Roger Briand
Jean Bonnassieux Sculpteur de madones…
Panissières, 1810 - Paris, 1892
Préface, Antoinette Le Normand-Romain Directeur général de L’Institut National d’Histoire de L’art
La Diana Village de Forez Association culturelle de Panissières et sa région
2009 Jean Bonnassieux, sculpteur de madones…
À Marie…
2 Jean Bonnassieux, sculpteur de madones…
3 Jean Bonnassieux, sculpteur de madones…
Notre-Dame-de-France, 1860, Le Puy-en-Velay (Haute-Loire), juchée sur le rocher Corneille, la colossale madone en fonte est vue de l’arrière. L’Enfant lève la main droite en un geste de bénédiction. « La chevelure méchée de la Vierge tombe tel un voile… » Gravure de Dubouchet, extraite de Douze statues de la Vierge, par J. Bonnassieux (1879)
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i le nom de Bonnassieux n’est peut-être familier aujourd’hui qu’aux lecteurs des Trois Mousquetaires, d’Alexandre Dumas (et sous une orthographe un peu différente), beaucoup connaissent en revanche son œuvre principale, ne serait-ce que par ses dimensions, la Vierge monumentaleS du Puy-en-Velay. Et pourtant Bonnassieux pourrait presque constituer un cas d’école. Issu d’un milieu simple, formé à l’école des beaux-arts de Lyon, il vint à Paris en 1834 et entra dans l’atelier d’Auguste Dumont, lui-même lauréat du concours de Rome en 1823. En 1836 il obtint à son tour le Prix de Rome ce qui lui permit de passer cinq ans à la villa Médicis et on peut imaginer ce que représentait pour un jeune Français, originaire d’une région austère, la découverte de l’Italie : « Que Rome est belle et puissante sur l’âme d’un artiste ! On ne peut rester froid devant elle, devant ses richesses qui étonnent et grandissent l’intelligence. […] Là, les chefs-d’œuvre sont entassés ! Le Capitole, la villa Albani et le Vatican m’effrayent chaque fois que je les visite. Cependant c’est le grand livre que je dois et vais feuilleter sans cesse », écrit-il à son maître, Dumont, le 8 juillet 1837. Ou encore, deux ans plus tard, à un ami : « Je m’habitue au bonheur. C’est si facile. » Le directeur de l’Académie de France à Rome, à cette période, n’était autre qu’Ingres. Il exerça sur Bonnassieux une forte influence dont témoigne le dernier « envoi » du jeune sculpteur, un David enfant, qui apparaît comme un compromis entre son désir – déjà – de choisir un sujet religieux, et la volonté affirmée du directeur de le voir opter pour l’histoire ancienne. Exposé au Salon de 1844 et acquis par l’État, David fut brisé au moment d’être expédié à Lyon, au grand chagrin de son auteur. Il constitua pourtant le point de départ d’une carrière officielle, rythmée par les envois au Salon, l’exposition annuelle qui était pour les artistes le principal moyen d’entrer en contact avec le public, les commandes publiques et les distinctions officielles : Légion d’honneur en 1855 ; élection à l’Académie des Beaux-Arts en 1866. Bonnassieux était arrivé à Paris juste après le combat romantique, lié pour la sculpture aux Salons de 1831 et 1833, avec des artistes comme Barye, Duseigneur, Rude, Préault, Etex, Moine, Triqueti qui furent ensuite systématiquement écartés par les instances officielles. On peut toutefois se demander s’il eut même conscience de cette tentative de renouveau car il est évident que son propre tempérament le portait plutôt vers le sage néo-classicisme dont la villa Médicis était le bastion, sous la pression de l’Académie des Beaux-Arts renforcée à cette période par la présence d’Ingres. Celui-ci quitta Rome en 1841 mais la situation resta identique pendant une dizaine d’années encore et, une fois de retour à Paris, Cavelier, Guillaume, Perraud, Thomas, fervents représentants du néo-classicisme, se virent combler d’honneurs. Il fallut attendre des artistes comme Carpeaux (Prix de Rome en 1854), Chapu, Falguière, Mercié, Barrias, etc. pour que la sculpture évoluât vers une approche plus directe de la nature, traduite par un modelé plus réaliste et un choix de sujets influencés par la Renaissance italienne ou inspirés du monde contemporain. Très liée à une volonté politique, dépendante de la prospérité économique, la sculpture connut une période faste sous le second Empire. Bonnassieux, et il n’est pas le seul, se consacra alors aux travaux de commande : La Méditation, présentée à l’Exposition universelle de 1855, est la dernière
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œuvre créée de sa propre initiative. Au lieu de continuer dans cette voie, relevant d’un néo- classicisme élégant, amplement drapé car le nu ne l’attirait guère, il se consacra en effet au portrait, pour lequel il bénéficia de nombreuses commandes de l’aristocratie, aux monuments publics et à la sculpture religieuse vers laquelle le conduisait son engagement catholique. On connaît l’Album des douze statues de la Vierge par Bonnassieux, publié en 1879, cet album rassemblant des statues disséminées sur tout le territoire français, dont la plus fameuse est donc Notre-Dame-de-France, fondue avec les canons pris à Sébastopol et érigée au Puy en 1860. Bonnassieux a bénéficié du renouveau d’intérêt pour le XIXe siècle suscité par l’ouverture du musée d’Orsay, mais s’il occupe une place privilégiée dans le panorama des sculpteurs actifs à cette période, c’est grâce à un fonds documentaire très complet qui permet d’aller plus loin dans la connaissance de l’artiste et de ses mécanismes psychologiques. L’ensemble avait été partagé à sa mort entre ses deux enfants, mais ceux-ci, puis leurs descendants, ont eu le mérite de le conserver intact. Nous-mêmes avons eu la chance d’être accueillie par son arrière-petite-fille, Cécile Armagnac, dans la maison même que Bonnassieux avait acquise en 1854, et dans laquelle il est mort. Après la disparition de celle-ci en 1997, une autre branche familiale a, de façon très volontariste, reconstitué et même enrichi cet ensemble. Il faut rendre hommage de façon plus générale à la constance et au dévouement des enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants (il est rare de pouvoir aller plus loin) grâce auxquels demeure vivante la mémoire d’un artiste, et à la générosité avec laquelle ils mettent cette documentation à la disposition des chercheurs. Qu’il nous soit permis dans ce contexte d’évoquer le souvenir de François Bonnassieux si heureux, il y a trente ans, que l’on s’intéresse enfin à son aïeul.
Antoinette Le Normand-Romain
directeur général de l'Institut national d'Histoire de l'Art
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Évanescence…
Mon unique pensée est de montrer, une fois de plus, que la Vierge avec l’Enfant Jésus constitue le programme inépuisable et le plus heureux qu’un artiste puisse désirer. Jean Bonnassieux : Douze statues de la Vierge (Avant-propos), 1879.
u temps de ma prime enfance stéphanoise, les vacances estivales nous emmenaient près d’Yssingeaux, en Haute-Loire. Grand-mère prenait le relais de mes parents, au terme de leurs brefs congés payés, heureuse de retrouver son Velay natal. Bonne marcheuse, Aintarissable conteuse, elle m’entraînait dans de longues promenades champêtres d’où je revenais les lèvres teintées du jus de l’airelle des bois ou de la mûre buissonnière. Un jour de septembre, nous escaladâmes le « suc des Ollières » en prenant garde aux vipères. Du haut de cette pittoresque taupinière volcanique (1 186 mètres), elle me montra dans le lointain vallonnement inondé de brume bleuâtre une silhouette sombre, courte et filiforme : « Regarde là-bas, c’est la Madone du Puy ! » Comme j’écarquillais les yeux, elle ajouta : « Si nous la voyons d’ici (à une vingtaine de kilomètres), c’est qu’en réalité cette “estatue’’ est très grande ! Pense qu’on grimpe à l’intérieur jusqu’à sa tête ! » Sa dévotion à Notre-Dame-de-France lui fit aussitôt préciser que nous lui devions d’avoir gagné la guerre, donc le retour de papa, prisonnier des Allemands. « Rien d’étonnant, dis-je, vu sa taille ! » L’année suivante, au terme d’une expédition ferroviaire jalonnée de vertigineux viaducs à arcades de granit et de tunnels enfumés, je me suis enhardi, avec le secours de mon père, à gravir la roide échelle métallique. J’ai émergé derrière la couronne d’étoiles le temps compté d’un regard panoramique émerveillé. Notre guide a débité une liste impressionnante de nombres records, dimensions et poids. Il a aussi mentionné le nom du sculpteur, un certain Bonnassieux. À la rentrée, je me suis vanté de cette « vertigineuse ascension » auprès de mes camarades de lycée avec force souvenirs chiffrés. Sans pouvoir répondre à la question : « Qui l’a faite ? » Le gigantisme de la « Madone du Puy » est depuis longtemps battu en brèche par plus géant que lui. Quelques années plus tard, sur un îlot en vue de New-York, Auguste Bartholdi, autre sculpteur français, en impose avec sa Liberté éclairant le monde. Qui, de nos jours, connaît Jean Bonnassieux ? Les guides touristiques jalonnent d’étoiles l’intérêt à visiter, au Puy-en-Velay : « … la statue colossale de Notre-Dame-de-France juchée au sommet du mont Corneille d’où le panorama est superbe… » Exit le nom de l’auteur1. A-t-il démérité celui qui, de loin, annonce la « cité mariale » ? La « capitale du Velay » lui doit d’avoir parachevé son site incomparable. Jean Bonnassieux ne figure pas au palmarès des grands sculpteurs français du XIXe siècle, relégué dans le lot commun, anonyme, de semblables en mal de style, de gloire ou de publicité. La raison de cette évanescence est essentiellement conjecturale dans un environnement d’autant plus riche en statuaires que l’offre est alors abondante. En vouant le néoclassicisme aux gémonies, les historiens de l’art à venir ont contribué à restreindre le nombre des personnalités marquantes.
1 - Le « portail » Internet, site officiel de la ville du Puy-en-Velay, présente incidemment la statue de Notre-Dame-de- France, mentionne, ses caractéristiques physiques, le nom du fondeur, pas celui du statuaire…
7 Jean Bonnassieux, sculpteur de madones…
Le second Empire et les premières décennies de la IIIe République font une large place à la sculpture officielle. Les monuments publics à l’architecture imposante et ornementée s’affichent instruments de la connaissance historique2. La demande de l’État, celle des édiles est des plus importantes, qu’elle soit destinée aux musées, aux édifices publics, aux places, parcs et jardins d’un vaste renouveau urbain. Tant de statues en témoignent encore, sans compter l’encombrement caché des « dépôts de marbre ». L’opulente aristocratie, le souci de paraître d’une grande bourgeoisie émergeante, meublent d’objets d’art sculptés châteaux et hôtels particuliers. Enfin, l’Église manifeste son renouveau triomphant dans la riche ornementation d’un style néo-gothique ou néo-romano- byzantin. La carrière artistique de Jean Bonnassieux évolue dans la mouvance d’une « École française » néo-classique teintée de romantisme à laquelle il est bientôt reproché son manque d’audace créatrice et sa grandiloquence. Dans cette controverse d’initiés, celui en qui Lacordaire voyait « l’espérance de l’art chrétien » n’aurait été qu’un « sculpteur de madones ». Quel magistral hommage que cette référence ! Quoi de plus exigeant que l’art marial qui en appelle à la Beauté éternelle de Platon, une certaine manière, intemporelle, de voir l’Être, l’objet, au- delà de sa banale matérialité. Car cette vision suprasensible, cette image mystérieuse induit l’Amour. La statue d’une madone, si réussie soit-elle, ne saurait prétendre à l’Absolu du Beau. Le projet esthétique de Jean Bonnassieux fut d’entraîner ses « témoins » dans une quête subjective, stimulante, contemplative, religieuse, de l’inaccessible Beauté de la Mère de Dieu. À ceux qui lui reprochaient son inclination pour les sujets religieux, le statuaire forézien rétorquait : « Sans foi, l’artiste n’est qu’un saltimbanque, un usurpateur ». Ses convictions chrétiennes, sa sensibilité théologale ont guidé l’ensemble de son œuvre, pas seulement celle dévolue à l’église catholique. Quels que soient ses motifs, la production artistique de Jean Bonnassieux couvre tous les genres de la sculpture, depuis le simple médaillon, la modeste figurine en terre cuite, jusqu’à la colossale madone de métal, en passant par les bustes, les hauts-reliefs et bas-reliefs, la statuaire monumentale, les groupes, l’ornementation architecturale. Seule absente, la statue équestre. Les mains du statuaire ont façonné l’argile, la cire, le bois, la pierre, le marbre. Les empreintes de ses modèles ont joué avec le feu de métaux en fusion : bronze, fonte, aluminium. Ignoré des dictionnaires encyclopédiques actuels et de la plupart des ouvrages d’art spécialisés3, Jean Bonnassieux aurait-il rejoint, dans l’anonymat glorieux, les imagiers du temps jadis ? Ce sont amis que vent emporte les statuaires des grandes cathédrales médiévales ou des belles demeures de la Renaissance, ceux des Vierges romanes d’Auvergne ou d’ailleurs, celui de l’Ange malicieux de Reims (vers 1225), celui, en demi-teinte, de la Vierge à l’Oiseau (fin XIVe siècle), à Riom, celui de la fine et élégante Vierge au Pilier (XVIe siècle) de Saint-Galmier (Loire)…
… Et il ventait devant ma porte Les emporta4. …
Oublié, Jean Bonnassieux ? Non pas ! Seulement délaissé dans un monde enclin à la futilité. Catalogues d’expositions internationales à l’appui, Jacques Bonnassieux, son descendant direct au
2 - Statuaire publique au XIXe siècle : colloque organisé les 16 et 17 novembre 2000 à l’université de Paris X – Nanterre. 3 - Le lecteur pourra notamment en juger sur certains des ouvrages cités en références bibliographiques. Jean Bonnassieux n’est pas mentionné dans le Bénézit Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs (Gründ, 1999), mais figure dans sa version anglaise : Dictionary of Artists, 2, Gründ, 2006. Il était mentionné dans mon dictionnaire usuel, Nouveau Larousse universel, en deux volumes, 1948. Il ne l’est pas dans le récent Petit Robert, dictionnaire universel des noms propres. 4 - Extraits de la fameuse complainte de Rutebeuf. On ne sait quasiment rien du plus illustre des poètes français du XIIIe siècle.
8 Jean Bonnassieux, sculpteur de madones… quatrième degré, prouve que tant d’autres, ailleurs, lui conservent un pan de leur mémoire, de leur reconnaissance5… … Sinon de m’apprendre, Qu’il faut conserver ses biens, Pour ne pas, après, le regretter.
« L’incertaine évolution culturelle » suscite ce commentaire désabusé d’André Malraux, auteur de Psychologie de l’art (1947) et du Musée imaginaire de la sculpture, troisième partie : Le monde chrétien (1954)6 : « La vérité, c’est que nous assistons à la fin de l’Europe. Les hommes de ma génération et ceux de la génération suivante n’en souffriront pas trop, en raison de la vitesse acquise. Le rayonnement d’Athènes… mais on n'a jamais assez remarqué combien ce rayonnement s’affaiblit avec les siècles : Michel-Ange, c’était tout de même mieux que Picasso ! Tout se passe comme si la grandeur de la civilisation perdait en qualité, un peu comme si la grandeur de l’homme s’amenuisait chaque siècle un peu plus. » Jean Bonnassieux tel qu’il fut : Forézien fidèle, viscéralement attaché aux valeurs simples de son ascendance besogneuse ; travailleur du beau, intègre, consciencieux, rigoureux, perfectionniste, exigeant des autres comme de lui-même, sans concession ; artiste chrétien engagé pénétré d’une foi intense à vocation nationaliste, partisan d’un ordre social basé sur le mérite vrai, épris de justice, adepte pointilleux d’un catholicisme libéral et social. Sa vie ne fait pas mystère, dévoilée dans les nombreuses lettres adressées à ses parents ou à ses amis de cœur, consignée dans ses carnets de commentaires, dans des notes spontanées de lecture, chiffrée dans ses cahiers de comptes7. « Rien de plus simple, de plus honnête, de plus cordialement affectueux [que ses écrits]. Il y parle de lui et de ses œuvres avec défiance et modestie, des autres, surtout de ses enfants et petits-enfants avec une bonté souriante8. » Le mensonge l’eût éloigné de Dieu.