Documents pour l’histoire des techniques Nouvelle série

18 | 2e semestre 2009 La numérisation du patrimoine technique

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/dht/56 DOI : 10.4000/dht.56 ISSN : 1775-4194

Éditeur : Centre d'histoire des techniques et de l'environnement du Cnam (CDHTE-Cnam), Société des élèves du CDHTE-Cnam

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2009 ISBN : 978-2-9530779-4-0 ISSN : 0417-8726

Référence électronique Documents pour l’histoire des techniques, 18 | 2e semestre 2009, « La numérisation du patrimoine technique » [En ligne], mis en ligne le 29 décembre 2010, consulté le 22 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/dht/56 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dht.56

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SOMMAIRE

Dossier Thématique : la numérisation du patrimoine technique

Les techniques numériques et l’histoire des techniques. Le cas des maquettes virtuelles animées Michel Cotte

La reconstitution virtuelle d’un atelier de Renault-Billancourt : sources, méthodologie et perspectives Alain P. Michel

Modélisation des documents numériques pour l'histoire des techniques : une perspective de recherche Sylvain Laubé

De l’aide des maquettes virtuelles à la restauration d’un ouvrage d’art historique. Le viaduc de Lambézellec (Brest) Stéphane Sire, Dominique Cochou et Jean-François Péron

Une nouvelle forme de capitalisation des connaissances grâce à l’archéologie industrielle avancée Florent Laroche

Le Conservatoire numérique : enjeux et perspectives de la numérisation documentaire Rodrigo Almeida, Claire Bernardoni, Jean-Paul Cheung, Françoise Chevalier, Mireille Le Van Ho, Pierre Cubaud et Karine Raczynski

L’apport des technologies de l‘information et de la communication (TIC) à la sauvegarde du patrimoine scientifique et technique contemporain (PATSTEC) Yves Thomas et Catherine Cuenca

Pour l’utilisation des SIG (systèmes d’information géographique) en histoire des techniques : entre documentation et analyse spatiale Jean-Louis Kerouanton

Varia

Éclairer les arts : Eugène Julia de Fontenelle (1780-1842), ses manuels Roret et la pénétration des sciences appliquées dans les arts et manufactures Joost Mertens

Aux Olympiades du progrès : les ouvriers italiens aux expositions universelles au XIXe siècle Anna Pellegrino

Cahier du musée des Arts et métiers

Le journal La Nature et la constitution de la collection de photographie scientifique du Conservatoire des arts et métiers Marie-Sophie Corcy

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Textes et documents Le tour de l'Europe drapière d'un marchand italien au XVIIIe siècle

Au cœur des manufactures lainières européennes du XVIIIe siècle. Le voyage de Gian Batta Moccafy, 1766-1767 Corine Maitte

Relation de voyage Gian Batta Moccafy

La revue des catalogues

Couleur, travail et société, du Moyen Âge à nos jours /Lille, coédition Somogy éditions d’art, Archives départementales du Nord, Centre des archives du monde du travail, 2004, 233 p. Daisy Bonnard

Comptes rendus de lecture

Suzanne de Cheveigné et Frédéric Joulian éd., « Les natures de l’homme », Techniques & culture Techniques & culture n° 50, septembre 2008, 314 pages. Alexandra Bidet et Jean-Bernard Ouédraogo

Marina Gasnier et Pierre Lamard dir., Le patrimoine industriel comme vecteur de reconquête économique Collection Histoire, Mémoire, Patrimoine, UTBM, Editions Lavauzelle, 2007 Gracia Dorel-Ferré

Le logis en pan-de-bois dans les villes du bassin de la moyenne (1450 – 1650) Liège, Commission royale des Monuments, Sites et Fouilles, dossier de la CRMSF n° 12, 2008, 314 pages. Joëlle Petit

Yves Pauwels, Aux marges de la règle. Essai sur les ordres d’architecture à la Renaissance Wavre, Mardaga, 2008, 191 pages Denyse Rodriguez Tomé

Grands chantiers et matériaux, actes de la journée organisée par Basile Baudez Livraisons d’histoire de l’architecture, n° 16, 2008, 204 pages. André Guillerme

Lyon innove. Inventions et brevets dans la soierie lyonnaise aux XVIIIe et XIXe siècles Lyon, EMCC, coll. « Des objets qui racontent l’Histoire », 2009, 144 pages. Florence Charpigny

Jean-Louis Peaucelle, Adam Smith et la division du travail, La naissance d’une idée fausse Paris, L’Harmattan, coll. « L’esprit économique », série Krisis, 271 pages., bibliogr., index François Sigaut

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Gabriel Galvez-behar, La République des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en (1791-1922) Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 352 pages. Guy Lambert

Christine Macleod, Heroes of invention. Technology, liberalism and British identity 1750-1914 Cambridge, Cambridge university press, 2007, 458 pages. Liliane Pérez

François Jarrige, Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique Paris, éditions ihmo, Collection Radicaux libres, 2009, 169 pages. Michel Letté

Jean-Claude Daumas dir., La mémoire de l’industrie. De l’usine au patrimoine Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté. Les Cahiers de la MSH Ledoux, 2006, 426 pages. Michel Letté

Annonces

Invitation à participer au projet international de documentation, recherche et expositions Le rôle de la glace naturelle dans l’émergence du monde moderne : la production et l´exportation de glace naturelle norvégienne et son utilisation de 1820 à 1965 environ (« Natural ice project »)

Ruche

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Dossier Thématique : la numérisation du patrimoine technique

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Les techniques numériques et l’histoire des techniques. Le cas des maquettes virtuelles animées Study of the virtual dynamic scale models

Michel Cotte

1 Les techniques à base numérique n’ont a priori pas grand-chose à voir avec les disciplines de l’histoire, même si par nature elles appartiennent au champ de l’histoire des sciences et des techniques, celle-ci se devant de décrire leurs évolutions et leurs usages au fil du temps. Ce n’est toutefois pas de cela dont il est question dans cette livraison des Documents pour l’histoire des techniques, mais plutôt de l’impact de ces techniques sur notre manière de faire de l’histoire comme d’en présenter les résultats. Nous nous préoccupons ici de leur utilisation possible en tant qu’outils éventuels de l’histoire des techniques et des sciences, plus largement du patrimoine industriel et de la muséographie des techniques. Il s’agit d’en saisir l’intérêt, la portée, de préciser les modes d’emplois, mais aussi d’en cerner les limites comme les interrogations épistémologiques auxquelles elles peuvent parfois conduire.

2 Les technologies numériques ont complètement bouleversé la plupart des champs professionnels, non seulement dans la transmission et la gestion de l’information, mais aussi, souvent, dans la manière de travailler. C’est un lieu commun de le constater. Par les nouvelles possibilités d’action offertes par les logiciels, les méthodes de travail ont rapidement évolué, parfois les données mêmes de la connaissance ont franchi des seuils significatifs. Des capacités d’analyse, d’évaluation ou de comparaison jusque-là inenvisageables ont été mises en œuvre. Le traitement de l’information s’est considérablement étendu, et ces technologies offrent des approches de recherche comme de présentation des résultats entièrement nouvelles. Nul champ professionnel ou scientifique ne peut échapper à leur usage, sous une forme ou sous une autre, nul ne peut sérieusement envisager de ne pas y réfléchir dans une perspective d’évolution de sa propre discipline et la manière renouvelée d’en produire les connaissances. C’est ce qu’envisage ce numéro de DHT, comme un premier bilan de résultats confirmés,

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d’essais pratiques, de recherches et d’échanges ayant eu lieu depuis près de dix ans. Nous ne pouvons pas faire l’économie de la « révolution du numérique », aujourd’hui, ni éviter de s’interroger de manière critique sur les conséquences de cette rupture radicale intervenue dans le système sociotechnique contemporain.

Les techniques numériques et l’histoire des techniques

3 Les éléments de notre travail pouvant être concernés par les nouveaux outils du numérique sont nombreux. Nous pouvons les présenter assez simplement, sous forme d’un tableau où nous plaçons en colonnes l’objet de notre étude et les champs dans lesquels il s’inscrit : historique, archéologique, patrimoine industriel, muséographie, etc. ; en lignes horizontales, nous mettons les outils numériques existants ou en développement : procédés de numérisation, bases de données, internet et sites web, conception assistée par ordinateur (CAO), etc. Chaque case du tableau indique l’utilisation possible d’un outil numérique. Le tableau forme une grille récapitulative des traitements numériques envisageables à propos d’un objet technique donné. Un projet concret peut se ramener à une case, plus généralement à plusieurs qui s’enchaînent. Il est bien entendu possible d’ajouter des lignes comme des colonnes au tableau, c’est-à-dire de nouveaux outils et de nouveaux domaines d’application.

4 Prenons un exemple : l’étude de la machine à vapeur Piguet de l’Écomusée du Creusot par les étudiants de l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, au cours des années 2000-20031. Cette étude a concerné plusieurs champs disciplinaires, à différents moments, par plusieurs étudiants ; mais tous les projets envisageables n’ont pas forcément été réalisés ; certains ne s’inscrivaient pas dans une perspective numérique, qui n’est finalement intervenue que dans un second temps, lorsque le traitement conventionnel d’une machine vestige est arrivé à ses limites2. Nous complétons la grille par des aspects envisagés à propos d’autres études, afin de rendre compte de la diversité possible des cases du tableau ou matrice de projets. C’est donc un exemple idéalisé où tout n’a pas été réalisé. Toutefois, en pratique, cette étude a permis de reconstituer virtuellement la machine et de pleinement comprendre son fonctionnement à partir d’éléments mécaniques démontés et disparates. Par ailleurs, et c’est une remarque importante, le numérique ne remplace pas une étude classique de l’objet, mais il la complète. Il s’inscrit dans un projet historique ou patrimonial bien plus vaste et au service duquel il se met. Il s’agit d’un outil d’analyse et de présentation des résultats qui ne remplace pas les méthodes habituelles de l’histoire ou du patrimoine, mais qui vient leur ajouter des possibilités nouvelles.

Exemple d’une « matrice de projet » impliquant diverses techniques numériques

Machine à Étude Étude Projet Projet vapeur Piguet du historique, archéologique des patrimonial muséographique Creusot documentation vestiges

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Numérisation Photos Numérisation 3D Illustrations sur Documentation des données numériques des pièces, site, complémentaire à Nuages de points compléments l’objet matériel d’information

DAO (dessin Plans numériques Plans 2D restitués de la machine assisté par ordinateur)

CAO Étude mécanique et cinématique Maquette Maquette (conception numérique numérique assistée par dynamique, dynamique, ordinateur) dossier d’œuvre complément numérique d’information

Bases de Documentation Documentation sur Inscription des résultats dans les bases données sur l’histoire de la l’environnement de données locales, nationales, machine de la machine internationales… histoire Lien maquette numérique – base de économique et données sociale

Film numérique Présentation pédagogique de la maquette

Interactivité Développements pédagogiques en fonction des objectifs du projet et des moyens logiciels

Vision Installation spécialisée en version stéréoscopique grand public, lieu dédié

Restitution des Acquisition de Acquisition de Développements en fonction des ambiances, des données données objectifs du projet et des moyens processus… supplémentaires supplémentaires logiciels

Site web, accès à Page web sur le Page web du musée, distance patrimoine, liens, sites collectifs liens, sites et de réseaux collectifs et de réseaux

5 Les maquettes numériques concrétisent la connaissance matérielle d’un objet technique, surtout lorsqu’elles sont capables d’apporter la dimension cinématique, c'est-à-dire de restituer les mouvements mécaniques des pièces entre elles au cours du temps. Elles sont l’un des points d’entrée de ce numéro de DHT, et un sujet d’approfondissement car il a focalisé une part importante et originale des efforts en histoire des techniques, avec notamment les articles de Florent Laroche sur les concepts de capitalisation des connaissances du passés par les outils d’aujourd’hui : « Une nouvelle forme de capitalisation des connaissances grâce à l’archéologie

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industrielle avancée », de Sylvain Laubé sur la mise en perspective des expériences de maquettes numériques animées menées par l’équipe de Brest : « Modélisation des documents numériques pour l’histoire des techniques : une perspective de recherche », ou l’article de Stéphane Sire, Dominique Cochou et Jean-François Péron sur l’usage de ces outils dans un projet de restauration-conservation d’un patrimoine : « De l’aide des maquettes virtuelles à la restauration d’un ouvrage d’art historique, le viaduc de Lambézellec (Brest) ». Nous donnons nous même un essai de mise en perspective de l’expérience acquise à propos des maquettes numériques de machines dans la suite de cet article introductif.

6 L’usage stricto sensu de la CAO correspond à l’une des cases du tableau seulement ; ce n’est qu’un domaine bien spécialisé du numérique parmi d’autres. Toutefois, il entretien des liens avec les autres domaines dans le développement des projets, notamment les bases de données qui ont rapidement été à l’ordre du jour de notre groupe, rejoignant les préoccupations d’autres équipes. Il s’agit notamment de l’expérimentation d’Alain Michel dans sa description-compilation d’un atelier : « La reconstitution virtuelle d’un atelier de Renault-Billancourt : sources, méthodologie et perspectives ».

7 Dans d’autres champs des techniques numériques, des projets précis au bénéfice des historiens des sciences et des techniques peuvent prendre une très grande extension, comme la numérisation documentaire des livres anciens, enjeu aujourd’hui d’importance internationale. Nous savons que ces possibilités nouvelles ont en quelques années totalement modifié les conditions d’étude des documents originaux ou rares, en permettant de les consulter chez soi. Dans ce domaine, nous avons le plaisir d’accueillir l’article collectif du Conservatoire numérique des arts et métiers (Cnum) : « Le Conservatoire numérique : enjeux et perspectives de la numérisation documentaire »3. Il fait le point sur les résultats obtenus, à partir des collections exceptionnelles du Conservatoire des arts et métiers, et sur la pratique de la numérisation au profit de l’histoire des sciences et des techniques. Dans le domaine de la constitution des bases de données et de leur usage interactif à distance, par le web, le projet de compilation du patrimoine scientifique universitaire est aujourd’hui en cours de réalisation, à l’échelle de la France, après une première expérience réussie à Nantes et en Pays de la Loire. L’article d’Yves Thomas et Catherine Cuenca, les promoteurs et les animateurs de ce projet, donne un compte-rendu de cette expérience et de ses perspectives4 : « L’apport des technologies de l’information et de la communication (TIC) à la sauvegarde du patrimoine scientifique et technique contemporain ». Dans un domaine plus expérimental à ce jour, celui des systèmes d’informations géographiques (SIG) appliqués au patrimoine, Jean-Louis Kérouanton présente un projet en cours sur le port de Nantes : « Pour l’utilisation des SIG (systèmes d’information géographique) en histoire des techniques : entre documentation et analyse spatiale ».

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fig. 1/a et fig 1/b - Une image de la maquette numérique de la machine à vapeur Piguet de l'Écomusée du Creusot, datant des années 1890.

Dans sa première vie, elle animait la centrale électrique du casino de Monte-Carlo. Elle termina sa carrière comme source d’énergie dans une scierie du Centre de la France, dans les années 1970. Elle est aujourd’hui en pièces détachées dans les réserves de l’Écomusée. Etude UTBM avec la participation d’Éric Ferrazi, Florent Laroche, Jean-Baptiste Martin et Céline Niglis).

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8 Par ces réalisations, nous voyons la tendance fréquente à associer plusieurs techniques numériques, à avoir des projets évoluant sur plusieurs cases du tableau. Il y a notamment la recherche d’une interactivité évoluée avec les utilisateurs, qui intéresse particulièrement les muséographes. Il est essentiel de pouvoir établir des liens, de faire des comparaisons, d’envisager des complémentarités entre, par exemple, les outils de visualisation et les bases de données. Il y a certainement d’autres corrélations importantes à envisager entre les champs du numérique, et des dimensions méthodologiques et conceptuelles supplémentaires se révèleront certainement lors de la mise en œuvre. C’est un ensemble en construction, apportant une grappe de possibilités nouvelles aux historiens, mais aussi d’importantes questions de recherche en sciences de la conception et en informatique à prendre en compte. De tels projets offrent des perspectives intéressantes de développement au service de l’histoire des sciences et des techniques, au profit de leur médiation avec le public. Ils nécessitent aussi des collaborations interdisciplinaires auxquelles nous ne sommes pas toujours bien préparés, mais qui sont fructueuses à l’usage. Ils constituent enfin un apport pédagogique incontestable dans les formations universitaires et en écoles d’ingénieurs.

9 Ce numéro souhaite dresser un panorama des recherches actuelles et présenter quelques réalisations ou projets remarquables. Il devrait s’en dégager une série d’informations et de suggestions pour les lecteurs, également quelques lignes de forces aptes à éclairer la réflexion et à stimuler la recherche à propos de l’usage de ces différents outils.

10 Une étape semble aujourd’hui franchie et il est permis de penser qu’un premier seuil de maturité est atteint. Cela est tout particulièrement vrai dans la numérisation des images et des textes, comme dans le projet du CNUM, afin de renouveler l’approche documentaire et les pratiques de la recherche, en histoire des sciences et des techniques comme dans tout autre champ historique. La démarche de la base de données et de constitution du portail sur le patrimoine scientifique et technique, en France, est un autre domaine arrivé à sa plénitude. De leur côté, les maquettes numériques devraient apporter des compléments décisifs à la muséographie et au patrimoine dans les années à venir.

11 L’usage du numérique apparaît finalement comme celui d’un outil de base, parfois de plusieurs successifs, au sein d’un processus d’étude. Il nous renvoie aux fondamentaux de la pratique de l’histoire par une patiente investigation des sources, une acquisition des données, puis par l’effort de compréhension et de restitution des faits. En aucun cas il ne remplace les méthodes de l’histoire, de l’archéologie, du patrimoine ou de la muséographie, mais il les complète et les fait évoluer, parfois assez radicalement, offrant des possibilités nouvelles de compilation et de mise en scène des connaissances. C’est une démarche de travail souvent très puissante et efficace. Prenons un seul exemple : le relevé manuel au théodolite des cotes d’un bâtiment permettait d’acquérir quelques dizaines de points par façade, mais difficilement plus. Un relevé au théodolite laser permet d’en acquérir des millions en quelques minutes, une fois l’appareil en place, et de reconstituer une image parfaitement rigoureuse des surfaces dont les coordonnées de chaque point sont enregistrées avec une très grande précision. C’est pour cela que les professionnels de ces questions parlent de réalité virtuelle.

12 L’usage des outils numériques fait évoluer les méthodes de travail, parfois radicalement. En retour, il interroge sur les pratiques, voire sur les concepts même de la discipline et sur la manière de les mettre en œuvre. Dans cette lignée

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d’expérimentations, les questions méthodologiques ouvrent rapidement sur des interrogations plus fondamentales, touchant à la nature même des projets de connaissance ou de valorisation en direction des publics.

Des premiers essais en architecture et en archéologie aux maquettes numériques animées

13 La réalisation de maquettes d’étude est fort ancienne, notamment en architecture. N’oublions pas que les modèles réduits de machines sont une partie du projet pédagogique des Lumières, puis de la Révolution française pour le développement de l’éducation technique. Elles touchent alors très directement aux collections, à l’apprentissage d’un savoir-faire, à la diffusion d’une culture technique, puis à des projets muséographiques ambitieux comme ceux du Conservatoire national des arts et métiers, du British Museum ou du Deutsche Museum.

14 Dans les années 1980, le dessin assisté par ordinateur, puis la possibilité de maquettes numériques tridimensionnelles sont venus renouveler ces problématiques anciennes, en particulier pour les études architecturales et techniques, en offrant une alternative ambitieuse aux pratiques du dessin technique conventionnel, jusqu’à le supplanter dans le monde industriel.

Les maquettes numériques d’architecture et d’archéologie

15 Les deux premiers domaines historiques gagnés par l’usage des nouveaux outils de visualisation sont incontestablement, dès les années 1990, l’archéologie et l’histoire de l’architecture. La possibilité de maquettes tridimensionnelles ou « 3D » a profondément renouvelé la pratique du dessin de restitution des sites et des monuments. Le projet Maior Eclessia, de l’École nationale des arts et métiers de Cluny, visait à reconstituer virtuellement la grande église abbatiale de l’Ordre clunisien, par un projet alors très novateur de maquette virtuelle5. Cette magnifique église fut la plus grande de son temps, après Saint-Pierre de Rome, mais il n’en reste aujourd’hui que quelques éléments architecturaux résiduels. Le projet a lancé en France l’usage de ces nouvelles techniques graphiques et les a popularisées. Depuis, de nombreux programmes de restitutions virtuelles ont été entrepris et menés à bien dans ces domaines. Dans le cadre universitaire français, il faut notamment citer l’équipe AUSONIUS à l’Université de Bordeaux III6, en archéologie, ou encore le projet de reconstitution virtuelle de la Rome antique par l’équipe CIREV de l’Université de Caen7.

16 Les logiciels 3D de réalité virtuelle permettent de restituer des édifices, sous forme de maquettes numériques, à partir de leurs vestiges et en utilisant les données archéologiques et documentaires disponibles. Ils incluent dans la maquette les dimensions géométriques de l’édifice, en respectant rigoureusement la précision des relevés de terrain. Ceux-ci ont été faits pendant des générations au théodolite et à la règle, accompagnés de calculs manuels puis de transcription sous forme de dessins cotés, de plans et d’élévations à l’échelle. La numérisation des procédés manuels et sa traduction graphique sur un écran, substitut de la planche à dessin, offrait une continuité méthodologique qui a sans doute grandement facilité son emploi dans l’architecture et l’archéologie. Dans ces disciplines, comme pour les mécaniciens, le

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détour graphique est un intermédiaire essentiel, un support de la pensée et de son expression.

17 L’outil permet aussi, par un recours approprié aux couleurs et à leur intensité, de distinguer ce qui est certain des hypothèses faites par l’historien ou l’architecte, exactement comme le fait un restaurateur scrupuleux. Cela est toutefois bien plus facile et largement diversifié dans le champ du virtuel, par un nuancier des plus larges permettant par exemple d’indiquer le degré de vraisemblance de ces hypothèses. L’intérêt pédagogique de ces restitutions virtuelles est évident. L’usage des fausses couleurs, des traits indiquant les lignes de forces peuvent donner une grande clarté visuelle aux maquettes, également l’usage du zoom pour des changements d’échelle instantanés, les effets de transparence, la variété possible des points d’observation, etc. ; tout cela sous l’expresse réserve d’un respect scrupuleux des données scientifiques de départ. Les exigences déontologiques de base ne sont pas de nature différente de celles du travail de l’archéologue ou de l’historien de l’architecture. Rappelons que de tels outils ont un usage professionnel en architecture et en urbanisme, comme aide à la conception et à la construction des bâtiments. Ils sont également devenus importants dans le suivi et la restauration des ouvrages d’art et des monuments anciens8.

18 Rapidement ces représentations tridimensionnelles (3D) se sont accompagnées d’éléments d’animation permettant des visites virtuelles ou des constructions – déconstructions à but explicatif. La visite virtuelle repose sur le principe de la mobilité de l’œil, repère d’observation, par rapport à un ensemble 3D qui lui reste fixe, avec des effets de zoom, de vue d’ensemble, de perspective cavalière, etc. L’observateur est rendu mobile mais l’objet reste fixe, ce qui correspond bien à une situation de visite archéologique ou architecturale. Toutefois, les termes d’un tel parcours, guidé par les clics de la souris, sont d’ordre strictement virtuel, ajoutant au passage une puissance d’accès visuel sans commune mesure avec celle d’une visite réelle du site. Soulignons que la différence du ressenti et du perçu entre ces deux types de reconnaissance d’un lieu est considérable, ce qui distingue bien les deux univers, réel et virtuel, tout en montrant leur très grande complémentarité.

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fig. 2/a et fig. 2/b - La première maquette numérique animée réalisée à l'UTBM.

Il s'agit de l'une des deux presses Bliss, d’origine allemande, commandées par les usines Japy au cours des années 1900 pour leur site de Fesches-le-Châtel (Doubs). Initialement prévues pour des casques de pompiers, elles furent surtout dédiées à la production massive des casques des poilus de la Grande Guerre. Le bâti central de la machine, avec son cœur mécanique, furent sauvés du ferraillage par un poids excédant les capacités de l’engin de levage… Elle fut réhabilitée comme témoignage du patrimoine industriel de la ville à son entrée Etude technique et numérique coordonnée par Samuel Deniaud.

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L’apport de la conception assistée par ordinateur

19 Nous abordons la question des maquettes numériques de machines anciennes en lien avec notre expérience personnelle, entamée au début des années 2000 à l’Université de technologie de Belfort – Montbéliard, avec l’aide de Samuel Deniaud du laboratoire M3M9, puis poursuivie à l’Université de Nantes grâce à l’appui d’Alain Bernard de l’IRCCyN10 à l’École centrale de Nantes.

20 Une spécificité de l’approche de l’historien-archéologue des techniques est la question de la cinématique, c’est-à-dire du compte-rendu du mouvement et des temporalités de l’objet, de la machine ou du processus qu’il étudie. Il a tout intérêt à accéder le plus scientifiquement possible à cette activité passée de son objet d’étude, activité pour laquelle il a été construit et utilisé. Ces préoccupations le distingue de l’approche a priori statique des situations d’archéologie architecturale que nous venons d’examiner. Pour cela, la présence de la variable temps doit être introduite dans la maquette elle- même, ce qui implique de pouvoir disposer d’un logiciel graphique simulant un espace à quatre dimensions, les trois de l’espace géométrique classique et celle supplémentaire du temps ; un espace dit « 3D + t » pour le distinguer du 3D purement géométrique. En d’autres termes, il s’agit de restituer la dynamique d’un processus technique, de l’ajouter aux situations statiques déjà prises en compte.

21 Il est en effet possible aujourd’hui d’ajouter des animations virtuelles à la 3D classique à moindre coût, à l’aide de logiciels spécifiques parfaitement capables de créer l’image du mouvement11. Toutefois ces outils numériques très souples, largement pratiqués par les agences de communication et les infographistes, restent dans le domaine d’une entière virtualité, c’est-à-dire qu’ils ne dépendent que de l’imagination et de l’habileté de leur utilisateur. Ils ouvrent la voie à des univers totalement imaginaires, comme ceux des jeux vidéo et des films d’animation. La qualité des produits obtenus, en termes de fidélité à la rationalité des faits est alors des plus hypothétiques, et ce n’est généralement pas le but recherché. Elle ne dépend que de la compétence des praticiens et de leurs objectifs, assez peu des contraintes de la réalité archéologique. Les infographistes cherchent au mieux des effets réalistes, mais ils ne traduisent pas scrupuleusement le monde réel. Rien ne garantit la véracité de ce travail d’illustration quand il est censé décrire une machine ayant réellement existé, pas plus que naguère celle d’une représentation par le dessin libre sur papier12. Il s’agit d’une fiction, dans le meilleur des cas d’une évocation réaliste, mais non d’une réalité virtuelle, au sens fort donné aujourd’hui à ce terme par les ingénieurs lorsqu’ils utilisent la conception assistée par ordinateur ou CAO. Il y a là une ligne de démarcation essentielle, entre outil ludique et outil scientifique, pas toujours bien comprise et qu’il nous appartient de mettre en évidence, comme entre d’un côté le dessin libre, l’illustration, et de l’autre le dessin technique coté ou le plan d’architecte.

22 L’outil de la CAO est aujourd’hui utilisé par les professionnels pour concevoir les objets industriels et les machines. Il se caractérise par la présence de coordonnées géométriques et temporelles très nombreuses pour définir les dimensions des pièces, les formes et les volumes, les axes et les lignes de mouvements. Il intègre rigoureusement les pièces entre elles et il indique immédiatement les contradictions pour non-conformité aux lois mécaniques et physiques qui les régissent. Il reproduit les mouvements et leurs règles, tant cinématiques que dynamiques et mécaniques. C’est

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fondamentalement un outil scientifique de prévision de la réalité géométrique et physique des objets, dans un espace virtuel à quatre dimensions, le fameux « 3D + t » des mécaniciens. Nous l’avons dit, il a remplacé l’anticipation du dessinateur industriel ; il a amplifié et démultiplié l’exigence de ses règles autrefois patiemment apprises à la table à dessin. Cette idée d’appliquer un outil parfaitement rigoureux dans son respect des données matérielles de l’objet nous a semblé très prometteuse pour espérer capter la réalité des machines du passé, dans leur conception et dans leur usage, bientôt dans leur environnement ; une réalité existentielle des objets-machines qui s’arrête brutalement à la fin de leur vie, généralement synonyme d’abandon ou de destruction.

23 Notre expérience personnelle ne concerne vraiment qu’une case du tableau du chapitre 1, celle justement de rendre compte de la réalité géométrique, physique et technologique des objets anciens. Elle a été de suggérer l’idée d’appliquer les outils de la CAO, et plus largement des outils des sciences pour l’ingénieur à l’analyse des objets de l’histoire des techniques, les machines du passé notamment13. L’outil est exigeant et il demande des compétences mais, en contrepartie, il garantit la restitution d’une réalité virtuelle à part entière, d’une grande conformité à l’original en situation de fonctionnement.

24 Grâce à la compréhension et à l’implication de plusieurs collègues des sciences de la mécanique et de la conception, puis de l’informatique14, nous avons pu concrétiser ces idées, montrer leur faisabilité, mettre en évidence leurs apports à la pratique de l’histoire des techniques, puis cerner une approche conceptuelle et méthodologique. A ce jour, ces collaborations ont permis la restitution approfondie d’une petite dizaine de machines15. Un travail véritablement pluridisciplinaire nous a permis de réaliser ces projets et d’en percevoir toute la richesse, par des résultats souvent étonnants, notamment dans la connaissance des machines étudiées. Des interrogations et des limites apparaissent aussi, qu’il ne faut pas éluder et qui stimulent la réflexion sur nos pratiques.

25 Les perspectives de développement sont remarquables ; elles commencent à être bien comprises et convenablement conceptualisées16. Elles ont également fait l’objet d’une tentative de structuration par un groupement d’intérêt de recherche, de 2004 à aujourd’hui, par le biais du Centre François Viète et l’Institut de l’Homme et de la Technologie à l’Université de Nantes, de l’IRRCyN à l’École centrale de Nantes, de l’UBO à Brest, formant le pôle Objet, Société et TIC (OSTIC) qui a déjà organisé ou coopéré à la tenue de cinq journées d’études17.

La méthode de la maquette numérique18

26 L’acquisition des données constitue le point de départ ; c’est la documentation du sujet que l’historien apprend à faire de son côté à partir des archives et que le spécialiste du patrimoine pratique par l’inventaire. En termes d’outils, la démarche s’est au fil du temps enrichie de la photo argentique, du film, de la photocopie, de l’enregistrement sonore, puis de la photo et du film numérique, enfin du scan laser 3D pour la réalisation des maquettes.

27 Cela constitue ce que Florent Laroche dénomme l’état A de son processus d’archéo- histoire avancée, une étape d’analyse systématique des données puis de leur enregistrement numérique. Il note avec justesse l’interpénétration du travail de

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l’historien, du mécanicien-électronicien et de l’informaticien pour y parvenir ; la nécessité aussi d’un ensemble d’acquisitions homogénéisé pour pouvoir être traité et compilé par les logiciels informatiques et dans des environnements compatibles avec les autres étapes du processus.

28 Ce travail de définition et de normalisation de l’information constitue une transition, une encapsulation des items informationnels qui vise à les rendre opérationnels au sein de la programmation elle-même. En d’autres termes, il a fallu transformer les données brutes : textes, images, nuages de points19, données cinématiques, etc., en fichiers numériques exploitables par le logiciel de CAO ou par celui de la gestion de la base de données. Leur intégration progressive construit l’état B, une étape purement numérique dont la finalité est une synthèse des données acquises sur l’objet réel. C’est une forme concentrée et organisée de toute l’information, sous deux facettes complémentaires : la maquette numérique et la base de données associée, avec l’ambition prochaine de pouvoir circuler aisément de l’une à l’autre. L’un des objectifs de ces travaux est d’ajouter à la visualisation dynamique de l’objet un hypertexte informatif évolué. L’état B achevé constitue alors un dossier d’œuvre archéo-historique. Une nouvelle pièce d’archive est constituée pour le présent comme pour le futur, bientôt consultable librement à distance pour la documentation, la recherche, la pédagogie, etc., du moins nous l’espérons20. Une des conditions est toutefois de savoir organiser et institutionnaliser une archivistique durable de cette information numérique, de prévoir une norme pour rendre les différentes expérimentations compatibles entre elles, donc cumulatives et comparables. L’état B est un objet scientifique en soi, un noyau dur de la connaissance, un objet virtuel pouvant être enrichi, évalué, mis en perspective avec d’autres similaires. Il est alors transmissible et restituable en termes compréhensibles et rationnels. C’est une réalité condensée du passé par la puissance du virtuel et de l’information numérique.

29 À partir de là, l’utilisation du dossier d’œuvre numérique est largement ouvert, vers des états C, C', C'', etc., en fonction d’un cahier des charges fourni par un projet d’utilisation : complément numérique à la muséographie, programme pédagogique, recherches professionnelles de conception – innovation, etc. Citons un exemple d’utilisation aboutie d’une maquette numérique : la machine à laver le sel de Batz-sur-Mer était dans un état de ruine avancé et sans restauration possible ; sa maquette numérique a finalement conduit les responsables du Musée des marais salants à une reconstruction, autorisée par le dossier d’œuvre numérique très complet21. En termes techniques, il s’agit d’une rétro-conception conduisant à un fac-similé très fidèle de la machine originelle, dans un état neuf !

30 Les techniques de maquettes et les problématiques qui leur sont associées sont elles- mêmes en pleine évolution, par les progrès de la saisie numérique en amont, par les techniques de vision stéréoscopique en aval, l’introduction des environnements, les recherches ergonomiques sur les effets de préhension et le retour d’effort, etc. Ce sont des sujets en cours d’expérimentation, tendant à fournir une réalité augmentée, à côté et en prolongement de l’objet muséographique ou archéologique lui-même. L’association de bases de données à des maquettes numériques ou à de la cartographie historique sont des sujets plus ouverts, en termes de recherche comme de perspectives, mais on en attend beaucoup, en particulier pour l’approfondissement du concept d’interactivité comme pour celui de la capitalisation des connaissances du passé dans des formes accessibles et transmissibles aux générations futures.

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Les temporalités techniques et industrielles, le patrimoine et la CAO

31 En prolongement du panorama que nous venons de parcourir sur les usages du numérique en général et de la CAO en particulier, arrêtons-nous un instant sur cette question : qu’est-ce qui caractérise vraiment la notion de patrimoine technique et industriel ? Pour répondre en quelques mots : c’est à notre avis la conservation de la connaissance d’un processus technique visant à produire un objet ou à effectuer une tâche matérielle22. Celui-ci est caractérisé par l’utilisation rationnelle d’un ou d’une série d’artefacts par l’Homme, dans un espace – temps donné et au sein d’un système sociotechnique23. Ce processus s’inscrit dans plusieurs dynamiques temporelles simultanées, ressortissant d’ordres différents : celle de la machine et de son environnement matériel, celle de l’homme au travail, ou encore les rythmes de la production, des usages, de l’entretien, de l’innovation, etc.24.

32 Plus largement, tout élément technologique s’inscrit dans des repères spatio-temporels dont l’histoire et le patrimoine se doivent de rendre compte. En d’autres termes, la nature profonde du patrimoine technique et industriel est d’ordre dynamique : c’est une action, une transformation, un changement et non un objet figé ou une image instantanée. Bien entendu, avoir une photo ou un plan est mieux que rien, garder la vielle machine est encore mieux ; mais ce n’est pas satisfaisant. Une machine conservée dans un état statique peut assez rapidement devenir une énigme, même dans un musée, un bloc inerte en grande partie dépouillé de ses significations, une masse devenue silencieuse. Toute la difficulté est bien là, et la négliger peut conduire à des contresens sur la nature même de l’héritage technique et industriel que nous sommes en train de recevoir des générations antérieures.

33 L’historien, l’archéologue connaissent bien ces difficultés, et ils savent que la qualité de leur travail de documentation et d’analyse des sources autour des objets recueillis ne suffit pas. Il faut ensuite traduire convenablement l’ensemble des faits en un récit cohérent ; c’est-à-dire les décrire logiquement, montrer leurs corrélations, les comparer, les installer dans un contexte, dans un système sociotechnique, comprendre les enjeux et les environnements socio-économiques, etc. ; bref, problématiser son étude et avancer des hypothèses pour redonner sens et intelligibilité au passé. Ce n’est pas très différent pour le patrimoine où les faits sont bien là, mais où la question d’une « écriture » à part entière du patrimoine reste balbutiante dès qu’il s’agit de rendre compte, au-delà du discours25, de la dynamique des processus techniques et industriels. Les efforts méritoires de présentations de pratiques professionnelles par les « muséographies vivantes » en restent presque toujours à des stades artisanaux, tant pour des raisons de coût, de simplicité d’explication, d’effet visuel que de durée moyenne d’attention des visiteurs. L’autre versant est la projection de films, quand ils ont pu être réalisés avant l’arrêt des ateliers, également les produits multimédias classiques faits de montages à base de photos, de documents, de témoignages et de schémas explicatifs. Ce n’est donc pas si simple de rendre compte des différentes temporalités de la vie passée des objets, surtout lorsqu’il s’agit de machines complexes, a fortiori pour des ensembles. Les maquettes numériques de type CAO doivent pouvoir apporter une aide importante à la réalisation de cet objectif, notamment pour la compréhension technique dynamique de l’objet-machine. Dans cette optique, l’analyse

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des temporalités dans lequel il s’inscrit devient une étape préalable au passage vers le virtuel.

Temps et rythmes propres aux machines

34 Le premier temps de la technique est dans le fonctionnement même de la machine. C’est tout d’abord la durée élémentaire de son cycle d’action, généralement répétitif26. Il s’agit par exemple des tours par minute d’un moteur, du va-et-vient d’un mécanisme. Plus largement, c’est la période d’un phénomène matériel ou énergétique, une grandeur définie par les physiciens, en secondes, et dont l’inverse mathématique s’appelle la fréquence, en hertz. La technologie industrielle est souvent basée sur de tels phénomènes répétitifs, dont bien entendu les caractéristiques peuvent varier, accélérer ou décélérer, se modifier en amplitude, s’arrêter pour ensuite repartir. La maîtrise du rapport au temps des objets techniques a fasciné diverses communautés au cours des âges : les constructeurs d’automates au XVIIIe siècle, les fabricants de moteurs à vapeur puis à combustion interne, les premiers concepteurs d’ordinateurs à la fin des années 1940, etc. N’oublions pas qu’il s’agit de la raison d’être de l’industrie horlogère, paradigme du temps apprivoisé par la technique humaine27.

35 Dans cette réflexion sur les fondements du patrimoine technique, on objectera peut- être une trop grande proximité avec le monde des mécaniciens. C’est vrai, et l’outil de la CAO vient d’eux, destiné à la conception des machines. Toutefois, les phénomènes périodiques en technologie sont bien plus larges que cela : les oscillations et les vibrations des structures, le balayage électronique des écrans vidéo, le multiplexage de l’information, les horloges à quartz au cœur du fonctionnement des ordinateurs, la transmission électromagnétique des données, etc. Bref, les périodes en jeu dans le fonctionnement interne des objets techniques peuvent aller de quelques minutes à des micro ou nanosecondes.

36 Au passage, il est particulièrement difficile d’envisager la représentation des phénomènes les plus rapides en direction du grand public, en particulier ceux de l’électronique, sauf à réaliser des animations virtuelles à vitesse humaine, simple simulacre visuel d’une réalité imperceptible. Nous sommes-là devant la question de la technologie boite noire, qui semble l’une des caractéristiques d’évolution de notre époque, et que nous ne pouvons ignorer. Une distance grandissante se crée entre les usagers et la réalité non visible des phénomènes physiques en jeu, que seuls l’éducation et la culture scientifique peuvent tenter de combler. Notre démarche ambitionne bien entendu de soutenir ces efforts.

De la temporalité des processus aux temporalités humaines

37 Le second rapport au temps est la durée des processus : le temps pris pour la fabrication du produit par la machine, l’atelier ou l’usine. Par exemple : le passage des matériaux dans concasseur à gravier s’exécute en 2 minutes ; il fallait 200 heures pour produire la Ford T en 1929 ; l’algorithme est exécuté en 150 millisecondes, etc. Nous touchons-là aux questions de productivité, hier comme aujourd’hui au cœur des enjeux industriels. Le lien s’établit avec les notions de flux et de circulation des matières, des produits, des fluides, de l’énergie, des informations, etc., dont les échelles comme les supports

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structurels peuvent être extrêmement variables, les temporalités propres aussi. Dans le défi de la conservation patrimoniale, la complexité de l’espace rejoint celle du temps.

38 La notion de temps d’un processus s’étend facilement à celle voisine, mais distincte, de durée d’usage : le four doit fonctionner 30 minutes à 180 °C pour la tarte aux pommes, le transport TGV jusqu’à Lyon demande 1 heure 55 minutes, les systèmes de commandes hydrauliques doivent être révisés après 300 heures de vol, etc. Ces durées sont des variables adaptables, mais elles constituent des éléments prévisionnels indispensables au bon usage de la technique. Elles sont commandées par l’homme, par sa planification, mais aussi et de plus en plus par des programmes automatiques spécialisés28. Dans notre inventaire des temporalités, il apparaît là un nouveau rapport au temps, celui à l’interface de l’homme-usager ou de l’homme-producteur avec la machine. En d’autres termes, la temporalité humaine se confronte à celle propre aux objets techniques, dans ce que l’on peut appeler le temps ergonomique, plus largement le temps du travail ou de l’usage. Sujet immense, bien entendu, que le temps du travail : l’Homme y confronte des données simultanément bio-morphologiques, sociales et techniques où les temporalités jouent un rôle essentiel : horaires, pointeuse, durée normalisée des tâches, rendement, fatigue, répétitivité, optimisation des gestes, alimentation, sommeil, arc réflexe musculaire, durée de la perception rétinienne, repos, maladies professionnelles, etc. Nous ne faisons ici que mentionner des facteurs directement associés aux temporalités du travail humain, constituant des éléments importants du patrimoine technique et industriel. Il en va de même pour l’évocation de la relation ergonomique, comprise dans le sens large des relations que l’homme a entretenu avec ses machines tout au long de l’histoire, jusque dans ses représentation, jusqu’à penser qu’elles étaient faites à son image, ou l’inverse29…

39 Les sciences de la production, dont le taylorisme est l’une des racines mais il y en a bien d’autres, ne cessent aussi de confronter les temporalités : celle de la parcellisation optimisée et distribuée des tâches entre l’homme et la machine, celle de l’intelligence d’ensemble des processus et de leur contrôle, celle de l’économie de la production, etc. 30. Les temporalités de l’homme et de la machine ne sont pas de même nature, mais elles sont à accorder pour un usage efficace. Cela n’est pas spontané ; la relation ergonomique d’usage de la machine doit être soigneusement pensée, sujet par excellence d’innovations incrémentales. Les capacités biologiques de l’homme sont stables au cours des âges (vision, réflexes, mouvements) ; elles sont toutefois améliorées par l’apprentissage, optimisées par une bonne ergonomie des machines et des ateliers, une bonne gestion des tâches, voire poussées à leurs limites par le stress quotidien de la productivité. En dehors du champ industriel, l’utilisation du changement de vitesse du VTT offre un excellent exemple de l’adaptation ergonomique permanente des rythmes humains à ceux de la machine, en fonction de la tâche à accomplir.

40 D’autre part, l’évolution de la temporalité des machines s’effectue vers l’ultrarapide, notamment via les technologies électroniques et électromagnétiques. Il en va de même à propos des échelles de plus en plus microscopiques des composants fondamentaux, comme de leur complexité intrinsèque. Nous retrouvons l’extrême difficulté à rendre compte de manière sensible des espaces – temps de ces nouvelles technologies, alors qu’elles s’éloignent de plus en plus des échelles humaines, à l’image des nanotechnologies31.

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Les temps de l’innovation et de l’obsolescence

41 L’objet lui-même a une histoire qui s’inscrit dans la durée : sa conception, sa mise en fabrication, son achat par un usager, l’histoire de son utilisation, de ses réutilisations éventuelles, de son rejet enfin, ou… de son éventuelle revalorisation comme objet de patrimoine32.

42 Comme pour le temps du travail, nous sommes sur un terrain pour l’instant un peu loin des techniques numériques classiques. Toutefois, des scénarios de petits films ou de récits sur la vie ou sur l’usage des objets sont parfaitement envisageables, sans avoir d’ailleurs forcément recours au numérique. Les publicités sur les arts ménagers, dans les années 1950-1960, en donnent une version optimiste et naïve à propos des usages, une image du progrès dont le parfait contrepoint humoristique est le film Mon oncle, de Jacques Tati (1956). Il s’agit-là de la mise en scène d’un temps anthropologique de l’objet, y compris de ses représentations33, qui fournit déjà des sujets d’exposition et des possibilités muséographiques intéressantes.

43 Un autre rythme de l’histoire technique et industrielle doit être évoqué, celui du renouvellement plus ou moins rapide des installations de production, plus largement des technologies elles-mêmes. Elles sont en règle générale l’objet d’innovations, de modifications, parfois d’abandon. Il y a là des temporalités conditionnées par divers paramètres : le vieillissement et l’obsolescence technique, le rôle de la concurrence et l’état du marché économique, l’innovation, enfin les choix stratégiques des entrepreneurs34. Le rythme propre du renouvellement technologique peut varier considérablement d’une branche industrielle à une autre. La loi de Moore de l’industrie électronique suggère un doublement des performances techniques tous les dix-huit mois environ, ce qui fait que l’étude d’un circuit imprimé pour un constructeur automobile, dont le temps de recherche et développement est d’environ trois ans, rend ce circuit imprimé obsolète le jour même de sa mise sur le marché. En termes d’histoire des techniques, il s’agit de comprendre une filière technique dans sa complexité et sur la durée beaucoup plus qu’en objet isolé.

44 Par extension, nous arrivons à la temporalité de la patrimonialisation des objets techniques comme de leurs lieux de production ou d’usage, quand un concours de circonstances a permis leur conservation. Ce n’est en rien un temps linéaire et paisible où l’accumulation des ans donne ipso facto noblesse et valeur mais, au contraire, un temps souvent de crise lié à l’abandon, à la délocalisation, à la reconversion, à l’apparition de friches industrielles, etc. Il y a le paradoxe d’une reconnaissance naissant par la brusque dévalorisation d’une vocation technique locale, avec ses conséquences économiques et sociales. Un site en cours de patrimonialisation essaie de conserver quelque chose, au moment même où l’existence de cette chose est remise en cause, du moins en ce lieu et dans cette communauté humaine-là. L’objet, sa technique ne disparaissent pas pour autant ; ils reprennent vie ailleurs ; ils s’inscrivent dans des dynamiques géoéconomiques et capitalistes plus anciennes qu’on ne le pense généralement, plus largement dans un mouvement de circulation et d’adaptation des idées techniques35. L’industrie est faite de migrations incessantes dans l’espace et dans le temps, d’appropriations et de réappropriations, alors que le patrimoine semble vouloir retenir et figer le temps qui passe, tout comme ses lieux. Le patrimoine ne peut en rien être réduit à une nostalgie de la conservation, sinon il ne survivra pas au simple

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changement de génération, et de nombreux acteurs du patrimoine industriel sont pleinement conscients de cet écueil.

45 Nous touchons bien là aux difficultés épistémologiques du concept de patrimoine technique et industriel. La principale concerne la dimension statique du patrimoine, par essence bien immobilier, confrontée à la mobilité congénitale des techniques et de l’industrie dans les différentes temporalités que nous venons d’esquisser. Il arrive que le concept de patrimoine industriel soit réduit à ses vestiges architecturaux, plus robustes en termes de survie que les machines elles-mêmes, plus conforme aussi à sa définition juridique36. Par ailleurs, la tradition générale du patrimoine, notamment en France, se décline en termes de monuments, d’ensemble architecturés et urbains. Tout cela risque d’être purement statique, pétrifié en quelque sorte, cristallisé disent les puristes de la conservation.

46 Une seconde difficulté porte sur la coupure passé – présent, parfois attachée aux perceptions par le public de l’acte patrimonial ou muséographique. Un patrimoine technique et industriel qui n’inscrirait pas son projet de conservation dans une valorisation pleinement liée au présent a sans doute peu de chances d’aboutir, peu de chances de dépasser l’effort volontariste qui l’a généré à un moment donné. C’est bien entendu la question beaucoup plus globale des relations qu’une société entretient avec ses racines, ses lieux de mémoire ; et elle est souvent plus ardue pour le patrimoine industriel que dans d’autres domaines comme l’architecture ou l’art. Elle mérite d’être posée pour elle-même, pour prendre conscience des faux-fuyants que représente la dérive vers une simple approche architecturale ou paysagère des sites de l’industrie passée, ou encore des programmes de réhabilitation qui, souvent, ignorent et oublient le patrimoine industriel ou bien n’en font qu’un vague prétexte.

47 Ce n’est pas pour nous une opposition entre patrimoine et architecture, loin s’en faut, mais un appel à dire honnêtement ce que l’on fait, et ne pas faire passer l’un pour l’autre. Le patrimoine technique et industriel ne se réduit pas au patrimoine de son architecture, pas seulement par incomplétude mais parce que ses attributs sont de nature différente. Inversement, les processus techniques représentés par les machines et les hommes qui les utilisèrent s’inscrivent toujours dans des lieux, des espaces bâtis, des environnements géographiques avec lesquels ils entretiennent de nombreuses relations.

Les temps de la conception et de la rétro-conception

48 Notons enfin que le travail de l’ingénieur en conception, plus largement du designer, est une projection sur l’axe des temps, vers le futur, alors que celui de l’historien l’est aussi, mais vers le passé, c’est-à-dire dans l’autre sens de l’axe37. La démarche de concepteur est une capacité à penser rationnellement un ensemble technologique dans un avenir plus ou moins proche, à prévoir les conditions de sa production, de son usage et de sa réussite commerciale. Tous les projets, toutes les inventions ne réussissent pas, loin s’en faut. La CAO est précisément un outil d’aide à cette projection temporelle, à l’énoncé des conditions scientifiques dans lesquelles elle peut prendre place et se réaliser. C’est la préparation du réel par le virtuel numérique, espace techniquement renouvelé de l’exercice ancien de la pensée et du travail de conception.

49 La démarche CAO appliquée au patrimoine technique et industriel est une démarche simplement inversée sur l’axe des temps, mais utilisant le même outil et les mêmes

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règles du jeu. Du point de vue de l’ingénieur, il s’agit d’une rétro-conception, d’un passage cette fois du réel vers le virtuel. Inscrit dans un espace virtuel, l’axe des temps peut fonctionner dans les deux sens ; il n’est pas soumis à l’interdit de l’irréversibilité de l’écoulement du temps du monde réel. De ce point de vue, l’outil est neutre, et il peut aussi bien servir à préparer le futur qu’à comprendre et décrire le passé. Il apporte une démarche de rétro-conception et de capitalisation des connaissances qui, partant des données d’un passé réel, le transforme en données numérisées aptes à fournir une maquette de référence et, plus largement, un dossier d’œuvre numérique traductible en actions muséographiques ou patrimoniales, en données transmissibles au futur. Enfin, la CAO semble une voie raisonnable de compilation et de restitution des principales temporalités de la machine et de l’industrie, c’est-à-dire pour un archivage à caractère patrimonial conservant les données dynamiques. On nous objectera que seules les plus basiques peuvent être fidèlement reproduites aujourd’hui. Précisément, les efforts de la recherche portent sur des approches numériques d’ensembles de machines, de leurs flux, la restitution de processus complets, la prise en compte dans l’espace virtuel des relations homme - machine, des environnements. Bref, c’est un outil en devenir, mais dont le rapport fondamental au temps permet d’espérer une contribution décisive pour une avancée du patrimoine technique et industriel. Conçu pour prévoir le futur des objets, il est au fond des plus logique de découvrir qu’il est tout prêt pour nous aider à rendre compte de leur passé.

Conclusion

50 Dans cet article, nous avons voulu esquisser les champs possibles d’application des outils numériques dans l’histoire des techniques, ensuite présenter notre expérience personnelle dans le domaine spécifique des maquettes numériques appliquées au patrimoine technique et industriel, enfin ouvrir une réflexion sur les temporalités induites par l’usage de la CAO dans de telles recherches.

51 Nous ne reviendrons pas sur la puissance des outils, les capacités considérables de développement que l’on peut en attendre dans les années à venir, ni même sur la déontologie indispensable à leur utilisation dans des études historiques et des projets de patrimoine. Quelques points méritent cependant que l’on en rappelle les termes, car le sujet est en devenir et il reste très ouvert.

52 Même si nous avons esquissé ici un bilan, ce n’est ni un travail abouti ni une réflexion achevée. Sur beaucoup de points la réflexion ne fait même que commencer. Plusieurs éléments s’imposent cependant à nous avec une certaine force. Le premier, comme un préalable, est qu’il ne s’agit pas de remplacer le réel par le virtuel, comme l’ont parfois craint certains acteurs de la muséographie ou du patrimoine, ou d’opposer les champs de l’histoire et du patrimoine avec les techniques numériques, mais de les rendre complémentaires, de mettre la puissance des secondes au service des premiers.

53 En pratique, l’usage du numérique est d’abord une expérimentation, une exploration de nouvelles méthodes de travail, pour le moins peu familières à l’historien. Mais il peut devenir, parfois très rapidement, un outil indispensable, un média incontournable de notre travail tellement ses avantages sont importants comparés aux savoir-faire antérieurs. Il faut avoir conscience de cette rupture dans les usages et garder un esprit attentif aux questions que peuvent suggérer les outils numériques, au-delà et en prolongement de leurs apports pratiques. Par exemple, le traitement dynamique des

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objets apporté par la CAO interpelle sur la nature même du patrimoine technique et industriel, rappelant l’importance centrale du processus tant technique que social associé à l’usage de la machine, à l’atelier de production.

54 Dans le cas des maquettes numériques, il s’agit à l’évidence d’un travail interdisciplinaire, d’au moins deux pôles dans un premier temps : historien et mécanicien, de trois et peut être plus ensuite, tant l’apport des informaticiens sous toutes leurs formes est indispensable, notamment lorsque l’on cherche un usage croisé de plusieurs outils. Il faut une forme de modestie, d’écoute, d’attention au sens des mots et à leur usage chez chacun. Dans cet article, nous n’avons pas hésité à utiliser quelques termes clés de la conception mécanique, au risque de surprendre l’historien ou le muséographe, tant ils s’imposent dans la pratique du projet interdisciplinaire. Par exemple, la question de l’authenticité, un terme et un concept issu du patrimoine, n’est absolument pas perçue de la même manière par les deux communautés. Pour les sciences de la conception, une maquette virtuelle aboutie contient plus de connaissances que la somme des éléments archéologiques et documentaires qui lui ont donné naissance ; elle a retrouvé ses caractéristiques techniques majeures, notamment sa dynamique fonctionnelle ; elle est devenue une réalité virtuelle, et si elle comporte des éléments d’environnement et une documentation numérique associée, elle devient carrément une réalité augmentée. C’est un ensemble bien plus riche en informations et bien plus représentatif de la période de vie de l’objet, donc plus authentique que ses vestiges inanimés et partiels !

55 L’usage des outils numériques en histoire des techniques est tout d’abord de vivre une forme d’insécurité, au-delà des mots et du regard porté par plusieurs communautés sur les objets du passé. Cet usage interroge en permanence sur la manière de travailler, sur la méthodologie d’étude de l’objet technique, sur le sens des mots et des concepts de chacun. Il impose une comparaison critique avec les méthodes de l’histoire et de l’archéologie, montrant toutefois des parallèles importants dont l’expression et les modalités diffèrent cependant. Une forme de rigueur étrangère à nos habitudes s’impose pour en comprendre les termes, une rigueur toute technique et professionnelle : on commence par le mètre à ruban et le pied à coulisse pour recueillir de l’information, ou par une saisie numérique et des nuages de points dans un fichier informatique ; puis par une analyse fonctionnelle de l’objet, une indexation normalisée des données pour pouvoir les traiter par un logiciel approprié, etc. Bien entendu, il n’est pas demandé à l’historien de faire tout cela par lui-même, mais de collaborer avec d’autres pour y parvenir et en comprendre les enjeux. Il apporte, lui, son expérience des archives, son sens du contexte historique, son habitude de l’environnement socio- économique, etc. La coopération ne peut manquer d’être fructueuse et nous l’avons vécue comme telle38.

56 Quelques remarques complémentaires s’imposent encore, à propos des limites que paraît porter en elle-même la démarche : il semble ne s’agir que d’un détour sophistiqué vers une restitution purement internaliste des objets techniques. Alors est- ce bien la peine de se donner tout ce mal ? Est-ce bien la peine de passer autant de temps à restituer et synthétiser tous ces détails ? C’est là qu’intervient, pour nous, l’évidence d’un changement profond de système sociotechnique, en train de dévaloriser et de faire disparaître une masse considérable non seulement d’objets et de machines, mais tout simplement un savoir et un savoir-faire technique gigantesque accumulé par les générations précédentes. Vu comme un ensemble appartenant à la collectivité

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humaine, comme le patrimoine de générations d’ouvriers, de techniciens, d’ingénieurs et d’entrepreneurs, c’est une responsabilité considérable. Que faire ? L’approche numérique n’est pas brusquement la panacée universelle en réponse à cette immense question, mais c’est un outil important, issu très directement des milieux professionnels. Il est en outre capable de fournir des données directement lisibles dans le nouveau système sociotechnique en train de se mettre en place ; c’est-à-dire des informations a priori compréhensibles par les générations à venir, qui auront sans doute bien du mal à interpréter les machines sauvegardées dans les réserves des musées ou même simplement les plans techniques anciens dans les archives.

57 Sur ce point, nous sommes frappé par le fait que, très souvent, les plans de machines sont les premiers documents à disparaître des ateliers ou des bureaux, probablement pour de simples raisons de stockage car ils sont encombrants à conserver. Par ailleurs, en termes pratiques, des dizaines, voire des centaines de plans et de dessins techniques sont associés à la création, à la construction, à l’entretien et à l’usage d’une machine- outil39. En l’absence de la machine elle-même, et parfois même en sa présence une fois qu’elle est arrêtée et que son personnel est dispersé, il est souvent difficile de les comprendre et de les interpréter vraiment. Si une synthèse cohérente et rigoureuse, comme la permet une compilation CAO des données, n’est pas faite assez rapidement, nous sommes malheureusement convaincus de la disparition rapide de ce savoir40. C’est pourquoi les outils d’aujourd’hui des sciences pour l’ingénieur peuvent permettre une capitalisation des connaissances du passé transmissible aux générations futures. Nous sommes par ailleurs bien conscient qu’un tel travail d’inventaire n’est pas véritablement engagé dans le contexte actuel, sauf si l’entreprise a déjà procédé par elle-même à ce type d’archivage numérique, ce qui est le cas des installations industrielles récentes ou d’entreprises soucieuses de leur patrimoine technique. Ou bien, il faudrait de puissants programmes publics consacrés à l’inventaire et à la conservation de ce patrimoine technique et industriel sous forme numérique, dont il n’existe pour l’instant même pas l’esquisse. Toutefois, cette question a été abordée avec succès pour le patrimoine scientifique des universités, démontrant d’intéressantes perspectives (voir l’article de Yves Thomas et Catherine Cuenca dans ce numéro).

NOTES

1. Michel Cotte et Samuel Deniaud, « Conception assistée par ordinateur et patrimoine, perspectives innovantes », L’archéologie industrielle en France, 46, juin 2005, pp. 32-38. 2. Nous avons tout d’abord envisagé de remonter la machine réelle, ce qui s’est avéré quasiment impossible avec les moyens à notre disposition ; par ailleurs des pièces importantes manquaient comme la chaudière. 3. cnum.cnam.fr/ 4. patrimoine.atlantech.fr/ 5. Le site de Cluny numérique, ENSAM Cluny : www.cluny.eu/ 6. /www-ausonius.u-bordeaux3.fr/ 7. www.unicaen.fr/services/cireve/rome/

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8. Par exemple : Anne Coste, L’architecture gothique, lectures et interprétations d’un modèle, Saint- Etienne, CEF-PU Saint-Étienne, 1997. 9. Laboratoire de Mécatronique, Méthodes, Modèles et Métiers, UTBM, EA. 10. Institut de recherche en communication et cybernétique de Nantes, UMR CNRS. 11. Les logiciels du type 3D studio-max, Flash, etc. 12. Michel Cotte, Florent Laroche, Alain Bernard, « Les outils de réalité virtuelle sont-ils applicables au patrimoine technique et industriel ? », Historiens et géographes, Le patrimoine industriel, 2e partie, n° 401, février 2008, pp. 245-255. 13. Nos premiers travaux de recherche ont conduit à deux communications orales, avec Samuel Deniaud : colloque ICOTHEC, Moscou, août 2003 ; atelier ARTEFACT, Vienne, octobre 2003 ; ils sont présentés dans : Michel Cotte, Samuel Deniaud, « Conception assistée par ordinateur et patrimoine, perspectives innovantes », L’archéologie industrielle en France, 46, juin 2005, pp. 32-38. 14. Outre Samuel Deniaud et Alain Bernard déjà cités mentionnons : Stéphane Sire (UBO Brest), Sébastien Le Loch et Jean-Pierre Guédon (Université de Nantes). 15. Une presse Bliss à Fêches-le-Châtel (Doubs), une machine à vapeur Piguet (Écomusée du Creusot), la machine à noyaux de l’atelier de fonderie (PSA, Sochaux, Doubs), deux machines d’imprimerie (Musée de l’imprimerie, Nantes), la machine à laver le sel (Musée de Batz-sur-Mer, Loire-Atlantique), une pompe à vapeur de marine (École de la marine marchand, Nantes), une restitution dynamique du pont national à Brest (pont tournant à ce jour disparu), un canot à vapeur du XIXe siècle (DCNS Indret, Loire-Atlantique). 16. Il s’agit notamment de la thèse de Florent Laroche : « Contribution à la sauvegarde des objets techniques anciens par l’archéologie industrielle avancée », IRCCyN, École centrale de Nantes, décembre 2007. 17. Une seule de ces journées d’études a été publiée : R & D dans l’entreprise : conserver l’instrumentation, pourquoi, comment ?..., Paris, Musée des arts et métiers, 2007. 18. Cette partie fait essentiellement référence aux travaux de Florent Laroche, thèse citée, 2007 et à nos nombreuses discussions lors de sa préparation. 19. On appelle ainsi le résultat des relevés spatiaux numérisés de l’objet, rappelant qu’il s’agit de coordonnées de points dans un espace géométrique. 20. La dimension d’accès internet fait partie intégrante du projet OSTIC ; toutefois, pour des raisons tant logistiques qu’informatiques, il n’a pu être donné suite à ce projet de site du patrimoine numérique pour l’instant. 21. F. Laroche, thèse citée, 2007. 22. Nous laissons de côté les techniques organisationnelles, corporelles ou de service qui sortent de notre propos. 23. Michel Cotte, « La génétique technique a-t-elle un avenir comme méthode de l’histoire des techniques ? », journées d’études de la SFHST, Lille, 23-25 mai 2007, actes à paraître. 24. Lewis Mumford a sans doute été l’un des premiers à souligner l’importance de la compréhension des phénomènes temporels dans la structuration de la pensée rationnelle occidentale ; voir Technique et civilisation, Paris, Seuil, 1950 ; 1ère éd. en anglais, 1946. 25. Celui-ci, par la parole du guide ou l’ouvrage historique peut bien entendu être de grande qualité et contribuer de manière décisive à l’intelligence d’un lieu ou d’un objet ; mais il s’agit ici de franchir une nouvelle étape dans le compte rendu de la réalité historique. 26. Bien entendu, les machines à commandes numériques peuvent obéir à des cycles algorithmiques complexes et en changer au gré des besoins productifs. 27. David S. Landes, L’heure qu’il est ; les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne, Paris, Gallimard, 1987 ; 1ère éd. en anglais, 1983. 28. Bruno Jacomy, L’âge du plip, chroniques de l’innovation technique, Paris, Seuil, 2002. 29. Siegfried Giedion, La mécanisation au pouvoir, Paris, Denoël-Gonthier, 1980 ; David E. Nye, American technological sublime, Cambridge Mass. USA, MIT Press, 1994.

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30. Herbert A. Simon, Les sciences de l’artificiel, Paris Gallimard, 2004 ; 1ère éd. en anglais, 1996. 31. Cette difficulté pédagogique est partagée avec les sciences de l’infiniment petit et de l’infiniment grand. 32. Michel Cotte, « Contribution à une réflexion sur la nature de l’histoire des techniques : une approche systémique de l’histoire d’un objet », Poitiers 20 mai 2004, colloque de la SFHST, [communication non publiée]. 33. Thierry Bonnot, La vie des objets, Paris, éd. de la MSH, 2002. 34. Patrice Flichy, L’innovation technique, Paris, éd. La Découverte, 1995. 35. David S. Landes, Richesse et pauvreté des nations, Paris, Albin Michel, 2000 ; 1ère éd. en anglais, 1998 ; Michel Cotte, De l’espionnage industriel à la veille technologique, Belfort-Besançon, UTBM-PU de Franche-Comté, 2005. 36. Par exemple, la Convention du patrimoine mondial s’applique à des biens immobiliers et la dimension mobilière en est a priori exclue. En clair, un patrimoine par exemple ferroviaire candidat à ce label international est constitué par la ligne ferroviaire, ses infrastructures, ses bâtiments, éventuellement par ses paysages, mais pas par son matériel roulant. 37. Pour incongru que puisse paraître ce rapprochement, il nous a semblé un élément culturel important ayant favorisé le « travailler ensemble » avec non seulement les collègues mécaniciens, mais avec les designers et les architectes, en particulier Erwin van Handenhoven à Belfort, l’Ecole de design à Nantes. Nous avons notamment esquissé ensemble le concept de « boucle temporelle de la conception », non publié. 38. Nous faisons référence aux stages croisés, organisés dans le cadre OSTIC à Nantes pour l’étude d’un objet-machine, accueillant des étudiants et des élèves issus de différentes UFR, IUT et écoles d’ingénieurs. 39. Nous pensons ici à l’étude UTBM de la machine à noyau de la fonderie de Sochaux pour la fabrication des blocs moteurs juste avant son démontage. 40. Le premier exemple que nous avons eu la chance de connaître, et qui est à l’origine de notre démarche pour l’utilisation de la CAO dans l’histoire des techniques, est la rencontre d’un ingénieur de l’aciérie de Linz (Autriche) en charge de l’installation d’un nouveau train de laminoir et ayant réalisé une compilation CAO de l’ancien au moment de son démontage.

RÉSUMÉS

Le présent numéro des Documents pour l’histoire des techniques est consacré à la question des techniques numériques comme outils possibles de l’histoire des sciences et des techniques, ainsi que du patrimoine industriel et de la muséographie des techniques. Depuis le début des années 1990, des avancées importantes et rapides ont été effectuées dans plusieurs directions : la numérisation des documents, la production de dessins assistés par ordinateur, les photos numériques, les bases de données, internet, etc. Quelques historiens des techniques ont également envisagé l’application d’outils plus spécialisés, mis au point par d’autres communautés, comme les maquettes tridimensionnelles des architectes, la CAO (conception assisté par ordinateur) des sciences pour l’ingénieur, ou les SIG (systèmes d’informations géographiques) des géographes et des urbanistes. Des usages croisés entre ces différentes techniques numériques font aujourd’hui partie des recherches en cours, à propos notamment de l’histoire des techniques. Ce numéro des DHT dresse une image de ces nouvelles possibilités de

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travail dans nos disciplines, à partir d’expériences menées par différents collègues au sein de différentes institutions. Cet ensemble n’est pas exhaustif, mais il souhaite montrer le dynamisme actuel des usages du numérique dans nos disciplines, le faire partager, enfin ouvrir un débat tant sur les perspectives que sur les nombreuses questions posées par ces nouveaux outils.

The present issue of Documents pour l’histoire des techniques is devoted to the question of a possible use of digital tools for making the History of Sciences and Technology and/or for the Industrial Heritage and Museums of techniques and industry. From the early 1990s, important and quick developments arose among an array of fields : document digitalization, computer aided design, digital tridimensional scale models, digital photos, data bases, internet, etc. Some historians of technology also examined the potential use of more specialized tools coming from other scientific communities : tridimensional digital scale models from architects, computer aided design from mechanics and engineering, geographic information system from geographers and urban planners. Crossed uses of such tools bear to the today researches in the field of the History of Technology. This DHT issue intends to draw an image of such new possibilities coming from experimentations carried out by some colleagues and institutions. This ensemble is not exhaustive, but it wishes to show the today dynamics of using digital techniques in the field and to share experiences, furthermore to open discussions about possibilities and numerous interrogations asked by such use of new tools.

INDEX

Keywords : computer aided design, data bases, digitals tools, history of science, history of technology, industrial heritage, museum of technology, scale models, virtual reality Mots-clés : base de données, CAO, histoire des sciences et des techniques, maquette, muséographie des techniques, numérique, patrimoine industriel, réalité virtuelle

AUTEUR

MICHEL COTTE Centre François Viète d’histoire des sciences et des techniques Université de Nantes / Icomos / unité du patrimoine mondial Unesco

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La reconstitution virtuelle d’un atelier de Renault-Billancourt : sources, méthodologie et perspectives The virtual reconstruction of a Renault-Billancourt workshop in Inter-War France. Historical sources, methodology and perspectives

Alain P. Michel

1 La reconstitution virtuelle de l’atelier C5 des établissements Renault de Boulogne- Billancourt constitue le chantier de base de l’ANR corpus « Usines 3D » 1. C’est un programme en cours d’élaboration qui met les techniques numériques et les acquis des espaces en trois dimensions au service de l’étude historique de quelques installations industrielles remarquables dont il ne reste souvent que des vestiges. Nous profitons de l’expertise et des techniques de reconstitution mises en place par les archéologues informaticiens sur des sujets antiques et médiévaux, appliquées ici à des objets contemporains et industriels2. L’archéologie sait s’appuyer sur des indices plus que sur des évidences et des écrits. L’informatique donne les moyens de confronter une multitude de données partielles sur un espace industriel complexe, de les tester et d’en approfondir l’étude historique localisée. Le programme se fonde également sur une approche systématique des images, sources historiques de première importance, mais souvent ignorées, délaissées ou instrumentalisées faute de reconnaissance et de techniques d’appréhension appropriées3.

2 Avec nos partenaires, nous avons développé des procédures originales de traitement informatique des données documentaires. À partir d’un corpus étendu de sources visuelles, textuelles et archéologiques, la restitution tri dimensionnelle permet le croisement des données, la confrontation des points de vue et la variation des échelles d’observation. Son apport dépasse la somme des informations de chaque document et transcende les capacités des méthodes classiques de la critique historienne. La « rétro simulation » de bâtiments souvent détruits, d’installations disparues et de gestes

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oubliés, met à l’épreuve des hypothèses sur l’histoire de processus industriels anciens dont les archives écrites ne parlent pas. C’est un outil inédit d’analyse du travail ouvrier.

3 L’enjeu épistémologique est à double détente. Il consiste d’un côté à mettre en place une procédure d’analyse méthodique des sources visuelles. Nous élaborons des techniques de traitement informatique et de reconstitution virtuelle qui permettent une utilisation nouvelle d’images parfois déjà connues individuellement, mais rarement étudiées ensemble ni combinées et confrontées au sein de corpus documentaires localisés et datés. Le programme vise d’un autre côté à reconstituer une série d’usines remarquables du patrimoine industriel francilien, européen et international, afin de questionner leur inscription plus ou moins durable et soutenable dans leur environnement et de lever des ombres sur l’histoire des activités et des pratiques qui s’y accomplissaient. Dans cette optique, la recherche est l’occasion d’une mise en valeur d’un patrimoine industriel souvent menacé de disparition. Mais la reconstitution en 3D ne cherche pas à compenser cet effacement et nous n’en restons pas à la reproduction de l’enveloppe du bâtiment. C’est bien la question d’une implantation industrielle dans son milieu et celle du fonctionnement concret d’un atelier de production, qu’il importe de documenter.

Les sources visuelles comme base documentaire

4 Cette recherche vise donc essentiellement à informer l’histoire sociale et technique d’un travail industriel relativement mal connu. Au-delà des sources écrites privilégiées par la plupart des historiens, nous analysons ce que montrent les images afin d’offrir un nouvel éclairage, d’acquérir de nouvelles connaissances et de rendre plus intelligibles les routines discrètes de ceux qui ne laissent que peu de textes.

5 Plus personne ne doute du fait que l’image soit une source à part entière des sciences sociales et qu’elle nous renseigne de façon originale sur les sociétés humaines qui les ont produites et utilisées. Pourtant, l’ambivalence domine à son égard. La plupart des sciences sociales se sont constituées en tant que disciplines de l’écrit de sorte que leurs méthodes d’analyse critique des textes s’adaptent péniblement aux images. Alors qu’elles entendent dégager les principes généraux du fonctionnement social en s’appuyant sur toutes les manifestations passées et présentes de l’activité humaine, elles ont tendance à laisser les traces visuelles à l’écart de leur champ d’investigation4. Personne ne prétend non plus que ce qui est mis en images ou écrit à propos du travail industriel soit ce qui s’accomplissait dans les ateliers. Faisant la part du formel et du réel, chacun sait qu’il faut confronter les documents d’organisation aux réalités passées du quotidien usinier.

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fig. 1 et 1a - Photographie de la démolition et dépollution du site de Renault-Billancourt (avril 2004).

Cliché Alain P. Michel.

Cliché Alain P. Michel.

6 Un nouveau regard sur les usines de Renault à Billancourt a été rendu possible par l’émergence relativement récente de gisements documentaires jusque-là dispersés,

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délaissés, inédits ou confidentiels. En effet, l’annonce en 1989 de la fermeture de l’usine de Billancourt pour 1992 a été accompagnée d’une campagne de communication au cours de laquelle l’entreprise à élaboré des dossiers de presse largement illustrés de documents anciens. Les perspectives d’une reconversion urbaine d’une centaine d’hectares de terrains industriels dans la proche banlieue parisienne ont suscité l’intérêt des aménageurs qui se sont penchés à leur façon sur le passé du site5. L’opération a remis l’usine et plus particulièrement l’île Seguin sur le devant de la scène médiatique et éditoriale6, mémorielle et historique7. Peu de temps après, la préparation du centenaire de l’entreprise en 1998 a suscité d’autres recherches iconographiques par le service de communication de Renault8 ou par des réalisateurs extérieurs9.

7 Par exemple, la démolition programmée du site a incité la Cellule du patrimoine industriel de l’inventaire général du ministère de la Culture à entreprendre un état des lieux photographique. Celle-ci a rassemblé un dossier documentaire et a établi l’inventaire des albums du fonds photographique historique de l’entreprise10. Par ailleurs, le processus de réhabilitation de Renault-Billancourt en terrains non industriels a été accompagné d’une vaste opération d’assainissement et de dépollution qui a obligé l’usine à documenter avec précision les usages passés de ses ateliers. Le fonds de plans de la Direction des travaux neufs et entretiens (DTNE) a été mis à profit pour informer avec le plus de précision possible les endroits susceptibles d’avoir été pollués par les infiltrations d’huiles et de liquides de coupe, etc. Par contraste, les lieux durablement dédiés aux activités « propres » (chaînes d’assemblage, stockages d’éléments de carrosseries, etc.) ont pu éviter les coûteuses opérations de forage, de pompage et de filtrage.

8 Ainsi, des documents anciens qui étaient restés enfouis dans les archives internes des services de l’entreprise ont été « découverts », permettant de reconsidérer l’histoire connue d’une entreprise emblématique de la grande industrie française11 et d’interroger des aspects laissés dans l’ombre. Ces sources viennent principalement de cinq lieux d’archives. D’abord le fonds des plans SOE (Service outillage entretien) dont une partie a été déposée dès 1935 dans les archives centrales de l’entreprise Renault, et dont l’autre partie était détenue par la DTNE. Ensuite, le fonds des albums photographiques conservé jusqu’en 2002 dans les Archives historiques de Renault et dont une grande partie a été numérisée par son Service de la photothèque. En troisième lieu¸ une collection dispersée de films dont une partie a été rassemblée par la vidéothèque de Renault. À ces sources visuelles s’ajoutent le fonds historique des Archives Renault (1 500 mètres linéaires d’archives papier) et les multiples dépôts conservés par la Société d’histoire du groupe Renault (SHGR). Au total, 70 000 plans, 230 minutes de scènes industrielles et 45 000 clichés des origines de l’entreprise à la Seconde Guerre mondiale ont été rendus disponibles pour la recherche. Cet « océan » de sources visuelles est particulièrement adapté pour documenter une reconstruction virtuelle de la plupart des anciens ateliers de l’usine, de leurs installations productives et des travaux qui s’y accomplissaient. Mais encore faut-il organiser son exploitation historienne.

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La microanalyse d’atelier comme clef d’entrée dans le visuel

9 Nous ne reviendrons pas ici sur l’étape nécessaire d’une analyse systématique des différents fonds, collections et dépôts d’archives visuelles12. La reconstitution virtuelle qui nous intéresse maintenant se fonde sur le rassemblement d’un corpus documentaire relatif à un site particulier, à un moment significatif de son histoire. Elle part du principe que l’atelier est la dimension la plus pertinente d’appréhension du fonctionnement d’une usine, à la fois lieu des pratiques concrètes du travail et espace parcouru par un processus de fabrication qui le dépasse13. L’approche micro historique d’un atelier est une clef d’entrée dans la complexité du site de Renault à Billancourt.Il serait illusoire de vouloir appréhender d’emblée et dans les détails un tel complexe industriel, en constante évolution dans une banlieue de Paris bouleversée par le développement d’usines et par l’afflux de populations renouvelées qui y trouvent du travail.

Un atelier dans une usine en croissance

10 Il n’empêche que cet atelier particulier doit être appréhendé dans le cadre de l’ensemble de l’établissement dont il fait partie. Dès le début du XXe siècle, la société en nom collectif Renault Frères fait le choix de rester sur son site historique de Billancourt. Elle préfère se maintenir au centre des pouvoirs, au cœur du plus grand marché automobile français de l’époque et à proximité des ressources en main-d’œuvre du Bassin parisien. De ce fait, l’entreprise familiale entreprend une véritable conquête des terrains voisins. Elle acquiert les propriétés selon les opportunités, et édifie les ateliers sur les terrains ainsi agglomérés à son domaine. La première phase d’agrandissement (1902-1910) correspond à une expansion prudente. Elle se limite à un étalement de proximité autour d’un noyau central composé des « usines » A, B, C et D. L’établissement s’étend déjà depuis la Seine, le long du quai de Billancourt, jusque vers la Place Nationale. Mais elle est alors formée de parcelles discontinues, traversée de rues ouvertes à la circulation publique.

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fig. 2 – Carte de l’expansion de l’usine Renault de Billancourt (1898-1939).

A. P. Michel (2001).

11 Dans ce contexte d’un étalement concentrique, l’acquisition des trois hectares de l’îlot C en 1905 vise tout particulièrement à faire face à la production des commandes de taxis parisiens. L’obtention de ce marché oblige l’entreprise à changer d’échelle de production, à organiser une fabrication en série et donc à modifier son espace de travail. La production passe de 1 100 véhicules pour l’année 1905 à 1 600 en 1906, pour atteindre 3 000 en 1907. Cette augmentation de la production est réalisée en augmentant le nombre de machines, l’importance des effectifs et la superficie des ateliers.

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fig. 3 - Microfiche du plan en élévation de C5 de l’usine Renault de Billancourt, sd. (1906).

Source : Inventaire, Archives de la SHGR

12 L’atelier C5, destiné au montage des châssis de série, est construit en 1906 par l’entrepreneur Baudon et compagnie14. Il s’agit d’un bâtiment en structure métallique sans étage. Le sol est dallé en ciment sur terre-plein sauf une petite partie sur un petit sous-sol servant de vestiaire dans la largeur de l’édifice. La charpente en fer, élevée sur poteaux, est composée d’une grande ferme centrale à 14 mètres et de deux fermes latérales de moindre hauteur (9 mètres). Le hall central mesure 87 mètres de long sur 20 mètres de large et les deux halls latéraux ont une largeur de 14 mètres chacun. L’ensemble couvre 1 235 m2.

13 Les murs sont en maçonnerie de brique et de meulière. La couverture est en tuile mécanique doublée d’un plafond rampant en liège. Des lanterneaux vitrés permettent l’éclairage rasant de l’intérieur. Les 14 poteaux métalliques placés tous les 12 mètres de part et d’autre du hall central vont s’avérer un précieux repère pour localiser les clichés pris dans cet atelier.

14 Une seconde phase d’agrandissement (1911-1929) correspond à la reprise en main de l’entreprise familiale par Louis Renault. Rapidement, l’usine absorbe les terrains, efface les immeubles anciens et grignote la ville ancienne, principalement sur la rive droite de la Seine. L’industriel loue ou achète, parfois par le biais de prête-noms, les propriétés, selon les opportunités qui lui sont offertes. Profitant des énormes commandes que lui passe l’armée pendant la Grande Guerre, il remet en œuvre un taylorisme contesté peu de temps avant par les grèves de 1912 et 1913. Il lance une nouvelle vague d’expansion et intègre des rues de la ville à l’espace industriel malgré les protestations de riverains. Des « barrages Renault » sont érigés sur certaines rues en juin 1917, au sommet de l’effort de guerre, alors que le contexte patriotique rend toute protestation suspecte. Avec le retour à la production civile, l’industriel refuse de restituer les voies dont il

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s’est emparé, expliquant que la production de série impose une continuité de fabrication irréalisable dans un espace morcelé. C’est dans ce contexte qu’une première forme de travail à la chaîne est introduite – d’abord pour produire des obus, puis monter les chars FT17, en enfin pour assembler des automobiles dans l’atelier Richet, nom du contremaître de C5. Ces chaînes, d’abord manuelles ne seront progressivement mécanisées que dans les années 192515. fig. 3a - Photographie de l’atelier de montage des châssis dans C5 (1906).

Cliché n° 51, Renault Communication/DR.

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fig. 4 - Calque du SOE. Coupes et plan du bâtiment C5 de l’usine Renault de Billancourt (1914).

Source : Archives de la DTNE-Renault SA.

15 La troisième période est celle du triomphe de l’usine dans la ville (1929-1951). En 1929, l’entreprise régularise la situation territoriale et acquiert auprès de la municipalité les rues dont elle est devenue la seule usagère. À travers cette « bataille des rues » se forme l’espace compact du sud de Boulogne-Billancourt, la « Grande Usine » – qui prendra après guerre le nom de « Trapèze » du fait de sa forme – bordant la Seine, tandis que certaines fabrications sont réalisées dans des ateliers plus isolés de la ville, les « confettis ». Entre temps, Louis Renault acquiert la rive gauche de la Seine, à Meudon, et surtout la majeure partie de l’Ile Seguin, où il installe le cœur de son nouvel ensemble de production, les presses et l’ensemble de ses chaînes d’assemblage. Les usines de Renault à Billancourt constituent alors un ensemble de production intégré.En 1930, les chaînes de montage châssis de l’atelier C5 sont transférées dans l’usine de l’île Seguin16. Le bâtiment C5 est transformé en Atelier d’outillage central (AOC) et n’a plus qu’un lointain rapport avec l’histoire du travail à la chaîne.

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fig. 5 - Photographies de la pose radiateur dans l’atelier C5 : 6e opération (1922.

Source : Photos Renault Communication / droits réservés.

L’étude d’un atelier à un moment particulier

16 L’objectif de notre étude historique sur la mise en place du travail à la chaîne a déterminé le choix de cet atelier particulier parmi tous ceux de la « Grande usine » de Billancourt. C’est effectivement dans l’atelier C5 qu’à la fin de la Grande Guerre, une première forme de chaîne d’assemblage a été introduite pour la fabrication des châssis d’automobiles de série. La micro histoire de cet atelier vise d’abord à l’élaboration de la maquette d’un lieu particulier, à un moment donné, de façon à pouvoir ensuite changer d’échelle et évoluer dans le temps. Le « micro » s’inscrit dans le « macro » et l’instant se place dans la dynamique des changements. L’approche micro historique est également le moyen le plus efficace d’exploiter le faisceau informel des informations partielles que contient le corpus documentaire de C5 (plans, photographies, films, textes). Le traitement systématique de ces données localisées aboutit relativement facilement au modèle en 3D de l’édifice, permettant de s’y déplacer virtuellement. Mais nous n’en restons pas là. Après une étude plus poussée, la reconstitution permet de suivre l’évolution des aménagements et à échéance, de mesurer la place de l’atelier dans le processus de fabrication de l’usine.

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fig. 6 - Photographie et dessin de la sortie de chaîne de C5 (1922)

Source : Photos Renault Communication / droits réservés.

On constate que la "13e opération" de la photographie a été transformée en une "12e opération" sur le dessin - Source : photos Renault Communication / droits réservés. Source : Photos Renault Communication / droits réservés.

17 Nous avons donc choisi de restituer la chaîne de 1922, parce qu’il s’agit d’un moment important et relativement bien documenté par deux types de sources différentes : un reportage photographique et un article de presse illustrée. La « chaîne » de Renault est présentée publiquement pour la première fois dans un article de septembre 192217. J’ai

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montré que des chaînes existent déjà dans plusieurs ateliers de Billancourt et qu’elles sont attestées bien avant par les images de l’atelier C5. La date de 1922 n’est pas celle de la naissance du travail à la chaîne chez Renault, mais la date de son attestation publique18.

18 D’ailleurs, l’article est accompagné de 12 gravures faites à partir de photographies prises le 27 février 1922 dans l’atelier C5 par le Service photographique de l’usine19. Il y a un délai de sept mois entre l’attestation photographique et la présentation publique du travail à la chaîne de Billancourt qui est dévoilé par le biais de dessins recomposés plutôt que sous forme de photographies originales. La pratique est habituelle20, mais ce double décalage incite à se méfier de la représentation que la presse donne de ce dispositif d’organisation de la production. D’autant plus que l’usine vient de subir la crise de reconversion à l’économie de paix. Renault fabrique 18 700 véhicules particuliers en 1920 contre 5 880 en 1921 et 6 000 en 1922. L’entreprise vient également de changer de statut juridique. Le 17 mars 1922, les Automobiles Louis Renault deviennent la Société anonyme des usines Renault (SAUR). Louis Renault transforme son entreprise en un trust dont il n’est plus – juridiquement – le propriétaire, mais dont il possède la majorité des parts et où il reste le patron21.

19 Sur plusieurs points l’article de presse et le reportage photographique sont complémentaires. Pour les uns et les autres, des panneaux indiquent le numéro du poste présenté et les principales tâches à y accomplir. La légende des illustrations apporte des compléments d’information pendant que les photographies montrent l’arrière-plan et des détails accessoires qui ont été détourés par le dessinateur. Mais les deux images peuvent s’avérer contradictoires. En effet, sur un cliché de la sortie de chaîne (en février 1922), l’écriteau indique : « 13e opération. Vérification du châssis – Fiches » alors que l’article (de septembre) indique qu’il n’y aurait que 12 opérations. La différence peut paraître secondaire, mais pratiquement, avec une opération de moins, c’est tout l’équilibre de la chaîne qui est rompu puisqu’il faut que chaque poste ait la même charge de travail.

20 L’analyse classique des documents permet d’identifier la contradiction, mais pas d’en expliquer les raisons. L’effet de vérité de l’attestation photographique ne suffit pas pour décréter que le cliché serait plus « vrai » que le dessin. On voit par là que c’est une chose de documenter l’historique d’un atelier et que c’en est une autre de faire l’histoire du travail qui s’y accomplissait. Ainsi, la « réalité » virtuelle est mise au service des limites des représentations visuelles.

L’enjeu méthodologique : du visuel au virtuel

21 L’objectif de la modélisation n’est pas seulement de reconstituer les formes du bâtiment, mais par la simulation, de « rentrer » dans l’atelier afin d’interpréter des informations non seulement partielles, mais souvent contradictoires. Son but est bien de documenter l’histoire du travail qui s’y accomplissait. Le programme Usines 3D s’articule en trois temps autour de deux chantiers complémentaires : une étude historique et un développement informatique22.

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fig. 8 - Capture d'écran de la plateforme AOMS basée sur le prologiciel Pleade : par termes (mots- matière) et notice avec image numérique correspondante (détail).

Source : capture d’écran / Stéphane Pouyllau et Shadia Kilouchi.

Premier temps : la constitution du corpus documentaire

22 À partir d’une étude historique globale du site et d’un inventaire exhaustif des sources, nous avons assemblé tous les documents d’archives concernant un même lieu – l’atelier C5 – à une même époque – celle de la mise en place des chaînes d’assemblage au début des années 1920.

23 Ce corpus documentaire prend le pari de réunir à la fois des sources écrites et visuelles sans accorder aux textes une quelconque prééminence sur les images. Ainsi sont réunis des photographies, des films, des plans et des textes qui n’étaient pas conservés dans les mêmes archives, qui n’ont été réalisés ni par les mêmes personnes, ni pour les mêmes objectifs. Cet assemblage artificiel est pertinent s’il est réalisé méthodiquement. L’essentiel est de bien repérer la nature des archives dont proviennent les images rassemblées. Le document visuel (et sa copie de travail) reste relié à l’archive dont ils proviennent. C’est le positionnement de l’image par lequel on définit le rôle qu’elle avait au sein de son dispositif archivistique d’origine (ou de celui dans lequel elle a été retrouvée). Ainsi, l’image gagne à être replacée au sein d’un corpus recomposé qui permet de dépasser le cadre spécifique des sources brutes. Le document est resitué différemment. En particulier, pour la reconstitution virtuelle d’un bâtiment, tous les documents qui le concernent sont réunis afin de donner à voir différents points de vue sur un même lieu ou pour suivre l’évolution des aménagements au fil du temps. Le corpus permet des confrontations et des recoupements inédits qui concourent à l’élaboration d’informations originales. Second temps : le traitement du dossier numérique

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24 L’inventaire et la collecte de ces sources historiques (documents d’archives originaux) ont été accompagnés de leur reproduction numérique en haute définition (document numérique maître)23 et de leur traitement informatique qui constituent le dossier numérique du bâtiment C5.

25 Chaque document numérique (images/textes/objets)24 est accompagné d’une fiche permettant à la fois de l’identifier et de l’indexer25. Il est ainsi relié à son archive d’origine, analysé par lui-même (nature, auteur, date, contenu) et classé par date et selon la zone de l’édifice. Ce dossier permet d’en calculer les proportions, d’en suivre l’évolution, d’en connaître les détails extérieurs et intérieurs, de documenter l’agencement des installations et des machines dans l’atelier, etc. À partir du dossier documentaire numérique,plusieurs bases de données relationnelles ont été mises en place et réunies dans un « silo numérique » qui assure leur interconnexion et leur pérennisation26. Elles rendent possible la gestion de la documentation scientifique par le biais d’une interface 3D accessible en temps réel (réalité virtuelle) et permettent de naviguer dans cette documentation dans le but de valider telles ou telles hypothèses de recherche.

fig. 9 - Détail du plan de 1906 et maquette du modèle de reconstitution du bâtiment C5.

Source : captures d’écran / Robert Vergnieux .

Troisième temps : la modélisation

26 La réalisation d’un modèle informatique tridimensionnel du bâtiment C5 constitue le troisième temps de ce programme qui débouche sur une représentation dynamique du lieu. Ce modèle n’est pas un aboutissement ; il a pour but de créer un instrument de travail associant l’ensemble des sources textuelles, visuelles et multimédias afin d’approfondir notre connaissance historique de l’atelier C5.

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27 Cette modélisation tridimensionnelle d’un espace a été mise au point par la plateforme technologique 3D Archéovision du CNRS spécialisée dans la restitution scientifique d’espaces archéologiques. Elle fait appel à des processus complexes tant sur le plan de la conception (de type architectural et informatique), que de l’exploitation du couple modèle/maquette27. Face à une documentation compliquée à propos d’un espace complexe et en perpétuelle évolution, la 3D offre la possibilité de croiser des informations hétérogènes. La simulation permet de tester et de valider des hypothèses à propos des aménagements, d’établir précisément l’emplacement des chaînes, des postes et des étapes d’opérations qui interviennent dans l’assemblage de l’automobile. La modélisation commence par la reconstitution virtuelle de l’enveloppe du bâtiment. Elle se prolonge par celle des équipements successifs de l’atelier. Elle aboutit à la simulation des gestes du travail. L’extraction d’une maquette montre l’état du modèle à un moment T. C’est l’ultime gain d’intelligibilité apporté à l’historien par le programme Usines 3D.

28 Il est question dans ce projet de créer un outil de travail facilitant la recherche et la réflexion historienne et sur une large base documentaire, embrassant un grand nombre de sources et traitant une multitude de données. Au final, le but est de construire une connaissance fine et précise sur l’évolution de l'activité dans le bâtiment C5 de l’usine Renault. Le modèle tridimensionnel est donc voué à rester en évolution. Il sera amendé petit à petit au fil des découvertes de documents ou des réflexions de l’équipe de recherche. Les images ainsi produites seront validées scientifiquement, combinant la somme des connaissances que l’on peut avoir sur le lieu. Ainsi, l’étude historique nourrit le développement informatique dont l’analyse nourrit à son tour la recherche et actualise la reconstitution28.

Conclusion

29 Ce projet s’appuie sur des méthodes informatiques en cours d’élaboration, mais déjà utilisées et éprouvées dans d’autres domaines. La simulation historique que nous visons n’utilise pas exactement les mêmes outils et ne vise pas les objectifs économiques des industriels29. Elle n’a pas des moyens comparables et ne peut se développer que par un travail collectif associant chercheurs, ingénieurs informaticiens, archivistes et spécialistes de l’informatisation des données visuelles. Ces nouvelles technologies entraînent des modifications profondes dans les processus de recherche en SHS : approche interdisciplinaire, travail d’équipe, traitement numérique des données, utilisation de moteurs de recherche sémantiques, modélisation des espaces30. Ce type de programme de recherche ne peut se développer que sur le long terme, surtout si l’on souhaite que le modèle puisse être réutilisable pour d’autres bâtiments. Car au-delà des aspects proprement technologiques, les outils mis en place peuvent être utilisés ailleurs.

30 L’objectif pratique du programme Usines 3D est de réaliser un outil interactif de recherche dont on pourra extraire un support de visualisation de plusieurs ateliers travaillant à la chaîne. Dans notre cas, le produit dérivé aura la forme d’un site Internet donnant à voir une version allégée des maquettes réalisées, permettant d’appeler les documents associés et les interprétations historiques, d’approfondir les connaissances et la méthode d’analyse. Ce produit dérivé répondra au principe de vulgarisation et de diffusion à la fois pédagogique et ludique du résultat de la recherche. À partir des

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maquettes en réalité virtuelle, il sera possible de proposer des animations en 3D sous forme de films, de flashs ou de jeux vidéo. L’autre principe qui sous-tend cette réalisation est celui de l’ouverture des données liées, permettant l’enrichissement de l’outil de recherche, la possibilité d’approfondissement des analyses et de mobilisation d’autres sources. L’idée est de permettre le partage des outils et données et d’être disponible à des retombées non encore prévues. La spécificité et l’originalité du programme Usines 3D est donc de créer un outil de gestion scientifique permettant de faire avancer la recherche dans un domaine et dans une direction relativement peu étudiée. Utiliser une technologie moderne pour questionner l’image documentaire et pour valoriser l’histoire des techniques.

Fig-10 – Coupe de la maquette 3D montrant l'ensemble des postes de la chaîne de 1922

Source : capture d'écran, Loïc Espinasse, ArchéoTransfert (2009)

NOTES

1. ANR corpus 2007-034 : « Usines 3D ». Ce programme soutenu par l’Agence nationale de la recherche à donné lieu à une convention entre le LHEST-UEVE (JE 2505), le CAK-CRHST (UMR 8560, CSI/CNRS) et l’Institut Ausonius de Bordeaux (Université de Bordeaux/CNRS, UMR 5607) spécialisé en restitution tri dimensionnelle. 2. Voir la thèse d’État de Robert Vergnieux en Égyptologie (Lyon II - 1992). Robert Vergnieux, Recherches sur les monuments thébains d’Amenhotep IV à l’aide d’outils informatiques. Méthodes et résultats, Cahiers de la Société d’Égyptologie de Genève, vol. 4, 2 tomes, 243 p. 105 planches, Université de Genève, 2000. Stéphane Pouyllau, La maison forte du Boisset, DEA d’histoire et d’archéologie, Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3, 1999, 159 p. Id., « Chronique des fouilles médiévales : Projet de recherche sur la maison forte du Boisset », Archéologie médiévale, n° 29, 2000, pp. 317-320. 3. Voir Alain P. Michel, Travail à la chaîne : Renault 1898-1947, Boulogne-Billancourt, Éditions ETAI, 2007 ; id., « On the cover. An image mise en abyme », Technology & culture, octobre 2008, pp. 967-973. 4. En France, le questionnement des sources visuelles a été entrepris dans les années 1970 autour de Marc Ferro, « Le film : une contre-analyse de la société », Annales ESC., janvier-février 1973, pp. 109-124. Voir également le point de Pierre Sorlin, « L’image et les sciences sociales », Réseau, n° 94, 1999. Les pistes ainsi ouvertes sont longtemps restées en chantier avant d’être récemment réouvertes. Voir par exemple Vinzenz Hediger et Patrick Vonderau éd., Films that work. Industrial film and the productivity of media, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009.

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5. Gérard Abadia dir., La mutation du site de Billancourt, Paris, Institut d’aménagement de la région Île-de-France, 1990. Alexandre Chemetoff, Le méandre de l’île Seguin : seize questions pour l’aménagement d’une boucle de la Seine entre le pont du Garigliano et le pont de Sèvres à partir des terrains Renault, Paris, Bureau des paysages, 1990. Jean-Eudes Roullier, Réflexion pour l’opération d’urbanisme du site de Billancourt, Rapport au premier ministre, 1990. 6. Par exemple, Vincent Bengold (photographies), Claude Prelorenzo (texte), D’une rive à l’autre, Paris, Mission d’études pour le site de Billancourt, Les Éditions du STU/Éditions du Cygne, 1993. Pour l’approche historique, voir Jean-Louis Loubet, Alain P. Michel, Nicolas Hatzfeld, Ile Seguin. Des Renault et des hommes, Boulogne Billancourt, Éditions ETAI, 2004. 7. Pour un bilan de la question, voir Nicolas Hatzfeld, Laure Pitti, Jean-Charles Leyris et Alain P. Michel, « Renault-Billancourt », dans Michel Pigenet dir., Mémoires du travail à Paris, Paris, Créaphis, 2008, pp. 225-314. 8. Jean-Marie Montoriol, Renault dans les archives Gaumont : 100 ans Renault, Direction de la communication, 17 juillet 1997. Id., Renault dans les archives Pathé : 100 ans Renault, Direction de la communication, 17 juillet 1997. 9. Philippe Worms, Renault, la puissance et les rêves, production de Soleira et compagnie (ex Soleira Film), 52 min. Première diffusion : Canal +, le 17 juillet 1997 (en clair) ; seconde diffusion, « La 5e rencontre », vendredi 17 avril 1998. Marcel Teulade, Renault, l’Automobile de France, production de « Films d’ici », diffusion sur Arte, le vendredi 4 avril 1998. Georges Pessis, Histoire des conditions de travail. De l’homo fauber à l’homo cyber, ministère du Travail et des Affaires sociales, Vidéothèque « Modes d’emploi », 1997, 52 min. Id., Un travail, des travaux. Un siècle d’images, documentaire en 5 parties, ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1998, 130 min. 10. Paul Smith, Renault : Archives photographiques ; albums conservés au bâtiment X à Billancourt (1898-1933), Paris, Cellule du patrimoine industriel, Sous-direction de l’Inventaire général, s.d., dactylographié. Voir aussi Bernard Warinsko, « Rapport sur le fonds photo ancien n&b », Boulogne-Billancourt, Renault-Communication-Photothèque, 19 mars 2001, 11 p. archives Renault- Photothèque (Service 0254). 11. Patrick Fridenson, Histoire des usines Renault, t I . Naissance de la grande entreprise, 1898-1939, Paris, Le Seuil, 1972 (réédition 1998). Jean-Louis Loubet, Renault, cent ans d’histoire, Boulogne- Billancourt, Éditions ETAI, 1998. 12. Pour les détails méthodologiques, je renvoie à ma thèse : Alain P. Michel, Les images du travail à la chaîne dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt (1917-1939). Une analyse des sources visuelles : cinéma, photographies, plans d’implantation, 2001, thèse d’histoire des techniques de l’EHESS, 1407 p. Une partie a été publiée, entre autres dans Alain P. Michel, « Inventer l’usine. Archives d’un bureau d’études et histoire d’un espace de travail », dans Marie-Sophie Corcy, Christiane Douyère-Demeulenaere et Liliane Hilaire-Pérez dir., Les archives de l’invention. Écrits, objets et images de l’activité inventive, CNRS-Université de Toulouse-Le Mirail, Collection La Méridienne, 2006, pp. 129-141. Également Alain P. Michel, « Corporate Films of Industrial Work : Renault (1916-1939) », dans V. Hediger et P. Vonderau éd., Films that Work, op. cit., pp. 165-182. 13. Sur cette question, voir Nicolas Hatzfeld, Les gens d’usine. 50 ans d’histoire à Peugeot-Sochaux, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2002. Gwenaële Rot, Sociologie de l’atelier. Renault, le travail ouvrier, le sociologue, Toulouse, Octarès, 2006. 14. Archives de la DTNE, Dossier 31, Baudon et compagnie, Ingénieurs-Constructeurs, Ronchin- les-Lille (Nord), chemise 1, Usine C 5, Montage des châssis. Le plan nº 12 est un plan d’ensemble, reçu le 31 mars 1906, approuvé le 31 mars 1906. Le bâtiment est équipé d’un pont roulant électrique de 1500 kg dans le hall central et dans les deux halls latéraux. Pour une première présentation du cas de l’atelier C5, voir Alain P. Michel, « Le projet usine 3D : reconstitution virtuelle d’un atelier de Renault à Boulogne-Billancourt », La région parisienne. Territoires et cultures, « Descriptions iconographiques », série séminaire d’études, 2004-2005, n° 11, pp. 45-51. 15. A. P. Michel, Travail à la chaîne…, op. cit., pp. 44-103.

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16. Voir J.-L. Loubet, A. P. Michel, N. Hatzfeld, Ile Seguin, op. cit., pp. 29-85. 17. Pierre Maillard, « Le montage à la chaîne de la 10 HP Renault », Omnia, n° 28, septembre 1922, réimprimé dans De Renault Frères, constructeurs d’automobiles, à Renault Régie nationale, n° 3, décembre 1973, pp. 95-100. 18. A. P. Michel, Travail à la chaîne…, op. cit., pp. 58-61. 19. Premier reportage de 28 clichés 10HP (27/2/22) SR(42) n° 12237/12252. 20. Thierry Gervais, L’Illustration photographique. Naissance du spectacle de l’information, 1843-1914, Thèse de doctorat, sous la direction d’André Gunthert et Christophe Prochasson, EHESS, octobre 2007, 554 p. 21. A. P. Michel, Travail à la chaîne…, op. cit., p. 55. 22. Pour les détails de ce développement informatique, nous renvoyons aux précisions de Stéphane Pouyllau dans Alain P. Michel, Stéphane Pouyllau, « Du document visuel à la reconstitution virtuelle. L’image de synthèse des usines Renault de Billancourt pendant l’entre- deux-guerres », dans Bernard Lavédrine dir., Genres et usages de la photographie, Publication électronique du CTHS, 2009, pp. 65-78. Les techniques de constitution des dossiers documentaires respectent les normes DTD EAD (Document Type Definition / Encoded Archival Description), le METS (Metadata Encoding and Transmission Standard) plus spécifiquement pour les images et le TEI (Text Encoding Initiative) pour les textes, ces schémas étant élaborés sur la base du langage XML qui en assure aussi bien l’ouverture (open accès) et la sécurisation des échanges que la pérennisation de l’archivage. 23. La numérisation des documents bruts respecte les recommandations du ministère de la Culture et celles du projet Européen Minerva Voir : http://www.minervaeurope.org/ (d.c. 20/11/2006). 24. Dans le cadre de la recherche Atelier C5 en 3D, nous distinguons sept principaux types de documents. 1-Vestiges, 2-Plan d’implantation, 3-Photographie, 4-Film, 5-Image « manuelle » (gravures, dessins, etc.), 6-Tableau de nomenclature, 7-Texte donnant une description du bâtiment. Nous remercions ici Paule Berlot qui a travaillé sur l’établissement de ce dossier numérique en 2004 puis Lucie Secchiaroli qui a travaillé avec nous sur ce projet en 2006. 25. Chacun des documents numérisés porte un numéro unique visible dans le nom du fichier informatique. Ce numéro dit « ID » permet la publication de l'inventaire par l'accès direct aux documents indexés. Il est possible ainsi de les insérer dans une base de données, de les tracer, de les interroger, de les confronter et de les exploiter. 26. Depuis, 2002, le CN2SV a développé des outils permettant la gestion de dossiers numériques visuels (photos, carnets de laboratoire, carnets de notes, plans, cartes) et textuels, offrant l’accès au texte intégral par l’utilisation de moteurs de recherche spécialisés ou généralistes de type Google. Pour le projet Usines 3D, nous avons utilisé deux systèmes développés au sein du CN2SV (il apparaît que la solution technique décrite au début du process est maintenant obsolète). D'abord l'adjonction systématique aux images de métadonnées descriptives suivant le standard EPIC. Ce travail préalable d'enrichissement des données facilite l'échange des fiches descriptives entre le CN2SV chargé de la numérisation et Archéovision qui s'occupe de la modélisation. Nous avons ensuite réalisé un inventaire de type archivistique selon la norme internationale EAD grâce auquel tous les éléments du corpus sont répertoriés et leurs descriptions standardisées. Pour la publication, nous avons utilisé la plateforme AOMS basée sur le prologiciel Pleade pour une exploitation archivistique des documents photographiques couvrant le bâtiment C5. C’est un outil de diffusion d’inventaires qui nous permet d’extraire des lots de photographies depuis notre dossier numérique en respectant les classifications archivistiques et de proposer sur le Web. C’est Shadia Kilouchi qui a travaillé à l’établissement de ces bases de données depuis 2007. 27. Voir : http://archeovision.cnrs.fr. cette plateforme a été créée par Robert Vergnieux, Ingénieur de Recherche au CNRS. Nous avons travaillé avec Loïc Espinasse pour la modélisation de C5.

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28. Le dossier documentaire, les bases de données et le modèle 3D sont conçus pour fonctionner ensemble, liés par des échanges numériques s’appuyant sur le protocole HTTP que nous utilisons quotidiennement via le Web. 29. « L’usine numérique bientôt complète ? », Jautomatise, n° 37, novembre-décembre 2004, pp. 34-36. 30. Michel Cotte, Samuel Deniaud, « CAO et patrimoine. Perspectives innovantes », L’archéologie industrielle en France, n° 46, juin 2005, pp. 32-38.

RÉSUMÉS

L’article présente les fondements du programme de recherche « Usines 3D », soutenu par L’AnR Corpus, qui a commencé par reproduire en images de synthèse l'atelier C5 des usines Renault de Billancourt dans lequel les premières chaînes d'assemblage des châssis ont été introduites à la fin de la Première Guerre mondiale. Ce cas particulier sert de prototype à un programme plus vaste visant à reconstituer quelques usines remarquables du patrimoine industriel international. Le but principal est de documenter l’histoire sociale et technique d’une partie relativement mal connue du travail ouvrier, de rendre plus intelligible les routines discrètes de ceux qui ne laissent pas de textes. Au-delà des sources classiques de l'histoire, nous étudions ce que montrent des corpus d'images (fixes et animées) afin d’offrir un nouvel éclairage sur le sujet et d'accéder, par l'analyse iconographique et l'outil informatique, à de nouvelles connaissances historiques. L’enjeu épistémologique est double. Il s’agit d’une part d’élaborer une méthode d’analyse des sources visuelles. D’autre part, le programme passe par une mise en valeur d’un patrimoine industriel souvent menacé de disparition. La reconstitution en 3D ne cherche pas à compenser cet effacement, mais à servir d’outil d’analyse historique tout en étant réceptive aux attentes des villes de tradition industrielle demandeuses de repères concrets et de moyens de transmission des mémoires du travail.

The paper presents the purpose of the “Virtual Factory” research program which is to reconstitute a three dimensional representation of significant industrial plants such as the Renault automobile factory of Boulogne-Billancourt located in the close suburbs of Paris and recently demolished. We give the example of the C5 workshop where the assembly lines were introduced by the end of World War I. The goal is both a study in industrial history of the assembly lines, and an archaeological project aiming at the virtual reconstruction of patrimonial vestiges. The idea is not to make up for this industrial disappearance, but to create a new means of informing the relatively unknown history of workers and workshops. Beyond the virtual representation of a building or of machines and conveyors, the aim of the program is to exploit the original information brought by series of visual documents. Companies such as Renault have been mass producers of images. In the first 50 years of its history, Renault made 70,000 pictures, shot numerous documentary films and drew 45,000 implementary plans of the Billancourt factory. These sources are different from the huge written archives of the direction, and from the published literature on industrial organization. Visual documents present another point of view that has never been systematically used by historians. The stake is important because visuals show things that no writing talks about. This perspective is central because the critical methodology of this historical utilization is still to be elaborated. The digital means of this program are essential as they give the possibility of confronting a large number of informal,

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unwritten records, in order to renew our knowledge on the technological and social history of people who did not leave classical historical traces. In this perspective the archaeological approach teaches how to deal with subtle indications and signs when there is no written evidence. They help question these acknowledged discourses with the perception of what was actually taking place in the workshops

INDEX

Mots-clés : 3D, analyse, archives, atelier, automobile, chaîne, cinéma, collection, corpus, dépôt, document, fonds, iconographie, Image, industrie, lecture, maquette, méthode, modèle, photographie, plan, réalité virtuelle, reconstitution, Renault, représentation, source visuelle, travail, usine Keywords : 3D, archives, automotive, collection, corpus, deposit, factory, film, iconography, Image, industry, method, model, motion picture, photograph, plan, Renault, representation, virtual reality, visual document, visual source, work, workshop

AUTEUR

ALAIN P. MICHEL Université d'Évry-Val d'Essonne

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Modélisation des documents numériques pour l'histoire des techniques : une perspective de recherche Modelisation of digital documents for history of technology : a perspective of research

Sylvain Laubé

1 Comme le montre la thématique de ce numéro de Documents pour l’histoire des techniques, la production scientifique dans le domaine de l’histoire des sciences et des techniques se traduit par un fort développement du recours aux TIC (technologies de l’information et de la communication) : publi-cations de sources en ligne1, modélisations d’objets 3D cinématiques2, systèmes d’informations géographiques3, etc. Partant de travaux de recherches menés à Brest dans les trois domaines suivants : l’histoire des techniques du port-arsenal de Brest, l’éducation4, l’ingénierie des environnements informatiques pour l’apprentissage humain (EIAH)5, cette note aura pour objet d’expliciter les problèmes posés aux historiens par l’usage des TIC et dans quelle mesure cette pratique constitue en soi un axe de recherche, ainsi développé dans l’équipe PaHST à l’Université de Brest.

2 Les recherches en cours en histoire des techniques concernent l’histoire du port- arsenal du XVIIe siècle à l’époque contemporaine au travers des ponts et des grues constituant le paysage portuaire brestois6. Le point de départ pour cette note est le constat que trois objets technologiques - le pont tournant de Recouvrance (1861-1944), la grue Gervaise et la grue à mâter (1681-1877) - ont fait l’objet de la publication d’images 3D dans différents contextes7. Au travers de l’exemple du pont tournant, deux aspects seront discutés : l’historicité de ces images qui implique l’explicitation de la méthode historique à l’œuvre associée à la publication des sources historiques et la nécessaire question de la modélisation de la documentation électronique du point de vue de l’histoire des techniques.

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Un exemple de documents numériques (DN) pour l’histoire des techniques : le pont tournant de Recouvrance

3 Ce pont à deux volées (fig. 1), unique par ses dimensions (plus de 175 mètres de long) et ses mécanismes, était considéré comme un exemple du savoir-faire de l’empire français en matière de travaux publics (et de constructions monumentales) et présenté lors des expositions universelles de 1855, 1862 et 18678. Le pont tournant de Brest et ses diverses représentations s’insèrent donc dans un cadre général de développement industriel français décidé et démarré en 1852 par Napoléon III. Un bref résumé sera donné ici9, d’autant que certains aspects ont été publiés en ligne dans le cadre d’un site internet dédié à la formation des maîtres10.

fig. 1 - Le croiseur « Montcalm » sortant du port, le pont tournant ouvert (1937)

Archives municipales de Brest, 3Fi083-067.

4 Pour permettre l’ouverture du pont au milieu de la Penfeld, le mouvement de rotation autour des axes des piles est donné par deux cabestans par volée, diamétralement opposés par rapport à l’axe de la pile. Un seul de ces mécanismes suffit pour faire tourner une volée lorsque le temps est calme. Les volées pivotent ensuite jusqu’à une position parallèle aux quais. Les recherches ont mis en évidence cinq systèmes mécaniques dont : • un mécanisme de rotation actionné à bras d’hommes par cabestan et facilité par la présence de rouleaux coniques (sur lesquels est posée la volée) qui minimisent le frottement, • un mécanisme de verrouillage en bout des deux volées • un mécanisme d’accrochage aux quais (une paire de mâchoires par volée) • un système de vérins à vis qui prévient la déformation du pont

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5 La figure 211 représente un exemple extrait d’une modélisation 3D cinématique réalisée par Stéphane Sire : elle concerne quatre des mécanismes mis en évidence lors des travaux de recherche et plusieurs animations en explicitent la cinématique. Les sources utilisées pour la compréhension des mécanismes comme des contextes historiques d’usages sont issues des divers fonds d’archives disponibles12. Les plans de référence à la modélisation sont ceux publiés par M. Aumaître en 186713, ingénieur des ponts et chaussées en poste dans le Finistère et chargé de surveiller la conduite des travaux de construction pour l’État.

fig. 2 - Le mécanisme de rotation du pont tournant (1867).

À gauche, en rouge, le cabestan déployé et mis en action par les agents de la direction du port. La volée est posée sur les rouleaux et on aperçoit un des engrenages en bleu. À droite, la volée a été enlevée. Le cabestan (en rouge) entraîne un petit pignon qui engrène sur le pignon bleu qui engrène à son tour sur la crémaillère afin d’opérer la rotation de la volée Auteur : S. Sire,[Laubé & Sire, 2007].

6 La figure 3 provient d’un site14 qui présente plusieurs vues du pont ainsi qu’un montage vidéo comportant cartes postales et plans du mécanisme de rotation, les sources étant non référencées. Une animation 3D montre le mécanisme ainsi qu’une vue du pont en rotation. Une première lecture de ces deux images (sans connaissances a priori du contexte de production et sans analyse de la situation de communication) indique une très grande similitude avec le constat d’une plus grande qualité esthétique pour la figure 3, dû à la colorisation et aux textures qui génèrent un effet de réalité.

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fig. 3 - Le mécanisme de rotation du pont tournant.

Auteur : Roger Yven, http://www.brest3d.fr/pont.php

De l’historicité du document numérique à la question du genre du DN pour l’histoire des techniques

7 La question de l’historicité15 de ces deux images se pose alors. La citation des sources en constitue la première étape. La figure 2 est insérée dans un discours historique et un corpus de référence constitués par la recherche (très brièvement décrits décrits au- dessus).

8 Si la page internet où est publiée la figure 3 (avec son animation) présente une iconographie historique, les références des sources sont absentes. On peut aisément les retrouver : d’une part, sur le site des Archives municipales de Brest pour les cartes postales, d’autre part, sur le site « Digital Bridges » pour les deux planches16.

9 L’image 3D est un modèle qui résulte de l’analyse critique des sources historiques. Deux points extraits de nos exemples permettent de le montrer. Chacun des modèles montrent un seul mécanisme pour la rotation d’une volée du pont. Les sources indiquent que deux mécanismes identiques étaient situés symétriquement par rapport à l’axe de rotation de chaque volée. Selon les conditions (climatiques par exemple), on opérait à partir d’un ou deux mécanismes avec des équipes jusqu’à huit hommes par cabestan. Le modèle 3D de la figure 2 ne constitue donc pas une volonté de reproduire au plus près la réalité historique telle qu’on la connaît, mais d’expliciter un mécanisme du point de vue de l’histoire des techniques (qui constitue de fait le contexte de production de cette image). De même, les plans issus des sources historiques ne présentent qu’un seul mécanisme, par souci de faciliter la compréhension du lecteur et éviter une redondance néfaste.

10 Nous faisons ici l’hypothèse que le modèle 3D de la figure 3 résulte de l’interprétation directe de la seule source citée qui ne montre qu’un seul mécanisme pour la rotation, sans analyse critique. Si elle présente certaines qualités pour expliciter le mécanisme à

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l’œuvre, elle ne constitue pas une image à caractère historique. Cette hypothèse paraît confirmée par le fait, par exemple, que les croix de Saint-André manquent dans la structure métallique sous la volée. Par ailleurs, la page d’accueil17 nous informe sur le contexte de production : publié par une petite entreprise d’images de synthèse et de graphisme, il s’agit de démontrer ici de compétences en imagerie 3D au travers d’exemples particulièrement frappants et esthétiquement très séduisants. L’auteur indique cependant dans ces compétences : « reconstitutions historiques »18.

11 Une première conclusion à partir de ces deux exemples réside dans la difficulté à déterminer a priori dans quelle mesure un modèle 3D est historique et donc la nécessité de définir de manière plus générale le genre « Document Numérique (DN) » pour l’histoire des techniques19.

12 Michael Shepherd et Livia Polanyi20, dont le travail est cité par Ioannis Kanellos21, proposent de caractériser le genre propre au DN par trois éléments « constitutifs » :

13 Le contenu (information …), organisé suivant une structure matérielle (disposition, mise en page, etc.), souvent suffisante lors d’une première et rapide lecture pour deviner le genre, et logique (titre, auteur, date, résumé etc.), qui apporte de l’information sur l’organisation intellectuelle du document.

14 Le contenant (support, médium), qui détermine le mode d’accès, d’appropriation ou de « lisibilité » de l’information (par l’homme ou la machine).

15 Le contexte de production, qui retrace l’intention de publication, dans un cadre, une fonction ou une activité donnée. Jouant un rôle essentiel dans le processus de lecture du document, le contexte peut être en partie reflété tant dans le contenu que dans le contenant.

16 Si nous appliquons ce schéma du genre à nos deux exemples (figure 2 et 3), les contextes de production sont pour nous clairement identifiés : l’un est celui de la recherche en histoire des techniques, l’autre du domaine de l’activité commerciale dans le domaine de l’imagerie 3D. On constate par contre que les contenants (les images de synthèse associées à leur cortège d’animations cinématiques) sont très proches et que les contenus les plus lisibles (expliciter le mécanisme de rotation) sont eux aussi très semblables. Les contenants comme les contenus en tant que telsne permettent pas de décider aisément du contexte de production et donc du genre du DN (historique ou non). Seules les informations publiées dans l’environnement du DN identifient et déterminent par conséquent le contexte de production, par suite le genre.

17 Par ailleurs, la genèse du DN peut être décrite par les processus suivants22 : • La réplication (reproduction) des genres par rapport aux genres préexistant, qui se retrouvent dans d’autres médias. • L’émergence de nouveaux genres qui n’ont pas d’équivalent sur support analogique ou dans un autre média.

18 Dans notre exemple, la modélisation de l’imagerie 3D (cinématique ou non) pour l’histoire des techniques23 s’inscrit dans le second processus (l’émergence d’un nouveau genre de DN), mais on a vu plus haut une possible difficulté à définir le contexte de production, pour le lecteur « non initié » ou non, à partir du seul contenu et du contenant.

19 La communauté de pratique24 de référence (ici, des historiens des techniques) définit le contexte de production tout comme l’organisation logique des connaissances et c’est alors

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le processus de réplication qui rendra le DN plus facilement acceptable et utilisable par la communauté de pratique25.

20 Le site internet « Plan de Rome, restituer la Rome antique »26 de l’université de Caen en constitue un exemple intéressant à analyser. En effet, si l’on considère le site en tant que tel comme un DN numérique (incluant de l’imagerie 3D virtuelle interactive et cinématique), on se trouve dans une situation de réplication d’un genre déjà connu en histoire : celui de la restitution. Le point de départ de cette recherche est la présence à Caen du plan relief de Paul Bigot, appelé le « Plan de Rome »27, réalisé à partir du début du siècle dernier28.

21 L’explicitation de ce projet numérique montre bien son insertion dans un genre déjà reconnu par les historiens et les archéologues qui comporte cependant une part en émergence : la modélisation qui nécessite une articulation entre infographistes et chercheurs (qui indique qu’une nouvelle communauté de pratique est en cours à partir de celles des historiens et des informaticiens).

22 Nous retiendrons de ce paragraphe l’idée que le modèle 3D virtuel en lui-même, non contextualisé, est a priori a-historique. C’est non seulement l’explicitation de la méthode de modélisation au regard de celle de l’histoire des techniques qui lui permet de s’inscrire dans le genre « DN pour l’histoire des techniques » mais aussi la publication des sources utilisées pour construire le modèle (et qui autorise la critique des sources pour le chercheur/utilisateur). Ce point amène à penser le DN inséré nécessairement dans un environnement informatique pour l’histoire des techniques (EIHT) dont l’organisation dépendra fortement du contexte d’utilisation.

Perspectives pour la recherche à Brest : du genre du document numérique pour l’histoire des techniques à la question de sa modélisation informatique pour le web sémantique

23 Le développement du web sémantique dont l’objectif est de fournir un cadre commun qui permet aux données en ligne d’être partagées et réutilisées pour diverses applications29 génère des questions de recherche de nature pluridisciplinaire car il s’agit de modéliser d’un point de vue informatique les DN en fonction des communautés de pratiques qui les utilisent. Appliqué au cas d’un EIHT, cela nécessite de modéliser le genre du « DN en histoire des techniques » tel qu’on a pu le définir dans cette note. Par ailleurs, on a besoin d’ontologies30 qui permettent de décrire le domaine des connaissances pour pouvoir réutiliser les DN dans des environnements dédiés à la recherche mais aussi à l’enseignement.

24 Un travail préliminaire d’élaboration d’une ontologie définissant les sources historiques concernant les grues et les ponts de l’arsenal de Brest est en cours en s’appuyant notamment sur les travaux de Kanellos31, et en collaboration avec Serge Garlatti, chercheur au département d’informatique de Telecom-Bretagne.

25 Il s’inscrit en lien avec les deux projets européens dans le domaine de la recherche sur les EIAH où l’équipe PaHST est chargée de deux missions. Il s’agit d’une part d’élaborer des lignes de conduite (« guide-lines ») pour analyser et construire des EIAH basés sur la démarche d’investigation en sciences et utilisant des ressources en histoire des

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sciences et techniques32. D’autre part, à partir de ce « guide-line », l’enjeu est de construire et d’évaluer un EIAH pour la formation des maîtres concernant les méthodes innovantes pour enseigner en utilisant des ressources en histoire des sciences et techniques.

NOTES

1. Voir par exemple le site « Portail pour l’histoire des sciences et des techniques en France et en Europe » : http://histsciences.univ-paris1.fr/index.php ?IDcatm =1&thema =yes 2. Voir par exemple dans cet ouvrage les contributions de Michel Cotte, Florent Laroche et Stéphane Sire. 3. Voir la contribution de Jean-Louis Kerouanton dans cet ouvrage. 4. La recherche en éducation s’inscrit dans le cadre des activités du groupe ReForEHST : plates- formes.iufm.fr/ehst/rubrique.php3 ?id_rubrique =3 5. Voir par exemple : Sylvain Laubé, Serge Garlatti, Jean-Louis Tetchueng, « A scenario model based on anthropology of didactics for Inquiry-Based Science Teaching », International journal of advanced media and communication, vol. 2, n° 2, april 2008, pp. 191-208. 6. Sylvain Laubé, « Histoire technique du port-arsenal de Brest : le pont tournant (1861-1944) et le pont à transbordeur (1909-1947) », dans Philippe Jarnoux, Jean-Louis Kerouanton, Sylvain Laubé éd., Histoire et techniques du paysage industriel portuaire en France, XVIIe-XXe siècles, Rennes, PUR, 2010, à paraître. 7. Pour le pont tournant, voir : www.brest3d.fr/pont.php ; pour la grue Gervaize : www.wiki- brest.net/index.php/Image :Capucins_3D_12.jpg ; pour la grue à mâter : http://www.brest3d.fr/ maquette-brest2.php 8. La maquette du pont tournant de Brest présentée lors des expositions universelles de Londres (1862) et de Paris (1867) est exposée au Musée national de la Marine, à Brest. 9. Les aspects historiques sont développés notamment dans Sylvain Laubé et Stéphane Sire, « Histoire(s) autour de la maquette du pont tournant de Brest (Musée national de la Marine) », Neptunia, n° 247, septembre 2007, pp. 48-53 et Sylvain Laubé et Stéphane Sire, « Histoire du paysage industriel portuaire de Brest au XIXe siècle : l’exemple du premier pont (tournant) de Recouvrance », Actes du Premier congrès francophone d’histoire de la construction, Paris, 19-21 juin 2008 (à paraître, 2010). 10. Voir le site « Ressources en histoire des sciences et techniques pour la formation des maîtres » : /plates-formes.iufm.fr/ressources-ehst/spip.php ?rubrique18. L’item « Histoire des techniques » a été réalisé en lien avec les AM de Brest ainsi que le service éducatif du Musée national de la Marine. 11. S. Laubé, S. Sire, 2007, op. cit., note 9. 12. A titre d’exemple, voir : les fonds (2S 70, 2S 71 & 2S 72), AD Finistère ; Nicolas Cadiat et Alphonse Oudry, Projet de pont entre Brest et Recouvrance, Fonds anciens de l’école des Ponts et Chaussées, cote 4.4735/C261, 1854 ; le fond iconographique numérisé des Archives municipales de Brest en ligne : http://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DF/ILUMP4763 13. M. Aumaître, « Note n° 167 relative au pont tournant construit sur la Penfeld pour la traverse de la route impériale n° 12 dans la ville de Brest » Annales des ponts et chaussées, 4ème série, tome

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14, 1867, pp. 265-276. On trouve la revue numérisée ici : http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/ bpt6k408508k.r =.langfr 14. Voir Roger Yven, www.brest3d.fr/pont.php, site dédié, pour partie, à la « reconstitution historique ». 15. Au sens de ce qui peut être attesté de manière factuelle par la « critique des sources ». 16. http://digital.lib.lehigh.edu/cdm4/bridges_viewer.php ? DMTHUMB =&CISOPTR =3124&ptr =3168 17. http://www.brest3d.fr/ 18. Ce qui nous paraît aller au-delà de la réalité. 19. Ou encore le cybergenre du « document pour l’histoire des techniques ». 20. Michael Shepherd, Livia Polanyi, « Genre in digital documents », 33 rd Hawaii international conference on system sciences, volume 3, 2000, « pp. 3010 », www.computer.org/portal/web/ csdl/abs/proceedings/hicss/2000/0493/03/0493toc.htm. 21. Voir Ioannis Kanellos, Thomas Le Bras, Frédéric Miras, Ioana Suciu, « Le concept de genre comme point de départ pour une modélisation sémantique du document électronique », Actes du colloque international sur le document électronique (CIDE’05), Beyrouth, Liban, avril 2005, pp. 201-216. 22. Michael Shepherd et Carolyn Watters, “Identifying web genre : hitting a moving target”, WWW 2004 Conference workshop “Measuring web search effectivness : the user perspective”, New-York, 18 mai 2004, www.cs.dal.ca/~watters/www2004WorkShop/pdfs/4.pdf, 23. Voir les travaux de Laroche et al dont on trouvera ici la bibliographie : http:// florent.laroche.free.fr/blog/index.php ?Liste-des-publications-scientifiques. 24. Les communautés de pratique se définissent selon trois dimensions : les frontières de leur domaine d’application, leur existence sociale en tant que communauté et les outils, le langage, les histoires et documents que les membres de cette communauté partagent et s’échangent. C’est un groupe qui interagit, apprend ensemble, construit des relations et à travers cela développe un sentiment d’appartenance et de mutuel engagement. Voir Etienne Wenger, Communities of practice : learning, meaning, and identity, Cambridge University Press, 1998 ou encore son site : http://www.ewenger.com/theory/ 25. C’est le cas par exemple du « Portail pour l’histoire des sciences et des techniques en France et en Europe », voir note 1 ; ou encore de la publication en ligne de sources numérisées pour l’histoire des techniques, voir le site du Cnum : cnum.cnam.fr/ 26. www.unicaen.fr/services/cireve/rome/index.php 27. Philippe Fleury, Sophie Madeleine, « Problématique d’une restitution globale de la Rome antique. Une visite interactive avec accès dynamique aux sources anciennes », colloque international Virtual retrospect, Bordeaux, 15-16 novembre 2007 ; http://www.unicaen.fr/ services/cireve/rome/pdf/article.pdf 28. http://www.unicaen.fr/services/cireve/rome/pdr_maquette.php ?fichier =bigot 29. Voir par exemple : http://www.w3.org/2001/sw/ 30. Une ontologie constitue en soi un modèle de données représentatif d’un ensemble de concepts dans un domaine, ainsi que les relations entre ces concepts. Elle est employée pour raisonner à propos des objets du domaine concerné. Voir par exemple : http://fr.wikipedia.org/ wiki/Ontologie_(informatique. 31. Voir Ionnis Kanellos, « Lecture(s) et genre(s) du document numérique », XIe colloque international sur le document électronique : Interactions & usages autour du document numérique (CIDE 11), Rouen, Trupin éd., 2008, pp. 202-210. 32. « Mind the Gap », contrat FP7 n° 217725.

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RÉSUMÉS

Partant de travaux de recherches menés à Brest dans les trois domaines suivants : l’histoire des techniques du port-arsenal de Brest, l’éducation et l’ingénierie des environnements informatiques pour l’apprentissage humain (EIAH), cette note aura pour objet d’expliciter les problèmes posés aux historiens par l’usage des TIC et en quoi cela se traduit par un nouvel axe de recherche dans l’équipe PaHST à l’Université de Brest. À partir du constat que l’on trouve aisément sur le web des sites dits « historiques » qui publient des images de synthèse, des animations 3D cinématiques, (et au travers de l’exemple du pont tournant de Brest construit dans la seconde moitié du XIXe siècle), deux aspects seront discutés : 1) l’historicité de ces images (qui implique une explicitation de la méthode historique à l’œuvre, associée à la publication des sources historiques ; 2) la nécessaire question de la modélisation de la « documentation numérique l’histoire des techniques » dans le cadre du développement du Web sémantique.

Based on research conducted in Brest in three areas (history of technology in the shipbuilding arsenal of Brest, education and engineering of e-learning), this note will be to explain the problems asked to historians by the use of ICT tools and how it constitutes an axis of a new research in PaHST team at the University of Brest. From the observation that it is easy to find so- called “historical” web sites where 3D documents like pictures or videos (and by using the example of the swing bridge in Brest built in the second half of the nineteenth century), two aspects will be discussed : 1) the historicity of these 3D pictures (which induces the unfolding of the historical method at work associated with the publication of the historical sources) and the necessary question of modeling the “digital documentation for the history of technology” in the framework of the development of the Semantic Web.

INDEX

Mots-clés : modèle 3D, historicité, histoire des techniques, Port de Brest, web sémantique Keywords : 3D modelisation, historicity, history of technology, Brest harbor, semantic web

AUTEUR

SYLVAIN LAUBÉ Équipe « Patrimoine, histoire des sciences et techniques » (PaHST) Université de Bretagne Occidentale

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De l’aide des maquettes virtuelles à la restauration d’un ouvrage d’art historique. Le viaduc de Lambézellec (Brest) Using virtual models for restoring a historical artistic structure. The viaduct of Lambézellec (Brest, France)

Stéphane Sire, Dominique Cochou et Jean-François Péron

1 Parmi les nombreux ouvrages d’art historiques brestois (le pont tournant de Brest à Recouvrance (1861-1944)1, le pont à transbordeur de Ferdinand Arnodin (1909-1947), le pont Albert Louppe conçu par Eugène Freyssinet…) le viaduc ferroviaire de Lambézellec est certainement le plus méconnu. Pourtant, il est toujours en place et est remarquable par sa conception légère et élégante. Il est également unique car il résulte d’une collaboration rapide et efficace entre deux ingénieurs français renommés : Louis Harel de la Noë et Armand Considère. Afin de montrer l’ouvrage tel qu’il était lors de son inauguration, une maquette numérique en trois dimensions restituant les solutions technologiques retenues a été réalisée à partir des dessins d’exécution originaux. En particulier, elle permet de décrire des éléments aujourd’hui cachés ou dégradés par le temps. Ces derniers seront bientôt à nouveau visibles car le viaduc est en passe d’être intégralement restauré.

Contexte historique

2 Le viaduc ferroviaire de Lambézelle fut construit entre 1891 et 1893, dans une importante commune située au nord de Brest2. Jouxtant une célèbre brasserie brestoise, la Grande Brasserie de Lambézellec fondée en 1837, il est également connu sous le nom de viaduc de la Brasserie3.

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fig. 1 - Le viaduc de Lambézellec sur une carte postale

Archives municipales et communautaires de Brest, doc 3Fi079_133

3 Desservie par la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, la Bretagne a connu un essor très important de son réseau de chemins de fer à la fin du XIXe siècle. Ainsi, dans sa séance du 25 août 1888, le conseil général du Finistère invite le service des Ponts et Chaussées à dresser les avant-projets de quatre lignes d’intérêt local. Le 24 avril 1889, le choix d’une ligne reliant Brest à Ploudalmézeau d’une longueur de 31,382 km avec un viaduc métallique à Lambézellec est retenu parmi cinq projets de tracés reliant ces deux villes. Ces lignes appartiennent aux réseaux secondaires à voies étroites qui sont construits principalement à l’initiative des conseils généraux entre 1880 et 1914 pour désenclaver tous les chefs-lieux de cantons. Sur près de 20 000 km, elles complètent l’ambitieux programme du ministre des Travaux publics Charles de Freycinet. Le 14 février 1891, le Président de la république Sadi Carnot promulgue « la loi ayant pour objet de déclarer d’utilité publique l’établissement, dans le département du Finistère, d’un réseau de chemins de fer d’intérêt local » ; la loi est insérée au Journal Officiel le lendemain.

4 Le viaduc de Lambézellec est un ouvrage d’art métallique très élégant et original dans sa conception. Il est à classer dans la catégorie des « ponts à tréteaux ». Il mesure 109 mètres de long. Composé de sept « jambes » triangulaires espacées de 13,50 mètres, le viaduc franchit le ruisseau du Spernot, minuscule affluent de la Penfeld. Dans la figure 1, on devine le Spernot et l’on découvre quatre des sept piles qui sont les plus hautes du viaduc.

5 Les travaux de construction de ce viaduc sont confiés aux établissements Moisant- Laurent-Savey dirigés par Armand Moisant (1838-1906). Diplômé de l’École Centrale, celui-ci fonde en 1866 les Établissements Moisant, société de construction métallique à Paris, qui devient en 1887 les Établissements Moisant-Laurent-Savey. Cette entreprise a réalisé beaucoup de charpentes métalliques remarquables comme celles du Crédit lyonnais en 1905, de la Société générale en 1912, du nouveau bon Marché en 1920-1924 et de la gare de Lyon à Paris en 1896-18984. Elle participa également à la réalisation de

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grandes structures comme la nef nord du Grand Palais de 1900 et son escalier d’honneur ainsi que la réalisation d’environ 150 ponts (avant 1935) dont les ponts de Levallois en 1913 et de Gennevilliers en 1913 et 1921.

6 La direction de l’ensemble des travaux est confiée à Louis Harel de la Noë (1852–1931), ingénieur ordinaire de l’arrondissement de l’ouest du service des ponts et chaussées. Il est chargé de la mise en place des réseaux de chemins de fer sous la responsabilité directe de l’ingénieur en chef Armand Considère. Diplômé de l’École polytechnique (1870-1872) et de l’école des Ponts et Chaussées (1872-1875), Louis Harel de la Noë a déjà une grande expérience en tant qu’ingénieur ordinaire lorsqu’il arrive en Finistère le 1er février 18915. Armand Considère (1841-1914) est également diplômé de l’École polytechnique (promotion 1860) et de l’École des Ponts et Chaussées. Chercheur reconnu dans le domaine de la métallurgie, de la résistance des matériaux et du dimensionnement des structures, il s’intéresse aussi à l’influence des procédés de fabrication sur la tenue mécanique des constructions. Les résultats de ses travaux sont essentiellement publiés dans les Annales des Ponts et Chaussées et la revue technique de vulgarisation, Le Génie civil. À l’arrivée de Harel dans ses services, Considère, auteur du « mémoire sur l’emploi du fer et de l’acier dans les constructions »6, est déjà un scientifique de renom. Ce premier contact entre les deux ingénieurs a certainement permis à Harel de la Noë de poursuivre son apprentissage, de développer ses compétences et d’affirmer son immense talent de constructeur (notamment dans le département des Côtes d’Armor qui conserve un nombre important de ses ouvrages d’art). À partir de 1898, ils se retrouvent grâce à leur intérêt commun pour le ciment armé. Ils deviennent d’ailleurs membres de la commission chargée d’étudier les questions relatives à l’emploi du ciment armé dans les travaux publics7. Ces deux ingénieurs ont été également très attachés au développement des lignes de chemin de fer d’intérêt local en France89. D’ailleurs, entre 1892 et 1894, Considère polémique avec l’économiste Clément Colson sur les formules économiques d’exploitation de ces lignes et leur rentabilité sociale10.

Description des solutions techniques adoptées

7 Parmi plus de trois cents ouvrages construits par Harel de la Noë, une minorité possède une structure entièrement métallique ; les autres ponts et viaducs sont en maçonnerie ou en béton armé11. Le type particulier « en tréteaux » n’a été retenu que sur deux d’entre eux : ce viaduc finistérien ainsi que le viaduc de Déhault dans la Sarthe ; le premier ayant inspiré le deuxième12.

8 Pour franchir la dépression de la vallée du Spernot, le viaduc de Lambézellec comporte ainsi sept piles métalliques constituées de deux jambes elles-mêmes triangulaires, dont l’écartement maximal atteint 12 mètres sur la palée la plus haute (17 mètres). Espacées de 13,50 mètres, elles supportent un tablier métallique composé de deux poutres maîtresses distantes de 2 m, hautes de 0,90 mètre sur lesquelles reposent des semelles de 200 millimètres de large13. Des voûtains en brique supportent le ballast, les traverses et la voie ferrée. Le viaduc est long de 109,20 mètres et large de 3,60 mètres ; les sept piles ont des hauteurs variant de 5 mètres pour celle du côté de Brest jusqu’à 17 mètres. La carte postale présentant le viaduc (fig. 1) nous montre la géométrie très originale de ces piles.

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9 Au niveau de la culée du côté de Ploudalmézeau, le tablier est encastré dans la roche. Du côté de Brest, le tablier repose sur des rouleaux cylindriques pour permettre sa dilatation lorsqu’il y a une variation de température. Ceux-ci permettent ainsi d’éviter des contraintes mécaniques intolérables pour l’ensemble de la structure. Chaque pile est également liée au tablier et aux dés en maçonnerie par l’intermédiaire de deux articulations, ce qui autorise leur libre oscillation14. Ainsi, chaque pile peut suivre le mouvement du tablier (dilatation ou contraction depuis l’encastrement) et les jambes du viaduc se comportent alors comme une succession de parallélogrammes déformables.

10 La construction du viaduc est rapide : le calendrier s’échelonne de juin 1891 (premier avant-projet de construction du viaduc) à mai 1893. Les dés en maçonnerie supportant les palées sont édifiés en juin 1892. La géométrie des voûtains en brique est retenue le 3 septembre 1892 : briques de 22 centimètres et une flèche de 16 centimètres pour chaque voûte. Les plans de ces voûtes sont validés par l’ingénieur en chef Considère le 8 octobre. Les palées sont mises en place d’octobre à décembre 1892 : assemblées par rivetage sur le sol, elles sont ensuite dressées sur leur base et fixées au tablier lancé progressivement à partir de la culée du côté de Ploudalmézeau. À cause du froid qui sévit en janvier 1893, la réalisation des voûtains en briques prend du retard et la peinture de protection contre la corrosion n’est réalisée qu’en mars. Finalement, le premier tronçon de la ligne reliant Brest à Ploudalmézeau est inauguré le 22 mai 1893 après les essais satisfaisants effectués sur le viaduc.

L’utilisation des maquettes virtuelles

11 La correspondance scientifique et technique (1891-1893) entre Harel de la Noë et Considère conservée aux archives départementales du Finistère porte un témoignage très intéressant de l’activité scientifique de ces ingénieurs ainsi que de leurs relations de travail. Elle est composée de lettres manuscrites par les ingénieurs, de notes administratives qui peuvent être recopiées par leurs services ainsi que de rapports intermédiaires détaillés regroupant les justifications (mathématiques notamment) des choix des solutions technologiques. Ce corpus volumineux (près de cinquante notes et une quinzaine de rapports) correspond à une période importante de la construction métallique et de la caractérisation des métaux. Considère vient en effet de publier des résultats majeurs sur l’influence des procédés de fabrication sur la tenue mécanique des structures métalliques15. Ses travaux sont reconnus ; ses échanges avec Harel de la Noë sur le dimensionnement des éléments structuraux du viaduc de Lambézellec ont donc un intérêt scientifique fort. Ils constituent un supplément scientifique réel à l’histoire de la construction de ce patrimoine brestois.

12 Malheureusement, si l’état général de conservation de l’ouvrage d’art est remarquable (il est aujourd’hui accessible aux piétons et aux cyclistes), un examen minutieux de la structure montre certaines dégradations : cornières manquantes, déformées, corrodées ou perforées (cicatrices de la seconde guerre mondiale), têtes de rivets manquantes, maçonneries des culées désorganisées... La végétation s’est également fortement développée aux environs du viaduc si bien qu’il n’est plus possible de l’admirer comme il est présenté sur la carte postale de la figure 1. De plus, les articulations situées en haut et en bas de chaque palée sont tellement corrodées qu’il est très vraisemblable que leur petit mouvement de rotation permettant la bonne oscillation des palées est

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impossible. Le chariot mobile de dilatation est quant à lui complètement inaccessible car son logement est encombré de terre et de pierres.

13 L’utilisation des outils modernes de l’ingénieur mécanicien prend alors un sens nouveau puisqu’il est désormais possible de visualiser ces différents éléments tels qu’ils l’étaient à leur conception16. Les logiciels de CAO (Conception assistée par ordinateur) permettent en effet de réaliser des maquettes numériques très fidèles des objets anciens et donc d’apporter un supplément d’informations et de compréhension. Pour cela, une phase de capitalisation des connaissances est nécessaire (photos, notices de calculs, plans, croquis, éventuellement des films ou des vestiges…) ; elle permet de connaître parfaitement les dimensions de l’ensemble et de chaque élément et d’en comprendre les fonctions. Assemblés, ils reconstituent l’objet étudié dans sa totalité et apportent un plus indéniable dans la visualisation et la lecture des solutions technologiques adoptées par rapport aux plans à deux dimensions (lorsqu’ils existent !) qui sont souvent difficiles à interpréter. Dans le cas du viaduc de Lambézellec, les modèles virtuels ont été essentiellement réalisés à partir des plans d’exécution originaux de 1892 soigneusement numérisés par le service des Archives municipales et communautaires de Brest. Ces plans, au nombre de dix-huit, sont de très grande taille et sont des reproductions sur papier au ferro-prussiate reconnaissable aux traits blancs sur fond bleu.

fig. 2 - Photographie et modèle virtuel de la palée n° 1.

14 Ces maquettes virtuelles permettent en plus de faire des zooms, d’utiliser la transparence pour accéder à des zones cachées, d’identifier des sous-ensembles liés par des changements de couleurs et également de mettre en mouvement certains sous- ensembles lorsque des mécanismes sont étudiés17. Complétées par des possibilités d’interactivité, les maquettes virtuelles offrent un intérêt réel dans l’étude des objets du patrimoine technique et industriel.

15 Toutes les solutions techniques retenues pour la construction du viaduc de Lambézellec ont ainsi été modélisées virtuellement. La figure 2 présente une photographie de la

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palée n° 1 (côté Brest) ainsi que le modèle virtuel associé comprenant les articulations supérieures et inférieures et les imposants dés en maçonnerie.

16 Les éléments cachés, détruits ou abîmés sont désormais « accessibles » et peuvent être visualisés et analysés. Le chariot mobile de dilatation constitue un exemple très intéressant : dû à un encombrement de pierres et de terre, son accès est en effet impossible et son état de conservation est donc inconnu.

17 Ce système mécanique a été conçu très rapidement et la genèse de celui-ci mise en évidence au travers des dessins réalisés par Harel et Considère montre le rôle primordial de la représentation graphique en construction mécanique. Des croquis (très explicites) à main levée issus de réflexions d’ingénieurs jusqu’au modèle virtuel actuel de la solution finalement retenue, chaque modèle apporte son supplément d’informations. Le dernier permet d’avoir une représentation immédiate des volumes et de comprendre aisément les formes et positions des éléments les uns par rapport aux autres18. Dans la figure 3 suivante, se succèdent : • le premier choix de Considère sur le nombre de rouleaux à mettre en place pour éviter qu’un seul d’entre eux ne supporte toute la charge (11 janvier 1892), • le premier croquis d’Harel soulignant la nécessité d’interposer une articulation supplémentaire (27 janvier 1892), • la proposition de modification de géométrie suggérée par Considère pour augmenter la résistance des deux supports de l’articulation (29 janvier 1892), • la réponse d’Harel qui tient compte de ces remarques (2 février 1892), • le dessin de définition (complété de quelques cotes) réalisé avec les instruments du dessinateur (29 avril 1892), • le modèle virtuel en trois dimensions conçu à l’aide d’un outil informatique (2008).

fig. 3 - Évolution des solutions et des représentations graphiques au cours du temps.

Le choix de la collectivité

18 La décision de conserver le viaduc de Lambézellec est très récente. En effet, la suppression de cet ouvrage d’art a d’abord été envisagée avec la création d’un

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cheminement pour piétons par la vallée du Spernot. Peu adaptée à la dénivellation du site, cette solution n’a pas été retenue. Son remplacement par une passerelle en arc ou à haubans a ensuite été étudié en raison du coût à long terme de l’entretien de l’ouvrage existant. Mais le choix de conserver ce patrimoine brestois a finalement été retenu.

19 C’est l’intérêt historique du viaduc, relayé par les scientifiques et les journalistes spécialisés, qui a décidé la collectivité. En effet, une décision devait être prise rapidement en raison de la prochaine ouverture à l’urbanisation d’un secteur proche de l’ouvrage et des liaisons « douces » (piétons et cycles) à développer entre le bourg de Lambézellec et cette nouvelle zone d’habitat. La possibilité de mettre en valeur le viaduc et de faciliter son accès et sa visite a ainsi été prise en compte. Les politiques de développement durable dans le domaine des infrastructures et des transports ont donc également contribué au choix de conserver l’ouvrage.

20 Le viaduc de Lambézellec s’inscrit donc une troisième fois dans l’aménagement du territoire brestois : d’abord sur la ligne ferroviaire d’intérêt local reliant Brest à Ploudalmézeau (jusqu’en 1946) puis reconverti en voie de circulation douce, il va prochainement être au cœur d’un nouveau quartier.

21 Les maquettes virtuelles en trois dimensions complétées d’une étude historique précisant les choix techniques adoptés ont contribué à la prise de conscience du fort intérêt historique du viaduc. Inscrit dans l’histoire du chemin de fer en Finistère, cet ouvrage d’art est également le témoin de l’activité scientifique de deux ingénieurs français. Celles-ci ont en particulier permis de connaître et de mieux comprendre le fonctionnement des divers mécanismes présents sur le viaduc : les chariots de dilatation permettant d’absorber les mouvements du côté de la culée sud, ainsi que les articulations en tête et en pied de chacune des sept palées. La phase de capitalisation des connaissances a aussi mis en évidence la présence de gros tirants métalliques dans la liaison encastrement du tablier, information très importante pour une étape de restauration.

22 La remise à niveau des ouvrages existants, dans la mesure où la structure n’est pas trop altérée, est dorénavant fortement préconisée par les organismes d’État, dont le Sétra (Service d’études sur les transports, les routes et leurs aménagements), suite au Grenelle de l’environnement19. La restauration du viaduc de Lambézellec, au delà d’une simple conservation, est donc retenue. Les premiers travaux vont d’ailleurs débuter dès cette année par de la métallerie (remplacement des éléments de la structure abîmés, corrodés ou manquants) et de la peinture anti-corrosion. Un vérinage du tablier est également prévu pour une phase de réfection des appuis et des culées.

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fig. 4 - L’encombrement de la culée côté sud du viaduc avant les premiers travaux de restauration.

Conclusion

23 Le viaduc de Lambézellec fut construit sur la ligne de chemin de fer d’intérêt local reliant Brest à Ploudalmézeau dans le nord-Finistère entre 1891 et 1893. Comportant sept palées en tréteaux dont les plus hautes mesurent près de vingt mètres de haut, le viaduc mesure 109 mètres de long ; il constitue le premier grand ouvrage d’art ferroviaire conçu par Harel de la Noë. Sa conception et son dimensionnement firent l’objet d’une correspondance très riche entre deux ingénieurs français réputés : Louis Harel de la Noë et Armand Considère. Cette correspondance conservée aux Archives départementales du Finistère à Quimper regroupe les discussions, choix et justifications des solutions techniques retenues pour la construction du viaduc. Aujourd’hui toujours en place et dans un bon état de conservation globale, cet ouvrage d’art est emprunté par les piétons et les cyclistes.

24 La restauration du viaduc de Lambézellec est à présent lancée, les travaux vont commencer dès cette année. Les études techniques et historiques menées sur cet ouvrage, et en particulier la description des choix technologiques à partir de maquettes numériques, ont permis de prendre conscience de l’état de dégradation parfois avancé du viaduc et ainsi de redonner à ce patrimoine toute son élégance.

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NOTES

1. Sylvain Laubé, Stéphane Sire, « Histoire du paysage industriel portuaire de Brest : l’exemple du premier pont tournant de Recouvrance », Premier congrès d’histoire de la construction, Paris, juin 2008, actes révisés à paraître aux éditions Picard. 2. Depuis l’ordonnance du 27 avril 1945 qui a fusionné dans le grand Brest, les quatre communes les plus voisines de la Penfeld, Lambézellec n’est plus qu’un vaste quartier de Brest. 3. La brasserie de Lambézellec et celle de Kerinou (autre quartier de Brest) fusionnèrent en 1925 et regroupèrent leurs activités à Lambézellec. Le nom de Grande Brasserie de Kerinou (GBK) fut donné à cette nouvelle entreprise. 4. Bertrand Lemoine, L’architecture du fer, Éditions Champ Vallon, collection Milieux, 1986. 5. Louis Harel a en effet travaillé en Aveyron, au service des ponts et chaussées du 1er septembre 1875 au 1er juin 1878, puis connu le Finistère durant un court passage à Quimper entre le 1er août 1878 et le 16 octobre 1880. Il intègre ensuite le service de la navigation de la Loire à Nevers du 16 octobre 1880 au 1er mai 1884. Enfin, il est nommé au service des ponts et chaussées de la Sarthe, du 1er mai 1884 au 1er février 1891 ; il y réalise de premiers grands travaux reconnus. 6. Armand Considère, « Mémoire sur l’emploi du fer et de l’acier dans les constructions (1/2) », Annales des Ponts et Chaussées, avril, 1885, pp. 574-775 ; id., « Mémoire sur l’emploi du fer et de l’acier dans les constructions (2/2) », Annales des Ponts et Chaussées, janvier, 1886, pp. 5-149. 7. Georges Ribeill, « Considère en son temps : un empirisme fécond », L’art de l’ingénieur de Perronet à Caquot. L’innovation scientifique liée à la pratique, hors série des Annales des Ponts et Chaussées, 2004, pp. 139-160. 8. Armand Considère, « Utilité des chemins de fer d’intérêt local », Annales des ponts et chaussées, 7ème série, T. III, chap. IV, 1892, pp. 298-312. 9. François Lépine, Louis Harel de la Noë (1852-1931), un grand ingénieur breton, Paris, Presses de l’École nationale des Ponts et Chaussées, 2003. 10. François Caron, « Les réseaux et les politiques d’aménagement du territoire : l’exemple des chemins de fer », dans Patrice Caro, Olivier Dard et Jean-Claude Daumas dir., La politique d’aménagement du territoire : racines, logiques et résultat, collection Espace et territoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, pp. 17-29 ; id. Histoire des chemins de fer en France, tome 1, Fayard, 1997. 11. F. Lépine, op. cit. note 10. 12. Le viaduc de Déhault est détruit. Il a été construit sur la ligne de Mamers à La Ferté-Bernard (Sarthe) ; le tablier et les tréteaux étaient métalliques. 13. Archives départementales du Finistère, 5S130, plans dressé par Harel du 31 octobre 1891, et plans d’exécution dressés par les établissements Moisant-Laurent-Savey, datés du 30 mars 1892. 14. Lettre du 12 juin 1891 d’Harel à Considère, Archives départementales du Finistère, 5S130. 15. A. Considère, op. cit. note 6. 16. Michel Cotte et Samuel Deniaud, « CAO et patrimoine. Perspectives innovantes », L’archéologie industrielle en France, n° 46, juin 2005, pp. 32-38. 17. Stéphane Sire, « Les maquettes virtuelles au service de l’histoire des techniques : l’exemple du viaduc de Lambézellec de Louis Harel de la Noë et Armand Considère », Premier congrès d’histoire de la construction, Paris, juin 2008, actes révisés à paraître aux éditions Picard ; Florent Laroche, Contribution à la sauvegarde des objets techniques anciens par l’archéologie industrielle avancée,thèse de doctorat, École centrale de Nantes, 2008. 18. Stéphane Sire, « Les ponts métalliques à Brest au XIXe siècle : les exemples du pont tournant et du viaduc de Lambézellec », journée d’étude CDHTE-Cnam, mars 2009, Ponts d’ici, ponts

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d’ailleurs : construction, archives et mémoires, à paraître aux éditions du Centre des archives du monde du travail. 19. L’organisation du Grenelle de l’environnement a été lancée le 6 juillet 2007.

RÉSUMÉS

La restauration du viaduc de Lambézellec s’appuie sur les résultats de recherches historiques menées sur la conception et la construction de cet ouvrage. Les plans, dessins techniques et explications issus du riche corpus documentaire (entre 1891 et 1893) présent aux archives départementales du Finistère ont en particulier permis de comprendre les choix technologiques adoptés par les ingénieurs, de reconstituer virtuellement ce viaduc pour proposer une description fidèle des différents éléments structuraux qui le constituent et ainsi offrir une aide précieuse aux travaux de réparation.

The results of historical researches on the design and the construction of the viaduct of Lambézellec (Brest, France) support the restoration of this structure. Plans, technical drawings and explanations taken from the large corpus (between 1891 and 1893) of the Departmental Archives service of Finistère made it possible to better understand the technical solutions that were adopted, to virtually re-build the structure in order to describe its different parts with accuracy and thus be helpful for the repairs.

INDEX

Mots-clés : maquette numérique, CAO, restauration, viaduc, ingénierie mécanique Keywords : virtual model, CAD, restoration, viaduct, mechanical engineering

AUTEURS

STÉPHANE SIRE Université européenne de Bretagne, Université de Brest Laboratoire Brestois de Mécanique et des Systèmes, site UBO (LBMS EA 4325)

DOMINIQUE COCHOU Brest Métropole Océane (BMO), Études Techniques Opérationnelles

JEAN-FRANÇOIS PÉRON Brest Métropole Océane (BMO), Études Techniques Opérationnelles

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Une nouvelle forme de capitalisation des connaissances grâce à l’archéologie industrielle avancée A new way for capitalizing knowledge by means of advanced industrial archaeology

Florent Laroche

1 Pour optimiser sa création de valeur, l’entreprise adapte sans cesse son mode de fonctionnement et ses outils de production. Les machines considérées comme obsolètes car ne répondant plus à la demande sont ainsi arrêtées, remisées voire même démantelées. Les évolutions géopolitiques qui affectent les systèmes techniques classiques de production menacent d’une perte de mémoire les pays ayant eu un passé industriel. Certains sites disparaissent et les savoir-faire qui leur étaient associés aussi. L’absence de protection de ce patrimoine technique et industriel pose aujourd’hui question, d’autant plus que cette culture technique, dévalorisée, peut s’avérer riche de potentiel, par exemple en étant transposée à des domaines d’applications connexes. Sauvegarder, analyser et comprendre les objets de notre patrimoine passé peut permettre de les transformer en capital présent et devenir une réelle source d’innovation à disposition des industriels.

2 C’est l’enjeu de l’archéologie industrielle avancée, nouvelle discipline, à la croisée des sciences humaines et sociales et des sciences l’Ingénieur, telle que nous l’avons mise en œuvre dans notre doctorat1. C’est aussi le sens de notre enseignement actuel à l’École centrale de Nantes, couplant les cours traditionnels de mécanique et l’histoire des techniques et essayant d’associer les recherches menées sur les objets du temps présent à la transposition des « connaissances du passé en connaissances contemporaines ».

3 Nous nous proposons de présenter les lignes directrices de cette nouvelle archéologie, en évoquant des finalités, puis les modalités que nous avons développées dans notre équipe de recherche et explicitées dans notre doctorat. Nous décrirons ensuite des

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applications concrètes, avant d’analyser les multiples perspectives ouvertes par ce mode de restitution des techniques passées.

Un nouveau domaine : l’archéologie industrielle avancée

4 En termes de sauvegarde patrimoniale, la priorité est en général accordée aux approches d’architectures industrielles. S’orientant vers les stratégies de gestion des territoires et des paysages, une moindre mesure est accordée à l’héritage des machines, des processus industriels ou des savoir-faire ouvriers.

5 Cette situation se comprend aisément : • en raison d’une meilleure conservation fréquente du contenant bâti de l’industrie au détriment du contenu en machines, rapidement revendues ou ferraillées, • mais également par les nécessités souvent impérieuses de la restructuration urbaine et des projets de réutilisation et de réaffectation entrepris par les collectivités.

6 À ce jeu, les machines, les usines, les processus de fabrication qui ont forgé notre économie sont oubliés, détruits. Le fait est d’autant plus grave que les sites industriels ont été des lieux de production et d’exploitation de connaissances – un acquis immatériel qui n'a fait que croître depuis des centaines d'années. Demeurant à l'état de vestiges, ces sites recèlent en fait un savoir-faire immatériel fondamental pour notre culture.

7 Cherchant à faire face à ces pertes de données, certaines entreprises tendent à reconsidérer leur point de vue et se sont lancées dans le vaste chantier du knowledge management. Depuis quelques années, la capitalisation des connaissances est devenue une application à la mode dans les milieux industriels contemporains. Comme l’a dit Tom Stewart en 1997, journaliste pour le magazine Fortune : « L’actif le plus précieux des entreprises est son capital intellectuel »2.

8 Pour autant, la faible place de la culture technique en France ne favorise pas, pour l’instant, l’approche que nous développons pour restituer la valeur de notre patrimoine technique et industriel. Certaines démarches de réhabilitation architecturale revendiquent même une coupure avec le passé privilégiant les cotations immobilière et foncière à la valeur industrielle intrinsèque. Les conséquences sont nombreuses et peuvent se situer entre deux pôles opposés: • pour les branches professionnelles : c’est une disparition irréversible de compétences techniques et industrielles, • selon le point de vue des observateurs : l’oubli de la valeur ajoutée potentielle que pourrait apporter une culture technique et industrielle pleinement assumée.

9 Une certaine urgence est donc associée à ce risque de déperdition de connaissances. De plus, ce que les générations en activité peuvent encore comprendre en détail n’appartiendra plus aux systèmes techniques des siècles futurs lorsque ce savoir-faire deviendra patrimonial. En effet, la conservation et la vulgarisation de ces objets dans les musées et les sites font transparaître un vieillissement intrinsèque de l’information technique. Une nouvelle forme de muséologie devient nécessaire afin que ce savoir- faire immatériel soit pérennisé, mais aussi le contexte de travail. Comme le souligne

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Paul Rasse, « on est bien loin de l’usine et de l’atelier, du bruit et de la poussière, de la fatigue et de la sueur, de la fureur des luttes et de la violence des rapports sociaux… » 3.

10 Ne pouvant suivre la ligne des priorités industrielles, il revient alors aux universitaires, en collaboration avec les conservateurs de musées, les historiens et les experts en patrimoine d’apporter des éléments de réponse et de mettre en œuvre des moyens pour conserver et comprendre – immortaliser – ces savoir-faire matériels et immatériels à vocations scientifique, technique et industrielle.

11 Dans cette logique d’anticipation de la perte des savoir-faire scientifiques et techniques, notre équipe de recherche a formalisé une méthodologie et l’a expérimentée sur plus d’une dizaine de cas d’études. Ce projet a sous-tendu notre thèse de doctorat menée en cotutelle sciences humaines et sociales / sciences pour l’ingénieur.

12 L’approche développée consiste à « renverser l’axe des temps de la conception ». A partir de l’objet technique et des informations dont on dispose (vestiges archéologiques, photos, textes, plans 2D…), nous reconcevons l’objet technique et en créons une maquette numérique. Nous avons donc mis en place une démarche intégrant l’ensemble des outils numériques utilisés dans l’industrie contemporaine (comme la numérisation 3D, les logiciels de conception assistée par ordinateur, la réalité virtuelle…). Dès lors, il ne s’agit pas d’obtenir une simple modélisation géométrique en trois dimensions de la machine ; c’est tout le contexte de l’objet technique qui est étudié : description des organes fonctionnels, des flux de matière et des fluides, des interactions homme/système… Le travail des sciences humaines est essentiel car le niveau de restitution du contexte (« dézoom ») peut même atteindre l’étude de l’environnement manufacturier dans son ensemble.

fig. 1 Les différentes étapes de l’archéologie industrielle avancée.

13 Couplant le point de vue technologique de l’ingénieur avec la vision patrimoniale d’un historien des techniques, c’est un nouveau métier et une nouvelle discipline qui

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apparaissent. Ce n’est donc plus seulement de l’archéologie car les études se focalisent sur des usines et non plus que sur des monuments historiques. Mais c’est bien plus que de l’archéologie industrielle car désormais les machines et la technique sont à l’honneur. Il n’est pas pour autant question d’isoler ces objets, il faut retrouver les savoir-faire techniques qu’ils véhiculaient et les compétences développées à travers leur usage – une thématique qui rejoint les méthodes de knowledge management (KM). C’est ce que nous appelons l’AIA, l’archéologie industrielle avancée.

14 Destinées à des fins de vulgarisation scientifique, muséographique et didactique, ces images virtuelles ne remplacent jamais le réel. Ces modèles numériques ne sont que des illustrations ou des évocations et ne doivent pas être considérés comme un moyen de conservation de l’information au sens rigoureux du terme mais plutôt comme un support à la compréhension. Les éléments apportés par ce travail de recherche n’ont pas pour but de proposer un miracle technologique virtuel en lieu et place des actions de conservation classiques. Il s’agit de prendre conscience des limites imposées par les faits et par les pratiques du patrimoine, pour les compléter, les renforcer et les accompagner. Par ailleurs, non seulement le statut numérique possède ses propres limites, mais il pose à son tour de nouveaux problèmes spécifiques, tant pratiques qu’épistémologiques. La figure 1 illustre les différentes étapes de cette démarche.

15 La méthodologie développée dans l’archéologie industrielle avancée permet la constitution du dossier d’œuvre patrimoniale technique en capitalisant les connaissances du passé sous une forme numérique et en les repositionnant virtuellement en situation d’usage à des fins de muséographie et de valorisation. Il s’agit du rétro‑processus de conception patrimoniale. 16 Le schéma suivant démontre que les deux points de vue adoptés, celui de l’histoire et celui des techniques, sont convergents. Même si l’on n’utilise pas le même vocabulaire, les outils et les méthodes ne sont pas pour autant non‑homogènes. Du moins, nous avons travaillé à créer un champ de recherche commun utilisant la même sémantique à travers cette nouvelle discipline.

fig. 2 – Méthodologie générale : sciences humaines vs sciences de l’ingénieur.

F0 F0 F0 17 La méthodologie associée pour « appréhender E0 interpréter E0 restituer E0 valoriser » a été affinée pour obtenir un processus opérationnel et applicable sur le terrain (fig. 2). Afin de transformer un objet réel en un objet virtuel muséographié, nous avons mis en place un rétro‑processus de conception patrimoniale. Celui-ci exploite l'intégralité des outils numériques utilisés par les grandes entreprises automobiles, aéronautiques : numérisation 3D, modélisation en conception assistée par ordinateur, simulation de

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flux, résistance des matériaux… Cependant, pour assurer la complétude de l'étude internaliste, notre méthodologie inclut également une étude externaliste. La combinaison des deux démarches permet alors de décliner et restituer l'objet dans son système technique passé. Pour ce faire, les démarches historiennes et archivistiques doivent s’ouvrir à la vision des technologues ; de plus, elles permettre de fournir une information juste et interprétable. En effet, des problèmes de compréhension des mécanismes ou du site industriel peuvent surprendre tout ingénieur confronté à l'utilisation d'une sémantique technique ancienne pour laquelle un dictionnaire historique serait nécessaire. Les archives techniques, les plans et les descriptions de machines sont des documents particulièrement fragiles et disparaissent souvent. Si par chance ces écrits sont retrouvés, ces traces révèlent des informations essentielles et nécessaires à la compréhension de l'objet technique ancien.

18 Compte-tenu de la complexité des objets techniques étudiés et afin de guider les acteurs du processus de patrimonialisation, il faut pouvoir caractériser de façon exhaustive l'objet technique et son environnement. La complexité des objets induisant une multiplicité des compétences, le projet d'ingénierie patrimoniale requiert la coopération de métiers qui, jusqu'alors, ne collaboraient pas ou peu. De nouvelles formes d'équipes inter‑disciplinaires émergent ainsi, disposant d’un référentiel commun afin d’harmoniser les différentes sémantiques. Nous avons donc mis en place un système d’information globalisant pour : • encapsuler la description de l'objet technique ancien dans son aspect internaliste fonctionnel, • prendre en compte le contexte de l'objet et l'intégrer dans son environnement ; il s'agit ici du travail fondateur des historiens qui permet de définir l'aspect externaliste des systèmes techniques passés, • décrire les différentes transformations intermédiaires de l'objet depuis ses vestiges archéologiques jusqu'aux projets de valorisation multimédia, • considérer également les aspects humains, les acteurs du passé qui ont utilisé l'objet, ainsi que les acteurs du temps présent impliqués dans le processus de patrimonialisation.

19 Se situant à l'interface des sciences de l'ingénieur et des sciences humaines et sociales, ce modèle, exprimé dans le langage UML, unified modeling language, est avant tout conceptuel. Le DHRM, digital heritage reference model ou dossier d’œuvre patrimoniale numérique de référence, définit l’objet technique à caractère patrimonial dans ses fonctionnalités et dans son histoire, et à différentes échelles (du boulon à l’usine et depuis l’opérateur passé jusqu’au visiteur de musée). D’un point de vue opérationnel, le DHRM se décline en une maquette numérique de référence, associée à des connaissances externes et au savoir-faire anthropologique. Il s’agit d’un nouvel outil de travail muséologique pour lequel la couche technique n’existait pas encore.

20 Sauvegarder et conserver un objet physique coûte cher pour un musée ; de plus, le démantèlement est parfois impossible (la machine tombant en ruine). Nous proposons de le sauvegarder sous la forme d’un objet virtuel, d’une maquette numérique.

21 La figure 3 présente le processus global que nous avons mis en place pour capitaliser et valoriser le patrimoine scientifique, technique et industriel.

22 Passer directement de l’état A à l’état C n’est pas recommandé. En effet, les différentes possibilités de finalités énumérées ci-après pour l’état C montrent qu’il est nécessaire de capitaliser un maximum d’éléments au départ. Ainsi, un état intermédiaire structuré contenant l’ensemble des informations, des données et des connaissances est

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indispensable : c’est ce que l’on appelle, par extension à la définition muséographique du dossier d’œuvre, le dossier d’œuvre patrimonial technique. Notons que l’appellation anglaise, déjà signalée, est plus signifiante et qu’elle est utilisée largement (DHRM pour digital heritage reference model)4.

23 La première phase concerne l’acquisition des données. Il s’agit d’un travail classique en histoire des techniques, consistant à rassembler la documentation. La première catégorie concerne les plans, les données archéologiques, anthropologiques ou ergonomiques, les restes de machines. La deuxième catégorie est constituée par des données économiques, sociales, architecturales, paysagères.

Fig. 3 – Méthodologie générale pour conserver et valoriser le patrimoine technique et industriel.

24 Par la suite, un travail de numérisation des données, de prise de cotes, est mené. Les premiers outils de base sont bien entendu le pied à coulisse et le mètre à ruban. Cependant, afin de gagner en temps de mesure et afin de pouvoir prendre en charge des machines complexes, la numérisation 3D peut être utilisée : théodolite à balayage laser, photogrammétrie, scanner laser 3D avec reconstruction topographique en temps réel. Afin de choisir la meilleure technique en fonction des contraintes de l’environnement et de l’objet patrimonial, nous avons développé un algorithme de décision pour guider la démarche de sauvegarde5.

25 La phase explicitée précédemment est guidée par un méta-modèle conceptuel de données. Ce modèle est également utilisé pour analyser les données numérisées dans le but d’élaborer la maquette numérique de référence de l’état B et ainsi conduire au DHRM. Pour cette phase, nous avons également développé le rétro-processus de patrimonialisation, déjà signalé6.

26 Le DHRM fait intervenir toutes les données à caractères scientifique, technique et dynamique de la machine. De plus, une base de données à caractère historique lui est

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associée. Cet ensemble constitue donc le dossier d’œuvre patrimonial technique, permettant la gestion des connaissances.

27 A partir de l’état de référence constitué précédemment, plusieurs possibilités d’utilisation de cette maquette à des fins de valorisation ont envisageables (état C) : thésaurus virtuel (archives numériques), sauvegarde en archéologie industrielle, utilisation didactique pour experts ou universitaires, reconstruction, valorisation muséographique pour tout type de public. Pour le dernier cas d’application, plusieurs approches peuvent être développées. Au vu de la croissance exponentielle des technologies de réalité virtuelle, nous menons actuellement des recherches d’un point de vue utilisateur afin de cerner au mieux les besoins du public quant à l’appréhension de ce type de technique7.

Des projets : le canot d’Indret et les marais salants de Batz-sur-Mer8

28 Appelant de nos vœux une nouvelle génération d’ingénieur-historien ou d’ingénieur- généticien au service de la genèse des produits et de leurs techniques, nous avons expérimenté la méthode sur de nombreux cas d’études. Un axe fort de développement de notre théorie s’appuie sur la formation. Ainsi, l’un des projets pilotes a été mené par une équipe étudiante pluridisciplinaire composée de futurs ingénieurs mécaniciens (École centrale de Nantes), de futurs ingénieurs thermiciens (École polytechnique de l’université de Nantes), d’étudiants en licence professionnelle (IUT de Nantes) et de professionnels du patrimoine et de l’histoire des techniques. S’agissant d’un projet de recherche mais également à vocation pédagogique, nous avons travaillé en partenariat industriel avec la société DCNS9, spécialisée dans les systèmes navals de défense à haute valeur ajoutée. Ce projet a plus particulièrement été suivi par le site d’Indret (44) du groupe DCNS, site dédié à la propulsion nucléaire.

29 En septembre 2001, diverses archives de l’entreprise sont rassemblées ; en effet, DCNS dépendait du ministère des Armées ; ainsi, l’intégralité des documents de travail a été conservée selon une logique militaire. Afin de valoriser ce patrimoine, le Pôle historique d’Indret (PHI) a été créé en janvier 2002. Le PHI10 est considéré comme une entité à part entière et est placé sous la coordination du secrétaire général de l’établissement ainsi que du Service communication. Sa mission : sauvegarder le patrimoine historique, industriel et bâti du site créé en 1777 sous tutelle de la Marine. L’ensemble de ce fonds est placé sous le contrôle du conservateur des Archives de la Marine de Lorient.

30 Parmi les milliers de mètres linéaires d’archives de toutes typologies de sources que le PHI possède, un ancien plan couleurs en grand format à échelle 1:10 a été retrouvé ; il n’est pas daté (fig. 4). Cependant, il s’agirait d’un projet d’élaboration d’un canot à vapeur destiné à la marine française comme en témoigne la dépêche ministérielle du 9 décembre 186011. Le 28 août 1862, le rapport de commission chargée des essais du canot est dressé12 : ce bateau aurait donc effectivement été construit en 1861-1862 et testé sur la Loire, à titre de prototype.

31 Afin de valoriser son patrimoine historique industriel, le PHI a décidé d’étudier cet objet en alliant l’histoire technique du canot aux métiers actuels concernés par la propulsion. Le plan original a été restauré et l’étude a commencé13. L’objectif fixé était

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de pouvoir expliquer le fonctionnement du canot, mais également de pouvoir comprendre son dimensionnement, ainsi que les choix techniques réalisés à l’époque et sa place dans l’évolution des bâtiments militaires réalisés ensuite sur le site d’Indret.

fig. 4 – Canot à vapeur, vue de tribord coupé du plan de 1860 (Établissement de la Marine, Plan du canot à vapeur construit à Indret, échelle 1/10, dessinateur inconnu

Archives du PHI-DNCS, Indret, Dpt 44, n.d., 1860)

32 Le canot, de dix mètres de long, possède une chaudière en son centre. La sortie du foyer est connectée directement à la cheminée. Cette dernière est renforcée par des armatures métalliques. La machine à vapeur est disposée à l’arrière de la chaudière. Des instruments de contrôle et des systèmes de sécurité sont également installés sur la chaudière. Mais, à la vue des croquis, des interrogations et des particularités peu communes pour une conception du XIXe siècle apparaissent. C’est, entre autre, le cas de l’utilisation d’une chaudière de type bouilleur. En effet, cette technique n’est plus que brièvement évoquée dans les littératures de l’époque. À cette période, les chaudières tubulaires sont préférées car plus performantes et surtout plus sécurisées. De plus, le cartouche du plan fait mention d’une vitesse de rotation de l’hélice de 420 tr/min. Considérant le profil de l’hélice dessiné, cette valeur met en doute la réelle efficacité du bateau.

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fig. 5- Canot à vapeur, maquette numérique sous Catia V5.

33 La première étude a donc permis de comprendre la partie échange thermique et la machine à vapeur. Puis, les étudiants mécaniciens ont eu pour tâche de réaliser la maquette numérique à partir de l’unique plan d’ensemble restauré, en utilisant à titre expérimental le logiciel de Dassault Systèmes Catia V5 (fig. 5). De plus, des connaissances externes rassemblées par les historiens ont permis de comprendre et de modéliser les détails invisibles du plan (intérieurs des injecteurs, pompes...) et de connaître les matériaux utilisés. Ces précisions sont obtenues à travers les rapports d’essais de ce prototype ou les correspondances avec le ministère de la Marine, celles-ci donnant par exemple la puissance approximative de la machine, mais aussi les commandes réalisées (marque de l’injecteur, matériaux) qui, croisées avec d’autres documents anciens permettent d’obtenir une définition précise des sous-ensembles cachés du plan.

34 Enfin, parmi les nombreux projets, nous menons actuellement une étude sur une expérience ayant débuté il y a 20 ans suite à une rencontre fortuite avec un objet technique industriel : une machine artisanale du XXe siècle (1914-1966). Il s’agit d’une des dernières laveries à sel de la presqu’île guérandaise. Celle-ci fait partie du parcours muséographique du futur Musée de France des marais salants de Batz-sur-Mer (fig. 6).

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Fig. 6 – Machine à laver le sel, vestiges archéologiques.

fig 7 – Machine à laver le sel, maquette numérique.

35 La démarche de conservation et d’investigation entamée pour comprendre cet objet a alors permis de répondre à de nombreuses questions : comment sauver cet objet mobilier fait de métal et de bois et fortement détérioré par le sel ? Comment

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fonctionnait-il ? Quelle était sa capacité de traitement ? Pourquoi laver le sel de Bretagne ? Comment l’utilisait-on ? Pourquoi le lavage s’est-il arrêté et pourquoi commercialise-t-on aujourd’hui du sel gris ? Mangerait-on de nos jours du sel impropre ? La prise en compte d’un système technique complet dans ses multiples aspects sociaux, économiques, industriels a alors permis de comprendre l’évolution des valeurs transmises par ce produit de consommation courante.

36 Après une première phase d’analyse, la capitalisation des connaissances intrinsèques de l’objet a permis de délivrer le savoir-faire nécessaire pour concevoir et utiliser la machine à sel. Ainsi, sa modélisation sous la forme d’une maquette numérique 3D a permis de déduire des informations sur les flux de production mis en œuvre : quantité de sel lavé recueilli, lavé, vendu, exporté (fig. 7)14.

37 Mais cette machine faite de bois et de métal est dans un état de dégradation tel qu’il fut impossible de la sauvegarder ; un démantèlement était donc inévitable. Malgré tout, la problématique soulevée par cette découverte pour tenter de répondre à la question « pourquoi laver du sel ? » a convaincu les conservateurs d’inscrire cette nouvelle étape dans l’histoire du sel. Ce rebondissement technico-historique va être intégré au parcours muséographique du futur musée. En effet, dans le cadre de l’agrandissement du Musée des marais salants de Batz-sur-Mer, il a été décidé de reconstruire l’objet à échelle 1. Les travaux sont en cours et suscitent de nombreuses questions de la part des artisans en charge de la reconstruction : la machine doit-elle re- fonctionner réellement ? Où retrouver une vis dans le catalogue actuel ? etc.

38 Notre problématique de recherche permet, le temps d’un instant, de voyager dans d’autres mondes de la technique en revisitant d’anciennes techniques ou des sites industriels oubliés, peu connus, voire inconnus. Les études d’archéologie industrielle menées ont été réalisées en collaboration avec de multiples acteurs du bassin nantais : aussi bien pédagogiques qu’industriels ou associatifs. Les équipes projets interdisciplinaires ont mis en œuvre des connaissances appartenant au présent de la conception, mais également au savoir-faire passé. En réinjectant cette « nouvelle » culture technique dans nos modes de conception contemporains, l’archéo-conception pourrait devenir un tremplin pour l’innovation industrielle ou une nouvelle forme d’enseignement technologique par l’histoire.

39 Analysons maintenant quelques pistes de développement futur de cette thématique de recherche.

Perspective… reconstruire les objets d’autrefois ?

40 Si la maquette numérique de référence a été suffisamment détaillée depuis un niveau microscopique à un niveau macroscopique, elle peut permettre de reconstruire l’objet technique ancien avec toutes ses qualités physiques initiales.

41 En effet, la reconstruction apparaît comme une question importante, notamment pour les partenaires avec qui nous avons mené les études de cas. Face à une machine en ruine mais dont l’étude archéologique industrielle avancée a abouti, la réalisation de la maquette numérique de référence montrant un objet en état de marche et fonctionnant virtuellement a créé le désir d’un retour au réel en envisageant une refabrication à échelle réduite ou réelle, fonctionnelle ou non. Ainsi, la capitalisation des

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connaissances par l’outil numérique pourrait également permettre de reconstruire l’objet ou de le restaurer en réalisant les pièces manquantes.

42 Cependant, il convient de veiller à ce que la restauration ou reconstruction soit réellement viable. À titre d’exemple, nous avons mené une étude de cas sur une machine à vapeur de marque Piguet (1898‑1972). Or, après étude socio-technique, il est apparu que l’objet avait été mal entretenu durant sa troisième phase de vie. Une remise en service des pièces d’origine sans changer les éléments critiques non visibles sur les vestiges de l’objet aurait donc été dangereuse pour le public du musée.

Perspective… la maquette numérique virtuelle comme médiateur ?

43 La pratique des collections de machines débute au XVIIIe siècle en Europe et leur utilisation est peu à peu destinée à la formation technique au cours du XIXe siècle, ainsi au Conservatoire des arts et métiers. D’autres créations suivent, tel que le Science Museum à Londres, fondé dans le sillage de l’exposition du Crystal Palace15. Les maquettes matérielles encombrantes, dans ces musées, souvent animées, sont de véritables chefs d’œuvre et d’une haute fidélité technique. Cependant, elles sont actuellement orientées vers des buts uniquement muséographiques, suite à la crise de la collection systématique des machines et des objets techniques au XXe siècle.

44 De plus, en règle générale, les collections sont présentées statiquement, ce qui se comprend fort bien pour des questions de coût, de compétences techniques, d’entretien et d’usure sur le long terme compte tenu de leur utilisation. À ces fins, certains musées ou écomusées ont développé des efforts importants de maintien en service de machines et du savoir-faire de leur usage par d’anciens ouvriers capables de faire des démonstrations. De tels choix muséographiques sont néanmoins rares et tendent à disparaître avec l’âge des acteurs. De plus, le maintien des ateliers et des outillages d’entretien est également problématique.

45 Enfin, les maquettes réelles, statiques ou animées des musées paraissent aujourd’hui démodées pour les jeunes générations, avides d’imageries numériques, qui préféreraient utiliser ces vieilles machines dans Second life16.

46 Les maquettes numériques de référence peuvent alors venir compléter les inventaires et les collections de machines anciennes du patrimoine technique et industriel. En effet, à long terme, grâce à une implémentation de type contributive, un thésaurus de machines constitué d’une base de données conséquente serait appelé à devenir une collection numérique destinée à la conservation de la connaissance des processus industriels, renouant ainsi les liens avec les objectifs originaux des collections de machines.

47 Les applications didactiques paraissent aussi nombreuses et des plus intéressantes pour la formation technique et scientifique. L’usage de la CAO comme produit pédagogique est devenu une méthode d’apprentissage courante pour la formation des futurs techniciens, ingénieurs. Notre proposition offre une extension de ces pratiques en intégrant la compréhension du passé, pour des démarches de culture métier ou de culture produit, au sein des écoles comme des entreprises. En effet, les études de cas que nous avons menées dans un cadre universitaire ont montré que les étudiants et les enseignants-chercheurs ayant réalisé des projets de maquettes numériques de

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patrimoine dans des formations de conception mécanique ou d’apprentissage de la CAO, en ont perçu tout l’intérêt pratique. L’utilisation de moyens virtuels sur des vieilles machines pourrait permettre d’anticiper et donc prévenir les pannes, rendre réelle la disponibilité de la machine et accélérer le processus de formation, surtout si ce sont les étudiants eux-mêmes qui déroulent le procesus de patrimonialisation : la confrontation de plusieurs disciplines, de plusieurs langages est alors riche en enseignements.

Perspective… la réalité virtuelle entre dans les musées

48 Une application du dossier d’oeuvre patrimoniale technique peut également être envisagée à des fins de valorisation du patrimoine technique et industriel pour le grand public. Elle interviendra soit comme élément de complément et de mise en contexte d’objets de référence, soit comme projet de restitution. Au vu de la croissance exponentielle des technologies de réalité virtuelle, une approche du patrimoine par les moyens modernes est désormais envisageable : visualisation en trois dimensions, retours haptiques pour toucher les objets virtuels, immersion dans des usines virtuelles où le visiteur prend la place des ouvriers et fait fonctionner l’atelier. Une nouvelle déclinaison de la maquette numérique de référence pourrait donc se concrétiser par la réalisation de parcours muséographiques grand public dans le cadre des missions ministérielles nationales de diffusion de la culture scientifique et technique.

49 Outre l’intérêt que de telles expositions permanentes procureraient aux experts et aux étudiants en fournissant un modèle rigoureux expliquant les solutions techniques dans leur contexte, les premières pistes évoquées lors de discussions animées avec des conservateurs de musées intégrés à nos projets pourraient être de : • s’arrêter à une maquette numérique de référence se déclinant en fonction des publics ou des utilisateurs, • restituer l’environnement des objets avec leurs atmosphères et leurs ambiances (sons, lumières, odeurs), jouer sur les sens pour toucher l’émotionnel – une immersion qui susciterait connaissance, étonnement, plaisir, • découvrir l’objet en entrant à l’intérieur, en se l’appropriant, en se perdant dedans, • et pourquoi ne pas envisager un objet de création artistique contemporaine ou un spectacle autour de l’objet.

50 Les potentialités d’expansions muséographiques du dossier d’oeuvre patrimoniale technique sont nombreuses. Daniel Thoulouze, directeur du Musée des arts et métiers à Paris, estimait ainsi que « le musée ne doit pas être qu’un rétroviseur vers le passé mais un tremplin pour l’avenir et l’innovation »17.

Perspective… la culture technique, un tremplin pour l’innovation ?

51 Dans les pratiques industrielles et les démarches d’innovation, les attitudes courantes consistent souvent à sous-estimer, voire à ignorer les acquis du passé. L’image d’une entreprise vieillissante auprès de ses clients est particulièrement redoutée par le service commercial. Les relations entre les préoccupations du marché, les perspectives d’innovation avec le patrimoine industriel et la culture d’entreprise ne sont pas

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toujours évidentes à concilier. Tout se passe comme s’il y existait une coupure irrémédiable entre passé et présent, le seul lien établi avec le présent s’effectuant avec le futur immédiat.

52 La démarche que nous proposons pourrait être une alternative au problème de conservation et de stockage des machines technologiques et industrielles. En effet, comme expliqué précédemment, ce problème a été rencontré non seulement par le musée des arts et métiers mais également par des musées similaires en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, environ à la même époque. Ce décrochage, essentiellement lié au développement exponentiel des techniques industrielles du XXe siècle, rend particulièrement difficile l’accumulation de ces objets. Un thésaurus virtuel complétant les collections d’inventaires de machines pourrait s’avérer utile, non seulement pour les historiens des techniques mais également pour les industriels, afin d’identifier le contexte et les moteurs de l’innovation. L’approche patrimoniale peut alors compléter les actions classiques de capitalisation des connaissances et d’intelligence économique dans une branche professionnelle donnée. Cette consistance culturelle et historique améliorerait ainsi leurs compétitivités. Il s’agit dès lors d’une veille technologique d’un nouveau type prenant en compte la filière technique sur la longue durée et permettant de comprendre certaines inflexions, évolutions ou tendances de l’innovation.

53 Que les connaissances soient explicites ou implicites, orientées produit ou processus, l’innovation actuelle quasi journalière des entreprises contemporaines n’en reste pas moins incrémentale. En effet, l’innovation de rupture est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre et nécessite de nouveaux outils, de nouvelles méthodes et requiert avant tout des connaissances et des compétences diverses. Envisager le passé pour prévenir et créer l’avenir pourrait être une utilisation ultime de la capitalisation de ce patrimoine : innover à partir des connaissances patrimoniales ? N’y-a-t-il pas ici une contradiction épistémologique qui ne serait en réalité qu’une nouvelle vision de penser le futur ?

Conclusion

54 L’idée d’une utilisation des outils numériques pour l’histoire des techniques a été initiée en 1999 par Michel Cotte alors en charge de la formation humaine de futurs ingénieurs. Plus de dix ans après, le bilan est plus que positif. L’hypothèse a été validée en théorie et en pratique. Même si la démarche demeure encore artisanale, elle tient avant tout dans la rigueur scientifique de l’approche que notre équipe formalise de jour en jour.

55 Diffuser ces travaux et proposer cette méthode de travail est désormais devenu notre axe de développement principal. Mieux comprendre notre monde, anticiper les évolutions socio-économico-techniques sont nos objectifs, mais au lieu de travailler sur des objets présents, notre proposition consiste à prendre comme point de départ des objets techniques appartenant au passé. C’est dans une vision du futur et une logique d’anticipation, à partir des techniques du passé, que nos projets de recherche sont menés, au sein d’une équipe multi‑disciplinaire. Ne pourrait-on pas imaginer dans l’avenir des écoles d’ingénieurs-historiens ?

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56 Ces interférences entre l’histoire, les techniques et le futur qui sous-tendent nos recherches actuelles, s’inscrivent dans l’histoire de la technologie. Nos travaux perpétuent ainsi l’oeuvre des nombreux vulgarisateurs scientifiques des siècles passés, tel Louis Figuier qui, dans Les merveilles de la science, rêvait d’une technologie générale déployée sous l’égide d’une histoire héroïque des inventions :

57 « Nous avons étudié le monde ancien, la littérature, l’histoire et la philosophie de la Grèce ou de Rome. Nous sommes parfaitement initiés à l’histoire d’Alexandre et de César, aux faits et gestes de Caton l’ancien et de Denys le tyran, et nous pouvons dire le nombre de galères qui figuraient à la bataille de Salamine. […] Mais la science est entrée, de nos jours, dans toutes les habitudes de la vie, comme dans les procédés de l’industrie et des arts : nous voyageons par la vapeur ; tous les mécanismes de nos usines sont mus par la vapeur ; nous correspondons au moyen d’un courant électrique ; nous commandons notre portrait à la chimie ; nous nous faisons éclairer par un gaz emprunté à la chimie ; c’est la chimie qui conserve nos légumes pour la saison de l’hiver ; nous demandons à l’électricité de remplacer nos sonnettes… […] On ne peut trouver une matière plus intéressante que l’histoire et la description des grandes inventions scientifiques dans lesquelles éclate toute la grandeur du génie humain. […] Lorsque l’utilité des travaux de ce genre sera mieux appréciée qu’elle ne l’est encore, d’autres écrivains compléteront cette tâche en embrassant l’ensemble tout entier des conquêtes scientifiques de notre époque, et ainsi seront sauvés de l’oubli des monuments précieux qui seront un jour les vrais titres de gloire de l’humanité »18.

NOTES

1. Florent Laroche, « Contribution à la sauvegarde des objets techniques anciens par l’archéologie industrielle avancée : proposition d’un modèle d’information de référence muséologique et d’une méthode inter-disciplinaire pour la capitalisation des connaissances du patrimoine technique et industriel », thèse de doctorat sous le direction de Alain Bernard et Michel Cotte, soutenue en décembre 2007 à l’École centrale de Nantes / Université de Nantes, 563 p., récompensée par le prix de la Recherche universitaire 2008 (journal Le Monde). Le manuscrit peut être téléchargé sur http://florent.laroche.free.fr 2. Tom Stewart, « Intellectual capital : the new wealth of organizations”, Fortune, 1997, 150 p. 3. Paul Rasse, « Communication et muséologie des techniques », colloque REMUS (12-13 décembre 1991, Paris, Palais de la découverte), REMUS la muséologie des sciences et des techniques, ouvrage d’actes édité par l’Office de coopération et d’information muséographiques, 1993, pp. 18-23. 4. Florent Laroche, Alain Bernard, Michel Cotte, Samuel Deniaud, « A new methodology for a new life of old technical machines », actes de la conférence internationale CIRP Design Seminar, Alberta, Canada, 2006, 12 p., www.cirp.net 5. Florent Laroche, Alain Bernard, Michel Cotte, « 3D digitalization for patrimonial machines », Future of product development, 2007, pp. 397-408, www.cirp.net

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6. Florent Laroche, Alain Bernard, Michel Cotte, « Une vision produit-process et sa méthodologie dédiée à la sauvegarde du patrimoine technique et industriel sous une forme virtuelle », MICADO Ingénierie numérique collaborative, 2009, à paraître. 7. Florent Laroche, Alain Bernard, Michel Cotte, « A new approach for preserving the technical héritage »,, colloque scientifique international VRIC, Salon Laval virtual, Laval, France, 11 p., 2006, disponible en consultation à la BNF sous le numéro ISBN 2-287-48363-2. 8. Ces projets sont le fruit d’une coopération entre le laboratoire IRCCyN de l’Ecole centrale de Nantes (UMR CNRS 6597) et le Centre François Viète d’Histoire des sciences et des techniques de l’université de Nantes (EA 1161). La reconstitution du canot à vapeur de 1860 est le travail d’une équipe. Pour les aspects pédagogiques, ont également participé à ce projet : l’IUT de Nantes et l’Ecole polytechnique de l’université de Nantes. La capitalisation et la reconstruction de la laverie de sel de Batz-sur-Mer s’effectue grâce à une coopération étroite avec les conservateurs du Musée sous tutelle de la Communauté d’agglomération de Cap atlantique. Ces projets sont réalisés avec le soutien de l’AIP Primeca Pays de la Loire. 9. www.dcnsgroup.com 10. Dans la suite de cet article, nous utiliserons le terme PHI pour désigner le Pôle historique d’Indret, il s’agit de l’appellation exacte utilisée par l’entreprise DCNS pour nommer ce service interne. 11. Ministère de la Marine, Dépêche ministérielle : la direction du matériel du Ministère de la marine Française à M. le Directeur de l’Établissement de la Marine, Archives du PHI-DNCS, Indret, Dpt 44, 9 décembre 1860. 12. Établissement de la Marine (1862), Correspondance : l’Établissement de la Marine à la direction du matériel du Ministère de la marine, Archives du PHI-DNCS, Indret, Dpt 44, 28 août 1862. 13. Florent Laroche, Michel Cotte, Jean-Louis Kerouanton, Alain Bernard, « L’image virtuelle comme source de connaissance pour le patrimoine technique et industriel : Comment allier Histoire et Ingénierie ? », dans Bertrand Lavédrine dir., Genres et usages de la photographie, 132e congrès national des sociétés historiques et scientifiques (Arles, 2007), Paris, CTHS, 2009, pp. 53-64 (édition électronique). 14. Florent Laroche, « Les outils du virtuel : la mécanisation du lavage du sel à Batz-sur-Mer au XXe siècle », L’archéologie industrielle en France, n° 51, 2008, pp. 46-51. 15. John Liffen, « Le Patent Office Museum, 1857-1883, précurseur du Science Museum de Londres », La Revue du Musée des arts et métiers, 51/52, 2009, à paraître. 16. Second life : monde virtuel en 3D, imaginé, créé et possédé par ses joueurs sur Internet ; www.secondlife.com 17. Daniel Thoulouze, « Le patrimoine scientifique et technique contemporain », (journée d’étude, Musée des arts et métiers, Paris, 2005), publication prévue sous forme électronique pour 2010. 18. Louis Figuier, Les merveilles de la science, Préface, tome 1, Paris, Librairie Furne, 1896, p. 2.

RÉSUMÉS

Dans un contexte actuel d’accélération du progrès et de rentabilisation des innovations, les environnements industriels sont transférés, transformés, abandonnés… C'est la connaissance

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technique de l'humanité qui disparaît. L’approche développée dans nos recherches consiste à « renverser l'axe des temps de la conception » et à proposer, à partir de l’objet technique et des informations dont on dispose et grâce à l'utilisation d'outils, une capitalisation et une modélisation numérique en vue d’une remise en situation d'usage virtuelle : c’est l’archéologie industrielle avancée. Nous analysons d’abord les enjeux liés à l’utilisation d’un tel outil virtuel. Nous détaillons ensuite la méthodologie développée pour « virtualiser » notre patrimoine technique. Plusieurs exemples et cas d’études menés par notre équipe de recherche viendront illustrer la démarche. Enfin, nous exposons les possibilités et les impacts de cette nouvelle façon de mener l’histoire des sciences et des techniques.

Nowadays, in a complex industrial world where everything has to be done faster and faster and must be more and more profitable, industrial environments are transferred, transformed, given up. It is the global humanity of technical knowledge that is disappearing. Our method consists in “reversing the design time axis” and proposes, starting from the technical object and available information, and thanks to the use of specific tools, to capitalize and to model the system for its use in virtual situation: we call it advanced industrial archaeology. In this article, we first analyze the stakes of the use of such virtual tools. Then, we detail the methodology developed for virtualising technical heritage. Several case studies carried out by our research team illustrate our proposal. To conclude, we give prospects about possibilities and impacts of this new way of thinking sciences and technical history.

INDEX

Mots-clés : Archéologie industrielle avancée, histoire des sciences et des techniques, patrimoine industrie, muséologie, ingénierie virtuelle, capitalisation Keywords : Advanced industrial archeology, scientific and technical history, industrial heritage, museology, virtual engineering, knowledge management

AUTEUR

FLORENT LAROCHE École centrale de Nantes - IRCCyN (UMR CNRS 6597)

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Le Conservatoire numérique : enjeux et perspectives de la numérisation documentaire The Conservatoire numérique : a digital library in science and technology history

Rodrigo Almeida, Claire Bernardoni, Jean-Paul Cheung, Françoise Chevalier, Mireille Le Van Ho, Pierre Cubaud et Karine Raczynski

1 Le Conservatoire numérique des arts et métiers1(Cnum) est une bibliothèque numérique consacrée à l’histoire des sciences et des techniques, constituée à partir du fonds ancien de la bibliothèque du Conservatoire national des arts et métiers, riche de 8 000 ouvrages antérieurs à 1800 et 20 000 ouvrages et périodiques du XIXe siècle. Le Cnum, qui fêtera ses 10 ans d’existence en 2010, est un projet commun de la Bibliothèque, du Centre d’histoire des techniques et de l’environnement (CDHTE) et de l’équipe « Interactivité pour lire et jouer » du Centre d’études et de recherche en informatique (CEDRIC) du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Une collection d’ouvrages et de périodiques francophones, significatifs du fonds patrimonial de la bibliothèque du Cnam, est mise en accès libre et gratuit sur Internet. Le Conservatoire numérique s’adresse aux chercheurs et enseignants en histoire des sciences et des techniques, en épistémologie, en didactique, en offrant à la fois des textes et une documentation iconographique spécifiques. Le Cnum est aussi un outil de vulgarisation scientifique qui remplit l’une des missions fondamentales du Conservatoire : la diffusion du savoir et la reconnaissance du patrimoine scientifique et technique francophone. Le Cnum est reconnu Programme Pluriformation pour les années 2007-2010 par le Ministère de la recherche.

2 Dans le cadre de cette présentation, nous voudrions répondre à plusieurs questions que soulève cette réalisation. Quels sont aujourd’hui la raison d’être et l’avenir de bibliothèques numériques patrimoniales très spécialisées, comme le Conservatoire numérique en regard des entreprises de numérisation massive en mode texte que sont Gallica ou Google books ? Dans quels domaines, sur quels supports précis une politique

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éditoriale différente peut-elle se définir aujourd’hui ? Quelle est l’appropriation réelle des bibliothèques numériques par les chercheurs et quelles améliorations dans les modes de consultation et de « déambulation » faut-il encore élaborer pour en faire de véritables outils de recherche2 ?

La genèse du Conservatoire numérique

3 Le site du Cnum a été ouvert en février 2000 avec une première campagne de numérisation sur l’électricité et le magnétisme au XVIIIe siècle, à l’occasion d’un colloque sur le bicentenairede la pile de Volta. Le principe d’associer chercheurs et bibliothécaires à l’établissement des corpus de numérisation est un mode de fonctionnement auquel il ne sera jamais dérogé. En 2007 et 2008, Le CDHTE, la bibliothèque et l’Institut national d’histoire de l’art ont collaboré à la constitution d’un corpus de 600 ouvrages sur la construction qui seront décrits dans la Bibliographie du livre d’architecture français, pilotée par l’Institut national d’histoire de l’art (INHA). A cette occasion, la bibliothèque a numérisé plus d’une centaine d’ouvrages de construction et de fortification, dont la rarissime édition de 1623 de la Manière de bastir pour toutes sortes de personnes de Pierre le Muet, présentée en juin 2008, en mode texte et images avec un glossaire technique, à l’occasion du Premier congrès francophone d’histoire de la construction. Pour autant, la numérisation en mode texte d’ouvrages antérieurs à 1800, pour lesquels les résultats de l’océrisation sont encore de très médiocre qualité, reste un problème entier, à moins de corriger ou ressaisir à la main l’intégralité du texte. La numérisation en mode texte de corpus anciens pose aussi les questions de la restitution des graphies anciennes, de l’établissement de glossaires, toutes choses que ni Gallica ni Google books n’offrent à ce jour, à savoir un travail scientifique sur le texte lui-même. De telles entreprises ignorent également tous les documents de grand format au-delà du 4° : les volumes de planches de grand format, dépliantes le plus souvent, n’ont pas vocation à figurer dans des projets de numérisation de masse. La qualité de restitution de l’illustration technique, avec une acquisition en haute définition, est au cœur des préoccupations du Cnum depuis ses débuts et doit permettre des recherches et une analyse précise de ce corpus iconographique, de plus en plus prisé, à partir de la bibliothèque numérique elle-même, étude aujourd’hui impossible à mener à partir de la numérisation proposée par Google- books. L’étude de l’illustration technique ne peut se faire qu’à partir de corpus scientifiquement élaborés, sur des thématiques précises et des niveaux d’acquisition élevés, en dehors de trains de numérisation de masse privilégiant les petits formats et les structures éditoriales simples. Dans cette perspective, il convient de signaler dans la collection du Cnum, riche de 1036 volumes, dont 709 téléchargeables en PDF et plus de 500 000 pages en ligne à ce jour : • les premiers recueils imprimés de dessins de machines, appelés « théâtres des machines » richement illustrés de gravures sur bois tout au long du XVIe siècle puis de gravures sur cuivre au début du XVIIe siècle : machines de guerre (fig. 1), machines hydrauliques, moulins, fontaines. Toutes ces représentations se caractérisent par une abondance de détails et un goût très baroque pour l’extraordinaire et le complexe comme Le Diverse et artificiose machine d’Agosto Ramelli (1588) (fig. 2) ou Les Raisons des forces mouvantes de Salomon de Caus (1615) ;

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• des monographies scientifiques et techniques comme la Description des arts et métiers (fig. 3) ou Les grandes usines de Julien Turgan (fig. 4) ; • les grandes revues scientifiques du XIXe siècle, essentielles pour la recherche comme les Annales du Cnam (1861-1933), La Lumière électrique (1879-1894 ; 1908-1916), les Mémoires de la Société des ingénieurs civils (1848-1965) à partir de la collection de l’Écomusée du Creusot, ou Le Génie industriel. Vient d'être mis en ligne le plus grand périodique sur les innovations industrielles du début du XIXe siècle jusque dans les années 1940, le Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale (1801-1943), avec accès au sommaire de tous les fascicules du bulletin. Une revue de vulgarisation scientifique comme La Nature (1873-1905) (fig. 5), très richement illustrée de gravures spectaculaires est le best-seller du Cnum et a fait l’objet d’une étude des usages de consultation en 20083. fig. 1 - De Re militari libri quatuor, Végèce, Parisiis, ex officina C. Wecheli, 1535.

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fig. 2 - Le diverse et artificiose machine/Agostino Ramelli, Parigi, in casa del'autore, 1588.

fig. 3 - Descriptions des arts et métiers, faites ou approuvées par Messieurs de l'Académie royale des sciences de Paris/Académie des sciences (France), éd. Bertrand, Jean-Elie, éd. - A Neuchâtel : de l'imprimerie de la Société typographique, 1771-1783 ; à Paris, chez calixte Volland, an VII [1798].

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fig. 4 - Les grandes usines de France/Turgan, Paris : Calmann-Levy, 1878.

4 En 2005, le Cnam et la Bibliothèque nationale de France ont signé une convention de coopération documentaire dans le cadre du réseau des pôles associés. Les deux établissements se sont concertés pour établir un corpus de numérisation à partir de leurs collections respectives sur le thème des Expositions universelles du XIXe siècle : rapports officiels des jurys internationaux, rapports publiés par la France sur les nouvelles inventions, congrès, revues, documents préparatoires aux expositions, catalogues... (fig. 6) Les collections de la bibliothèque du Cnam recensent plus de 1 000 monographies et titres de périodiques sur ce sujet qui constitue l’une des principales sources historiques sur l’innovation industrielle et technique de la période contemporaine. Les compléments apportés par les collections de la BnF ajoutés aux facilités de navigation liées à la mise en place d’un entrepôt OAI font de cette collection numérique une source exceptionnelle qui sera étudiée dans le cadre du colloque : Les expositions universelles en France au XIXe siècle. Techniques, publics, patrimoine, organisé par le CDHTE en 20104.

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fig. 5 - La Nature. Revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie. Suivi de : Bulletin météorologique de La Nature, Boîte aux lettres, Nouvelles scientifiques/Tissandier, Gaston, réd. en chef ; Parville, Henri de, dir., Paris, Masson, 1888.

fig. 6 - Exposition universelle internationale de 1900 à Paris. Rapport général administratif et technique/ France. Ministère du commerce, de l'industrie, des postes et des télégraphes Picard, Alfred, dir., Paris, Imprimerie nationale, 1902-1903.

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fig. 7. Gravures du prix-courant A.2 de thermomètres et instruments en verre / Brückner, Julius & Co, Ilmenau (Thüringen), Kunstanstalt W. Leopold, [1900].

5 En 2008, le Conservatoire numérique et le Musée des arts et métiers ont publié une partie de la collection des cent quatre-vingts catalogues de constructeurs5 du fonds Alain Brieux (fig. 7), libraire, expert et spécialiste d’instruments scientifiques, dont la bibliothèque personnelle a été acquise en 2004 par le musée6 ;l’intégralité sera consultable fin 2009 sur le Cnum. Ce fonds, incontournable pour les historiens des techniques,est un outil précieux pour les chargés de collection du musée puisqu’il documente les objets concernant les domaines de la communication, de l’énergie, de l’instrumentation scientifique et de la mécanique. Hormis un catalogue datant de 1739 (Van Musschenbroek)7, l’ensemble couvre la période 1815-1970. Y figurent des constructeurs français (Adnet, Alvergniat, Brewer, Charrière, Chauvin, Deleuil, Lerebours, Nachet…)8, anglais (Amadio, Arnold & sons, Beck, Becker...)9 et allemands (Brückner, Geissler Nachfolger, Schlecher, Zeiss…)10. Ces documents se présentent sous forme de catalogues détaillés, notices techniques ou publicitaires. Riches en contenu, abondamment illustrés, ils sont le plus souvent accompagnés de tarifs, parfois de courriers.

6 La numérisation d’un grand nombre de catalogues sur le Cnum, sous l’intitulé « Catalogues de constructeurs », est l’occasion d’inaugurer une bibliothèque numérique spécialisée pour ce type de documents. La spécificité du Cnum permettant une recherche par mots des tables des matières et des illustrations est un avantage par rapport à un simple mode image.

7 Le centre de documentation du musée continue d’acquérir régulièrement des catalogues de constructeurs avec le soutien du département scientifique du musée. Pour 2009, il est prévu de mettre en ligne vingt-cinq catalogues, acquis en 1998, provenant de la bibliothèque du photographe Marcel Bovis (1904-1997), et portant sur les appareils photographiques et leurs accessoires ; ce rythme annuel devrait désormais

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être régulier. Notons que des catalogues numérisés par d’autres institutions et accessibles sur Internet, sont recensés par The Scientific Instrument Commission11.

8 Fin 2010, le Cnum aura doublé son volume avec 650 000 pages en ligne. En 2008, 10 millions de pages ont été consultées sur le Conservatoire numérique et 50 000 fichiers téléchargés.

9 Les projets de numérisation pour 2010 et les années suivantes concernent deux thématiques pour lesquelles les fonds patrimoniaux de la bibliothèque sont particulièrement riches : • les technologies de la communication (photographie, phonogramme, microfilm) pour lesquelles un corpus de 200 ouvrages sur les techniques et les procédés de la photographie à ses débuts a déjà été constitué en collaboration avec le Musée des arts et métiers. • L’innovation technique dans les moyens de transport de 1880 à 1914.

Les modes de consultation et les usages du Cnum

10 L’interrogation en mode plein texte s’effectue sur les notices bibliographiques, les tables des matières et des planches qui sont les véritables points d’entrée des documents.

11 Articulation principale de l’ouvrage, la table des matières offre, en un seul regard, la structure et le contenu du document. Souvent associée et complétée par une table des planches, la consultation d’une table des matières offre un premier panorama de l’ouvrage.

12 La typologie des tables des matières est variable : • Les tables chronologiques suivent l’ordre des pages et peuvent présenter des constructions hiérarchiques plus ou moins complexes : section, sous-section, chapitre, paragraphe. Autant de segmentations qui organisent la pensée et les propos. • Les tables index proposent des entrées par ordre alphabétique, comme un dictionnaire, qui soulignent ainsi la variété et le grand nombre des termes scientifiques. Si elles offrent un riche vocabulaire, elles ne rendent pas compte de la structure de l’ouvrage. • Les tables des matières des revues suivent l’ordre de parution des numéros toutefois, au fil des années, elles peuvent modifier leur présentation, changer la structure des rubriques.

13 Ces multiples cas de figure sont analysés et un soin particulier est apporté à leur restitution fidèle dans le Cnum.

14 Symbolisée par l'icône ci-contre (loupe), la recherche en mode texte est possible uniquement dans les notices bibliographiques, les tables des matières, des planches et des illustrations. Les boutons radio permettent de multiplier et combiner les critères de recherche : possibilité de choisir le type de document (monographie ou périodique), les types de table (matière ou illustration) pour rechercher un ou plusieurs mots, une expression ou une partie seulement d’un mot.

15 La recherche par début ou fin de mot peut être utilisée quand on recherche des informations sur une thématique précise. Si on s’intéresse aux techniques du son, la recherche début de mot « audio » donne les résultats suivants : audio, audiomètre, audiométrique. La recherche « ortho » propose : orthose, orthoptère, orthochromatique, orthographe, orthopédie, orthopédique, orthographie, orthoscopique, orthodiagraphe…

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16 Il est possible de rechercher le suffixe « scope » en fin de mot, recherche qui donne 111 occurrences dans La Nature, 16 dans la Lumière électrique et 282 au total.

17 Interroger les tables des illustrations permet de trouver des informations non mentionnées dans les tables des matières. Les termes « acanthoglosse » et « kiwi » sont uniquement présents dans la table des illustrations qui sont d’une grande richesse. La recherche « mots à la suite » permet de retrouver des expressions ou mots composés : Photographie céleste, Tour Eiffel. La recherche « mot à proximité » est plus aléatoire : le mot « vitesse » est dans la même phrase que « lumière » mais ne concernera pas forcément la vitesse de la lumière. Depuis cette interface, il est aussi possible de faire une recherche dans les titres de GALLICA. La convention avec la Bibliothèque nationale de France a permis de développer une passerelle de navigation d’après le protocole OAI-PHM12 entre Gallica et le Cnum et depuis 2009 entre le Cnum et Gallica. D’autres bibliothèques numériques peuvent également enrichir automatiquement leurs recherches en ciblant le Cnum par ce protocole.

18 L’OAI est un protocole d’interopérabilité qui permet l’échange des métadonnées (les notices) entre des bibliothèques numériques. Ces métadonnées contiennent, entre autres, le titre, l’auteur, la date d’édition et les mots-matières de chaque volume numérisé. Elles sont associées à une adresse URL pointant directement sur le site d’origine où le document numérique est consultable. Ces données sont exportées dans un fichier XML au format Dublin Core lors d’une requête sur le serveur OAI.

19 En octobre 2005, le Cnum a mis en place un serveur OAI, permettant le « moissonnage » régulier des métadonnées de ses collections qui peuvent être intégrées dans les bases des sites « moissonneurs » partenaires dont Gallica. Grâce à ce mécanisme, un utilisateur de Gallica qui fait une recherche en histoire des techniques, voit alors apparaître des résultats provenant, à la fois du catalogue Gallica et des catalogues d’autres bibliothèques « moissonnées » dont le Cnum. Sur la page d’affichage des résultats de GALLICA, des liens hypertextes du CNUM redirigent alors l’utilisateur vers ses propres tables des matières. Par ailleurs, dans le protocole OAI, chaque notice peut être associée à une, voire plusieurs « catégorie » (« SET » dans le jargon OAI). Cette catégorie désigne l’ensemble – qu’il soit basé sur un critère sémantique, éditorial ou arbitraire – auquel chaque volume est lié. En moissonnant le Cnum, il est possible de cibler une ou plusieurs catégories et ainsi, seul un sous-ensemble de la base est exporté. Actuellement, le Cnum dispose de quatre catégories : « Expositions universelles », « Catalogues commerciaux », « Revues » et « Monographies ». En indiquant une de ces catégories au moment du moissonnage, nos partenaires peuvent ainsi suivre les mises à jour de notre fonds en se focalisant sur le domaine ou le type de document qui les intéresse. Par la suite, d’autres catégories plus fines pourront être créées (par exemple la catégorie « Fortifications » ou « Catalogues de microscopes »), en fonction des centres d’intérêts des partenaires.

20 Depuis janvier 2009, à son tour, le Cnum moissonne et intègre les métadonnées de GALLICA. Ainsi, lorsqu’un utilisateur du Cnum ne trouve pas suffisamment de références pertinentes, il a la possibilité d’élargir sa requête en sélectionnant le catalogue Gallica sur la même page d’interrogation. Après avoir lancé sa recherche, il accède directement à la page du document hébergé sur le site partenaire. Actuellement, nous travaillons à l’identification et au repérage précis des catégories du catalogue Gallica qui correspondent aux thématiques du Cnum. Par la suite, ce filtrage permettra d’affiner les notices importées pour que les résultats de recherche correspondent davantage aux

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exigences de nos lecteurs, dont les pratiques d’interrogation ont fait l’objet d’une première étude en 2008.

21 Cette étude portait sur les usages des internautes, à partir d’un million de logs13. Elle s’appuyait sur deux critères : les logs de connexion disponibles sur le serveur hébergeant le Cnum, sur une période de 23 jours. Dans un deuxième temps, ont été retenus et étudiés les logs se référant au périodique La Nature, revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie, publication de vulgarisation scientifique et technique du XIXe siècle, l’une des plus importantes du fonds du Cnum, et surtout la plus consultée.

22 L’étude s’est d’abord intéressée au point d’entrée des utilisateurs dans le Conservatoire numérique. Un fichier log enregistre l’historique des connexions au serveur Web où le site est hébergé. Cet historique indique, pour chaque connexion, la date et l’heure de la connexion ou de l’action, l’adresse IP de l’utilisateur, la page consultée, le referer de la requête.

23 À partir du referer, un des éléments composant un log, on a pu déterminer la provenance des internautes, qui s’effectue soit à partir d’un moteur de recherche, soit via un accès direct. La date et l’heure déterminent le temps de connexion d’un internaute sur la bibliothèque numérique, ainsi que le temps passé, par exemple, lors de la consultation d’un document. Le fait qu’un log identifie la page consultée ou demandée permet, lors de son analyse, de savoir quels sont les documents ou pages les plus visualisés. Dans leur structuration, les logs comportent la présence d’équations de recherches, qui ont révélé les termes ou thèmes retenus et choisis par les internautes.

24 Une étude sur le type de recherches des internautes privilégiant un accès direct au Cnum a été réalisée. Suite à un inventaire des occurrences de recherches, treize thèmes apparaissent et trois sont privilégiés : les transports, les sciences de la vie et la communication. Cet inventaire a révélé une précision du vocabulaire de recherches, indiquant que les internautes maîtrisent parfaitement des termes techniques et le fonds documentaire. Ils ont connaissance du foisonnement des sujets abordés dans La Nature et de la richesse et la variété des illustrations.

25 Pour ceux qui accèdent directement au Conservatoire numérique (en inscrivant l’URL dans le navigateur, ou en enregistrant l’adresse dans leurs favoris ou en la désignant en marque-page), il est possible de caractériser deux types de lecteurs-internautes : des chercheurs spécialisés en histoire des techniques qui utilisent un vocabulaire technique savant et un public moins averti, mais tout aussi curieux. L’analyse du temps de consultation des internautes a pu être réalisée, car les logs comportent des éléments indiquant les dates et heures de chaque action faite sur la bibliothèque numérique. En regroupant les logs indiquant la même adresse IP on peut définir le temps de connexion. À travers cette analyse, on remarque que la majorité parcourt rapidement le Cnum : quelques minutes, voire quelques secondes. Mais en parallèle, il existe un public, moins nombreux, qui interroge de façon extrêmement pointue et qui consulte plus longuement car il a une grande connaissance du domaine d’interrogation et a su s’approprier le Cnum et ses outils, tant dans le mode de recherche que dans la navigation. Depuis un an, on constate aussi une augmentation significative de la durée des sessions de consultation, indiquant que le Cnum devient un outil de travail pour la recherche.

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Au-delà du Web : perspectives en termes technologiques

26 Le site Cnum et ses collections numériques sont aussi un lieu d’observation et de recherche en matière d’interaction humaine médiatisée. Ces travaux sont menés au sein du groupe de recherche « Interactivité pour lire et jouer » du Centre d’études et de recherche en informatique du Cnam (CEDRIC). Ils sont de deux ordres : d’abord dans l’enrichissement des typologies de documents potentiellement numérisables et, conjointement, dans l’étude d’interfaces de consultations plus performantes que ce que peut offrir le Web d’aujourd’hui. Nous ne décrirons ici que ceux pouvant intéresser plus directement la communauté de la recherche en histoire des techniques.

Le livre comme volume

27 La numérisation de livres est aujourd’hui pratiquée à une échelle quasi industrielle avec des machines de grande capacité, après massicotage ou placement à plat sous une caméra. Dès lors que l’objet livre devient lui-même centre d’intérêt, la mise à plat devient de toute manière insuffisante. On peut citer ainsi les livres d’artistes, avec souvent de nombreux collages superposés, les herbiers, et bien sûr les livres « à systèmes », c’est à dire avec parties mobiles. Les livres à systèmes ont une longue et fascinante histoire, qui remonte aux manuscrits du Moyen Âge. Ils ont d’abord été conçus à des fins didactiques, ou pour réaliser des outils d’aide au calcul. Depuis le XIXe siècle, les livres à systèmes sont principalement réalisés pour les enfants et utilisent une très grande variété de techniques d’animation : le tableau ci-dessous en récapitule les principaux. À partir des années 1960, les procédés s’industrialisent et une écriture spécifique à ce type de média apparaît14.

28 De tels ouvrages procurent une expérience de lecture allant beaucoup plus loin que le simple parcours du texte et des illustrations. Nous prendrons comme exemple un texte de l’ingénieur de la Renaissance Salomon de Caus, consacré à la gnomonique. La page reproduite en figure 1 inclut un modèle en papier de gnomon. Il est composé de deux plats posés initialement l’un sur l’autre. Le plus petit plat, qui représente le stylet du gnomon, doit être levé en premier. Le grand plat se lève ensuite en glissant le stylet dans une échancrure située sur le bord du grand plat. Une fois le modèle construit, le lecteur doit placer le livre au soleil, l’orienter dans la direction Est-Ouest et, grâce à l’ombre du stylet, lire l’heure solaire sur les graduations latérales.

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fig. 1/a - Salomon de Caus, La pratique et démonstration des horloges solaires, Paris, Drouart, 1624.

Bibliothèque du Conservatoire national des arts et métiers.

fig. 1/b - Sa reconstruction 3D avec simulation de l’ombre.

29 La numérisation de tels textes serait extrêmement utile, car leur manipulation répétée cause des dommages irréversibles. On conçoit toutefois qu’elle soit délicate, dans la mesure où elle impose souvent un démontage des parties mobiles du livre. Une

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numérisation 3D par le dessus, ne suffit en effet pas pour des montages de papiers perpendiculaires au plan du livre, ni pour résoudre les occlusions de parties cachées. L’exemple évoqué ici est toutefois suffisamment simple pour se prêter à des prises de vues successives des différentes parties du système.

30 Une fois photographiées les différentes parties du système, il est possible d’en décrire l’organisation sous la forme d’un arbre15. Chaque partie mobile est nommée et typée (volet, tirette, disque mobile, etc.) et possède une vue avant et arrière. À chaque type sont associés des attributs géométriques spécifiques (position et orientation de l’axe de rotation, direction de rotation, position initiale). Un attribut Parent permet de situer la partie mobile dans la hiérarchie du système, la racine de l’arbre étant la page du livre sur laquelle le système est posé. Un certain nombre d’actions sont associées à la partie mobile, qui sont effectuées par le lecteur et qui peuvent affecter le positionnement d’autres parties mobiles.

31 Deux options sont envisageables pour la reconstruction : nous pouvons, d’une part, choisir de reconstruire virtuellement toutes les parties du système (même celles qui sont invisibles, souvent cachées dans l’épaisseur de la page) afin d’obtenir une copie stricte de l’original : tous les mécanismes, leurs articulations et leurs effets seront préservés. Leur intégration se fera grâce à l’utilisation d’un logiciel gérant la physique de l’animation 3D dans l’environnement de consultation. Celui-ci déterminera les positions de chaque partie du système, en temps réel, en fonction des actions de l’utilisateur. Nous pouvons, d’autre part, décider que ces mêmes mécanismes sont d’un intérêt négligeable et que leur numérisation n’apporterait rien de fondamental. Seules les parties terminales (actionneur et actionné) seront donc prises en considération. Cette seconde option permet de s’abstenir de la reconstruction des structures cachées de la chaîne cinématique. D’un point de vue fonctionnel, la perte d’information (liens entre les parties du système) devra être compensée. Ceci pourra être réalisé par la création d’animations, mettant en scène les mouvements simultanés des systèmes liés entre eux. Idéalement, ces séquences permettront de visualiser toutes les configurations relatives du système, en partant de la position initiale jusqu’à la position finale des parties mobiles. À chaque action de l’utilisateur pour modifier la configuration d’un système donné, le fichier de l’animation sera joué, en avant ou en arrière à partir de la position courante, afin de faire correspondre à l’action effectuée (interaction utilisateur) les mouvements des différentes parties mobiles.

Le document et son contexte

32 Il semble ensuite intéressant d’étudier les modalités de la coexistence, au sein d’un unique environnement de visualisation 3D, de documents textuels et d’objets 3D reconstitués. Une application de tels dispositifs se trouve en histoire des techniques, où l’on voudrait pouvoir associer des reproductions d’appareils scientifiques, par exemple, et les ouvrages qui les décrivent. Nous nous intéressons en particulier aux situations où ce type d’association contextuelle n’est pas conçue a priori, par l’auteur d’un hypermédia, mais a posteriori par un lecteur qui a recours à plusieurs sources d’informations qu’il confronte.

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fig. 2 - Polarimètre Laurent et sa reproduction, dans D. Sidersky. Polarisation et saccharimétrie, Paris, Gauthier-Villars, 1900, p. 61.

Coll. particulière

fig. 3 - Détails du cadran gradué et du porte-oculaire.

33 Prenons comme exemple une situation que nous jugeons assez typique des usagers du site Conservatoire numérique. Il s’agit ici d’étudier le fonctionnement d’un appareil complexe ancien (ici, un polarimètre) à partir de documents historiques. La polarimétrie est une technique de chimie analytique qui permet le dosage de la teneur d’une solution en substances optiquement actives. On y a recours pour évaluer par exemple la teneur en sucre du jus de betterave. Le polarimètre de Laurent (1878) a été particulièrement employé à cette fin (fig. 2). Cet appareil a été décrit dans de nombreuses publications de l’époque, dont certaines sont d’ores et déjà numérisées et accessibles sur le Web (au Cnam et à la BnF, par ex.)

34 La confrontation entre la gravure et l’objet réel est intéressante (fig. 3). D’abord, leur similarité rassure. Un examen de détail révèle ensuite des différences. Le capot du polarimètre est absent de la gravure, sans doute pour exposer les parties plus essentielles qu’il cache. On voit aussi que l’exemplaire conservé est incomplet : il manque le miroir M. Le montage du bouton de réglage F diffère. Une rotation de 120° de celle-ci, possible avec les trois vis de fixation, permettrait de reproduire l’installation décrite sur l’illustration. L’objet a-t-il été mal (re)monté ? S’agit-il de versions différentes de l’appareil, produit pendant plusieurs décennies, ou bien s’agit-il

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d’un modeste exemple d’adaptation par l’utilisateur, pour une meilleure ergonomie au quotidien, par exemple ? Il n’est pas dans notre propos de répondre à ce type de question, mais plutôt de s’interroger sur les outils informatiques à fournir pour assister ces questionnements lorsqu’ils s’effectuent uniquement à l’aide de documents numérisés. fig. 4a - Une table de travail avec les documents originaux.

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fig 4b - une session de travail avec les documents numérisés sur le Web.

Sites Gallica/BnF, Conservatoire numérique/Cnam et Musée des arts et métiers)

fig. 5 - Simulation d’une session de travail dans le prototype d’environnement 3D.

35 Les figures 4a et 4b opposent une session de travail effectuée avec les documents et objets originaux, avec celle que peut effectuer aujourd’hui un lecteur du Web. Tout

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espace de lecture nécessite une organisation, une ergonomie voire une esthétique adaptées pour favoriser un travail efficace. Plus généralement, un espace de travail tel qu’un bureau, réel ou métaphore informatique, est organisé en fonction des aptitudes et préférences de son utilisateur. Ainsi, chacun étale à sa guise, selon ses propres critères, les différents documents sur lesquels il travaille. La mémoire spatiale du lecteur et son sens de l’organisation sont mis à profit et laissés libres sur une surface réduite limitée à la taille de son bureau. La métaphore du bureau apparue avec les interfaces WIMP (Windows Menus Icons Pointer) reprend ce principe et permet également à l’utilisateur d’organiser les différentes fenêtres. Les documents peuvent y être regroupés, dimensionnés très librement. Cependant, la surface de ces bureaux virtuels est très réduite et ne permet pas d’atteindre une productivité comparable à un bureau classique. Les fenêtres recouvrantes habillant les documents conduisent inévitablement et rapidement à un enchevêtrement de données qui s’oppose clairement à une bonne organisation.

36 L’environnement reproduit en figure 5 utilise la visualisation 3D temps réel pour faciliter l’organisation des documents16. Les différences de dimension entre les facsimilés textuels peuvent être compensées par un positionnement en profondeur. Le placement de côté offre une vue en perspective qui, sans offrir une lisibilité totale, permet de conserver une trace des activités de lecture. Les objets 3D sont eux aussi mobiles et manipulables selon un angle de vue arbitraire.

37 Passer de l’interface textuelle, unidimensionnelle, au volume, comme les technologies 3D temps réels l’autorisent dès à présent, pourrait permettre d’élargir le flux de communication entre les bibliothèques numériques et leurs usagers. Les interfaces présentées ci-dessus ne sont qu’à l’état de maquette et de prototypes. Il reste encore à comparer, dans un cadre expérimental commun, les procédés proposés par les différentes équipes qui contribuent à ce thème de recherche.

38 Les techniques de visualisation tridimensionnelle ou les techniques de visualisation, comme la page de vignettes, utilisée lors des contrôles qualité devraient permettre une « déambulation » plus rapide dans les bibliothèques numériques, freinées aujourd’hui dans leur usage, par la lenteur du chargement des pages et l’absence de « visualisation globale » de l’objet-livre. L’avenir des bibliothèques numériques spécialisées, comme le Conservatoire numérique, passe par la mise en place de ces déambulations rapides, plus encore que par « l'océrisation » massive, si décevante encore pour le livre ancien. Les corpus d’images techniques de grande qualité qu’il met en ligne méritent que les chercheurs en fassent un objet d’études. La plus grande durée des sessions de consultation est sans doute un premier indicateur intéressant d’appropriation des bibliothèques numériques comme outil de recherche, et non plus seulement comme catalogue d’images feuilletées au détour d’une interrogation rapide.

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NOTES

1. http//cnum.cnam.fr/ Voir Le Cnam, nouveau pôle associé pour la numérisation partagée dans le domaine des sciences et techniques, //www.bnf.fr/pages/infopro/cooperation/cnam.htm ; Geneviève Deblock, « La Bibliothèque numérique du Conservatoire national des arts et métiers », L’Archéologie industrielle en France, juin 2000, n° 36, pp. 28-33 ; Geneviève Deblock, Brigitte Rozet, Pierre Cubaud, « Le Conservatoire numérique des arts et métiers. Une création partenariale », Bulletin des bibliothèques de France, tome 46, n° 4, 2001, pp. 43-48. http//bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2001-04-0043-005. 2. Sur ces questionnements, voir Isabelle Westeel, Martine Aubry éds., La numérisation des textes et des images : techniques et réalisations, actes des journées d’études organisées à la Maison de la recherche, Université Charles-de-Gaulle, les 16 et 17 janvier 2003, Villeneuve d’Ascq, Éd. du Conseil scientifique de l’Université Charles de Gaulle-Lille 3, 2003. 3. //cnum.cnam.fr/RUB/usages_cnum.pdf 4. Anne-Marie Blanchenay, Une coopération autour des expositions universelles : http// chroniques.bnf.fr/numero_courant/cooperation/expos_universelles.htm 5. On trouve fréquemment le terme « catalogues de fabricants » dans les catalogues de vente des libraires ou chez les collectionneurs. Nous avons retenu l’expression plus appropriée de « catalogues de constructeurs ». 6. Voir la bibliographie reprenant l’ensemble des titres sur le site du Musée des arts et métiers (http//www.arts-et-metiers.net), rubrique « Ressources documentaires, bibliographies ». 7. Van Musschenbroek : machines de physique, mathématique, chirurgie. 8. Adnet : instruments de laboratoire ; Alvergniat : verrerie de laboratoire, microbiologie ; Brewer frères : verrerie et instruments de laboratoire ; Charrière : instruments de médecine et de chirurgie ; Chauvin : appareils de contrôle électriques ; Deleuil : instruments de chimie, optique, mathématiques ; Lerebours : instruments d’optique ; Nachet : instruments d’optique, micrographie. 9. Amadio : microscopes et instruments d’optique ; Arnold & sons : instruments de chirurgie ; Beck : microscopes ; Becker : instruments de physique. 10. Brückner : appareils scientifiques, verrerie de laboratoire ; Geissler Nachfolger : instruments de chimie, physique, bactériologie ; Schleicher : filtres pour instruments de laboratoire ; Zeiss : microscopes. 11. Scientific instrument Commission - Online scientific instrument trade catalogues. // www.sic.iuhps.org/refertxt/catalogs.htm 12. Open Archives Initiative’s Protocol for Metadata Harvesting. Voir Geneviève Deblock, Pierre Cubaud, « La coopération autour des programmes de numérisation : les projets fondés sur l’OAI, avec le réseau des bibliothèques associées : présentation du projet réalisé avec le Cnam, autour des expositions universelles et le protocole OAI et la bibliothèque numérique du CNAM », 10e journées des pôles associés. BNF 6 décembre 2006, Paris : //www.bnf.fr/PAGES/infopro/ journeespro/pdf/poles_pdf/poles2006_pdf/Deblock.pdf 13. Les logs sont les journaux de bord de connexion des internautes, lors de la consultation de bibliothèques numériques. Voir Claire Bernardoni. Étude des parcours individuels de consultation à partir des logs du Cnum, 2008. http//cnum.cnam.fr/RUB/usages_cnum.pdf 14. Peter Haining. Movable books, an illustrated history. New English Library, 1979. 15. Pierre Cubaud, Jérôme Dupire, Alexandre Topol, “Digitization and 3D modeling of movable books. In Proceedings of the 5th ACM/IEEE-CS Joint Conference on Digital Libraries”, Denver, CO, USA, June 07 - 11, 2005, JCDL ‘05. ACM, New York, pp. 244-245.

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16. Pierre Cubaud, Jérôme Dupire, Alexandre Topol, « A fluid interaction for the document in context », Proceedings of the 7th ACM/IEEE-CS Joint Conference on Digital Libraries, Vancouver, BC, Canada, June 18 - 23, 2007, JCDL ‘07. ACM, New York, pp. 504-504.

RÉSUMÉS

Le Conservatoire numérique (http://cnum.cnam.fr) est la bibliothèque patrimoniale en ligne du Conservatoire national des arts et métiers, produite par trois de ses entités : la Bibliothèque Centrale du Conservatoire national des arts et métiers, le Centre d’histoire des techniques et de l’environnement (CDHTE) et l’équipe « Interactivité pour lire et jouer » du Centre d’études et de recherche en informatique (CEDRIC). Riche aujourd’hui de plus de 500 000 pages, le Cnum, qui se consacre à la numérisation en histoire des sciences et des techniques, permet la consultation de périodiques savants, de catalogues de constructeurs, d’ouvrages encyclopédiques, de monographies… dont l’ensemble constitue des corpus thématiques autour de l’histoire de la construction, des expositions universelles, des théâtres des machines, de l’électricité, etc. L’installation d’une passerelle OAI permet au Cnum d’une part d’être accessible depuis d’autres bibliothèques numériques, comme Gallica, et d’autre part d’interroger diverses ressources numériques spécialisées. Le Cnum est également un laboratoire de recherche informatique, qui tend à mettre en relation, à travers le développement de la 3D le texte et l’ouvrage, puis l’ouvrage et l’objet.

The Conservatoire numérique des Arts et Métiers (CNUM) is a digital library specialized in science and technology history created and directed by the Cnam library and two research teams - a computer science laboratory and a centre in science and technology history. In this paper, we will briefly present the project, its digitized collection, and a study about browsing usages. We will then describe a metadata harvesting platform that we have installed in order to exchange metadata with other digital libraries. Finally, we will describe two research projects that illustrate how the CNUM is used as a laboratory to explore new ways to interact with digitized documents : the representation of digitized movable books and the simultaneous consultation of digital representations of historical tools and of the digitized documents that describe such tools.

INDEX

Keywords : catalogues of manufacturers, digital libraries, digitization, document image processing, Open Archives Initiative’s Protocole for metadata harvesting, reference retrieval Mots-clés : bibliothèques virtuelles, catalogues de fabricants, imagerie tridimensionnelle, numérisation, Open Archives Initiative’s Protocole for metadata harvesting (OAI), recherche documentaire

AUTEURS

RODRIGO ALMEIDA Bibliothèque du Cnam

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CLAIRE BERNARDONI Bibliothèque du Cnam

JEAN-PAUL CHEUNG Bibliothèque du Cnam

FRANÇOISE CHEVALIER Bibliothèque du Cnam

MIREILLE LE VAN HO Bibliothèque du Cnam

PIERRE CUBAUD Laboratoire CEDRIC / Cnam

KARINE RACZYNSKI Centre de documentation du Musée des arts et métiers

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L’apport des technologies de l‘information et de la communication (TIC) à la sauvegarde du patrimoine scientifique et technique contemporain (PATSTEC) The contribution of Information and Communication Technologies (ICT) to the safeguarding of the contemporary scientific and technical heritage

Yves Thomas et Catherine Cuenca

1 L’acronyme PATSTEC qui figure dans notre titre concerne les instruments, les machines, les outils, les prototypes, les systèmes, mais aussi les brevets, les documents divers, les entretiens oraux ou écrits de ces soixante dernières années, dans les domaines scientifiques et techniques. Le terme « patrimoine » est utilisé par facilité car il s’agit plutôt d’objets matériels et immatériels, en situation d’attente de sauvegarde et de patrimonialisation. Des objets difficiles car ils sont le plus souvent opaques, peu esthétiques, peu spectaculaires, complexes donc délicats à expliquer. De plus, ils ont tendance à proliférer ; leur conservation requiert ainsi des critères de sélection. Ce sont par exemple les différents types de microscopes électroniques (confocal, à balayage, à transmission, à force atomique, à pression variable), les nombreux appareils radiologiques (gamma caméra, scanner, IRM, PetScan), mais aussi les systèmes d’observation sous-marine depuis les premiers submersibles jusqu’aux robots sous- marins, les systèmes d’observation spatiaux, des télescopes optiques aux télescopes électroniques embarqués sur satellites, les ordinateurs depuis le monstre inopérant ENIAC de 1946 jusqu’au Personal Computer puissant d’aujourd’hui.

2 À travers ces quelques exemples, on devine qu’à la fois les méthodologies classiques de sauvegarde et la muséologie traditionnelle s’avèrent insuffisantes.

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3 La question que nous abordons ici à la lumière de nos dix années d’efforts de sauvegarde de ce patrimoine, porte sur les Technologies de l’lnformation et de la Communication (TIC) (comprenant notamment le Web, son imagerie et ses moteurs de recherche) : peuvent-ils, et doivent-ils, jouer un rôle, et lequel, à la fois pour la sauvegarde de tels objets et pour leur valorisation ?

4 Avant d’aborder cette question et afin de bien comprendre le contexte patrimonial, il nous semble important d’une part de caractériser le demi-siècle scientifique et technique qui vient de s’écouler, d’autre part de préciser l’impact sociologique et culturel des TIC issues de trente années de révolution numérique.

La techno-science contemporaine

5 La science contemporaine a fortement changé de dimension dans ses pratiques et ses objets, à la fois en direction de l’infiniment petit et vers l’infiniment grand.

6 L’observation, la compréhension des phénomènes qui, dans les années 1960, s’effectuaient à l’échelle du micromètre, sont réalisées aujourd’hui à celles du nanomètre et de l’angström, aux niveaux atomique et subatomique. À l’observation scientifique, se sont ajoutées la simulation numérique et l’ingénierie de miniaturisation qui ont engendré l’extraordinaire développement de la microélectronique, de la biologie moléculaire et de la synthèse de nouveaux matériaux. La microélectronique a généré la micro-informatique, les télécommunications numériques et les systèmes de contrôle commande embarqués. L’ingénierie moléculaire a mené aux séquençages des génomes et au génie génétique. Le génie des matériaux permet des innovations de produits à caractéristiques et performances spécifiques.

7 À l’autre « extrémité » des dimensions de la science, s’est développée la Big Science, dédiée notamment aux recherches spatiales et nucléaires, dans le cadre d’organismes comme la Nasa et l’Agence Spatiale Européenne, le Department of Energy américain, le CERN à Genève et maintenant ITER à Cadarache. Cette Big Science se caractérise par des installations gigantesques (les accélérateurs de Los Alamos et Brookhaven aux États- Unis, Troitsk en Russie, le Large Hadron Collider du Cern à Genève, le réacteur de fusion Iter), où se côtoient des chercheurs de multiples disciplines et du monde entier. C’est l’illustration concrète et localisée de la mondialisation de la science, facilitée en outre par l’interconnexion des puissances informatiques.

8 Le phénomène de la Big Science reste, pour des raisons économiques, limité et concentré, mais il a maintenant des retombées au niveau des laboratoires classiques de recherche que leurs tutelles poussent à grossir, par croissance externe et fusion, en vue de favoriser un contexte scientifique et technologique pluridisciplinaire et multi- approches. Ceci n’empêche pas les inventions ou découvertes, hors Big Science, de rester plutôt individuelles alors que les innovations qui en résultent ou qui s’en déduisent sont nécessairement amplement collectives, car impliquant des techniciens et ingénieurs de fabrication et de production, des services commerciaux et de marketing, des formateurs, des stratèges des organisations.

9 On notera d’ailleurs, dans cet esprit, que la science et la technologie se sont partout rapprochées et « cross fertilisées » : le monde des chercheurs et le monde de l’industrie se sont développés au plus près dans les parcs scientifiques, les technopoles et autres Silicon Valley ; les laboratoires et les start up ou spin off sont intimement liés, d’où le

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terme de techno-science, de plus en plus usité. Enfin, ces techno-sciences se sont mises rapidement au service des citoyens en envahissant et en bouleversant leurs vies quotidiennes par introduction de la micro-électronique, de la micro-informatique, des matériaux plastiques et composites, dans les habitations, en voiture et sur les lieux de travail, de service et de loisir.

10 Ainsi, les objets du futur patrimoine matériel, issus d’innovations techno-scientifiques de ces soixante dernières années, ont une histoire et un contexte complexes qui impliquent des hommes et des femmes qui devraient, par leurs apports écrits et oraux, fournir un indispensable et complémentaire patrimoine immatériel.

La révolution numérique et les nouvelles pratiques sociales et culturelles

11 Il est difficile d’aborder l’apport des TIC au domaine de la sauvegarde sans résumer l’évolution galopante de ces trente dernières années en matière de technologies numériques.

12 La révolution numérique prend sa source en 1971 avec la création par Intel du premier micro-processeur mais elle ne s’est réellement révélée qu’au début des années 1980 avec le micro-ordinateur Apple II et surtout grâce à l’avènement de l’IBM PC muni du système d’exploitation MS-DOS, qui avec Microsoft va engendrer un standard mondial et consacrer une nouvelle informatique, individuelle, mise en réseau et non propriétaire. Concomitamment, les télécommunications se numérisent et le réseau américain Arpanet permet aux chercheurs d’échanger des fichiers et des informations par courrier électronique, de même que se développent en France le Minitel, son annuaire et son courrier électroniques. Au début des années 1990, Arpanet devient Internet et s’ouvre au commerce mondial et au grand public. L’application World Wide Web du Cern, ses sites Web et ses browsers se greffent sur ce réseau. Simultanément, en attendant la croissance des débits d’Internet et des capacités mémoires des ordinateurs, de nouveaux supports amovibles et donc transmissibles se développent tels les CD-Rom, les DVD-Rom, les Hard Disks puis les clés USB. Les années 2000 consacrent l’utilisation mondiale (et les censures) d’Internet, un accès individualisé plus confortable et des applications de haut niveau telles « Google Maps » (le symbole du Web 2.0) et demain la fusion ordinateur/télévision, l’Internet Des Objets (IDO), les applications interactives en trois dimensions (3D media) et le sensoriel.

13 En matière de muséologie et plus généralement de sauvegarde d’objets, on comprend pourquoi en vingt ans, les inventaires documentés sont passés des bases de données textuelles munies de thesauri à des bases de données multimédia (textes, images fixes, images animées, images 3D, sons) interrogeables par des moteurs de recherche intelligents agissant sur des mots-clés mais aussi sur des phrases-clés, sur des caractéristiques d’images, sur des questions croisées pluri-objectifs.

14 Il y a plus : face à la croissance exponentielle des sites web et des informations qu’ils comportent, la recherche de ces informations ne s’effectue plus linéairement comme dans un livre ou dans une encyclopédie, mais à l’instigation de l’utilisateur, et d’une manière souvent chaotique. Étrangement, ce type de démarche se retrouve dans les pratiques sociales de notre « société néobaroque » actuelle1 : pour l’emploi (plusieurs métiers au cours d’une vie professionnelle, davantage de contrats à durée déterminée),

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les relations conjugales (plusieurs engagements au cours de la vie personnelle), les loisirs (vacances séquencées). « On est ainsi passé globalement d’une conduite de stratégie linéaire à une conduite tactique non linéaire ». La compensation des risques encourus, c’est l’interactivité.

15 Cette modification des pratiques sociales suggère aussi une modification irréversible des pratiques culturelles. Les musées ne peuvent plus ressembler à des livres mais doivent s’adapter aux visites virtuelles interactives (inéluctables) et à des visiteurs maintenant acculturés à l’utilisation de l’informatique, du Web et des technologies de communications sans fil.

16 Ayant précisé le contexte techno-scientifique des soixante dernières années et rappelé les effets de la révolution numérique, nous décrivons maintenant chronologiquement notre démarche de sauvegarde, avant de proposer une synthèse des apports des TIC à cette sauvegarde.

L’origine et le développement d’une mission nationale de sauvegarde du patrimoine scientifique et technique contemporain

17 En 1996, à l’instigation du Ministère chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche, une enquête auprès de l’Université de Nantes fut confiée à Catherine Cuenca2. Elle a permis de montrer que les instruments scientifiques, traces matérielles de la recherche et des innovations de la seconde partie du XXe siècle, disparaissaient des laboratoires et des services, comme dans de nombreuses universités françaises. Concomitamment, un nombre grandissant de chercheurs ayant participé à la création et à la dynamique des laboratoires quittaient depuis quelques années la vie professionnelle – un processus qui s’accélère aujourd’hui. Il en est de même pour les ingénieurs qui ont contribué aux grands programmes informatiques, aéronautiques, spatiaux...

18 En 1999, cette mission à visée d’inventaire documenté a été étendue à la région des Pays de la Loire3. Dans le cadre du contrat de plan État-Région en Pays de la Loire, un programme régional de sauvegarde du patrimoine scientifique et technique contemporain a été lancé à titre expérimental avec un cofinancement national, régional et européen. D’emblée, placé sous le contrôle d’un conseil scientifique présidé par Paolo Brenni et éclairé par Robert Halleux4 , le programme visait à sauvegarder sous forme multimédia à la fois les objets techniques mais aussi les témoignages des inventeurs et utilisateurs de ces objets. Nous avons alors développé à la fois une base de données de plusieurs milliers d’objets et des DVD Rom relatant et explicitant les « histoires de recherche et de chercheurs » dans les domaines de l’acoustique, du caoutchouc, de la cardiologie, de la chimie organique, de l’embryologie, du génie des procédés, du génie électrique, de la médecine nucléaire, de la micro-encapsulation, des milieux marins, de la neuro-imagerie, de la phyto-bactériologie, de la résonance magnétique nucléaire, de la transplantation rénale et du végétal, ainsi que dans le champ de la propriété intellectuelle.

19 Dès que le débit d’accès à Internet l’a permis, nous avons transporté tous ces résultats sur un site Web dédié à la fois aux professionnels de la culture, aux enseignants et à un large public (consultable aujourd’hui sur http://www.patstec.fr ). Une première étude

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d’usages des produits multimédia réalisés a alors été effectuée sous la direction de Catherine Ballé.

20 En 2003, dans la continuité des programmes décrits précédemment, le ministre chargé de la recherche confiait à Daniel Thoulouze5, alors directeur du Musée des arts et métiers, une mission nationale de sauvegarde et de valorisation du patrimoine scientifique et technique contemporain des établissements d’enseignement supérieur, des centres de recherche et des entreprises. L’objet était de susciter des initiatives régionales dans le cadre d’un réseau national et d’assurer un rôle de conseil et d’expertise pour la constitution de musées scientifiques et techniques contemporains. La mission nationale se proposait de collecter les instruments scientifiques, témoins de la recherche publique et privée, avec les documents majeurs qui y étaient associés ayant appartenu aux membres de l’enseignement supérieur, de la recherche et des entreprises, et de préserver la « mémoire vivante » de la recherche. Ce patrimoine, dans sa globalité et sa grande diversité, doit constituer l’un des outils privilégiés permettant à nos concitoyens de se familiariser avec les savoirs, les techniques et les innovations et représente pour les jeunes la base des vocations dans ces domaines.

21 Pour mener à bien ses objectifs, la mission nationale comprend une cellule de coordination nationale, qui a été située au Musée des arts et métiers6. La cellule apporte un soutien financier, des outils, un suivi et une expertise aux chefs de projet et à leurs collaborateurs dans les régions. Elle doit accompagner la mise en œuvre du programme dans les régions par le suivi et la coordination nationale, tout en généralisant la méthodologie sous forme de conseils et d’expertise. Elle doit aussi favoriser des événements marquant les étapes de réalisation dans les régions. Elle est également assistée d’un conseil scientifique et de groupes d’experts réunis dans un « observatoire » de ce patrimoine scientifique et technique.

22 Le Réseau national comprend aujourd’hui quatorze régions partenaires : Aquitaine, Auvergne, Bretagne, Bourgogne, Champagne-Ardenne, Franche-Comté, Languedoc- Roussillon, Lorraine, Midi-Pyrénées, Nord Pas-de-Calais, Haute-Normandie et Rhône- Alpes, en plus de l’Île-de-France et des Pays de la Loire. Chaque mission régionale est coordonnée par un chef de projet placé soit au sein d’une université (PRES, Pôle européen, mission de culture scientifique…), soit au sein d’un musée de science, soit enfin dans une délégation régionale du Cnam. Les missions comportent aussi des comités de pilotage composés des différentes composantes universitaires, organismes de recherche et grandes écoles, mais aussi des acteurs locaux de la culture avec l’appui des DRRT, DRAC et collectivités territoriales. Dans certaines régions, ces actions peuvent aller jusqu’à la création de départements, antennes ou musées scientifiques et techniques.

23 Aujourd’hui, la base de données nationale comporte plus de 5 000 fiches, munies de 20 000 photographies, vidéos, textes ou animations et des partenariats avec des entreprises (EDF, Essilor) et avec le Cern ont été mis en place. Par ailleurs, la mission nationale inscrit sa réflexion dans un cadre de coopération internationale grâce à des réseaux d’experts européens existants, comme sur l’instrumentation avec la SIC (Symposium International Commission). Dans cet esprit, une journée d’étude a été organisée, au Musée des arts et métiers, réunissant les responsables de collections des grands musées de sciences et de techniques européens (Milan, Munich, Londres, Leyden, Liège…) et d’un musée américain (Smithsonian Institution). Sous l’impulsion de Serge Chambaud, actuel directeur du Musée des arts et métiers, un consortium est né à

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Milan en 2008 au Musée Léonardo da Vinci pour une ouverture de la mission nationale à l’échelle européenne.

L’apport des TIC à la sauvegarde du patrimoine scientifique et technique contemporain

24 Dans La nouvelle culture, Bernard Deloche écrit : « Le patrimoine doit être compris d’une nouvelle manière, non seulement par référence aux supports, que l’on cessera de fétichiser, mais surtout en prenant en considération l’identité même du contenu à transmettre »7. C’est aussi ce que nous avons défendu précédemment, pour le patrimoine scientifique et technique : les objets n’ont de sens et d’intérêt que s’ils sont accompagnés de l’expression et des explications des hommes et des femmes qui les ont utilisés, créés ou développés. La valorisation des objets matériels sauvegardés passe ainsi nécessairement par la réalisation d’œuvres numérisées impliquant les auteurs et les acteurs. Ceci est nouveau par exemple par rapport au travail de l’Institut national de l’audio-visuel, qui sauvegarde notamment les œuvres cinématographiques et audiovisuelles, car dans le cas du patrimoine scientifique, les œuvres ne préexistent pas, elles sont à construire. Il faut en effet produire un patrimoine numérisé à la fois pour sauvegarder le patrimoine scientifique mais aussi pour le montrer et le démontrer dans une démarche pédagogique et esthétique.

25 En réalisant des « histoires de recherche », nous avons voulu relater, par le développement de produits multimédia, des histoires vécues, balisées par les objets utilisés ou réalisés, démontrant le rôle et le métier de chercheur dans ses apports plus ou moins importants à l’avancement de la connaissance et, quelquefois au développement économique.

26 En réalisant les « histoires de laboratoires », nous avons voulu, toujours par le développement de produits multimédia, expliquer comment la coopération entre individus inventifs et entre équipes de compétences diverses s’organisent au cours du temps autour d’instruments de plus en plus performants pour atteindre les objectifs suggérés par des conseils scientifiques vigilants. Sur le plan des TIC, l’accès dans un livre d’histoire à des vidéos, dont les acteurs sont les chercheurs impliqués, engendre par son réalisme une grande force de conviction et de démonstration.

27 Par exemple, en contribuant à une exposition réelle, au moyen de panneaux numérisés, sur les cinquante années du verre Varilux d’Essilor, nous avons tenté d’expliquer qu’entre l’invention individuelle de ce verre progressif par Bernard Maitenaz et la réussite commerciale de l’innovation, il aura fallu des décennies de coopération entre de nombreux spécialistes de recherche/développement, de production, d’instrumentation, de marketing, de publicité et de managers. On conçoit ce que pourrait apporter en complément l’exposition correspondante en ligne en trois dimensions, qui pérenniserait l’exposition réelle et en permettrait des améliorations et des mises à jour.

28 En réalisant, au moyen de liens vers les items du site Patstec, un module de Master multimédia sur les domaines scientifiques et technologiques les plus innovants de ces dernières années, nous avons enfin proposé aux étudiants un produit numérique dans l’esprit de leurs nouvelles pratiques interactives, en les amenant à construire eux- mêmes de tels produits sur une thématique techno-scientifique imposée.

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29 En résumé, nous pouvons dire avec Catherine Ballé, que cette démarche, ces outils, ces produits basés sur les TIC ont engendré au moins trois types d’usages : un usage patrimonial, un usage scientifique et un usage culturel. L’usage patrimonial, ou de patrimonialisation en cours, est dû à l’outil informatique de travail collaboratif qui permet le réseau national et à la base de données commune qui autorise, au moins transitoirement, la conservation in situ des objets réels. L’usage scientifique est issu des archives audio et vidéo qui montrent et démontrent les genèses des inventions et des innovations, l’interaction chercheurs objets, les démarches et les métiers de la recherche, d’une manière générale la sociologie de la recherche. Enfin, l’usage culturel concerne à la fois l’enseignement qui s’appuie de plus en plus sur des documents numériques et la diffusion de la culture scientifique et technique qui doit s’adapter aux nouveaux comportements des jeunes face aux TIC. Ce dernier usage suppose cependant la présence de médiateurs car les contenus sont nécessairement un peu difficiles.

30 Dans tous ces cas, le numérique ou le virtuel contribuent à introduire la dimension humaine dans des composantes matérielles, naturellement inanimées, austères et peu explicites. Pourtant des observateurs font encore souvent le reproche de la désincarnation, estimant que jamais le virtuel ne remplacera le réel du musée (où pourtant règne l’interdiction de toucher). Alors comme toujours, avec l’utilisation de TIC galopantes, imaginons le futur, proche.

31 Avec le naissant Internet des objets (IDO), on a la possibilité de personnifier des objets en leur attribuant intelligence et capacités de communiquer. C’est la possibilité d’identifier de manière unifiée des éléments d’information numérique (URL des sites web) et des entités physiques par puces RFID (Radio Frequency Identification Systems) et Bluetooth. C’est la passerelle entre les mondes physique et virtuel, c’est un nouvel internet qui va permettre, via de tels systèmes électroniques normalisés et des dispositifs mobiles sans fil, d’identifier directement et sans ambiguïté des entités numériques et des objets physiques et de pouvoir ainsi récupérer, stocker, transférer et traiter, sans discontinuité entre les mondes physique et virtuel, les données s’y rattachant.

32 On peut imaginer au moins deux types d’utilisation muséale de ces nouvelles technologies. D’une part, par simple emploi de son téléphone portable, le visiteur d’un musée réel du patrimoine scientifique et technique contemporain, pourra, de manière personnalisée et grâce à l’accès à des informations multimédia, remettre en perspective et en contexte dynamiques, les objets qui lui sont proposés à l’observation. D’autre part et inversement, un utilisateur d’Internet, visionnant de quelque lieu que ce soit, une exposition en ligne, pourra accéder par webcam aux objets réels, tels qu’ils sont, in situ, exposés dans des musées du monde réel.

33 Avec l’avènement ensuite de l’Internet sensoriel, cet utilisateur pourra même « toucher » ces vrais objets !

Conclusion

34 Il apparaît que pour la sauvegarde d’un patrimoine contemporain dont les acteurs sont le plus souvent vivants, l’apport des TIC est essentiel et incontournable : il permet la réalisation d’œuvres multimédia apportant la dimension humaine à des objets matériels complexes et souvent opaques.

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35 Par ailleurs, les TIC fournissent aux utilisateurs un accès de plus en plus facile, une interactivité naturelle, des moyens de recherche puissants, l’immersion dans un média mondial entré dans les mœurs, des démarches conformes à l’évolution des pratiques sociales, culturelles et éducatives, une communauté de pratiques. Les TIC offrent aux réalisateurs la facilité d’actualisation et d’édition dans un espace standardisé de communication et de travail coopératif.

36 Ces technologies ne sont cependant que le support d’œuvres dont la réussite et l’adéquation dépendent grandement de la qualité des scénaristes et des « acteurs » ainsi que des méthodologies d’essence maïeutique employées au sein d’un partenariat chercheurs/industriels/professionnels du patrimoine/utilisateurs.

37 Parmi les difficultés à mentionner, on peut citer les coûts directs et indirects de telles opérations, leur renouvellement périodique indispensable et la complémentarité qu’il faut imaginer et construire avec les musées.

fig.1 - La page d’accueil de ce DVD Rom illustre la complémentarité entre le patrimoine matériel (les objets technoscientifiques documentés) et le patrimoine immatériel (les chercheurs qui ont utilisé ou créé ces objets avec leurs histoires de vies).

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fig. 2 - Après une description succincte de son Curriculum Vitae, l’histoire de vie du chercheur a été divisée en 9 étapes (ici, celle qui a mené à la création de l’entreprise Eurofins) : chaque étape est illustrée à droite par quelques explicitations (sous forme textes, vidéos ou animations) de termes utilisés par le chercheur ou par des compléments à l’histoire qu’il raconte. En haut, les objets utilisés par le chercheur peuvent être « appelés » pour une meilleure compréhension du contexte.

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fig. 3 - La page d’accueil de cette « histoire de laboratoire » montre un mélange délibéré entre le domaine purement historique (un livre anniversaire illustré par des vidéos, l’inauguration, le créateur du laboratoire Jean Rouxel, la conception architecturale du bâtiment) et les activités de recherche en cours (les piles à combustible, les nanotechnologies, entretiens avec des doctorants) qui constituent pour les visiteurs du laboratoire, notamment les jeunes, une explication et une illustration de la complexité des outils et des résultats de recherche. Dans certains cas (par exemple, le photovoltaïque et les photo batteries), on constate que les résultats d’aujourd’hui sont issus d’une longue histoire (25 ans) de recherche comportant essais et erreurs.

fig. 4 - Dans le cadre de la formation à distance ou de l’auto apprentissage, un module de culture scientifique et technique a été développé en s’appuyant, par des liens, sur le site Patstec et en laissant de larges initiatives aux étudiants qui doivent notamment concevoir et réaliser un chapitre analogue à l’un des 9 mentionnés ci-dessus.

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fig. 5 - L’objet, ici l’un des premiers microscopes électroniques à transmission, est décrit dans sa constitution, dans son principe, dans son utilisation et photographié sous différents angles.

NOTES

1. Bernard Deloche, La nouvelle culture, coll. Patrimoine et société, Paris, L’Harmattan, 2007. 2. Catherine Cuenca-Boulat, « Premiers repérages du Patrimoine santé à l’Université de Nantes », La Lettre de l’Ocim, n° 53, 1997, pp. 37-40. 3. Catherine Cuenca, Yves Thomas, Catherine Ballé, éd., Le patrimoine scientifique et technique contemporain ; un programme de sauvegarde en Pays de la Loire, Paris, L’Harmattan, 2005. 4. Robert Halleux, « Des collections en quête d’une destinée », dans Les collections scientifiques des universités, Presses universitaires de Nancy, 2008, pp. 41-47. 5. Daniel Thoulouze « Le patrimoine scientifique et technique contemporain », La Revue, n° 43-44, 2005, pp. 44-56. 6. Catherine Cuenca, « Une mission pour la sauvegarde du patrimoine scientifique et technique contemporain », La Revue, n° 43-44, 2005, pp. 44-56. 7. Bernard Deloche, La nouvelle culture : La mutation des pratiques sociales ordinaires et l’avenir des institutions culturelles, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 206.

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RÉSUMÉS

A la lumière de dix années de pratique de sauvegarde du patrimoine scientifique et technique contemporain, nous insistons ici sur la dimension humaine apportée par des oeuvres multimédia qui constituent un indispensable complément à des objets matériels complexes et souvent opaques. Des histoires de recherche, des histoires de laboratoire, des histoires de produits industriels ont ainsi été conçues, réalisées et produites sur supports DVD Rom ou sites web et sont utilisées aussi bien par des professionnels de la sauvegarde que par des publics d’enseignants, de lycéens et d'étudiants.

INDEX

Keywords : contemporary scientific and technical heritage, ICT, material and immaterial heritage, new social practices, research lab story, technoscience Mots-clés : histoire de recherche, nouvelles pratiques sociales, patrimoine matériel et patrimoine immatériel, patrimoine scientifique et technique contemporain, technoscience, TIC

AUTEURS

YVES THOMAS Polytech / Université de Nantes

CATHERINE CUENCA Université de Nantes / Musée des arts et métiers

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Pour l’utilisation des SIG (systèmes d’information géographique) en histoire des techniques : entre documentation et analyse spatiale For the use of GIS (geographical information systems) in technical history : between documentation and spatial analysis

Jean-Louis Kerouanton

« La carte n’est pas une réalité »1.

1 Cette phrase peut paraître évidente ; elle indique cependant la nécessaire prudence que nous devons toujours avoir devant les représentations quelles qu’elles soient et tout particulièrement devant une carte ou un plan. La topographie, c’est bien connu, ne prend sens que couchée sur le papier ou lisible sur un écran d’ordinateur. Pour passer de la sphère terrestre à la lecture bidimensionnelle, il s’agit d’utiliser des systèmes de projection dont on sait qu’ils sont imparfaits2. Les lignes qui suivent traitent d’un type particulier de représentation qui concerne l’interprétation des lieux, un type de représentation fort ancien mais dont les nouveaux outils numériques autorisent depuis bientôt deux décennies la manipulation par un nombre croissant de chercheurs et d’étudiants. Plus récemment encore, la généralisation des outils personnels de navigation de type GPS, les tracés d’itinéraires et l’accès aux cartes routières ou aux plans de ville sur internet nous familiarisent avec un certain type de cartographie utilisant les systèmes d’information géographique (SIG). Nous tenterons d’abord une revue sommaire des représentations spatiales en histoire des techniques3. Les cas qui seront présentés ensuite relèvent de recherches développées depuis plusieurs années au sein de l’équipe d’histoire des techniques du Centre François Viète de l’université de Nantes4. Entre procédés industriels et patrimoine, ils se situent en totale continuité avec les travaux de modélisation qu’évoquent Michel Cotte et Florent Laroche dans leurs articles respectifs de ce numéro des Documents pour l’histoire des techniques5. Ils émanent également, pour certains d’entre eux, d’expériences précédentes au sein du

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ministère de la Culture et tout particulièrement dans le cadre des travaux de l’Inventaire général6. Les recherches présentées permettront nous l’espérons, d’ouvrir le débat. Il ne s’agira pas dans ce court article de donner des conclusions définitives mais de réfléchir à quelques pistes provisoires en ce qui concerne l’utilisation des systèmes d’information géographiques par un historien des techniques.

Question d’échelle. La carte, de l’atelier au territoire

2 Il faut en préambule souligner avec Jean-Luc Arnaud7, le peu d’outils de travail satisfaisants pour les historiens en matière de cartographie. Si « les manuels relatifs à l’analyse spatiale sont assez nombreux » pour les architectes ou les géographes, les historiens, quand ils s’en servent n’y trouvent pas leur compte, confrontés à des procédés « souvent trop sophistiqués » alors que leurs données sont lacunaires. J.-L. Arnaud signale cependant l’opportunité nouvelle que représente l’évolution des techniques informatiques facilitant la manipulation de certains outils8. Sans doute l’auteur se concentre-t-il plutôt sur les questions d’histoire urbaine mais sa réflexion toute récente (publiée au printemps 2008) sur l’analyse spatiale et la cartographie en fait l’une des références incontournables9. Nous renverrons également à une publication de 2004 de la revue Histoire et Mesure plus spécifiquement dévolue aux systèmes d’information géographique qui fait la part belle aux problématiques de cartographie et d’espace, appliquées à l’archéologie et l’urbanisme10.

3 Avant de tenter quelques entrées vers l’histoire des techniques, nous utiliserons ces deux références pour donner les définitions générales et les nuances préliminaires qui semblent indispensables : « L’analyse spatiale est un ensemble de démarches qui visent à décrire l’organisation des structures matérielles de l’espace et les manières dont il est occupé. Ces démarches sont surtout mises en œuvre par les géographes, les architectes, les anthropologues et les sociologues. Elles intéressent cependant les historiens dès qu’ils ne considèrent pas l’espace comme une toile de fond uniforme et sans qualification, comme un simple lieu privilégié d’observation. L’utilisation de l’analyse spatiale en histoire repose sur deux hypothèses quant à la manière dont l’espace se constitue : 1) les différences de distribution d’un phénomène ne résulte pas du hasard ; elles en sont l’expression concrète ; 2) la distribution des phénomènes dans l’espace n’est pas neutre dans la manière dont ils évoluent et se transforment »11.

4 « D’une façon générale, la conception d’un SIG est avant tout un processus de modélisation d’une problématique intégrant une dimension spatiale ou géographique, de structuration des phénomènes retenus comme caractérisant, concrétisant celle-ci avant d’être un problème d’ordre informatique. Ces phénomènes sont à l’intersection de trois espaces ou ensembles, à savoir l’espace de la réalité observable (thématique, sémantique), l’espace spatial ou géographique et l’espace temporel. L’information spatiale ou géographique créée correspond à une des parties visibles des phénomènes et n’a de sens que rapportée à ces espaces pris ensemble »12.

5 Pour Françoise Pirot et Anne Varet-Vitu en effet, « créer un SIG est une démarche intellectuelle reposant sur une approche systémique alors que la création d’information spatiale matérialise uniquement la structure des objets géographiques » ; il ne s’agit donc pas seulement de gérer les données pour les organiser facilement sur une carte grâce à une simple manipulation informatique.

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6 Il n’est pas sûr que ce nous présentons dans cet article dépasse le stade de la simple compilation documentaire pour arriver au statut véritable de système d’information géographique tel que défini à l’instant. Conscient que nous n’empruntons à Nantes guère plus qu’un chemin, l’enjeu véritable de notre travail est de proposer les prémisses d’une analyse qui permette d’engager la connaissance des objets techniques selon leurs emplacements respectifs, bref d’en faire une réelle analyse spatiale. Mais pas d’analyse spatiale sans organisation de la connaissance sous forme cartographique. L’idée que nous défendons est d’essayer à terme le passage de l’objet technique (ou/et industriel) à son territoire, à travers l’analyse des « process », le lien de machine à machine dans le fil de la production lui-même, de son environnement immédiat, l’atelier ou l’usine, à son territoire de production et d’usage. En somme, le territoire pris depuis l’amont dans sa logique de fabrication jusqu’à l’aval par ses usages ou sa logique d’écoulement marchand13. C’est dire que la notion d’échelle paraît extrêmement importante : on pourrait ainsi étudier la machine dans son atelier ou/et passer à l’échelle régionale de la production (par exemple la construction navale dans le cas de l’industrie) ou de l’utilisation (ainsi les navires, dans celui des transports). En terme de cartographie, il ne s’agit donc plus seulement de considérer comme carte la carte régionale ou nationale mais également le plan de la ville, du quartier, de l’usine jusqu’à celui de l’atelier dans lequel se joue le cœur du procédé technique avec ses machines, ses outils, ses gestes et ses pratiques.

7 À ce titre, l’intégration des nouvelles technologies et la confrontation avec la question de la modélisation ou de la conception assistée par ordinateur ouvrent de nouvelles perspectives complémentaires pour la compréhension de l’objet technique. Parlant à la fois d’objet et d’espace, on voit bien comment la recherche s’inscrit désormais dans une interrogation sur la question des échelles (des temps, des territoires) où le geste, le savoir-faire, le procédé composent un système sociotechnique.

Y a-t-il une faiblesse de la cartographie en histoire des techniques ?

8 Sans avoir la prétention de faire un bilan exhaustif, il ne semble pas inutile de revenir sur certaines publications plus ou moins anciennes pour tenter d’en dresser un panorama rapide et en marquer quelques évolutions.

9 L’histoire des techniques passe notamment par la présentation des machines, très régulièrement par les coupes des objets et plus rarement des installations immédiatement environnantes, également très généralement en coupes : nombreuses sont bien sûr les illustrations en ce sens dans les irremplaçables ouvrages pionniers de Bertrand Gille et de Maurice Daumas14. Mais il ressort immédiatement que le passage au plan de l’atelier relève de l’exception. De telles figures se comptent à peine sur les doigts d’une main dans chaque volume de l’Histoire générale de Maurice Daumas15. Deux plans d’usine chez M. Daumas16 mais pas plus dans l’Histoire des techniques de B. Gille 17 dans laquelle pourtant le deuxième plan est bien censé expliciter les nouvelles organisations de l’industrie automobile contemporaine. Le discours sur l’espace technique est évidemment présent dès ces ouvrages fondateurs mais force est de constater que la traduction graphique en plan ou en carte, illustrative ou analytique est globalement absente.

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10 C’est peut-être par le biais des approches patrimoniales et tout particulièrement de l’archéologie industrielle que le mouvement d’analyse spatiale en histoire des techniques a connu en France de nouveaux développements. Accompagnant à la fin des années 1970 la naissance et le développement d’une importante association militante en faveur du patrimoine industriel, le Cilac, la publication par Maurice Daumas de son Archéologie industrielle en France marque incontestablement un tournant 18. Plaçant l’usine dans son contexte physique et non plus seulement purement économique, Maurice Daumas mettait ainsi délibérément sa longue expérience d’historien des techniques (et avec lui, celle du Centre d’histoire des techniques du Cnam) au service de la compréhension du « paysage industriel » dont il précisait dans des chapitres importants, la définition générale et ses « éléments singuliers »19. L’attention aux développements matériels bâtis des usines anciennes réclamait ainsi naturellement une représentation graphique bien plus systématique des objets techniques de production dans leur environnement. Sur les presque trois cents figures du livre, on peut en effet recenser, en lien étroit avec les nombreuses photographies de sites, une vingtaine de plans d’établissement ou de cartes de situations20 ce qui, compte tenu du nombre finalement limité d’exemples étudiés, constitue une proportion réellement significative. En accordant une réelle importance à l’étude des « plans de différentes époques », la démarche de l’équipe de Maurice Daumas se voulait alors résolument pluridisciplinaire21. Les contacts avec les archéologues mais peut-être aussi avec certains chercheurs de l’Inventaire général, alors encore en plein développement, permettaient aussi des confrontations sur l’étude monumentale et ses méthodes dans un champ nouveau22.

11 Dresser un bilan de la situation actuelle, ce serait alors logiquement constater les développements réguliers d’une telle pratique. Les nouveaux outils numériques aidant, surtout à partir des années 1990 avec la généralisation des ordinateurs personnels, on constaterait que cette tendance à l’intégration territoriale et à l’analyse spatiale des phénomènes pouvait trouver naturellement sa place dans l’ensemble des études en histoire des techniques consacrées à tel ou tel développement sur un territoire donné. Mais on aura compris, dès les remarques citées plus haut de Jean-Luc Arnaud, qu’ici comme ailleurs la problématique historienne ne s’est en fait globalement pas encore emparée de la méthode et des approches spatiales, moins encore de celles de type SIG qui, pourtant, comme nous le verrons, font surface de temps à autre.

12 Loin de nous cependant l’idée de réduire nécessairement la discipline à telle approche plutôt qu’une autre. La technique n’est pas que territoire, loin s’en faut23. Pour comprendre, par exemple chez les Seguin, les développements des ponts suspendus ou des chaudières à vapeur, point n’est besoin pour Michel Cotte d’utiliser systématiquement la réflexion sur le territoire. La compréhension du phénomène passe plutôt par l’analyse fine des forces pour les uns ou de la première chaudière de Stephenson pour les autres24. Pas de cartographie en l’occurrence et c’est somme toute, normal. Le même auteur ne manque cependant pas d’établir les cartes générales du réseau fluvial rhodanien, du basin houiller de la Loire et bien entendu celle du chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon25. Tout au plus pourrait-on lui demander à quoi pouvaient bien ressembler les ateliers de Saint-Marc à l’origine de l’entreprise26.

13 Un exemple parmi tant d’autres possibles mais qui pose la question des principes de l’analyse et plus spécialement des objets et des échelles considérées. Il est probable en effet que ce que nous défendons ici relève plus facilement de l’étude, non pas d’un

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phénomène technique général comme par exemple les développements de l’énergie à vapeur, mais de celle des paysages et des objets de production – les usines et les ateliers. C’est d’abord dans les approches monographiques sur telle ou telle usine ou tel territoire que la carte et le plan pourraient trouver naturellement leur place. Une fois ces études réalisées, les compilations plus synthétiques seraient possibles, ouvrant pour le coup sur des discours plus généraux.

14 On en est proche avec l’étude de Florent Laroche sur Batz-sur-Mer dans laquelle les modélisations de la laverie de sel sont d’ores et déjà intégrées à l’architecture environnante proche27. Mais d’intégration à la totalité des bâtiments, point ; ce serait, pourquoi pas, l’étape suivante. Les projets de l’équipe sont bien d’associer les différentes étapes de la réflexion, la modélisation numérique des machines pouvant s’intégrer à l’analyse de l’environnement bâti et son territoire28.

15 Il faut cependant dire que cette cartographie des unités de production dispose de quelques antécédents notables. La multiplication actuelle des ouvrages très largement illustrés facilite grandement la publication de documents anciens et les plans y ont une part importante29. Mais c’est autre chose de les analyser ou d’en faire la synthèse. Là encore, pas d’inventaire exhaustif mais quelques très bons exemples récents, comme ces plans des forges de Sarthe et de Mayenne30, l’état au XVe siècle de la saline royale de Salins31 ou encore les évolutions de la manufacture d’armes de Saint-Étienne32. Ces trois réalisations représentent un réel effort documentaire mené à partir de la compilation des plans anciens, de toute évidence lié à un effort graphique remarquable33. On peut lire sur ces plans différents types d’indications chronologiques, des comparaisons d’implantations spatiales générales des différents ateliers ou encore des superpositions de projets avec leur réalisation ultérieure, qui ouvrent la voie de campagnes de traitement plus systématiques pour l’analyse des bâtiments industriels.

Le « plan global » 34 et la statistique graphique

16 La réflexion d’ensemble serait cependant incomplète si nous n’abordions pas la notion de carte générale et plus particulièrement les cartes issues de traitement statistiques – le traitement automatique de données y prend ses dimensions les plus évidentes. Ce type de cartes, très largement utilisé pour traduire les phénomènes économiques et sociaux, connaît des ancêtres prestigieux. Comment ne pas citer ici les remarquables productions du XIXe siècle, les travaux de Joseph Minard dans les années 1850 et les publications issues de la Statistique générale de la France comme les Albums de statistique graphique publiés à partir de 1879 35. Les cartes liées aux transports, aux circulations des matières premières, à l’industrie y sont nombreuses.

17 En histoire des techniques et de l’industrie aujourd’hui, la carte thématique générale est assez régulièrement utilisée dans les publications d’ensemble sur un territoire donné. Citons les Indicateurs du patrimoine industriel, publiés par les différents services régionaux d’inventaire qui font ainsi presque systématiquement appel à ces cartes statistiques en cartographie numérique : typologie des unités étudiées bien entendu mais également régulièrement, éléments de datation et de chronologie des différentes installations industrielles36. Ce qui se dessine avec ces synthèses, c’est peu à peu la naissance de la compréhension de l’importance globale des usines dans les territoires, cette notion de paysage industriel que défendait si justement Maurice Daumas37.C’est peu à peu également la notion d’Atlas qui émerge au sein de la communauté. Sans

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doute, les avancées en termes de connaissance du patrimoine industriel permettent- elles plus facilement les publications de ce genre38. Tout en posant la question patrimoniale, une publication toute récente à Lyon ouvre plus généralement sur le territoire de l’industrie, avec le souhait avoué de pouvoir disposer à terme d’un SIG39

18 L’étude peut cependant aller beaucoup plus loin. Nous citerons pour seul exemple le travail remarquable mené lors de l’enquête sur les forges du Maine40. Toutes les échelles des plans et des cartes SIG ont ici été mises en oeuvre au profit d’une histoire technique et industrielle : de l’usine, nous l’avons vu précédemment, aux nombreuses cartes régionales et jusqu’aux cartes statistiques nationales. Telle carte explicite les services dus pour les forges, telle autre le commerce du fer dans le Maine au XVIIIe siècle ou l’approvisionnement en bois41. Plus loin, passant à la France, on dispose des statistiques de production de fonte de seconde fusion pour la fin du XIXe siècle ou encore de la répartition de la clientèle Chappée entre 1882 et 193242. On se situe dans cette tentative systémique de compréhension de la technique, dans cette histoire plus globale « qui a marqué les paysages, mobilisé hommes et capitaux »43.

L’état de la recherche au Centre François Viète

19 Le Centre François Viète à Nantes développe actuellement ses axes de recherche d’histoire des techniques autour de deux directions principales : le monde industrialo- portuaire et le littoral du point de vue thématique44, l’intégration des technologies numériques à l’histoire du point vue méthodologique. À ce dernier titre, nous l’avons écrit plus haut, la collaboration étroite avec l’École centrale de Nantes est fondamentale dans notre dispositif45

20 Nos recherches personnelles s’organisent en ce moment autour de deux directions plus précises : l’étude des chantiers navals de La Ciotat et la rétroconception d’une machine ancienne sur les modèles déjà éprouvés dans le laboratoire, modélisation d’un grand plan relief du port de Nantes selon les mêmes méthodologies mais avec une complexité et des enjeux plus développés.

21 La première thématique correspond à la modélisation d’une cintreuse horizontale des années 1950 à La Ciotat – démolie depuis – à la suite d’une première étude commandée par la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) de Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) consacrée à une mise au point sur l’histoire générale du site des anciens chantiers navals et son évaluation patrimoniale, en particulier pour les engins de levage46. La modélisation et l’étude du contexte technique et industriel de la machine mobilisent également les compétences d’un maître de conférences et d’un élève- ingénieur de l’École centrale de Nantes47. L’objet de la recherche actuelle serait de préciser les différents fonctionnements des machines dans l’ensemble du procédé industriel. Nous n’en sommes pas encore à la modélisation des circuits de production, c’est-à-dire à la véritable ambition de l’analyse spatiale, mais l’intégration virtuelle d’un objet comme la cintreuse dans l’ensemble du territoire de l’usine nous parait bien sûr constituer une étape nécessaire. La première phase de l’étude avait en effet été l’occasion d’utiliser les outils SIG pour établir les plans généraux d’implantation à différentes dates. Nous avons pour cela utilisé des plans anciens disponibles que nous avons géoréférencés48. Cette étape permet ensuite de superposer automatiquement les différentes informations chronologiques sans problème d’échelle et d’orientation. La simple superposition visuelle de plans de différentes natures selon ce procédé est déjà

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très éclairante. Elle l’est davantage encore quand on redessine les différents plans sous format vectoriel. Les différentes informations graphiques peuvent ainsi être transformées en polygones, en lignes ou en points auxquels on peut rattacher toutes les informations nécessaires organisées en base de données. Le plan des chantiers de 195249 va nous servir d’exemple. Ses mises en rapport possible avec les informations plus récentes informent considérablement l’évolution du site dans une phase fondamentale de restructuration industrielle : extensions progressives sur le domaine public maritime, réorganisation globale des chantiers, passage d’un circuit de production aux éléments plus éloignés des cales de construction à une rationalisation du « nouveau circuit ». Les machines encore en place au moment de l’étude sont également localisées et informées dans le dispositif.

22 La deuxième recherche évoquée est une commande du Musée du Château des Ducs de Bretagne au Centre François Viète50. La modélisation de la maquette du Port de Nantes de 1900 (un grand plan relief au 1/500e environ, de 16 m²) met en œuvre à des fins de recherche et de valorisation grand public un ensemble de compétences particulièrement vaste51. Il s’agit en effet de considérer l’objet pour lui-même comme pièce de musée mais aussi comme élément documentaire majeur pour la compréhension de Nantes en 190052. Pour l’historien des techniques, il s’agit de comprendre et d’expliciter les développements industriels et portuaires dans leur ampleur spatiale et territoriale, les fonctionnements internes des usines, mais aussi leurs connexions. Le projet s’étend sur trois ans (2008-2011) : à partir de la numérisation de la maquette, on obtiendra une « photographie » 3D de l’objet, informée sous forme de base de données, qui sera ensuite restituée, à plusieurs niveaux, en réalité virtuelle auprès du public et des chercheurs. L’équipe constituée pour ce projet réunit des compétences d’enseignants-chercheurs et d’élèves de l’Université de Nantes (historiens, informaticiens, électroniciens) et de l’École centrale de Nantes (mécaniciens, spécialiste de génie industriel) ; elle devrait s’étendre pour les phases suivantes à des géographes et à des architectes. C’est l’ensemble d’un territoire donné qui est interrogé dans sa complexité urbaine et portuaire. L’objet lui-même a d’ailleurs évolué. Présenté en 1900 à l’Exposition universelle dans le cadre du pavillon des Chambres de commerce portuaires, il a ensuite servi de « démonstrateur » permanent dans le hall de la Chambre de commerce de Nantes, jusqu’en 1914. Il a ainsi connu des mises à jour régulières : comblement d’un canal, mise en place du pont transbordeur lors de sa construction en 1903, établissement progressif des quais… La démarche historienne consistera d’abord à critiquer l’objet lui-même avant d’en tirer les informations possibles pour l’histoire nantaise.

Conclusion

23 Nous sommes bien conscients que l’essentiel du chemin reste à faire. On peut imaginer progressivement pouvoir « rentrer » dans les ateliers eux-mêmes par un simple changement d’échelle, mais à la condition de disposer de la documentation adéquate. Un des avantages importants de la « navigation » SIG est en effet cette possibilité permanente de changer les échelles de lecture et cette réflexivité du plus petit au plus grand. Encore faut-il imaginer ce système conceptuel que doit être le SIG. On aura compris que la question interdisciplinaire est au cœur de la démarche méthodologique

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que nous essayons d’initier ; elle ne pourra se développer dans ce domaine précis sans la collaboration de cartographes, sans contact et sans dialogue avec la géographie53.

24 Une des voies d’avenir en termes de SIG dépasse déjà l’élaboration des données brutes et leur mise en forme systémique par les chercheurs. Les accès sur internet se développent aujourd’hui à grande vitesse. Certains sites permettent désormais la juxtaposition de leurs propres données avec des importations personnalisées si elles sont déjà géoréférencées54. C’est probablement une des pistes vers laquelle doivent se tourner également l’ensemble de nos recherches en termes d’inter-opérabilité : la mise en ligne espérée des modélisations dynamiques des machines anciennes, intégrées du point de vue géographique aux données spatiales du paysage technique et industriel.

Fig. 1 – Chantiers navals de La Ciotat, 1952. Archives SEMIDEP2009

Cartographie Jean-Louis Kerouanton, 2009

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Fig. 2 – Géoréférencement du plan de 1952

Cartographie Jean-Louis Kerouanton, 2009

Fig. 3 – Interprétation vectorielle du plan de 1952

Cartographie Jean-Louis Kerouanton, 2009

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fig. 4 – Des informations superposées : l'évolution des chantiers

Cartographie Jean-Louis Kerouanton, 2009

fi. 5 – Implantation générale et emplacement des machines restantes en 2007

Cartographie Jean-Lois Kerouanton, 2009

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fig. 6 - Modélisation de la cintreuse à membrures Bennie

Modélisation Didier Serveille, 2009

fig. 7 – Vue de la maquette du port de Nantes lors de la numérisation, juin 2009

cliché Jean-Louis Kerouanton

25 fig. 8 – Un état de la numérisation 3D, juin 2009

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Copie d'écran

fig. 9 - L’emprise de la maquette par rapport aux plans anciens géoréférencés

Cartographie Jean-Louis Kerouanton 2009

NOTES

1. Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, L’invention de la France, Paris, Librairie générale française, 1981, p. 89.

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2. C’est par exemple la comparaison classique entre la projection ancienne de Mercator et celle de Peters dans les années 1970, avec son équateur au milieu et son égalité des surfaces représentées qui a remis en cause une lecture « nordiste » du monde. 3. En limitant nos exemples à la France. 4. Florent Laroche, Michel Cotte, Jean-Louis Kerouanton, Alain Bernard, « Objet, société, technologies de l’information et de la communication : l’apport du patrimoine et de l’histoire des techniques dans la capitalisation des connaissances, la valorisation et les approches méthodologiques de l’ingénieur », 131e congrès national des sociétés historiques et scientifiques, « Tradition et innovation », Grenoble, 2006, thème 8 « L’actualité du passé » (édition électronique à paraître) ; Florent Laroche, Michel Cotte, Jean-Louis Kerouanton, Alain Bernard, « L’image virtuelle comme source de connaissance pour le patrimoine technique et industriel : comment allier histoire et ingénierie ? », dans Bertrand Lavédrine dir., Genres et usages de la photographie, 132e congrès national des sociétés historiques et scientifiques (Arles, 2007), Paris, CTHS, 2009, pp. 53-64 (édition électronique). 5. Le présent article est le prolongement et le développement d’une communication orale, « Des échelles, de l’objet, de l’espace : SIG, TIC et Histoire des techniques », donnée dans le cadre du Congrès de la Société française d’histoire des sciences et des techniques, Paris, 3-5 septembre 2008, Session Histoire des techniques. Cette réflexion n’existerait pas sans l’apport de certains collègues depuis plusieurs années déjà, tout particulièrement Christophe Batardy du ministère de la Culture dont nous citons l’article écrit au moment où il nous faisait partiellement découvrir les SIG : « La cartographie automatique et les systèmes d’information géographique, aperçu méthodologique », Jean Steinberg dir., Cartographie pratique pour la géographie et l’aménagement, Paris, SEDES, 1996, pp. 111-121. 6. Jean-Louis Kerouanton, Daniel Sicard, collab. Association d’histoire de la construction navale à Nantes, Alain Bouras, Michel Pacault, La construction navale en Basse-Loire, Loire-Atlantique, Images du patrimoine, Inventaire général, Nantes, Association pour le développement de l’Inventaire général des Pays de la Loire (ADIG), 1992 ; Jean-Louis Kerouantondir., LU : une usine à Nantes, Images du Patrimoine, Inventaire Général, Nantes, ADIG, 1999 (édition revue et augmentée) ; id. dir., dossier « Nantes : un modèle ? », L’archéologie industrielle en France, n° 41, décembre 2002, pp. 4-93 ; id., « Usines des îles, usines de Loire : cas de figures à Nantes », ibid., pp. 14-23. Pour ce qui est de la cartographie proprement dite : Jean-Louis Kerouanton, « La tabletterie et la brosserie en France, 1845-1936. Matériaux statistiques », dans Bertrand Fournier et Hélène Frichet-Colzy dir., Le bois, l’os, la corne, l’ivoire, la nacre. Aspects de la tabletterie en France, Amiens, Agir-Pic, 2001, pp. 29-40 ; id., « Éléments de cartographie pour la connaissance de l’architecture balnéaire bauloise », dans Les réseaux de la villégiature, In Situ, revue internet de l’inventaire général (www.revue.inventaire.culture.gouv.fr) n° 4, mars 2004. 7. Jean-Luc Arnaud, Analyse spatiale, cartographie et histoire urbaine, Marseille/Aix-en-Provence, Parenthèses/MMSH, 2008. 8. Ibid., pp. 9-10. Nous nous garderons bien d’évoquer les logiciels utilisables aujourd’hui, tant l’offre est évolutive, tout particulièrement en ce qui concerne les logiciels libres. Une source internet générale cependant : www.portailsig.org. 9. Le constat de Jean-Luc Arnaud est à confronter avec les propos comparables tenus voilà pourtant plus de vingt ans dans son avant-propos par Xavier de Planhol, Géographie historique de la France, Paris, Fayard, 1988, pp. 9-10. 10. Dossier « Systèmes d’information géographique, archéologie et histoire », Histoire et Mesure, vol. XIX, no 3/4, 2004. 11. J.-L. Arnaud, Analyse spatiale, op.cit., p. 7. 12. Françoise Pirot et Anne Varet-Vitu, « Introduction », Dossier « Systèmes d’information géographique, archéologie et histoire », Histoire et Mesure, vol. XIX, no 3/4, 2004, pp. 219-222.

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13. On comprendra sans peine ce que nous devons comme tant d’autres à la question des systèmes techniques à propos desquels il suffira ici de citer Yves Deforge, Technologie et génétique de l’objet industriel, Paris, Maloine, 1985 et bien entendu Bertrand Gille, Histoire des techniques, Paris, Gallimard, 1978. 14. Maurice Daumas dir., Histoire générale des techniques, Paris, PUF, 5 vol. 1962-1979. 15. Ibid. En dehors des quelques plans d’urbanisme, citons les quelques exemples liés au discours technique : dans le volume 2, la carte des chemins de Saint-Jacques de Compostelle, p. 356, les agrandissements successifs de Toulon entre 1515 et 1701, p. 420 (trois plans non orientés et à des échelles différentes), les bassins de Portsmouth (avec schéma et plan des machines), p. 427 ; dans le volume 3, pour les transports modernes, rien pour la route mais la carte du Grand Trunk Canal en Angleterre, p. 300, pour les chemins de fer, les installations de voies ferrées au Creusot en 1785, p. 373 et le développement des chemins de fer en France, pp. 408-409 (quatre cartes chronologiques) ; seulement deux plans d’établissement industriel, dans le volume 4 enfin, dont la carte des usines électriques de Paris, p. 443. 16. ibid., vol. 3 : une usine de blanchissage vers 1830, p. 634, et une sucrerie de betteraves vers 1835, p. 642. 17. B. Gille, op. cit. L’ensemble des roues hydrauliques de Tharsis, p. 397 et le plan de la nouvelle usine Volvo de Kalmar en Suède, p. 1293. 18. Maurice Daumas, L’archéologie industrielle en France, Paris, Robert Laffont, 1980. 19. ibid., pp. 13-91. 20. Dus à Gérard Jigaudon, ibid., p. 463. Il est clair que pour bon nombre de travaux, quand cela est possible, la collaboration avec des graphistes, des infographistes et des cartographes est une plus-value incontestable. 21. Ibid., p. 435. 22. Ibid., p. 9. 23. Même si la dimension bâtie n’en est pas totalement exclue, nous n’avions, par exemple, pas présenté les cartes SIG des anciennes fonderies de l’Atlantique dans un article plus centré sur l’élaboration même de l’objet industriel, « De la théorie au modèle : les hélices comme sculptures calculées, le cas des fonderies de l’Atlantique à Nantes », dans Patrimoine Scientifique, In-Situ. Revue des patrimoines, n° 10, mai 2009, www.revue.inventaire.cultur.gouv.fr 24. Michel Cotte, Le choix de la révolution industrielle. Les entreprises de Marc Seguin et ses frères (1815-1835), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, pp. 193-200 et pp. 436-437. 25. Ibid., pp. 250, 352 et 402. 26. Ibid., p. 61. 27. Florent Laroche, dans le présent volume. Mais on pourrait dire la même chose d’Alain Michel (auteur également dans ce recueil) : malgré une iconographie remarquable avec de nombreux documents graphiques, il ne publiait en 2007 qu’une seule petite synthèse cartographique faisant état de l’usine Renault en 1930 : Alain P. Michel, Travail à la chaîne : Renault, 1898-1947, Boulogne- Billancourt, ETAI, 2007, p. 79. Alain Michel passera ensuite à son projet « usine 3D » dans lequel la question de l’étude fine des bâtiments est, cette fois, évidente. Des collaborations entre équipes sont peut-être à ce titre à envisager : Jean-Louis Kerouanton, Florent Laroche, Alain Michel, « Histoire des techniques industrielles et reconstitutions 3D », intervention à la journée d’étude Usages des sources numériques en histoire des sciences et des techniques-II , Paris, Cité des sciences et de l’industrie, octobre 2009. 28. Ce qui permettrait la validation des circulations en dehors des ateliers, comme l’a esquissé pour l’instant sommairement Florent Laroche dans sa thèse, Contribution à la sauvegarde des objets techniques anciens par l’archéologie industrielle avancée : proposition d’un modèle d’information de référence muséologique et d’une méthode inter-disciplinaire pour la capitalisation des connaissances du patrimoine technique et industriel, École centrale de Nantes/Université de Nantes, sous la direction de Alain Bernard et Michel Cotte, décembre 2007, pp. 312-314.

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29. Pour cette question des sources : Catherine Manigand-Chaplain, Les sources du patrimoine industriel, Paris, Cilac, Éditions du patrimoine, 1999. 30. Jean-François Belhoste, Évelyne Robineau et alii,La métallurgie du Maine : de l’âge du fer au milieu du XXe siècle, Paris, Éditions du patrimoine, 2003, p. 181 (les forges de Chemiré et de Moncor, p. 263, le soufflage à air chaud à Port Brillet ou encore, p. 274, l’évolution de l’usine de Port-Brillet de 1831 à 1970). 31. Jean-François Belhoste, Christiane Roussel, Une manufacture princière au XVe siècle : la grande saline de Salins-les-Bains, Jura, site et territoire, Besançon, Association pour la promotion et le développement de l’inventaire comtois (ASPRODIC), 2006, p. 28 par exemple, la chronologie de la reconstruction au XVe siècle ou p. 62, les installations techniques au XVe siècle. 32. Bernard Bacher, Jean-François Brun, Éric Perrin, La manufacture d’armes de Saint-Étienne : la révolution des machines, 1850-1870, Saint-Étienne/Clermont-Ferrand, Ville de Saint-Étienne/Musée d’art et d’industrie/Un, deux... quatre éd., 2007, entre autres p. 29 (la situation du projet de 1830). 33. Il est vrai aussi que les éditions en couleurs permettent une lisibilité accrue dans ce genre de publication. 34. D’après l’expression employée dans Espace français. Vision et aménagement, XVIe-XIXe siècle, Paris, Archives nationales, 1987, p. 185. 35. Gilles Palsky, Des chiffres et des cartes : naissance et développement de la cartographie quantitative française au XIXe siècle, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1996. 36. Nathalie Van Bost, Brasseries et malteries (Nord-Pas-de-Calais), Lille, La Voix du Nord, 2000, avec une belle analyse en quatre cartes de la densité des brasseries depuis 1888, pp. 18-19 ; Pascale Moisdon-Pouvreau, Patrimoine industriel des Deux-Sèvres, La Crèche, Geste éditions, 2005 (le nombre des usines actives de 1880 à 1950, confronté aux sites étudiés, pp. 10-11). On est cependant frustré par le principe de ces ouvrages qui interdit aux chercheurs de publier les plans des sites qui figurent pourtant régulièrement dans les dossiers des services régionaux d’inventaire du patrimoine. 37. Voir les travaux de Marina Gasnier qui a su composer sa thèse publiée sous le titre Le paysage de l’industrie en Ille-et-Vilaine, XIXe-XXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, à partir de ses travaux à l’inventaire général de Bretagne : id., Patrimoine industriel de l’Ille-et-Vilaine, Paris, Éditions du patrimoine, 2002. 38. Gracia Dorel-Ferré, A tlas du patrimoine industriel de Champagne-Ardenne. Les racines de la modernité, Reims, CRDP de Champagne-Ardenne, 2005 ; Cécile Gouy-Gilbert, Jean-François Parent, Atlas du patrimoine industriel de l’Isère-Un état des lieux au début du XXIe siècle, Grenoble, Patrimoine en Isère, 2007. 39. Florence Berthet, Anne Gigolotti, Sarah Wasserstrom, Atlas de l’aventure industrielle de l’agglomération lyonnaise, Lyon, Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise, 2009. 40. J.-F. Belhoste, É. Robineau et alii, La métallurgie du Maine, op.cit, cartographie de Christohe Batardy et infographie de Marc Brugier. 41. Ibid., pp. 111, 228 et 255. 42. Ibid., pp. 301, 314. 43. Denis Woronoff, « Préface », dans ibid., p. 15. 44. Histoire et techniques du paysage industriel portuaire en France, XVIIe-XXe siècles, colloque organisé par le Centre François Viète d’Épistémologie, histoire des sciences et des techniques (EA 1161), Brest-Nantes, avril et juin 2008, sous la direction de Jean-Louis Kerouanton et Sylvain Laubé (à paraître) ; Objets et territoires maritimes et navals : histoire et patrimoine, journée d’étude, Nantes, Musée du château des ducs de Bretagne, juin 2009. Le Centre François Viète est membre du GIS d’Histoire maritime depuis 2008. 45. F. Laroche, op. cit. Notre collaboration passe par une convention de partenariat IRCCyN – UMR 6597/Centre François Viète.

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46. Jean-Louis Kerouanton, Les chantiers navals de la Ciotat, rapport de recherche, Centre François Viète, université de Nantes, DRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, décembre 2007. 47. Résultant d’un nouveau contrat de recherche avec la Direction régionale des affaires culturelles Provence-Alpes-Côte d’Azur, ce travail a fait l’objet d’une première communication par Jean-Louis Kerouanton, Didier Serveille, « La cintreuse à membrures Bennie et les chantiers navals de la Ciotat », Objets et territoires maritimes et navals : histoire et patrimoine, Nantes,Musée du château des ducs de Bretagne, juin 2009 et d’une courte restitution vidéo par Jean-Louis Kerouanton, Florent Laroche, Didier Serveille, La cintreuse. Cinématique. 48. Le géoréférencement est le rattachement de données à des coordonnées géographiques. On peut géoréférencer des données purement graphiques, comme des images préexistantes de cartes ou de plans, mais aussi des données vectorielles, comme des plans d’architecture conçus numériquement (sous AutoCAD par exemple). Dans le même système de projection, toutes ces données seront cohérentes entre elles et sont donc comparables et superposables. Les images anciennes, opaques par définition, peuvent désormais sur certains outils être observées en transparence plus ou moins grande ; c’est par exemple le cas sur le site public géoportail (www.geoportail.fr) où les cartes topographiques sont plus ou moins visibles sur fond de photographies aériennes. 49. Archives SEMIDEP- La Ciotat. 50. Responsable scientifique, Jean-Louis Kerouanton ; comité de pilotage, Jean-Louis Kerouanton, Florent Laroche (ECN Nantes/ IRCCyN), Bertrand Guillet et Christophe Courtin (Musée d’Histoire du château des ducs de Bretagne). 51. Florent Laroche, Christophe Courtin, « La maquette du port de Nantes : modélisation d’un territoire technique », Objets et territoires maritimes et navals : histoire et patrimoine, Nantes,Musée du château des ducs de Bretagne, juin 2009, communication. 52. Nous avions déjà collaboré avec le Musée du château à propos de cet objet important. Bertrand Guillet, Laurent Huron, Jean-Louis Kerouanton, « La maquette du Port de Nantes », 124e congrès national des sociétés savantes, « Des villes, des ports, la mer, les hommes » (Nantes, 1999),Paris, CTHS, 2001, pp. 143-155. 53. Une des premières pierres à ce dialogue nécessaire a été posée, chez nous, grâce à la contribution de la géographe, Nacima Baron, « Pour ouvrir le débat, regard d’une géographe : histoire des techniques, espace et territoire », Objets et territoires maritimes et navals : histoire et patrimoine, Nantes,Musée du château des ducs de Bretagne, juin 2009, communication. 54. C’est déjà le cas du site piloté par le BRGM [http://infoterre.brgm.fr] qui permet l’import de données spatiales supplémentaires par le biais de protocoles spécifiques (WMC, Web map context, piloté par l’OGC, Open geospatial consortium) pour des données en XML qui préservent le géoréférencement. Cette opération est également possible sur Google Earth. Elle le sera bientôt sur certains sites locaux : le conseil général de la Seine-Saint-denis est en pointe sur ce sujet avec des liens ouverts qui devraient être opérationnels début 2010 sur l’ensemble du site cartographique du département dont l’atlas du patrimoine qui est déjà en ligne [ www.atlas- patrimoine93.fr ].

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RÉSUMÉS

La recherche en histoire des techniques peut-elle passer par l’analyse spatiale ? Un bilan sommaire de la question de la représentation graphique spatiale dans la littérature française permet d’ouvrir le débat sur les échelles de lecture nécessaires pour aborder la notion de paysage industriel. Les travaux en cours du Centre François Viète de l’université de Nantes se développent autour de deux approches complémentaires : les mondes portuaires et l’introduction des technologies numériques dans l’histoire. Les approches de rétroconception sont à mettre en perspective avec leur intégration dans la dimension spatiale des procédés, qui passe par le développement des SIG. L’article aborde les exemples de La Ciotat et Nantes.

Can research in technical history be done through spatial analysis ? A short assessment of the question of spatial graphic representation in French scientific production provides an opportunity to open discussion about the necessary scales to deal with the notion of industrial landscape. The works in process at the Centre François Viète (Nantes university) operates on two complementary levels : port territory and digital technologies in history. Reverse engineering must be put into perspective with their integration in a spatial industrial process dimension, which development is important with GIS methodology. The article is illustrated with two examples, La Ciotat and Nantes.

INDEX

Keywords : cultural heritage, GIS, history, industry, La Ciotat, landscape, map, Nantes, technology, territory Mots-clés : carte, histoire, industrie, La Ciotat, Nantes, patrimoine, paysage, SIG, technique, territoire

AUTEUR

JEAN-LOUIS KEROUANTON Université de Nantes Centre François Viète (EA 1161)

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Varia

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Éclairer les arts : Eugène Julia de Fontenelle (1780-1842), ses manuels Roret et la pénétration des sciences appliquées dans les arts et manufactures Elucidating the arts : Eugène Julia de Fontenelle (1780-1842), his Roret manuals, and the penetration of the applied sciences into the arts and manufactures

Joost Mertens

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit de l’anglais et augmenté par Liliane Pérez « Long-tems encore l’industrie restera en proie à cette lèpre, et les bienfaits des sciences seront repoussés ». Eugène Julia de Fontenelle, Manuel du tanneur (1833)

1 Eugène Julia de Fontenelle (1780-1842), né à Narbonne, fit ses études à l’École de pharmacie de Montpellier, écrivit un essai sur les eaux minérales en 1814, se rendit à Paris en 1822 comme professeur de chimie médicale à l’École de médecine et, à partir de 1826, devint un important technologue et fut l’auteur de 22 manuels Roret.

2 Avant de décrire son itinéraire intellectuel, rappelons ce que recouvre alors la technologie. Au XIXe siècle, la technologie française – la description (scientifique) des arts industriels – conjugue trois héritages : (a) la description érudite des arts et manufactures menée par les auteurs de l’Encyclopédie et de la Description des arts et métiers publiée par l’Académie royale des sciences, et par Jean-Marie Roland de la

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Platière dans la section industrielle de l’Encyclopédie méthodique, (b) les débuts plus humbles d’une technologie systématique dans la presse d’annonces1, (c) la tradition technologique allemande (Beckmann, Poppe, Hermbstädt) importée en France par Jean-Henri Hassenfratz, le Lycée des arts de Charles-Emmanuel Gaullard-Desaudray ainsi que la Société d’encouragement pour l’industrie nationale2.

3 Quatre types de publications technologiques peuvent être distingués. En premier lieu, les traités théoriques de technologie ou « technonomie » selon l’expression de Gérard- Joseph Christian. C’est la tradition representée par les technologues généralistes comme Johann Beckmann, Christian, Charles Babbage et Andrew Ure. Deuxièmement, la presse technologique, par exemple les Annales des arts et manufactures (1800-1818) et les Annales de l’Industrie nationale et étrangère (1820-1827). Un troisième média de l’édition technologique est formé par les encyclopédies et les dictionnaires, par exemple le Dictionnaire technologique (1822-1835) de Louis-Sébastien Lenormand et Louis-Benjamin Francœur. Enfin, les manuels constituent la quatrième sorte de publication. Dans cette catégorie, la célèbre collection de manuels Roret formant une encyclopédie des sciences et des arts est l’exemple le plus remarquable.

4 La plupart de ces éditions technologiques et particulièrement les manuels Roret prétendent éclairer les arts, pour reprendre l’expression de Jean-Antoine Chaptal dans sa Chimie appliquée aux arts3. Le projet d’éclairer les arts par la science recouvre trois étapes. D’abord, les arts et leurs diverses opérations sont transcrits en mots et en dessins, permettant une description plus ou moins systématique de ce que l’on fait, des matériaux utilisés, des outils employés et des biens produits. Cette étape descriptive, que nous appellerons « première étape » dans la suite de l’article, est censée dévoiler les connaissances et les compétences parfois sans mots, implicites, tacites, des opérations de la routine industrielle4. Les productions à ce niveau – mémoires dans les journaux technologiques, articles de dictionnaires, traités complets ou manuels – recouvrent deux usages. D’une part, elles donnent lieu à des éditions pédagogiques pour l’instruction des manufacturiers, des artisans et des ouvriers de l’industrie. D’autre part, elles forment le matériau empirique utilisé par les savants, dans la « deuxième étape ». Là, les arts sont éclairés par la réduction des opérations techniques en des principes généraux et par la recherche des causes des phénomènes produits, des règles techniques qui assurent l’efficacité et des raisons des échecs et des opérations contre-productives. C’est le domaine de l’analyse théorique et de l’explication scientifique des arts5. Dans la « troisième étape », ces principes et ces théories sont appliqués à la conception d’améliorations, de perfectionnements et même de techniques entièrement nouvelles. Ce niveau de la science appliquée est le moteur de l’innovation et du progrès selon ses protagonistes : « Mais la chimie des arts ne se borne point à porter son flambeau sur ce qui est connu, ou à perfectionner ce qui se pratique : elle crée, chaque jour, de nouveaux arts… »6.

5 Le projet d’éclairer les arts est étroitement lié au mouvement de « désincorporation » des métiers. Liliane Pérez, s’inspirant de la formule d’Alain Cottereau, a résumé cette connexion dans l’introduction de sa thèse d’habilitation : « La popularisation de la technologie à la française est civique, pédagogique et réformatrice… Elle est ancrée dans une idéologie politique du décloisonnement des arts et métiers et de la constitution d’un espace public de la technique… Mais le caractère institutionnel et élitiste de la technologie… laisse peu de place à la reconnaissance des savoirs pratiques opératoires… Elle marque cependant l’existence d’une voie technologique spécifique, ancrée dans l’observation des

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métiers et dans la conviction que la rationalité n’est pas constitutive de leurs pratiques mais qu’elle ne peut naître que d’un projet politique de ‘décloisonnement’, de ‘désincorporation’ nécessaire des savoirs, de la constitution d’un espace public de la technique… »7.

6 Il y a une certaine logique entre la « désincorporation » du savoir artisanal et la publication de reconstitutions technologiques des arts. Si les corporations ont été décriées du fait des secrets de métier, de leur routine prétendument aveugle ou de leur opposition à l’innovation et à toute intrusion scientifique, et si la « désincorporation » est vue comme une réaction politique adéquate, abolir les structures traditionnelles de transmission du savoir artisanal posait d’autres problèmes, parce qu’après une génération, si l’on peut dire, personne ne saurait comment faire du pain, du vin, un chapeau, une chaussure, une table, un couteau ou réaliser les couleurs pour peindre les murs d’une maison. Donc, avant d’abolir les corporations et leur mode de transmission du savoir technique, il fallait mettre des mots sur le savoir transmis, le publier dans des livrets et des manuels au service de nouvelles formes d’enseignement et d’éducation et inviter les savants à « porter leur flambeau » sur le savoir technique extrait de cette manière. Éclairer les arts était donc une précondition à leur réelle « désincorporation ».

7 Roret a très bien compris cela8. Selon les éditeurs de la quatrième série de la Bibliothèque physico-économique9, Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent et Julia de Fontenelle, l’ Encyclopédie était bien trop chère pour la classe industrielle. De plus, elle était devenue scientifiquement obsolète. « Ce fut donc une heureuse idée de publier, sous le titre de Manuels, des traités vraiment élémentaires dont la réunion formera une encyclopédie des sciences et des arts, à un prix très-modéré, emplie de connaissances utiles et d’applications aux divers besoins de la vie, écrite pour les gens du commerce, les agriculteurs, les manufacturiers, les ouvriers de tout genre et les savans »10. Et M. Boyer, l’un des auteurs de ces manuels, d’ajouter : « Nous ne pouvons que rendre hommage à l’heureuse idée des savans qui ont conçu la Collection des Manuels encyclopédiques et au libraire qui apporte tous ses soins à son entier achèvement… Cette réunion générale des arts… offre au monde éclairé… un monument qui attestera les progrès des lumières dans le dix-neuvième siècle… Un peuple qui porta sa gloire des bords du Nil aux rives du Guadalquivir, du Tibre et du Volga… doit triompher à jamais du fanatisme, de l’ignorance et de la superstition »11.

8 C’est dans ce climat intellectuel et politique de la Restauration, qu’Eugène Julia fit carrière dans la chimie médicale et l’édition technologique.

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fig. 1a - Manuel de chimie médicale, Paris, Béchet, 1824.

fig. 1b - Annonce de la collection des manuels Roret 1825.

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Eugène Julia de Fontenelle, professeur de chimie, versé dans la technologie

9 Jean-Sébastien-Eugène Julia naquit à Narbonne en 178012, où il reçut son instruction au Collège des pères de l’Oratoire. En 1797, il partit pour Montpellier étudier la chimie pharmaceutique à l’École de pharmacie et en sortit diplômé en 1803. Il se rendit alors à Paris, où il devint membre de plusieurs sociétés (Société des pharmaciens de Paris, Société médicale d’émulation, Société académique des sciences de Paris), travailla comme professeur-adjoint de chimie pharmaceutique et publia ses premières recherches dans les Annales de chimie13. Ses publications, sur la culture du salicor dans la plaine de Narbonne et quelques opérations de teinture, peuvent être considérées comme ses premières descriptions technologiques. À cette période, il commença aussi à exercer son génie linguistique. Il traduisit le mémoire italien de Benedetto Mojon sur les effets de la castration14. Ce fut le début de nombreuses traductions, dont la plupart furent des livres et des articles italiens et espagnols, mais aussi des textes en anglais et en allemand.

10 En 1805, il revint à Narbonne, ouvrit une pharmacie et se maria à mademoiselle Bazin de Fontenelle, dont il adopta ensuite le nom, d’abord sans puis avec particule à partir de 1828. À Narbonne, il conduisit diverses recherches, sur l’atmosphère, les plantes antipyrétiques, la gélatine, la nitrification, le sagou, ainsi que les eaux minérales de Rennes-les-Bains (1805) et Rieu-Majou (1811). Ces études sur les qualités médicinales et la composition chimique des eaux de ces bains sont importantes parce qu’elles seront plus tard intégrées au premier manuel de Julia pour les gens du monde15. En 1804, Claude-Louis Berthollet fut fait gouverneur de la sénatorerie de Montpellier par Napoleon, et il reçut pour résidence officielle le ci-devant palais épiscopal de Narbonne. En 1805, comme il visitait ses nouvelles possessions, les Fleury père et fils, propriétaires des bains de Rennes-les-Bains, demandèrent à Berthollet une analyse chimique de leurs eaux. Berthollet était bien chimiste après tout. Il chargea Julia et Dominique Reboulh, de Carcassonne, de mener l’analyse. Ce qu’ils firent en septembre 1805. Ils publièrent leurs résultats en 1806. Par la suite, en 1814, Julia inclut ces analyses dans sa Dissertation (ill. 2). Associées à celles des eaux de Rieu-Majou, elles seront insérées à son Manuel portatif de 182516.

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fig. 2 - Les appartenances de Jean-Sébastien-Eugène Julia, auteur d’une Dissertation (1814), dédiée à Monsieur Charles-Joseph Trouvé, Baron de l’Empire, préfet du Département de l’Aude, travaillant à l’avancement des sciences.

11 En 1820, Julia se rendit à Barcelone pour étudier la fièvre jaune. Après le recul de l’épidémie, il rencontra plusieurs chimistes et pharmaciens, comme Francesc Carbonell, José Antonio Balcels et Agustí Yánez17. Il publia aussi la traduction d’un essai espagnol sur la fièvre jaune qui avait sévi à Bacelone en 1803, dans les Annales de la Société de médecine pratique de Montpellier.

12 De retour à Narbonne, Julia reprit l’étude des eaux minérales, celles de Molitg cette fois18. En septembre et octobre 1822, il s’intéressa à la fermentation des raisins et au titre d’alcool de divers vins. Cette étude revêt de l’importance, car pour la première fois, Julia y formula de manière explicite, ses vues sur la « routine aveugle » et sur la pénétration de la science dans un monde de tradition : « La fermentation vineuse a été de temps immémorial livrée à des mains inexpérimentées qui, guidées par une aveugle routine, loin de chercher à améliorer les produits qu’elle donne, semblaient travailler à les détériorer »19.

13 L’aveugle routine devrait être remplacée par une œnologie scientifique, et les premiers pas en ce sens avaient déjà été accomplis par des hommes et des femmes comme Chaptal, Antoine-Augustin Parmentier, mademoiselle Elisabeth Gervais et, bien sûr, Julia lui-même.

14 En décembre 1822, il quitta Narbonne pour Paris et devint professeur de chimie médicale à l’École de médecine, en fait à l’Hospice de perfectionnement. Il devint aussi immédiatement membre résident de la Société royale académique des sciences de Paris (à laquelle il avait adhéré comme associé correspondant depuis 1803) et correspondant officiel des Annales de l’industrie. Ces appartenances croisées reflétaient en quelque sorte sa double identité. D’un côté, il était actif dans le champ de la chimie médicale, la pharmacie et la médecine légale. De l’autre, il cotoyait des hommes intéressés à la

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popularisation de la science et à la promotion de la technologie, comme Louis-Sébastien Lenormand, Anselme Payen, Alphonse Chevallier, Philippe-Martin-Narcisse Benoît et Antoine-Germain Labarraque20.

15 En 1823, Julia dirigea à nouveau son attention vers la fièvre jaune, d’abord en traduisant un rapport espagnol de la Société médico-chirurgicale de Cadix, puis en répondant à une question posée par l’Académie des siences de Lyon concernant les « émanations insalubres qui s’exhalent des marais »21. À la fin de l’année, il se rendit à nouveau à Barcelone. Le 28 janvier 1823, Louis XVIII décidait en effet de secourir les royalistes espagnols et le roi Ferdinand VII restauré, en envoyant une armée de 100.000 hommes commandés par le duc d’Angoulême. La quatrième division sous les ordres du maréchal Moncey devait conquérir la Catalogne. Les « constitutionnels » capitulèrent en septembre, et le 4 novembre 1823 les Français entrèrent dans Barcelone22. Julia pris part à cette campagne en montant l’hôpital général de convalescence de l’armée de Catalogne.

16 De retour à Paris, il commença sérieusement à suivre sa vocation de publiciste dans les sciences et dans les techniques. Il rejoignit l’équipe de rédacteurs ou collaborateurs de cinq journaux : les Archives générales de médecine ; le Bulletin des sciences médicales ; le Journal de chimie médicale, de pharmacie et de toxicologie ; la Revue médicale française et étrangère ; ainsi que le Bulletin des sciences technologiques, ce qui révélait clairement son intérêt pour la technologie. Parmi ses collègues qui écrivaient sur les arts chimiques, se trouvaient Chaptal, Chevallier, Anselme-Gaétan Desmarest, Henri-François Gaultier de Claubry, Antoine-Marie Héron de Villefosse, Labarraque, Payen, Jean Riffault et Jacques Thénard. Il rédigea aussi un livret intitulé Manuel de chimie médicale, dédié à Chaptal et qui constituait la réponse au défi formulé par Gaultier de Claubry, répétiteur à l’École polytechnique, de mettre sur le marché un bon manuel de chimie pour les étudiants de médecine (et science vétérinaire), meilleur que celui publié par François-Marie- Mathurin Novario. Julia concédait que son Manuel de chimie médicale n’était pas très original, qu’il suivait le plan du Traité de chimie élémentaire théorique et pratique de Thénard, mais qu’il avait largement surpassé celui-ci : « Je ne crains pas d’avancer que mon travail renferme une foule de substances nouvelles, qui n’ont jamais encore été décrites dans aucun ouvrage élémentaire de chimie »23. Comme on le verra, se tenir à jour était une préoccupation constante de Julia.

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fig. 3 - Jean-Sébastien-Eugène Julia Fontenelle, professeur de chimie médicale, par Antoine Maurin (ca. 1823)

Bibliothèque nationale de France, département Estampes et Photographie.

17 En 1825, son manuel pour les gens du monde parut. Le Manuel portatif24 donnait à Julia la possibilité de populariser (ou « gentifier ») ses recherches chimiques sur les eaux de Rennes-les-Bains, Rieu-Majou et Molitg. Selon Charles-Prosper Ollivier, qui en fit un compte rendu, Julia avait rédigé avec clarté et précision, et ses lecteurs pourraient maintenant prévoir leurs séjours de manière rationnelle : « Ce chimiste n’a pas eu la prétention de donner un travail classique sur les eaux minérales, mais bien d’offrir un guide à ceux qui, placés loin des sources, veulent en faire un usage raisonné »25.

18 En 1826, Julia écrivit son premier manuel Roret, suivi de 21 autres, le dernier, sur le chamoiseur, paraissant en 184126. Les premiers étaient marqués par la popularisation de la science pour les gens du monde, mais en 1827 il publia trois traités réellement technologiques pour les « classes industrielles », sur le fabricant d’huile, le savonnier et le vinaigrier. Nous examinerons dans la partie suivante de l’article certains de ces ouvrages.

19 En plus de la préparation des manuels Roret, Julia entreprit d’autres projets. Il rédigea des notices, des nécrologies et de courtes biographies de savants comme celles de Berthollet (1823)27, de Bernard-Germain de Lacépède (1825), de Georges-Simon Sérullas (1832), de Chaptal (1832), de François Benatti (1834) et de Humphrey Davy, William Hyde Wollaston et Henry Cavendish après un voyage en Angleterre en 1836. Sa Notice sur M. le comte Chaptal sera abordée dans la section suivante ; nous y montrerons que l’adage « expérience passe science » devrait être remplacé par « science passe expérience ». Julia fut aussi impliqué dans l’histoire (un peu hilarante) de l’homme fossile de Moret-sur-Loing (1823/1824) et dans celle (un peu plus sérieuse) de la collection Passalacqua (1826). En 1826, Julia devint président de la Société des sciences

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physiques et chimiques. En 1831, les « arts industriels » furent ajoutés au titre, signe de son intérêt pour la technologie. Julia fut secrétaire perpétuel, et quand la Société se mit à publier un journal, il devint son rédacteur en chef. Ensemble avec Bory de Saint- Vincent, Julia édita la quatrième série de la Bibliothèque physico-économique à partir de 182728. Dans le prospectus, les éditeurs affirmaient que la science servait le perfectionnement et la prospérité des arts, et que dans les temps précédant l’avènement de celle-ci, le monde était empli d’erreurs et de préjugés : « Avant que la physique et la chimie eussent éclairé de leur flambeau presque toutes les occupations humaines et exercé la plus grande influence sur leur perfectionnement, on embrassait des erreurs et des préjugés par tradition, et comme par instinct »29.

20 Les noms de quelques collaborateurs de la Bibliothèque donnent une idée de son caractère technologique : Benoît, Charles-Louis Cadet de Gassicourt, Carbonell, Nicolas Deyeux, fondateur de la Bibliothèque en 1782, Labarraque, Charles Dupin, Jean-Gabriel- Victor de Moléon. En 1829, Julia lança un autre journal, avec Alexandre Pougens, directeur de l’hôpital de Millau, qui essayait de populariser la science médicale en publiant par exemple un Art de conserver la santé, de vivre longtemps et heureusement. Le journal était intitulé L’Éclectique et devait diffuser la médecine hippocratique. Les noms de certains auteurs revèlent de quels cercles intellectuels Julia se sentait familier : François Barthez, médecin à l’hôpital militaire du Gros-Caillou, Bory de Saint-Vincent, Carbonell, Charles-Hardy des Alleurs, médecin à l’Hôtel-Dieu de Rouen et auteur d’un livre sur Hippocrate et ses traitements, Deyeux, Antoine Portal, ancien médecin ordinaire de Louis XVIII. Enfin, il faut mentionner un traité sur la mort apparente30 – l’éventualité horrible d’être enterré vivant constituant un argument de poids pour une méthode scientifique de constater les décès. En 1834, il ajouta l’étude de nombreux documents qu’il avait recueillis en visitant bien des mortuaires en Allemagne. Ces recherches firent impression, et en 1837 elles furent intégrées à la Médecine légale d’Alphonse Devergie.

21 Eugène Julia de Fontenelle mourut le 8 février 1842.

Les manuels Roret – à bas la routine, vive la chimie

Manuel de physique amusante (annexe, MR-1)

22 Selon Amédée Dupau, il s’agissait d’un manuel pour les gens du monde, qui n’ont ni le loisir ni la motivation d’entreprendre l’étude régulière des sciences physiques : « Depuis que l’esprit d’observation a servi de guide aux savans, et que, secouant le joug de la routine, ils se sont empressés à recueillir tout ce qui pouvait les éclairer, les sciences physiques ont vu leur vaste domaine s’enrichir d’un grand nombre de découvertes ». A présent, en 1826, la physique et la chimie pouvaient expliquer les lois de la nature et être appliquées à la production industrielle. Cependant, « … l’étude approfondie de ces deux sciences est entourée de trop d’épines pour être à la portée des gens du monde. M. Julia-Fontenelle a pris soin de les écarter dans sa Physique amusante »31. Il y parvint en faisant appel à la tradition de la physique amusante comme moyen d’expliquer les avances théoriques récentes en physique et chimie. La tradition à laquelle il se référait remontait au début du XVIIe siècle. Sous les titres de « problèmes plaisans », « problèmes divertissans », « amusemens philosophiques », « récréations physiques » ou « chimie amusante », les savants comme Jacques Ozanam,

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Jean-Etienne Montucla, Edme-Gilles Guyot et Fredrick Accum avaient choisi de présenter les problèmes et les énigmes de mathématique, physique et chimie, tout en servant en même temps des vues pédagogiques. Cet aspect éducatif de la physique amusante fut porté bien plus loin par Julia : « Ces amusemens physiques, chimiques ou mathématiques, considérés scientifiquement, ne sont pas seulement un simple objet de curiosité ; l’explication des phénomènes qu’ils présentent se rattache aux théories les plus élevées, les plus exactes, et doit être considérée comme une nouvelle source d’instruction »32.

23 Ainsi, le manuel de Julia offrait une série de leçons de physique et de chimie populaires (et amusantes) avec une attention spéciale aux théories les plus récentes de la chaleur, de la lumière, de l’électromagnétisme, de la combustion et de la chimie. Pour ces théories, Julia se référait aux cours des anciennes écoles centrales, des lycées napoléoniens et des collèges royaux restaurés, écrits par Mathurin-Jacques Brisson, Valentin Haüy, Charles-François Bailly de Merlieux (un manuel Roret de 1825) et particulièrement par François-Sulpice Beudant. Pour la chimie, il choisit Thénard, Thomas Thomson, Ure et Colin Mackenzie, auteur de One thousand experiments in chemistry.

Manuel de minéralogie (annexe, MR-2)

24 La première édition de ce manuel date de 1825 et elle est due à Charles-Félix Blondeau. Ce fut un scandale, qui mit même en jeu l’ensemble du projet de manuels Roret qui venait juste de commencer. Le crtitique du Globe s’exclamait ainsi : « La publication d’un Manuel semblable, non moins que sa fabrication, nous paraît un scandale auquel nous voudrions trouver et indiquer un remède, dans l’intérêt de la librairie autant que dans l’intérêt de la science, en faisant connaître au libraire- éditeur jusqu’à quel point on a poussé la négligence ou l’ignorance dans la confection de ce petit volume… Éditeur d’une Encyclopédie tout entière, format in-18, composé de manuels de toutes les sciences et de tous les arts… il ne peut se faire illusion sur la défiance que l’entreprise entière devra inspirer… Nous engageons donc l’éditeur, dans son propre intérêt, à procéder dès à présent à la destruction de tous les exemplaires de cet ouvrage qui seraient encore en magasin… [et à] remplacer [les] exemplaires [déjà en circulation] par ceux d’une seconde édition… »33.

25 Roret prit à coeur cette remarque et demanda à Jean Riffault de réécrire le manuel de Blondeau. Riffault avait acquis un renom comme traducteur des chimistes anglais Thomas Thomson, Samuel Parkes, Andrew Ure et Alexander Marcet. Et pour Roret, il avait produit trois manuels à succès : le Brasseur et la Chimie amusante d’Accum et son propre Peintre en bâtimens. Riffault venait de rédiger les premières lignes de la version révisée de Blondeau quand il mourrut. Roret s’adressa alors à Julia (et Desmarest) pour achever le travail. Julia écrivit ce manuel pour les gens du monde et fit de son mieux pour présenter la minéralogie comme une discipline scientifique moderne, soulignant l’importance de la « chimie pneumatique » : « … dès la plus haute antiquité, on s’est livré à l’étude de cette branche de l’histoire naturelle. Cette étude, il est vrai, ne fut qu’empirique jusqu’à la fin du dix-huitième siècle ; depuis cette époque, les immenses progrès de la chimie pneumatique, en portant le plus grand jour sur les sciences naturelles, l’ont rendue, en grande partie, rationnelle »34.

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26 Ainsi, grâce à la pénétration de la chimie post-Lavoisienne, la minéralogie perdait son caractère « empirique ».

Manuel théorique et pratique du savonnier (annexe, MR-4)

27 Madame Marie-Amande-Jeanne d’Humières Gacon-Dufour était l’auteur de nombreux romans, tel Les dangers de la prévention (1806). Elle était aussi l’éditeur, avec Pierre Denys de Montfort, de la deuxième série de la Bibliothèque physico-économique après la mort de Charles-Nicolas-Sigisbert Sonnini en 1812. Avant 1827, elle avait contribué à pas moins de quatre manuels pour le projet Roret : Manuel du pâtissier (1825), Manuel du parfumeur (1825), Manuel de la maîtresse de maison (1826) et Manuel des habitants de la campagne (1826). En 1827, dans le Manuel théorique et pratique du savonnier , ou l’Art de faire toutes sortes de savons, par Mme Gacon-Dufour et un professeur de chimie qu’elle publia, le « professeur de chimie » auquel se référait le titre n’était autre que Julia : « Je dois avouer que je dois beaucoup de reconnaissance à M. Julia-Fontenelle… qui a bien voulu revoir quelques-unes des parties qui se rattachent plus intimement à la théorie de la composition des corps gras et des alcalis, ainsi qu’à la réaction de ces derniers sur les huiles et les grasses »35.

28 Ce manuel est un bon exemple de ce que j’ai appelé la « deuxième étape » du procès d’« éclairer les arts ». En 1827, la science, c’est-à-dire la chimie, soit la chimie des graisses et la théorie de la saponification, avaient pénétré avec succès la pratique de fabrication du savon. Julia fut approché pour écrire l’introduction scientifique du manuel de Gacon-Dufour, « afin d’éclairer, par la théorie, la pratique de l’art du savonnier »36. La théorie était nécessaire pour contrebalancer le procédé d’essai et d’erreur des techniques empiriques : « On a beaucoup écrit sur la fabrication de ce savon [le savon de soude à l’huile d’olive],… mais la théorie de la composition des corps gras et le manque de connaissances… avaient rendu l’art du savonnier empyrique, et étaient cause qu’on n’opérait qu’en tâtonnant » 37. On percevait assez clairement qui était responsable de la victoire de la science sur les procédés artisanaux. À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, les premières tentatives venaient de savants comme Jean D’Arcet, Frédéric-Charles Achard, Jean-Jacques Colin et Chaptal, mais la bataille décisive fut gagnée par Henri Braconnot et Michel-Eugène Chevreul38 : « L’art de fabriquer le savon a fixé de tout temps l’attention des chimistes, afin de perfectionner une opération qui n’était point éclairée par la saine théorie. Cependant, malgré toutes les recherches de nos devanciers et les services qu’ils ont rendus à cet art, ce n’est que depuis les importans travaux de MM. Chevreul et Braconnot que la théorie de la réaction des alcalis sur les huiles et les graisses a été bien connue, et par suite l’art de la saponification réduit à des principes certains »39.

Manuel théorique et pratique du vinaigrier (annexe, MR-5)

29 L’art du vinaigrier devait être percé par la science, en l’occurrence la théorie de la fermentation spiritueuse et acétique. Au XVIIIe siècle, selon Julia, l’art du vinaigrier consistait en des opérations de routine gardées secrètes, et c’était le sort commun de bien d’autres pratiques artisanales : « Le plus grand nombre [des arts] ne connaissait d’autres principes qu’une routine de tradition, décorée du nom de secret, et que l’artiste vendait comme une partie de son établissement. Chaque art avait son prétendu secret, qui ne reposait, il est vrai, sur aucune théorie bien établie »40.

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30 Cependant, à la fin du XVIIIe siècle et surtout pendant les premières décennies du XIXe siècle, de nombreux arts avaient connu une rationalisation et avaient été confrontés à l’analyse scientifique. « On s’empressa », toujours selon Julia, « d’éclairer, par la théorie, la pratique des arts ». Ce qui devait mener à l’effacement des erreurs et des préjugés.

31 En ce qui concernait la fabrication du vinaigre, il s’agissait d’une longue histoire. Pour le prouver, Julia recopia l’Encyclopédie sur ce point41. La jurande des vinaigriers datait de 1394, et en 1658 ses produits officiels étaient les vinaigres, le verjus, la moutarde, les lies, mais aussi les eaux-de-vie et les esprits-de-vin. Au moins pour le Languedoc, la production de vin avait triplé depuis le début du XIXe siècle et chaque village se mit à distiller son surplus. Cela encouragea des inventeurs comme Édouard Adam, Laurent Solimani et Julia lui-même à proposer de nouveaux appareils de distillation. Ces inventions étaient dues à la science appliquée, à la théorie appliquée de la chaleur plus précisément : « Tous ceux qui sont versés dans les sciences physiques savent que ce n’est qu’à la meilleure application du calorique, qu’on doit le perfectionnement des appareils distillatoires »42. Ces développements conduisirent à l’établissement de nombreuses distilleries spécialisées dans l’Hérault, l’Aude et les Pyrénées-Orientales. En conséquence, les vinaigriers revinrent à leur production originelle pour ainsi dire. (« L’art de la distillation des vins est sorti du laboratoire des vinaigriers »). L’art particulier de faire du vinaigre avait été un « art empyrique » jusqu’à l’intrusion des théories scientifiques de la fermentation formulées par Antoine Lavoisier, Berthollet, Louis-Nicolas Vauquelin, Antoine-François Fourcroy, Louis-Joseph Gay-Lussac, Thénard et « s’il m’est permis de me citer après ces chimistes célèbres », par Julia lui-même43. Julia suggérait ainsi que la science avait éclairé l’art du vinaigrier avec succès. Mais il était trop optimiste. En 1827, la Société de pharmacie de Paris offrit une médaille d’or de 1.000 francs pour la solution du problème spécial de la fermentation acétique – le principe central de l’art du vinaigrier –, trahissant le fait que cette théorisation était loin d’être bien établie. La rationalisation de l’art « empyrique » du vinaigrier était encore à l’état de programme de recherche, et présenter cet art comme pénétré par la science était largement en effet rhétorique.

Manuel complet des sorciers (annexe, MR-8)

32 Dans son livre récent sur les chamanes, les astrologues, les magiciens, les alchimistes et les sorciers44, Claus Priesner montrait que depuis le Moyen Âge deux sortes de magies devaient être distinguées : (a) la magie noire, la pratique de sorcellerie et d’invocation des démons, avec la « noire » intention de tuer, de blesser ou de contrer les désirs ; (b) la magie naturelle ou blanche, blanche en raison de ses intentions bénéfiques, et naturelle car le monde occulte, secret qui se tient derrière l’univers quotidien, était considéré comme une structure régie par des lois fixes, hors de l’arbitraire de dieux ou de démons. Cette magie blanche se transformait peu à peu en une théorie métaphysique de la nature, qui à son tour était à l’origine des sciences physiques. À la fin du XVIIIe siècle, la magie blanche avait perdu tout de sa magie et de son enchantement, et s’était développée en une sorte de physique amusante, dans laquelle les « sorciers » employaient de l’électricité, du magnétisme, de la lumière et de la chimie pour produire des tours miraculeux.

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33 Le Manuel des sorciers était précisément une physique amusante en ce sens. L’un de ses auteurs, Apollinaire Comte (1788-1859), s’appelait lui-même « artiste ventriloque et professeur de physique amusante » en 1809. En 1814, Comte se rendit à Paris, où il fit une impression inoubliable à la cour de Louis XVIII, qui lui accorda le titre de physicien du roi. En 1816, Alphonse-Aimé Beaufort d’Auberval écrivit un rapport sur les « tours extraordinaires, miraculeux, instructifs et amusants de ce moderne et incomparable enchanteur ». En 1825, Comte inaugura le « Théâtre de physique amusante, ventriloquie, magie ».

34 Pour Julia, ce manuel était une occasion de réitérer, pour ainsi dire, sa Physique amusante de 1826. Son intention explicite était de « dévoiler » la magie blanche. À cette fin, il rédigea (a) 130 pages d’une histoire complète de la magie, (b) 30 pages de notions scientifiques préliminaires et (c), trois chapitres sur les effets curieux et amusants produits par la chaleur, la lumière, l’électricité, le magnétisme et les substances chimiques45.

35 L’histoire de la magie par Julia était intitulée Notice historique sur les sciences occultes, les oracles, les sybilles, les sorts, les revenants, les vampires, les farfadets, les fées et autres apparitions fantastiques. Quant à la magie noire, il écrivait : « Il est évident que dès la plus haute antiquité l’on a cru à l’existence des démons, des magiciens, des sorciers, des farfadets, des vampires, des loups-garous, etc. »46. Mais cette sorte de magie avait été annihilée par les Lumières : « Depuis que les beaux jours de Galilée, de Newton, de Descartes, de Malebranche, de Bacon, ont préludé aux progrès immenses qu’ont fait les sciences physiques et les lettres, une nouvelle marche a été imprimée à l’esprit humain… par une foule d’hommes dont les ouvrages immortels ont puissamment contribué à renverser l’empire des préjugés, de la routine et de la superstition… Les progrès de la physique expérimentale, de la chimie et de la mécanique, [ont] démontré que les effets réputés magiques n’étaient que des produits naturels dus aux lois de ces sciences… Voilà où nous ont conduits les lumières de la philosophie, si décriée par quelques hommes qui voudraient nous ramener au XVe siècle, et au bon temps où l’on brûlait, pour son plaisir, les soi-disant sorciers »47.

36 La magie blanche était seulement de la physique et de la chimie amusantes : « Il est aisé de voir que la Magie naturelle se rattache intimement aux recherches des chimistes, des physiciens, même des naturalistes, et qu’elle est, pour ainsi dire, l’étude des productions naturelles ainsi que des produits et des phénomènes qu’elles présentent dans leurs modifications ou par leurs réactions »48.

37 Ce qu’il fallait pour « dévoiler », expliquer rationnellement les phénomènes de magie blanche, c’était une forte dose de science : « Il est donc indispensable de retracer la connaissance des corps pondérables ou impondérables qui les produisent, ainsi que leurs propriétés physiques et chimiques et les lois qui en dérivent. C’est par ce moyen qu’on pourra expliquer des faits qui paraissent incompréhensibles au commun des hommes »49.

38 Ainsi suivait l’explication rationnelle du vampire : « Un sol très-compact, comme les terrains argileux, ne livrant point passage à l’air ni à l’eau, peut préserver les corps plus ou moins de temps de la putréfaction. C’est une des conséquences des lois chimiques qui nous apprennent que l’eau, la chaleur et l’air favorisent la putréfaction, et qu’il faut, par conséquent, un temps considérable pour que les corps déposés dans des terres sèches puissent se putréfier complètement. Voilà donc tout ce merveilleux de la conservation des corps, attribuée au vampirisme, expliqué naturellement par les lois de la chimie, devant lesquelles doivent tomber les hypothèses, les préjugés, et la superstition »50.

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39 Le Manuel des sorciers était donc avant tout distrayant. Mais en même temps, il offrait une critique sérieuse de la magie, blanche et noire. À bas la superstition (et la crédulité), vive la chimie.

Intermezzo. Chaptal

40 Quand Chaptal, « dont le nom se rattache à tous les genres d’illustration » 51, mourut en 1832, Julia prononça son éloge devant les membres de la Société des sciences physiques, chimiques et arts industriels, dont il était le secrétaire permanent52. Il se montra comme un digne successeur de Chaptal pour éclairer les arts par la science appliquée. Julia érigea Chaptal, et lui-même, en disciples de Cuvier, qui avait prétendu que la saine philosophie devrait être diffusée « jusque dans la classe la moins élevée des peuples,… en soustrayant les hommes à l’empire des préjugés et des passions, pour faire de l’expérience et de la raison les arbitres et les guides suprêmes de l’opinion publique »53. Cette saine philosophie ne devrait pas se limiter aux opinions religieuses, culturelles ou politiques. Elle devrait s’étendre aux opérations techniques quotidiennes. Selon Julia, « M. Chaptal avait compris de bonne heure que la chimie ne serait qu’un vain objet de curiosité, si elle n’offrait des applications utiles aux besoins ou à la conservation de la vie », c’est-à-dire aux arts, à l’agriculture et à la médecine. Offrir des applications utiles signifiait éclairer les arts et combattre la routine : « C’est en vain que l’on parle dans les fabriques du caprice des opérations : c’est à l’ignorance des ouvriers des vrais principes de leur art, qu’on doit les attribuer. Connaissez mieux, leur disait-il, vos matières premières ; étudiez les principes de votre art, et vous pourrez tout prédire, tout calculer. C’est votre seule ignorance qui fait de vos opérations un tâtonnement continuel et une décourageante alternative de succès et de revers. En vain la routine et les préjugées lui criaient : expérience passe science. M. Chaptal avait coutume de réfuter cet antique adage en comparant l’ouvrier ignorant à l’aveugle qui, connaissant bien un chemin, le parcourt avec l’assurance d’un homme clairvoyant, sans être cependant en état d’éviter les obstacles fortuits, d’abréger ni de simplifier sa route. Il est en effet bien démontré que le manufacturier et l’artiste ne retireront de la chimie tout le secours qu’on est en droit d’en attendre, que lorsque les progrès de la civilisation et des lumières auront fini de rompre cette antique barrière que la méfiance, l’amour-propre et les préjugés ont élevée entre eux et la chimie »54.

41 Ainsi, éclairer les arts recouvrait un processus en deux étapes. D‘abord, d’« antiques barrières » devaient être levées par les Lumières et le progrès culturel. Le passage était ainsi ouvert à la science en général et à la chimie en particulier. La science (physique, chimie, mécanique) montrait alors à quels « principes » les opérations industrielles variées pouvaient être réduites. En ce sens, « science passe expérience ». La pénétration de la science dans les arts était une condition pour l’innovation, le progrès, le perfectionnement. C’était la science appliquée qui en était l’instrument. Elle indiquait les conditions par lesquelles les lois naturelles pourraient servir les intérêts humains, par exemple dans la chimie appliquée à l’agriculture de Chaptal : « Pour élever l’art agricole au rang des sciences, il ne reste plus aujourd’hui qu’à éclairer l’agriculteur par la connaissance et l’application des sciences physiques ; car tous les phénomènes que présente cet art sont des effets naturels des lois qui régissent les corps ; toutes les opérations que l’agronome exécute ne font que modifier ou développer l’action de ces lois »55.

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Manuel du tanneur, du corroyeur, de l’hongroyeur et du boyaudier (annexe, MR-15)

42 En 1828, quand Julia et P. Poisson écrivirent une introduction à leur manuel Roret sur la fabrication du papier, ils commentèrent ses pratiques routinières traditionnelles de manière assez aggressive : « Accoutumés à écrire sur l’industrie, nous nous sommes fait un devoir de présenter le plus de faits possibles, et d’y joindre, toutes les fois que nous l’avons pu, les données que nous fournit la chimie, afin de contribuer, à notre tour, à déraciner ces pratiques routinières qui étendent encore leurs mains de fer sur quelques arts »56.

43 En 1833, dans l’introduction à son Manuel du tanneur, Julia se montra encore plus vindicatif. Bien que l’art du tanneur fût mûr pour la science, il comportait encore une tradition « empyrique », avec des formes démodées de transmission des savoirs, marquées par la peur de l’innovation et rétives à la science. C’était une « lèpre » : « L’art du tanneur ne fut long-tems qu’une série d’opérations empyriques, et cependant, il est peu d’arts qui reposent sur des préceptes aussi certains, et sur lesquels la chimie ne soit appelée à exercer le plus son influence. Les procédés suivis dans les tanneries, différaient jadis, suivant les localités ; on se les transmettait de père en fils, comme un héritage auquel on se serait fait un scrupule de toucher ; toute innovation était vue avec dédain et repoussée, sans même l’avoir expérimentée. Dès qu’un ouvrier avait fait son chef-d’œuvre, et qu’il était reçu maître, il se croyait arrivé au nec plus ultrà de son art, et il eût cru être indigne de ce titre, si on lui eût persuadé qu’il avait encore bien des choses à apprendre. Les préjugés et la routine, sont presque toujours les fidèles compagnons de l’ignorance et de l’orgueil, surtout chez ceux qui, habitués à des occupations manuelles, regardent comme inutiles, et écartent même comme dangereuses, les lumières théoriques qui seules, peuvent faire d’un art empyrique, un art rationnel. Long- tems encore l’industrie restera en proie à cette lèpre, et les bienfaits des sciences seront repoussés ; … »57.

44 L’art du tanneur, pousuivait Julia, avait longtemps été négligé par les savants et les technologues. Le premier à avoir produit une description technologique était Gilles Filleau des Billettes, qui avait écrit La tannerie & la préparation des cuirs en 1708. Cependant, ce travail s’était perdu. Pour y remédier, Joseph-Jérôme de Lalande avait rédigé une autre technologie de l’art du tannage, publiée dans la Description des arts et métiers de l’Académie des sciences (1764, 1775)58. La technologie spéciale de de Lalande est intéressante car en 1775, il y intégra une préface sur les conditions générales de la rédaction technologique. Selon de Lalande, une description du métier de tanneur devait ouvrir au public les connaissances et compétences préréflexives des artisans. Ce n’était pas seulement vrai de l’art du tanneur mais de « tous les arts dans l’état où ils étaient en France ». Cette description technologique des arts suivait deux buts, la pénétration par la science et la « désincorporation » des savoirs de métier : « La principale cause de la lenteur qu’on observe dans le progrès des arts, est une crainte jalouse, une défiance intéressée de la part des ouvriers, qui cachent de leur mieux les pratiques & les ressources de leurs arts, de crainte de les partager. Il importe au public de pénétrer cette obscurité mystérieuse, pour y porter le flambeau de la physique & l’esprit d’observation ; il importe de connoître les arts pour les perfectionner »59.

45 Les techniques devaient constituer un « trésor commun » et être dégagées de la routine. Surtout, cela signifiait leur ouverture :

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« Il est donc nécessaire de mettre les arts sous les yeux des savans, pour être perfectionnés par des travaux qui exigent la publicité, la confiance, l’ouverture avec laquelle on travaille dans les académies »60.

46 La technologie du tannage de de Lalande était un exemple des manières d’éclairer les arts selon la « première étape » indiquée ci-dessus, par un « tableau fidèle des opérations qu’on suivait alors », d’après les termes de Julia. À la fin du XVIIIe siècle, la science commençait à s’immiscer dans les arts. Julia mentionnait les recherches menées par David Macbride, Pseiffer, Saint-Réal et particulièrement Armand Seguin. Seguin était un modèle d’ouverture ; il avait répété de nombreuses expériences sous les yeux d’une commission nommée par le Comité de salut public. À leur tour, les commissaires Claude-Hughes Lelièvre et Bertrand Pelletier avaient usé de la même rhétorique que Julia contre les routines artisanales et les secrets de métier traditionnels : « Cet art [l’art de tanner les cuirs] a occupé et occupe encore beaucoup de personnes, et cependant on le regarde comme dans son enfance : cela ne surprendra point, si l’on considère que ceux qui l’ont exercé ont constamment suivi des routines, des procédés particuliers dont ils croyaient devoir faire mystère pour leurs propres intérêts »61.

47 Ainsi, selon Julia, depuis les incursions de Seguin et d’autres savants dans les pratiques de tannage, le métier n’était donc plus empirique.

Nouveau manuel complet du chamoiseur, pelletier-fourreur, maroquinier, mégissier et parcheminier (annexe, MR-22) – les deux sœurs

48 Dans son dernier manuel Roret, sur quelques arts analogues ou contigus à celui du tanneur, Julia se défaisait brusquement de son attitude négative envers les artisans et leur savoir. Il souscrivait maintenant à la théorie des deux sœurs. L’une des sœurs était appelée « l’expérience usuelle » ou la Pratique, l’autre « l’expérience théorique » ou la science expérimentale ou encore la Théorie. Ces deux sœurs « se tiennent par la main, se prêtent un mutuel appui, s’éclairent du même flambeau »62.

49 Il existait deux raisons au retournement brusque de Julia. D’une part, Julia avait découvert que l’expérience ne peut se réduire à une routine figée hostile au progrès technique. L’expérience usuelle était dynamique et menait au progrès, même sans être éclairée par les théories scientifiques. Il avait découvert que cela avait constitué l’évolution réelle de la chamoiserie, et que la science, c’est-à-dire la chimie, était responsable du progrès dans ce métier seulement de manière sporadique. Il pensait maintenant que « les arts utiles doivent la plupart de leurs inventions, moins aux spéculations des philosophes, qu’à la faveur de la fortune » 63. Par exemple : le métier à tisser de Jacquard, les horloges de Bréguet et l’art du maroquinier importé du Levant par Granger en 1735.

50 D’autre part, lorsqu’il avait consulté divers chamoiseurs, mégissiers, etc., Julia avait noté que ces praticiens en savaient plus sur leur travail que ce qu’il pensait, plus aussi que de vénérables technologues comme de Lalande et Roland de la Platière. En rédigeant son manuel, il travailla dès lors dans deux directions. Il lut les technologies écrites par de Lalande (dans la Description des arts et métiers), Roland de la Platière (dans l’Encyclopédie méthodique) et Lenormand et Robiquet (dans le Dictionnaire technologique).

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C’était le chemin classique pour éclairer les arts. Mais il se mit aussi à éclairer les sciences par l’art : « Nous avons visité avec soin toutes les parties des fabriques ; nous avons vu exécuter les différentes opérations que nous devions décrire et que préalablement on nous expliquait ; enfin, notre travail étant rédigé, nous l’avons soumis à l’examen de ces mêmes fabricans dont les instructions nous avaient été si utiles, afin de mettre à profit toutes les observations qui pourraient nous être faites. Nous avons écrit cet ouvrage, pour ainsi dire, sous la dictée de l’expérience et de l’art »64.

51 En fait, l’image des deux soeurs serait trop rose si elle suggérait un équilibe et un accord mutuel. Quand Julia découvrit l’écart entre les descriptions de de Lalande ou de Roland de la Platière et ce que les fabricants parisiens lui avaient montré et expliqué, il prit toujours parti pour les artisans. Ainsi son manuel se fondait sur l’expérience usuelle expliquée de manière systématique, et s’inscrivait dans la « première étape » des descriptions technologiques.

52 Nous avons vu dans le cas du vinaigrier que la rationalisation scientifique de cet art n’était encore qu’un programme et un vœu pieux. Il en allait de même pour le dernier manuel de Julia. Un pelletier-foureur « rationnel » serait bien versé dans l’histoire naturelle, mais pour Julia, malgré tout, son métier reposait sur « une sorte de routine de tradition qui n’est ni scientifique, ni raisonnée »65. Parlant du lustrage, Julia déplorait toujours que les recettes « sont toutes marquées au coin de l’empirisme »66. Et le chagrinier n’avait jamais un savant : « Mais, nous le répétons, l’art du chagrinier n’a presque fait aucun progrès en France ; il est du nombre de ceux qui réclament les secours de la science, surtout de la chimie manufacturière »67.

fig. 4 - Nouveau manuel complet du chamoiseur . . . (1841), le dernier manuel Roret d’Eugène Julia de Fontenelle, avec la théorie des deux sœurs. Annexe MR-22.

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Fig. 5 - Manuel complet des fabricans de chapeaux en tous genres, 1830 (annexe, MR-12).

Conclusion – De l’expérience usuelle

53 Eugéne Julia de Fontenelle écrivit deux genres de manuels Roret. Dans le premier type, c’est la popularisation de la science qui était l’enjeu principal. À ce groupe, se rattachait sa Physique amusante, sa Magie blanche, sa Pharmacie populaire (MR-11) et le Dictionnaire botanique (MR-19). Ces manuels étaient les supports d’une présentation allégée, pour les gens du monde, de vues scientifiques modernes, afin de dévoiler le monde des forces physiques et des substance chimiques. En même temps, c'était l’occasion d’une critique sérieuse, à la manière des Lumières, du joug de la routine, de l’empire des préjugés, de la superstition et de la crédulité. Ces livres étaient emplis de science, puisque c’est exactement ce qu’ils devaient populariser.

54 Le second groupe comprenait les nombreux manuels technologiques dans lesquels un métier ou un ensemble de métiers contigus étaient décrits. Dans ces ouvrages, Julia voulait montrer comme la science, avant tout la chimie, avait pénétré les arts et les manufactures au XIXe siècle. Dans certains cas, il pointait des théories efficaces, comme celle de la saponification développée par Braconnot et Chevreul, essentielle dans l’art du savonnier. Ailleurs, cependant, la science était encore seulement sur le seuil. Sa pénétration était à l’état de programme. Les théories de la fermentation et du tannage appartenaient à cette dernière catégorie.

55 Ainsi, les manuels Roret de Julia formaient des descriptions technologiques bien à jour correspondant à la « première étape », telle que nous l’avons définie plus haut. Ils offraient des reconstitutions de la pratique et du vocabulaire dans plusieurs arts et métiers. Malgré sa rhétorique féroce à l’égard des corporations, de leur attitude anti- scientifique et de leur manière démodée de transmettre le savoir, Julia reconnaissait de façon tacite non seulement l’efficacité des procédés des artisans, mais aussi leur caractère dynamique. Par des moyens « empyriques », en tâtonnant, par l’essai et l’erreur, le monde des arts faisait preuve de progrès, d’invention et d’innovation. Ceci, Julia l’accepta ouvertement à la fin de sa vie dans sa théorie des deux sœurs et dans son admiration pour l’expérience usuelle.

Nicolas-Edme Roret (1797-1860)

Nicolas-Edme Roret quitte Vendeuvre-sur-Barse pour Paris en 1813 pour commencer son apprentissage en librairie, d’abord dans celle de son beau-frère, Pierre-Jean Ferra, puis d’Arthus Bertrand, 23 rue Hautefeuille. Breveté libraire en 1820, il travaille comme éditeur pour Félix Ancelle, rue de la Harpe, et pour son

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cousin Pierre Deterville, 8 rue Hautefeuille. Deterville avait publié de nombreux ouvrages scientifiques, comme ceux de Brongniart, Buffon, Chaptal, Lavoisier, Biot, Thénard. En 1822, Roret édite son premier manuel, Manuel du limonadier, par Henri Duval (pseudonyme Cardelli), qui est ensuite révisé par Julia (annexe MR-20). En 1823, Roret fonde sa propre maison au rez-de-chaussée de la maison au no 12, rue Hautefeuille, où il invente sa collection encyclopédique, dédiée aux arts et aux sciences appliquées, pour « les agriculteurs, les fabricans, les manufacturiers et les ouvriers ».

Voir Henri Baillière, La Rue Hautefeuille, son histoire et ses habitants (propriétaires et locataires) 1252-1901, Paris, Baillière et fils, 1901, pp. 283-289 et 293-295 (ill. 1) ; Alfred Fierro, « Les manuels Roret », dans Henri- Jean Martin, Roger Chartier éd., Histoire de l’édition française, t. 3, Le temps des éditeurs : du Romantisme à la Belle Époque, Paris, Promodis, 1985, pp. 394-395 ; Bruno Fieux, Bibliographie des Manuels Roret, ou Essai bibliographique contenant l’art de faire découvrir les différents métiers, d’enrichir son savoir technique et scientifique, Fontaine, Édition émotion primitive, 2008.

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Fig. 6 – Le bain russe

« Ces bains ramollissent et détergent la peau, augmentent la circulation, sans laisser la poitrine exposée à aucune sorte d’embarras, ils favorisent la transpiration et procurent une sueur abondante qui amène un sommeil doux et salutaire. Un ukase impérial défend de recevoir dans le même bain les hommes et les femmes. Cette défense est observée à Pétersbourg, mais dans les campagnes, et même à Moscou, les deux sexes se trouvent pêle-mêle dans le même bain ». Nouveau manuel complet des nageurs et de sauvetage, des baigneurs, des fabricans d’eaux minérales, et des pédicures, contenant L’Histoire de la natation et des bains chez les peuples anciens et modernes ; la description des écoles de natation, les diverses manières d’apprendre à nager en peu de temps ; le sauvetage ; la préparation des bains naturels et artificiels, des eaux minérales pour bains et boissons, leurs formules et leurs effets sur l’économie animale ; les soins à donner aux pieds ; la préparation des dépilatoires, des cosmétiques, etc. (1838). Annexe MR-21.

ANNEXES

Les manuels Roret (1826-1841) de Julia de Fontenelle, auteur et co-auteur

MR-1 Eugène Julia-Fontenelle, Manuel de physique amusante, contenant une suite d’expériences curieuses, instructives et d’une exécution facile, ainsi que diverses applications aux arts et à l’industrie (Paris, Roret, 1826).

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MR-2 Eugène Julia-Fontenelle & Anselme-Gaétan Desmarest, Manuel de minéralogie, ou Traité élémentaire de cette science, d’après l’état actuel de nos connaissances, par M. [Charles-Félix] Blondeau, 2e édition, entièrement refondue, mise dans un nouvel ordre, et rendue plus complète et plus à la portée des gens du monde par un grand nombre d’augmentations (Paris, Roret, 1827). MR-3 Eugène Julia-Fontenelle, Manuel du fabricant et de l’épurateur d’huiles, suivi d’un aperçu sur l’éclairage par le gaz (Paris, Roret, 1827). MR-4 Marie-Armande-Jeanne d’Humières Gacon-Dufour & Eugène Julia-Fontenelle, Manuel théorique et pratique du savonnier, ou l’Art de faire toutes sortes de savons, par Mme Gacon-Dufour et un professeur de chimie (Paris, Roret, 1827). MR-5 Eugène Julia-Fontenelle, Manuel théorique et pratique du vinaigrier et du moutardier, suivi de nouvelles recherches sur la fermentation vineuse, présentées à l’Académie des sciences (Paris, Roret, 1827). MR-6 Eugène Julia-Fontenelle & P. Poisson, Manuel complet du marchand papetier et du régleur, contenant la connaissance des papiers divers ; la fabrication des crayons naturels et factices, gris, noirs et colorés ; celle des encres à écrire ordinaires et indélébiles, des encres d’imprimerie, de lithographie, d’autographie, de la Chine ; des encres de couleur et de sympathie ; la préparation des plumes, des pains et de la cire à cacheter, de la colle à bouche, des sables, etc. (Paris, Roret, 1828). MR-7 Eugène Julia de Fontenelle & Henri Tollard, Manuel de l’herboriste, de l’épicier- droguiste et du grainier-pépiniériste horticulteur, contenant la description des végétaux, les lieux de leur naissance, leur analyse chimique et leurs propriétés médicales (Paris, Roret, 1828). MR-8 Eugène Julia de Fontenelle, Manuel complet des sorciers, ou La magie blanche dévoilée par les découvertes de la chimie, de la physique et de la mécanique ; contenant un grand nombre de tours dus à l’électricité, au calorique, à la lumière, à l’air, aux nombres, aux cartes, à l’escamotage, etc., ainsi que les scènes de ventriloquie exécutées et communiquées par M. Comte, physicien du roi ; précédé d’une notice historique sur les sciences occultes, par M. Julia de Fontenelle (Paris, Roret, 1829). MR-9 Eugène Julia de Fontenelle, Manuel complet du verrier et du fabricant de glaces, cristaux, pierres précieuses factices, verres colorés, yeux artificiels, etc. (Paris, Roret, 1829). MR-10 Philippe-Martin-Narcisse Benoît & Eugène Julia de Fontenelle, Manuel complet du boulanger, du négociant en grains, du meunier et du constructeur de moulins (Paris, Roret, 1829). MR-11 Eugène Julia de Fontenelle, Manuel complet, théorique et pratique, de pharmacie populaire, simplifiée et mise à la portée de toutes les classes de la société ; contenant les formules et les pratiques nouvelles, les cosmétiques et les médicamens publiés dans les meilleurs dispensaires, les secours à donner aux malades, dans les cas urgens, avant l’arrivée du médecin (Paris, Roret, 1830). MR-12 Eugène Julia de Fontenelle, Manuel complet des fabricans de chapeaux en tous genres, tels que feutres divers, schakos, chapeaux de soie, de coton et autres étoffes filamenteuses, chapeaux de plumes, de cuir, de paille, de bois, d’osier, etc., mis au niveau des progrès des arts chimiques, et enrichi de tous les brevets d’invention qui ont

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été pris sur la fabrication des chapeaux ; par MM. Cluz et F. fabricans, et M. Julia de Fontenelle, professeur de chimie, membre de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, etc. (Paris, Roret, 1830). MR-13 Eugène Julia de Fontenelle, Manuel complet du bijoutier, du joailler, de l’orfèvre, du graveur sur métaux et du changeur, contenant un traité sur les pierres précieuses, la manière de les tailler, de les imiter et de les monter ; la fabrication des émaux et des mosaïques ; les procédés anciens et modernes sur la dorure, l’argenture et le plaqué ; les alliages métalliques ; les diverses opérations pour l’affinage de l’or et de l’argent et pour en reconnaître, monter ou baisser les titres ; les divers tarifs pour calculer la valeur de l’or et de l’argent, d’après leurs titres respectifs, et pour celle des monnaies françaises et étrangères ; le recueil des lois, ordonnances et arrêtés rendus sur l’orfèvrerie, la bijouterie et les monnaies ; l’historique des décorations principales de l’Europe, etc. (Paris, Roret, 1832). MR-14 L.-J. Blachette, Frédéric-Salvator Zoéga & Jean-Sébastien-Eugène Julia de Fontenelle, Manuel du fabricant et du raffineur de sucre de cannes, de betteraves, d’érable, de raisin, de fécule de chataigne et généralement de diverses substances végétales et animales susceptibles d’en produire ; contenant la culture de la canne, celle de betteraves et les divers perfectionnemens que cette fabrication a éprouvés, tant en France qu’à l’étranger. Par MM. Blachette et Zoéga. Deuxième édition considérablement augmentée par M. Julia Fontenelle (Paris, Roret, 1833). MR-15 Eugène Julia de Fontenelle, Manuel du tanneur, du corroyeur, de l’hongroyeur et du boyaudier (Paris, Roret, 1833). MR-16 Eugène Julia de Fontenelle, Manuel complet du blanchiment et du blanchissage, nettoyage et dégraissage des fils et étoffes de chanvre, lin, coton, laine, soie, ainsi que de la cire, des éponges, de la laque, du papier, de la paille, etc. ; offrant L’exposé de toutes les découvertes, perfectionnemens et pratiques nouvelles dont ces arts se sont enrichis, tant en France que dans l’étranger (Paris, Roret, 1834). MR-17 Ph. Ardenni & Eugène Julia de Fontenelle, Manuel du poêlier-fumiste, ou Traité complet de cet art, indiquant les moyens d’empêcher les cheminées de fumer, l’art de chauffer économiquement et d’aérer les habitations, les manufactures, les ateliers, etc. (Paris, Roret, 1835). MR-18 Nicolas Lebeaud & Eugène Julia de Fontenelle, Manuel complet théorique et pratique du distillateur et du liquoriste, ou Traité de la distillation (Paris, Roret, 1835). MR-19 Eugène Julia de Fontenelle & François Barthez dir., Nouveau dictionnaire de botanique médicale et pharmaceutique, contenant la description et les propriétés médicinales des végétaux, des animaux et des minéraux, et leurs préparations les plus usitées en médecine, d’après les meilleurs auteurs anciens et modernes ; ouvrage mis à la portée de toutes les classes de la société, par une réunion de médecins, de pharmaciens et de naturalistes (Paris : Roret, 1836). MR-20 Henri-Louis-Nicolas Duval, J.-S. Lionnet-Clémandot & Jean-Sébastien-Eugène Julia Fontenelle, Nouveau manuel du limonadier, du glacier, du chocolatier et du confiseur (Paris, Roret, 1838).

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MR-21 Eugène Julia de Fontenelle, Nouveau manuel complet des nageurs et de sauvetage, des baigneurs, des fabricans d’eaux minérales, et des pédicures (Paris, Roret, 1838). MR-22 Eugène Julia de Fontenelle, Nouveau manuel complet du chamoiseur, pelletier- fourreur, maroquinier, mégissier et parcheminier (Paris, Roret, 1841).

NOTES

1. Liliane Pérez et Marie Thébaud-Sorger, « Les techniques dans la presse d’annonces au XVIII e siècle en France et en Angleterre : réseaux d’information et logiques participatives », dans Patrice Bret, Konstantinos Chatzis, Liliane Pérez dir., La presse et les périodiques techniques en Europe 1750-1950, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 11-50. 2. Liliane Pérez, « Des entreprises de quincaillerie aux institutions de la technologie : l’itinéraire de Charles-Emmanuel Gaullard-Desaudray (1740-1832) », dans Jean-François Belhoste, Serge Benoit, Serge Chassagne, Philippe Mioche éd., Autour de l’industrie, histoire et patrimoine. Mélanges offerts à Denis Woronoff, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2004, pp. 547-567 ; Joost Mertens, « The Annales de l’industrie (1820-1827) : a technological laboratory for the industrial modernization of France », History and Technology, 20, 2004, pp. 135-163 ; Joost Mertens, « The mere handicrafts : Ure’s Dictionary (1839-1853) compared with the Dictionnaire technologique (1822-1835) », dans Patrice Bret, Irina Gouzévitch et Liliane Pérez éd., Les échanges techniques entre la France et l’Angleterre (XVIe-XIXe siècles). Réseaux, comparaisons, représentations, Documents pour l’histoire des techniques, n° spécial, 2009 (sous presse). 3. Jean-Antoine Chaptal, « Discours préliminaire », Chimie appliquée aux arts, Paris, Deterville, 1807, t. 1er, pp. IX-LIV ; voir aussi id., « Essai sur le perfectionnement des arts chimiques en France », Journal de physique, de chimie et d’histoire naturelle, 7, 1800, pp. 217-233. 4. Joost Mertens, « Technology as the science of the industrial arts : Louis-Sébastien Lenormand (1757-1837) and the popularization of technology », History and technology, 18, 2002, pp. 203-231. 5. Joost Mertens, « Anselme Payen (1795-1871), learned manufacturer of chemical products », Ambix, 50, 2003, pp. 182-207. 6. J.-A. Chaptal, Chimie appliquée aux arts, op. cit. note 3, p. XIII. 7. Liliane Pérez, Invention, culture technique et entreprise entre France et Angleterre au XVIIIe siècle, thèse d’habilitation de l’Université Paris-I, 2008, mémoire inédit La pièce et le geste, Entreprises, cultures opératoires et marchés à Londres au XVIIIe siècle, pp. 13-14. 8. Nicolas-Edme Roret (1797-1860), quitte Vendeuvre-sur-Barse pour Paris en 1813 pour commencer son apprentissage en librairie, d’abord à celle de son beau-frère, Pierre-Jean Ferra, puis d’Arthus Bertrand, 23 rue Hautefeuille. Breveté libraire en 1820, il travaille comme éditeur pour Félix Ancelle, rue de la Harpe, et pour son cousin Pierre Deterville, 8 rue Hautefeuille. Deterville avait publié de nombreux ouvrages scientifiques, par exemple ceux de Brongniart, Buffon, Chaptal, Lavoisier, Biot, Thénard. En 1822, Roret publie son premier manuel, Manuel du limonadier, par Henri Duval (pseudonyme Cardelli), qui fut ensuite révisé par Julia (voir la liste des manuels rédigés ou co-rédigés par Julia de Fontenelle, en annexe ; ils sont référencés en note par MR, suivi du numéro dans l’ordre de parution chronologique. Ici : annexe MR-20). En 1823, Roret fonde sa propre maison au rez-de-chaussée de la maison au no 12, rue Hautefeuille, où il invente sa collection encyclopédique, dédiée aux arts et aux sciences appliquées, pour « les agriculteurs, les fabricans, les manufacturiers et les ouvriers ». Voir Henri Baillière, La Rue Hautefeuille, son histoire et ses habitants (propriétaires et locataires) 1252-1901, Paris, Baillière et fils, 1901, pp. 283-289 et 293-295 ; Alfred Fierro, « Les manuels Roret », dans Henri-Jean Martin, Roger Chartier éd., Histoire de l’édition française, t. 3, Le temps des éditeurs : du Romantisme à la Belle Époque,

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Paris, Promodis, 1985, pp. 394-395 ; Bruno Fieux, Bibliographie des Manuels Roret, ou Essai bibliographique contenant l’art de faire découvrir les différents métiers, d’enrichir son savoir technique et scientifique, Fontaine, Édition Émotion primitive, 2008. 9. La Bibliothèque physico-économique (1782-1831) constitue un autre lien entre la technologie du XVIIIe siècle et celle du XIXe siècle. Voir L. Pérez et M. Thébaud-Sorger, « Les techniques dans la presse d’annonces », op. cit. note 1. 10. Bibliothèque physico-économique, 4e série, t. 1, janvier 1827, pp. 80-81. 11. M. Boyer, Manuel du porcelainier, du faïencier et du potier de terre, Paris, Roret, 1827, t. 2, pp. 317-318. 12. Des informations biographiques peuvent être trouvées dans Biographie universelle, t. 21, pp. 311-312 ; Grand dictionnaire universel, t. 9, p. 1101 ; Nouvelle biographie générale, t. 27, pp. 168-169 ; Dictionnaire de biographie française, t. 18, p. 985 ; La France littéraire, t. 4, pp. 264-266 ; Alphonse Chevallier, « Nécrologie Julia Fontenelle », Journal de chimie médicale, 2e série, 8, 1842, pp. 235-246. La plupart de ces dictionnaires biographiques, sauf la Biographie universelle, donnent 1790 comme date de naissance de Julia, ce qui suggérerait que Julia aurait traduit le mémoire sur la castration de Benedetto Mojon alors qu’il n’avait que quatorze ans. Julia naquit le 18 octobre 1780 selon son ami et collègue Alphonse Chevallier. 13. Eugène Julia, « Mémoire sur la culture de la soude dans la ci-devant province du Languedoc », Annales de chimie, 49, 1804, pp. 267-285 ; Eugène Julia et Barthélemy Favier, « Nouveau procédé pour teindre le coton en amarante », ibid., 50, 1804, pp. 147-153. Favier, propriétaire d’une manufacture de cuir à Saint-Germain, est membre de la Société académique des sciences de Paris, où il a pu rencontrer Julia, et membre de la Société des inventions et découvertes. Il figure dans la liste donnée par Christiane Demeulenaere-Douyère, « Inventeurs en Révolution : la Société des inventions et découvertes », Documents pour l’histoire des techniques, 17, 2009, pp. 19-56. 14. Benedetto Mojon, Mémoire sur les effets de la castration dans le corps humain, Montpellier, Tournel, an XII. 15. Eugène Julia-Fontenelle, Manuel portatif des eaux minérales les plus employées en boissons, Paris, Guitel, 1825. 16. Eugène Julia et Dominique Reboulh, « Analyse des eaux minérales de Rennes, au quatrième arrondissement du département de l’Aude », Journal général de médecine, de chirurgie et de pharmacie, 25, 1806, pp. 34-55 ; Eugène Julia, Dissertation sur les eaux minérales connues sous le nom de Bains de Rennes, Toulouse, Douladoure, 1814, réimpression Nîmes, Lacour, 2006 ; Eugène Julia, « Analyse des eaux minérales de Rieu-majou, arrondissement de St.-Pons, département de l’Hérault », Annales cliniques, 33, 1814, pp. 269-278 ; Eugène Julia, Notice historique sur M. le comte Berthollet, Paris, Feugueray, 1823. 17. Eugène Julia Fontenelle, « Notice sur l’organisation de la pharmacie en Espagne », Journal de chimie médicale, 5, 1829, pp. 26-30. Pour Francesc Carbonell i Bravo, voir Carles Puig-Pla, « L’influence française dans les premiers périodiques scientifiques et techniques espagnols : Les Memorias de agricultura y artes, 1815-1821 », dans P. Bret. K. Chatzis, L. Pérez éd., Des techniques dans la presse… op. cit. note 1, pp. 51-70. 18. Eugène Julia, « Analyse chimique des eaux minérales de Molitx », Journal universel des sciences médicales, 6, 1821, pp. 369-371. 19. Eugène Julia Fontenelle, « Recherches sur la fermentation vineuse », Annales de l’industrie nationale et étrangère, 11, 1823, pp. 225-248. 20. Pour le lien étroit entre la Société royale académique des sciences de Paris et les Annales de l’industrie, voir J. Mertens, « Annales de l’industrie », op. cit. note 1. 21. Eugène Julia Fontenelle, Recherches historiques, chimiques et médicales sur l’air marécageux ; ouvrage couronné par l’Académie des sciences de Lyon, Paris, Gabon, 1823.

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22. Abel Hugo éd., France militaire : Histoire des armées françaises de terre et de mer de 1792 à 1837, Paris, Delloye, 1838, t. 5, pp. 282-286. 23. Eugéne Julia-Fontenelle, Manuel de chimie médicale, Paris, Béchet, 1824, p. XI. Pour les manuels de Novario et Julia, ainsi que le traité modèle de Thenard, voir Bernadette Bensaude-Vincent, Antonio García Belmar et José Ramón Bertomeu Sánchez, L’émergence d’une science des manuels : Les livres de chimie en France (1789-1852), Paris, Éditions des archives contemporaines, 2003, p. 106. 24. Titre complet en note 15. 25. Charles-Prosper Ollivier, Archives générales de médecine, 9, 1825, p. 160. 26. Voir l’annexe pour les titres complets. 27. « O mon illustre Maître, vous le Nestor de la chimie française, et le digne collaborateur de l’infortuné Lavoisier, … ». 28. Bibliothèque physico-économique, ou Journal des découvertes et perfectionnemens de l’industrie nationale et étrangère, de l’économie rurale et domestique, de la physique, la chimie, l’histoire naturelle, la médecine domestique et vétérinaire, enfin des sciences et des arts qui se rattachent aux besoins de la vie (1827-1831). Le 1er janvier 1832, après un demi-siècle de parution, la Bibliothèque fut incorporée au Journal des connaissances usuelles et pratiques. 29. Ibid., 1, janvier 1827, p. 1. 30. Eugène Julia de Fontenelle, Recherches médico-légales sur l’incertitude des signes de la mort, les dangers des inhumations précipitées, les moyens de constater les décès et de rappeler à la vie ceux qui sont en état de mort apparente (1833), Paris, Just-Rouvier, 1834. 31. Amédée Dupau, Revue médicale, 1826, pp. 358-359. 32. E. Julia, MR-1, p. 10. Jessica Riskin, « Amusing physics », dans Bernadette Bensaude-Vincent, Christine Blondel éd., Science and spectacle in the European Enlightenment, Aldershot, Ashgate, 2008, pp. 43-63. Les épines entourant l’étude des sciences physiques et leur enlèvement par Julia dans sa Physique amusante sont les mots-clés de l’article de Jessica Riskin sur la physique amusante du XVIIIe siècle. Elle cite aussi l’abbé Nollet pour l’équilibre délicat entre récréation et instruction dans les cours de physique expérimentale en 1738. 33. Anon., « Collection de manuels, ou nouvelle encyclopédie portative, publiée par le libraire Roret », Le Globe, 20 septembre 1825, pp. 831-832. 34. E. Julia, MR-2, p. 2. 35. Marie-Amande-Jeanne d’Humières Gacon-Dufour, E. Julia, MR-4, p. v. Valérie Nègre a remarqué que de nombreux manuels Roret ont été écrits par deux auteurs. C’est le cas de plus de la moitié de ceux qui figurent dans la liste en annexe. En ce qui concerne Julia, trois raisons expliquent ces collaborations. En premier lieu, cela lui permettait de gagner en précision et en clarté, ce dont témoignent ses Eaux minérales (1825), sa Physique amusante (1826) et sa Minéralogie (1827). Cela répondait bien à la ligne éditoriale des Roret. Deuxièmement, on lui demandait souvent d’être co-auteur d’un volume Roret parce qu’il possédait les connaissances à la page pour le sujet considéré, par exemple la fabrication du papier (avec Poisson), du pain (avec Benoît) ou du sucre (avec Blachette et Zoéga). Mais surtout, Julia, grâce à son expertise scientifique, pouvait contribuer à des manuels sur des thèmes variés, essentiellement en chimie moderne, mais aussi en pharmacie (Tollard, MR-7 ; Barthez, MR-19), et en théorie de la chaleur (Ardenni, MR-17 ; Lebeaud, MR-18). 36. Ibid., p. 2. 37. Ibid., p. 91. 38. Henri Braconnot, « Mémoire sur la nature des corps gras », Annales de chimie, 93, 1815, pp. 225-277 ; Michel-Eugène Chevreul, Recherches chimiques sur les corps gras d’origine animale, 1823. 39. M.-A.-J. d’H. Gacon-Dufour, E. Julia, MR-4, p. IV. 40. E. Julia, MR-5, pp. VII-VIII. 41. « Vinaigrier », Encyclopédie, t. 17, pp. 304-305.

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42. Eugène Julia, « Description d’un nouvel appareil pour la distillation du vin », Annales de chimie, 58, 1806, pp. 291-297. 43. Voir note 19. 44. Claus Priesner, Grenzwelten : Schamanen, Magier und Geisterseher, Hamburg, Merus, 2008. 45. Je me réfère à la dernière édition du Manuel des sorciers, de 1853, réimprimée par René Baudoin, Paris, en 1979. 46. E. Julia, MR-8 (1979), p. 125. 47. Ibid., pp. 24-25. 48. Ibid., p. 4. Dans un article sur la physique amusante, Gilles Chabaud a montré que la physique amusante de Jacques Ozanam et surtout celle d’Edme-Gilles Guyot était un ensemble de jeux illusionistes destinés aux élites de France. Il a également expliqué qu’il n’y avait pas beaucoup de distance entre cette physique illusioniste et la magie blanche. En outre, les Nouvelles récréations de Guyot étaient destinées non seulement à « surprendre agréablement » mais constituaient aussi « une entreprise de démystification et de désenchantement du monde ». C’est à cette « pédagogie du désenchantement » que Julia a donné tout son poids dans sa physique amusante à lui. Gilles Chabaud, « La physique amusante et les jeux expérimentaux en France au XVIIIe siécle », Ludica, annali di storia e civiltà del gioco, 2, 1996, pp. 61-73. 49. Ibid., p. 129. 50. Ibid., p. 84. 51. E. Julia, op. cit. note 22, p. v. 52. Eugène Julia-Fontenelle, « Notice sur M. le comte Chaptal », Journal de chimie médicale, 8, 1832, pp. 754-768. 53. Ibid., p. 754. 54. Ibid., pp. 758-759. 55. Ibid., pp. 766-767. 56. E. Julia et P. Poisson, MR-6, p. x. 57. E. Julia, MR-15, pp. i-ii. 58. Joseph-Jérôme de Lalande, « L’art du tanneur, du chamoiseur, du mégissier, etc. », dans J. É. Bertrand éd., Description des arts et métiers, t. 3, Neuchâtel, Société typographique, 1775. 59. Ibid., p. IV. 60. Ibid. 61. Claude-Hughes Lelièvre et Bertrand Pelletier, « Rapport au Comité de salut public, sur les nouveaux moyens de tanner les cuirs, proposés par le cit. Armand Seguin », Annales de chimie, 20, 1797, pp. 15-77. 62. E. Julia, MR-22, p. 2. 63. Ibid., p. 1. 64. Ibid., p. 3 65. Ibid., p. 5. 66. Ibid., p. 57. 67. Ibid., p. 111.

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RÉSUMÉS

Eugène Julia de Fontenelle, professeur de chimie à l’École de médecine de Paris, a écrit 22 manuels Roret entre 1826 et 1841. Ces manuels appartenaient à une collection consacrée à la description technologique des arts industriels. « Éclairer les arts » par la physique et la chimie était le dessein principal de ces technologies. Elles devaient aider à résoudre les problèmes de l’éducation technique et à attaquer les corporations et ses façons de transmettre le savoir-faire. Une brève analyse de sept manuels de Julia montre à quel genre de lecteurs il a songé, comment il s’est efforcé de lutter contre le caractère « empirique » des procédés artisanaux, comment il a applaudi la pénétration réussie des sciences dans les arts traditionnels, comment bien des fois cette louange n’était que de la rhétorique, et comment, vers la fin de sa vie, il a fini par tempérer ses opinions à l’égard du savoir-faire traditionnel.

Eugène Julia de Fontenelle, professor of chemistry at the Paris Medical School, wrote 22 Roret manuals between 1826 and 1841. These manuals belonged to a collection devoted to the technological description of the industrial arts. « Enlightening the arts » by physics and chemistry was the main purpose of these technologies. They should help solve the problems of technical education and attack the corporations and their traditional ways of knowledge transmission. A short analysis of seven of Julia’s manuals show what kind of readers he had in mind, how he tried to fight the « empirical » character of artisanal manufacturing processes, how he praised the successful penetration of science into the traditional arts, how this praise was often of a rhetorical nature, and, finally, how, at the end of his life, he softened his opinions on traditional technical knowledge. technology, Roret manual, applied sciences, Chaptal, guilds, popularization

INDEX

Mots-clés : technologie, manuel Roret, sciences appliqués, Chaptal, corporations, popularisation

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Aux Olympiades du progrès : les ouvriers italiens aux expositions universelles au XIXe siècle Olympic games of the progress : Italian workers at the 19th century international exhibitions

Anna Pellegrino

« La stupide exposition m’est devenue tellement odieuse que vraiment je me réjouis de ne pas la voir »1.

1 Ainsi s’exprimait Friedrich Engels dans une lettre à Karl Marx le 9 septembre 1862, à l’occasion de la seconde exposition universelle de Londres.

2 Si les expositions universelles du XIXe siècle ont constitué un spectacle fascinant pour un large public, si leur forte popularité a été soulignée par nombre d’études, nous connaissons moins bien l’accueil différencié réservé à ces dispositifs complexes. Non seulement les intellectuels socialistes ont pu être critiques, mais il semble que les publics populaires aient été parfois désorientés, comme en témoigne cette remarque d’un ouvrier italien en 1906 : « Les images qui nous en recevons sont variées et innombrables, au point que la somme de celles-ci et leur réflexion dans l’esprit seraient à comparer, s’il est permis, à la sensation psychologiquement opposée mais également tumultueuse décrite dans « Une tempête sous un crâne » dont Victor Hugo parle magistralement, dans un de ses travaux plus connus »2.

3 Cet extrait fait partie d’un compte-rendu de visite à l’exposition internationale de Milan cette même année. C’est cette documentation très vaste et en grande partie inédite des visites ouvrières aux expositions dans la deuxième moitié du XIXe siècle et début du XXe siècle que nous nous proposons d’étudier. Il s’agit d’une forme d’écriture « populaire » difficile à analyser, mais susceptible de révéler les modes de réception du message véhiculé par les expositions – un thème peu traité jusqu’à présent.

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4 L’accueil populaire pouvait aller de l’adhésion enthousiaste à la critique radicale, mais il mettait toujours en jeu le rapport des travailleurs avec les nouveautés techniques. Sur ce point, notre approche s’inscrit dans un courant de recherche en plein essor. Après avoir été étudiées dans leurs aspects économiques, urbanistiques et architecturaux, les expositions universelles sont aujourd’hui considérées comme des lieux de diffusion des connaissances scientifiques et techniques, à l’origine de la création de réseaux commerciaux et d’infrastructures, participant aux processus d’intercommunication, d’échange culturel et de mondialisation3. Ces manifestations ont, en effet, mobilisé l’opinion publique dans des proportions surprenantes si l’on songe, par exemple, qu’à l’exposition parisienne de 1900, sont enregistrées plus de cinquante millions d’entrées payantes. Elles constituent un média de masse, de portée considérable, alors que le développement des moyens de communication est encore embryonnaire. Nous voudrions précisément interroger la sociologie des publics mobilisés et notamment, les modes de participation des milieux populaires, et en particulier ouvriers.

5 Indubitablement, les classes dirigeantes ont joué un rôle hégémonique dans l’organisation et la présentation des expositions. Cependant, une série d’études récentes a partiellement révisé l’implication du monde du travail, en particulier celle des travailleurs eux-mêmes, en en montrant l’ampleur et le grand intérêt. L’usage d’envoyer les ouvriers aux expositions à des fins pédagogiques ou de promotion remonte à la première exposition nationale française, organisée en 1798 au Champ de Mars4.

6 À l’occasion de la Great Exhibition of the works of industry of all nations de Londres en 1851, le prince Albert avait expressément déclaré que ce type de manifestation visait non seulement à fournir un lieu d’échange et de comparaison pour les industriels et les producteurs, mais aussi et surtout à élever le niveau de connaissances et d’intérêt du peuple anglais pour les produits de la science et des « arts industriels ». Cet intérêt aurait des effets bénéfiques sur le goût, l’éducation et la morale des classes populaires (petite bourgeoisie, artisanat et boutique, prolétariat industriel)5. Les tentatives et les stratégies pour susciter des formes de participation, lors des expositions, furent nombreuses : elles allaient de la réduction du prix d’entrée selon les heures ou les jours de la semaine, à des tarifs spéciaux pour le voyage et l’entrée gratuite réservée à des catégories de personnes, jusqu’à la prise en charge complète du voyage et du séjour pour des groupes d’ouvriers triés sur le volet. Cette dernière supposait, en premier lieu, une sélection forte des ouvriers à envoyer à l’exposition. Elle comportait, en outre, l’adoption de divers mécanismes de contrôle, de recherche du consensus et de détermination fonctionnelle des buts de la visite. Elle prévoyait, enfin, la rédaction d’un compterendu à l’issue de la visite, matériel très intéressant pour évaluer comment les ouvriers percevaient les expositions et exprimaient leurs impressions. Ces comptes rendus, qui ont été publiés et sont rapidement entrés dans le discours public sur les expositions, sont l’objet de cet article. Ils manifestent un intérêt pour la participation effective d’un public large et « populaire » aux expositions, encore peu présent dans l’historiographie alors que les études culturelles sur les expositions ont connu un réel renouveau6.

7 Dès l’origine, nous l'avons dit, les expositions se sont donné pour objectif de rallier les classes populaires et travailleuses, comme le montrent diverses études qui soulignent la capacité des expositions à attirer, à « distraire », à « amuser » le public ouvrier, tout en

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occultant et en masquant les conflits internes au système productif dont elles célébraient les fastes7.

8 La place centrale des enjeux éducatifs et explicitement didactiques des expositions est au cœur d’un ouvrage récent et important sur le phénomène, ouvertement consacré, comme l’indique son sous-titre, aux expositions comme « didactic phenomenon »8. D’après son auteur, les expositions auraient fonctionné comme un canal de médiation sociale et culturelle : « comme un intermédiaire entre la culture d'en bas et la culture d'en haut, entre les élites, les classes moyennes et classes populaires, et d’une part entre le commerce, l’industrie, la technique, la science et l’art, d’autre part l’expérience vécue de tout un chacun »9.

9 Beaucoup plus rares sont les analyses des voyages ouvriers et des comptes-rendus respectifs qui conduisent à une reconsidération de la mentalité et de la culture ouvrières, ou plus exactemement entre les classes supérieures, moyennes et inférieures de la société.

10 Une première difficulté est de définir les frontières précises de la catégorie des « ouvriers ». En Italie, au moment de l’unification nationale (1861), a lieu un débat intense au sein des organisations de travailleurs pour définir l’usage de ce terme et les figures sociales auxquelles il doit se référer. L’extension sémantique du terme est alors assez marquée. Le mot « ouvrier » rassemble en effet des figures très différentes : des travailleurs à domicile aux apprentis des ateliers artisanaux, des travailleurs subalternes des entreprises industrielles aux travailleurs des entreprises commerciales et des services jusqu’aux artisans et aux petits entrepreneurs.

11 Il est évident qu’une telle définition, susceptible de glissements sémantiques considérables, durant les années qui vont jusqu’à la Première guerre mondiale10, répondait à des buts normatifs et « politiques » plutôt qu’à des critères d’enquête sociologique. En analysant les sources, une dialectique persistante apparaît entre l’identité professionnelle spécifique et l’identité collective plus générale résumée dans le terme « ouvrier ». Cette dernière est utilisée surtout en raison des problèmes d’ordre général qui vont des aspects économique-syndicaux jusqu’aux choix et aux orientations politiques de base (nationalisme, pacifisme etc.), ou des problèmes particuliers relatifs aux modèles comportementaux et « moraux »11, jusqu’à ceux de la sphère quotidienne et familiale. Les comptes-rendus des ouvriers aux expositions font souvent référence, au-delà des sujets professionnels spécifiques, à ces problèmes plus globaux.

12 À ce sujet, nous devons à Jacques Rancière et Patrick Vauday un essai pionnier. Ces auteurs ont placé au centre de leur recherche le thème de la mentalité ouvrièreainsi que des problèmes plus larges, notamment les conceptions liées au genre. Néanmoins, ils se sont surtout intéressés au rapport avec les « philosophies politiques » qui contribuent de manière déterminante aux attributions identitaires du monde ouvrier de l’époque12. En Italie également, plusieurs études ont porté sur des cas de voyages et d’écritures ouvrières relatives aux expositions13.

13 Toutefois, dans l’ensemble, on doit signaler l’absence d’analyse du phénomène dans toute sa complexité, autrement dit dans ses liaisons avec les différentes instances politiques, sociales et culturelles qui soit en jeu sur la scène des expositions, à commencer par l’écriture ouvrière elle-même.

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Les comptes rendus des ouvriers : quelques aspects méthodologiques

14 Les comptes rendus des ouvriers se prêtent à différentes lectures et interprétations. Je me concentrerai sur les thématiques les plus fréquentes et distinctives de leur discours. Manié avec toute la prudence méthodologique qui s’impose, ce type de source révèle, de manière directe et indirecte, certains traits caractéristiques de la culture populaire et ouvrière.

15 La source principale de la recherche est constituée par les comptes-rendus des travailleurs italiens rédigés lors de leur visite à l’Exposition universelle de Londres en 1851 et à celles qui suivirent jusqu’à l’exposition de Paris en 1900. Le matériel à notre disposition se compose d’une documentation très vaste sur les initiatives prises par les principales villes italiennes (Milan-Turin-Rome-Florence-Bologne) pour financer les voyages des ouvriers dans les villes sièges de l’exposition. Ces récits sont rédigés sous les formes les plus diverses et expriment efficacement l’étonnement et l’enthousiasme des ouvriers face aux plus récentes merveilles du progrès. Les nouvelles machines et les découvertes de la technologie sont qualifiées de « fées » ou de « monstrueux mécanismes ».

16 On doit distinguer au moins deux types : les comptes-rendus édités et publiés à l’époque, souvent prédisposés dès l’origine dans ce but et donc contrôlés en vue de leur usage public, et les comptes-rendus envoyés aux comités promoteurs pour justifier et relater la visite achevée, qui par contre ont été produits et sont conservés dans les archives avec un degré moindre de réélaboration et de « manipulation ».

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fig. 1 - Première page du compte rendu d’Erasmo Hardenberg à l’exposition Universelle de Paris en 1889, “L’arte litografica all’Esposizione Internazionale di Parigi nel 1889”

Archivio civico del Comune di Milano, Esposizioni e Fiere, Esposizione di Parigi 1889, cart. n. 3.

17 Les sources se présentent sous une configuration particulière. Ce sont des documents individuels qui expriment l’originalité du caractère, du métier et du style de leur auteur. En même temps, elles se présentent réunies en corpus, car elles ont été conservées ou publiées sous forme de collections qui rassemblent les comptes rendus du même groupe d’ouvriers envoyés aux expositions. De plus, elles illustrent l’expérience commune vécue et un même objet de description et représentation, par delà la conjoncture, le moment historique et les caractéristiques originales de chaque exposition.

18 En analysant les contenus des ces comptes rendus, il faut en outre considérer que les promoteurs, les bailleurs de fonds et les accompagnateurs conditionnaient de manière évidente, et parfois déterminante, le but, les objectifs et la modalité même du déroulement des visites, en exerçant un contrôle plus ou moins direct sur la conduite de la visite et sur le résultat final (la rédaction du récit).

19 Finalement, par-delà leurs contenus, les comptes rendus des ouvriers nous frappent par le langage employé. Le vocabulaire, le choix des termes, l’organisation du discours, la rhétorique et le style sont extrêmement variés. Construits parfois comme le traitement d’un sujet, circonscrit au travers du point de vue d’un métier particulier, ces rapports apportent non seulement des renseignements précieux sur l’objet, mais révèlent une articulation interne, une structure et une stratégie de communication d’un intérêt indéniable.

20 Les comptes rendus relatifs aux expositions parisiennes sont conservés en grande partie dans les Archives de la Mairie et de la Chambre de commerce de Milan : il s’agit au total de 354 rapports, 121 relatifs à l’exposition de 1889 (Archives de la Mairie) et 233

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concernant celle de 1900 (Archives de la Chambre de commerce). Pour l’exposition de 1900, nous disposons en outre, des rapports publiés à l’époque par les ouvriers de Turin envoyés à Paris dans le cadre d’une Commission ouvrière. Les rapports publiés sont au nombre de douze seulement, qui furent les seuls dignes d’être retenus sur un total de 68. Pour l’exposition de 1878, nous disposons de cinquante rapports édités à l’époque, qui concernent respectivement douze ouvriers de Rome envoyés par la Mairie et par la Chambre de commerce et trente-huit ouvriers de Turin envoyés par la Société promotrice de l’Industrie nationale de cette ville. En ce qui concerne l’exposition de Vienne en 1873, nous disposons de vingt rapports des ouvriers romains envoyés à l’exposition par la Société ouvrière de Rome, édités à l’époque. Nous bénéficions enfin pour l’exposition de Milan de 1906, de 133 rapports inédits des ouvriers florentins (Archives historiques de la Mairie de Florence) et de trente-cinq rapports des ouvriers de Bologne (Archives d’État de Bologne). On peut de plus ajouter à ces sources les comptes-rendus des ouvriers italiens aux expositions nationales (Milan 1881 – Turin 1884 et 1898 – Palerme 1892).

21 En plus de ces récits ouvriers, nous disposons de tous les documents administratifs relatifs à la sélection des ouvriers eux-mêmes, avec des informations sur leurs origines, leur culture et leur carrière professionnelle ; d’autres informations portent sur les critères qui ont orienté le choix des comptes-rendus pour les prix ou la publication. Nous avons également les matériaux préparatoires des commissions qui finançaient ces voyages, dont on peut tirer des renseignements sur les rapports avec les autorités locales de la ville siège de l’exposition et les autres associations ouvrières, sur l’organisation des voyages, sur les comités d’accueil, sur les logements où ils ont résidé, sur les lieux de socialisation, etc.

22 Les conditions particulières dans lesquelles se déroule le voyage de ces travailleurs, la prédétermination du but et de la fonction de leur visite, les formes mêmes du compte rendu influent certainement sur les thématiques choisies comme sujet central dans leurs écrits. Il convient aussi d’attribuer un rôle important aux connaissances préalables des ouvriers et au bagage culturel spécifique, professionnel et général avec lequel ils arrivent à ce rendez-vous.

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fig. 2 - Frontispice du compte rendu de Carlo Tereghi à l’Exposition universelle de Paris en 1889, “Relazione sulle opere della Calzoleria redatte da Carlo Terenghi dirigente la calzoleria della Ditta Beltrami in Milano”

Archivio civico del Comune di Milano, Esposizioni e Fiere, Esposizione di Parigi 1889, Cart. n. 3

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fig. 3 - Frontispice du compte rendu de Pagani Luigi à l’Exposition universelle de Paris en 1889, « Relazione Sulla Esposizione Universale di Parigi 1889 dell’Operaio Meccanico Fisico Pagani Luigi »

Archivio civico del Comune di Milano, Esposizioni e Fiere, Esposizione di Parigi 1889, cart. n. 4.

23 Les comptes rendus constituent donc pour l’historien un instrument pour analyser la façon dont se réalise dans l’écriture ouvrière l’intégration entre les connaissances et les conceptions préalables d’un côté, et l’impact de la rencontre avec la technique et les nouvelles configurations susceptibles de mettre en crise les cadres de référence précédents, de l’autre.

24 Il reste à déterminer l’ampleur de la diffusion effective de ces rapports à l’intérieur du monde du travail de l’époque. Ces comptes-rendus restèrent pour une grande partie enfouis dans les archives. Il est donc difficile de déterminer dans quelle mesure les classes dirigeantes en ont pris acte pour introduire des améliorations dans leurs choix techniques et d’organisation du travail. Du côté ouvrier, on peut supposer que l’expérience restituée dans ces relations a constitué un puissant intermédiaire pour la circulation des idées relatives à la transformation des procédés de production et à la technique.

25 Trois thématiques présentes dans les comptes-rendus ouvriers peuvent attirer l’attention. La première concerne la technique et le progrès. Le terme de « progrès » est l’un des mots les plus utilisés dans le cadre des expositions, c’est aussi l’un des traits marquants et chargés fortement d'un contenu idéologique de la tentative d’intégration des classes ouvrières par les classes dirigeantes14. Cette question n’est pas étrangère au langage des travailleurs de l’époque et à leurs organisations, et dans les comptes- rendus, elle vient s’articuler avec force à celle de la technique et à la comparaison entre innovation et tradition.

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26 Le second thème a trait à l’identité nationale, à l’internationalisme et au pacifisme. Cette préoccupation appartient à la culture des travailleurs, tant l’organisation du mouvement ouvrier de l’époque revêt une forte orientation internationaliste et pacifiste ; mais il s’agit aussi d’un champ de convergence intéressant avec une partie des cultures et des idéologies des classes dirigeantes, car l’internationalisme caractéristique du monde de la science constituait l’une des racines du phénomène des expositions, en dépit d’une tension dialectique avec le sentiment d’appartenance nationale.

27 La troisième orientation, enfin, concerne le rapport des travailleurs avec la ville siège de l’exposition. L’exposition est une sorte de « ville dans la ville », mais en même temps la grande ville, la métropole, est une sorte d’exposition permanente : c’est un lieu qui frappe l’imagination des ouvriers tout autant que l’exposition.

28 Du reste, bien qu’elle exalte certains caractères de la métropole, la citadelle de l’exposition est autonome et séparée. Elle est, en effet, un lieu « autre », dans lequel se trouvent concentrés visiteurs et travailleurs, provenant de tous les coins du monde ; elle devient donc un lieu d’échange et de rencontre fondamental pour le monde ouvrier15. Les contacts entre ouvriers de différentes nationsse créent au niveau symbolique, dans les grandes occasions des congrès ouvriers, mais aussi dans la réalité quotidienne, à travers la fréquentation des restaurants, hôtels et lieux de socialisation réservés aux travailleurs pendant leur séjour.

Technique et progrès

29 Déjà mise en avant dans les discours publics sur l’exposition, la notion de progrès, dont l’édification est une fonction majeure des expositions, compte parmi les termes les plus fréquents dans les récits ouvriers. Les expositions établissent un rapport clair entre le progrès, le développement technologique et l’idée plus générale d’une « amelioration of mankind »16. Elles constituent l’un des moyens par lesquels passe, au cours du XIXe siècle, la construction culturelle d’une nouvelle exaltation de la technique et des inventions, des « Nouveaux Prométhées »17 qui remplacent le vieux Panthéon où siégeaient jadis les héros des batailles et de la politique, par un « Panthéon technologique »18.

30 Devant le décor spectaculaire et fantasmagorique de l’exposition, expressément conçu pour fasciner et captiver l’émotion, les spectateurs ouvriers sont presque désarmés. La valeur implicite du message des expositions, véritable hymne au progrès, apparaît comme une constante dans les comptes rendus ouvriers pour toute la période considérée. Ce qui évolue dans le temps, ce sont les références, les symboliques et les représentations, quand, de la conception abstraite du progrès dans sa valeur plus générique et « politique », on passe à l’examen des modalités effectives dans lesquelles il s’incarne et en particulier dans le rapport à la technique. Principal moyen d’affirmation du progrès, la technique provoque des réactions contrastées19. Alors que l’idée de progrès reste un fil conducteur du discours ouvrier, chaque technique peut être vue de façon plus ou moins critique ou changer de signification au cours du temps.

31 Un exemple emblématique est celui de l’énergie électrique20. Pour les travailleurs milanais à Paris en 1889, l’électricité représente l’une des attractions les plus

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extraordinaires de la ville et de l’exposition et elle justifie, dans leurs comptesrendus, un usage immodéré de superlatifs : « A la tombée de la nuit, ce fut un émerveillement de voir l’arc de triomphe et la grande place de la Concorde entourés de jardins splendides et de très belles statues d’où s’écoulait l’eau. Mais le plus beau fut de voir le grand éclairage au gaz et la lumière électrique, dont l’effet fut splendide, en un mot il nous semblait être éclairé par la lumière du soleil »21.

32 Même si, à l’exposition de 1889, l’électricité n’a pas encore une place autonome dans le circuit de l’exposition, avec ses jeux de lumières spectaculaires organisés pour l’occasion, elle représente non seulement le triomphe d’une technique extrêmement avancée pour l’époque, mais elle assume aussi un caractère métaphorique en tendant à matérialiser les valeurs les plus profondes et caractéristiques de l’idée de progrès. Ces valeurs assurent non seulement le plus grand bien-être, mais elles combattent et frappent les aspects négatifs et nuisibles de la tradition, identifiables dans la guerre et dans la violence. En ce sens, l’électricité acquiert une valeur quasi sacrée avec des inflexions millénaristes. « L’ère des combats est finie […] l’ère du travail est en plein essor […] Le génie de la guerre doit fuir, aveuglé devant la splendeur de la lumière électrique, comme dans les tableaux mystiques du Moyen Âge le diable fuyait devant la Croix »22.

33 Par la suite, la technique tend à devenir moins voyante, sa puissance devenant presque cachée et occulte, pendant qu’elle augmente évidemment d’intensité. Comme l’observe l’ouvrier mécanicien Settembre Cuppini, à Milan en 1906 : « Dans le phénomène d’évolution, où tout change, même la caractéristique de l’exposition de Milan en a subi les effets. Dans les autres expositions, régnaient majestueusement, les machines motrices fixes à la vapeur, qui transmettaient vie et énergie à tout l’outillage principalement dans les galeries du travail : ici par contre tout est en mouvement, sous l'effet d'une puissance presque occulte. L’Électricité » 23.

Technique et travail

34 Si la technique a ce rôle central dans les représentations de l’idée de progrès, les évaluations des travailleurs ne se limitent pas à son apologie. Comme effet immédiat, la technique a une dimension spectaculaire, elle renferme les valeurs essentielles de l’idée de progrès ; dans un deuxième temps, après une réflexion plus approfondie, en traduisant la substance « politique » de ce message sur un plan pratique et immédiatement accessible à l’expérience de travail des ouvriers, elle permet d'exprimer une série de résistances individuelles qui émergeraient difficilement à un niveau « idéologique » plus général.

35 C’est le cas du très large répertoire d’observations critiques adressées par les ouvriers sur le fonctionnement des machines. D’après leurs commentaires, les machines réussissent toujours à être plus rapides, constantes et économiques que la main de l’homme, mais elles produisent aussi en permanence des défauts, des imperfections, sans compter l’effet néfaste du chômage : la production de qualité est encore réservée au « métier » ouvrier, c’est-à-dire au travail des ouvriers qui utilisent encore des procédés liés aux compétences spécifiques et individuelles, souvent manuelles.

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36 Les travailleurs parviennent souvent à discerner, sous les apparences éblouissantes des appareils de l’exposition, les défauts et les imperfections dont la pratique du métier leur permet de prendre conscience : « Entre les innombrables volumes, opuscules et fascicules exposés, certains bien sûr étaient vraiment dignes d’éloges et beaucoup aussi de belle apparence ; mais […] trop souvent l’habit ne fait pas le moine, et en soulevant ces vêtements voyants, ces petites couvertures aux couleurs vives, l’on découvrait tantôt un défaut, tantôt […] des irrégularités de presse dues aux machines imparfaites et bien souvent à la négligence et à l’inexpérience de l’imprimeur […] »24.

37 Un ouvrier mécanicien milanais, Gaetano Colla, à Paris en 1900, observe à ce propos : « C’est avec un vrai plaisir que j’ai […] admiré le grand emporium de machines agricoles qui aujourd’hui devraient être l’aide la plus valable et la plus constante pour tous ceux dont la fatigue de la culture épuise les forces après peu de temps. J’ai dû toutefois déplorer à contre cœur que ces machines indiquées pour apporter une aide au bras de l’homme, une aide économique et matérielle, aient au contraire réussi, grâce à leur travail, à écraser, à rendre totalement inutile le bras de l’homme. Ainsi, alors que sans les machines travaillaient et vivaient naturellement vingt personnes, aujourd’hui leur aide puissante a divisé ce nombre par dix »25.

38 Dans tous les cas, devant ou derrière chaque machine, il y a toujours un travailleur. Des comptes rendus ouvriers, il ressort que plus la technique est incorporée dans les machines, plus elle exige une évolution, une adaptation et un perfectionnement de la part du travailleur.

39 En outre, les travailleurs expriment fréquemment une ambivalence assez évidente entre l’acceptation des machines comme expression du progrès et la peur d’une baisse du travail, d’une menace pour l’emploi et leur niveau de vie26. Le discours est déterminé par une dialectique entre l’héroïsme du travail et en particulier du travail qualifié, qui s’est diffusée au niveau international dans la seconde moitié du XIXe siècle, et les développements techniques de la deuxième révolution industrielle qui tendent à réduire de plus en plus le rôle et l'habileté individuelle de l’ouvrier de métier. Le rapport entre l’habileté individuelle, la spécialisation de l’ouvrier et l’idéologie plus générale du progrès est confirmé par le fait que souvent les ouvriers contribuent, par leurs observations critiques, à l’amélioration des procédés productifs. Il arrive fréquemment que des ouvriers envoyés comme observateurs à une exposition participent à d’autres expositions comme exposants, avec des produits ou des procédés techniques originaux, fruits de leur génie et de leur expérience professionnelle. Du reste, la conception des inventions comme nées de l’effort collectif de la multitude de travailleurs qui avaient contribué à créer les conditions qui avaient permis aux grands inventeurs de s'imposer au public, faisait partie intégrante de la critique radicale du mythe de l’inventeur-héros27. Même sur cette base de participation active à l’effort productif et au développement du progrès technique, les travailleurs cherchaient à rendre manifestes les instances de tutelle, de protection et de sauvegarde de certaines valeurs fondamentales telle la santé à l’usine. Andrea Biagini, un imprimeur romain à l’exposition nationale de Turin en 1884, écrit à propos de l’établissement italien de Nebiolo : « Je restai extasié de voir environ vingt machines toutes en action… chaque machine est mise en marche par un ouvrier […] ce qui mérite le plus d’éloges à l’usine c’est la manière dont elle a réorganiser ses locaux, en observant toutes les prescriptions hygiéniques pour protéger, autant que possible, les ouvriers des fréquentes maladies professionnelles auxquelles sont sujets les fondeurs de caractères d’imprimerie »28.

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fig. 4 et 5 - Frontispice et dessins annexes au compte rendu de Bastoni Giuseppe cordonnier à l’exposition universelle de Paris de 1889

Archivio civico del Comune di Milano, Esposizioni e Fiere, Esposizione di Parigi 1889, cart. n. 3.

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Identité ouvrière et fierté du métier

40 Le métier est comparé aux progrès des processus productifs présentés aux expositions, mais il reste un point de référence indispensable.

41 Bien que les travailleurs envoyés aux expositions soient classés sous des catégories simplifiées comme celles d' « ouvrier » ou d' « industrie », catégories qui renvoient à un système de production moderne et avancé, en réalité ce sont en grande majorité des travailleurs très qualifiés, des ouvriers de métier proches des véritables artisans, voire, dans le meilleur des cas, comparables aux factory artisans. Par conséquent, leur culture et leur identité professionnelle sont profondément enracinées dans une réalité productive qui subit de plein fouet l’impact innovateur de l’exposition. Les expositions semblent faites pour susciter ce mécanisme, entre le milieu productif de provenance et les frontières des nouvelles techniques : à l’instar des ouvriers florentins envoyés à l’exposition de Milan en 1906, les ouvriers milanais qui se rendent aux expositions de Paris pendant la seconde moitié du XIXe siècle sont confrontés à un contexte productif considérablement plus avancé qui contraste avec le leur.

42 Dans ces conditions, l’identité ouvrière est soumise à de fortes tensions, mais elle n’entre pas nécessairement en crise. Dans certains cas, elle paraît même renforcée ; dans d’autres, elle intègre l’innovation dans le cadre de valeurs et de conceptions préexistantes ; enfin, elle peut se mêler à des sentiments et des appartenances identitaires suggérés par l’événement de l’exposition, comme le nationalisme.

43 Le premier aspect concerne l’importance du métier et, plus généralement, le rôle du travailleur, de son habileté et de sa conscience professionnelle pour déterminer la qualité et le succès de la production. Les ouvriers observent que les machines tendent à marginaliser le métier et l’habileté professionnelle, l’apport « intelligent » de l’ouvrier à la production : « L’United Shoe Machinery, compagnie des machines de chaussures […] expose son (peut-être trop) nombreux outillage […] avec un tel outillage, on tend à exclure absolument du travail l’intelligence de l’ouvrier, elle ne reste qu’un accessoire »29.

44 Bien que les ouvriers soient étonnés des potentialités des inventions, ils ne manquent pas d’en remarquer les défauts, qui se traduisent dans l’imperfection des produits. La qualité est encore un attribut exclusif du métier : « cet outillage est d’une conception sublime mais je le crois encore imparfait […] De la fabrication des formes en bois, à la coupe des peaux… au remplissage, au rognage, au planage, à la formation et au tréfilage des talons, au râpage, à l’estampillage, au ponçage, au lustrage, au nettoyage, tout est exécuté avec des types différents de machines, avec une rapidité prodigieuse, mais pas avec exactitude, comme on observe dans les chaussures finies, certaines sont gâtées par des rayures ou des coupures aux empeignes, la finition est grossière et imparfaite ; l’ensemble de la chaussure qui est toujours un type unique n’offre pas cette souplesse élégante et svelte qu’on observe dans les autres modes de travail »30.

45 Le second point a trait à la tension entre le métier traditionnel et les nouvelles formes d’organisation des processus de production, en liaison avec la division du travail et la spécialisation productive qui prolongent l’ancienne conception du métier.

46 Comme l’affirme l’ouvrier lithographe milanais, Enrico Leopardi, à Paris en 1889 : « La perfection du travail donc [est donnée] par le soin apporté en toutes circonstances […] il est vrai qu’en France et en Allemagne l’ouvrier se consacre surtout et presqu’exclusivement à une seule chose, de sorte qu’il y a des

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mécaniciens imprimeurs et des pressiers qui impriment sans arrêt les mêmes couleurs, qui se consacrent toujours à la même opération, pouvant ainsi acquérir une pratique spéciale et arriver à une parfaite connaissance des difficultés d’une matière donnée, alors que chez nous, l’ouvrier doit un peu tout faire, avec en plus des moyens trop économiques, qui ne permettent pas d’obtenir un résultat parfait du travail »31.

47 Le troisième aspect est que ces thèmes, intimement liés à la dimension technique du métier, se croisent avec une autre composante fondamentale de l’idée de progrès, liée à des valeurs sociales : celle d’une diminution constante, voire d’une disparition des formes de conflit, sur le plan tant social qu'international. Dans ce dernier registre, s’exprime le problème posé par l’ambiguïté entre l’appartenance nationale des ouvriers et l’internationalisme pacifiste.

Internationalisme, pacifisme et identité nationale

48 Déjà en 1851, l’exposition du Crystal Palace entendait établir une « idéologie de la paix internationale et de la bonne volonté » (« ideology of international peace and goodwill »)32, sous la houlette de l’Angleterre. Sur la base des principes du libre- échange et du libéralisme, cette puissance était capable d’instaurer une stratégie de collaboration entre les nations et les classes sociales, opposée aux conflits politiques et sociaux qui avaient caractérisé le contexte européen dans les années précédentes (1848-1849). La reine Victoria, dans son discours d’ouverture à l’exposition, avait clairement exprimé ce but pacifiste : « Mon vif désir de promouvoir parmi les nations la culture de tous ces arts qui sont engendrés par la paix et qui, à leur tour, contribuent au maintien de la paix dans le monde »33. Dans la culture populaire de l’époque, cette capacité du Royaume-Uni de recueillir, pour la première fois dans l’histoire, les efforts conjoints de toutes les nations du monde allait jusqu’à supposer une nouvelle « Sainte Alliance »34 entre les nations, cette fois-ci non pas avec un esprit politique d’orientation réactionnaire, mais avec des buts économiques inspirés par une philosophie libérale. La Grande-Bretagne était le pays naturellement désigné pour cette tâche parce qu’elle était : « le seul pays libre d’Europe, à l'exception peut-être de la Belgique et de la Hollande ; et cela, grâce à notre commerce qui s’étend si largement, à notre activité incessante, à notre richesse diffuse dans le monde entier, à nos bateaux à vapeur sur chaque mer, à nos lignes de communication allant jusqu'aux parties les plus reculée de la terre, et ainsi qu'à nos immenses triomphes mécaniques et scientifiques »35.

49 Grâce à ces prérogatives, l’Empire anglais pouvait se proposer d’étendre aux autres pays, aux « nations qui travaillent et non qui se battent » (« working, and non fighting nations »), de toute la terre, son propre modèle de développement qui liait étroitement pacifisme et progrès économique36.

50 Le discours pacifiste devient par la suite, de manière plus ou moins explicite, l’un des traits dominants de ces rencontres internationales ; parfois en négatif quand, par exemple, la date de certaines grandes expositions est déplacée pour éviter la coïncidence avec une guerre en cours. Le message explicitement pacifiste et d’opposition à la guerre n’est cependant pas toujours présent dans les comptes-rendus ouvriers ; il se manifeste à certaines périodes ou occasions significatives, ou apparaît comme une référence obligée dans les commentaires sur les pavillons qui exposent des

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armes et des machines de guerre. Ainsi s’exprime un ouvrier bolognais en face du Pavillon de la Marine à Milan, en 1906 : « Une quantité d’engins de guerre certes ingénieux et fabriqués à la perfection, mais toujours dominateurs et destructeurs de l’humanité et certainement ceux qui inventent et perfectionnent ces engins n’aspirent pas à concourir pour le prix Nobel de Suède qui fut, par sa dynamite, le plus meurtrier à nos jours et qui à sa disparition laissa un prix destiné à qui aurait trouvé la manière de ne plus utiliser sa poudre, c'est-à-dire de ne plus faire la guerre »37.

51 Les ouvriers parlent souvent de « compétition », ils utilisent des expressions comme « compétition internationale et paisible du travail » selon un modèle qui, comme il arrivera bientôt pour les Olympiades, peut concilier pacifisme et compétition nationale.

52 Le thème de l’appartenance nationale s’avère plus problématique et contrasté. Dès le début, les expositions se sont structurées comme une « compétition » entre les nations38. Même s’il s’agit d’une compétition paisible et progressive liée à l’idée que le libre-échange et le conflit des intérêts respectifs conduisent à stimuler la concurrence et l’émulation, en réalité la confrontation entre les domaines nationaux est très forte et la rivalité clairement ressentie. La comparaison entre les pays revêt un contenu proprement technique, et le caractère national et local des marchés et des appareils de production joue un rôle central. Les références à la situation des industries nationales abondent dans toutes les expositions internationales. Elles trouvent également leur place, de différentes manières, dans les expositions nationales.

53 Parfois, le constat du retard de l’industrie nationale ne s’accompagne pas d’une critique négative, mais d’une évaluation globalement positive de l’effort accompli par la nation arrivée tardivement dans la compétition internationale.

54 L’Italie avait réalisée, non sans mal, son unification politique en 1861, achevée ensuite par la prise de Rome, en 1870. Jusqu’en 1861, environ 80 % du commerce des États italiens se faisait au dehors des frontières de la péninsule. La réalisation d’un marché national avec l’application d’un système douanier unique obligea une grande partie des économies régionales à une reconversion profonde. Les classes dirigeantes italiennes avaient en outre résolument choisi une politique de libre-échange, mais elles furent contraintes de l’abandonner en 1878 et 1887, car l'évolution des moyens de transport et du commerce mondial avait provoqué une baisse considérable des prix des produits agricoles et semi-ouvrés, typiques de l’économie italienne. La puissante vague d’émigration qui en suivit et la réorientation des politiques économiques, créaient d’énormes difficultés mais aussi des opportunités nouvelles pour l’industrie italienne qui, dans ces années, connut une situation très variable selon les secteurs39.

55 Du point de vue ouvrier, l’unification signifie aussi l’accomplissement d’une révolution libérale car tous les États italiens (Piémont exclu), étaient des États absolutistes, dépourvus de système constitutionnel40. Dans les jugements des ouvriers, on trouve donc souvent soit la conscience du retard de l’appareil industriel national, soit celle des potentialités de développement et d’amélioration que la très jeune économie nationale peut espérer, comme l’observent à Vienne en 1873 deux imprimeurs romains Federico Reina et Giovanni Perino : « En jugeant dans l’ensemble les produits exposés et en tenant compte du fait que notre imprimerie est très peu représentée, il faut reconnaître que l’Italie est assez en retard par rapport aux autres nations en ce qui concerne la perfection de l'imprimerie. Mais vu les tristes conditions où l’Italie languissait depuis si longtemps, serait-il juste et équitable de la comparer aux autres nations et de

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considérer le résultat comme une condamnation par rapport aux autres nations… ? »41.

56 En d’autres occasions, le retard national est justifié par une sorte d’aversion des industriels et des artisans plus qualifiés à participer aux expositions, de sorte que la représentation nationale peut apparaître moins flatteuse que son état réel. C’est ce que soutient le couturier Luigi Marroni à Paris en 1878 : « En matière de couture, j’ai trouvé la France supérieure à toutes les autres nations ; chaque petite chose était faite comme il se doit, avec propreté, exactitude et tout ce qu’il faut pour faire un beau travail… L’Italie, par la quantité des travaux exposés, occupait pour ainsi dire la dernière ligne. Mais l'explication en est la suivante. Les couturiers italiens, spécialement ceux de Rome, je ne sais pourquoi, n’exposent jamais leurs travaux dans aucune expositions ; en effet le peu que j’ai vu à l’Exposition (qui à vrai dire ne nous fait pas beaucoup honneur) était des articles de boutique de confection et de couturiers de seconde classe. Et comme dans toutes les expositions concourent toujours les habituels exposants, je vous citerai ici un extrait de rapport fait par des délégués couturiers français, envoyés à Vienne à l’exposition de 1873. Voilà ce qu’ils disent de nous : "tous les travaux de la Section italienne sont d’aspect lourd, et leur vue nous a surpris. Il semble impossible qu’un pays si avancé dans les arts soit, dans notre industrie, arrivé à une telle décadence […]. Si ce qui a été exposé sort des bonnes maisons de Florence et de Milan (ce que nous ne croyons pas) nous serions contraints à plaindre les Italiens obligés de porter des habits si peu en harmonie avec le doux climat dont ils jouissent ; climat qui, nous semble-t-il, devrait les autoriser aux fantaisies les plus originales et les plus légères, des fantaisies qu’à nous le besoin d’être couverts nous interdit" »42.

57 Le cliché du génie italien, entendu comme produit naturel d’une tradition artistique et culturelle qui puise ses racines dans le temps, est assez fréquent dans les comptes- rendus : « L’Italie avec ses produits, dans notre art, comparée aux autres nations, se tient encore suffisamment pour conserver sa qualité […] ; cette qualité ne vient pas du fait qu’en Italie les amateurs de notre art s’efforcent de progresser dans le perfectionnement et le développement de celui-ci… mais seulement du fait que nous avons eu la chance d’hériter, de nos anciens maîtres dans l’art, de tels monuments exemplaires… »43.

58 Bien que de nombreux jugements soient critiques et déplorent le degré insuffisant d’avancement de l’industrie italienne par rapport à l’industrie étrangère, les comptes- rendus laissent aussi transparaître un sentiment prononcé de l’appartenance nationale.

59 Très souvent, pour compenser l’impact négatif d’une comparaison objective défavorable, on retrouve une série de justifications et de suggestions sur le plan technique, ainsi que l’affirmation explicite d’un orgueil national. D’aucuns relèvent même avec fierté une avance de l’Italie par rapport aux autres nations, comme s’exprime un ouvrier de Monza, Imardo Crippa, à Paris en 1900 : « La France, dans l’art des chapeaux mérinos produits à la machine, est très en retard par rapport à l’Italie, du fait que ces machines sont encore celles qui en Italie, spécialement à Monza, étaient utilisées au début, quand la mécanique commençait à pénétrer dans cet art, c’est-à-dire vers 1883. Les machines présentées […] ne proposent aucune nouveauté, en ceci que la presse est encore réchauffée [à] la forme à gaz, la pression est donnée au chapeau de gomme avec une pompe manuelle, tandis que chez nous les formes sont réchauffées à la vapeur... »44.

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60 Le seul fait d’être à l’étranger, d’entrer en contact avec des réalités et des expériences différentes, ouvrait l’esprit des travailleurs à une comparaison entre la réalité qu’ils côtoyaient chez eux et ces lieux symboles de la modernité.

La rencontre avec la métropole

61 Pour les ouvriers, la visite de l’exposition représente une expérience extraordinaire car elle équivaut presque toujours à rencontrer un contexte urbain et productif plus avancé que celui d’origine. Le voyage en lui-même constitue une expérience qui reste profondément gravée dans l’ « esprit du visiteur ». Cette expression utilisée par l’ouvrier florentin, fondeur d’objets d'art, Giulio Niccoli45, renvoie pour nous qui la lisons aujourd’hui au titre d’un livre de référence en la matière : The mind of the traveler d’Eric Leed46. Elle suggère en effet l’incidence de la rencontre avec une réalité parfois très différente sur l’état mental et sur la perception des ouvriers.

62 Parce qu’il les éloigne de la réalité quotidienne du travail, parce qu’il représente une expérience collective, le voyage est aussi une fête. L’amusement, la suspension des règles quotidiennes, le degré de liberté habituellement prévu par tous ces voyages laissent transparaître des éléments utiles pour étudier la mentalité ouvrière dans un sens plus général.

63 Finalement, par delà le parcours physique effectué par ces ouvriers de Florence à Milan ou de Milan à Paris, les comptes rendus font part d’un voyage d’un autre genre : un voyage mental à l’intérieur de l’exposition, vue comme un monde virtuel à parcourir et à explorer. Comme le note Alexander Geppert : « Dans l’ensemble, les expositions montraient un ‘temps gelé’ et des lieux lointains dans un paysage urbain, en donnant aux visiteurs l’illusion que s’ouvraient d’inimaginables occasions de voyage dans le temps et dans l’espace »47.

64 La dimension spectaculaire du rêve, de l’arrivée dans ce que nos ouvriers définissent comme un « monde nouveau », fait de « châteaux féeriques » et de « royaumes enchantés », se retrouve dans nombre de comptes-rendus. Tout aussi présente est la ville réelle – opposée à celle, fictive et éphémère, de l’exposition – dont les ouvriers perçoivent la valeur « révolutionnaire » et progressive synthétisée dans un deuxième temps par l’exposition et par les valeurs qu’elle exprime.

65 Une dimension importante des rapports de ces ouvriers réside donc dans la dialectique entre la ville réelle et la citadelle de l’exposition. Des études récentes ont mis en évidence que la métropole, siège de l’exposition, constitue une exposition « actuelle » ou « réelle », par opposition à l’exposition, « fictive », momentanée et éphémère. De la même manière que les expositions sont considérées comme une « ville à l’intérieur de la ville », les villes qui les accueillent peuvent elles aussi être considérées comme des expositions permanentes à rapprocher de l’exposition transitoire. À l’occasion de l’exposition universelle de 1889, la Pall Mall Gazette écrit : « il y a beaucoup de choses à voir à Paris, mais la plus importante est Paris même. Paris vaut plus qu’une exposition quelconque. Toutes les expositions sont structurées plus ou moins sur le même modèle. Paris est par contre unique. Si les expositions sont plusieurs, Paris n’est qu’une seule. Paris est donc la première chose à voir, avant d’aller à l’exposition »48.

66 Ces sources rendent donc compte de l’image « exceptionnelle » de la ville, telle qu’elle apparaît aux yeux de ceux qu’on peut appeler des « touristes ouvriers ». Ceux-ci ne sont

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pas plongés, comme des touristes ordinaires, dans la vie quotidienne. La ville qu’ils visitent est une ville qui s’habille, qui se maquille pour l’occasion, qui affiche un visage extraordinaire, tout comme est extraordinaire la condition de ces travailleurs. Tout se passe comme si la ville offrait un spectacle à ces travailleurs qui se rendaient pour la première fois au théâtre.

67 Les ouvriers se rendent bien compte de ce caractère exceptionnel ; ils savent que la ville qu’ils visitent se présente à leurs yeux à un moment bien précis, celui de son plus grand triomphe, comme l’écrit le dessinateur milanais de tissus Antonio Parazzoli à l’occasion de son voyage à Paris en 1889 : « Paris !... Paris !... Le rêve de mes nuits, l’éternel cauchemar de mon esprit, la pensée d’une partie de mon existence, je t’ai vue enfin… ! Je t’ai vue, ô belle et historique ville mondiale, je t’ai vue dans le moment, des plus solennels, celui de ton plus grand triomphe ! Je t’ai vue dans l’instant où, on peut le dire superbement, les Sciences ont atteint leur apogée ! »49

68 Le caractère exceptionnel de la ville relève également de la capacité de celle-ci à exprimer l’excellence. Paris, dans ce cas puise dans l’extraordinaire pour inventer une nouvelle quotidienneté, différente, « moderne » : en témoigne par exemple la monumentalité de l’exposition, qui souvent survit à l’événement qui l’a créée, et devient un élément constitutif et symbolique de la ville.

69 Des comptes rendus entiers sont consacrés à l’impact de rencontre-collision et d'attraction-répulsion créé par la métropole de l’exposition. Milan pour les ouvriers florentins, comme Paris pour les ouvriers milanais, suscite des impressions plus ou moins équivalentes. La visite fournit l’occasion de comparer l’image préconçue, sur la base de connaissances indirectes ou stéréotypées, avec une expérience concrète, parfois déconcertante, voire abrutissante : « Arriver à Paris la grande ville cosmopolite par excellence dont j’avais beaucoup lu et entendu parler, dont je m’étais fait dans la tête une idée que la réalité a de très loin dépassée ; en elle il y a le mouvement, la vie, enfin elle représente bien l’esprit agité et indompté de la race française. Tous les peuples y sont représentés, les jaunes, les noirs avec leurs coutumes bizarres se rencontrent à chaque pas ; bâtiments et immeubles majestueux noircis par les temps, mémoires et monuments historiques, voies larges et spacieuses et intérieurs nobles, un mouvement qui fait perdre la tête, chariots, voitures, omnibus, tramways à vapeur et électriques, chemins de fer aériens, bicyclettes et automobiles, quelque chose enfin qui semble impossible et qui semble un rêve ; la Seine avec ses bateaux à vapeur rend la ville encore plus agréable »50. « Nous ne connaissions Milan que par la description que des amis nous en avaient faite, on la savait une ville grandiose, moderne et belle et nous l’appréciions pour l’élan avec lequel elle répondait à chaque initiative, qu’elle soit commerciale, scientifique, artistique ou patriotique, mais l’idée que nous nous en étions faite était de beaucoup inférieure à l’impression laissée par la visite. La monumentale Cathédrale avec ses innombrables coupoles, la galerie grandiose, les grandes places, les voies spacieuses où s’agitait continuellement une foule cosmopolite et se succédaient des trams, des charrettes, des voitures qui enchantent et étourdissent. Les grands ateliers desquels l’on voyait entrer et sortir une foule d’ouvriers, tout est gravé dans notre esprit, tout constitue un souvenir heureux et inoubliable »51.

70 En outre, dans la majorité des cas, le voyage se présente sous la forme d’une marche vers le « Progrès ». C’est le cas des ouvriers de Florence, de Bologne et de Rome envoyés à Milan ou à Turin, mais c’est aussi celui des ouvriers de Milan ou de ceux de Turin

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envoyés à Paris (tout comme l’avait été le parcours Paris/Londres, organisé par Napoléon III pour des ouvriers français en 1862). Il s’agit de faire prendre la mesure d’un retard et conscience du besoin de le rattraper. Un retard qui, pour les ouvriers italiens, à Paris comme à Milan, ne s’exprime pas seulement du point de vue économique mais aussi et surtout d’un point de vue politique, culturel et social sur lequel les stéréotypes nationaux d’autre part, ont une considérable influence. L’ouvrier mécanicien milanais Gaetano Colla à Paris en 1900, après avoir exposé ses impressions monumentales et artistiques sur les villes lumière, continue ainsi : « Impression qui grandit quand je pense à la liberté dont on y jouit, liberté qui, bien que décrite par certains comme limitée, s’avère bien différente de ce à quoi je m’attendais ; considérablement supérieure à celle dont on peut jouir sur notre beau sol d’Italie. Dans mon bref séjour à Paris, il ne me fut jamais donné de voir des gardes municipaux, ni de sécurité publique [sic] se promenant à travers la ville avec des revolvers à la ceinture comme chez nous - comme si nous étions dans un état de brigands ou en état permanent de siège – et ceci dénote un remarquable degré de civilisation ; je n’ai jamais eu l’occasion de voir cette austérité affichée entre supérieurs et subalternes de la grande armée, telle qu’on l’enregistre chez nous ; je n’ai jamais eu l’occasion d’observer, dans les lieux publics de rencontre, cette aristocratie dominante, le riche qui refuse le contact du travailleur, comme la majorité le pratique chez nous ; mais par contre cette fraternité réciproque, cette communion de sentiments comme il convient à un peuple civil et vraiment libre »52.

71 Son collègue, Rodolfo Colomb, s’exprime avec le même enthousiasme : « en France, […] bien que beaucoup de monde soutienne qu’il n’y a pas de liberté, le travailleur peut faire entendre sa voix bien mieux que chez nous […]. Les autorités traitent bien différemment les Bourses du Travail, les syndicats, les ligues, etc., alors que chez nous elles sont regardées comme des abris de malfaiteurs et de fauteurs de troubles […]. L’organisation ouvrière forte est donc le bien-être du travailleur, et partout l’on s’en aperçoit en parcourant les galeries interminables de l’exposition »53.

72 Plus de vingt ans plus tôt, la situation apparaît similaire quand Annibale Renzi, ouvrier romain envoyé à l’exposition de 1878, argumente ainsi : « Dans le petit bout de France parcouru, je ne faisais qu’apercevoir de chaque côté du chemin de fer des villages, des petites villes, des pays manufacturiers de toutes sortes et des industries. Si ce peuple se vante d’être grand, il l’est de fait, s’il se dit uni, il suffit de regarder leurs grandes associations manufacturières et commerciales qui envahissent la France, tout comme la majeure partie du monde, où ils font de grandes expositions de leurs produits, pour que tous les autres peuples en soient convaincus. Nous autres Italiens, surtout de cette ville, nous ne devons pas nous croire riches de grands capitaux, quand ces derniers restent enterrés ou servent seulement à alimenter la classe monopoliste qui chaque jour s’accroît davantage, au détriment des travaux et des industries qui découragent d’étudier et de travailler pour progresser, afin de pouvoir être aux côtés des autres nations »54.

73 Ces dernières impressions montrent clairement la tentative récurrente des travailleurs pour replacer les expériences vécues dans un cadre de référence cohérent, afin si possible de confirmer et de consolider leur propre sentiment d'identité, notamment politique.

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Conclusion

74 Les comptes rendus des travailleurs envoyés aux expositions représentent un véritable « genre » littéraire, limité dans le temps et dans l’espace. Comme l’observait Madeleine Rebérioux, vers la fin du XIXe siècle pour la France (et, dans le cas italien, deux décennies plus tard), ces comptes-rendus perdent peu à peu leur importance et leur sens55.

75 Ces écrits s’inscrivent dans un moment de forte croissance du mode de production capitaliste qui exige l’emploi d’une main-d’œuvre toujours plus nombreuse, avec l’élaboration de cultures et de rhétoriques qui tendent à définir, de manière inédite, l’identité et la place hiérarchique des travailleurs industriels dans la société moderne.

76 Cette nouvelle classe sociale se définit comme une classe mobile, composite et changeante : l’évolution même des techniques modifie en permanence les processus de production et donc les positions des travailleurs au sein du système productif. Dans toutes les études les plus importantes sur le monde du travail, les thèmes de la culture professionnelle, de la persistance de la tradition face aux innovations supportées par les entreprises s’avèrent à la fois déterminants et difficiles à cerner avec précision, en raison du manque de sources directes susceptibles de témoigner de la richesse et de la complexité d’une telle transition.

77 Parce qu’ils s’insèrent dans un contexte linguistique et discursif complexe, les comptes- rendus des délégations ouvrières italiennes aux expositions universelles constituent une source essentielle pour révéler les processus à travers lesquels les travailleurs

fig. 6 - une page du compte rendu de l’ouvrier mécanicien horloger Menaldo Augustino à l'exposition de Milan en 1906

ASCF, Comune di Firenze, Cerimonie, Festeggiamenti, Esposizioni, cart. 3, n. 5050.

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NOTES

1. « La stupida esposizione, attraverso il sentito dire, mi è diventata talmente odiosa, che davvero mi rallegro di non vederla » ; lettre de Friedrich Engels à Karl Marx, 9 septembre 1862, dans Marx-Engels, Carteggio, vol. 4, traduit en italien par Sergio Romagnoli, Roma, Editori Riuniti, 1972, p. 130 ; « everything I’ve heard about that idiotic exhibition ... has made me hate it so much that I’m downright glad I shan’t be seeing it », Marx-Engels correspondance 1862, Marx/Engels collected works (MECW), Londres/New York, Progress Publishers of the Soviet Union/Lawrence & Wishart/International Publishers, 1985, vol. 41, p. 414, transcrit dans Marx and Engels Internet Archive (MIA), 2000. 2. Relazione di Renzi Giulio, meccanico, aggiustatore, montatore della fabbrica di automobili Florentia, Archives municipales de Florence [ensuite AM Florence], Cerimonie, Festeggiamenti, Esposizioni, cart. 3, n. 5050 (« le imagini [sic] che se ne ricevono, sono variate ed innumerevoli, si che la somma di queste, e la loro riflessione nell’intelletto, si potrebbe paragonare, se il raffronto fosse lecito, alla sensazione psicologicamente opposta, ma egualmente tumultuaria descritta in quella ‘Tempesta in un cranio’ di cui Victor Hugo, magistralmente parla, in uno dei suoi lavori più noti »). 3. Sur les expositions universelles en général, Paul Greenhalgh, Ephemeral vistas : the expositions universelles, Great Exhibitions and World’s Fairs, 1851-1939, Manchester, Manchester University Press 1988 ; Le livre des expositions universelles 1851-1989, Paris, Édition des arts décoratifs, Hersher, 1983 ; Linda Aimone, Carlo Olmo, Le Esposizioni Universali 1851-1900, Turin, 1990 ; Brigitte Schroeder- Gudehus, Anne Rasmussen, Les fastes du progrès. Le guide des Expositions universelles 1851-1922, Paris, Flammarion, 1992 ; Robert W. Rydell, Nancy E. Gwinn (dir.), Fair Representation : World’s Fairs and the Modern World, Amsterdam, VU University Press, 1994. Sur les expositions comme phénomènes précurseurs des processus de communication et de globalisation, Alexander C.T. Geppert, Massimo Baioni, Esposizioni in Europa fra Otto e Novecento. Spazi, organizzazione, rappresentazioni, numéro monographique de Memoria e Ricerca, 17/2004 ; Alberto Abruzzese, Lessico della comunicazione, Rome, Meltemi, 2003, pp. 170-183 ; Armand Mattelart, L’invention de la communication, Paris,La Découverte, 1997, pp. 131-152 ; Peter Sloterdijk, Le palais de cristal : à l’intérieur du capitalisme planétaire, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2006. 4. Sigmund Engländer, Geschichte der Französischen Arbeiter – Associationen, Hambourg, Hoffman und Campe, 1864,I, pp. 51-53, cité par Walter Benjamin, Parigi Capitale del XIX secolo. I “passages” di Parigi, Rolf Tiedmann dir., Turin, Einaudi, 1982, p. 240. 5. Jeffrey A. Auerbach, The Great Exhibition of 1851 : a nation on display, Yale University Press, New Haven, 1999, pp. 9-15 et 129-137. 6. Les expositions ont été analysées soit comme précurseurs des processus de globalisation, soit comme événements centraux dans l’émergence des processus d’artificialisation et de « virtualisation » qui caractérisent notre société contemporaine (le « visual and spatial turn ») ; voir Alexander C.T. Geppert, « Città brevi : storia, storiografia e teoria delle pratiche espositive europee, 1851-2000 », dans A.C.T. Geppert, M. Baioni éd., Esposizioni in Europa, op. cit., pp. 7-18. 7. La version la plus récente de cette approche a été produite en France grâce aux travaux de Madeleine Rebérioux, « Les ouvriers et les expositions universelles de Paris au XIXe siècle », dans Le livre des expositions universelles, op.cit, pp. 197-208 ; id., « Mise en scène et vulgarisation : l’exposition universelle de 1889 », Le mouvement social ,149, octobre-décembre,1989, en particulier l’essai introductif « Au tournant des expos », pp. 3-13 ; n° spécial de La revue de l’économie sociale (XIX, 1990), consacré au thème Les expositions universelles à Paris. Sur l’exposition parisienne de 1867 et sur la politique d’inclusion de classes populaires, Volker Barth, « Displaying

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normalisation : The Paris universal exhibition of 1867 », Journal of historical sociology, vol. 20, n° 4, 2007, pp. 462-485. 8. Pieter van Wesemael, Architecture of instruction and delight. A socio historical analysis of World Exhibitions as a didactic phenomenon (1798-1851-1970), Rotterdam, 010 Publishers, 2001. 9. « As an intermediary between high and low culture, between upper, middle and lower class, and between trade, industry, technology, science and art on the one hand, and the lay person’s more direct world of experience on the other », ibid., p. 17. 10. Une délégation d’ouvriers (« operaj ») florentins participe à l’exposition universelle de Londres de 1851 : ils sont en réalité tous, sans exception, des entrepreneurs ; voir« Rapporti sulla spedizione degli operaj toscani alla Grande Esposizione di Londra letti alla Reale Accademia dei Georgofili dai soci ordinario Cavalier Francesco Bonajni e corrispondente Angiolo Venni », dans Atti dei Georgofili, Nuova serie, vol. I, Florence, Tip. Galileiana, s.d. Ensuite le terme est utilisé dans les sources pour désigner des rôles très différents dans le monde du travail. Le contexte social d’appartenance est aussi déterminant. Par exemple, les 133 « ouvriers intellectuels » florentins envoyés à l’exposition de Milan en 1906 sont, dans leur grande majorité, des artisans. Les ouvriers romains qui sont à Paris en 1878 et en 1889 sont aussi dans la majorité des artisans (couturiers, imprimeurs, etc.). Par contre, les ouvriers milanais qui se rendent à Paris en 1900 sont plus proches de la figure sociale de l’ouvrier d’usine. 11. Une grande partie des sociétés ouvrières italiennes de la seconde moitié du XIX e siècle établissent dans leurs statuts des règles « morales » précises, comme les devoirs envers la patrie, l’honnêteté, la conduite dans le milieu familial, etc. 12. Jacques Rancière et Patrick Vauday, « En allant à l’expo : l’ouvrier, sa femme et les machines », Les révoltes logiques, n° 1, 1976, pp. 5-22. 13. Concernant le cas italien, une série d’études abordent aussi des thématiques spécifiques : sur le rôle subordonné attribué aux classes populaires à l’exposition italienne de 1911, par exemple, Antonio Parisella, « Fuori dalla scena : le classi popolari e l’Esposizione del 1911 », dans Gianna Piantoni éd., Roma 1911, Rome, De Luca, 1980, pp. 53-66 ; concernant un cas individuel, Augusta Molinari, « Cronaca di un’esperienza memorabile. La visita di un operaio genovese all’esposizione internazionale di Torino del 1911 », Ventesimo Secolo, a. I, n. 1, janvier-avril 1991, pp. 205-224 ; Anna Pellegrino, Operai intellettuali, Lavoro, tecnologia e progresso all’Esposizione di Milano, 1906, Manduria, Lacaita, 2008. 14. Sur l’idée de progrès au XIXe siècle, Gennaro Sasso, Tramonto di un mito : l’idea di « progresso » fra Ottocento e Novecento, Bologne, il Mulino, 1984 ; Reinhart Koselleck, Christian Meier, Progresso, Venezia, Marsilio, 1995 (2e éd.) ; Pierre-André Taguieff, Le sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Paris, Flammarion, 2004. 15. Pour une analyse du concept de lieu « autre » ou d’espace « autre », Michel Foucault, Eterotipia. Luoghi e non-luoghi metropolitani, Milan, Mimesis, 1994. 16. « Memoirs of John McKie (c. 1820-1915) », 5 vols., vol. III, p. 59, cité par Christine MacLeod, Heroes of invention. Technology, liberalism and British identity 1750-1914, Cambridge, Cambridge university press, 2007, p. 216. 17. C. MacLeod, Heroes of invention, op.cit., pp. 27 et suiv. 18. Ibid., pp. 181 et suiv. 19. Pour une analyse théorique du concept de technologie au XIXe siècle, Liliane Hilaire-Pérez, « La pièce et le geste. Entreprises, cultures opératoires et marchés à Londres au XVIIIe siècle », mémoire inédit en vue de l’habilitation à diriger les recherches de l’Université Paris I-Panthéon- Sorbonne, sous la direction de Dominique Margairaz, décembre 2008, en particulier « La rationalité technologique, entre économie industrielle et économie du produit », pp. 1-52 ; plus en général sur le « commencement » de l’usage du terme, sur la définition du concept et sur l’entrée de la discipline dans l’univers scientifique, Jacques Guillerme et Jan Sebestik, « Les commencements de la technologie », Thalès, 1968, XII, pp. 1-72, réédité dans Documents pour

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l’histoire des techniques, 14, 2007, pp. 49-122 ; les résultats les plus récents de cette recherche ont été publiés dans un article en italien de Jacques Guillerme et Jan Sebestik, « Gli inizi della tecnologia », Storia del disegno industriale, 1750-1850, Milan, Electa, 1989, pp. 14-37. 20. Sur le rôle de l’électricité aux expositions universelles, Bernadette Bensaude-Vincent, « En flânant dans les expos : images de l’électricité », Culture technique, n° 17, mars 1987, pp. 89-93. Plus spécialement sur les expositions parisiennes, Patrice A. Carre, « Expositions et modernité : électricité et communication dans les expositions de 1867 à 1900 », Romantisme, III, 1989, pp. 37-48 ; Fabienne Cardot, « L’éclair de la favorite ou l’électricité à l’Exposition de 1889 », Le mouvement social, octobre-décembre 1989, n° 149, pp. 43-58. 21. Relazione del viaggio e del progresso all’Esposizione Internazionale di Parigi 1889 di Baroni Francesco della società dei lavoratori di Crema, Archives municipales de Milan [ensuite AM Milan], Esposizione di Parigi 1889, cart. 3 (Sul far della sera fu una meraviglia al vedere l’arco del trionfo e la gran piazza della Concordia circondata da stupendissimi giardini e di bellissime statue che tramandavano acqua. Ma il più bello al vedere fu la grande illuminazione a gaz, e la luce elettrica, che riuscì stupendissima, insomma ci sembrava di essere illuminati dal sole »). 22. Relazione della esposizione di Parigi 1889, dell’operaio Caldara Antonio di Treviglio, ibid. (« l’era dei combattimenti è finita […] l’era del lavoro è nel suo pieno sviluppo […] Il genio della guerra deve fuggire abbacinato davanti allo splendore della luce elettrica, come nei quadri mistici del medio-evo il diavolo fuggiva davanti alla Croce »). 23. L’Esposizione di Milano. La scarsa mostra di macchine a vapore in genere. Relazione dell’operaio macchinista Settembre Cuppini della Società Tramw elettrici di Bologna, Archives nationales de Bologne [ensuite AN Bologne], Chambre de Commerce, V/141, Esposizione di Milano. (« Nel fenomeno di evoluzione, che tutto cambia, anche la caratteristica dell’Esposizione di Milano, ne ha subiti gli effetti. Nelle altre esposizioni, troneggiavano, le imponenti motrici fisse a vapore, che inducevano vita ed energia, a tutto l’altro macchinario principalmente nelle gallerie del lavoro : qui invece tutto è in moto, da una potenza quasi occulta. L’Elettricità »). 24. Relazione di Paolo Contedini tipografo compositore. Relazioni degli operai romani inviati all’esposizione generale italiana di Torino nel 1884, Rome, Tipografia Editrice Romana, 1886 (« tra gli innumerevoli volumi, opuscoli, fascicoli esposti, ve n’erano certo, di veramente meritevoli d’encomio, e moltissimi anche di bella apparenza ; ma […] troppo spesso l’abito non fa il monaco, e sollevando quelle vesti appariscenti, quelle copertine dai colori vivaci, si scopriva ora un difetto, ora […] irregolarità di stampa dovute alle macchine imperfette e bene spesso a trascuratezza e inesperienza dell’impressore »). 25. Relazione dell’operaio montatore meccanico Colla Gaetano all’Esposizionedi Parigi del 1900, Archives historiques de la Chambre de Commerce de Milan, Esposizioni e Fiere – cart. 187 (« È con vera compiacenza che ho […] ammirato il grande emporio di macchine agricole che dovrebbero essere oggi l’aiuto più valido più costante di coloro cui la fatica della coltivazione rende impotenti dopo poco tempo. Ho dovuto però in cuor mio deplorare che queste macchine che sarebbero state indicate per un aiuto al braccio del uomo, aiuto economico e materiale siano invece riescite, mercé la loro professione, a schiacciare a rendere totalmente inutile il braccio dell’uomo. Di modo che mentre senza la macchina lavoravano venti persone e naturalmente vivevano, oggi coll’aiuto poderoso di esse quel numero ha dovuto decimarsi »). 26. Sur le rapport des ouvriers aux machines au XIXe siècle, Maxine Berg, The machinery question and the making of political economy 1815-1848, Cambridge, Cambridge university press, 1980 ; Andrew Zimmerman, « The ideology of the machine and the spirit of the factory : remark on Babbage and Ure », Cultural critique, 1997, n° 37, pp. 5-29 ; C. MacLeod, Heroes of invention, op. cit. ; Vincent Bourdeau, François Jarrige, Julien Vincent, Les Luddites. Bris de machines, économie politique et histoire, Maison-Alfort, Editions Ère, 2006 ; pour le cas français, Michelle Perrot, « Les ouvriers et le machines en France dans la première moitie du XIXe siècle », Le soldat du travail, n. 32/33, septembre 1978, pp. 347-373 ; François Jarrige, « Les ouvriers parisiens et la question des

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machines au début de la monarchie de Juillet » dans ,Patrick Harismendy éd., La France des années 1830 et l’esprit de réforme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Carnot, 2006, pp. 211-222 ; id., « Le martyre de Jacquard ou le mythe de l’inventeur héroïque (France XIXe siècle) »,Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 16, mai 2009, pp. 99-118 ; id., Face au Monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique, Paris, IMHO, 2009. 27. Voir à ce propos les pages très significatives que Christine MacLeod consacre à Thomas Hodgskin, le premier analyste à avoir proposé une critique radicale à l’héroïsme des inventeurs, notamment du culte de James Watt ; C. MacLeod, Heroes of invention, op. cit. pp. 155 et suiv. 28. Relazione di Andrea Biagini fonditore tipografo, op. cit. (« restai estatico e vedere circa venti macchine tutte in azione […] ogni macchina è messa in azione da un operaio […] ciò che più merita lode alla ditta è il modo con cui ha ridotto il locale, osservando tutte le prescrizioni igieniche onde salvare gli operai, per quanto è possibile, da quelle frequenti affezioni morbose cui vanno soggetti i fonditori di caratteri »). 29. Relazione della visita fatta all’esposizione di Milano dal lavorante calzolaio Romeo Persiani, AM Florence, Cerimonie, Festeggiamenti, Esposizioni, cart. 3, n. 5050 (« La United Shoe Machinery, compagnia delle macchine da scarpe […] pone in mostra il suo, forse troppo, numeroso macchinario […] con tale macchinario si tende assolutamente ad escludere dal lavoro la intelligenza dell’operaio, essa non rimane che un accessorio »). 30. Ibid. (questo macchinario è di una sublime concezione ma lo credo ancora imperfetto […] Dalla fabbricazione delle forme in legno, al taglio delle pelli […] alla riempitura, raffilatura, spianatura, formazione e trafilatura dei tacchi, alla raspatura, marcatura, smerigliatura, lustratura, pulitura, tutto è eseguito con tipi differenti di macchine, con una rapidità prodigiosa, ma non con esattezza, come si osserva nelle calzature finite, alcune delle quali sono sciupate per fregature o tagliature ai tomai, la finitura è rozza e imperfetta ; l’insieme della scarpa che è sempre un unico tipo non offre quella elasticità elegante e svelta come si osserva nelle altre lavorazioni »). 31. Relazione dell’operaio litografo Enrico Leopardi, AM Milan, Esposizioni e Fiere, Esposizione di Parigi 1889, cart. n. 3 (« La perfezione del lavoro dunque [è data] dall’accuratezza di tutte le circostanze […] è ben vero che in Francia e in Germania l’operaio in genere si dedica specialmente e quasi esclusivamente ad una cosa sola, talché vi sono macchinisti e torcolieri che stampano continuamente quei dati colori, cosicché dedicati sempre alla stessa operazione possono farsi una pratica speciale e venire a perfetta cognizione delle difficoltà di una data materia, mentre da noi, l’operaio deve fare un po’ di tutto e di più con mezzi troppo economici, cioè non atti ad un perfetto risultato del lavoro »). 32. C. MacLeod, Heroes of invention, op. cit. p. 215 33. « my anxious desire to promote among nations the cultivation of al those arts which are fostered by peace and which in their turn contribute to maintain the peace of the world » ; P Greenhalgh, Ephemeral vistas, op. cit., p. 17. 34. « The old and new Holy Alliance », The Illustrated London News, XVIII, 491, 7.6.1851. 35. « The only freecountry in Europe, Belgium and Holland, perhaps, excepted ; and that, with our widely stretching commerce, our incessant activity, our wealth diffused in every part of the world, our steam-ships on every sea, our lines of communication to the remotest parts of the earth, no less than our great mechanical and scientific triumphs » ; ibid. 36. P. Greenhalgh, Ephemeral vistas, op. cit. p. 18 ; J. A. Auerbach, The Great Exhibition, op. cit. pp. 161-163. 37. Relazione dell’operaio Luigi Tagliavini , AN Bologne, Chambre de Commerce, V/141, Esposizione di Milano (« una quantità di ordigni benché ingegnosi e lavorati a perfezione, ma sempre prepotenti e distruttori dell’umanità e che certamente quelli che inventano e perfezionano questi ordigni non aspirano a concorrere al premio Nobel di Svezia che fu,

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mediante la sua dinamite, il più micidiale ai giorni nostri e che al suo morire lasciò un premio a chi avesse trovato il modo di non più adoperare la sua polvere ossia di non fare più la guerra »). 38. A. Mattelart, L’invention de la communication, op. cit, p. 139 ; Roberto Romano, « Le esposizioni industriali italiane. Linee di metodologia interpretativa », Società e Storia, 7, 1980, p. 224. 39. Les secteurs productifs en fort développement jusqu’aux années 1880, sont le textile et les activités liées aux infrastructures et aux services ; à partir des années 1890, la sidérurgie et surtout la mécanique prennent leur essor, auquel s’ajoutent d’importantes réalisations dans le secteur électrique. 40. Les associations ouvrières italiennes ont très souvent une claire orientation patriotique, ce qui change seulement quand l’option démocratique alors dominante est remplacée, aux débuts du XXe siècle, par une orientation socialiste. 41. Società fra gli operai tipografi, Relazione di Federico Reina e Giovanni Perino-compositore e macchinista tipografi, Relazioni degli operai italiani inviati dalle Società operaie romane all’Esposizione Universale di Vienna nel 1873 a spese del municipio, Rome, Stabilimento Tipografico Italiano, 1875 « Giudicando dal complesso dei lavori esposti e pure tenendo calcolo che la nostra tipografia è assai scarsamente rappresentata, è pur d’uopo riconoscere che l’Italia è assai al disotto delle alte nazioni per quanto riguarda la perfezione della stampa. Ma, considerando le tristi condizioni in cui da sì lungo tempo languiva l’Italia, sarebbe egli giusto ed equo metterla a confronto colle altre nazioni e ritenerne il risultato come una condanna colle altre nazioni ? ») 42. Relazione di Luigi Marroni rappresentante della Società di Mutuo Soccorso e di miglioramento fra i sarti, Relazioni degli operai romani inviati all’esposizione universale di Parigi a spese del municipio e della camera di commercio-Raccolte per cura del Comitato operaio per l’invio dei rappresentanti le arti e i mestieri all’esposizione universale di Parigi 1878, Rome, Tipografia del Senato, 1879 (La Francia per lavori da sarto, l’ho trovata superiore a tutte le altre nazioni ; ogni più piccola cosa era fatta come doveva essere, con pulizia, esattezza e quant’altro si richiede per fare un bel lavoro… L’Italia, in partita di lavori esposti, si può dire che occupava l’ultima riga Ma eccovi la spiegazione di questo. I sarti italiani, e specialmente i romani, non so se per noncuranza od altro, non espongono mai i loro lavori in alcuna Mostra ; difatti quel poco che ho veduto all’Esposizione (che a dire il vero non ci fa molto onore) era roba di negozi di confezione e di sarti di seconda classe. E siccome in tutte le Esposizioni concorrono sempre i soliti espositori, vi voglio qui produrre un brano di relazione fatta dai delegati sarti francesi, inviati a Vienna all’Esposizione del 1873. Ecco cosa dicono a nostro riguardo : « tutti i lavori della Sezione italiana sono d’aspetto pesante, e siamo rimasti sorpresi nel vederli. Sembra impossibile come mai un paese così avanzato nelle arti sia nella nostra industria arrivato a tale decadenza […] se quello che è stato esposto esce dalle buone case di Firenze e di Milano (che non crediamo), noi saressimo [sic] costretti a compiangere gl’Italiani obbligati a portare dei vestiari così poco in armonia con il dolce clima che godono ; clima che a noi sembra dovrebbe autorizzarli alle fantasie le più originali e le più leggiere, fantasie che a noi c’interdice il bisogno di star coperti' »). 43. Relazione del Rappresentante della Società dei Marmisti Agostino Guidi, op.cit. (« L’Italia coi suoi prodotti, nella nostra arte, al confronto delle altre nazioni, ancora si sostiene quanto basti per mantenere il suo decoro [questo] decoro non deriva perché in Italia i cultori della nostra arte si studiano progredire nel perfezionamento e sviluppo di essa […] ma unicamente perché abbiamo noi avuto la fortuna di ereditare dai nostri antichi maestri nell’arte tali monumenti ed esemplari »). 44. Relazione dell’operaio ImardoCrippa di Monza – Industria Abbigliamento e affini, Archives historiques de la Chambre de Commerce de Milan, Esposizioni e Fiere, cart. 187 (« la Francia nell’arte dei cappelli merinos prodotti colle macchine è di molto in arretrato dell’Italia, inquantochè quelle macchine sono ancora quelle che in Italia e specialmente a Monza si adoperavano nei primi tempi in cui la meccanica cominciava a penetrare in quest’arte e cioè circa l’anno 1883. In queste macchine presentate […] non vi sono nessuna novità, inquantochè la

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presse è ancora riscaldata [ill.] la forma a gaz, la pressione è data al cappello di gomma con una pompa a mano, mentre da noi le forme sono riscaldate a vapore »). 45. Note appunti e impressioni dell’Esposizione di Milano. Relazione dell’operaio Giulio Niccoli, fonditore in oggetti di Belle Arti, AM Florence, Cerimonie, Festeggiamenti, Esposizioni, cart. 3, n. 5050. 46. Eric J. Leed, La mente del viaggiatore, Il Mulino, Bologne, 1992, p. 259. 47. Alexander C.T., Geppert, « Luoghi, città, prospettive : le esposizioni e l’urbanistica fin de siècle », Memoria e ricerca, n° 12, a. XI, 2003, p. 129, pp. 115-136. 48. « Paris and its Exhibitions », Pall Mall Gazette Extra, 49, 26 juillet 1889, Londres, Pall Mall Gazette, 1889, p. 10 ; A. C.T. Geppert, Luoghi, città, prospettive, op. cit., p. 132. 49. Relazione di Enrico Antonio Parazzoli disegnatore di tessuti, AM Milan, Esposizione di Parigi 1889, cart. 3 (« Parigi !...Parigi !... Il sogno delle mie notti, l’eterno incubo della mia mente, il pensiero d’una parte della mia esistenza finalmente ti vidi… ! Ti vidi o bella e storica città mondiale, ti vidi in un momento dei più solenni, quello del tuo maggior trionfo ! Ti vidi nell’istante che superbamente può dirsi, che le Scienze hanno raggiunto il loro apogeo ! »). 50. Relazione della visita fatta all’Esposizione di Parigi nell’agosto 1900 da Colombo Rodolfo macchinista litografo, Archives historiques de la Chambre de Commerce de Milan, Esposizioni e Fiere, cart. 187 (« arrivare a Parigi la grande città cosmopolita per eccellenza di cui tanto lessi e sentii parlare di cui mi ero fatto nella testa un concetto che la realtà ha di molto superato ; in essa vi è il moto, la vita, insomma ben rappresenta lo spirito irrequieto ed indomito della razza (corsivo mio) francese. Tutti i popoli in essa vi sono rappresentati, il giallo, il nero coi loro bizzarri costumi ad ogni passo si incontrano ; edifici e palazzi maestosi anneriti dal tempo, memorie e monumenti storici, vie larghe e spaziose ed interni nobili, un via vai che fa perdere la testa, carri, carrozze, omnibus, tranvai a vapore ed elettrici ferrovie aeree, biciclette ed automobili, qualchecosa [sic] insoma [sic]che sembra impossibile e che par di sognare ; la Senna coi suoi battelli a vapore rende ancor più piacevole la città »). 51. Relazione degli operai Umberto Zocca e Roberto (« Conoscevamo Milano solo per la descrizione avutane da amici, la sapevano città grandiosa moderna bella e l’apprezzavamo per lo slancio con cui rispondeva ad ogni iniziativa fosse commerciale o scientifica artistica o patriottica, ma il concetto che nella mete nostra ci eravamo formati era di gran lunga inferiore all’impressione ricevuta della visita testé fatta. Il monumentale duomo dalle numerosissime cuppole [sic]la grandiosa galleria le grandi piazze, le vie spaziose dove è un agitarsi continuo di una folla cosmopolita e un succedersi di tranvai di carrozze di carri di automobili che incanta e stordisce. I grandi opifici dai quali si vede entrare e uscir schiere di operai tutto è fisso nella nostra mente, tutto costituisce un lieto ed indimenticabile ricordo ») 52. Relazione dell’operaio montatore meccanico Colla Gaetano all’Esposizione di Parigi del 1900, Archives historiques de la Chambre de Commerce de Milan, Esposizioni e Fiere, cart. 187 (« Impressione che si ingrandisce allorché penso alla libertà che vi gode, libertà che per quanto taluni vogliano figurarla limitata, più del suo essere, io la riscontrai ben diversa di quello che mi aspettavo ; di gran lunga superiore a quella che si gode nel nostro bel suolo d’Italia. Nel breve mio soggiorno a Parigi non mai mi fu dato vedere delle guardie di città, ne [sic] di sicurezza pubblica vagando per la città con tanto di revolver alla cintola come da noi, quasi si fosse in uno stato di briganti o in permanente stato d’assedio, e ciò denota maggiore civiltà ; non mai mi fu dato vedere quel austerità palese fra superiori e subalterni del grande esercito, come si riscontra da noi, non mai mi fu dato vedere nei pubblici ritrovi quell’aristocrazia dominante , cioè che il ricco scansi il contato [sic] del lavoratore come si usa dalla maggioranza da noi ; ma bensì quella reciproca fratellanza quella comunione d’affetti come s’adice [sic] ad un popolo civile e veramente libero »).

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53. Relazione della visita fatta all’Esposizione di Parigi nell’agosto 1900 da Colombo Rodolfo macchinista litografo, op. cit. (« in Francia […] benché molti sostengono non vi sia libertà, pure il lavoratore può meglio che da noi far sentire la sua voce […] Quanto diversamente sono trattate dalle autorità le Borse del lavoro, i sindacati, le leghe ecc. mentre da noi si guardano come covi di malviventi e di turbolenti […] La forte organizzazione operaia è quindi il benessere del lavoratore, e dovunque lo si riscontra girando le interminabili gallerie dell’esposizione »). 54. Relazione del rappresentante della Società di Mutuo Soccorso dei falegnami ed ebanisti di Roma, op. cit. (« nel breve tratto percorso della Francia non facevo che scorgere da ogni lato del cammino ferroviario villaggi, piccole città e paesi manifatturieri di varie specie e industrie. Se quel popolo si vanta di essere grande, lo è di fatto, se si dice unito, basta guardare le loro grandi associazioni manifatturiere e commerciali che invadono la Francia tutta come anche nella maggior parte del mondo , dove fanno le grandi esposizioni dei loro prodotti, perché ogni altro popolo se ne persuada. Noi italiani, ed in specie di questa città non dobbiamo ritenerci ricchi di grandi capitali, quando sia l’uno che l’altro, o restano sepolti o soltanto per alimentare la classe monopolista che in ogni giorno va prendendo larghe proporzioni, a danno delle opere e delle industrie che tolgono il coraggio di studiare e lavorare per progredire, onde potere essere al fianco delle altre nazioni »). 55. M. Rebérioux, « Au tournant des expos », op.cit., p. 8 ; id., « Les ouvriers et les expositions universelles de Paris au XIXe siècle », op. cit. p. 199.

RÉSUMÉS

Cet article présente les premiers résultats d'une recherche sur la participation des ouvriers italiens aux expositions universelles du XIXe siècle. Il s'agit d'un phénomène qui a été peu analysé, mais qui a revêtu des dimensions de masse et connu une continuité considérable au cours du temps. Y contribuèrent des organismes publics, des entrepreneurs, les organisateurs mêmes des expositions, mais aussi des ouvriers, chacun avec des buts différents, soit didactiques et de perfectionnement professionnel, soit d'implication politique et culturelle dans l'idéologie du progrès et de la modernisation qui sous-tendait les expositions. Les comptes-rendus écrits par les ouvriers à la fin de leur voyage représentent une source directe pour les historiens, une forme d'écriture « populaire » qui permet de connaître les opinions de ces visiteurs, leurs impressions générales, mais aussi d’analyser leur culture, leurs compétences techniques et leur langage. Dans cet article, nous approfondissons quelques problèmes méthodologiques relatifs à l'usage de ces archives et présentons une première sélection des sujets traités dans les comptes-rendus des ouvriers, à savoir le rapport entre l'innovation technique, le vécu du progrès technique et les répercussions de celui-ci sur l’emploi et les rythmes de travail. La mémoire du métier traditionnel, la tension – typique des rencontres internationales – entre nationalisme et internationalisme sont aussi analysées. Finalement, une attention particulière est réservée au rôle spécifique du voyage et de la rencontre avec la métropole parisienne dans l’expérience que vivent les ouvriers lors des expositions.

The article presents the first results of a research on the participation of the workers at the great universal exhibitions in the 19th century. The topic has been little studied, but it had mass dimensions and had a considerable continuity in time. Together with the workers, public institutions, entrepreneurs, the organizers of the exhibitions all played a role ; each of them had

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different aims, both linked to professional training and education, and of cultural political involvement in the ideology of the progress and the modernization which was central in the expositive phenomenon. The reports that the workers wrote at the end of their trip are a direct source, a very interesting form of popular writing that allows to discover the opinions of the workers, their general impressions, but also their culture, technical competences and languages. The article faces some methodological problems related to the use of these sources and introduces a first selective presentation of the topics of the reports of the workers. Among these themes : the relationship with technological innovation, the way workers experienced technical progress and its impacts on occupation, labour organisation, health conditions within the factory, professional education, relationship with traditional work, and the typical tension of these international meeting, between nationalism and internationalism. Finally, a particular attention is devoted to the way the journey in the metropolis conditioned the experience of the workers.

INDEX

Mots-clés : ouvrier, exposition universelle, technique, progrès, métier, identité, travail, nationalisme, pacifisme Keywords : worker, international exhibitions, technology, progress, craft, identity, work, nationalism, pacifism

AUTEUR

ANNA PELLEGRINO Université de Padoue

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Cahier du musée des Arts et métiers

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Le journal La Nature et la constitution de la collection de photographie scientifique du Conservatoire des arts et métiers The journal La Nature and the constitution of the collection of scientific photographs in the Conservatoire des arts et métiers

Marie-Sophie Corcy

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article inaugure une nouvelle rubrique récurrente dans laquelle le Musée des arts et métiers présentera des études consacrées à l'histoire des techniques prenant appui sur ses collections patrimoniales ou sur celles conservées dans d'autres institutions en France et à l'étranger.

1 Les premières acquisitions du Conservatoire des arts et métiers en matière de photographie sont tardives. On pourrait s’attendre, compte tenu des liens existant entre les milieux techniques et scientifiques et le Conservatoire, à constater l’entrée de daguerréotypes – images ou matériel – dès 1839, année de la divulgation du procédé par François Arago (1786-1853) et Louis Jacques Mandé Daguerre (1787-1851). En réalité, les acquisitions de photographies sont très ponctuelles sur la période 1840-1880 ; on dénombre, en moyenne, seulement deux à trois acquisitions d’objets ou d’images par an.

2 L’explosion des acquisitions photographiques a lieu en 1881. Elle correspond à l’apparition du procédé au gélatino-bromure d’argent, qui va répondre aux besoins de la pratique de la photographie et permettre la naissance d’une industrie photographique, comme en témoigne l’explosion des dépôts français de brevets puis de marques de 1880 à 1914. Cette période va être prépondérante dans la constitution de la

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collection de photographies du Conservatoire. On dénombre l’acquisition de plus de deux mille trois cents objets ou images (soit une moyenne d’environ soixante-dix acquisitions par an). Quelles sont les raisons de ce développement et quels ont été les moyens mis en œuvre pour asseoir cette politique ?

Contexte de la constitution des collections

3 À l’image des collections de télégraphie qui s’enrichissent de façon cohérente au fur et à mesure des innovations techniques et des applications industrielles, on peut se demander si le développement des applications de la photographie, et notamment des applications scientifiques, n’a pas constitué une motivation encourageant les acquisitions dans ce domaine.

4 L’arrivée d’Aimé Laussedat (1819-1907) à la direction du Conservatoire en 1881 et la volonté d’organiser une « galerie de photographie », dont l’initiative revient à son prédécesseur Hervé Mangon (1821-1888), expliquent également le développement des acquisitions. Le Conservatoire met en place une politique d’acquisition volontariste comme l’indique cet extrait d’une lettre d’Aimé Laussedat à Aimé Civiale (1821-1893), le 18 mars 1882 : « L’extension toute récente des galeries de collections du Conservatoire national des arts et métiers m’a permis de consacrer une série des salles aux appareils et aux œuvres susceptibles d’instruire les nombreux visiteurs de nos collections sur les divers procédés des arts graphiques. La photographie occupe naturellement une place des plus importantes dans cet ensemble1. »

5 Le chimiste Louis Alphonse Davanne (1824-1912)2 apparaît comme le conseiller scientifique de l’organisation de la galerie de photographie ; il sert également de lien entre le Conservatoire et les acteurs de cette histoire de la photographie que Mangon et Laussedat se proposent de mettre en scène. C’est dans ce contexte que se développent les collections de photographies scientifiques.

6 L’étude des correspondances contenues dans les dossiers d’œuvre fait apparaître la volonté manifeste d’accroître cet aspect des collections pour donner aux visiteurs « une idée exacte des progrès de la photographie », comme l’atteste une lettre de remerciements adressée par Aimé Laussedat à Jules Janssen (1824-1907), pour le don d'épreuves : « Je les joindrais aux premières et je ne doute pas que le public nombreux qui fréquente nos galeries serait très intéressé par les résultats que vous avez obtenus et qu’il n’en tire un grand profit pour son instruction3. »

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fig. 1 - Vue chronophotographique : analyse de la locomotion humaine, Étienne Jules Marey, vers 1885. Épreuve positive sur papier albuminé. Inv. 9820-2-4.

Musée des arts et métiers-Cnam / P. Faligot.

Les axes de développement

7 Le fonds de photographies scientifiques concerne les disciplines suivantes : l’astronomie, la biologie, la médecine et l’histoire naturelle, la météorologie ou encore les recherches liées à la physique (comme la balistique ou l’étude des phénomènes électriques). Le protocole de réalisation des photographies emprunte aux techniques de la microphotographie, de la chronophotographie, de la stéréoscopie ou de la photographie de l’invisible.

8 Ce fonds se développe en cohérence avec le reste de la collection photographique (spécimens représentatifs des procédés et techniques photographiques ; objets et machines photographiés) dont les pics d’acquisitions correspondent à la mise en place des présentations permanentes (dans les années 1880-1900 et 1926-1927).

9 La constitution des collections photographiques du Conservatoire s’est opérée selon deux axes que nous avons mis en évidence : • un axe technique : l’image entre dans les collections car son exécution présente une innovation technique (protocole mis en œuvre pour son exécution, performance technique) ; l’image apparaît comme le résultat d’un processus scientifique expérimental ; • un axe documentaire : l’image de l’objet est un avatar scientifique de l’objet réel.

10 La photographie scientifique revêt donc plusieurs aspects : performance technique, résultat tangible d’une expérience et donc source d’informations et de diffusion des connaissances. Si la photographie scientifique trouve sa justification par rapport à ces deux axes, elle dépasse ce postulat. Trace matérielle d’une expérience, elle doit être également appréhendée par rapport aux collections liées à l’instrumentation scientifique, à l’origine des collections du Conservatoire.

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Le rôle de La Nature

11 Comment se sont opérés les choix en matière d’acquisition ? Les rapports entre les autorités du Conservatoire national des arts et métiers et les milieux savants sont avérés. Les dépouillements des dépôts français de brevets et de marques mais aussi du Bulletin de la Société française de photographie font apparaître les tendances en matière d’évolution des techniques photographiques et mettent en exergue les préoccupations des praticiens. L’étude de la presse de vulgarisation scientifique et technique, à travers les numéros de La Nature, Revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie publiés entre 1873 et 1905 (période pendant laquelle la majeure partie des fonds de photographie scientifique sont acquis), nous a permis de formuler plusieurs hypothèses quant au rôle du Conservatoire en matière de veille technologique. Relayant les innovations présentées à l’Académie des sciences ou à la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, et publiées dans des périodiques spécialisés comme Photo-Gazette, La Nature a fait office de « filtre » et a permis aux autorités du Conservatoire d’opérer des sélections pour compléter les collections. Nous avons ainsi établi ce lien entre la publication, dans La Nature, d’articles concernant les applications scientifiques de la photographie et les acquisitions des épreuves dont il est question. Mais le lien est réversible, puisqu’au travers de ses articles, La Nature a également conforté des choix d’acquisition du Conservatoire.

12 L’examen des modalités d’entrée des quelques objets4 qui mentionnent le nom du fondateur de La Nature, Gaston Tissandier (1843-1899), nous renseigne déjà sur les liens que ce dernier entretenait avec Aimé Laussedat5. L’article d’Henri de Parville, à la suite du décès de Gaston Tissandier en 1899, nous indique que ce dernier entra au Conservatoire des arts et métiers dans le laboratoire du chimiste agronome Pierre Paul Dehérain (1830-1902). On y apprend également qu’il était « membre de la plupart des Sociétés scientifiques de Paris » et que la Société d’encouragement pour l’industrie nationale lui décerna la grande médaille d’or en 1893 à la suite d’un « rapport très favorable de M. le colonel Laussedat »6. Albert Tissandier (1839-1906)7 cite quant à lui Hervé Mangon comme étant l’une de ses relations privilégiées dans l’article qu’il lui consacre la même année8.

13 C'est ainsi que La Nature a relayé les aménagements du Conservatoire. Un article de Gaston Tissandier publié en 18839 est consacré à la « nouvelle galerie des arts graphiques ». Tissandier en livre cette description : « Dans le fond de cette galerie on trouve enfin deux pièces consacrées à la photographie et à ses applications aux arts et aux sciences. Ici les spécimens abondent, et on ne se lasserait pas d’admirer tout ce qui se trouve exposé. Voici d’abord l’histoire de la photographie, retracée à l’aide des épreuves obtenues par les Niepce, les Daguerre, les Talbot, les Bayard et les Poitevin ; voici de magnifiques spécimens de panoramas et de levés photographiques, de photographies célestes, lune, soleil, éclipses, comètes, etc. ; voici encore des cadres tout remplis de curieux tableaux, reproduisant les principaux évènements de l’histoire de Paris, embâcles de la Seine, inondations, éboulements, souvenirs du siège, monuments célèbres, etc., objets naturels microscopiques amplifiés par la photographie, etc., etc. Ces galeries s’enrichissent par les dons qui sont adressés au Conservatoire, par des constructeurs ou des artistes, et la galerie des arts graphiques s’accroît et s’accroîtra sans cesse. »

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Les axes thématiques

L’astronomie

14 « C’est à partir du moment où la photographie a reçu d’importantes applications à l’astronomie qu’elle a commencé à être comptée comme un art utile, respectable, pouvant être cultivé par des hommes de sciences. Jusqu’à ses applications astronomiques, la photographie était délaissée, contestée. Les portraits et les paysages, tel était le domaine où l’opinion publique la considérait comme à jamais confinée10. » Si l’on se réfère à cette citation de Jules Janssen, il est logique que la majorité des acquisitions en matière de photographie scientifique concerne l’astronomie. Ce sont aussi les acquisitions les plus récurrentes.

15 La réalisation de ces images relève de la performance technique. Elles dépassent le statut de document, qui leur est conféré. Le daguerréotype du Soleil11, réalisé par Léon Foucault (1819-1868) et Hippolyte Fizeau (1819-1896) en 1845, a été obtenu en utilisant un obturateur à guillotine. L’élaboration de cet obturateur – et son apparition en tant que dispositif autonome au moment où l’obturation est encore assurée par le bouchon d’objectif – marque une avance de près de trente-cinq années sur le système technique photographique. On peut donc voir que la science devient le moteur de l’évolution de ce système technique qui n’était pas en mesure de répondre favorablement aux ambitions de la sphère scientifique.

16 L’astronomie est également l’application scientifique de la photographie dont les articles sont les plus fréquents dans La Nature. Les thèmes qui reviennent régulièrement nous renseignent sur les travaux des astronomes, notamment sur la question de la formation du Soleil et des planètes, et sur l’élaboration de la carte du ciel (une douzaine d’articles sont consacrés à cette question entre 1875 et 1900). Le sujet de la constitution de collections dans le domaine de l’astronomie est abordé dans un article d’Ernest Mouchez (1821-1892)12, directeur de l’Observatoire de Paris, en 1879. L’astronome signale l’approbation par le ministre de l’Instruction publique du projet présenté par l’Observatoire de Paris pour « la création, dans cet établissement, d’une collection d’objets devant former dans l’avenir un musée astronomique » où figureront des collections « de portraits des astronomes et des savants, de médailles, de dessins, gravures, photographies, des anciens instruments d’astronomie ou de physique du globe », mais également des « modèles réduits des instruments actuellement en usage dans les observatoires étrangers et des installations particulières à ces observatoires qu’il y aurait utilité de faire connaître ». Mouchez offre en 1882 au Conservatoire une collection d’épreuves photographiques reproduites par le procédé de photolithographie13. Elle représente les aménagements extérieurs entrepris par l’observatoire qui allaient recevoir des instruments d’observation et les installations du nouveau musée astronomique.

17 La photographie astronomique demeura jusqu’au début du XXe siècle une spécificité des milieux scientifiques. Les conditions qu’elle supposait interdisaient une pratique amateur. L’apparition du procédé au gélatino-bromure d’argent, les progrès de l’optique et l’essor d’appareils photographiques à main performants incitèrent les amateurs à s’y risquer ponctuellement, à l’occasion d’éclipses ou de phénomènes particuliers. Mais il n’en demeurait pas moins une pratique marginale et seule la prévision d’éclipses ou le passage d’une comète incitaient à une telle pratique.

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18 Daguerre avait échoué en 1839 lorsqu’il voulut reproduire la Lune par le daguerréotype, à cause du manque de sensibilité de l’iodure d’argent. Il constata néanmoins une action des rayons lunaires sur cette substance14, ce qui fit espérer à François Arago15 la possibilité de réaliser la carte du ciel, un des défis les plus ambitieux des astronomes à la fin du XIXe siècle. Les limites du procédé photographique furent très exactement déterminées et ses possibilités s’élargirent parallèlement à l’évolution de ses techniques. La photographie astronomique emprunta à la stéréoscopie et à la chronophotographie. La stéréoscopie permettait d’apprécier les volumes et d’enrichir l’interprétation.

fig. 2 - Carte photographique du ciel, vue d'une portion de la région écliptique obtenue le 26 janvier 1894 à l'Observatoire de Paris, Prosper et Paul Henry. Épreuve positive sur papier albuminé.Inv. TG3888-1.

Musée des arts et métiers-Cnam / L. Karleskind.

19 En 1877, l'astronome Jules Janssen obtenait à l’Observatoire de Meudon des photographies de la surface solaire16. Ces clichés se révélèrent utiles à la connaissance de la constitution physique de la photosphère. L’année suivante, Janssen rédigeait une note « sur des faits nouveaux touchant la constitution du soleil révélés par la photographie »17.Janssen18 publie peu après un article sur la constitution de la surface solaire. Ses travaux seront encore mentionnés en 188619. La série inv. 9534 concerne les taches et granulations solaires, mais elle comporte également des vues de comètes et de la Lune. Elle est offerte en 1881 par Janssen en réponse à la demande de Laussedat. La copie d’une lettre de ce dernier à l’astronome le 19 juin 1882 précise les circonstances du don : « Je pense que ces indications vous suffiront pour vous guider dans le choix des autres épreuves qui seront de nature à donner aux visiteurs du Conservatoire une idée exacte des remarquables progrès de la photographie céleste. »

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20 Précisons que Laussedat fait au préalable l’état des photographies célestes déjà données à l’établissement. Les travaux de Janssen20 relatifs à la photométrie sont illustrés dans la collection du musée par la présence du « Photomètre photographique » qu’il avait élaboré dans le cadre de ses recherches21.

21 Les collections du musée s’enrichissent en 1898 d’une série de clichés de la surface solaire22 exécutés par Maurice Lœwy (1833-1907)23 à l’Observatoire de Meudon en 1877, 1885, 1887, 1890 et 1893. Auguste Fraissinet24 mentionnait les récents travaux de l’astronome dans un article publié en 1895.

22 La photographie de la Lune donne lieu à une série d’articles, régulièrement publiés de 1890 à 1898. L’épreuve de Lewis M. Rutherfurd (1816-1892)25, exécutée en 1865, entre dans les collections du Conservatoire à la suite de l’Exposition universelle de 1867. La nécrologie de l’astronome ne manque pas d’y faire référence : « En 1865, il décrit son appareil photographique imaginé en vue des rayons chimiques. Il indique son mode de construction et donne comme exemple des résultats obtenus sa magnifique photographie de la lune, remarquable par la finesse de ses détails26. »

23 De même, Fraissinet27, de l’Observatoire de Paris, mentionne en 1890 les travaux de Warren de La Rue (1815-1889)28, dont le Conservatoire a acquis des épreuves en 1869 ; mais au-delà de la communauté scientifique, ce sont bien les épreuves de Rutherfurd qui ont attiré l’attention du public : « Mais ce sont celles de Rutherfurd, de New York, qui ont rendu le plus de services parce qu’elles ont été multipliées et se trouvent dans le commerce ; elles sont au nombre de trois de 53 centimètres de diamètre : deux des quadratures et une de la pleine lune. »

24 Dans le même article, Fraissinet cite les « nouvelles photographies lunaires de MM. Henry » : « La supériorité de ces résultats tient non seulement à la perfection de l’objectif photographique construit par MM. Henry et si habilement utilisé par eux, mais encore au procédé d’agrandissement direct qu’ils réalisent en adaptant un appareil spécial au foyer de la lunette. Les clichés obtenus dans ces conditions nouvelles donnent aux images une netteté beaucoup plus considérable que celle que donne l’agrandissement après coup d’un cliché ou d’une épreuve29. »

25 Les vues de la Lune de Prosper (1849-1903) et Paul (1848-1905) Henry30, exécutées vers 1890-1893, sont acquises par donation des astronomes en 1898. Fraissinet fait une nouvelle fois référence à leurs travaux en 189331 et en 189532. Les clichés de Maurice Lœwy et Pierre Henri Puiseux (1855-1928)33 constituant l’Atlas de la lune, entrés dans les collections en 1898, sont cités par Fraissinet en 189534 ; notons que les clichés de Warren de La Rue et de Lewis M. Rutherfurd servent toujours de référence à cette date : « Avec ces dernières photographies [épreuves obtenues par Prosper et Paul Henry] et celles de MM. Lœwy et Puiseux, nous arrivons à des agrandissements photographiques dont l’échelle est équivalente à celle des plus grandes cartes de la lune ; tandis qu’auparavant les photographies lunaires les plus connues, celles de Warren de La Rue et de Rutherfurd, n’avaient donné, à l’amplification, que des épreuves présentant une infériorité considérable par rapport à la vision directe. A l’aide des épreuves nouvelles, au contraire, on a pu rectifier les dessins les plus détaillés, apercevoir de nombreux petits cratères omis jusqu’à ce jour sur les cartes des plus habiles sélénographes ; et, dans bien des cas, arriver à définir avec certitude l’aspect et l’existence d’objets contestés à la surface de notre satellite. […] Disons en terminant qu’un grand nombre de clichés ont été déjà obtenus et que les

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agrandissements réalisés pourront être utilisés en vue de la formation d’un atlas lunaire qui mettra à disposition des astronomes et des géologues des documents précieux pour arriver à la solution des problèmes que soulève l’étude de la constitution de notre satellite. »

26 Précisons que les travaux de Lœwy et Puiseux relatifs à la réalisation de l’Atlas de la lune sont encore signalés en 189935 ; les collections du Conservatoire s’enrichissent de nouvelles épreuves de la Lune exécutées par Lœwy en 190436.

27 Prosper et Paul Henry s’attelèrent également à la photographie de Saturne37 ; un article, paru dans La Nature en 1884, nous renvoie aux clichés inv. 13057-2, 3 et 4, très certainement réalisés en 188538 et enregistrés dans les collections du Conservatoire en 189839. En 1894, Auguste Fraissinet rappelle ces travaux dans un article sur la photographie des « petites planètes40 ».

28 Le projet de cartographier le ciel fut initié en 1884 avec les travaux de Paul et Prosper Henry. Encouragé par le premier Congrès astrophotographique de 1887, on en annonça l’achèvement (pour ce qui concernait les étoiles jusqu’à la quatorzième grandeur) en 191241.

29 Charles Fabre, auteur du Traité encyclopédique de photographie, écrivait : « La détermination exacte de la position des astres ou l’établissement d’un catalogue d’étoiles constitue certainement la branche la plus ingrate des observations astronomiques, et cependant l’une des plus utiles, car c’est le seul moyen d’obtenir ce que l’on pourrait appeler « la Géographie du ciel ». La photographie, en fixant sur la plaque sensible la position, à une époque déterminée, de tous les astres que nous pouvons apercevoir, permet d’effectuer rapidement ce dur labeur qui n’aurait pu être fait que par plusieurs générations d’astronomes ; de plus, la photographie permet d’éviter les erreurs et les omissions forcément inséparables de tout travail de cette nature42. »

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fig. 3 – La planère Saturne, vues prises de l’Observatoire de Paris le 21 décembre 1885, Prosper et Paul Henry. Epreuve positive sur papier albuminé.In 13057-2.

Musée des arts et métiers-Cnam / L. Karleskind.

30 Le fonds le plus cohérent de la collection de photographies astronomiques du Conservatoire revient aux frères Henry43. Dans une note publiée dans La Nature en 189944, consacrée à un article issu de Ciel et Terre portant sur les recherches d’Edward Barnard (1857-1923), astronome à l’Observatoire de Yerkes, l’auteur rappelle l’importance de leurs travaux : « Les frères Henry se sont activement appliqués à la photographie céleste et avec le plus brillant succès : ils ont ouvert la voie au monde astronomique dans ce domaine. Ils avaient déjà atteint le plus haut degré de perfection que les astronomes ne faisaient encore qu’entrevoir l’importance du sujet. »

31 En 1887, Gaston Tissandier écrivait déjà : « MM. Henry ont poursuivi leurs beaux travaux de la photographie du ciel avec une grande persévérance et un rare succès. Ils ont obtenu de remarquables résultats pour les satellites de Jupiter, l’anneau de Saturne, et les photographies de la lune. […] Nous mentionnerons tout spécialement aujourd’hui les photographies d’étoiles dont MM. Henry ont doté l’astronomie. […] On aura enfin une idée de ce qu’est l’infinité des mondes, quand on saura que pour représenter tout le ciel visible à la surface du globe, il ne faudrait pas moins de dix mille photographies semblables à celle que nous publions aujourd’hui, et que tout le ciel visible sur notre terre est un point dans l’immensité45. »

32 En 1886, Ernest Mouchez consacre un article aux travaux des frères Henry46. Les vues d’étoiles inv. 10579, exécutées par Prosper et Paul Henry à l’Observatoire de Paris et signalées par l’auteur47, sont enregistrées dans les collections du Conservatoire dès 1885. Il est encore fait mention de ces vues du groupe des Pléiades en 188848.

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La météorologie

33 Jules Janssen49 insistait en 1888 sur l’intérêt qu’il y avait à photographier les nuages et les divers phénomènes météorologiques. La photographie apportait « des éléments de discussion précieux et variés » à la météorologie, « en donnant des phénomènes des images d’ensemble […], en permettant des mesures de distances, de hauteur, de dimensions des nuages […], en ouvrant aux études toute une voie de mesures photométriques de la lumière des astres dans ses rapports avec l’atmosphère […], en permettant de léguer à l’avenir un ensemble de documents utilisables ». Cependant, l’obtention de ce type d’images n’était pas sans poser des difficultés. La sensibilité des plaques photographiques dites ordinaires était sensiblement identique pour les radiations bleues et la lumière blanche.

34 L’interprétation des communications présentées à la Société française de photographie relatives à cette application fait apparaître une application mineure.

35 Cette dernière est toutefois liée à l’apparition et au développement des appareils photographiques enregistreurs et aux recherches en matière d’orthochromatisme.

36 On peut distinguer deux thèmes récurrents au sein des collections : la photographie des éclairs et celles des nuages. Mais il nous faut préalablement signaler l’allusion au magnétomètre enregistreur photographique de Brooke, entré dans les collections à la suite de l’Exposition universelle de 185150, dans un article généraliste consacré à l’application de la photographie à la météorologie51.

Fig. 4 – Vue issue de la série des spécimens de nuages prise à l’Observatoire du Vatican, Federico Mannucci, vers 1890. Epreuve positive sur papier aristotype. Inv. 12157-2.

Musée des arts et métiers-Cnam / L. Karleskind.

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Les éclairs

37 La Nature publie cinq articles entre 1884 et 1895 sur la reproduction des éclairs par la photographie instantanée52. Il y est question en 1885 des clichés instantanés53 réalisés par Charles Desquesnes, et en 1895 des clichés54 exécutés par Étienne Léopold Trouvelot (1827-1895)55 – qui, selon Ferdinand Quénisset (1872-1951), « [avait] le premier attiré l’attention sur ce sujet »56. Desquesnes obtint des clichés d’éclairs pendant l’orage du 13 juillet 1884. Ils furent présentés par Éleuthère Élie Mascart (1837-1908) à la Société française de physique à l’occasion de sa séance du 21 novembre 1884 où ils furent très remarqués. Cette même année, Aimé Laussedat fit part de son souhait à Desquesnes d’en obtenir un exemplaire pour les galeries du Conservatoire, proposant en retour de prendre en charge les frais de réalisation d’un agrandissement destiné à la Société française de physique. Eugène Trutat57 projeta les clichés réalisés par Desquesnes le 13 juillet 1884 à l’occasion de la conférence sur l’enregistrement des phénomènes naturels par la photographie qu’il donna au Conservatoire le 21 février 1892.

Les nuages

38 La photographie des nuages est tout particulièrement représentée dans la collection du Conservatoire par la série inv. 12157-2 obtenue par l’ingénieur Federico Mannucci (1848-1935) à l’Observatoire du Vatican, en 1890 ou 1891, et entrée dans les collections dès 1891. Eugène Trutat cite cette série dans sa conférence de février 1892 : « A l’Observatoire du Vatican, M. F. Mannucci a déjà réuni une collection importante de photographies de nuages, et vous trouverez dans les collections du Conservatoire une série remarquable d’épreuves de l’habile astronome romain58. »

39 On apprend dans un article d’Auguste Fraissinet, publié en 1895, que le nouvel établissement, dont la direction était confiée au père Denza, allait s’occuper de photographie céleste : « Le service scientifique de l’Observatoire du Vatican, tel qu’il a été établi par le règlement du 1er juillet 1890, se compose des branches d’études suivantes : 1° astronomie, observations méridiennes et équatoriales, observations physiques diverses ; 2° photographie astronomique ; 3° magnétisme ; 4° tremblements de terre ; 5° météorologie59. »

40 Fraissinet ajoutait que « les observations météorologiques régulières [avaient] pu commencer au 1er mars 1890 » ; ce qui nous laisse apprécier la valeur historique de ces images, offertes au Conservatoire en 1891.

41 La médecine et l’histoire naturelle

42 L’association de la photographie à la médecine et à l’histoire naturelle s’établit selon deux axes essentiels. La période de 1880 à 1920 fut la plus favorable au développement de la photographie médicale. C’est à cette époque que s’imposa la photographie instantanée, que les procédés à la lumière artificielle se développèrent, que les surfaces orthochromatiques et panchromatiques furent mises au point, enfin que les rayons X60 furent découverts.

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La physiologie

43 L’utilisation des techniques chronophotographiques à l’étude du mouvement constitue la majorité des articles parus dans La Nature se rapportant à l’application de la photographie à la médecine. Le Conservatoire acquiert dès 1882 des épreuves faisant état des travaux du physiologiste Étienne-Jules Marey (1830-1904). Le registre de la main courante mentionne une « série de trois photographies instantanées pour l’étude de la locomotion chez les oiseaux61 » pour l’année 1882 ; une « série de trois photographies instantanées pour l’étude de la locomotion chez les oiseaux et chez l’homme62 » en 1883 ; une « collection de trente-sept épreuves photographiques se rapportant aux études de Marey sur la locomotion de l’homme et des animaux63 » en 1887 ; une « collection de onze épreuves photographiques se rapportant aux études de Marey sur la locomotion de l’homme et des animaux64 » en 1888. La direction du Conservatoire65 accuse réception en 1888 de la livraison de onze épreuves, par Georges Demenÿ, en complément de l’envoi d’octobre 1887 d’une série extraite des Comptes rendus de l’Académie des sciences liées aux études sur la locomotion de l’homme et des animaux. Elle fait part de l’installation de l’appareil chronophotographique, construit sous la direction de Marey, dans la galerie des arts graphiques. L’appareil avait été livré en décembre 1887. Rappelons que l’établissement avait préalablement enrichi les collections d’un odographe66, donné par Marey, et d’un « explorateur de la respiration67 » acquis par achat auprès de son constructeur, la maison Breguet, au cours de l’année 1880. Les travaux de Marey font l’objet de près d’une trentaine d’articles, publiés dans La Nature entre 1874 et 1902 ; Marey en est parfois lui-même l’auteur68. On remarquera une stricte corrélation du point de vue de la chronologie des acquisitions réalisées par le Conservatoire entre les thématiques abordées dans ces articles (vol des oiseaux, locomotion de l’homme et des animaux) et les fonds décrits dans le registre de la main courante69.

Les maladies nerveuses

44 Jean-Martin Charcot (1825-1893)70 fut, en 1878, à l’origine de la création du laboratoire de photographie médicale de la Salpêtrière.La photographie entrait officiellement dans les services hospitaliers. Ce service fut dirigé par Albert Londe (1858-1917) à partir de 1882. Londe utilisa les méthodes chronophotographiques développées par Marey. En 1883, il présentait « un appareil photo-électrique destiné à des recherches médicales71 ». Les collections du Conservatoire ne comportent pourtant aucun cliché exécuté par Albert Londe. Les appareils chronophotographiques qu’il a élaborés dans le cadre de ses recherches ont été signalés dans La Nature72. Cependant, il faut attendre la création des salles consacrées à la photographie et au cinéma en 1926 pour que le Conservatoire en fasse l’acquisition73. Signalons néanmoins le don en 1890 par son constructeur, Charles Dessoudeix, de la maquette du laboratoire photographique de l’hôpital de la Salpêtrière présentée à l’Exposition universelle l’année précédente74.

L'anatomie

45 Les expériences de Wilhelm Conrad Roentgen (1845-1923) ont conduit à l’une des découvertes scientifiques les plus importantes de la fin du XIXe siècle, les rayons X.

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Dans un article paru en 1896 dans La Nature, E. Hospitalier fait état de la portée de la découverte : « Les récentes expériences de M. le professeur W. C. Röntgen, de l’Université de Würtzbourg, ont mis en émoi, depuis le commencement de l’année, le monde scientifique et aussi le gros public, généralement assez indifférent aux questions de science abstraite et de théorie pure. La forme originale et saisissante sous laquelle les expériences ont été présentées n’a pas peu contribué à ce succès, et l’imagination aidant, la presse quotidienne a vu dans les travaux, d’ailleurs des plus intéressants, du savant allemand, une découverte à laquelle on a attaché déjà les noms les plus divers : la photographie de l’invisible ; la photographie à travers les corps opaques ; la photographie par les rayons cathodiques, l’électrophotographie, etc.75 »

46 Le Conservatoire va acquérir des collections d’épreuves radiographiques entre 1896 et 189876. Les premières épreuves acquises sont réalisées par Albert Peignot, préparateur au cours de physique du Conservatoire77. Albert Londe fait référence à ses travaux dans la conférence consacrée à la radiographie qu’il donne le 15 janvier 1899 au Conservatoire : « A titre d’exemples, voici une main injectée au moyen du mercure, puis le squelette d’un poisson conservé dans l’alcool ; c’est une pièce de collection, et avant la Radiographie il eût été nécessaire de la sacrifier pour en faire l’étude. Ce beau cliché est dû à M. Peignot, qui a été un des premiers certainement à obtenir des épreuves aussi fines et aussi complètes78. »

47 Les articles publiés dans La Nature sont nombreux et leur parution est récurrente, mais les expérimentateurs n’ont pas de lien direct avec les auteurs des clichés que l’on peut relever dans la collection du Conservatoire, si ce n’est Arthur Honoré Radiguet, auteur d’une série sur l’étude des matériaux.

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Fig. 5 – Radiographie d’une main, vue extraite du Musée radiographique, Arthur Honoré Radiguet, vers 1896. Epreuve positive sur papier aristotype. Inv. 13059-29

Musée des arts et métiers-Cnam / P. Harvey.

L’histoire naturelle

48 La série inv. 10850, exécutée par Lachenal en 1885, fait état des recherches sur le développement de la betterave à sucre menées par Aimé Girard (1830-1898)79, professeur de chimie industrielle au Conservatoire de 1871 à 1897. Selon Émile Fleurent, « son attention avait été attirée dans cette voie par la crise qui sévissait alors sur l’industrie sucrière » .

49 D’après Pierre Vigreux : « […] de 1881 à 1887 Aimé Girard étudie dans une ferme dépendant de l’Institut agronomique et située à Joinville-le-Pont (Val-de-Marne), les différentes étapes du développement de la betterave, dans toutes ses parties feuilles, racines et radicelles. Ceci lui permet de définir la saccharogénie et de montrer que le sucre se forme dans les feuilles pendant la journée et migre vers la racine la nuit. Il s’est attaché notamment à déterminer les dimensions du système radiculaire80. »

50 Signalons que Girard, répondant à la demande de Laussedat de signaler « les objets les plus indispensables pour compléter les collections correspondantes aux différents cours81 », insiste sur l’industrie de la betterave : « La sucrerie et la distillerie modernes sont, on peut le dire, inconnues aux visiteurs de nos galeries et, pour tout dire d’un mot, je fais au Conservatoire douze leçons sur la sucrerie sans avoir un seul modèle à mettre sous les yeux du public. »

51 Il est fait état des résultats des travaux de Girard en 1886 dans La Nature82. Cette série de photographies a été offerte au Conservatoire en 1886 par Lachenal, sans doute à l’initiative de Girard. Laussedat signalait en 1899 que l’on pouvait voir dans la galerie de

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Chimie industrielle « des spécimens des photographies dont il se servait pour étudier le développement progressif de la plante et la formation du sucre dans les tissus83. »

La physique

52 L’application de la photographie aux sciences physiques concerne l’étude des phénomènes physiques, mécaniques, calorifiques, électriques, magnétiques ou optiques. Charles Fabre justifiait cette application de la photographie dans son ouvrage de référence, le Traité encyclopédique de photographie : « Plusieurs des phénomènes que l’on étudie en physique se manifestent sous forme du déplacement d’un ou plusieurs points matériels. La photographie, en permettant d’enregistrer la position successive de ces divers points, permet toujours de constater ce déplacement et quelquefois d’en déduire des lois84. »

53 L’étude des phénomènes mécaniques inclut ainsi la photographie des projectiles pendant le tir ou bien la photographie de la veine liquide. On regroupait sous le terme d’« application de la photographie aux phénomènes calorifiques » la mesure des coefficients de dilatation, la mesure des températures. On entendait par « l’étude des phénomènes électriques et magnétiques » la mise au point des électromètres enregistreurs permettant l’enregistrement des variations électriques de l’air ou de l’électricité atmosphérique, la photographie de l’étincelle électrique et des éclairs, enfin l’enregistrement des phénomènes magnétiques. L’application de la photographie à l’étude des sciences physiques consacra le rôle de la photographie en tant qu’instrument scientifique. Grâce à ses possibilités en matière d’enregistrement, la photographie va se substituer à des techniques imparfaites, comme le dessin, et constituer des documents propices à l’interprétation des phénomènes physiques. Cette application reflète tout particulièrement les progrès du système technique photographique générique en matière d’instantané.

L’étincelle électrique

54 La Nature ne consacre pas moins de six articles à la question des étincelles et effluves électriques, dont les parutions s’étalent de 1884 à 189785. Le constructeur d’instruments scientifiques Eugène Adrien Ducretet (1844-1915) réalise des expériences dans ce domaine au début des années 1880. En 1884, il donne au Conservatoire une série d’épreuves sur papier albuminé et les clichés transparents correspondants, dont les négatifs ont été obtenus sans objectif à l’aide d’une bobine d’induction86. Il soulignait l’intérêt des détails contenus sur les clichés transparents, lesquels n’étaient pas visibles sur les tirages. Cette série sur verre n’est malheureusement pas parvenue jusqu’à nous (« détériorée », elle a été « supprimée » en 1975, comme le précise la main courante). Eugène Ducretet offre à nouveau, en 1885, une série d’épreuves différentes sur papier albuminé, présentées à l’occasion de l’Exposition universelle d’Anvers87. Les expériences de Ducretet sont rapportées en 1886 dans cet article de Gabriel Mareschal : « Lorsqu’on veut reproduire une étincelle ou un effluve électrique au moyen des appareils photographiques ordinaires, on obtient des résultats très imparfaits. Il y a environ deux ans, M. Ducretet, le constructeur bien connu, a eu l’idée d’impressionner des plaques au gélatino-bromure en faisant directement la décharge dans leur voisinage. A cet effet il a construit une cage en verre rouge munie à l’intérieur de supports pour les plaques, et de conducteurs de différentes formes. Il a par ce moyen obtenu des résultats très remarquables88. »

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Fig. 6 – Etincelles directes obtenues par la bobine de Ruhmkorff ou la machine de Wimshurst dites « Figures de Trouvelot », Etienne Léopold Trouvelot, vers 1888. Epreuve positive sur papier aristotype. Inv 35732-11

Musée des arts et métiers-Cnam / M. Favareille.

55 C. Moussette89 mentionne encore ces travaux précurseurs en la matière dans un article paru en 1888. Ferdinand Quénisset90 fait quant à lui référence à ces résultats dans un ouvrage consacré aux applications de la photographie à la physique et publié dans les premières années du XXe siècle : « M. Ducretet obtint, il y a quelques années, de magnifiques épreuves sans avoir recours à un appareil de photographie. Il faisait jaillir une belle étincelle dans une chambre noire, tout contre la plaque sensible. On obtient alors un trait de feu sinueux qui est absolument identique à l’éclair. »

56 Nous avons retrouvé, dans le cadre de notre opération de récolement, de conservation préventive et de restauration des collections photographiques, une enveloppe portant les noms de l’astronome Étienne Léopold Trouvelot et d’Aimé Laussedat et contenant des épreuves, sans numéro d’inventaire. Ces épreuves, représentant des étincelles et effluves électriques mais également des éclairs, auraient été données pour les collections du Conservatoire par Aimé Laussedat en 1905, comme peut l’attester la date inscrite sur l’enveloppe. Un numéro d’inventaire provisoire a été attribué à cette série91, en attendant de retrouver le numéro d’origine éventuel – nous n’avons cependant identifié aucune mention correspondante sur la main courante. Nous avons toutefois identifié leur contexte de réalisation. Pour Étienne Léopold Trouvelot, il s’agissait, d’après une communication sur ses travaux à l’Académie des sciences, de « répéter les expériences si intéressantes faites en 1884 par M. E. Ducretet92 ». Dans un article consacré à la forme des décharges électriques sur les plaques photographiques,

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publié dans La Lumière électrique93 en 1888, Trouvelot remerciait d’ailleurs Eugène Ducretet pour sa collaboration : « Les instruments qui m’ont servi pour obtenir les photographies qui ont servi de base à cette étude, ont été gracieusement mis à ma disposition par M. Ducretet, auquel je suis heureux d’exprimer publiquement mes sincères remercîments [sic] à M. Ernest Roger, ingénieur de la maison Ducretet qui m’a aidé dans toutes mes expériences avec un zèle et une intelligence dignes de tous éloges. »

Fig. 7 – Etincelles directes obtenues par la bobine de Ruhmkorff ou la machine de Wimshurst dites « Figures de Trouvelot », Etienne Léopold Trouvelot, vers 1888. Epreuve positive sur papier aristotype. Inv 3532-10

Musée des arts et métiers-Cnam / M. Favareille.

57 Cet autre extrait, provenant d’un article de Trouvelot94 paru en 1889 dans La Nature, expose le protocole de réalisation de ces épreuves : « Les images données par la grande machine de Holtz, du Conservatoire des arts et métiers, mise à notre disposition par le bienveillant directeur de cette institution, M. le colonel Laussedat, ainsi que celles que j’ai obtenues avec la grande machine à douze plateaux de Wimshurst, construite par M. Ducretet et maintenant en exhibition au Palais des arts libéraux, diffèrent entre elles, comme elles diffèrent également des images fournies par d’autres appareils. »

58 Rappelons que les collections du Conservatoire comportent deux exemplaires de la machine électrique de Wilhelm Holtz, construites respectivement par Heinrich Ruhmkorff et Eugène Ducretet. La première a été acquise par achat en 1867 à la suite de l’Exposition universelle de Paris95, la seconde en 1882, probablement à la suite de l’Exposition internationale d’électricité de 188196. Deux machines électriques de James Wimshurst97, dont l’une au moins a été construite par Ducretet98, figurent quant à elles dans les collections. Elles ont été acquises par achat en 1889, très certainement à la suite de leur présentation au public dans le cadre de l’Exposition universelle. Trouvelot analysait les images :

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« À première vue on reconnaît sur nos clichés un fait important et capital qui domine tous les autres. Les images engendrées par la décharge de l’électricité positive sont dissemblables, et ne ressemblent en aucune manière aux images engendrées par la décharge de l’électricité négative. Les premières, sinueuses et singulièrement ramifiées, ressemblent à certains lichens, à certaines algues ; tandis que les secondes, à ligne souvent brisée, rappellent par leur forme les feuilles élégantes de certains palmiers. « Bien que d’une manière générale on puisse affirmer que toutes les étincelles électriques de même nom, qu’elle [sic] qu’en soit la source, se ressemblent, et ont un caractère, un air de famille tout à fait indiscutable, elles portent cependant, jusqu’à un certain point, un cachet individuel plus ou moins marqué qui fait qu’une étincelle, donnée par une certaine machine de différente grandeur ou de différente construction. La différence de forme tient peut-être à une question de quantité de tension99. »

59 Il illustrait son propos en montrant « deux cas extrêmes de variations de l’étincelle avec l’emploi d’une bobine de Ruhmkorff et d’une machine de Wimshurst », dont on retrouve les équivalents dans la série inv. 35732. Ferdinand Quénisset fait allusion à ces expériences : « Enfin l’éminent astronome Trouvelot, qui s’est beaucoup occupé aussi des phénomènes électriques, a obtenu de superbes photographies des effluves qui se dégagent autour des pôles d’une bobine de Ruhmkorff ou d’une machine statique. Ces curieuses épreuves, datant de 1888, ont été très remarquées et sont même connues dans la science sous le nom de figures de Trouvelot100. »

La balistique

60 Dans le domaine de la balistique, les travaux d’Ernest Mach (1838-1910) et de Salcher sont rapportés dans trois articles, parus successivement en 1888, 1890 et 1896101. Les images de Mach sont acquises par le Conservatoire entre 1890 et 1893. Il est notamment fait mention, dans l’article de 1888102, des lithographies dessinées à la main par Reisek d’après les épreuves photographiques obtenues par Mach et Salcher103, qui nous renvoient à la planche inv. 11988, entrée en 1890 dans les collections. En ce qui concerne les épreuves inv. 12044, une lettre de Laussedat à Gaston Tissandier, datée du 6 décembre 1890, fait état de son souhait de faire l’acquisition d’épreuves de Mach. Gaston Tissandier sert là encore d’intermédiaire. Ernest Mach répond favorablement à cette sollicitation expliquant que « la plupart des meilleurs [épreuves] est déjà dissipée par tout le monde » et qu’il fera donc copier les plus belles. On trouve une trace de ces acquisitions dans l’ouvrage de Ferdinand Quénisset104, qui opérait à l’Observatoire de Juvisy. Quénisset rapportait, en s’appuyant sur un schéma, le mode opératoire défini par Mach et Salcher en 1890 pour obtenir des photographies des projectiles105 et ajoutait : « On peut voir les premières épreuves obtenues par MM. Mach et Salcher au Conservatoire des Arts et Métiers, à Paris, dans la salle consacrée aux applications de la Photographie106. »

61 Les collections du Conservatoire renferment une autre série d’épreuves et d’objets107, entrés en 1883, significatifs des travaux du lieutenant-colonel Hippolyte Sebert (1839-1930), directeur du Laboratoire central d’artillerie de la Marine. Ses expériences, réalisées en 1880 à la poudrerie de Sevran-Livry, sont détaillées dans un article de La Nature en 1881108. Il s’agissait de déterminer la loi du mouvement :

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« La connaissance de cette loi présente un grand intérêt pour le service de l’artillerie, car elle permettrait, dans chaque cas particulier, de déterminer la succession des pressions développées dans l’âme pendant la durée de la combustion de la charge de poudre et, par suite, fournirait les éléments nécessaires, tant pour améliorer la fabrication et le mode d’emploi de la poudre que pour arriver au meilleur mode de construction des bouches à feu109. »

Fig. 8 – Projectile en mouvement, Ernst et Ludwig Mach, 1893. Epreuve positive sur nitrate de . Vue extraite de la série Inv. 12427.

Musée des arts et métiers-Cnam / M.Favareille.

62 Sebert utilisa le chronographe à diapason et à enregistreurs électromagnétiques mis au point avec la collaboration de Marcel Deprez (1843-1918), professeur d’électricité industrielle au Conservatoire. Le journaliste concluait : « La conception de M. Sebert ne représente donc pas seulement une idée originale ; les expériences sont concluantes, et l’on peut dire que son appareil constitue une acquisition de premier ordre pour les sciences qui se rattachent à l’artillerie110. »

63 Le contexte de l’acquisition de cette collection est signifié dans une lettre du 4 décembre 1882 de Laussedat à Sebert. Aimé Laussedat l’informe de la réorganisation achevée de la galerie de physique et de l’installation du « grand tableau dont M. le Ministre de la Marine et des Colonies nous ont autorisé à disposer en faveur de nos collections, et qui représente le champ de tir de la poudrerie de Sevran-Livry ». Laussedat rappelle la promesse de don du ministre de la Marine de deux projectiles enregistreurs (calibres 24 et 10 centimètres)111 et d’une « série de photographies représentant les nouveaux appareils balistiques dont fait usage le service de l’artillerie de la marine » et demande à quel moment le Conservatoire pourra en disposer.

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L’étude des matériaux

64 La série d’épreuves inv. 13059, réalisée par Arthur Honoré Radiguet, entre dans les collections en 1898. Radiguet a déposé dès 1896 plusieurs noms de marques dans le domaine de la radiographie ; ces dépôts témoignent de son implication en tant que constructeur dans ce domaine particulier de l’instrumentation scientifique. Les épreuves concernent la médecine mais surtout l’étude des matériaux. Le physicien Charles Édouard Guillaume (1861-1938) fait référence à ces expériences dans un article publié dans La Nature en 1897 112. Il illustre son propos à l’aide d’images que l’on retrouve dans cette série113, livre le mode opératoire et la lecture qui doit être faite des images obtenues : « Les figures 9 et 10 [fig 9 : Photographie montrant la disposition des objets dans la radiopraphie précédente tels qu’ils sont vus du tube de Crookes – fig. 10 : Photographie des mêmes objets, vus à travers la plaque. Disposition semblable à celle que montre le positif de la radiographie] indiquent la disposition des objets radiographiés : une tige ronde d’aluminium, une serrure, le socle en fonte d’une petite machine recouvrant une pièce de monnaie, une petite clef d’écrou, diverses médailles ou monnaies, un éclat d’ébonite et une montre à boîtier d’or. « Ces objets ont été photographiés, vus d’abord du côté du tube, puis du côté de la plaque. Si l’on passe de la figure 3 à la radiographie obtenue à l’aide d’un tube très dur et très pénétrant, et avec une pose d’une heure, on identifiera aisément tous les objets, à l’exception du disque d’ébonite n° 6 et de la médaille d’aluminium n° 12, dont la radiographie n’a pas gardé la moindre trace. « Les monnaies et médailles laissent apercevoir les deux faces de leur frappe, la montre laisse deviner ses rouages, tandis qu’on voit très exactement et avec vigueur tous les organes de la serrure, ainsi que les diverses épaisseurs de la garniture de métal avec la pièce de monnaie cachée dessous. La tige d’aluminium présente un intérêt tout particulier. Elle montre, en divers endroits, des parties claires se détachant bien nettement sur le fond sombre, formé par l’ensemble de la barre. La radiographie nous révèle ici des creux du métal, des défauts de continuité qu’on n’aurait découverts sans cela qu’en sciant la tige dans le sens de la longueur. « Dans cette seule opération, M. Radiguet a accumulé des difficultés, montrant ainsi combien la nouvelle méthode est élastique, plutôt que de chercher, par des opérations séparées, la perfection dans l’examen de chacun des objets. »

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Fig. 9 & 10 – Tige d’aluminium, serrure, socle en fonte, clef d’écrou, éclat d’ébonite, boîtier de montre en or, médailles et monnaies, vues photographiques et radiographiques, Arthur Honoré Radiguet, vers 1896. Epreuves positives sur papier aristotype. Inv. 13059-00016 et 13059-0015.

Musée des arts et métiers-Cnam / P. Harvey.

65 On retrouve encore quelques-unes de ces radiographies114 dans le texte, publié dans les Annales du Conservatoire national des arts et métiers, de la conférence d’Albert Londe115 en 1899. Londe s’appuie en effet sur les travaux de Radiguet au cours de cette conférence,

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lorsqu’il évoque les progrès réalisés dans le cadre de la radiographie appliquée à l’étude des matériaux : « […] on peut radiographier des pièces métalliques, constater les détails de leur structure, révéler leurs défauts non apparents. En voici quelques exemples typiques que nous devons à l’obligeance de M. Radiguet (fig. 28) : une serrure dont on aperçoit le mécanisme, une barre d’aluminium qui contient de nombreuses soufflures internes, une montre dont tous les organes deviennent visibles à travers le boîtier (fig. 29) […]. »

66 L’étude des conditions dans lesquelles s’est constitué le fonds de photographies scientifiques du musée confirme les liens que le Conservatoire des arts et métiers entretenait avec les milieux scientifiques et les sociétés savantes au XIXe siècle. La qualité des auteurs et la provenance des articles publiés dans La Nature, organe majeur de vulgarisation des connaissances à cette époque, nous ramènent à ces réseaux de sociabilité parfaitement identifiés. Il arrive que Gaston Tissandier ait un rôle d’intermédiaire entre les savants expérimentateurs et les autorités du Conservatoire. Mais en règle générale, ces dernières font jouer leurs relations institutionnelles et/ou individuelles pour procéder à l’acquisition des spécimens qui alimenteront les collections.

67 En effet, dans ce cas précis, le rôle du Conservatoire en matière de veille technologique se manifeste lorsqu’il s’agit d’aménager une nouvelle galerie d’exposition, consacrée aux arts graphiques et à la photographie. On soulignera toutefois que certaines épreuves sont exposées dans d'autres galeries de l'institution. La constitution de collections en vue de l’exposition au public distingue le Conservatoire des institutions et des sociétés savantes, également dépositaires de collections, rassemblées à d’autres fins, et notamment de l’Académie des sciences, de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, ou de la Société française de photographie.

68 Enfin, compte tenu de la nature de la collection du Conservatoire et de l’absence de politique des musées de la photographie dans ce domaine, l’acquisition d’épreuves de photographie scientifique peut constituer aujourd'hui un axe cohérent d’enrichissement et asseoir une spécificité des collections du Musée des arts et métiers.

NOTES

1. Musée des arts et métiers (après Mam), dossier d’œuvre (après DO) inv. 9696. 2. Louis Alphonse Davanne se chargea de l’enseignement sur la photographie, dispensé dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne en 1879, à l’initiative du conseil de l’Association scientifique de France – présidé par Milne Edwards – et de la Société française de photographie, dont il était à l’époque vice-président. 3. Mam, DO inv. 9764. Lettre du 16 juin 1882. 4. Inv. 10031, 10090, 10393, 10701, 10705, 10775, 12044, TG439. 5. Une lettre de Gaston Tissandier à Aimé Laussedat, datée du 8 mars 1884 et conservée dans le dossier d’œuvre inv. 10090, donne le ton des relations qu’entretenaient les deux hommes (« Mon cher Colonel »).

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On y apprend par ailleurs que Tissandier sert d’intermédiaire quant à l’acquisition de l’épreuve de photographie aérienne réalisée par l’Anglais Cecil V. Shadbolt. 6. Henri de Parville, « Gaston Tissandier », La Nature, 2e semestre 1899, pp. 225-227. 7. Albert Tissandier était le frère de Gaston Tissandier. 8. Albert Tissandier, « Gaston Tissandier, sa vie intime », ibidem, pp. 248-250. 9. Gaston Tissandier, « Le Conservatoire des Arts et Métiers, la nouvelle galerie des arts graphiques », La Nature, 1er semestre 1883, p. 267. 10. Jules Janssen, « La Photographie astronomique », conférence du 20 décembre 1891, Annales du Conservatoire national des arts et métiers, 2e série, tome IV, 1892, pp. 249-262. 11. Inv. 17551. Nous ignorons à ce jour le contexte de cette acquisition (legs Léon Foucault ?). 12. Ernest Mouchez, « Création d’un musée astronomique à l’Observatoire de Paris », La Nature, 1er semestre 1879, pp. 262-263. 13. Inv. 9700. 14. François Arago, Œuvres complètes, tome VII, pp. 459-498. 15. François Arago, discours fait devant la Chambre des députés lors de la séance du 3 juillet 1839. 16. Louis Figuier, « L'Observatoire de Meudon et les découvertes d'astronomie physique dues à la photographie », L'Année scientifique et industrielle, 1878, pp. 32-36. 17. Jules Janssen, Bulletin de la Société française de photographie, séance du 4 janvier 1878, pp. 22-25. Voir également : Jules Janssen, « Sur la constitution de la surface solaire et sur la photographie envisagée comme moyen de découverte en astronomie physique », Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences, tome LXXXV, p. 1249 ; « Sur la constitution de la surface solaire et sur la photographie envisagée comme moyen de découverte en astronomie physique », La Nature, 1er semestre 1878, pp. 154-155 et pp. 177-178 ; « Sur la photographie envisagée comme instrument de découverte en astronomie », Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences, tome CII, p. 80 ; « La Constitution des taches solaires et la photographie en astronomie », La Nature, 1er semestre 1886, p. 111, pp. 235-236. 18. Jules Janssen, « Sur la constitution… », art. cit. 19. Jules Janssen, « La constitution des taches solaires… », art. cit. 20. Jules Janssen, « Sur la photométrie photographique et son application à l’étude des pouvoirs rayonnants comparés du Soleil et des étoiles », La Nature, 1er semestre 1881, p. 395-396. 21. Inv. 12703. 22. Inv. TG390. 23. Maurice Lœwy est directeur de l’Observatoire de Paris de 1897 à 1907. 24. Auguste Fraissinet, « Photographies lunaires récemment obtenues à l’Observatoire de Paris », La Nature, 1er semestre 1895, pp. 295-298. 25. Inv. 7880. 26. « Nécrologie – L.-M. Rutherfurd », La Nature, 2e semestre 1892, pp. 174-175. 27. Auguste Fraissinet, « Photographies lunaires », La Nature, 2e semestre 1890, pp. 104-106. 28. En 1858, Warren de La Rue faisait la démonstration de la sphéricité de la Lune au moyen du stéréoscope employé pour l’examen des clichés. Inv. 8040 et 8041. 29. Auguste Fraissinet, art. cit. 30. Inv. TG389. 31. Auguste Fraissinet, « Photographie lunaire », La Nature, 1er semestre 1893, pp. 201-202. 32. Auguste Fraissinet, « Photographies lunaires récemment obtenues à l’Observatoire de Paris », La Nature, 1er semestre 1895, pp. 295-298. 33. Inv. TG391. 34. Auguste Fraissinet, « Photographies lunaires récemment obtenues à l’Observatoire de Paris », art. cit. 35. Louis Rabourdin, « La Lune et sa photographie », La Nature, 2e semestre 1899, p. 405.

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36. Inv. 13635. 37. Paul et Prosper Henry, « Sur l’aspect de la planète Saturne », La Nature, 1er semestre 1884, p. 369. Les frères Henry publieront un autre article en 1886 : « La Photographie astronomique à l’Observatoire de Paris », La Nature, 1er semestre 1886, p. 23-26. 38. Les épreuves inv. 13057-2 et 3 comportent une inscription manuscrite mentionnant la date du 21 décembre 1885. L’épreuve inv. 13057-4 n’est pas datée. 39. Les épreuves inv. 13057, TG388, TG389 et TG395 entrent dans les collections du Conservatoire par donation de Prosper et Paul Henry en 1898. 40. Auguste Fraissinet, « La Photographie des petites planètes », La Nature, 2e semestre 1894, pp. 202-204. 41. Georges Brunel, La Pratique et l'art de la photographie, 1912, p. 11. 42. Charles Fabre, Traité encyclopédique de photographie, tome IV, 1890, pp. 195-196. 43. Voir inv. 10579, 13057, TG388, TG389, TG395. 44. La Nature, 2e semestre 1899, p. 71. 45. Gaston Tissandier, « La Photographie céleste à l’Observatoire de Paris », La Nature, 1er semestre 1887, pp. 200-202. 46. Ernest Mouchez, « Photographies astronomiques de MM. Paul et Prosper Henry », La Nature, 1er semestre 1886, pp. 186-187. 47. Ibidem. 48. Ernest Mouchez, « Nouvelle carte photographique du groupe des Pléiades », La Nature, 1er semestre 1888, pp. 355-356. 49. Jules Janssen, Bulletin de la Société française de photographie, séance du 2 mars 1888, pp. 72-75 ; « Sur l'application de la photographie à la météorologie », Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences, tome CV, p. 1164. 50. Inv. 5273 à 5277. 51. « Application de la photographie à la météorologie », La Nature, 1er semestre 1890, pp. 114-115. 52. Gaston Tissandier, « Les éclairs reproduits par la photographie instantanée », La Nature, 1er semestre 1884, pp. 76-77. Charles Desquesnes, « Photographie des éclairs », La Nature, 1er semestre 1885, p. 32. Gaston Tissandier, « Les Éclairs, leur reproduction par la photographie », La Nature, 1er semestre 1889, p. 17-18 ; « Les Éclairs reproduits par la photographie », La Nature, 2e semestre 1891, p. 368. Charles Édouard Guillaume, « La Durée des éclairs », La Nature,1er semestre 1895, pp. 213-214. 53. Charles Desquesnes, « Photographie des éclairs », La Nature, 1er semestre 1885, p. 32. Inv. 10419 et 10776. 54. Charles Édouard Guillaume, art. cit. 55. Inv. 35732-25 à 28. 56. Ferdinand Quénisset, Applications de la photographie à la physique et à la météorologie, pp. 67-68. 57. Eugène Trutat, « De l’enregistrement par la photographie des phénomènes naturels », Annales du Conservatoire national des arts et métiers, 1892, 2e série, tome IV, pp. 421-450. 58. Eugène Trutat, ibidem, p. 431. Trutat mentionne d’autre part le cliché de tornado réalisé dans le Dakota le 28 août 1884, inv. 10517, acquis par achat du Conservatoire en 1885 (p. 432). 59. Auguste Fraissinet, « L’Observatoire du Vatican », La Nature, 2e semestre 1895, pp. 19-22. 60. E. Hospitalier, « Les ombres radiographiques de M. le Professeur Wilhelm Conrard Röntgen », La Nature, 1er semestre 1896, p. 156 : « Les premières expériences faites en France l’ont été au laboratoire de M. Le Roux, à l’Ecole supérieure de pharmacie, par M. G. Séguy, et répétées ultérieurement par MM. Les Drs Oudin et Barthélemy, Lannelongue, etc. » 61. Inv. 9820. 62. Inv. 10016. 63. Inv. 11056.

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64. Inv.11092. 65. Une copie de la lettre adressée par la direction du Conservatoire national des arts et métiers à Étienne-Jules Marey le 4 janvier 1888 est conservée dans le dossier d’œuvre inv. 9820. 66. Inv. 9439. 67. Inv. 9475. 68. Étienne-Jules Marey, « Le Fusil photographique », La Nature, 1er semestre 1882, p. 326-330 ; « La photographie du mouvement », La Nature, 2e semestre 1882, pp. 115-116 ; « La Station physiologique de Paris », La Nature, 2e semestre 1883, pp. 226-230 et 275-279 ; « Le vol des oiseaux », ibidem, pp. 35-38 ; « Études pratiques sur la marche de l’homme, expériences faites à la Station physiologique du Parc des Princes », La Nature, 1er semestre 1885, pp. 119-123 ; « Le mécanisme du vol des oiseaux éclairé par la photochronographie », La Nature, 1er semestre 1888, pp. 8-14 ; « Mécanique animale, des mouvements que certains animaux exécutent pour retomber sur leurs pieds, lorsqu’ils sont précipités d’un lieu élevé », La Nature, 2e semestre 1894, pp. 369-370 ; « Analyse des mouvements du cheval par la chronophotographie », La Nature, 2e semestre 1898, pp. 22-26. 69. À titre de complément, signalons que deux plaques positives sur verre, représentant la chute du chat et la course du chien, ont été retrouvées sans numéro d’inventaire à l’occasion de la campagne de récolement. 70. Albert Londe, « La Photographie médicale », conférence du 24 janvier 1892, Annales du Conservatoire national des arts et métiers, 2e série, tome IV, 1893, pp. 309-344. 71. Albert Londe, Bulletin de la Société française de Photographie, séance du 4 mai 1883, pp. 123 et 125-130 ; « La photographie en médecine, appareil photo-électrique », La Nature, 2e semestre 1883, pp. 215-218. Inv. 11943, 16955, 16950-1, 16958, 16959, 16960, 16961, 18069. 72. Albert Londe, « La photographie en médecine, appareil photo-électrique », art. cit. ; « La Chronophotographie », La Nature, 1er semestre 1890, pp. 97-99 ; « La Chronophotographie », ibidem, pp. 151-154 ; « La Photochronographie dans les sciences médicales, le nouveau laboratoire de la Sâlpétrière », La Nature, 2e semestre 1893, pp. 370-374. 73. Inv. 16957-1, 16958, 16959, 16960, 16961-2, 18069. 74. Inv. 11943. 75. E. Hospitalier, « Les ombres radiographiques… », La Nature, 1er semestre 1896, p. 155. 76. Inv. 121913, 13088, 13059, 13089. 77. Inv. 12913. 78. Albert Londe, « La Radiographie et ses diverses applications », conférence du 15 janvier 1899, Annales du Conservatoire national des arts et métiers, 1899, 3e série, tome I, pp. 184-185. 79. Pierre Vigreux, notice consacrée à Aimé Girard in Claudine Fontenon et André Grelon (dir.), Les Professeurs du Conservatoire national des arts et métiers. Dictionnaire biographique, 1794-1955, tome I, pp. 555-566. 80. Émile Fleurent, « La vie et les travaux d’Aimé Girard », leçon d’ouverture du cours de chimie industrielle professée au Conservatoire national des arts et métiers le 17 février 1899, Annales du Conservatoire national des arts et métiers, 1899, 3e série, tome I, p. 135. 81. [Aimé Laussedat], Rapport sur la situation actuelle du Conservatoire national des Arts et Métiers et sur la nécessité de l’améliorer, par le Directeur de l’Etablissement, juin 1882, pp. 39-40. 82. « Composition de la betterave », La Nature, 2e semestre 1886, p. 63.

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83. Aimé Laussedat, « Inauguration du buste d’Aimé Girard au Conservatoire des arts et métiers à Paris le mercredi 20 décembre 1899 », Annales du Conservatoire national des arts et métiers, 1900, 3e série, tome II, p. 6. 84. C. Fabre, Traité encyclopédique de photographie, 1890, tome IV, p. 282. 85. Gaston Tissandier, « Étincelles électriques reproduites par la photographie instantanée », La Nature, 1er semestre 1884, p. 180 ; Gabriel Mareschal, « Reproductions photographiques sans appareil », La Nature, 2e semestre 1886, pp. 139-140 ; Ch. Moussette, « Photographie des phénomènes électriques », La Nature, 2e semestre 1888, p. 192 ; « Photographie des étincelles électriques », La Nature, 1er semestre 1889, p. 304 ; Étienne Léopold Trouvelot, « La Photographie appliquée à l’étude de l’étincelle électrique », La Nature, 2e semestre 1889, p. 109-110 ; G. Mareschal, « Photographie d’effluves humain et magnétique », La Nature, 2e semestre 1897, p. 349. 86. Inv. 10194. Ces clichés ont été donnés l’année même de leur obtention. 87. Inv. 10702. 88. G. Mareschal, « Reproductions photographiques sans appareil », art. cit. 89. C. Moussette, « Photographie des phénomènes électriques », art. cit. 90. Ferdinand Quénisset, op. cit., p. 37. 91. Inv. 35732. 92. Étienne Léopold Trouvelot, « La Photographie appliquée à l’étude des décharges électriques », Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences, 7 décembre 1888, p. 684. 93. Étienne Léopold Trouvelot, « Sur la forme des décharges électriques sur les plaques photographiques », La Lumière électrique, tome XXX, octobre-novembre 1888, pp. 269-273. 94. Étienne Léopold Trouvelot, « La Photographie appliquée à l’étude de l’étincelle électrique », La Nature, 2e semestre 1889, pp. 109-110. 95. Inv. 7680. 96. Inv. 9756. 97. Inv. 11625-1 et 2. 98. Inv. 11625-1. 99. Étienne Léopold Trouvelot, « La Photographie appliquée à l’étude de l’étincelle électrique », art. cit., p. 110. 100. Ferdinand Quénisset, op. cit., p. 37. 101. Gaston Tissandier, « Photographies des projectiles pendant le tir », La Nature, 1er semestre 1888, pp. 210-211 et 387-388 ; La Nature, 1er semestre 1890, p. 264 ; « Photographie d’une balle en mouvement », La Nature, 2e semestre 1896, p. 320. 102. Gaston Tissandier, « Photographies des projectiles… », art. cit. 103. Gaston Tissandier, ibidem, p. 387. 104. Ferdinand Quénisset, op. cit. 105. Ferdinand Quénisset, ibidem, pp. 15-16. 106. Ferdinand Quénisset, ibid., p. 16. 107. Inv. 9870. 108. L. R., « Détermination de la loi du mouvement d’un projectile dans l’âme d’une pièce et dans un milieu résistant, Projectiles enregistreurs Sebert », La Nature, 1er semestre 1881, pp. 411-414. 109. Ibidem, p. 411. 110. Ibid., p. 414. 111. Inv. 9870-2 et 3. 112. Charles Édouard Guillaume, « Les rayons X et les métaux ; les rayons X et la douane », La Nature, 2e semestre 1897, p. 147-150. 113. Inv. 13059-15 à 17. 114. Albert Londe, « La Radiographie et ses diverses applications », op. cit., p. 175 : inv. 13059-1, 2, 4, 8, 34, 38 ; p. 179 : inv. 13059-10, 11 ; p. 189 :13059-15 à 17 ; p. 190 : 13059-16 à 24.

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115. Ibidem.

RÉSUMÉS

Les acquisitions du Conservatoire des arts et métiers en matière de photographie scientifique sont représentatives de la politique que l’établissement a développée dans ce domaine à la fin du XIXe siècle. L’explosion des acquisitions photographiques a lieu en 1881. Elle correspond à l’apparition du procédé au gélatino-bromure d’argent, qui va répondre aux besoins de la pratique de la photographie et permettre la naissance d’une industrie photographique, comme en témoigne l’explosion des dépôts français de brevets puis de marques de 1880 à 1914. Cette période va être prépondérante dans la constitution de la collection de photographies du Conservatoire. On dénombre l’acquisition de plus de deux mille objets ou images (soit une moyenne d’environ soixante-dix acquisitions par an). Quelles sont les raisons de ce développement et quels ont été les moyens mis en œuvre pour asseoir cette politique ? L’étude des conditions dans lesquelles s’est constitué le fonds de photographies scientifiques du musée confirme les liens que le Conservatoire des arts et métiers entretenait avec les milieux scientifiques et les sociétés savantes au XIXe siècle. Mais elle fait apparaître un axe inédit : le rôle du périodique de vulgarisation des sciences et techniques La Nature.

The acquisitions of the Conservatoire national des arts et métiers in Paris in field of scientific photography are significant of the political establishment that developed in this field of photography in the late nineteenth century. The explosion of photographic acquisitions date 1881. It is the emergence process in gelatin-silver bromide, which will meet the needs of the practice of photography that allows the birth of a photographic industry, as witnessed the explosion of patent filings and French marks from 1880 to 1914. This period will play a role in the formation of the collection photographs of the Conservatory. More than two thousand three hundred objects or images were acquired (an average of about seventy acquisitions per year). What were the reasons for this development and what were the means used to establish this policy ? The study of conditions under which the collections of scientific photographs were constituted confirm the links the Conservatoire des arts et métiers maintained with the scientific and learned societies throughout the nineteenth century. But it also reveals a new theme : the role of the journal La Nature, a periodic devoted to sciences and technology.

INDEX

Mots-clés : Conservatoire des arts et métiers, La Nature, collections, photographie scientifique, astronomie, météorologie, médecine, histoire naturelle, physique Keywords : Conservatoire des arts et métiers, La Nature, collections, scientific photography, astronomy, meteorology, medecine, natural sciences, physics

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AUTEUR

MARIE-SOPHIE CORCY Musée des arts et métiers – Cnam

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Textes et documents Le tour de l'Europe drapière d'un marchand italien au XVIIIe siècle

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Au cœur des manufactures lainières européennes du XVIIIe siècle. Le voyage de Gian Batta Moccafy, 1766-1767 At the heart of the European wool industries in the 18th century : the Grand tour of Europe of the Italian merchant Gian Batta Moccafy, 1766-1767

Corine Maitte

NOTE DE L'AUTEUR

Ce texte est dédié à la mémoire de Gérard Gayot, maître en manufacture lainière ; c’est lui qui m’avait signalé, il y a déjà fort longtemps, le recueil d’échantillons conservé à la bibliothèque Forney. Je remercie de sa constante disponibilité Mme. De Angeli Cayol, conservatrice à la bibliothèque Forney, et Didier Terrier pour sa relecture critique.

1 Parmi les registres reliés de la Bibliothèque royale de Turin, il en est un, bien connu des historiens de la laine, intitulé « draps du piémont »1. Le premier texte, que l’on va lire, s’intitule « récit de voyage ». Parfois cité, jamais étudié, il n’est ni signé, ni daté. Les voies de constitution des registres de la Bibliothèque royale rendent difficiles la reconstruction du parcours des manuscrits qui la composent : créé au XIXe siècle pour illustrer la monarchie, le fonds de la bibliothèque a été constitué en puisant à des sources variées, non mentionnées, recréant des registres à partir de documents disparates. C’est le cas du numéro 907 de « l’histoire de la patrie », relié au XIXe siècle par Tommaso Unia, « relieur de livres de la bibliothèque de S.M. et des Archives Royales de la Cour ». Unis par la thématique drapière, les documents en sont très divers : depuis un mémoire sur le commerce de communication jusqu’à l’édit toscan de 1738 sur les manufactures lainières qui clôt le tout, en passant par différents avis du conseil du commerce sur les manufactures lainières, des expertises, des commentaires

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d’échantillons, les textes se suivent et ne se ressemblent pas. Souvent anonymes, ils sont placés sans ordre chronologique évident. Ils portent cependant la trace d’anciennes classifications, qui ne se recoupent que rarement : d’une part une numérotation, très partielle, des cahiers de feuilles, de un à vingt-quatre ; de l’autre, une numérotation des feuillets, qui commence au cahier n° 13 par le nombre 345, se continue ensuite, mais dont l’ordre n’a pas toujours été respecté lors de la constitution du registre actuel2 ; enfin, de nombreux feuillets ne sont pas du tout numérotés. Les écritures comme les papiers varient, mais une grande partie des pièces du registre apparaît cependant écrite par la même main, à tel point que l’on pourrait soupçonner le travail d’un copiste, si des ratures et des signatures ne semblaient invalider cette hypothèse. Bref, la constitution même du registre rend difficile le pistage des origines de ce qui apparaît comme un brouillon, qui plus est lacunaire, car la relation s’arrête brusquement lorsque l’auteur évoque les productions d’Abbeville et reprend alors qu’il détaille les échantillons de Londres. Il manque en fait tout un cahier de feuilles dont nous ignorons le nombre, sans doute entre 6 et 12 pages si l’on se fie à la consistance des autres « cahiers ».

2 L’identification de l’auteur est venue par un tout autre créneau. Gérard Gayot m’avait signalé la présence, à la bibliothèque Forney de Paris, d’un recueil d’échantillons de draps, rédigé en italien : quelques cinq cents échantillons des principales manufactures européennes, présenté dans un grand cahier soigneusement composé, avec pour seul commentaire une lettre identifiant chaque tissu, indiquant son nom et son prix. Un document à la fois fascinant et muet, arrivé dans les fonds de cette bibliothèque parisienne par le don qu’en a fait en 1924 Monsieur David-Weill, alors président d’honneur de la Société des Amis de la Bibliothèque Forney. Lui-même l’avait acheté pour 3000 francs, sans doute dans une vente publique non identifiée. La première page du recueil d’échantillons porte la mention « échantillons recueillis en voyageant par le sieur Moccasi marchand de draps et dans son retour vers 1760 présentés au Conte Bogin ». Quelques mois plus tard, en découvrant le récit de voyage de Turin, les morceaux du puzzle se sont reconstitués : les échantillons de draps que l’auteur du récit de voyage de Turin commentait étaient ceux qui figuraient dans le recueil de Forney. Deux morceaux de puzzle, entre Paris et Turin, évoquant l’Europe lainière du XVIIIe siècle. Deux morceaux bien différents puisque l’un est présenté avec tout l’apparat possible, l’autre n’est que le brouillon d’un manuscrit peut-être plus ornementé qui reste à ce jour introuvable.

3 Le manuscrit de Paris identifie un auteur, Moccasi, un État, le Piémont, un destinataire, le comte Bogin, principal ministre du roi Charles Emmanuel III3. Cette mention a cependant été rajoutée a posteriori, sans que l’on sache quand, mais sans doute au XVIIIe siècle, si l’on en croit l’écriture. Elle comporte au moins deux approximations, le nom de l’auteur, orthographié de manière plus italianisante Moccasi et non Moccafy, et la date, 17604.

4 La lecture de l’ensemble du registre de la Bibliothèque royale a en effet apporté des informations essentielles sur l’auteur, ses motivations, une partie de son parcours. De nombreux documents sont en effet écrits de la même main, certains signés Moccafy, qui développe des pratiques d’écritures très nombreuses autour des manufactures lainières piémontaises, essentiellement en qualité d’expert. Cette expertise semble lui avoir été reconnue après son voyage et c’est sans doute un des bénéfices qu’il en retira, ainsi qu’un rôle de responsable officieux, si ce n’est officiel, des magasins des troupes

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royales, ce qui ne devait pas être tout à fait inutile pour le marchand de draps qu’il était. De même, il fut impliqué dans la mise sur pied de la manufacture de velours en 1771, responsabilité assortie d’une rémunération5. Il risque de tout perdre lorsque la mort de Charles Emmanuel III et la montée sur le trône de Victor Emmanuel III, en 1773, balaye une grande partie de l’ancien personnel politique, de ses initiatives manufacturières et des personnes, même modestes, qui leur sont attachées. C’est dans ce contexte que Moccafy revient sur son parcours et explique :

5 « En 1766, il prit la résolution de faire, comme il le fit, à ses propres frais, le tour des fabriques de draps de la Normandie, Picardie, Angleterre, Flandre, Hollande et Champagne […]. À son retour, après un tour de dix ou onze mois, il fit une relation de son voyage, des observations sur les marchandises qui s’y fabriquent, les modes que l’on y observe, les usages du commerce et les changes des monnaies »6.

6 De fait, le 9 juillet 1766, à sept heures et demie du matin à peu près, dans la petite ville piémontaise de Moncalieri, le sieur Gio Batta Zaverio Moccafy de feu Gio Batta se rend devant le notaire pour choisir un procurateur général qui devra s’occuper de ses affaires pendant son absence. Résidant habituellement à Turin, paroisse San Rocco où il tient sa boutique en compagnie de Antonio Constantini Bianco7, ce négociant a en effet décidé, comme il le déclare lui-même au notaire, « de se rendre pour différentes affaires dans des états étrangers »8. Devant les dangers possibles d’un tel voyage, Moccafy décide également de rédiger son testament qui est enregistré, scellé à la cire rouge et marqué à ses armes, trois étoiles, un arbre et un oiseau sur le Morrione. Ce document n’avait jamais été ouvert jusqu’à ce qu’une historienne peut-être trop curieuse en brise les sceaux. Moccafy est en effet revenu de son voyage, il était encore actif en 1788 et a sans doute rédigé un autre testament qui a annulé celui-ci9. On y apprend néanmoins qu’il est déjà veuf, père d’une jeune fille mineure, Angelica Maria Giacinta, qu’il confie à la garde de sa grand-mère maternelle, Benedetta Capucino Gronti. Ayant pris toutes les dispositions légales nécessaires à une longue absence, Moccafy peut se mettre en chemin, sans doute dans les jours qui suivent.

Pourquoi voyager, où se rendre ?

7 Les humeurs vagabondes des hommes de l’époque moderne sont désormais de mieux en mieux connues10. Aussi variées en sont les motivations que les parcours et les processus de mise en écriture. Dans cette vaste galaxie des « voyages », l’initiative de Moccafy se rattache aux nombreux périples entrepris par les marchands pour approfondir leurs connaissances des lieux, des hommes, des produits qu’ils commercent11. Lui-même le dit en 1773 : il se lança dans cette entreprise « pour y prendre les connaissances nécessaires à celui qui désire être au fait de la qualité et de la substance de la marchandise »12. Si les « étiquettes » des marchands vont à la recherche des clients13, ceux-ci peuvent aussi décider de voyager eux-mêmes pour parfaire leurs connaissances et éviter ainsi de se laisser prendre aux jeux multiples des contrefaçons. De plus, Moccafy peut espérer en savoir plus sur les conditions locales de vente et éventuellement se passer des intermédiaires auxquels il a sans aucun doute eu affaire jusque-là. Enfin, le voyage peut servir à la constitution ou au renforcement du réseau de relations indispensable au commerce14.

8 L’originalité de Moccafy est de ne s’intéresser qu’aux manufactures lainières : autant à la draperie cardée qu’à la draperie peignée, à la fine et à l’ordinaire, aux qualités des

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produits comme aux techniques, à l’organisation des fabriques comme aux méthodes de vente. Cet unique centre d’intérêt fait la spécificité de son périple et de son récit dans lequel se ne trouve aucune des notations si familières sur les parcours, les paysages, les « curiosités ». À peine fait-il quelques mentions sur l’industrie lyonnaise de la soie. À Paris, il ne s’intéresse qu’aux Gobelins. Il ne dévie de son unique intérêt qu’à Rouen où la fabrique de velours, mais aussi celle des tissus de coton, retient quelque peu son attention. Le choix de son parcours est donc dicté par cet intérêt unique. Ce sont les principaux centres lainiers de l’Europe du Nord-Ouest qu’il va visiter, ceux qu’il connaît déjà parce qu’il en achète les produits, ceux qu’il rencontre sans doute sur sa route.

9 Ce voyage n’est assurément pas le seul de ce genre qui mette des citoyens de la Péninsule sur les routes européennes pour les conduire vers les centres de la renommée textile et de la puissance économique. Mais, parmi les périples connus, publiés ou non, celui de Moccafy est l’un des plus précoces : vingt ans avant celui de Landriani (1787-1790) et quarante ans avant le « grand tour » de l’Empire industriel que réalisa Morosi en 1806-180715. Après la Restauration, les voyages se multiplient, partant du Piémont, de Toscane, de Vénétie notamment. Ils témoignent de la formidable mise en relation avec le reste de l’Europe manufacturière constituée par l’expérience de l’Empire napoléonien, de la conscience d’une « infériorité » italienne, en même temps que de la volonté renouvelée de relever le défi du développement manufacturier et industriel.

10 Entre ces trois périodes (XVIIIe siècle, Révolution et Empire, Restauration), les typologies et les préoccupations des voyageurs sont assez nettement différenciées : Gian Batta Moccafy est le seul marchand dont nous connaissions le récit. D’ailleurs, la langue en est âpre, très peu cultivée. Certes au courant des techniques, comme il le montre tout au long de sa relation, il est essentiellement attentif à la qualité des tissus et aux méthodes de vente. Tout autre profil, plus commun à rencontrer parmi les auteurs de récits de voyage, est Landriani, un scientifique qui fait partie de nombreuses académies des sciences, publie sur la chimie et la physique, s’occupe d’applications pratiques16. On se trouve là devant le vivier des voyageurs scientifiques dont les publications se multiplient, obéissant à des critères de rédaction et de jugement assez différents de celui de Moccafy. Sous l’empire napoléonien, Giuseppe Morosi, qui se définit lui-même comme un « mécanicien », effectue un autre grand voyage de reconnaissance des manufactures européennes17. En effet, membre, avant 1789, du Musée royal de physique et d’histoire naturelle de Florence, l’Empire lui donne l’occasion de se rendre dans la capitale française où il est pressenti pour être employé au Musée des machines des arts et métiers de Paris. Mais il accepte finalement la charge de « mécanicien national » que lui offre le gouvernement du royaume d’Italie installé à Milan. C’est en cette qualité qu’il entreprend un voyage pourtant « privé », dont le but principal est d’observer les machines et d’en reproduire les modèles. Morosi copie lors de ce voyage plus de 130 machines dont il fait exécuter à son retour plus de 400 dessins. De fait, il sert de vecteur de diffusion des nouvelles machines entre l’Empire et le royaume d’Italie, mais aussi la principauté de Lucques, où la Grand Duchesse l’appelle en 1808 et où il revient ponctuellement, ainsi qu’à Florence, après la Restauration, toujours au cœur des projets d’installation mécaniciennes. Si Morosi est le plus prolixe des voyageurs mécaniciens qui circulent sur les routes impériales, il n’est pas le seul : des exemples comme celui de Giovanni Battista Mazzoni de Prato ont dû être nombreux, même si beaucoup restent encore dans l’ombre. De fait, ce jeune rejeton d’une famille manufacturière de la petite ville toscane est, en 1812, l’un des

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vingt-cinq premiers étudiants de la toute nouvelle École Normale, installée à Pise sur le modèle parisien : un sans-faute qui se poursuit, après la suppression de l’École en 1814, par un voyage à Paris « afin de se consacrer à un cours de sciences physiques appliquées aux arts ». En fait, ce voyage a sans doute été dès le départ conçu dans le but explicite de connaître de plus près le fonctionnement des nouvelles machines à filer le coton, raison pour laquelle il se rend alors à Rouen. Revenu à Prato, y ayant fabriqué les nouvelles mécaniques, il retourne ensuite en France avant 1823 pour copier cette fois les machines à carder et filer la laine. Un exemple parmi tant d’autres « d’espionnage industriel » qui permet le transfert à bas coûts des machines nécessaires à l’industrie textile de Prato18.

11 De fait, les voyageurs de la Restauration sont de plus en plus des industriels qui désirent voir de leurs propres yeux les réalisations européennes pour les mettre en pratique dans leur manufacture. À partir de l’Empire, l’observation des nouvelles techniques de production devient donc un élément essentiel de ces périples, même si elle est toujours mise en relation avec les caractéristiques d’organisation générale des fabriques. Beaucoup de ces voyages restent méconnus, ainsi celui d’un autre Mazzoni, sans relation familiale avec le premier mais également entrepreneur de Prato, qui réalise, entre 1828 et 1830, un grand tour d’Europe qui le porte dans les principales manufactures du continent et des îles britanniques. À peu près aux mêmes dates, Pietro Sella de Biella en Piémont, ou Francesco Rossi de Schio en Vénétie vont eux aussi observer l’Europe technicienne et industrielle pour en adapter les principes à la réalité de leurs entreprises19.

12 Si les caractéristiques des voyageurs évoluent, les parcours ont par contre tous un « air de famille »20. Bien sûr, Morosi ne pouvait se rendre en Angleterre, à l’instar de ses homologues, mais les centres manufacturiers visités par les uns et les autres sont à peu près les mêmes. Les chemins ne se différencient que par les intérêts secondaires des voyageurs, qu’il serait intéressant d’analyser, mais qu’il est ici hors de propos de développer.

Initiative privée, décision publique : les ambiguïtés

13 Moccafy assure donc qu’il entreprit ce périple de son propre chef. La chose est plausible, on l’a dit. Reste que la relation est écrite pour l’information de gens qui ne le sont pas, avec un souci didactique évident, notamment quand Moccafy explique d’une façon générale les principales étapes de la fabrication des draps. Le récit est donc dès le départ conçu pour être lu par des gens peu au courant de la draperie que Moccafy doit informer. Mais il ne semble pas avoir copié pour ce faire des ouvrages déjà publiés connus, tels que ceux de Savary des Bruslons ou Duhamel du Monceau dont l’ouvrage sur la draperie est paru en 176521. Il n’est cependant pas exclu que Moccafy ait lu ce livre, dont on peut peut-être percevoir des échos très remaniés et très abrégés dans sa description générale initiale des opérations des manufactures de draps. Il ne s’agit cependant en rien d’une copie, mais éventuellement d’une appropriation et d’une simplification à l’usage de lecteurs non spécialistes. De même, le carnet d’échantillons est présenté avec un soin tout particulier, l’ornementation est celle d’un objet en lui- même précieux, une présentation qui sied à de hauts personnages, bien différente d’un catalogue usuel de marchand. Ce recueil est d’ailleurs lui-même emprunt d’une volonté didactique évidente. Il constitue le complément indispensable du texte, car Moccafy,

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après avoir parlé de l’organisation générale des fabriques d’une ville, en commente ensuite les productions à l’aide des échantillons dont il explique précisément la fabrication et la composition. On est bien ici en présence d’échantillons-démonstration, d’échantillons-apprentissage également, car Moccafy enseigne en quelque sorte ses lecteurs à reconnaître les draps en les leur mettant sous les yeux et sous les doigts. On imagine le travail de collecte et d’étiquetage permanent effectué tout au long du voyage pour réaliser ensuite cette oeuvre.

14 Pour corroborer cette impression d’un texte et d’un recueil conçus dès leur réalisation comme outils pédagogiques destinés à de hauts personnages, se trouve la mention conservée sur la page de titre du recueil d’échantillon qui indique que Moccafy a présenté son ouvrage au comte Bogin. Du reste, quand il tente de sauver son poste, Moccafy lui-même rappelle en 1773 que sa relation a été vue par le souverain, par son héritier et « par qui dirigeait alors le conseil du commerce », disgracié depuis lors22. Son récit révèle un homme très au fait des manufactures de son pays, notamment celles de la région de Biella et celle d’Ormea qu’il cite régulièrement23. Il semble de plus avoir déjà tenu le rôle d’expert dans une affaire de fabrication de savon pour purger les draps en 1757, mais la date est incertaine24. De fait, on ne sait quand Moccafy commence à travailler pour le magasin des troupes du roi, mais c’est sans doute après son voyage, comme en témoignent tous les documents contenus dans le registre de la bibliothèque royale.

15 Alors pourquoi Moccafy a-t-il pris l’initiative de présenter son travail à la cour ? Quelles relations et quels contacts y entretenait-il ? Les actes notariés fournissent quelques possibles indices, à confirmer : le procureur qu’il choisit avant son voyage, également présent lors du dépôt de son testament, est le chanoine Carlo Antonio Canova, parent de Pietro Antonio Canova, nommé en 1771 premier officier du secrétariat à la guerre, un des collaborateurs les plus fidèles et habiles de Bogin, notamment pour les affaires économiques25. Il est possible que ce contact l’ait mis depuis un certain temps en liaison avec des membres du pouvoir. Dans ce contexte, deux raisons au moins ont pu pousser Moccafy à présenter son mémoire au comte Bogin : son rôle politique prépondérant, évidemment ; ses attributions en matière militaire qui le rendaient sensible à la question du vêtement des troupes, objet des attentions de la très belliqueuse monarchie piémontaise depuis le début du siècle au moins.

16 Mais Bogin, ou Canova, pourraient aussi avoir joué un rôle beaucoup plus direct dans le projet même de Moccafy. Quelques indices peuvent le faire suspecter : ce ministre avait ses résidences personnelles à Moncalieri, ville de demeure royale où Moccafy accomplit les gestes légaux nécessaires à son voyage. Il s’agit peut-être d’une coïncidence, mais il n’est pas non plus inutile de rappeler que Bogin a été dans d’autres domaines, les mines et la sidérurgie notamment, à l’initiative de différents voyages d’étude ayant permis au Piémont d’imiter des modèles étrangers. En 1749 en effet, il envoie le comte de Robilant et quatre jeunes ingénieurs étudier les écoles de métallurgie de la Saxe, du Hanovre, du Brunswick, de la Hongrie et du Tyrol, ce qui permet la constitution, deux ans plus tard, de l’école, du musée et du laboratoire de chimie et de métallurgie de l’Arsenal de Turin26. Le même comte de Robilant accomplit encore en 1751 une mission à Venise pour informer le gouvernement piémontais de « diverses fabriques qui se trouvent à Venise »27. Le doute persiste donc : l’initiative de ce voyage ne revient peut-être pas entièrement ou uniquement à Moccafy, mais à de hauts représentants de l’État.

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17 Cette ambiguïté est assez fréquente car les gouvernements n’ont pas forcément envie d’assumer officiellement des missions qui pourraient susciter des problèmes diplomatiques et rendre d’ailleurs les voyageurs plus suspects28. Ainsi la situation de Morosi est-elle similaire : il est officiellement « mécanicien national » du règne d’Italie, mais c’est en qualité privée, sans être payé, et en demandant un congé qu’il effectue son périple. Ceci ne va pas sans poser des problèmes à son retour car, s’estimant « propriétaire » des observations qu’il a faites, il désire les publier. Le gouvernement du royaume d’Italie, et sans doute plus encore celui de Paris, ne sont pas prêts à lui permettre de rendre ainsi publiques des observations mécaniques jugées encore confidentielles. Il faut donc trouver un arrangement a posteriori pour déclarer l’État propriétaire des observations de Morosi : il reçoit une prime en échange du renoncement à la publication et de l’acceptation de livrer toutes ses observations au gouvernement, qui en fera ce que bon lui semblera29.

18 Pour revenir au voyage de Moccafy, que l’initiative soit personnelle ou publique, il s’insère de toute façon bien dans la politique mercantile de l’État piémontais et dans son intérêt général pour les réalisations étrangères, spécialement françaises. Le Piémont a en effet été, dès le début du XVIIIe siècle, très attentif à la législation française. L’État savoyard s’est, par exemple, rapidement procuré les règlements de fabrique instaurés sous Louis XIV pour les copier ou les adapter aux possibilités locales. Le grand règlement pour la draperie piémontaise de 1733 en est du reste inspiré. La fabrique d’Ormea est instaurée par le ministre du même nom sur le modèle anglais. Depuis 1701, tous les artistes étrangers sont invités à s’installer au Piémont et différents recensements indiquent qu’ils sont effectivement nombreux dans l’industrie textile piémontaise, spécialement dans la soie30. Aucune surprise donc à ce que la cour de Turin ait été particulièrement intéressée par un récit détaillé, non seulement des caractéristiques qualitatives des produits lainiers, mais aussi des méthodes de production et de vente. Le voyage de Moccafy correspond tout à fait à cette volonté d’information et à la politique mercantile de création au Piémont des manufactures ou des institutions capables d’imiter l’étranger, dans le but évident de produire localement des produits identiques à ceux que l’on importe alors habituellement de l’étranger. L’enjeu fondamental est l’habillement des troupes royales. Peut-on améliorer les fabriques piémontaises au regard de ce qui se fait ailleurs et, si l’on doit continuer à passer commande à l’étranger pour un certain nombre d’étoffes, à qui faire le plus avantageusement appel ? Double enjeu que Moccafy remplit parfaitement, attentif aux qualités, aux prix, mais aussi aux méthodes de fabrication, faisant tout pour découvrir quelques secrets à mettre en œuvre au Piémont et toujours prêt à susciter l’établissement dans son pays des meilleurs techniciens rencontrés31.

À la recherche d’un réseau de relations

19 Moccafy sait-il qui il va rencontrer dans les différentes places lainières qu’il visite ? Utilise-t-il son réseau de relations commerciales préalables pour se diriger, se présenter, se faire ouvrir les fabriques ? C’est possible, et même probable, mais il n’en donne aucun indice dans sa rédaction. On a souvent l’impression qu’il se rend d’abord et avant tout dans des villes renommées pour leurs activités lainières, beaucoup plus que chez des fabricants qu’il connaîtrait déjà. À aucun moment, en tous cas, il ne fait mention de sa connaissance préalable de l’un d’entre eux. Pour évaluer ses contacts

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personnels antérieurs au voyage, il faudrait savoir dans quelles conditions il fait son commerce à Turin : est-il directement en contact avec les fabricants dont il achète les produits ou se fournit-il chez des importateurs intermédiaires ? Aucun document ne l’indique. Même ceux avec qui il s’entretient durant son périple restent pour l’essentiel anonymes. En effet, les noms des fabricants cités sont extrêmement rares. Au total, pas plus d’une dizaine, essentiellement en France : Julienne, titulaire des Gobelins à Paris, Lefebvre d’Elbeuf dont il détaille les nouvelles productions, Lambert, teinturier de Rouen avec qui il discute de la possibilité d’établissement au Piémont de l’un de ses neveux, Van Robais à Abbeville dont il décrit longuement la manufacture, « pour lui la plus grandiose de toutes celles qu’il a vues », Paignon et Rousseau, les deux privilégiés catholiques de Sedan qu’il accuse de « vendre plus le nom que la qualité », Louis Labauche, leur adversaire protestant, qu’il loue au contraire. Hors de France, un seul nom cité : celui de Ellia Hanssen à Maastricht pour rendre compte d’une proposition avancée par ce fabricant.

20 Quelles hypothèses formuler pour expliquer ce silence ? Moccafy doit penser, peut-être à tort d’ailleurs, que les destinataires de son texte ne désirent pas connaître les noms des fabricants qu’il a rencontrés. Cela doit lui sembler trop éloigné de la sphère d’intérêt des politiques à qui il s’adresse. Il interprète sa mission d’écrivant comme celle d’un vecteur d’informations qualitatives sur les produits, les techniques, les organisations, pas sur les personnes. Parallèlement, il énonce implicitement que sa qualité de praticien et la réalité de ses observations lui suffisent pour être cru, sans qu’il ait besoin de prouver ses affirmations par des informations précises sur les personnes qui lui ont permis d’élaborer sa connaissance.

21 À ce titre, les voyages d’entrepreneurs sont très différents, car ils sont en général au contraire très précis sur les personnes rencontrées, sur les titulaires des fabriques visitées etc. : dans la mesure où les destinataires de leurs récits sont en général leurs proches ou leurs pairs, la nécessité d’une information nominative est très fortement ressentie. L’un des buts de la narration est alors de rendre compte de la réalité d’un réseau de relations dont elle montre l’étendue et la solidité, consolidées par le périple accompli. La densité des contacts est aussi une mesure de l’importance de celui qui écrit, d’où la précision avec laquelle les notations sont faites.

22 Reste que le silence de Moccafy est tout de même problématique, dans un monde où les relations interpersonnelles sont fondamentales. Peut-être veut-il empêcher l’éventuelle publication de son réseau de relations ou éviter que ses correspondants puissent être, d’une façon ou d’une autre, mis au courant d’une entreprise que d’aucun pourrait qualifier d’espionnage.

Voyages et espionnage

23 Qui dit espion et espionnage, dit secret à découvrir d’un côté, à cacher de l’autre. Dans le textile comme dans les autres secteurs artisanaux, la notion même de secret, tout le temps utilisée dans les textes, pose en fait de nombreux problèmes : savoir-faire particulier d’un groupe, des artisans d’une ville, de quelques familles, d’une seule, invention d’un individu ; du tour de main au véritable secret de composition ou de fabrication, du secret de polichinelle au secret bien gardé... comme le souligne Pamela O. Long, il faut à la fois être conscient de la polysémie du terme et tenter de faire la distinction, quand cela est possible32.

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24 Or, le récit de Moccafy ne semble pas révéler de quelconques secrets, hormis un cas ou deux sur lesquels je reviendrai dans un instant. En effet, l’essentiel de son texte est une description qualitative des draps, corroborée par les échantillons. Quoi de plus connu que la qualité des draps, spécialement en France et dans tous les pays où des marques officielles certifient et rendent publiques cette qualité ? Certes, Moccafy met en doute par endroit, spécialement à Sedan, la certification royale et l’excellence des draps des privilégiés catholiques : mais s’agit-il d’un secret ? De même, lorsqu’il évoque les falsifications auxquelles se livrent les fabricants d’Audimont, Aix-la-Chapelle, Borcette, etc., il ne dévoile là aucun secret et il ne semble pas que ces fabricants aient le moins du monde la volonté de cacher leurs pratiques. On les voit d’ailleurs ouvrir sans vergogne leurs boutiques à Abraham Poupart, un concurrent sedanais qui se rend dans leurs fabriques en 1754, car la falsification contribue aussi, paradoxalement, à leur renommée33. De même, Moccafy ne dévoile aucun secret dans sa description des draps anglais ou hollandais. S’il fait œuvre d’information très utile, il n’a rien d’un espion, ni quand il détaille la qualité des draps, ni d’ailleurs quand il évoque l’organisation de la production et de la vente.

25 Peut-être y a-t-il davantage de secret, et donc possible espionnage, quand il s’agit de l’outillage utilisé ? Pourtant, la facilité avec laquelle Moccafy entre dans les fabriques, auprès des tisseurs ou dans les boutiques d’apprêt, semble contredire l’hypothèse d’un quelconque secret. La « machine » la plus longuement décrite, parce qu’elle est sans doute peu connue, voire inconnue, au Piémont, est la presse bouillante de Norwich. Mais là encore, Moccafy ne semble pas avoir eu de problèmes particuliers à mener à bien ses observations : la presse n’est pas un secret. Du reste, même lorsqu’il s’agira des machines beaucoup plus enviées de la « révolution industrielle », les observateurs n’auront finalement que peu de peine à pénétrer dans les fabriques34. Qu’il s’agisse de Morosi ou des Mazzoni, les fabricants semblent au contraire leur ouvrir toutes grandes les portes de leurs ateliers pour leur faire admirer les nouveautés techniques dont elles sont dotées. Il est vrai que dans les années 1820, les machines à filer, par exemple, sont désormais connues. Les firmes constructrices les détaillent d’ailleurs dans leurs propositions aux fabricants. Aussi, le secret volé est peut être plus souvent un mythe forgé par les imitateurs pour valoriser leurs contrefaçons qu’une réalité.

26 Moccafy ne mentionne explicitement dans toute sa relation qu’un seul secret : c’est celui de la composition des cartons anglais qui contribuerait à donner aux étoffes de Norwich pressées à chaud le brillant qui les caractérise35. Moccafy se met alors en scène en train de chercher, de raisonner, de faire parler pour tenter de deviner : il pense avoir trouvé la solution dans les blancs d’œufs. Sans doute s’agit-il d’une information qu’il a réussi à glaner à force de palabres. Mais à quoi bon savoir que la composition des cartons comprend des blancs d’œufs si on ne connaît pas plus précisément la recette de fabrication ? Cela ressemble aux “ livres de secrets ” et livres de recettes artisanales où les lecteurs non-spécialistes restent toujours dans l’ignorance des procédés de fabrication. Que prévoit d’ailleurs Moccafy ? De faire effectuer des expérimentations. Il est certain en effet que si l’espionnage n’est pas le terme adapté, la copie est bien le but de tous ces voyages d’informations.

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De l’information à la copie

27 Dans le vaste domaine de la reproduction, il y a copie et copie : il y a tout d’abord celle qui se certifie conforme, par la contrefaçon des marques de fabrication. Celle-ci est bien falsification, car elle donne pour vrai ce qui est faux, elle revêt les apparences d’une chose pour en faire vendre une autre. Double falsification si l’on veut car il y a falsification de la marque, mais aussi falsification du produit qui est en général d’une qualité inférieure à l’original. Dans le domaine textile, ces falsifications sont généralisées, on le sait. Et si Moccafy s’en prend spécialement aux centres du duché de Liège, terres d’Empire et autres qui s’en sont effectivement fait une spécialité – ce qui constitue sans doute l’une de leurs spécificités – ils n’ont assurément pas l’exclusivité de ces pratiques. Même dans la très réglementaire France, la contrefaçon des marques étrangères est chose admise, parfois d’ailleurs sous le sceau du privilège royal36. Si ces contrefaçons trompent quelqu’un, ce sont, en règle générale, les clients peu au courant et mal informés37. Les marchands et les gens du métier ne sont assurément pas dupes, et c’est bien pour cela que l’on peut sans problème leur ouvrir les portes. La chaîne des faussaires ne s’arrête donc pas aux fabricants…

28 La réaction du marchand Moccafy face à ces fabriques est intéressante, car loin d’apprécier la copie certifiée conforme, il la méprise, s’en détourne et l’on comprend bien qu’il ne passera jamais commande dans ces fabriques. Pourquoi ce rejet sans appel ? Sans aucun doute parce qu’il est convaincu de la nécessité de la réglementation et des normes qui garantissent pour lui un juste rapport entre qualité et prix. Or, les contrefaçons, de qualité inférieure par rapport à leur modèle, risquent de coûter trop cher, non par rapport au produit copié, mais par rapport à ce qu’il considère être la qualité intrinsèque du produit38. L’échelle des valeurs est ainsi mise en cause et le marchand ne sait plus à qui se fier pour ne pas être lui-même trompé : voilà qui peut faire réfléchir tous les partisans de la liberté manufacturière et du libre jeu du marché 39. Il est certain que pour un marchand comme lui, les règlements et les marques sont des garanties de bons achats. Il préfère donc les draps du protestant sedanais Labauche à leurs modèles hollandais mais aussi à leurs éventuelles copies vierviétoises ou audimontoises.

29 Mais il est aussi un autre type de copie, plus fréquent encore : c’est l’imitation des modèles et leur commercialisation sous les mêmes noms ou des noms divers, sans que le faux plomb de certification rende la copie proprement frauduleuse. À ce titre, la valse des appellations qu’évoque presque en passant Moccafy montre bien ces constantes chaînes d’imitation qui relient entre eux les principaux centres textiles européens. À qui penserait encore qu’un produit est identifié par son appellation et la désignation de son lieu d’origine, la lecture de quelques exemples cités par Moccafy suffirait à déchanter. A mi-chemin entre Amiens et Abbeville, il décrit la fabrication d’étoffes « à l’imitation des Anglais ». L’échantillon qu’il commente alors est en effet, dit-il, « une étoffe comme les ‘diablement fort’ qu’en anglais on appelle ‘Everlestin’ et qu’on appelle en Angleterre ‘Amens’ et à Amiens ils s’appellent ‘à la Turque’« . Une remarque similaire est faite à Lille où les « saies de Rome » sont à l’imitation des « saies de Nîmes » que l’on fabrique à Londres, pour ne pas parler des « saies de Londres » que l’on fabrique à Exeter ou à Aumale. Dans le vaste panorama de la production textile du XVIIIe siècle que Moccafy permet de toucher des doigts, la copie des modèles est donc à la fois généralisée et ancienne. Les productions « originales » en viennent elles aussi à

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copier leurs imitations, les produits évoluent ainsi, plus ou moins sensiblement, sous l’effet de la concurrence internationale40.

30 Pas de doute que Moccafy, le roi du Piémont Sardaigne et ses ministres n’aient pour but de développer la capacité imitative des industries du royaume41. C’est d’ailleurs ce qui s’est déjà passé dans le centre de Biella, comme le rappelle à plusieurs reprises Moccafy, notamment quand il parle des étoffes de Reims. Il est cependant difficile de savoir si le voyage de Moccafy eut des retombées quelconques sur la production lainière piémontaise. Assurément, aucune nouvelle fabrique ne fut créée. Mais celle du Comte d’Ormea, déjà largement privilégiée, pouvait être le lieu de nouvelles expérimentations. De fait, après son voyage et en sa qualité d’expert responsable des magasins royaux, Moccafy compare les draps, explique la raison de leurs insuffisances techniques, propose des améliorations, se servant parfois explicitement des connaissances acquises lors de son périple. Il complète et remplace parfois l’action de l’inspecteur Coward, manufacturier anglais initialement embauché par l’intermédiaire de l’ambassadeur d’Angleterre pour travailler dans la fabrique d’Ormea. Moccafy est ensuite engagé dans diverses initiatives manufacturières42. S’il peut donc se prévaloir d’avoir participé aux initiatives de l’ancien gouvernement, ces efforts, qui viennent s’ajouter à ceux déployés depuis longtemps par le gouvernement pour attirer dans le pays des ouvriers qualifiés étrangers et stimuler les manufactures, ne réussissent pas à développer la draperie piémontaise de manière à remplacer les importations étrangères, comme cela est officiellement le but… mais c’est une autre histoire43.

31 Sans pouvoir évidemment rendre la richesse du texte de Moccafy et commenter dans le détail tout ce qu’il rapporte sur les qualités des produits collectés, parcourons donc rapidement avec lui les principales places européennes pour suivre ses jugements et ses impressions sur les plus importantes d’entre elles. Il s’agit de pénétrer par ses yeux dans la pratique des manufactures et dans la réalité de la concurrence internationale en matière de draperie, de suivre les comparaisons et les jugements qu’il établit, gratifiant les unes de ses louanges, les autres de ses critiques44.

Au royaume de France

32 Comme il l’indique à la fin de sa relation, Moccafy n’a visité que les provinces septentrionales de la France, Normandie, Picardie, Flandre et Champagne, délaissant toute la partie méridionale du royaume. Cela fait déjà beaucoup : Louviers, Elbeuf, Rouen, Darnetal, Les Andelys, Amiens, Abbeville, Lille, Sedan, Reims ont été successivement visités. En ce qui concerne la laine cardée, il s’agit des centres les plus prestigieux du royaume : Louviers, Les Andelys, Elbeuf, Abbeville, Sedan45. D’ailleurs, d’une façon générale, Moccafy n’est attentif qu’aux grands centres, et ne prête à peu près aucune attention aux manufactures de campagne. Ce qui l’intéresse, c’est l’excellence manufacturière, pas le gros de la production commune.

33 Contrairement à ce que pensent beaucoup d’Italiens aux XVIIIe et XIX e siècle pour lesquels Sedan est le nec plus ultra, notre piémontais n’a pas été spécialement frappé par la grâce sedanaise46. Il accuse même clairement les deux privilégiés catholiques de “vendre plus le nom que la qualité” parce que les commis qui s’occupent de leurs fabriques ont pour consigne de ne fabriquer que des beaux draps avec toute la laine dont ils disposent. Mélangeant par conséquent toutes les qualités de laine, ils ne peuvent fabriquer le sublime dont ils se réclament. Aux yeux de Moccafy, ces fabricants

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manquent ainsi à leur premier et principal devoir : employer chaque laine à son drap, ce qui suppose de produire une gamme suffisamment large d’étoffes pour que les rejets des unes puissent être employés dans la fabrication des autres, jusqu’à ces “draps de pied” que l’on fabrique à Lille ou à Amiens et qui comprennent les rebus de toutes les manufactures (y compris les groupes retirés par les éplucheuses). Leur adversaire en manufacture, le protestant Louis Labauche lui semble plus proche de l’idéal du bel ouvrage car il fabrique, avec ses fils, aussi bien des draps sur-fins que des draps ordinaires et peut donc effectuer des choix de laine précisément adaptés à chaque qualité. Dans ses commandes ultérieures, Moccafy préférera donc Labauche aux prestigieux noms des privilégiés catholiques, Paignon ou Rousseau.

34 Plus que par Sedan, Moccafy a été frappé par les fabriques de Louviers, supérieures pour lui à celles voisines d’Elbeuf, et dont il décrit avec précision à la fois les modes de contrôle du prix du travail – tout spécialement dans le secteur vital de la filature – et l’organisation spatiale47 : deux domaines fondamentaux pour les manufactures et dans lesquels le Piémont a encore à apprendre. Or, dans le contrôle du travail comme dans la rationalisation de l’espace, rien ne vaut à ses yeux la manufacture de Van Robais, « la plus grandiose » de toutes cellesqu’il a vues48. Après beaucoup d’autres, mais sans les copier49, Moccafy décrit en effet avec précision les quatre maisons dont est composée la manufacture, le système de responsabilité hiérarchique qui permet un contrôle permanent du travail et de l’argent. Il admire un système qui précise scrupuleusement le rôle de chacun et ne laisse la place à aucune initiative intempestive, notamment de la part des contremaîtres qui doivent établir chaque soir un rapport détaillé à leur patron. Cette parfaite organisation est, à ses yeux, la raison principale du succès. En effet, « la main d’œuvre – entendez le détail de la fabrication – est la même que dans toutes les autres fabriques de draps mais l’exactitude et l’attention et la commodité de l’union de tous les ouvriers sous les yeux sont toutes choses qui conduisent à la bonne fin et au degré supérieur cette manufacture avec très peu de fatigue des patrons ».

35 Voici une belle apologie de la « manufacture concentrée », comme l’appelle au même moment l’Encyclopédie. La présence constante du patron fait ici la différence fondamentale, aux yeux de Moccafy, avec le Dijonval de Sedan. Ainsi les racines de la perfection sont à rechercher dans l’organisation et non dans la technique. De fait, en matière strictement technique, les seules spécificités que Moccafy relève dans le travail des draps chez Van Robais, sont une plus grande attention dans le choix des laines et la perfection dans la tonte lors de laquelle les poils du drap sont relevés à l’aide d’une petite brosse de crin fin molle, ce qui rend le travail à la fois plus précis et plus doux au drap que dans les autres fabriques où ce travail est accompli grâce à une lame de fer. Pour le reste, seule l’exactitude des opérations fait selon lui la différence. Le fin du fin, ce sont donc les draps double broche A-G, bleus, noirs, écarlates, cramoisis, dont il recueille avec soin les échantillons.

36 Mais les Van Robais ne font pas seulement des draps de laine cardée, ils se sont également mis à faire des étoffes travaillées à la façon anglaise, grâce à des ouvriers exilés et à la laine anglaise qui leur arrive en contrebande. Moccafy met ainsi cette fois l’accent sur deux éléments essentiels dans l’Europe drapière du XVIIIe siècle : d’une part, la constante et ancienne mobilité des hommes, vecteurs de mobilité des techniques et des modèles ; d’autre part, l’importance des échanges illégaux de matière première qui déjouent journellement la vigilance des douaniers. Contrairement aux

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prescriptions et aux règlements, les hommes comme les laines passent d’un pays à l’autre, et pas seulement en petite quantité.

37 En s’engageant dans la fabrication des étoffes à l’anglaise, les Van Robais pénètrent ainsi dans le domaine d’autres centres français évoqués par Moccafy, Darnetal, Aumalle, Amiens, Lille et Reims, dont les spécialités sont, comme chacun sait, les camelots, saies, étamines etc., de laine peignée.

38 De tous ces centres, dont il parle longuement – sans doute parce que leur production ressemble à ce qui se fait en Piémont –, c’est, semble-t-il, Amiens qui l’a le plus frappé, avec ses mille cinq cents maîtres fabricants, mille en ville, trois cents en campagne, deux cents commissionnaires, ses dix mille ouvriers, le plus gros chiffre de main- d’œuvre avancé dans ce voyage qui, il est vrai, n’en compte pas beaucoup (8000 attribués à Sedan)50. Moccafy a ainsi estimé à sa juste importance le centre picard qui, selon Markovitch, connaît alors une apogée trop méconnue51. Lille ne soutient pas la comparaison qualitative car Moccafy juge dans l’ensemble ses étoffes assez médiocres. Si celles de Reims lui semblent meilleures, elles sont pourtant inférieures en qualité à celles de Biella qui les ont imitées.

39 À Amiens, ce qui frappe Moccafy, entre autres choses, c’est la répartition du travail entre hommes et femmes pour la confection des camelots de grande fabrique : les fils de poil sont importés directement de Hollande par des hommes qui les confient ensuite aux femmes. Ce sont alors elles qui prennent en charge la fabrication : elles s’occupent notamment de faire teindre les filés, de monter les chaînes et de faire tisser les pièces que les hommes récupèrent pour les apprêter et les expédier. Voici abordé, avec la division sexuelle du travail, un autre grand thème de l’étude comparative de l’Europe lainière. Abraham Poupart n’est-il pas lui aussi frappé par les hommes qui filent la laine de Verviers ? Loin d’être constante et évidente, la division sexuelle des tâches est l’objet d’un aménagement propre à chaque centre dont les raisons, le fonctionnement et l’évolution mériteraient d’être approfondis dans une logique comparative.

40 Enfin, avant de quitter la France pour l’Angleterre, Moccafy mentionne la fabrication, entre Amiens et Abbeville, d’étoffes imitées des Anglais. Cela lui permet de mettre le doigt sur les constantes chaînes d’imitation qui relient entre eux les principaux centres textiles européens et sur la variété des appellations qui peuvent désigner un produit, sinon identique, du moins similaire, nous l’avons dit. Ces étoffes à l’imitation des Anglais, faites à la campagne et apprêtées en ville par les commissionnaires, sont aussi l’occasion pour Moccafy de faire le point sur la valeur comparative des produits, et d’évoquer un certain nombre de problèmes techniques. En effet, la fabrication française est arrivée, selon lui « presque à la même perfection que les Anglais » : presque, car si la qualité intrinsèque en est égale, la beauté apparente laisse encore à désirer. En effet, les étoffes réalisées en France ne réussissent pas à acquérir, dans les apprêts, le même lustre et le même brillant que leurs modèles anglais. Moccafy invoque plusieurs éléments pour expliquer ce défaut : d’une part, la qualité des eaux, à laquelle il accorde en général, comme bien d’autres à cette époque, une grande importance dans la réussite des manufactures – les eaux anglaises seraient plus purgatives que les françaises – ; d’autre part, il reprend les explications que lui ont fournies tous ses interlocuteurs pour lesquels la qualité des cartons anglais, dont la composition reste énigmatique, serait la principale responsable du brillant particulier des étoffes anglaises. Toutefois, Moccafy n’est pas entièrement convaincu par cette explication et il continue de penser que les laines font aussi la différence : or, les laines françaises ne

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peuvent être filées de façon aussi fine que celles de leurs rivaux d’outre-Manche. Le voici donc revenu au problème de la qualité intrinsèque de la matière première et à celui de la nécessaire contrebande des laines pour permettre à la France d’imiter les produits de sa rivale et principale concurrente.

« La maxime des Anglais »

41 Fidèle à son souci didactique, Moccafy commence sa relation par une présentation générale des atouts et des pratiques britanniques. Quoiqu’il nous manque l’essentiel de ses raisonnements en la matière, il évoque à plusieurs reprises « la maxime des Anglais », une façon selon lui spécifique de gérer le travail et d’organiser la fabrication. Il s’agit « de tenir des magasins pour les laines pour donner du travail aux ouvriers, ces derniers travaillant tous à facture chacun chez soi. Il y a deux fois par semaine un marché qui sert à ceux qui achètent la laine avec leurs propres fonds à vendre leurs pièces à qui bon leur semblent et à ceux qui prennent la laine aux commissionnaires à rendre la pièce au poids de la laine en prenant seulement la facture de leur travail ».

42 Domestic ou putting out-system, dirait-on aujourd’hui, tous deux présupposent le rôle dominant de marchands très peu fabricants52. En effet, à part à Exeter, ce qui frappe Moccafy est l’absence de véritables « fabriques », de manufactures concentrées, mais au contraire le constant face-à-face, par l’intermédiaire de marchés aux draps réguliers, entre les paysans-fabricants et leurs acheteurs marchands. Sur ces marchés, qu’il décrit aussi bien à Londres que dans les autres places de fabrique53, les draps sont vendus de deux manières : en cru ou apprêtés, ce qui n’empêche d’ailleurs pas les marchands de les faire de toute façon à nouveau apprêter en fonction des exigences de leur destination.

43 Les pratiques que Moccafy décrit pour Leeds illustrent parfaitement ces propos54. Cette place fournit, dit-il, les draps ordinaires du pays : confectionnés avec les laines locales, les artisans qui les travaillent n’effectuent qu’un choix sommaire entre deux qualités de laine et vendent leurs draps aux marchés du mardi et du samedi. Les marchands ou commissionnaires qui les achètent réalisent ensuite dans leurs propres boutiques le travail de différenciation des qualités : Reffole, la meilleure, Bristol, la moyenne, du Nord, la plus basse, du Ponent pour les draps spécialement destinés à l’Espagne. Ce sont ces mêmes marchands qui font subir aux draps les apprêts nécessaires à chacune de ces qualités. Les plus mauvais draps ne pouvant être lainés, il faut les presser avec de l’eau de colle pour leur donner un corps suffisant, ce qui est, aux yeux de Moccafy, évidemment très dommageable aux acheteurs.

44 Si les qualités diffèrent, les pratiques restent identiques pour la fabrication des fameux Scotti anglais, réalisés dans la campagne à mi-chemin entre Londres et Norwich. Fabriqués avec la laine la plus fine des alentours filée à la quenouille et au rouet à pied, ils sont vendus par les agriculteurs qui les fabriquent tels qu’ils sortent du métier. Les prix varient plus avec les saisons qu’avec la qualité : le printemps, saison de fortes ventes pendant laquelle les paysans cherchent à écouler leur production hivernale avant de se consacrer aux travaux des champs, est aussi celle des plus bas prix. Ces étoffes, dont Moccafy assure qu’il existe des magasins entiers à Londres, sont

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essentiellement destinées au clergé régulier, notamment aux Augustins et aux Dominicains.

45 Plus que par ces draps relativement communs, Moccafy a visiblement été très favorablement impressionné par Norwich qui est, à ses yeux, une des villes les plus belles et les plus riches d’Angleterre. Contrairement à Leeds, Norwich est spécialisée dans les étoffes de qualité, camelots, calamandres et autres « petites étoffes ». C’est elle qui copie Amiens qui l’imite à son tour et avec laquelle Lille tente vainement de rivaliser.

46 Toujours attentif à l’organisation de la fabrication, Moccafy explique qu’elle est ici divisée entre trois opérateurs : le fabricant ou patron est celui qui détient la matière première. Après l’avoir fait carder et peigner, il en revend une bonne partie et distribue le reste aux fileuses les jours de marché. Une fois récupérés les filés et les avoir fait teindre, il les donne au second opérateur, le travailleur du métier, ou contremaître : c’est lui qui fait monter la chaîne, la fait tisser par des ouvriers payés à la tâche tandis que lui-même reçoit du patron le montant de sa façon. Enfin, ayant une nouvelle fois récupérée la pièce, le fabricant la confie, quand il doit l’expédier, au troisième opérateur, l’apprêteur ou presseur. Avec des variantes, on se trouve toujours bien dans le cadre de la « maxime des Anglais » exposée au début de son récit par Moccafy.

47 Seule la province d’Exeter, visitée en dernier, présente un système en partie différent qui constitue aux yeux de Moccafy sa première spécificité, la seconde résidant dans la qualité des laines – moins longues que celles de Canterbury, elles sont plus facilement cardées et filées en large que peignées et filées à la quenouille – et la troisième enfin consistant dans le type d’étoffes fabriquées – draps sur-fins, moins bons cependant que ceux des environs de Londres, draps miffin, double broche, semblables à ceux des Andelys, draps ordinaires. Le plus intéressant aux yeux de Moccafy est donc la variété dans l’organisation de la production : d’une part, il existe des fabricants ayant une véritable fabrique sur pied, ceux-là ne fabriquent qu’un seul genre d’article ; d’autre part, il y a, comme partout, des commissionnaires qui font fabriquer toute la gamme des tissus. Voilà donc l’occasion de présenter les avantages respectifs des deux systèmes dont aucun n’a la préférence de Moccafy : si les véritables fabricants contrôlent davantage leurs ouvriers et sont donc capables de mieux garantir le suivi de leur travail et la qualité de leur fabrication, les commissionnaires, qui réalisent un plus large éventail de draps, ont la possibilité de mieux réaliser l’adéquation nécessaire entre la qualité des laines et celle des étoffes. Voici donc aussi pourquoi Van Robais ou Louis Labauche sont des modèles pour Moccafy : réalisant dans leurs fabriques une vaste gamme de draps de qualités différentes, ils peuvent faire les justes choix de laine, sans tromper le client, ni risquer des sur-coûts de production.

48 Au total, Moccafy présente la France et l’Angleterre comme se livrant une compétition dans laquelle chacun a des atouts différents55. La France domine pour les étoffes de laine cardée faites avec les belles toisons espagnoles pour lesquelles l’Angleterre ne peut utiliser ses propres laines. Mais elle n’est pas non plus distanciée pour certaines étoffes de laine peignée. En effet, si Norwich est imbattable pour le lustre de ses tissus, quelle qu’en soit la cause, elle est par contre inférieure à Amiens pour les camelots. D’apparence semblable, la qualité lui en semble intrinsèquement mauvaise pour l’usage car ces étoffes sont composées de matières ordinaires travaillées en fin, la laine fine anglaise ne s’adaptant pas à ce genre de travail. De ce mauvais usage des qualités de laine, les camelots anglais retirent une rudesse que n’ont pas ceux d’Amiens. L’idée

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développée par Mocafy est toujours que l’on ne peut faire n’importe quoi avec la laine, qu’à chacune de ses qualités correspond un type de tissu, une qualité de produit. Les avantages respectifs de la France et de l’Angleterre pour tel ou tel type d’étoffe dépendent donc d’abord de la qualité des matières premières dont chacune peut disposer.

49 Par contre, pas de supériorité énoncée de l’une sur l’autre en rapport avec l’organisation des fabriques, que Moccafy perçoit cependant de manière tout à fait distincte. Mais n’est-ce pas pourtant le contrôle plus rapproché sur les ouvriers qui permet à la France de jouer, beaucoup plus que l’Angleterre, la carte des nouveautés, en matière tinctoriale notamment ? En effet, Moccafy constate que les Anglais ne font pas les « petites couleurs » qui donnent au contraire un coup de fouet aux ventes des manufactures françaises. Cette différence est due, selon Moccafy, au refus des ouvriers anglais de faire des expérimentations sans être payés et sans qu’un certain nombre de pièces ne leur soit commissionné. Le système souple de la commission et de la distinction totale entre production et fabrication rencontre ici ses limites. Mais pour Moccafy, il s’agit aussi de « génie de la nation » car « si un patron français propose quelque essai à son ouvrier, celui-ci emploiera sa main-d’oeuvre pour rien, à cause du génie inné de la nation pour les nouveautés en toutes choses ». La francophilie pointe derrière les constatations et les raisonnements du marchand.

50 Reste donc à aller visiter avec Moccafy deux autres grands centres de draperie, les Provinces-Unies et l’Europe du nord est.

Le vent, ennemi de la beauté des draps hollandais

51 C’est évidemment vers Leyde que se dirigent les pas de Moccafy. Leyde qui fabrique, dit-il, des draps double broche, des draps pour le Levant, des peluches, des camelots de poil de chèvre, des saies, flanelles etc., en somme tout type de draperie56. Mais Leyde n’est qu’un nom, ou presque, car aucun métier à tisser ne se trouve en ville. Tout le tissage se fait hors les murs, notamment à Tilbourg, qui envoie ses pièces en cru non seulement à Leyde mais également à Utrecht, voire à Amsterdam. Leyde prépare donc les laines et effectue surtout la finition des pièces, deux domaines essentiels puisque, selon Moccafy, les spécificités hollandaises se situent précisément dans la filature et dans les apprêts. Or, dans ces domaines, les critiques de Moccafy se succèdent.

52 En ce qui concerne la filature, Moccafy compare la méthode hollandaise à celle d’Elbeuf57, mais le filage y étant encore plus ouvert, les filés sont plus gros et les draps par conséquent plus forts. Ce que l’étoffe perd ainsi en finesse, elle le gagne pourtant en robustesse. Ainsi, les procédés techniques du filage font pencher les draps hollandais du côté de la durée, tandis que les draps français ou anglais privilégient, eux, l’apparence.

53 Dans les apprêts, contrairement à beaucoup de ses contemporains, Moccafy n’est pas convaincu par les méthodes hollandaises. Les foulons hollandais, explique-t-il en effet, sont à vent et non à eau, à cause du faible potentiel de force hydraulique disponible dans le pays. Les marteaux battent perpendiculairement comme des canons d’orgue, mais ils ne sont jamais réguliers car personne n’est arrivé à maîtriser le vent comme l’on règle l’eau. Par conséquent, les draps hollandais sont foulés irrégulièrement. Ils le sont d’ailleurs également sans règle car la « maxime hollandaise » semble à Moccafy de fouler les draps double broche autant qu’ils peuvent le supporter, et non selon une

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proportion donnée comme cela se fait dans les autres fabriques. Cette pratique rend les draps plus pesants et tellement serrés que la teinture ne peut bien pénétrer le tissu. En peu de temps, les coutures blanchissent, gâchant l’habit. Voilà donc encore une manufacture où Moccafy ne passera pas commande.

54 Ce d’autant plus que les irrégularités du foulage se retrouvent dans la tonte des draps : dans cette opération essentielle à la beauté des étoffes de laine cardée, les poils des draps sont en effet ici relevés grâce à la main humide de salive des tondeurs, ce qui cause des irrégularités dans la tonte. Moccafy, choqué de tels usages, demande même à un patron de fabrique pourquoi il ne fait pas mettre en œuvre par ses ouvriers les systèmes plus perfectionnés dont il a pourtant parfaitement connaissance. A quoi le fabricant “lui répondit clairement que les ouvriers plutôt que de changer leur habitude quitteraient sa fabrique et que c’était pour ce motif qu’il les laissait faire comme ils en avaient l’habitude ”… de la force des habitudes ouvrières et de la démission des patrons ; une attitude que condamne Moccafy qui enquête sévèrement au Piémont sur les “ fricasses ” de bienvenue imposées aux nouveaux venus et dont les pratiques sont importées au Piémont par les ouvriers étrangers58.

55 La fabrication hollandaise se sauve néanmoins aux yeux de Moccafy grâce à la splendeur de sa teinture noire, bien supérieure à celle de tous les autres pays. La raison en est de bons règlements qui obligent les teinturiers à faire contrôler leurs draps en bon bleu roi avant de les teindre en noir. Une pratique qu’ont d’ailleurs reprise les fabricants de Sedan, mais de leur propre volonté. Or, il semble aller de soi pour Moccafy que la liberté n’est pas un bon choix en matière de fabrique, et que la surveillance des inspecteurs est indispensable tant à la qualité des marchandises qu’à la loyauté des fabricants, toutes choses inconnues dans la dernière zone visitée.

La licence de la liberté : Audimont, Aix-la-Chapelle, Borcette…59

56 De toutes les contrées parcourues, cette région complexe, aux langues, aux souverainetés et aux productions variées, est la plus mal traitée par notre voyageur. Moccafy ne consacre, par exemple, que deux lignes à Verviers, pour dire qu’on y réussit très bien les draps teints en laine et mélangés... c’est bien peu, si l’on pense à l’importance de la place60. Quant à Audimont, Aix-la-Chapelle, Borcette, Moccafy n’a que méfiance, voire mépris, pour leurs fabricants. Il explique succinctement pourquoi : « en toutes ces fabriques, ils font des draps de toutes sortes et avec les marques de tous les pays avec les plombs étrangers et ce qui est pire est que chaque fabricant est maître de faire ce qu’il veut, de façon que chacun donne l’organisation qu’il veut à sa fabrique, si bien qu’avec ce système et avec l’imitation des draps des autres pays, afin de se procurer du travail, ils le font de qualité inférieure tant pour le lainage qu’en économie de matières et d’opérations, mais ce qui est pire, c’est que presque tous leurs draps sont forcés sur la rame, de manière que j’ai vu un drap de 110 aunes de Hollande qui, à force d’être énervé sur la rame, est arrivé à 150 aunes ».

57 Les quelques échantillons qu’il ramène de ces fabriques sont-ils là pour prouver la vérité de ses dires ? C’est le seul moment où Moccafy ne les commente pratiquement pas et où, dans la description des villes, il passe plus de temps à parler des souterrains ou des thermes que des manufactures. Distraction de fin de parcours ? Mépris ? Mauvaise connaissance de la langue ? Nous n’en savons rien, mais l’hypothèse la plus

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probable est qu’il rejette en bloc les fabriques de cette zone, desquelles il n’y a pour lui rien de bon à apprendre ou à acheter.

58 Les a-priori de Moccafy l’ont empêché de saisir le formidable potentiel manufacturier de cette région que mettent par contre bien en lumière les données recueillies cinquante ans plus tard par les administrateurs de l’Empire napoléonien61. Chargés de dresser la liste des fabricants les plus renommés de chaque département, ceux-ci identifient ici, bien involontairement, l’une des plus grosses concentrations manufacturières de l’Empire français : ces évaluations, dont on pourrait évidemment discuter à l’infini de la validité, donnent un ordre d’idée de l’image de la richesse, à défaut de la réalité de la richesse elle-même. Ainsi, les plus gros fabricants d’Aix-la- Chapelle, Borcette, Montjoie et Stolberg feraient travailler 1527 ouvriers internes, 3136 externes, produiraient annuellement 11,6 millions de francs, pour un capital investi de 9,1 millions de francs et un revenu annuel moyen de 674 mille francs62. Pas de doute que Moccafy n’ait été quelque peu aveuglé par sa passion réglementaire, ou effrayé par des pratiques totalement étrangères à sa morale commerciale.

59 Ce refus est d’ailleurs d’autant plus étonnant que le but de la monarchie piémontaise était justement de copier, d’imiter les productions étrangères, on l’a dit. Alors, incohérence de Moccafy ? Non, car ce que Moccafy, comme ses supérieurs, préconise, c’est l’imitation, ce qu’il condamne, c’est la falsification munie de faux plombs de certification qui rend la copie frauduleuse. La limite entre les deux, certes souvent ténue, semble fondamentale à Moccafy.

Conclusion

60 Au total, fondamental pour entrer dans les fabriques, identifier les produits, différencier les qualités, le texte de Moccafy révèle aussi les jugements et les attentes d’un marchand en tournée d’inspection dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Des jeux et des modes d’imitations aux rapports complexes entre apparence et durée, des méthodes de production aux acteurs de la fabrication, des caractéristiques techniques aux voies de la commercialisation, c’est bien les yeux toujours vifs et les mains toujours prêtes à saisir l’échantillon au vol, pour aider au perfectionnement des manufactures de son pays que Moccafy revit par l’écriture son tour d’Europe des centres les plus prestigieux de la draperie européenne. Pas de doute que pour lui les centres d’excellence ne soient Abbeville pour les draps de laine peignée, Amiens pour les camelots, Norwich pour les « petites étoffes » lustrées, Leyde pour les noirs… voici où il puise les exemples et les modèles qu’il entend familiariser au Piémont, où il continue de faire ses achats pour pourvoir les troupes du roi en l’absence de manufactures locales capables d’y suppléer.

61 Plus généralement, le voyage de Moccafy s’inscrit dans un genre de voyages ou de relations sur l’état des manufactures dont la genèse, les modèles et les différentes variations n’ont pas encore été suffisamment étudiés. Certes, il est utile d’y puiser des enseignements sur les manufactures elles-mêmes, mais il faut aussi s’interroger sur les modalités de l’écriture, les raisons et les logiques des témoignages. Instrument parmi d’autres d’une carrière, ce texte appelle à être mis en regard, en écho avec les autres témoignages des gens de l’art, pour comprendre les modes d’écriture, pour dégager l’outillage mental des acteurs de l’économie63.

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NOTES

1. Biblioteca reale di Torino [ensuite BRT], Storia Patria, 907. 2. Ibid., après la page 596, on trouve le cahier 20, et la page 524. Suite à mon intérêt pour ce texte, les conservateurs de la bibliothèque ont entièrement renuméroté de façon continue ce volume. 3. Bogin fut « premier ministre » de Charles Emmanuel III de 1748 à 1773 ; voir Giuseppe Ricuperati, Lo stato sabaudo nel Settecento. Dal trionfo delle burocrazie alla crisi d’Antico Regime, Torino, Utet, 2001, pp. 89-154. 4. L’écriture semble faire penser que ce rajout date du XVIIIe siècle et non par exemple du XXe siècle, lors de la vente du recueil. 5. BRT, Storia Patria, 907. 6. Ibid. 7. Archivio di Stato di Torino [ensuite AST], Notarile di Torino, 1765, Libro 5, c. 629. 8. AST, Insinuazione di Moncalieri, 1766, libro 2, c.81 et c.82. 9. AST, Notai di Torino, primo versamento, Maurini 1764-66, registro 4245.Aucun autre testament n’a été retrouvé, mais par contre, Moccafy se voit attribuer la charge de responsable du magasin royal des troupes en 1788 ; cf. AST, Patenti e biglietti, 1788, 19 giugno, reg 74/ c.132. 10. Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003. Gilles Bertrand, La culture du voyage. Pratiques et discours de la Renaissance à l’aube du XXe siècle, CRHIPA, L’Harmattan, 2004. 11. Voir, par exemple, le voyage réalisé par Abraham Poupart en 1754 : Archives nationales [ensuite AN] : F/12/661, « voyage d’un négociant françois dans les fabriques de Liège et de Limbourg », s.d., 15 pages. Gérard Gayot a fait de nombreuses allusions à ce voyage, voir notamment Gérard Gayot, “ Different uses of cloth samples in the manufactures of Elbeuf, Sedan and Verviers in the 18th century ”, communication au colloque Textile Sample Books Reassessed : Commerce, Communication and Culture, organisé par l’Université de Southampton et la School of Arts and Design, Winchester, 29-30 juin 2000, pp. 1-3. Voir également : Pierre Bertholet, « Les industries d’Aix-la Chapelle, Eupen, Hodimont, Maestricht, Monjoie, Stavelot-Malmédy, Verviers et leurs environs vus par un négociant français vers 1755 », Bulletin de la Société verviétoise d’archéologie et d’histoire, 61, 1980, pp. 117-135. 12. BRT, Storia patria, 907. 13. Comme l’indique Moccafy lui-même dans une de ses relations où il utilise les « étiquettes » – entendez échantillons – de Louis Labauche pour vérifier l’authenticité d’un drap de Sedan ; cf. AST, Storia patria, 907. En ce qui concerne les usages des échantillons, voir Gérard Gayot, « Different uses.. », art. cit. et « les innovations de marketing sur le marché européen des draps (XVIIe-XVIIIe siècles) », dans Jacques Bottin, Nicole Pellegrin éd., Echanges et cultures textiles dans l’Europe pré-industrielle. Actes du colloque de Rouen, 17-19 mai 1993, Revue du Nord, collection Histoire, hors série n° 12, 1996, pp. 111-128 14. Sur ce point, voir notamment Jean-Pierre Hirsch, Les deux rêves du commerce, Paris, EHESS, 1991. 15. Sur Landriani, voir Sandro Pugliese, « I viaggi di Marsilio Landriani », Archivio Storico Lombardo, a. LI, 1924, pp. 145-195, Marco Pessina (a cura di), Relazioni di Marsilio Landriani sui progressi delle manifatture in Europa a fine Settecento, Milano, Il Profilo, 1981 ; sur Morosi, voir Angelo Moioli, “Tra intervento pubblico ed iniziativa privata : il contributo di Giuseppe Morosi al progresso tecnico della manifattura lombarda in età francese”, dans Aldo Carera, Mario Taccolini, Rosalba Canetta (a cura di), Temi e questioni di storia economica e sociale in età moderna e contemporanea. Studi in onore di Sergio Zaninelli, Milano, Vita e Pensiero, 1999, pp. 153-204 ; Alberto Cova, “Giuseppe Morosi e i problemi dell’innovazione tecnica nel napoleonico Regno d’Italia”,

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Rivista milanese di economia, 1988, 26, p. 108 et s. ; une biographe intellectuelle du technicien toscan est contenue dans Liana Elda Funaro, « ’Mezzi, metodi e macchine’. Notizie su Giuseppe Morosi », Nuncius. Annali di storia della scienza, 13, 1998, 1, pp. 77-137. 16. Voir par exemple Antonio Garcia Belmar et Jose Ramon Bertomeu Sanchez, « Constructing the centre from the periphery. Spanish travellers to France at the time of the chemical revolution », Boston studies in the philosophy of science, 233, 2003, pp. 143-188. 17. Il en existe bien sûr de nombreux autres à cette époque, voir par exemple Serge Chassagne, « Un voyage d’espionnage industriel en juin 1813 », dans Alain Becchia dir., La draperie de Normandie du XIIIe au XX e siècle, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 2003, pp. 253-262. 18. Corine Maitte, La trame incertaine. Le monde textile de Prato, XVIIIe-XIXe siècle, Villeneuve d’Ascq, Septentrion, 2001. 19. Voir notamment Giovanni L. Fontana, « L’Europe de la laine : transfert de techniques, savoir- faire et cultures d’entreprise entre Verviers, Biella et Schio », dans Giovanni L. Fontana , Gérard Gayot éd., La laine. Produits et marchés (XIIIe-XXe siècle), Padoue, Cleup, 2004, pp. 687-746 et Raffaella Gobbo, « The transfer of knowledge between Verviers and Biella based on documents taken from the files of Sella wool mill in Croce Mosso », dans ibid., pp. 747-759. 20. Le voyage de Morosi dure de juillet 1806 à février 1807 et le porte de Milan à Turin, Chambéry, Genève, Dijon, Sens, Paris, Liancourt, Compiègne, Marly, Louviers, Elbeuf, Rouen, Amiens, Arras, Douai, Lille, Valenciennes, Saint Amand, Menin, Courtrai, Gand, Bruxelles, Willewoord, Malines, Anvers, Breda, Rotterdam, Delft, La Haye, Leyde, Haarlem, Amsterdam, Zaardam, Brooch, Utrecht, Nimeguen, Venloo, Maastricht, Verviers, Ensival, Liège, Aix-la- Chapelle, Cologne, Bonn, Coblence, Mayence, , Benfeld, Colmar, Bâle, Soleure, Neuchâtel, Berne, Lausanne, Genève, Turin avant de retourner à Milan 21. Duhamel Du Monceau, L’art de la draperie, l’art de friser ou ratatiner les étoffes de laine, l’art de faire les tapis, façon de Turquie, l’art du chapelier, l’art du tonnelier, l’art de convertir le cuivre en laiton, & l’art de l’épinglier, tome VII de la description des Arts et métiers, Paris, 1765. 22. Il s’agit sans doute du cavaliere Carlo Filippo Vittorio Morozzo, contrôleur des finances royales depuis 1759 et chargé de réunir et de diriger le conseil de commerce jusqu’à ce que le roi nomme un président, ce qui ne fut accompli, semble-t-il, que par le nouveau roi en 1775 en la personne de Giuseppe Pettiti, conte de Roretto cf. P.G. Galli della Loggia, Cariche del Piemonte, Torino, 1798, t. 2, titolo 3, p. 139. 23. Fondée par le marquis d’Ormea en 1723. 24. La date n’est cependant pas très sûre. Il y a dans BRT, Storia Patria, 907, toute une enquête sur cette fabrication ; lors de l’interrogatoire de Domenico Bongiani, illettré, celui-ci signe d’une croix et Moccafy signe à côté, mais ces papiers se trouvent au milieu de documents datant de 1770, il se peut donc aussi que l’on ait retrouvé ces interrogatoires pour les utiliser dans les années 1770. 25. G. Ricuperati, Lo stato sabaudo, op.cit., notamment pp. 202-212. 26. Enciclopedia Biografica Italiana, Bogino. 27. AST, Materie economiche, IV, M. 13. 28. C’est ce que regrette Landriani, à qui une mission officielle a été confiée, qui plus est rendue publique par « certaines gazettes d’Italie et d’Allemagne qui ont annoncé mon voyage et les objets principaux auxquels je devais m’attacher », Relazione, op. cit., p. 233. 29. Le gouvernement du royaume d’Italie diffuse en fait largement par le biais des préfets et des sous-préfets les desseins de Morosi dans la tentative d’inciter les industriels à construire les machines, ce qui entraîne d’ailleurs un certain nombre d’équivoques. 30. Voir notamment Luisa Dolza, Liliane Hilaire-Pérez, “Inventions and privileges in the XVIII th century : norms and practices. A comparison between France and Piedmont”, History of technology, vol. 24, 2004, pp. 21-44.

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31. C’est le cas notamment à Rouen où Moccafy s’entretient avec le teinturier Lambert pour le persuader d’envoyer l’un de ses neveux s’établir au Piémont. J’ignore si cette initiative fut suivie d’effets. Mais il est certain que de nombreux teinturiers français s’établirent au Piémont. En 1757, par exemple, Pierre Chevalier, maître teinturier d’Amiens, fut recruté par l’ambassadeur piémontais à Paris, le Comte de Sartirane. Sur le problème de la teinture au Piémont, voir Luisa Dolza, “ Dyeing in Piedmont in the late eighteenth century ”, Archives Internationales d’Histoire des Sciences, 46, 1996, pp. 75-83. 32. Mise au point éclairante sur ce thème de la publicité/rétention dans Pamela O. Long, “Invention, secrecy and theft : meaning and context in the study of late medieval technical transmission”, History and technology, 2000, 16, pp. 223-241. 33. C’est d’ailleurs aussi ce que notait Gérard Gayot, art. cit. : « cette opération, Abraham Poupart n’a pu la réaliser sans le consentement des fabricants de Verviers, apparemment peu soucieux de voir leurs secrets de fabrication surpris par un étranger, au contraire très enclins à montrer leur savoir-faire et leur maîtrise de l’art de la contrefaçon sans tromper le client : la façon est d’Angleterre ou d’Elbeuf, les signes extérieurs le prouvent, mais le prix prouve aussi que la qualité n’est pas la même ». 34. C’est une des conclusions de Serge Chassagne, « un voyage », art.cit., pp. 261-262. 35. Landriani les évoque également, vingt ans plus tard cf. Relazione, op. cit., pp. 281-282. 36. Pour ne prendre qu’un exemple, parmi tant d’autres, la manufacture royale d’Orléans contrefait sans vergogne et avec approbation royale les marques tunisiennes pour la production de bonnets levantins envoyés au levant où Tunis reste la marque d’excellence, cf. Corine Maitte, « Fabriquer des bérets à la levantine à Prato et à Orléans au XVIIIe siècle », dans J. Bottin, N. Pellegrin éd., op. cit., pp. 193-213. 37. Je ne suis en effet pas totalement aussi sûre que Gérard Gayot que la contrefaçon ne trompe pas le client, car quel est alors l’intérêt de contrefaire la marque ? 38. Sur la qualité des produits, Abraham Poupart, auteur du voyage déjà cité de 1754 dans ces manufactures (note 12) n’est pas fondamentalement en désaccord avec Moccafy puisqu’il note à propos des draps anglais que l’on imite à Verviers et Audimont : « la qualité n’en aproche point, aussi les donnent-ils à un prix très modique ». 39. Philippe Minard, La fortune du colbertisme. Etat et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998. 40. Pierre Deyon, « La concurrence internationale dans les manufactures lainières aux XVI e et XVIIe siècles », Annales ESC, n° 1, 1972, pp. 20-32. 41. Sur la politique lainière de la monarchie Piémontaise, les travaux sont pour la plupart déjà anciens : voir notamment Luigi Bulferetti,Agricoltura, industria e commercio in Piemonte nel sec. XVIII, Torino, 1963 ; Valerio Castronovo, L’industria laniera in Piemonte nel XIX escolo, Torino, 1964 ; id., “ Formazione e sviluppo del ceto imprenditoriale laniero e cotoniero in piemonte ”, Rivista storica italiana, 1966, pp. 773-849 ; GuidoQuazza, L’industria laniera e cotoniera in Piemonte dal 1831 al 1861, Torino, Istituto per la storia del Risorgimento italiano, 1961 ; Mario Sodano, Degli antichi lanifici Biellesi e Piemontesi, Biella, 1953. Plus récents : Mauro Ambrosoli, “The market for textile industry in eighteenth century Piedmont : quality control and economic policy ”, Rivista di storia economica, anno XVI, dic. 2000, fasc. 3, pp. 343-363 ; L. Dolza, L. Hilaire-Pérez, art.cit. 42. Compte-rendu de ses nombreuses expertises dans BRT, Storia Patria, 907. Il est engagé par le gouvernement à prêter ses services dans la fabrication des velours de soie à partir de 1771. 43. Luisa Dolza attribue un grand rôle dans l’échec de l’industrie lainière piémontaise à la politique de privilèges, en faveur notamment du marquis d’Orméa, cf. L. Dolza, L. Hilaire-Perez, art. cit. Pour un avis totalement opposé sur le rôle des privilèges : Patrizia Chierici, “ I fabbricanti di pannilano nel Piemonte d’antico regime e i rapporti con il Veneto ”, dans G. Gayot, G. L. Fontana éd., La laine, op. cit., pp. 595-606.

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44. Une partie des considérations suivantes a déjà été publiée dans « Au cœur des manufactures de draps de l’Europe du Nord ouest », dans G. L. Fontana, G. Gayot éds., La laine…, op. cit., pp. 627-643. 45. Sur les manufactures lainières en général, voir Tihomir J. Markovitch, Histoire des industries françaises, t. 1 ; Les industries lainières de Colbert à la Révolution, 1976. 46. Gérard Gayot, Les draps de Sedan, Paris, EHESS, 1998. 47. Sur les fabriques de Louviers, voir Jean-Marc Chaplain, La chambre des tisseurs. Louviers, cité drapière (1680-1840), Seyssel, Champs Vallon, 1984. Sur celles d’Elbeuf, Alain Becchia, La draperie d’Elbeuf des origines à 1870, 2000. Sur celles de Normandie en général, Alain Becchia, « La draperie en haute Normandie aux XVIIe et XVIIIe siècles », dans G. L. Fontana, G. Gayot éd., La laine…, op. cit. , pp. 515-545 et Alain Becchiadir., La laine et la draperie en Normandie du XIVe au XXe siècle. Produits, hommes, entreprises et réseaux, Rouen, Publications de l’université de Rouen, 2003 dans lequel j’ai évoqué plus spécialement le regard de voyageurs italiens sur la Normandie : Corine Maitte, « Les yeux dans la laine : la Normandie sous le regard italien », pp. 229-251. 48. Sur la manufacture Van Robais, Jean-Marc Chaplain, « Avoir ce qui manque aux autres : la manufacture de draps fins Van Robais d’Abbeville au XVIIIe siècle face au milieu local », Le mouvement social, n° 125, oct.-dec. 1983, pp. 13-24. On remarque qu’un manuscrit du début du XVIIIe siècle porte déjà le même jugement sur cette manufacture « la plus considérable du royaume par la beauté de ses draps », BN, Mss Fr. 8037, fol. 270, cité par T. J. Markovitch, op. cit, p. 94. 49. Savary des Bruslons, Dictionnaire de commerce, Paris, éd. 1741, t. 3, article « manufacture », p. 258 et suivantes, fait une description générale de la manufacture Van Robais que ne copie pas Moccafy. 50. Pierre Deyon, « Le mouvement de la production textile à Amiens au XVIIIe siècle », Revue du Nord, XLIV, 174, avril-juin 1962, pp. 201-212. 51. T. J. Markovitch, op. cit., p. 98. 52. D.T. Jenkins, Kenneth G. Ponting, The British Wool textile industry, 1770-1914, Londres- Edimbourg, 1982 ; George D. Ramsay, The English Woollen Industry, 1500-1750, Londres, MacMillan, 1982. 53. Les marchés régionaux qu’il visite, notamment ceux de Leeds, Norwich ou Exeter, convergent ensuite le plus souvent sur Londres. 54. Sur Leeds, voir notamment R.G. Wilson, Gentlemen Merchants. The merchant Community in Leeds, 1700-1830, Manchester, 1971 ; Pat Hudson, The genesis of industrial capital. A study of the west riding wool textile industry, c. 1750-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. 55. François Crouzet, « Angleterre et France au 18 e siècle. Essai d’analyse comparée de deux croissances économiques », Annales ESC, 21, 2, mars-avril 1966, pp. 254-291. 56. ÉmileCoornaert, « Une capitale de la laine : Leyde », Annales ESC, 1, 1947, pp. 169-177. 57. Il veut sans doute dire de Louviers, ville où il a expliqué les particularités de la filature avec des roues munies d’un manche ce qui permet de les faire tourner avec plus de régularité. 58. BRT, Storia patria, 907. 59. M. Barkhausen, “ Government control and free enterprise in Western Germany and the Low countries in the Eighteenth century ”, dans Peter Earle éd., Essays in European economic history, 1500-1800, Oxford, 1974, pp. 212-273. 60. Pierre Lebrun, L’industrie de la laine à Verviers pendant le XVIIIe et le début du XIX e siècle. Contribution à l’étude des origines de la révolution industrielle, Liège, 1948. 61. Étienne Hélin, « Les industries du département de l’Ourthe en 1808. Perception d’un espace économique », Bulletin de l’Institut archéologique liégeois, XCVIII, 1986, pp. 251-281. 62. Archives nationales (Paris), F/12/936B, F/12/937, F/12/938. 63. Ce fut l’un des derniers projets collectifs mené par Gérard Gayot et réalisé lors d’un colloque de l’Association française d’histoire économique dont les actes sont parus dans les Annales des

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Mines, série Réalités industrielles, février 2009, sous le titre L’outillage mental des acteurs de l’économie.

RÉSUMÉS

La pratique du voyage est partie prenante de la culture européenne. Si les voyages de lettrés et d’artistes sont bien connus, ceux des entrepreneurs, marchands, hommes de science et d’art, destinés à prendre connaissance des pratiques et des techniques en cours dans les autres régions, le sont moins. Cet article présente le voyage effectué en 1766-67 par le marchand piémontais Gian Batta Moccafy en France, Angleterre, Pays-Bas autrichiens, Provinces-Unies et terres d’Empire. Centré sur les manufactures lainières de ces régions, son but explicite est d’en imiter certaines au Piémont, éventuellement en débauchant des « techniciens » ou des entrepreneurs rencontrés en chemin. Ce faisant, Moccafy dresse pour des lecteurs non avertis un extraordinaire tableau des manufactures visitées, tant sur le plan technique que social et commercial. Ce voyage, présenté à la cour piémontaise, est agrémenté d’un gros corpus d’échantillons de tous les draps mentionnés. Si ce témoignage n’est pas sans équivalent, c’est assurément l’un des plus vastes et des plus précoces parvenu jusqu’à nous.

Travels were an important practice in European culture. Travels of artists and intellectuals are well known, but those of entrepreneurs, merchants, men of science and arts, in order to get new foreign practices and technical knowledge, remain neglected. This article intends to introduce the travel made in 1766-1767 by the Piedmontese merchant Gian-Battista Moccafy throughout France, England, the Low Countries and the Roman Germanic Empire. His travel around these countries was exclusively motivated by his interest in wool industries. His main purpose was to imitate some techniques back in Piedmont, possibly with the help of “technicians” or entrepreneurs he had met along his trip. Doing so, Moccafy draws up an extraordinary picture of all the visited manufactures from a technical, social and commercial perspective. This travel was further reported to the Piedmontese Court, with an important corpus of samples of all clothes mentioned. This account is not the only one during that period, but it is most probably one of the largest and the earliest of that sort.

INDEX

Mots-clés : industrie lainière, voyage, Europe, Italie, France, Angleterre, Pays-Bas, Holland, Belgique, Allemagne, XVIIIe siècle Keywords : wool industry, travel, Europe, Italy, France, England, Low Countries, Holland, Belgium, Germany, 18th century

AUTEUR

CORINE MAITTE Université de Paris-Est Marne-la-Vallée, laboratoire ACP

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Relation de voyage

Gian Batta Moccafy Traduction : Corine Maitte

NOTE DE L’ÉDITEUR

* Pour la traduction, j’ai délibérément fait le choix de privilégier le sens sur la forme. En effet, le texte italien est parfois obscur, incorrect (au sens actuel), souvent non ponctué : pour la traduction, j’ai fait le choix d’écrire dans un français actuel compréhensible, de mettre la ponctuation et parfois d’interpréter le sens. Certains mots techniques n’ont pas été traduits.

Lyon

1 Le principal objet du commerce de cette ville est le change et la fabrication des étoffes de soie. Il y a les grandes et les petites fabriques : les grandes fabriques sont gérées par des entrepreneurs avec de grands fonds, et pour les petites il est permis à qui que ce soit de travailler, même en ayant un seul métier. Les marchands, tant en gros qu’au détail, vendent ce qui leur semble et leur plaît sans aucune réserve de quelque marchandise que ce soit.

2 Les affaires du commerce sont gouvernées par les négociants eux-mêmes avec la formation d’un conseil où siège le Prévôt des marchands avec deux maîtres et six autres négociants qui sont dans l’obligation d’être dans le conseil quatre ans chacun. Cette charge sert d’habilitation à la noblesse. Pour pouvoir aspirer à ces charges, il faut qu’ils aient été recteurs des hôpitaux et se soient employés au bénéfice du bien public. Tous les arts et tout le commerce font passer leurs représentations à ce conseil et quand il s’agit d’une affaire concernant une profession précise, les syndics de cette profession sont dans l’obligation de se réunir.

3 De même, quand ils doivent établir un édit en faveur ou contre le commerce, ils écoutent surtout les conseillers aux affaires concernant toutes les professions afin de

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référer ensuite le sentiment de chacun des syndics et de prendre une décision nécessaire et fondée. Si, tous unanimes, ils rédigent l’édit, ils l’envoient pour confirmation au Grand Conseil du Roi, sinon ils l’envoient complétés par les oppositions qui ont été faites pour en entendre les déterminations suprêmes.

4 Tous les jours de la semaine, il y a des réunions de négociants, d’honnêtes hommes, et également de nobles, qui s’appellent académies. Dans celles-ci, chacun propose son sentiment, la preuve qui en a été faite et sa réussite. Lorsque trois ou quatre l’approuvent suite à l’expérience qui en a été faite, ils la publient. À présent, l’unique but de l’académie d’agriculture est la garance et les mûriers. Toutes les villes de commerce trouvent un grand avantage à se réunir dans un lieu public tous les jours ; on en compte deux, qui s’appellent Bourse, dans cette ville, une pour l’été et une pour l’hiver. On y traite des négociations moyennes que l’on fait, et, à force de s’y rendre et d’y raisonner, les négociants se communiquent toutes les affaires, tant du pays que de l’étranger.

Paris

5 Son but principal est le change et la marchandise, les expéditions, la fabrication, en revanche, on y trouve peu de grandes fabriques. Parmi celles-ci, il y a la fabrique du Sieur Julienne qui fait des draps écarlates et bleus. Il a une teinturerie dotée d’un privilège privatif pour teindre en écarlate ainsi qu’une manufacture de tapisserie. C’est un grand corps de maison dans lequel on exécute toutes ces opérations. Il n’y a d’habitation que pour les chefs, mais les ouvriers sont cependant obligés d’habiter dans le voisinage afin de pouvoir entendre le son de la cloche et se rendre au travail. Comme grands édifices, il y a également la manufacture de porcelaines et celle de l’imprimerie des toiles qui sont à Sèvres près de Paris. Dans le reste de Paris et de ses alentours, on produit toutes sortes de marchandises, mais chaque ouvrier travaille chez lui et, une fois qu’il a fait une pièce, il la porte à un marchand expéditeur et en reçoit tout de suite plus ou moins son argent : ainsi j’ai dit tout ce que l’on peut imaginer sur toute sorte de travail. Si l’ouvrier veut faire quelque fortune, il faut qu’il s’attache à inventer tous les jours quelque chose de nouveau et une fois l’invention faite, s’il veut la publier, il va chez le gazetier et, moyennant le paiement de cinq sols, il annonce son invention à toute la capitale et aux provinces.

6 Étant donnée la grandeur de la ville, la poste à pied, composée de cent cinquante hommes à pied, a été instituée pour la commodité de tout le Public, et principalement du commerce et des ouvriers. À chaque heure préétablie, cinquante partent du centre de Paris où se trouve la Grand Poste et ils tournent dans la ville vêtus de la livrée du Roi en claquant avec une Ténèbre qui indique que si quelqu’un veut écrire une lettre, adresser un petit paquet ou une somme d’argent, ceux-ci s’en chargent moyennant le payement de deux sous, et l’office de la poste en répond. Ce groupe fait son tour préétabli, puis se rend à l’heure déterminée pour son tour aux bureaux de la Poste. À la deuxième heure, cinquante autres partent ; ils remettent ce qui a été reçu et reprennent ce qu’on leur remet pour le ramener au centre et ainsi de suite. Il se fait à ce bureau sept levées par jour de sorte que quiconque écrit une lettre dans un angle de la ville a sa réponse au bout de trois heures. Cinquante autres sont affectés aux faubourgs et aux terres jusqu’à la première terre qui ait une poste ; pour eux, il y a une autre taxe en proportion, sans qu’ils puissent prendre un sous de plus que ce qui est

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taxé. Les offices, tant publics que privés, et en général tous les marchands fabricants et les ouvriers s’en servent. C’est un grand avantage spécialement pour ces derniers parce qu’ils ne sont pas détournés de leur ouvrage.

7 Les Académies sont immenses. Il est permis à toutes sortes de personnes de faire des académies et il est permis à chaque académie de se choisir un Grand comme protecteur pour présenter leurs projets qui sont acceptés ou refusés. Mais, acceptés ou refusés par le protecteur particulier, quiconque peut faire imprimer ses projets et les donner au public pour rechercher des associés. Ceux qui sont acceptés par des protecteurs sont envoyés au Bureau du Contrôleur général pour en attendre les grâces financières du souverain.

8 Dans toutes les villes de France relativement importantes pour le commerce, on a établi un lieu public pour la réunion des négociants mandatés afin qu’ils traitent de leurs affaires. À Paris toutefois, il n’y avait pas de [Bourse]. Elle a été établie seulement par Louis XIV Roi de France par un édit du 24 7bre 1724 [sic] car il avait reconnu l’utilité d’une telle affaire que l’on considère dans tant de pays avec une certaine indifférence. Cet édit, avec ses privilèges et ses règles, a donné un crédit et une fréquentation majeurs à toutes les autres [Bourses] du royaume.

9 En sortant de Paris pour prendre la route de la Normandie, la première fabrique que l’on rencontre est celle de Louviers, ville pas très grande mais peuplée. On y produit les draps les plus fins de France après ceux d’Abbeville, privilège royal concédé par le Roi au Sieur Vanrobest, fabricant originaire de Leyde où son entreprise est encore ouverte. Comme la manufacture de draps est presque partout identique, on indiquera en passant de manufacture en manufacture les petites variations qui existent, mais il est bon de commencer par une description de la manufacture des draps en général, pour en venir ensuite au particulier.

10 Si l’on aborde la manufacture des draps en général, il faut dire qu’avant qu’une pièce de drap ne soit conduite à sa perfection les opérations sont infinies. Nous pouvons toutefois nous en tenir aux quatre principales qui doivent obligatoirement être suivies par les autres bien que mineures, toutes par ailleurs utiles, nécessaires et indispensables, tant pour les draps fins que pour les ordinaires, et ce sont :

11 1° le choix de la laine, que l’on doit adapter selon sa finesse à la qualité du drap que l’on voudra faire

12 2° différentes opérations de lavage de la laine jusqu’au tissage de l’étoffe

13 3° les foulons

14 4° la rame des draps

15 5° les apprêts, la presse c’est-à-dire la tonte, article infiniment nécessaire, et la presse pour lui donner le lustre.

16 On sait que les laines de tous les pays viennent des moutons, qui se tondent tous au printemps, et pour cela on appelle la quantité que l’on recueille d’un mouton une tonte, c’est-à-dire une toison. Elle est emballée tas par tas, c’est-à-dire tonte par tonte, et elle doit ordinairement être du poids de 2 livres à peu près lavée en balle. De chaque tonte de chaque mouton doivent sortir trois qualités de laine, c’est-à-dire 1 A très fine, fine et deuxième choix. La première est le dos, la seconde, ce sont les cuisses et la troisième le ventre et la gorge de la bête, si bien qu’en Espagne où les laines sont plus fines que dans tous les autres pays, chaque bête donne une tonte des trois qualités de laine. Il y a ensuite les tontes de laines plus ordinaires qui pèsent bien plus, ce qui peut se trouver

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également dans les fines, mais cela vient du fait qu’elles sont plus ou moins purgées des saletés et du gras naturel de la bête.

17 La première opération que demande la laine est d’être lavée dans un panier immergé dans des eaux plutôt tièdes et molles que crues et gelées ; des hommes doivent la fouler au pied dans l’eau elle-même, puis on doit la mettre à sécher. Si ce sont des laines fines, elles doivent être séchées à l’ombre, si elles sont ordinaires ou inférieures, peu importe qu’elles soient séchées au soleil afin que l’opération soit plus rapide. Mais qu’elles soient d’une sorte ou de l’autre, il faut les plucher dès leur premier lavage, c’est-à-dire choisir à petites poignées et leur enlever toutes les saletés sèches qui s’attachent aux poils, autrement dans le second lavage tout se blanchit et on peut plus difficilement enlever toutes ces saletés. Une fois celles-ci enlevées, on peut faire les mélanges des laines pour les draps demi-fins et ordinaires en proportion de la qualité du drap que l’on souhaite fabriquer.

18 Lorsqu’on veut mettre la laine en œuvre, on doit la laver dans la fabrique pour la dégraisser totalement. Pour ce lavage, il faut un bain composé de deux tiers d’eau et un tiers d’urine : on doit le faire réchauffer de sorte que l’on puisse réussir à y tenir les mains et puis prendre un rubbo1 de laine à la fois et le battre très bien dans ce bain pendant un quart d’heure ; ensuite, il faut le mettre dans un panier plutôt long pour envoyer la laine encore chaude à la rivière et la faire laver très bien jusqu’à ce que l’eau sorte limpide du panier et que la laine ne sente plus l’urine. On reconnaît que la laine est bien purgée si, en en prenant un poing dans la main et en le pressant bien afin que l’eau sorte, la laine s’élargit naturellement d’elle-même lorsque l’on ouvre la main. Si l’on veut faire le drap teint en laine, on remet tout de suite cette laine humide au teinturier pour qu’il la teigne dans la couleur choisie avant de la mettre à sécher, sinon, on la met sur les perches à sécher en blanc. On fait de même après la teinture de la laine, en faisant bien attention qu’elle ne soit pas entièrement exposée aux rigueurs du soleil qui pourraient la réchauffer un peu trop. Il faut maintenir pour cela des ouvriers qui la surveillent et la retournent afin qu’elle ne fermente pas et qu’elle ne perde pas son nerf et son élasticité naturelle nécessaires pour les autres opérations.

19 On reconnaît qu’une laine est bien dégraissée ou purifiée à sa blancheur, à sa légèreté, et si elle ne sent pas mauvais. S’il manque une de ces trois qualités, il est nécessaire de répéter l’opération, mais pas avec la même quantité d’urine que la première fois : le bain doit être plus léger sinon il peut en découler d’infinis mauvais effets dans la fabrication du drap et il peut également en sortir des défauts après la fabrication et la presse de cette même pièce.

20 Après que la laine a été bien dégraissée, purgée, séchée, on doit la mettre sur une table de corde et la battre sur le côté et non perpendiculairement pour lui retirer toute la poussière et la laine courte, la diviser un peu plus et la faire gonfler de manière qu’elle absorbe plus également l’huile. Beaucoup la mettent avant encore dans un burat muni d’un manche avec des dents de fer pour la fouler davantage et en détacher la poussière. Tous, une fois battue, la font choisir et bien débarrasser à la main, par des femmes, de tous les rebuts et ordures qu’elle peut contenir. Elles doivent avoir une grande attention pour éviter tous les inconvénients que pourraient causer toutes sortes d’ordures, même en faible quantité.

21 Une fois la laine bien nettoyée et passée entre les mains de deux femmes avisées, elle est mise dans un baril de bois où elle est arrosée avec plus ou moins d’huile d’olive selon que la laine est plus fine ou plus ordinaire. On distingue bien si cette laine est

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destinée à être filée fine et forte pour la chaîne ou si elle doit être filée à bras ouverts pour la trame. Pour l’arroser, il faut la retourner deux fois avant d’être prise poignée par poignée et foulée pour la remettre à la première grosse carde qui est aussi un peu mouillée d’huile. Ensuite, elle doit être passée à deux autres cardes plus fines selon le travail que l’on veut faire. A la dernière carde, le cardeur la divise en petites quantités longues d’une paume et un peu plus grosses qu’un doigt pour la donner à la filature. Ces petits écheveaux, en se filant, s’unissent les uns aux autres. Il faut noter que les écheveaux destinés à la chaîne doivent être plus petits car ils doivent être d’un filé plus fin que celui de la trame. Une fois les écheveaux formés, ordinairement dans la chambre même de la filature, on les donne aux fileuses que l’on distingue partout entre celles de la chaîne et celles de la trame ; toutes sont payées également, bien que celles de la trame travaillent plus que celles de la chaîne. Les rouets sont semblables à ceux qui se trouvent ici : on verra, après cette description générale, ce qui diffère dans chaque pays. La chambre de la filature ayant rempli ses fuseaux de fil, il passe aux bavanoires pour être réduit en bobines. On commence ici à opérer une proportion qui donne la règle tant à la chaîne qu’aux petites bobines qui se font pour la navette. Une fois faites, on les met sur des vindo. On fait passer la laine filée qui est destinée à la chaîne sur de grandes bobines et la petite sur un petit instrument de canne qui doit entrer dans la navette. Tant sur ces bobines que sur la petite canne, on observe une proportion égale afin qu’en travaillant tout finisse en un point. Les petites canettes, placées dans un panier, sont portées à côté du métier afin que le tisseur puisse commodément en disposer.

22 On met les grandes bobines sur un petit chevalet armé de nombreuses et longues pointes de fer destinées à les recevoir et dont on prend toutes les chevilles (cavioni) que l’on attache à l’ourdissoir ; celui-ci est une bavanoire haute d’un trabut2 plantée en terre marquant les tours qu’elle doit faire pour parvenir à la mesure de la chaîne selon la longueur plus ou moins grande que le fabricant s’est proposé de donner à la pièce, selon la qualité plus ou moins fine ou ordinaire, en réglant tout cela en portées, ordinairement composées de quarante fils. Toutes ces portées sont unies ensemble quand on démonte l’ourdissoir pour composer la largeur plus ou moins grande du drap. Il faut préciser que la portée de quarante [fils] est divisée en vingt de demie portée pour lui donner le croisement du haut et du bas et pour pouvoir former la toile, afin que la chaîne puisse serrer la trame. Après que toute la chaîne est ourdie, on la démonte de l’ourdissoir en liant avec un gros fil le croisement et l’on unit les portées que l’on veut, ou bien portée par portée, et on va l’immerger dans la cuve à colle. On la sort en la pressant très bien afin que la colle puisse pénétrer tous les fils de la chaîne afin que le peigne, en frottant sur le métier, ne la fasse pas bourrer et qu’elle puisse soutenir les coups que le travailleur, c’est-à-dire le tisseur, est dans l’obligation de donner pour serrer la trame. La colle est composée d’eau et de rognures de peau bouillies ensemble le temps qu’il faut pour que les peaux fondent et incorporent l’eau. Ensuite, quand elle est bien incorporée, elle est passée afin qu’elle soit égale et sans ordure. Quand la chaîne est bien compressée, elle est doit être tordue de façon égale et être étendue en séparant chaque fil ; si certains sont rompus, ils doivent être ajustés pour pouvoir les faire passer facilement dans le peigne. Quand [la chaîne] est étendue pour sécher, elle doit être retournée deux ou trois fois afin qu’elle sèche de façon égale et que les fils ne restent pas plus collés d’un côté que de l’autre. Dès que la chaîne est sèche, elle passe dans la chambre des métiers pour être montée. Il est inutile de faire la description de l’installation de la chaîne car, tant en fil pour la toile, qu’en laine pour la toile du drap,

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qu’en soie pour les étoffes unies, c’est la même chose, si bien qu’on le voit tous les jours dans notre pays. S’il y a des remarques particulières, on les trouvera à leur place dans la relation. Ce qui est en général recommandé dans toutes les fabriques, c’est que le tisseur tiennent les chaînes des lisières très molles sur le métier afin qu’elles n’empêchent pas le drap de faire son opération naturelle dans le foulon. Aussi, si un drap avait les lisières très tirées ou égales au drap, serait-il mieux de les tailler afin de laisser la toile et le drap libres de se fouler. Le drap étant foulé, on recommande aussi de ne pas tirer, afin qu’il puisse donner à la carde le lainage nécessaire pour être mené à perfection. Une fois la toile faite, on doit l’enlever du métier pour la jeter sur la perche et l’examiner avec attention pour déceler les défauts à corriger avant de l’envoyer aux apprêts. Le patron de la fabrique examine la toile à la perche, puis il la donne à deux femmes qui la jettent sur une table fortement inclinée à la lumière du jour et lui enlèvent tous les groupes avec une paire de pincettes ; en enlevant les groupes, elles doivent faire très attention à ne pas rompre la chaîne parce que cela est sans remède ; en revanche, s’il s’agit de la trame, on peut encore y remédier en y passant des fils. Dès qu’elle est bien pluchée et nette, la toile doit être nettoyée des groupes détachés afin que, ne restant pas sur la pièce, ils ne provoquent aucun mauvais effet dans le foulon car toute chose, même minime, peut faire des trous dans la pièce. Une fois la toile de laine dans cet état propre, on l’envoie au foulon afin de la laver et de la dégraisser pour lui enlever aussi bien l’huile dont on a enduit la laine avant de la filer que la colle appliquée dans la chaîne afin qu’elle puisse résister aux coups du peigne lors du tissage. Il existe de très nombreuses manières de dégraisser les draps selon les pays, toutes différentes mais au fond très semblables. Au sein d’une même fabrique, les fabricants opèrent qui d’une façon, qui de l’autre et chacun fait selon son expérience : qui fait dégraisser son drap à force de le faire rester dans l’eau courante, en le tenant toujours ouvert et en le retournant toutes les deux heures, qui met toute sa pièce étendue dans le fleuve, qui le lave avec de la terre à force de bâtons, qui le met avec de l’urine dans les piles du foulon -beaucoup prétendent que la vieille urine est meilleure, beaucoup d’autres la veulent fraîche-, d’autres encore emploient seulement du savon ; certains veulent de l’eau écumante de savon, d’autres de la crème de savon, beaucoup, et surtout pour la draperie ordinaire, utilisent seulement de la terre car c’est la façon de dépenser moins, mais tous généralement recommandent de tout faire pour que la susdite terre soit bien pilée et dépourvue de tout grumeau, tant dans le dégraissage que dans le foulage. Les grumeaux, même en petites quantités, pourraient ruiner [le drap]. Quand un drap ou bien une toile est bien purgée, il doit être séché et remis à deux femmes avisées qui examinent avec attention s’il y a encore des groupes à enlever. Si les groupes se trouvent dans la trame, on peut les enlever à l’aide de pinces, alors que ceux de la chaîne requièrent plus de diligence car le foulon accommode plus facilement les trous de la toile qui sont dans le tissage que ceux qui sont dans l’ourdissage. Une fois débarrassée des groupes et de tous les corps étrangers qui ne soient pas de laine, la toile doit être très bien étendue et avec une petite brosse de racine forte, elle doit être nettoyée afin que les groupes de laines retirés ne restent pas sur la pièce car ils peuvent aussi déranger le fonctionnement du foulon. Dès que la pièce est bien nette, on peut écrire sur ses deux têtes ce que l’on veut, y apposer le nom du fabricant et ordinairement, dans les bonnes fabriques qui sont sûres de leurs opérations, on marque l’aunage auquel doit arriver la pièce perfectionnée. Toutefois, ceci n’est fait que par les meilleurs fabricants et pour les pièces de drap surfin uniquement, car on ne peut être certain que les opérations des autres types de marchandises puissent être justes et

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complètes et que la pièce ne diminue ou ne s’allonge pas. En effet, il n’est pas fréquent que l’on puisse contrôler que les ouvriers fassent chacun leur devoir sans le manquer pour arriver à ce point de perfection.

23 Comme il se fait trois sortes de qualités d’apprêts de draps en fonction du tissage et comme nous avons parlé en général au début, maintenant que nous en venons à l’opération du lavage, il convient de les distinguer afin de n’oublier aucune de ces opérations.

24 En premier lieu, on fait la toile du drap avec la laine teinte avant de la carder et de la filer : ces draps s’appellent véritablement teints en laine. Ils se produisent aujourd’hui tant en qualité ordinaire que fine, mais comme l’opération de teindre la laine avant de la filer est très coûteuse en soi-même et pour les autres opérations, surtout dans les lavages et les dégraissages qui risquent de rendre une pièce de drap défectueuse, les fabricants ont tellement augmenté les prix de cette sorte de draps afin de pouvoir se couvrir que cela était presque insupportable au public, surtout pour les draps ordinaires. Pour éviter le défaut des draps teints en pièce, lesquels à l’usage, surtout dans les couleurs fortes, blanchissent dans les coutures des habits, de sorte que les livrées des grands seigneurs restaient sales et ne faisaient pas leur effet au bout de deux mois, [les fabricants] ont adopté la solution de teindre la toile avant de l’envoyer au pilon afin que la couture ne devienne pas blanche à l’usage. Mais comme cette opération n’est pas aussi solide que la première, la couleur ne pouvant prendre aussi bien, d’autant plus que cette couleur est donnée avec les restes des autres teintures dans le but d’épargner la dépense, pour donner de la couleur à la laine, on les reteint ensuite après le foulage et après les apprêts que l’on fait à ceux qui sont en blanc pour les mettre en teinture.

25 On doit observer que cette toile que l’on doit teindre avant de l’envoyer au foulon doit être entièrement dégraissée de façon égale avec de la terre, afin qu’elle puisse prendre uniformément la teinture. Certains se servent d’un peu d’urine, pour faire plus vite, mais très souvent, les [draps] restent tachés si bien que dans ce cas, il est mieux de choisir l’opération plus longue mais plus sûre. Cette sorte de drap doit être absolument foulée avec de la crème de savon uniquement et en essayant de tenir le drap en lisse, c’est-à-dire en égalité de lisières, parce que la laine ayant subi cette teinture, il n’est pas aussi aisé de la faire revenir à la rame, si bien qu’un foulon expert doit sortir deux ou trois fois de la pile son drap pour le lisser avec ses mains pour que la pièce entière ait la même largeur et qu’elle ne se foule pas plus en un endroit qu’en un autre et afin qu’elle puisse avoir sur la rame toutes ses forces égales et puisse soutenir tous ensemble les apprêts nécessaires.

26 Dès qu’un drap est bien nettoyé et dégraissé, on le met dans la pile en le pliant en rond pour le fouler. Selon la qualité de la laine du drap, on prend plus ou moins de crème de savon et on la pèse. On prend un quart de la dose totale et on la mélange dans trois sceaux d’eau chaude : ceci s’appelle l’eau blanche. Ainsi prépare-t-on doucement le drap à être foulé de façon égale. Après un certain temps, on le sort de l’eau pour vérifier s’il n’a pas de mauvais plis qui pourraient causer un foulage inégal et entraîner le durcissement du tissu qui risquerait alors d’être troué. Une fois retiré de la pile, [le drap] doit être tiré par les lisières quand on le replie afin de le remettre de façon égale dans la pile. On commence alors à mettre la crème de savon pure, en arrosant avec de l’eau chaude : on met un tiers de la crème de savon préparée pour la pièce de drap que l’on doit fouler, en examinant si elle se foule plus en un endroit qu’en un autre,

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pour charger davantage de savon l’endroit non foulé. Passé un certain temps proportionné où l’on voit que la laine est prête au foulage, on retire le [drap] une troisième fois, on l’examine et on le replie en rond avec les mêmes précautions qu’avant et on le remet dans la pile avec le reste de la crème de savon. Au lieu que les marteaux au début vont doucement car la pièce de drap est faible, on les fait aller à toute force pour réchauffer la laine de sorte qu’elle puisse se fouler et se serrer au degré de perfection requis. Le foulonnier doit veiller à ce que la pièce tourne de façon égale en lui faisant passer la quantité d’eau suffisante pour la refroidir et la travailler jusqu’au degré convenable et n’y reste que le temps nécessaire afin qu’elle ne se foule pas plus que de besoin. Pour savoir si le foulage se déroule correctement, le foulonnier doit prendre un morceau de ce drap entre les dents : s’il en sort une liqueur comme de la crème, tout va bien, mais s’il en sort de l’eau simplement blanche, c’est le signe que le drap est d’une qualité de laine difficile à fouler. Dans ce cas, il doit ajouter de la crème de savon afin d’aider l’opération. Dans le cas où le drap ne veuille pas se purger avec l’eau, on y ajoute de la terre et, une fois celle-ci bien incorporée, on jette de nouveau de l’eau claire jusqu’à ce que la terre s’en soit toute allée, et que le drap reste parfaitement nettoyé […]

27 Comme le savon est cher, on se sert pour les draps ordinaires d’urine qui fait aussi très bien l’affaire, même pour les draps fins que l’on veut mettre en teinture bleue ou noire. Elle est introduite maintenant petit à petit. Quand le drap a été un certain temps dans la pile, on le lisse et on le remet en ajoutant dans la pile un seau d’urine et deux livres d’huile, qui, unis et bien battus, forment un savon encore plus fort que le savon lui- même parce qu’il agit plus rapidement. Mais ce procédé ne donne pas au drap un toucher aussi doux. Il doit être nettoyé et dégraissé avec de l’eau et de la terre dans la pile du foulon et ensuite jeté à la rivière pour finir de le laver avec des bâtons. Dans les caisses de lavage du foulon, on met les draps teints en noir ou en bleu afin de faire pénétrer davantage la couleur et afin qu’ils ne déteignent pas. Pour ce lavage, on met de la terre déjà mouillée, et, si cela ne suffit pas, un ou même deux jusqu’à ce que la teinture soit tellement incorporée qu’en frottant le drap avec du tissu blanc il n’y laisse plus aucun signe de couleur.

28 Le fabricant doit avertir le foulonnier et se mettre d’accord avec lui sur la qualité de son drap afin que celui-ci sache comme se régler en le travaillant au foulon, procédé si substantiel pour faire un bon drap, car presque toutes les autres opérations dépendent de celle-ci. Pour cette raison, de bons foulonniers sont nécessaires pour bien conduire une fabrique et leur habileté est plus que nécessaire parce qu’un foulonnier habile sait de différentes manières si la laine est vieille ou si elle est jeune, et ainsi dans tous les autres cas il peut perfectionner les opérations précédentes lesquelles sont bien souvent corrigées par l’habileté du foulonnier.

29 Un drap bien foulé est comme un amas de fils de laine si étroitement mariés ensemble qu’on ne les distingue pas et, bien que de laine fine, il n’est pas doux et est un peu dur. Il a toute la substance, mais il n’a encore aucun embellissement. Il est alors mis dans les mains de ceux qui l’embellissent qui s’appellent les presseurs. Ils font les opérations de lainage, tonte et apprêt. Ces opérations bien faites couvrent et corrigent beaucoup des défauts d’un drap ; mal faites, elles gâchent et détruisent un drap en le rendant hors d’usage. Ainsi un drap sorti du foulon est donné au tondeur : celui-ci l’étend sur deux perches sous lesquelles [se trouve] un récipient d’eau dans lequel il maintient plus ou moins d’eau selon le besoin, il trempe bien le drap dans l’eau et puis il fait enlever la

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laine du drap à l’aide de chardons et de deux bons travailleurs à bras ouverts. Les meilleurs chardons sont ceux qui ont un crochet fort et pour cela dans les pays de fabrique on en sème dans les champs les plus maigres et arides, car cette plante aime beaucoup le sec : plus ces chardons naissent au sec, meilleurs ils sont. Les chardons sont meilleurs que les cardes de fer à cause de leur élasticité naturelle, on les monte sur un bois comme dans notre pays. On utilise moins d’eau en proportion de la force du drap, de sorte qu’à la moindre faiblesse du drap, si le travailleur n’est pas attentif à le tenir bien imbibé d’eau, il risque de le gâcher. L’usage de ces chardons est d’utiliser d’abord les chardons les plus faibles avant d’en venir aux plus forts et pour cela, chaque travailleur a à côté de lui un râtelier avec sept ou huit étages, ce qui correspond au nombre de degrés dont on carde le drap. La première carde qu’il prend est la plus usagée et ensuite, un peu à la fois, par sept degrés, il va jusqu’à la nouvelle. Toutes les fois que l’on carde un drap, la première que l’on utilise est rejetée et on fait remonter les chardons neufs ; la nouvelle qui a servi six fois devient la première dont le travailleur doit se servir pour ce fait. Les deux travailleurs doivent ajuster le drap à la hauteur à laquelle leurs bras peuvent arriver afin de tirer des coups qui aillent aux genoux sans trop plier leurs corps et en tirant les coups de façon égale. Ils doivent finir le coup là où ils l’ont commencé afin que la pièce puisse être lainée de façon égale à l’avant du drap. Le travailleur doit avoir une carde dans chaque main, tant dans la droite que dans la gauche, l’une garnie de chardons et l’autre vide. Tous les deux doivent avoir la même force dans la compression des chardons pour retirer la laine afin que [le drap] soit bien lainé sur le devant. Le fabricant doit avoir à l’œil cette sorte de travailleurs afin qu’ils lainent les draps bien humides et non pas secs, car quelque fois le travailleur épargne de l’eau sur le drap pour faire plus vite et met sans remède le drap en péril. Beaucoup mettent le drap sur une seule perche avec deux croix garnies, ils le lainent des deux côtés. Le travail est fait plus rapidement mais pas avec toute l’exactitude demandée, surtout pour les draps fins. Dans ce cas, les croix ou manches de cardes doivent être garnies toutes les deux. Près des maisons des cardes, il y a deux travailleurs, l’un grand et l’autre petit : le grand monte les chardons sur les croix de chardons utilisées et l’autre nettoie les chardons de la laine qui y reste avec une espèce de peigne et les bat pour en faire sortir l’eau afin qu’ils sèchent plus rapidement et que les chardons conservent leur force pour le premier service que chacun doit faire en son temps.

30 Une fois le drap lainé, ils le passent à la lumière pour voir si la pièce sort son poil de façon égale, puis ils le mettent à sécher. Une fois bien sec, ils lui donnent la première tonte avec de grands ciseaux qui ne coupent pas trop. Dès qu’il a reçu cette première tonte légère, ils le renvoient au foulon pour le laver une dernière fois afin de pouvoir le dégraisser à fond et le purifier également du savon si jamais il en restait un peu. Revenu du foulon, il est mis dans l’eau et il est bien mouillé, puis on le laisse couler pour ensuite le reporter sur la perche ; il est ensuite lainé avec des chardons ni usagés ni tout à faits neufs, en tenant le juste milieu. Il est très travaillé parce qu’il doit sortir le poil plutôt un peu long, puis il est porté au tondeur afin qu’il le tonde avec de bons ciseaux à fond deux fois. Puis on prend le drap, on unit ses lisières pour lui donner la dernière carde en se servant de chardons neufs. Il faut dire que le drap doit toujours être maintenu imbibé d’eau afin qu’il puisse soutenir la force des chardons. Si le drap est teint en laine, il est plus vite regarni et tondu, mais si le drap est blanc, il faut davantage de travail, tant pour une opération que pour l’autre. Le contremaître laineur ayant contrôlé que le drap est suffisamment lainé, il l’envoie aux tondeurs et ceux-ci le

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tondent selon le besoin. Il y en a à qui trois tontes suffisent et d’autres qui, pour être conduits à la perfection, doivent l’être jusqu’à six fois. On donne parfois jusqu’à douze tontes aux draps qui doivent rester blancs. Ceci est l’art du tondeur qui doit reconnaître en tondant quand la tonte est parfaitement égale.

31 Les draps pour l’armée ne sont pas très tondus, mais dès qu’ils ont reçu la première tonte, ils sont lainés et, ainsi lainés, on doit les passer au foulon afin que le poil qui est totalement ouvert se croise bien. Cette opération fait que le drap n’est pas sensible à la pluie et de meilleur abri au soldat. Puis on lui donne une seconde tonte pour le renvoyer à la troisième qui n’est pas très vigoureuse, car il n’est pas nécessaire qu’un drap de soldat soit brillant, mais il est nécessaire qu’il soit bon et adapté aux intempéries qu’il doit souffrir.

32 Les ustensiles et les tables des tondeurs sont les mêmes que l’on utilise ici au Piémont, à la seule différence que le dernier ciseau qui sert une fois à tondre un drap sert pour la seconde tonte et quand il a servi pour la seconde, il sert pour la première, et pour la dernière on utilise des ciseaux frais et bien coupants. A chaque tonte, on doit étendre le drap sur une table en présence du fabricant pour examiner s’il n’a pas de défaut causé par cette opération. Ces défauts sont des choses que l’on doit marquer, car ils sont corrigibles d’une tonte à l’autre et c’est pour cette raison que, dans toutes les fabriques, les tondeurs sont dans la maison du fabricant, car on ne se fie pour cette opération d’aucun contremaître, les propriétaires voulant être eux-mêmes témoins de cette opération si essentielle.

33 Pour relever le poil lors de la première tonte, on se sert d’une espèce de peigne de fer, à la seconde d’une lame non coupante, à la troisième certains se servent du frottement de la main un peu humide de salive, d’autres d’une brosse de crin bien doux.

34 Un drap qui a reçu la troisième tonte est bien examiné sur la table par le fabricant, puis, pour le rendre parfaitement égal dans ses lisières et le faire très bien sécher, il est envoyé à la rame qui est formée à la campagne par de grands piliers plantés en terre traversés de barres de bois. À partir des trous libres des piliers, la barre supérieure se tire seulement en avant et en arrière tandis que l’inférieure, en plus de se tirer en avant et en arrière, se hausse et se baisse selon le besoin et s’arrête au terme nécessaire avec une cheville de fer. Ces barres sont garnies, à intervalle de quatre, de crochets dont la pointe regarde le ciel sur la barre supérieure et la terre sur la barre inférieure. On présente la pièce de drap à cette rame, on tire sur les deux têtes pour les rendre égales en longueur puis, à l’aide de deux cordes, on la pose sur les barres. Ensuite, pour égaliser la largeur, on l’attache à ces rames (les inspecteurs étant présents) et quand elle est attachée de tout son long, on pose la barre inférieure en ligne droite avec les chevilles et les travailleurs tirent le poil tout également avec une petite brosse. Cette opération sert aussi pour nettoyer le drap qui sèche dans cette position ; le soleil, en le réchauffant, le rétrécit de façon égale. Beaucoup de fabricants de mauvaise foi le tirent en longueur quand il est bien réchauffé. Il n’y a rien qui endommage plus une pièce de drap, mais ce dommage n’apparaît pas à la vue mais à l’usage. C’est un tort fait au marchand qui l’achète pour le détailler car ce drap étiré se rétracte dans son état naturel dès qu’il y a un peu d’humidité. Dans tous les pays de fabrique bien réglés, il y a un mesureur juré pour éviter cette fraude : s’il la reconnaît, il en réfère à l’inspecteur qui doit lui mettre le plomb et par conséquent examine la mesure avec le numéro de la pièce à son état naturel. Dans les terres d’empire aux frontières de la Hollande et de Liège, où chaque fabricant est maître de faire ce qu’il veut et où il n’y a pas de

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règlement pour les fabriques, les fabricants eux-mêmes étant les inspecteurs, j’ai vu un drap de 100 canne en atteindre 150 de longueur : une fois perfectionné dans les apprêts, personne ne pouvait s’en apercevoir à moins de l’examiner à la grande lumière où l’on voyait les dommages subis. Une fois le drap revenu de la rame bien sec, on lui donne sa tonte de revers, si cela n’a pas encore été fait. Il faut aussi la lui donner de façon égale parce qu’à la vente le revers est une bonne recommandation pour l’endroit et il favorise beaucoup la vente d’une pièce.

35 Dès qu’il est tondu pour la dernière fois, le drap est de nouveau examiné, d’habitude par des femmes qui, avec leurs pinces, le nettoient des groupes et choses internes, et, avec la petite brosse, de la poussière. S’il y a quelque trou, elles le bouchent avec une aiguille et de la soie et si la corde est découverte en quelque endroit, elles la recouvrent avec un petit chardon, bref elles raccommodent au mieux qu’elles le peuvent. Mais comme dans cette visite, tout ce qui s’accommode et se raccommode est au détriment du tiers, les fabricants de bonne foi avertissent les acheteurs de ces défauts bien raccommodés par un fil sur la lisière afin que ce fil instruise le détaillant et le tailleur qui l’écarte de la coupe du vêtement afin qu’il ne soit pas dommageable à l’usage à celui qui l’a acheté pour s’habiller.

36 Une fois le drap bien examiné, le presseur l’étend sur une table inclinée à la lumière du jour, puis un ouvrier le travaille avec une planche pas très pesante mais très rêche du côté où elle doit travailler le drap car on y étend de la colle ; cette colle est bien poudrée avec de la limaille de fer également bien répartie et bien sèche. À force de repasser cette planche à deux mains comme une brosse à cheval sur le drap, le poil s’arrange tout au long de la pièce et, avec une petite brosse, on enlève la poussière du drap. Beaucoup, surtout dans les draps fins, prennent une brosse à cheval au poil fin et pas très consistante et commencent à frotter le drap pour lui enlever la poussière, puis avec cette même brosse inclinent le poil tout au long de la pièce. Certains font toute cette opération à sec, d’autres laissent aller quelques petites gouttes d’eau pure et d’autres encore mettent dans cette eau un tout petit peu de gomme. Cette opération ne sert à rien d’autre qu’à incliner le poil du drap de façon égale pour le préparer à recevoir le lustre. Ceci fait avec légèreté, on prend le drap en évitant de le frotter et on l’étend sur une longue table pour le plier, en unissant les deux lisières afin de le disposer à être mis en presse muni de ses cartons, comme nous le verrons après. De la pièce où l’on plie le drap, on le donne roulé au presseur et on le laisse ainsi roulé et préparé pour la presse jusqu’à ce qu’il faille l’expédier et alors on le met sous presse.

37 Les presses sont faites comme les nôtres, mais alors que les vis des nôtres sont de bois, elles sont généralement de fer ainsi que le tournevis et l’âme qui doit la régler au motif que cela presse plus fort. Ils pressent à froid les draps noirs et écarlate pour ne pas leur donner autant de lustre, ce qui serait préjudiciable à leur couleur. À l’endroit du drap, ils mettent un carton très fin et bien lissé. Ces cartons sont faits de papier, c’est-à-dire une feuille coulée l’une sur l’autre comme l’on fait les cartes à jouer et lissés. De la même manière, ils mettent un carton également lissé mais plus fort et plus ordinaire à l’envers du drap. Les cartons doivent être de la largeur dont doit être la pièce une fois pliée et il ne doit pas être plus long que la largeur de la moitié du drap afin que les lisières, qui sont toujours plus fortes que le drap, restent en dehors du carré de la pièce et n’empêchent pas la compression de la machine. Une fois ajustée la pièce de drap avec ses cartons, ils la mettent sur une planche de bois dure et ils la portent sous la presse et ainsi pièce par pièce de sorte que chaque pièce est au milieu de deux planches de bois.

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Une fois installées les pièces qui peuvent tenir sous la presse, elle est bien serrée. Les draps restent sous cette pression deux jours : on les prend alors pour changer les cartons afin que la partie du drap qui était sur la côte du carton soit au milieu, en permettant ainsi de presser le drap de façon égale, puis on le remet sous la presse et on le laisse plus ou moins, selon la qualité du drap et des laines que l’on travaille. Ensuite, on le sort de la presse et on le remet sous une autre presse légère qui est en bois afin de les pontare. Une fois pontato, on le remet dans son sac de toile ou enveloppe de toile cousue bien étroitement afin que le drap soit bien serré ; puis on remet une pièce après l’autre sous la presse légère. Au fond de la presse, il y a une planche avec deux canaux et chaque deux ou trois pièces une autre planche mais, alors que sur la planche de dessous les canaux regardent vers le ciel, ceux de la planche de dessus sont tournés vers la terre, et puis on les comprime une nouvelle fois dans la presse. Ces canaux entaillés sur les planches servent pour passer les cordes qui doivent lier bien étroitement les draps pour la formation de la balle. Au moment de l’expédition, on les sort et on les couvre de deux toiles ordinaires en mettant de la paille entre une toile et l’autre pour les garantir contre les intempéries de la route lors du voyage.

38 En ce qui concerne les draps colorés, tant unis que mélangés, ils doivent être préparés à chaud, car la superficie du drap doit être satinée si bien qu’une fois les cartons placés, on met sur le fond de la presse une fonte ou des plaques de fer chaud, mais pas trop, et on répète la même opération entre chaque pièce. Certains posent la planche de bois sur la fonte, d’autres au contraire ne l’utilisent pas et mettent divers cartons usagés et, suivant la même règle que pour les draps noirs, les draps prennent un beau brillant. Il faut savoir que dans les presses à chaud, le drap est laissé en presse jusqu’à ce qu’il soit bien refroidi. Dans de nombreux autres lieux, on se sert des tôles de fer fortes : on en met alors une au début, une au fond, et l’autre au milieu de la pièce d’une chaleur modérée, toujours pourtant au milieu de deux cartons. Certains pressent les draps à sec et d’autres humides ; qui se sert pour les humidifier d’eau pure tandis que d’autres, qui veulent donner un fort lustre, se servent d’eau adjointe de gomme arabique -ces derniers sont ceux qui restent tâchés quand ils vont dans l’eau-. Ceux qui pressent les draps humides les laissent deux ou trois jours une fois humidifiés avant de les mettre en presse afin que l’humidité se communique à toute la pièce de drap afin qu’elle prenne son lustre de façon égale dans toutes ses parties. Une pièce de drap qui sort de la presse est presque toujours bien carrée, bien pliée, toutes les lisières en sont égales et, ce qui s’appelle en terme de fabrique, bien gaufrée. Ceci est un signe qu’elle sort des mains d’un fabricant diligent et attentif. D’ordinaire cette pièce est parfaite dans toutes ses parties et d’habitude elle a été soignée dans toutes les opérations, les unes comme les autres si nécessaires pour la formation d’une bonne et belle pièce de drap, mais toutes les règles générales souffrent leurs exceptions.

39 En ce qui concerne la main-d’œuvre, les teintures sont égales partout. Comme cet art dépend entièrement du savoir de l’habile teinturier, la vue oculaire ne sert pas et il faut un apprentissage et difficilement seuls les teinturiers nés sont habiles, c’est-à-dire ceux qui ont commencé dès leur enfance à pratiquer une telle profession. En effet, il n’existe pour cet art aucune règle fixe parce que le moindre accident fait varier la règle, la substance étant, non les drogues, mais le climat, l’air et l’eau. Tous les jours on voit une opération faire des effets différents d’un pays à l’autre. Tous les pays ne sont pas d’accord sur ce point, et chacun s’en tient aux essais réalisés et, en fonction de leur réussite, se forme un système qui sert de règle pour conduire son œuvre à sa bonne fin.

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40 Une règle générale que les fabricants ont prétendu instaurer est que pour les draps écarlates, il faut une eau vive, molle et courante, comme celle qui se trouve naturellement à Paris à la fabrique, c’est-à-dire à la teinturerie du Sr Julienne appelée Gobelins, et pour le noir, une eau grasse et pâteuse, de sorte que dans les pays où cette eau n’est pas naturellement grasse, chaque fabrique a un récipient dans lequel on fait séjourner l’eau avant de la faire passer dans la cuve et en proportion de la qualité acquise dans cette stagnation, on augmente ou on diminue les drogues. Le Sr Julienne a le monopole exclusif de l’écarlate avec plomb d’or. Il fait deux sortes de couleur écarlate. Il teint d’une qualité pour tous ses clients et cette teinture prend le nom du lieu où elles sont teintes : elles s’appellent écarlate des Gobelins. Il en fait ensuite une autre qualité qui est beaucoup plus belle et qui est appelée Julienne ; elles portent le nom écrit en tête de la pièce. Pour celles-là, il fait fabriquer le drap lui-même et il prétend que ces pièces sont plus belles parce que la fabrique lui est propre, mais en réalité, il y a beaucoup de draps de Sedan meilleurs que ceux du Sr Julienne, mais personne n’égale le Sr Julienne pour la couleur. La raison en est que si le Sr Julienne doit teindre trente pièces de différents particuliers, il prépare le bain et sur les trente pièces qui doivent être teintes, il en met six des siennes qui entrent toujours en premier dans les bains. Il est donc naturel qu’elles prennent la fleur de la couleur et que les écarlates du Sr Julienne aient une couleur davantage de feu et par conséquent plus brillante. Il faudrait aussi parler en général de la fabrication des petites étoffes, mais cela viendra ville par ville dans lesquelles elles se font et pour cela nous commencerons par passer dans la première fabrique de draps en sortant de Paris en allant en Normandie qui est Louviers.

Louviers

41 Louviers est une ville pas très grande dans laquelle la population est considérable et les bons particuliers sont tous fabricants. Les fabricants de quelque renom étaient au nombre de 18 avec chacun sa raison sociale, mais ils sont à présent réduits à 9 à cause d’une société qui en comprend 10. Une patente du roi concède à cette union le privilège de mettre leur raison sociale, c’est-à-dire celle de la société de Louviers, sur la tête du drap avec un plomb particulier et la lisière différente des autres particuliers de la même ville, avec privilège perpétuel en leur faveur tant que dure la société. Cependant tous les fabricants qui travaillaient les draps de basse fabrique se sont mis dans cette union. Il y a ici aussi d’autres petits particuliers qui font une pièce de drap et prennent le nom d’un autre fabricant dont ils tirent le prix de la toile, en laissant à celui dont ils ont pris le nom le soin de la faire finir. N’ayant convenu aucune soumission et comme ils travaillent sous le nom d’un autre, ils contreviennent à l’obligation de l’autorisation pour fabriquer ; cette sorte de fabricant n’a rien à faire avec l’inspecteur parce leurs métiers à tisser ne sont pas indiqués à l’inspection générale.

42 La ville de Louviers consiste en une grande rue avec beaucoup de rues latérales. Sur la droite de cette grande rue, il y a une rivière qui est bordée tout le long des maisons des fabricants et il est permis à chacun de faire un pont devant sa maison pour traverser de part et d’autre de la rue et de se faire des caissons ou lavoirs pour les draps à côté de sa maison. Tous doivent contribuer au nettoyage en proportion du site qu’occupe la maison ou l’édifice et tous dans le même temps, de sorte que tous les ans, ils se réunissent pour fixer et déterminer le jour du nettoyage et constituer un fonds confié à

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l’inspecteur qui est sur les lieux et qui est payé sur le fonds du registre des draps. Lors de cette réunion, ils fixent également le prix pour les ouvriers et surtout pour les fileuses, c’est-à-dire celles qui filent la laine pour tous les particuliers. L’intendant de la province préside ce conseil et l’inspecteur y rend compte des informations obtenues par les autres inspecteurs des autres fabriques de la même province. L’intendant a le prix courant des autres fabriques et il préside seulement pour éviter que les fabricants et l’inspecteur ne portent préjudice aux pauvres gens. Une fois cette taxe fixée, elle ne se publie pas, mais elle passe comme un accord entre les fabricants de manière que ceux qui ne veulent pas filer au prix convenu ne filent pas, mais comme ils ne peuvent vivre sans travailler, tout le monde travaille et ne se lamente pas du prix convenu. Les fabricants ont leur habitation sur le devant des édifices et la fabrique derrière. Ils ont une pièce près de l’eau pour l’atelier de la laine, une autre avec un tonneau pour le dégraissage de la laine. En haut de la maison, il y a les séchoirs pour les laines et comme presque toutes ces maisons ont un jardin, dans ce jardin il y a un petit pré à usage de la fabrique. Près du tonneau de la purge de la laine, il y a un autre récipient pour teindre la laine qui, une fois teinte, passe dans une autre pièce où se trouve le baril de l’huile. Dans la même pièce, il y a les cardeurs et un contremaître qui doit répondre de la laine qui y entre et la distribuer aux fileuses auxquelles on expédie un billet dont le contremaître tient un double pour le donner au patron. Celui-ci reçoit le fil de laine et le pèse afin de payer la fileuse ; à l’aide du billet reçu, il examine son compte et, au début de la semaine, quand il n’a pas reçu la laine confiée aux fileuses par le contremaître de filature, il envoie chercher le compte ; en cas de vol de la laine, l’inspecteur en décide sommairement et verbalement sans aucun coût. De l’atelier du fil, la laine passe aux ourdissoirs dont une bonne part sont dans la maison. Mais comme beaucoup de métiers sont aussi en dehors de la maison, les travailleurs propriétaires des métiers ont aussi leurs ourdissoirs et pour cela la distribution de la laine se fait au poids et une fois la toile faite, elle est restituée avec bonification de la colle employée par le travailleur pour coller la chaîne de la pièce. Lorsque la pièce est restituée en toile, le patron l’examine et la donne à la chambre du lavage afin qu’en la jetant dans la rivière, on la dégraisse pour pouvoir l’envoyer au foulon. Ici à Louviers, les fabricants s’écartent de la règle générale pour le dégraissage des pièces : ils les laissent dégraisser dans l’eau courante, puis ils les roulent et les mettent dans la pile du foulon, en laissant sortir l’eau afin que le drap se purge. Ils ferment ensuite la pile et commencent l’opération du foulon avec la crème de savon comme dans la règle générale. Les foulons sont en dehors de la ville, il y en a deux publics, les autres sont particuliers aux fabricants. Exceptée l’opération de la carde qui se fait dans une pièce à côté de celle du lavage pour la commodité de l’eau, toutes les autres se font au deuxième étage de la maison. Au-dessus du deuxième étage, il y a des greniers dans lesquels logent les contremaîtres et leurs familles. Ils logent aussi quelques bons travailleurs qui attendent de devenir contremaîtres et ceux-ci mangent un peu de viande de mouton, de porc, mais la nourriture quotidienne des autres petits travailleurs et fileuses est constituée de pain, de pommes de terre et de la bière comme boisson. En ce qui concerne la filature, on travaille le plus en hiver parce qu’ils doivent travailler la campagne dans les autres saisons, bien que dans ces temps-là aussi ils travaillent. Il y a bien peu de mendiants parce qu’on les renvoie et on les envoie travailler. Ceci étant de l’intérêt de tous les particuliers est devenu pour cela général.

43 Presque toutes les ventes sont pour le terme de l’année comme il se pratique dans tout le royaume de France : ils donnent à chaque 20 aunes de draps une aune de

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bonification, un pouce en plus de l’aune officielle et aussi l’escompte de 6 % à la ponctualité du payement ; ils expédient aussi bien la pièce entière que des demi-pièces.

44 Les rouets des fileuses sont comme dans la description générale à la différence que le fuseau est soutenu par une corde de jonc et la corde de la grande roue est une grosse corde de violon et la roue a un manche qui reçoit le coup pour filer, les autres en étant dépourvu, la fileuse donnant un coup de main aux fuseaux de la roue. Ils disent que les roues munies d’un manche tournent plus fermement car, recevant le coup dans le manche placé au centre de la roue, la roue tourne plus en équilibre et par conséquent le fil est plus égal et filé avec la même proportion. Les ailettes sont soutenues par deux autres petites ailettes qui soutiennent les premières afin qu’elles ne bougent pas, et cela aussi est fait pour donner plus d’égalité au fil de laine.

45 La façon de purger les draps dans l’eau courante fait que les draps conservent toujours un toucher doux, mais les fabricants sont soumis à beaucoup plus de risques en dégraissant dans le foulon, car si le drap pour une part flotte, comme il est teint en laine, le savon mange radicalement la couleur ou bien si, pour un temps, l’eau devient trouble, et qu’ils ne sont pas attentifs à la retirer du bain, [la pièce] se tâche.

46 Pour les presses, ils se servent ici de cartons très fins et ils utilisent des tôles de fer chaudes pour réchauffer la presse : ils en mettent une sur le fonds et puis une tous les cinq plis, en laissant le drap dans la première presse deux fois 24 heures et jusqu’à quatre fois 24 heures dans la seconde. Une fois la presse froide, le drap y reste encore un jour. Ici ils pressent le drap à froid sans eau et sans gomme et c’est pour cela que les draps de cette qualité conservent ce doux toucher de laine. Dans les opérations suivantes, ils suivent la règle générale de toutes les autres fabriques.

47 Andelys

48 Peu distante de Louviers se trouve la fabrique des Andelys. On y travaille les draps de la même manière, à la différence, dont ils ne savent même pas eux-mêmes à quoi elle peut tenir, que les draps double broche réussissent mieux que ceux de Louviers. L’une comme l’autre sont dans l’obligation de travailler des laines de première sorte d’Espagne, en faisant la chaîne des lisières de leurs draps avec des laines du pays ; on voit cette qualité de drap sur la feuille à part au n° I sur laquelle il y a un échantillon indiqué A et l’autre B, la première est de Louviers, la seconde des Andelys.

49 Elbeuf

50 A cinq lieues de Louviers, il y a Elbeuf qui n’est pas plus long que Louviers, mais beaucoup plus grand et par conséquent il contient le double d’habitants avec beaucoup de petites maisons dispersées dans les campagnes qui, tant dans la ville qu’en dehors, sont toutes faites de bois et de boue sèche qu’ils appellent Plâtre avec bien peu de briques sur les façades et pour la formation des escaliers. La direction des fabriques est la même qu’à Louviers à la différence qu’ils travaillent ici des laines de seconde et troisième sorte et qu’ils purgent leurs draps au foulon ayant par ailleurs de l’eau qui passe à côté et dans la ville, mais elle n’est pas aussi courante que celle de Louviers. Le fleuve a un lit plus profond et pour cela l’eau est moins limpide, d’autant qu’ils la tirent en de petits étangs près de leurs maisons chacun pour l’usage de son édifice.

51 La distribution de chacun des édifices en particulier est la même qu’à Louviers à la différence qu’ils n’ont pas tant d’exactitude dans la fabrication, si bien qu’à force de faire de mauvais draps, la fabrique allait tous les jours en décadence. Mais à la fin du mois de septembre dernier, ceci étant venu à connaissance du Grand Conseil, les

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inspecteurs ont été changés de façon à leur faire suivre les ordres donnés pour la constitution de la fabrique. On a fait une nouvelle revue de tous les métiers battants et les inspecteurs ont reçu l’ordre d’essayer de mettre peu à peu en œuvre ceux qui étaient sans travail au motif qu’il n’y avait plus de vente, en obligeant les maisons les plus importantes à s’en charger afin de remettre la fabrique dans l’état initial. Les inspecteurs ont reçu l’ordre de ne plus plomber les pièces qui ne sont pas bien travaillées et, pour la bonne foi publique, de marquer lors de leur visite les défauts sur la lisière au cas où les propriétaires ne l’aient pas fait comme c’est leur devoir.

52 Dans ce temps, la maison du Sr Lefevre a exposé que vu le peu de vente, les métiers susdits ne pouvaient s’employer pour un tel article sans un grave dommage pour les fabricants, car la marchandise serait restée invendue. Elle promettait pour cela de s’en charger à condition qu’on lui donne le privilège, pour lui et ses successeurs, pour les articles de nouvelle invention qu’il présenterait au Conseil. Au vu de cette représentation, le Conseil a regardé les échantillons des articles de nouvelle invention fournis avec les certificats des inspecteurs et a dit qu’il ferait connaître ses intentions.

53 Le Sr Lefevre a d’abord présenté un échantillon de droguets de Silésie (indiqué sur le papier par la lettre A) à la mode de ceux de Reims, mais beaucoup plus forts, travaillés avec des laines d’Espagne ordinaires et rayés de deux couleurs différentes ; deuxièmement d’autres échantillons de droguets ordinaires indiqués par la lettre B : ceux-ci sont travaillés à la chaîne de fioretto et tissés avec des trames de laines du pays mélangées aux restes des laines de rebut d’Espagne ordinaires ; troisièmement, deux autres échantillons de demi-draps appelés draps d’été travaillés avec une chaîne de soie et de laine surfine (la trame d’Espagne) indiqués par la lettre C. Ces trois échantillons ont été pris en considération ainsi que la demande de privilège du Sr Lefevre, mais étant donnée la maxime générale de ne plus concéder de privilège exclusif d’aucune sorte pour ne pas enlever cet avantage aux peuples, on a répondu au Sr Lefevre que le roi ne voulait absolument plus concéder de privilège exclusif, mais que pour le stimuler on lui aurait concédé 3 francs de bonification pour chaque pièce sur soie vendue à l’étranger et 1.10 franc pour tout droguet à la mode de ceux d’Angleterre qu’il aurait vendu à l’étranger, avec un plomb et une marque pour distinguer ceux qu’il ferait en tant qu’inventeur des autres, au cas où il s’en ferait ; et, pour gratification supplémentaire, on faisait de son frère un inspecteur de la manufacture de Carcassonne avec 5/M livres de salaire. Ledit Lefevre s’est mis à travailler ses pièces pour obtenir les patentes de privilège pour la bonification de sortie des états dont on attendait qu’elle soit publiée d’un jour à l’autre.

54 La qualité de ces draps se retrouve à la page n° 2 : ils sont, comme je l’ai dit, travaillés de la même façon que ceux de Louviers, à la seule différence qu’avant de les mettre en presse ils les humidifient et ensuite ils les laissent trois jours afin que l’humidité se répande également pour ensuite les mettre en presse. Pour les humidifier, ils les allongent sur une planche et, dès qu’ils sont humides, ils les plient en deux pour ensuite les mettre en pile pour les plier avec les cartons ; ils se servent aussi de cartons fins et de tôles de fer tous les cinq plis. D’ordinaire, ils n’en pressent pas moins de six à la fois dans ces fabriques et, en cas de besoin, ils envoient chercher chez les autres fabricants de quoi remplir la presse, se restituant cette main-d’œuvre réciproquement sans pouvoir prétendre aucune rémunération.

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Rouen

55 Il y a quatre lieux pour aller d’Elbeuf à Rouen : on y vient sur la Seine en barque en payant cinq sous par personne et cette barque part tous les jours et retourne de même tous les jours. On y va également par voie terrestre par de mauvaises routes traversant des terres médiocres. Ils se servent des plus mauvaises terres pour semer les chardons avec lesquels ils cardent ou lainent les draps. Cette semence de chardons doit être semée au printemps, elle est ensuite transplantée en automne et protégée des rigueurs de l’hiver en la couvrant de paille. Au printemps suivant, ils en prennent le fruit, en laissant quelques plantes venir à maturation complète pour pouvoir en retirer la semence. Le plus haut de ces chardons étant trop fort pour carder les draps, ils le vendent et l’expédient pour lainer les chaussettes et les autres servent pour l’usage des fabriques de draps. Dans ces terrains caillouteux (giarini), ils sèment le grain alternativement une année et l’autre non. L’année où ils sèment le grain, ils sèment en même temps un petit grain qui ne produit rien d’autre qu’une plante d’herbe dont ils se servent pour la teinture en jaune, mais comme pour que cette herbe arrive à maturité il faut deux ans, la première année ils prennent la récolte de grain et la deuxième celle de l’herbe pour faire le jaune. Une fois traversée une grande colline presque toute garnie de bois on arrive dans les faubourgs de Rouen, pas très grands et presque entièrement peuplés d’ouvriers : un très grand nombre de ces habitants filent le coton et ce faubourg est fourni de tout le nécessaire sans avoir besoin de la ville. Dans ce faubourg se trouve la fabrique de velours tant uni que rayé (velours uni A). Les noirs se fabriquent comme ceux de soie, en les taillant sur le métier et ceux incanaliti [côtelés ?] se taillent une fois le velours fait en faisant passer dans les incanaliture [côtes ?] un petit fil de fer ayant sur le fond un petit canif (temperino) qui est très fin et qui, en rentrant, élargit comme la pointe d’un canif (temperino) avec lequel d’ordinaire on taille les plumes à écrire (velours rayé B). Le directeur de cette fabrique est le seul à Rouen, il conserve encore le privilège exclusif de travailler et a le droit de donner la permission à qui veut travailler et il la donne à condition que ceux qui travaillent prennent chez lui la matière première et mettent sa marque sur toutes les pièces fabriquées.

56 La chaîne de ces velours (comme à la lettre B) est de coton, c’est celle que l’on lève et où l’on croise le fil de fer. Elle est de gros coton selon la longueur dont on veut que soit formé le ras du velours, lequel, par le moyen d’un petit engin taillant qui passe sur le dernier fil de fer, donne le velours rasé, quelque p. [ ?] il reste côtelé (incanalito). La maison de cette fabrique n’est pas très grande et, pour former ces velours, il y a une pièce dans laquelle on choisit les fils de coton en proportion de la finesse dont on veut faire le velours. Il y a un petit portique qui sert d’ourdissoir pour ourdir la chaîne avec diverses petites maisons à un seul étage où se trouvent les métiers et deux pièces pour les apprêts, lesquels consistent à tailler les velours rayés, comme à la lettre B, et une autre dans laquelle aussi bien ceux qui ont été coupés avec le canif (temperino) qu’on appelle côtelés (canaliti), que les unis, sont tondus avec une paire de ciseaux pour leur retirer les petits poils de coton que la taille a fait sortir et qui rendrait le velours inégal si on les laissait. Le coton pour les velours surfins s’utilise teint et pour les ordinaires en blanc, la pièce étant teinte une fois faite. Ils utilisent pour cette teinture un léger mordant afin que la teinture puisse tenir. La composition de ce mordant est ce qui constitue le grand secret de cet article. Dans la même fabrique et de la même façon, on

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fait également les peluches indiquées à la lettre C : elles ont le poil de soie et la trame qui soutient le poil est de coton.

57 Les velours, tant unis que rayés, ont une petite demie aune de hauteur et la pièce est longue à peu près de dix-huit ou vingt aunes. Les unis sont aux prix de [ ?] jusqu'à 14 lires l'aune, les rayés de sept à huit lires l'aune, et les peluches à partir de sept et même plus selon qu'elles sont plus ou moins fortes en poil de soie. Ils font également des molletons en coton, mais tous croisés et aucun lisse, ayant pour règle générale que tout ce qui est croisé doit être monté sur le métier avec une double chaîne.

58 Il y a également dans ce faubourg une fabrique de faïence ordinaire, et toutes les teintures pour les cotons et les fils de lin et de chanvre qui servent pour toutes les autres manufactures que nous allons maintenant voir.

59 Les maisons de ce faubourg sont toutes de bois et de plâtre avec quelques pierres pour la façade et dans les lieux où doit séjourner le feu, de sorte que pour former une maison, ils commencent par faire un squelette de travées pour ensuite le remplir de plâtre ou de pierres, selon le besoin.

60 De ce faubourg, on passe sur la Seine grâce à un pont bien long de barques qui est toujours flottant, surtout quand la marée monte et descend, ce qui advient deux fois toutes les vingt-quatre heures et parfois elle est si forte qu'elle inonde tant du côté de la ville que du faubourg. Ce pont s'ouvre deux fois par jour pour laisser sortir les barques [bateaux ?] qui doivent partir et celles qui doivent entrer dans le port. Au-delà du pont, il y a un grand quartier tout au long de la Seine, où se trouvent tous les vaisseaux tant ceux qui sont au chargement que ceux que l'on décharge. Les plus gros chargements sont ceux de grains et de vivres, et ces vaisseaux amènent des plombs, des laines d'Espagne et d'autres produits semblables. Il y a tout le long des magasins qui servent pour le déchargement et de petites maisons de bois pour les commis des fermiers généraux qui exigent les droits et les taxes que les marchandises doivent payer. À mi-hauteur de cette rue, se trouve la Bourse découverte pour l'été. Il y en a une couverte en ville pour l'hiver et les jours de mauvais temps qui est installée dans une maison construite exprès près de la route du port, et les tribunaux marchands, tant maritimes que terrestres, se trouvent également dans cette maison.

61 Quand quelqu'un qui n'a pas le temps de séjourner a un chargement à vendre, pour l’écouler économiquement, on en fait une vente publique annoncée par le moyen d'un billet affiché dans la Bourse. Le courtier reçoit et publie les propositions reçues tant ensemble que séparément pendant trois jours successifs et la vente reste aux derniers et meilleurs offrants tant séparément qu'ensemble sur la seule assertion du courtier.

62 La ville est très grande, il y a quelques maisons de briques avec quelques pierres, mais la majorité des maisons sont de bois et de plâtre. La ville est très peuplée de toutes catégories de personnes. Il y a un parlement car elle est capitale de la Normandie, sa juridiction s'étendant aussi aux autres provinces voisines.

63 La plus grande partie du commerce de cette ville est dans les mains des commissionnaires qui achètent à toute heure pourvu qu'ils trouvent le prix bon. Il y a deux sortes de commissionnaires, ceux qui achètent en gros des chargements entiers de toutes espèces, et d'autres qui achètent de petits lots en proportion des ordres qu'ils reçoivent. Les uns et les autres font le change selon leur besoin. La fabrication de cette ville et de ses alentours consiste en articles de laine, toiles de lin et toiles de coton, et pour cela on peut dire qu'il y a des fabriques. Pour le reste, il y a des ouvriers de tous

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les autres genres mais de peu d'importance, ce qui ne manque cependant pas de faire un nombre de marchandises infini.

64 En ce qui concerne la draperie, on fait à Rouen des draps, mais bien peu à cause des autres fabriques voisines, de sorte qu'il ne se fait dans tout le territoire qu'une centaine de pièces par an. Leurs principaux articles en matière de draperie sont les ratines, les molletons ou espagnolettes et les couvertures appelées catalogne. Les ratines qui sont indiquées par la lettre D sont aussi un objet de la fabrication de Rouen bien qu'elles ne se fassent pas à Rouen, mais dans un village ayant pour nom Darnétal, distant d'une demi-lieue de la ville et où se trouve le gros de la fabrication de toute la draperie. Elle se fait avec les mêmes règles qu'au Piémont, selon les édits de Louis XIV sur lesquels ont été copiés ceux du Piémont, avec cette seule différence que les draps de Rouen se fabriquent avec des laines de seconde et de troisième sorte d'Espagne et ceux du Piémont avec des laines de seconde et troisièmes sorte de Rome, selon les édits, et à présent avec des laines de toutes sortes. Les filés de ces ratines doivent être filés et foulés modérément, de sorte que plus le filé est fin plus la frise doit être belle, chaque fil, tant de la trame que de la chaîne, devant former son nœud dans la frise. Il se fait des ratines ducret et Robon : les ducret sont larges 1 1/4 et les Robon deux ras, tant les couleurs fortes que les colorées. La laine des ratines doit être filée dans la même proportion que celle des draps, à cette seule différence qu’alors que la trame des draps doit être filée large, celle des ratines doit être un peu plus resserrée, n’ayant pas à être foulée autant que doit l’être un drap. En ce qui concerne la tonte, elles ne doivent pas être autant lainées et tondues : alors qu’un drap doit être tondu deux ou trois fois après le dernier lainage afin d’être bien ras, les ratines sont envoyées après la première tonte à la teinture et, après les avoir lainées encore une fois légèrement, elles doivent être envoyées bien sèches à la frise dans laquelle elles reçoivent leur dernier apprêt.

65 Ici les ratines sont toutes dégraissées avec de la terre dans le foulon et foulées avec de la crème de savon. S’il y a des difficultés dans le foulage, ils ajoutent de la terre mêlée à de l’eau chaude afin qu’elles se réchauffent plus vite et qu’elles puissent se fouler plus vite et avec une plus grande économie de dépense, parce qu’étant une marchandise ordinaire, elles ne peuvent soutenir de fortes dépenses.

66 Les ratines, tant d’une qualité que de l’autre, doivent être croisées afin qu’elles puissent soutenir davantage la fatigue, car elles doivent servir à des usages plus forts que les draps, et le fabricant doit faire en sorte qu’elles aient plus de force que de vue pour s’adapter à l’usage parce qu’elles doivent servir à des gens ordinaires qui doivent se procurer davantage l’utile que l’apparence, n’étant pas en état de renouveler leur dépense aussi fréquemment pour se vêtir.

67 Un autre article, et le plus important qui se fasse dans la draperie de Rouen, sont les espagnolettes ou molletons portant le nom de la ville ; on les retrouve sur le papier indiqués par la lettre E. Il s’en fait de deux sortes, l’une croisée et l’autre lisse, c’est-à- dire en toile. Les croisées sont faites comme les ratines mais avec moins de portées, travaillées avec un fil filé très large, pas très battu sur le métier, légèrement foulé, très bien lainé mais toujours lainé dans l’eau afin qu’il se soutienne. Les lisses doivent être faites comme l’on fait la toile de la même façon que les croisées. Cet article doit être fait de laine d’Espagne fine bien choisie et bien purgée. L’essentiel est de le faire d’un fil égal afin qu’il puisse se lainer régulièrement. Il y a des fabricants qui leur donne une tonte et ceux-ci sont plus beaux à la vue, mais la plus grande partie n’est absolument pas tondue et ce genre de marchandise doit être dégraissé et foulé entièrement au

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savon parce que le plus grand usage que l’on en fait est en blanc et pour cela il faut qu’il ne perde rien de sa blancheur, autrement la vente de cet article serait très pénalisée.

68 On fait également des molletons de coton, ayant éprouvé que le coton se foule au foulon mais, comme on les laisse avec une chaîne forte et plutôt serrée, à l’usage, ils deviennent durs. La douceur superficielle leur est donnée grâce à la carde, à force de les regarnir en coton. Les uns comme les autres sont blanchis au soufre. Chaque fabricant a un cabinet spécial pour ce blanchissage : il a une porte seulement par laquelle ils entrent pour étendre les pièces, une fois le soufre allumé, ils ferment cette porte en obturant les fissures avec de la terre grasse, c’est-à-dire du plâtre, et ils laissent la marchandise deux fois vingt quatre heures avant de lui laisser prendre l’air.

69 Ils font une infinité d’autres étoffes et, comme le coton uni à la soie peut soutenir davantage que la laine, ils ont imaginé, pour multiplier l’ouvrage, de se servir de celui- ci pour lier toutes les étoffes de soie qu’ils font. C’est ainsi que les peluches pour doublure d’habits indiquées par la lettre C sur le papier ont le poil de soie et sont liées de coton.

70 Les deux échantillons indiqués par la lettre F et G sont entièrement de coton et c’est une toile de coton dont on fait un très grand usage pour la doublure des habits de drap. Elles se font toutes comme celle indiquée par la lettre G en écru. Si on les veut colorées, on les donne à la teinture et elles prennent très bien toutes les couleurs à l’exception du noir et de l’écarlate. Si on veut les blanchir, on les blanchit comme on le fait pour la toile de lin, mais le coton prend plus facilement le blanc que la toile de lin car il est déjà blanc par nature. Ils en font également de toutes blanches en soie comme celle indiquée par la lettre L, et pour faire celles-ci, ils blanchissent d’abord le coton avant de s’en servir pour tisser la chaîne de soie.

71 Ils font également les chamoises de soie et de coton : il y en a des rayées tant en lignes de satin qu’à lignes de fleurs de soie, d’or et d’argent. Dans celles de satin rayées, la soie est mélangée au coton par le tisseur, tant dans la trame que dans l’ourdissage. Celles rayées à fleur sont travaillées au lacet comme on fait les étoffes de soie de brocart : le lacet est situé à côté du métier de façon à ce qu’un garçon, tirant un fil à la fois, expédie au tisseur le dessin sans qu’il s’en aperçoive. Celles qui sont à bochetti avec de l’or et de l’argent sont brodées, comme on le voit mieux sur les échantillons indiqués par la lettre H à côté desquels on voit le prix de chaque étoffe selon que le dessin est plus ou moins riche.

72 Ils se servent aussi du coton pour la trame des moelles qui sont indiquées sur le papier par la lettre I, celles-ci sont de la largeur d’une demie aune, comme le sont également les grisettes de soie et de coton indiquées par la lettre M. Pour les ouvragées, ils se servent de fil pour leur donner plus de corps et afin qu’elles puissent prendre les passati avec un plus grand lustre. Toutes ces étoffes sont pressées à la calandre, laquelle est faite comme celles qui chez nous servent pour la presse des mocaliate reteintes. Ils donnent également avec celle-ci l’onde aux moelles du pays. Pour celles ornées de quelques fleurs d’or et d’argent, ils se servent du cylindre parce que la calandre n’aurait pas la force nécessaire pour comprimer la petite quantité d’or et d’argent qui compose la fleur. Les cylindres sont deux rouleaux de métal qui tournent l’un sur l’autre : en tournant l’étoffe passe entre eux et est lissée. Ces deux rouleaux prennent leur mouvement d’une grande roue qui tourne avec une force supérieure et donne un mouvement égal aux deux rouleaux composant le cylindre.

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Darnetal

73 À Darnetal, il y a aussi une infinité de fabriques de couvertures dénommées « catalogne » . Ces couvertures sont tissées avec des fils très gros filés avec la laine aussi ouverte qu’il est possible et foulées de la même façon que les draps. On en fait de trois qualités dénommées fines, mi-fines et ordinaires. Les largeurs sont de cinq et sont marquées par des barres de couleur bleue. Chacun établit sa règle qu’il confie à l’inspecteur. Chacun a la liberté de commencer par le numéro qu’il souhaite : par exemple, celui qui veut marquer la plus petite avec le n° 1 en proportion est obligé d’aller jusqu’au 5 sans pouvoir diminuer la largeur destinée de la première qualité jusqu’à la cinquième. Supposons que la couverture la plus petite soit donnée comme numéro 1, les couvertures devront être des [largeurs et longueurs] suivantes :

n° largeur longueur

1 1a3/4 1a1/4

2 2a 1a1/2

3 2a1/4 1a2/4

4 2a1/2 2a

5 2a3/4 2a1/4

74 À Darnetal, il y a aussi une importante teinturerie à la direction de laquelle se trouve un certain Lambert qui a très grande réputation dans toute la France. Il a le privilège de teindre de toutes les couleurs sur l'étoffe qu'il lui plaît, et il peut également teindre en écarlate sans pourtant pouvoir apposer le plomb doré que met le Sr Julienne de Paris. Il a deux neveux qui font le même métier, et, interrogé par moi sur le ton de la conversation, s'il aurait envoyé travailler en dehors de l'État l'un de ses élèves, il me répondit oui, pourvu qu'il y trouve son compte. Il m'a assuré qu'ils sont en état de teindre comme lui toutes sortes d'étoffes et, de fait, ce sont les neveux qui travaillent à la direction de cette teinturerie, le Sr Lambert étant un homme déjà âgé qui ne peut plus beaucoup travailler. Mais, comme au début lui seul a fait marcher cette teinturerie, il conserverait avec lui, pour promouvoir les intérêts de sa famille, le plus jeune qui, avec son assistance, serait en état de succéder à ses privilèges ; le premier, plus fort et plus vieux, il l'établirait dans un autre État afin que tous deux puissent travailler plus librement.

75 Dans les alentours des campagnes de Rouen, on fait toutes sortes de toiles tant en pur lin uni et rayé, qu'en sempiternel à fleur, à bochetti en toile unie de coton, rayé, tant en fin qu’en ordinaire, de toutes sortes qu’on sache imaginer. Comme les fabricants ne sont pas très éloignés de la ville et qu’une fois leur pièce faite, ils ont besoin de l’argent et que s’ils devaient dépendre des expéditeurs, ils ne leur donneraient pas toute la bonne justice que l’équité demande, la ville a fait construire pour cela une grande maison qui sert à de multiples usages publics. Dans cette maison, il y a une grande galerie à trois nefs, chacune large de deux trabuts à peu près et longue au moins

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comme notre place du château, qui s’appelle la halle ou le marché. Ce sont les inspecteurs de la ville qui ont les clefs de cette galerie et elle n’ouvre au son de cloche que le jour de marché qui est le vendredi de toutes les semaines, le matin de six heures à dix heures : qui a acheté tant mieux, sinon il faut que chacun sorte et attende le vendredi suivant pour les opérations qui restent à faire. Dans la même halle, se trouvent six taulassi de 5 aunes de long qui servent pour les mesures publiques. Ceux qui achètent la marchandise sont obligés de les faire mesurer, ils paient un liard par aune et c’est au vendeur de le payer. On ouvre cette halle seulement durant quatre heures afin que les acheteurs se dépêchent de faire leurs affaires et que les fabricants ruraux aient le temps de retourner chez eux. On commence à acheter à l’intérieur à la lumière de la chandelle parce qu’il ne fait pas encore jour. Quand je l’ai vu, il y avait dans toute dans cette halle plus de six millions de marchandises et, selon ce qu’ont dit les mesureurs, il s’est vendu ce matin-là pour un million et demi environ pendant les quatre heures qu’a duré le marché.

76 Une fois la marchandise mesurée, elle est envoyée au domicile des acheteurs, et le vendeur en sortant de la galerie va directement recevoir son argent avec la déduction des escomptes prévus dans les règlements publics, car il est impossible à cause du monde qui passe et repasse de faire aucun paiement (dans la halle). Ceci oblige tous les étrangers qui veulent acheter à se munir d’un expéditeur connu qui leur fournisse sa maison pour le dépôt des marchandises afin que le fabricant sache où aller prendre son argent, et pour cela ils prennent 2 % de provision. Mais il est bien vrai qu’en leur payant l’emballage, ils expédient la marchandise à destination. Le jour de marché, une fois sortis de la halle, ils s’en vont tous à la Bourse où se font les assignations pour les paiements et où se donnent les commissions pour le marché suivant, chacun selon son besoin, ou, surtout, selon les commissions reçues de l’étranger. Si quelqu’un veut sortir la marchandise qui reste invendue, il faut qu’il profite des quatre heures d’ouverture de la halle, sinon il ne peut plus la prendre ni la voir jusqu’au marché suivant.

77 Comme le port de Rouen est l’entrepôt pour toutes les marchandises des provinces de cette capitale, les marchands et les fabricants viennent à la Bourse de toutes les provinces, surtout ceux d’Elbeuf et de Louviers qui viennent régulièrement trois fois par semaine pour l’achat de leurs laines et pour négocier leurs fonds. La Bourse de Rouen a comme prérogative qu’un homme ayant fait faillite ne peut plus y rentrer jusqu’à ce que toutes les dettes ne soient payées. Cette loi vaut tant pour les hommes que pour les femmes, étant permis aux uns et aux autres d’aller à la Bourse. Cette bourse jouit également de tous les autres privilèges et prérogatives dont jouissent les autres du même état selon les ordonnances du Grand Conseil. Les courtiers « placés » sont obligés de se retrouver pour rendre compte des commissions qu’ils ont reçues d’un jour à l’autre s’ils ne l’ont porté de bonne heure chez les négociants, afin que ceux-ci puissent savoir à la Bourse à quoi s’en tenir.

78 Il y a aussi une sorte de banquiers qui d’habitude ne fait pas autre chose que de recevoir les lettres de change des négociants, mais ce sont des lettres qui doivent encore courir un certain temps. Ils leur compte leur argent moyennant un demi pour cent par an, mais il faut que ces lettres soient acceptées sur les places de France. De cette façon, les fabricants dans le besoin peuvent bénéficier de leur comptant sans avoir besoin d’emprunter d’argent.

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Aumale

79 De Rouen, je suis parti pour Amiens par une route pas très bonne et, à mi-chemin, j’ai trouvé la terre d’Aumale où, tant dans la Terre que dans ses alentours, on fait trois sortes de saies indiquées sur le papier par la lettre AA. La plus légère est appelée avec le nom du lieu et les autres « façon de Londres » et « demi Londres ». Toutes les trois sont fabriquées de la même façon avec les laines du pays, elles sont croisées, c’est-à-dire travaillées avec des chaînes à trois portées doubles, le nombre des portées dépendant des largeurs désirées. Au fur et à mesure qu’ils les veulent plus fortes, ils se servent de filés plus gros et plus larges pour la trame et ils les font rentrer au foulon. Selon qu’ils les veulent plus consistantes, ils les lainent avec la carde et leur donnent une seule tonte tant d’un côté que de l’autre. S’ils veulent les blanchir, ils les blanchissent au soufre comme on l’a déjà dit des articles de laine de Rouen, et s’ils veulent les teindre, ils les teignent et ensuite les pressent comme toutes les autres saies, un peu humides au milieu de cartons chauds pour ensuite les mesurer et les plier.

Amiens

80 De Aumale, je suis venu à Amiens, capitale de la Picardie. Le territoire de cette province abonde de grains, elle est par conséquent très peuplée et s’active à un point qu’on ne peut exprimer. Ils font ici des draps, des saies, des camelots et d’autres petites étoffes, comme on le voit sur le cahier des échantillons. La ville abonde d’eaux courantes mais, comme ces eaux ne sont pas très claires et par conséquent par très bonnes à boire, ils ont établi douze fontaines dans la ville pour la commodité publique ; c’est une eau qui passe en dehors des murailles qui leur fournit l’eau. Pour ce faire, ils ont construit une grande maison dans laquelle se trouve une pompe qui tire l’eau dans un baril à une hauteur supérieure à celle de toutes les maisons de la ville ; de ce baril, elle passe dans un autre situé un pied plus bas par le moyen de douze conduits, l’eau descend de façon continue jusqu’aux fontaines qui donnent continuellement une eau très limpide, bonne et de toute perfection, de sorte que c’est la meilleure qui soit dans ce département de la France.

81 Il y a de très belles promenades et quatre lieux publics pour le divertissement des ouvriers. Tous sont garnis de promenades d’eau tirée de la Somme qui passe près d’Amiens et comme cette eau corrodait d’un côté et de l’autre et endommageait beaucoup ici et là, ils ont choisi un circuit de dix lieues et y ont créé de petites îles entourées d’eau. Ils retirent de ces îles tous les légumes nécessaires à la ville et ses alentours. Quand l’eau n’est pas très haute, surtout en été, ils s’en servent de promenades. La ville a pour cela des barques pour le passage et d’autres pour aller charger les légumes et les transporter en ville. Cette eau traverse la ville de deux côtés, d’un côté pour arriver aux prairies, de l’autre pour les transports, tant de victuailles que de marchandises et de voyageurs pour Abbeville, y ayant pour cela une barque qui part trois fois par semaine.

82 Le total des maîtres fabricants est de 1500, dont 1000 sont en ville, chacun avec ses métiers battants, 200 commissionnaires qui font toutes sortes d’expéditions et 300 patrons à la campagne. Les travailleurs sont dix mille : avant de pouvoir travailler des draps comme patron, il faut posséder un fonds suffisant et avoir travaillé dix ans comme ouvrier. La fabrique est distincte en deux classes appelées de grande et de petite

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navette. La grande est celle qui fait les camelots fins qui doivent être larges d’un ras et un quart ; toutes les autres étoffes que l’on fait sont de petite navette et elles ont une demie aune de large, à quelques pouces près.

83 Pour les camelots surfins, tant de poil que de laine, il n’y a aucune filature, car ils tirent presque tous leurs fils de Hollande. La Hollande est leur intermédiaire surtout pour ceux de poil, car les poils ne peuvent sortir de Turquie s’ils ne sont pas filés.

84 Les camelots se font comme on fait la toile. Les balles de filés arrivent brutes dans les magasins, on les teint en pelotes, comme on le fait pour la soie qu’ils tirent teinte, lustrée et assortie en couleurs de Lyon.

85 Les bonnes patronnes ont leurs magasins auxquels les hommes confient les filés tant de laine que de poil en brut, et ils leur comptabilisent au poids. Elles doivent les teindre et préparer ces filés pour la fabrication des camelots, selon les modèles que les hommes leur donnent pour les couleurs. Les femmes font monter les chaînes pour les donner aux travailleurs et elles leur donnent les bobines de trame pour la formation de ces camelots. Les hommes ont l’inspection sur les métiers qu’ils visitent pour voir si les ouvriers travaillent selon leur devoir. Une fois la pièce faite, elle est rendue au magasin des filés, où elle est examinée par les travailleurs afin d’enlever les gros et de réparer à l’aiguille les défauts qu’ils peuvent avoir. Ensuite, elles les font ainsi passer en écru au magasin des hommes en contrepartie des filés qu’elles ont reçus, de telle sorte que le magasin des femmes ayant reçu mille lires de filé, elles doivent restituer aux hommes autant de poids de camelot ou de toute autre étoffe. La facture des camelots est payée à la mesure, c’est-à-dire autant par aune, de sorte que ce sont les femmes qui payent toute la main-d’œuvre de fabrication de la pièce, sans que les hommes ne s’en mêlent, les femmes étant toujours intéressées à la moitié des bénéfices qu’ils retirent. Il reste aux hommes le soin des apprêts et de la finition de la pièce, l’écriture, la correspondance et le retrait des crédits, le soin de leurs fonds, la correspondance pour l’achat des matières premières, ainsi que le paiement des ouvriers pour les apprêts.

86 Les filés des camelots sont tous égaux, en proportion de la finesse qu’ils désirent, comme le filé de la toile. Le seul soin qu’ils ont est de faire servir pour la chaîne l’une des qualités les plus fines de fils, et ils se servent pour la trame de celui qui n’est pas si fin. L’opération de teinture du fil des camelots est la même que celle de la soie : d’abord purgé dans le savon, le fil est ensuite teint en bobines comme l’on fait pour la soie. Une fois le camelot donné aux hommes roulé en cru, ils mettent les pièces à part et leur donnent les apprêts au fur et à mesure qu’ils doivent les expédier.

87 La première opération de l’apprêt d’un camelot est de le laisser infuser dans l’eau fraîche et claire pendant trois ou quatre heures pour ensuite le faire bouillir dans la même eau pendant une demi-heure, ensuite ils le mettent bien étendu sur un rouleau pour lui faire prendre un bon pli et l’élargir sur les lisières, afin que l’une ne dépasse pas l’autre et afin qu’il soit égal tout du long, puis ils l’étendent dans un grenier que les apprêteurs ont en haut de leur maison afin qu’il puisse sécher. Ils ont pour cela des greniers avec de très larges fenêtres afin que l’air puisse y entrer et faire sécher doucement [les étoffes]. Mais il est nécessaire de fermer ces fenêtres pendant la nuit pour les défendre des éventuelles intempéries auxquelles on ne pourrait pas remédier. Il y a dans ce grenier un travailleur qui ne fait pas autre chose que d'enlever les camelots des perches afin que la portion qui est sur la perche puisse sécher de la même façon que le reste qui pend, parce que si on le laissait sécher sur la perche, la portion

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qui y est posée pourrait prendre une couleur différente et tous les dix ras, il y aurait une barre de couleur plus foncée dans le camelot.

88 Quand le camelot est presque sec, ils le retirent des perches et le portent au brûloir. Ils le roulent de nouveau de façon bien égale et l'étendent sur un rouleau de bois qui se trouve au fond de cette machine. Ensuite, ils prennent la tête du camelot et la passent au travers d’une échelle aux barreaux de fer bien lisses ; ces barreaux de fer, au nombre de dix, sont situés l'un en haut et l'autre en bas, à l'exception des deux derniers qui sont tous les deux en haut. Ils attachent [la pièce] à un autre rouleau qui est au fond de la machine, laquelle est large de huit palmes, du côté opposé au premier barreau sur lequel le camelot a été roulé ; puis ils mettent sous les deux barreaux du haut un récipient distant de deux palmes de ces barreaux supérieurs et plein de charbon allumé. Le rouleau sur lequel le camelot doit venir passe sur les deux barres supérieures sous lesquelles se trouve le récipient de feu ardent à deux manches faits asivignoba. Deux travailleurs sont postés à ces deux manches pour faire tourner le rouleau rapidement afin qu’en passant sur le feu il ne se brûle pas, mais que seuls se brunissent les petits poils qu’un camelot peut avoir pour être bien rasé et égal. Au rouleau inférieur, sur lequel se trouve d’abord le camelot, il doit y avoir un travailleur afin que le camelot parte bien étendu et avec un mouvement égal des deux côtés. Cet apprêt, qui se fait pièce par pièce, sert, nous l’avons dit, à brûler les poils, mais aussi à réchauffer la laine afin qu’elle puisse se resserrer et donner l’égalité de corps nécessaire au camelot. Ces travailleurs doivent être trois personnes bien habiles et attentives parce que s’ils ont la moindre inattention et ne font pas l’opération avec toute la vitesse nécessaire, la pièce de camelot est immanquablement brûlée tant il faut que le feu soit ardent.

89 [La pièce] est passée deux fois successivement à ce brûlot afin qu'elle soit passée des deux côtés, puis on la laisse refroidir sur ce même rouleau afin qu'elle puisse prendre la consistance nécessaire. Ensuite, ils l'enlèvent du rouleau et ils la passent sous un mango qui est une machine dont nous nous servons pour imprimer l’onde. Le mango va en avant et en arrière, mais là-bas il va toujours en avant afin que l’étoffe prenne un peu de lustre sans avoir aucune onde. Pour cela, ils ont un grand rouleau de bois qui permet de reculer le mango sans qu’il comprime le camelot en venant en arrière. Il y en a également qui ont un cylindre qui comprime peu, mais qui sert seulement à donner le lustre nécessaire. La dernière opération est de les plier avec des feuilles de papier un peu fort pour les mettre sous un tour de presse, pour ensuite les changer et plier la pièce pour l’expédier. Les camelots de bonne qualité sont pressés secs, mais les mauvais fabricants les pressent un peu humides et ils les humidifient avec de l’eau de gomme : ce sont des camelots très lustrés et durs au toucher, tout ce qu’ils ont, c’est un peu de vue, mais ils ne valent rien à l’usage.

90 Le travail pour les camelots est le même pour tous, mais la finesse et la bonté dépendent de la matière première et de la finesse du filé. Le camelot qui se trouve sur le cahier indiqué par la lettre A est fait dans la volonté d’imiter ceux de Turquie nommés Angora, mais comme ils ne peuvent pas avoir les poils aussi fins qu’en Turquie car l’exportation en est interdite, ils se servent de la soie pour faire la chaîne et du lin fin filé de poil (Poel) pour la trame, mais comme le Poel a une grande élasticité qui abat la soie et la force, ils sont de très peu d’usage et se coupent très facilement.

91 La seconde qualité de camelot à poil, indiquée par la lettre B, est nommée « façon de Hollande ». Ce sont des travaux à poils très fins, c’est-à-dire de la qualité la plus fine qu’ils puissent avoir. Mais ils n’osent pas les passer sous le mango pour leur donner

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lustre et douceur parce qu’ils craignent de les endommager. Pour cette raison, ils restent rêches et se coupent très facilement à l’usage.

92 Le travail le plus important d’Amiens est la troisième qualité de camelots à Poel, indiquée par la lettre C. Ils sont travaillés avec un poil ordinaire mais filé fin, afin qu’il puisse se soutenir. Chaque fil de poil est uni avec un fil d’organsin qu’ils prennent très fin, car plus l’organsin est fin moins il pèse, et il leur suffit qu’il abonde en longueur.

93 Les camelots appelés demi-soie se font également de la même façon, indiqués par la lettre D. À la différence des premiers, indiqués C, où il y a du poil et de la soie, ici il y a de la laine et de la soie.

94 Ceux qui sont indiqués par la lettre E sont tous de laine et de laine du pays qu’ils font filer dans les villages voisins. La différence est que dans les mélangés n° 2 la laine de la chaîne comme celle de la trame est mélangée, tandis que dans les mélangés n° 1 et 3, ils font le mélange en mettant la chaîne d’une couleur et la trame de l’autre, comme ils le font aussi parfois dans les camelots appelés demi-soie. Dans ces mélanges, le fabricant se trompe souvent parce que très souvent il prétend faire une couleur et il en fait une autre. Pour cela, chaque patron a un petit métier sur lequel il a une chaîne formée de diverses couleurs et dans ces expérimentations, il détermine la couleur qui lui semble la plus meilleure et la plus belle.

95 Pour utiliser les laines qui ne sont plus bonnes à rien et qui sont les groupes retirés des camelots et les restes de toutes les mauvaises laines, ils font un drap qu’ils appellent Drap de Pieds, indiqué par la lettre F. Pour le fabriquer, ils montent une chaîne de fil très ordinaire avec un filé de laine d’une grosseur tout venant pour la trame ; ils le dégraissent et le foulent ce qu’il peut supporter de sorte qu’ils ne peuvent jamais observer une proportion déterminée et ils le laissent venir ce qu’il peut. Il y a de ces qualités de draps des pièces de long aunage, des courtes, des larges et des étroites sans la moindre proportion.

96 Ils font également avec les laines du pays les saies ici indiquées par la lettre G qu’ils appellent doubles croisées. La plus grande consommation de celles-ci est en noir et ils en font de différentes qualités pour consommer toutes les qualités de laine. Le travail restant le même, ils augmentent le prix en proportion de la finesse de la laine. Ils filent la laine plus forte ou plus fine selon sa qualité.

97 Il y a également là-bas l’article des velours de laine (panne) : ce sont les fabricants de petites navettes qui les font. Elles sont indiquées sur le cahier par la lettre H, mais il s’en fait de très nombreuses qualités. La première qualité, indiquée n° 1, est la plus fine que l’on fait. Elles sont travaillées de la même façon que ce que l’on a décrit à Rouen pour les velours de coton, comme c’est le cas de toutes les autres et également des peluches que nous verrons ci-après. La seule différence est que la première, fine en couleur, est faite avec des laines teintes avant de faire la pièce et les autres sont toutes teintes en pièces, c’est-à-dire après avoir fait la pièce.

98 Les n° 2 sont sislate sur le métier en faisant jouer les lacets pour le dessin comme on l’a vu et on le verra pour toutes les étoffes à fleurs et comme il se pratique ici au Piémont pour les brocarts de soie et les autres étoffes à fleurs.

99 Les n° 3 sont imprimées : on commence à teindre toute la pièce d’une couleur claire, ou d’une couleur qui soit susceptible d’en recevoir d’autres, puis avec la planche où se trouve le dessin d’une autre couleur, on imprime avec de la colle l’autre couleur,

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comme on le fait également pour les flanelles sempiternes et pour toute autre saie qui ait du corps et qui puisse faire un relief une fois comprimée.

100 Les n° 4 sont les velours de laine (panne) ordinaires qui se font en blanc ou sont teints en pièces de la couleur désirée.

101 Les n° 5 sont teints en pièce et ensuite gaufrés au cylindre. Ce cylindre a un rouleau supérieur de métal creux sur lequel le dessin est gravé à l’extérieur. Une grosse lame de fer rouge passe dans ce creux pour maintenir la chaleur du rouleau portant le dessin. Lorsque ce cylindre tourne avec la pièce au milieu, le dessin s’imprime sur l’étoffe. Ils s’en servent également pour gaufrer les camelots et les autres étoffes de toutes sortes, à présent passées de mode à cause de leur faible solidité : en effet, si une étoffe fine gaufrée prend un peu d’humidité, le motif réalisé avec le gaufre s’en va et elle reste toute égale, mais d’une égalité imparfaite qui fait un très mauvais effet.

102 Les mêmes fabricants de panne, c’est-à-dire de velours de laine, en font aussi de poil, mais elles sont beaucoup plus chères. En plus des velours, ils font des peluches, tant de poil que de laine.

103 Les peluches sont indiquées par la lettre I, avec des numéros pour les différentes qualités. Celle qui est indiquée n° 1 sert pour faire les habits : on en fait une grande consommation en France. Celle-ci, comme les autres, est semblable aux velours de laine (panne) en ce qui concerne l’ouvrage : elles se font également à double chaîne, une pour serrer le poil dans le tissage et une pour donner le poil à couper. Dans les velours de laine (panne), la chaîne qui donne le poil à couper doit être beaucoup plus longue que l’autre et soutenue par des contrepoids qui la laissent venir facilement avec le battement du peigne fait par le travailleur lors du tissage de la pièce ; la chaîne servant à lier le poil et la trame est de laine, tandis que la chaîne donnant le poil est de poil de chèvre. Celles indiquées n° 2 sont destinées à faire des doublures d’habits, elles sont plus légères en poil afin qu’elles ne fassent pas tant de volume. Celles indiquées n° 3 sont toutes en laine pour les gens ordinaires, mais les unes comme les autres sont travaillées de la même façon. Les moscate et les mélangées sont travaillées avec de la laine teinte, et les unies avec de la laine écrue, en teignant la pièce faite de la couleur que l’on veut.

104 Toutes les étoffes indiquées par la lettre L sont les Tamines de différentes qualités comme on le voit sur le cahier. Elles sont faites avec des filés très fins de laine du pays ; ils se filent à la quenouille et sont teints avant la fabrication de la pièce. Parmi les nombreuses qualités de celles-ci, il y a deux grandes sortes, comme on le voit clairement : la première est de laine et de soie et la seconde est entièrement en laine. Ces dernières, quand elles sont ordinaires, se teignent aussi en pièces une fois sorties du métier et elles sont apprêtées avec la seule presse au milieu de feuilles de papier blanc. La page sur laquelle se trouvent toutes les qualités donne leur largeur avec l’aunage, le prix, le nom particulier de chacune, selon leur finesse et qualité.

105 Ils font également des Tamines rayées qui sont indiquées par la lettre M. Il y en a de deux qualités tant en soie qu’en laine, la soie servant à former le dessin de la ligne, tant dans celles à une ligne seule que dans celles à carreaux ; dans celles-ci, on voit clairement par la variété des couleurs qu’ils teignent la laine avant la formation de la pièce.

106 Les commissionnaires, en plus du commerce qu’ils font des marchandises de la ville, font celui de ses environs où les fabricants qui n’ont pas de fonds ne peuvent le faire

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eux-mêmes. Ils font également celui des terres distantes de vingt à trente lieues, comme par exemple les saies d’Aumale et Bélicour qui portent le nom du village où elles sont fabriquées et sont indiquées sur le cahier par la lettre N. Comme dans ces terres, les fabricants ne disposent pas des fonds pour se fournir de la laine, ils prennent la laine chez ces commissionnaires et ils leur paient avec la pièce, ne prenant sur celle- ci que la facture. Ils restituent la pièce brute, c’est-à-dire en toile, laissant le soin aux commissionnaires de la faire fouler, teindre et apprêter. Ces fabricants travaillent seulement sur facture, ils mettent le nom avec la marque du commissionnaire qui leur fournit la matière première nécessaire à la pièce. Ce sont des étoffes que les commissionnaires appellent de leur fabrication, comme les autres.

107 Les échantillons indiqués par la lettre O se font en sortant d’Amiens pour aller à Abbeville. Elles sont faites à l’imitation des Anglaises et pour cela ils n’ont pas changé le nom parce ce que ce sont des étoffes très connues, l’ayant seulement embelli par le nom du dessin qu’elles portent. Ce dessin se fait au lacet comme les étoffes à fleurs. Elles sont de laines du pays filées en étaim. Les fabricants sont réglés comme ceux des saies d’Aumale dont on a parlé auparavant.

108 Celle indiquée par la lettre Q est une autre étoffe formée comme les diablement fort, qu’en Angleterre on appelle everlestin, et qui s’appelle Amens en anglais et turques à Amiens. Elles se font également sur la route d’Abbeville, où tous les articles à l’imitation de l’Angleterre sont déjà arrivés à la perfection. Elles sont également rendues brutes aux commissionnaires et reçoivent leurs apprêts dans la ville d’Amiens.

109 L’article indiqué par la lettre P est fait à l’imitation des floretes d’Angleterre : le travail réussit de la même façon, mais comme les laines de France ne sont pas aussi fines que celles d’Angleterre, elles ne prennent pas dans les apprêts le même lustre et brillant que celles d’Angleterre. Il y a sur cela des avis différents : certains prétendent que cela vient des eaux anglaises plus purgatives pour les laines, d’autres qu’il entre une certaine composition dans les cartons dont les Anglais se servent pour la presse et que c’est cela qui donne ce brillant à l’étoffe anglaise qu’elle n’acquiert pas en France. Cette qualité d’étoffe est donc aussi bonne que les Anglaises pour l’usage, mais pas aussi belle.

110 Les échantillons indiqués par la lettre R sont les mêmes saies d’Aumale qui, teintes, ont été indiquées par la lettre N. Pour leur donner un plus grand débit, ils les impriment de diverses couleurs. La longueur, la largeur et le prix sont indiqués sur le papier. À Amiens, on s’est mis à imprimer les saies afin que les imprimeries des panne ne se perdent pas, parce que les panne n’étaient plus à même de soutenir les deux imprimeries qui sont dans la ville d’Amiens.

Abbeville

111 J’ai poursuivi mon voyage et je me suis porté à Abbeville, dernière ville de fabrique avant de sortir de France du côté septentrional ; elle n’est pas très grande mais bien peuplée. Dans celle ville, il y a quatre sortes de fabriques : une fabrique de draps réduite à un seul fabricant avec privilège exclusif de nom et de lieu ; une fabrique d’étoffes à imitation de l’Angleterre pour la mi-saison ; une fabrique de moquettes tant gaufrées que de diverses couleurs ; une fabrique d’étoffes de fil et de coton, et de toiles unies de lin et de vue [ ?].

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112 Malgré sa petite taille, la ville a toutes les commodités qu’ont les autres villes, elle est bien fournie de vivres. Les maisons sont de bois et de plâtre, comme toutes les autres de France. Il y a de très nombreuses petites maisons pour les ouvriers, et la seule différence est que là-bas le coût de la vie commence à augmenter. On voit des maisons bâties depuis peu avec des façades de pierres et de briques, mais ce sont des maisons de riches construites, comme je l’ai dit, depuis peu de temps. Les fabricants font presque tous leur commerce. On commence à avoir là-bas la maxime des Anglais qui est d’avoir des magasins de laines pour donner le travail aux ouvriers, ces derniers travaillant tous chacun chez eux sur facture. Il y a deux fois par semaine un marché pour ceux qui achètent la laine pour pouvoir faire une pièce avec leur propre argent et veulent vendre leur travail à qui bon leur semble. Ceux qui prennent la laine de leurs chefs doivent restituer la pièce au poids de la laine reçue en prenant seulement la facture. La majorité ont des apprêts chez eux, mais il y a deux maisons publiques pour les ouvriers qui veulent vendre sur le marché leur pièce terminée, laquelle est toujours meilleur marché, mais pas aussi parfaite. Il y a des promenades publiques très belles avec des auberges, où les ouvriers vont généralement manger tous les bénéfices de la semaine : c’est la raison pour laquelle ils seront toujours pauvres et humbles, naturellement subordonnés, à cause de leur misère, aux maisons qui ont des fonds de laine pour les faire travailler.

113 En ce qui concerne la fabrique de draps, c’est la plus grandiose de toutes celles que j’ai vues. Elle est située en dehors de la ville dans une grande campagne, ornée tout autour de belles allées d’arbres avec différents beaux jardins. Au centre se trouve l’habitation de la famille du Sr Vanrobest qui en est le patron : de nation hollandaise, il est natif de la ville de Leyde, où il a encore sa propre maison, sa sœur étant elle-même intéressée [à la fabrique] comme le sont tous les fils du Sr Vanrobest et deux autres neveux qui sont avec lui. A côté du jardin, il y a deux grands près dans lesquels se trouvent les rames qui forment un motif et ornent des deux côtés tant le jardin que la maison d'habitation qui est à l'étage supérieur. On se sert du rez-de-chaussée pour les magasins des draps perfectionnés et pour la caisse de tout l'argent que produit la fabrique : tout l'argent dont on a besoin y entre pour être ensuite distribué aux petites caisses que l'on verra ci-après. Cette maison communique avec quatre autres grandes maisons qui servent à la fabrique.

114 La première est située sur la rive de la Somme : les laines viennent par le fleuve se décharger depuis la mer, comme tous les autres produits nécessaires à la fabrication des draps. Dans la même maison, au rez-de-chaussée, il y a six grandes pièces pour les teintures avec l'habitation du teinturier et de tous ses ouvriers. Sur le devant, il y a une cour avec des terres pour les magasins du bois ; du côté opposé, se trouvent les magasins des laines sales et un grande chambre où se font les choix de laines. À l'étage supérieur, il y a les cardeurs, le magasin de l'huile et un magasin où l'on conserve la laine cardée pour la distribuer aux fileuses, avec une autre pièce pour tous les filés. L'habitation pour le préposé à toutes ces opérations s'y trouve également : il a une caisse pour payer toutes ces opérations et des registres pour donner son compte à la caisse générale, dont est sorti l'argent qu'on lui a confié. À côté de celle-ci, ils en font une autre pour les fileuses, car ils veulent réunir dans le futur toute la filature qui est encore à présent dispersée en ville et dans les campagnes voisines. Deux grandes pièces en forme de galeries sont déjà faites. De l'autre côté de la maison patronale, se trouvent les métiers, les lainages pour les draps et les tondeurs, surveillés par un contremaître

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qui dispose d’une caisse avec un registre pour les payer. Ces deux maisons sont à côté du fleuve : par des canaux réalisés tout exprès, il alimente en eau nécessaire toutes ces opérations. Cette seconde maison est formée par des chambres très longues, les ouvriers étant tous situés en ligne des deux côtés afin que le contremaître et les patrons puissent voir en se promenant si les tisseurs, tondeurs et laineurs font leur devoir. Dans la troisième [maison], située à côté de celle-ci, se trouvent les ourdissoirs et les ouvriers qui font les navettes, avec, au premier étage, l'intermédiaire qui reçoit les draps du foulon dans une grande pièce destinée à leur visite. Dans celle-ci se trouve le commis préposé à l'inspection sur le foulon et au paiement des ouvriers susdits avec un registre de l'argent qui lui a été confié par la caisse générale. À côté, se trouvent les écuries et les remises pour les voitures des patrons et les chariots à chevaux pour le service de la fabrique.

115 Le foulon est situé à une lieue et demie de la fabrique : il y a un contremaître, mais il dépend du troisième contremaître qui va au foulon pour payer les ouvriers et également pour voir si son subalterne fait son devoir. Dans la quatrième maison, il y a les presses avec toutes les finitions des pièces, un contremaître et sa caisse pour le paiement des ouvriers. Les draps partent emballés de cette maison pour être confiés au grand magasin d'expédition. Les draps ne peuvent être emballés si un patron ne les a d'abord examinés et n'a donné son plomb pour les faire exporter.

116 Toutes ces maisons sont propres : il y a deux hommes par maison pour cela, de sorte qu'on ne trouve pas de poussière, même sur les métiers. Ainsi, il n'y a pas de danger pour quiconque va visiter de se salir grâce à la grande propreté hollandaise qui règne partout.

117 Les patrons vont voir si les contremaîtres font leur devoir et, tous les soirs, les contremaîtres viennent rendre compte des opérations et prennent les ordres des patrons sur ce qu'il y a à faire. Quand ils doivent faire passer des ordres pour la fabrication d'une pièce de drap, ils remettent l'échantillon sur un papier à toutes les maisons avec le numéro que doit avoir la pièce sur le registre pour voir si leurs ordres ont été bien exécutés. En cas d'incident, les contremaîtres ne peuvent varier selon ce qui leur semble, mais ils doivent aller prendre les ordres et présenter la variation au patron afin qu'il puisse la noter sur le registre, de sorte que le patron, son registre à la main, sait parfaitement grâce à la date du jour où l'ordre a été donné à quel point se trouve son ordre sans avoir à se déplacer de son cabinet.

118 Le travail est le même que dans toutes les fabriques de draps, mais l'exactitude et l'attention, unies à la commodité de la réunion de tous les travailleurs sous les yeux des patrons, sont des choses qui conduisent à une bonne fin et à un degré supérieur cette manufacture avec très peu de fatigue des patrons. Ils se sont mis dans cette fabrique alors qu'elle avait déjà failli deux fois et sans avoir le moindre fonds. Le roi de France leur a toujours fourni les fonds à leur satisfaction sans le moindre intérêt et, bien qu’aujourd’hui ils soient à la tête d’un édifice aussi vaste et en possession d’importants capitaux et de biens fonciers dans les environs, sans compter ceux qu’ils ont acquis dans leur pays, ils sont encore débiteurs d’un demi million auprès des finances royales, sans le paiement d’aucun intérêt, ayant encore vingt-six ans pour restituer les fonds et bien qu’on sache qu’ils sont en état de restituer.

119 Dans cette fabrique, on ne travaille que de la laine d’Espagne très fine, qu’ils choisissent avec grand soin pour en séparer le fin du fin, employant le plus fin dans les draps double broche indiqués sur le cahier par la lettre A, fins mêlés et bleu naturels indiqués B, les

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mêmes unis indiqués C, les mêmes noirs et écarlate indiqués par les lettres D et E, les mêmes cramoisis indiqués par la lettre G. Ils se servent également de cette qualité pour faire les draps castors indiqués par la lettre F, en la mêlant à la laine dont ils portent le nom, c’est-à-dire un tiers de laine de castor. La ratine indiquée par la lettre H est composée des meilleures laines de rejet et les ratines larges non frisées indiquées I et L, que dans la fabrique on appelle draps de manteau, sont formées avec le rejet des laines et avec des laines qui peuvent avoir subi quelques dommages.

120 La différence que j’ai pu noter est que les mélangés sont réalisés avec des paquets de laine selon le mélange que l’on veut obtenir, en en tirant une petite quantité selon le poids de chaque paquet avant de les donner au cardeur [ ?]. Ils foulent et dégraissent tous les draps fins au savon, ne se servant de la terre que pour les draps de manteaux et les ratines. Lors de la tonte, afin de lever le poil dans les dernières tontes, au lieu d'utiliser une lame de fer comme dans les autres fabriques de France, ou la main humide comme dans les fabriques de Hollande, ils se servent d'une brosse ou ramassetta de crin très fin et très molle dont ils se servent également pour abattre de façon égale le poil et disposer le drap à la presse, en arrosant très légèrement le drap d’eau claire. Dans les autres opérations, à part la plus grande attention, ils se règlent comme dans toutes les autres fabriques.

121 Les largeurs des draps, avec leurs aunages, sont indiquées sur le papier avec leurs prix courants : ils se conforment dans la vente au don d’aunage et à l’escompte selon l’usage général de France, et ils sont de même soumis à toutes les lois d’inspection qui ont été instaurées dans cet État, à la réserve du plomb qu’ils mettent eux-mêmes sans sortir leurs pièces de la fabrique. En ce qui concerne la vente, [le patron] a un usage qui ne se pratique dans aucun autre lieu : il vend vingt sous de moins chaque aune à l'étranger qui achète et fait usage de ses draps, disant que le Français est obligé, s'il veut porter des draps fins, de prendre des siens, tandis que l'étranger doit être encouragé et c'est pour ce motif qu'il a introduit cette habitude qui lui est propre.

122 Le second ouvrage considérable consiste en étoffes travaillées à la façon anglaise. Il a commencé à cause de divers travailleurs anglais réfugiés là. Les premières étoffes réalisées sont les baracans, tant unis qu’ouvragés, tant fins que plus ordinaires. Ils ont commencé à en faire des larges, puis sont venus aux plus étroits et ouvragés, indiqués par la lettre A sur le papier. L’explication pour la largeur, la longueur et le prix se trouve également sur le papier. Ceux qui s’appellent ‘façon d’Angleterre’ sont tissés et ourdis de laine très fines du pays et d’habitude ils prennent pour le tissage la laine anglaise de contrebande. La chaîne est faite de laine filée fine ; pour la trame, ils font un tort de cinq ou six fils de la même laine afin de pouvoir former la canna du baracan, puis ce tort se met en croix sur le métier. On le lie de sorte que, quand on travaille, la chaîne est toujours tendue et élargie afin de pouvoir battre le peigne et resserrer fil par fil l’ourdissage de manière à pouvoir laisser l’incanalito. Pour former l’ouvrage, ils se servent du lacet, et comme il ne s’agit pas d’un dessin continu ou bien il n’y a pas de variété de couleur, les ouvriers se lèvent pour la formation de la pièce ou du dessin, les pieds touchent les pédales sous le métier lesquelles ont un fil correspondant qui, en passant dans une petite roue située au dessus du métier à la vue de l’ouvrier, règle la portion de la chaîne devant former le dessin ; en les comprimant, les pédales ou touches donnent l’effet de l’œuvre désirée. La science tient dans la situation des fils, car le travailleur mécanique ne peut être capable de réflexion, étant seulement apte à faire toutes ses opérations matériellement, comme elles lui sont enseignées. Les meilleurs

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travailleurs sont ceux qui sont habitués depuis longtemps et, quand il y a quelques variations, il est nécessaire que le fabricant reste longtemps à côté du métier pour leur faire prendre l’habitude de l’opération.

123 Les baracans qu’ils appellent « à la française » sont les premiers que les Français aient fait. Ils sont faits de la même manière, mais avec la laine de leur pays qui ne peut être filée si fine de manière à faire un fil fin composé de cinq filés séparés. Ils font donc un gros étaim filé d’un seul coup qu’ils collent avant de l’employer afin qu’ils ne fassent pas ressortir de ces petits poils qui enlèveraient toute la vue de l’incanalitura. Les baracans les plus fins sont rasés et passés au feu avant de les encoller afin de brûler tous les petits poils qui pourraient faire sortir de la laine. Mais on voit, par les échantillons mêmes, que l’union torse des fils que permet la meilleure laine d’Angleterre est la meilleure façon de travailler ces ouvrages, car on distingue clairement dans les échantillons que l’étoffe qui est faite à la façon anglaise est bien plus garnie et fait un meilleur effet à l’œil, toutes les canne qui forment le baracan étant plus belles à l’œil. De même, comme plusieurs filés unis ensemble doivent nécessairement être plus forts qu’un filé unique, simplement par la raison naturelle que des forces unies valent plus qu’une seule même plus forte, pour cela les baracans à l’anglaise doivent être plus forts et d’un meilleur usage pour ceux qui les portent.

124 […manuscrit coupé. Il reprend alors que Moccafy a déjà traversé la Manche et commencé à évoquer la fabrication anglaise]

125 […] règle qui est d’un grand dommage à la fabrication anglaise et c’est pour cela que dans les vrais draps surfins anglais, on ne voit que des couleurs fortes et rapides sans qu’ils veuillent faire ces petites couleurs à la mode française dont la nouveauté est un stimulant à la vente ; alors qu’au contraire, si un patron français propose quelques essais à son ouvrier, celui-ci emploiera sa main-d’œuvre pour rien à cause du génie inné de la nation pour les nouveautés de tous ordres.

Londres

126 Pour suivre l’ordre de la fabrication locale, dans les alentours de Londres se font des draps plucheux (plucosi) pour saies qui sont indiquées sur le papier par la lettre C et D, les draps sont travaillés en toile et les saies croisées. Cette qualité de drap est appelée en anglais Duffiel, et chez nous Quatti. Ils font six qualités de ce genre qui dépendent toutes de la plus ou moins grande quantité de poids de laine qui y entre et du filé plus ou moins fin dont ils se servent. Pour ce genre d’étoffe, ils doivent se servir de filés à grand rouet et à bras ouverts, qui doivent être bien ouverts, afin que dans le cardage ils puissent donner suffisamment de laine pour les regarnir, le regarnissage faisant la beauté de ce genre de marchandise. Les deux premières qualités sont indiquées sur le papier par la lettre C : la première est mélangée ; la beauté de l’étoffe est qu’elle n’est pas composée de laines teintes, mais de laines de couleurs naturelles, c’est-à-dire blanche et noire qui, unies ensemble, forment un gris. Il y en a de plus claires et de plus obscures selon la plus ou moins grande quantité de laine blanche qu’ils y mettent. Elles sont travaillées pour la chaîne comme pour la trame en laine filée ouverte et plutôt grosse. La seconde qualité, de couleur bleue ratinée, est divisée en trois qualités, c’est- à-dire fine, moyenne et forte. Ils en font de toutes les couleurs et le prix est fixé selon la couleur et la finesse. Celles-ci sont travaillées avec un filé de chaîne un peu plus resserré que les premiers, mais la trame est de filé ouvert. Les deux autres qualités sont

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très fines et doivent avoir une lisère à cordon avec une chaîne forte mais plutôt serrée et une trame ouverte. Les troisièmes [ ?] qualités ont les lisières larges comme les draps et sont de laines ordinaires filées très gros, chaque qualité de laine pouvant y entrer. Toutes ces qualités d'étoffes sont travaillées sur le métier comme les draps, elles subissent les mêmes opérations que les draps au foulon, proportionnellement aux qualités que l'on veut former. Dans les apprêts, elles sont seulement lainées. Ils ne les filent pas beaucoup, mais ils les cardent fortement et, pour ce genre de poil long, ils se servent de cardes de fer à la fin du cardage. Une fois sortis du foulon, on donne à toutes ces étoffes une seule tonte pour égaliser le poil, puis on les remet aux laineurs qui les lainent jusqu'à ce qu'elles arrivent au point demandé. Les forts sont lainés et tondus en les mettant en presse, les pièces sont pliées sans carton parce qu’une grande quantité de ces articles est expédiée à apprêter, c'est-à-dire à finir de manière à ce que chaque marchand puisse lui donner la finition qu'il estime nécessaire. Cette finition peut être donnée de trois façons à poil frisé, et les surfins peuvent se perfectionner comme les draps. En Angleterre, les fabriques de papier font une forte consommation de ce genre d'étoffe pour le papier de qualité moyenne et on se sert de draps plus fins pour le papier fin. Les fins sont travaillés avec les rejets des laines fines qui ont été peignées pour être réduites en étaim et les ordinaires avec toutes sortes de laines, y ayant dans les alentours de Londres et dans la ville également une forte consommation de laines peignées et filées très finement, surtout pour la formation d'étoffes de laine et de soie comme on le verra ci-après.

127 La saie indiquée par la lettre C porte le nom de saie de Londres. On en fait de deux qualités subdivisées dans d’autres sous-qualités en proportion de la finesse. La distinction des deux qualités se reconnaît aux largeurs. Celle qui est appelée Londres n’est large que d’un ras et un sixième de notre largeur, et l’autre, que l’on appelle Londres impériale pour mieux la distinguer, doit être large d’un ras et un tiers abondant. L’une comme l’autre de ces saies doivent être croisées, la qualité inférieure ou supérieure de la laine est ce qui en constitue la finesse, car elles sont travaillées de la même façon sur le métier et au foulon. Elles tiennent lieu en Angleterre des molletons de France, à la différence que cet article sert à deux usages : s’ils en font tirer le poil, ils équivalent aux molletons de France ; s’ils leur font donner une tonte en les mettant en teinture et en les préparant, cela forme une étoffe qui sert pour les habits d’été des gens ordinaires et c’est ce qui, chez nous, forment les livrées d’été des Grands. On a déjà fait des droguets à l’imitation de celles-ci dans la province de Biella : il a fallu les faire plus étroits, car on a du se fournir pour cet article de laines fines de Rome qui nous coûtent plus que les laines anglaises ne coûtent dans leur pays, la différence pouvant aller au cinquième et peut-être même plus. C’est pour ce motif et pour en rendre la valeur égale qu’on les a diminués en largueur de plus d’un cinquième. Dans notre pays, les moines cisterciens en font usage pour leurs habits, les carmélitains déchaussés pour leurs chemises, et les autres pour leurs habits, sans compter la petite consommation que l’on fait de celles « à poil », en remplacement des molletons. Il y a deux autres sortes d’apprêts pour celles-ci : on leur tire le poil à cru et avant cela, on les blanchit avec du soufre. Elles servent tant pressées qu’avec le poil tiré.

128 L’échantillon indiqué E est une ratine : elle est fabriquée comme celles de France et elle est de la même matière que celles-ci, c’est-à-dire des rejets des laines d’Espagne employées dans la fabrication des draps surfins. Les filés sont également larges, mais celles de France sont davantage foulées. Ils en font ici également de laine d’Espagne

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dont on fait les draps, et non de rebut, mais uniquement sur commission à cause du prix élevé qui les rend invendable. Ils font peu d’ordinaires à cause de l’article Duffiel qui en tient lieu.

129 L’article indiqué F est appelé Popline, la chaîne est de soie et elles sont tramées de laine teinte en fil. Ils vendent beaucoup de ces étoffes en Espagne et dans les pays chauds. Le plus grand commerce s’en fait en échange des denrées qui ne se trouvent pas dans le pays. Ce qui soutient cet article et les suivantes, avec ou sans soie, est la Compagnie des Indes Orientales.

130 Toutes les étoffes suivantes sont faites à l’imitation des étoffes de soie. Comme la trame n’apparaît pas et que seule la chaîne doit garnir l’étoffe, la chaîne est de soie et la trame est de laine. La largeur et la longueur des pièces sont indiquées sur le papier avec le nom de chacune. Celle indiquée G est appelée Gros grain : elle est à imitation des moelles à 12 fils. La H s’appelle Codesois et imite les canele qu’on fabrique dans notre pays. Celles indiquées I s’appellent Silveretes et sont comme nos grisettes. Les L s’appelent Desdenes et ressemblent aux grisettes ouvragées. Les M sont à l’imitation des moelles ouvragées comme le sont également les satins rayés et unis indiqués N. Celles appelées gros grain et indiquées par la lettre O sont à l’imitation des droguets à deux couleurs ouvragés en soie et celles indiquées P, appelées Misnats, imitent les taffetas. Celles indiquées Q sont à l’imitation des damas de meubles ; elles sont entièrement en laine, comme on le verra mieux à Norwich où on en fabrique une plus grande quantité ; on parlera alors de leur apprêt et de leur manufacture ainsi que de celles du pays. Celle indiquée R est à l’imitation des moelles ondées, comme elle est effectivement appelée et elle est également, comme les suivantes, à chaîne de soie et trame de laine. Celle indiquée par la lettre S est à l’imitation des taffetas valoesati, composée des matières susdites ; pour la fleur, ils se servent de deux lacets appliqués au métier, comme pour les étoffes de soie. Les Corded, indiqués par la lettre T, ont une chaîne mi-soie, mi-laine et la trame est toute de laine, comme on le voit clairement grâce à l’échantillon lui-même. Ceux indiqués par la lettre U sont des camelots de poil de chèvre : ils en font très peu, car quand on fait bouillir le poil dans l’eau, il acquiert une rudesse qu’il n’a pas en France. Ils en font pourtant de deux qualités : les uns tous unis et les autres incanaliti comme les canneli de soie. Les étoffes décrites ci-dessus sont apprêtées sèches sous le mango, les unes plus, les autres moins selon le besoin plus ou moins grand qu’il y a de les rendre planes et bien égales de lisières ; pour le reste, ils observent le même règlement que l’on a vu à Amiens. Les autres, indiquées par la lettre V, qu’ils appellent Prunelli, ont la chaîne de poil et la trame surfine de leur pays : celle-ci est spécialement choisie pour ce travail, les bergers la tondent à part, car elle est, comme ils disent, tondue au milieu des cuisses de derrière du mouton. Celles indiquées par la lettre X sont de soie et de coton ; on en fait une forte consommation en Angleterre même, surtout dans les provinces du Royaume. Celles indiquées par la lettre Y s’appellent Amens : ils imitent les droguets que l’on a vu à Amiens et sont également travaillés au lacet. Ils sont travaillés avec de la laine écrue, ils sont foulés uniquement en les faisant bouillir dans l’eau et sont conservés de cette manière, prêts à être mis en teinture au fur et à mesure des demandes. Ces étoffes sont aussi travaillées avec les laines les plus fines du pays filées au rouet, comme nous l’avons observé initialement dans la distinction des filatures. Celles indiquées Z et dénommées Rich Brolios sont travaillées de la même façon que les Amens, mais la chaîne est de soie et la trame teinte, toutes les deux en fil avant de les utiliser ; une fois bouillis, ils les apprêtent comme les autres avec le mango. Celles indiquées AA sont des camelots entièrement en laine : ils en font de deux sortes, les uns

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sont de laine toute unie colorée, les autres ont la chaîne d’une couleur et la trame de l’autre, la couleur dominante étant toujours celle de la chaîne. Les apprêts sont les mêmes qu’à Amiens. La différence est que ceux-ci restent beaucoup plus rêches et secs que ceux d’Amiens, ce qui est dû aux eaux anglaises. Il est vrai que les camelots anglais sont mieux garnis, car ils ont une laine meilleure et plus adaptée à ce travail que les Français, mais étant donnée la rudesse que leur apporte leur sécheresse naturelle et que leur laisse l’eau quand on la purge, ils ne sont pas d’un aussi bon usage, parce qu’ils se coupent facilement à l’usage. Ceux indiqués BB sont travaillés comme ceux indiqués AA, mais ils sont de laines plus fines et sont faits avec des filés plus égaux ; pour le reste, ils sont égaux aux premiers qu’ils appellent ordinaires et ceux-ci sont appelés surfins en laine. Ceux indiqués CC sont les mêmes que les BB à la seule différence que ceux-ci sont rayés : ils imitent dans ce genre toutes sortes de rayures des étoffes de soie mais quand on désire quelque nouvelle rayure, l’ouvrier ne le fait que si on lui commande quatre pièces de chaque couleur et du même assortiment de couleur dans les rayures. Celles indiquées DD ont pour nom Durois et s’appellent marbroe chez nous. Ils en font très peu et nous en parlerons à propos de la province d’Exeter, où on en travaille une forte quantité de différentes qualités selon le prix que l’on y met. Celles indiquées HH ont pour nom saies de Nîmes : ce sont les mêmes que celles qui sont appelées saies de Rome à Abbeville. Elles sont travaillées de la même façon, à la différence que les françaises prennent le satin mieux que les anglaises, étant donnée la douceur que conserve la laine. Celles indiquées H s’appellent callamandre et on en verra des qualités meilleures et différentes à Norwich. La beauté de cette étoffe réside seulement dans leur apprêt dont nous parlerons en son temps. Celle indiquée LL, appelée tamine, est une saie dont la chaîne est de qualité égale à la trame, avec un lacet guidé par le pied du tisseur. Les matelots et les gens ordinaires de la campagne en font la plus forte consommation l’été. La chaîne doit être toute d’une couleur et la trame toute d’une autre, le tisseur doit faire attention à battre le peigne avec régularité afin que le croisement de deux couleurs très différentes l’une de l’autre ne laisse aucun défaut dans l’étoffe parce qu’il serait impossible de les corriger et ils ressortiraient toujours plus dans les apprêts. Celles-ci sont foulées au foulon simplement avec de la terre et ensuite purgées de celle-ci dans la rivière à force de bâtons, on les fait passer sous le mango pour ensuite les soumettre à la presse qu’ils appellent bouillante ainsi que toutes les autres petites étoffes qui se fabriquent à Norwich, comme on le verra. Celles indiquées MM s’appellent dobles etternels et everlestin, elles ont pris chez nous le nom de diablement fort et sont travaillées comme les Amens, à la différence que pour faire ces étoffes, ils se servent des rejets des filés des Amens, mais pour le reste, elles sont travaillées de la même façon.

131 Celles indiquées NN, ont pour nom baracane : elles ont la chaîne de laine très fine, tissée avec une trame de laine forte. D’ordinaire, elles sont teintes entièrement en laine bien que l’on en fasse en laine écrue que l’on teint ensuite en pièce. Ils en font aussi des ouvragés comme les Amens, de quelque dessin que l’on donne au fabricant, pourvu que ce dessin soit à ligne droite car s’il n’était pas [droit ?], il faudrait plus de lacets, cela provoquerait une facture plus importante et le prix serait supérieur à ce qui est habituel dans ce genre d'étoffes. Celles indiquées OO s'appellent droguets cordés et ceux- ci ont la même chaîne que les baracans, à la seule différence qu’elle est de laine plus ordinaire ; on passe un fil cordé et un autre simple pour la trame, comme pour l’ourdissage de toutes les autres étoffes.

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132 Celles indiquées PP ont pour nom saies drapées (pannate) : elles sont tissées de laine comme les draps en toile et ensuite perfectionnées au foulon. La laine de ces saies doit être filée au grand rouet ouvert avec la même proportion entre la chaîne et la trame que dans le tissage des draps, comme il se pratique également pour la qualité d’étoffes indiquées QQ appelés droguets et travaillés de la même façon. On utilise, tant pour les saies susdites que pour les droguets, les mêmes apprêts et la même presse que pour les draps, à la seule différence que celles-ci ne sont tondues qu’une seule fois sans leur abaisser le poil, et qu’on les laisse sous la presse dans les cartons chauds. Ils en font des teints en laine, tant unis que mélangés, et des écrus de façon à pouvoir leur donner toutes sortes de couleurs comme il leur plait. Celles indiquées RR sont appelés baracans rayés : la trame comme la chaîne de ceux-ci sont mélangées, c’est-à-dire un fil d’une couleur et un autre totalement différent de façon alternée, à la différence que quand le fil d’une couleur bat au-dessus, on passe la trame de la même couleur, et ainsi alternativement l’un après l’autre, toujours de façon égale parce que si l’on passait plus une navette que l’autre, cela suffirait à faire une barre dans une pièce de ce genre de marchandise.

133 Celles indiquées SS, ayant pour nom allapin, ont une chaîne de soie et une trame de laine filée en deux fils tordus ensemble afin qu’ils remplissent mieux le tissu, et tant la trame que la chaîne sont teintes avant d’être mises en œuvre. Pour toutes ces étoffes, c’est-à-dire tant celles de soie et de laine que celles de soie pure, ils donnent un pouche de bonification, c’est-à-dire un à chaque verga, et ils donnent vingt et une verga pour vingt, avec un délai de six mois pour le paiement ou un escompte de 2 ½ pour cent, plus encore 2 ½ pour cent, tant pour l’argent comptant que pour le terme. Comme toutes les étoffes travaillées avec de la soie sont alourdies d’un fort droit que la soie paye en entrant dans les États d’Angleterre, quand ils expédient dans les pays étrangers ces marchandises de soie et de laine ou entièrement de soie, ils rendent à la sortie le droit que la soie a payé en entrant. Mais la réalité de l’exportation doit être prouvée et accompagnée d’attestations qu’elle est de fabrication du royaume, munie de bulletins d’expédition et du jurement de l’expéditeur. Toutes ces dépenses pour obtenir le drabech [sic] coûtent trente cinq sous sterling à peu près, et cela tant pour une pièce que pour mille ou plus, il ne convient donc pas de se charger de cette marchandise sinon en fortes quantités étant donnée la surcharge des expéditions. Ce ne sont là que des moyens de l'État anglais pour retenir l'argent de l'étranger. De même, pour les étoffes dont on peut comptabiliser combien il y entre de soie, ils rendent [la taxe] en fonction du poids de soie : pour les doubles allapin et autres semblables, ils donnent six sous sterling pour chaque pièce et les frais d’expédition sont de trente-cinq sous sterling, tant pour un petit envoi que pour un grand.

134 Celles indiquées T ayant pour nom allapin simple sont travaillées de la même façon que les doubles, à la seule différence que dans les allapin doubles le fil de la trame est double et tordu, tandis que dans ceux-ci le fil est simple, et c’est pour cela qu’ils prennent le nom de doubles ou de simples. Ils ont pris le nom d’Allapin du nom du poil de la bête dont on travaillait initialement la laine. Mais cela n’est pas vrai, même si à présent ils prétendent encore s’en servir, car la majorité des filés sont de laine fine du royaume.

135 Celles indiquées VV ont pour nom bombasine et sont travaillées de la même façon que les allapin simples qui sont en toile. Ceux-ci ont la chaîne de soie avec double croisement, pour cela l’étoffe prend ce croisement dans le tissage.

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136 Celles indiquées Y, nommées sagathii larges, sont travaillées avec une chaîne de fil de laine tordue avec de la soie ; la trame est entièrement de filés de laine pure restant après le choix effectué pour les allapin et les bombasini.

137 Celles indiquées Z sont des velours de coton travaillés de la même façon qu’à Rouen, mais ils sont beaucoup plus fins. A Rouen, la plupart des cotons sont filés dans le pays, tandis que les Anglais prennent tous leurs filés de l’étranger. Ils en font de diverses qualités, comme on le voit mieux sur le papier à côté des échantillons. En ce qui concerne cet article, les Anglais réussissent mieux toutes les couleurs, à l’exception du noir qu’ils n’ont jamais pu réussir étant donné le caractère cru de leurs eaux. C’est pourquoi les noirs de Rouen sont meilleurs que les Anglais, même si à la longue le noir ne peut soutenir sur le coton la vivacité qu’il conserve sur la soie et sur la laine, surtout la laine surfine d’Espagne.

Leeds

138 La fabrication des draps ordinaires dans le royaume d’Angleterre est restreinte à la province de Leeds, ville considérable située sur les rives de l’Are. Dans tous ses alentours, il y a une infinité de moutons qui constituent la rente de ces alentours et qui appartiennent aux travailleurs de ces terres, dont la plus grande partie est inculte et est seulement en pâturage pour [ces mêmes animaux]. Ils sont soumis à toutes les intempéries dont ils ne sont abrités que par des cabanes formées par des pieux, comme il est d’usage dans toute l'Angleterre. Ces pieux sont enfoncés par terre en un cercle de deux trabuts, toutes les pointes s’unissant au sommet pour leur donner un soutien. Au sommet, elles sont simplement liées et, en bas, elles sont plantées en terre d’une ou deux palmes seulement. Là-bas, chaque paysan est fabricant, il file sa laine chez lui : ceci est l’emploi des femmes et de leurs fils, le soin de la formation de la pièce étant laissé aux hommes déjà âgés. Ils filent leur laine comme elle vient, en sélectionnant simplement entre deux qualités de laine, fine et ordinaire. De ces deux choix de laine, il se fait ainsi trois qualités de draps, les plus fins sont appelés draps reffole, les seconds Bristol et les troisième du Nord. Ces dénominations leur sont données par les acheteurs dans le choix des draps eux-mêmes, selon la plus ou moins bonne qualité de laine qu’ils trouvent employée dans ceux-ci. Les fabricants, n’étant pas en état de faire ces distinctions, cèdent tous leurs draps comme draps de Leeds sans autre distinction, comme on le verra ci-dessous. Dans toutes les maisons, il se fait des draps et chaque particulier a trois ou quatre métiers, selon son fonds de laine. Une fois sa pièce de draps réalisée, il la porte aux foulons publics qui se trouvent sur le fleuve susdit. Après le foulage, ils les plient en rond et, ainsi roulés, ils vont dans la ville de Leeds les jours de marché, le mardi et le samedi, et ils y vendent leurs draps suivant les prix courants qu’établissent les acheteurs à l’ouverture du marché : une fois le prix décidé pour une pièce, il l’est pour toutes. L’acheteur examine les draps qu’il a achetés pour leur donner leurs noms, selon la qualité plus ou moins fine de la laine avec laquelle ils ont été travaillés. Un crédit est accordé à chaque particulier la première fois qu’il se rend au foulon, mais à la seconde, il faut qu’il paye la quantité qu’il a fait fouler la première fois. Ils respectent cela fidèlement, car si un homme changeait de foulon sans payer l’ouvrage de ses pièces de draps, il ne trouverait plus la facilité du crédit que lui fait l’édifice public avant qu’il ait vendu son drap au marché. Sur celui-ci, tout se vend au comptant sans le moindre délai, avec la seule règle de 2 ½ pour cent d’escompte pour le

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paiement comptant. Pratiquement aucun de ces particuliers n’a plus de quatre ou cinq pièces à vendre. En général, en ce qui concerne les couleurs, ce sont toutes des couleurs brunes et grises. Ils font d’autres couleurs déterminées sur commission des acheteurs et le prix est fixé au marché lors de la commission. Le plus souvent, ils se font donner de façon anticipée le tiers de la valeur de la pièce comme caution. C’est également ce qu’ils font pour les draps appelés du Ponent ou miffin qui prennent le nom de draps espagnols, car la consommation des draps ainsi nommés se fait entièrement en Espagne, étant travaillés très légers à la mode de ce pays, où ils servent pour les amples capes que les habitants ont l’habitude de porter dans ce pays. Ayant acheté et opéré la distinction d’appellation de qualité, on procède en ville aux apprêts plus ou moins soignés qui conviennent à chacune de ces qualités. Si un drap est de laine plus fine, il supporte d’être lainé et foulé une seconde fois et il supporte plus de tonte que n’en peut supporter un drap ordinaire. Le drap bien foulé, naturellement ils le pressent. Ceux qui sont extrêmement légers et n’ont pas été bien battus sur le métier et qui, en conséquence, ne peuvent être bien lainés, sont humidifiés dans la presse avec de l’eau de colle, surtout dans la tête de la pièce, pour leur donner un corps convenable, ce que l’on constate quotidiennement dans un pareil genre de draps. L’eau de colle qu’ils leur donnent produit deux effets : elle durcit le drap et lui donne un toucher plus fort. Ainsi, lors de la vente, le drap ordinaire présente un plus bel aspect. Le second effet est qu’elle tient le poil couché, ce qui permet au drap de prendre un lustre ou accadissaggio convenable dans la presse ; cet accadissaggio n’est d’aucune substance, car ce drap, en vieillissant un peu dans les magasins, voit se rebiffer son poil et se présente à nouveau dans son état naturel. C’est la raison pour laquelle à chaque fois qu’ils doivent expédier ce genre de draps, ils les mettent sous presse pour la seconde fois et le marchand doit très souvent les y mettre une troisième fois pour pouvoir s’en défaire. Pour le reste, cela prend autant de fabriquer un drap fin qu’un drap ordinaire, à la seule différence que le drap fin est plus soigné. En ce qui concerne le drap ordinaire, il suffit qu’on lui fasse les opérations nécessaires. Il est égal que ce soit avec soin ou non, même s’il est vrai qu’un drap ordinaire d’une même qualité de laine dont on a soigné la fabrication peut prendre jusqu’à un tiers de valeur en plus grâce au bon travail reçu, bien qu’il n’ait pas plus de valeur intrinsèque que l’autre drap mal travaillé qui vaut un tiers de moins.

139 Ceux indiqués A, appelés draps du Ponent, servent pour les Espagnols ; ceux indiqués B sont tous choisis pour la dénomination Du Nord, c’est-à-dire la qualité la plus ordinaire ; ceux indiqués C représentent la qualité Bristol, soit une qualité moyenne, et ceux indiqués D, appelés Reffole, sont les draps de meilleure qualité qu’ils réussissent à faire dans la province de Leeds.

140 Quand ils ont des ordres directs, les commissionnaires du lieu les envoient de leur propre maison, sinon ils font de fortes expéditions à Londres, en écru, c’est-à-dire non encore apprêtés mais choisis dans la qualité. Ils les envoient à Londres afin qu’ils soient vendus sur le marché de la marchandise ordinaire que l’on a décrit, et qui se tient deux fois par semaine. Si ce genre de marchandise est retournée au commissionnaire, celui- ci ne peut s’en prendre au fabricant, car il ne peut plus prouver l’identité de la pièce reconnue comme défectueuse pour pouvoir dire qu’elle est d’un tel plutôt que de tel autre.

141 Les échantillons indiqués E ont pour nom scotto. Ce genre d’étoffe se fabrique dans les campagnes à mi-chemin entre Londres et Norwich. On considère ses habitants très habiles dans cet article dont il se fait une seule grande quantité. La plus forte

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consommation de ce genre de marchandise est en blanc écru comme l’échantillon, bien qu’il s’en vende également en blanc et en noir, le blanc naturel est capable d’ailleurs de recevoir toutes sortes de couleurs. Les qualités sont décrites ci-dessous :

142 Scotti de 25 yards et 22 pouces de largeur, de 30 s. jusqu’à 36 sterling la pièce

143 Scotti de 27 yards, 41 pouces, de 46 jusqu’à 47 la pièce

144 Idem, de 30 yards, 41 pouces, de 66 jusqu’à 105

145 idem de 42 yards, 41 pouces, de 86 jusqu’à 105

146 idem, ayant pour nom annascoti de 47 verghe, 41 pouces à 50 la pièce. On en fait encore de qualité supérieure jusqu’à 220 la pièce, mais comme ces qualités ne sont pas vendables de façon courante, ils ne les font pas si la qualité n’a pas d’abord été concordée et fixée sur échantillons. Cet article est fait avec les laines les plus fines de ces environs, filées à la quenouille et au rouet à pied, comme on file le lin. La laine doit être dégraissée et purgée avant de la mettre en œuvre, le tissage est le même que pour la toile, mais avec une chaîne double afin de croiser l’étoffe, comme on le voit sur le papier. La finesse de ce genre d’étoffe consiste à être plus ou moins serré sur le métier, les laines devant être toujours d’un filé très fin et la laine doit être choisie bien blanche afin que ceux que l’on vend en couleur naturelle soient du blanc naturel de la laine, ceux qui se vendent blanchis le sont au soufre. Ce genre d’étoffe se lave quand il est sale et on le lave avec du savon et de l’eau lipide. Les moines sont ceux qui font un plus grand usage de cette étoffe. Ils préfèrent les blancs naturels à ceux qui sont blanchis avec le soufre car quand on lave les blancs naturels, ils restent plus blancs que ceux qui sont blanchis. Les réguliers de S. Dominique et de S. Augustin sont ceux qui font la plus forte consommation de ce genre d’étoffe qui constitue un article essentiel de la fabrication anglaise, car ce sont les laines d’Angleterre qui peuvent porter à la perfection un tel article, comme l’expérience le prouve, de nombreux pays ayant tenté d’en faire sans jamais y réussir. À Zurich, ils en font, mais cela reste un genre d’étoffe tout à fait différent, car il reste plucheux, beaucoup plus mou et de nature bien différente, qui ne peut être d’aucun usage en blanc. Les scotti d’Angleterre sont mis en vente tels qu’ils sortent du métier, certains les font simplement bouillir dans de l’eau claire pour les laver des tâches que l’ouvrier a pu faire sur le métier, puis ils les plient et mettent les pièces pliées sous presse pour qu’ils restent toujours étendus. Ensuite, quand ils les expédient, les expéditionnaires leur donnent des plis différents sous le prétexte de les contrôler pour prendre quelque commission supplémentaire. S’ils sont pliés un pli sur l’autre [ ?], ils sont roulés comme il est essentiel de le faire pour ceux que l'on veut mettre en teinture, cet article ne pouvant souffrir aucune presse avec cartons, car la beauté de l'étoffe est le pli ou le grain dû au croisement. L'article est d'une consommation si forte qu’à Londres, il y a des dépôts entiers de cette seule marchandise. Il y a des fabricants qui font leur commerce eux-mêmes, mais la majorité sont des agriculteurs qui, dès qu’ils ont terminé une pièce, la portent dans les dépôts communs et reçoivent quelques sommes comptant, ou bien la vendent aux commissionnaires eux-mêmes. La diminution ou l'augmentation de ce genre d’étoffe est causée par la plus ou moins grande quantité de pièces fabriquées et par la plus ou moins grande demande. D'habitude, elles sont à meilleur marché au printemps parce que les travailleurs des campagnes préfèrent le travail de leurs terres au métier et ceux qui ont quelques fonds vont vendre en cette saison le travail de tout l'hiver.

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Norwich

147 Maintenant que nous avons vu la fabrique de scotti, et que nous sommes en chemin, nous passerons à Norwich. Très peuplée, c’est une des villes les plus belles et les plus riches d’Angleterre. Il n’y a personne dans cette province qui ne fasse un commerce d’une sorte ou d’une autre. Il y a en ville toutes sortes de professions et deux marchés hebdomadaires pour les vivres. Ces marchés sont proportionnellement plus abondants en comestibles que ceux de la ville de Londres, de sorte que bien des habitants de Londres font faire leurs provisions hebdomadaires sur ce marché, bien qu’il soit distant de la ville de plus de cent milles de ce pays -il faut bien trois de ces milles pour former une lieue de France-.

148 Cependant, le principal article du commerce de Norwich est la fabrication des camelots, callamandre et autres petites étoffes décrites sur le papier. Le règlement de la fabrication de ces genres d’étoffes est réparti entre trois mains, le fabricant ou patron, le travailleur au métier ou contremaître qui fait le négoce lui-même pour l’ouvrage du tissage de l’étoffe, et le presseur.

149 Le fabricant est celui qui a la matière première. Il n’a d’autre soin que celui de faire peigner et de carder sa laine. Il conserve toute la laine peignée tandis qu’il enlève la plupart de la cardée de sa fabrication et la vend dans les autres provinces. Il distribue la laine peignée au poids aux fileuses éparpillées dans les campagnes de la province : cette distribution se fait les jours de marché. Les filés réduits en bobines sont teints selon le dessin et les couleurs dont doit être formée l’étoffe. L’ouvrier ou contremaître les prend et fait monter les métiers. La pièce faite, il la rend au poids et selon la mesure qui lui a été fixée par le patron. Comme nous l’avons déjà dit auparavant, toutes les étoffes ouvragées sont travaillées sur des métiers à lacets de la même façon que l’on travaille les étoffes de soie à fleurs. Dès que la pièce est fabriquée, restituée et qu’elle a reçu l’approbation du patron principal, on paye [à l’ouvrier / contremaître] la facture de celle-ci sans se mêler de savoir combien il a payé par jour son ouvrier. Il est vrai que ces travailleurs sont payés à la pièce et non à la journée. Ils sont payés à la journée seulement quand il s'agit d'un essai ou de quelque dessin nouveau et seulement pour la première pièce qu'ils font et qui entre dans le magasin du patron principal lorsqu’elle est faite à perfection selon l'échantillon donné. Quand celui-ci veut l'expédier, il la donne à l'apprêteur ou presseur. Ceux-ci font leurs apprêts et pressent de la même façon que les camelots déjà décrits à Amiens. Pour ce qui est des étoffes ouvragées qui demandent du lustre, elles sont pressées avec une presse bouillante d’abord formée du mango. C’est une grande caisse formée de planches entièrement remplies de pierres. La planche du dessous est bien lisse comme celle sur laquelle elle est posée ; une grosse corde passe en dessous et entoure la planche fixe, laquelle a en son milieu une petite roue qui tourne et qui guide avec plus de facilité la corde. En tirant cette corde d’un côté, on déplace la machine, ou cassione, d’un côté, et, en la tirant de l’autre côté, on la guide dans le sens opposé, toujours en ligne droite cependant. Pour déplacer cette machine, ils se servent d’un grand torno auquel sont attachées les deux extrémités de la corde. Le torno est attaché à un cheval qui le fait tourner. En tournant dans un sens, ce cheval tire vers lui la machine et quand elle arrive jusqu’à lui, il se retourne et va dans le sens opposé et il envoie la machine en arrière, grâce à un cri poussé par un garçon qui se munie d’un fouet pour le faire travailler.Ce même mouvement sert pour faire tourner une autre roue au milieu de laquelle se trouvent les rouleaux de bois sur

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lesquels roulent les pièces d’étoffe pour les passer sous le mango ou cassione. Ce travail comprime la laine et oblige les fils à s’adapter l’un à l’autre. Quand les fils sont bien écrasés, ils enlèvent la pièce et ils la plient en mettant au milieu de chaque pli un carton très fin dont un échantillon se trouve sur le papier indiqué par la lettre [ ?]. À peine les pièces sont-elles ainsi pliées qu’ils les mettent sous le torchio qui s’appelle la presse. Entre une pièce et l’autre, ils mettent une planche de bois sur laquelle ils mettent une autre planche de fonte bien chaude en la couvrant d’une autre planche de bois, afin de pouvoir mettre une pièce sur l’autre. Ils font chauffer ces planches de fonte dans un four qui est fabriqué à côté des tours, ou presses. Les tours sont situés en ligne droite les uns après les autres dans une grande pièce située au rez-de-chaussée et sur le devant de laquelle se trouve, à la distance d’un trabut de notre mesure, une grande table longue sur laquelle ils plient la pièce afin de la mettre sous ce même tour. Celui-ci a les côtés très résistants faits de bois doublé de lames de fer de l’épaisseur de deux onces avec incanalitura pour tenir l’axe qui comprime. Celui-ci est cerclé de fer, avec deux manches également de fer qui rentrent dans l’incanalitura dans laquelle se trouvent les manches de fer susdits qui sont attachés à cette même planche qui comprime, étant comprimée d’abord naturellement par une grande masse de plomb située sur le fond d’une vis de fer qui tourne dans un trou de métal appelé la vis mère. Ils règlent cette vis qui forme le tour en la faisant tourner à l’aide de quatre barres de fer actionnées chacune par quatre hommes et qui passent dans la lanterne également de métal. Le tour est posé sur trois grandes pierres qui forment un four ouvert sur le devant. Ils y mettent le feu qui réchauffe avec une telle force la presse et les étoffes qui sont en-dessous que, lorsqu’on les enlève, elles sont bouillantes, et il semble que les étoffes aient été en fusion dans l’huile. Quand elles sont chaudes, elles sont si flexibles qu’en les pressant, les cartons comme l’étoffe se plient en leur milieu. Ils jettent les pièces une par une sur la table qui se trouve devant le tour et, en l’espace d’un quart d’heure, l’étoffe comme les cartons sont extrêmement durs et les étoffes sont luisantes comme des miroirs. Quand ils les mettent [sous la presse], ils les mettent sèches, les cartons sont secs, les laines sont purgées car elles sont teintes. On prétend que le huileux est ce qui leur donne ce grand lustre, mais je ne sais d'où il provient. Les marchands de ce genre d'étoffes sont tous d'accord pour dire qu'il peut venir d'une certaine composition dont ils supposent qu'on se sert dans la fabrication des cartons. La matière essentielle de cette composition, d'après ce que j'ai pu savoir après des conjectures longuement obtenues, serait le blanc d'œuf. Le Sr Musso, piémontais, en fait faire l'expérience aux batteurs de bainette appartenant au Sr marquis d’Ormea. La réussite de cette expérimentation assurerait à ces cartons une forte vente, tant pour le pays que pour la fabrique de Lille en Flandres où ils travaillent également ce genre d’étoffes lustrées, mais pas à la perfection des Anglais. En enlevant les cartons, ils plient les étoffes sur les planches pour ensuite les consigner au patron principal et pour en faire l’expédition. Elles sont toutes envoyées à Londres, emballées selon les ordres reçus, tant pour l’étranger que pour le pays lui-même, à l’exception des provinces qui se trouvent de l’autre côté pour lesquelles chaque particulier profite des voitures qu’il estime les plus avantageuses à son intérêt. S’il s’agit de petits paquets, les expéditions vers Londres sont faites par la voiture publique qui va et vient trois fois par semaine l’été et conduit les étrangers en un jour seulement, en deux jours l’hiver, saison où le voyage n’a lieu que deux fois par semaine. Pour les gros poids, il y a deux chariots tirés par six chevaux attachés l’un derrière l’autre qui vont et viennent deux fois par semaine. Tant les chariots que la voiture publique partent à jour et à heure fixe, qu’ils

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aient ou non leur chargement, comme les voitures de France, car c’est la règle dans les établissements publics. Toutes les étoffes de cette fabrique sont pliées sur de très fines planches de bois et encartées de fin papier blanc enveloppé à son tour de papier ordinaire, qui est un papier formé avec les cordages usagés qui servent pour la navigation, ou de papier formé de chiffons de toile et d’étoffes de laine.

150 Pour le règlement des prix des voitures susdites, quatre réunions se tiennent par an auxquelles président les principaux fabricants, le maire et les membres du conseil de la ville. Ils décident d’une taxe qui sert seulement pendant trois mois à la fin desquels elle est confirmée ou modifiée, à la hausse ou à la baisse selon la variation des temps. Tout le public est obligé de suivre le même prix qui ne peut être modifié. En cas de contravention, les peines tant pécuniaires que corporelles sont très fortes. En cas de controverse entre les fabricants, le maire de la ville, qui est un négociant, juge le tout sommairement sans aucun appel, sauf pour les fortes sommes, mais d’habitude, ils acquiescent. Le maire est élu par tout le peuple une fois par an et, pour cette élection, le Parlement est obligé d’envoyer des troupes pour contenir le peuple afin qu’à cette occasion les factions n’en viennent pas aux mains.

151 Ayant décrit en général la fabrication, j’ai maintenant l’honneur de montrer la qualité des étoffes qui se fabriquent dans cette province. Celles indiquées par les lettres A et B, indiquées avec leur vrai nom en anglais sur le papier, sont des callamandres de diverses couleurs, travaillées comme les damas de soie avec un métier à lacet. La différence est que les étoffes de soie restent égales sur le métier, tandis que celles-ci ont un dessin très relevé qui est égalisé par la calandre et lissé avec un si beau lustre par la presse chaude, comme nous l’avons vu. Échantillons indiqués par les lettres C et D : le premier, indiqué C, est à l’imitation des damas de soie et le second, D, est à l’imitation des satins de deux couleurs. Ces étoffes sont ouvragées comme toutes celles qui suivent. Elles servent toutes pour les tapisseries et les meubles de maisons, c’est-à-dire les lits, les chaises, et autres choses semblables. Les prix sont indiqués sur le papier en monnaie anglaise avec leurs largeurs et longueurs respectives. Celles indiquées par la lettre E sont des camelots rayés nuancés. Ils sont passés sous le mango et pressés, non pas avec des cartons, mais au milieu de papier fin et réchauffés seulement avec les planches de fonte intercalées entre des cartons durs alors que les draps sont mis au milieu de planches de bois.

152 Celles indiquées F, G, H, I, ont toutes un nom différent en anglais, mais sont généralement appelées chez nous mezza florete. Elles sont également travaillées au lacet, mais celui-ci est réglé par des pédales situées en-dessous des pieds du tisseur. Elles sont pressées avec une presse chaude comme le sont les callamandres, mais elles sont de laines moins fines que celles-ci.

153 Celles indiquées L jusqu’à la lettre S, ont chacune un nom différent en anglais, mais elles s’appellent chez nous florete et taboretti. Elles sont travaillées avec un métier à lacets et pressées avec la presse bouillante comme toutes les étoffes lustrées satinées.

154 Celles indiquées T et X sont des camelots rayés pressés comme ceux indiqués par la lettre E, à la seule différence qu’ils sont filés de laines plus ordinaires.

155 Ceux indiqués par la lettre V sont appelé chez nous callamandres. Celles-ci sont travaillées avec les rejets des filés de toutes les autres étoffes de pareil genre et nature c’est-à-dire de toutes les étoffes qui se travaillent là-bas.

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156 Celles indiquées par la lettre X sont appelées chez nous camelots rayés en longueur et en largeur, comme sur le papier. Ils sont également constitués par les rejets des filés qui ont été choisis pour les camelots plus fins, comme le sont également les arlichine indiqués Y. Ceux indiqués K sont des camelots surfins travaillés en pure laine ; ils sont travaillés avec les mêmes apprêts que ceux qui ont été décrits à Amiens, mais comme la laine reste plus rude tant à cause de sa nature même qu’à cause des eaux après la purge, ils sont en apparence très beaux mais de mauvaise qualité à l’usage. C’est le sort que subissent tous les camelots de ce pays qui sont travaillés en fin de matières ordinaires mais rudes, la matière fine ne pouvant être mise en œuvre dans ce genre d’étoffes, comme, par exemple, ne peuvent servir à ces étoffes les laines d’Espagne car elles sont trop courtes. Celles indiquées Z sont encore des camelots, comme ceux indiqués E, à la différence que ceux-ci sont travaillés à double chaîne et à lacet pour le ramage des fleurs et passés à la calandre pour être ensuite pressés à la presse chaude.

157 L’échantillon indiqué AA est un camelot qui est travaillé avec la chaîne d’un fil de laine tort et d’un fil de soie, la trame étant entièrement de laine. Pour faire cette qualité de camelots, ils se servent du filé le plus fin qu’ils peuvent avoir ; le moyen sert à faire la qualité indiquée BB et l’ordinaire, la qualité indiquée CC. Ils en expédient de cette qualité des unis et des à ondes. La plus grande vente de ces qualités de camelots est en Espagne.

158 Les échantillons indiqués DD sont de même des camelots rayés auxquels on brode la fleur avec l’aiguille, celles-ci étant ensuite aplaties avec le mango et la presse chaude.

Exon

159 Pratiquement du côté opposé de Norwich se trouve la province d’Exon. La fabrication est étendue à d’autres produits et on y travaille des draps comme nous l’avons vu dans la description des fabriques de Londres et de ses alentours.

160 À Exer ou Exon, on travaille également en grande quantité des draps miffin, doubles broches, ordinaires. Les fabriques travaillent en fonction des ordres qu’ils reçoivent, tant de Londres que des commissionnaires de l’étranger.

161 La fabrication des genres suivants est réglée là-bas de deux façons. La première est celle des fabriques qui travaillent chacune son article : qui fabrique des draps ne fabrique pas de droguets, qui fabrique des droguets ne fabrique pas de saies, et ainsi de suite. La plupart de ces fabriques travaillent chacune pour leur compte et elles donnent les apprêts nécessaires dans leur maison même. Il y ensuite une seconde sorte de fabriques : ce sont les commissionnaires qui ont des magasins de laine et des ouvriers à façon dans la campagne qui travaillent les pièces en écru avec leurs métiers. Ils reçoivent la laine du commissionnaire et lui rendent la pièce en écru, ne se mêlant ni de teinture, ni de foulon, ni d’aucun autre apprêt qui puisse être nécessaire pour rendre la pièce parfaite. Le soin de toutes ces opérations est laissé au commissionnaire, ou magasinier de la laine lui-même. La première sorte de fabrique a comme avantage que la marchandise est suivie pas à pas car elle est travaillée entièrement dans un même site. Dans la seconde méthode, on trouve d’ordinaire de meilleures qualités de laine, car [les commissionnaires] peuvent faire de meilleurs choix grâce aux quantités de laine qu'ils ont dans leurs magasins. Dans cette province, il se fabrique plus de laine cardée et filée large comme celle que l’on file pour les draps, bien que pour les lagatis et Duransi et

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salia sottile, ils se servent également des étaims peignés et filés à la quenouille, comme on pourra plus facilement le voir dans la description des étoffes qualité par qualité.

162 L’échantillon de draps indiqué par la lettre A est celui qui est appelé miffin. Ils en font de toutes les qualités en proportion du prix et de la qualité qu’on leur demande. Ils sont mélangés de laines d’Espagne ordinaires et des laines courtes du pays car, de fait, dans cette province, les moutons ne donnent pas une laine aussi longue qu’à Canterbury et dans d’autres régions semblables. Les laines sont mélangées grasses comme elles sortent de la tonte et, ainsi mêlées, ils leur font toutes les autres opérations que l’on a présentées dans la description générale du début, et ceci jusqu’à la finition de la pièce. Ils font également dans cette province des draps surfins, mais ils ne sont pas aussi parfaits que ceux qui sont fabriqués dans les alentours de Londres.

163 La seconde qualité de draps spécifiques à cette province sont les doubles broches ordinaires indiquées par les lettres AA. Ils sont travaillés de la même façon que ceux des Andelys. La plus ou moins grande finesse de cette qualité de draps dérive de la plus ou moins grande quantité de laine d’Espagne que l’on mélange aux laines du pays. Ils fabriquent tant d’une qualité que de l’autre selon le prix qu’on leur demande, la matière première plus ou moins fine étant ce qui décide de l’article.

164 Celles indiquées B sont des droguets qui sont travaillés en toile comme les draps, mais ils ne leur couchent pas le poil et ils sont pressés dès qu’ils ont reçu une seule tonte. Une fois conduits à perfection, ils sont larges d’un ras, et pour cela ils les fabriquent en général d’un ras et un tiers et les foulent jusqu’à ce que le tiers de plus qu’ils ont en toile soit rentré dans l’étoffe. La purge de la laine est la même que pour les draps et il n’y a pas d’autres observations à faire que la plus ou moins grande finesse de ceux-ci, selon la plus ou moins grande finesse de la laine et du filé qui est toujours plus fin si la laine est plus fine et de meilleure qualité. Ils sont obligés de marquer à la tête de chaque pièce s’ils sont des plus fins, des moyens ou des ordinaires, mais cette marque sert uniquement pour les acheteurs anglais parce que, quand ils expédient à l’étranger, il est permis à chacun d’enlever les marques et de leur mettre celles qu’ils jugent le plus opportun pour l’étranger. Ils font de tels articles en écru, qui sont susceptibles de recevoir toutes les couleurs, et ils en font également des teints en laine, surtout dans les mélangés qui ne peuvent se faire que teints en laine à cause du mélange. Par conséquent, ceux-ci sont plus chers, car pour mélanger la laine des droguets, ils se servent de paquets, comme nous l’avons vu pour les draps.

165 La presse est la même que celle des draps. Elle est faite avec les cartons chauds et avec des planches de fonte au milieu, mais il est défendu de les humidifier avec aucune sorte de gomme ou de colle qui pourrait trahir la bonne foi publique et donner à un droguet une apparence meilleure que celui qu’il a en substance.

166 Les échantillons indiqués par la lettre C ont pour nom droguets cordés. Ils sont fait comme les baracans, à la différence cependant que les baracans sont entièrement tissés de gros étaims pour que l’incanalitura soit égale, tandis que les droguets cordés sont tissés avec un fil de gros étaim et trois fils de laine fine. De même, les baracans ne supportent aucun foulon tandis que les droguets cordés sont passés légèrement au foulon et ils les mettent en presse comme tous les autres droguets tandis que les baracans se roulent simplement et se dégraissent au foulon.

167 Ceux indiqués D sont de laine plus ordinaire que ceux indiqués B ; ceux indiqués E sont ceux qui sont travaillés en fin, écrus, et teintés en pièces ; ceux indiqués F sont plus ordinaires et teints tout en laine ; ceux indiqués G sont de la même qualité mais teints

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en pièces comme on peut facilement le voir par les prix qui sont annotés sur le papier avec leur largeur, longueur, comme pour tous les autres articles.

168 Les échantillons indiqués H, nommés sagatis, s’appellent communément chez nous crosie. Ce sont des saies croisées comme on l’a déjà vu dans les fabriques des alentours de Londres mais on les répète ici car elles sont de qualité plus fine, car ils se servent des étaims ou des filés de laine fins qui restent après la fabrication des Durois ou Duranze fins. Ceux qui sont unis, ils les font en écrus et ceux qui sont mélangés, ils les travaillent avec des laines teintées en fil en mettant la chaîne d’une couleur et en se servant pour la trame d’une autre couleur. Ces saies croisées sont pressées à la presse bouillante avec des cartons fins et ils ne prennent pas autant de lustre que les autres articles car ils sont de matière inférieure.

169 Celles indiquées par la lettre I sont appelées saies de Londres comme celles que nous avons vues fabriquer à Londres et dont l’échantillon en blanc est indiqué par la lettre D. On a ici remis les échantillons, car c’est la province où se travaille la plus grande quantité de cet article et à la plus grande perfection. Ils en font d’autant de qualités qu’on le voit indiqué sur le papier et, bien que sur le papier ils soient tous de couleur écarlate, ils en font cependant de toutes les couleurs. Cet article se fait entièrement en écru et on les teint de la couleur que l’on juge le plus à propos. Ils les teignent en fonction des qualités et des couleurs qui leur sont demandées. Cette saie a deux usages : le principal est de faire des habits et l’autre est de faire l’usage de molletons de France, après qu’on lui ait tiré le poil avec la carde. Elles sont à double chaîne croisée sur le métier dans la fabrication de la toile, puis passées au foulon pour les dégraisser et les rendre plus fortes et compactes.

170 Celles indiquées L s’appellent Durois et chez nous Marbrochi. Ils en font de différents prix selon que l’on en demande des plus fins ou des plus ordinaires. Ils en font des unis et des mélangés teints en laine et des ordinaires en écru qu’ils teignent en pièce. Ceux- ci, comme les ouvragés et rayés qui suivent, sont tous pressés avec la presse bouillante pour donner le lustre qui fait le brillant de l’étoffe.

171 Celles indiquées M sont aussi des Durois mais elles sont rayées. Pour composer la rayure, ils mettent les différentes couleurs dans la chaîne, la trame devant être de couleur plus dominante, comme on le voit clairement par l’échantillon lui-même.

172 Celles indiquées N ont le même nom et il s’agit de la même qualité d’étoffe. Dans cet article, on fait tous les dessins et les ouvrages qu’on leur demande pourvu qu’ils soient de deux couleurs. Les apprêts et la finition de ces étoffes sont les mêmes que pour les unis et les rayés à la seule différence que le dessin est travaillé au lacet comme toutes les autres étoffes à fleur.

173 Celle indiquée O s’appelle Duranza. Elle est faite comme la toile, à la seule différence qu’elle est croisée et pressée à la presse bouillante, elle est travaillée avec de la laine purgée et blanchie au soufre avant de la mettre en presse. Cet article doit être mis sous presse plié en deux et, avant de le mettre en presse, il est passé en double à la calandre de façon qu’il soit luisant d’un côté et ondé de l’autre. Afin que cet article ne perde pas de son lustre dans les expéditions du fait de l’emballage, ils le plient à force de tour sur une planche de bois.

174 Celle indiquée P est la même qualité d’étoffe, à la seule différence qu’elle est en toile sans être croisée et par conséquent beaucoup plus légère.

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175 Celle indiquée Q, appelée saie simple est travaillée de la même façon que celle indiquée O, à la différence qu’elle est travaillée avec les restes des étoffes O et P. Les apprêts et les presses sont égaux pour les trois et, bien que sur le papier ils figurent seulement en blanc et en noir, ils en font de toutes les couleurs imaginables. Ces trois étoffes sont travaillées uniquement avec les laines du pays.

176 Celle indiquée R, ayant pour nom Baua ou flanellone, est une étoffe dont ont fait une infinité de qualités selon les prix que l’on veut y mettre. Elle est faite avec une chaîne de fil filé de façon assez resserrée et la trame doit être de fil beaucoup plus ouvert. Comme elle reste naturellement comme elle a été tissée, on peut se rendre compte à l’oeil de la différence qui existe entre le filé serré et celui ouvert. Une fois la toile faite, on la blanchit et on la carde immédiatement une seule fois parce qu’elle ne pourrait supporter plus à cause de sa légèreté. La plus ou moins grande finesse de cette marchandise provient de ce qu’elle est plus ou moins battue sur le métier (plus les cartons de Norwich ?).

177 Celle indiquée S a pour nom flanetta. Cet échantillon est croisé, mais il existe aussi la lisse ou en toile qui est indiquée par la lettre T. Elles sont travaillées avec des laines fines mélangées avec un tiers de laines du pays. Elles sont travaillées comme les saies de Londres indiquées par la lettre I, à la seule différence que les laines sont plus fines et les filés également plus fins, mais elles sont passées de la même façon au foulon et cardées en cas de besoin. On vend également une forte quantité de cet article uniquement pressé comme les droguets, mais sous presse pas trop chaude. Celles-ci se vendent comme les droguets roulées en large et seulement pontato(appuyé avec force) sur les lisières.

178 Celle indiquée V a pour nom Dufiels et chez nous Quatti. Il s’en fait des qualités très diverses selon les prix demandés. La plus grande quantité de cet article se vend en blanc écru seulement tondu et prêt pour la teinture, car chaque marchand ou acheteur en gros se le fait apprêter comme il lui est plus avantageux. On se sert de celles-ci, tant en poil que frisées, dans toutes sortes de couleurs et on donne quelque fois aux plus fins un apprêt et une finition identiques à ceux d’un drap. On les vend comme draps aux réguliers vêtus de blanc afin qu’ils s’en fassent des manteaux pour se protéger du froid. Bien que forte, cette étoffe est plus légère qu’un drap fin et, à cause de sa douceur, elle tient plus chaud que le drap lui-même. Une telle étoffe est travaillée avec les filés comme le sont les draps, c’est-à-dire filés ouverts et on leur donne les mêmes apprêts que l’on doit donner à un drap du Nord ou Bristol.

179 L’échantillon indiqué X est celui des cartons dont on a parlé dans les apprêts bouillants. Seule l’industrie anglaise a le monopole de cette perfection, ce qui rend la fabrique tant de Norwich que d’Exeter aussi florissantes et qui occupe et fait travailler une population immense. Bien que le coût de la vie soit aussi cher, la main-d’œuvre est à meilleur marché que dans tous les autres pays que j’ai vus.

Lille

180 De Londres, en repassant par Calais, je suis venu dans un caraballa ou voiture publique à Dunkerque où j’ai dû séjourner pour attendre la diligence qui part pour Lille. A Dunkerque, un bon tiers des habitants sont anglais et, bien qu’ils aient la commodité du bois pour faire du feu, ils font venir leur charbon de pierre pour s’en servir et suivre

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leur coutume. Le commerce de cette ville est un commerce d’expéditions, tant par mer que par terre, mais il diminue car le port se remplit de bancs de sable sans que les Français puissent y remédier, car l’Angleterre a un régent qui veille à l’observation du traité signé sur cet article durant la dernière guerre. La plus grande partie des expéditions sont de victuailles, mais toute la marchandise que l’on exporte des Flandres vers l’étranger part également d’ici. Après m’être arrêté un jour en raison de l’absence de la voiture publique qui part seulement trois fois par semaine, je suis allé à Lille. C’est une ville très peuplée étant donné le grand commerce que l’on y fait dans la fabrication qui est réglée de la même façon que dans toutes les autres places françaises. Les articles qu’on fabrique sont presque tous d’étaim ; on y fait aussi des draps, mais en très faible quantité. Ils font deux sortes de draps : la première est un drap plus ordinaire que celui d’Elbeuf et [la seconde] une qualité de drap de pied qu'ils appellent Viciora et dont ils se servent comme habit au cœur de l’hiver en tentant d’utiliser ceux qui, par hasard, sont plus mous. Dans cette sorte de drap, ils se servent de toutes les laines les plus ordinaires, y mélangeant également du poil de vache dont ils prennent le plus fin pour ce travail, le reste va en Hollande et à Sedan pour les lisières des draps. Il y a une Bourse et ils soutiennent plus que dans toute autre partie le commerce d’expéditions parce que ce sont les expéditionnaires qui donnent la règle aux fabricants. Ces derniers sont dispersés dans la ville et les campagnes voisines et, en vertu du règlement, aucun fabricant ne peut détenir et faire battre plus de six métiers sur lesquels chacun travaille ce qu’il veut. Toutes les étoffes qu’ils font ici sont à imitation de l’étranger. Une fois les pièces faites en écru, ils les vendent aux commissionnaires dénommés marchands, en leur laissant le soin de la finition. Les presses sont toutes à l’imitation des anglaises, mais elles ne sont pas de la même perfection, car ils n’ont pas les cartons des Anglais. De fait, en France et en Hollande, ils ne sont pas encore parvenus à la perfection des Anglais dans la fabrication de ces cartons. Les teintures sont les mêmes que partout ailleurs, mais toutes les couleurs qu’ils entreprennent sont d’une perfection médiocre. Le pays abonde de vivres, les campagnes étant bien cultivées. C’est pour soutenir à la fois la culture des terres et la manufacture des étoffes qu’ils ne veulent pas qu’un particulier ait plus de six métiers, ayant comme principe que là où se trouvent de grandes fabriques, elles provoquent l’inculture des terres, à cause de l’emploi [qu’elles procurent aux] travailleurs. Grâce à cette maxime, ils prétendent soutenir à la fois la fabrication et la culture des terres.

181 L’état général des étoffes que l’on fabrique à Lille est sur le papier. Les genres propres à ce pays sont les calmandes (callamandre) larges et les camelots de laine, tant étroits que larges, teints en pièce, même s’ils en teignent également en laine, comme on le verra ci- après.

182 Les échantillons indiqués par la lettre A sont des calmandes dont la largeur et la longueur sont notées sur le papier. C’est l’article par lequel a commencé la manufacture de Lille. Comme toutes les autres étoffes du même genre, celles-ci sont passées à la calandre et ensuite pressées sous une presse aussi chaude qu’ils le peuvent.

183 Celles indiquées B sont des calmandes également, à la différence que celles-ci sont rayées et mélangées. On ne les fabrique que depuis deux ou trois ans, de même que celles indiquées C qui sont rayées de deux couleurs sur le métier. Toutes ces étoffes sont travaillées avec une chaîne très fine, installée en double sur le métier à l’imitation des satins. Celles indiquées D sont à imitation des calmandes ou damas de laine qui se fabriquent à Norwich, de même que les E qui sont rayées. Elles sont travaillées de la

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même façon qu’en Angleterre, mais elles ne sont pas de la même perfection, d’abord en raison de l’inexpérience dans la presse due à l’absence de cartons, deuxièmement à cause de la qualité des laines des alentours qui ne sont pas aussi longues que celles d’Angleterre et ne peuvent donner des filés de la même finesse et de la même égalité que les filés anglais.

184 Les F ont pour nom couti surfins. Ils sont fabriqués de fil et, pour l’ouvrage, du dessin et de la couleur demandés. Elles sont pressées avec la calandre comme le sont également les G qui sont de la même qualité, mais plus ordinaires, étant donnée la qualité plus forte et ordinaire de la matière première employée. Les H sont encore le même genre de marchandise à la seule différence que ceux-ci sont travaillés de fil et de coton au lacet, les lacets étant réglés par les touches ou pédales que le tisseur a sous les pieds.

185 Les I ont pour nom griselle et sont à l’imitation des étoffes de Norwich, mais ils n’ont jamais pu les porter au même degré de finesse que les Anglais et non plus les orner du lustre brillant qu’ont les étoffes de Norwich. Les Français prétendent que cela ne provient pas d’autre chose que des cartons. Je ne doute pas que les cartons puissent jouer un rôle, mais la qualité de la laine doit être ce qui compte le plus. D’ailleurs, à Lille, ils ont fait l’expérience de faire de semblables étoffes avec de la laine tirée en contrebande d’Angleterre et pressées avec les mêmes cartons, il est vrai qu’elles sont restées bien meilleures, mais ils n’ont pu arriver au niveau de perfection totale.

186 Les L ont pour nom sampareilles ( samparelie), ce sont des camelots ordinaires. La manufacture de ceux-ci, comme celle des plus fins, est la même qu’à Amiens.

187 Les M sont d’une qualité plus fine et sont ondés à la calandre. Ils servent pour les meubles de maison ou d’église, de même que les N, gaufrés au cylindre.

188 Les O sont de la qualité la plus fine que l’on fasse. Les plus grandes ventes sont en bleu et écarlate et ils sont pour l’essentiel destinés aux uniformes des officiers français. Ils se font en écru, c’est-à-dire avec la laine blanche naturelle et ils teignent la pièce une fois faite, comme ils le font aussi pour l’échantillon indiqué par le n° 2 qui est ici mis pour montrer qu’ils en font également en petit teint. Le n° 3 montre qu’ils en font également des mélangés, en mettant la chaîne d’une couleur et en se servant d’une autre pour la trame, n’ayant pas l’habitude de mélanger le fil lui-même comme à Amiens.

189 L’échantillon P est aussi un camelot de la même qualité que les surfins. Il a été mis pour faire comprendre qu’ils teignent également en laine, comme on le voit clairement par la lisière de l’échantillon.

190 Les Q sont des camelots étroits beaucoup plus fins et plus légers. Ils en font de quatre qualités qu’ils notent de 4 numéros successifs pour les distinguer. Par exemple, la fabrique ou le commissionnaire qui commence au numéro 1 va jusqu’au 4, chacun étant libre de commencer par le numéro qui lui plait le plus. Ils observent pour ceux-ci la même règle que pour les larges.

191 Ceux indiqués K sont des camelots rayés comme ceux d’Angleterre et ils se servent pour ceux-ci des filés qui restent des choix qu’ils ont faits pour les camelots fins.

192 L’échantillon S, appelé saie de Rome, est à l’imitation des saies de Nîmes faites à Londres, indiquées par les lettres HH. La facture de celles-ci est la même que celles d’Angleterre ; elles ne sont pas aussi bien rasées, mais le noir de celles-ci est meilleur et est presque égal à celui que l’on fait à Berlin, les Prussiens ayant été les inventeurs d’un tel genre d’étoffe.

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193 L’échantillon T est une toile teinte à l’imitation des toiles appelées de la vallée (della valle), mais elles n’ont pas encore atteint le degré de perfection pour la bonté et le prix des toiles rayées indiquées par la lettre V.

194 L’échantillon indiqué par la lettre U est à la façon des velours appelés d’Utrecht bien qu’ils n’en fassent pas là-bas. Pour la chaîne, le poil de ceux-ci provient de poil de chèvre, tandis que la trame est de fil comme l’est également la moquette (Mochetta) indiquée par la lettre X, à la seule différence que la première, appelée velours, est composée de poil de chèvre et de fil, tandis que celle-ci est composée de laine et de fil. Toutes deux sont imprimées au cylindre pour les rendre, comme on le dit, gaufrées.

195 L’échantillon indiqué par la lettre Y, nommé drap de pieds ou Viciora, est composé de la matière première précisée au début dans les généralités sur les articles qui se fabriquent à Lille, d’où j’ai poursuivi mon voyage et je suis allé avec la voiture publique à Courtrai.

Courtrai

196 Ville très grande ; leur commerce principal est en toiles fines et mantilaria fine et principalement en mantileria damasquée (de fil). Ils font aussi (avec le fil ?) des damas en couleur et en deux couleurs pour meubles. Les teintures tiennent très bien, ils les font superbement de sorte qu’au premier coup d’œil, grâce à son beau lustre, ils semblent être de vrais damas de soie. Il se fait ici deux marchés par semaine : tous les particuliers des campagnes viennent y vendre leurs toiles en cru. En ce qui concerne la mantileria et le damas en fil, les fabricants sont dans la ville, chaque ouvrier travaille chez lui, presque toujours sur commission des marchands eux-mêmes. Beaucoup de ces toiles passent en Hollande pour être blanchies avec les laits hollandais, bien meilleurs que ceux de Courtrai, et aussi parce qu’ils n’en ont pas autant qu’en Hollande. Ils exécutent à Courtrai tous les dessins de damas et ils sont capables de faire sur une serviette de table les armes de tous les Grands aussi compliquées qu’elles puissent être.

197 De Courtrai, je suis venu à Gand, ville qui fait également une grande quantité de toiles ordinaires extra larges, de sorte qu’ils font même d’une seule pièce des draps de lit de quelque largeur que ce soit.

Bruxelles

198 De Gand, je me suis rendu à Bruxelles cité très vaste, située à moitié sur une colline et l’autre moitié dans la plaine. Elle est considérée comme la capitale du Brabant, où réside le gouverneur général des Pays-Bas, auquel on fait les mêmes honneurs qu’à un souverain. Toutes les magistratures qui se trouvent dans la ville où réside le souverain existent ici. On peut aller de cette ville jusque dans les États de Hollande par eau : il y a en été une barque qui part deux fois par semaine pour le transport fluvial des marchandises et des voyageurs ; en hiver, elle ne part que tous les quinze jours. Autrefois, le commerce principal de cette ville était les dentelles (pisetti), tapisseries et camelots.

199 En ce qui concerne les Pisselli, il y a dans chaque angle de la ville des fabricants de ce genre de tapisserie. À Ponti, il y a deux fabriques et dix ou douze fabriques de camelots,

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pour la plupart tous travaillés en poil, bien que l’on en fasse aussi quelques uns de laine, comme on le voit facilement d’après les échantillons.

200 De ceux indiqués A jusque ceux indiqués D se trouvent quatre qualités de camelots travaillés avec du poil de chèvre fin. Ceux indiqués E, F, G sont de poil plus ordinaire, mais, aussi bien dans le fin que dans l’ordinaire, on voit la dégradation proportionnelle aux prix qui sont indiqués sur la carte. Les camelots de cette qualité tant renommée sont aujourd’hui fabriqués de façon supérieure en Hollande et, effectivement, la fabrique de Bruxelles est en décadence pour cet article.

201 Les opérations de fabrique sont les mêmes que dans tous les autres pays à une seule différence : à peine sortis du métier, ils passent avant toute chose les camelots sous le mango pour les froisser et en même temps adapter le tissage de façon égale tout du long, puis ils les font bouillir et ils leur font tous les apprêts que l’on a déjà observés en Angleterre et à Amiens. Cette opération, qui ne se fait aux camelots en cru que dans cette fabrique, [est faite ?] pour leur donner l'onde qui se perd quand on les fait bouillir dans l'eau pure, opération que l'on a observée dans tous les apprêts de cet article.

202 De Bruxelles, je suis passé à Malines, petite ville où l’on fabrique aussi une grande quantité de pissetti portant le nom de la ville même. Les fabricants travaillent presque tous avec des fonds dépendants de la ville d’Anvers où ils portent leurs travaux à vendre.

203 La ville d’Anvers, qui est la dernière des Pays-Bas avant les États de Hollande, est une grande ville, bien tenue et illuminée de nuit, avec de beaux édifices et des rues bien alignées. Elle a un canal d’eau qui communique même avec les États de Hollande et avec toutes les autres parties des Flandres. Toutes les terres voisines travaillent également les pissetti et ils viennent les vendre à Anvers les jours de marché où ils trouvent toujours des acquéreurs aux prix courants. Les fabricants laissent leur marchandise à 10 % de moins à l’acheteur habituel par rapport à l’étranger.

204 De là, je suis parti sur une voiture de poste à la hollandaise et je suis allé jusqu’aux plages du Mordic que j’ai traversé facilement. Avec une autre voiture prise au-delà du Mordic, je suis allé jusqu’à Rotterdam, première place de la Hollande presque aussi considérable pour le commerce qu’Amsterdam. Le motif pour lequel le commerce de Rotterdam est si florissant est la facilité de la navigation dans les canaux en raison de leur grandeur. Dans toute la ville, les vaisseaux sont chargés pour la Meuse, ils entrent dans les canaux et vont décharger la marchandise à la porte des négociants. L’abondance des vaisseaux qui vient dans cette ville est telle que l’on trouve plus facilement à s’embarquer à Rotterdam qu’à Amsterdam même. Pour parcourir la ville, il y a de petites barques qui portent les citadins d’une partie à l’autre du canal de sorte qu’il est très facile de faire ses affaires parce qu’il n’est pas besoin de faire des détours dans la ville du moment qu’il y a toujours des canaux remplaçant en droite ligne la route, ou par terre ou en traversant d’un canal à l’autre.

205 Les alentours de la ville sont très beaux : ils sont tous garnis d’arbres, ainsi que les bords des canaux de la ville. Tout autour de la ville, il y a de très belles maisons de campagne. Depuis cette ville, on peut parcourir toute la Hollande, en allant jusqu’à Amsterdam à très peu de frais, parce qu’à toutes les heures du jour il y a une barque qui part d’un lieu à l’autre. Cette barque est divisée entre les sièges destinés aux gens honorables et ceux réservés à la populace qui forment un grande pièce occupant les deux tiers de l’espace tandis que l’autre tiers forme une pièce assez propre qui s’appelle le Rouf. Chacun paye à part tout ce qui est demandé. Une fois sonnée l’heure, une

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cloche sonne depuis la petite chambre située près du canal où se trouvent les directeurs : à peine a-t-elle fini de sonner que la barque part sans plus attendre personne. Je me suis embarqué sur cette barque et je me suis rendu à La Haye, ville de cour pas très grande et peu peuplée, bien ornée de rues et de places, surtout la place [située] devant le palais du Stadhouder. Dans cette ville, il y a toutes sortes de professions nécessaires à la vie civile. La plus grande partie des habitants est noble ou militaire.

Leyde

206 De là, il y a une autre barque qui part toutes les heures pour Leyde et je l'ai prise.

207 La ville de Leyde est grande et bien peuplée. Tous les principaux fabricants y sont, mais il y a bien peu de métiers parce que les draps sont tissés à vingt ou trente milles de la ville et viennent [ensuite] recevoir leur finition des mains des patrons. Ceux-ci vont faire le tour de leurs fabriques une fois ou deux par semaine pour voir si toutes les autres fabrications qui précédent la formation de la toile se font correctement et conformément à ce que nous avons vu dans la description générale de la fabrication des draps.

208 Dans la filature des laines, ils observent la méthode d'Elbeuf, à la seule différence que les Hollandais filent la laine plus ouverte que dans tous les autres pays que j’ai vus. C'est pour cela que les draps hollandais sont forts avec un fil plus gros et que, usés pour faire sortir le poil, ils ne sont pas aussi fins que les autres [ ?], mais ils font plus d'usage car ils sont plus forts.

209 La grande plaine dans laquelle est située la ville et les grands canaux d'eau font qu'ils ne peuvent établir de moulins à eau par manque de pente. Ils sont pour cela tous à vent et, par conséquent, les foulons et les édifices à papier eux-mêmes prennent tous leur mouvement du vent et non de l'eau. Les foulons exécutent la même opération que ceux à eau, mais les marteaux de ceux-ci sont faits comme autant de tuyaux d'orgue et ils battent perpendiculairement au lieu que dans les foulons à eau, ils ont leur mouvement naturel. De ceci provient le fait que les foulons à eau battent et ceux-ci frappent dans une caisse où est posée la pièce de drap. Sur le devant de cette caisse, il y a un petit canal d'eau qui en verse sur la pièce en proportion de ce que le maître juge à propos. Il faut peu de place pour faire un de ces foulons parce qu'avec une petite terre pas très élevée il y a autant de place qu'il en faut. Mais ils confessent eux-mêmes que les foulons à eau sont bien meilleurs. La raison en est claire : c'est que dans les foulons à eau, les marteaux frappent toujours de façon régulière et selon le désir du maître foulonnier, tandis que dans ceux à vent, comme le foulonnier ne peut régler le vent comme il régule l'eau, les marteaux prennent un mouvement irrégulier et les draps ne peuvent jamais être foulés de façon égale, ils ne peuvent jamais être réduits comme le sont ceux qui sont foulés dans les moulins à eau.

210 L'autre incongruité qui naît des foulons à vent est que parfois, quand ils ont le plus besoin de se servir de leurs moulins, il n'y a pas de vent et, par conséquent, ils ne peuvent pas travailler.

211 L'autre différence qu'il y a entre la fabrication hollandaise et les autres, réside dans les dernières tontes des draps : qui se sert de petites brosses (spasetto) pour relever le poil, qui se sert d’un fer ; les Hollandais le relèvent avec la main mouillée de leur propre

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salive afin qu’il tombe sous le coup de la force : comme le mouvement de la main ne peut jamais être toujours égal, le drap ne peut jamais être tondu de façon égale. De même, la main en passant provoque deux effets, l’un, causé par son humidité, relève le poil ; l’autre, au contraire, comprime le poil, car pour le niveler avec la main, il faut comprimer le drap ; pour cette raison, le poil ne peut se relever de façon égale et, par conséquent, il ne peut tomber tout également sous le coup de la force. C’est pour cette raison que les draps hollandais n’ont pas l’air aussi fins : ils ne peuvent être tondus à fond.

212 J’ai demandé à un patron fabricant pourquoi, connaissant une meilleure méthode, il ne la faisait pas mettre en pratique, il m’a clairement répondu que les travailleurs quitteraient sa fabrique plutôt que de varier leurs habitudes et que c’était pour ce motif qu’il les laissait faire comme ils en avaient l’habitude.

213 Il n’est pas surprenant que la teinture en noir des draps de Hollande soit meilleure que dans tous les autres pays en raison des bons règlements qui sont instaurés : il n’est permis à aucun teinturier de teindre un drap en noir si il n’est pas d’abord teint en bon bleu Roi et, pour la sûreté de cette opération si nécessaire, aucun teinturier ne peut teindre un drap fin si la pièce destinée à une telle couleur n’a pas d’abord été présentée teinte en bleu à l’inspecteur, lequel y appose son plomb une fois qu’il l’a examinée, permettant ainsi au teinturier de passer au noir. Cette pratique existe aussi à Sedan, mais elle est voulue par le fabricant, qui a la liberté de faire comme il le veut. En ce qui concerne les autres opérations, ils font la même chose que dans les autres pays, à l’exception des frises pour lesquelles le mouvement de vibration égale, sans lequel la pièce ne pourrait jamais être frisée de façon égale tout du long, est très nécessaire. Mais il ne peuvent pas avoir de frises à eau pour les motifs rappelés plus haut, à vent le mouvement ne serait jamais égal ; ils se servent donc d’un moulin à quatre roues, l’une donnant le mouvement à l’autre, la première prend son mouvement du manège d’un cheval qui le communique à la première roue, laquelle le communique aux autres, de telle façon qu’au point fixe de la barre qui est destinée pour la frise, le mouvement est parfaitement égal comme peut l’être celui de l’eau, mais il est plus lent, de sorte que pour friser une pièce de drap ou ratine, il faut une moitié de temps en plus qu’avec l’eau.

214 Maintenant que nous avons observé la diversité des finitions, nous montrerons les différentes qualités d’étoffes de laine qui se fabriquent sous la dénomination générale d’Hollande, car il n’y a pas de lieu fixe où une pièce soit commencée et finie, comme nous l’avons montré précédemment.

215 Les échantillons indiqués A sont tous des draps de laine d’Espagne ouvragés. Leur diversité est due à la diversité des couleurs, la plus ou moins grande largeur selon les plus ou moins grandes portées de fils fixées par les établissements, la plus ou moins grande finesse de la laine elle-même, bien qu’ils soient tous de la meilleure qualité de laine d’Espagne dont la tonte est divisée en trois qualités, comme nous l’avons vu au départ.

216 Les deux échantillons couleur rouge indiqués B, que nous avons appelés dans les autres fabriques par le nom de double broche, s’appellent ici écarlate ou drap de manteau. Ils sont foulés autant qu’ils le peuvent alors que dans les autres fabriques, ils tentent d’observer une proportion déterminée. Ceux de Hollande sont plus forts, mais ils ont l’inconvénient qu’ils sont d’un port beaucoup plus lourd. Leur défaut substantiel est qu’ils sont tellement serrés que la teinture ne peut les pénétrer, de sorte qu’à l’usage

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toutes les coutures deviennent blanches en très peu de temps, ce qui fait un très mauvais effet, surtout dans les habits.

217 Ceux indiqués par la lettre C sont tous des draps fins et légers qui s’expédient au Levant. Chaque qualité a sa largeur avec un prix différent d’une qualité à l’autre. Sous la même lettre, il y en a un avec le signe // et ceci est un drap castor travaillé avec deux tiers de laine de castor et un tiers de laine d’Espagne. Comme la laine de castor ne se resserre pas autant que la laine de mouton, quand la pièce est en toile, la laine de castor n’apparaît pas tellement, mais c’est le foulon qui la fait ressortir parce qu’en se resserrant, la laine de mouton fait glisser au dehors la laine de castor. Le mélange de la laine se fait lors du cardage avant de la filer pour la disposer à la filature. On ne donne à cette sorte de drap que deux tontes légères parce que si on les tondait à fond, on risquerait d’enlever le poil de castor qui est ce qui fait la richesse du drap. Avant de les presser, on ne couche pas le poil, mais on les presse comme les droguets ordinaires.

218 Ceux indiqués par la lettre D sont des demi-draps, tant unis que rayés et à fleur. Les unis sont travaillés comme le sont d’ordinaire les draps ; les rayés le sont grâce à la diversité des couleurs que l’on met dans la chaîne ; pour ceux à fleur ou ouvragés, l’ouvrage est réglé par le lacet placé dans la pédale qui se trouve sous les pieds du tisseur : il est ainsi réglé par celui-ci en même temps qu’il tisse. Sous la même lettre il y a également un échantillon indiqué S qui est composé de laine de castor travaillée comme le drap et il a pour nom demi-drap droguet de castor ; tous les autres sont travaillés avec des laines d’Espagne très fines, comme le sont également les ratines indiquées par la lettre E et F, les premières hautes et les secondes étroites comme c’est indiqué sur les échantillons à côté de leurs prix respectifs.

219 Les échantillons indiqués par la lettre G sont des felpe imprimées au cylindre que nous appelons velours d’Utrecht. La chaîne est en fil de laine de chèvre et la trame est en fil de lin plus fin ou plus ordinaire en proportion de la plus ou moins grande finesse du fil de chèvre, bien que pour la trame ils se servent parfois de fil de poil de laine de chèvre comme de fil de laine de mouton.

220 Ceux indiqués H, appelés Peluches (Peluzzi), sont travaillés, tant en chaîne qu’en trame, avec un fil filé gros et très ouvert de laine du pays et cardé autant qu’il peut l’être, c’est- à-dire autant que peut en donner l’intérieur des fils avec le poil comprimé droit sans être couché, comme l’on fait pour toutes les autres étoffes de ce genre.

221 Ceux indiqués par la lettre I sont tous des camelots de poil de chèvre travaillés teints en fil. Selon leur plus ou moins grande finesse, ils ont un prix plus élevé et ceux-ci ne sont pas calandrés comme le sont ceux de Bruxelles, mais seulement bouillis comme ceux d’Amiens. Ils sont cependant tous travaillés avec des fils de poil très fins et pressés comme on l’a vu dans la fabrication d’Amiens, mais ils sont beaucoup plus doux. On juge que ceci est une propriété des eaux hollandaises qui sont presque stagnantes et non limpides comme les eaux coursives, dont on prétend qu’elles sont trop crues et rudes en raison de leur mouvement. On dit que cette rudesse se communique à l’étoffe. Il semble clair qu’une eau douce doit communiquer sa douceur à la laine elle-même, comme de fait on le voit : toutes les étoffes de laine travaillées en Hollande sont par nature plus douces que dans tout autre pays en proportion de la laine que l’on emploie.

222 Ceux indiqués par la lettre I sont fabriqués de laine du pays à la façon des saies d’ammunda dont la hauteur et le prix sont indiqués sur le papier.

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223 Ceux indiqués M sont à la mode des flanelles rayées, à la différence que les rayures en couleur de celles-ci sont de laine du pays et les rayures qui restent blanches sont en coton, si bien que la chaîne, qui est celle qui doit former la diversité des rayures, est de laine et de coton tandis que la trame est entièrement de fil blanchi. Toutes sont de plus ou moins grande finesse comme on le voit en fonction des prix notés à côté de chacune d’elles.

Utrecht

224 De Leyde, je suis passé à Utrecht, où je n’ai trouvé qu’une seule fabrique de draps, dont les échantillons sont indiqués par la lettre N. On voit qu’il n’y a aucune différence avec les autres, bien qu’en ce qui concerne les couleurs, elle passe pour être celle qui travaille de façon superlative, bien qu’on ne puisse discerner aucune différence en les comparant avec les autres pièces. Dans cette fabrique, ils m’ont montré le magasin de leurs draps, dans lequel il y en avait en bien faible quantité, mais, malgré mes instances, le patron de cette fabrique n’a voulu me laisser voir ni les métiers, ni ses teintures, ni ses apprêts. Quand aux métiers, ils disent ne pas les avoir à Utrecht mais à Telborg. Cette maison a un petit nombre de métiers qui est parfois insuffisant pour réaliser la quantité de draps qui leur est demandée, elle achète alors les draps en blanc aux autres et les fait finir dans sa maison.

Amsterdam

225 De Utrecht, par une route très spacieuse, et un gros canal orné d’un côté comme de l’autre de maisons de campagnes surprenantes par la magnificence, tant au dehors qu’au dedans (j’en ai vu deux, elles sont richement édifiées et meublées). Par cette route donc je me suis porté à Amsterdam, capitale des États de Hollande, ville très riche dont la richesse est formée par le seul commerce parce que l’air est malsain à cause de la puanteur des canaux : il n’y a rien d’agréable à l’intérieur de la ville pour inviter les habitants à s’y maintenir, et les [maisons] de campagne, au lieu d’être utiles aux habitants, leur sont d’une si forte dépense que sans les grands bénéfices que leur amène le trafic du commerce, tous les négociants se trouveraient mal. Ce grand commerce est apporté par la mer et par la grande quantité de vaisseaux qu’ils ont à leur compte qui circulent et sont toujours en route. La ville est presque moitié plus petite que celle de Londres et très peuplée. La bourse est de la même grandeur que celle de Londres mais beaucoup plus fréquentée, de sorte que tous les jours, on ne peut plus y entrer deux heures avant qu’elle ne ferme à cause du monde.

226 Les courtiers sont pour la plupart juifs. Ils sont en si grand nombre qu’ils composent et habitent presque un quart de la ville. Ils se rendent presque nécessaires à la ville d’Amsterdam par la grande attention qu’ils donnent au commerce de toutes sortes de biens et par leur grande activité. Le commerce compte très peu de catholiques, mais ils sont nombreux parmi les gens de la campagne et ils sont très riches par l’activité qu’ils prêtent à la culture des terres. Les édifices remarquables d’Amsterdam sont l’amirauté, où plus de 2 000 personnes sont payées par le public pour la fabrication des navires de guerre. Il y a également des magasins pour toutes les provisions qui peuvent être nécessaires aux navires de guerre, et chaque navire construit a son magasin d’ustensiles prêts pour les réparations et sa restauration en cas de besoin. La

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compagnie des Indes a un autre site, pas très grand mais avec les mêmes provisions, ses propres navires où l’on travaille toujours. Le commerce a un autre édifice où se construisent seulement les navires marchands. Les fonds employés dans ces ateliers [de construction] de navires, tant de guerre que de commerce, sont presque insondable ; les fonds qui sont emmagasinés ici pour la construction de ces navires sont immenses ; les gens qui sont rassemblés pour une telle affaire constituent un peuple entier.

227 Les maisons dans leur perspective sont très belles mais mal construites à l’intérieur et de peu de solidité.

228 Le palais de la ville est très vaste et entièrement formé de pierres de taille. Le port est magnifique et très sûr, car il est entièrement protégé par des digues qui s’étendent à perte de vue. Le nombre de vaisseaux qu’il y a est presque infini : tous les jours, ils partent en grand nombre et arrivent en nombre non inférieur.

229 Les négociants de la ville d’Amsterdam se consacrent tous aux commissions et l’échange des marchandises d’une partie à l’autre du monde. Tout ce qui arrive trouve acheteur. La plupart du temps, ils donnent en payement d’autres marchandises, tant du pays que venues d’ailleurs. Tous les plus grands négociants n’ont aucun genre de marchandise fixe, mais ils règlent leurs investissements d’argent en proportion des biens que les spéculations leur indiquent comme les plus avantageux. Le gros de leur spéculation de draps est le Levant, presque toutes les maisons d’Amsterdam y sont intéressées. Tous les fabricants viennent ici faire leurs achats de laines : ils font ainsi retomber presque tous les fonds retirés de la fabrication des draps dans les mains des banquiers de cette ville, en se prévalant sur ceux-ci d’argent en fonction de leurs besoins, en leur payant un quart pour cent de provision tant à l’entrée qu’à la sortie de l’argent, de sorte que tous les états travaillent et Amsterdam, c’est-à-dire ses habitants, profite du travail de tous les états.

230 Les voitures, objet essentiel pour le commerce, sont toutes taxées par le public. Elles sont toutes dans les mains des matelots, tant d’eau que de terre, et à cette fin il y a à Amsterdam une salle dans laquelle les principaux convoyeurs, ou matelots, se rassemblent : quand il y a une voiture à prendre, ils la jouent aux dés et celui qui gagne part, car le sort en a ainsi décidé et c’est la loi en la matière.

231 Les négociants en gros sont plutôt rudes et ils ont très peu de manière pour vendre leur marchandise. Presque tous les contrats se font par l’intermédiaire des courtiers qui ont également le droit de négocier sur la place pour leur propre compte. Il y en a de très riches et, en bien des circonstances, ils sont mieux informés que les autres de la solidité des maisons. Ils en ont tenu sur pied qui, sans leur aide, auraient failli et se sont au contraire remises. Ceci fait que cette profession est estimée en Hollande et ces personnes sont reçues partout. Les gros magasins sont à l’intérieur des maisons et il y a très peu de négociants qui ne tiennent qu’un seul article, étant permis à quiconque pourvu qu’il soit citadin, de s’appliquer à la marchandise et au négoce qui lui plait et lui convient le mieux. Comme les biens qui arrivent chaque jour sur cette place sont infinis, et afin que les négociants puissent être commodément informés de tout ce qui se trouve sur la place, trois gazettes paraissent chaque jour qui parlent indistinctement de tout, tant des nouveautés du port que de la ville ou de l’État hollandais comme également de toutes les provinces des États dépendants. Ces gazettes sont imprimées à Rotterdam et à Leyde comme dans toutes les villes principales des États. Toutes les maisons les prennent et chacun, en combinant les informations particulières les unes avec les autres, se détermine depuis son cabinet.

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232 Seule la religion catholique paye un droit pour la liberté de religion et elle est dans l’obligation de maintenir ses pauvres parce que, si ceux-ci veulent changer de religion, ils sont tout de suite pris en charge par les religieux hollandais, des fonds très importants étant destinés à cette fin.

233 Dans les souterrains du palais de la ville, il y a deux sortes de prisons, l’une destinée aux voleurs, mal vivants et assassins, l’autre pour les faillis ou banqueroutiers et les dépensiers (spensirati) : ils les obligent à travailler jusqu’à ce qu’ils aient payé leurs dettes grâce à leur travail. Beaucoup sont donc enfermés pour le restant de leur vie. Les malfaiteurs doivent être condamnés et justiciés dans le terme de deux ans au plus. Ils sont condamnés par un conseil composé d’un grand officier, deux bourgmestres, quatre syndics et soixante conseillers. Il n’est pas permis à la religion catholique de faire assister ses condamnés à mort par des ministres catholiques, mais ils doivent être assistés par des ministres protestants.

234 A Amsterdam, les fabricants de draps portent à vendre tout en blanc, il y a très peu de draps en laine teints de ce genre, et il y a de très forts magasins. Ils les mettent en teinture et ils les font terminer au fur et à mesure qu’ils doivent les expédier.

235 Les droits des marchandises, les gabelles sont payés sur la valeur, et sont reçus selon la déclaration qui en est faite par les négociants. Ils ne sont pas très fidèles dans ces déclarations, car, s’ils le peuvent, ils font de la contrebande. Afin que les déclarations soient faites fidèlement, l’officier du fisc peut visiter toutes les marchandises après qu’elles aient été déclarées et si l’une d’elles est effectivement de contrebande, elle est perdue, mais si la marchandise n’est pas de contrebande et si le négociant prouve que cet arrêt lui a été dommageable et préjudiciable, le fisc est obligé de payer la marchandise au prix indiqué, en accordant au négociant une bonification pour tous les dommages qu’il peut avoir souffert à cause d’une telle arrestation, et cela sur l’attestation de deux personnes de probité reconnue.

236 La marchandise ne tombe jamais en contravention à moins qu’elle ne soit déclarée de moins de deux tiers de sa valeur intrinsèque, en payant chaque marchandise selon sa valeur. Mais il est toujours possible au propriétaire de déclarer davantage s’il le veut. Cela a deux buts : le premier tient à la variété des prix qu’une marchandise peut prendre d’un jour à l’autre ; l’autre est que, comme il est certain que les négociants ne veulent pas payer un droit plus élevé que celui auquel la loi les oblige, cela sert de précaution à l’officier du fisc qui parfois reste surpris [ ?] par la plus grande valeur qu’un négociant a déclaré parce que sans formalité, ou la marchandise est de contrebande et elle est perdue, ou elle n’est pas de contrebande et le fisc est obligé de la payer ainsi au négociant sans formalité. Ceci fait que le fisc prend ses justes mesures avant de confisquer une marchandise et n’inquiète pas le cours naturel des affaires s’il n’est pas absolument sûr de lui, tous les bénéfices des contraventions lui étant dévolu. Ce qui est pire et qui limite grandement le fisc est que quand il veut vendre ces marchandises, il ne trouve pas acheteur, à part les juifs qui d’ordinaire ne les achètent qu’à un tiers de leur valeur.

237 Il est permis à quiconque d’acheter des biens immobiliers et il n’y a pas de religion qui en soit exclue. Ils les payent à des prix exorbitants et tous les négociants sont avides d’en avoir à cause du grand crédit qu’ils établissent sur la place à ses possesseurs. Les biens immobiliers de la campagne, surtout dans les alentours d’Amsterdam, sont ordinairement la ruine y compris des bonnes maisons, parce que la grande affaire dans ce pays est d’avoir toutes sortes de fruits en toutes saisons. Là-bas, la nature produit

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peu, mais tout est le fruit de l’art, c’est-à-dire à force d’engrais et de feu en enfermant les plantes dans des cabinets vitrés : ils font ainsi pour les vignes et pour toutes sortes d’arbres fruitiers et autres choses semblables, comme les fleurs et les légumes. Ils en ont de toutes sortes en toutes saisons. Ce sont des dépenses immenses qui d’ordinaire précipitent toutes les maisons d’Amsterdam. Ce qui vaut plus que toute autre chose à leurs tables est ce qui dure peu et qu’ils veulent avoir à n’importe quel prix, et par lequel ils font briller leur luxe.

238 Les maisons se louent meublées et tous les meubles appartiennent au patron propriétaire de la maison, à l’exception cependant de ceux qui sont quotidiennement mobiles à l’usage des locataires. Les meubles fixes sont par exemple les tapisseries, les cadres, les miroirs et autres choses semblables ; les meubles à l’usage des locataires sont les lits, les chaises, les tables et autres. On voit la richesse des habitants dans les maisons à la quantité des couverts d’argent et aux tapis étendus par terre dont presque toutes les chambres sont garnies.

239 L’usage de la place pour les lettres de change du pays dépend de l’expression des lettres elles-mêmes, mais il y a toujours de 20 à 30 jours de grâce s’il n’y a rien d’expressément contraire sur la lettre elle-même. L’escompte est à raison de 5 % à l’année et l’intérêt était dans ce temps de 4 %, l’agio de la valeur est plus ou moins variable et il est allé jusqu’à 6 %.

240 Les ventes publiques sont taxées, c’est-à-dire que la marchandise n’est pas exposée en vente sans être estimée, comme en Angleterre, mais elle est appréciée et il est également permis au propriétaire d’attribuer à sa propre marchandise (sa valeur ?) et si (la vente) aboutit, il n’a rien d’autre à payer que le tant de pour cent convenu avec le courtier qui fait la vente sans que le public sache de qui elle est et à qui elle appartient. Au-dehors, les maisons sont presque toutes uniformes, mais au-dedans, elles sont presque toutes mal construites, à part celles qui sont construites depuis dix ans. Il faut descendre deux ou trois marches pour entrer dans la plupart, rares étant celles où l’on monte des marches et où l’entrée est au niveau de la rue. Ils sont la plupart obligés de laver en hiver comme en été, dedans comme dehors, et plus dehors que dedans étant donné la saleté que l’air afflige aux murs à cause des canaux peu profonds et stagnants qui se trouvent partout et qui puent à l’excès. La ville de Rotterdam est beaucoup plus saine et commode étant donnée la profondeur des canaux qui amènent les navires de commerce devant la maison des négociants, de sorte que le patron voit charger et décharger sa marchandise. Dans les chambres où ils dorment, ils sont obligés de tenir les lits défaits et de laisser toutes les fenêtres ouvertes du matin jusqu’à la moitié de l’après-midi afin que l’humidité ne pourrisse pas les meubles.

241 La nourriture est chère, l’eau est très mauvaise à boire, beaucoup ont de l’eau de citerne, mais l’une comme l’autre doivent être dépurées et bouillies avant de s’en servir. Cependant, dans leur cherté, l’alimentation, c’est-à-dire les viandes, le pain, les hortages et le beurre et autres choses semblables sont de toute perfection et bonté. Le pays abonde de poisson qui est meilleur que dans tous les autres pays maritimes que j’ai vus.

Bois-le-Duc

242 De Amsterdam, je suis repassé par Leyde, et je suis allé àBois-le-Duc. C’est une ville encore assez grande où il y a une forte garnison, car c’est une ville de frontière ; son

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commandant dépend entièrement du grand conseil des États. Il y a un petit port dans lequel les barques chargées de poissons arrivent par le moyen d’un grand canal ; deux fois par semaine, ils en font de grandes expéditions en Brabant, Pays de Liège et Maastricht et dans tous les environs ; ils expédient aussi bien des poissons frais que salés. L’autre activité principale de la ville est la fabrication de verres ordinaires. Le bois commence ici à être abondant. Dans tout le reste de la Hollande, ils brûlent une terre sèche mêlée avec des racines réduite en briques appellée « Tourble » et dont ils font une grande quantité. Les cheminées sont faites à l’anglaise avec des grilles servant à brûler le charbon de pierre. En Hollande, la « tourble » ne pue pas, mais elle envoie une forte poussière sur tous les meubles, tandis qu’en Angleterre, le charbon de pierre pue le soufre et celui qui n’y est pas habitué peut à peine y résister. Comme je l’ai dit, étant donnée l’abondance du bois, ils brûlent à Bois-le-Duc plus de bois que de « tourble ».

243 De Bois le Duc, je suis venu à Telbourg, où les Hollandais ont la plupart de leurs fabriques, toutes les terres voisines étant dédiées à cette fabrication de drap pour la seule formation de la toile de laine, puis les pièces sont envoyées pour la finition à Leyde et à Amsterdam.

244 A Verviers, ils réussissent très bien les draps teints en laine et les mélangés, chose qu’ils ne peuvent faire ni à Montsovene [ ?] ni à Maastricht.

Najvenis, Audimont, Aix-la-Chapelle, Borcette

245 Dans toutes ces fabriques, ils font des draps de toutes sortes et avec les marques de tous les pays munis des plombs étrangers. Ce qui est pire est que chaque fabricant est maître de faire ce qu’il veut, de façon que chacun donne l’organisation qu’il veut à sa fabrique. Avec ce système et avec l’imitation des draps des autres pays, afin de se procurer du travail, ils le font de qualité inférieure, tant pour le lainage que par l’économie des matières et des opérations. Mais ce qui est pire, c’est que presque tous leurs draps sont forcés sur la rame, de sorte que j’ai vu un drap de 110 aunes de Hollande qui est arrivé à 150 aunes à force d’être énervé sur la rame. La rame est faite pour égaliser les lisières et donner une certaine longueur proportionnée à toute la pièce de drap. Dans toutes les fabriques, ce qu’un fabricant peut honorablement prétendre est que la pièce rende deux ou trois pour cent, mais un tel excès comme dans ces contrées est une trahison de la foi publique parce que si un acheteur attentionné examine très bien son drap, il s’aperçoit qu’il est mal travaillé. Les acheteurs au détail payent dix ce qui pourrait valoir cinq, étant donnée la mauvaise qualité de la marchandise. Maintenant que l’on a parlé en général de cette fabrication, on montrera la nature des articles.

246 La première fabrique que j’ai vue dans ces environs est Maastricht, ville pas très grande qui appartient pour moitié aux États de Hollande et dont l’autre moitié est sous la domination du prince de Liège. Les habitants sont pour moitié protestants et l’autre catholiques, sans payement de droit d’aucune sorte pour la liberté de leur religion. Elle est gouvernée par un conte, deux bourgmestres et quarante conseillers, tantôt d’une religion, tantôt de l’autre. Ils se rassemblent dans le palais de la ville qui est un bel édifice orné d’une belle bibliothèque. Il y a des pièces unies et distinctes pour les deux religions, qui sont destinées aux réunions et aux audiences ; une pièce distincte est destinée aux princes, c’est-à-dire au stathouder et à l’évêque, les députés s’y assoient également quand ils forment le conseil. La ville est gardée par une forteresse située sur

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un mont appelée la montagne de Saint Pierre, qui est presque entièrement creuse et constituée d’une pierre molle qu’ils extraient tous les jours pour s’en servir dans les fondations des maisons. Ce vide est fait comme un labyrinthe soutenu par de grands piliers ; il est déjà large de quatre milles et long de huit, de sorte que si un homme entre sans marquer par où il passe, il ne sort plus sans l’aide de ceux qui connaissent et y passent tous les jours. On y entre avec des torches ou des lumières car il n’y a aucun soupirail de lumière à l’exception de l’entrée et des anti-chambres. On allait de Maastricht à Liège entièrement sous terre, mais, bien qu’il existe encore à présent, ce passage est interdit par le prince de Liège, si bien que l’on voit ce souterrain moitié d’un côté et moitié de l’autre. Au-dessus de la montagne, il y a la forteresse, un couvent de réguliers, il y a des bois et des terres cultivées et tout ce qu’il y a au-dessus est indiqué en dessous. Dans un angle de ce souterrain du côté de Maastricht, il y a une fontaine qui, par-dessus [ ?], donne continuellement une goutte d’eau filtrée par une pierre dure et pas très large, bien qu’au-dessus l’eau ne soit pas visible. Jusqu’à présent, ils n’ont pas encore pu comprendre d’où cette eau peut venir. Quand ils creusent ces pierres molles, ils trouvent des coquillages de mer et des pierres ayant la forme de poissons, mais elles se défont quand on les prend en main et se réduisent en poussière. Ici comme à Aix-la-Chapelle, bien qu’ils aient certaine quantité de bois, ils brûlent une certaine pierre comme en Angleterre et ils l’appellent olie. Il y en a de deux sortes, de la maigre et de la grasse : s’ils veulent un feu ardent, ils prennent de la grasse et pour un feu doux de la maigre.

247 Dans cette ville, les draps sont travaillés à la Hollandaise ; ils se servent, les uns comme les autres, des mêmes travailleurs tisseurs et ont la même règle pour les apprêts. En ce qui concerne les teintures, et surtout pour le noir, ils font un drap égal à celui des Hollandais quand ils veulent travailler selon le devoir. Ils font venir la plupart des teinturiers de Saxe, et si jamais on voulait en avoir, on pourrait en avoir un des meilleurs moyennant 40 lires par mois et le manger. Celui qui a fait cette proposition est Mr Elia Hanssen de Maastricht auquel il faut s’adresser en cas de besoin. Les échantillons des fabrications de cette ville sont indiqués sur le papier avec les explications nécessaires par la lettre A, feuillet 34.

248 Sur le même papier, feuillet 35, il y a également les qualités de draps qui se font à Aix- la-Chapelle, indiquées avec leur largeur et leurs prix respectifs par la lettre B. Sur la même feuille, ceux indiqués C sont de Borcette. Ces deux lieux travaillent sur le même pied. Dans la ville d’Aix-la-Chapelle comme dans la terre de Borcette, le commerce principal réside dans les manufactures de draps, d’aiguilles à coudre, et de dés à coudre ; bien qu’ils semblent peu importants, ces deux articles donnent du pain à une infinité de gens et amènent des profits considérables à cette population.

249 La ville d’Aix-la-Chapelle n’est pas très grande, mais elle est très bien peuplée. Elle tire des bénéfices considérables des bains chauds que la nature lui fournit. Il y a neuf grandes maisons, chaque maison a six ou sept bains d’eau si bouillante que l’on ne peut résister à y tenir la main, de sorte qu’il est nécessaire de remplir le bain 24 heures avant d’entrer dans les bains. Dans ces maisons, ils fournissent tout le nécessaire selon la pension convenue, même le médecin qui donne la règle pour les bains. La pension dépend du grade et de la condition des personnes. Il y en a également qui boivent ces eaux : il y a pour cela, en face de ces maisons, un jardin de promenade et une fontaine dont on se sert comme on le désire.

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250 Le premier bain qui a été fondé, et dont tous les autres dérivent, est celui qui est communément appelé le bain de l’empereur. Il fournit de l’eau de chaleur égale à tous les autres. Le palais de la ville est un bel édifice et dans une grande galerie se trouvent tous les portraits des ministres étrangers qui sont venus ici à l’occasion d’un traité de paix : parmi les autres il y a celui de notre cavalier d’Osorio. À un quart d’heure d’Aix- la-Chapelle, se trouve la terre de Borcette. Pour y aller, il y a une très belle route le long de laquelle coule d’un côté de l’eau bouillante et de l’autre de l’eau fraîche. Dans le lieu de Borcette, il n’y a rien de remarquable que le puits d’eau bouillante que la populace appelle le puits du diable, mais il n’est pas probable que ce puits soit celui qui fournisse l’eau aux bains, car il est en contrebas. Autour de ce puits, il y a d’autres maisons de bains destinées aux gens ordinaires.

251 De Aix-la-Chapelle, en repassant par Maastricht, pour poursuivre mon voyage, je me suis rendu à Liège, ville de résidence du prince ecclésiastique décoré du grade épiscopal. Le principal commerce de cette ville est le fer et le cuivre d’Allemagne, car elle leur sert de dépôt. De Liège en passant par Fuo [ ?] petit village dépourvu de tout, j’ai traversé les Ardennes en passant par Rosfort, terre elle-même dépourvue, et je suis arrivé à Bouillon, terre pourvue de vivres mais mal située, car elle est entre la profondeur de deux montagnes de sorte qu’il y a une descente très rapide pour y arriver et une très forte montée pour en sortir. La traversée des Ardennes est très mauvaise car c’est un pays très stérile et désert. De Bouillon, je me suis porté à Sedan.

Sedan

252 Ville de France située au milieu des collines, qui est très petite mais le nombre des fabriques est si grand qu’en comptant la ville et les faubourgs, ces fabriques fournissent le pain à plus de huit mille personnes grands et petits. Les draps de ces fabriques fines prennent le nom du patron comme Mr Paignon (Pagnon), Mr Rousseau (Rosso). Les draps de ces deux fabriques sont ceux qui ont acquis la réputation d’être les premiers pour la qualité et la finesse, chacune de ces deux maisons a seulement cinquante métiers battants. Les principaux patrons ont leur demeure à Paris et viennent une fois par an à la fabrique pour en faire l’inventaire. Pour le reste, elle est dirigée par des commis qui n’ont aucun intéressement dans celle-ci, si bien qu’ils font du bon ou du médiocre parce que, quand ils achètent dix balles de laine, il faut qu’elles soient réduites en draps fins. Mais étant donné leur crédit, ils vendent très souvent le nom et non la qualité. Il y a de très nombreuses maisons ici qui ont plus de métiers battants et qui font des draps semblables à Paignon et Rousseau. Parmi celles-ci, il y a la maison Louis Labauche et fils qui fait des draps de toutes sortes comme le font tous les autres fabricants, en observant pourtant la règle de la fabrique. Mais sa fabrique est divisée en deux catégories : la première, et la plus importante, est de draps communs ; elle est dirigée par ses fils et les têtes des draps sont signées « Labauche et fils » ; l’autre catégorie est celle du père qui, à l’arrivée des laines, fait choisir les plus fines pour former une qualité de draps super fins qui porte sur la tête de la pièce « Louis Labauche », et ceci avec un privilège égal à celui de Paignon et Rousseau. Leur bonté réelle commence à leur faire prendre du crédit et, de fait, ce sont des draps parfaits. Il peut les faire meilleurs que les deux autres parce qu’il sait quoi faire des laines inférieures qu’il remet à ses fils qui les emploient dans les draps ordinaires. Entre père et fils, tous unis sous le seul gouvernement du père, ils ont deux cent trente métiers battants toute

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l’année. La règle de la fabrique de Sedan est que chacun obtient le privilège du nom et est obligé de marquer de combien de centaines de fils la pièce est composée pour pouvoir en donner, au vu de sa qualité, la juste fixation du prix. Ils ne font dans cette fabrique que des draps de fortes couleurs, la plus grande quantité en noir avec les lisières plus fortes que dans tous les autres pays, à l’exception de la Hollande. Ils se servent, dans un pays comme dans l’autre, des poils de vache pour l’unir à l’autre laine et en former leur lisière, distinction réservée, en France, à toutes les fabriques de cette ville qui égalent, en ce qui concerne les seuls draps noirs, ceux qui se fabriquent en Hollande. Dans la fabrication, les règles sont les mêmes que dans tous les autres pays à l’exception des presses qu’ils font avec très peu de chaleur afin que le drap reste moelleux et pas trop cartonné, cela pour les draps noirs auxquels une grande chaleur dans la presse pourrait être dommageable. La couleur noire est aussi un privilège qui leur a été concédé au début de la fondation de la fabrique, et que le conseil royal a également concédé au Sieur Van Robais uniquement pour les draps supra fins. Les qualités de draps qu’ils font dans ces fabriques sont indiquées par la lettre D au folio 36, toutes avec leur prix, largeurs, longueurs et qualité proportionnés aux prix signalés à côté. L’usage de ce pays est de vendre avec un délai d’un an, et ils donnent 21 d’aunage pour 20, avec le bénéfice des pouces pour faciliter les acheteurs.

Reims

253 De Sedan, je suis passé à Reims, ville capitale de la Champagne, très grande et bien peuplée tant dans la ville que dans les campagnes qui sont autant de petites collines. Le revenu de cette province est constitué en majorité par le vin. La façade de la cathédrale est une chose merveilleuse et c’est dans cette église que les rois de France sont dans l’obligation de venir se faire consacrer. On les oint avec l’huile de l’ampoule sacrée qui est conservée par les réguliers près du grand sépulcre de Saint Rémi, tout en plaques d’argent et [entouré] de statues de pierre de considération ornées de pierres précieuses. On ne fait là-bas que deux commerces, celui du vin et celui de la fabrique de draps : celle-ci est divisée en deux ordres, l’un d'étoffes pannées [pannate] et l'autre d'étoffes sèches. Les pannées se fabriquent dans la ville, ce sont les demi-draps ou droguets, crosie, marbres impériaux, Moffin, Silésie, et flanelles. Les sèches se fabriquent dans les campagnes, ce sont les étoffes nommées Burattes, Tamises, Etamines, Buralets, voiles et étamines rayées comme on le verra clairement décrit sur le papier.

254 Les étoffes pannate, tant ouvragées que mélangées et unies, se travaillent comme nous l’avons vu ci-dessus de tous les autres genres semblables et elles se foulent comme les draps. Les sèches sont également travaillées comme celles de même nature, mais elles sont toutes foulées au bâton. Cette opération se fait dans un caisson de même largeur que l’étoffe avec de la terre grasse bien fine, du savon, de l’eau et quatre bâtons qui battent continuellement l’étoffe. Un tel mouvement la fait rentrer tant en largeur qu’en longueur proportionnellement à la finesse et à la légèreté de l’étoffe, car, étant donnée la légèreté de ces étoffes, elles ne pourraient pas résister dans les piles des foulons. En ce qui concerne les pannate, on observe la même proportion de fils dans la chaîne et dans la trame que dans les draps. Dans les étoffes fines et sèches, les fils sont égaux tant dans la trame que dans la chaîne, comme on le verra grâce à la description échantillon par échantillon de chaque étoffe qui se fabrique dans cette ville et ses environs.

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255 Celles indiquées par la lettre A, ayant pour nom Royales, sont à deux chaînes, l’une de laine et l’autre de soie, la trame toute en laine ; le dessin de soie est réglé par le lacet disposé à côté du métier. Étant donnée la variété des couleurs, elles sont travaillées avec des laines teintes en fil et foulées au bâton légèrement. En tissant la chaîne de soie, on la laisse aller ferme, elle reste molle parce qu’en se foulant la soie ne peut rentrer autant que la laine. Elles sont pressées à chaud avec les cartons de la même façon que l’on presse les draps. Les laines dont on fait ces étoffes ainsi que les autres pannate sont les laines les plus fines du royaume d’Espagne et, bien qu’ils les appellent Royales, le vrai nom de ces étoffes est Maroc : ils changent le nom pour les distinguer, étant donné le dessin qu’ils ont travaillé avec la soie.

256 Celles indiquées par la lettre B, ont pour nom Droguets incanaliti. Elles sont travaillées comme le sont les baracans d’Angleterre mélangés avec les restes des laines d’Espagne employées dans les Royales, comme le sont également celles indiquées par la lettre C qui sont toutes unies. Ils se servent pour les mélangés de laines teintes tandis que les unis sont teints en pièces pour économiser la dépense. Ils sont tous pressés humides comme on presse les draps ordinaires.

257 Celles indiquées par les lettres D, E, F, G, sont appelées crosie : ils en font de deux qualités, qui sont appelées Première et Seconde Ségovie. Les 1ères Ségovie sont travaillées avec les laines les plus fines d’Espagne et les secondes sont de laines de même nature, mais ce sont les rejets des laines ayant servi à faire les 1er Ségovie. De ces crosie sont dérivées les étoffes qui se font à Biella nommées Ambrosette, du nom du premier qui a commencé à faire ces étoffes, la maison Ambrosetti qui existe toujours à Sordevolo dans la province de Biella, et de laquelle sont dérivées toutes les autres manufactures d’un genre semblable. Les Ambrosetti susdits se sont mis à faire de telles saies à imitation des crosie Ségovie à l’instigation de feu Sr Virlie, marchand de cette ville dont ils ont reçu la règle, et qui les faisait alors travailler pour son compte. Aujourd’hui encore, cette maison [Ambrosetti] travaille ces saies de façon plus parfaite que toutes les autres. Les saies nommées 20 % sont celles qui sont à imitation des 1ères Ségovie, et celles à 18 % ont été faites pour les 2nd Ségovie. Si on avait continué à les travailler selon le devoir, elles seraient bien meilleures que les crosie de Reims. Pour ce qui est de l’usage, celles fabriquées par les Ambrosetti le sont encore actuellement parce qu’elles sont beaucoup plus fortes : il est certain qu’il entre autant de matière première dans deux ras fabriquées à Biella qu’il n’en rentre dans trois fabriquées à Reims.

258 Celle indiquée H est de la même laine, avec les mêmes dégradations que les crosie, mais elle est seulement travaillée en toile sans être croisée.

259 Celles indiquées par la lettre I sont des crosie ordinaires pour la formation desquelles ils mettent tous les restes des laines d’Espagne mélangés avec les laines du pays. À l’imitation de celles-ci, la province de Biella fait les saies 16 % et 14 % qui sont bien meilleures que les crosie de Reims ordinaires mais, étant donné le plus grand poids de laine, elles sont bien plus chères.

260 Celles indiquées par les lettres L et M, tant mélangées qu’unies, ont pour nom impériales ; elles sont à la mode des saies de Londres et elles sont d’un tiers de laine d’Espagne ordinaire et le reste de laine du pays choisie. Du rebut des laines susdites, mélangées en dégradation, ils font les étoffes indiquées par les lettre N, O, P, appelées doffin. Elles sont faites à l’imitation des Marocs qui sont travaillées en toile sans être croisées mais simplement foulées et pressées avec les cartons, en les humidifiant un peu avec de l’eau de colle avant de les mettre sous presse pour leur donner du corps.

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261 Celles indiquées par la lettre Q ont pour nom demi-draps ou droguets de Silésie. Les ouvragés sont travaillés au lacet comme on l’a dit auparavant pour toutes les étoffes ouvragées, de même que les rayés et les unis, légèrement tondus et foulés comme les draps, comme on l’a vu à Elbeuf.

262 L’échantillon indiqué R est appelé Maroc chiné. La variété de la couleur vient de la chaîne comme dans le Silésie chiné indiqué par la lettre S. Pour former un pareil genre d’étoffe, ils préparent la chaîne dans une couleur claire, ensuite ils lient le dessin ou chiné de la largeur qu’ils veulent lui donner avec une petite ficelle afin que la seconde couleur que l’on doit donner ne pénètre pas et ils obscurcissent le reste. Ensuite, ils montent la chaîne sur le métier et la tissent avec la trame de la même couleur sombre : ainsi sont faits ces chinés. Ils sont apprêtés et foulés comme tous les autres genres de draperie.

263 Celles indiquées T sont des étamines ordinaires qui se font pour profiter des rebuts des étaims fins et moyens employés dans les étamines fines que l’on verra ci-après. Elles sont au nombre des étoffes sèches, foulées avec le bâton comme on l’a dit auparavant.

264 Celle indiquée par la lettre V est un demi drap blanc ensuite teint en écarlate. Cette fabrique teint tous les demis draps en laine et non en pièce.

265 Celles indiquées Y et X sont des flanelles croisées à la mode d’Angleterre, mais l’une unie et l’autre cardée. Elles sont travaillées de la même façon que celles d’Angleterre, de laines d’Espagne ordinaires et par conséquent plus chères. Toute la consommation de celles-ci se fait en France, étant donnée l’interdiction des étrangères. Bien peu passent à l’étranger car, outre qu’elles sont plus chères, elles sont beaucoup plus étroites.

266 Celle indiquée par la lettre Z est une étamine nommée Buratte. Ils font de très nombreuses qualités de celles-ci, réglées selon la plus ou moins grande finesse des fils d’étaim employés. Les prix en sont indiqués sur le papier.

267 Celle indiquées AA et BB sont des voiles, le premier est un voile clair et le second un voile fort, celui-ci est fait également à la mode des étamines avec les filés les plus fins qu’ils arrivent à avoir. Ces étoffes sont également foulées au bâton, chacune selon sa force, et boullies pour être dégraissées et ensuite teintes.

268 Celle indiquée CC est une étamine Burata qui est de la qualité la plus fine que l’on fasse sous le nom d’étamine. Celles indiquées D sont les autres étamines : certains ne foulent celles-ci qu’au bâton, mais beaucoup se risquent à les fouler comme les draps, mais légèrement. Celles indiquées EE sont également des étamines foulées seulement au bâton. Pour les rayures, elles sont travaillées comme les camelots rayés de Norwich et de Lille.

269 Ces marchandises se vendent toutes avec un an de délai et avec l’escompte de 6 %, avec des lettres de change sur Lyon ou Paris sans autre bénéfice. En ce qui concerne les articles faits à Reims, ils s’achètent très bien chez les fabricants, mais pour les étoffes sèches, un étranger doit absolument payer une provision pour se les faire acheter, car les gens de la campagne viennent toutes les semaines vendre brutes toutes les étamines, voiles, burats qui se font dans la campagne et ils trouvent toujours des acheteurs pour leur qualité et leur prix, laissant à cet acheteur le soin de les faire teindre et apprêter.

270 Dans la présente relation, on a parlé des fabriques de France en général, mais on voit que ce sont seulement celles de Normandie, Picardie, Flandres françaises et Champagne. Il y a encore beaucoup d’autres fabriques dans les autres provinces, surtout en matière d’étoffes travaillées avec des laines ordinaires, comme Carcassonne

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pour les draps, Romans pour les pirlate, Nîmes pour les saietteries, molletons et autres choses semblables.

271 Les trois principales nations ont leurs mesures différentes pour les étoffes, si bien que pour une plus grande commodité, on en fait une réduction afin que chacun puisse sans peine compter la largeur des étoffes et la longueur des pièces.

272 La France mesure en aune, une aune de France fait deux ras du Piémont :

273 n° 1 au. fait p. 2

274 L’Angleterre mesure en verges. Une verge d’Angleterre fait un ras et cinq noni du Piémont :

275 1 V. fait 1 5/9 en supposant que le ras soit divisé en 9 et pour cela, selon le calcul ordinaire, 9 verges d’Angleterre font 7 aunes de France et l’aune de France, deux ras du Piémont. Sur ce calcul, il y a 1 1/2 p. % de bénéfice.

276 La Hollande mesure en aune. Une aune de Hollande fait un ras et un sixième du Piémont :

277 1 au fait 1 1/6

278 Tout comme il y a variété dans les mesures, il y a variété dans les monnaies et, en en ayant récolté dans chaque pays, on l’a indiqué ici avec la fixation (des prix) et un repère pour le change, en réduisant à notre monnaie camérale. Suivent les valeurs de France, réglées au change de 50 chaque petit écu qui est indiqué au n° 4 qui vaut trois francs : ce change règle toutes les autres valeurs qui sont décrites ci-dessous et que l’on voit sur la carte.

Monnaies courantes de Poids (deniers Effectif de Valeur en Piémont (lire, sous France grains) France deniers)

1 Louis d’or au poids 6.8 24._._ 20

2 Moitié du Louis 3.4 12._._ 10

3 Ecu neuf d’argent 21._ 6._._ 5

4 Demi écu 10.12 3._._ 2.10

5 Pièce (pessa) d’argent 4.7 1.4._ 1

6 Moitié de la susdite n° 5 2.4 _.12._ _.10._

7 Quart de la susdite n° 5 1.1 1/12 _.6._ _.5._

8 Pièce (pessa) de métal 2._ _.2._ _.1.8

9 Idem 1._ _.1.6 _.1.3

10 Idem '' _.1._ _._. 10

11 Idem '' _._.9 _._. 7 1/2

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12 Idem de cuivre nommée liar 5.4 _._.6 _._. 5

13 Idem 2.12 _._.3 _._.2 1/2

47.8 39.10._

279 Aucune autre monnaie n’a cours dans toute la France que celles indiquées ci-dessus. Pour la commodité des étrangers, il y a des changes publics qui prennent toutes sortes de valeurs, mais comme ils font toujours perdre le droit seigneurial, il n’est pas avantageux de se servir de cette commodité mais bien plus de se munir de leurs valeurs effectives avant d’entrer en France.

280 En Angleterre, les comptes et livres des négociants sont tenus en livres sterling, sous deniers et ceux-ci eux-mêmes divisés avec le système que 20 sous, font la livre et 12 deniers font le sous qu’ils appellent schilling. Comme la livre sterling n’existe pas, ils la règlent de façon imaginaire comme on peut le voir plus clairement ci-dessous en fonction des valeurs effectives réduites en monnaie du Piémont, au change de 20 L. Pte pour chaque livre sterling.

Monnaies effectives d'Angleterre Poids (deniers grains) Monnaie sterling Piémont

1 La guinée en poids 6.1 1.1._ 21._._

2 Demie guinée 3.1 _.10.6 10.10._

3 Quart de Guinée 1.12 _.5.3 5.5._

4 Couronne 22.5 _.5._ 5._._

5 Demie couronne 11.2 _.2.6 2.10._

6 Schilling 4.13 _.1._ 1._._

7 Demi Schilling 1.8 _._.6 _.10._

8 Tiers de Schilling 1.9 _._.4 _.6._

9 Quart de Schilling 1.3 _._.3 _.5._

10 Sixième de Schilling _.17 _._.2 _.3._

11 Douzième de Schilling _.10 _._.1 _._ [ ?]

12 Pièce de cuivre 7.10 _._.1/2 _._ [ ?]

13 Idem 4.4 _._.1/4 _._ [ ?]

2.6.7. 3/4 46.12. [ ?]

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281 Personne n’est obligé de prendre les valeurs étrangères, mais elles se négocient comme toutes les marchandises, étant toujours réglées selon la proportion du change et par les spéculations de chaque négociant en particulier.

282 Dans les Flandres autrichiennes, États de la reine de Hongrie, les livres sont tenus et les paiements sont faits en florins hollandais qui sont imaginaires comme on le verra par les valeurs suivantes réglées sur ce pied et réduites en monnaie du Piémont au change de 36 p. % pour chaque florin.

Monnaies effectives des Flandres Poids (deniers Florins Valeur du autrichiennes grains) Piémont

1 Double souveraine 8.15 17.17 32.3.7

2 Souveraine 4.7 1/2 8.18.6 16.1.3. 1/2

3 Ducaton 26._ 11.6._ 6.8.8

4 Demi ducaton 13._ 1.15.41/2 3.4.4.

5 Couronne 23._ 3.3._ 5.13.5

6 Demie couronne 11.12 1.11.6 2.16.8. 1/2

7 Quart de ducaton 6.12 _.18._._ 1.12.14

8 Huitième de ducaton 3.5 _.5.9 _.10.3

9 Pièce appelée escalin 7.15 _.7._ _.12.7

10 Idem 3.171/2 _.5._ _.9._

11 Idem 2.2 _.3._ _.5.4.

12 Idem de métal 2.14 -.-.10 _.1.5 7/9

13 Idem 1.15 _._.5 _._.8 8/9

14 Idem de cuivre [ ?].16 _._.2 _._.3 5/9

15 Idem 2.11 _._.1 _._.1 7/9

38.17.1 69.19.2 1/2

283 Toutes les valeurs indiquées ci-dessus sont à leur prix de change. En ce qui concerne le coût du change, la valeur de [ ?] au lieu de l’autre [ ?], chaque pays règle la valeur comme il le veut en marchandises, mais comme l’on convient du prix de la valeur avant celle de la marchandise, ils reprennent la facilité apparente qu’ils font sur les valeurs

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sur le prix de la marchandise. La réduction ci-dessus est faite pour le paiement d’argent contre argent. Les valeurs étrangères ont aussi un cours abusif mais chacun le prend comme il lui plait. Les remises que l’ont fait dans ce pays sont toujours en florins de Hollande, comme le sont celles que l’ont fait à Aix-la-Chapelle où toutes sortes de monnaies ont cours, y ayant très peu de monnaies effectives dans cette province que l’on décrit ci-dessous réglées sur le prix hollandais avec une réduction en monnaie de Piémont au change de 36 %.

Monnaies effectives d'Aix-la- Poids (deniers Cours Cours en Piémont Chapelle grains) d'Aix Florins

1 Demi Copsticht 2.17 _.6._ _.3._ _.5.4

2 Double Petermen 1.23 _.8._ _.4._ _.7.2

3 Cinq Petermen 1.16 _.5._ _.2.6 _.4.6

4 Deux Petermen _.16 _.2._ _.1._ _.1.9

5 Pièce de métal de 3 Petermen 1.4 _.3._ _.1.6 _.2.7

6 Idem de cuivre appelée liard 4.3 _.1.4 [ ?] _._.6 _._.10

7 Liard 2.2 _.4._ _._.2 _._.3

8 Idem 1.18 _._.1 1/2 _._.1 _._.1

15.5 1/2 _.12.9 1.2.7 [ ?]

284 Les fabriques des alentours ne constituant pas une place de change, elles prennent les remises en florins qu’elles aiment mieux que la monnaie de France, mais elles envoient négocier les remises de l’une comme de l’autre à Amsterdam où elles font leurs approvisionnements de laines.

285 Dans tous les États de Hollande, seules les valeurs suivantes ont cours et comme sur le papier l’on n’a pas mis le ducat, que l’on appelle chez nous « ongaro » et « ducat des États généraux » sur le tarif, du poids de 2 deniers et 17 grains à £ 9.6.8 qui a cours en Hollande pour 5 florins et 5 sous, ce qui, avec le change à 36 comme se règlent toutes les autres valeurs, donne 9#9 en monnaie du Piémont. Suivent maintenant les autres valeurs qui ont cours là bas :

Monnaies de Hollande Poids (deniers Florins Monnaie de grains) Piémont

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1 Pièce d’or nommée Quadue. [ ?] de 7.18 14._._ 25.4._ poids

2 Moitié d’un quadrue 3.19 7._._ 12.12._

3 Idem d’argent nommée Risdaler 14.14 2.12._ 4.13.7

4 Idem dite Ducaton 22._ 3._._ 5.8._

5 Idem Daler 14.6 1.10._ 2.14._

6 Idem 12._ 1.8._ 1.16._

7 Idem Golde qui vaut un florin 8.6 1._._ 1.16._

8 Idem dite Sheling 3.18 _.5._ _.10.9

9 Idem dite estaff 3.13 _.5.6 _.9.10

10 Idem _.14 _.1 _.1.9

11 Idem 1.5 _.2._ _.3.6

12 Idem de cuivre appelées dutte* 2.13 _._.2 _._.3 1/2 2.8

31.4.10 56.4.4_

286 * desquelles 8 font un sous de même valeur mais différents dans les pièces [ ?]

287 Dans les États généraux, on ne peut obliger personne à prendre autre chose que les valeurs susdites, mais chaque négociant est libre de prendre la valeur étrangère qui lui plait le plus pour la conserver ou la renvoyer à l’étranger comme il veut.

288 Dans les juridictions du Prince de Liège, toutes sortes de valeurs courent au prix que chacun veut, la conversion de la valeur étant un contrat à part. Les quelques valeurs qui sont battues par le prince susdit sont cependant tarifées et décrites ci-dessous et à ma connaissance [ ?]

Monnaies effectives de Poids (deniers Valeurs de Cours Monnaie de Liège grains) Liège hollandais Piémont

1 Pièce d’argent de deux 6.13 1._._ _.14._ 1.5.2 scalini

2 Idem faisant un scalino 3.6 _.10._ _.7._ _.12.7

3 Idem une plachetta 1.17 _.5._ _.3.6 _.6.5

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4 Idem de cuivre 10.1 _.1._ _._.8 2/5 _.1.3

5 Idem 6.4 _._6 _._.4 1/5 _._7 1/2 [ ?]

6 Idem 2.18 _._.3 _._.2 1/10 _._.3 1/2 [ ?]

1.16.9 1.5.8 7/10 2.6.2 1/2 [ ?]

289 On a pris le cours hollandais tel qu’il est à Maastricht pour pouvoir en faire la réduction, car dans ce pays il n’y a pas de cours de change et tous les paiements qui se font par l’étranger sont en monnaie de France ou de Hollande, comme de même les remises se font sur les deux places susdites et c’est ce que j’ai l’honneur de référer.

290 À votre Excellence.

bibiothèque Forney, Manuscrit Moccafy - Rovano, p. 3

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Bibliothèque Forney, Manuscrit Moccafy - Norwich, p. 25.

Bibliothèque Forney, Manuscrit Moccafy - Maastricht, p. 34

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Bibliothèque Forney, Manuscrit Moccafy –Sedan, p. 36

Archivio di Stato di Torino, Insinuazione di Moncalieri, 1766, libro 2, c.81 et c.82. Procuration de Moccafy avant son départ

Documents pour l’histoire des techniques, 18 | 2e semestre 2009 313

Biblioteca Reale di Torino, Storia Patria, 907 - Première page de la relation de voyage de Moccafy

Archivio di stato di Torino, AST, Notai di Torino, primo versamento, Maurini 1764-66, registro 4245 - Testament de Gian Xaverio Moccafy

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NOTES

1. Unité de mesure de huit à neuf kilos utilisée en Italie. 2. Unité de mesure de longueur, utilisé en Italie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

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La revue des catalogues

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Couleur, travail et société, du Moyen Âge à nos jours Paris/Lille, coédition Somogy éditions d’art, Archives départementales du Nord, Centre des archives du monde du travail, 2004, 233 p.

Daisy Bonnard

RÉFÉRENCE

Couleur, travail et société, du Moyen Âge à nos jours, Paris/Lille, coédition Somogy éditions d’art, Archives départementales du Nord, Centre des archives du monde du travail, 2004, 233 p.

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1 Le Conseil Général du Nord, dans le cadre du programme « Lille 2004, capitale européenne de la culture », a organisé une exposition « Couleur, travail et société » en partenariat avec les Archives départementales et le Centre des archives du monde du travail. La réussite de cette exposition a été facilitée par le prêt d’œuvres et de documents non seulement de la part des musées, des bibliothèques ou de différents lieux d’archives mais également par des dépôts privés. De cette exposition est né un ouvrage, du même nom, évoquant les techniques et leurs conditions de production, les différents corps de métiers, le commerce de la couleur et la publicité.

2 Dans l’introduction, « Pour une histoire sociale des couleurs », Michel Pastoureau, historien réputé des couleurs1, campe la problématique de cet ouvrage collectif : l’histoire des couleurs ne peut se limiter au champ pictural ou artistique, elle est avant tout celle des teinturiers, des maîtres verriers, des tailleurs, des imprimeurs et autres artisans et corps de métiers qui ont plus à nous apprendre sur l’histoire de la couleur que les seuls artistes peintres.

3 Le livre, en deux parties, offre onze articles rédigés par les membres du comité scientifique de l’exposition, suivis d’un catalogue raisonné. Dans la préface et l’avant- propos, il est écrit que l’exposition (et ce livre qui en découle) a été une belle occasion pour mettre à jour des documents méconnus et que les archives ont occupé une place centrale. Si l’utilisation des illustrations et la reproduction de documents des Archives départementales et du Centre des archives du monde du travail est conséquente et magnifique, au fil de la lecture de ce recueil, on est en droit de regretter le choix de certains articles : il est bien dommage de ne pas avoir utilisé plus amplement ces fonds d’archives pour développer l’histoire industrielle de la région du Nord.

4 Si les sujets des divers articles ont déjà fait l’objet de plusieurs publications, comme celui d’André Dhainaut qui a trait aux travaux d’Isaac Newton, de Thomas Young ou de Johann Goethe sur la perception de la couleur, ou encore celui d’Alain Chrisment, très technique, sur la colorimétrie, dans laquelle les thèmes abordés auraient pu rejoindre le contexte régional, certaines contributions, soit par le langage simple et accessible de l’auteur, soit par une approche différente et originale, apportent un regard nouveau. C’est le cas de l’histoire que propose Bruno Vouters de la création des vitraux de l’École maternelle de Cateau-Cambrésis (ville natale d’Henri Matisse), née de la rencontre du peintre et d’un dominicain passionné d’art, Louis Rayssigier.

5 Didier Terrier, dans son article « du ‘demi-blanc’ au ‘dernier blanc’ », nous emmène dans la France septentrionale du XVIIIe siècle, avec le blanchiment des toiles de lin. Trempage du lin dans l’eau courante, séchage puis lessivage dans plusieurs bains, dont les bains de cendre, puis étendage des toiles dans les prés où elles sont régulièrement aspergées : le blanchiment est une tache laborieuse. Dans cette région où le tissage du lin occupe une place importante, la nécessité de développer les blanchisseries s’imposent afin de barrer l’envoi des toiles à blanchir en Flandre étrangère. Ainsi,

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l’activité va non seulement s’accroître mais également s’améliorer et fera la fortune de bien des blanchisseurs du côté de Valenciennes.

6 Avec Corine Maitte, nous passons au rouge. Les recettes et secrets à partir de la garance, de la pourpre, du kermès ou des cochenilles de Pologne et d’Arménie teintent et colorent les textiles, jusqu’à la découverte du Nouveau Monde, dont la cochenille, du Mexique, va révolutionner les méthodes de teinture. Cependant, à l’heure où l’indienne est en vogue, chimistes et teinturiers européens sont à la recherche d’un secret de fabrication, celui d’un rouge magnifique sur coton : le « rouge turc ».

7 Gérard Gayot, récemment disparu, spécialiste de l’industrie textile, nous conduit à Sedan, réputée pour ses teintures au noir, et qu’il a étudiée de près tout au long de sa carrière. Si le drap de Sedan était déjà très estimé en Europe sous Colbert, sa réputation est inégalée à la mort de Louis XVIII lorsque les besoins pressants de draps noirs nécessitent la contribution des autres villes. La supériorité et la beauté du noir de Sedan sont incontestées.

8 Enfin, Amandine Delcourt dresse un historique des relations des industriels avec les arts à Roubaix. Les manufacturiers de la ville, conscients de la valeur patrimoniale de la création textile locale, fondent dès 1835, le premier musée industriel. En 1881, l’Ecole nationale des arts industriels ouvre ses portes. Après l’initiative du musée, les industriels fondent la Société artistique de Roubaix-Tourcoing et organisent un premier salon des beaux-arts dans le but de « développer le goût des arts, en favoriser les progrès et aider ainsi à l’éducation du public en lui procurant des distractions utiles et agréables ». Au fil des années, le salon prend de l’importance et l’on compte jusqu’à trois cent dix-huit exposants en 1896, jusqu’au milieu du XXe siècle, quand il perd de son prestige et laisse la place aux galeries d’art. En 2001, afin de renouer avec le passé artistique de Roubaix et ses salons, la ville inaugure dans l’ancienne piscine le nouveau musée d’Art et d’Industrie.

9 Suit un catalogue raisonné, conçu autour de six couleurs (jaune, bleu, noir, blanc, rouge, vert) Les auteurs ont réservé un chapitre par couleur, conçu sur une même trame : leur symbole, leur histoire et leur utilisation au fil des siècles ainsi que la caractéristique propre à chacune. L’étude tisse des analogies entre la couleur, le monde du travail et la société. Ainsi, la couleur jaune de même que l’or sont associés à la lumière et à la production d’images, et la couleur bleue à la teinture, le noir à l’habit de la vertu ou du travail, le blanc à la propreté et l’hygiène, le rouge à la lutte sociale et à la sécurité, le vert à l’architecture et l’entreprise. Chaque exemple exposé est illustré de publicités, de documents d’archives du Nord, nombreux, remarquables et inédits. Grâce au choix d’illustrations bien légendées, nous percevons toute l’importance de la couleur dans cette région industrielle. Ce catalogue raisonné, bien agencé, nous réconcilie avec l’ouvrage, dont la première partie nous semble moins convaincante. Au final, ce recueil collectif demeure avant tout un beau livre d’illustrations grand public, et sur ce point il atteint pleinement son objectif.

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AUTEUR

DAISY BONNARD CDHTE-Cnam

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Comptes rendus de lecture

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Suzanne de Cheveigné et Frédéric Joulian éd., « Les natures de l’homme », Techniques & culture Techniques & culture n° 50, septembre 2008, 314 pages.

Alexandra Bidet et Jean-Bernard Ouédraogo

RÉFÉRENCE

Suzanne de Cheveigné et Frédéric Joulian éd., « Les natures de l’homme », Techniques & culture n° 50, septembre 2008, 314 pages.

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1 Ce numéro thématique de Techniques et culture inaugure une nouvelle présentation de la revue. Le format du volume est élargi et le contenu richement illustré. Partant du dualisme classique « nature/culture », il se propose de « rendre compte des recherches actuelles sur les manières de penser les relations de l’homme et l’animal, l’homme et la nature ». Les éditeurs du volume, dans leur introduction, sans nier les champs disciplinaires, s’engagent nettement dans une perspective pluridisciplinaire « car, estiment-ils, aussi bien la réduction de l’homme à son substrat biologique que l’attribution de cultures aux animaux s’accompagnent désormais de renoncements à d’étroites exigences disciplinaires ». Il faut donc « explorer ces transgressions de limites, sans préjuger de l’enrichissement ou de l’appauvrissement qu’elles apportent ». Les auteurs savent qu’une proclamation pluridisciplinaire ne dédouane pas d’une attention aux performances heuristiques des outils. En retraçant la perspective commune à l’ensemble des textes, ils insistent ainsi sur l’usage abusif de concepts anthropologiques ou philosophiques dans le domaine animal. Attribuer une capacité culturelle ou une tradition à un animal n’est jamais neutre ; or l’on interroge rarement la signification de cette opération.

2 Contre une tendance réductionniste dominante, associée à de « nouvelles économies de la connaissance peu propices à l’intégration de la variété ou à la compréhension détaillée des phénomènes », le parti pris est clairement celui de l’enquête : revisiter la « question du propre de l’homme » et de l’animalité, c’est mettre au jour « des continuités ou des discontinuités entre humains et animaux ».

3 Le dossier comprend trois grandes parties : 1. La nature mise en réserve ; 2. L’animal exposé ; 3. Définir les natures/cultures de l’homme. Dans le premier volet, le texte de Isac Chiva, aux ambitions théoriques affirmées, examine l’histoire croisée des parcs naturels et du patrimoine culturel. Il retrace la coupure entre « patrimoine naturel et biens culturels », l’invention du « parc naturel régional », de la notion « de patrimoine » et des institutions chargées d’encadrer le nouveau « système » des parcs naturels régionaux. Le texte permet aussi de suivre le développement des études rurales, tel que la longue expérience de l’auteur permet de le restituer. Les rapports à la « nature » sont en effet inscrits dans un processus plus large de création et de transformation de l’espace rural. Mais si l’auteur souligne la complexité de cette histoire, et prend ainsi au sérieux l’ambition du titre, la relative étroitesse du domaine et des disciplines envisagés donne simultanément l’impression d’une histoire interne des enjeux institutionnels, loin des enjeux théoriques que le rapport à la nature pose à l’ensemble des sciences de l’Homme1. Le texte de Valeria Siniscalchi étudie la patrimonialisation de la nature propre à la définition d’un espace protégé, en examinant les rhétoriques, les intérêts hétérogènes et les luttes symboliques qui

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entourent la création du Parc National des Ecrins. Outre la modification de l’idée de nature, requalifiée en termes patrimoniaux, elle observe la façon dont la nature, les savoirs et les savoir-faire entrent dans la construction des identités locales à partir desquelles se modèle le « territoire ».

4 Dans le second volet, Aude Mottiaux analyse l’inclusion des habitants dans le Parc Naturel de l’Île de Porquerolles. Elle nous montre ce qui a conduit à identifier une « espèce » humaine singulière, légitimée par l’insularité et par l’appropriation de règles juridiques et de notions scientifiques, comme celle d’« espèce endémique ». Le texte de Lucie Dupré étudie quant à lui l’imbrication entre nature et culture en prenant l’exemple de ruines féodales dans les Vosges : comment protéger simultanément nature et culture dans un espace où les deux dimensions sont étroitement associées ? N’est-il pas contradictoire que « l’injonction patrimoniale » impose le « site » comme « objet démocratique » ? Pour l’auteur, ce « produit de patrimonialisation hybride » peut, contrairement à la réserve, favoriser une gestion harmonieuse des biens de natures et de cultures. Mais la présentation, un peu descriptive, de cette confrontation ne mène guère à analyser ce saisissement de l’espace par la société marchande – elle s’en tient plutôt à une visée d’intervention. En envisageant le zoo comme un « ailleurs du monde sauvage », Garry Marvin analyse ensuite les discours et l’imaginaire qui entourent l’animal ni sauvage ni domestique. La théâtralisation du « sauvage » reste toutefois abordée à travers les seuls animaux, là où l’imaginaire occidental a longtemps aussi intégré des humains au domaine du sauvage et à sa mise en scène ludique. Peut-on questionner l’identité humaine à travers la seule lorgnette du zoo animal ? A cette interrogation sur la théâtralisation des animaux, et le retournement que cette mise en scène fait subir à l’identité humaine, répond le texte de Frédéric Joulian et Christophe Abegg, qui se penche sur le face à face entre l’éthologie et l’anthropologie. Le zoo exprime, pour les auteurs, les relations changeantes de l’homme à la nature. En tant que lieu de conservation des animaux en voie de disparition, propice à une pédagogie du respect du monde animal, le zoo doit-il vraiment être considéré comme un « acteur écologique » ? Serge Chaumier tente de comprendre les variations des perceptions du public, selon qu’est considéré un zoo ou un musée d’histoire naturelle. En montrant les logiques utilitaristes qui président aux choix du public, l’auteur milite pour un enrichissement des perceptions, et l’avènement d’une « nouvelle génération de zoos ». A ces trois textes, on poserait volontiers une même question : quelle est la fonction historique de cette scénarisation ? A défaut de redéfinir les acteurs et les concepts utilisés, il nous semble en effet que cette problématique du zoo ne peut se développer sans une plongée dans l’évolution des techniques et des catégories issues du monde moderne : le zoo est issu de l’histoire de l’Occident2 et de sa manière singulière de contrôler et de jouir de la « nature ».

5 Dans la troisième section du volume, Florence Burgat interroge en philosophe l’opposition humanité/animalité : la valorisation de la « culture » repose, dans la philosophie occidentale, sur la dévalorisation de la « nature ». Elle invite alors à repenser la « différence zoo-anthropologique », mais n’indique jamais vraiment les limites des catégories confrontées, alors que cette « nature » est étroitement liée à l’évolution de la philosophie occidentale. Georges Guille-Escuret se penche ensuite sur la « stagnation théorique » qui a marqué à ses yeux les questions relatives au rapport nature/culture : « confusion » et « répétition » ont été favorisées par un « glissement analogique des raisonnements ». Avec un humour légèrement grinçant, il en livre maints exemples issus de diverses tentatives de biologisation du social. Ce texte est

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sans doute celui qui rejoint le mieux, à travers notamment le débat sur le « cannibalisme », la perspective critique annoncée par les éditeurs du volume. Le lecteur sera attentif à sa réflexion sur l’interdisciplinarité, dont il pointe les dysfonctionnements lorsqu’elle est pratiquée sans « cadre de référence explicite ou déductible » contrôlable. L’ampleur du débat ne permet pas de le traiter dans un texte aussi court, mais l’auteur pointe une « connivence de la stagnation », qui déborde à l’évidence les rapports nature/culture. On regrettera toutefois qu’il ne fasse pas référence au débat désormais classique sur le réductionnisme, qui a court dans toutes les disciplines. Enfin, Suzanne de Cheveigné étudie le traitement du décryptage du génome humain par la presse française, et conclut que la « diversité des discours médiatiques » engage des visions différentes de la science.

6 De la lecture de ce volume, on tirera d’utiles éléments informatifs. Le grand intérêt des questions soulevées et l’ampleur des développements attendus laissent toutefois un peu le lecteur sur sa faim. Les perspectives critiques ouvertes dans l’introduction ne trouvent en effet pas toujours un prolongement dans les contributions, qui n’explorent de façon systématique ni l’hétérogénéité actuelle des rapports à la « nature », ni les divers cheminements de leurs histoires. N’est-ce pas aussi l’usage même du concept de « nature » qui serait à interroger ? Il suggère en effet la confrontation d’individus déjà constitués avec un objet de connaissance ou de « représentations » qui leur serait extérieur, alors que les notions d’environnement (T. Ingold), de milieu (A. Leroi- Gourhan, G. Simondon, J. Von Uexküll), d’écoumène (A. Berque) ou même de situation (A. Piette) invitent plutôt le chercheur à partir de notre immersion, notre engagement constitutif dans le monde, et de l’unité en mouvement que constitue « l’organisme- dans-son-environnement »3, pour suivre les habitudes, les modes de présence et les points de vue qui s’y élaborent sans cesse. La motricité, l’habiter, les ambiances, les affordances, etc., s’inviteraient alors à l’agenda d’une étude des perceptions du monde environnant. Ce beau numéro de Techniques et culture n’en constitue pas moins une utile contribution à ce vaste programme ouvert aux sciences sociales.

NOTES

1. On peut ainsi être surpris que les travaux de Claude Reboul ne soient pas mentionnés : « Les déterminants sociaux de la fertilité des sols », Actes de la recherche en sciences sociales, 17-18, 1977, p. 85-102. Voir également Jason W. Moore, « Nature and the transition from Feudalism to Capitalism », Review : A Journal of the Fernand Braudel Center, 26(2) 2003. 2. Scott Atran, Cognitive foundations of natural history : toward an anthropology of science, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. 3. Voir par exemple cet ouvrage, qui a précisément pour point de départ les relations homme- animal et une interrogation sur l’interface animalité/humanité : Tim Ingold, The perception of the environment. Essays in livelihood, dwelling and skill, London, Routledge, 2000.

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AUTEURS

ALEXANDRA BIDET Centre Maurice Halbwachs-Cnrs

JEAN-BERNARD OUÉDRAOGO GRIL, Université de Ouagadougou

Documents pour l’histoire des techniques, 18 | 2e semestre 2009 326

Marina Gasnier et Pierre Lamard dir., Le patrimoine industriel comme vecteur de reconquête économique Collection Histoire, Mémoire, Patrimoine, UTBM, Editions Lavauzelle, 2007

Gracia Dorel-Ferré

RÉFÉRENCE

Marina Gasnier et Pierre Lamard dir., Le patrimoine industriel comme vecteur de reconquête économique, Collection Histoire, Mémoire, Patrimoine, UTBM, Editions Lavauzelle, 2007.

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1 En 2006, dans la même collection, Pierre Lamard, en partenariat, cette fois avec Marie-Claire Viotoux, mais déjà en collaboration avec Marina Gasnier, avait dirigé un ouvrage sur Les friches industrielles, point d’ancrage de la modernité. Ce présent volume fait suite et le complète. Si ce compte rendu traite du second, il garde le premier en référence constante et le lecteur tirera le plus grand profit à consulter les deux. Ils sont la contribution des universitaires à un sujet qui jusqu’alors avait surtout été l’apanage des géographes, des économistes ou des aménageurs. Il s’agissait d’analyser les effets de la désindustrialisation, évaluer les mises en friches, mettre en évidence les procédures de patrimonialisation. Les auteurs ont choisi, à travers des communications variées, de croiser les approches tout en maintenant le cap sur ce qui leur semblait être une promesse d’avenir : les deux ouvrages, et tout particulièrement Le patrimoine industriel comme vecteur de reconquête économique, sont aussi un encouragement et un message d’espoir.

2 Il est vrai que les choses ont changé : on ne regarde plus les friches industrielles comme une malédiction, mais comme des réserves patrimoniales que l’imagination, autant que les subventions, permettront de réaffecter. Pour ce changement de regard, il a fallu laisser s’écouler une trentaine d’années, semées de destructions irréversibles ou d’abandons irréparables. Les questions sont loin d’être résolues cependant.

3 Dans un Dossier pour l’Art, consacré aux friches industrielles et publié par le Centre national de Documentation Pédagogique d’alors, en 1976, on évoquait déjà la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, de mettre en valeur et réaffecter un bâtiment industriel d’architecture très finalisée : des salles d’une manufacture de tabacs ou d’une salle de tissage peuvent être reconverties à d’autres activités mais que faire d’un haut-fourneau sinon un musée ? Que faire des silos ou des grands moulins sinon les évider et garder, éventuellement, la carcasse ? Autre difficulté : une friche excentrée, difficile d’accès a toutes chances d’être irrémédiablement abandonnée. Enfin, qui dit réutiliser, réaffecter, ne dit aucunement garder le sens de l’édifice antérieur. Et, il faut bien le reconnaître, la plupart des bâtiments qui ont été sauvés de la destruction, l’ont été au détriment de leur identité. Il est rare que l’on se préoccupe d’évoquer l’usine : on se contente d’utiliser des volumes intéressants, pour d’autres fonctions, c’est tout. Ainsi, dès la formation même de ces friches industrielles, on savait que le combat serait difficile, et que la société civile serait dure à convaincre. Les exemples étudiés dans l’ouvrage de Pierre Lamard et Marina Gasnier nous donnent une typologie d’initiatives qui sans être des réussites ont permis à des villes de faire du neuf avec du vieux, depuis la mise en musée, la réutilisation multifonctionnelle, la réhabilitation industrielle. Deux faits récents, en ce qui concerne l’espace français, semblent y avoir contribué : les

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réaménagements des centres-villes et la nouvelle structuration institutionnelle en communautés de communes.

4 Le réaménagement des centres-villes a permis de poser la question du devenir des friches autrement que par l’arasement, comme ce fut le cas pour les espaces miniers ou métallurgiques de la Lorraine désindustrialisée. On ne pouvait, pour les centres-villes adopter une méthode aussi brutale, et l’on sait le rôle pionnier tenu par des architectes comme Reichen et Robert dans la requalification de friches telles que l’usine Le Blan à Lille ou l’usine Blin et Blin à Elbeuf. Une dimension internationale autre que la seule référence à l’Emscher Park, nous aurait confortés dans cette direction. Un récent colloque à Aguascalientes (Mexique) permettait de voir le parti que l’on tirait d’une friche de 92 ha au cœur même de la ville, qui a choisi de transformer les espaces des ateliers de réparation des chemins de fer, devenus inutiles, en un complexe multifonctionnel de salles de conférences, école de musique et de danse, musée du chemin de fer, bureaux, université, parc public, etc. Il s’agit d’une opération de requalification urbaine menée par la ville mais suivant des marchés offerts aux entreprises privées. Il s’agit d’offrir aux habitants une suite de services dont ils manquaient jusque-là. Le résultat est particulièrement spectaculaire. Les exemples analysés dans le volume, en particulier ceux qui concernent Nantes et la région lyonnaise, montrent qu’aujourd’hui une grande variété d’usages préside à la réaffectation des friches industrielles. Remarquons en passant que cette typologie dans le réemploi n’a rien de spécifique : les friches militaires sont réutilisées de la même manière, et Bernard André souligne à juste titre la concurrence qu’elles exercent à l’heure des choix financiers.

5 Les donneurs d’ordre sont nouveaux aussi, en France du moins, avec les nouvelles communautés de communes. Celles-ci se sentent les reins plus solides pour entreprendre des projets un peu ambitieux, en général tournés vers l’exploitation touristique. Cette dimension n’est pas à dédaigner. Certes, comme le souligne Bernard André, la vocation du patrimoine industriel ne réside pas uniquement dans une mise en circuit touristique. Mais les réussites dans ce domaine montrent qu’il y a là des perspectives non seulement rentables mais aussi pédagogiques.

6 C’est d’ailleurs sur un volet pédagogique que se termine l’ouvrage, avec le récit d’expériences menées à l’université de Sévenans. Ainsi le puits Arthur de Buyer est réhabilité en centrale géothermique et le filature de laine peignée de Malmerspach en espace de loisirs. Bien que rejetés à la fin de l’ouvrage de tels exercices sont fondamentaux. Marina Gasnier, dans son introduction, déplore que la question des friches patrimoniales soit absente des programmes scolaires. Effectivement, à part un moment du programme de géographie, dans les années 1970, cette question n’est pour ainsi dire pas abordée. Or, si pour la société civile, la réaffectation d’une chapelle désaffectée ne pose pas de problème, c’est bien parce que dès le plus jeune âge nous apprenons à considérer le patrimoine religieux comme quelque chose d’important et de respectable. Nul doute que notre approche du patrimoine industriel serait tout autre si dès l’école élémentaire, comme nous l’avons toujours recommandé, on apprenait à repérer et à comprendre les éléments du patrimoine de l’industrie qui se trouvent autour de nous.

7 Le patrimoine industriel comme vecteur de reconquête économique, associé à l’ouvrage qui l’a précédé, constitue un bon diagnostic et un panel bien choisi d’expériences, surtout

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hexagonales. Il est une bonne approche au sujet, appuyé sur une réflexion théorique solide et documentée, avec laquelle il faudra compter désormais.

AUTEURS

GRACIA DOREL-FERRÉ CDHTE-Cnam

Documents pour l’histoire des techniques, 18 | 2e semestre 2009 330

Le logis en pan-de-bois dans les villes du bassin de la Meuse moyenne (1450 – 1650) Liège, Commission royale des Monuments, Sites et Fouilles, dossier de la CRMSF n° 12, 2008, 314 pages.

Joëlle Petit

RÉFÉRENCE

Le logis en pan-de-bois dans les villes du bassin de la Meuse moyenne (1450 – 1650), Liège, Commission royale des Monuments, Sites et Fouilles, dossier de la CRMSF n° 12, 2008, 314 pages.

Documents pour l’histoire des techniques, 18 | 2e semestre 2009 331

1 La Commission royale des Monuments, Sites et Fouilles de Belgique consacre ce dossier à un sujet encore peu étudié, les logis en pan-de-bois. La publication se fonde sur la thèse de doctorat de David Houbrechts soutenue en 2005 (Université de Liège, Histoire de l’art et archéologie). Pour disposer d’un corpus significatif, les techniques de charpenterie sont analysées à travers l’étude détaillée du logis urbain en pan-de-bois dans le bassin de la Meuse moyenne, du milieu du XVe au milieu du XVIIe siècle, période marquée par les guerres et les destructions.

2 L’architecture en pan-de-bois est réinsérée dans le contexte socio- économique de l’urbanisme médiéval et post-médiéval, notamment en lien avec l’exploitation et le commerce du bois (économie de gestion et d’environnement, transports et coûts de la mise en œuvre). Elle est également replacée dans le cadre de l’évolution de l’architecture civile afin de préciser les caractéristiques, la spécificité et l’évolution de ce patrimoine.

3 Ce travail constitue une première approche de la question ; il tend à pallier le manque de références bibliographiques pour le patrimoine urbain, la maison paysanne étant examinée dans la collection Architecture rurale de Wallonie dirigée par Luc Francis Génicot1. Les sciences historiques ayant manifesté peu d’intérêt jusqu’à présent pour le secteur de la construction dans le bassin de la Meuse moyenne, les corpus de sources sont encore très fragmentaires.

4 L’approche de l’architecture en pan-de-bois relève essentiellement de l’archéologie du bâti, prolongeant les méthodes d’analyse des recherches effectuées sur les charpentes de toiture2. L’ouvrage comporte quatre parties, débutant chacune par un résumé ; il se clôture par un bilan de la méthode proposée, mise en perspective.

5 La première partie concerne la matière première : exploitation de la forêt, transport du bois (moyens de transport, circulation du bois sur la Meuse, marchés au bois), ainsi que façonnage des bois. Ce chapitre permet d’appréhender l’ensemble des opérations de débitage, d’équarrissage, de sciage, de marquage des bois, de façonnage et d’assemblage de la charpente, ainsi que le transport des pans-de-bois et le remontage in situ, à une époque où les bâtiments en pierre et en brique sont l’exception. L’auteur relève notamment les arbres sélectionnés pour leur forme et dimensions (courbure), le travail et l’organisation sur chantier, la description de l’outillage, le caractère préfabriqué des fenestrages, la technique de fabrication des pans-de-bois et les marques utilisées (flottage ou de marchands, équarissage, établissage, assemblage, montage des pans-de- bois, placement du clayonnage qui recevra le torchis et éclisses).

6 La deuxième partie de l’ouvrage examine les formes du logis en pan-de-bois. Elle est scindée en deux chapitres, respectivement relatifs à la période qui va des origines au bas Moyen-Age, puis à celle courant de 1450 à 1650. Les pans-de-bois primitifs étant peu

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nombreux et partiellement conservés, leur aspect pour les historiens reste vague. Quant aux matériaux utilisés pour les élévations en région mosane, ils restent inconnus, aucune élévation en pan-de-bois antérieure au XIVe siècle n’ayant été identifiée.

7 Pour la période allant de 1450 à 1650, l’auteur examine d’abord les proportions, les plans et les volumes : disposition générale des bâtiments (morphologie, implantation et répartition), maisons dont la toiture est parallèle à la rue (formes principales), maisons sur pignon. Il étudie ensuite les toitures (toit, charpentes, couverture et protection des murs), les élévations : façades et pignons, suivant leur structure principale (usage des bois longs et des bois courts, structure principale, encorbellements, solins), leur structure secondaire (assemblages, ossatures) et l’éclairage naturel (baies, systèmes de fermeture, lucarnes), notamment identifié par le nombre de jours ouverts sur deux ou trois registres. L’auteur poursuit par l’identification de la décoration extérieure : bois (caractéristiques ornementales des ossatures fondées sur la répartition et le nombre de croix de Saint-André, qui semblent disparaître à la première moitié du XVIIe siècle), décors sculptés (planches de rives, pièces de charpente apparentes, consoles à décors sculptés pour le soutien des corniches). L’auteur termine par l’étude des autres types d’éléments décoratifs : épis de faîtage en plomb (métal, couleurs, formes) et par l’examen de l’espace intérieur (mal connu, étant donné les multiples transformations au cours des siècles) : circulation et escaliers, division, caves, cheminées, planchers et plafonds, décoration.

8 Cette deuxième partie expose les différentes techniques des pans-de-bois, datées par la dendrochronologie : les formes primitives par construction sur pilotis et à poteaux de fond ; les constructions utilisant des fermes, plus évoluées, ainsi que les variantes, utilisation de fermes ou de sablières reposant directement sur le sol ou poteaux plantés dans le sol. Les observations sont essentiellement effectuées dans les vestiges d’immeubles, la structure originale étant en majorité constituée de murs pignons mitoyens, de planchers, de charpentes, difficiles à repérer car souvent recouverts de matériaux décoratifs et isolants. Les relevés des logis urbains déterminent qu’ils sont presque toujours composés de pans-de-bois sur les quatre faces, avec des systèmes de surplomb qui posent question sur la fonction de l’encorbellement et induisent des recherches sur les solins. Le système d’évacuation des eaux est en effet mal connu jusqu’à l’apparition des corniches, les toitures débordant de l’aplomb des murs. L’évolution des ossatures des pignons et des murs-de-refend avant le XVIIe siècle est limitée à celle des ossatures de façade.

9 La troisième partie de l’ouvrage se rapporte à la vie des pans-de-bois : règlements, évolution des mentalités, phénomène de « pétrification », manque de reconnaissance. La quatrième partie est relative à l’évolution et à la spécificité du pan-de-bois mosan et au pan-de-bois dans son contexte. La reconstruction rapide de l’habitat à Dinant et Liège après les sacs du Moyen Âge pose question sur l’origine des savoir-faire, qui pourraient avoir été amenés par l’assaillant bourguignon. La Franche-Comté et la Bourgogne sont en effet les exemples les plus proches du bassin de la Meuse moyenne (décharges en croix de Saint-André, parenté des ossatures de façade).

10 L’auteur termine son ouvrage par un bilan quant à la méthode utilisée, mise en perspective. L’intérêt de l’étude du bâti en pan-de-bois par ces différents biais privilégie une approche matérielle notamment grâce à l’analyse archéologique, qui permet d’appréhender le bâtiment dans ses transformations successives et à la

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dendrochronologie, qui permet de situer les informations dans le temps. Le croisement des approches chronologique et dendrochronologique, replacé dans son contexte historique, économique et politique, met en évidence l’originalité des bâtiments en pan-de-bois du bassin de la Meuse moyenne, même si les recherches restent incomplètes. Le souhait de l’auteur est évidemment la poursuite de l’étude dans les régions limitrophes, afin de souligner les particularismes régionaux et la poursuite des recherches historiques aux archives et sur chantier.

11 Le dossier est complété et actualisé par quelques articles relatifs à des recherches récentes effectuées à Liège (Caroline Bolle, Jean-Marc Léotard, Guillaume Mora-Dieu), Dinant (Olivier Berckmans), Andenne (Jean-Louis Javaux), Manhay (Denis Henrotay) et Maastricht (Birget Dukers).

12 La documentation est importante par sa diversité et sa qualité. L’iconographie, très abondante, compte 379 illustrations (gravures, photos anciennes et récentes, détails de vestiges en place, plans, maquettes, dessins et relevés, modélisations et reconstitutions par infographie analytique des systèmes), outre celles relatives aux recherches récentes. L’ouvrage comporte 14 pages de bibliographie, un glossaire mentionnant les sources bibliographiques utilisées et un index des noms de lieux.

NOTES

1. Luc Francis Genicot, Patricia Butil, Sabine de Jonghe, Bernadette Lozet, Philippe Weber éd., Le patrimoine rural de Wallonie, La maison paysanne 1, des modèles aux réalités, Bruxelles, Namur, Commission royale des Monuments, Sites et Fouilles, 1986. 2. Patrick Hoffsummer, Les charpentes du XIe au XIXe siècle, typologie et évolution en France du Nord et en Belgique, Paris, Cahiers du Patrimoine n° 62, 2002 et Les charpentes de toiture en Wallonie, typologie et dendrochronologie (XIe – XIXe siècle), Namur, Commission royale des Monuments, Sites et Fouilles, coll. Études et documents, monuments et sites 1, 1995.

AUTEUR

JOËLLE PETIT CDHTE-Cnam

Documents pour l’histoire des techniques, 18 | 2e semestre 2009 334

Yves Pauwels, Aux marges de la règle. Essai sur les ordres d’architecture à la Renaissance Wavre, Mardaga, 2008, 191 pages

Denyse Rodriguez Tomé

RÉFÉRENCE

Yves Pauwels, Aux marges de la règle. Essai sur les ordres d’architecture à la Renaissance, Wavre, Mardaga, 2008, 191 pages.

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1 Voici un ouvrage dévolu à l’architecture de la Renaissance en Italie et dans l’Europe de l’Ouest, qui porte un regard neuf sur la relation entre théorie et création tout au long du XVIe siècle. L’historien Yves Pauwels s’attache à démontrer comment les règles générales inspirées de l’Antiquité, énoncées notamment par Serlio, puis dans le Vignole, laissent une marge potentielle à l’invention de formes nouvelles. Cette grammaire architecturale définit la constitution des ordres et leurs proportions : à côté du dorique, de l’ionique et du corinthien, apparaissent le toscan, mais surtout le composite. Ce dernier ordre particulièrement encourage l’imagination des grands maîtres à Rome, à Florence, en France ou dans l’empire espagnol. Le mélange des styles est accepté et admiré en ce qu’il résulte du bon jugement de l’architecte, du ratio. Le composé domine dans la superposition des ordres, cette règle de composition qui place à l’étage supérieur l’ordre le plus élevé dans la hiérarchie des valeurs.

2 L’auteur démontre dans une première partie comment les théoriciens de la Renaissance mettent en ordre, selon leur conception de la réalité telle qu’elle doit être, les vestiges de l’Antiquité et les écrits de Vitruve. En adoptant un classement des informations par catégories stylistiques et en choisissant comme titres de chapitres les différents ordres ou colonnes, Serlio structure la diversité de l’héritage antique. Conciliant toutes ruines romaines et les descriptions de Vitruve, l’humaniste parvient à « embrasser tout l’art » de l’architecture. Par l’artifice d’un glissement sémantique, l’ordre universel de l’architecture est défini par les ordres d’architecture. Yves Pauwels livre une description des ordres helléniques assortie aux genres anthropomorphes vitruviens et à leurs appréciations par les architectes du Cinquecento : le dorique fort et trapu est masculin et viril, l’ionique plus élancé est féminin, assimilé à la matrone romaine ; plus fin et orné encore, le corinthien ressortit aux tendres vierges. Catégorie du « tout venant » absent chez Vitruve, le composite regroupe ces nombreux exemples archéologiques d’assortiments d’éléments doriques, ioniques et corinthiens, et plus particulièrement le quatrième ordre du Colisée, et relèverait alors d’une création romaine contemporaine de la nation victorieuse : il vient en bonne logique couronner les autres ordres.

3 Une deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’abondante utilisation du composé moderne par les architectes de la Renaissance, amateurs de contrastes. Notamment, la technique du bossage de la pierre, inconnue de l’Antiquité, permet d’introduire du rustique dans la délicatesse d’une façade. Le composite italien concerne essentiellement l’œuvre de Michel-Ange, dont le génie inventif ne peut être classé dans la grammaire canonique sinon dans cette dernière catégorie à la fonction régulatrice. Vasari fait l’éloge de Michel-Ange : la théorie intègre la création contemporaine.

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4 En France où il s’établit à partir de 1541, Serlio introduit le composé romain dans ses édifices. Les artistes français qui professent ce renouveau esthétique lié à la Pléiade se nomment Jean Martin, Jean Goujon, Pierre Lescot, Philibert de l’Orme. Le mélange des styles se retrouve dans la Fontaine des Innocents à Paris avec ses chapiteaux composites, dans le décor de la grande salle du Louvre, ou encore au château d’Anet, où se mêlent éléments masculins et féminins, glose architecturale des amours du roi Henri II. La stratégie de Philibert de l’Orme théoricien étaye sa pratique architecturale : il consacre un livre entier de son Premier tome de l’architecture au composé, lieu par excellence du « comme il plaira ». L’esthétique de la Renaissance associe donc à la tendance rationalisante qui met en ordre, un goût pour l’hybride et le monstrueux, le mélange et la variété.

5 Yves Pauwels soutient ainsi la première conclusion de son essai : la Renaissance a formalisé à la fois la règle et ses marges audacieuses, ces dernières ayant occupé dans la production architecturale une place de choix pour ces artistes inventifs. La troisième partie vient émettre le second volet de son analyse : le composé porte l’acte créateur à un niveau supranaturel. Les ordres précédents présentent l’éventail de l’expression de la nature humaine, dès lors le statut même de cet ordre supplémentaire, au-dessus des autres, ne peut être que sublime, et porte le triomphe du Prince. Les Entrées royales, équivalents modernes des Triomphes antiques, fournissent en bonne logique des ordres composites ou composés, par exemple en 1549, à Paris et à Gand, pour Henri II ou pour Charles Quint et son fils Philippe II d’Espagne.

6 Le composite est aussi lié au sublime et au divin par son rapport avec l’ordre du Temple de Jérusalem, dit ordre Salomonique. Les hommes de la Renaissance ont cru pouvoir définir plusieurs versions de cet ordre des ordres pour lors antérieur à l’Antiquité hellénique, inscrivant ainsi la supériorité de la culture judéo-chrétienne sur la culture païenne.

7 Enfin, l’ordre composite sert à l’établissement d’une architecture nationale, en Italie dans le Grand Duché de Toscane des Médicis, où le bossage de la pierre permet aussi de se revendiquer de l’ordre toscan rustique. Particulièrement, dans les deux principales puissances politiques prétendantes à l’hégémonie européenne, l’Espagne et la France, les architectes vont tirer à eux le composé et développer alors leur propre vocabulaire architectural. L’Espagne récemment reconquise adopte les colonnes balustres (le nom latin balaustium évoquant la grenade) et la composition corinthien/dorique. Les colonnes torses salomoniques et le décor de cep de vigne avec feuilles et raisins connaissent un succès éclatant à partir de 1600 jusque dans les colonies américaines. « Composées, modernes et françaises », les colonnes de Philibert de l’Orme empruntent aux traditions gothiques leurs piles de pierres et leur décor végétal à nervures. Le mélange de principes masculin et féminin, corinthien et dorique, relève d’un tempérament français conciliant la force, la gravité et la douceur, comme la fleur de lys, à la fois virginale et royale, grandeur débonnaire des monarques français face à la violence colérique de l’empereur espagnol.

8 À l’âge classique, en France, les qualités esthétiques du composite sont contestées, comme l’est le langage utilisé par les poètes de la Pléiade. La grandeur de la création artistique ne doit rien à l’invention de formes nouvelles, qui barbarisent l’Antique. Seuls les trois ordres helléniques ont droit de séjour. Le grand style de l’esthétique classique, voulue par Louis XIV, prétend fixer une civilisation glorieuse et immuable. L’esthétique de la nature finit par s’imposer aux artistes du siècle des Lumières.

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9 S’attachant tout autant sinon plus, aux écrits et publications qu’à la production architecturale, Yves Pauwels livre une analyse fouillée de nombreux auteurs et dessinateurs. Aux côtés de Serlio, Palladio, Scamozzi, Vasari, Guarini, Philibert de l’Orme, Jean Martin, Androuet du Cerceau, Fréart de Chambray, sont présents des auteurs espagnols tels que l’intéressant Sagredo, Jeronimo de Prado et Juan Bauttista Villapalpando, ou encore germanique ou flamand, Hans Blum et Bullant, qui permettent d’aborder la créativité dans l’empire espagnol. La rhétorique architecturale est pourvoyeuse d’idées autant que de modèles. Mêlant une passionnante étude littéraire à l’étude architecturale, Yves Pauwels nous fait remarquer dans le vocabulaire architectural de Philibert De l’Orme cette « inventiveté » de la langue de Ronsard ou de Rabelais.

10 D’une écriture agréable, doté d’une iconographie précise insérée dans le texte, cet ouvrage érudit, destiné aux spécialistes, pourrait être accessible à un public plus large, et ouvrir à une approche de l’architecture de la Renaissance et du Baroque par une démarche qui relie notamment l’histoire de l’architecture à l’histoire politique. C’est pourquoi on ne peut que regretter qu’à la différence des citations en latin, les abondantes citations en italien du Cinquecento ne soient pas traduites, même si l’idée principale en est généralement introduite par le texte de l’auteur.

AUTEURS

DENYSE RODRIGUEZ TOMÉ CDHTE-Cnam

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Grands chantiers et matériaux, actes de la journée organisée par Basile Baudez Livraisons d’histoire de l’architecture, n° 16, 2008, 204 pages.

André Guillerme

RÉFÉRENCE

Grands chantiers et matériaux, actes de la journée organisée par Basile BAUDEZ, Livraisons d’histoire de l’architecture, n° 16, 2008, 204 pages.

1 La revue des jeunes chercheurs en histoire de l’architecture propose une douzaine de contributions focalisées sur les grands chantiers urbains et la fourniture de matériaux. Parmi ceux-ci, la pierre évidemment et ses composites, mais aussi les métaux. L’introduction de Basile Baudez, « ouverture d’un grand chantier », fait un état des lieux exhaustif et fouillé comme il se doit. Dans ce terrain en friche, il prospecte quelques solides tranchées de fondation : les approvisionnements, l’organisation des chantiers, l’outillage, les chantiers militaires. Ajoutons la récupération des matériaux, thème essentiel pour connaître leur traçabilité et leur contribution au métabolisme urbain, élément important de sociabilité et d’économie dite « souterraine » : ils contribuent à « l’argent de poche » de l’ouvrier. Variable selon le matériau – totale pour l’ardoise et la tuile, le fer et le plomb – le taux moyen de recyclage des matériaux de construction, dérisoire au XXe siècle, est de l’ordre de dix pour cent au XIXe siècle et très probablement de l’ordre de trente un siècle auparavant : ce dernier nombre pourrait figurer l’asymptote de la récupération en Occident, comme le laissent supposer les récentes publications de Sabine Barles, L’invention des déchets (France 1790-1970), Seyssel, Champ Vallon, 2005, et Philippe Bernardi, Il reimpiego in architettura : recupero, trasformazione e uso, Rome, Ecole française, 2009.

2 Dominique Massounie, dans « les chantiers de la fontaine de Grenelle (1739-1745) » (pp. 59-70), pose un regard très intéressant sur ce monument dédié aux quatre saisons

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dont l’objectif vise « à montrer que l’abondance qui règne dans Paris ne soufre aucune interruption durant le cours de l’année » (p. 63), une fontaine dont les quatre génies « assaisonnent » la capitale arrosée par la Seine et la Marne faisant fleurir le commerce. Guillaume Fonkenell se penche sur « l’approvisionnement du chantier de l’arc de triomphe du Carrousel ; construction et restauration (1806-1943) » (pp. 71-86) : pierre, marbre, métal, les matériaux sont interrogés dans leur stockage, leur mise en œuvre, leur usure avec le temps. Notons que le ciment « métallique » (p.77) proposé pour remplacer les pierres détériorées ne date pas de 1850 ; il sert déjà à luter les cornues et étanchéifier les pilons dans les laboratoires de chimie, mélange de litharge ou de calamine avec de l’argile. Comme le suggèrent plusieurs articles – Massounie, Beisson, Fonkenell –, le plomb apparaît comme un grand matériau urbain préindustriel absent des recherches passées. Le plomb me paraît être le métal le plus commun de la construction : il couvre, bouche, peint et transporte. Son avenir historique est encore à édifier. Métal très convoité, volé, fondu, dissout pour donner la céruse et le minium, recuit – la toiture de Notre-Dame de Paris sert à faire les fosses à tan de Seguin à Boulogne pendant la Révolution – le plomb est aussi très présent dans le sol qui filtre les eaux de pluie acide. Il maintient les vitres, scelle les pierres, remplace l’argent… Il est le composant essentiel de la peinture à l’huile, blanc de Venise, d’Espagne, de Hollande, de Clichy : très toxique.

3 L’article sur les « grands chantiers et matériaux à l’ère du béton » de Georges Beisson (pp. 125-138) est copieux, illustré et dense en idées plus qu’en faits. On part de l’hypothèse que le béton est un matériau vulgaire qui gagne sa noblesse dans l’Entre- deux-guerres. Il insiste sur la plasticité que donne Auguste Perret au Musée des travaux publics de Paris, siège aujourd’hui du Conseil économique et social : un chantier dont l’organisation exemplaire permet la mise en œuvre du béton. Néanmoins, je ne partage pas l’idée qu’il « n’y a pas de rupture à la fin du XIXe siècle dans l’organisation des chantiers » (p. 132) : il faut distinguer les travaux publics (Nathalie Montel a bien montré la rationalisation du modèle dans Le chantier du canal de Suez, Paris, Presses de l’ENPC, 1996) et le bâtiment. Et encore : les chantiers des grandes expositions industrielles, coloniales, universelles, toujours précipités, sont des lieux de rupture des pratiques. Les toupies de béton prêt à l’emploi (p. 133) n’apparaissent qu’au cours des années 1930 aux Etats-Unis et en Allemagne.

4 La position de Jean-Christophe Fichou sur le chantier « exceptionnel » du phare d’Armen (1867-1881) (pp. 109-124) est une histoire éclairante à la gloire de Léonce Reynaud, ingénieur et directeur des Phares et Balises. En une douzaine d’années, quatre thèses ont été soutenues sur l’histoire des phares français, dont celle de Fichou, montrant combien cet équipement côtier a été porteur d’innovation : faut-il rappeler que pour vaincre définitivement la puissance de la mer, Smeaton découvre la chaux hydraulique pour construire le phare d’Eddystone au milieu du XVIIIe siècle ? Mais le comportement du béton à la mer, déjà soulevé dans les années 1840, n’est toujours pas résolu : la houle (mécanique) s’ajoute au sel (chimique) pour défaire ce qui est fait pour durer.

5 Une belle livraison qui s’occupe peu cependant des travaux publics – mais un quai, une route, un canal, sont-ils de l’architecture ? Le second œuvre – vitrerie, menuiserie, miroiterie, couverture – manque aussi. Un complément à l’ouvrage tiré du Premier congrès francophone d’histoire de la construction tenu à Paris en 2008 est à paraître en 2010.

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AUTEUR

ANDRÉ GUILLERME (CDHTE-Cnam)

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Lyon innove. Inventions et brevets dans la soierie lyonnaise aux XVIIIe et XIXe siècles Lyon, EMCC, coll. « Des objets qui racontent l’Histoire », 2009, 144 pages.

Florence Charpigny

RÉFÉRENCE

Lyon innove. Inventions et brevets dans la soierie lyonnaise aux XVIIIe et XIXe siècles, Lyon, EMCC, coll. « Des objets qui racontent l’Histoire », 2009, 144 pages.

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1 Coordonné par Daisy Bonnard, l’ouvrage abondamment illustré présente, en dix brefs chapitres, certains aspects de l’innovation lyonnaise dans le domaine de la soierie, essentiellement aux XVIIIe et XIXe siècles mais avec des incursions au XX e siècle, complétés par une bibliographie succincte.

2 Dans le premier chapitre, « L’invention et le domaine public à Lyon au XVIIIe siècle », Liliane Pérez entre dans le vif du sujet en décrivant le dispositif institutionnel de promotion de l’innovation technique développé à Lyon au XVIIIe siècle, issu des logiques communautaires et marchandes et épousant les idéaux des Lumières. Le succès des marchands-fabricants sur les marchés européens repose en effet sur leur capacité à développer l’offre d’étoffes façonnées dont la fabrication, celle des brochés particulièrement, met en œuvre un processus élaboré. L’auteur présente quelques exemples techniques d’inventions lyonnaises s’attachant à faciliter et à accélérer la production, puis analyse la mise en place d’une gestion publique de primes aux inventions qui tend à se substituer aux privilèges exclusifs des inventeurs. Ces primes proviennent d’une part de la corporation – la Grande Fabrique –, d’autre part de la municipalité qui apporte ainsi un financement public ; elles sont également liées à la diffusion des innovations. Le choix politique d’un système « ouvert » permet une amélioration collective des innovations, tout en maintenant les coûts à un niveau inférieur à ceux générés par un système de patentes ou brevets, ainsi qu’une large diffusion, enjeu majeur pour la Grande Fabrique qui a fondé sa suprématie sur sa capacité d’innovation du produit reposant sur un renouvellement rapide des dessins. Dans le chapitre trois, « Les inventions primées à Lyon au XIXe siècle. Un modèle local de gestion collective de l’innovation », Daisy Bonnard et Liliane Pérez approfondissent le propos en détaillant avec exactitude, à partir d’exemples précis et bien illustrés, comment fonctionne le « domaine public » de l’invention. Le quatrième chapitre, « Les métiers à tisser, évolution des techniques », par Marie-Hélène Guelton, est essentiellement basé sur l’étude que Claudius Razy consacre aux modèles réduits conservés au Musée des Tissus de Lyon, publiée en 1913. L’auteur résume de manière didactique les longues et austères descriptions techniques de l’ouvrage original et aborde la description technique de la trentaine de modèles réduits de machines textiles conservés par le Musée, dont une moitié est due à Jean Marin.

3 Le deuxième chapitre, « Les albums d’échantillons du Conseil des Prud’hommes déposés au musée des Tissus de Lyon », décrit une autre collection de cette institution : Maria- Anne Privat-Savigny présente le fonds des Prud’hommes. Organisme de régulation locale de la Fabrique de soieries institué par la loi du 18 mars 1806, le Conseil des

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Prud’hommes compte en effet parmi ses nombreuses fonctions, outre la conciliation entre fabricants et tisseurs pour lequel il est bien connu, des attributions en matière de défense de la propriété industrielle, les fabricants pouvant déposer des dessins et des modèles de fabrique. L’auteur retrace les circonstances du dépôt de ce fonds au Musée des Tissus en 1974, décrit les 220 volumes qui le constituent ainsi que les procédures de dépôt et les termes de la garantie. L’intérêt patrimonial de ce fonds, qui couvre une période allant de 1760 à 1900, réside dans la riche diversité des échantillons identifiés de manière certaine (date, fabricant) représentatifs de la créativité lyonnaise.

4 Le cinquième chapitre, « Philippe de Lasalle et les innovations », par Lesley Miller, explicite les méthodes de travail de Philippe de Lasalle à travers quelques exemples de son œuvre. Il met en valeur les tours de main et les astuces de ce fabricant dont l’objectif semble avoir été de limiter les opérations superflues. L’article permet de comprendre, à l’aide du lexique joint, comment la démarche innovante de Ph. de Lasalle repose plus sur la méthodologie de la mise en œuvre du tissu, que sur l’invention de nouveaux outils. Le chapitre six, « Innovations et brevets », témoignage de Bernard Tassinari, décrit le fonctionnement d’une fabrique de soieries d’ameublement, de 1775 à nos jours, à travers les archives de l’entreprise qu’il a dirigée. Le point commun aux trois raisons sociales qui se sont succédé tient à la volonté de s’adapter à la demande. Dans ce contexte, le terme « innovation » signifie à la fois « adaptation », « amélioration », « invention ». Egalement consacré à une maison de soierie réputée, le septième chapitre, « L’innovation dans la Fabrique lyonnaise de soierie au tournant des XIXe et XXe siècles. L’exemple d’Atuyer Bianchini Férier », par Pierre Vernus, analyse la démarche d’intégration économique verticale développée par cette entreprise, démarche exceptionnelle et à proprement parler innovante dans le milieu textile lyonnais de l’époque. L’auteur décrit les modalités de la restructuration de l’entreprise, à la fois dans les domaines économique, technique et commercial, autour d’une démarche de création, nécessitée pour investir le créneau de la haute nouveauté des soieries destinées à l’habillement.

5 Les chapitres neuf et dix, par Daisy Bonnard, abordent l’ennoblissement et la teinture, respectivement « Des histoires de calandres… » et « Des couleurs pour la soierie… ». L’auteur, à propos de calandre à moirer dans le Lyon de la seconde moitié du XVIIIe siècle, transporte le lecteur dans le monde du secret de fabrication, de l’espionnage industriel, de transmission, sous condition, de savoir-faire. Les sources citées permettent de comprendre que, même à partir de multiples contrôles institutionnels, il est impossible de juger la qualité de la transmission d’un savoir-faire. Le second texte, consacré à la chimie lyonnaise, montre tout d’abord comment le développement de cette industrie est lié au textile par la fabrication des colorants, et comment une frilosité bancaire et une législation trop rigide ont fait fuir les chercheurs lyonnais à la fin du XIXe siècle, au grand bénéfice de la Suisse et de l’Allemagne.

6 Dans le huitième chapitre, « Jacquard, héros de la Fabrique lyonnaise », François Jarrige se livre au démontage du mythe Jacquard, inventeur génial, désintéressé et incompris en montrant comment, entre vérité et fiction, le nom même de Jacquard est l’objet d’une propagande destinée à promouvoir la Fabrique lyonnaise et comment il devient symbole de la grandeur industrielle nationale ; des documents d’archives explorés récemment semblent pouvoir affirmer que Jacquard aurait eu un rôle que l’on appellerait aujourd’hui de « technico-commercial » autour de la mécanique qui porte son nom.

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7 Composé de chapitres autonomes, l’ouvrage propose des focus plus qu’une réflexion d’ensemble sur l’innovation – dont l’introduction n’exprime d’ailleurs pas l’ambition. Il ne cherche pas à conceptualiser, mais produit une image élargie aux notions connexes d’invention, de création, d’adaptation voire de « tour de force », liées aux objets et aux processus, concrètes si l’on veut, tenant à l’écart celles de modernisation ou de progrès, plus abstraites, qui renvoient au champ du social et du culturel. Les inventeurs et leur histoire – Jacquard démy(s)thifié, Badger, Revel, Philippe de Lassalle et les autres, peu nombreux au total à avoir été innovateurs au sens où non seulement leurs inventions étaient réellement opératoires mais aussi reconnues comme telles et diffusées, donc productrices d’un savoir-faire spécifique – attirent l’attention sur la constitution et les mécanismes d’une mémoire de l’innovation, accumulative et technique d’une part, sociale de l’autre. Enfin, en abordant les problématiques de l’innovation commerciale et organisationnelle, P. Vernus démontre que, dans le contexte des entreprises textiles lyonnaises les machines, aussi efficientes qu’elles soient, ne sauraient à elles seules être garantes de la réussite d’une industrie.

8 Si le volume reflète assez exactement l’état des recherches portant sur la soierie lyonnaise aux XVIIIe et XIX e siècles, on notera cependant l’absence de l’innovation notable que constitua l’emploi, par la Fabrique, des déchets de soie : la schappe (cf. thèse de Frank Dellion soutenue en 2008) pour laquelle la Société d’encouragement pour l’industrie nationale avait proposé un prix dès 1815, suivi de dépôts de brevets tout au long du XIXe siècle, aussi bien pour le procédé que pour les machines, et dont la production s’implanta solidement en Rhône-Alpes. Il est vrai que le volume, dans le cadre de la collection qui l’accueille, ne disposait pas de l’espace suffisant pour embrasser l’ensemble de l’industrie textile ; hormis quelques incursions en amont vers le dessin de soierie (L. Miller), en aval vers l’ennoblissement (D. Bonnard) ou la teinture (D. Bonnard), il se concentre sur le tissage. Pourtant, l’innovation majeure du XIXe siècle que constitue le brevet déposé par Jules Verdol le 15 mai 1883 pour une mécanique de type Jacquard où le papier sans fin est substitué aux cartons n’est pas citée. Or depuis Jacquard avec Breton et Skola, puis Vincenzi, aucune invention notable n’était intervenue dans le tissage des façonnés, et la mécanique Verdol, montée sur des métiers mécaniques, permet de tisser plus rapidement les dessins. Soutenu par des fabricants lyonnais (C.-J. Bonnet, Chavent et, comme le mentionne P. Vernus, Atuyer Bianchini Férier) Jules Verdol développe la société qui porte son nom pour exploiter son brevet ; jusqu’à la fin des années 1990 des milliers de mécaniques sont fabriquées pour le marché international. Cette absence résulte probablement d’un effet de l’orientation du volume, ancré autour des collections du Musée des Tissus de Lyon, quoique plusieurs articles n’y fassent pas référence.

9 La variété des approches, par des universitaires, conservateurs de musée ou fabricant de soieries, la diversité des écritures, scientifiques, descriptives ou témoignage, la pluralité des points de vue, adossés à l’histoire des techniques ou à l’histoire économique, embrassant la longue durée (de l’ordre d’un siècle voire d’une entreprise tricentenaire) ou détaillant un événement, considérant des objets aussi divers que des collections, des entreprises, des hommes ou un mythe n’empêchent cependant pas de relever des continuités ou des recoupements entre les textes. D’une manière générale, l’ouvrage témoigne de la difficulté à écrire sur des faits et des objets techniques – et l’on n’en sera que plus reconnaissants aux auteurs d’avoir relevé le défi. La collection à laquelle il appartient est objectivement destinée sinon au grand public, du moins à des

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amateurs qui seront reconnaissants à L. Miller d’avoir fait figurer un lexique en fin de chapitre, et à M.-H. Guelton et B. Tassinari pour leurs notes explicatives. On remarquera que le témoignage de B. Tassinari, y compris dans ses descriptions techniques, est parfaitement accessible, mais l’expérience du fabricant qui en avait une pratique quotidienne en est l’origine. Car la question posée est plus générale et plus complexe : quelles sont les sources et quel parti d’écriture adopter pour des mécaniques du XVIIIe et du XIX e siècle, dont de surcroît la majorité n’a jamais réellement fonctionné ? La posture de C.-G. de Goiffon, académicien lyonnais, n’a rien perdu de son actualité. En 1761, il rappelle : « J’ai écrit ourdissage, pliage. C’est parce que nos manufacturiers parlent et écrivent ainsi. Si la pureté de la langue exige Ourdissure, il y faudra venir et mettre en faveur de l’ouvrier, son expression à la marge. […] Il m’a toujours paru qu’un mot nouveau pour le lecteur ne l’arretait point pour peu que l’auteur usat d’adresse. Et qu’au contraire la périphrase mise à la place de ce mot alongeant la description la rendait fastidieuse dissipait l’attention et rebutait bientot le lecteur ; qu’une description trop longue etait une description inutile » (Houghton Library, Harvard USA, fMs 432.1 (3) – 36). L. Pérez, spécialiste reconnue de L’invention technique au siècle des Lumières (2000) opte pour une simplification maximale du vocabulaire : « motifs libres des étoffes brochées » pour « motifs brochés des façonnés » (p. 10), « métier à tisser programmé » pour « métier à tisser à programmation de dessin » (p. 10), etc. S’agissant des sources, M.-H. Guelton, qui présente les modèles réduits du Musée des Tissus et non la succession exhaustive des mécanismes, ne cite pas le lisage de Falcon décrit dès les années 1760 (Guy Scherrer, Bulletin du CIETA, n° 73, 1993) et d’après Razy attribue l’invention du lisage à Berly, en 1818 ; toujours d’après Razy, le métier de Falcon est daté de 1728 à 1734 (p. 47), alors que L. Pérez, comme Charles Ballot (L’introduction du machinisme dans l’industrie française, 1923), date le premier métier de 1742. Et l’on retrouve chez ces deux auteurs l’emploi du terme de « prisme », probablement issu d’une source commune qui, pour le métier de Falcon (p. 11 et p. 48) décrit l’organe de guidage des cartons, alors que la photographie du métier montre clairement une plaque matrice en bois (p. 46).

10 Le petit format du volume et la maquette recherchée de la collection n’ont pas fait obstacle à une iconographie de qualité. Etoffes, échantillons et objets participent aux articles plus qu’ils ne les illustrent, les clichés des modèles réduits du Musée des Tissus et les plans rapprochés permettent une bonne lecture des mécanismes. Le lecteur s’interrogera peut-être sur l’utilité du plan de Lyon au XIXe siècle dans un article consacré au XVIIIe, peu lisible de surcroît (p. 11), et le spécialiste s’étonnera de voir le rapport d’échelle entre mise-en-cartes et étoffes inversé (pp. 60-61 et 64-65) : matériellement, le motif mis en carte est beaucoup plus grand que sa transposition sur l’étoffe, l’indication en légende des dimension des pièces aurait aidé à saisir cette réalité. Mais il sera réjoui par le clin d’œil de la couverture, une moire rose de 1831 qui exhibe sans complexes fils manquants et bouchons.

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AUTEUR

FLORENCE CHARPIGNY Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes

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Jean-Louis Peaucelle, Adam Smith et la division du travail, La naissance d’une idée fausse Paris, L’Harmattan, coll. « L’esprit économique », série Krisis, 271 pages., bibliogr., index

François Sigaut

RÉFÉRENCE

Jean-Louis Peaucelle, Adam Smith et la division du travail, La naissance d’une idée fausse, Paris, L’Harmattan, coll. « L’esprit économique », série Krisis, 271 p., bibliogr., index.

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1 Cet ouvrage, bien que publié dans une collection d’Économie, relève de plein droit de la Technologie. Il en relève doublement : en tant que monographie d’une ancienne industrie – la fabrication des épingles – et en tant qu’analyse d’une notion qui ressortit fondamentalement à la Technologie, la division du travail. Cette notion est ancienne, puisqu’on en trouve des prémices dès l’antiquité classique (Platon, Xénophon…). C’est cependant Adam Smith qui est le premier à employer l’expression actuelle de « division du travail » et à en faire la pièce maîtresse d’une théorie du fonctionnement économique et du progrès social. Or il appuie toute sa théorie sur un exemple presque unique, celui de la fabrication des épingles, pour laquelle il disposait de plusieurs descriptions détaillées, toutes d’origine française. J.-L. Peaucelle affirme que cette théorie est erronée, et pour le prouver, il reprend la question dans tous ses détails, en y apportant ses compétences en histoire, mais aussi dans les sciences de gestion, dont il est spécialiste. Cette abondance de détails est pour beaucoup dans l’intérêt de son livre, qu’on peut lire comme une très bonne monographie d’histoire des techniques. Elle nuit un peu à sa démonstration, certes fort convaincante, mais dont l’accumulation des détails techniques ne facilite pas l’assimilation par le lecteur.

2 Je n’insisterai pas ici sur l’aspect « monographie » du livre. L’industrie des épingles est une des mieux connues du XVIIIe siècle, ou du moins une des mieux décrites. La critique des sources que nous propose l’auteur est particulièrement intéressante, elle met en évidence un certain décalage entre les textes les plus connus et les plus utilisés (de Savary, de l’Encyclopédie, de Duhamel du Monceau notamment) et les sources vraiment originales, qui sont des manuscrits restés inédits et dont l’un au moins a disparu. C’est là une situation assez fréquente, mais qu’il était important, justement pour cela, de bien mettre en lumière. Reste la question de savoir pourquoi cette abondance de sources sur une industrie somme toute très secondaire, puisqu’elle n’intéressait que trois minuscules régions d’Europe, l’une en Angleterre, l’autre en Allemagne, la troisième dans les environs de Laigle en Normandie (celle-ci étant évidemment celle que décrivent les sources françaises) ? Il y a là un petit mystère, qui ne pourrait sans doute être résolu que par un travail aussi immense qu’ingrat : l’analyse comparée de toute la littérature industrielle de l’Europe à cette époque.

3 Cela dit, venons-en à la question qui est celle du titre, ou plutôt du sous-titre : l’erreur d’Adam Smith. En quoi consiste-t-elle ? D’où vient-elle ?

4 Une première conclusion apparaît très nettement : toutes les descriptions qu’on connaît font état d’une division du travail très poussée dans la fabrication des épingles. Cela ne veut pas dire que les ouvriers sont spécialistes chacun d’une seule et même

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opération. Mais cela veut dire qu’il y a un grand nombre d’opérations bien distinctes, qui ne sont jamais mélangées et qui ne pourraient pas l’être sans introduire un désordre rédhibitoire dans la production. Dès lors, deux cas-limites peuvent être envisagés. Dans l’un, c’est un seul ouvrier qui, travaillant seul, ferait toutes les opérations successivement. Dans l’autre, il y aurait autant d’ouvriers que d’opérations. Or ces deux cas n’existaient pas vraiment dans la réalité. Il y avait des ateliers de dimensions différentes, où donc la distribution des tâches variait quelque peu, mais dont les résultats en termes de productivité ne devaient pas être bien différents puisqu’il ne semble pas que la concurrence ait favorisé les uns plutôt que les autres. Adam Smith suppose un ouvrier unique, fabriquant ses épingles de A à Z, et dont la productivité aurait été 240 fois moindre que celle d’un atelier où tous les ouvriers auraient été spécialisés. C’est une invention pure et simple. Dans les faits, les écarts de productivité étaient de l’ordre de 1 à 2 ou 3 au maximum. L’erreur d’Adam Smith est d’avoir confondu deux choses : le découpage d’un processus en opérations, qui est une nécessité technique inéluctable, et la répartition de ces opérations entre des personnes différentes, qui est une question d’organisation. Une répartition plus poussée, entre des personnes plus nombreuses et qui vont donc se spécialiser davantage, entraîne bien des gains de productivité. Mais ces gains sont relativement modestes, ils ne peuvent pas s’écarter beaucoup d’un ordre de grandeur qui est fixé par la technique. Une répartition moins poussée peut être parfaitement rentable dans des régions rurales où les ouvriers sont d’abord des cultivateurs.

5 Pour tout le monde, Adam Smith est le père de l’Économie. Je crois que c’est une erreur. Adam Smith a été un philosophe, et c’est dans le contexte de l’histoire de la philosophie au XVIIIe siècle qu’il faut analyser ses théories. Je dirai seulement que s’il faut lui reconnaître la paternité de l’expression de « division du travail », il faut aussi constater que ce qu’il a cherché à faire de cette notion, c’est moins un instrument pour mieux comprendre le réel que l’élément d’une construction théorique susceptible de séduire ses lecteurs. Dès lors qu’on y regarde d’un peu près, en effet, on s’aperçoit que l’expression « division du travail » est polysémique. Et comme le rappelle J.-L. Peaucelle dans le dernier chapitre de son livre, ce ne sont pas les économistes « purs », mais les spécialistes de la gestion, qui ont fait progresser les idées sur ce sujet (à commencer par le célèbre Taylor). Avec cette réserve que jusqu’aujourd’hui, ces spécialistes ont toujours travaillé dans une perspective particulière, celle du patron ou de l’ingénieur soucieux presque uniquement d’accroître les performances de l’entreprise…

6 Ce dont l’auteur ne dit mot, toutefois, c’est qu’il existe une autre tradition que celle des sciences de gestion : celle de l’Anthropologie des techniques, qui a été illustrée en France par des auteurs comme Mauss, Haudricourt, Leroi-Gourhan… Le problème est que, malgré quelques tentatives sans lendemain, ces deux traditions se sont toujours ignorées, et c’est encore cette ignorance qui me semble être la grande limite du livre de J.-L. Peaucelle. C’est pourquoi je lui souhaite le plus de succès possible : plus il sera lu, plus il sera critiqué, et plus il sera incité à entrer dans une coopération également nécessaire à toutes les parties qui s’ignorent.

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AUTEURS

FRANÇOIS SIGAUT EHESS - CDHTE-Cnam

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Gabriel Galvez-behar, La République des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en France (1791-1922) Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 352 pages.

Guy Lambert

RÉFÉRENCE

Gabriel galvez-behar, La République des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en France (1791-1922), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 352 pages.

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1 Gabriel Galvez-Behar examine dans ce livre les stratégies de production, de protection et de valorisation de l’invention au filtre du brevet ; il en appréhende les usages au regard de ses réalités institutionnelles et administratives, depuis l’évolution des procédures – et de leur coût – jusqu’à la multitude des acteurs impliqués dans le système. Si le brevet d’invention a incontestablement été le mieux exploité des moyens de la propriété industrielle, il est plus souvent apparu comme une source – en histoire de l’économie et des techniques notamment – que comme un objet d’étude à part entière. Esquissé par l’histoire du droit, le changement de perspective dont témoignent aujourd’hui les recherches peut se nourrir des travaux portant sur la période moderne et des publications récentes sous la tutelle de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI). Pour autant la connaissance des pratiques des inventeurs en France au cours des deux derniers siècles restait très en retrait des études disponibles sur ces aspects pour la Grande Bretagne, les États-Unis et l’Allemagne. L’ouvrage de Gabriel Galvez-Behar vient incontestablement combler cette lacune.

2 A travers cette analyse des pratiques, l’auteur remet en cause la distinction entre inventeur et entrepreneur postulée par Schumpeter, mais plus largement il interroge la personnification de l’invention qu’encourage le système même du brevet. Ainsi, au-delà de la figure de l’inventeur individuel ou indépendant, que l’on rencontre autant dans l’idéologie des juristes que dans la mythologie des déposants eux-mêmes, véhiculée également par la littérature, se dessine bien plutôt la notion d’inventeur autonome, détenteur d’une information technique nouvelle et d’un capital, si modeste soit-il.

3 Si le cœur du propos porte sur la Troisième République et la deuxième industrialisation – période traitée dans la thèse d’où est issu le livre – l’auteur étend utilement le regardjusqu’au début du XXe siècle. En revenant tout d’abord sur les débats sous- jacents à l’institution d’une législation sur les brevets d’invention, il met en lumière le substrat idéologique sur lequel se fonde en France le droit de l’inventeur, droit naturel mais progressivement perçu comme la rémunération d’un contrat passé avec la société. Bien au-delà de la seule élaboration des lois de 1791 et de 1844, les procédures et la doctrine restent durablement marquées par cette posture jusqu’au début du XXe siècle, comme l’illustre en particulier l’attachement répété à l’absence d’examen préalable, faisant de la validité des brevets une affaire de contentieux et de jurisprudence. Les usages des déposants, liés parfois aux incertitudes quant à la protection de leurs inventions, apportent un éclairage particulier sur ce contexte. Ils permettent précisément de comprendre le rôle joué par plusieurs types d’acteurs tenant lieu de « corps intermédiaires de l’invention ». On y trouve en premier lieu les agents de

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brevets, véritables collaborateurs des inventeurs pour la recherche d’antériorités et même souvent pour la valorisation de l’invention par le biais de leurs propres réseaux. Participant tout autant à la circulation de l’information technique, les expositions et les sociétés industrielles procurent encore d’autres atouts lorsqu’il s’agit de mesurer la valeur de l’invention ou d’y apporter du crédit, en raison des distinctions qu’elles dispensent. Si ces corps intermédiaires apparaissent de fait au service des inventeurs autonomes, dont les moyens ne sont pas toujours à la hauteur du coût d’un brevet, ils font également office d’auxiliaires de l’État, en suppléant de fait les insuffisances de son action à la fois pour la publicité et l’expertise des inventions, et les incohérences de sa politique d’encouragement à l’innovation.

4 Au cours des premières décennies de la Troisième République (abordées dans la deuxième partie), le net accroissement du dépôt de brevet s’observe principalement dans les domaines touchant la fabrication des biens de consommation, dont l’évolution se manifeste d’ailleurs dans la refonte des nomenclatures techniques de classement des inventions. S’il est permis d’y voir les effets d’une démocratisation du brevet engagée auparavant, il est indéniable que ce développement tient à la part des inventeurs autonomes, qui occupent une place prééminente dans la deuxième industrialisation. En termes de représentations, cette part s’exprime de manière évidente dans une littérature technique exclusivement consacrée à la diffusion des inventions et à la valorisation de l’inventeur, émanant des associations d’inventeurs comme des agents de brevets. S’il s’agit d’un moyen par lequel ces corps intermédiaires assoient leur statut et leur aura, se dessine plus largement la réalité d’une communauté, émergeant paradoxalement de ce mode de valorisation individualiste. Dans les faits, le parcours des inventeurs autonomes n’est pas à opposer aux activités des grandes entreprises, bien au contraire. En effet, si la recherche inventive interne à ces dernières – au sein des laboratoires – a retenu l’attention, elle ne doit pas conduire à sous-estimer une autre voie, « externalisée » celle-là. Les partenariats des firmes avec des entrepreneurs d’invention, parcours spécifique d’inventeur autonome illustré par exemple par Clément Ader, témoignent au fond d’un autre rapport entre investissement dans l’innovation et limitation du risque. Pour autant, l’essor du recours au brevet d’invention au cours de ces décennies tout autant que sa mise en scène publique ne sont pas dénués de doute, pour ne pas dire de vertiges. Information pléthorique, voire invérifiable, et contrefaçons manifestent les effets pervers de cette expansion. Mais ce contexte révèle plus largement une « crise » du système de brevet français, voire sa contestation, marquée par la séduction que peuvent exercer les modèles allemand et américain ou encore l’examen préalable, pour les garanties qu’ils semblent offrir. Le déplacement du débat s’opère sur fond d’échanges internationaux, depuis les enjeux représentés par la multiplication des expositions universelles jusqu’aux congrès de la propriété industrielle organisés à cette occasion. Si les différences entre systèmes nationaux sortent finalement accentuées de ces confrontations, une forme d’entente internationale est toutefois instituée avec l’« Union de Paris », convention signée en 1883 par laquelle les droits nationaux sont également reconnus aux déposants des autres pays signataires.

5 Reconnue nécessaire à la fin du XIXe siècle, la refonte de la propriété industrielle et de ses cadres en France s’opère à la Belle Époque (évoquée dans la troisième partie). Elle témoigne d’une implication nouvelle de l’État, où réforme sociale et réforme économique sont intimement liées. Le Conservatoire national des arts et métiers se voit alors attribuer un rôle moteur dans cette institutionnalisation, avec la création d’un

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Laboratoire national d’essai et d’un Office national de la propriété industrielle. L’instauration pour ainsi dire conjointe d’un outil d’expertise et d’une administration du brevet apparaît comme un soutien à l’industrie nationale en même temps qu’aux démarches individuelles des inventeurs. Si la publication intégrale des brevets semble bien participer d’une telle dynamique, elle accentue toutefois les « filtres » entre les déposants et la reconnaissance toujours répétée d’un droit naturel. La « normalisation » des brevets qui est induite de fait par leur édition renforce à la fois le recours à ces intermédiaires que sont les agents de brevets et le contrôle de forme de l’administration. Au-delà de ces paradoxes, la valeur sociale, émancipatrice même, de l’invention technique exprimée au XIXe siècle ne cesse d’être réaffirmée, impliquant désormais scientifiques autant qu’industriels et acteurs politiques. Elle trouve même une expression renouvelée à la veille de la Première guerre mondiale, la promotion de l’activité inventive se parant désormais d’une valeur politique certaine, assimilée à l’affirmation de la puissance économique de la nation.

6 Les effets de cette politique se mesurent au cours de la Première guerre mondiale (observée dans la quatrième partie). Si la mobilisation de l’invention, placée au service de l’effort de guerre, détermine la création d’un sous-secrétariat d’État, ce dernier illustre une autre facette des rapports entre puissance publique et activité inventive, où la mise en œuvre directe se substitue ici aux mesures d’encouragement. Plus encore que précédemment, ce contexte consacre également la valeur collective de ces démarches individuelles, comme l’attestent la part des inventeurs autonomes autant que l’implication des instances scientifiques ou des entreprises. De là procède d’ailleurs l’antagonisme des modèles d’organisation de la propriété industrielle qui se dessinent à cette époque, affaire de spécialistes ou fruit d’initiatives individuelles. Mais plus largement ces expériences ouvrent la voie à l’audience désormais acquise par ces questions après le retour de la paix, échappant pour ainsi dire aux seuls juristes et inventeurs pour trouver une assise plus importante non seulement dans les milieux industriels et scientifiques mais plus largement en termes politiques et sociaux. En cela, la dynamique impulsée au début du siècle trouve une concrétisation nouvelle au cours de l’entre-deux-guerres. L’institution de l’Office national des recherches scientifiques, industrielles et des inventions en 1922, en relayant les attributions de la direction des inventions créée pendant le conflit, confirme l’engagement de l’État. Cet organisme public, chargé d’apporter son soutien aux inventeurs comme aux savants et d’en coordonner les activités, consacre une conception renouvelée de l’invention, dont le caractère collectif est désormais aussi prégnant que la contribution des inventeurs autonomes.

7 Exemplaire par le renouvellement de regard qu’il propose sur l’outil brevet, ce livre l’est tout autant par la limpidité de son propos. Fruit d’une confrontation approfondie avec les recherches historiques portant sur les institutions scientifiques et sur l’industrie, il procure les moyens de comprendre la place du brevet dans un paysage beaucoup plus large que le seul champ de la propriété industrielle. Mais l’ouvrage peut également être appréhendé sous l’angle d’une histoire culturelle, dont témoignent non seulement l’analyse fine des pratiques des différents protagonistes mais aussi l’attention portée aux représentations du brevet, aux antagonismes dont elles témoignent, ainsi qu’à leur valeur « mythologique ». Une telle analyse pourrait sans doute être transposée aux autres domaines de la propriété industrielle, dessins et modèles (dont les sources sont peut-être moins facilement accessibles) et marques. Nul

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doute qu’une telle approche contribuerait à la connaissance des variétés formelles de l’invention et de ses formes d’économie symbolique.

AUTEURS

GUY LAMBERT École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, CDHTE-Cnam

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Christine Macleod, Heroes of invention. Technology, liberalism and British identity 1750-1914 Cambridge, Cambridge university press, 2007, 458 pages.

Liliane Pérez

RÉFÉRENCE

Christine Macleod, Heroes of invention. Technology, liberalism and British identity 1750-1914, Cambridge, Cambridge university press, 2007, 458 pages.

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1 Deux courants de recherche ont contribué, ces dernières années, à redessiner l’histoire de la première révolution industrielle. D’une part, les données empiriques ont continué d’être revues au prisme d’une approche multifactorielle de la croissance, différenciée à l’échelle locale et connectée à l’échelle du monde. D’autre part, la notion de « révolution industrielle » est devenue en soi un objet d’histoire, comme mythe fondateur de l’identité nationale britannique (« Britishness ») depuis le XIXe siècle.

2 Le livre de Christine MacLeod s’inscrit dans ce deuxième registre d’analyse. Il participe des débats importants nés dans le sillage de l’étude de David Cannadine pour qui l’introduction du concept de « révolution industrielle » en Grande- Bretagne dans les années 1880 (notamment par Arnold Toynbee) était liée à une vision catastrophiste du changement économique, à mesure que le coût social de l’industrialisation était critiqué1. La conscience de l’impact de l’industrialisation sur les populations et sur l’environnement avait grandi depuis le milieu du siècle et avait contribué à acclimater l’idée, née sur le Continent en même temps que l’expression de « révolution industrielle », d’une transformation radicale de la production. À la suite de Cannadine, Gareth Stedman Jones, tout en confortant ce point de vue, a mis en valeur le rôle de la célébration Whig de l’industrie dans les années 1880 (y compris chez Toynbee), tant l'essor industriel permettait d’écarter tout changement social violent sur le mode de la Révolution française et d’effacer la mémoire du combat républicain en Grande-Bretagne2. Au pire, la « révolution industrielle » était associée aux griefs contre le progrès, montant depuis les années 1850 ; au mieux, elle venait à occuper (non sans mal) une fonction dans le récit historique britannique à la fin du XIXe siècle au sein d’une vision libérale de la croissance.

3 C. MacLeod propose une troisième voie. Dans le chapitre introductif, elle rejette vivement les arguments qui ont contribué à minimiser le poids politique et culturel de la révolution industrielle avant 1880, y compris le discours sur le « déclin industriel britannique » qui s’est déployé au XXe siècle, instillant une légende noire des inventeurs à partir du milieu du XIXe siècle. Au contraire, l’auteure explique que la célébration des inventeurs a suscité un intérêt croissant, de même que la notion de « révolution industrielle », à partir des années 1820-1830, quand un monument à la gloire de James Watt fut érigé dans Westminster (1834). Ce mouvement culmina dans le troisième quart du XIXe siècle, à la suite de l’exposition du Crystal Palace (1851). L’ère victorienne fut l’âge des inventeurs. Faisant écho à l’interprétation de l’identité nationale par Linda Colley, C. MacLeod montre que la société civile, et non les élites politiques ou le gouvernement, a forgé ce culte de l’inventeur. Dans les années 1850, un

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faisceau de facteurs a conduit à l’avènement de l’inventeur comme symbole nouveau de la « Britishness ».

4 Certains traits de ces changements dans la société et la culture couraient sur le long terme. Dans le chapitre deux, l’auteur rappelle les images complexes et souvent négatives des inventeurs depuis la Renaissance et leur reconnaissance graduelle au siècle des Lumières, à mesure que le providentialisme de l’invention est remis en cause au profit de la créativité et de l’ingéniosité humaines. Le chapitre suivant est dévolu à l’intérêt pour l’invention technique au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne. Les sites industriels prennent place dans le Grand Tour ; des savants, des hommes d’État et quelques éditeurs radicaux commencent à opposer aux gloires militaires des héros pacifiques, promouvant Newton, Brindley, Smeaton comme des « bienfaiteurs nationaux ». Si la réputation des inventeurs outre-Manche n’égale pas le culte civique développé en France à l’époque, leur renommée s’accroît et les récompenses votées par le Parlement ne sont pas seules en cause. En 1823, James Watt, et non Edward Jenner (pourtant primé par le Parlement) est glorifié et la machine à vapeur célébrée dans le premier numéro du Mechanic’s Magazine, reprenant en l’adaptant le frontispice de Francis Bacon’s pour l’Instauratio magna.

5 Les chapitres quatre et cinq présentent le rôle crucial joué par le culte de James Watt développé après sa mort (1819). La mémoire de Watt est née d’un combat politique entre les réformateurs (Whigs et Tories libéraux) et le pouvoir aristocratique et militaire, fortement consolidé après vingt ans de guerre contre la France. Lors de la réunion extraordinaire tenue à Westminster en juin 1824, présidée par Lord Liverpool (Tory libéral) et rassemblant des « hommes de science, de lettres et de commerce », une souscription est lancée pour un monument commémoratif dans l’abbaye de Westminster. William Huskisson, président du Board of Trade et avocat du libre- échange, glorifie la vapeur comme nouvelle source de domination britannique en temps de paix et d’extension de la civilisation chrétienne à travers le monde. Mais Londres n’est pas encore prêt à mener ce combat. C. MacLeod décrit le triomphe de Watt en Écosse où des monuments sont élevés à partir de 1824 (à Greenock et Glasgow), où les « intellectuels Whig », les entrepreneurs de coton et une large gamme de métiers, y compris des ouvriers qualifiés, partagent leur admiration pour Watt comme « mécanicien ». À Manchester, les manufacturiers Tory soutiennent les causes libérales, aux côtés des institutions locales et une statue est érigée en 1857. L’auteure souligne la relation entre la renommée croissante de Watt et le Reform Act de 1832 qui promeut les classes moyennes dans la vie civique. Bien que des résistances se fassent jour et que l’amiral Nelson soit encensé par les élites aristocratiques, l’apothéose de Watt inaugure la « révolution industrielle ». Le constat de C. MacLeod est crucial. À partir des années 1830, la machine à vapeur « est vue comme le principal agent historique », pour le meilleur (selon les libéraux et partisans du libre-échange) ou pour le pire : Peter Gaskell, en 1833, voit dans la vapeur une « révolution complète » aux effets dévastateurs. Avec l’apologie de la vapeur, « une nouvelle histoire de la Grande- Bretagne est ratifiée ». La notion de « révolution industrielle (à défaut du terme précis) est fermement établie durant les décennies médianes du XIXe siècle ». Une telle célébration de la technique a tendu à être oubliée quand la « révolution industrielle » est entrée dans le monde académique, à la fin du siècle, en même temps que s’affirmaient les vues pessimistes de l’industrialisation.

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6 De plus, le triomphe de Watt soulève de nouvelles questions dévolues à l’analyse du « génie inventif », décrit comme la puissance du pouvoir analogique, source de la supériorité des « grands inventeurs », alors que les radicaux, comme Thomas Hodsgkin, prétendent que l’activité inventive est un effort collectif. Si les radicaux se joignent tardivement et avec ambiguïté au culte de Watt forgé par leurs ennemis politiques, Hodgskin fournit la première dénégation au malthusianisme : non sans écho à la rhétorique providentialiste, il affirme que la croissance de la population favorise l’amélioration du niveau de vie parce que le capital de la nation, c’est « le savoir-faire des ouvriers » (comme Watt) qui, collectivement sont à l’origine de la division du travail. D’autres auteurs radicaux conjuguent l’éloge de la réussite collective et de l’effort individuel, alors que le soutien au droit de l’inventeur devient une question d’intérêt majeur dans les années 1850.

7 Avant d’en venir à cet important sujet, C. MacLeod fournit, au chapitre sept, l’étude détaillée de la fabrique du « Panthéon technique » et du processus de sélection qui a favorisé la mémoire des Stephenson et des Brunel, au contraire de Richard Arkwright, vu comme un entrepreneur, non comme un génie technicien. Au milieu du siècle, le culte des ingénieurs est promu par les associations professionnelles, par les auteurs populaires radicaux comme Samuel Smiles, par la presse, à l’échelle locale et nationale. La nouveauté spectaculaire des chemins de fer favorise un consensus qui rallie les élites aristocratiques au culte du progrès. Cette évolution dérive de trois facteurs principaux : le succès du libre-échange, la défense du système des brevets (patents) et l’implication de la classe ouvrière dans le culte rendu aux inventeurs.

8 En premier lieu intervient la défense du libre-échange et ses liens de plus en plus étroits la cause des inventions techniques, comme l’illustre le Crystal Palace. Au chapitre huit, l’auteure explique que les inventeurs deviennent des « héros de la Pax Britannica » et sont honorés comme tels par l’État. La vapeur et le télégraphe sont particulièrement prisés comme des moyens de « résolution pacifique des conflits ». Le tableau The distinguished men of science (1862) figurant sur la couverture du livre, est emblématique du succès des inventeurs, considérés comme les égaux des savants. C’est une victoire fragile ; la Guerre de Crimée revigore les héros militaires et les inventeurs perfectionnant l’armement, comme Lord Armstrong, Bessemer, Siemens, anoblis à la fin du siècle, comme tous les grands ingénieurs civils.

9 Mais, en deuxième lieu, le triomphe des inventeurs excède largement les honneurs rendus par l’État. Dans le chapitre neuf, C. MacLeod, spécialiste de l’histoire des patents, montre que la controverse sur les droits de propriété n’améliore pas seulement la situation juridique (et financière) des inventeurs mais accroît leur renommée grâce à la réforme de 1852. Bennett Woodcroft, en charge du tout nouveau Patent office, joue un rôle essentiel. Il commence à collecter et à imprimer les patents et emplit le Patent office museum, créé dans le sillage du Crystal Palace, de portraits d’inventeurs et modèles d’inventions, telle la Rocket de Stephenson. À la suite, les biographies d’inventeurs foisonnent dans les années 1860. Si les débats sont vifs à propos du système des patents, notamment car s’expriment des arguments collectivistes et déterministes forts (dont ceux de Marx) plaidant pour l’abolition des droits exclusifs, la valorisation de l’initiative personnelle (« self-help ») gagne la bataille. Les économistes, dès lors, se détournent de l’invention et du déterminisme pour se concentrer sur les impacts destructifs du machinisme. C’est aux États-Unis qu’est appelée à se développer l’économie de l’invention.

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10 La troisième composante du triomphe des inventeurs tient à leur image comme représentants de « l’aristocratie du travail ». À nouveau, l’agenda politique, le Reform Act de 1867, renforce la légitimité des inventeurs. Les « grands inventeurs » servent la cause des artisans en quête de respectabilité. Le soutien vient de Samuel Smiles qui met au défi la gloire de la « naissance noble » face au mérite (« self-improvement ») et au caractère. Les syndicats, sur leurs certificats et leurs bannières, honorent les grands inventeurs et se font les avocats de la paix et du progrès. La classe ouvrière et les instituts de génie mécanique sont les principaux artisans de la « manie » des statues (un média visuel important à l’époque). Ils revendiquent ainsi la « reconnaissance de leur propre contribution à la prospérité du pays ». La mémoire de l’invention a été un combat et dans certains cas, les ouvriers ont été les promoteurs du culte de l’inventeur, comme pour Samuel Crompton et Humphry Davy.

11 Dans les deux derniers chapitres, C. MacLeod analyse l’effacement de la gloire des inventeurs à la fin du XIXe siècle : le libre-échange ne suscite plus de débat, les patents sont à nouveau réformés en 1883 et la franchise parlementaire est acquise pour les ouvriers qualifiés depuis 1867. De plus, la renommée des inventeurs est remise en cause par celle des ingénieurs, des entrepreneurs et des savants, jouissant tous d’une identité professionnelle et d’un statut d’élite comme cela devient évident à la mort de Siemens en 1883. Le chapitre onze est consacré à la montée en puissance des ingénieurs et des entrepreneurs dans le Panthéon national. L’Institution of Civil Engineers joue un role clé depuis les débuts. C. MacLeod, après avoir étudié la statuaire des inventeurs, adopte ici un point de vue original et particulièrement pertinent en analysant les vitraux de l’abbaye de Westminster dévolus aux ingénieurs (« the railway triumvirat »). Loin de tout « déclin de l’esprit industriel », les vitraux célèbrent les succès des ingénieurs et les intègrent à l’élite de la nation. Autre figure de l’élite bourgeoise, l’entrepreneur, encensé par Joseph Schumpeter en 1912 comme le principal agent de l’innovation, détrône l’inventeur indépendant (un changement dans lequel la classe ouvrière joue aussi un rôle comme le montre l’auteure avec finesse). Alors que les inventeurs commencent à être associés à de piteux hommes d’affaires, ils sont seulement sauvés par l’histoire locale et la popularité des héros régionaux, surtout en Écosse et en Cornouaille. L’assaut final est donné par les savants qui s’opposent avec véhémence à la gloire des inventeurs et revendiquent la supériorité de la science sur la technique. Si au milieu du siècle, les inventeurs étaient considérés par la British Association comme « des hommes de science », les savants se plaignent maintenant du « déclin » de la science. Ils fustigent la négligence de la Royal Society et du gouvernement, alors que les inventeurs bénéficient des profits autorisés par les patents. À partir des années 1870, « la science appliquée » reçoit plus d’attention que l’invention. Le succès de l’image du savant-inventeur l’atteste, comme celle de Henry Perkin. L’invention technique suscite au mieux l’indifférence (comme une activité banale et automatique), au pire l’angoisse (à cause des usages militaires) ou l’antipathie à mesure que la face sombre de l’industrialisation donne corps à l’histoire de la révolution industrielle. Les inventeurs ne sont plus des héros lors de la deuxième révolution industrielle. Dans l’épilogue, l’auteure rappelle que cette évolution n’a en rien été inversée au XXe siècle, le culte du savant et la montée d’explications déterministes du changement technique ayant accentué le retrait des inventeurs indépendants.

12 Alors que certains historiens ont revu à la baisse la perception que les contemporains avaient de la révolution industrielle avant la fin du XIXe siècle ou l’ont réduite au seul

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rejet du machinisme, alors que d’autres ont vu en ceci la racine du « déclin industriel britannique », C. MacLeod établit de manière extrêmement convaincante que les Victoriens ont été pleinement conscients de leurs réalisations industrielles et qu’ils ont glorifié les inventeurs comme génies de la nation. Si le culte de l’inventeur s’efface dans les années 1880, sa mémoire a rendu possible l’écriture d’une histoire économique britannique conçue comme une « révolution industrielle » et la diffusion d’un récit positiviste de l’invention au XXe siècle. En réhabilitant la culture industrielle comme composante majeure de l’identité nationale, non seulement C. MacLeod fraie une voie pour relire et subvertir la mythologie du progrès héritée de cette période mais elle identifie le lien trop souvent oublié entre l’invention technique et l’émancipation politique. Ce livre, véritable chef d’œuvre, confirme que l’histoire des techniques est au cœur du renouvellement actuel des approches dans l’histoire intellectuelle et politique de la modernité.

NOTES

1. David Cannadine, « The past and present of the English Industrial Revolution 1880-1980”, Past and present, 103, 1984, pp. 104-131. 2. Gareth Stedman Jones, La fin de la pauvreté ? Un débat historique (2004), Paris, Édition Ère, 2007.

AUTEURS

LILIANE PÉREZ CDHTE-Cnam

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François Jarrige, Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique Paris, éditions ihmo, Collection Radicaux libres, 2009, 169 pages.

Michel Letté

RÉFÉRENCE

François Jarrige, Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique, Paris, éditions ihmo, Collection Radicaux libres, 2009, 169 pages.

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1 Lisant le titre, il se pourrait que s’esquisse un sourire commissoire, préalable au soupçon de délit de dénigrement de la technique. Elle n’est pourtant, dans ce remarquable petit livre d’histoire, ni dénoncée, ni dévalorisée pour elle-même. Loin des clichés du technophobe refusant sans discussion un progrès que l’on voudrait inéluctable, l’auteur invite au contraire à une rigoureuse et très sérieuse analyse critique, fine et lucide, aussi bien des motivations de la contestation du fait technique au travers de l’histoire, que des réactions qu’elle provoque toujours aujourd'hui.

2 Pour ce faire, il met en perspective pour les comparer ce qu’il repère comme les différentes phases de résistance à l’introduction de nouvelles machines, à la promotion de technologies ou de projets technoscientifiques, et ce depuis les temps antérieurs à l’édification de la société industrielle jusqu’à nos jours. Trois phases jalonnent ainsi cette proposition d’histoire longue du refus technique. La première, qualifiée d’ « ère du soupçon », voit se perpétrer les actions les plus violentes et l’expression du doute quant aux vertus libératrices de la machine, aux bienfaits de la mécanisation. Allant de la seconde moitié du XIXe siècle aux années 1960, la deuxième étape se caractérise, avec « l’âge de l’industrialisme », par la sacralisation du progrès technique. Les modes de la contestation se tournent vers la négociation du fait technique en société. La dernière phase, celle du « temps des catastrophes », nous aurait fait entrer dans la société du risque. Ce dernier aurait alors changé de nature et d’échelle, incitant au renouvellement des modes d’une contestation devenue croissante, considérée toutefois comme relevant de la pathologie sociale dont le traitement est assuré en grande partie par les pouvoirs publics, notamment au travers d’actions menées en faveur de l’acceptabilité sociale des nouvelles technologies ou au travers de la production des normes censées renforcer la confiance des citoyens et des consommateurs.

3 Si l’emprise des techniques fait cependant l’objet de contestations s’exprimant bien avant l’ère industrielle, c’est avec l’industrialisme triomphant que les protestations posent le plus de problèmes. Désordres populaires, révoltes, émeutes, plaintes, protestations, conflits, sabotages, bris de machines, soulèvements, actions violentes suivies de leur répression non moins violente jalonnent encore, au début du XIXe siècle, l'histoire de la mécanisation des tâches et du machinisme. Elles deviennent ensuite de moins en moins acceptables, puis quasiment impossibles pour devenir invisibles, avant de réapparaître aujourd'hui sous des formes renouvelées de résistances.

4 A partir de cas de refus de la technique en Occident, ou pris ailleurs et aux époques les plus anciennes comme les plus récentes, l’auteur rappelle d’abord que les techniques n’ont jamais été de façon aussi évidente qu’il y paraît mises au service de l’efficace et de la performance, s’imposant d’elles mêmes pour cette seule raison. D’autres fins les

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accompagnent et les justifient plus encore aux yeux de leurs promoteurs : contrôle social, concurrence internationale, développement infini des forces productives, libérer l’être humain de la rareté, de l’injustice et du malheur, maîtrise totale de la nature au service de l’émancipation de tous, prospérité. Le décryptage des conflits générés par les changements techniques révèle au contraire que rien n’est simple ni évident, que rien ne s’impose comme allant de soi. Il montre que les choix opérés impliquent des options toujours politiques et rarement négociées, que les solutions peuvent aussi s’imposer comme des problèmes. Loin d’être une manifestation d’archaïsme, la résistance et la recherche d’alternative apparaissent alors bien souvent comme l’attitude sinon la plus rationnelle, en tout cas comme la plus raisonnable. D’autres choix ont de fait été possibles et largement assumés, sans pour autant que se justifie le mythe d’une époque pré-industrielle échappant à la régression par l’avènement de systèmes techniques finalement assimilés.

5 François Jarrige examine sans concession la variété des motivations de ceux qui luttent. Il prend au sérieux ce que les individus et groupes concernés disent, part du principe qu’ils ont a priori de bonnes raisons d’agir comme ils le font, et que leur attitude répond à des ordres de la rationalité que l’on ne peut certainement pas évacuer au motif d’archaïsme ou d’ignorance menaçant l’adhésion à l’impératif de modernité. D’une part les registres légitimes de la contestation ne manquent pas : pertes d’emplois, misères, méthodes de travail aliénantes et avilissantes, remises en question de valeurs éthiques et morales, maladies et décès, privations, dépossession du travail, pertes d’indépendance, pollutions, menaces des équilibres sociaux et environnementaux, concentrations du capital, centralisations des pouvoirs. D’autre part, la technique est non seulement pensée, mais encore concrètement vécue comme un outil de contrôle et de domestication au service des puissants, un moyen d’imposer la rationalisation technique contre toutes formes d’autonomie et de participation aux prises de décisions.

6 En adoptant une vision linéaire et déterministe de l’évolution des sociétés industrielles, il serait tentant de considérer que les changements techniques devaient bien être ce qu’ils ont été puisqu’ils sont advenus. Il serait tellement plus confortable et paresseux de constater qu’ils s’accommodent finalement bien des visées les plus humanistes, et qu’en dépit des phases conflictuelles d’adaptation et du prix que doivent payer quelques inadaptés au monde hypermoderne à venir, les conditions d’existence sont globalement à terme bien meilleures pour leurs bénéficiaires. Ce serait alors interpréter la résurgence des résistances contemporaines comme totalement injustifiée, voire une menace pour la civilisation, la survie et l’avenir de la nation, bref un archaïsme depuis longtemps condamné par l’histoire. Les gestionnaires de la contestation ne s’en privent d’ailleurs pas. Face à cette accusation facile d’une attitude rétrograde ou réactionnaire frappant ceux qui auraient l’idée saugrenue de discuter le dogme du progrès inéluctable par les techniques, François Jarrige propose de sortir de la confusion. En établissant l’historicité des stratégies et des registres d’action, des justifications et des motivations des briseurs de machines comme des militants de la démocratisation des choix technologiques aujourd'hui, il déconstruit les ressorts de la disqualification et de la répression des attitudes de refus face aux changements techniques. Il démontre non seulement que le débat est loin d’être clos, mais qu’il est encore urgent de renouer avec la politisation des choix technologiques. Il invite en somme à une réappropriation des techniques pour ce qu’elles sont : des instruments, des moyens au service de fins, et donc des enjeux politiques et sociaux.

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7 Au fond, loin d’être le constat morose de techniques posant toujours plus de problèmes qu’elles n’en résolvent, François Jarrige propose au contraire, au travers de cette histoire pragmatique des résistances à la technique, des conclusions optimistes, encourage à repenser et à agir. Quittant le statut de pathologie sociale, la résistance à la technique redevient dès lors l’exigence d’une réintégration dans le champ de la politique de choix qui, sans elle, feraient advenir les techniques comme des évidences non négociables.

AUTEURS

MICHEL LETTÉ CDHTE-Cnam

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Jean-Claude Daumas dir., La mémoire de l’industrie. De l’usine au patrimoine Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté. Les Cahiers de la MSH Ledoux, 2006, 426 pages.

Michel Letté

RÉFÉRENCE

Jean-Claude Daumas dir., La mémoire de l’industrie. De l’usine au patrimoine, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté. Les Cahiers de la MSH Ledoux, 2006, 426 pages.

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1 L’ouvrage émane de la série « Intelligence territoriale », publiée dans la collection « les Cahiers de la MSH Ledoux ». L’auteur, Jean Claude Daumas, en est respectivement le responsable et le directeur. Organisateur du colloque Mémoire de l’industrie, tenu à Besançon les 25, 26 et 27 novembre 2003, il en livre ici les actes.

2 Leur lecture fera regretter d’avoir manqué les débats des plus intéressants auxquels cette rencontre a forcément donné lieu. Au total, 28 auteurs ont participé à la réalisation de ce volume auquel ont contribué non seulement des chercheurs issus des différents champs de l’histoire économique et sociale, mais encore des philosophes, des praticiens des sciences humaines et de la société, des professionnels des musées, des intervenants auprès d’entreprises et des décideurs locaux.

3 Son introduction est une solide mise au point. Synthèse problématique d’une histoire récente de l’institutionnalisation du patrimoine industriel, elle insiste surtout sur la nature des réflexions auxquelles demeurent confrontés les acteurs de la justification du devoir de mémoire et du besoin de comprendre l’empreinte industrielle de l’histoire contemporaine. Ambition que Jean Claude Daumas résume au travers de ce constat des plus lucides : « le moment semble venu d’une réflexion critique d’ensemble qui, dans une véritable visée pluridisciplinaire mobilisant à la fois historiens, ethnologues, sociologues, philosophes, conservateurs et militants […] cherche à tenir ensemble tous les fils de la question en embrassant à la fois les rapports entre mémoire(s) et patrimoine, les usages sociaux du patrimoine industriel et les approches des historiens » (pp. 11-12).

4 Exercice pleinement réussi avec cette remarquable mise en cohérence d’un ensemble foisonnant d’interventions dont l’intelligibilité globale pourrait ne pas paraître évidente au premier abord. Chaque article éclaire en effet à sa façon, mais toujours d’un regard avisé, les multiples facettes contradictoires de la question du devenir patrimonial de l’industrie, de l’entreprise et des techniques dédiées autrefois à la production : confrontations des intérêts divergents portés par des élites locales faces aux projets de mise en patrimoine ; concurrence des mémoires ; ambiguïtés des revendications mémorielles et de leurs enjeux tacites.

5 L'ouvrage pourrait bien être aussi lu comme une sorte de manifeste contre l’oubli de l'histoire de l’industrie pour elle-même, à un moment où une révision de l'histoire de l’industrialisation semble s’être imposée, notamment du fait de l’injonction à prendre en considération plus que par le passé la question aujourd'hui dite « environnementale ». On ne peut s’empêcher dès lors de lire ce livre comme le témoignage d’une crise que traverseraient l’institution et la communauté des acteurs du patrimoine industriel. Elle ne serait cependant qu’une crise de croissance, et finalement la démonstration qu’une étape est sur le point d’être franchie, qu’une

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nouvelle page d’histoire industrielle commence déjà à s’écrire. Pour le dire autrement, les textes présentés ici par Jean Claude Daumas sont une sorte d’incitation bien pertinente à renouveler et à faire exister d’autres espaces de réflexions et de réalisations dans ce domaine du patrimoine industriel, une invitation aussi à s’ouvrir vers d’autres horizons, à d’autres thématiques, approches et regards. C’est ce à quoi d’ailleurs invite également explicitement le premier et dernier texte de l’ouvrage. Le premier, Archéologie industrielle, patrimoine industriel : entre mots et notions, est signé par Louis Bergeron, l’un des fondateurs du champ patrimonial et de l’archéologie industrielle en France. La conclusion est, elle, proposée par Denis Woronoff, autre acteur éminent de la structuration et de l'animation du domaine.

6 Les autres textes que ces derniers encadrent, tous perspicaces, ne peuvent toutefois faire systématiquement l’objet d’une présentation ici, tant les analyses depuis des champs d’expériences aussi variées sont riches et appropriés, mériteraient plus qu'une ligne ou deux. J’aurais pourtant aimé m’attarder sur un choix personnel, par exemple sur celui du philosophe Robert Damien qui ose ici une question : Le patrimoine peut-il être industriel ? La proposition proudhonienne (pp. 31-47), et propose de relire Proudhon en agitateur de culture, situant l’activité et le travail industriel par rapport au paradigme biblique de la création du Père. Don de l’humanité à elle-même, l’industrie fait pour cette raison, selon Proudhon au travers de la restitution qu’en fait l’auteur, assurément patrimoine, dont l’interprétation de sens mérite assurément d’être lue. De même, mais pour des raisons tout à fait différentes, je relirais volontiers le texte de Hélène Merlin, Le patrimoine minier bassin Nord-Pas-de-Calais : un outil de dynamisation territoriale, (pp. 237-254). Chercheuse dans le domaine du développement local par la culture et le tourisme, l'auteure retrace de façon très synthétique et claire, au travers de ce cas particulier, la multiplicité des fonctions qu’une mise en patrimoine tente d’assurer localement, mais aussi la dynamique de construction des sens attribués au patrimoine, restituant dans le rendu de son travail les processus à l’œuvre toujours tendus vers des lieux à l’évidence de complexité et de contradictions.

AUTEURS

MICHEL LETTÉ CDHTE-Cnam

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Annonces

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Invitation à participer au projet international de documentation, recherche et expositions Le rôle de la glace naturelle dans l’émergence du monde moderne : la production et l´exportation de glace naturelle norvégienne et son utilisation de 1820 à 1965 environ (« Natural ice project »)

Un bateau à glace au chargement dans un fjord oriental de Norvège

Source : Norwegian maritime museum

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Ce projet a lieu dans le cadre d´une collaboration entre le Musée maritime norvégien, le Musée du telemark et le Musée Follo et en lien avec le réseau des musées nationaux norvégiens pour la culture côtière. A la fin du XIXe siècle, l´exportation de glace naturelle norvégienne vers la Grande- Bretagne et l´Europe continentale était un commerce majeur, encouragé par la consommation grandissante de glace. La glace naturelle était un moyen de réfrigération essentiel, aussi bien en Europe qu´en Amérique du Nord et ce, jusqu´au milieu du XXe siècle. Son utilisation dans les domaines alimentaire, économique et sanitaire avait des avantages considérables. Les producteurs et fournisseurs de nourriture et de boissons étaient dépendants de ce produit de base pour le refroidissement et la conservation de leurs produits. Son importation participait à la création d´un « marché du froid ». La glace était utilisée dans de nombreux secteurs d ´activités, par exemple pour la fabrication de la crème glacée et autres desserts, des boissons, ou encore en restauration. De même, son impact dans la croissance des industries de la pêche, de la bière et de la viande – notamment en matière de transport et de stockage – ne fut pas négligeable. Au XIXe siècle, la Norvège était le premier pays exportateur de glace naturelle. Vers 1900, elle en était à un million de tonnes par an, les bateaux norvégiens desservant l ´Europe du Nord, la Méditerranée et même jusqu´à l´Afrique du Nord. Le marché numéro un pour la glace norvégienne était la Grande Bretagne, les Iles britanniques représentant plus de la moitié des exportations. La Norvège était plus ou moins l ´unique fournisseur de glace naturelle de la Grande-Bretagne, avec une part de marché de plus de 99 % vers le début du XXe siècle. Malgré les progrès scientifiques permettant peu à peu la production de glace artificielle, la glace naturelle conserva une position commerciale importante jusqu´à la Première Guerre Mondiale. Le projet vise avant tout à assurer la documentation, la préservation et la communication auprès d´un large public de connaissances sur la production, l ´utilisation et l´exportation de glace naturelle en Norvège entre 1820 et 1965. On s ´intéresse notamment à l´utilisation et à l´importance de cette glace dans les pêcheries norvégiennes et sur le marché alimentaire national. Mais nous aimerions également faire des recherches et documenter la production et le transport de glace vers des marchés étrangers, parmi eux les villes côtières françaises. Qu´arrivait-il aux blocs de glace, une fois déchargés et introduits dans le port d´arrivée ? Comment étaient-ils consommés ? Comment s´organisait la distribution de la glace ? Quel rôle a joué la glace norvégienne ? Autant de questions que nous souhaiterions étudier. Nous espérons que ce projet nous permettra de préserver d´ importants vestiges de ce commerce, ainsi que de documenter et de faire connaître un chapitre passionnant de l´histoire économique et sociale des XIXe et XXe siècles. Nous sommes actuellement dans la phase 1 du projet. Il s´agit d´un travail préparatoire qui consiste avant tout à assurer la documentation et la collecte d´ouvrages de référence, de documents originaux et d´informations pertinentes. Un questionnaire a été envoyé à un certain nombre de sociétés savantes ainsi qu´aux collectivités territoriales, afin de recueillir des informations sur les vestiges tangibles de l´industrie de la glace, par exemple les barrages à glace, le matériel, les glacières, les infrastructures d´exportation ainsi que tout document d´archive. Le deuxième aspect de cette phase préparatoire consiste à identifier et contacter de potentiels partenaires internationaux, qui pourraient prendre part au projet. Nous

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cherchons en particulier à collaborer avec des musées d´Angleterre et de la côte atlantique française – ces zones qui constituaient le marché principal de la glace naturelle norvégienne. Nous souhaitons aussi retracer l’itinéraire de la glace après le débarquement des blocs par les navires norvégiens dans les ports étrangers, examiner ce que furent son utilisation et son impact économique et culturel. Le groupe de travail sur le projet a organisé début novembre 2009 un atelier à Oslo, rassemblant environ trente 30 chercheurs et représentants de musées pour échanger des informations et des points de vue. Il s’agissait de jeter les bases d’une coopération plus ample et d’une préparation à une demande collective de financement pour un projet d’envergure intéressant les différents aspects du secteur de la glace naturelle. Les participants venaient de Norvège, du Royaume-Uni, de Belgique, de France, d’Allemagne, des États-Unis et du Canada. Le projet est encore ouvert à de nouveaux partenaires potentiels. N´hésitez pas à nous contacter si vous êtes intéressé(e) ou bien si vous avez des informations intéressantes sur le sujet. Vous pouvez nous contacter aux adresses suivantes : Ola Teige : [email protected] et Per Norseng : [email protected]. Le « Natural Ice Project » Musée Maritime Norvégien Bygdøynesveien 37 N-0286

Oslo Norvège

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Ruche

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