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TÉMOIN DE SON TEMPS

Comme on devait le prévoir, l'élection de Thierry Maulnier à l'Académie française a suscité quelques commentaires dépourvus de bienveillance. On ne pouvait contester la valeur d'essais tels que Nietzsche et Racine, ni celle d'oeuvres dramatiques telles que La Course des Rois, Jeanne et ses juges, Le Profanateur, La Maison de la Nuit. Mais on reprochait à l'écrivain son passé politique, sa formation maurrassienne ; on laissait entendre que s'il n'exprimait plus les mêmes idées qu'hier, c'était plutôt par prudence qu'en vertu d'un changement sincère. Dans d'autres milieux, il est vrai, on reprocherait plutôt à Thierry Maulnier d'avoir renoncé au combat intellectuel dans lequel il s'était très jeune engagé. Peut-être n'est-il pas inutile d'examiner l'évolution de l'écrivain de manière plus .sereine. Comme beaucoup d'autres étudiants, comme plusieurs de ses condisciples de l'Ecole Normale, dont et Maurice Bardèche, Thierry Maulnier fut attiré, dans les années trente, par la pensée de et par l'Action française. Il devint rapidement évident que, parmi les jeunes intellectuels de cette tendance, Thierry Maulnier était le plus doué pour la réflexion politique. Tandis que Brasillach affirmait des done éclatants de critique littéraire et de romancier, Thierry Maulnier, lui aussi brillant critique littéraire, montrait une inclination particulière pour* les débats d'idées, et l'on voyait en lui l'éventuel successeur intellectuel de Charles Maurras. Mais, tout en adhérant aux principes essentiels del' Action fran• çaise, tout en collaborant à son quotidien ou à ses autres publica- THIERRY MAULNIER, TÉMOIN DE SON TEMPS 573 tions, ces jeunes écrivains étaient amenés à découvrir les limites, et les faiblesses d'un mouvement dont la fondation remontait déjà à près de trente ans. Les premiers essais politiques de Thierry Maulnier, Mythes socialistes et Au delà du nationalisme révélèrent son attention à ces phénomènes sociaux contemporains dont Charles Maurras, convaincu de l'éternelle « primauté du poli• tique », ne s'inquiétait qu'indirectement. L'atmosphère générale créée par le Six Février 1934 et par le Front populaire entraînait les jeunes intellectuels maurrassiens dans les voies d'une polémique parfois assez éloignée de T « orthodoxie » d'Action française. Avec Jean-Pierre Maxence, Thierry Maulnier fonda l'hebdoma• daire L'Insurgé, qui appelait sur le ton le plus violent au rassemble• ment des meilleurs militants de droite et de gauche, pour une doctrine conciliant les aspirations nationalistes et les aspirations socialistes. L'Insurgé n'eut qu'une existence éphémère, mais Thierry Maulnier défendit les mêmes positions sur le ton de la réflexion, dans la revue Combat, qu'il dirigeait avec Jean de Fabrègues. On trouvait aussi au sommaire de cette revue les noms de Robert Brasillach, , René Vincent, Louis Salleron, Jean- Pierre Maxence, Robert Francis, Jacques Laurent-Cély, et Claude Roy. Mais l'évolution de la situation internationale ne permit pas à Thierry Maulnier de maintenir longtemps l'accord des écrivains rassemblés par la revue. L'une des principales questions qui préoccu• paient alors las jeunes écrivains nationalistes était l'attitude qu'il convenait d'adopter à l'égard du fascisme. Pour Robert Brasillach, et pour certains de ses camarades de (auquel colla• borait alors Thierry Maulnier), la devait s'inspirer des formules qui avaient permis le redressement de l'Italie, de l'Alle• magne et de l'Espagne. Pour Thierry Maulnier et pour d'autres, la notion même de « fascisme français » risquait de créer l'équivoque, et de compromettre les alliances dont la France avait besoin pour résister à l'impérialisme allemand. Supposons, écrivait-il, « que la France se donne un régime fasciste, totalitaire, autarcique, imité de l'Italie ou de l'Allemagne. Sa force propre, son efficacité politique en seraient sans doute accrues. Mais en même temps, elle se trou• verait automatiquement détachée du système d'Etats auquel elle est aujourd'hui associée. Elle se trouverait isolée en Europe, car si même on lui offrait une place dans le système « antikomintern » germano-italien, ce ne serait qu'une place subordonnée de nouvelle 574 THIERRY MAULNIER, TÉMOIN DE SON TEMPS venue et peut-être de vassale... La situation générale du monde, comme les caractères propres de la France, exigent que l'étoile française soit dégagée des constellations idéologiques de l'anti- fascisme et du fascisme ». En 1939, Robert Brasillach quittait Combat, tandis que Thierry Maulnier quittait de son côté, Je suis partout. La guerre, qui mit fin à l'existence de la revue, allait entraîner, pour les anciens collabo• rateurs de celle-ci comme pour l'ensemble des intellectuels français, des options plus graves. *

Après l'armistice de juin 40, Thierry Maulnier rejoignit Charles Maurras et Y Action française à Lyon. On pouvait penser que sa ligne politique épouserait celle de Maurras, qui, lui aussi, condamnait l'idée d'une « internationale fasciste », et proposait maintenant l'idéal de « la seule France ». Certes, dans ses articles d'après juin 40, Thierry Maulnier insiste sur le fait que les Français ne doivent pas s'inspirer des formules étrangères, mais bâtir un régime nouveau de style français. Cependant, à la différence de Maurras, il n'engage pas de polémique contre les puissances anglo-saxonnes, ni contre les partis politiques interdits depuis la défaite. De plus, après la tragédie de novembre 1942, Thierry Maulnier ne publie plus guère dans Y Action française et dans d'autres journaux, que des articles littéraires. A l'exception de Brasillach, qui reste fidèle à ses anciens amis, la collaboration est sévère pour Maurras, et plus encore pour Thierry Maulnier : si elle traite le premier d'« atten- tiste », elle qualifie franchement le second de « gaulliste ». A l'heure de la Libération, les écrivains français se partagent pour la plupart en deux catégories : ceux qui possèdent le titre de « résistants », et ceux qui sont réduits au silence ou jetés en prison. Il y a pourtant un petit nombre d'écrivains qui n'appartiennent à aucun des deux groupes. On ne peut les accuser de « vichysme » et de collaboration-; on ne les considère pas non plus comme méritant les honneurs, soit parce qu'ils n'ont pas donné leur adhésion à une formation clandestine, soit parce qu'ils se refusent à faire certaines concessions politiques. Thierry Maulnier est de ce petit nombre. Sa collaboration, dès la Libération, à un grand quotidien, étonne à la fois ses amis et ses ennemis. THIERRY MAULNIER, TÉMOIN DE SON TEMPS 575

L'essai qu'il publie en 1945, Violence et conscience, ne manifeste aucune complaisance pour les idées du jour. On y trouve notamment une analyse du fascisme dont la sérénité paraît stupéfiante par rapport à ce qui s'écrit au même moment. Cet essai n'apparaît cependant pas comme un écrit de combat, pas plus que les articles que publie de temps à autre l'écrivain. Trois ans après la Libération, Thierry Maulnier retrouve une tribune intellectuelle avec la fonda• tion de la revue La Table Ronde. Les membres de sa famille spiri• tuelle s'attendent à le voir reprendre, sous des formes nouvelles, son ancienne lutte. Ils sont déçus. Si Thierry Maulnier prend vigoureusement posi• tion, il ne le fait pas dans le sens où on imaginait qu'il le ferait. Les problèmes de politique intérieure française ne paraissent plus guère l'intéresser. Un fait domine, pour lui, tous les autres : l'anta• gonisme entre le monde occidental et le monde communiste. Anti• communiste, il l'est plus que jamais, mais il ne l'est plus au nom des mêmes valeurs qu'hier. C'est dans une perspective universaliste qu'il oppose l'idéal de la liberté à l'inhumanité totalitaire. La déception de certains à son égard se transforme en amertume. Pierre Boutang, Jacques Laurent, l'apostrophent sans ménagements dans leurs publications respectives : Thierry Maulnier, si prompt à condamner les atteintes à la liberté en Europe orientale et en Asie, oublie-t-il ce qu'a été l'épuration dans son propre pays ? Est-il logique de dénoncer les atteintes aux droits de l'homme hors de France, quand on se résigne à la prison ou au bannissement de Français parmi les meilleurs ? A ces attaques, Thierry Maulnier répondra, et ses réponses ne manquent pas d'intérêt. Non, il n'ignore rien de ce qui s'est passé en France : quand il a pu intervenir en faveur des victimes de l'épura• tion, il l'a toujours fait. Mais il ne croit ni aux chances, ni à la valeur d'une politique fondée sur l'explication ou la défense du passé. Il estime que le nationalisme, déjà dépassé à la veille de la guerre, n'a plu3 aucune espèce de raison d'être, que les nations occidentales doivent faire face ensemble à un même adversaire, et que certaines polémiques ne peuvent qu'aggraver les divisions occidentales au lieu de les effacer. Les valeurs au nom desquelles l' peut efficacement mener la lutte contre le communisme, ce sont mainte• nant, pour lui, les valeurs libérales : cela signifie pratiquement qu'il ne voit de solution politique concrète que dans un renforcement de la Communauté Atlantique, celle-ci devant d'ailleurs s'appuyer 576 THIERRY MAULNIER, TÉMOIN DE SON TEMPS

sur une Europe unifiée. C'est dans cet esprit que Thierry Maulnier donne son appui au mouvement et à la revue Fédération. Les événements d'Afrique du Nord provoqueront cependant, chez Thierry Maulnier, une prise de position que certains ne man• quèrent pas d'attribuer à ce qui restait, chez lui, d'esprit maurras- sien. Il fut en effet résolument partisan de l'Algérie française. Les campagnes libérales inspirées par les conditions de la guerre lui parurent teintées d'hypocrisie. Sans aller jusqu'à soutenir 1' « acti• visme », Thierry Maulnier n'en considéra pas moins l'indépendance de l'Algérie comme une solution désastreuse pour la France et pour l'Occident tout entier. Sur cette question, et sur l'ensemble de celles posées par l'évolution des peuples sous-développés, les positions de Thierry Maulnier ont souvent paru plus proches de la pensée de Salazar que de cette politique « atlantique » à laquelle on lui repro• chait dans certains milieux d'être acquis.

Mais, plus que de son évolution, on s'est étonné que Thierry Maulnier n'ait pas tenu ses promesses de doctrinaire politique. Après l'avoir pris pour l'éventuel successeur de Charles Maurras, on vit en lui l'écrivain français le plus capable de s'opposer à l'influence de Jean-Paul Sartre. Il n'a pas exactement tenu ce rôle. Il a certes continué à se prononcer sur les événements ; mais il l'a fait de plus en plus, de façon journalistique. Il n'a publié aucun essai politique depuis plus de dix ans, et il ne s'exprime plus sur les sujets politiques dans aucune revue depuis plusieurs années. Pour quelles raisons ? L'explication par son activité d'auteur dramatique n'est guère recevable. Le théâtre n'empêche pas Jean- Paul Sartre, ni Gabriel Marcel, de garder le temps nécessaire pour les œuvres de réflexion. Et si vraiment cette explication était la bonne, Thierry Maulnier n'aurait pas pu non plus maintenir son activité de journaliste. On pourrait alors chercher un motif psychologique en invoquant une certaine lassitude. A l'époque où il atteignait la maturité, Thierry Maulnier personnellement préservé, a été cruellement éprouvé dans ses affections. La « famille spirituelle » à laquelle il avait appartenu était accusée en bloc : le était THIERRY MAULNIER, TÉMOIN DE SON TEMPS 577 assimilé au fascisme, et le fascisme à la trahison. Dans un tel climat, l'expression d'une pensée de droite était presque impossible. L'ancien disciple de Maurras qui n'avait eu aucune activité politique pendant la guerre n'en était pas moins un suspect. Compte tenu de cet état de choses, il paraît assez compréhensible qu'un écrivain comme Thierry Maulnier ait mieux aimé garder une certaine réserve, que de s'exposer à une déformation systématique de sa pensée. Certes, après quelques années, le climat dont nous parlons tendait à disparaître. On voyait à nouveau certains courants de droite se manifester. Mais ils appartenaient surtout à deux tendances : une tendance nationaliste (d'ailleurs très divisée par les options du passé, comme par certaines aspirations permanentes) et une tendance dite « intégriste », c'est-à-dire agissant en fonction de certaines données théologiques. Or Thierry Maulnier n'était plus nationaliste depuis longtemps, et il avait toujours été agnostique. Il n'avait donc pas sa place dans l'une ou l'autre de ces tendances. On l'imaginait plutôt devenant l'animateur intellectuel d'un courant plus large, et répondant mieux aux aspirations générales du monde de droite français d'après-guerre. Il faut toutefois constater que les préoccupations intellectuelles sont moins grandes, dans la droite française actuelle, que chez ses adversaires. Albert Thibaudet écrivait au début du siècle : « La gauche a des électeurs, mais pas de lecteurs; la droite, au contraire, n'a pas d'électeurs, mais elle a des lecteurs. » Il entendait par là que les grands thèmes de la gauche l'emportaient dans l'opinion sur ceux de la droite, mais que le niveau intellectuel des milieux de droite était supérieur à celui des milieux de gauche. La situation française depuis la seconde guerre mondiale pourrait justifier une analyse inverse. Après avoir bénéficié de chances historiques exceptionnelles, les partis de gauche n'ont pas pu maintenir long• temps leur prépondérance, et les circonstances dans lesquelles s'effectua le passage de. la Quatrième à la Cinquième République devaient révéler leurs limites. En revanche, les intellectuels béné• ficient, dans les partis de gauche, d'une audience qui ne trouve pas son équivalent dans les formations de droite. Les dirigeants de ces dernières formations semblent croire au danger des « idées », quelles qu'elles soient, et préfèrent s'en tenir à une action purement pragmatique. On a dit parfois que les soutiens dont bénéficiaient les groupes intellectuels de gauche s'expliquaient par le calcul de certaines puissances financières, préférant favoriser ceux dont elles

LA BEVUE »• 8 578 THIERRY MAULNIER, TÉMOIN DE SON TEMPS jugent la victoire inévitable, à plus ou moins long terme. Mais cela ne saurait suffire à expliquer pourquoi les dirigeants de la gauche tiennent au concours des intellectuels, et pourquoi les dirigeants de la droite, au contraire, s'en méfient. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, et sur ce qu'il y a d'inquiétant dans le matérialisme de fait d'un monde qui revendique volontiers les « valeurs spirituelles ». Peut-être Thierry Maulnier pourrait-il. analyser mieux que personne cette étrange évolution, dont les conséquences seront sans doute plus profondes que ce qu'on appelle communément la « dépolitisation ». On peut, en tous cas, tenir pour certain que cet essayiste du premier rang n'a pas dit tout ce qu'il avait à dire. PAUL SÉRANT.