1 Le Salon De 1824, Ou L'ombre Du Beau Moderne. Stendhal N'a Pas Bonne Réputation En Tant Que Critique D'art. Son Approch
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Le Salon de 1824, ou l’ombre du beau moderne. Stendhal n’a pas bonne réputation en tant que critique d’art. Son approche serait trop littéraire, insuffisamment formaliste, sa conception du romantisme déroutante. Pour le Salon de 1824, on sait qu’il a fait les mauvais choix : il a méprisé Delacroix et annoncé que l’obscur Schnetz serait encore admiré en 19241. Or le bon critique d’art n’est-il pas celui qui sait, « parmi tous les artistes de son époque, distinguer les plus grands, c’est-à-dire ceux que nous tenons aujourd’hui pour tels2 » ? Cependant, pour apprécier la pertinence et la valeur d’un compte rendu d’exposition, il semble nécessaire de le comparer avec précision à ceux des autres salonniers. Stendhal le dit lui-même : en 1824, c’est d’abord dans la presse que se livre la bataille romantique. Avant même d’évoquer l’Exposition au Louvre, il présente la violente polémique qu’elle entraîne dans les deux plus grands quotidiens du royaume : « La guerre est déjà commencée. Les Débats vont être classiques, c’est-à- dire ne jurer que par David, et s’écrier : Toute figure peinte doit être la copie d’une statue, et le spectateur admirera, dût-il dormir debout. Le Constitutionnel, de son côté, fait de belles phrases un peu vagues, c’est le défaut du siècle ; mais enfin il défend les idées nouvelles3 ». L’Exposition de 1824, parue en onze articles dans le Journal de Paris4, s’inscrit au cœur de ce débat esthétique. Stendhal suggère son intention de s’opposer à Delécluze, qu’il présente comme le défenseur d’une doctrine néoclassique caricaturale, et affiche sa sympathie pour les convictions progressistes du jeune Thiers5. De fait, il va emprunter à ce dernier un grand nombre de ses idées, à commencer par la formule célèbre : « Nous sommes à la veille d’une révolution dans les beaux-arts6 ». Le procès mené par Stendhal contre l’Ecole de David est désormais bien connu7 : « Les grands tableaux composés de trente figures nues, copiées d'après les statues antiques, et les lourdes tragédies en cinq actes et en vers, sont des ouvrages fort respectables sans doute mais, quoi qu'on en dise, ils commencent à ennuyer, et, si le tableau des Sabines paraissait aujourd'hui, on trouverait que ses personnages sont sans passion, et que par tous pays il est absurde de marcher au 1 Stendhal, Salons, Paris, Gallimard, 2002, Introduction de Martine Reid et Stéphane Guégan, p. 17 et 40. 2 Pierre Vaisse, « A propos de la critique d’art de Stendhal », Sybil Dümchen et Michael Nerlich (éds.), Stendhal. Image et texte/Text und Bild, Colloquium Stendhal, 11-14 juin 1992, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1994, p. 118. 3 Stendhal, Exposition de 1824, Journal de Paris, 29 août 1824, op. cit., p. 59. 4 Stendhal présente l’Exposition de 1824 par dix-sept articles parus dans le Journal de Paris du 29 août au 24 décembre 1824. 5 Delécluze rend compte de l'Exposition de 1824 par vingt-huit articles parus du 1er septembre 1824 au 19 janvier 1825 dans le Journal des Débats. Thiers lui consacre onze articles parus dans le Constitutionnel du 30 août au 19 octobre, puis le 1er décembre 1824. 6 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., 29 août 1824, p. 66. Thiers écrivait : « Une révolution se déclare aujourd'hui dans la peinture comme dans tous les arts ». Adolphe Thiers, « Salon de mil huit cent vingt-quatre », Le Constitutionnel, 25 août 1824, p. 4. 7 Voir en particulier Bernard Vouilloux, Le Tournant « artiste » de la littérature française. Ecrire la peinture au XIXe siècle, Paris, Hermann, 2011, p. 94-105. 1 combat sans vêtements8 ». A un système sclérosé qui perpétue aveuglément l’imitation de l’antique et le nu, Stendhal oppose une modernité soucieuse de progrès et de nouveauté qu’il qualifie de « romantique9 ». Reprenant le critère qu’il avait proposé l’année précédente dans Racine et Shakespeare 10 , Stendhal définit le « romantique en peinture » par la « quantité de plaisir11 » qu’il apporte au spectateur. Alors que le classique ennuie parce qu’il impose une culture périmée, le romantique procure un « vif plaisir » parce qu’il devine « le vrai goût de son siècle12 » ; il « attache », « intéresse », touche « profondément », « frappe », « saisit » « entraîne », suscite « l’enthousiasme », produit même un « effet électrique13 ». Aussi le classique ne s’adresse-t-il qu’à « peu de personnes », tout au plus à un petit cercle de « connaisseurs », tandis que le romantique parle au large groupe des « amateurs », dont fait partie l’auteur, et attire la foule14. Bien plus, alors que le classique ne peut être financé que par le gouvernement, le romantique s’adapte à la loi du marché et se fait acheter par des « particuliers riches15 » : les peintres modernes sont devenus des artistes d’exposition. Tenté d’établir une équivalence entre succès populaire, voire commercial, et modernité romantique, Stendhal ne s’y résout cependant pas tout à fait. Bien qu’il ait compris le rôle désormais essentiel de l’opinion publique, et qu’il se présente à plusieurs reprises comme le porte-parole de cette dernière16, ses goûts personnels le conduisent souvent à prendre ses distances avec les préférences du plus grand nombre. Dans la presse, la bataille romantique se révèle beaucoup plus nuancée que l’annonce Stendhal. En réalité, au Salon de 1824, la suprématie de l’esthétique néoclassique a pris fin17. Delécluze, son défenseur, avoue lui-même qu’il n’a « senti aucune émotion » devant un grand tableau davidien tourné en ridicule par Stendhal, Germanicus au camp de Varus d’Abel de Pujol, et déclare que « l’Ecole va subir un changement notable »18. Désormais le débat ne porte plus sur la nécessité d’un beau moderne, mais sur la définition de celui-ci. Or, si Thiers, Delécluze et Stendhal s’accordent globalement sur ses traits distinctifs, ils s’affrontent sur les limites qui doivent être assignées aux innovations. En 1824, la bataille romantique s’organise autour des questions suivantes : la poétique nouvelle qui s’est établie dans les lettres peut-elle être appliquée à la peinture ? Par ailleurs, quels liens la peinture moderne doit-elle entretenir avec le beau idéal antique ? 8 Stendhal, Exposition de 1824, 29 août 1824, op. cit., p. 66. 9 Ibid., 22 déc. 1824, p. 140. 10 « Le romanticisme est l'art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères ». Stendhal, Racine et Shakespeare (1823), Paris, Kimé, 1994, p. 39. 11 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 140. 12 Ibid., p. 66, 71, 86, 141. 13 Ibid., p. 62, 85, 87, 102, 124. 14 Ibid., p. 60, 63, 85, 86, 112, 105, 141. 15 Ibid., p. 71. 16 Ibid., p. 127 et p. 132. 17 Marie-Claude Chaudonneret, L’État et les Artistes. De la Restauration à la monarchie de Juillet (1815-1833), Paris, Flammarion, 1999, p. 79. 18 E. J. Delécluze, « Exposition du Louvre 1824 », Journal des débats politiques et littéraires, 11 sept. 1824, p. 3, et 8 sept. 1824, p. 1. 2 I La promotion des idées nouvelles « Voir la nature à sa manière » Comme ses contemporains, Stendhal caractérise l’école moderne par la jeunesse de ses membres : elle rassemble plusieurs « jeunes peintres19 », dont les meilleurs sont à ses yeux Victor Schnetz, Gillot Saint-Evre, Xavier Sigalon, Léopold Robert, Eugène Delacroix, Paul Delaroche et Ary Scheffer20. Cette liste correspond approximativement à celle que propose Thiers21, et complète celle de Delécluze22. Il la définit ensuite par la liberté et l’originalité, alors que l’école de David se soumet à des règles strictes et se fonde sur l’imitation. Ary Scheffer expose ainsi une Mort de Gaston de Foix à Ravenne (localisation inconnue) qui « sort de la ligne ordinaire23 », et Sigalon présente un tableau extrêmement « original24 », Locuste remettant à Narcisse le poison destiné à Britannicus et en faisant l'essai sur un jeune esclave (Nîmes, Musée des Beaux-Arts). S’il est vrai que ce jeune homme, ajoute Stendhal, s’est obstiné « à voir la nature à sa manière » au point d’avoir été renvoyé de l’atelier de son maître, il est assuré qu’il « sera un grand peintre25 ». Du fait de cette liberté, alors que l’école de David fonctionne comme un « système26 » doté d’une grande uniformité stylistique, l’école moderne se caractérise par sa variété27. Elle est constituée d’une multiplicité d’individualités indépendantes qui coexistent librement, et parfois même s’affrontent. C’est pourquoi la toute première impression de Stendhal au Salon est celle de la concurrence de deux artistes : « Ce qui m'a frappé, dès mon entrée dans la grande salle d'exposition, c'est une espèce de duel entre deux réputations à peu près du même genre, entre deux peintres aimés du public, et qui font beaucoup d'argent, MM. Granet et Horace Vernet. Le Cardinal Aldobrandini, de M. Granet (n° 801)28, se présente à côté d'une bataille de M. Horace Vernet29. » Le choix de ces deux artistes pourrait laisser penser que Stendhal n’a pas vu la confrontation d’Ingres et de Delacroix, et lui a substitué la joute de deux peintres mineurs. En réalité, la rivalité de ces deux géants n’a été inventée qu’en 183430, de façon quelque peu artificielle. Par ailleurs, aux yeux de tous, l’école moderne se distingue de l’école classique par le rôle nouveau qu’elle accorde à la couleur.