revue des Deux Mondes – Oui, mais dans le même temps, comment réagissez-vous à l’idée prônée par WikiLeaks selon laquelle la « rai- son d’État » serait à combattre ?

Carl Bildt La « raison d’État » est une notion très française… Cela dit, il ne me semble pas que WikiLeaks ait, d’une quelconque ­manière, contribué à la combattre. Il est peut-être encore trop tôt pour le dire, mais il me semble que WikiLeaks soit finalement moins important que ce que nous avions initialement cru. On a craint que les diplo-

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mates n’osent plus parler les uns aux autres. À ma connaissance, ce n’est toujours pas le cas… On craignait aussi de voir des secrets révé- lés. Cela n’est pas arrivé… WikiLeaks aurait pu compromettre des individus, mais les médias traditionnels ont fait preuve de retenue en se censurant sur ce plan. Les dommages auraient pu être lourds, mais les médias, après l’emballement initial, les ont limités.

Revue des Deux Mondes – WikiLeaks n’est pas le seul acteur à avoir émergé dans le champ de la diplomatie numérique. D’autres acteurs, moins médiatisés, comme Anonymous ou Telecomix ont également émergé… Telecomix, par exemple, s’efforce de rétablir les télécommuni- cations en Syrie de l’extérieur. De telles initiatives défendant la liberté de communiquer doivent-elles être soutenues par des acteurs étatiques ?

Carl Bildt C’est très différent de WikiLeaks. Il ne fait aucun doute que de telles initiatives doivent être soutenues ; elles le sont, d’ailleurs. Sans en faire forcément état, la diplomatie suédoise y apporte son concours. En termes généraux, nous défendons la liberté d’Internet et nous soutenons des groupes qui développent des technologies per- mettant de détourner les tentatives de censure. Il n’est pas nécessaire de donner trop de détails à ce sujet.

Revue des Deux Mondes – Venons-en maintenant à l’affaire Snowden. Est-ce un tournant ?

Carl Bildt C’est sans doute un tournant, dans la mesure où les gouvernements ont pris conscience de la nécessité d’être plus vigilants envers ces formes d’activisme et plus attentifs à leur légitimité face à leurs opinions publiques respectives. Cela signifie qu’ils ont besoin d’un dispositif législatif adapté, de formes de contrôle public et de davantage de transparence. En Suède, par exemple, nous avons eu un vaste débat, il y a deux ans, au moment de la mise en place de la loi encadrant les activités de nos services de renseignement extérieur. Cela nous a donné l’occasion de faire un exercice d’explication et d’éduca-

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tion de l’opinion, toujours en cours d’ailleurs, pour expliquer à nos concitoyens le plus précisément possible l’esprit de la loi et la nécessité de fixer des limites, afin de créer un sentiment de confiance à l’égard des structures en charge de la sécurité nationale.

Revue des Deux Mondes – Le débat sur Snowden s’est longtemps concentré sur la question suivante : traître ou héros ? Cela occulte sa vraie dimension, qui est de savoir dans quelle mesure de nouveaux Snowden, à leur tour et dans d’autres pays, vont émerger. Edward Snowden va-t-il devenir un exemple pour des activistes désireux de modifier, à leur échelle, le jeu diplomatique traditionnel ?

Carl Bildt Cela va dépendre. Cela renvoie à la question sur la légiti- mité. Si les personnes travaillant dans les services chargés de la ­sécurité numérique ont le sentiment d’accomplir une mission illégitime, alors le risque de voir apparaître de nouveaux Snowden est élevé. Si, à l’in- verse, elles ont le sentiment d’accomplir une mission légitime, légale et utile à la sécurité nationale, alors elles demeurent loyales. Pour nos programmes les plus sensibles, nous n’avons jamais eu la moindre fuite.

Revue des Deux Mondes – Le risque est peut-être de nature plus poli- tique qu’opérationnelle. Depuis le 11 Septembre, le terrorisme interna- tional a été présenté comme la menace principale ; elle a façonné les appareils de défense et de renseignement. Avec Snowden, on risque de penser que désormais la menace principale viendrait du Web, qui serait un univers de déstabilisation des États. Cela pourrait conduire à un contrôle beaucoup plus étroit exercé par les gouvernements et leurs services de sécurité au détriment de toutes les possibilités offertes par le Web en termes d’innovation, d’entreprenariat ou de démocratisation. Qu’en pensez-vous ?

Carl Bildt C’est vrai. Cependant, je vois un risque à entrer dans ce débat en disant que nous allons vers une phase de régulation et de contrôle d’Internet par le biais de différentes agences gouvernemen-

116 mars 2014 mars 2014 diplomates et réseaux sociaux

tales de telle sorte que cela menacerait l’innovation. Selon moi, cela renvoie à la tension entre privacy et big data, ainsi qu’aux relations avec les États-Unis. Ces derniers bénéficient aujourd’hui de prix de l’énergie très compétitifs. S’ils avaient un tel avantage compétitif­ dans le domaine du big data, il est certain que cela donnerait à l’ensemble de l’économie américaine des avantages compétitifs très significatifs par rapport à l’Europe. Nous aurions à en payer le prix.

Revue des Deux Mondes – En ce qui concerne les questions de pri- vacy, certains acteurs industriels du secteur s’emploie à accréditer l’idée selon laquelle « privacy is dead ». Est-ce acceptable ?

Carl Bildt Ce n’est pas correct de dire cela. Ces groupes doivent informer leurs clients ou usagers des risques qu’ils encourent en ­exposant tous les aspects de leurs vies sur Internet. Il y a aussi la question compliquée de savoir comment faire disparaître des choses gênantes vous concernant sur Internet. C’est très difficile à faire, presque impossible. C’est un problème, en particulier pour les plus jeunes. Si nous ne faisions jamais de choses stupides, nous vivrions une vie bien ennuyeuse, n’est-ce pas ? Nous avons tous fait des choses idiotes, et sommes reconnaissants qu’elles ne soient pas portées à la connaissance de tout un chacun !

Revue des Deux Mondes – Je le confirme !

Carl Bildt Oui, vous le confirmez ! Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’un problème très sérieux, qui va gagner en importance. Que ferons-nous pour les morts par exemple ? Comment respecter la privacy de la mort ? La seule solution pour répondre à ces questions morales est d’encourager un large débat public aux États-Unis comme dans les pays européens, qui ne partagent pas les mêmes cultures politiques et le même rapport à l’État.

mars 2014 mars 2014 117 études, reportages, réflexions

Revue des Deux Mondes – Pour conclure, essayons de dépeindre le paysage numérique. D’un côté, nous avons les États-Unis, qui appa- raissent comme fondamentalement ambivalents dans la mesure où ils avaient fait de la liberté d’Internet un des éléments centraux de leur soft power. Les opinions publiques viennent de réaliser qu’il s’agit en réalité d’un pilier de leur hard power. De l’autre côté, nous avons un groupe de pays composé de la Chine, de la Russie, de l’Algé- rie, du Soudan ou de l’Arabie saoudite pour lesquels Internet doit être contrôlé par le biais d’accords interétatiques classiques dans le cadre de l’UIT (Union internationale des télécommunications). Quelle pour- rait être la place de l’Europe dans ce paysage ?

Carl Bildt Sur la question de la gouvernance d’Internet, je pense que nous partageons fondamentalement les mêmes intérêts que les États-Unis car nous partageons avec eux la vision d’un Internet ­ouvert, transparent et dynamique pour le futur. Vision qui s’oppose à celle d’un Internet contrôlé et régulé par les États. Notre concep- tion d’Internet se rattache aux valeurs occidentales. Il ne faut jamais perdre de vue que jusqu’à présent la gouvernance d’Internet a été un succès incroyable au regard du nombre d’utilisateurs et de la rapidité du phénomène. C’est ce que nous devons veiller à préserver, et cela touche intimement à la manière dont chaque gouvernement conçoit sa société civile.

118 mars 2014 mars 2014 études, reportages, réflexions

Pour une citoyenneté numérique

› David Lacombled

idée d’une citoyenneté numérique fait son chemin. Le fait qu’Internet, cet espace numérique né de la technique, doive devenir un lieu humain apparaît de plus en plus comme un besoin et même une ­nécessité. Milad Doueihi (1) a pu évoquer l’avènement d’un L’humanisme numérique, un quatrième âge qui succéderait à l’huma- nisme aristocratique de la Renaissance, à l’humanisme bourgeois du XIXe siècle et à l’humanisme démocratique du XXe siècle. Or cet humanisme numérique, s’il existe, est au mieux en construc- tion. Il reste encore une virtualité. Car avec le numérique, nous sommes encore au cœur d’une révolution. D’une révolution in progress. Tous les jours, à chaque heure, presque à chaque minute, de nouveaux usages émergent, de nouvelles frontières se dessinent, de nouveaux espaces de liberté et d’expression s’ouvrent, de nouvelles logiques se ­déploient… mais David Lacombled est directeur aussi de nouvelles menaces grondent, de délégué à la stratégie des contenus du groupe Orange et président du nouveaux clivages émergent et, parfois de think tank La Villa Numeris. nouvelles inégalités se creusent. › [email protected]

mars 2014 mars 2014 119 études, reportages, réflexions

Internet ne consacre pas la naissance d’un nouveau monde mais l’émergence de plusieurs nouveaux mondes. Et de fait, la révolution numérique n’est pas circonscrite dans le temps ni dans l’espace. C’est plus un processus, qui met notre monde – physique et quotidien – en révolution permanente. Il se joue à l’échelle du monde entier. Une révolution au carré, le mouvement dans le mouvement – mobilis in mobile – où tous nos repères volent en éclats. Comme toujours, face au changement, et a fortiori face à des chan- gements d’une telle ampleur deux grandes positions se dessinent. Certains adoptent une vision quasi messianique d’Internet. Inter- net, c’est l’autre nom de la liberté. Une liberté qui se décline dans tous les registres : l’espace de liberté inédit, le vecteur de la libre expression, l’outil de la libre entreprise et pour certains l’arme libertaire… Pour d’autres en revanche, l’Internet c’est le mal. On lui doit toutes les dérives de notre société, sa liberté est liberticide. Il devient un bouc émissaire tout trouvé. Une campagne présidentielle en manque d’argu- ments ? C’est la faute d’Internet. L’image de la sexualité qui corrompt notre jeunesse ? La faute d’Internet. Le désintérêt des jeunes pour la lecture ? Internet encore. Le manque de solidarité et de sociabilité du corps social tout entier ? Internet toujours. Or, si ces deux camps s’opposent, ils partagent une croyance com- mune : ils adoptent in fine une vision idéalisée d’Internet – angélique pour les premiers, démoniaque pour les autres. Internet n’est pas cette entité autonome que ces pro- ou les anti- ­vénèrent ou craignent comme une divinité indépendante. Ni Messie ni Golem, Internet est un outil. Il se trouve aux mains de l’homme et nécessite deux choses comme tout outil : un apprentissage et une vision de sa finalité. C’est le propre de tout outil de servir une finalité et non de nous en rendre esclave. Mais dans le cas d’Internet et du numérique, il s’agit d’un outil particulier. Il se révèle rétif à tout encadrement, à tout contrôle ainsi qu’à tout retour en arrière. Certains pourtant persistent à penser qu’il s’agit d’encadrer, de contrôler ou d’abroger, pour faire plier Internet à leurs désirs. Mais le propre d’Internet est de se jouer des barrières et des interdits – on a pu le constater dans une multitude de domaines. Comme une vague, il ne s’agit pas de chercher à la stopper. Avec Internet, aucune

120 mars 2014 mars 2014 pour une citoyenneté numérique

cartographie, aucun tracé de frontières ne résiste. De la même manière que plus rien ne peut se penser seul dans son coin ou seul contre les autres. Ou bien à vouloir que les protections soient aussi efficaces que la ligne Maginot ! À l’inverse, laisser faire sous prétexte que l’on ne peut pas contrôler, encadrer ou abroger revient à abdiquer devant l’outil et à accepter de se laisser contrôler, encadrer et à abroger toute liberté humaine. Refuser la voie du contrôle comme celle du chaos, pour opter pour la voie du mouvement, c’est ce que nous proposons. Celle d’un mou- vement responsable qui pense qu’il faut apprendre l’homme à Inter- net et pas l’inverse. C’est en ce sens que nous appelons de nos vœux l’émergence d’une véritable citoyenneté numérique. Elle se propose d’agir plutôt que de subir, pour que la révolution numérique que nous vivons soit plus créatrice de valeurs pour la société dans son ensemble. Comme on le sait, une charte a été rédigée visant à définir les droits et les principes-clés qui doivent régir Internet au niveau international. Elle a été établie par la Coalition dynamique des droits et principes d’Internet (Internet Rights and Principles, IRP), un réseau ouvert de personnes et d’organisations ayant pour mission le respect des droits de l’homme dans l’environnement Internet. Une lecture de cette charte montre que ses principes font écho aux standards internationaux des droits de l’homme, et, en ce sens, ils constituent une émanation de la Charte des droits de l’homme. Il s’agit d’une forme de translation des valeurs du monde réel au monde numérique, si l’on peut dire. Les droits et principes qui y sont développés sont au nombre de dix. Un décalogue où l’on compte l’universalité et l’égalité ; les droits et la justice sociale ; l’accessibilité, l’expression et l’association ; la vie privée et la protection des données ; vie, liberté et sécurité ; diversité ; accès non discriminatoire ; standards et régulation ; et, enfin, gouver- nance. Des valeurs indispensables pour régir le territoire d’Internet. Cette charte constitue la condition nécessaire pour qu’Internet soit un espace de droit. À ce titre, il est vital que cette charte soit toujours mise en pratique et constamment rappelée à tous les États, gouver- nements ou acteurs d’Internet. Mais, même parfaitement appliquée partout dans le monde – ce qui est loin d’être le cas –, cette charte

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ne constituerait pas une condition suffisante pour faire d’Internet un espace citoyen à part entière. C’est qu’Internet ne peut être un espace que l’on peut contenir. Sa nature même est rétive à tout encadrement. Internet serait-il voué à ne rester une zone de non-droit où, ­attendu que tout est possible, tout devient permis ? Mais il bouleverse la donne dans tous les domaines de notre vie, dans tous les pans de la société, dans tous les centimètres carrés de la planète, il est logique qu’il le fasse aussi dans la nouvelle forme de gouvernance qu’il impose. Internet opère de fait une révolution copernicienne dans son mode de gouvernance (2). Aujourd’hui le pouvoir réel sur Internet n’est pas le fait des États. Le pouvoir réel ne serait-il pas alors aux mains des conglo- mérats tels que Google, Apple, Amazon ou Facebook, devenus plus puissants que les États eux-mêmes ? Il n’est pas absurde de le penser, constatant à quel point ces mégagroupes se jouent des règles des États… Mais le (sur)pouvoir de ces mastodontes du Net ne leur est-il pas in fine octroyé par chacun d’entre nous ? Car – que l’on me pardonne cette lapalissade – si ces géants de l’Internet prospèrent et se taillent des parts de marché monopolistiques, c’est bien parce que les internautes-clients le leur permettent. Kant et les phénoménologues ont revendiqué pour la philosophie cette révolution copernicienne en montrant que notre conscience n’est pas un pur « réceptacle de la réalité », comme on serait tenté de le pen- ser. Le rôle de la conscience n’est pas passif par rapport à la réalité. La conscience est en quelque sorte la coproductrice de la réalité. De la même manière, il faut penser cette révolution copernicienne pour Internet par rapport aux autres médias. Autant les autres médias nous mettent dans un état de passivité, autant Internet nous pose, que nous le voulions ou non, en position d’acteur. Car Internet n’est pas don- né, il se construit : il est ce que nous en faisons. Et, de fait, la citoyenneté numérique passe avant tout par la prise de conscience de la puissance que chacun de nous possédons. Chacun d’entre nous est coproducteur et citoyen d’Internet. Le vote ne se fait pas par échéances espacées comme dans notre espace ­citoyen et politique, mais à chaque clic. Avec Internet, nous sommes des citoyens­ numériques appelés au référendum permanent. Raison de plus pour ne pas céder à des diktats édictés de l’extérieur.

122 mars 2014 mars 2014 pour une citoyenneté numérique

À ce titre, les règles d’une citoyenneté numérique ne peuvent pas être seulement le fruit d’une lettre imposée (alinéas, commandements, pro- cédures…) mais la résultante d’un état d’esprit, d’un art de vivre numé- rique. Un art de vivre que chaque internaute devrait développer à tra- vers trois grandes dimensions : d’abord une logique de compréhension, ensuite un esprit de résistance et, enfin, une dynamique de créativité. Logique de compréhension d’abord, car il est absolument essentiel de connaître le fonctionnement d’Internet comme de connaître les règles de notre vie sociale ou les règles de la nature. Internet obéit à des règles complexes, celles d’un monde qui est en train de se définir, où l’infiniment petit et l’infiniment grand cohabitent. Comprendre les règles de fonctionnement ne veut pas dire adopter l’attitude d’un geek et tout connaître du fonctionnement technologique de l’Inter- net. Mais pour autant il convient de ne pas se réfugier derrière l’igno- rance. Il s’agit de saisir la géopolitique d’Internet, les rapports de forces qui le régissent. De cette connaissance naît notre liberté d’agir. Savoir comment se constitue un article sur Wikipédia permet de com- prendre qu’il ne s’agit pas d’une « information objective » comme on a tendance à le laisser penser ; savoir comment Google organise ses données, quel est son système économique ; connaître les principes de confidentialité de Facebook permet d’agir en toute connaissance de cause ; les rapports et les enjeux économiques entre fournisseurs d’accès, opérateurs et ­acteurs « libres de l’Internet » ; comprendre le fonctionnement d’Apple et de son système fermé… Autant de clés de compréhension indispensables pour rester le plus maître possible de son destin numérique et comprendre quels sont les enjeux de la citoyenneté numérique. Esprit de résistance ensuite, car il est primordial de ne pas se laisser dicter la loi par la machine, les réseaux, les applications, les logiciels… si sophistiqués et utiles qu’ils soient. Il existe une grande tentation à se laisser aller à la convivialité des interfaces, des applications et des logi- ciels tous censées nous rendre la vie plus belle, plus facile, plus produc- tive… Il s’agit même d’une forme d’addiction, comme le soulignent de plus en plus les chercheurs, addiction qui par définition nous retire une bonne partie de notre libre arbitre.

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Pour autant, « résister » ne signifie pas « prendre le maquis » et fuir le numérique ou se fermer aux innovations qu’il offre. Avoir l’esprit de résis- tance, c’est savoir s’engager tout en ayant le recul suffisant sur les choses. C’est ne pas laisser son existence se définir par d’autres. Ainsi il convient d’être toujours en éveil et de garder son libre arbitre face aux raccourcis. C’est ce que préconise Douglas Rushkoff dans un ouvrage au titre pro- grammatique : Program or Be Programmed (3). Pour l’auteur, affilié au mouvement cyberpunk et théoricien de l’interaction entre cultures, tech- nologies et médias, face au numérique c’est à nous de programmer notre vie sinon c’est le numérique qui programmera nos choix de vie. Dynamique créative, enfin, car si l’on veut donner vie à Internet, qu’il soit un espace humain, il incombe à chacun individuellement et collectivement d’être créatif, généreux, de partager, d’échanger. C’est à ce prix qu’Internet peut être un espace humain. Être créatif, c’est appor- ter de la valeur ajoutée. Car Internet est un écosystème qui vit de cha- cune de nos interactions. Ainsi, on le comprendra, il ne s’agit pas de se comporter en prédateur en piratant musique, films, jeux vidéo, etc. par le simple fait qu’Internet le permet, ou en pollueur en déversant dans les forums des propos de toutes sortes puisque Internet permet de préserver un certain anonymat. Être créatif au contraire, c’est contribuer à faire d’Internet un lieu d’échange, de partage, de rencontre… pour enrichir sa vraie vie. La distinction entre virtuel et réel n’a plus de sens aujourd’hui. Internet et le numérique sont désormais dans notre vie, ils sont notre vie. À chacun de nous et aux générations à venir de comprendre, de résister et de créer pour faire en sorte qu’Internet soit un espace le plus humain possible, le plus convivial et le plus riche d’opportunités. C’est tout l’enjeu de la citoyenneté numérique.

1. Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Le Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2011. 2. On sait que le fameux kill switch, cette possibilité de couper toute liaison Internet à l’échelle d’un pays, tient plus de la rodomontade ou du fantasme que de la menace réelle et se révélerait, si elle était possible, tout aussi efficace qu’une ligne Maginot. 3. Douglas Rushkoff, les Dix Commandements de l’ère numérique, traduit par Cyril Fievet, FYP, 2012.

124 mars 2014 mars 2014 études, reportages, réflexions

Gervita, bisounours et 35 heures

› Marin de Viry

our vous servir, l’auteur de ces lignes a vécu deux ­expériences symétriques inverses le week-end passé. La première fut la lecture du dernier Richard Millet, sur lequel je vais revenir, et la seconde la visite des berges de la Seine entre le pont Alexandre-III et celui Pde la Concorde. J’avais repoussé cette découverte, craignant de décou- vrir ce que j’ai en effet découvert. On descend les escaliers à droite du pont Alexandre-III, les Invalides dans le dos. Au bout de cinquante mètres, on voit une potence pour sportifs, avec des cordes et un pan-

neau qui en décrit le mode d’emploi (grim- Marin de Viry est critique littéraire per, en fait). Plus loin, on passe sous une de Marianne, enseignant en « douche sonore » – c’est le nom de l’ins- littérature à Sciences Po, directeur du tallation –, c’est-à-dire une piste de danse développement de PlaNet Finance, et auteur de Pour en finir avec les bordée de miroirs en pied où l’on ­entend, hebdomadaires (Gallimard, 1996), en effet, de la musique, et où danse, à mon le Matin des abrutis (Lattès, 2008), passage, une petite famille heureuse. Plus Tous touristes (Flammarion, 2010) et de Mémoires d’un snobé (Pierre- loin encore, on découvre des containers Guillaume de Roux, 2012). dont les flancs sont vitrés ; des poufs géants › [email protected]

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de couleurs vives sont installés à l’intérieur, et l’on y voit des gens dont on pourrait dire qu’ils sont vautrés ou affalés, si l’emploi de ces mots ne signait l’aveu d’un conservatisme étroit. On comprend, aux panneaux qui présentent ces containers et leur objet social, qu’ils sont un chaînon d’un concept ludique global : le ZZZ. C’est qu’en effet, au bout du chemin, on pénètre dans un œuf gris de cent mètres de long sur vingt mètres de large, qui est le quartier général du ZZZ, son noyau pensant, et qui propose ce week-end-là une œuvre participative de tricot. Je précise que je n’invente rien, pour ceux qui prendraient cet article pour une plaisanterie fictionnelle.V ous arrivez au quartier général (l’œuf, donc), vous demandez vos aiguilles et votre laine, vous les obtenez, et on vous propose d’aller tricoter un truc créa sur un pouf (le pouf est le fil rouge du concept global, il y a en a partout), et ceci fait vous confiez votre ouvrage à l’ordonnateur de l’événement. L’ouvrage est alors exposé sur un fil qui court le long de l’œuf, à côté des autres contributions ; le tout fait œuvre participative, c’est marqué sur un grand tableau noir qui décrit le protocole général. Cette ver- sion en maille du cadavre exquis présentait ce soir-là, à la queue leu leu, un string (un string en laine…), un bavoir pour poupée, un set de table, un gant de toilette, et deux ou trois ouvrages dont je n’ai pu rattacher la forme à une fonctionnalité de moi connue. Mais ce grand œuf n’était pas seulement le quartier général de ce que l’on appelait autrefois des ouvrages de dames. Il abritait aussi des tables de ping- pong, dont évidemment la plupart étaient surludiques, si je puis dire : avec des trous sur la table, de tailles hétérodoxes, des striures de type street painting, etc. Le tout animé par des personnes qui sont mani- festement des professionnels de l’installation ludique, assistées par un brave pompier en surcharge pondérale, sécurité municipale oblige. À la différence de Philippe Muray, qui aurait fait un promeneur inspiré de ces berges-là de la Seine, cette expérience ne déclenche pas en moi les puissances d’un imaginaire furibond. Sourd de ma conscience un mélange de tristesse sèche et de volonté de résister par tous les moyens à une conception de la cité dont a) la théorie est, pour le dire net, un irénisme couillon et b) la pratique est un agir Disney. Le client de ces installations, dont naturellement le caractère faussement

126 mars 2014 mars 2014 gervita, bisounours et 35 heures

provisoire est définitif, est un serf au sourire vide, dressé depuis son plus jeune âge à monter dans des trains fantômes et à embrasser des Mickey géants à Disneyland. La vie intérieure des hommes qui ont conçu cette politique de la cité, et le type de citoyen qui approuve les effets de cette politique est évidemment au bout de la chaîne causale que ne cesse de décrire Richard Millet, mais pas seulement lui. On se souvient qu’il avait en août 2012 publié un ouvrage, Éloge littéraire d’Anders Breivik (1), qui avait déclenché une polémique au terme de laquelle il perdit son siège au comité de lecture de Gallimard. On reprochait à ce texte d’être fas- ciste alors qu’il ne l’était pas, raciste alors qu’il ne l’était pas plus, et de faire l’apologie d’un crime, alors qu’il ne la faisait pas. Tout paraissait normal dans cette exclusion de Millet du champ intellectuel, pourvu qu’on marchât sur la tête et que les mots n’eussent pas de définition. J’avais été invité dans une émission de France Culture où il apparais- sait clairement que son image d’Hibernatus maurrassien bizarrement réchauffé au sein de la maison Gallimard était fixée pour des années, dans notre régime médiatique idiot. On sait que le coup de grâce lui fut porté par un écrivain qui prit la tête d’une pétition en tant qu’ « auteur Gallimard ». J’affirme tranquillement qu’un écrivain assez ridicule pour se désigner lui-même comme « auteur Gallimard » est forcément un imposteur. Quoique ayant moi-même écrit mon pre- mier livre dans cette maison, jamais, jamais une assimilation entre mon travail d’écrivain et la maison d’édition qui m’a publié ne seraient entrés en collision dans ma tête, créant par leur choc à l’intérieur de mon crâne quelque chose comme une base statutaire me permettant d’exiger de mon éditeur qu’il fasse bon droit à mes préoccupations morales en peau de toutou. C’est d’ailleurs plus que ridicule : c’est l’esprit de servage qui est à la base de ce putsch identitaire. Un écrivain est un écrivain, et s’il n’est pas foutu de changer d’éditeur, c’est qu’il n’est qu’une créature. Mais passons. Dans son dernier essai, Richard Millet insiste et persiste. Il appro- fondit et il reste ferme. Lettre aux Norvégiens sur la littérature et les victimes (2) parle un peu de littérature et de paysages norvégiens, mais surtout du sens de son « éloge littéraire » de Breivik, et de l’enseigne-

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ment qu’il tire de la condamnation presque unanime dont il a été l’objet. Il revient sur la littérature, scandale de la vérité, et sur ce que nous devons aux victimes, sur leur vrai statut dans nos consciences, qui n’est pas ce désir de saturnales qui veut mettre la victime à la place du bourreau, qui n’est pas cette fausse empathie déclarative qui cache un narcissisme odieux, mais qui devrait être fondée sur le silence de la prière et sur la recherche du bon usage de la force. Si l’on va aux sources du raisonnement de Millet, on a toujours cette description néo-dostoïevskienne d’une perversion de la vie ­morale de l’homme occidental. Le nihilisme des hommes sans lieu et sans histoire, la sourde angoisse des déracinés se seraient, pour Millet, transformés en désir de destruction de la civilisation. Il situe l’origine de cette pulsion de démolition dans l’esprit du capitalisme anglo-saxon ou plus exactement dans la puissance liquidatrice et éga- lisatrice du marché, et dans le protestantisme, les deux étant récem- ment appuyés par l’islamisme. Selon Millet, toutes ces pensées, ou plutôt ces mouvements de l’esprit, vont du Ciel à la terre en un clin d’œil, sont mécaniquement applicatives, se complaisent volontiers dans un littéralisme violent (Dieu l’a dit, donc on fait). Et toutes ces pensées sont embarrassées du passé, de l’expérience, de la complexité de l’histoire et de l’ambivalence de nos sentiments, car ils contredisent leur rage d’immanence. Pensées de non-séparation du Ciel et de la terre, de confusion, de hâte démoniaque, de fausse revendication de justice fondée sur l’impatience, pleines d’une logique folle, d’une ­pseudo-moralité impeccable, telle, d’ailleurs, que nos moralistes (je veux dire La Bruyère, Retz, La Rochefoucauld) apparaîtraient à ses tenants comme des pervers à qui leur connaissance de l’âme servirait d’alibi pour ne pas réclamer la justice immanente. Le délestage du passé, et donc de la culture, et donc de la patrie, du peuple, des limites de la culture – c’est-à-dire aussi de l’espace dans lequel le sacré d’une société s’est ancré – est la condition pour transformer la vie intérieure, la faire passer de cette pensée sensible et délibérative qui médite sur l’expérience et sur les mystères (une pensée capable de prière) à cette machine qui articule mécaniquement, implacablement, les principes à leur application, en hurlant à la justice et à la cohérence. Cette volonté

128 mars 2014 mars 2014 gervita, bisounours et 35 heures

vise à créer une conscience qui, grâce à son inculture, ne se méfie plus d’elle-même ; car toute la culture nous crie de nous méfier de nous- mêmes, à commencer par la tragédie. Pour fabriquer cette illusion d’innocence, cette sorte de fantasme d’agneau sur la table rase, il faut en passer par un lavage de cerveau ; or un lavage de cerveau réussi doit être consenti à l’avance par le cerveau à laver.

Des hommes qui singent les hommes

C’est le moment où la distraction entre en jeu. La distraction, c’est le cinéma, la télévision, la sous-littérature, les écrans, bref, toutes les activités qui délassent du travail. Mais elles sont utilisées par le nihi- lisme pour remplacer le travail. Car le travail, c’est cette application à fatiguer son être pour en faire sortir une œuvre, une contribution, c’est cette discipline qui cherche en soi une participation à la vie collective, cette dialectique fatigante qui rend son être transitif à travers son œuvre, cette transformation de la peine en bien commun, cet accouchement et cette torture (ces deux notions sont dans l’étymologie du mot, comme on sait) féconds : c’est exactement ce dont ne veut plus le nihilisme. Le nihilisme veut abolir le travail. Il faut que les hommes se déclarent en vacances, en congé de leur œuvre. L’impossibilité de l’élévation est dans le programme. L’avortement du talent est livré en série, avec la vie. Pour que la distraction remplace le travail, la représentation doit se substituer au réel : Mickey doit être mon voisin de palier, Call of Duty mon aire de jeux, et Lara Croft ma copine. Si c’est le cas, c’est gagné, je ne travaille plus, je suis le guide en souriant bêtement. Constat général et devenu banal, de Baudrillard à Debray : tout le monde est sur scène, et quand le réel est déserté – sauf par un nouveau Lumpen­ proletariat méprisable composé des gens qui s’intéressent au réel –, l’œuvre ­devient impossible. Personne ne créera jamais rien à Disney- land, ni sur les berges de la Seine revisitées par la Mairie de Paris. Et Closer, le compagnon de nos jours (enfin, extrapolons un peu), n’est rien d’autre que cette idée brechtienne de faire descendre les acteurs dans les travées, pour priver les spectateurs de leur destin, de leur tra-

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vail. À chaque fois qu’un acteur d’une pièce contemporaine envoie des côtelettes de porc à la figure des bobos au festival d’Avignon, le théâtre fait son travail contemporain : prendre le pouvoir sur le réel, comme Closer. Mais voilà : le théâtre n’est pas fait pour se substituer à la réalité, mais pour aider la société à rester unie. Il s’agit – ou plutôt il s’agissait – de montrer des choses que l’expérience avait répertoriées comme détestables pour l’ordre social, afin que les gens rentrent chez eux avec le désir de les éviter. Le spectacle ancien est un décalogue vendu en mode narratif, une mauvaise expérience qui débouche sur une bonne attitude (ne piquez pas la femme des autres, on connaît l’histoire, c’est le début des ennuis, etc.). Le spectacle nouveau est un putsch par lequel le metteur en scène, un mufle et un imposteur, prétend que c’est la fiction qui conduit le monde. Mais, en soi, la représentation n’a aucun message, elle traite un message venu d’ail- leurs. Quand le théâtre de Shakespeare nous dit que nous sommes logiques et fous à la fois, l’expérience qui conduit à cet énoncé para- doxal n’est pas sur la scène, mais dans le monde. Le théorème de base des spins doctors, « fiction is reality », à partir duquel le storytelling fait son entrée en politique, implique que le monde soit laissé sans sens puisque le message réside désormais dans la fiction du monde. Quand la représentation croit pouvoir dire quelque chose du réel, ce qu’elle dit est fou. Fou parce que sans temps : la scène – une pièce, un film, une émission –, c’est un court moment, alors que la vie des hommes et des sociétés sont longues. Fou parce que sans expérience : le jeu de l’acteur nécessite même de s’extraire de son expérience, de la nier pour pouvoir être autre. Et fou, enfin, parce qu’elle prétend penser alors qu’elle n’est conçue que pour exécuter une narration. Autant donner les clefs du sens à une machine rustique, sans mémoire, faite pour fonctionner deux heures. Si nous sommes bien devenus ces êtres vidés de notre vie intérieure, biberonnés à l’image, et dénués de destin, qui singeons les hommes, nous voyons bien, en effet, le rôle de la littérature, qui est de nous tirer de là par tous les moyens (je ne dirais pas « y compris légaux », je tiens à ma petite image, hein ?). Et nous voyons bien aussi la figure de l’assassin terminal poindre. Il n’a jamais appris le réel, la loi, le sens, ni

130 mars 2014 mars 2014 gervita, bisounours et 35 heures

le passé. Il incarne une fausse loi venu du spectacle, des écrans, fondée sur le mariage de la toute-puissance et du vide. La « haine impuis- sante » sera le moteur de l’avenir, disait déjà Stendhal. Et la révélation proprement insupportable de cette haine impuissante, disons l’état dans lequel était Hitler en avril 1945 ou Napoléon devant Moscou en flammes, s’est en effet beaucoup démocratisé ces derniers temps, au point de coloniser la tête d’un petit Narcisse pédant comme Breivik.

Cash flow, Hollywood et sacré

Que peut-on opposer à l’analyse de Millet, et que veut-il, au fond ? Une observation calme de nos contemporains aboutit au constat qu’en effet, comme le décrit Millet, une part croissante d’entre eux est constituée d’ectoplasmes, c’est-à-dire d’émanations visibles de ces ­médiums que sont devenus les médias et le spectacle. Des esprits mes- mérisés par Laurent Ruquier (ou ses équivalents techniques), « sven- denborgisés » par les scénaristes, et dénués d’autonomie de conscience. Je vois le même bout de chaîne que Millet. En revanche, je reste très dubitatif sur le rôle qu’il assigne au protestantisme et à l’islam, même si je comprends qu’il parle d’une version de masse de ces deux reli- gions. Les trois moteurs puissants que j’ai pour ma part vus fonc- tionner en ce bas monde sont a) le calcul d’actualisation du cash flow, b) l’esprit de Hollywood, et c) le sacré, chose bien différente de la religion. L’actualisation du cash flow, c’est le fondement actuel du comportement des acteurs économiques privés, qui sont les seuls qui comptent vraiment. C’est l’idée qu’un dollar voudra demain moins qu’un dollar aujourd’hui, que l’avenir vole le présent, lequel doit en conséquence répliquer en exigeant un taux d’intérêt qu’il va appeler « prime de risque ». Les mémères du Kentucky qui veulent changer de coupé Mercedes tous les dix-huit mois vont demander aux gérants de leur fonds de pension des rendements obscènes. De là la nécessité de fabriquer des esclaves, en conscience ou en force de travail. De là le pilotage financier de l’entreprise, c’est-à-dire la disparition de ses finalités originelles au profit d’une recherche frénétique de rentabilité

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élevée. Lorsque j’ai fait mon Master in Business Administration, le professeur de corporate finance (américain) avait introduit son cours en projetant une diapositive sur laquelle était inscrite le fameux : « Las- ciate ogni speranza, voi che’ntrate », de Dante Alighieri. Je croyais que c’était une « introductory joke ». Pas du tout, c’était bien l’entrée dans l’enfer du liquide, autrement appelé le cash. La cash generation, déité des directions générales, est le nom pratique de la liquidité de tout. On devrait rebaptiser le capitalisme en « liquidalisme », et c’est bien triste. L’autre grand moteur, c’est Hollywood, et là les choses sont plus simples, il suffit de suivre les guides, à peu près tous les intellectuels français importants s’y sont collés. L’affaire est entendue : le grand vec- teur de bêtise qu’est Hollywood, cette machine à substituer Angelina Jolie à Jean-Paul Sartre, fonctionne à plein, s’est dupliquée, fabrique du crétin à haute dose. Le partenariat global de toutes les marques mondiales avec l’industrie du divertissement pour nous vider de nos pensées afin de nous les remplir avec du neuf, c’est-à-dire des désirs d’achat, fonctionne admirablement. Entre l’urgence de répondre aux injonctions de retour sur investissement et celle de nous vider la tête en la remplissant du vent qu’il y a à désirer consommer, nos vies vont vite, avec pour moteur l’angoisse et pour milieu le vide, et il n’y a pas de place là-dedans pour faire un homme. Le sacré aussi fonctionne très bien, je veux dire que beaucoup de nos contemporains se transforment en murs de feu quand on écorne leur sacré. Les perdants, surtout, ainsi qu’Enzensberger l’a montré, s’agissant des terroristes islamistes. C’est fou ce que le sacré incite les laissés-pour-compte au sacrifice ! Mais ce n’est pas un sacré lié à une conversion (Polyeucte), à une élaboration doctrinale (la patristique), ou encore à un système traditionnel de convocation de l’invisible qui fabrique de l’ordre et de la paix (mon curé de village), et encore moins un sacré lié aux espérances que l’invisible recèle (vie de l’esprit). C’est un sacré de combat, ou plutôt de compétition. C’est un nihilisme de croisade : par exemple, un projet de charia littérale universelle contre un projet de mariage pour tous à l’échelle mondiale. C’est, si je puis dire, un sacré vindicatif et sans culture. C’est dans des terres comme la Californie que ses nouvelles formes prospèrent.

132 mars 2014 mars 2014 gervita, bisounours et 35 heures

Le protestantisme… Je sais bien qu’il chagrine quelques grands esprits. Dans l’admirable Bernanos, je lis que Luther, s’il avait été vrai- ment saint, aurait dû être fidèle à cette catin qu’était devenue Rome. On (je veux dire les tenants de l’esprit catholique) leur reproche beau- coup de choses : on trouve un peu raide que les protestants considèrent comme dangereusement lascive notre conception du corps, obscène notre coquetterie, spirituellement lâche notre obéissance doctrinale, hypocrites nos médiations subtiles, dangereuses nos gradations entre le Ciel et la terre où nous perdons nos âmes en chemin, impure notre iconolâtrie, tralala. On leur en veut beaucoup pour la Vierge Marie – Sollers, surtout, ne cesse de faire l’apologie de la Vierge et de cla- mer que son oubli ouvre la voie au fascisme, dégagement qui me fait toujours rire –, la présence réelle dans les saintes espèces, etc. Tout ça, c’est du flan, un fromage de discorde pour petits clercs. Le protes- tantisme est chrétien et en tant que tel, il est proche du catholicisme. La nécessité, je veux dire le rapport entre l’invisible et le visible, n’est pas plus perdue par les protestants que par les catholiques. Ce sont les ectoplasmes qui ont perdu la nécessité. À la fin, c’est une religion et comme toutes les religions, elle peut produire l’hallucination ou la raison, le littéralisme ou la recherche du sens, la violence ou la dou- ceur, et fabriquer des forts ou des minables. Je sais bien aussi qu’on dit qu’il est matérialiste, au sens où Balzac prophétisait que les catho- liques deviendraient protestants et que les protestants deviendraient athées. Qu’ils ne soutiennent pas assez l’esprit de mystère, qu’ils ne méprisent pas assez le monde. Je voudrais bien qu’on me fournisse des statistiques sur l’accumulation de capital par tête entre les popu- lations catholiques et protestantes, à condition de départ égales, entre le début du XVIe siècle et aujourd’hui, et on verra si on peut tirer des conclusions sur leur appât du gain. Weber n’a rien dit de défini- tif là-dessus, contrairement à ce que croient pouvoir penser quelques étudiants de Sciences Po ; la question de savoir si le petit Jésus a plus dit aux protestants d’accumuler du capital qu’aux catholiques reste pendante, et, je le crains, stérile. Les Italiens de la Renaissance et les juifs du Moyen Âge font de bons concurrents aux huguenots en ­matière d’esprit d’accumulation. Bref, un débat un peu charpenté sur

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la pureté évangélique des mœurs de l’Église a tourné au vinaigre spi- rituel au début du XVIe siècle, et depuis on continue de se gratter la tête face aux mystères de la division. J’attends que Millet me fasse une démonstration plus forte sur le protestantisme. Sur l’islam, je n’ai rien pour le contredire, sachant que quand il parle d’un islam devenu un fanatisme faussement sacré et vraiment nihiliste, je le suis, c’est-à-dire qu’il y a danger, ferment de guerre civile, concurrence pour le contrôle politique du sol, donc conflit armé potentiel. Et quand il parle de l’islam qu’il aime, je n’ai rien à ajouter ou à retrancher à ce qu’il dit, par ignorance. Au total, que veut-il ? La civilisation, et nous sommes de nouveau d’accord. Qu’appelle-t-on civilisation ? Un endroit défini où il existe une culture, des lois, un sacré, un peuple pour les partager et les faire vivre. Verticalité (Ciel et tradition), cercle (frontières, qui interdisent et permettent à la fois), et esprit de conversation (on peut progresser en frottant les esprits, à condition de savoir de quoi on parle, ce qui nécessite un long temps d’étude). Et des dimanches intelligents, au sens de Hegel, pour philosopher sur ce que nous avons réalisé dans la semaine. Il n’y a plus que des poches sociales qui répondent à cette ­définition, nous sommes d’accord. Millet aime la civilisation fran- çaise ; on le comprend. Il pense que, pour y vivre en paix, il faut la défendre. C’est élémentaire, mais je reconnais que dans les critères du débat contemporain, ça apparaît comme une sorte de scoop. Avant d’écrire cet article, nous nous sommes amusés avec une amie à définir la situation actuelle de l’esprit public en France en trois mots, et trois seulement. Résultat : Gervita (c’est un dessert industriel qui mélange intimement beaucoup d’ingrédients et représente bien la confusion intellectuelle), Bisounours (un impératif de sympathie abstraite sur fond d’irénisme mouillé), et 35 heures (la renonciation à produire une œuvre). À cause de cela, il faut lire Millet.

1. Richard Millet, Langue fantôme, suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik, Pierre-Guillaume de Roux, 2012. 2. Richard Millet, Lettre aux Norvégiens sur la littérature et les victimes, Pierre-Guillaume de Roux, 2014.

134 mars 2014 mars 2014 études, reportages, réflexions

Comment relancer l’organisation mondiale du commerce ?

› Annick Steta

accord signé à Bali, le 7 décembre 2013, par les repré- sentants des 159 pays membres de l’Organisation mon- diale du commerce (OMC), a sauvé le cycle de négocia- tions entamé à Doha le 1er janvier 2002. Pendant plus de dix ans, le round de Doha est allé d’échec en échec : L’les discussions entre les parties prenantes ont achoppé sur de nombreux points, dont le refus des pays avancés de renoncer à subventionner leur agriculture. Afin d’augmenter les chances d’obtenir un accord lors de la conférence ministérielle de Bali, le directeur général de l’OMC, Roberto Azevêdo, a fait sortir les sujets les plus épineux du champ des négocia- tions. Le « paquet de Bali » couvre essentiellement­ des questions relatives à la « facilitation des échanges » : une série de simplifications, d’harmoni- sations et de standardisations des procédures douanières. Selon le précé- dent directeur général de l’OMC, Pascal Lamy, la facilitation des échanges « réduirait de moitié environ l’épaisseur administrative des frontières. Dans le monde d’aujourd’hui, les frais qu’il faut engager pour traverser les frontières représentent 10 % de la valeur du commerce international. La moyenne mondiale pondérée des droits de douane est de 5 %. L’épaisseur des frontières constitue donc un coût deux fois plus élevé que les droits de

douane. La nécessité d’aller dans cette direc- Annick Steta est docteur en sciences tion avait déjà été reconnue à un moment où économiques. › [email protected]

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les chaînes de valeur n’avaient pas pris l’ampleur qu’elles ont actuellement. L’épaisseur des frontières constitue un problème si vous avez une frontière à franchir pour produire quelque chose. Mais si vous avez sept frontières à franchir, l’épaisseur des frontières devient un problème sept fois plus im- portant. Réduire cette épaisseur devient donc sept fois plus efficace » (1). Faire de la facilitation des échanges le cœur de la conférence ministérielle de Bali a permis de limiter les sujets de friction et de parvenir à conclure le premier accord d’envergure depuis la création de l’OMC (2). Plusieurs pays se sont néanmoins inquiétés de leur capacité à financer les modifica- tions de leurs procédures douanières et ont demandé l’aide d’autres États membres. Les estimations de l’augmentation de la production mondiale que généreront les mesures adoptées à Bali varient fortement : elles os- cillent entre 68 et 400 milliards de dollars par an (3). Ces gains devraient être concentrés dans les pays pauvres et les pays en développement (4). Certains observateurs jugent toutefois que les montants cités sont dispro- portionnés : c’est le cas de Sébastien Jean, le directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii), qui souligne que l’accord de Bali « contient peu de dispositions réellement contraignantes » et estime qu’« il aura probablement des conséquences pratiques limitées » (5). Pour parvenir à un accord, les parties prenantes ont dû se plier aux exigences de l’Inde, qui menaçait de faire capoter les négociations s’il lui était interdit d’augmenter les subventions aux productions agricoles afin de soutenir ses agriculteurs et de permettre à sa population de disposer de denrées alimentaires à bas prix. New Delhi a obtenu que les pays dépas- sant le plafond de subventions autorisé pour un programme de sécurité alimentaire ne soient pas sanctionnés et que la durée de ce sursis ne soit pas précisée dans l’accord final (6). En contrepartie, l’Inde s’est engagée à ne pas exporter ses produits agricoles subventionnés, de manière à ne pas créer de distorsions de concurrence sur les marchés tiers. Que la confé- rence ministérielle de Bali ait été prise en otage par un seul pays montre combien la capacité de l’OMC à créer le consensus indispensable à tout accord global reste fragile. Le déclenchement en 2008 d’une crise économique comparable, par son étendue et sa profondeur, à celle des années trente a marqué la fin de la tendance à l’ouverture des frontières et à l’approfondissement des échanges internationaux. Alors que les exportations, exprimées en pour-

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centage du produit intérieur brut (PIB) mondial, n’avaient cessé de pro- gresser entre 1986 et 2008, elles sont restées stables depuis la fin de cette période. La mondialisation des échanges se poursuit, mais de façon plus sélective que par le passé. Les responsables politiques s’efforcent désor- mais de concevoir des stratégies permettant de sélectionner plus finement leurs partenaires commerciaux. Les grands pays émergents, au premier rang desquels les BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), ont développé une gestion de la mondialisation reposant notamment sur l’utilisation de la politique industrielle : ils n’hésitent pas à subventionner les producteurs nationaux ou à leur consentir des prêts de façon à leur donner un avantage concurrentiel. La crise de 2008 a donné naissance à un « protectionnisme caché » plus difficile à identifier et à combattre que les mesures tradition- nelles de restriction aux échanges. Selon Global Trade Alert, une initia- tive coordonnée par le Center for Economic Policy Research (CEPR), au moins 400 nouvelles mesures protectionnistes ont été mises en place chaque année depuis 2009. La protection commerciale mise en œuvre par les pays émergents est plus importante que celle en vigueur dans les économies avancées. Les droits de douane sont en moyenne trois fois plus élevés en Chine qu’aux États-Unis et quatre fois plus élevés au Brésil. Le Brésil, l’Inde et la Russie, qui ont eu largement recours à des mesures protectionnistes depuis 2008, ont enregistré une croissance économique décevante lors de l’année écoulée. Certains pays émergents commencent à prendre la mesure des coûts associés au protectionnisme : c’est le cas par exemple de la Chine et du Mexique (7). Tandis que le monde émergent s’efforçait de limiter son exposition au commerce international et que le cycle de Doha piétinait, la tendance à la régionalisation des échanges commerciaux s’est intensifiée.­ Cent quatre accords régionaux de libre-échange ont été conclus entre 1958 et 2001, contre 154 depuis cette date (8). Plusieurs projets ambitieux ont été récemment lancés. Les États-Unis, le Japon et dix autres pays (9) préparent l’Accord de partenariat trans-Pacifique (Trans-Pacific Par- tnership) destiné à accroître le degré d’intégration des économies de la région Asie-Pacifique. Lors du discours sur l’état de l’Union qu’il a prononcé le 12 février 2013, Barack Obama a annoncé l’ouverture for- melle de discussions avec l’Union européenne sur « un partenariat glo- bal transatlantique en matière de commerce et d’investissement ». La

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conclusion de ce partenariat, connu sous le nom de Transatlantic Trade and Investment Partnership, ferait tomber les barrières tarifaires et non tarifaires (10) subsistant entre les États-Unis et l’Union européenne. Elle permettrait de relancer les échanges entre ces deux ensembles et de sti- muler la croissance économique des deux côtés de l’Atlantique. L’élimi- nation des dernières barrières tarifaires se traduirait par une hausse du PIB de 0,4 % en Europe et de 1 % aux États-Unis. Quant à la réduction de moitié des barrières non tarifaires, elle pourrait faire bondir de 3 % le PIB de ces deux géants. Le commissaire européen au Commerce, Karel De Gucht, a par ailleurs laissé entendre que ce projet de partenariat transatlantique était destiné à contrebalancer l’influence grandissante des pays émergents. La Chine et l’Inde participent en effet aux discus- sions appelées à donner naissance, d’ici la fin 2015, à un accord régional de libre-échange incluant les principales économies asiatiques : le Regio- nal Comprehensive Economic Partnership devrait réunir l’Australie, la Chine, la Corée du Sud, l’Inde, le Japon, la Nouvelle-Zélande et les dix pays de l’Asean (Association of Southeast Asian Nations ou Association des nations de l’Asie du Sud-Est). L’économiste Arvind Subramanian, qui est chercheur au Peterson Institute for International Economics ain- si qu’au Center for Global Development, considère que l’essor d’accords régionaux de libre-échange de plus en plus importants fait peser une « menace existentielle » sur l’OMC et craint que « le commerce multila- téral tel que nous l’avons connu [ne devienne] progressivement de l’his- toire » (11). Si les pays avancés et les pays émergents ont les moyens de défendre leurs intérêts commerciaux en dehors de l’OMC, il n’en va pas de même des pays pauvres d’Afrique et d’Amérique latine : ces derniers ne peuvent que pâtir du recul du multilatéralisme. Afin que l’accord de Bali ne constitue pas le chant du cygne de l’OMC, il est nécessaire de redéfinir les règles de fonctionnement de l’organisation genevoise. Selon Sébastien Jean, « les règles n’évolueront dans l’enceinte multilatérale que sous l’impulsion d’un groupe de leaders. Les États-Unis et l’Europe ont joué ce rôle au temps du GATT. Ils ne peuvent plus le faire désormais sans la participation de la Chine et des autres grands émer- gents » (12). Or les BRIC, que les pays avancés considèrent comme de redoutables rivaux, estiment que leur niveau de développement n’est pas encore suffisant pour les autoriser à se passer de protection commerciale

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(13). L’OMC a par ailleurs perdu de son attractivité : en raison des pro- grès réalisés lors des cycles de négociation antérieurs, les gains liés à une libéralisation accrue des échanges commerciaux tendent à se réduire. Un accord sur l’ensemble de l’agenda de Doha aurait pour conséquence une augmentation de 0,5 % du PIB mondial. Par comparaison, le cycle de l’Uruguay, qui s’est déroulé de 1986 à 1994, a produit une augmentation du PIB mondial variant entre 0,5 % et 1,3 % selon les estimations. Un moyen de sortir de cette impasse consisterait à rompre avec le principe selon lequel les accords de l’OMC doivent être signés par l’ensemble des États membres et à encourager l’adoption d’accords plurilatéraux ouverts à d’autres pays. Cette pratique n’est pas inédite : deux des quatre accords plurilatéraux adoptés lors du cycle de négociations de Tokyo sont tou- jours en vigueur (14). Le recours à cette méthode permettrait à l’OMC de proposer une alternative aux accords régionaux de libre-échange et de contourner les difficultés inhérentes à la négociation d’accords multila- téraux de grande envergure. En avançant à petits pas, l’OMC pourrait progressivement se remettre au centre du jeu commercial international.

1. « L’OMC entre deux mondes », entretien avec Pascal Lamy,Revue des Deux Mondes, avril 2013, p. 27-28. 2. Instituée par les accords de Marrakech de 1994, l’OMC est entrée en fonction le 1er janvier 1995. Elle est l’héritière du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT). 3. Le montant de 400 milliards de dollars par an correspond à une diminution de 10 % du coût d’acheminement des biens échangés internationalement. 4. « The Indian problem », The Economist, 23 novembre 2013, p. 17. 5. « L’accord de Bali a une portée limitée et a surtout sauvé le crédit de l’OMC », entretien avec Sébastien Jean, le Monde, supplément « Économie & Entreprise », 10 décembre 2013, p. 6. 6. « Unaccustomed victory », The Economist, 14 décembre 2013, p. 66. 7. « The gated globe », The Economist, 12 octobre 2013, p. 11. 8. « In my backyard », rapport spécial « The Gated Globe »,The Economist, 12 octobre 2013, p. 14. 9. Ces dix autres pays sont : l’Australie, Brunei, le Chili, le Canada, la Malaisie, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, le Pérou, Singapour et le Viêt Nam. 10. Les barrières tarifaires aux échanges internationaux sont, pour l’essentiel, les droits de douane imposés aux biens importés. Les barrières non tarifaires sont tous les autres obstacles à l’entrée de marchandises étrangères sur le territoire national : limitations quantitatives, normes techniques, normes sanitaires, formalités administratives complexes et coûteuses, etc. 11. « In my backyard », art. cit., p. 11. 12. « L’accord de Bali a une portée limitée et a surtout sauvé le crédit de l’OMC », art. cit., p. 6. 13. « In my backyard », art. cit., p. 14. 14. Il s’agit de l’Accord sur le commerce des aéronefs civils et de l’Accord sur les marchés publics.

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raison garder François, Valérie, Julie et les autres...

› Gérald Bronner

e 13 janvier 2014, Jean-François Copé a déclaré dans l’émission de France 5 « C Politique » que tout cela était « désastreux pour l’image de la fonction présiden- tielle ». Il évoquait ainsi une affaire débusquée par Closer impliquant des infidélités supposées du président de la République. Celui-ci, comme chacun sait à L Gérald Bronner est professeur de présent, se serait rendu chez l’actrice Julie sociologie, spécialiste des croyances Gayet. La seule chose intéressante dans cette collectives et des phénomènes de déclaration de M. Copé, outre la curiosité cognition sociale, à propos desquels il a publié plusieurs livres, dont qu’on peut avoir pour l’art de la prétéri- l’Empire des croyances (PUF, 2003), tion (attendu qu’elle avait été précédée par salué d’un prix de l’Académie des son insistance à ne vouloir évoquer la vie sciences morales et politiques,­ l’Empire de l’erreur. Éléments de privée de personne), est que c’est peut-être sociologie cognitive (PUF, 2007), la première fois qu’en France un homme l’Inquiétant Principe de précaution, politique de premier rang se hasarde à faire co-écrit avec Étienne Géhin (PUF, une déclaration « à chaud » concernant 2010), et la Démocratie des crédules (PUF, 2013, prix de la Revue des Deux les frasques amoureuses d’un concurrent Mondes). ­politique. › [email protected]

140 mars 2014 mars 2014 raison garder – françois, vélérie, julie et les autres...

On s’est enorgueilli longtemps de ce que la France fut préservée de cette passion qu’on trouve aux États-Unis, par exemple, pour la vie privée des hommes d’État. Nous avions même pris l’habitude d’obser- ver, stupéfaits, la pudibonderie américaine en la prenant pour une sorte d’atavisme religieux. Cette interprétation, sans être fausse, est peut-être un peu rapide, sinon comment expliquer le surgissement dans notre pays de ce type d’affaires ? C’est que l’affaire Hollande-Gayet a de fâcheux précédents. Rap- pelons-nous en effet que le 24 février 2010, un journaliste free-lance, présentateur sur BFM Radio, écrivait un tweet qui disait tout haut ce que l’on croyait savoir tout bas dans les rédactions parisiennes : « Ça y est, la rumeur Biolay-Carla arrive sur Twiter. » En quelques jours des centaines de tweets vont évoquer une affaire dont bientôt tout le monde entendra parler. Carla Bruni, alors première dame de France, aurait quitté Nicolas Sarkozy pour le chanteur Benjamin Biolay. Le président, quant à lui, se réconforterait dans les bras de la secrétaire d’État chargée de l’écologie, Chantal Jouanno ! Ce vau- deville rocambolesque impliquant un chassé-croisé entre quatre per- sonnalités du monde politique et des arts avait tout pour être un bon produit médiatique.­ Seulement, l’évoquer officiellement aurait violé l’entente tacite entre médias orthodoxes qui veut qu’on n’évoque pas la vie privée des hommes politiques. Dans le même temps, les tweets évoquant l’affaire viennent souvent de journalistes, ce qui ne paraîtra paradoxal que si l’on oublie que les réseaux sociaux sont censés être semi-privés, ce qui autorise (on parle « entre amis ») un traitement de l’information bien différent de celui qu’on s’autorise dans les médias orthodoxes. De plus, cette affaire est évoquée de façon iro- nique, humoristique et rarement de façon explicite. Ce bruissement ­devient obsédant et bientôt certains s’en saisissent sur des sites ou sur des blogs. Ainsi, le 5 mars 2010, Arnauld ­Champremier-Trigano se justifie-t-il sur Blogact.com : « Si je n’ai pas pu vérifier l’info, j’ai pris le soin de vérifier que cette rumeur circulait dans plusieurs rédactions et c’est bien le cas. Elle doit donc, au minimum, être prise pour ce qu’elle est : un sujet de discussion et de préoccupation des journalistes. »

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C’est un nouveau tweet qui va donner à l’affaire sa réelle ­ampleur, celui de Johan Hufnagel, journaliste considéré comme crédible. Pour- tant son tweet est sibyllin, c’est le moins que l’on puisse dire : « Benja- min Biolay c’est bien le mec qui… », mais il n’en faudra pas plus pour que le site Suchablog.com y voit l’indice suffisant pour commencer à évoquer très explicitement la rumeur. L’auteur de la page croit même savoir pourquoi les journalistes n’évoquent pas officiellement cette « im- portante » affaire : « De nombreuses rédactions seraient visiblement au courant d’un petit remaniement dans le couple présidentiel mais ne sortiraient pas l’information avant les élections régionales… » Mais cette rumeur franchit un cap décisif de crédibilité le 9 mars 2010 lorsqu’un blog hébergé par le site du Journal du dimanche évoque explicitement l’affaire. La simple association du logo du journal à ces ragots paraît suffire à leur donner le crédit et l’audience nécessaires à les constituer en affaire internationale dans les jours qui suivent. Le Sun, le Daily Mail, la Nación, l’Irish Independant, la Stampa… des dizaines de journaux vont évoquer la crise du couple présidentiel français sans toujours avoir la prudence d’utiliser le conditionnel ni de préciser que si le Journal du dimanche était associé à cette affaire, ce n’était que sous la forme d’un blog hébergé et non sous celle de sa publication officielle. Qu’importe ! La pression est à présent trop forte pour que l’entente tacite régissant le traitement des affaires privées soit appliquée. Personne ne veut prendre le risque de ne pas traiter cette croustillante informa- tion si les concurrents le font. Cette drôle d’affaire, qui s’est révélée par- faitement fausse, fut donc évoquée dans les pages de presque tous les quotidiens français, à la radio, à la télévision. La « pipolisation » du monde politique n’est pas qu’une question de culture nationale, comme le fait remarquer l’historien Robert Zarestsky,­ professeur à l’université de Houston, car jusqu’à récemment, même au États-Unis : « Personne ne s’intéressait au fait que Roosevelt ou Einsehower trompaient leur femme. Les liaisons de John F. Kennedy n’ont jamais fait scandale. Et il y avait des rumeurs sur le premier président Bush qui n’ont jamais été ti- rées au clair [...] Si les choses ont ainsi évolué aux États-Unis, depuis Bill Clinton, c’est pour beaucoup dû à Internet [...] et aux chaînes câblées­ comme Fox News… »

142 mars 2014 mars 2014 raison garder – françois, vélérie, julie et les autres...

Cette pression concurrentielle sur le marché de l’information conduit les médias à se commettre dans des thèmes qu’ils s’étaient toujours refusés à traiter par le passé. Il suffit que l’un y mette le doigt pour que tous soient absorbés. Les journalistes savent bien qu’il vaudrait mieux, pour la qualité de l’information, ne pas traiter ce type de d’information sur le marché cognitif (1). Ils voient l’intérêt général, mais ne peuvent plus le rendre compatible avec leur intérêt personnel. Ce n’est pas qu’il soit impos- sible de le faire, certains journalistes, certains médias, selon les affaires, s’en sortent remarquablement bien et ne manquent pas de retenir leur plume, mais en moyenne il semble que le piège se referme sur eux. D’ailleurs, le 14 janvier dernier, lors de la conférence de presse de François Hollande, la première question concernant la vie privée du président est posée dès les premières minutes. Elle l’est par le président de ­l’Association de la presse présidentielle : « Valérie Trierweiler est- elle toujours première dame de France ? » Il s’en excuse d’ailleurs dans la foulée par un tweet explicite : « Albert Londres, pardonne-moi ! » Ensuite, plus de 20 % des questions posées par les journalistes tour- neront autour de la relation supposée entre le président et l’actrice ! Ainsi, en France, jusque dans les années quatre-vingt-dix, une ­entente tacite entre tous les médias permettait, au moins sur les sujets touchants la vie privée des politiques, de sortir de la situation dilemma- tique qu’impose la pression concurrentielle. Mais l’apparition d’Internet et l’existence de médias peu scrupuleux fait croître cette pression parce qu’elle permet à chacun de proposer une information sur le marché cognitif. Dès lors, la moindre rumeur, si elle rencontre un certain suc- cès sur ce marché hétérodoxe de l’information, organise une pression sur les médias orthodoxes et mettra à mal cette entente tacite qui peut être rompue aussi par la désinvolture déontologique dont peuvent faire preuve des médias comme Fox News ou Closer. Les médias convention- nels (journaux, radio, télévision) sont certes en concurrence entre eux, mais soulignons à quel point ils ont désormais à subir, et de plus en plus, la concurrence du média Internet. Ainsi, selon une enquête Orange- Terrafemina réalisée en 2011, 62 % des interviewés déclarent avoir recours aux médias numériques pour accéder à l’information « le plus

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vite possible » et une autre enquête réalisée par Ericsson la même année révèle que 35 % des Américains possédant un smartphone commencent à rechercher des informations avant même de sortir de leur lit… Tout cela peut paraître anecdotique mais révèle assez bien la concurrence ef- frénée dans laquelle s’inscrivent tous ceux qui font profession de diffuser de l’information. La clé de leur succès professionnel tient, entre autres, à la rapidité avec laquelle ils pourront partager une information. Cela a toujours fait partie des dérives possibles de la profession (recherche du scoop à tout prix, tentation sensationnaliste…), mais les conditions contemporaines du marché cognitif la contraignent à exprimer parfois le plus mauvais plutôt que le meilleur d’elle-même. Nous sommes donc face à un parfait exemple de dérégulation du marché. Dans ces conditions, comme chacun sait, si la vertu des ­acteurs n’est pas suffisante, il est nécessaire de se doter d’une instance de ­régulation. Que cette instance ne doive pas dépendre du politique, c’est une évidence, ce serait un recul démocratique. Une telle instance de régulation devrait être créée et animée par les journalistes eux-mêmes. Une institution de paires. On pourrait dire, les journalistes en premier lieu, qu’une telle initiative pourrait être liberticide. Cependant, avant de défendre cet argument, qu’on prenne bien conscience qu’il n’est pas plus grande négation de la liberté qu’une liberté exercée inconditionnel- lement. Une liberté qui contraint paradoxalement les individus à faire ce qu’ils savent ne pas devoir faire et qu’ils n’ont pas même envie de faire. L’existence d’une telle instance de paires est non seulement pos- sible mais encore nécessaire aujourd’hui, entre autres pour préserver une partie de ce qu’il reste de la liberté des journalistes. D’autres professions ont su se doter de telles instances. Pourquoi les journalistes ne le pourraient-ils pas ?

1. Le marché cognitif est un concept qui permet de se représenter l’espace fictif dans lequel se diffusent les produits cognitifs : hypothèses, croyances, connaissances, etc. qui sont en concurrence dans l’espace public notamment. Le marché cognitif appartient donc à une famille de phénomènes sociaux (à laquelle appartient aussi le marché économique) où les interactions individuelles convergent plus ou moins aveuglément vers des formes relative- ment stables de la vie sociale.

144 mars 2014 CRITIQUES

cinéma Le style cinématographique de Cocteau › Frédéric Verger

MUSIQUE Delibes, Bartók, Tchaïovski › Mihaï de Brancovan

DISQUES Suzuki, Bach à la japonaise › Jean-Luc Macia

cinéma | critiques

cinéma Le style cinématographique de Cocteau › Frédéric Verger

e sujet de Cocteau (1), c’est le style. Le dessin des gestes, l’inflexion des voix pour les êtres ; le tour de main, L une certaine particularité de forme pour les œuvres ; dans les deux cas, le style s’accompagne d’un incompréhensible pouvoir de métamorphose du caractère, de la situation, à la fois splendeur et justification, peut-être rédemption. La vie, les péripéties du destin, ses avanies, ses ironies, ses souffrances ne sont que des pierres de touche qui mettent à l’épreuve la capacité des êtres au style. Et le lecteur ou le spectateur de ses œuvres le découvre chez ses person- nages avec la même exaltation, la même surprise qu’ils le découvrent eux-mêmes, comme un démon familier avec lequel ils jouent et qui se joue d’eux. Car le style, l’allure tiennent à la fois du jeu et du ­naturel, ils sont, si l’on veut, un théâtre, mais un théâtre où l’on ne ­répète pas, où l’acteur est lui-même le premier surpris de ce qu’il fait. A-t-on conscience de ce que l’on fait qu’on tombe du fil comme ce somnambule-acrobate qu’il ne faut pas réveiller, figure emblématique chez Radiguet, chezCocteau ­ lui-même. Ce qui intéresse Cocteau donc dans ses romans et ses films, c’est la forme, le geste, c’est l’effet, dans ce qu’il a à la fois d’appuyé et de miraculeux. Car, d’une certaine façon, Cocteau est lourd, contrairement à ce que croient les imbé- ciles, mais, contrairement aussi à ce qu’ils imaginent, c’est cette lourdeur qui est sublime. Comme souvent, ce sont les

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malveillants qui voient juste en l’accusant de chercher, de souligner l’effet, mais s’ils voient juste, ils sentent mal, ils sont comme ces enfants trop sérieux qui n’aiment pas la magie parce qu’ils savent qu’il y a un truc. Trouver l’innocence dans l’emphase, la foudre dans l’ef- fet, telle est sa manière. Il n’a pas d’autre sujet que le style même, non parce qu’il n’a rien à dire, mais parce que pour lui le style est la vie même, la seule façon humaine de vivre. Ses six films (2) proposent une sorte d’itinéraire, chacun d’eux une étape dans la découverte par leur auteur de la nature du style cinématographique, un affrontement avec les possibilités expressives de l’écriture cinématographique, qui devient en quelque sorte le vrai sujet du film. Le début de la carrière de Cocteau cinéaste est marqué par l’antagonisme de deux objets de fascination très diffé- rents, presque opposés. Ce qui semble le fasciner est préci- sément cet antagonisme. D’une part, il y a l’image, au sens pictural, graphique, onirique du terme, celle qui pourrait trouver aussi une ­représentation dans la peinture, le dessin, la photographie, sur la scène. La lumière, bien sûr, y joue un rôle important. Mais d’autre part, il y a ce rythme abstrait, ce ballet qui met en jeu le temps et le mouvement, invisible à la plu- part des spectateurs, qui pourtant en sentiront les effets s’ils savent sentir : la logique et la respiration du découpage, l’évidence et la surprise du beau changement de plan, et, à l’intérieur de l’image, ce qui sort de la dimension purement graphique, le recadrage, le mouvement d’appareil. Le génie­ de Cocteau cinéaste est d’avoir tout de suite senti cette ­seconde dimension, d’avoir saisi sa subtilité et sa richesse, et compris que, plus que dans la première, c’est en elle que résidait le véritable style au cinématographe. Le Sang d’un poète (1930), sa première réalisation, ­financé par le vicomte de Noailles en même temps que l’Age d’or de Luis Buñuel, est de tous ses films celui qui joue le plus ouver-

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tement de l’analogie entre le cinéma et le rêve. Les motifs fan- tastiques ou oniriques de toute l’œuvre à venir (le miroir où l’on plonge, comme vers la mort ou la renaissance, la statue qui s’anime et qui tue, la marche solitaire, l’épreuve qui tient à la fois de la cérémonie et de la mise à mort) y apparaissent déjà. Mais dès ce premier film Cocteau semble avoir aussi senti ce que cette analogie pouvait avoir de facile, de dan- gereux. Et qu’un film qui ne s’impose pas aussi par un effet de réalisme, un grain documentaire, ne vaut rien, même, et peut-être surtout, s’il s’agit de montrer un homme qui hésite, fasciné, craintif, à plonger dans un miroir (grain documen- taire si fort, si beau, que le fait même que dans le film le trucage de ce moment soit un peu raté puisqu’on voit l’écla- boussure de l’eau censée représenter la glace, loin d’amoin- drir l’effet, ne fait qu’en augmenter, de façon brute, réaliste, la poésie). L’imagerie la plus riche n’est rien si les moyens propres du style cinématographique ne lui confèrent pas un rythme et un grain. Et on voit aussi à quel point Cocteau a compris dès ce premier essai l’importance du découpage, et que le montage se jouait au photogramme près. Il est, dans ce film, vif et tendu, et cherche à donner à l’imagerie le carac- tère particulier du cheminement d’un rêve. Chaque plan y semble en quelque sorte l’effraction dans la continuité d’une charge nouvelle inattendue, comme dans le rêve chaque nou- vel élément semble, même si c’est de façon fugace, prendre violemment le pouvoir. Avec l’apparition du cinéma parlant, nul doute que ­Cocteau n’ait cru qu’il ne lui serait plus jamais possible de faire un film qui pourrait satisfaire son appétit de jeu avec les formes. Le style du cinéma commercial ordinaire lui semblait sans doute trop soumis à une logique dramatique un peu standardisée. Mais sa collaboration, en tant que scénariste-dialoguiste, à un film a sans doute changé sa façon de voir, lui don- nant pour ainsi dire de nouveau le désir d’en faire. Il y a

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fort à parier que la mise en scène par Robert Bresson des Dames du bois de Boulogne (1945) a été pour lui une révé- lation : dans un film où toutes les scènes ne montrent que des gens qui parlent, dans un cadre apparemment purement réaliste, le découpage, les mouvements expriment un style d’une originalité, d’une pureté, d’une élégance qui étaient le style même. La fameuse scène de l’essuie-glace dont on ne sait pas si – invention de Bresson – elle a marqué Coc- teau, ou si – invention de Cocteau – il a été frappé par la façon dont Bresson l’a réalisée, lui a fait sentir à quel point la matérialité la plus brute de l’image et du son pouvait être à l’origine d’un effet poétique d’une grande intensité. La force que peuvent prendre certains changements de plan, la puissance que peut contenir un mouvement même infime de caméra lui sont sans doute apparues au fur et à mesure qu’il assistait à l’élaboration du film d’une façon plus forte et plus secrète. Bresson lui a révélé une terre à explorer, dont il n’avait jusqu’alors pas pleinement conscience. La Belle et la Bête (1946) marque le retour et la renais- sance de Cocteau cinéaste. Comme les deux qui suivront, il est une sorte de merveilleux champ d’expérience où ­Cocteau découvre et joue avec tous les effets de style du cinématographe. Il y a deux films dans la Belle et la Bête : le film purement magique qui procède, commele Sang d’un poète, de visions picturales, graphiques, les bras chandeliers, les statues d’animaux, la forêt et la mare à la Gustave Doré. Et le film où Cocteau semble jouer, essayer, tous les effets de l’écriture : certains types de changements de plan, mou- vements et recadrages, plans-séquences… C’est cette com- binaison qui fonde la force et la pérennité du film : qu’il y ait dans les séquences du monde réel, solaire, une force, une énergie, une santé, qui tiennent à celle de sa mise en scène et qui établissent un contrepoint avec le monde vaporeux et pictural des ténèbres. La Belle, c’est l’écriture cinémato- graphique, la Bête, la richesse profonde et dangereuse de

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l’imagerie. Et le véritable sujet du film l’opposition et la réconciliation des deux forces expressives antagonistes du cinématographe. Le film suivant de Cocteau,l’Aigle à deux têtes (1948), est à sa manière aussi un carnet de croquis. L’imagerie n’est plus ici essentiellement picturale mais théâtrale, et même opéra- tique. Cocteau essaie avec jouissance, avec gourmandise, avec une sorte d’excès avide toutes les possibilités expressives de la mise en scène : travelling, raccord dans le mouvement, faux raccord, raccord dans l’axe, raccord à 180 degrés (le film est peut-être celui où un novice peut voir et apprendre ce que sont les effets de cinéma, tant ils y sont appuyés). L’Aigle à deux têtes est une orgie d’effets formels, lourds et qui pourtant tombent toujours bien, comme on le dit de la coupe d’un beau vêtement. Orgie et excès qui correspondent au sujet du film puisque l’histoire qu’il raconte présente la même dimen- sion excessive de mélodrame opératique. Six mois plus tard, les Parents terribles représente l’abou- tissement de cette trilogie d’exploration par Cocteau des effets de style au cinéma. C’est le premier de ses très grands films.Les Parents terribles, c’est l’application de cette ivresse pyrotechnique du style à la mise en scène d’un espace ­confiné, d’une intrigue et d’un dialogue plus « réalistes ». La merveille du film, c’est que l’effet, même appuyé, y est toujours naturel, le style de la mise en scène épousant ainsi le caractère du dialogue et du jeu des acteurs. Bresson était fasciné par l’élégance, l’allure, la préciosité du langage de Cocteau dialoguiste, mais quelque chose en lui rejetait et combattait cette tendance. Les Dames du bois de Boulogne est nourri de cette dialectique, où le charme précieux est transfiguré par la sécheresse, le mot d’esprit par la pureté de l’écriture visuelle (le sujet du film n’est-il pas qu’on fait tou- jours souffrir ce qu’on aime ?). Les Parents terribles, ­Cocteau répond à Bresson, trouvant un style d’écriture cinémato- graphique qui, cette fois, ne s’opposerait pas, mais épouse-

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rait l’esprit du texte. Ces changements de plan, ces pano- ramiques qui tiennent toujours à la fois de la pompe et de l’éclair, de la fanfare et de la magie, trouvent leur charme d’être précisément toujours à la limite, de l’emphase, de la lourdeur, du mauvais goût, car pour Cocteau, il n’y a pas de style s’il n’y a pas jeu avec le feu. De cette famille qui paraît en toute bonne raison petite-bourgeoise, un nid atroce de névroses, d’égoïsme et de cruauté, le film fait une famille merveilleuse, dont on s’éloigne avec chagrin dans le fameux dernier plan. Pourquoi ? Parce que tout ce que font ses membres est fait avec style, avec allure, et que cette chose mystérieuse métamorphose tout. Tout est forme dans cette vie, nous dit Cocteau, même la morale, puisqu’il n’y a pas de plus grande générosité que celle d’exister avec style. Les deux derniers films,Orphée (1950) et le Testament d’Orphée (1960), se répondent et s’opposent en une sorte de diptyque en miroir, à la Cocteau. Ces deux chefs-d’œuvre ultimes présentent une évolution du style cinématographique vers une plus grande simplicité, une plus grande légèreté. Cette simplicité, cette légèreté ne viennent pas tant du contenu des deux fables, ni de l’imagerie (en cela le Testament est peut-être son film le plus outrageusement stylisé) mais de la simplicité, presque de l’austérité de la mise en place, des mouvements et du découpage. Cocteau passe dans ces deux films à une concentration, une épuration de l’écriture cinématographique. Orphée est une reprise des grands motifs du Sang d’un poète, mais où les éléments de rêve prendraient place dans un grain réaliste d’image qui rappellerait presque le 16 mm (Cocteau a toujours été fasciné par le 16 mm, qui confère, par ses imperfections mêmes, un sentiment à la fois de réa- lisme et de stylisation au point qu’on peut dire que ses deux derniers films semblent conçus en 16 mm). Le style de la mise en scène cherche à échapper aux effets trop faciles de rêve et à filmer les choses avec la sécheresse d’une économie élégante, où tout se joue dans le rapport subtil de la cir-

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culation, des gestes et des mouvements de caméra, parfois réduits à des recadrages très simples. La scène du « procès » est merveilleusement filmée mais cette fois sans aucun effet appuyé, puisque les effets reposent sur les éléments les plus primitifs, fondamentaux du style cinématographique. Mais à l’intérieur de cette tonalité générale de sobriété, quelle ­richesse, quelle invention dans le jeu de la caméra ! La variété­ du découpage, l’inventivité des emplacements d’appareil et du jeu de recadrage font d’Orphée l’un des quatre ou cinq films les mieuxfilmés de l’histoire du cinéma français. Le Testament, dix ans plus tard, obéit au même principe, mais d’une façon plus extrême : les motifs y apparaîtront avec encore plus de nudité, de crudité, et donc en un sens d’artificialité (à la façon des yeux peints sur les paupières, effet à la fois le plus outré et le plus léger, le plus osé et le plus simple). Mais la mise en scène sera encore plus simple et dépouillée. Cocteau fait à la fois du Méliès et un docu­ mentaire. Comme si, dans ce film ultime, les effets les plus simples devaient être chargés d’une force maximum, magique. C’est la mise en scène qui compte, l’imagerie est secondaire ; derrière le décoratif des yeux peints et des cos- tumes, la beauté calme et pathétique du film tient à l’élé- gance des gestes, des démarches, à la beauté dépouillée du mouvement de sa caméra et de son découpage. Là est le charme, la musique, le rythme, les dons mêmes du héros auquel Cocteau se sera identifié avec le plus de force.

À noter aux Éditions du Rocher une série de livres comprenant scénario et commentaires de films comme le Sang d’un poète ou le Testament d’Orphée ainsi que des ouvrages où Cocteau parle du cinéma, Entretiens sur le cinéma- tographe ou Du cinématographe.

1. Pascal Fulacher Dominique Marny, Jean Cocteau le magnifique. Les miroirs d’un poète, album édité à l’occasion de l’exposition au musée des Lettres et des manuscrits, préface de Gérard Lhéritier, Gallimard-Musée des Lettres et des manuscrits, 2013. 2. Tous les films de Jean Cocteau sont disponibles en DVD.

mars 2014 mars 2014 153 critiques | musique

Musique Delibes, Bartók, Tchaïkovski › Mihaï de Brancovan

ongtemps l’un des piliers du répertoire de l’Opéra-­ Comique, où il fut créé le 14 avril 1883, deux mois L après la mort de Wagner, Lakmé tomba dans un relatif oubli à la fin des années soixante. Peut-être, à force de trop souvent l’entendre, avait-on fini par se lasser de la musique de Léo Delibes, pourtant si raffinée, si poétique ; sans doute commençait-on aussi à trouver un peu vieillotte et artificielle cette idylle, sur fond d’Indes britanniques, entre un officier anglais et la (toute jeune) fille d’un brahmane (1). Il n’empêche : il suffit que l’œuvre soit défendue avec talent et conviction pour que le public lui réserve un accueil triomphal. Ce fut le cas lors des deux dernières productions qu’en a pré- sentés la salle Favart : en 1995, avec Natalie Dessay ; et en ce début d’année 2014, où le rôle-titre est repris, avec autant de brio que de subtilité, par l’une des étoiles montantes du chant français : Sabine Devieilhe, « révélation artiste lyrique » des Victoires de la musique classique 2013. À 28 ans, la soprano coloratura possède une voix plutôt ténue mais d’une pureté parfaite, un timbre cristallin, qui fait merveille dans le célèbre « air des clochettes », une technique, une agilité prodigieuses, un aigu facile lui permettant d’atteindre le contre-mi sans l’ombre d’un effort. Son chant est expressif, émouvant, avec de belles couleurs, des pianissimi éthérés, à peine audibles par moments, et une étonnante intelligence du texte : une artiste accomplie, déjà. Cette diction d’une clarté exemplaire, ce style fait d’élégance, de naturel, se retrouvaient chez ses parte-

154 mars 2014 mars 2014 musique | critiques

naires, qu’il s’agisse du ténor québécois Frédéric Antoun, qui prête à Gérald une voix souple, généreuse, remarquablement ­homogène, de Jean-Sébastien Bou, l’un des meilleurs bary- tons Martin d’aujourd’hui (Frédéric, le camarade d’armes de Gérald), ou de Paul Gay, impressionnant en Nilakantha. À la tête de son orchestre Les Siècles, qui joue sur des instruments à peu près contemporains de la création de Lakmé­ , François- Xavier Roth dirige cette partition séduisante, pour laquelle il a une affection évidente, avec un sens très sûr du théâtre et aussi une délicatesse infinie. Mise en scène sobre, respec- tueuse de l’œuvre, de la Suissesse Lilo Baur, jolis décors styli- sés de Caroline Ginet, costumes seyants, aux couleurs vives, signés Hanna Sjödin. Une belle réussite. C’est dans un auditorium entièrement rénové l’été der- nier et doté, grâce à la présence dominante du bois, d’une acoustique exceptionnelle que le musée d’Orsay proposait, parallèlement à l’exposition « Allegro Barbaro. Béla Bartók et la modernité hongroise », un vaste cycle de concerts réu- nissant les six quatuors à cordes du compositeur hongrois (1881-1945), une bonne partie de sa musique de chambre, vocale ou pour piano, ainsi que des partitions de musiciens qui l’ont influencé ou se sont inspirés de lui. Sonorité ample, généreuse, jeu d’une parfaite unité, le célèbre Quatuor Takács avait choisi de confronter le Quatuor n° 3 de Bartók, œuvre complexe, d’une seule coulée, où la violence alterne avec la contemplation, au Quatuor « Lettres intimes » de Janáček (1928), musique passionnée, d’une jeunesse d’au- tant plus étonnante que l’auteur de Kát’a ­Kabanová l’écri- vit l’année de sa mort, et au non moins ­autobiographique Quatuor « De ma vie » de Smetana (1879). Fondé, comme son aîné Takács, par des élèves de l’Académie Franz Liszt de Budapest, le magnifique Quatuor Keller nous offrait le très lyrique et vivant Quatuor n° 1 de Kodály (1909) ainsi que le Quatuor n° 1 de Ligeti (1954), mystérieux et grotesque tour à tour, avec des épisodes « motoriques », en guise

mars 2014 mars 2014 155 critiques | musique

d’introduction au Bartók des Duos pour violons, miniatures raffinées fleurant bon le folklore hongrois ou roumain, et du Quatuor n° 4, à l’audacieuse structure d’arche. Deux programmes de haute tenue, par de purs produits de cette école hongroise à laquelle nous devons tant d’admirables interprètes. La début de l’intégrale des six symphonies de Tchaïkovski que donnent, au cours de cette saison, l’Orchestre national de France et son chef, Daniele Gatti, était une bonne occa- sion de se remémorer – ou, pour beaucoup, de découvrir – les trois premières, infiniment moins souvent jouées que les suivantes. Peut-être, entre autres, parce que, encore assez proches du folklore russe, ces œuvres de relative jeunesse (la troisième date de 1875, le musicien avait alors 35 ans) sont moins personnelles, moins tourmentées et donc moins émouvantes que les quatrième, cinquième et sixième. Le concert que j’écoutai, au Théâtre des Champs-Élysées, jux- taposait la Symphonie n° 2 – sous-titrée « Petite Russienne » car elle fut commencée en Ukraine (« Petite Russie ») et cite, dans ses mouvements extrêmes, deux chansons populaires ukrainiennes – de la Symphonie n° 3, sans doute la moins connue des six. Malgré des moments où l’intérêt faiblit, l’une et l’autre retiennent l’attention par la virtuosité de l’écriture, la transparence de l’orchestration, le caractère contrasté des différents thèmes, exubérants ou, au contraire, empreints de nostalgie. Sous la battue précise, énergique, un rien carrée de Gatti, les instrumentistes jouent avec un bel ensemble. Des interprétations parfaitement en place, qui manquaient cependant un peu de subtilité, d’imagination (2).

1. On notera que l’une des sources du livret est la nouvelle « Les babouches du brahmane », de l’indianiste Théodore Marie Pavie, parue en 1849 dans la Revue des Deux Mondes. 2. Suite et fin du cycle au Châtelet, les 17 avril (Symphonie n° 5) et 15 mai (Symphonie n° 4), et au Théâtre des Champs-Élysées, le 22 mai (Symphonie n° 6, « Pathétique »).

156 mars 2014 mars 2014 disques | critiques

Disques Suzuki, Bach à la japonaise › Jean-Luc Macia

ui aurait imaginé il y a seulement vingt ans qu’une équipe japonaise allait achever une Q intégrale des deux cents cantates de Jean-Sé- bastien Bach qui nous sont parvenues ? C’est pourtant l’exploit réalisé par Masaaki Suzuki et son Bach Colle- gium Japan pour une firme suédoise, Bis. De fait les vo- lumes 54 et 55, qui viennent de sortir (1), marquent la fin d’une entreprise sur laquelle peu de spécialistes mi- saient. Quand il enregistra le premier CD de la série en 1995 à Kobe, quelques semaines­ après le terrible séisme qui ravagea la ville, Suzuki y croyait-il lui-même ? Formé en Europe, notamment aux Pays-Bas, aux pratiques de la musique ancienne, il savait que les musiciens de son pays avaient a priori peu d’affinités avec le répertoire sacré du XVIIIe siècle allemand. Mais, doté d’une foi chrétienne sincère, cet excellent claveciniste sut stimuler la ferveur de ses complices. Tout d’abord en faisant régulièrement venir du Vieux Continent des instrumentistes et des chan- teurs afin d’étoffer et de former son Collegium. Enregis- trant dans une chapelle liée à l’université féminine Shoin à Kobe, Suzuki­ a d’emblée trouvé le ton convenant à ce monumental corpus, traduisant avec perspicacité les élans doloristes et les affects piétistes des cantates de Bach. Peu à peu, tous les instruments ont été tenus par des musi- ciens nippons, seul les chanteurs solistes sont restés en majorité européens, sans doute pour leur familiarité avec

mars 2014 mars 2014 157 critiques | disques

la langue allemande. Et Suzuki travaille en famille : son épouse Tamaki est alto dans le chœur, son frère Hidemi est violoncelliste et son fils Masato lui a succédé au clave- cin ! Leurs disques ont été plébiscités par les critiques et les mélomanes du monde entier. Suzuki a fait admirer son sens des tempi justes, sa compréhension des intentions spi- rituelles de Bach, prenant soin de souligner les figurations et les images musicales que le Cantor de Leipzig insérait dans ses partitions. Les chœurs ont sous sa baguette une transparence et une verve que peuvent leur envier de nom- breuses formations occidentales. Suzuki a choisi d’enre- gistrer les cantates dans l’ordre chronologique, si bien que les deux derniers volumes­ contiennent des ouvrages écrits par Bach entre 1735 et sa mort. On savoure ainsi dans le volume 54 la grande cantate BWV 197 avec ses dix mou- vements contrastés et à laquelle participe le contre-ténor français Damien Guillon,­ ou encore l’étonnante BWV 100 sans récitatifs et avec des cors chamarrés. Le volume 55 contient l’ample chef-d’œuvre qu’est la cantate BWV 30, éclatante louange au Seigneur, la BWV 69 ruisselante de trompettes et l’étrange adaptation d’une partie de la Messe en si mineur qu’est le Gloria BWV 191. La légèreté des tempi, la pertinence des rubato, l’accompagnement somptueux dont bénéficient les arias pour solistes : tout est à applaudir dans ces dernières étapes d’une intégrale qui fera date au côté de celle de Nikolaus Harnoncourt et Gustav Leonhardt et celle de John Eliot Gardiner. Le violoniste et chef belge Sigiswald Kuijken, éminent baroqueux depuis quatre décennies, n’a pas entrepris une intégrale mais une anthologie regroupant les cantates par période de l’année liturgique. Sur les vingt volumes pré- vus, dix-sept sont déjà parus et les deux plus récents (2) couvrent la période des fêtes de Pâques, de la Pentecôte et de la Trinité, dont quelques chefs-d’œuvre comme les grandes cantates BWV 34 et 186. Suivant les travaux du

158 mars 2014 mars 2014 disques | critiques

musicologue Joshua Rifkin, Kuijken utilise un effectif minimal pour se rapprocher des conditions de travail de Bach à Leipzig, où celui-ci ne disposait pas du nombre d’interprètes dont il rêvait. Kuijken s’en tient donc à quatre chanteurs qui interprètent aussi bien les arias que les chœurs exécutés à quatre sans renfort. L’orchestre est lui aussi très réduit : deux premiers violons, deux seconds, un alto et un violoncelle plus les vents et la basse conti- nue. Dans certains grands chœurs d’apparat, cette vision manque d’ampleur et d’impact mais elle permet à Kuij- ken de mieux mettre en valeur les aspects spirituels de la musique grâce à une direction inventive et des interprètes de très grande valeur. Même si ses chanteurs sont parfois inégaux, il est sans doute celui qui parvient le mieux à nous transmettre la profondeur religieuse et morale du travail de Bach. Autre grand spécialiste de Bach, depuis les années soixante-dix, Philippe Herreweghe n’a jamais entre- pris d’intégrale des cantates mais en a gravé un nombre ­imposant, sans doute plus du tiers, pour plusieurs édi- teurs. Depuis qu’il a créé son propre label, le chef belge a repris cette entreprise, n’hésitant pas à en réenregistrer certaines qu’il avait gravées autrefois. C’est le cas de trois des quatre cantates qui figurent dans son dernier CD(3) , toutes écrites lors de la première année du cantorat de Bach à Leipzig. Fidèle à l’ensemble qu’il a créé à ses débuts, le Collegium Vocale de Gand, Herreweghe est toujours un efficace chef de chœur qui parvient comme personne à rendre lisible la polyphonie souvent complexe de Bach et à en dynamiser les tempi. Il a aussi le talent de choisir des solistes aux voix épanouies et parfaits connaisseurs de la grammaire musicale et spirituelle des cantates. C’est le cas, cette fois, de la soprano Dorothée Mields et surtout de l’alto Damien Guillon, absolument fantastique dans ses arias des cantates 44 et 48. Entre la modernité de Kuijken

mars 2014 mars 2014 159 critiques | disques

et le perfectionnisme de Suzuki, la vision de Herreweghe s’impose plus que jamais dans Bach par son classicisme et son équilibre.

Et aussi… Un dernier zoom sur l’année Wagner avec deux enre- gistrements atypiques. Un DVD d’abord nous offrant une récente production de Parsifal à Bruxelles (4). C’est la mise en scène qui nous surprend : due au plasticien radical ita- lien Romeo Castellucci, elle est d’une originalité à couper le souffle même si le premier acte souffre de la captation vidéo ; c’est que la scène est maintenue durant de longues minutes dans une obscurité quasi totale, les chevaliers du Graal se dissimulant dans une sorte de jungle épaisse où ils vivent camouflés en végétaux. Mais les apparitions ­lumineuses des protagonistes ont alors un réel impact. Le deuxième acte, celui des filles-fleurs, nous transporte dans un univers d’acrobaties et d’érotisme sado-masochiste qui dévoile bien la démarche d’humanisme universel de Castellucci, laquelle se concrétise au dernier acte avec la présence sur scène d’une foule de figurants symbolisant la population mondiale confrontée au mystère du sacré. Ce n’est peut-être pas le Parsifal à posséder en priorité mais la vision démiurgique du metteur en scène évacue toutes les banalités médiévales ou sulpiciennes que cet ouvrage suscite régulièrement. L’interprétation, de très bon niveau, est dominé par le Parsifal athlétique (vocalement et physi- quement) d’Andrew Richards et par la direction fervente de Helmut Haenchen. Marc Minkowski, lui, a choisi de nous offrir la version originale du Vaisseau fantôme qui diffère de la définitive par des détails de livret (certains noms des personnages ont changé) et de la partition. Choix intéressant mais pas décisif, d’autant que l’interprétation, malgré le souffle épique de la direction du chef français, est handicapée

160 mars 2014 mars 2014 disques | critiques

par les insuffisances de quelques chanteurs (notamment la Senta sans rayonnement d’Ingela Brimberg que com- pensent heureusement les belles prestations d’Evgueny Nikitin et d’Eric Cutler) peu favorisés par la prise en concert. Mais l’intérêt de cet album (5) est ailleurs : Min- kowski avait fait se succéder au cours du même concert l’ouvrage de Wagner et le Vaisseau fantôme d’un compo- siteur français bien oublié, Pierre-Louis Dietsch. En fait, le livret avait été vendu à l’Opéra de Paris en 1840 par Wagner, qui vivotait en exil chez nous et qui ne composa sa partition que plus tard. Dietsch en bénéficia et en tira un ouvrage typique de l’opéra français d’alors, jouant sur les grisailles nordiques et les tempêtes marines avec un réel sens de l’imagerie musicale. Certes les personnages sont plus schématiques et l’orchestre moins opulent que chez son prestigieux confrère, mais la dimension fantas- tique y est bien présente et l’écriture vocale capte l’atten- tion. Minkowski en tire le meilleur avec une réelle maes- tria, servi par d’excellents chanteurs, notamment Bernard Richter et Sally Matthews. Une curiosité loin d’être anec- dotique. Ils sont frères et symbolisent depuis quelques années l’excellence de l’école instrumentale française. C’est avec plaisir que l’on retrouve le violoniste Renaud Capuçon et son frère Gautier, violoncelliste tout aussi éminent, dans un disque consacré à Saint-Saëns (6). Chacun d’eux joue avec brio un concerto du compositeur de la Danse macabre, le troisième pour violon par Renaud (expres- sion lyrique épanouie, plénitude d’une virtuosité jamais démonstrative, splendeur rythmique) et le premier pour violoncelle par Gautier (élans printaniers, sonorité ronde, rubato maîtrisé). Et une rareté, la Muse et le Poète, les réunit au fil d’une œuvre qui met en exergue le dialogue entre les deux instruments avec une poésie fin de siècle envoûtante. Une démonstration d’archets joliment sou-

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tenus par un autre Français, le chef Lionel Bringuier, au talent en plein épanouissement, et l’Orchestre phil- harmonique de Radio France. Plus qu’une sucrerie, un disque savoureux.

1. Cantates de Bach par Masaaki Suzuki. Deux SACD séparés Bis : vol. 54 2021 et vol. 55 2031. 2. Cantates de Bach par Sigiswald Kuijken. Deux SACD séparés Accent : vol. 16 ACC25316 et vol. 17 ACC25317. 3. Jean-Sébastien Bach, Cantates de Leipzig, CD Phi LPH 012. 4. Richard Wagner, Parsifal, 2 DVD Bel Air Classics BAC 097. 5. Richard Wagner et Louis Dietsch, le Vaisseau fantôme, 4 CD Naïve V 5349. 6. Camille Saint-Saëns, la Muse et le Poète, Concertos pour violon n° 3 et pour violoncelle n° 1, CD Erato 934134 2.

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Anna de Noailles Emmanuel-Juste Duits et Didier Anthologie poétique et Barbier romanesque La Logique de la bête › Charles Ficat › Pierre de Beauvillé

Jane Austen Bruce Machart Amour et amitié Des hommes en devenir › Jean-Pierre Naugrette › Alexandre Mare

Albert Thibaudet Michel Zink Physiologie de la critique Les Troubadours. Une histoire › Olivier Cariguel poétique › Édith de La Héronnière Daniel Banda et José Moure Charlot. Histoire d’un mythe Jean-Michel Leniaud › Frédéric Verger Droit de cité pour le patrimoine › Anne Pons Lafcadio Hearn Lettres japonaises 1890-1903 Angelina Lanza Damiani › Aurélie Julia La Maison dans la montagne › Gérard Albisson Jean-Louis Beffa La France doit agir › Jean-Pierre Dubois

Sergeï Lebedev La Limite de l’oubli › Aurélie Julia notes de lecture

poésie tion offre aussi des morceaux de prose Anthologie poétique et tirés de ses trois romans, peu cités, ainsi que d’un titre moins connu : Exactitudes romanesque (1930). Le lyrisme d’Anna de Noailles Anna de Noailles développe sa musique propre. Chaque Édition de François Raviez page offre sa symphonie tragique où Le Livre de poche | 408 p. | 7,10 e retentit le drame cosmique. Ses vers ont fait l’admiration de Proust. Barrès Voici plusieurs années que les rééditions fut épris d’elle avec une rare intensité. des œuvres d’Anna de Noailles se suc- Cocteau lui consacra son dernier livre. cèdent – le Livre de ma vie, les Innocentes Sa poésie d’inspiration néoclassique ou la Sagesse des femmes, Œuvre poétique achevait le XIXe siècle ; au XXIe, il serait complète – sans doute parce que cette temps de la redécouvrir : voix singulière ne saurait disparaître, « Qu’importe l’épuisante et l’ardente comme si après une longue éclipse démence ! / L’âpre gloire se tient près les sons de sa lyre prolongeaient leur des plus faibles cœurs, / Faisons de notre enchantement. De son temps, la poé- vie, illustre par ses pleurs, / Une ville tesse fut célébrée sans interruption. Son bâtie au bord d’un fleuveimmense… ­ » premier recueil, le Cœur innombrable, › Charles Ficat obtint un grand succès qui de suite la plaça au firmament. Quand bien même ROMAN les modes poétiques changèrent avec Alcools, puis le surréalisme, elle resta un Amour et amitié personnage de premier plan au point Jane Austen d’occulter son art : Anna de Branco- Traduit de l’anglais par Laurent Folliot van, comtesse de Noailles, était plus Rivages , coll. « Petite bibliothèque » | 94 p. célèbre que ses œuvres. Le mérite de | 5,10 € la présente anthologie­ consiste à expo- ser cette œuvre labyrinthique, souvent Nous le pressentions dans un numéro répétitive, dans un ordre chronologique spécial de mai 2013 : Jane Austen est bel en distinguant deux ensembles : d’une et bien la meilleure. Après la parution part les cinq premiers recueils de 1901 à chez Gallimard, dans la « Bibliothèque 1920 – du Cœur innombrable aux Forces de la Pléiade », du tome II des Œuvres éternelles avec ce monument que consti- romanesques complètes, Rivages a la bonne tue les Éblouissements – qui forment un idée de faire traduire ce juvenilia. On ne vaste poème de l’énergie ; et d’autre part sait pas toujours qu’Austen admirait les le diptyque Poème de l’amour (1924) Liaisons dangereuses. Isabel demande ici et l’Honneur de souffrir (1927), où elle à Laura de faire à sa fille Marianne le abandonne l’alexandrin quand l’hu- récit épistolaire de ses infortunes et de ses meur se fait plus funèbre. Cette sélec- aventures.

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Ces lettres sont à sens unique. Contrai- littérature rement au dispositif de Laclos, c’est ici Physiologie de la critique Laura qui écrit quinze lettres, ponctuées Albert Thibaudet par une date de fin, 13 juin 1790, sans que Marianne (dont le prénom sera repris Édition établie, présentée et annotée par dans Raison et Sentiments) réagisse. L’iro- Michel Jarrety Les Belles Lettres, coll. « Le goût des idées » nie point déjà dans le déversement sans | 224 p. | 15 € contrepartie ni garde-fou d’une expé- rience à la première personne marquée du Albert Thibaudet (1874-1936), chroni- sceau d’une sensibilité excessive, dans le queur régulier de la Nouvelle Revue fran- e contexte pré-romantique du XVIII siècle. çaise, prononça fin 1922 six conférences Par cette forme de Bildungsroman rétros- sur l’art et le métier de critique au Théâtre pectif, qui n’exclut pas l’autocritique, du Vieux-Colombier à l’invitation de son Laura ponctue son récit de scènes à la directeur, Jacques Copeau. Il les a ensuite Greuze, où sa « sensibilité ­naturelle » fait réunies en préservant leur ton d’origine, l’épreuve, souvent cruelle, du monde. Le direct et familier, pour lequel il était ap- toit paternel étant situé dans une vallée ro- précié, sous le titre « Physiologie de la cri- mantique du Pays de Galles, il suffit qu’un tique », en un recueil maintes fois réédité « malheureux étranger » frappe à la porte depuis sa première édition aux Éditions pour qu’il soit accueilli à cœur ouvert, sans de La Nouvelle Revue critique en 1930. précaution aucune. Les liaisons se font et Le clin d’œil à la Physiologie du mariage se défont dès lors à une vitesse vertigi- de Balzac et à la Physiologie du goût de neuse : on s’épouse, on se quitte, on fuit la ­Brillat-Savarin saute aux yeux. Thibau- contrée, on se retrouve en quelques lignes. det s’était aussi fait connaître par la Répu- Laura recherche en Sophia l’âme sœur : blique des professeurs, formule qui marqua les femmes, qui ont lu Werther, s’attirent les esprits et forgée à l’arrivée au pouvoir par affinités électives. Lors de retrouvailles, du Cartel des gauches en mai 1924 avec c’en est trop : « C’était une scène trop le « triumvirat Herriot-Painlevé-Blum », pathétique pour nos sensibilités – nous tous sortis de l’École nationale supérieure défaillîmes tour à tour, Sophia­ et moi, sur de la rue d’Ulm. Considéré comme un le sofa. » Défaillances, jouissances, trom- des plus grands spécialistes de la littéra- peries : l’héroïne se croit déjà chez Goethe, ture et auteur de livres de références sur elle est encore chez Casanova. Flaubert et la prose de Mallarmé, Thi- Ce court roman, que Virginia Woolf baudet, ancien élève de Bergson et ami admirait, réserve bien des surprises. La de Gide et de Valéry, posa une césure langue austenienne est admirablement fondamentale à propos de l’art de la cri- rendue, dans sa précision, son art de la tique : la vraie et complète critique date virgule qui tue, par la traduction sensée du XIXe siècle, avant, il n’y a que des et sensible de Laurent Folliot. › Jean- critiques. Deuxième­ constat historique : Pierre Naugrette « la corporation critique » naît en même

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temps que la corporation des professeurs Qu’il y ait dans cette coïncidence (celle et celle des journalistes, inexistantes du déclenchement de la boucherie et de ­auparavant. Thibaudet aime aussi clas- l’apparition du seul grand artiste popu- sifier, il distingue trois chapelles. La cri- laire du XXe siècle) un signe mystérieux, tique spontanée, celle des lecteurs qui se ironique, prophétique, est devenu un fait en causant au fil d’une conversation, lieu commun depuis longtemps. Mais c’est la lignée de Jules Lemaître (auteur il est fascinant de voir à quel point ce de sept volumes d’études intitulées les signe a été immédiatement perçu par Contemporains !) et de Sainte-Beuve. La les contemporains. Dès son entrée en critique professionnelle, domaine réservé scène parfaitement moderne et parfaite- des professeurs, a pour champion Ferdi- ment archaïque, absolument contempo- nand Brunetière, l’auteur de l’Évolution rain en même temps que créateur d’un de la critique, enseignant à l’École nor- ­petit monde qui semble hors du temps, male supérieure et directeur de la Revue il a représenté d’emblée les aspirations des Deux Mondes à son apogée intellec- les plus contradictoires des hommes tuelle. Enfin, la critique des maîtres ou de son époque. Le petit ouvrage de des artistes renvoie à celle des écrivains, Daniel Banda et José Moure offre une à une chaîne qui unit Chateaubriand, anthologie saisissante, captivante, de Hugo, Lamartine, Hugo, Gautier et témoignages et de réflexions de ces Barbey d’Aurevilly. Le tableau de la cri- contemporains, des années vingt à la tique littéraire peint par Thibaudet est en fin des années quarante. On y trouvera tout point vivant. Ennemi de l’impéria- donc des textes de Maïakovski, Crevel, lisme de la critique professionnelle incar- Aragon, Éluard, Arendt, Churchill, née par Brunetière, il privilégie les droits Sartre, Benjamin… comme s’il avait été de la littérature face à son annexion par d’emblée un mythe que toutes les intel- l’exégèse toujours prête à la phagocyter. ligences, tous les créateurs avaient voulu › Olivier Cariguel­ approcher et interroger. Les auteurs ont regroupé ces textes autour de trois thèmes : le mythe, la dimension sociale ANthologie et politique et « l’art de Charlot ». Cer- Charlot. Histoire d’un tains de ces textes, ceux de Linder, de mythe Meyerhold, d’Eisenstein, d’Agee, méri- teraient de faire partie d’une antholo- Daniel Banda et José Moure gie de réflexions d’artistes sur l’art. Élie Flammarion, coll. « Champs Arts » | 272 p. | 9 e Faure et Bazin y apparaissent comme les commentateurs les plus justes de l’art de 2014, c’est aussi l’année du centenaire Chaplin. Les réflexions qu’il fait naître de l’apparition de Charlot sur les écrans chez Kafka, les poèmes qu’il inspire à (Making a Living, le premier court-­ Mandelstam sont déchirants. › Frédéric métrage Keystone, est sorti le 2 février). Verger

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correspondance sitôt. Au Japon, sa pensée oscille entre Lettres japonaises l’enchantement et la déconvenue. Ce va-et-vient lui évite l’écueil de l’illusoire 1890-1903 et lui permet de garder une saine dis- Lafcadio Hearn tance. Lafcadio Hearn se heurte souvent Traduit de l’anglais par Édith de au refus des mots ; il peine à trouver les La ­Héronnière et Marc Logé, préface d’Édith phrases justes. Son inspiration s’assèche de La Héronnière dans cet archipel où personne ne laisse Pocket-Revue des Deux Mondes, coll. transparaître les joies ou les douleurs : « Agora » | 192 p. | 7,20 € où est le frisson ? Où se cache l’émoi, le trouble, l’affolement si propices à la « Qu’aimeriez-vous le plus au monde ? », fantaisie créatrice ? Nulle part, affirme donne un jour en sujet de dissertation l’épistolier. « Aussi tout travail littéraire Lafcadio Hearn. « Mourir pour notre est-il sec et dur, osseux,­ mort. » Le Japon empereur ! », confient certains élèves ne se livre pas facilement, il se mérite. Si japonais. Qu’aurait répondu le pro- Lafcadio Hearn a toujours la sensation fesseur installé depuis peu au pays du d’effleurer le réel, il sait merveilleuse- ­Soleil-Levant ? À lire les Lettres japonaises ment en extraire la quintessence. Grâce initialement publiées dans la Revue­ des à lui, déclare Stefan Zweig dans une Deux Mondes en 1924, nous dirions : lettre inédite placée à la fin de l’ouvrage, pénétrer l’âme nipponne, savoir rendre « il nous est pour la première fois per- l’impression des lieux, raconter les petits mis de découvrir qu’il est, de l’âme du riens, sentir les vibrations de l’existence. monde, une part exquise à l’inamissible Lafcadio Hearn a 40 ans lorsqu’il che- saveur : l’âme du Japon ». › Aurélie Julia mine vers Yokohama : sa vie s’apparente à une misérable odyssée entre Leucade, son île grecque d’origine, l’Irlande, la essai Grande-Bretagne et les États-Unis. Pas La France doit agir un rayon de soleil n’illumine son uni- vers : mal aimé, borgne, de santé fra- Jean-Louis Beffa gile, le jeune homme s’accroche à un Éditions du Seuil | 180 p. | 17 e seul objectif : écrire. Fallait-il endurer tant de souffrance et d’humiliation Dans cet ouvrage qui succède à la pour que surgisse un talent ? L’épreuve France doit choisir (2012), le président développe chez le futur écrivain une d’honneur de Saint-Gobain, réputé être rare sensibilité : sa plume saisit le beau, proche de François Hollande, cerne le vrai, « l’invisible » ; elle perçoit la judicieusement l’action du président de pluralité des choses. Quand le Harper’s la République, qui est de « marier les Magazine lui commande une série de ­réformes et l’ADN national ». Tâche reportages à l’autre bout de la Terre en difficile, trop lourde pour un seul avril 1890, le journaliste accepte aus- homme, serait-on tenté de dire. Jean- mars 2014 mars 2014 167 notes de lecture

Louis Beffa en est conscient puisqu’il l’aboutissement d’un processus qui avait appelle à un regroupement autour de commencé au milieu des années quatre- François ­Hollande des forces modérées vingt-dix, lorsque Helmut Kohl était qui partagent ses objectifs économiques encore à la chancellerie. Invitons donc ou du moins peuvent lui apporter leur nos dirigeants à reconnaître la conti- soutien. Il a raison d’exhorter la France nuité intellectuelle de leur action par à l’action, car ni le rythme ni l’ampleur rapport à celle de leurs prédécesseurs. des réformes­ ne permettent d’envisager Ce sera une étape importante vers un un rattrapage par rapport à ses concur- débat apaisé, condition nécessaire à un rents, même s’il convient de se féliciter changement profond. Mais lequel de de l’accord sur la sécurisation de l’emploi nos caciques politiques serait-il prêt ainsi que de celui sur la formation pro- – Ve République oblige – à renoncer à fessionnelle. D’autres clivages, au moins la posture de l’homme providentiel ? aussi importants, pèsent sur l’évolution › Jean-Pierre Dubois du pays tels que sa dimension multi- culturelle, sa réorganisation territo- roman riale, les abandons de souveraineté au profit de la construction européenne. La Limite de l’oubli L’attention compréhensible qu’il porte Sergueï Lebedev aux questions énergétiques et au renou- Traduit du russe par Luba Jurgenson veau industriel aboutit à la conclusion, Verdier, coll. « Poustiaki » | 320 p. | 22 € qui vaut pour d’autres domaines, que l’incapacité principale à avancer sur les « Se souvenir signifie conserver un lien réformes résulte d’un déficit d’explica- avec le réel, plus que cela : devenir ce tion : ainsi, sur la fracturation hydrau- lien. » Seulement quelle mémoire entre- lique, le débat engagé tardivement a été tenir lorsque le silence est préféré à la clos prématurément. On serait tenté de verbalisation de l’abject ? Quelle his- suggérer un nouvel ouvrage qui pourrait toire apprendre si le présent exclut de s’intituler « Qui choisir pour agir ? », son cadre un passé infréquentable ? car dans le paysage politique français Comment concevoir l’identité quand aucun de ceux qui peuvent prétendre les traces physiques et matérielles dispa- sérieusement à diriger ce pays au cours raissent ? des prochaines années ne possède les L’empire soviétique se disloque en 1991, qualités nécessaires pour le mobiliser, Sergueï Lebedev a 10 ans ; il est bien les échecs successifs de ceux qui l’ont trop jeune pour que le communisme ait tenté le montrent bien. Afin de ne pas une quelconque résonance dans son es- ajouter au désespoir, on rappellera tout prit. Devenu géologue, il survole en hé- de même qu’en Allemagne, un pays licoptère la République des Komis, qui que Jean-Louis Beffa connaît très bien, abrita de nombreux camps de travail. Le les réformes Schröder de 2003 ont été spectacle de ce paysage abandonné lui

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ouvre une porte sur un inconnu qu’il mémorent n’ont, pour se rencontrer, ne cherche pas à approfondir. La mort que le mur des mots, ce mur qui unit les de sa grand-mère, une décennie plus vivants et les morts. » › Aurélie Julia tard, le confronte une nouvelle fois à l’énigme : il découvre dans une enve- loppe deux décorations de son grand- Essai père décernées en 1937, l’année de la La Logique de la bête Grande Terreur. Sergueï Lebedev tient Emmanuel-Juste Duits et la colonne vertébrale de son premier roman : il veut écrire sur la mémoire ; il Didier Barbier veut nommer les actes afin que le vécu Éditions de l’Éclat | 128 p. | 9 e sorte des ténèbres dans lesquelles on aimerait le maintenir. « La culture a conduit à la barbarie. La Limite de l’oubli met en scène un Donc l’inculture conduit à la civili- jeune garçon qui, méchamment mordu sation. » « Si l’on refusait de générali- par un chien au tibia, doit sa survie à ser, il faudrait donner un prénom à une transfusion sanguine. Le donneur, chaque objet du monde. »… Ces petites décédé quelques jours après, n’est autre phrases, aphorismes, comptines, énon- qu’un voisin de la datcha, un vieillard cés et bien d’autres jalonnent ce petit aveugle dont personne ne connaît le livre étonnant, fruit de la rencontre d’un parcours. Le transfusé, lui, veut savoir. philosophe autodidacte et d’un profes- Commence une longue enquête dans le seur de mathématiques. Grand Nord, aux confins de l’humanité, Déjà salué par des philosophes comme là où agonisent sans bruit des vétérans Jean-Claude Michéa ou Ruwen Ogien, de l’époque stalinienne. Le narrateur la Logique de la bête est un objet édi- voit des camps de travail, il accoste sur torial non identifié, tout à la fois essai, une île de déportés, il entend les der- recueil, exercice de style, et manuel pour nières paroles d’un bourreau plus terrifié s’exercer à « penser contre soi-même ». par sa solitude que par ses actes impu- L’ouvrage démaquille les visages de la nis : le monde actuel l’a enfermé dans doxa contemporaine, invite à disséquer un âge révolu, le condamnant à l’inexis- les opinions toutes faites, qu’elles soient tence, il n’est plus rien. Les rencontres généreuses ou critiques, mais interroge et les dialogues au fil du voyage per- aussi les démarches philosophiques mettent de réunir les pièces du puzzle ; elles-mêmes (« Le Fat – Quand vous les mystères se percent et les cauchemars m’aurez défini correctement les concepts émergent du néant. Outre le désir de se de Dieu et d’existence, nous pourrons réapproprier l’histoire, Sergueï Lebedev entamer une discussion sérieuse. »). veut libérer la parole : « Ce texte est un Traversé par la figure énigmatique d’un monument, un mur des lamentations, certain Henri-Charles de la F., person- puisque les morts et ceux qui les com- nage fictif que l’on retrouve çà et là au mars 2014 mars 2014 169 notes de lecture

gré des raisonnements, la Logique de a des moments comme ça. On pense la bête n’évite pas, parfois, un certain que les choses de la vie ne tiennent qu’à hermétisme, mais n’oublie jamais le un fil. Qu’il ne faudrait finalement pas rire philosophe en maniant un joli brin grand-chose, à bien y regarder. C’est d’humour flirtant avec le surréalisme. sans compter sur la fatalité, qui écrase, Prenant ainsi un malin plaisir à nouer qui poisse jusqu’aux plus intimes cer- torchons et serviettes, les auteurs sou- titudes. Les dix hommes en devenir lignent quelques bizarreries contempo- des nouvelles de Bruce Machart sont raines (« Problème de clôture entre voi- à ce moment précis où ces certitudes sins : 300 heures d’audience. Problème s’échappent – ils sont, pour emprunter à de l’existence de Dieu : 40 minutes sur Melville, « des hommes qui tombent ». France Culture »), et parviennent à jeter Pour la plupart, ils habitent le Texas, le soupçon sur tous les « maîtres du soup- certains l’Arkansas. Ce sont des époux, çon », à commencer par les sociologues des pères, des frères, des fils, ils circulent et tous ceux qui jugent indispensable de dans d’imposants pick-up, ont quelques déconstruire le monde pour mieux le idées bien arrêtées sur la vie, les femmes, comprendre (« As-tu vu du monde ce leur destinée. C’est que, peut-être, pour matin à l’hypermarché ? Je ne sais pas, être des hommes accomplis, ils doivent je ne dispose pas de statistiques »). Avec faire « en permanence l’expérience du cette « logique » bien particulière, au manque ». Du moins c’est comme cela regard tout à la fois décalé et aiguisé, la que se clôt la dernière nouvelle et c’est bête philosophique nous rassure, ainsi sans doute vrai pour l’ensemble de ces que le disait Woody Allen : elle détient dix personnages. À moins qu’il ne faille bien les questions à toutes nos réponses. plutôt voir ce manque comme une › Pierre de Beauvillé perte. Celle des illusions. Dans les pick- up, traversant les forêts immenses, un pack de bière à côté d’eux, un ami pour nouvelles partager leurs peines, les personnages de Des hommes en devenir Machart sont les jouets de leur destin, Bruce Machart et les paysages du Texas ne peuvent pas Traduit de l’américain par François Happe répondre à leurs questions, parce que, Éditions Gallmeister | 200 p. | 22 e rien à faire, il va falloir traiter tout ça soi-même. Prendre son destin en main, « L’idée vous frappe, tandis que le comme on dit. C’est sans doute cela la pilote coupe sa pulvérisation et met force de l’écriture de Machart : l’expé- les gaz pour monter en chandelle : de rience intérieure qui fait écho aux mo- nos jours, on peut réparer efficacement tels miteux de bord de route, aux forêts presque tout, et en moins de deux, vous trop calmes après un lynchage, aux bars- vous retrouvez en train de faire la liste dancings un peu crasseux, aux scieries de toutes vos réussites. » Bien sûr, il y poussiéreuses qui dégagent de bonnes

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odeurs de cèdre… Tout passe, mais tout de l’amour de loin, follement épris de change quand même. « L’avion épan- la comtesse de Tripoli, s’embarquera sur deur fait un dernier passage avant de les mers pour mourir (peut-être) dans s’éloigner vers l’horizon en feu, le diable les bras de sa belle ; Peire d’Alvernhe vous emporte. » › Alexandre Mare composera une chanson satirique fort instructive sur ses confrères au cours d’une réunion de troubadours ; Ber- Poésie trand de Born et Bernard de Ventadour Les Troubadours. « feront leur pénitence » et entreront à Une histoire poétique l’abbaye du Dalon après avoir chanté tout l’été ; tandis que le chanoine Peire Michel Zink Roger jettera son froc aux orties pour se Perrin | 368 p. | 21 e faire jongleur ; Arnaud Daniel, en panne d’inspiration, volera sa chanson à un Limousins et aquitains à l’origine, ils jongleur qui prétendait le dépasser en savaient « trobar e cantar », trouver et talent. Chacun décline à sa façon cette chanter, c’est-à-dire composer un poème souffrance exaltante, cette joie doulou- et le chanter. Leurs chansons d’amour, reuse, le terme masculin de joi – com- composées en langue d’oc, transmises binaison de joie et de jeu –, l’exquis de bouche à oreille ou copiées sur un tourment de l’amour. Cette « prome- petit rouleau de parchemin, un rollet, nade parmi les chansons » s’en tient au furent connues par les recueils établis XIIe siècle. Elle est agrémentée et large- à partir du XIVe siècle, chacune étant ment étayée des poèmes en langue d’oc précédée d’une vida (biographie plus ou et de leur traduction, d’où se dégage un moins courte) et d’une razo (raison ou charme, une émotion, un rythme à nuls circonstance dans laquelle la chanson autres pareils. Michel Zink nous offre a été composée), grâce auxquelles nous ici une approche intime et délicieuse avons aujourd’hui quelques lumières sur de l’univers poétique des troubadours, ces hommes du lointain XIIe siècle. Ces butinant au fil des strophes, dégageant recueils composent un corpus émouvant les arcanes d’un art poétique où se mêle et souvent cocasse dans lequel Michel légèreté, grivoiserie, sensibilité dou- Zink, professeur au Collège de France, loureuse, désir et crainte à la fois de la se promène en dilettante érudit. possession amoureuse, jalousie, voyeu- Le premier de tous, Guillaume IX, risme, naïveté et profondeur, dominé comte de Poitiers, le plus courtois et par une conception de l’amour extrême- « le plus grand trompeur de dames » fut ment subtile qui devait provoquer une aussi l’auteur d’un admirable adieu au profonde mutation poétique dont Ray- monde : « Farai un vers de dreit nien » mond Lulle et Dante seront les héritiers. (« Je vais faire un poème sur rien du › Édith de La Héronnière tout ») ; après lui, Jaufré Rudel, chantre mars 2014 mars 2014 171 notes de lecture

essai compte des mutations inévitables qu’ils Droit de cité pour le ont subies avec le temps et l’évolution du goût. Le patrimoine est ce qu’aime patrimoine une société donnée à un moment don- Jean-Michel Leniaud né, ce qui exige une adaptation scienti- Presses de l’université de Québec | 303 p. | 33 e fique, éthique et esthétique continuelle en matière de gestion. Qu’est-ce que le patrimoine ? Le fou- Quand, à la fin de l’Ancien Régime, gueux directeur de l’École nationale des les biens du clergé et de l’aristocra- chartes, Jean-Michel Leniaud, fait le tie passent dans les mains de l’État, ce point dans un livre de combat, incisif et dernier s’approprie la mémoire col- passionné, qui devrait être lu par tout lective, détourne les ouvrages d’art de citoyen désireux de connaître la vérité leur signification première et les pré- sur des problèmes dont il est « tenu éloi- sente au public dans des musées qui les gné par une barricade mystérieuse ». Le isolent de leur contexte. De même pour patrimoine est un legs et, comme tout les ­monuments voués à une seconde legs, il nécessite un héritier qui s’assume vie après que leur valeur mémorielle comme tel, nous dit l’auteur. Selon s’est évaporée. La Révolution, par le qu’on le refuse ou qu’on l’accepte, qu’il truchement de commissions spéciali- plaise ou ne plaise pas, découlent des sées, fonde son action sur des critères ­attitudes entièrement opposées. Ou bien « ­volontaristes et politiques », prémices ce legs sera protégé, conservé, inscrit ou des méthodes de la monarchie de Juil- classé « restauré » (restons prudents !) et, let et de la IIIe République. Les Monu- récemment, élargi à de nouvelles caté- ments historiques, concept créé par gories. Ou bien profané, détruit, vanda- Guizot, doivent alors leur label à un lisé, dépecé, livré à la marchandisation. tri parcimonieux, opéré sous l’égide de Jean-Michel Leniaud explore les étapes l’administration centrale. Mérimée, ins- historiques qui mènent de l’ancienne pecteur général tout-puissant, impose monarchie à la République avant d’éta- une doctrine intransigeante en matière blir le bilan de santé du patrimoine, de restauration (Notre-Dame de Paris) ; actualisant ainsi les thèmes qu’il avait ­Viollet-le-Duc applique ses théories traités dans l’Utopie française. Essai sur avec la même fermeté (basilique de le patrimoine (1992) (voir aussi Chro- Vézelay, Saint-Sernin).­ Rien n’entrave niques patrimoniales, Norma, 2001 et les les pouvoirs des experts professionnels Archipels du passé. Le patrimoine et son et des architectes dûment formés, pou- histoire, Fayard, 2002). Illustré par des voirs qui seront confirmés au XXe siècle. exemples concrets, notamment dans le Seul contre tous, le Normand Arcisse de domaine de l’architecture, ce recueil de Caumont, créateur de la Société fran- chroniques insiste sur les monuments çaise d’archéologie (toujours en activité) réchappés des destructions, en tenant s’oppose au système étatiste en faisant

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valoir la compétence des élites locales et tiplia « la pustule des ronds-points », en des sociétés savantes, dont les membres même temps que l’industrie culturelle parcourent les régions et contribuent à confondait « les pénates de la patrie avec enrichir l’inventaire général. les comptes bancaires ». Accusés : l’in- La question des rapports de force entre compétence patrimoniale de la plupart l’État et la province est d’une actualité des élus en matière d’aménagement du brûlante de nos jours où le patrimoine territoire, le déficit de communication, naturel et bâti subit des ravages jamais l’avidité financière et la relative indiffé- égalés. Jean-Michel Leniaud analyse les rence de l’opinion publique envers ce raisons pour lesquelles on en est arrivé qui doit être transmis aux générations à un tel enlaidissement des villes et des futures. Au lecteur près d’abandon- sites naturels. Après un bon siècle de ner toute espérance de faire siens les centralisation régie par la loi de 1913 (le remèdes proposés pour redonner au problème des abords relevant de l’État, patrimoine son droit de cité. › Anne Pons puis des Architectes des bâtiments de France), la loi promulguée par François Mitterrand le 7 janvier 1983 rompt Roman avec la jacobinisation croissante et re- La Maison dans la tire à l’État une part de ses pouvoirs au montagne­ profit de la province. La responsabilité du patrimoine commun de la nation Angelina Lanza Damiani incombera désormais aux collectivités Traduit de l’italien par Christophe Carraud locales (au nombre de 36 683 !) qui Éditions de la revue Conférence | 440 p. | 25 € auront chacune la haute main sur leur parcelle de territoire. Ce tournant his- Christophe Carraud termine sa préface torique engendra une période d’eupho- à Inventaire d’une maison de campagne rie, en dépit des conséquences, dont de Piero Calamandrei (éditions de la l’inflation patrimoniale (mise en cause revue Conférence, 2009) par ceci : par Pierre Nora), elle-même porteuse « C’est ainsi seulement que d’un rêve d’une multiplication des protections et on peut faire une raison de vivre... » cela au moment même où l’abord de Lire la Maison dans la montagne en est 500 mètres de périmètre était contesté une ! Ce livre se suffit à lui-même. Sa par les élus. Les effets pervers de la nou- présentation luxueuse, riche d’illustra- velle législation apparurent une dizaine tions, est une œuvre d’art qui invite au d’années plus tard, malgré quelques voyage, au séjour. L’auteure, sicilienne prises de conscience çà et là. À partir (1879-1936), quitte la ville chaque de 1990, la bétonisation inonda les année pour six mois, tel le prince Don surfaces communales de lotissements Fabrizio Salina­ dans le ­Guépard, pour hideux, gangréna les sites naturels, mas- prendre de la hauteur avec la chaleur, sacra l’entrée des grandes villes et mul- pour regarder la mer autrement, depuis mars 2014 mars 2014 173 notes de lecture

la montagne. Le trajet en famille, à dos de mulet, pour rejoindre la maison est lent. « Lent », ce maître mot du livre : ah ! comme j’aimerais l’avoir lu une fois en italien ! « Et là-bas, aujourd’hui, les choses sont peut-être prises encore par ce vertige, tandis qu’ici, je deviens déjà un être de calme, d’égalité, de len- teur... » ou ceci : « Puis je fais lentement le tour du jardin, qui m’accueille de sa beauté étrange et nouvelle. » Ce qualifi- catif trame la vérité des trente chapitres du livre : redécouvrir les lieux (le verger, le sanctuaire...), les personnages (le mes- sier, le palefrenier...), les temps (les fêtes de montagne, la première pluie...). Là, j’ai envie relire Marcel Arland… La maison est comme un personnage. Et pour cause. Quelques allusions ­pudiques, ici et là, révéleront à la fin du récit que celui-ci est écrit sur fond d’un drame : la mort, il y a quelques années, de deux enfants de la maîtresse du lieu, dorénavant « gardiens » de cette bâtisse, « leur douce demeure ». Novembre, c’est le moment du retour : « La maison n’apparaît plus… » Lecteur, poursuivez le rêve avec votre lecture de ce volume, qui vous « regarde désormais »... pour une autre « raison de vivre ». › Gérard Albisson

174 mars 2014 Prochain numéro | avril 2014

L’identité

Cette question est devenue, au fi l de ces derniers mois, l’épicentre du débat public. Elle touche aussi bien au domaine de la sphère privée qu’à celle de l’espace national. Le dossier sera précédé d’un grand en- tretien avec Alain Finkielkraut dont l’essai l’Identité malheureuse (Stock) a trouvé un très large écho. Avec Christophe Guilluy, Jean-Pierre Le Goff, Jean-Yves Boriaud...

Également au sommaire

Antoine Sfeir et la question libanaise. Dorian Malovic, retour sur le troisième plénum du Parti communisme chinois. La Centre-Afrique, par Adrien Jaulmes. Robert Kopp, « Le fascisme est-il d’origine littéraire ? », une réfl exion à partir du livre d’Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme (Seuil). Rencontre avec Francois Fédier au sujet de la polémique sur l’antisémi- tisme de Heidegger, par Eryck de Rubercy.

Et toujours, les questions estéthiques avec Eryck de Rubercy et Alexandre Mare, les chroniques de Gérald Bronner, Marin de Viry, Jean-Luc Macia, Mihaï de Brancovan, Annick Steta, Frédéric Verger, le « Courrier de Paris » de Michel Crépu...

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